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PRÉSENTATION

 
 
 
D’Absolu à Volonté, cette Encyclopédie
philosophique a pour ambition d’exposer de la
manière la plus claire possible les grandes pensées de
la philosophie. Chacun de ses 189 chapitres est
comme un résumé des questions et réponses
concernant soit un concept comme la liberté ou la
justice, soit un thème comme l’amour ou le sport.
Ainsi cette Encyclopédie, unique en son genre, et
dont on peut prendre la mesure avec le sommaire et
l’index, constitue-t-elle une manière de trésor de la
pensée universelle.
 
Professeur émérite de philosophie, Christian Godin est l’auteur d’une
cinquantaine d’ouvrages dont La Totalité en sept volumes (Champ Vallon,
1997-2003), un Dictionnaire de philosophie (Fayard/Éditions du temps,
2004) et La Philosophie pour les Nuls (First Éditions, 2006). Il est
également l’auteur de plusieurs essais sur le monde contemporain (La Fin
de l’humanité, Champ Vallon, 2003, La Haine de la nature, Champ Vallon,
2012, Le Soupir de la créature accablée. La religion aujourd’hui, Mimésis,
2015, La Démoralisation, Champ Vallon, 2015).
 
Du même auteur
 
aux Éditions Champ Vallon
la totalité

Prologue. Pour une philosophie de la totalité


(préface de François Dagognet), 1997.
Volume 1. De l’imaginaire au symbolique, 1998.
Volume 2. Les Pensées totalisantes, 1998.
Volume 3. La Philosophie, 2000.
Volume 4. La Totalité réalisée : Les Arts et la Littérature, 1997.
Volume 5. La Totalité réalisée : Les Sciences, 2002.
Volume 6. La Totalité réalisée : L’Histoire, 2003.
 
La Fin de l’humanité, 2003.
Le Triomphe de la volonté, 2007.
La Haine de la nature, 2012.
 
*
 
Court traité de philosophie, Ellipses, 1996.
Le Cours de philosophie, Éditions du temps, 1998.
Au fil de la philosophie, Éditions du temps, 1999.
Faut-il réhabiliter l’utopie ? Éditions Pleins Feux, 2000.
Négationnisme et totalitarisme, Éditions Pleins Feux, 2000.
La Nature, Éditions du temps, 2000.
La Justice, Éditions du temps, 2001.
Au bazar du vivant (dialogue avec Jacques Testart), Seuil, 2001.
Nul n’est méchant volontairement, Pleins Feux, 2002.
Dictionnaire de philosophie, Fayard/Éditions du temps, 2004.
Le Nouveau cours de philosophie, Éditions du temps, 2004.
Édifier. L’architecture et le lieu (avec Laure Mühlethaler), Verdier, 2005.
La Philosophie pour les Nuls, First Éditions, 2006 ; deuxième édition
augmentée, 2007 ; traduction allemande Die Geschichte der Philosophie
für Dummies, Wiley, 2007.
Dictionnaire de culture générale. Idées contemporaines, Ellipses, 2006.
La Guerre, Éditions du temps, 2006.
Petit lexique de la bêtise actuelle. Exégèse des lieux communs
d’aujourd’hui, Éditions du temps, 2007.
Le Comptoir philosophique. 123 notions pour mieux comprendre le monde
contemporain, First Éditions, 2007.
Le Bac Philosophie pour les Nuls, First Éditions, 2007.
Croyance et superstition, Éditions Cécile Defaut, 2007.
Dictionnaire de philo pour les terminales, Fayard/Éditions du temps, 2007.
Références Culture générale, Ellipses, 2007.
L’Homme, le Bien, le Mal (dialogue avec Axel Kahn), Stock, 2008.
Le Racisme, Éditions du temps, 2008.
Le Pain et les miettes, Klincksieck, 2010.
Vivre ensemble. Éloge de la différence (dialogue avec Malek Chebel), First
Éditions, 2011.
L’engagement. La ville, Ellipses, 2013.
La santé. Les inégalités, Ellipses, 2014.
 
© 2018, Éditions Champ Vallon, 01350 Ceyérieu.

ISBN 979-10-267-0805-6

Christian Godin
 
 
 
 
ENCYCLOPÉDIE
CONCEPTUELLE
ET THÉMATIQUE
DE LA PHILOSOPHIE
 
 
 
 
Champ Vallon
Cet ouvrage est dédicacé à ma fille Agnès, sa première lectrice, correctrice
avisée, ainsi qu’à Philippe Petit, mon deuxième lecteur et l’un de mes tout
premiers amicaux et pertinents soutiens.
Présentation
 
 
 
On rédige les ouvrages qu’on aurait aimé avoir lus. Ce projet
d’encyclopédie philosophique est né et s’est nourri tout d’abord d’un
constat d’absence : il n’existe sur le marché disponible en France, et
probablement dans le monde, aucun ouvrage de synthèse nous permettant
de prendre de manière synthétique la mesure de l’ampleur du monde des
concepts et des idées philosophiques. Certes, nombre d’ouvrages sont
actuellement proposés aux bonnes volontés mais leur caractère technique
(comme le Vocabulaire européen des philosophies1.) ou partiel (les
dictionnaires qui traitent d’une « partie » de la philosophie comme la
philosophie politique ou l’éthique), ou encore disparate (comme la
gigantesque entreprise de l’Encyclopédie philosophique universelle en
quatre volumes des Presses Universitaires de France, de plus de 8000
pages2., qui a mobilisé des centaines de collaborateurs sous la direction
d’André Jacob) rend leur maniement difficile pour un public élargi aux non-
spécialistes. L’Encyclopédie philosophique universelle comprend un
dictionnaire et des articles thématiques mais les textes, presque tous écrits
par des universitaires, sont des monographies et s’ignorent les uns les
autres. Or une accumulation de points de vue, même précis et informés, ne
saurait constituer ni une unité ni une totalité, les deux objectifs qu’une
encyclopédie devrait s’efforcer d’atteindre. Quant à l’Encyclopédie de la
philosophie du Livre de Poche3., réalisée à partir de l’encyclopédie
italienne Garzanti, beaucoup plus modeste (1800 pages, 2500 entrées), elle
ne manque pas d’être incomplète, par force, même si elle présente
l’avantage de mêler articles consacrés à des concepts et articles consacrés à
des auteurs. Deux facteurs expliquent cette absence et d’unité et de totalité
dans les encyclopédies philosophiques actuellement disponibles en France :
l’esprit de spécialité et la crainte du dogmatisme.
Quant à Wikipédia, l’encyclopédie en ligne qui est parvenue à supprimer
les encyclopédies de papier, elle semble, par son caractère anarchique,
prendre acte du fait de l’impossibilité même du genre encyclopédique. En
effet, s’il y a quelque chose que Wikipédia ignore, fait plus même
qu’ignorer, rejette, c’est ce que Descartes appelait l’ordre des raisons.
Wikipédia est un agrégat sans concepts constitué de manière totalement
empirique — la contingence de ses choix allant jusqu’à l’arbitraire. Non
que Wikipédia ne contienne nombre d’informations. Pour ce qui concerne
l’information, « l’encyclopédie » en ligne est, au contraire, indépassable, et
c’est pourquoi elle peut donner l’impression de représenter à elle seule une
bibliothèque. Seulement, la connaissance ou, plus modestement, le savoir
philosophique n’existe pas si l’information n’est pas surmontée par la
pensée. Certes, il ne saurait y avoir connaissance sans information, mais
l’information pour la philosophie n’est qu’un moyen, jamais une fin en soi.
En soi, en effet, une information est entièrement dépourvue de sens.
Il n’y a pas de connaissance sans hiérarchie des matières, des disciplines et
des idées. Notre époque démocratique abhorre les hiérarchies républicaines
car elles contreviennent au principe d’égalité et n’aident pas le commerce.
C’est pourquoi, justement, elle est l’époque de l’information. L’information
cultive la singularité, toujours plus séduisante que la généralité (confondue
avec la banalité) et préfère systématiquement l’exception à la règle. On
comprend, dans ces conditions, que la philosophie ne s’y retrouve pas —
dans les deux sens que l’on pourra donner à l’expression.
L’esprit de spécialité et le rejet du dogmatisme — fût-ce à des fins
propédeutiques — sont, avons-nous dit, les deux obstacles qui empêchent le
projet encyclopédique de réaliser ses deux objectifs d’unité et de
totalisation. Le travail intellectuel, tel qu’il se réalise aujourd’hui, est
désormais émietté en une multitude de disciplines et de sous-disciplines qui
non seulement ne communiquent pas entre elles mais s’ignorent
(lorsqu’elles ne se méprisent pas !). Chaque spécialiste a sa niche (il existe
une écologie des idées). Ainsi la pensée peut-elle se donner l’illusion d’être
scientifique. D’où la prolifération des monographies. Ainsi, croit-on, se
trouve conjuré le double danger du dogmatisme tyrannique du cours
scolaire et de l’illusion de la complétude encyclopédique. Certes, les raisons
des censeurs sont loin d’être infondées. N’y a-t-il pas une radicale
incompatibilité de nature entre le libre exercice de la pensée et la trace
dogmatique, figée, morte de cette pensée dans un livre ? Le procès n’est pas
récent — il remonte à Platon, c’est dire si ses lettres de noblesse sont
glorieuses. Quant à la spécialité, si elle est dans le domaine scientifique et
technique pleinement justifiée, parce que nécessaire et féconde, elle
représente dans celui de la pensée philosophique beaucoup plus une prison
qu’un laboratoire.
Chose devenue presque inaperçue, la philosophie a derrière elle une
longue tradition encyclopédique. Sa tâche, depuis ses origines grecques et
indiennes, ne fut-elle pas d’élaborer le plus de sens possible à partir des
champs de la pensée et de la réalité dont aucun ne lui est a priori étranger ?
Et pour ce faire, il lui a fallu enquêter partout, animée qu’elle était d’une
inlassable curiosité. Évoquant ses années d’apprentissage, Descartes,
pourtant prévenu contre le fatras éclectique de l’érudition, écrit dans la
première partie du Discours de la méthode qu’il employa la seconde partie
de sa jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des
gens de divers caractères et conditions, à recueillir différentes expériences,
à s’éprouver lui-même dans les rencontres que le hasard lui proposait, et à
faire partout telle réflexion sur les choses qui se présentaient pour qu’il pût
en tirer quelque profit. Et Descartes d’ajouter qu’il lui semblait qu’il
pourrait rencontrer plus de vérité dans les raisonnements que chacun faisait
concernant les affaires qui lui importent que dans ce que fait un homme de
lettres dans son cabinet de travail, touchant des spéculations qui ne
produisent aucun effet de réalité, et qui n’auront d’autre importance que
celle que sa vanité, alimentée par la conviction d’être bien éloigné du sens
commun, lui aura donnée. C’est dans le même chapitre que Descartes parle
du « grand livre du monde » : la pensée ne peut s’alimenter, comme le corps
du reste, que de ce qui n’est pas elle. Or la philosophie, discipline réflexive
par excellence — aucune en effet ne peut comme elle connaître l’avantage
de ne pas sortir d’elle-même lorsqu’elle se pense elle-même —, est
constamment tentée d’oublier le monde au profit de la contemplation de soi.
À l’opposé de cette dérive, nous croyons, comme Descartes, que la pensée
s’appuie bien plus sur ce que l’on pourrait appeler le sens du monde que sur
le sens des idées. C’est dans un esprit somme toute assez voisin que Hegel
parlait à propos de sa lecture quotidienne du journal de « prière réaliste du
matin »4.. La lecture des journaux est, pour l’honnête homme qui ne se
contente pas d’être « informé » mais veut réfléchir, au moins aussi
importante que celle des philosophes, et, pour bon nombre de notions et de
thèmes, plus importante même. Un exemple presque pris au hasard : les
philosophes, qu’ils soient anciens ou contemporains, ont très peu parlé du
crime — certains n’y font même jamais allusion. Lorsque l’on songe à
l’importance que ce phénomène représente pour nous, pour notre
conception de la nature humaine et dans notre imaginaire, on ne peut pas ne
pas penser à une anomalie. Comment des ouvriers de l’intelligence, dont
l’objectif avoué ou implicite était de réfléchir sur le réel dans sa totalité ont-
ils pu négliger un fait aussi massif ? Et encore n’évoquons-nous ici que les
penseurs qui ont manqué la totalité inconsciemment. Le diagnostic vaut
bien davantage pour tous ceux, et ils sont la majorité dans le monde
philosophique contemporain, qui pour des raisons diverses ont
explicitement tourné le dos à l’horizon de la connaissance totale.
Cette Encyclopédie que nous proposons renoue avec la tradition et elle a
conscience qu’à l’âge d’Internet, elle pourrait être la dernière. Mais les
pages de papier gardent sur les pages d’écran l’inappréciable avantage de ne
pas remplacer l’espace (maîtrisable) par du temps (moins maîtrisable ou pas
maîtrisable du tout). Internet est une banque de données désormais sans
égale. Mais il ne se consulte pas, il se feuillette encore moins, sa logique est
celle du coq-à-l’âne.
Le plan de réalité auquel les 195 articles de cette Encyclopédie
conceptuelle et thématique de la philosophie renvoient varie grandement.
Certains articles traitent de champs de réalité que l’on n’a pas tellement
l’habitude de rencontrer dans des ouvrages de philosophie scolaire et
universitaire : l’enfant, la femme, la maladie, le théâtre… Même si les
domaines concernés impliquent de grandes questions religieuses,
philosophiques, ou scientifiques, ils désignent d’abord des plages de réel
aisément repérables. Figurent en second lieu dans cette Encyclopédie les
notions qui constituent comme le patrimoine de l’opinion commune, et qui,
parce qu’elles renvoient à la réalité immédiate, peuvent être, et même
doivent être l’objet d’une analyse philosophique : ainsi le comique, l’image,
le jeu, le risque. Il y a enfin les concepts qui signalent immédiatement leur
nature philosophique, comme l’absolu, la contradiction, l’infini, la
représentation, et dont les références sont avant tout, mais pas
exclusivement, philosophiques. Autant dire que cette encyclopédie est
philosophique à double titre : parce qu’elle intègre synthétiquement les
concepts les plus importants de l’histoire propre de la philosophie, et aussi
parce qu’elle accorde une place importante à la culture universelle qui, à
côté du monde matériel, et parfois face à lui, a fourni aux spéculations des
philosophes le matériau indispensable dont ils se sont nourris.
Des notions et concepts qui figurent dans les chapitres de cette
encyclopédie, on pourrait dire ce que saint Augustin disait du temps : tant
que l’on nous ne demande pas ce que c’est, nous croyons le savoir, mais dès
qu’on nous le demande, nous ne le savons plus. Définir, écrivait Samuel
Butler, c’est entourer d’un mur de mots un terrain vague d’idées.
Seulement, et contre l’air souvent entonné dans notre temps,
l’indéfinissable n’a pas été notre refuge. Certes, on ne définit pas la justice
comment on définit le tabouret, mais de même que le hasard nous paraît
exclure les causes dans la mesure même où il en comprend un trop grand
nombre pour notre entendement, l’indéfinissable ne nous semble tel que
parce qu’avec la très grande majorité des notions convoquées nous
disposons d’une pluralité de définitions au lieu d’une seule. Il n’est rien qui
dans ces volumes n’ait été matière à controverses. La philosophie n’est pas
un ensemble de solutions nécessaires, mais un agrégat de réponses
possibles, et avant même d’être un ensemble de réponses, elle est un
ensemble de questions.
Néanmoins cela ne signifie pas que tout doive rester à l’état de flottaison
spéculative. Une absence de solution peut être la réponse — cette réponse
dont l’antique sagesse juive disait qu’elle est le malheur de la question.
Une encyclopédie contemporaine a ceci de particulier qu’elle ne peut être
ni dogmatique (par l’imposition d’une ligne de pensée) ni sceptique (par la
suggestion de l’idée que toute ligne de pensée est intenable). Une certaine
mode paresseuse nous a tellement habitués à la fuite infinie du sens, à la
nécessaire opacité des textes et à l’incertitude de tout arrêt interprétatif
qu’on finirait par oublier que les grands livres de la pensée ne sont pas
seulement des énigmes à déchiffrer mais aussi des réponses proposées. Les
philosophes sont des œdipes avant d’être des sphinx.
On connaît le mot de Kant au début de sa Logique, répété à l’envi et même
passé en dogme : « Il n’y a pas de philosophie qu’on puisse apprendre, on
peut seulement apprendre à philosopher ». Beaucoup s’en sont servi pour
évacuer le savoir de l’activité philosophique — un peu comme si Kant avait
dit : « Il n’y a rien à apprendre en philosophie, on ne peut qu’apprendre à
philosopher ». Inutile de préciser qu’une telle interprétation ne manque pas
d’être désastreuse pour la philosophie. Car s’il est bien un savoir qui ne
pense pas (c’est celui de l’érudition vide), il n’y a en revanche pas de
pensée sans savoir. Si nous disons, à l’inverse de Kant, que l’on n’apprend
pas à philosopher mais seulement la philosophie, ce n’est pas pour céder à
la tentation de l’esprit de contradiction, mais pour proposer une thèse selon
nous mieux assurée : on n’apprend en effet pas plus à philosopher qu’on
apprend à marcher ou à parler5.. C’est bien la philosophie qu’on apprend,
c’est-à-dire ses manières de poser des questions, de prendre parti, de donner
les arguments, d’anticiper les objections, de construire un monde.
D’ailleurs, notre mot de « notion » vient du latin notio qui signifie
connaissance. Savoir à quoi penser est la meilleure façon de savoir ce que
l’on peut penser.
Hegel disait déjà, il y a deux siècles, contre une certaine manière alanguie
de penser la pensée : « La démarche mise en œuvre dans la familiarisation
avec une philosophie riche en contenu n’est bien aucune autre que
l’apprentissage. La philosophie doit nécessairement être enseignée et
apprise, aussi bien que toute autre science. Le malheureux prurit qui incite à
éduquer en vue de l’acte de penser par soi-même et de produire en propre, a
rejeté dans l’ombre cette vérité ; comme si, quand j’apprends ce que c’est
que la substance, la cause, ou quoi que ce soit, je ne pensais pas moi-même,
comme si je ne produisais pas moi-même ces déterminations dans ma
pensée, et comme si elles étaient jetées en celle-ci comme des pierres,
comme si, encore, lorsque je discerne leur vérité, les preuves de leurs
relations synthétiques, ou leur passage dialectique les unes dans les autres,
je n’acquérais pas moi-même ce discernement, je ne me persuadais pas
moi-même de ces vérités, comme si, une fois que je connais bien le
théorème de Pythagore et sa preuve, je ne savais pas moi-même cette
proposition et ne prouvais pas moi-même sa vérité ! Autant l’étude
philosophique est en et pour soi une activité personnelle, tout autant est-elle
un apprentissage — l’apprentissage d’une science déjà existante, formée.
Cette science est un trésor renfermant un contenu acquis, tout élaboré,
façonné ; ce bien héréditaire existant doit être acquis par l’individu, c’est-à-
dire appris. Le maître le possède, il le pense d’abord, les élèves le pensent
ensuite »6.. Au mot de « science » près (nous ne pouvons plus
raisonnablement croire que la philosophie soit une « science », elle est en
revanche une connaissance7.), nous n’avons rien à redire à ce texte, même
pas au terme d’élève, car s’il est une chose que la philosophie, entre autres,
nous apprend, c’est à rester des élèves toute notre vie.
La philosophie n’est ni science ni art : le sens est son domaine spécifique.
La notion est son unité élémentaire comme le mot est l’unité élémentaire du
langage. La notion n’a pas la rigueur scientifique du concept mais elle
gagne en richesse ce qu’elle perd en certitude. Derrière chacune d’elles —
la nature, l’imagination, la tolérance — il y a bien des univers à explorer.
Mais ces mondes ne sont séparés ni de notre monde quotidien ni les uns des
autres. Tout en évitant de tomber dans le système contraignant et arbitraire
de l’unité parfaite — il doit pouvoir y avoir dans l’univers de la pensée des
îlots de sens ou des isthmes ténus — nous avons pensé les chapitres en
réseau à la fois malgré leur ordre alphabétique et à cause de lui. Les
musiciens classiques apprennent la musique en étudiant l’harmonie et le
contrepoint auprès de leurs maîtres. Une encyclopédie philosophique est
une leçon d’harmonie et de contrepoint. Elle apprend à associer les
concepts entre eux, horizontalement à l’intérieur d’un même article, et
verticalement d’un article à l’autre.
Une encyclopédie philosophique est-elle pour autant un ouvrage
philosophique ? Ni œuvre ni reproduction, elle n’est en un sens pas plus de
la philosophie que le solfège n’est de la musique. Mais aucun musicien
n’est né dans la symphonie, il y est arrivé par les gammes ; semblablement,
aucun philosophe ne naît dans la philosophie, il y arrive par le langage
courant. Il ne peut, en effet, y avoir dans la pensée de commencement
absolu, le langage est toujours déjà là avec ses divisions et ses
regroupements. Le langage ordinaire a donc été notre premier guide. La
façon dont une notion est comprise dans l’usage quotidien est au moins
aussi importante que la façon dont elle a été pensée par les grandes
philosophies du passé. À cet égard, il ne saurait y avoir de « bon » ou de «
mauvais » usage : il y a un usage qu’il nous faut comprendre et analyser. Il
serait vain, pour prendre un exemple actuel, de déplorer l’expression d’«
images virtuelles » pour désigner un certain type d’images sous prétexte
que le virtuel se définit par opposition au présent réalisé : il y a là un fait de
langage déjà établi qu’il faut prendre en compte et analyser. Par définition
et par nature, si l’on peut dire, la langue commune ne saurait commettre
d’erreur.
Avec une encyclopédie, la pensée s’expose dans les deux sens du mot. Elle
se manifeste et elle livre sa vulnérabilité aux critiques. Le choix des notions
et des thèmes retenus ne peut être évidemment justifié dans le détail ; il
faudrait pour cela procéder à une déduction transcendantale à la manière
kantienne et montrer que telle problématique constitue effectivement un
noyau de condensation de sens pour la pensée. La catégorie de l’important,
si essentielle à la pensée, ne peut être qu’intuitive, et elle est la grande
inconnue des médias massifs actuels. Le pari théorique que nous nous
sommes efforcé de gagner en rédigeant cette encyclopédie est que les
problèmes importants de et pour la pensée y figurent. On peut être complet
sans être exhaustif.
Cela dit, une encyclopédie, comme une philosophie, et donc une
encyclopédie de philosophie ne peut considérer la langue par laquelle elle
s’énonce comme un milieu et un moyen neutres, parfaitement transparents,
sans inertie. Même si l’universalité de la culture humaine est présente dans
cette entreprise, qui fait une part belle aux philosophies non occidentales et
l’histoire globale du monde, ce travail n’en reste pas moins lié à et
dépendant de langue française, avec toutes les limitations que cela suppose.
Ce sont des livres français, des traductions françaises, qui ont été utilisés
ici, ce sont eux qui servent de références. Il est certain qu’une traduction de
cette Encyclopédie ne constituerait pas une tâche moins ample ni moins
difficile que sa rédaction.
Une question spécifique se pose à propos de la traduction des concepts
étrangers en français. En toute rigueur, le noûs d’Anaxagore ou de Plotin et
le Geist de Hegel ne devraient pas être évoqués dans les chapitres sur
l’intelligence et sur l’esprit (car c’est en ces termes que noûs et Geist ont été
respectivement traduits), mais traités dans des chapitres séparés. C’est la
nécessité pratique de regrouper en articles synthétiques les grandes notions
qui fait ainsi voisiner des traductions de pensée étrangères les unes aux
autres, ce qui ne va évidemment pas sans quelque forçage. Nous croyons
seulement avec ces 195 chapitres être au plus près de l’idéale complétude.
À ceux qui s’étonneraient qu’une entreprise d’une telle ampleur et d’une
telle ambition ait pu être conduite par un auteur unique, nous pouvons
répondre qu’elle est aussi le résultat d’une vie entière de lecture, d’écriture
et de réflexion, sans oublier les voyages et les rencontres. Certaines
analyses et citations figurant dans cet ouvrage ont été notées il y a plus de
quarante ans. Les Éditions du temps (aujourd’hui disparues) ont publié en
1998 un Cours de philosophie contenant 16 chapitres et, en 2004, un
Nouveau cours de philosophie avec deux chapitres supplémentaires. On
retrouvera ces chapitres avec quelques ajouts et modifications dans cette
Encyclopédie. Les autres chapitres, soit les neuf dixièmes de l’ensemble,
ont été constitués au fil des ans par des lectures et des méditations ainsi que
par les cours que j’ai pu donner, dans divers lycées tout d’abord, puis à
l’université.
La composition d’un ouvrage collectif faisant appel aux compétences
d’une multitude de spécialistes ne peut manquer, nous y avons déjà fait
allusion, d’être empirique et arbitraire. Les redites et chevauchements sont
nombreux d’un article à l’autre, et les oublis sont inévitables. L’avantage
qu’apporte un auteur unique dans une entreprise de ce genre, outre l’unité
du style, est une plus grande cohérence dans l’organisation de l’ensemble.
Certes, tout n’est pas égal dans ce travail, bien des passages sembleront
faibles ou (forcément) trop rapides aux lecteurs les mieux avertis sur telle
question particulière, du moins nous sommes-nous efforcé de concilier le
maximum de probité intellectuelle avec le souci d’exhaustivité. Un ouvrage
propédeutique est tenu à un devoir de réserve. Il ne peut choisir entre les
différentes doctrines et interprétations, mais se doit de les exposer toutes. Il
délivre non ce qu’il faut penser mais ce à quoi on peut penser sur tel sujet.
C’est pour éviter les répétitions qui auraient d’abord alourdi un travail déjà
obèse que nous avons usé d’un système de renvois pour certains chapitres
d’article, surtout lorsque ceux-ci sont le contenu d’un article séparé. Ainsi
la question de l’égalité entre-t-elle nécessairement dans l’article consacré à
la justice mais comme celui-ci est déjà abondant, nous avons pris le parti de
renvoyer le lecteur à l’article séparé concernant l’égalité. De même, il était
inutile de répéter, dans l’article sur l’art, des informations et des idées
relatives à la beauté, ou dans l’article sur le pouvoir des analyses sur
l’autorité (« La beauté » et « Le pouvoir » constituant deux des articles de
cette Encyclopédie).
Nous avons fait état au début de cette présentation de l’absence sans
laquelle une présence n’est même plus possible. Un peu partout, dans les
cafés-philo et les séminaires d’entreprises, dans les universités du troisième
âge et les instituts du temps libre, un public grandissant de curieux et de
personnes intéressées aimeraient prendre rapidement connaissance, mais
sans que cette rapidité soit payée au prix de la vérité et de la clarté, de ce
qui a pu se dire et se penser d’essentiel sur tel ou tel sujet. C’est aussi à ce
public informel — qu’on reconnaisse dans cet adjectif moins le chaos que
la liberté — que j’ai pensé en écrivant cette Encyclopédie. Quelles ont été
les différentes conceptions de l’âme et les philosophies qui les ont
soutenues ? Comment les philosophes ont-ils pensé l’expérience ou le
hasard ? Qu’est-ce, au juste, que la laïcité, et pourquoi est-elle devenue à ce
point importante ? C’est à ces questions, entre des milliers d’autres, que
s’efforce de répondre cette Encyclopédie.
Quelques mots sur la forme pour finir. Chaque article est divisé en un
certain nombre de sections et de sous-sections qui en rendront le parcours
de lecture plus aisé. Le lecteur trouvera à la table des matières les titres de
ces différentes subdivisions et pourra de cette manière se rapporter à la
question qui l’intéresse sans avoir à prendre connaissance de l’article tout
entier. Ainsi dans l’article sur le langage un chapitre est-il consacré à
l’inexprimable et au silence — lesquels auraient assurément mérité de
constituer la matière d’articles séparés si cette encyclopédie en avait
contenu dix fois plus. L’index en fin d’ouvrage permettra au lecteur de se
reporter soit à l’article soit à la section de l’article traitant du thème
recherché.
Pour ce qui concerne l’ordre de présentation, les articles sont organisés
parfois selon un ordre globalement chronologique — qui retrace par
conséquent l’histoire des conceptions sur le sujet — mais le plus souvent
selon un ordre analytique (l’ordre logique de la pensée philosophique),
chaque partie traitant un aperçu ou une dimension de la notion ou du thème.
On ne trouvera donc pas de progression dialectique dans la succession des
chapitres, pas de vérité délivrée en conclusion comme un trésor. Cela dit,
nombre d’articles se terminent par la pensée d’une fin possible du concept
ou du thème analysé, pour répondre à un trait fort de notre modernité : tout
un pan de notre réel (qu’il appartienne à la nature ou à la culture) est en
effet en train de disparaître à notre époque, qui est profondément
révolutionnaire, et la philosophie se doit de penser cela aussi.
Cette Encyclopédie est, répétons-le, une encyclopédie de notions et de
thèmes, autrement dit, on n’y trouvera pas, à la différence de certaines
encyclopédies comme l’Encyclopédie de la philosophie du Livre de Poche,
des entrées spécifiquement consacrées aux philosophes ou aux
philosophies. Cela étant, c’est bien à partir d’eux que les différents
problèmes ont été analysés. L’index mentionne les passages principaux où
est développée la pensée des philosophes sur telle ou telle problématique.
Pour ce qui est du style d’écriture, nous avons privilégié la clarté, parfois
jusqu’au risque de la simplification. La clarté est un devoir dès lors que le
philosophe ne craint plus la censure et ne désire plus parler à la manière des
prophètes, surtout si son travail a une finalité didactique et qu’il s’adresse à
un public plus large que celui des spécialistes. Nous avons cependant
conscience qu’il restera des zones d’obscurité pour le lecteur qui ignorera
telle référence, ou ne saura pas interpréter telle allusion. Nous avons tâché
de supprimer le plus grand nombre possible de ces passages crépusculaires
mais l’ampleur des questions posées et la nécessité d’être bref relancent
parfois la difficulté. Que le lecteur y trouve davantage un stimulant pour
une recherche personnelle qu’un motif de découragement. De même qu’une
carte n’est pas le voyage mais ce qui permet de s’y orienter, cette
encyclopédie n’est pas la pensée même mais un ensemble de signes pour y
cheminer personnellement.
Pour ce qui concerne le choix des éditions des auteurs cités, nous avons
privilégié la commodité d’accès des publications en langue française. Les
éditions des œuvres complètes ont été privilégiées : Platon (deux volumes),
Descartes (un volume), Pascal (deux volumes), Kant (trois volumes) en
Bibliothèque de la Pléiade, Nietzsche chez Gallimard ou dans la collection
Bouquins etc. Les références données sont suffisamment précises
(indication des livres, chapitres, paragraphes etc.) pour que les détenteurs
d’une édition autre que celle mentionnée puissent aisément s’y retrouver8..
Chaque article se termine par une liste de renvois et par quelques
indications bibliographiques. Nous avons évité les trop longues
bibliographies qui contentent ceux qui les donnent plus qu’elles n’aident
ceux qui les lisent (seuls sont mentionnés les textes aisément disponibles en
français, ceux qui sur la notion et le thème traité nous ont semblé les plus
importants). Les oublis sont inévitables dans des choix aussi restrictifs,
mais mieux vaut en la matière guider plutôt qu’étourdir. Chaque article se
termine également par des indications de renvois à d’autres articles de
l’Encyclopédie. Tous les thèmes et notions traités sont reliés à d’autres et
font sens avec eux. Ainsi ce monument de la pensée humaine, dont nous
n’avons été que l’indicateur, a-t-il été conçu pour être ouvert à toutes les
visites.
 
 
*
**
 
Les 195 articles
 
 
L’absolu. L’abstraction. L’activité. L’affectivité. L’aliénation. L’âme.
L’amitié. L’amour. L’analogie. L’analyse. L’animal. L’argent. L’art.
L’autorité. Autrui. La beauté. Le besoin. Le bien. Le bonheur. Le
capitalisme. La catastrophe. La causalité. Le changement. La civilisation.
Le comique. La communication. Le comportement. Le concept. La
connaissance. La conscience. La continuité. La contradiction. Le corps. La
corruption. La création. Le crime. La croyance. La culture. La définition. La
démocratie. La démonstration. Le désir. Le déterminisme. Le devoir. La
dialectique. Le dialogue. La dignité. Le discours. Le divin. Le droit. Les
droits de l’homme. L’échange. L’égalité. L’émotion. L’encyclopédie.
L’énergie. L’enfant. L’engagement. L’environnement. L’espace. L’esprit.
L’essence. L’esthétique. L’État. L’éthique. L’être. L’être humain.
L’événement. L’existence. L’expérience. L’expression. Le fait. La famille.
La femme. La fête. La finalité. Les fins. La folie. La fonction. Le
fondement. La force. La forme. La guerre. Le hasard. L’histoire.
L’humanité. L’idée. L’identité. L’illusion. L’image. L’imagination.
L’inconscient. L’individu. L’infini. L’information. L’intelligence.
L’interprétation. Le jeu. Le jugement. La justice. La laïcité. Le langage. La
liberté. La logique. La loi. Le loisir. Le mal. La maladie. Les
mathématiques. La matière. La mémoire. La mesure. La métaphysique. La
méthode. Le modèle. La modernité. Le monde. La mondialisation. La
morale. La mort. Le mouvement. La musique. Le mythe. La naissance. La
nation. La nature. La nécessité. La négation. Le nombre. La normalité.
L’objet. L’opinion. L’ordre. L’origine. La passion. La pensée. La perception.
La perfection. La personne. Le phénomène. La philosophie. Le plaisir. La
poésie. La politique. Le pouvoir. La pratique. Le progrès. La propriété. La
quantité. Le racisme. La raison. Le raisonnement. La réalité. La relation. La
religion. La représentation. La république. La responsabilité. Le rêve. La
révolution. La richesse. Le risque. La sagesse. La science. Le sens. Le
sensible. La sexualité. Le signe. La société. La souveraineté. Le sport. La
structure. La substance. Le sujet. Le système. La technique. Le temps. Le
théâtre. La théorie. La tolérance. Le totalitarisme. La totalité. Le tragique.
Le travail. L’Un. L’univers. L’universel. L’utilité. L’utopie. La valeur. La
vérité. La ville. La violence. Le vivant. La volonté.
 
 
 
La Varenne Saint-Hilaire, 2008-2017.
1 Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, ouvrage collectif sous la
direction de Barbara Cassin, Éditions du Seuil/Le Robert, 2004.
2 Encyclopédie philosophique universelle, tome I L’Univers philosophique (2032 pages) ; tomes II
et III Les Notions philosophiques Dictionnaire I et II (3344 pages) ; tome IV Le Discours
philosophique (2784 pages), direction André Jacob, PUF, 1998.
3 Encyclopédie de la philosophie, La Pochothèque, Le Livre de Poche, 2002.
4 G.W.F. Hegel, Notes et fragments. Iéna 1803-1806, trad. coll., Aubier, 1991, p. 53.
5 On n’apprend, en effet, en toute rigueur, pas à parler. On n’apprend que des langues.
6 G.W.F. Hegel, Textes pédagogiques, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1990, p. 142.
7 Le terme allemand Wissenschaft peut être traduit par « science » aussi bien que par « savoir ».
8 Les références des auteurs sont tirées des éditions les plus commodes avec pour les auteurs de
l’Antiquité l’indication des éditions princeps (Estienne pour Platon, Bekker pour Aristote, Diels pour
les présocratiques).
1. L’absolu
 
 
 
« Absolu » peut vouloir dire intrinsèque, en soi-même — c’est le moins
que l’on puisse dire d’un objet, ou, inversement, dans l’ensemble de son
essence, le plus que l’on puisse dire d’une chose.
L’absolu est hors de l’espace et hors du temps, mais il peut être aussi tous
les temps et tous les espaces. C’est entre le vide et la totalité qu’il se déploie
dans les cultures, Orient et Occident, qui lui ont laissé une place.
« Absolu » vient d’absolutus, participe passé du verbe latin absolvere qui
signifiait soit relever quelqu’un d’une accusation (d’où notre verbe «
absoudre »), soit accomplir quelque chose, mener une entreprise à son
terme. Deux idées donc sont implicitement présentes, et que nous
retrouverons dans notre « absolu » : celle du détachement et celle de
l’achèvement.
Est dite absolue toute réalité qui n’a pas besoin d’autre chose qu’elle pour
être ce qu’elle est : le Bien anhypothétique de Platon (La République), le
brahman en Inde, le Tao (« Faîte suprême ») en Chine, Dieu dans les
religions monothéistes, l’espace et le temps dans la physique de Newton
sont des absolus.
L’absolu, les Upanishad l’appellent Tat, « Cela ». Il correspond au
brahman nirjuna (sans qualification). Dans la pensée musulmane, l’absolu
(motlaq) est attribué à Allah. L’absolu semble donc exclure la multiplicité :
un absolu, et a fortiori des absolus sont des contradictions dans les termes.
Seul existe l’Absolu. Il n’est d’ailleurs pas certain que l’absolu soit un
concept universel, présent dans toutes les traditions de pensée : la définition
courante de la religion comme saisie de l’absolu n’est peut-être qu’une
projection monothéocentrique.
Mais le mot a d’autres usages que théologiques ou métaphysiques. Comme
« absolu » signifie aussi « complet », « achevé », « parfait », il est souvent
d’usage dans la langue commune : « ce tableau est d’une beauté absolue ».
L’adjectif renvoie à l’absence de circonstances et de conditions : « juger
dans l’absolu » signifie juger en dehors de tout contexte empirique.
L’identité de l’absolu et du parfait est affirmée dans la proposition XXXIV
de la Deuxième partie de l’Éthique de Spinoza : « Toute idée qui en nous
est absolue — autrement dit adéquate et parfaite — est vraie »9..
L’adjectif a également des emplois scientifiques multiples. En
arithmétique, la valeur absolue désigne une quantité non affectée de son
signe + ou — : la valeur absolue de +3 est 3, tout comme la valeur absolue
de -3. En physique, « absolu » finit par s’identifier à « invariant » et «
relatif » à « variable ». On appelle mouvement absolu le mouvement d’un
corps envisagé par rapport à des repères fixes10.. L’idée de perfection n’est
pas entièrement absente de cet absolu scientifique : en chimie, l’alcool
absolu est parfaitement pur. Seulement, cette perfection a une traduction
quantitative rigoureuse. Dans les sciences physiques, l’absolu est le
qualificatif des données quantitatives extrêmes ou maximales : le zéro
absolu est la température en dessous de laquelle aucun corps ne peut
descendre ; la vitesse de la lumière est dite absolue car aucun objet
physique ne saurait la dépasser, etc.
On comprend que l’absolu ait pu être utilisé de manière emphatique. Ainsi
le régime politique appelé absolutisme ou monarchie absolue fût-il bien
éloigné de réaliser ce que le concept contient d’achèvement et de totalité11..
La pensée de l’absolu comme tel — son concept philosophique — tombe
sur une difficulté première : si définir, c’est établir des relations (entre des
mots et une idée, entre le sujet qui pense et ces mots et cette idée), comment
pourrait-on définir le sans-relations sans le nier par cette définition même ?
L’absolu n’a pas de prédicat, ou alors le seul prédicat qui puisse lui être
attribué est la non-prédicabilité12.. De fait, il y a eu, dans les traditions
indienne, musulmane et occidentale, des mystiques voués au silence parce
que dire de Dieu qu’il est absolu, c’est encore le relativiser, dire qu’il est
inexprimable, c’est encore le nommer, dire qu’il est indéfinissable, c’est
encore le définir : selon ce point de vue, il ne saurait y avoir de théo-logie
puisque même la théologie négative (apophatique) — celle de l’ineffable —
reste emprisonnée dans les rets du langage. La théologie négative récuse la
possibilité d’accorder à Dieu des attributs. Dieu n’est ni quelque chose ni
quelqu’un, dès lors, il est impossible de lui accoler des prédicats13.. Les
liens du langage ne valent, en effet, que pour les êtres sensibles et les choses
humaines. Dès lors, la seule pensée adéquate à l’absolu est celle de
l’ineffable, la seule attitude, le silence. La théologie négative contredit
directement l’orthodoxie chrétienne fondée sur la christologie du Verbe
incarné (début de l’Évangile de Jean). Et puisque la théologie part du
présupposé qu’un discours (logos) sur le divin (théos) est possible, la
théologie négative n’est en fait qu’une négation de la théologie. De
l’absolu, on ne saurait rien dire ni penser. Cela étant, cette absence de
connaissance n’est pas une ignorance (elle serait alors un défaut
involontaire), elle est plutôt une inconnaissance (c’est-à-dire une ascèse).
D’autres, par des voies opposées, sont parvenus à une conclusion analogue
: de l’absolu, on ne saurait rien dire ni penser, en effet, parce qu’il n’existe
tout bonnement pas (Nietzsche). L’absolu ne serait qu’un être de raison
imaginé par une pensée avide de nier le réel : si tout est relatif, il doit bien y
avoir un absolu, tel est le mécanisme créateur de toutes les illusions qui se
seraient mises en marche avec Platon.
Mais l’histoire des concepts n’est jamais linéaire. Kant avait exclu l’absolu
du champ de la connaissance (à ses yeux une connaissance de l’absolu est
une contradiction dans les termes puisque la connaissance est un réseau de
relations). Mais il en avait aussi justifié la nécessaire présence pour la
pensée et la moralité. Qui aurait pu prévoir que cette relégation allait par
réaction déboucher sur un âge d’or ?
Nous devons à l’idéalisme allemand14. (Fichte, Schelling, Hegel) la
substantivation de l’adjectif : l’Absolu (das Absolute en allemand) devient
le concept central d’une pensée spéculative qui entendra trop dépasser les
limites du criticisme kantien, passer outre à ses interdits et surmonter la
tragédie de ses oppositions. L’absolu de Hegel et de Schelling ré-unit les
termes des grandes dualités kantiennes : le sujet et l’objet, le fini et l’infini,
l’être et la connaissance, la liberté et la nécessité.
La contestation de la chose en soi kantienne par Hegel est décisive :
contrairement à ce que croyait Kant, la raison ne parvient nullement à ce
qui serait pour elle une limite, elle resterait au contraire tout à fait chez elle
en la posant, car cela signifierait qu’elle l’a déjà dépassée. L’être en soi, qui
caractérise la chose en soi par opposition à son phénomène n’est en soi que
pour nous.
L’idéalisme, mais aussi le romantisme, contemporain et inséparable de
lui15., ont accordé à la notion d’absolu la toute première place. Mais leurs
raisons et pensées furent antagonistes : l’absolu de Hegel fut aussi différent
de celui de Schelling que le fut celui de Kant par rapport à celui du Pseudo-
Denys.
Rétrospectivement, ce regain nous apparaît comme une parenthèse
historique. D’autres drames allaient bientôt se jouer, et qui ne
concerneraient pas seulement la pensée. Dostoïevski devinera qu’il y a pire
que l’illusion, pour le malheur des hommes : les aventuriers que saisit le
démon de l’absolu16. peuvent devenir des assassins (Les Possédés). Si
l’absolu est mort, ainsi que beaucoup le prétendent, peut-être a-t-il été tué
par ceux qui s’activaient à le réaliser. Serait-il donc vrai que nous
n’eussions plus de choix qu’entre l’illusion et la barbarie ? On ne peut
penser l’absolu sans en retracer l’histoire.
 
 
I. ENTRE LE DÉTACHEMENT ET L’ACHÈVEMENT
 
La notion a longtemps attendu son mot. Il y a bien une pensée de l’absolu
chez les Grecs (l’Être chez Parménide, le Bien chez Platon, l’acte pur chez
Aristote), manquait le mot. Le verbe latin absolvere signifie à la fois
détacher et achever. L’absolu contient trois modalités : a) ce qui existe en
soi, indépendamment de la représentation que l’on en a : le brahman de
l’hindouisme, le Logos d’Héraclite, le Bien de Platon, la chose en soi de
Kant ; b) ce qui existe par soi et n’a besoin de rien d’autre pour exister (la
substance causa sui de Spinoza) ; c) ce qui est parfait, total, achevé (l’Être
sphérique de Parménide, le Dieu des monothéismes, l’Esprit de l’Hegel).
Les deux premières modalités peuvent être englobées sous le terme de
détachement.
 
 
1. Le détachement
 
Dans la grammaire et la rhétorique latines, absolutus qualifie une fonction
ou une construction dont aucun terme ne se rattache au reste de la phrase ou
encore un sens considéré en soi, qui se suffit à lui-même. Dans son traité sur
les syllogismes hypothétiques, Boèce fait la distinction entre l’acte
d’affirmer absolument et celui d’affirmer conditionnellement la nécessité ou
la possibilité de quelque chose. Dans notre grammaire moderne, nous
disons « proposition absolue » pour dire proposition indépendante.
Dans le champ métaphysique, l’absolu ne peut être que l’Un. Qu’il existe
en soi (le Bien chez Platon, la chose en soi chez Kant, Dieu chez les
chrétiens) ou qu’il existe par soi (Dieu, derechef, la substance causa sui
chez Spinoza), l’absolu exclut le sujet humain dans son possible pouvoir de
fondation. « Dégagé, affranchi et libre de tout ce qui peut être pensé en
dehors de lui », écrit Schelling17.. Ainsi ce philosophe pourra-t-il articuler
son concept d’absolu sur une philosophie de la liberté.
Lorsque Yahvé répond à la question de Moïse : « Je suis celui qui Suis », il
ne fait pas que répliquer par une absence de réponse, il pose son être absolu
au-delà de toute détermination. Et c’est pour maintenir le caractère absolu
de Dieu que nombre de théologiens et de philosophes l’ont détaché des lois
de la raison : s’il s’était gouverné sur les idées éternelles pour créer, Dieu
aurait par là manifesté une soumission à quelque chose d’extérieur à lui. La
distinction, d’origine juridique, que les philosophes médiévaux faisaient
entre la puissance absolue et la puissance ordonnée constituait une solution
de compromis : à la différence de la puissance absolue qui est la puissance
divine en tant qu’infinie, pouvant tout le possible18., la puissance ordonnée,
déterminée par d’autres attributs comme l’intellect ou la volonté, est
soumise à la considération du meilleur ou à un autre critère de choix. Dieu
se serait alors astreint à ne pas vouloir ce qu’il aurait pourtant pu faire.
Dans un tout autre contexte culturel, les premières lignes du Tao Te King
déterminent le Tao comme un absolu pour nous incompréhensible :
« Le Tao qu’on tente de saisir n’est pas le Tao lui-même ;
le nom qu’on veut lui donner n’est pas son nom adéquat »19..
Seulement, entre l’absolu en Occident et l’absolu en Chine, il existe une
différence capitale : l’absolu en Occident est l’être absolu, il relève d’une
ontologie absolue ; l’absolu en Chine est le néant absolu, il relève d’une
méontologie suprême.
La quête de l’absolu poétique s’achèvera, comme celle de l’absolu
mystique, sur les pages vides du Livre de Mallarmé.
 
 
2. L’achèvement
 
L’autre dimension de l’absolu est celle de la perfection20., de
l’achèvement, de la totalité21.. Est achevé ce au-delà de quoi nul ne saurait
aller. Parménide appelle l’Être Sphaïros « au bel arrondi » parce que la
sphère figure la totalité et la perfection esthétique, et qu’elle est le volume
géométrique maximal engendré par un segment qui tourne à partir d’un
point fixe dans toutes les directions.
La Mandukya-Upanishad commence ainsi :
« Om est l’immortalité. Son explication comprend toutes choses, ce qui était, ce qui est et ce
qui sera ; le mot Om est véritablement toutes choses, et tout ce qui est au-delà du temps triple est
véritablement le mot Om.
Brahma qui est toute chose est représenté par Om ; cette âme est Brahma »22..
Dans le védisme, qui est la religion la plus ancienne de l’Inde, om est la
syllabe sacrée censée condenser la totalité de la Sruti, la Révélation des
Veda. La formule « ce qui était, ce qui est et ce qui sera » est celle-là même
qui en Égypte figurait sur le socle de la déesse voilée Isis, symbolisant la
nature universelle.
L’être absolu n’est soumis ni à la condition négative de la généralité du
concept ni à la condition positive de la détermination concrète. Il ne saurait
être qu’unique. C’est, à l’inverse, le relatif qui est le domaine d’accueil de
la multiplicité. La substance unique chez Spinoza — Dieu ou Nature —
englobe la totalité de l’Être. Elle est absolue parce qu’elle est en soi et est
conçue par soi. Schelling, Hegel et la génération romantique croiront
trouver en Spinoza le philosophe-modèle qui avait su penser sous l’absolu
l’identité du sujet et de l’objet. On comprend qu’à partir du XVIIIe siècle une
interprétation athéiste et matérialiste du système de Spinoza ait pu être faite.
Elle a été reconduite à l’époque contemporaine par un certain nombre de
philosophes marxistes. Un univers matériel conçu comme l’englobant
unique, où l’idéel figure à titre d’élément ou de dimension, peut être, hors
de toute métaphysique, considéré comme absolu.
Le Dieu chrétien réalisera la synthèse du détachement (la transcendance)
et de l’achèvement (la perfection).
 
 
II. DE L’ÊTRE À LA CONNAISSANCE
 
C’est Nicolas de Cues (De la docte ignorance) qui est réputé être le
premier à avoir accordé une valeur ontologique à ce terme d’absolu issu des
pratiques du discours.
Franz Rosenzweig (L’Étoile de la Rédemption) disait que l’homme a deux
sortes de rapport avec l’absolu : l’un où l’absolu le possède, et un autre où
c’est lui qui possède l’absolu.
Le point de vue ontologique et le point de vue gnoséologique paraissent
d’abord devoir s’exclure : comment la connaissance absolue conçue comme
connaissance de l’absolu ne nierait-elle pas son objet dans le temps même
qu’elle le pose ou prétend l’atteindre ? Mais un terme premier n’est pas
nécessairement transcendant et l’absolu pourrait être vu comme ce à partir
de quoi la connaissance est possible. Tel est l’usage qu’en retient Platon.
Dans La République, Platon fait de l’Idée du Bien l’absolu ontologique et
gnoséologique uniment : « ce principe qui aux objets de connaissance
procure la réalité et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître,
déclare que c’est la nature du Bien ! »23.. Si transcendance il y a, elle n’est
pas inaccessible : par l’idée de participation, Platon a pris soin de combler
l’écart. Non seulement l’absolu du Bien, dit anhypothétique, n’interdit pas
la connaissance, mais c’est lui qui la rend possible.
Cette connivence de l’ontologique et du gnoséologique sera démantelée
par Descartes lorsque dans ses Règles pour la direction de l’esprit il
définira l’absolu (adjectif) d’un point de vue purement épistémologique24..
Spinoza redonne à l’absolu tout son poids ontologique en le définissant
comme substance ; Kant, à rebours, rivera la pensée de l’absolu à la
subjectivité. L’idéalisme allemand se donnera pour tâche la résolution de ce
conflit.
Pour Fichte, l’absolu est le Moi, acte originaire de la pensée, antérieur à la
position du moi empirique et du non-Moi, c’est-à-dire de la dualité du sujet
et de l’objet. Le Moi est l’absolu originaire qui possède la puissance de se
poser en même temps qu’il pose face à lui le non-Moi. Autrement dit, à la
différence d’un cogito qui définit le sujet par la pensée, le Moi fichtéen se
détermine comme activité productrice de toute objectivité, et par
conséquent ne présuppose pas l’être pour être25.. Le Moi absolu est action
pure (et non existence active), savoir pur (et non sujet connaissant ni objet
connu), position infinie de soi par soi (et non substance). Tout savoir ne
peut se développer qu’à partir du Moi, et donc seulement à partir de
l’absolu (La Doctrine de la science). Le Moi de Fichte, à la différence du
moi de Hegel, ne disparaît pas dans le savoir absolu26.. De même, selon
Schelling, l’absolu sera le moi mais apparaîtra l’idée que la nature elle-
même est un moi ; et l’absolu désignera alors la totalité. Schelling
retrouvera ainsi les idées et expressions de la littérature mystique : ce n’est
plus moi qui pense, c’est l’Absolu qui pense en moi.
La connaissance de l’absolu semble être une contradiction dans les termes
: toute connaissance est, en effet, relation entre un sujet connaissant et un
objet connu et l’absolu interdit la relation. Comment la connaissance de
l’absolu pourrait-elle ne pas le manquer ? Telle était l’objection que
Hölderlin faisait à la philosophie idéaliste : il y a contradiction à poser le
moi comme absolu même si cela se fait sous la forme d’une exigence (et
non sous celle d’une intuition possédée). Pour qu’il y ait conscience, il faut
qu’il y ait une scission, or l’absolu ne peut pas avoir de conscience. Quant
au refus hégélien du Moi absolu de Fichte, il se convertit en idée d’absolu
sujet, de l’absolu comme sujet, c’est-à-dire comme substance et conscience
de soi.
« Il existe des points de vue équivalents sur le monde » est l’expression la
plus simple du principe de relativité, tant en philosophie qu’en physique27..
L’existence d’un point de vue unique, infiniment supérieur à tous les autres,
voire exclusif d’eux, est l’expression la plus simple de l’absolu. Or cette
appréhension/compréhension est difficilement pensable sur le mode du
raisonnement déductif.
L’Être chez Parménide n’est pas un objet que la pensée prendrait comme
l’enfant prend une balle mais la présence d’une révélation que le début du
Poème conservé évoque sous la forme d’un voyage initiatique. En Inde
l’advaïta (ou advaïtisme) est la philosophie reposant sur la thèse de
l’identité de l’atman (le soi singulier) et du brahman (volontiers traduit en
Soi). Tat tvam asi — « toi aussi tu es cela » en sanskrit —, cette phrase des
Upanishad qui impressionnera tant Schopenhauer signifie la non-différence
de l’âme (jiva) et de l’absolu.
Inaccessible à l’intellect démonstratif, l’absolu pourra être saisi par
intuition ou être vécu sur le mode mystique. Ainsi la gnose (dont le nom
signifie « connaissance », gnôsis en grec) se définissait-elle comme
connaissance de l’absolu. Thématique récurrente de tous les occultismes et
de cette Schwärmerei que dénoncera Kant. Balthazar Claës, le héros de
Balzac, cherche l’absolu au fond de ses cornues28.. La Nuit Obscure de
saint Jean de la Croix est ce monde indifférencié que retrouveront Novalis
et Wagner (Tristan et Isolde) parce qu’un même amour peut valoir pour
toutes les unions.
Le criticisme kantien est une réaction déterminée contre cette « rêverie »
en même temps qu’une récusation des prétentions de la métaphysique à être
une science, suprême qui plus est. Kant définit l’absolu ou bien comme
l’inconditionné, ou bien comme la totalité des conditions. L’inconditionné
met fin à la chaîne des conditions et à sa remontée infinie. Quant à la
totalité, elle est absolue puisque rien ne saurait exister qui ne dépendît pas
d’elle, et elle ne dérive de rien. Dans le chapitre de la Critique de la raison
pure intitulé « Des idées transcendantales », Kant analyse les différents sens
de la notion d’absolu pour en retenir que l’absolu est ce qui est valable sans
restriction. L’absolu est une idée, une exigence a priori de la raison qui ne
cesse de chercher partout l’unité et la totalité. Seulement, pour parvenir à
ses fins, la raison va s’emparer subrepticement des moyens de
l’entendement (les concepts) pour prétendre constituer une science sublime.
La Critique de la raison pure a été rédigée pour montrer le caractère
illusoire de la connaissance de l’absolu, donc d’une métaphysique conçue
depuis Platon et Aristote comme la science par excellence. Dieu, le monde,
l’âme sont dans leurs domaines respectifs (théologie, cosmologie,
psychologie rationnelles) des absolus. Ces Idées de la raison pure — qui ne
sont justement pas des concepts — n’ont de validité que pratique.
Car si l’absolu est expulsé par Kant hors du champ de la connaissance, il
n’est pas récusé comme tel, premièrement parce que ce qui n’est pas objet
de savoir peut être objet de pensée, deuxièmement parce que ce qui n’a pas
d’usage théorique peut avoir un usage pratique. Non seulement chez Kant
l’absolu peut avoir une valeur pratique — ainsi l’idée d’âme — mais c’est
le domaine de la morale qui prend cette valeur positive d’absolu.
C’est Huxley, disciple de Hume, qui forge le terme d’agnosticisme au
XVIIIe siècle. L’agnosticisme est la philosophie de celui qui prend son parti
de l’impossibilité de la relation avec le sans-relations. Dans le domaine
religieux, il désigne la position de ceux qui, tout en étant incroyants, ne se
disent pas athées. L’agnostique ne nie pas l’existence de l’absolu mais il
s’avoue incapable de l’affirmer.
 
 
III. L’ORIGINE ET LE RÉSULTAT
 
Depuis les commencements, l’absolu était au commencement, l’absolu
était le commencement. Hegel fut le premier — et restera le seul —
philosophe à penser l’absolu comme résultat. Deuxième bouleversement :
alors que l’absolu était « nature simple et pure » (Descartes), Hegel y
introduit la différence et la contradiction. Troisième révolution : l’absolu
flottait détaché du temps dans l’immobile éternité, Hegel le plongera dans
le temps et dans l’Histoire.
 
 
1. L’absolu-résultat
 
Un fragment d’Iéna29. se moque du « connaître absolu, le grand balai qui
déblaie tout, qui fait la maison nette »30.. Plus tard, Hegel écrira : «
L’absolu ne peut pas être quelque chose de premier, d’immédiat, mais
l’absolu est essentiellement son résultat »31.. C’est dans la Remarque où il
critique la philosophie de Spinoza32. que Hegel écrit cette phrase décisive
qui condense sa pensée de l’absolu.
L’idée qu’un terme « posé pour la seule réflexion » « occupe le faîte d’un
système à titre de principe suprême absolu », Hegel la dénonce dès La
Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling
comme une « chimère »33.. Cette idée est autocontradictoire car, dit Hegel,
« il est très facile d’établir que toute pensée exprimée par une telle
proposition dépend d’un terme opposé comme de sa condition et n’est donc
pas absolue »34..
Par opposition à l’idéalisme subjectif de Fichte et à l’idéalisme objectif de
Schelling, la philosophie de Hegel est dite idéalisme absolu. Idéalisme
absolu, cela signifie l’unité de l’idéalisme subjectif et de l’idéalisme
objectif, de l’idée et de la réalité, ainsi que le dépassement de leur dualité.
Aux yeux de Hegel, Fichte et Schelling n’ont fait que prolonger les
oppositions abstraites de Kant en posant des réalités immédiates, et en
croyant que l’absolu était le séparé alors qu’il est bien plutôt la relation elle-
même et l’ensemble des relations. La chose en soi kantienne, l’identité pure
du Moi égale Moi de Fichte, l’indifférence schellingienne35., autant
d’affirmations vides, parce que sans médiation36..
Certes, pour Schelling comme pour Hegel, l’absolu « est le principe de
toute la philosophie »37.. De même, dit Schelling, que la géométrie ne
déduit pas l’espace mais le présuppose, de même la philosophie n’a pas à
prouver l’absolu38.. La philosophie est la science de l’absolu39.. Schelling
définit celui-ci comme le fond mais aussi comme le sans-fond (Ungrund),
ou encore comme le fond originaire (Urgrund), ce qui est antérieur à tout
fond40.. Heidegger commente ainsi Schelling : « Celui qui connaît ne
trouve pas l’absolu hors de lui, comme un objet, un ob-jectum, pas
davantage en lui, comme une pensée en un ‘sujet’, mais le savoir absolu est
savoir ‘de’ l’absolu, au double sens où l’absolu est aussi bien le connaissant
que le connu, et non pas seulement l’un ou l’autre, mais aussi bien l’un que
l’autre, en l’unité originaire des deux »41..
Pour Hegel, l’absolu n’est pas originaire, mais final. L’Être, qui ouvre La
Science de la Logique, en attente de néant, n’est pas l’absolu : il est vide.
Poser l’absolu comme inconditionné ontologique ou commencement
gnoséologique revient, aux yeux de Hegel, à lui ôter tout contenu. C’est
pourquoi seul le savoir et l’Esprit peuvent être absolus : une réalité qui ne
serait pas (re)prise par le concept serait inachevée comme resterait en
dehors de la géographie un pays que n’aurait parcouru aucun explorateur. Il
n’y a plus d’Être absolu chez Hegel — à moins que l’on n’entende par Être
absolu la totalité du Système.
Déjà, dans la Différence, un texte qui prend place entre les écrits
théologiques de jeunesse et la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel entendait
surmonter les apparents dépassements du kantisme effectués par Fichte et
Schelling. Idéalisme absolu sera le nom donné à cette philosophie de
l’absolu qui avec l’Esprit ne verra ni dans le Moi (Fichte) ni dans la Nature
quand bien même identifiée à l’Esprit (Schelling) le dernier mot de tout. La
Différence pose l’absolu comme objet de la philosophie : « Le besoin de la
philosophie peut s’estimer satisfait s’il se fraye un chemin jusqu’au principe
de l’anéantissement de toute opposition fixée, jusqu’au point où le limité se
rapporte à l’Absolu »42.. « L’autre présupposé serait que la conscience fût
sortie de la totalité : la dichotomie de l’être et du non-être, du concept et de
l’être, de la finitude et de l’infinité. Du point de vue de la division en deux,
la synthèse absolue est un au-delà, le terme dépourvu de détermination et de
forme opposé aux déterminations de cette division. L’Absolu est la nuit et le
jour plus jeune qu’elle et la différence entre les deux est une différence
absolue, comme la lumière qui sort de la nuit. Le rien vient en premier et,
de lui, sort tout être, toute diversité finie. Or, la philosophie a pour tâche
d’unir ces conditions préalables et de poser l’être dans le non-être comme
devenir, la division en deux dans l’Absolu comme sa manifestation et le fini
dans l’infini comme la vie »43.. « Dans la mesure (…) où la réflexion se
rapporte à l’Absolu, elle est raison, son acte est savoir. Or, dans ce rapport,
son œuvre périt : seul le rapport subsiste, il constitue l’unique réalité de la
connaissance. La réflexion isolée, la pensée pure ne connaît donc d’autre
vérité que celle de son anéantissement. D’autre part l’Absolu, produit pour
la conscience par la réflexion dans l’acte de philosopher, devient une
totalité objective, un tout de savoir, une organisation de connaissance. Dans
cette organisation, chaque partie est aussi le tout, car elle existe en rapport
avec l’Absolu. En tant que partie, hors de laquelle il y en a d’autres, elle est
limitation et cela seulement par les autres. Isolée comme limitation, elle
reste déficiente : elle n’a de sens et de portée que par sa connexité avec le
tout. L’on ne saurait donc parler de concepts isolés pour soi, de
connaissances isolées, comme d’un savoir. Il y a place pour une foule de
connaissances empiriques isolées. Comme savoir de l’expérience, celles-ci
s’avèrent justifiées dans l’expérience, dans l’identité du concept et de l’être,
du sujet et de l’objet. Si elles ne constituent pas un savoir scientifique, c’est
faute de mieux se justifier que dans une identité limitée, relative : elles ne se
légitiment pas comme les parties nécessaires d’une totalité des
connaissances organisée dans la pensée et la spéculation ne reconnaît pas,
en elles, l’identité absolue, le rapport avec l’Absolu »44..
La Phénoménologie de l’Esprit est l’odyssée de l’absolu, à travers toutes
les formes que la conscience peut prendre depuis la conscience sensible
jusqu’au savoir absolu. Le passage célèbre de sa Préface définit d’un même
mouvement la vérité comme totalité et l’absolu comme résultat : « Le vrai
est le tout. Mais le tout est seulement l’essence s’accomplissant elle-même
par son développement. Il faut dire de l’Absolu qu’il est essentiellement
résultat, que c’est à la fin seulement qu’il est ce qu’il est en vérité, et c’est
en cela précisément que consiste sa nature d’être Effectif, sujet ou devenir
de soi-même »45.. Le résultat est l’antipode du fondement. Pour Hegel,
l’absolu n’est pas le fond, mais la fin46..
L’absolu comme négation de tous les prédicats est inversé en absolu
comme totalité des prédicats. Le savoir absolu achève la Phénoménologie
de l’Esprit — il en constitue le dernier moment en même temps qu’il la
totalise. L’absolu hégélien est totalité et plus explicitement totalité du
relatif. La conscience, à partir de la sensibilité de l’ici et du maintenant a
procédé par aliénations surmontées. Comme la Phénoménologie hégélienne
est à la fois logique (notionnelle), individuelle (empirique), et universelle
(historique), elle constitue la Totalité en acte dont le Savoir absolu est la
partie expressive.
L’Idée absolue, par où s’achève la Science de la Logique, est l’unité
réalisée de la vie et de la pensée. En elle et par elle, aucune différence ne
subsiste plus entre l’être et le concept. Ainsi la dichotomie kantienne du
théorique et pratique est-elle dissoute : « l’idée absolue (…) est l’identité de
l’idée théorique et de l’idée pratique »47..
Enfin, l’Esprit absolu est à l’Encyclopédie des sciences philosophiques (le
Système tel qu’il se met en place dans les années 1810) ce que le Savoir
absolu est à la Phénoménologie : l’ultime moment de l’Esprit, lui-même
développement de l’Idée. Dans l’économie de l’Encyclopédie hégélienne,
l’absolu comme qualifiant l’Esprit dans les trois formes de son achèvement
(l’art, la religion et la philosophie) est explicitement la synthèse du subjectif
et de l’objectif comme dépassement intégré (Aufhebung) de leur opposition.
Ainsi Hegel inverse-t-il le concept : d’ultime fondement qu’il était depuis
les présocratiques, l’absolu devient le terme ultime.
 
 
2. L’absolu différencié
 
Haplous, en grec, signifiait à la fois simple et absolu. Pour Hegel, l’absolu
n’est pas le simple mais, à l’inverse, l’infiniment différencié. L’absolu en
allemand est neutre : das Absolute ; il est ce qui neutralise les différences.
Dans la Différence, Hegel écrit : « Dans la philosophie de Fichte comme
dans celle de Schelling, le principe absolu, unique fondement réel, le point
de vue philosophique stable, c’est l’intuition intellectuelle, en termes de
réflexion l’identité du sujet et de l’objet. Dans la science, cette intuition
devient ce sur quoi porte la réflexion, la réflexion philosophique est donc
elle-même intuition transcendantale »48.. Pour Schelling, c’est par
l’expérience que nous atteignons l’absolu. La connaissance que nous avons
de celui-ci est immédiate : non seulement l’absolu est intelligible, mais il
est l’intelligibilité même dans la mesure où la loi de l’identité y règne en
maîtresse49.. « Dans le domaine de l’Absolu, les seules propositions
possibles sont les propositions analytiques ; on n’y suit aucune autre loi que
celle d’identité ; on n’y a affaire, non à des déterminations, mais à des
analyses ; au savoir immédiat, non à la connaissance immédiate »50.. Pour
Schelling, l’absolu est l’indifférencié : en lui, sujet et objet se confondent
immédiatement : « jamais l’objet n’apparaît comme absolu dans une
synthèse, car il ne peut pas, en tant qu’absolu, (…) se laisser conditionner
par un opposé »51.. C’est contre Schelling, son ancien ami et condisciple à
Tübingen, que Hegel dans la Préface de La Phénoménologie de l’Esprit
utilisera l’image de la nuit indifférenciée dans laquelle toutes les vaches
sont noires, équivalent allemand de tous les chats gris français : « Poser, en
opposition à la connaissance distincte et accomplie, ou cherchant et
exigeant son propre accomplissement, ce savoir unique que dans l’absolu
tout est égal, — ou donner son absolu pour la nuit dans laquelle, comme on
a coutume de dire, toutes les vaches sont noires, — c’est là l’ingénuité du
vide dans la connaissance »52..
Schelling est effectivement plus proche de Spinoza que Hegel. Pour lui,
chaque « figure » (activité, œuvre) reflète l’Absolu à sa manière. Il en va de
même avec chaque « puissance ». Cette structure unique indéfiniment
réfléchie, c’est celle de l’indifférence avec ses deux pôles. L’Absolu pour
Schelling est une totalité enchaînée qui s’oriente en fonction de deux pôles,
le sujet et l’objet ou d’idéel et le réel. On pourrait dire aussi bien que
l’Absolu est le point central, le point d’indifférence où des deux côtés
s’équilibrent et s’annulent. Pour Schelling, toutes les puissances
s’équivalent au regard de l’absolu.
Les deux côtés à leur tour reproduisent la structure du tout : l’Esprit est à
la fois sujet et l’objet, et la Nature de même. Chaque côté comporte un
versant de liberté (d’idéalité, de subjectivité), et un autre versant de
nécessité (d’objectivité, de réalité). Le modèle intuitif sous-jacent est celui
de l’aimant : tout comme chaque morceau d’aimant est à nouveau un
aimant, de même chaque réalité particulière s’organise autour des deux
pôles de l’idéel et du réel. Et selon les perspectives, un point deviendra à
volonté pôle ou point d’indifférence. La démultiplication de la polarité, sa
diffraction qui reflète indéfiniment l’aspect du tout, font de chaque réalité
limitée une expression de l’Absolu.
Hegel récuse cette conception. L’Être pur et simple tourne comme un
écureuil en cage : ce cercle n’est pas en-cyclo-pédique, mais tautologique.
Le brahman non qualifié de l’Inde se retrouve nu comme un ver et c’est
pourquoi les mystiques sont voués à la répétition : ils y ont vu leur salut
sans prendre garde que le silence est la mort de l’esprit. Il manque à
l’Océan une goutte de néant, disait Mallarmé : la sphère au bel arrondi de
Parménide n’est rien si elle ne fait qu’être.
Il n’y a pas, aux yeux de Hegel, d’Être sans devenir, donc sans différence
et sans opposition. Et puisque l’absolu vient à terme, il englobera toutes les
oppositions successivement surmontées : son identité n’est pas pure (A=A)
mais inclut la différence (A=A et A=non A), identité de l’identité et de la
non-identité. La différence, pour Hegel, est négation, et l’absolu est
négation infinie. Dans la Doctrine de l’essence (de la Science de la
Logique), la différence commence comme différence absolue, c’est-à-dire
comme différence abstraite et indéterminée. Définir l’absolu comme
indéterminé, c’est encore contradictoirement le déterminer face aux
déterminations. Loin d’être indéterminé, l’absolu est la synthèse de toutes
les déterminations.
 
 
3. L’absolu historique
 
Le Bien de Platon comme la substance de Spinoza, l’Urgrund et
l’Ungrund de Schelling sont hors du temps et de l’Histoire a fortiori :
immobiles, ils ne pouvaient être qu’éternels. L’absolu hégélien est
historique ; mieux, il est l’Histoire même, dans la mesure où elle peut être
pensée comme la totalité effective. Telle est la leçon proprement inouïe de
l’Encyclopédie des sciences philosophiques : l’absolu est en train de se
faire53.. Dans la Remarque déjà évoquée de la Science de la Logique où il
définit son propre concept de l’absolu par opposition à la conception de
Spinoza, Hegel écrit : « Spinoza fait à l’adresse du penser la requête
sublime de tout considérer sous la figure de l’éternité, sub specie aeterni,
c’est-à-dire tel que c’est dans l’absolu. Mais dans cet absolu qui n’est que
l’identité immobile, l’attribut, comme le mode, n’est que comme
disparaissant, non comme devenant, de telle sorte que par là ce disparaître
lui aussi prend son commencement positif seulement du dehors »54.. «
C’est seulement dans son achèvement qu’est l’absolu »55.. L’absolu, chez
Hegel, n’est plus l’autre du relatif — il n’est soustrait ni au devenir ni à la
contingence. Seulement la totalité que réalise l’absolu n’est pas totalité-
somme mais totalité-mouvement56..
Hegel utilise à de nombreuses reprises l’image du cercle — et celui du «
cercle de cercles » — pour figurer à la fois l’absolu et la totalité. Avec le
cercle, en effet, la fin finit par coïncider avec le commencement. Mais le
cercle est également, contre la ligne, et plus encore contre la flèche, figure
d’éternité. En fait, selon Hegel, l’Esprit a toujours été ce qu’il finira par
devenir. Il était dès le commencement ce qu’il sera à la fin. Il est à la fois
historique et éternel57.. Hegel comparait l’idée absolue au vieillard qui a les
mêmes formules religieuses que l’enfant mais pour qui la signification de
ces pensées embrasse toute la vie : lors même qu’un enfant entendrait le
contenu de la doctrine religieuse, sa vie entière et le monde entier
demeureraient cependant hors de ce contenu.
Par-delà leurs divergences, Fichte Schelling et Hegel concevaient l’absolu
de façon semblable comme l’unité de l’esprit et du réel. C’est l’opposition à
Kant qui constitue la focale de l’idéalisme allemand, et qui sera au centre de
l’idéalisme néo-hégélien anglais, surgi dans la seconde moitié du XIXe siècle
en réaction contre la domination criticiste et positiviste dans le champ de la
philosophie, et plus spécifiquement, dans celui de la philosophie des
sciences. Le néo-hégélien Francis Herbert Bradley (Apparence et Réalité,
1893) affirmera à la fois la transcendance de l’absolu quand il montrera
l’irréalité des apparences par rapport à la réalité, et l’immanence de l’absolu
quand il verra dans les apparences des degrés de réalité, de vérité et de
valeur. Et c’est pour concilier ces deux aspects qu’il a abouti à sa doctrine
de la transmutation des apparences dans l’absolu, montrant que les
apparences, quels que soient leurs degrés de réalité, ne peuvent s’intégrer
dans l’absolu sans subir une certaine transformation qui leur fait perdre leur
caractère distinctif. Selon Bradley, l’ensemble du donné — espace, temps,
moi, causalité, activité etc. — doit être considéré comme apparence.
Seulement, l’absolu n’est pas extérieur aux apparences, il les inclut.
 
*
 
Nous ne croyons plus, comme Schelling, qu’il n’est de philosophie que du
point de vue de l’absolu. Nous ne croyons même plus, comme Kant, que la
montée vers l’inconditionné, de condition en condition, soit une tendance
inhérente à la raison humaine, et susceptible de résister à son analyse
critique. Une bonne part de notre modernité semble avoir fait sienne la
devise d’Auguste Comte qui est une devise de deuil : « Il n’y a qu’un
absolu, tout est relatif ». Il est banal de dire que notre temps est celui de la
fin des absolus, donc celui de la fin de l’absolu. La science a d’ailleurs
éliminé les siens : ni le temps ni l’espace ne sont absolus, et le « vide absolu
» serait un néant physique.
Seulement, le concept de relativité est si misérable que par contraste celui
d’absolu pourrait bien garder son sens et son éclat. Au XIXe siècle,
Dostoïevski fut épouvanté par la perspective du remplacement de l’absolu
divin par un absolu humain. Or, face aux pires des barbaries, les droits de
l’homme universel(s) paraissent constituer un absolu difficilement
dépassable. Ainsi le crime contre l’humanité, et plus particulièrement le
génocide, a-t-il fini par représenter le crime ou le mal absolu. Ce n’est pas
l’homme qui a remplacé Dieu, c’est le diable.
 
*
 
Voir aussi
 
Le divin. La relativité. L’Un.
 
*
 
Bibliographie
 
G.W.F. Hegel, La Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. B.
Gilson, Vrin, 1986.
G.W.F. Hegel, La Science de la Logique II, La Doctrine de l’essence, trad. P.-J. Labarrière et G.
Jarczyk, Aubier, 1976.
E. Kant, Critique la raison pure, « Dialectique transcendantale ».
 
9 B. Spinoza, Éthique II, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954,
p. 388.
10 Au XIXe siècle, avant l’expérience de Michelson-Morlay, qui fut l’un des points de départ de la
théorie de la relativité, on pensait que la lumière était en mouvement absolu par rapport à « l’éther »,
lui-même identifié à l’espace de l’univers.
11 Voir Le totalitarisme.
12 La formule est de M. Heidegger dans son Schelling (trad. J.-Fr. Courtine, Gallimard, 1977, p.
278).
13 Pseudo-Denys, Les Noms divins, Œuvres complètes, trad. M. de Gandillac, Aubier, 1998.
14 C’est Moses Mendelssohn dans ses textes sur Spinoza qui a le premier employé l’expression
substantivée du das Absolute.
15 Voir L’Absolu littéraire de Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Seuil, 1978.
16 Titre d’un ouvrage inachevé de Malraux consacré à Lawrence d’Arabie.
17 F.W.J. Schelling, Philosophie de la Révélation II, trad. J.-F. Courtine et J.-F. Marquet, PUF,
1991, p. 110.
18 Chez Duns Scot, la puissance absolue renvoie à l’ensemble des choses que Dieu aurait pu faire
mais n’a pas faites mais qu’il pourrait encore faire s’il le voulait.
19 Lao Tseu, Tao Tö King, trad. Liou Kia-hway, Gallimard, 1967, p. 57.
20 Voir La perfection.
21 Voire La totalité.
22 Les Upanishad majeures, trad. fr., Édition Sand, 1995. .
23 Platon, La République VI, 508e, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 1097.
24 Voir La relativité.
25 À la fin de sa vie, Fichte reviendra à une position plus traditionnelle en identifiant l’Absolu à
Dieu.
26 J.G. Fichte, La Théorie de la Science, trad. D. Julia, Montaigne, 1967, p. 245.
27 J.-M. Lévy-Leblond, Aux contraires, Gallimard, 1996, p. 126.
28 Dans le roman intitulé La Recherche de l’absolu.
29 Le séjour que Hegel fit à Iéna représente une période intermédiaire dans le cheminement de sa
pensée. Il s’achèvera par la rédaction de La Phénoménologie de l’Esprit.
30 G.W.F. Hegel, Notes et fragments. Iéna 1803-1806, trad. coll., Aubier, 1991, p. 85. Le dernier
membre de phrase « qui fait la maison nette » a été écrit en français par Hegel.
31 G.W.F. Hegel, La Science de la Logique II, Doctrine de l’essence, trad. P.-J. Labarrière et G.
Jarczyk, Aubier, 1976, p. 240.
32 Hegel voyait dans le spinozisme « une philosophie déficiente en ce que la réflexion et son
déterminé varié est un penser extérieur » (ibid., p. 238). Cela dit, dans ses Leçons sur l’histoire de la
philosophie, Hegel écrit : Spinoza ou pas de philosophie.
33 G.W.F. Hegel, La Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. B.
Gilson, Vrin, 1986, p. 121.
34 Ibid.
35 Dans le cadre de la « philosophie de l’identité » de Schelling, l’indifférence désigne la non-
différence entre l’Esprit et la Nature : la Nature est l’Esprit visible, l’Esprit, la Nature invisible.
36 J. Wahl, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Rieder, 1929, p. 190.
37 F.W.J. Schelling, Conférences de Stuttgart. Œuvres métaphysiques (1805-1821), trad. J.-F.
Courtine et E. Martineau, Gallimard, 1980, p. 205.
38 Ibid.
39 Xavier Tilliette a fait remarquer que c’est l’absolu qui représente le facteur d’unité de la pensée
de Schelling par ailleurs soumise à de constantes métamorphoses.
40 D’abord immobile, l’Absolu de Schelling a été mis en mouvement. Schelling fera subir à sa
pensée une inflexion analogue à celle notée au sujet de Fichte en revenant à la fin de sa vie à une
conception théiste de l’Absolu dans la Philosophie de la Révélation. Mais la plupart des spécialistes
pensent que derrière ces palinodies apparentes, la philosophie de Schelling est travaillée par une
profonde continuité.
41 M. Heidegger, Schelling, op. cit., p. 89.
42 G.W.F. Hegel, La Différence entre les systèmes de Fichte de Schelling, op. cit., p. 117.
43 Ibid., p. 112.
44 Ibid., p. 116.
45 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hippolyte, Aubier, 1940, p. 19.
46 Cela dit, Hegel utilise également l’adjectif « absolu » en un sens traditionnel lorsqu’il le fait
intervenir dans le premier temps d’une dialectique. Ainsi le troisième chapitre de la première section
de la Doctrine de l’essence, deuxième scansion de la Science de la Logique, traite-t-il du « fondement
absolu ». Pour Hegel, il y a un bon et un mauvais absolu comme il y a un bon et un mauvais infini.
47 G.W.F. Hegel, La Science de la Logique III, La doctrine du concept, trad. P.-J. Labarrière et G.
Jarczyk, Aubier, 1981, p. 367.
48 G.W.F. Hegel, La Différence entre les systèmes de Fichte et de Schelling, op. cit., p. 183.
49 F.W.J. Schelling, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, trad. S. Jankélévitch, Aubier, 1950.
50 Ibid., Sixième lettre, p. 85.
51 Ibid., Quatrième lettre.
52 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, op. cit., p. 16.
53 Xavier Tilliette a dit de la relation de l’absolu à l’histoire qu’elle constitue le problème
schellingien par excellence. De fait, Les Âges du monde peuvent être lus comme une histoire de
l’absolu.
54 G.W.F. Hegel, La Science de la Logique II, La doctrine de l’essence, op. cit., p. 241.
55 G.W.F. Hegel, La Science de la Logique III, La doctrine du concept, op. cit., p. 375.
56 G. Jarczyk, Système et liberté dans la logique de Hegel, Kimé, 2001, p. 171.
57 Voir Bernard Bourgeois, Éternité et historicité de l’esprit selon Hegel, Vrin, 2000.
2. L’abstraction
 
 
 
L’abstraction est à la fois une opération de la pensée consistant à ôter
(abstraire, c’est extraire) d’un tout un ou plusieurs éléments pour le(s)
considérer seul(s) et le résultat de cette opération. Elle renvoie donc aussi
bien à une action (un processus) qu’à un acte (un résultat) de la pensée —
qu’elle détermine en sa nature. Une notion, une idée, un concept, puis un
jugement qui les associe sont des effets d’abstraction. En dehors des noms
propres, tous les mots sont des abstractions ; il n’y a pas de classification
sans abstraction.
Dans le chapitre de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique,
consacré à la libre conscience des représentations, Kant caractérise
l’abstraction l’opération inverse de l’attention. Inverse, mais non contraire :
le contraire de l’attention est la distraction58.. L’abstraction « constitue un
véritable acte de la faculté de connaître pour maintenir une représentation
dont je suis conscient à l’écart de toute association avec d’autres
représentations dans une même conscience. Par conséquent, il ne s’agit pas
ici d’abstraire (isoler) quelque chose, mais de faire abstraction de quelque
chose, c’est-à-dire d’une détermination de ma représentation, — ce par quoi
cette représentation obtient la généralité d’un concept et se trouve ainsi
accueillie dans l’entendement »59.. Le concept intellectuel réalise une
abstraction à partir de chaque contenu sensible bien plus qu’il n’est lui-
même abstrait des contenus sensibles60..
Le mot latin abstractio vient du verbe abstrahere qui signifie enlever en
tirant, arracher. Il a été introduit par Boèce, donc tardivement, pour traduire
l’aphaïrésis d’Aristote. Abstraire, c’est considérer séparément. Lorsque
Aristote récuse les Idées platoniciennes, il nie la possibilité d’une existence
séparée des genres et espèces, d’un côté, et des individus de l’autre.
L’abstraction est production d’universel en même temps que
d’intelligibilité. Seulement, certains philosophes en contesteront la
légitimité, d’autre, plus radicaux encore, jusqu’à la possibilité. La querelle
des universaux61. a pour enjeu de savoir s’ils ne sont que de simples
abstractions. Comme celui des universaux, le problème ontologique de
l’abstraction débouche sur trois grandes réponses possibles : l’abstraction
est la saisie d’un monde intelligible supérieur, elle est une opération de la
pensée à partir du monde sensible, elle n’est qu’un moyen conventionnel et
commode pour comprendre les éléments communs d’un ensemble de
singularités concrètes.
 
 
I. LES DEGRÉS ET LES TYPES D’ABSTRACTION
 
Considérer par abstraction tel élément d’un ensemble, c’est porter son
attention sur lui. Faire abstraction de tel élément d’un ensemble, c’est, à
l’inverse, l’éliminer, l’écarter62.. L’abstraction renvoie donc à deux
opérations, sinon contraires, du moins inverses.
C’est Aristote qui le premier affirma que l’âme est capable de penser
comme séparé ce qui dans la réalité ne l’est pas. Tout ce qui entre sous les
catégories autres que celles de substance (qualité, quantité, relation etc.) est
pensé par abstraction.
C’est également Aristote qui fut le premier à distinguer les niveaux plus
ou moins grands d’abstraction. Ceux-ci varient en fonction de l’extension
des concepts : être vivant est à un niveau d’abstraction plus élevé
qu’animal, animal, à un niveau d’abstraction plus élevé que mammifère
etc.63.
Dans la tradition aristotélicienne, reprise par la scolastique, l’abstraction
est le fait de l’intellect dans ses deux dimensions, passive et active.
L’intellect passif (ou possible) reçoit l’impression que lui transmettent les
sens ; l’intellect actif (dit aussi intellect agent) sépare l’impression de sa
nature sensible et en extrait l’espèce intelligible qui, s’unissant comme
forme à l’intellect passif, produit l’acte de connaissance proprement dit.
C’est parce qu’il nia l’existence de substances séparées (les Idées
platoniciennes) qu’Aristote fut le premier philosophe à avoir développé une
théorie de l’abstraction.
Le Stagirite distingue trois degrés d’abstraction (sa théorie sera reprise et
développée par saint Thomas d’Aquin). Le premier degré caractérise
l’ensemble des sciences physiques, c’est-à-dire les sciences de la nature.
Celles-ci ont pour objet des formes, à savoir des types spécifiques d’être,
leur détermination générale, et les rapports qu’ils entretiennent entre eux.
Le « physicien » étudie les formes inséparables de la matière. Dans De
l’âme, Aristote explique comment l’esprit passe de la représentation d’un
nez camus à la pensée de la concavité, qualité d’un nez considérée
séparément de la chair. Alors que le qualificatif de camus désigne toujours
la courbure d’un nez, et renvoie nécessairement à son sujet matériel, la
courbure peut être l’objet d’une autre considération, celle du géomètre qui
l’envisage comme une limite de la grandeur étendue. Ce deuxième degré
d’abstraction — mathématique — consiste à recevoir des formes, figures et
nombres, qui ne peuvent pas exister séparément de la matière sensible, et à
les étudier comme si elles en étaient séparées. Bien qu’il n’existe pas de
triangle mais seulement des objets triangulaires, la géométrie considère à
part la forme triangle et en démontre les propriétés : de la matérialité, le
triangle géométrique ne conserve qu’une spatialité non physique (l’espace
plan à deux dimensions) que Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote,
appellera « matière intelligible ». Différence capitale, déjà soulignée par
Platon : tandis que les êtres physiques triangulaires sont soumis au devenir
qui les transforme et finit par les détruire, les propriétés du triangle comme
tel sont les objets d’énoncés intemporels (les théorèmes). Ainsi peut-on dire
du mathématicien qu’il étudie des accidents comme s’ils étaient des
substances, puisqu’il en fait des sujets d’attributs spécifiques. Les
mathématiques sont une abstraction par rapport à la physique : leurs objets
sont dépourvus de caractères sensibles comme la pesanteur et la légèreté, la
dureté et la mollesse, la chaleur et le froid ; ils ne gardent que la quantité et
la continuité64..
Reste alors à considérer séparément des formes réellement séparées, c’est-
à-dire qui existent séparément de la matière sensible, soit comme
substances, soit comme propriétés. C’est le troisième degré d’abstraction
par lequel Aristote caractérise, dans sa Métaphysique, la connaissance
théologique avant d’identifier celle-ci à la philosophie première. L’Être est
une abstraction par rapport aux étants dont il ignore les accidents65. —
toute la différence entre la philosophie d’une part, la dialectique et la
sophistique d’autre part réside en ce que la première est la seule à s’occuper
de l’Être en tant qu’être66.. Ainsi, par abstraction à partir des existants
sensibles, la physique étudie formellement l’être matériel subsistant, la
mathématique l’immatériel non subsistant, et la métaphysique, l’immatériel
subsistant.
S’inspirant d’Aristote, Boèce distinguera lui aussi trois degrés
d’abstraction : l’abstraction physique qui exclut les caractères individuels,
mais non pas ceux des propriétés de la matière sensible ; l’abstraction
mathématique qui écarte les propriétés sensibles mais non les propriétés
intelligibles de la matière liée à l’étendue, enfin l’abstraction métaphysique
qui laisse de côté l’étendue pour ne considérer que l’être en tant qu’être.
Dans sa Théologie mystique, Denis l’Aréopagite définit le « suressentiel »
— l’absolu divin — comme le résultat de la négation de tous les êtres, et
compare cette opération abstractive à celle du sculpteur qui dégage du bloc
de marbre tout ce qui jusqu’alors empêchait la statue d’apparaître67..
L’abstraction renvoie aussi bien à la réunion (celle d’éléments communs à
une multiplicité d’êtres pensés comme appartenant à une même classe) qu’à
la séparation (celle d’éléments spécifiques). Il existe en fait deux modèles
d’abstraction chez Aristote : l’aphaïrésis, l’abstraction proprement dite dont
il vient d’être fait état, et l’épagôgê, l’induction68.. Dans les Seconds
analytiques69. Aristote établit la chaîne gnosique sensation-souvenir-
expérience. À la différence de l’épagôgê, l’aphaïrésis ne rassemble pas des
éléments semblables pour les grouper sous une même notion mais dépouille
l’image ou la représentation d’une chose de ses traits individualisants
(essentiellement matériels).
Cette dualité constituera au Moyen Âge une ligne de partage entre ceux
qui définissent l’abstraction par la saisie de ressemblances et ceux qui la
définissent par la mise hors circuit de traits singularisant pour l’espèce.
Les stoïciens appelaient incorporel (asômatos en grec, incorporalis en
latin) un genre d’être qui, pour n’être pas un corps, n’en existe pas moins.
Le temps, l’espace, le vide sont des incorporels, mais également tous les
modes d’êtres qui affectent les corps et permettent l’énoncé d’une phrase
pourvue de sens. Ainsi, dans « le chat court »70. on parle à propos d’un
corps dont on abstrait une manière d’être : abstraire, c’est tirer du corps par
la pensée quelque chose qui rend possible la proposition. Cet incorporel, «
le chat court » est appelé un exprimable ou un dicible par les stoïciens
(lekton en grec, mot traduit par dicibile par Augustin).
À notre époque, et dans le registre psychologique, Jean Piaget a introduit
la notion d’abstraction réfléchissante pour différencier de l’abstraction,
portant sur les objets, un processus d’abstraction menée par le sujet sur ses
propres opérations. Pour extraire d’un objet une propriété quelconque, sa
couleur, par exemple, il faut utiliser des instruments d’assimilation relevant
de schèmes sensoriels moteurs ou conceptuellement non fournis par l’objet
mais construits antérieurement par le sujet. L’abstraction réfléchissante
porte sur ces schèmes eux-mêmes. Le sujet procède à une conceptualisation
de ses activités par une transposition sur le plan supérieur des propriétés de
ses opérations et des propriétés de leur organisation. Il élabore ainsi les
cadres logico-mathématiques d’assimilation dans lesquels pourront
s’organiser d’autres opérations portant sur des objets nouveaux, dans des
situations nouvelles.
 
 
II. LA CRITIQUE NOMINALISTE ET EMPIRISTE
 
Rabelais appelait «abstracteur de quintessence » l’alchimiste. William
James forgera le terme d’abstractionnisme pour désigner la tendance à
conférer aux abstractions une valeur égale à celle des réalités concrètes et à
considérer comme séparé dans la réalité ce qui en fait n’est séparé que par
l’esprit. Depuis le Moyen Âge, tout un ensemble de philosophes ont critiqué
et dénoncé l’abstraction comme un oubli du réel, comme une entité
illusoire, voire comme une fiction mystificatrice. Une hypostase est une
abstraction à laquelle on confère tout un poids ontologique. Spinoza
dénoncera comme « êtres de raison » les produits de l’imagination qui,
comme ceux de la religion, donnent des causes illusoires aux choses qu’il
s’agit d’expliquer. Plus tard Bentham désignera sous le nom d’entité fictive
tout substantif qui n’est pas le nom d’une entité réelle perceptible ou
inférentielle71.. À partir du XIXe siècle, à la fois malgré les efforts de Hegel
et à cause d’eux, la récusation de l’abstraction, qui ira souvent de pair avec
celle de la philosophie, voire avec celle de la science, deviendra un topos de
la pensée : c’est là que se rejoignent des auteurs aussi différents que Marx,
Nietzsche, Bergson, Wittgenstein.
La querelle des universaux72. met l’abstraction en position d’accusée.
Défenseur de la position nominaliste, Guillaume d’Occam exclut à la fois
l’existence de formes séparées (défendue par le réalisme platonicien) et
celle d’espèces intelligibles universelles immanentes aux choses (thèse
d’Aristote, reprise par Thomas d’Aquin). Par le fait, c’est l’idée d’un
intellect agent qui devient superflue (certains auteurs l’ont d’ailleurs
confondu avec une présence divine active présidant à l’intuition directe des
essences intellectuelles, sans recours à l’abstraction). Selon Guillaume
d’Occam, la vérité d’une proposition ne devient effective qu’avec
l’évidence immédiate de son contenu donné par intuition, qu’elle soit
sensible ou interne, ce qui écarte autant l’intuition intellectuelle que
l’abstraction. Car l’abstraction ne conclurait pas à l’existence réelle
concrète extérieure d’une vérité qu’elle affirme : tel est le cas d’une
définition mathématique qu’on se donne.
La critique de l’abstraction deviendra un lieu commun de la philosophie
empiriste à l’âge classique. Locke range l’abstraction parmi les « idées
simples de réflexion » dont la détermination résulte d’une attention de
l’esprit à ses propres opérations. Pour l’auteur de l’Essai sur l’entendement
humain, le regroupement des choses sous des noms est l’œuvre de
l’entendement qui prend occasion de la similitude qu’il observe parmi elles
pour forger des idées générales abstraites73.. Comme le langage n’utilise, à
l’exception des noms propres, que des termes généraux, il véhicule les
abstractions dont il est constitué. C’est l’empirisme qui portera toute
l’attention philosophique sur le phénomène du langage à partir d’une
réflexion critique sur la pensée même. Locke dit que si les animaux n’ont
pas la faculté d’abstraire et de concevoir des idées générales, c’est parce
qu’ils n’ont pas de mots à leur disposition ni aucun autre signe général74..
Puisque l’on utilise les mots pour marques extérieures de nos idées et que
celles-ci sont tirées des choses particulières, si toute idée particulière reçue
avait un nom distinct, les noms devraient être en nombre infini. C’est
pourquoi les idées particulières, reçues d’objets particuliers, deviennent
générales, et l’esprit le fait en les considérant telles qu’elles sont en lui : des
manifestations, séparées de toute autre existence et des circonstances
d’existence réelle, comme le temps, le lieu ou toute autre idée
concomitante. « C’est ce qu’on appelle abstraction : par elle, les idées
prises aux êtres particuliers deviennent des représentants généraux de tous
les êtres de la même sorte, et leur nom devient un nom général, que l’on
peut utiliser pour tout ce qui existe en conformité avec ces idées abstraites
»75..
L’analyse de Berkeley sera plus radicale encore : « Je peux considérer la
main, l’œil, le nez, chacun à part, abstrait ou séparé du reste du corps. Mais
alors cette main que j’imagine ou cet œil doit avoir quelque forme et
couleur particulières. Pareillement, l’idée d’homme que je me forge doit
être celle d’un homme blanc, noir ou basané, droit ou tordu, grand, petit ou
de taille moyenne »76.. Locke disait qu’il fallait de la peine et de l’habileté
pour former l’idée générale d’un triangle, qui n’est pourtant pas l’une des
idées les plus abstraites, ou difficiles « car il ne doit être ni oblique, ni
rectangle, ni équilatéral, ni scalène, mais tous et aucun à la fois »77.. « En
fait, poursuit Locke, il s’agit de quelque chose d’imparfait qui ne peut
exister, une idée où l’on assemble des éléments de plusieurs idées
différentes incompatibles »78.. Une idée générale comme celle de triangle
devrait donc obéir à deux injonctions contraires : n’avoir aucune
détermination particulière et les avoir toutes. Berkeley79. oublie ou feint
d’oublier cette précision de Locke : « Après des tentatives réitérées pour
appréhender l’idée générale d’un triangle, j’ai constaté qu’elle était tout à
fait incompréhensible », cette idée est « faite de contradictions manifestes et
frappantes »80.. Pour Locke, la constitution d’une idée générale n’assure
pas l’existence d’un quelconque objet correspondant à cette idée. Certaines
idées peuvent être indéterminées et demeurer des cadres partiellement
vides, mais cette possibilité est exclue par le souci de Berkeley de traiter les
idées comme des choses.
Berkeley ne nie pas l’existence des idées générales en tant que telles mais
seulement celle des idées générales abstraites81.. Une idée qui, considérée
en elle-même, est particulière, devient générale quand on lui fait représenter
toutes les autres idées particulières de la même sorte, ou en tenir lieu82..
L’idée abstraite est autocontradictoire : elle est à la fois surdéterminée car
elle s’applique à une multiplicité d’êtres aux propriétés contraires et sous-
déterminée car ses attributions sont pour l’essentiel des attributs négatifs.
L’abstraction est inconcevable si on la pense comme un pouvoir de l’esprit
de créer un type d’idées spécifiques susceptibles de nous représenter
mentalement une propriété à l’état séparé. Pour écarter cette éventualité,
Berkeley fait appel au test de concevabilité : il est impossible de se
représenter une couleur qui ne soit pas étendue, comme il est impossible
d’imaginer un triangle qui ne soit ni scalène isocèle ni équilatéral. Ce qui
est appelé idée abstraite peut être compris comme la fixation de l’attention
sur des qualités particulières83.. Et encore, précise Berkeley, cela n’est
applicable qu’aux êtres mathématiques : « je ne peux en aucune manière me
représenter l’idée abstraite d’homme »84.. La critique de Berkeley lui
permet de récuser les concepts newtoniens d’espace, de temps et de
mouvements absolus.
Au début de la section VII de la première partie du livre I du Traité de la
nature humaine, intitulée « Des idées abstraites », Hume dit de la critique
faite par Berkeley de la thèse de Locke qu’elle est une « découverte (…)
des plus grandes, en importance et en valeur »85. et qu’il va la confirmer. À
l’analyse de Locke, qu’il reprend globalement, Hume ajoute l’idée d’une
fonction abréviative du nom : lorsque nous avons constaté une
ressemblance entre plusieurs objets se présentant souvent à nous, nous
appliquons à tous le même nom. Et dès lors qu’une telle habitude est
acquise, le fait d’entendre prononcer ce mot ravive l’idée de l’un de ces
objets. Ainsi le mot fait-il surgir une idée singulière en même temps qu’une
habitude, et cette habitude produit toute autre idée singulière dont nous
pouvons avoir besoin86.. Dans le processus d’abstraction, l’intellect ne fait
que prendre certaines représentations singulières et les utilise comme
symboles d’autres représentations singulières. L’attraction ne serait en
somme qu’un déplacement, une métonymie : « Certaines idées sont
particulières quant à leur nature mais générales quant à leur représentation
»87.. « Une idée particulière devient générale en étant associée à un terme
général »88.. Aux yeux de Hume, ce que les scolastiques désignaient (à
partir d’Aristote) par l’expression de distinction de raison (exemple : celle
qui distingue un corps de sa forme ou de son mouvement) est dénué de
sens89.. Que peut bien signifier, en effet, une distinction qui ne peut ni
différencier ni séparer ?
 
 
III. LA SURSOMPTION HÉGÉLIENNE
 
Heidegger disait que l’article de Hegel « Qui pense abstraitement ? » était
pour lui « la meilleure introduction à la philosophie de l’idéalisme allemand
et à la philosophie en général »90.. Beethoven, l’exact contemporain de
Hegel (ils sont tous deux nés en 1770) parlait de style « déboutonné » à
propos de certaines de ses compositions. Dans cet article, Hegel, en verve
inhabituelle, adopte un style déboutonné. Pour montrer que c’est l’homme
inculte et non le cultivé qui pense abstraitement, il imagine deux exemples
inverses. D’abord celui de « dames » qui trouveraient « bel homme » un
meurtrier condamné à l’échafaud. Pour la « foule », un tel jugement est
scandaleux : « Voilà donc ce qu’est la pensée abstraite, écrit Hegel : ne voir
dans le meurtrier que cette abstraction d’être un meurtrier ». L’autre scène
imaginée par le philosophe est une prise de bec entre une servante et une
marchande qui, parce que la première lui a fait remarquer que ses oeufs sont
pourris, finit par s’en prendre à tout — depuis le vêtement de la cliente
jusqu’à sa famille91..
L’assimilation du concret au sensible et de l’abstrait à l’intellectuel, que
Hegel dénonce comme une pensée « de l’entendement », par opposition à
une raison qui seule a le sens de la totalité, est restée dans l’opinion
commune, et au-delà. Lorsque les arts plastiques ont renoncé, après la
révolution cubiste, à figurer des sujets identifiables, on les a appelés «
abstraits »92.. De fait, c’est au nom de la spiritualité, prise en un sens exact
et non métaphorique, que, presque au même moment, Kandinsky93. et
Mondrian cultivent les lignes et couleurs pures contre les formes qui
dirigent les regards vers un monde qui n’a pas à voir avec celui de l’art. «
L’art abstrait » représente paradoxalement la revanche d’un platonisme que,
depuis la Renaissance, l’exigence du réalisme en art (la mimésis) avait petit
à petit refoulé au nom de la vérité du représenté. En son acception la plus
profonde, l’expression d’art abstrait est évidemment dénuée de sens si
l’abstrait est le non-sensible et c’est pourquoi elle a été concurrencée par
celle d’art non figuratif.
La philosophie hégélienne est celle qui a procédé au renversement le plus
radical du sens commun de l’abstrait et du concret — et en même temps
elle a conservé la polarité positive du concret opposé à l’abstrait déficient.
L’abstrait est le séparé, le concret le réuni, l’abstrait est premier, le concret
dernier. Hegel tient fixes les étymologies : abstrahere, « soustraire » en
latin (participe passé : abstractus), concrescere, « croître ensemble » en
latin (participe passé : concretus).
« Concret » doit son sens à un état de la matière : concrescere signifie
aussi se solidifier. Au sens ancien, « concret » veut dire solide, épais,
condensé, par opposition au fluide et au granuleux. Le concret forme bloc.
Au sens figuré, « concret » se dit de ce qui a rapport direct avec la réalité
matérielle sensible — d’où les deux lignes de fuite sémantique : « concret »
s’oppose d’un côté à « hypothétique » et à « imaginaire », et de l’autre à «
abstrait ».
Hegel inverse la hiérarchie que Kant avait instituée entre la raison et
l’entendement au profit de celui-ci aux dépens de celle-là. L’entendement
pense à l’état séparé — Hegel dit : unilatéralement — il n’est plus la faculté
de connaissance par excellence ; la raison, en revanche, pense la totalité —
elle n’est plus condamnée à une illusion de savoir et cantonnée dans le
domaine pratique. Aux yeux de Kant, l’entendement était la faculté de
connaissance réelle (avec la sensibilité) contre la raison sujette à
d’inévitables illusions ; pour Hegel, en revanche, l’entendement est dans
l’abstrait, c’est la raison qui est concrète. Car la raison est chez elle partout.
Puisque l’achevé survient à la fin (comme résultat), il sera par définition
concret, par opposition à un immédiat, abstrait. Ainsi, dans le processus
dialectique qui entraîne l’ensemble du système comme chacun de ses
moments, l’immédiat (en soi) sera toujours réputé abstrait et l’effectif (en
soi et pour soi), concret. L’Esprit est concret, l’Idée, abstraite, l’absolu est
concret, la philosophie est plus concrète que l’art et que la religion etc.
Le sensible est abstrait, et le concept, concret. Le sensible, en effet, ne
retient du réel qu’un aperçu — les phénoménologues diront : qu’une
esquisse — ce n’est pas un arbre que je vois, mais une vague forme et une
masse verte. Le concept, en revanche, est l’unité des déterminations de
l’objet — lui seul, par conséquent, est concret.
Pour Hegel, le concret est donc le concept même. Le philosophe de
l’Esprit absolu utilise l’expression d’universel concret pour désigner
l’identité réalisée du réel et de l’idée à travers le concept94.. L’universel, en
effet, n’est pas la généralité (abstraite), mais l’inscription de la totalité dans
une singularité.
À la suite de Hegel, mais aussi volontiers contre lui, au XIXe siècle, les
termes « abstrait » et « abstraction » prendront une valeur péjorative et
seront joués contre la vie, le devenir, et la réalité. Les post-hégéliens ne
seront pas convaincus du caractère concret de l’Esprit absolu.
Schopenhauer sera particulièrement incisif : Hegel met des mots, à nous de
mettre le sens !
Parti d’un tout autre horizon, et ayant de tout autres intentions, Marx,
philosophiquement inscrit dans l’héritage nominaliste et empiriste, définira
comme idéologie cette prétention de la pensée à traduire adéquatement le
réel ou, pire encore, ce qui arrive chez Hegel —, à se substituer à lui.
Lorsque Marx écrit dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel
que tout extrême est un autre extrême, que le spiritualisme abstrait est du
matérialisme abstrait, et que le matérialisme abstrait est le spiritualisme
abstrait de la matière, il veut dire que dans le monde abstrait de la
philosophie oublieuse du réel, tout finit par s’équivaloir. Cela dit, le
mouvement qui, dans Le Capital, va des déterminations abstraites de la
marchandise et de l’argent au « concret de pensée » (Gedankenkonkretum)
du mode de production capitaliste suit le schéma hégélien du processus qui
s’élève vers le concret.
Plus tard, Maxime Gorki dira95. que celui qui lutte avec la vie est plus
philosophe que n’importe quel philosophe car jamais une idée abstraite ne
prendra une forme aussi précise et imagée que celle que la souffrance tire
du cerveau.
Bien qu’aux antipodes d’une philosophie empiriste ou matérialiste,
Bergson reprendra à son compte théorique la thématique traditionnelle en
instruisant le procès de l’abstraction (celle de l’intelligence et de la science)
pour mieux l’opposer à la durée concrète de la vie et de la conscience, que
l’intuition saisit adéquatement. Il appartiendra à la phénoménologie et à la
philosophie analytique de redonner à l’abstraction des couleurs.
 
 
IV. L’ÉPOCHÈ PHÉNOMÉNOLOGIQUE
 
Concept central et originaire de la phénoménologie, la réduction renvoie à
l’opération intellectuelle de mise entre parenthèses de tout élément
empirique pour la découverte, dans la vie perceptive, des actes purs de la
conscience constituant le sens des choses. Husserl a repris le mot grec
d’épochè (qu’il écrit presque toujours en grec) signifiant « arrêt », «
suspension » pour désigner sa réduction phénoménologique.
L’épochè de la phénoménologie, à la différence de celle du scepticisme
ancien, est une abstraction. Husserl utilise également les expressions de
Einklammerung (mise entre parenthèses) et de Ausschaltung (mise hors
circuit)96.. C’est l’épochè qui institue la phénoménologie comme « doctrine
de l’essence des phénomènes cognitifs purs »97.. L’attitude
phénoménologique est à elle-même son propre index en même temps que
celui de l’attitude naturelle. En suspendant le jugement concernant les
réalités du monde, l’épochè institue le sujet comme moi transcendantal
(Husserl dit aussi : ego pur).
L’objectif de Husserl est de montrer que la connaissance des choses telles
qu’elles sont en elles-mêmes est possible. Pour cela, il lui faut, par le
transcendantal, supprimer l’opposition naturelle entre extériorité et
intériorité : le monde n’est plus posé devant la conscience comme
objectivité passive mais est considéré comme phénomène pur — en tant
qu’il apparaît. Ce que l’épochè supprime du coup, c’est la transcendance du
monde, et ce qu’elle institue, c’est le monde comme unité de sens
intentionnel, c’est-à-dire comme noème.
À la différence de l’attitude naturelle qui, prenant le monde tel qu’il est et
comme il va, ne sait même pas qu’elle a affaire au monde, l’attitude
phénoménologique est thématique98.. « Je ne nie donc pas ce ‘monde’
comme si j’étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute comme si
j’étais sceptique ; mais j’opère l’épochè ‘phénoménologique’ qui m’interdit
absolument tout jugement portant sur l’existence spatio-temporelle »99..
L’épochè n’est ni affirmation (l’être de l’objet n’est pas posé), ni négation
(l’être de l’objet n’est pas anéanti), ni indifférence, mais neutralité. Elle
n’est ni le doute sceptique100. ni le doute cartésien. Elle ne nie pas le
monde mais suspend tout jugement concernant son existence. Elle est
agnostique vis-à-vis du monde, et non athée. L’épochè ne doute pas du
monde, elle conduit le sujet transcendantal à ne faire aucun usage de la
thèse de son existence. En un sens, l’épochè est plus profonde que le doute
puisque antérieure à la négation même.
L’épochè se distingue du doute cartésien par quatre traits : a) elle ne nie
pas le monde ; b) alors que le doute cartésien est provisoire et instrumental
(il doit conduire à une certitude qui le supprime), elle est définitive et
constitue une fin en elle-même ; c) alors que le cogito s’exclut du doute
puisqu’il en est le fondement, l’épochè implique le moi comme instance
suspensive ; d) alors que le doute est motivé par des raisons extérieures
(l’existence de l’erreur et des préjugés), l’épochè est un acte de liberté pure
et de volonté infinie issu du seul sujet. Ce que révèle l’épochè, en effet,
c’est le caractère absolu de la conscience qui ne tire son existence de rien
d’autre qu’elle-même et qui donne au monde son support ontologique.
L’épochè a pour résultat de faire ressortir la cogitatio pure : « Je peux (…),
pendant que je perçois, porter sur la perception le regard d’une pure vue sur
la perception elle-même telle qu’elle est là, et laisser le rapport au moi de
côté, ou en faire abstraction : alors la perception saisie et délimitée dans une
telle vue est une perception absolue, dépourvue de toute transcendance,
donnée comme phénomène pur au sens de la phénoménologie ». « Ainsi,
poursuit Husserl, à tout vécu psychique correspond, sur la voie de la
réduction phénoménologique, un phénomène pur, qui révèle son essence
immanente (prise individuellement) comme une donnée absolue »101..
Si Husserl emploie le terme d’altération pour désigner ce qu’il advient de
l’attitude naturelle sous le coup de l’épochè, c’est pour n’avoir pas à user de
celui de négation. Ce que l’épochè altère, ce n’est pas le monde, mais
l’attitude naturelle devant lui. L’épochè, dit Husserl, n’invalide ni les
anciennes convictions ni la possibilité d’en forger de nouvelles : « Il en est
ainsi comme lorsque par ailleurs je mets temporairement entre parenthèses
la conviction, par exemple en vue de me clarifier les raisons d’une
conviction ou, dans un conflit avec autrui, en vue d’une légitimation »102..
Husserl va jusqu’à utiliser l’expression psychanalytique de « clivage du moi
» : l’épochè peut être à tout moment suspendue. Alors je reprends vis-à-vis
du monde une attitude naturelle103..
Husserl distingue trois réductions correspondant toutes à une même
structure d’altération de l’ego : la réduction phénoménologique ; puis la
réduction eidétique (obtenue par la variation eidétique) visant à dégager les
essences de tout contenu empirique104. et enfin la réduction monadique qui
met hors circuit les vécus des moi étrangers au moi105., d’où la menace du
solipsisme que l’intersubjectivité écartera.
 
*
 
Le travail de l’abstraction va bien au-delà d’une attention sélective. Peirce
appelait abstraction hypostatique celle qui consiste à produire des entités
abstraites comme les êtres mathématiques. Avec elle, il ne s’agit plus de
prélever un élément d’un tout préalablement donné mais bien de constituer
une réalité idéelle. Maintenant la question est celle de savoir ce qui peut
différencier les êtres mathématiques des chimères de l’imagination, tout
aussi abstraites qu’eux.
C’est par abstraction que Bertrand Russell définit le concept de nombre («
le nombre d’une classe est la classe de toutes les classes semblables à une
classe donnée »106.) puis les concepts d’ordre, de grandeur, d’espace, de
temps et de mouvement. Inspirée de Frege et de Peano, la définition par
abstraction chez Russell est une pièce centrale de son projet logiciste
(fonder les mathématiques sur la logique) et se développe en quatre étapes :
a) on se donne un ensemble d’éléments ; b) on définit sur cet ensemble une
relation d’équivalences (relation réflexive, transitive et symétrique) ; c)
cette relation partage l’ensemble donné en classes d’équivalence ; d)
l’abstrait est alors une propriété commune à tous les éléments de l’une de
ces classes d’équivalence.
La conception développée par Wittgenstein — selon laquelle il n’y a
aucune identité ni ressemblance réelle entre des référents que nous
désignons par le même mot, tout au plus un air de famille, s’inscrit dans
l’héritage de la critique nominaliste et empiriste de l’abstraction. Dans Le
Cahier bleu, Wittgenstein prend l’exemple du jeu : les philosophes ont
tendance à penser qu’il doit y avoir quelque chose de commun à tous les
jeux alors qu’en fait les jeux forment une famille dont les membres ont des
ressemblances de famille : « Certain d’entre eux ont le même nez, d’autres
les mêmes sourcils, et d’autres encore la même démarche ; et ces
ressemblances se chevauchent »107.. La « tendance à chercher quelque
chose de commun à toutes les entités que nous subsumons communément
sous un terme général » favorise cette « soif de généralité », habituelle en
philosophie, que Wittgenstein appelle « l’attitude dédaigneuse à l’égard du
cas particulier »108..
Loin de renvoyer à une spontanéité intuitive, la notion d’air de famille
implique la créativité dans le langage et le rôle de la volonté — car c’est
nous qui décidons de nos concepts109..
Le contraire d’abstrait est concret. Mais l’abstraction comme opération de
l’esprit n’a pas de contraire, ni même d’inverse. Cette dissymétrie accorde
de facto le primat à un objet empirique préalable. On comprend dès lors que
le constructivisme110. concevra autrement cette opération.
 
*
 
Voir aussi
 
L’analyse. Le concept. L’essence. L’être. Le langage. Les mathématiques.
La métaphysique. La pensée. La science. L’universel.
 
*
 
Bibliographie
 
J. Locke, Essai sur l’entendement humain, livre II, chapitre 11 ; livre IV, chapitre 7.
G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine.
D. Hume, Traité de la nature humaine I, I, VII (« Des idées abstraites »), trad. fr., GF Flammarion,
1995, p. 62-71.
E. Husserl, — Idées directrices pour une phénoménologie, § 31-32.
— De la réduction phénoménologique. Textes posthumes (1926-1935), trad. J.-F. Pestureau, Jérôme
Millon, 2007.
Alain de Libera, L’Art des généralités. Théories de l’abstraction, Aubier Montaigne, 1999.
J. Piaget (dir.), Recherches sur l’abstraction réfléchissante, PUF, 1977.
R. Laporte, Le Problème de l’abstraction, Alcan, 1946.
Jules Vuillemin, La Logique et le monde sensible. Études sur les théories contemporaines de
l’abstraction, Flammarion, 1971.
 
 
58 Dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Kant définit
l’abstraction comme une « attention négative ».
59 E. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Didactique I, § 63, trad. A. Renaut,
Flammarion GF, 1993, p. 57. Dans sa Logique, Kant revient sur cette distinction entre abstraire
quelque chose et abstraire de quelque chose : « On n’emploie pas toujours correctement en logique le
terme : abstraction. Nous ne devons pas dire : abstraire quelque chose mais abstraire de quelque
chose. Si, par exemple, dans un drap écarlate je pense uniquement la couleur rouge, je fais
abstraction du drap ; si je fais en outre abstraction de ce dernier en me mettant à penser l’écarlate
comme une substance matérielle en général, je fais abstraction d’encore plus de déterminations, et
mon concept est devenu par là encore plus abstrait. Car plus on écarte d’un concept de caractères
distinctifs des choses, c’est-à-dire plus on en abstrait de déterminations, plus le concept est abstrait.
C’est donc abstrayants qu’on devrait nommer les concepts abstraits, c’est-à-dire ceux dans lesquels
davantage d’abstractions ont eu lieu » (E. Kant, Logique, trad. L. Guillermit, Vrin, 1997, p. 104).
Dans son opuscule Réponse à Eberhard (1790), Kant rejette comme impropre l’opposition que ce
dernier prétendait établir entre temps abstrait et temps concret : on n’abstrait pas un concept comme
caractère commun, mais dans l’usage d’un concept, on fait abstraction de la diversité de ce qui est
contenu sous lui. Il est au pouvoir des chimistes d’abstraire quelque chose, lorsqu’ils extraient un
liquide d’autres matières pour l’isoler ; le philosophe fait abstraction de ce qu’il ne veut pas prendre
en considération dans un certain usage du concept. Selon Kant, la distinction de l’abstrait et du
concret ne saurait concerner que l’usage des concepts, et non les concepts eux-mêmes.
60 E. Kant, Dissertation de 1770 § 6, AK II, trad. F. Alquié, Œuvres philosophiques I, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 640.
61 Voir Le concept.
62 L’analyse (voir ce chapitre) est bien une abstraction, mais elle conserve les éléments qu’elle a
séparés, elle ne les met pas entre parenthèses.
63 Voir Le concept.
64 Aristote, Métaphysique K, 3, 1061a 28-31.
65 Ibid., 1061 b 3.
66 Ibid., 1061 b 8-10.
67 La métaphore de la « statue intérieure » a été utilisée par Plotin (Ennéades I, 6, 9) pour figurer la
« beauté de l’âme bonne » : celui qui sculpte sa propre statue en se dépouillant de la matière
charnelle finit par faire apparaître l’éclat divin de sa vertu.
68 Voir Le raisonnement.
69 II, 19.
70 C’est l’exemple de Sénèque (Lettre CXXVII, 13).
71 J. Bentham, De l’ontologie, trad. fr., Seuil, 1997, p. 165.
72 Voir Le concept.
73 J. Locke, Essai sur l’entendement humain, III, 3.
74 Ibid. II, 11, §10.
75 J. Locke, Essai sur l’entendement humain II, 11, § 9, trad. J.-M. Vienne, Vrin, 2001, p. 259.
76 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, trad. de D. Berlioz, GF-Flammarion, 1991,
p. 45.
77 J. Locke, Essai sur l’entendement humain IV, 7, § 9 , op. cit., p. 381.
78 Ibid.
79 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, op. cit., p. 52
80 G. Berkeley, Nouvelle théorie de la vision I § 125, trad. L. Déchéry, PUF, 1985, p. 264-265.
81 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, op. cit., p. 48.
82 Ibid., p. 49.
83 Ibid., § 16.
84 Ibid., § 10.
85 D. Hume, Traité de la nature humaine I, 1, 7, trad. P. Baranger et P. Saltel, GF-Flammarion,
1995, p. 62.
86 D. Hume, Traité de la nature humaine I, 1,7.
87 Ibid, p. 67-68.
88 Ibid, p. 68
89 Ibid.
90 M. Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, trad. J.-F.
Courtine, Gallimard, 1977, p. 141.
91 G.W.F. Hegel, « Qui pense abstraitement ? », trad. M.-T. Bernon, Revue d’enseignement de la
philosophie, numéro 4, avril-mai 1972. Traduit sous le titre de Qui pense abstrait ? par A. Simhon
(Hermann, 2007).
92 Inversement, on a parlé de « musique concrète » pour dire un art sonore qui renonçait aux
mélodies au profit des bruits. En un sens, évidemment, tout art est abstrait, et aucun art ne l’est.
93 W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, trad. fr., Gallimard,
1988. Comme P. Mondrian, l’autre inventeur de l’« art abstrait », Kandinsky fut membre de la
Société de Théosophie, d’origine néoplatonicienne.
94 Voir L’universel.
95 Dans Les Vagabonds.
96 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, § 31.
97 E. Husserl, L’Idée de la phénoménologie, troisième leçon, trad. André Lowit, PUF, 1994, p. 72.
98 E. Husserl, De la réduction phénoménologique. Textes posthumes (1926-1935), trad. J.-F.
Pastureau, Jérôme Millon, 2007, p. 85.
99 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, § 32, trad. P. Ricœur, Gallimard, 1950,
p. 102.
100 Ce sont les stoïciens qui ont introduit le terme d’épochè en philosophie mais Zénon réservait la
suspension de jugement à des cas exceptionnels. Arcésilas, académicien sceptique, a étendu l’épochè
à l’ensemble des jugements.
101 E. Husserl, L’Idée de la phénoménologie, troisième leçon, op. cit., p. 69.
102 E. Husserl, De la réduction phénoménologique, op. cit., p. 65.
103 Ibid.
104 Voir L’essence.
105 E. Husserl, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J. English, PUF, 1991, p.
152-153.
106 B. Russell et A.N. Whitehead, Principia Mathématica § 111.
107 L. Wittgenstein, Le Cahier bleu in Le Cahier bleu et Le Cahier brun, trad. M. Goldberg et J.
Sackur, Gallimard, 1996, p. 57.
108 Ibid.
109 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 532.
110 Voir Le concept.
3. L’activité
 
 
 
On a tour à tour défini l’homme par ce qu’il pense (parce qu’il pense), par
ce qu’il cache (Freud) et par ce qu’il fait. On connaît le coup de force
symbolique opéré par Goethe au début de son Faust contre la première
phrase du Prologue de l’Évangile selon saint Jean : « Au commencement
était l’action ». « Que faire ? » est une question moderne par excellence, qui
n’apparaît que très tardivement (au XIXe siècle) comme primordiale. Elle
doit être comprise comme une façon d’évacuer la question académique du «
qui suis-je ? ».
L’activité est à la fois le signe de l’inachèvement du monde et celui de la
finitude de l’homme. Dieu, en effet, n’agit pas ou plus car la perfection est
dans l’achèvement. D’où l’impossibilité grecque de penser un dieu comme
créateur, d’où également l’artifice de la doctrine tardive de la création
continuée. « L’activité, écrit Hegel, c’est la différenciation dans une unité,
c’est la véritable différence »111..
Les catégories lexicales ne sont pas des guides toujours sûrs car s’il est
vrai que la plupart des verbes désignent des actions (manger, marcher,
creuser)112., il en est qui renvoient à des états passifs (exister, subir). En
distinguant les verbes d’état (comme éprouver) et les verbes d’action
(comme marcher), la grammaire hérite de la lointaine dualité de la
substance et de l’acte : être et faire.
On nomme acte le résultat de l’action ou celui de l’activité, mais l’action
renvoie tantôt au processus, tantôt au résultat. « Activité » est le terme le
plus englobant, il désigne à la fois la capacité à agir et l’action continuée
dans le temps.
Certains auteurs distinguent l’action de l’acte en ce que celle-là serait
toujours consciente alors que celui-ci ne l’est pas toujours (ainsi que le
montre assez l’acte réflexe). Aux yeux de Kant, la matière privée de vie
n’agit pas à proprement parler car il n’est d’action qu’intentionnelle.
Seulement, il n’est pas sûr que l’activité doive être réservée au vivant,
encore moins au conscient. Il semble, à l’inverse, que partout où il y a
mouvement, déplacement de matière ou d’énergie, l’on soit en droit de
parler d’activité. Toute transformation peut être considérée comme le
résultat d’une action113.. On dit d’un volcan ou d’une machine qu’ils sont
en activité. Nous voulons dire par là qu’ils sont le siège de certaines
transformations et qu’ils produisent certains effets. Mais dira-t-on que
l’éruption volcanique est une action ? Parlera-t-on de l’action d’un remède
après une guérison ? La langue commune répond par l’affirmative à ces
questions. Certes, un volcan en activité n’agit pas à proprement parler, mais
nous disons spontanément qu’un médicament absorbé commence à agir. De
même, nous parlons à la fois de l’activité et de l’action des machines. En
revanche, il semble impossible d’appliquer le terme d’acte au produit de
l’action d’un élément naturel ou d’un objet technique — pas même à un
animal : alors que l’action est le processus au cours duquel et grâce auquel
un certain travail a été effectué (processus dont les machines et la nature
peuvent être le siège), l’acte présuppose une conscience finalisée. Pourtant,
la langue commune ignore cette distinction dans certains cas : l’acte réflexe,
déjà mentionné, est inconscient, involontaire.
L’agir paraît avoir une extension plus grande que l’activité. Le concept
sociologique de « population active » englobe les chômeurs. En outre, une
simple tentative peut être une action à part entière : la préparation d’un
attentat, par exemple, est considérée par le code pénal comme un acte
criminel. On appelle action primitive une action qu’il est en notre pouvoir
immédiat de faire, en deçà de la tentative, de l’échec ou du succès.
Un acte peut être simple ou composé. Un geste est un acte simple mais il
entre la plupart du temps dans un ensemble d’autres actes simples qui,
ordonnés, constituent un acte composé. Une activité aussi banale que celle
de « faire la cuisine » inclut une multitude d’actes dont la sociologie de
l’action s’efforce de constituer le lexique et la syntaxe. Des sociologues de
l’action (« praxéologues ») ont proposé le terme de praxèmes pour désigner
ces atomes de pratique. Gilberth a appelé therbligs (c’est l’anagramme de
son nom) ou stèmes les unités atomiques de l’action correspondant aux
mouvements du travail. Ainsi l’action de « prendre un écrou approprié et le
placer sur tel boulon » implique les therbligs suivants : choisir, saisir,
transporter, positionner, assembler. Chacune de ces actions élémentaires
peut être symbolisée par un logo — la composition de ces logos constitue
l’analogue d’une phrase, qui dit l’ordre de l’action composée. Ainsi toutes
les actions élémentaires nécessaires à la cuisine (une recette implique
l’unité d’un certain nombre d’objets — instruments et matériaux — et
d’actes) peuvent être répertoriées, nommées, classées et symbolisées.
On distingue l’agent et l’acteur. Pour Sartre, la liberté est la condition
première de l’action ; l’action suppose une intention : le fumeur maladroit
qui a fait, par mégarde, exploser une poudrière, n’a pas agi. Un geste ne
suffit donc pas à faire un acte.
La dualité de l’agir et du faire est issue du latin (agere et facere) et
remonte au grec (prattein et poïein). Agir est intransitif, on n’agit pas
quelque chose, on agit dans l’absolu ; faire est transitif, on fait quelque
chose même si ce quelque chose n’est pas une chose (comme lorsque l’on
fait la paix, l’amour, ou que l’on fait peur). À la différence du faire, qui peut
être instantané et ponctuel, l’agir implique la durée. On peut se demander si
tout compte fait on ne fait pas toujours quelque chose car ne rien faire peut
être une forme éminente d’action — comme on le voit dans l’attente.
L’abstention électorale est un acte politique à part entière, et le droit peut
sanctionner le fait de ne pas porter secours (non-assistance à personne en
danger). Ne rien faire, c’est encore faire. Caton disait que l’homme n’est
jamais aussi actif que lorsqu’il ne fait rien. La grève n’est-elle pas l’une des
actions les plus fortes que puissent mener ceux qui travaillent ? Le faire est
plus vaste que l’agir. Les clochards de Beckett font quelque chose en
attendant Godot, mais ils n’agissent pas. Cela dit, en français, « faire » peut
convenir au produire aussi bien qu’à l’agir, voire au-delà. Lorsque l’on fait
son lit, ou qu’on fait pitié, lorsqu’on fait fortune, l’amour114. ou la guerre,
quelque chose est changé dans le réel à cause d’un agent humain. Qu’est-ce
qui a été fait quand on a fait la paix, qu’est-ce qui a été fait lorsque l’on a
fait l’amour ? En un sens rien : les traces de l’amour peuvent être cachées,
quant à la paix, elle n’est faite justement que lorsque la guerre cesse.
Pourtant, dans l’ordre symbolique, l’amour, la paix sont parmi les plus
grandes actions qui soient. Qui prétendrait qu’il n’y a que dans les films
d’action qu’il se passe quelque chose ?
Les autres langues européennes connaissent une semblable dualité :
l’anglais distingue to do (faire) et to make (agir), auxquels correspondent
respectivement en allemand les verbes tun et machen. Mais les chiasmes
sont possibles : to do et tun peuvent prendre la valeur forte du facere
(poïein), tandis que to make et machen peuvent prendre la valeur plus faible
de l’agere (prattein). En allemand, machen signifie faire au sens de
produire, fabriquer, lorsque l’action porte sur un objet physique. Le verbe
tun signifie également faire mais il est employé plutôt pour désigner l’acte
dans un sens plus abstrait, plus général. Dans la question Was soll ich tun ?,
que Kant dit être la question centrale de la moralité, il s’agit de savoir ce
qu’il faut que je fasse : Kant dit que l’art se distingue de la nature comme le
« faire » (tun, facere) se distingue de l’« agir » et du « causer » en général
(handeln, agere) et que le produit ou la suite de l’un, en tant qu’« œuvre »
(opus), résultat de l’opérer (wirken) diffère du produit ou de la suite de
l’autre, en tant qu’« effet » (effectus)115.. Kant distingue par conséquent
l’action en général (Handlung) et l’acte (Tat) qui est l’action soumise à la
loi morale et dont le sujet est par conséquent libre. Hegel déplacera la
distinction : par rapport à l’acte de faire en général (Tat), l’action
(Handlung) correspond au projet d’agir et au savoir qui l’accompagne. En
anglais, un principe de distinction analogue apparaît entre to make et to do.
I have much to do signifie « j’ai beaucoup à faire ». Là aussi le verbe porte
sur un complément d’objet, mais dont le contenu est plus pragmatique que
poïétique : action plus que réalité concrète. Là où le français use du même
mot, l’anglais emploie deux mots différents pour dire « fais ton devoir » (do
your duty) et « le boulanger fait du pain » (the baker makes bread). Le
concept d’activité englobe l’agir et le faire. Il permet de surmonter les
dualités précédentes.
 
 
I. LA POSITIVITÉ DE L’ACTE/ACTION
 
L’acte ou action a représenté un pôle positif par rapport à la puissance, à la
passion et à la réaction.
 
 
1. La théorie aristotélicienne de la puissance et de l’acte
 
L’opposition aristotélicienne de la puissance (dunamis, traduite par
potentia en latin scolastique) et de l’acte (énergeia, traduite par actus)
correspond à l’opposition entre la virtualité du possible et la réalité
effective. Elle nous enseigne que l’acte est toujours le déploiement d’une
force qui aurait pu aussi bien ne pas se manifester.
Au livre thêta de la Métaphysique, Aristote réfute la thèse mégarique116.
selon laquelle il n’y a de puissance que lorsqu’il y a acte117.. Le Stagirite
entend préserver la contingence des futurs contre le strict nécessitarisme des
Mégariques. Une vertu continue d’être quand bien même elle ne serait pas
exercée : un architecte reste architecte lorsqu’il ne construit pas.
Aristote définit le mouvement comme acte118.. L’actualisation est le
mouvement qui fait passer de la puissance à l’acte119.. Il n’y a pas
d’opposition réelle entre l’acte et la puissance : l’acte est la puissance
réalisée, la puissance est l’acte à venir.
L’acte chez Aristote traduit soit l’énergeia, le processus, le changement en
cours d’accomplissement, soit l’entélékheia (l’entéléchie), le résultat,
l’aboutissement du changement réalisé120.. « Action » en français a ces
deux sens.
La notion d’acte est liée à celle d’essence chez Aristote. Si l’essence,
forme ou quiddité121., est un principe premier, c’est qu’elle est un acte et
que l’acte est toujours antérieur à la puissance. L’acte est à la puissance ce
que l’homme éveillé est au dormeur, ou la statue à l’airain. L’acte est la
forme, ce qui reste égal à soi-même tout le temps qu’il a lieu122.. Pour
Aristote, la forme ou l’essence est acte par rapport à la matière qui n’est que
puissance. L’acte est la possession de la forme ou perfection dont l’être est
susceptible. Il doit être distingué de l’action, c’est-à-dire du mouvement. Ou
plutôt, la notion d’acte a deux sens chez Aristote : l’acte est la forme par
opposition à la matière et l’exercice même de l’activité par opposition à la
puissance de l’activité. Aristote distingue l’activité qui tend à un but
extérieur et celle qui est à elle-même sa propre fin123.. Dans l’Éthique à
Nicomaque124., il dit que le bonheur étant ce en vue de quoi agissent les
hommes, il est une autre catégorie que l’action : il est un acte alors que
l’action est un mouvement relatif à une fin. Dans le cas de l’activité qui
tend à une fin extérieure, la forme est cette fin même ; elle s’identifie donc
en un sens à l’activité : la maison contient en soi la construction. Pour ce
qui est de l’activité qui est à elle-même sa propre fin, elle est, elle aussi,
identique à la forme puisqu’en ce cas l’intelligent se confond avec
l’intelligible.
L’acte est la référence par rapport à laquelle sont situés et ordonnés les
êtres en puissance. Aristote distingue deux degrés de l’acte : l’âme par
exemple, qui est la forme constituant le corps organisé, est la première
entéléchie de ce corps, elle est son acte premier. Le second degré de l’acte
est l’exercice de la sensation ou de la pensée : il existe chez l’être animé
une puissance de voir qui s’actualise dans une vision de fait125..
L’essence, qui est pour un être le fait de continuer à être ce qu’il est, est
l’acte par excellence. Le livre lambda de la Métaphysique établit une
hiérarchie depuis la matière qui est seulement puissance jusqu’à l’acte pur.
Aristote lie la matière à la puissance et la forme à l’acte. D’où son concept
d’acte pur réservé à Dieu — pensée, donc forme pure sans matière, car
pensée de la pensée. L’acte pur (Aristote dit : acte par soi-même) est l’acte
achevé, parfait, sans puissance. Il est à la fois ce qu’il y a de plus éloigné de
la matière (laquelle n’est que puissance) et du mouvement (Dieu est le
moteur immobile).
Dans l’analyse aristotélicienne de la substance, l’actualisation désigne le
passage de la puissance à l’acte. Fondée sur la primauté ontologique des
Idées, la méthode de division platonicienne constituait les espèces à partir
du genre, et procédait donc de la puissance à l’acte. Mais la théorie du
premier moteur immobile, acte pur, impose à Aristote d’affirmer le primat
et l’antériorité de l’acte sur la puissance. Si l’acte est « le fait pour une
chose d’exister en réalité », il y a toujours un moteur premier et le moteur
existe déjà en acte. L’analyse du mouvement126. éclaire cette prééminence
de l’acte en soulignant l’indistinction primitive de l’acte et de la puissance,
le mouvement étant l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel.
L’actualisation est donc aussi bien énergeia, l’acte du changement en train
de s’accomplir, qu’entélékheia, l’acte réalisé de ce qui est accompli.
Il y a antériorité de l’acte sur la puissance127. même si dans la réalité
sensible il semble que ce soit la puissance qui précède l’acte. En fait, selon
Aristote, même dans la réalité sensible l’acte précède la puissance car l’être
en acte ne provient d’un être en puissance que sous l’impulsion d’un autre
être en acte.
Il y a antériorité de l’acte du point de vue logique : la notion d’être en
puissance ne peut se définir que par rapport à celle d’être en acte, et
antériorité du point de vue substantiel car l’être en puissance tient son
essence d’un être en acte. Puisque l’acte est la fonction agissante d’un être
actuellement existant, il est le principe final d’explication de cet être. C’est
la vision qui explique l’œil, et non l’œil la vision. Par l’abstraction,
l’intelligence fait passer à l’acte les intelligibles qui n’étaient qu’en
puissance dans les sensibles128.. Comprendre, c’est actualiser dans l’âme
des intelligibles qu’elle contient en puissance grâce à cette partie de l’âme
nommée intellect agent129..
La philosophie thomiste de l’action, issue de la conception
aristotélicienne, part du principe que tout être fini est principe d’activité :
agere sequitur esse, agir dérive de l’être. L’activité est relative à la nature
de l’agent : agere sequitur formam, l’agir dépend de la forme. Elle est un
changement, une modification d’être, un supplément qui actualise une
certaine puissance.
Par ailleurs, à partir de la distinction aristotélicienne du prattein et du
poïein130., Thomas d’Aquin distingue les activités immanentes (comme
marcher) qui ne mettent en jeu que le corps, et les activités transitives qui
donnent au corps propre la possibilité d’affecter un autre corps (comme
déboucher une bouteille). Également à partir d’Aristote, Thomas d’Aquin
distingue l’acte premier qui est la disposition effective — comme la science
—, l’acte par lequel l’être est purement et simplement ou selon telle ou telle
forme ou essence, et l’acte second qui est sa réalisation, l’opération par
laquelle l’acte se communique, comme l’exercice de la science : le second
est plus parfait que le premier131., il correspond à un surplus d’être.
 
 
2. La supériorité de l’action sur la passion
 
L’actif et le passif forment l’un des couples de contraires les plus
importants de la pensée et sont présents dans un grand nombre de domaines
(l’intellect actif et l’intellect passif chez Aristote, la sexualité active et la
sexualité passive chez Freud, l’actif et le passif en économie...). La pensée
centrale de toutes les sagesses anciennes, qu’elles viennent d’Orient ou
d’Occident, est la constance, voire l’éradication des affects. Cela dit, l’idée
d’une supériorité de l’action affirmative sur la passion négative est loin
d’avoir été universellement répandue. Dans la Chine ancienne, la
conception du monde est globalement gouvernée par l’alternance du yang,
masculin, et du yin, féminin. Mais alors qu’en Europe l’activité est une
valeur masculine valorisée parce qu’elle correspond à la domination du
monde et à la maîtrise de soi et la passivité, une valeur féminine, en Chine,
c’est à l’inverse la passivité qui est associée au masculin et l’activité au
féminin132..
À l’antithèse aristotélicienne de l’action et de la production133., Descartes
substitue celle de l’action et de la passion. Les « passions de l’âme » sont
l’expression de l’emprise du corps, c’est-à-dire des « esprits animaux », sur
l’âme. Mais dans une lettre Descartes précise qu’il a toujours estimé que «
c’est une seule et même chose qu’on appelle action quand elle est rapportée
à son point de départ et passion quand elle est rapportée au point vers lequel
elle tend ou auquel elle est reçue »134.. Cette réversibilité des contraires
avait déjà été aperçue par Aristote : l’actif, dit-il dans De la génération et de
la corruption135. rend semblable à lui le patient : en brûlant le bois, le feu
lui donne sa chaleur. « En un sens, dit Aristote, il y a identité de l’agent et
du patient, mais, en un autre sens, il y a altérité et dissemblance entre eux
»136.. Ils sont « génétiquement identiques et semblables et spécifiquement
dissemblables »137.. Dans De l’âme138., Aristote pose l’identité entre subir
et être en activité.
Spinoza retrouve le sens d’une opposition tranchée entre l’action et la
passion, l’actif et le passif. Dans l’Éthique il définit l’action par rapport à
l’idée de cause adéquate et la passion par rapport à celle de cause partielle :
« nous sommes actifs lorsqu’en nous ou hors de nous il se produit quelque
chose dont nous sommes la cause adéquate c’est-à-dire (…) lorsque de
notre nature il suit en nous ou hors de nous quelque chose que l’on peut
comprendre clairement et distinctement par elle seule (…). Nous sommes
passifs lorsqu’il se produit en nous quelque chose (…) dont nous ne
sommes que la cause partielle »139..
Leibniz reprend une conception semblable lorsqu’il écrit dans sa
Monadologie que « la créature est dite agir au dehors en tant qu’elle a de la
perfection, et pâtir d’une autre en tant qu’elle est imparfaite. Ainsi l’on
attribue l’action à la monade en tant qu’elle a des perceptions distinctes et
la passion en tant qu’elle en a de confuses »140.. Plus loin, Leibniz écrit,
comme Descartes, que ce qui est actif à certains égards est passif suivant un
autre point de considération : actif en tant que ce qu’on connaît
distinctement en lui sert à rendre raison de ce qui se passe dans un autre, et
passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui se trouve dans ce qui se
connaît distinctement dans un autre141..
La psychanalyse remplacera le couple action/passion par le couple
activité/passivité. L’opposition sera à la fois maintenue et dépassée : une
grande part d’activité, en effet, peut s’avérer nécessaire pour poursuivre un
but passif. Aux yeux de Freud, les caractères d’activité et de passivité sont
des qualités qui peuvent être attribués au but des pulsions, mais pas à celles-
ci. Or le but de la pulsion est la satisfaction grâce à laquelle la tension se
trouve résolue. Il convient par conséquent de penser l’activité et la passivité
comme les modalités de la satisfaction pulsionnelle.
Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre emploie ce double
oxymore : « activité passive » et « passivité active ». L’activité passive est
le résultat de l’aliénation, elle s’inscrit dans le champ du pratico-inerte142..
Elle est la condition de l’activité commune143. et correspond à l’activité de
l’individu commun qui consent à une certaine inertie (discipline,
spécialisation) pour mieux servir à la praxis commune. Déjà les Cahiers
pour une morale définissaient l’action comme « intériorisation de
l’extériorité et extériorisation de l’intériorité »144..
 
 
3. La supériorité de l’action sur la réaction
 
Le terme de réaction est anaphorique, il implique un rapport avec un
antécédent. Il s’impose d’abord dans la physique avec Newton. L’égalité de
l’action et de la réaction est l’un des grands principes de la mécanique
classique. Le mot de réaction apparaîtra dans le vocabulaire médical au
début du XIXe siècle en gardant sa signification physique. La réaction sera
alors considérée comme spécifique du vivant car elle exprime une forme de
résistance à tout ce qui peut le mettre en péril. Les poètes romantiques et les
physiologues vitalistes refuseront ce paradigme mécaniciste de l’action-
réaction145. qui rend « l’âme » superflue. C’est durant le siècle des
Lumières que le couple action/réaction sert de support pour nombre de
controverses intellectuelles, celle entre Diderot et Rousseau à propos du
matérialisme, par exemple. Alors que Rousseau considère la matière
comme passive, ce qui suppose l’existence d’un Dieu créateur, Diderot la
voit comme créatrice de mouvement par elle-même.
Dans son livre Action et réaction146., Jean Starobinski montre comment
la politique s’est emparée de vocables qui n’avaient au départ qu’un sens
philosophique, physique et médical. C’est avec Diderot, et surtout avec
madame de Staël et Benjamin Constant que le terme de « réaction » prend
le sens politique qu’il conservera jusqu’à l’époque contemporaine. Sous la
poussée des mouvements réformistes et révolutionnaires, qui se donneront
l’attribut de progressistes, « réactionnaire » sera un adjectif de flétrissure
ayant pour objectif d’achever d’éliminer symboliquement ceux qui sont
déjà censés être condamnés par l’Histoire. Alors que le conservateur
voudrait que le présent dure indéfiniment et que le progressiste appelle de
ses vœux un futur meilleur, le réactionnaire garde des yeux nostalgiques
tournés vers le passé, subit le malheur du présent et a l’angoisse de l’avenir.
Nietzsche fait du couple action-réaction, ou plutôt actif-réactif comme
qualificatif de forces un élément essentiel de sa théorie de la volonté de
puissance. La Généalogie de la morale analyse la façon dont la morale
chrétienne — celle des faibles — a représenté une inversion des valeurs
aristocratiques antiques : le bon (le fort) est devenu mauvais, le mauvais (le
faible) est devenu bon — ainsi l’orgueil a-t-il été requalifié en vice et
l’humilité en vertu. La réactivité est la seule activité dont le faible (celui
dont la volonté de puissance est tombée à un bas niveau d’énergie) soit
capable. La force du faible réside seulement dans sa négation de la force. Le
sentiment du faible n’est pas actif, mais réactif : il s’appelle ressentiment.
L’homme du ressentiment a pour lui la bonne conscience, qu’il a
développée sur le terreau de la mauvaise conscience : ainsi nomme-t-il
justice sa vengeance147.. La faiblesse est devenue la force, c’est cela
qu’elle appelle sa vertu — dont la valeur a été proprement énervée par
moralisation (virtus en latin signifiait la force). « L’homme actif, agressif,
même violemment agressif, écrit Nietzsche, est encore cent fois plus près de
la justice que l’homme réactif »148.. La religion chrétienne et l’idéal
démocratique sont interprétés par Nietzsche comme les grands mouvements
de cette réactivité qui a fini par gagner l’histoire et que seul le renversement
de toutes les valeurs, incarné par le surhomme annoncé par Zarathoustra,
pourra écarter.
 
 
II. LA DUALITÉ DE LA CONTEMPLATION ET DE L’ACTION : VOIR LA PRATIQUE
 
 
III. UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ACTION
 
L’âme pense toujours, le corps agit toujours, et la pensée est une action.
L’activité humaine est téléologique : les déterminations n’obéissent pas à
l’ordre naturel des phénomènes. Francis Bacon avait fait remarquer que ce
qui joue le rôle de cause pour la spéculation devient une règle pour l’action
pratique ; le but devient cause, la fin précède les moyens. C’est cette finalité
qui indûment transposée au monde de la nature a produit la conception des
causes finales. L’acte est une flèche décochée, il est irréversible, il ne
revient pas à son point de départ. Rien de tel que l’acte pour prendre la
mesure du temps. La difficulté d’une philosophie de l’action tient
immédiatement à l’impossibilité pratique où elle se trouve de répondre à la
plus simple question du commencement et de la fin. La vie est un
continuum au sein duquel nous sommes conduits, par le langage même
(Bergson), à opérer des découpes artificielles.
Donald Davidson pose ces questions topiques : « Quels sont les
événements qui, dans l’existence d’une personne, signalent la présence de
l’agir ? À quoi reconnaît-on ses actes ou les choses qu’elle a faites, par
opposition aux choses qui lui sont simplement arrivées ? »149.. On appelle
théorie de l’action une théorie développée dans le cadre de la philosophie
analytique et qui vise d’une part à établir une démarcation rigoureuse entre
les actions volontaires et les mouvements involontaires, et d’autre part à
dégager la structure logique des énoncés portant sur les actions. La
philosophie de l’action a eu, entre autres problèmes, à trancher la question
de savoir si l’intention correspond à une réalité objective ou bien si elle
n’est qu’une description possible d’un certain type d’action.
Selon la théorie unitaire de l’individuation des actions, défendue par E.
Anscombe et D. Davidson, une action dont nous donnons plusieurs
descriptions est identique à elle-même. Selon la théorie complexe, la
multiplicité ne fait pas partie des descriptions de l’action mais de l’action
elle-même. Dans le premier cas, l’action est un événement, dans le second,
une propriété. La théorie unitaire sous-tend les traitements extensionnels
des phrases d’action (une phrase d’action est une phrase décrivant une
action) qui utilisent un métalangage limité au premier ordre tandis que la
théorie complexe est au fondement des théories intensionnelles d’ordre
supérieur, analogues aux logiques modales.
 
 
1. L’acte et l’agent
 
De l’action, Nietzsche disait qu’on ne connaît ni son origine ni ses
conséquences, et il se demandait si elle possède une valeur. Comment
comprendre la relation entre l’acte et son agent : y a-t-il identité possible,
ou supplément nécessaire ? L’acte ressemble-t-il toujours à celui qui l’a
commis ? Que signifie l’expression en ce domaine ? Un agent n’est pas un
simple acteur — ainsi qu’on le voit dans le domaine politique (c’est lorsque
les responsables ne sont plus agents qu’ils endossent le rôle d’acteurs). Ne
rien faire peut être le fait d’un agent ; pas celui d’un acteur. Mais s’il fait,
l’acteur n’agit pas.
L’homme, doué de parole, est capable d’action. Un agent est
insubstituable. On ne peut jamais agir proprement à la place de quelqu’un
d’autre. Les actions se multiplient avec les agents, remarquait Thomas
d’Aquin150.. Ainsi plusieurs ministres différents ne peuvent-ils pas
administrer en même temps le baptême sur une même personne. Un muet et
un manchot ne pourraient s’associer sous prétexte que le premier ne parle
pas et que le second ne peut faire de geste. Pourtant, la quasi-totalité de nos
actions sont de type coopératif.
Le Destin réduisait l’action humaine à l’état de pure apparence. Il y a une
irréductible contingence dans l’action : pouvoir faire signifie pouvoir faire
autrement, observait Leibniz151.. Pourtant l’action crée presque toujours
l’illusion de sa propre nécessité. La fascination qu’exercent les travaux
quotidiens non marchands sur nombre de nos contemporains (nettoyage,
rangement, bricolage, jardinage etc.) vient de ce que le résultat en est
immédiatement visible. Aucune expérience intellectuelle ne nous donne une
image semblable. On ne saura jamais l’impact de la plupart de nos actions ;
un meuble poussiéreux qui ne l’est plus est, en revanche, le signe immédiat
et évident de l’efficacité d’une action.
Aux antipodes de cette expérience banale, quelle action imputer à Œdipe ?
Pas le meurtre de son père puisqu’il n’en avait pas l’intention ; pourtant
c’est ce qu’il a fait. C’est pour résoudre cette difficulté que Hegel
distinguait ce qu’un homme fait (Tat) et son action à proprement parler
(Handlung), déterminée par son projet et sa connaissance des
circonstances152..
«… car ils ne savent ce qu’ils font », disait Jésus à propos de ses
bourreaux. Mais sait-on jamais ce que l’on fait ?
Plus le lien entre l’agent et l’acte sera distendu, et plus l’acte sera assimilé
à un fait, voire à un événement. Évoquant les travaux de la philosophie
analytique, Paul Ricœur parlait d’une « sémantique de l’action sans agent
»153..
Avec sa notion de karma, la pensée indienne a accordé à l’action tout un
poids ontologique. Les philosophes bouddhistes ont souvent utilisé la
métaphore du fruit pour désigner l’acte détaché de celui dont il provient. Le
karma désigne à la fois l’acte et la loi universelle selon laquelle la
réincarnation dans la ronde des renaissances (samsara) est déterminée par
la somme des actes effectués durant une existence. L’idée d’une
permanence des actes est essentielle dans la philosophie indienne, qu’elle
soit de tradition brahmanique ou bouddhique. Mais le bouddhisme diverge
de la philosophie brahmanique en posant en même temps, ce qui donne une
contradiction apparente, le caractère illusoire de l’action : « Les passions,
les actes, les corps,/ Les agents, les effets/Sont analogues à une ville de
musiciens célestes/À un mirage, à un songe »154..
« L’action n’englue pas l’homme », affirme de son côté l’Ishâ
Upanishad155.. « Les chaînes du karma, commente Sri Aurobindo, lient
seulement les mouvements de la nature, mais non pas l’âme qui, par la
connaissance de soi, cesse d’être liée (…) au résultat de ses œuvres »156..
L’homme se libère non en devenant inactif mais en cessant de s’identifier
aux formes du mouvement, pour prendre conscience de l’identité véritable
dans le soi des choses qui est leur Seigneur157..
En toute action, écrivait Dante, l’intention première de l’agent, qui agit par
nécessité de nature ou volontairement, est de révéler sa propre image ; il en
résulte que tout agent, en tant qu’il agit, prend plaisir à agir puisque tout ce
qui est désire son être, et puisque dans l’action l’être de l’agent est en
quelque sorte intensifié, le plaisir suit nécessairement. Rien n’agit sans
rendre patent son être latent.
La psychanalyse peut être définie comme la théorie selon laquelle les
actions sont en réalité des actes d’un agent inconscient. Ainsi « l’acte
manqué » (Frehstellung) ne l’est-il qu’au regard de la conscience ; pour
l’inconscient, il est, à l’inverse, assez réussi. Il existe donc une catégorie
d’actes qui sont d’autant mieux réussis qu’ils sont manqués. À rebours de
cette conception, le héros incarnait l’identité de son individualité extérieure
et de son activité manifeste.
Dans Les Mouches158. de Jean-Paul Sartre, Oreste assume159. son acte
devant Électre, sa sœur : « J’ai fait mon acte160., Électre, et cet acte était
bon (…). Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai car ma liberté,
c’est lui ». On se fait en faisant : il n’est, en effet, pas d’activité qui ne
transforme en retour celui qui en est l’auteur.
Mais si le rapport d’identité (ou d’expression totale) peut être le signe de la
liberté dans le cas d’une assomption intérieure, il peut être également la
manifestation d’une inexorable nécessité. Tant qu’on a défini l’action
comme le contraire de la passion, on s’interdisait de voir que l’agent ou
l’acteur pouvait être la victime de sa propre action. Le terrible avec la peine
de mort tient à ce qu’elle réduit le coupable à n’être que son acte. Le
langage permet de désolidariser l’acte de son agent : par l’excuse, l’agent
assume son acte (il s’en reconnaît l’auteur) en même temps qu’il l’éloigne
de lui. Par le pardon, un tiers reconnaît le lien de l’agent à son acte en
même temps qu’il le délie de lui.
Réagissant à l’extensionnalisme de Frege, Wittgenstein dénonçait
l’influence abusive de l’attitude scientifique sur notre pensée quotidienne. Il
mettait en garde contre la tendance à interpréter nos déclarations sur nos
actions comme affirmant l’existence de quelque chose, en référence à quoi
ces déclarations pourraient être tenues pour vraies. Car dès que nous
entendons localiser ce nouvel élément dans quelque lieu intermédiaire entre
la volonté et l’événement, l’embarras devient inextricable. Preuve, selon
Wittgenstein, que chaque fois que nous disons ce que nous faisons, ce ne
sont pas les choses que nos expressions semblent désigner qui leur
confèrent signification mais l’usage contextuel que nous en faisons, en
conformité avec les règles de communication en vigueur dans notre groupe
linguistique.
Dans Actions et événements Davidson tente de réfuter une thèse largement
reçue et attribuée à Wittgenstein, selon laquelle les raisons ou motifs d’agir
d’un agent ne peuvent être les causes de son action. Les lois causales, en
effet, doivent être précises et mécaniques, et ont un pouvoir explicatif, alors
que les explications en termes de motivation n’ont pas ce pouvoir et sont
plutôt confuses. L’objectif de Davidson est de montrer qu’avoir un motif
d’agir est un état capable d’exercer une influence sur le comportement.
Vincent Descombes distingue l’analyse causative de l’analyse causale de
l’action. La théorie classique de l’action, chez les philosophes post-
cartésiens est le plus souvent une théorie causale : est appelé action le
mouvement du corps qui est causé par l’esprit ou la volonté. L’analyse
causative de l’action, quant à elle, conçoit l’action comme la causation d’un
résultat (et non comme l’effet d’une causation mentale). Plus précisément,
l’analyse causative de l’action est l’analyse causative de l’expression de
cette action dans une proposition narrative161..
Les philosophes classiques (Kant en particulier) distinguaient les motifs
rationnels et les mobiles sensibles. Aujourd’hui, nous parlons plus
globalement de motivations. Chaque action peut être décrite de deux points
de vue : nous pouvons dire à la fois « mon bras se lève » et « je lève le bras
». Mais nous ne pouvons pas dissocier les deux faits, lesquels renvoient
respectivement au monde objectif de la nature et à la sphère subjective de la
conscience. L’être humain est le seul vivant à pouvoir donner à son activité
une dimension axiologique : toute la différence du comportement et de la
conduite tient là. Les animaux ont un comportement, seul l’homme a une
conduite162..
En matière d’action, il existe un laisser-faire qui ne doit rien à l’économie :
le jardinier laisse pousser ses semis, le cuisinier laisse reposer la pâte ou
mariner la viande. Il y a pourtant là de véritables actions inséparables d’une
activité qui a commencement et fin. Ces actions risquent d’être négligées ou
oubliées par une description objectiviste. Par ailleurs, les techniques
modernes offrent toujours davantage de possibilités pour une action à
distance163., qui distendent entre l’agent et son action les rapports de
proximité spatiale et d’immédiateté temporelle toujours implicitement
présents dans l’analyse classique de l’action.
 
 
2. L’acte de langage
 
Dans l’opéra classique, les parties chantées expriment les émotions tandis
que les récitatifs décrivent les actions. Dans les films dits « d’action » du
cinéma contemporain, l’image tend à éliminer le discours pour n’être plus
qu’une représentation d’actions164..
L’opinion oppose l’action aux paroles mais l’homme d’action est un
homme de langage — même s’il n’est presque jamais un homme de parole !
À Rome, les acta (participe passé au neutre pluriel d’agere, et signifiant «
choses faites ») désignaient les procès-verbaux. Il nous en est resté l’acte au
sens d’écrit constatant une convention, et les actes (au pluriel), mémoires
officiels publiés par des sociétés savantes. Il arrive que l’acte médical se
réduise à un dialogue et à une prescription écrite — donc à des actes de
langage.
John Langshaw Austin a été le premier à mettre en lumière le rôle double
de certaines locutions. Dire « je le jure » devant un tribunal, ce n’est pas
seulement exprimer une idée, c’est aussi, c’est d’abord effectuer une action.
Des expressions telles que « la séance est ouverte », « je te permets de venir
», « je vous nomme caporal », « je te prête mon stylo », « va au diable ! »,
présentent la même particularité. L’ouvrage d’Austin How to do Things
with Words, traduit en français sous le titre Quand dire, c’est faire, analyse
systématiquement ces énoncés performatifs qui, à la différence des
constatifs, ne se bornent pas à décrire le réel, mais le transforment. Le
langage n’est pas seulement la description du monde et il ne sert pas
seulement à apprendre et à connaître. Il est aussi action sur le monde et sur
autrui. Promettre, par exemple, c’est agir par le langage et pas seulement
dire quelque chose. Austin distingue trois actes de parole simultanés dans
l’énonciation d’une phrase quelconque : a) un acte locutoire par lequel des
phonèmes sont articulés et combinés, et des notions représentées par les
mots sont évoquées et reliées syntaxiquement ; b) un acte illocutoire par
lequel une certaine transformation des rapports entre les interlocuteurs est
réalisé ; cet acte est socialement (et non logiquement ni
psychologiquement) déterminé ; c) un acte perlocutoire par lequel une fin
plus lointaine, indirecte, est atteinte : ainsi une question peut avoir pour
objectif de rendre service, de flatter ou bien à l’inverse d’embarrasser.
La théorie des « actes de parole »165. développée par John Robert Searle
se propose d’étudier systématiquement la force illocutionnaire des énoncés :
porteurs d’un sens, d’une signification abstraite et générale, les messages
échangés contribuent en même temps à établir ou à modifier les relations
entre interlocuteurs. On avait coutume de distinguer depuis Ferdinand de
Saussure l’aspect social et l’aspect individuel du langage. Le concept de
force illocutionnaire rompt l’opposition classique de la langue et de la
parole : les phrases ne prennent leur pleine valeur que dans une situation
donnée, selon les règles d’un véritable code social, qui échappe au contrôle
des locuteurs.
Quel peut être le sens d’un acte ? Est-il porté tout entier par le langage qui
le précède, l’accompagne ou le suit, ou bien réside-t-il dans une objectivité
qui pourrait très bien passer inaperçue ? La philosophie analytique écarte
délibérément la problématique de l’intention et de la volonté pour s’attacher
à la manière dont le sujet exprime, par ses phrases, son rapport à son action.
 
 
3. L’action et le monde
 
L’action la plus haute est rupture comme si l’on devait maintenant tout
recommencer dès le début disait Hegel dans la Préface de ses Principes de
la philosophie du droit. C’est ce commencement que l’on retrouve dans
l’initiative166.. Si nous pensons le monde comme achevé, écrivait Friedrich
Schlegel, notre action n’est plus rien. Si le monde était achevé, il n’y aurait
en effet qu’un savoir de ce monde, mais aucun agir. Aussi est-il de la plus
haute importance de penser que le monde est inachevé : notre destination
d’homme est de contribuer à son achèvement.
Une théorie de l’action n’est pas seulement une théorie de l’activité ; c’est
aussi une théorie du risque167.. Une action s’inscrit dans un système, et
même dans un système de systèmes. Talcott Parsons168., qui définit
l’action de manière très extensive (toute conduite humaine, collective ou
individuelle, consciente ou inconsciente, extérieure ou manifestée)169. a
établi une théorie systémique de l’action : l’action est un système
comprenant un certain nombre de sous-systèmes, elle est une dynamique
impliquant l’interaction entre des conditions d’effectuation, des buts, des
moyens et des normes. Le sociologue américain distingue quatre contextes
de l’action : biologique (les corps), psychique, social (à ce niveau nous
rencontrons l’interaction entre acteurs et groupes) et culturel (ce contexte
comprenant les normes, les modèles, les valeurs, les idéologies et les
connaissances constitue le domaine privilégié d’études de l’anthropologie
sociale et culturelle). À ces contextes, il conviendrait à présent d’en ajouter
un cinquième : l’environnement.
 
A. L’entreprise
 
Dans le concept d’entreprise, dont le sens institutionnel économique est le
dérivé le plus tardif, trois idées sont incluses : celle d’agression, celle de
risque, et celle de liberté.
En ancien français, au Moyen Âge, « entreprendre » signifiait « attaquer ».
Ainsi disait-on qu’une maladie entreprenait quelqu’un lorsque celui-ci était
atteint par elle. Une entreprise était une action militaire. Au sens figuré, un
peu plus tardif, qui fait passer l’agression du registre physique au registre
symbolique, le verbe voulait dire interpeller, accuser. « Entreprendre
quelqu’un », signifiait s’attaquer à lui par des railleries, le harceler, «
entreprendre sur quelqu’un » voulait dire s’arroger le droit de le juger, «
entreprendre contre quelqu’un » (une expression qui apparaît au XVIIe
siècle, à l’âge classique) signifiait engager contre lui une action hostile.
Aujourd’hui, nous disons encore, quoique rarement, que nous entreprenons
quelqu’un lorsque nous tentons d’agir sur lui.
Qu’elle soit physique ou symbolique, une agression est une action violente
destinée à ruiner l’intégrité de la personne ou de la vie d’autrui, lequel est
de ce fait traité en ennemi. Or, parallèlement à la ligne de sens qui vient
d’être évoquée, « entreprendre » comprenait aussi l’idée d’action sans
dimension agressive. Dès le Moyen Âge, « entreprendre » avait le sens,
désormais bien familier, de commencer quelque chose, se mettre à faire
quelque chose. Au XVIIe siècle, le verbe est utilisé à propos des rapports
marchands. C’est la première fois qu’« entreprendre » avait un sens
économique, lequel ne l’a plus quitté. À la même époque apparaît, pour le
mot « entrepreneur » (presque aussi ancien que le verbe « entreprendre »),
le sens, économique lui aussi, de personne qui se charge de l’exécution d’un
travail, particulièrement en matière de construction. « Entreprise » prend, à
la fin du XVIIe siècle, le sens d’opération commerciale170..
Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que le terme d’« entreprise »
prenne son sens actuel d’organisation de production de biens ou de services
à finalité commerciale. Suivra, vers le milieu du XIXe siècle, le mot «
entrepreneur ».
Même si elle a été atténuée, l’idée d’agression n’a pas complètement
disparu du sens de l’entreprise. Entreprendre, en effet, signifie
nécessairement changer un état de choses, un ordre établi.
À l’idée d’agression, s’ajoute celle de risque.
Guillaume Ier, prince d’Orange-Nassau, plus connu sous le nom de
Guillaume le Taciturne, héros de l’indépendance des Provinces-Unies (les
actuels Pays-Bas), au XVIe siècle, est l’auteur d’une très fameuse et belle
formule : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir
pour persévérer ». Il existe un nombre infini d’actions qui ne comprennent
pratiquement aucun risque : tel est le cas des actions mécaniques,
habituelles, répétitives. Entreprendre, c’est agir de manière risquée, car
c’est introduire de la nouveauté dans un contexte qui ne peut pas être
entièrement connu au départ.
Le risque171. est la probabilité d’un événement négatif, que celui-ci se
présente sous la forme d’un échec, d’un accident, ou d’une catastrophe. Il
vient à la fois des limites subjectives de la conscience et de la connaissance
de l’agent, et de la complexité objective du réel. Lorsque l’on prend la
résolution de faire quelque chose, que ce soit une action ou une œuvre, et
que l’on commence à l’exécuter, l’on est nécessairement dans l’incertitude
du résultat. Entreprendre, ce n’est pas seulement avoir à s’affronter à des
risques déjà présents, par exemple celui de ne pas trouver suffisamment de
clients pour acheter la marchandise produite, c’est aussi créer des risques
nouveaux.
Les sociétés traditionnelles étaient des sociétés dont le présent et l’avenir
étaient commandés par le passé. Tel est le sens étymologique de la tradition
: la force transmise, rapportée du passé. Les sociétés modernes, qui
commencent avec l’économie marchande apparue à la fin du Moyen Âge,
sont des sociétés orientées vers le futur. Toutes les grandes actions du
système économique dit capitaliste, épargner, investir, prêter, emprunter,
spéculer, s’assurer, sont orientées vers le futur172.. Or, le futur est la
dimension inconnue du temps. Lorsque les prévisions, déjà incertaines par
nature, sont impossibles pratiquement, restent l’anticipation, la spéculation.
Une entreprise, au sens économique du mot, est toujours un pari sur
l’avenir.
Mais le futur, dont les promesses sont à la mesure même des inquiétudes
qu’il suscite, est aussi le champ de notre liberté, laquelle constitue la
troisième dimension de l’entreprise.
Dans les sociétés traditionnelles, l’activité humaine est, jusque dans ses
moindres détails, réglée par la coutume, qui est la voix (la voie aussi) des
ancêtres. Il est hors de question d’inventer une autre technique de pêche ou
de construction des cases que celle qui a été enseignée par les mythes et la
tradition. Au Moyen Âge, les activités et les métiers étaient organisés et
dirigés par le système des corporations, qui imposait des contraintes
extrêmes à leurs membres, en compensation de la sécurité qu’il leur
assurait. Les sociétés modernes, à l’inverse, sont des sociétés d’entreprise,
c’est-à-dire d’innovation.
Entreprendre, c’est affirmer, par un acte autofondateur, l’existence d’un
moi libre qui ne doit qu’à lui-même les principes de son action. C’est
pourquoi la naissance et le développement du système capitaliste, dit
justement mais aussi de façon quelque peu redondante, système de libre
entreprise, sont parallèles à l’émergence et au développement du libéralisme
et de ce que, depuis Tocqueville, l’on appelle l’individualisme. À la
Renaissance, comme l’a montré Max Weber dans L’Éthique protestante et
l’esprit du capitalisme, le protestantisme, d’un même mouvement,
réhabilite le travail, la propriété privée, et l’argent. Petit à petit, l’activité
économique se libère des interdits et des normes du Moyen Âge. On
comprend que le nouveau système économique qui se met alors en place, et
que nous appelons capitalisme depuis l’historien allemand Werner Sombart,
ait eu, dès l’origine, partie liée avec le progrès des sciences et des
techniques. Si entreprendre, c’est innover, c’est-à-dire trouver de nouveaux
matériaux, de nouveaux procédés de fabrication, de nouvelles idées (on dit
aujourd’hui, en langage commercial : un nouveau concept), alors, on peut,
comme le faisait Joseph Aloïs Schumpeter, définir l’entrepreneur comme un
inventeur — ce que, notons-le en passant, notre « chef d’entreprise » n’est
pratiquement jamais.
En dehors ou au-delà de la sphère économique, le système de la libre
entreprise possède certainement une dimension politique. Si elle ne figure
pas explicitement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
du 26 août 1789, la liberté d’entreprendre se déduit de son article 4 : « La
liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi,
l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui
assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes
droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». « Pouvoir
faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » : l’idéologie entrepreneuriale ne se
contentera évidemment pas d’une telle définition négative de la liberté
d’entreprendre mais, du moins dans un contexte démocratique, la puissance
publique aura pour tâche et pour devoir de veiller à ce que cette liberté, qui
n’est, selon les textes constitutionnels, ni générale, ni absolue, ne ruine pas
la libre concurrence (d’où, par exemple, les lois antitrust).
On pourrait dire, pour paraphraser une formule célèbre de Clausewitz, que
la concurrence est une guerre faite avec d’autres moyens. On est parti d’un
sens oublié : celui de l’agression, d’abord contenu dans l’acte
d’entreprendre. Mais ce sens est loin d’avoir disparu : entreprendre, c’est
aussi, et parfois d’abord, entreprendre contre. Il faut, en effet, être insatisfait
— de soi, de sa famille, des autres ou du monde —, pour vouloir, pour
désirer entreprendre. C’est cette volonté, parfaitement ambivalente, que
Nietzsche eût rapporté à la volonté de puissance, qui fait à la fois les
progrès et les désastres de l’histoire humaine.
 
B. Opportunité et opportunisme
 
L’étymologie fait dériver opportunus, le mot latin qui a donné notre «
opportun », du préfixe ob, qui signifie « vers », et de portus, le « port ».
Opportunus se disait du vent le plus favorable pour les marins sur le chemin
du retour, du vent qui les poussait vers le port. Le vent opportun ne faisait
donc pas qu’être utile ou avantageux : il tombait bien.
Le terme « opportunité » est employé le plus souvent aujourd’hui dans un
sens qu’il n’avait pas et qui relève de l’anglais opportunity. « Opportunité »
signifie proprement « qui arrive au bon moment » ou encore « caractère de
ce qui est opportun ». Ainsi parlera-t-on de l’opportunité d’une mesure
prise dans le cadre de la lutte contre le chômage, pour dire sa pertinence.
Mais, par contamination avec le sens anglais, « opportunité » a fini par
signifier « condition favorable » ou « chance de faire quelque chose ».
Ainsi compris, le terme tend à être employé de plus en plus en économie :
on dira, par exemple, que certains pays offrent plus d’« opportunités » (de
possibilités) d’emplois pour les immigrants que d’autres, le « coût
d’opportunité » désignera un manque à gagner d’une possibilité non
exploitée etc. Par extension, « opportunité » sera utilisée à la place d’«
occasion favorable ». Cette équivoque témoigne des balancements de sens
et de conception dans lesquels l’opportunisme se trouvera pris : entre le
pôle subjectif de la décision et le pôle objectif des circonstances extérieures,
entre le pôle positif de l’occasion favorable et le pôle neutre d’un contexte à
exploiter.
Même si ces termes sont volontiers utilisés l’un à la place de l’autre, toute
occasion n’est pas une opportunité. On a défini le système de Malebranche
comme un occasionnalisme : selon ce philosophe, la véritable cause des
événements du monde, même les plus banals — un fruit tombe de l’arbre, je
lève le bras… — n’est autre que Dieu, lequel agit à l’occasion de ces
mouvements. On voit immédiatement qu’il serait absurde de qualifier
d’opportuniste le Dieu de Malebranche.
Les Grecs anciens disposaient du terme de kaïros pour désigner ce
moment opportun que les Latins traduiront par occasio. Le kaïros se
présente sur le mode de la rencontre173.. Il manifeste la jonction entre un
sujet agissant et une événementialité. « Battre le fer pendant qu’il est chaud
», dit le proverbe. Le kaïros implique l’idée que quelque chose doit en
résulter. Cette chose qui est presque une cause174. constitue l’un des sens
du mot « occasion » et est proche de la raison, du motif, du sujet. Le terme
grec d’eukaïria apportait un supplément à la dimension déjà favorable du
kaïros. Par le kaïros, la vertu s’associe au hasard — on parle communément
de « chance » lorsque le hasard est favorable.
Une occasion littéralement tombe bien (occidere, le verbe latin dont
occasus est le participe passé, signifie « tomber »). L’opportunité introduit
une verticalité dans la suite horizontale du temps, quelque chose qui vient la
scander et la couper. Un équivalent est donné en français avec « à-propos »
— dont le terme renvoie aussi bien au discours (« tenir un propos ») qu’à
l’objectif (« son propos est de… »). Comme l’opportunité, l’à-propos tombe
bien. L’occasion est la rencontre d’une activité et d’une temporalité
favorable.
Il n’y aurait pas de kaïros sans le temps, il n’y en aurait pas non plus dans
un monde sans action. Un Dieu éternel, qui vit hors du temps sans agir
ignore évidemment l’opportunité. Coincée entre un passé qui la pousse et
un futur qui l’appelle, l’opportunité est un présent infinitésimal. Avant
qu’elle n’advienne pour une conscience, elle était imprévisible : elle est de
l’ordre du surgissement. Après qu’elle est advenue, elle est déjà passée et ne
reviendra plus. Instant sans épaisseur, l’occasion est à la fois sans projet ni
retour. Insaisissable et irréversible, elle est ce qui révèle le mieux la
structure même de notre temporalité vécue.
Balthasar Gracian disait qu’« il faut traverser la vaste carrière du temps
pour arriver au centre de l’occasion »175.. L’opportuniste conjoint ainsi en
une efficace synthèse la vertu de la patience et la capacité à agir dans
l’immédiateté de l’urgence. Il sait à la fois attendre et ne pas attendre.
Il existe en effet deux façons inverses de manquer une occasion : en
agissant trop tôt et en agissant trop tard (ou pas du tout). L’opportuniste
n’est ni trop rapide ni trop lent. Il n’est pas précipité, mais il n’a pas l’esprit
de l’escalier. La précipitation qui voudrait rendre présent ce qui appartient
encore au passé, l’hésitation qui laisse passer ce qui devrait être là, et le
retard qui a laissé passer ce qui devait être présent sont les trois attitudes
contraires à l’opportunisme, lequel agit, comme le français le dit si bien, à
temps. L’opportunité nous place devant la plus radicale des alternatives :
c’est le moment ou jamais ! Avec l’occasion, la première fois est également
la dernière. Certes, une occasion perdue — le regret176. est sa trace
psychique — peut se retrouver, seulement ce n’est jamais la même. Dans
Phèdre, Platon parle d’akaïria, de manque d’à-propos : l’akaïros, en grec,
est celui qui rate le kaïros, et en même temps le mot renvoie au fâcheux, à
l’importun.
L’idée d’irréversibilité n’est pas ancienne. Dans le cadre d’une conception
cyclique du temps — repérable dans toutes les cultures — tout ce qui arrive
une fois peut revenir un nombre indéfini d’autres fois. Ainsi le caractère
absolu de la singularité de l’occasion restait-il inaperçu.
Si le kaïros est devenu un problème spéculatif en Grèce à partir du Ve
siècle avant notre ère, c’est parce que cette grande période de la culture
humaine fut celle de la philosophie, de la médecine rationnelle (avec
Hippocrate), de l’histoire libérée de ses mythes (avec Hérodote et
Thucydide) et de la démocratie. Il faut, en effet, que l’action devienne
humaine, c’est-à-dire autonome par rapport au destin et aux dieux, pour
qu’elle puisse être pensée comme une articulation appropriée au temps qui
passe. C’est pourquoi l’univers tragique — écrasé qu’il est par le destin —
n’est pas celui du kaïros.
Cela dit, les Grecs avaient également une conception objectiviste du temps
— Bergson disait : spatialisante — ils croyaient qu’il y avait dans le temps
qui passe des bons moments, c’est-à-dire des moments objectivement et
constamment privilégiés, propices à l’épanouissement d’un être ou au plein
développement d’un phénomène. L’origine de cette conception est
naturaliste : dans la vie d’un homme, il existe un âge optimal, celui de la
jeunesse ou de la maturité, où les vertus de la force et de la beauté sont
portées à l’excellence. De même, dans le cycle de la nature, il existe une
belle et bonne saison, celle où le grain doit être semé, celle où la récolte doit
être faite. Les Grecs appelaient « hôra » — c’est de ce mot que vient notre
« heure » — ce moment favorable qu’ils ont divinisé177.. Sans durée
déterminée, cette « hôra » est très proche du kaïros. En français, il nous est
resté quelque chose de cette opportunité lorsque nous disons : « c’est
l’heure ! » sans que cela renvoie à une heure constante de la montre.
C’est une conception analogue que développait la sagesse hébraïque de
l’Ecclésiaste : « Il y a pour tout un moment/et un temps pour toute chose
sous les cieux ;/ temps pour enfanter et temps pour mourir ;/ temps pour
planter et temps pour arracher le plant… » 178.
L’occasion est de l’ordre de l’occurrence (ce qui, littéralement, court à la
rencontre de) plutôt que de celui de la coïncidence (ce qui tombe en même
temps). « L’occasion est un hasard qui nous fait des offres de services »,
écrit Jankélévitch179.. Si l’occasion ne se gagne pas (elle peut en revanche
être créée), elle peut se perdre. Curieuse expression, au demeurant, que
celle de « perdre une occasion » : normalement, on ne perd que ce que l’on
avait. Or, qu’est-ce qu’« avoir une occasion » si celle-ci est manquée ? En
outre, une « occasion perdue » ne l’est pas forcément pour tout le monde —
aussi n’est-elle pas totalement perdue. Dans un univers de concurrence, des
occasions se créent sans cesse d’un côté parce qu’elles sont perdues de
l’autre. Le sport, qui est la mise en scène de cet univers, illustre bien cette
circulation.
Le kaïros n’existe pas pour celui qui ne sait pas le reconnaître — en ce
sens, il est une représentation (sans pour cela n’être qu’une représentation).
Pour celui qui ne le voit pas, un moment ne saurait être opportun ; il n’est
qu’un événement parmi d’autres, proprement insignifiant. Les opportunistes
ne sont donc pas seulement ceux qui, comme on dit, « saisissent » le
moment favorable, ils sont ceux qui le reconnaissent et même qui le
produisent. Ainsi l’opportunisme perdrait-il sa passivité première. Lorsque
l’on dit « manquer une occasion », tout se passe comme si l’occasion était
déjà là, en attente d’être prise soudainement (voir la vigoureuse et
pittoresque expression : « sauter sur une occasion »). Jankélévitch suggère
une analogie avec le débat sur la grâce qui avait mobilisé les théologiens à
l’époque classique : la grâce a besoin, pour être reçue, d’une conscience en
état de grâce ; Dieu donne sa grâce, mais il ne l’impose pas180..
Il est intéressant de répertorier les champs d’activité qui ignorent
l’opportunité. Dès l’Antiquité, la réflexion sur le moment opportun s’est
focalisée sur trois domaines privilégiés : l’action politique et militaire, la
pratique médicale et la rhétorique. Victoire ou défaite en stratégie, vie ou
mort en médecine, persuasion emportée ou pas en art oratoire, la bascule du
kaïros peut être définitive et avoir des implications considérables. Dans son
Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide accordait une place
importante à ces moments décisifs qui engagent le sort des cités :
négociations, alliances et ruptures d’alliances, déclarations de guerre. La
médecine est avec la guerre le domaine où l’existence de moments critiques
s’impose avec le plus de force. La crise181. est proprement le moment qui
fait basculer la maladie du côté de la guérison ou à l’inverse du côté de la
mort. Or, l’efficacité d’un remède ne repose pas seulement — et peut-être
pas d’abord — sur les qualités intrinsèques de ce remède, mais sur le
moment où celui-ci est administré182.. En rhétorique, le kaïros désignait le
principe gouvernant le choix d’un argumentation, les moyens utilisés pour
la développer et, plus particulièrement, le style adopté par l’orateur. La
réflexion sur la rhétorique a conduit à la découverte de ce que depuis
Charles Morris nous appelons la pragmatique : cette dimension du langage
qui, autonome par rapport à la syntaxe et à la sémantique, réalise le sens
dans le procès effectif de la parole. Dire quelque chose, ce n’est pas
seulement proférer des mots qui ont un sens en observant les règles
élémentaires de la grammaire de la langue, c’est le faire dans une certaine
situation, appropriée ou non. Si le grand orateur parle bien, ce n’est pas
seulement parce qu’il manie à la perfection sa langue, mais d’abord parce
qu’il saisit les sentiments de ceux auxquels il s’adresse et devine le moment
où il peut les faire pencher vers le sens qui est le sien.
On a parlé d’opportunisme philosophique à propos d’Anaxarque
d’Abdère183., maître de Pyrrhon, le fondateur de l’école sceptique, et on lui
attribue cette maxime : « Connaître la mesure de l’occasion, c’est cela la
prudence ». Le terme grec que l’on a l’habitude de traduire par « prudence »
est phronèsis, il est au cœur de l’éthique aristotélicienne. Alors que la
sagesse — qui possède une dimension inséparablement théorique et
pratique — est inconditionnelle et universellement applicable, la prudence
est la vertu de l’âme permettant d’énoncer le vrai et d’évaluer le bien et le
mal afin de choisir les actions en fonction de leurs conséquences.
Ni principaliste, ni conséquentialiste, l’opportunisme représente une
troisième voie pour l’action. À la différence du principialisme, il ne soumet
pas ses agissements à la nécessité de respecter des règles a priori. À la
différence du conséquentialisme, il ne fait pas dépendre ses décisions des
résultats possibles ou attendus. L’opportunisme juge en un éclair qu’il faut
agir maintenant et tirer profit des circonstances. Si l’on se réfère à la
distinction établie par Max Weber entre l’éthique de la conviction et
l’éthique de la responsabilité184., nul doute que l’opportuniste soit du côté
de la seconde.
L’opportuniste est l’homme des singularités et c’est pourquoi les
philosophes (plutôt attentifs aux généralités) l’ont regardé d’un œil sévère.
Il sait que les hommes et les moments sont tous différents. Il ne croit pas
aux répétitions et se méfie des extrapolations. L’opportuniste est un
improvisateur pour qui les programmes et les projets n’auront qu’une
importance toute relative.
On attribue à Pittacos, l’un des Sept Sages de la Grèce archaïque (VIIe-VIe
siècle avant Jésus-Christ) cette maxime, « Kaïron gnôthi », « Connais
l’occasion ! ». Jankélévitch, qui la cite, fait observer le caractère
autocontradictoire d’une telle maxime « comme s’il pouvait y avoir science
de ce qui est aux antipodes de toute généralité »185.. S’il n’y a, en effet,
comme disait Aristote, de science que du général, il ne saurait y avoir de
science de l’occasion, qui est toujours singulière. Aucune loi, donc, pour
traduire ce qui échappe à toute loi, pas de règles ni de programmes d’action
non plus : « Il n’y a pas plus de règles pour saisir cette minute qu’il n’y a de
règles pour improviser »186.. L’opportuniste, en effet, est un improvisateur
passé virtuose dans l’art d’agir au gré de circonstances qu’aucun art ne peut
enfermer.
Victor Goldschmidt parlait au sujet de la conception stoïcienne du bonheur
d’« opportunité permanente »187.. Cet oxymoron traduit cette idée que
selon l’ordre universel de la nature divine (ou de la divinité naturelle, c’est
tout comme pour les stoïciens), il n’y aurait rien d’intempestif, ni de
prématuré, ni de tardif188.. Tout viendrait à son heure. À l’inverse, homme
de conjoncture, donc de conjecture, l’opportuniste ne croit pas tellement
aux vastes structures. Les révolutionnaires qui ont réussi — au moins pour
un temps — dans leurs entreprises ne sont pas ceux qui ont cru à un futur
grand soir lointain mais ceux qui ont pensé qu’il pouvait arriver dès
aujourd’hui189..
Si le terme d’opportunisme date de la seconde moitié du XIXe siècle, on
peut l’appliquer rétrospectivement à des types de pensée et de
comportement bien antérieurs. Mais ce n’est qu’à partir de la Renaissance
que l’opportunité est conçue comme inhérente à l’action humaine en
général, et pas seulement en des moments d’acmé ou de crise.
Machiavel a écrit un « Capitolo190. de l’Occasion » où il développe une
allégorie qui remonte à l’Antiquité 191.. En Grèce, Kaïros était représenté
comme un jeune homme avec une épaisse touffe de cheveux à l’avant de sa
tête qui était chauve à l’arrière. C’est de cette image, reprise par Machiavel
dans son poème, que provient l’expression « saisir l’occasion par les
cheveux » 192..
Ce que Machiavel pose comme défi philosophique, c’est le statut même de
la singularité. Jankélévitch observe qu’il a vécu « un temps où la figure des
choses était particulièrement fluide, et la marge d’aventure particulièrement
grande, où des événements irréversibles modifiaient sans cesse le destin des
royaumes, où l’instabilité des principautés contrastait vivement avec
l’Europe statique, éternitaire et théocratique du Moyen Âge » 193..
« Toutes les choses de la terre sont dans un mouvement perpétuel et ne
peuvent demeurer fixes », écrit Machiavel dans son Discours sur la
première décade de Tite-Live194.. Machiavel fut, dans l’histoire des idées,
le premier penseur de l’instabilité, et c’est pourquoi nombre de spécialistes
et commentateurs contemporains reconnaissent en lui le premier philosophe
moderne en matière politique.
« Les temps ne se ressemblent pas » disait-il, et cela concernait aussi bien
les âges de la vie d’un homme que les périodes de l’histoire collective.
Louis Althusser est justifié à écrire que « Machiavel est le premier
théoricien de la conjoncture »195.. Semblablement, Claude Lefort définit
Machiavel comme le penseur qui, au lieu de faire reposer l’action sur l’Être
(comme le faisaient les anciens Grecs) la fonde sur l’événement.
Pour articuler les trois termes du triangle machiavélien, on pourrait donner
la définition suivante : l’occasion est ce qui, dans la fortuna (les
circonstances), donne prise à la virtù (la force de décision de l’agent).
Machiavel a été le premier à désigner le changement de fortune comme la
condition positive de l’action. Seulement il n’y a de changement de fortune
que pour celui qui est capable de le reconnaître. Le chapitre 9 du livre III du
Discours sur la première décade de Tite-Live s’intitule « Qu’il faut savoir
varier suivant les temps, si l’on veut toujours trouver la fortune propice ».
Voici ce qu’écrit Machiavel : « J’ai considéré plus d’une fois que les
hommes réussissent ou échouent suivant qu’ils savent ou non régler leur
conduite sur les circonstances : on voit en effet les uns y aller pleins
d’impétuosité, les autres circonspects et prudents : et ces deux démarches
étant pareillement éloignées de la seule qui convienne, les fourvoient
pareillement. L’homme qui se fourvoie le moins et rencontre le succès est
celui dont la démarche rencontre les circonstances favorables, mais alors,
comme toujours, il ne fait qu’obéir à la force de sa nature »196..
L’opportunisme est, on le voit, défini ici implicitement comme la
rencontre d’une occasion extérieure et d’une force interne197..
L’inertie est le plus grand péril auquel les régimes politiques soient
soumis. Or elle est aussi une tendance inhérente à la nature humaine :
pourquoi un homme changerait-il spontanément sa manière d’agir si celle-ci
lui assure protection et, plus encore, victoire ? « Deux choses s’opposent à
ce que nous puissions changer : d’abord nous ne pouvons pas résister aux
penchants de notre nature ; ensuite, un homme à qui une certaine façon
d’agir a toujours parfaitement réussi, n’admettra jamais qu’il doit agir
autrement. C’est de là que viennent pour nous les inégalités de la fortune :
les temps changent et nous ne voulons pas changer. De là vient aussi la
chute des cités, parce que les républiques ne changent pas leurs institutions
avec le temps (…). Elles ont, il est vrai, cette excuse que, pour les y
déterminer, il faut que viennent des temps qui les ébranlent tout entières, et
il ne suffit pas pour les sauver qu’un seul homme y modifie son
comportement »198..
« Fortuna » est un terme que Machiavel utilise souvent pour désigner
l’ensemble des circonstances au milieu desquelles viendra s’insérer l’action.
Issue de la Rome ancienne, l’idée véhicule un mélange complexe de hasard
et de destin. Si cette idée a pu recevoir une traduction religieuse199. au
Moyen Âge, chez Machiavel, elle renvoie plutôt à une absence d’ordre,
qu’il fût naturel ou surnaturel (divin).
De la Fortune, Machiavel dit dans le capitolo qui la concerne que « si
parfois elle fait une promesse, jamais on ne la lui voit tenir »200.. La
Fortune est l’inconstance : « Elle renverse de fond en comble les États et les
royaumes au gré de son caprice »201.. Mais, à la manière des systèmes
chaotiques de la physique contemporaine, nous n’avons pas affaire avec elle
à une sous-détermination (par faiblesse ou rareté des causes) mais, à
l’inverse, à une surdétermination : une multitude de facteurs et d’agents
rend le phénomène imprévisible. Pour Machiavel, le monde est un champ
instable de forces qui s’entrechoquent, se réunissent et se séparent.
La virtù renvoie bien davantage à la force (virtus en latin) qu’à la vertu.
De la Fortune, Machiavel écrit : « Sa domination n’est jamais sans violence,
à moins qu’une virtù supérieure ne lui tienne tête »202.. Dans le chapitre
XXV du Prince, il compare la fortune à une rivière impétueuse qui inonde
les terres voisines. Mais rien n’interdit aux hommes de lui opposer des
digues.
Contre le chaos de la fortuna, la virtù est déterminée, dans les deux sens
que ce terme peut avoir en français : elle est décidée à accomplir son action,
et elle repose sur des bases solides.
La virtù, qui désigne la force avant de renvoyer à la vertu203., correspond
au thumos platonicien que la langue classique en français avait su traduire
par le « cœur ». Le mot le plus proche pour traduire virtù en français
d’aujourd’hui est celui de « décision », tel qu’il figure dans l’expression d’«
esprit de décision ». Décider vient d’un verbe latin signifiant « trancher » :
décider, c’est littéralement couper dans la trame des événements. Même s’il
laisse une place importante à la fortuna, Machiavel érige la volonté du
prince en absolu. Seule la virtù du prince peut affaiblir la prépondérance de
la fortuna. En fait, la virtù est le génie politique même.
Le véritable opportuniste n’est pas celui qui « laisse tomber » son action
après l’avoir accomplie. Un prince vertueux doit avoir l’esprit de suite. Pour
Machiavel, une action politique n’a de valeur que lorsqu’elle est menée à
son terme. Ainsi, une conquête inachevée ne saurait être appelée une
conquête204..
Mais la virtù du prince est aux antipodes de la manière d’être d’un sage,
stable dans son caractère et constant dans ses réactions. Penseur de
l’événement, Machiavel fait l’apologie de la surprise et du secret. En ce
sens, le prince est un joueur. Seulement, un joueur n’est pas un flambeur.
L’opportuniste n’est pas dans la logique du tout ou rien. « L’homme sage,
écrit Machiavel dans une lettre, quand il le peut, évite toujours de risquer au
jeu tout ce qu’il possède, et même lorsqu’il envisage le pire, cherche, jusque
dans le pire, le moindre mal possible ; connaissant la fortune incertaine, il
sait, même quand elle le maltraite, au dernier point, qu’entre deux maux il
faut choisir le moindre »205..
L’opportuniste machiavélien est tout le contraire de l’arriviste qui ne
cherche que ses avantages personnels. Il est tendu vers ce que Machiavel
appelle la gloire. Comme bien d’autres, le terme de « gloire » a perdu à la
Renaissance sa transcendance en passant du religieux au profane. Chez
Machiavel, la gloire est la permanence de la virtù comme mémoire
traversant les changements de fortune. La gloire est la principale motivation
du prince. Elle tient lieu d’une immortalité de l’âme à laquelle Machiavel
lui-même ne croit guère. Dans L’Art de la guerre, il écrit qu’« un État bien
réglé ne doit (…) faire la guerre que par nécessité ou pour la gloire »206..
La plupart des grands courants de pensée (platonisme, stoïcisme,
christianisme) rejetaient les apparences trompeuses au nom d’une réalité
véridique. Il n’y a pas pour Machiavel en politique un monde au-delà des
apparences. Sa philosophie est un phénoménisme radical. Elle récuse
l’idéalisme et, a fortiori, l’utopisme. Machiavel ne s’intéresse qu’à la verità
effetuale207. de la chose, qu’il oppose expressément à l’imagination208..
Selon lui, il faut adapter les mots aux actes, et non ceux-ci à ceux-là.
Machiavel est un pessimiste dynamique, entreprenant. L’Antiquité et le
Moyen Âge avaient placé la vie contemplative infiniment au-dessus de la
vie active. Machiavel opère une radicale inversion de valeurs209.. À la
morale des principes, d’origine platonicienne et chrétienne, il substitue une
éthique de l’opportunisme. La révolution conceptuelle qu’il effectue en
philosophie pratique (morale et politique) par rapport aux systèmes de
l’Antiquité et du Moyen Âge tient là : Platon, Aristote et les Évangiles210.
pensaient le bien et le juste d’une manière décontextualisée : ce qui est bien
et juste doit l’être en toutes circonstances. C’est « ce point de vue de
l’éternité » que Machiavel récuse211.. On pourrait dire même que son
amoralisme politique — la question politique n’est plus celle du meilleur
régime mais celle du pouvoir à acquérir et à conserver — rejette la question
du bien et du juste dans la mesure où elle est indécidable en dehors des
circonstances.
Après Machiavel, le grand penseur de l’opportunité de l’opportunisme fut
l’Espagnol Baltasar Gracián y Morales (1601-1658), auteur du Discret et de
L’Homme de cour212.. Gracian était jésuite et la conception jésuite du
monde, contre laquelle le jansénisme réagira avec vigueur, était en tout
point opportuniste. La casuistique, développée et même inventée par les
jésuites, consistait à juger les actions humaines non d’après des principes
intangibles mais en fonction des circonstances relatives (le cas, qui a donné
le mot de casuistique, et qui signifie le fait, l’affaire, est celui-là même qui
figure dans l’oc-casion, il est ce qui tombe)213..
Les Anciens avaient mis l’accent sur la vertu de prévoyance, qui s’inscrit
dans le temps long de la vie et, au-delà, dans l’idéale éternité des idées.
Dans ce monde mouvant qui est celui de l’âge baroque que connaît Baltasar
Gracian — âge où les lignes de l’art se courbent et fuient — la prévoyance
est constamment déjouée, comme peut l’être le regard qui s’aventurerait à
deviner les structures d’une architecture recouverte d’ornements. Une
expression forte et juste traduit cette capacité qu’a l’homme de saisir la
bonne occasion de placer une répartie ou une supplique : la présence
d’esprit. Balthasar Gracián use du terme de pertinence pour signifier cette
adaptation sans faille au présent. Il vivait à une époque où l’on comprend
pour la première fois le caractère évanescent de toutes choses. « Toute
cohérence est partie » s’écriait, désolé, John Donne, le grand poète anglais.
Les découvertes de la Renaissance sont passées là. Bientôt les peintres
hollandais saisiront par le dessin et la couleur l’instant du repas fini : leurs
natures mortes ne sont pas si différentes après tout de ces peintures de «
vanités » qui traduisent par la réunion d’objets symboliques autour d’un
crâne la fugacité de la vie humaine.
L’homme de cour dont Gracian fait le portrait est un opportuniste
accompli. À la cour, dans le grand monde où une parole déplacée, ou à
l’inverse, bien placée, fait et défait les situations, il convient d’être attentif
au moment opportun. Ce n’est pas tant le contenu des paroles et le sens des
actes qui comptent (et en société un simple geste, une nuance presque
imperceptible du comportement peut être un acte à part entière), mais le
moment où ces paroles sont dites et ces actions accomplies. C’est que
l’opportunisme n’est pas seulement le système de vie de celui qui a claire
conscience que le temps passe — il est le système de vie de celui qui a
claire conscience que le temps ne repasse pas.
À la différence de l’occurrence (qui se présente comme en accourant) et de
la conjoncture (où figure l’idée de joindre ensemble), l’occasion ne
comprend pas l’idée de concours : l’opportuniste ne doit rien attendre de
l’événement lui-même. Les séducteurs sont de grands opportunistes214..
La conjoncture n’est pas seulement occasionnelle en soi ; elle offre à
l’occasion un étalement qui rend possible, sinon une stratégie, du moins une
tactique. L’attentisme215. est à la fois une forme et un mode
d’opportunisme. Il prend le risque de voir passer le moment opportun car il
sait, ou croit savoir, qu’un autre plus opportun encore arrivera bientôt.
L’opportuniste est réaliste en ce sens qu’il reconnaît que les affaires du
monde sont autre chose que de simples représentations. C’est la raison pour
laquelle l’arriviste n’est pas nécessairement opportuniste. L’arriviste est
tellement concentré sur la nécessité d’obtenir des avantages personnels qu’il
peut oublier de tenir compte des facteurs extérieurs. Il rompt ainsi le subtil
équilibre entre les deux mondes, l’extérieur et l’intérieur, que l’opportuniste
sait maintenir. Si nombre d’opportunistes finissent par échouer, la plupart
des arrivistes échouent pour finir.
L’habileté est la qualité spécifique de l’opportuniste. L’opportuniste est par
conséquent l’antihéros par excellence. La sublimité du héros, qui était aussi
celle du génie et celle du saint, autres figures de l’homme supérieur, venait
de ce qu’il ne tenait aucun compte de l’utilité et elle allait jusqu’à lui faire
préférer la mort au succès. L’opportuniste est, à l’inverse, un pragmatique
pour qui la réussite est une justification. Le héros, lui, ne profitait de rien, si
ce n’est d’une gloire dont il n’avait pas nécessairement conscience.
Si l’histoire a sévèrement jugé les opportunistes, elle a traité aussi
sévèrement ceux qui avaient manqué les grandes opportunités216..
L’opportunisme s’inscrit dans un espace politique éminemment fluctuant —
dans lequel l’individu peut tirer un avantage personnel. Il suppose par
conséquent une importante marge de liberté, même si les régimes
totalitaires ont été très loin de l’ignorer217.. Emil Cioran était fondé à faire
remarquer qu’à la différence des héros qui les ont ruinés, « les opportunistes
ont sauvé les peuples »218.. Et pourtant, renversement du renversement,
l’histoire nous offre assez de contre-exemples pour qu’on résiste à la
tentation de transformer cette thèse en théorie. Il peut être catastrophique de
saisir l’occasion, il existe des opportunismes calamiteux219.. On
présuppose un peu vite que l’opportuniste réussit dans ses entreprises. On
peut être opportuniste et échouer régulièrement. Et lorsque le succès est au
rendez-vous, l’avantage retiré peut s’avérer singulièrement maigre.
La très grande instabilité du monde, dont Machiavel avait pris conscience
il y a cinq siècles, et qui est la condition favorable pour l’action
opportuniste, s’est depuis deux décennies contradictoirement aggravée avec
son unification technique et économique. Par ailleurs, la concurrence
universelle de chacun contre tous dans l’espace du marché capitaliste exige
de l’individu une réactivité qui est le nom actuel de la capacité
d’adaptation220.. Cela dit, on peut se demander si aujourd’hui la logique de
l’urgence qui tend à l’emporter dans un nombre grandissant de domaines ne
contredit pas fondamentalement la possibilité de l’action opportune. On
peut aller jusqu’à imaginer que, dans un monde à la fois hyper-réglementé
et entièrement imprévisible, l’opportunisme aurait de plus en plus de
difficultés à s’exercer. Il n’est pas certain que l’opportunisme a tout l’avenir
devant lui.
 
C. Succès et échec
 
Agir, c’est toujours adapter des moyens en vue d’une fin ; en ce sens, la
définition de l’action recoupe celle de l’intelligence. Mais il existe des
actions bonnes et des actions mauvaises.
Une action bonne peut se dire en deux sens — du point de vue éthique
(celui du bien) et du point de vue pratique (celui de l’efficacité).
La même expression grecque, eu prattein, littéralement « agir bien »,
signifiait réussir, faire le bien et être heureux. La modernité ne parviendra
pas à conserver cette idéale conjonction de l’efficacité, de la moralité et du
contentement.
Le terme « efficacité » dérive d’un verbe latin qui contient facere, et qui a
aussi donné « effet ». Une action efficace est celle qui fait, non pas de
l’effet, mais un certain effet (le médicament qui tue fait certes de l’effet,
mais pas celui qui était escompté).
« Échec » vient probablement d’un mot d’ancien français signifiant « butin
», « prise » — d’où sa rencontre avec l’avertissement lancé par l’un des
joueurs de jeu d’échecs à l’autre, lorsque son roi est menacé. L’échec est par
conséquent le signe d’une promesse de victoire.
L’échec a deux contraires : le succès et la réussite. Dans la réussite est
contenue l’idée d’une sortie — qui rejoint celle de l’effet de l’efficacité.
Une action réussie est une action qui débouche sur une issue. L’idée de
succès, quant à elle, contient celle de pénétration dans l’espace et dans le
temps, le mot vient du verbe latin succedere. La supériorité de la réussite
sur le succès est inscrite dans leurs étymologies : il y a des succès qui
littéralement ne débouchent sur aucune réussite — l’histoire de l’art
fourmille d’exemples qui l’illustrent.
À quoi reconnaît-on qu’une action a réussi221. ou échoué ? À la
conscience de l’agent ? Celle-là peut être trouble. Au jugement des témoins
? Les victimes et les bénéficiaires ne sont pas en position d’impartialité. Le
résultat de la plupart des actions humaines n’a de sens ni évident ni
équivoque. Pour les actions des « grands hommes » de l’Histoire, Hegel
invoquait un « tribunal du monde », mais l’Histoire ne juge pas non plus en
un sens unique222.. Dans l’Histoire, bien des échecs ont été
bénéfiques223., bien des succès ont été désastreux224..
Aussi complexe, la nature respective de la défaite et de la victoire — qui
représentent l’échec et le succès dans des domaines où l’action est
concurrentielle (le jeu, le sport, la guerre, l’économie). En quoi consiste
l’action de perdre ? Napoléon a perdu à Waterloo. Qu’a-t-il fait pour cela ?
Et que n’a-t-il pas fait ? Qu’a-t-il fait pour être dé-fait ? L’étymologie de la
défaite suggère que quelque chose a été retranché au fait. L’action positive
des vainqueurs suffit-elle à expliquer la défaite des vaincus ou bien y a-t-il
autre chose ?
La victoire de Thémistocle à Salamine225. telle qu’elle est rapportée par
Hérodote constitue un remarquable exemple de cet agencement complexe
d’idées et de décisions, de conditions matérielles et psychologiques que
peut constituer une action réussie226..
On peut imaginer un succès et une réussite sans témoin. Un triomphe, en
revanche, correspond toujours à une sanction sociale.
Une description factuelle du résultat risque toujours de manquer le sens
d’efficacité d’une action. Davidson fait remarquer que l’on peut très bien
faire en sorte qu’un résultat soit obtenu sans pour autant accomplir l’action
qui semble pourtant nécessairement découler de ce résultat227..
Par ailleurs, si la rationalité a globalement déterminé l’efficacité des
actions (la médecine expérimentale l’emporte de beaucoup sur la magie
pour soigner les maladies), elle n’est pas une garantie absolue. Les
pèlerinages ont une efficacité ponctuelle indéniable : les croyances
irrationnelles peuvent, dans certains cas, agir aussi bien, voire mieux, que
les savoirs positifs.
Il y a un tragique de l’action. « Drame » signifie action,
étymologiquement. Dans le monde, l’action est insérée dans le monde de
l’action des autres. Toute action, en ce sens, est transaction. Toute action est
action entre d’autres actions : toute action est interaction au point que son
sens vient moins de l’intention de l’agent que de son insertion dans une
situation faite d’autres actions.
Mais la première inertie que nos actions rencontrent est celle de la réalité
matérielle. Pour Auguste Comte, la positivité du positivisme se reconnaît à
deux caractères : la prévision des phénomènes et l’action que nous pouvons
avoir sur eux. Seulement, dans la hiérarchie des sciences positives, l’un de
ces caractères décroît quand l’autre croît : ainsi, en astronomie, notre
prévision peut atteindre la quasi-perfection alors que notre action sur les
objets célestes est nulle ; en biologie, à l’inverse, la prévision est très
incertaine ou peu précise mais nos moyens d’action augmentent
régulièrement. D’un côté le positivisme pose cette « loi » : connaissance,
d’où prévoyance, prévoyance, d’où action, mais d’un autre côté il reconnaît
que le savoir positif et l’action pratique vont en sens inverse228..
« L’inefficacité de l’action humaine enseigne la précarité du concept :
homme » disait Emmanuel Levinas229.. Éric Weil remarquait dans sa
Logique de la philosophie230. qu’un nouveau dilemme se pose désormais à
la philosophie de l’action : l’action ne peut être instaurée que par les
hommes qui pensent mais ne peut être menée que par la masse des hommes
insatisfaits, sans pensée.
La Logique de l’action collective du sociologue et économiste Mancur
Olson développe la « théorie du choix public » à travers une classe appelée
« les groupes latents » — ceux composés d’un grand nombre d’individus où
il est aisé de se soustraire à l’effort collectif. Toute action collective,
observe Olson, a un coût pour l’individu mais offre également des
possibilités de bénéfice. Plus le groupe est grand et informel, et plus
l’individu sera tenté de ne pas participer à l’action collective, tout en
escomptant en soutirer des bénéfices : c’est le phénomène du « passager
clandestin » (free rider)231.. L’agrégation d’une multitude d’inactions
individuelles aboutit à une inertie collective — d’où le « paradoxe d’Olson
» : les grands groupes peuvent rester inorganisés et ne jamais passer à
l’action, même si un consensus sur les objectifs et les moyens existent232..
D’une manière générale, plus un groupe est nombreux, plus la probabilité
qu’il passe à l’action est faible car la contribution marginale d’un membre à
la réussite du groupe est décroissante233.. Mancur Olson en tire la
conclusion que les groupes les plus petits réussissent souvent à l’emporter
sur les plus grands.
Deux facteurs peuvent neutraliser le phénomène du passager clandestin :
la contrainte (comme celle que peut exercer l’État-providence) ou la
pression (par exemple celle de l’entourage immédiat lors d’une grève) et la
stimulation (l’individu n’agit pas seulement en fonction de ses intérêts du
moment, il peut avoir à cœur l’estime des autres, par exemple).
La théorie sartrienne de l’engagement est une espèce de holisme de
l’action. La Critique de la raison dialectique montre comment l’acte
s’insère à la fois dans l’ensemble du champ physique (le « pratico-inerte »)
et dans les séries humaines, depuis les plus restreintes (le groupe) jusqu’à la
plus large (l’humanité). Agir, selon Sartre, c’est accepter d’être
constamment débordé par ce qui n’a jamais été voulu : « La praxis
s’engouffre dans le pratico-inerte et ne cesse de le ronger »234..
Au début de son Principe Responsabilité, Hans Jonas part du constat que
le sens de l’agir humain s’est transformé « par suite de certains
développements de notre pouvoir » « et comme l’éthique a affaire à l’agir,
l’affirmation ultérieure doit être que la transformation de la nature de l’agir
humain rend également nécessaire une transformation de l’éthique »235..
Le système de l’environnement236. comme celui de la société humaine est
d’une telle complexité qu’il devient un champ de contre-finalités.
 
 
4. La pathologie de l’action
 
Il n’existe pas de termes intermédiaires pour désigner une réalité
hypothétique qui s’insinuerait entre l’action et son absence. Or il est
impossible en toute rigueur de ne rien faire — car dans la société
l’abstention a un sens237..
La matière vivante tend à la paresse : si elle a le choix entre faire et ne pas
faire, elle préférera ne pas faire. Faire ne signifie pas seulement dépenser
une énergie difficile à se procurer, cela suppose également un risque, celui
d’être la victime des besoins énergétiques d’autrui. Mais il existe un moyen
infaillible pour que cette paresse originale soit vaincue : le recours aux
stimuli. La faim, la soif, la douleur, l’attirance sexuelle, la passion
amoureuse ou encore la tendresse sont autant de stimuli servant à garantir
les fonctions vitales. On peut leurrer les stimuli, mais pas les fonctions
qu’ils protègent. Personne ne meurt de faim, à strictement parler : on meurt
d’inanition. Ce qui signifie que l’on meurt, en fait, d’absence de faim. Les
espèces vivantes atteintes d’inappétence ont disparu depuis longtemps.
Agir, c’est choisir parmi une multitude indéfinie de possibles celle-là seule
qui sera faite, ce qui ne va pas sans sacrifices ni coûts. Celui qui ne sait «
pas quoi faire » est peut-être moins inhibé par le vide qu’il ressent en lui
que par le foisonnement du réel qui se déploie devant lui. Car s’il est
impossible de repérer une totale absence d’action — physiquement ce zéro
absolu correspondrait au vide ou à la mort — l’inaction, en revanche, est
très possible. Les psychiatres ont appelé apraxie l’incapacité absolue à agir.
Oblomov, le personnage de Gontcharov, en est la célèbre illustration
littéraire238..
À l’autre extrême, l’activisme, qui remplace l’action par l’agitation239.,
est l’activité incessante qui désespère d’aboutir. L’époque contemporaine a
connu deux grands types d’activistes : le révolutionnaire, qui se met au
service d’une cause collective, et l’aventurier, héros de l’inutile, qui
n’incarne plus d’autre contenu que personnel240..
 
 
IV. TYPOLOGIES DE L’ACTION
 
On peut classer les actes du point de vue moral. La pensée arabe a
développé toute une théorie des qualifications de l’acte, qui peut avoir
application universelle : un acte peut être permis, prescrit ou condamné.
L’acte prescrit est soit recommandé, soit obligatoire. L’acte condamné est
soit blâmable, soit interdit. Il existe donc en tout cinq qualifications de
l’acte.
La sociologie de l’action, partie d’une critique des approches morales et
intellectualistes, c’est-à-dire des théories qui réduisent l’action soit aux
normes de la société soit au point de vue de celui qui observe l’action au
détriment du point de vue pratique de celui qui agit, accorde aux acteurs ou
aux agents la place privilégiée. Mais il est possible de classer les actions en
fonction de leurs modes d’exercice, de leurs buts, et de leurs domaines
d’application.
Les typologies les plus simples reposent sur les grandes dichotomies de
l’individuel et du collectif, du conscient et de l’inconscient, du réglé et du
non-réglé241., du rationnel et du non-rationnel. Le sociologue Vilfredo
Pareto distinguait les actions non logiques, caractéristiques du
comportement de l’homme en société, et les actions logiques dont traite
l’économie. Les actions non logiques ne sont pas illogiques, seulement elles
n’obéissent pas au principe de rationalité (maximisation de l’intérêt) qui
gouverne les comportements économiques.
La première catégorisation systématique des actions a été effectuée par
Aristote qui distinguait l’action qui a sa fin en elle-même (praxis) et la
production (poïèsis) qui ne possède pas sa fin en elle-même. La praxis est
l’action immanente qui n’a d’autre résultat que l’achèvement ou le
perfectionnement de son agent. À la différence de ce qui se passe avec la
poïèsis, l’effet de la praxis ne sort pas du sujet : lorsque je marche, ma
marche ne sort pas de moi marchant, tandis que lorsque je sculpte une
statue, la statue achevée mènera sa vie propre comme si je n’avais jamais
existé.
Du point de vue empirique, non philosophique, on peut classer les activités
en trois grands groupes : a) les activités qui ont rapport avec la formation de
soi (elles englobent l’éducation, l’instruction et la réflexion personnelle) ; b)
les activités privées (elles concernent la famille, les amitiés et les amours) ;
c) les activités collectives : elles peuvent à leur tour être divisées en
activités relationnelles (politiques) et activités matérielles et de services
(économiques). La tripartition effectuée par Hannah Arendt des formes
d’activités humaines fondamentales (la vita activa, par opposition à la vita
contemplativa des Anciens) est celle du travail, de l’œuvre et de l’action.
Par le travail, l’homme subvient à ses besoins vitaux. Mais les fruits du
travail sont éphémères. L’œuvre, en revanche, qu’elle appartienne à
l’artisanat ou à l’industrie, semble pouvoir produire des objets plus
durables. Seulement, cette production s’effectue au prix d’une destruction
de la nature. En outre, l’œuvre est asservie à une fin utilitaire, le processus
du faire est déterminé par les catégories de la fin et des moyens. Aux yeux
d’Hannah Arendt, seule l’action, entendue d’abord comme agir politique,
serait susceptible de sauver le monde de la destruction car elle seule met les
hommes directement en rapport les uns avec les autres, elle seule constitue
cet espace public, ce monde commun où ils peuvent vivre librement sans
domination ni violence conjurant ainsi la menace de la barbarie et du
totalitarisme. Malheureusement, constate H. Arendt, « le comportement a
remplacé l’action comme mode primordial de relations humaines »242..
Dans sa Théorie de l’agir communicationnel, Jürgen Habermas jette les
bases d’une « pragmatique universelle » en distinguant quatre types
d’actions : l’action communicationnelle, caractérisée par l’égalité des
interlocuteurs et le fond de vérité de leurs discours, à laquelle s’opposent
l’action dramaturgique qui concerne les participants d’une interaction (et
donc ni les acteurs isolés, ni le membre d’un groupe social), l’action
téléologique et stratégique, au centre de la philosophie de l’action depuis
Aristote et dont le concept présuppose des relations entre un acteur et un
monde d’états de choses existants243.et l’action axiologique régulée par
des normes, qui concerne les membres d’un groupe social orientant leur
action selon des valeurs communes. Dans ces trois derniers types d’actions,
l’égalité et la vérité ne sont pas présentes. L’efficacité est la valeur centrale
de l’action téléologique, la légitimité celle de l’action axiologique, et
l’authenticité celle de l’action dramaturgique. Chaque type d’action s’insère
dans un monde spécifique : objectif, social ou subjectif. Seul le modèle
communicationnel d’action présuppose le langage comme médium
d’intercompréhension non tronqué, où locuteur et auditeur, partant de
l’horizon vécu interprété, se rapportent à quelque chose contenu à la fois
dans le monde objectif, social et subjectif, afin de négocier des définitions
communes de situations.
 
*
 
Voir aussi
 
Le comportement. La création. L’échange. L’énergie. L’engagement.
L’éthique. Les fins. La force. La passion. La pratique. La technique. La
volonté.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, Métaphysique, livre thêta.
Maurice Blondel, L’Action, PUF, 1993.
Louis Lavelle, De l’acte, Aubier, 1992.
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr., Pocket Agora, 2002.
Baltasar Gracián, Traités politiques, esthétiques, éthiques, traduction B. Pelegrin, Seuil, 2005.
Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien I, La manière et l’occasion, Seuil, 1980.
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
T. Parsons, Le Système des sociétés modernes, trad. fr., Dunod, 2007.
Alain Touraine, Sociologie de l’action, Seuil, 1965.
M. Olson, La Logique de l’action collective, trad. fr., PUF, 1978.
J.L. Austin, Quand dire c’est faire, trad. G. Lane, Seuil, 1991.
Donald Davidson, Actions et événements, trad. P. Engel, PUF, 1993.
J. Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Seuil, 1999.
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, deux volumes, trad. fr., Fayard, 1987.
 
111 G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome VI, trad. P. Garniron, Vrin, 1985, p.
1607.
112 Les substantifs désignant des choses et les adjectifs des qualités.
113 En mécanique, lorsqu’un point matériel parcourt un segment de droite avec une vitesse
constante, on appelle action de ce mobile le produit de sa masse par sa vitesse et la longueur. Pour un
mouvement curviligne de vitesse variable, on définit l’action totale comme la somme des actions
élémentaires correspondant à des déplacements infinitésimaux. Le principe de moindre action,
énoncé par Maupertuis, affirme que le mouvement de la matière s’effectue toujours de façon que
l’action afférente au trajet soit minimum ; ce principe, généralisé par Hamilton, régit toute la
mécanique.
114 L’amour accepte volontiers ce passage du faire à l’agir (faire l’amour, l’acte sexuel).
115 E.. Kant, Critique de la faculté de juger § 43.
116 Les Mégariques (ainsi appelés parce que leurs principaux représentants étaient originaires de la
ville de Mégare) étaient des socratiques qui s’en tenaient à la rigoureuse identité parménidienne
(l’Être est, le non-être n’est pas). Ils sont les inventeurs de toute une série de sophismes ou de
paradoxes (le Voilé, le Menteur, le Tas, le Chauve, le Cornu) illustrant l’inadéquation nécessaire du
langage et du réel dès lors que le jugement d’attribution prétend dépasser la simple identité (une
chose est ce qu’elle est). Fondée par Euclide de Mégare, l’école mégarique eut pour principaux
représentants Eubulide de Milet, Stilpon de Mégare, et Diodore Kronos, le célèbre auteur de
l’argument du Dominateur (voir La nécessité).
117 Aristote, Métaphysique II, livre thèta, 3, 1046 b 29-30).
118 Ibid., 1047 a 32.
119 La psychologie moderne parle en termes quasiment aristotéliciens de passage à l’acte (acting
out en anglais) pour désigner la manifestation d’un affect.
120 Cela dit, l’entéléchie désigne parfois l’action même, et pas seulement l’achèvement de l’action.
121 Voir L’essence.
122 « L’acte permanent et durable n’est autre chose que la forme, substantielle ou accidentelle : la
forme substantielle (comme l’âme par exemple) est permanente tout à fait (…) et l’accidentelle ne
l’est que pour un temps », écrit Leibniz dans sa Théodicée (I, § 87).
123 Voir infra.
124 I, 9.
125 Aristote, De l’âme, II, 1, 412 a 27.
126 Dans Physique, III.
127 Aristote, Métaphysique, livre thêta, 8.
128 Aristote, De l’âme, 7,431 b 12.
129 Aristote, De l’âme, III, 5.
130 Voir infra.
131 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils I, 45, trad. fr., Éditions du Cerf, 1993, p. 91-92.
132 Malgré cette inversion, c’est bien entendu le masculin que la Chine valorise en associant la
passivité des hommes à l’intelligence de la situation, et l’activité féminine à l’agitation déréglée.
133 Voir infra.
134 R. Descartes, lettre à Hyperaspistes, août 1641, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 1133.
135 I, 7, 324 a 10-11.
136 Aristote, De la génération et de la corruption, I, 7, 324 a 3-5, trad. J. Tricot, Vrin, 1971, p. 65.
137 Ibid., 324 a 6.
138 II, 5, 417 a 15.
139 B. Spinoza, Éthique, troisième partie, définitions, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1954 , p. 413.
140 G.W. Leibniz, Monadologie § 49.
141 Ibid., § 52.
142 Voir L’aliénation.
143 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique I, Gallimard, 1985, p. 689.
144 J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, 1983, p. 56.
145 C’est le paradigme de la psychanalyse. Nombre de concepts freudiens se rapportent aux
mécanismes de la réaction psychique : refoulement, sublimation, catharsis, abréaction. Le
traumatisme est une réaction. Seule la pulsion et le désir, son représentant, sont actifs.
146 J. Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Seuil, 1999.
 
147 La Généalogie de la morale, deuxième dissertation, § 11.
148 F. Nietzsche, La Généalogie de la morale II, § 11, trad. H. Albert, Œuvres II, Robert Laffont,
1993, p. 817.
149 D. Davidson, Actions et événements, trad. P. Engel, PUF, 1993, p. 67.
150 Somme théologique III, q. 66, a. 5, s. 4.
151 Discours de métaphysique, XXX.
152 Principes de la philosophie du droit, § 118.
153 Titre d’un chapitre de Soi-même comme un autre, p. 73-108, Seuil, 1990.
154 Nagarjuna, Traité du Milieu, trad. G. Driessens, Seuil, 1995, p. 161.
155 Sri Aurobindo, Trois Upanishads, trad. fr., Albin-Michel, 1972, p. 14.
156 Ibid., p. 28.
157 Ibid.
158 Acte II, scène 8.
159 C’est l’existentialisme qui popularisera ce verbe.
160 Oreste a tué Clytemnestre sa mère et Égisthe, l’amant de celle-ci, pour venger son père
Agamemnon assassiné par eux.
161 V. Descombes, « L’action », in Notions de philosophie II, direction D. Kambouchner,
Gallimard,1995, p. 146.
162 Voir Le comportement.
163 Par exemple, grâce à la téléchirurgie, le praticien peut opérer un patient couché à des milliers
de kilomètres de lui.
164 S. Stallone et A. Schwarzenegger sont de grands mutiques.
165 On dit aussi, plus improprement, acte de langage ou, plus adéquatement, acte de discours pour
traduire l’expression anglaise speech act proposée par Searle d’après les travaux d’Austin.
166 Qui vient du mot latin initium, commencement.
167 Voir Le risque.
168 The Structure of Social Action (1937).
169 Ce faisant, T. Parsons prend ses distances vis-à-vis de l’utilitarisme et du béhaviorisme
dominants à son époque.
170 Au XVIe siècle, durant la Renaissance, qui fut un temps de galanterie, le verbe prend une
coloration érotique : « entreprendre » est alors utilisé pour dire s’efforcer de séduire un partenaire
sexuel, le conquérir. Ce sens est tombé en désuétude, mais il en est resté l’usage adjectif : d’un
homme empressé auprès des femmes, nous disons qu’il est « entreprenant ».
171 Voir Le risque.
172 Voir Le capitalisme.
173 Dans la langue classique, l’occasion était un engagement guerrier ; dans le vocabulaire de la
chasse, elle correspond à la rencontre du gibier.
174 La confusion entre la cause et l’occasion est commune.
175 Maxime 55 de L’Homme de cour.
176 Dont on sait qu’il peut désespérer les consciences plus encore que le remords.
177 Les Heures étaient filles de Zeus et de Thémis.
178 L’Ecclésiaste III, 1-8, trad. A. Guillaumont, La Bible, Ancien Testament, tome II, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1959, p. 1508.
179 V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien I, La manière et l’occasion, Seuil, 1980,
p. 116.
180 Dans le vocabulaire de la théologie chrétienne, l’occasion de péché était une circonstance
extérieure inclinant à commettre des péchés. On distinguait l’occasion éloignée et l’occasion
prochaine en fonction de la plus ou moins grande immédiateté de cette circonstance par rapport à
l’agent.
181 C’est l’école hippocratique qui a dégagé la notion de crise en médecine.
182 La pharmacie moderne, pour d’évidentes raisons pratiques, a considérablement simplifié
l’opportunité de cette administration en ne prévoyant que trois moments dans la journée : « matin », «
midi », et « soir ».
183 IVe siècle avant Jésus-Christ.
184 Voir L’éthique.
185 V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien I, La manière et l’occasion, op. cit., p.
133.
186 Ibid., p. 136.
187 V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, 2000, p. 203.
188 Voir Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même IV, 23.
189 Lénine et Mao Tsé toung sont des opportunistes qui ont su profiter d’une guerre étrangère —
un scénario que Marx n’avait jamais envisagé — pour déclencher leur révolution.
190 Le « capitolo » (littéralement « chapitre ») était un genre poétique à l’honneur dans l’Italie de
la Renaissance. Il tenait le milieu entre l’ode et l’épigramme.
191 N. Machiavel, « Capitolo de l’Occasion », Œuvres complètes, édition Edmond Barincou,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1952, p. 81.
192 En passant de la Grèce à Rome, Kaïros a changé de sexe — il devient Occasio. Son allégorie la
montre nue et chauve par derrière. Elle a un pied en l’air et l’autre sur une roue et elle tient un rasoir
de la main droite et une voile de la main gauche. Tous ces symboles sont aisés à déchiffrer : la
position des jambes connote l’instabilité, la roue renvoie à celle de la Fortuna, le rasoir est
l’instrument de la décision (on dit toujours : « trancher » pour signifier le fait de se résoudre à
prendre tel ou tel parti) tandis que la voile (déjà rencontrée dans l’étymologie du mot « opportun »)
fait allusion au vent des événements qui soufflent tantôt dans une direction tantôt dans une autre.
193 V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien I. La manière et l’occasion, op. cit., p.
139. La vie de Machiavel, en effet, correspond à l’époque (fin du XVe siècle-début du XVIe siècle)
la plus troublée de l’histoire de l’Italie. Une époque d’invasion et d’occupation étrangère, une époque
de guerres aussi entre les différentes seigneuries (l’Italie est partagée entre plusieurs principautés
rivales) — des guerres que Machiavel, ardent partisan de l’unité, perçoit déjà comme civiles.
194 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live I, 6, Œuvres complètes, op. cit., p.
398.
195 L. Althusser, « Machiavel et nous » in Écrits philosophiques et politiques II, Stock, 1997, p.
59.
196 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live III, 9, Œuvres complètes, op. cit.,
p. 640-641.
197 Une analogie médicale peut être ici évoquée. Une maladie est toujours le résultat d’une
rencontre entre des facteurs externes (un coup de froid ou l’irruption d’un agent infectieux, par
exemple) et des conditions intrinsèques, dites justement « prédispositions », et dont la médecine
moderne a pu reconnaître dans nombre de cas le caractère génétique.
198 Ibid. p. 642.
199 La « Roue de Fortune » (à ne pas confondre, évidemment, avec la « roue de la fortune » des
foires et des plateaux de télévision) est un thème iconographique récurrent au Moyen Âge : elle
montre disposés sur le pourtour d’une gigantesque roue de charrette les individus et les classes de la
société emportés par le tourbillon de la vie et de la mort dirigé par Dieu.
200 N. Machiavel, « Capitolo de la Fortune », Œuvres complètes, op. cit., p. 82.
201 Ibid.
202 N. Machiavel, « Capitolo de la Fortune », Œuvres complètes, op. cit., p. 82.
203 Voir La force.
204 Le Prince III.
205 N. Machiavel, lettre à Vettori du 20 décembre 1514, in Toutes les lettres de Machiavel, édition
Barincou, Gallimard, 1955, p. 404.
206 N. Machiavel, Œuvres complètes, op. cit., p. 734.
207 « Vérité effective », en italien.
208 Le Prince, XV.
209 Et là réside son principal grief à l’encontre de l’Église : elle détourne les hommes des affaires
de la terre, qui sont leurs affaires.
210 Pour citer les trois grands systèmes moraux de l’Antiquité et du Moyen Âge. Mais la remarque
pourrait s’appliquer tout aussi bien au stoïcisme et à l’épicurisme.
211 Ou plutôt écarte car, philosophe du commencement, donc, à ce titre, éminemment moderne,
Machiavel ne discute jamais les idées de ses prédécesseurs.
212 Publié également en français sous le titre de Le Courtisan.
213 L’Europe et l’Espagne de la première moitié du XVIIe siècle subissent les effets des
turbulences enclenchées au siècle précédent — les grandes découvertes et les guerres de religion
avaient définitivement mis fin à la représentation médiévale d’un monde stable et clos. L’esprit
baroque, tel qu’il s’exprime dans l’art et la littérature, est le signe de ces déformations et incertitudes
: désormais, le mouvement s’est imposé dans tous les domaines, plus rien ne peut plus être en repos,
plus rien ne peut plus être comme avant. L’afflux de métaux précieux en Espagne, suite à la conquête
du Nouveau Monde, fait et défait les fortunes dont le nom même, significativement, doit tout au
hasard (Fortuna, dans la Rome ancienne, était le Destin, la Chance, le Hasard). Dans un monde et une
société dont les lignes ne cessent de bouger, il devient impératif de parler et d’agir à propos. Dès lors,
l’habileté change de direction, sinon de sens — quelque chose d’analogue se verra bientôt dans le
domaine économique : peu importe, à la limite, de posséder les vertus si l’on ne sait pas en faire
usage au bon moment. Même Descartes (exact contemporain de Gracian), qui ne peut être certes
qualifié « d’opportuniste », dit, dans son Discours de la méthode, qu’il ne suffit pas d’avoir la raison
(le bon sens) — d’ailleurs elle est selon ce philosophe égale en chacun —, l’essentiel est de
l’appliquer bien.
214 Don Juan, personnage éminemment baroque né sur la scène du monde en même temps que
Gracian, sait à quel moment la femme qu’il convoite peut abandonner toute résistance. Jankélévitch
l’appelle « aventurier de la modernité occasionnelle » (V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le
Presque rien I, op. cit., p. 140). La plupart des hommes ont un « type » de femmes élu de leur
fantasmatique, à la manière dont ils ont des principes moraux. Don Juan n’a pas de type de femmes,
il ignore ce genre de restrictions.
215 Le mot apparaît en 1918, durant la dernière année de la Grande Guerre.
216 Hannibal, considéré comme l’un des plus grands stratèges, a perdu tout le bénéfice de sa
fabuleuse expédition et de sa série de victoires contre les Romains en restant à Capoue : « Tu sais
vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de ta victoire ! », ce reproche pourra être adressé à tous
ceux qui auront manqué du plus élémentaire sens de l’opportunité.
217 Il n’est pas vrai que le fanatisme et le dogmatisme sont incompatibles avec l’opportunisme : les
palinodies dont les régimes totalitaires ont fait preuve le montrent assez.
218 E. Cioran, Précis de décomposition, Œuvres, « Quarto », Gallimard, 1995, p. 662.
219 N’oublions pas que l’histoire du mal est en bonne partie celle d’occasions attrapées au vol,
depuis Adam et Ève qui succombent à la tentation du péché originel jusqu’à Hitler qui profite de la
guerre pour déclencher sa politique d’extermination contre les Juifs d’Europe.
220 Kairos est le nom d’un groupe d’investissement, fondé en 2006.
221 Il n’existe pas de verbe correspondant au succès. « Réussir » englobe par conséquent à la fois
le succès et la réussite.
222 Il n’y a aucun héros ni aucun événement qui fasse l’unanimité.
223 La conquête de l’Espagne par les Arabes, par exemple, a été une catastrophe pour ceux qui
l’ont subie. Elle a été le point de départ d’une brillante culture.
224 La victoire de la France sur l’Allemagne en 1918, par exemple.
225 En 480 avant Jésus-Christ.
226 L’escadre perse, très supérieure en nombre, bloque la flotte grecque dans la baie de Salamine.
Thémistocle, le commandant de marine grecque, sait qu’une bataille en mer ne lui laisserait aucune
chance. Il sait également, parce qu’il vit au milieu du petit peuple des marins, que le courant et le
vent dans le détroit qui sépare l’île de Salamine du continent s’inversent à la fin de la nuit. Il dépêche
alors un faux espion qui a pour mission de se faire prendre par l’ennemi et d’annoncer une sortie des
Grecs. Les Perses tombent dans le piège : ils lancent leurs trirèmes dans le goulet de Salamine pour
écraser la flotte grecque mais lorsqu’ils sont engagés dans le détroit, le vent et le courant, s’inversant,
jettent le chaos parmi leurs navires, entravés les uns par les autres et s’éperonnant mutuellement. Les
Grecs n’ont plus alors qu’à donner le coup de grâce.
227 On pourrait bien faire que « le patient n’ait plus de crise d’appendicite » sans pour autant faire
l’action de l’opérer, par exemple en l’envoyant chez un confrère ou même en l’écrasant avec sa
voiture (D. Davidson, Actions et événements, trad. P.Engel, PUF, 1993, p. 157).
228 Les choses sont même beaucoup plus complexes que ne le pensait Auguste Comte. On peut
distinguer six niveaux de réalité : I. Le microphysique (les atomes et les particules) ; II. Le
macrophysique (les corps terrestres) ; III. La mégaphysique (l’univers pris dans son ensemble) ; IV.
Les systèmes physiques complexes (comme l’environnement et le climat) ; V. Les systèmes vivants ;
VI. Les systèmes sociaux. Au niveau I, le déterminisme est complexe, probabiliste, le degré de
certitude des phénomènes est maximum (l’énoncé de lois est possible), le degré de prévisibilité est
moyen (probabilité), la capacité d’action, très forte. Au niveau II, le déterminisme est simple, absolu,
le degré de certitude maximum, le degré de prévisibilité maximum et la capacité d’action très forte.
Au niveau III, le déterminisme est complexe, le degré de certitude et de prévisibilité moyen, la
capacité d’action nulle (comme le reconnaissait Auguste Comte). Au niveau IV, le déterminisme est
complexe, absolu, le degré de certitude et de prévisibilité moyen, la capacité d’action est très faible.
Au niveau V, le déterminisme est complexe, absolu, le degré de certitude et de prévisibilité moyens,
la capacité d’action très forte. Au niveau VI, le déterminisme est complexe, aléatoire, le degré de
certitude et de prévisibilité minimum, la capacité d’action faible.
229 E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 79.
230 Le chapitre XVI est consacré à l’action.
231 Lors d’une grève, l’ouvrier peut se dire qu’il n’a pas intérêt à y participer, puisque si la grève
réussit, il en tirera les bénéfices.
232 Ainsi, dans un pays donné, la majorité de la population peut reconnaître la nécessité de
réformes administratives ou économiques importantes sans jamais les vouloir réellement et même
protester avec virulence lorsque ces réformes sont conduites.
233 La forte participation aux élections contredit cette analyse : chaque électeur peut se faire la
réflexion que son bulletin n’a aucune chance de modifier le résultat final, et pourtant il va voter.
Nombre de nos actions reposent sur cette illusion : notre croyance dans notre propre pouvoir. La
théorie d’Olson explique en revanche l’abstentionnisme massif observé dans les démocraties
contemporaines lors des élections.
234 J.-P. Sartre, « L’anthropologie », Situations IX, Gallimard, 1972, p. 286.
235 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, trad. J. Greisch, Éditions du Cerf, 1990, p. 21.
236 Voir L’environnement.
237 L’absentéisme, par exemple, est un signal pour les sociologues du travail.
238 Voir La volonté.
239 Le terme vient d’un fréquentatif d’agere.
240 Voir La volonté.
241 Le travail et le jeu sont des activités réglées, le bricolage (la plupart du temps) une activité non
réglée. On peut se demander toutefois si in fine toutes les activités ne sont pas réglées.
242 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr., Pocket Agora, 2002, p. 80.
243 Monde objectif défini comme l’ensemble des états de choses qui se produisent ou existent ou
qui peuvent être suscitées par une intervention délibérée. La propagande est l’illustration immédiate
de l’action stratégique.
4. L’affectivité
 
 
 
Le vocabulaire de l’affectivité est l’un des plus difficiles à traduire d’une
langue à l’autre. Nos mots ont presque toujours une extension plus grande
ou plus petite que ceux des autres cultures. Ils coïncident rarement entre
eux.
En anglais le terme de feeling, qui en est le plus proche, ne recouvre pas
exactement l’extension de celui d’affectivité. Les traducteurs usent parfois
de l’expression de « tonalité affective » pour rendre l’intraduisible
Stimmung allemand.
Affectus traduisait en latin le pathos grec. Mais le pathos ne concerne pas
seulement le sujet, il touche aussi l’objet : chez Aristote, les pathê244. (ou
pathêmata) équivalent à « attributs », « propriétés » et « accidents ».
L’affectivité recouvre à peu près ce que le grec ancien désignait par le terme
de pathos : l’affection, l’émotion, le sentiment, la passion — quand il le
concevait comme un mouvement de l’âme provoqué par un objet extérieur.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote, qui se demande ce que peut être la
vertu, divise les « phénomènes de l’âme » en trois catégories : les états
affectifs, les facultés et les dispositions. La vertu est nécessairement ou bien
une affection ou bien une faculté ou bien une disposition. Aristote est donc
conduit à définir ces trois termes, il le fait, à la manière non platonicienne,
en extension : « J’entends par états affectifs, l’appétit, la colère, la crainte,
l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la
jalousie, la pitié, bref toutes les inclinations accompagnées de plaisir ou de
peine245. ; par facultés, les aptitudes qui font dire de nous que nous
sommes capables d’éprouver ces affections, par exemple la capacité
d’éprouver colère, peine ou pitié ; par dispositions, enfin, notre
comportement bon ou mauvais relativement aux affections : par exemple,
pour la colère, si nous l’éprouvons ou violemment ou nonchalamment,
notre comportement est mauvais, tandis qu’il est bon si nous l’éprouvons
avec mesure, et ainsi pour les autres affections »246..
Les facultés (dunameis : c’est le mot qui, au singulier, dunamis, est traduit
par « puissance ») sont les capacités que nous avons d’éprouver les états
affectifs ; quant aux dispositions (hexeis, plus tard traduit par habitus en
latin, qui a donné notre « habitude »), elles désignent les manières d’être
effectives, stabilisées, qui résultent des facultés. Or les vertus n’étant ni des
affections (passives) ni de simples facultés (potentielles), il s’ensuit, selon
Aristote, qu’elles sont des dispositions effectives.
Duns Scot distinguait dans la volonté deux affections, l’une qui est tournée
vers son bien propre (affectio commodi), et l’autre qui est tournée vers le
bien d’autrui (affectio justitiae). Dans la langue classique, « affecter »
signifiait aimer, souhaiter avec empressement et l’affection désignait la
modification, la qualité acquise. « Quant aux déterminations provenant de
causes aisées à détruire et vite écartées, on les appelle des affections et non
pas des qualités », avait dit Aristote247.. Aristote définit toutefois
l’affection comme un genre de la qualité : la première des sortes de qualité
est l’habitude, affection ou disposition. L’habitude est différente de
l’affection comme un enfant de l’homme parfait. L’affection désigne la
modification de l’état d’un être sensible.
Le mot « affect » a été réintroduit dans la langue française via l’allemand
Affekt — que l’on traduisait jusque-là par « émotion » ou par « passion
»248.. L’affect est, littéralement, ce qui nous fait (affacere, afficere) quelque
chose. Être affecté, cela signifie n’être pas soi-même l’auteur de ce que l’on
éprouve.
On désignera ici sous le nom d’affectivité l’ensemble des domaines
concernant les émotions, les sentiments et les passions, ainsi que les
épreuves du plaisir et de la douleur249.. Le terme actuel d’affectivité
correspond assez bien ce que Descartes appelait « passion de l’âme ». Au
sens large l’adjectif « affectif » désigne tout ce qui a rapport à l’affect et
peut induire chez l’individu une impression agréable ou désagréable. On
oppose la dimension affective à la dimension rationnelle d’une part, à la
dimension représentative d’autre part. Traditionnellement, l’affectivité est
l’un des sommets du triangle psychique humain, dont les deux autres sont la
représentation et la volonté. L’affectivité se définit donc négativement
comme l’ensemble des états de conscience qui ne sont ni cognitifs ni
volontaires. La mémoire affective, par exemple, n’est pas le rappel
volontaire et conscient d’une information. La vie affective n’est ni cognitive
ni active. Seulement la question se posera de savoir s’il n’y a pas dans
l’affectif une dimension d’activité et une dimension de connaissance.
L’affect est tout ce qui, chez l’être humain, touche le corps et l’âme et
trouble sa quiétude au point d’altérer sa raison et sa liberté d’action. Tout ce
qui touche la part non rationnelle de l’être humain peut ainsi être appelé
affect : le désir, la sensation, le fantasme250..
Comme visée intentionnelle de valeur, l’affectivité est pourvoyeuse de
sens. Il n’y a pas de d’affectivité sans affinité. La vie affective s’ordonne
autour de quatre couples d’antonymes : le plaisir et la douleur, l’amour et la
haine, l’espoir et la crainte, l’attention et la surprise251.. Ce sera la tâche de
la psychologie expérimentale d’établir une classification des affects252..
Mais la volatilité des affects rend incertaine toute tentative de les ranger
ainsi dans un tableau définitif. Franz Schubert, pour lequel la musique était
« toujours un peu triste » disait : si je veux chanter l’amour, il se change en
douleur, si je veux chanter la douleur, elle se transforme en amour. Rien de
plus mobile, en effet, que l’affect, l’expression le déplace au lieu de le
répéter ; l’art est le plus puissant moyen de sa métamorphose253.. Comme
tous les ineffables, l’affectif a rempli les bibliothèques, les salles de concert
et les musées.
 
 
I. LA DIALECTIQUE DE L’EXTÉRIORITÉ ET DE L’INTÉRIORITÉ
 
Épicure voyait dans les affections (pathê) un critère de vérité au même
titre que les sensations, les anticipations et les appréhensions immédiates de
la pensée. Puisque, en effet, les affections, par le plaisir et la douleur, nous
montrent dans l’immédiate évidence de la sensation ce que l’on doit choisir
et éviter, elles doivent être tenues pour des critères de vérité. Il existe une
objectivité des affections et les Épicuriens reprochaient aux Cyrénaïques de
s’enfermer dans leurs pathê comme dans une ville assiégée, en abandonnant
tout le dehors, et en se bornant à affirmer le paraître sans rien dire de l’être.
Pour les Épicuriens, l’agréable et le désagréable, le plaisir et la douleur
nous révèlent les caractères des choses mêmes, comme agents. Goûter le
miel, le trouver doux, est une opération de connaissance. Le miel est cause
d’agrément, et les mêmes causes produisant les mêmes effets, il produit
nécessairement l’agrément qu’il a une fois produit254.. L’agréable et le
désagréable correspondent aussi à la nature des choses et non seulement aux
impressions qu’ils font sur notre corps.
Il y a une autre façon pour les affects d’être rapportés à une extériorité
objective. Marcel Mauss a écrit un article intitulé « L’expression obligatoire
des sentiments ». Dans les sociétés traditionnelles, les affections ne sont pas
seulement, pas d’abord des phénomènes psychologiques ou physiologiques,
mais sociaux : « On fait (…) plus que manifester des sentiments, puisqu’il
faut les leur255. manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux
autres et pour le compte des autres. C’est essentiellement une symbolique
»256..
Dans ses Recherches logiques, l’ouvrage préparatoire à la constitution de
sa phénoménologie future, Husserl abstrait l’affectivité de sa sphère
physique et sociale en parlant d’une intentionnalité des sentiments : les
sentiments ne sont pas de simples états, comme le pensent la plupart des
psychologues (et sur ce point, ceux de l’intériorité et ceux du comportement
finissent par se rejoindre), mais des actes et des intentions257.. Le ressenti
serait au senti ce que le réfléchi serait au pensé.
Freud considérait l’affect comme inséparable de la représentation, avec
laquelle il forme couple. Mais le rapport au monde n’est pas indispensable,
comme le montre l’auto-affection du rêve.
Sous sa forme adjective (affecté) et verbale (affecter), l’affect peut
connoter la feinte et la simulation (on affecte une compassion que l’on
n’éprouve pas, on parle sur un ton affecté quand on se contraint etc.).
Affecter, c’est faire mine d’éprouver ce que l’on ne ressent pas. Dans Le
paradoxe sur le comédien, Diderot montre qu’un acteur (c’est même pour
lui le critère du bon acteur) peut (doit) exprimer des émotions et des
sentiments qu’il n’éprouve pas. Il semble, par conséquent, qu’une
expression soit possible sans impression préalable.
Les états affectifs connaissent des degrés de somatisation très variés.
L’être-au-monde est une synthèse de perceptif et d’affectif. Le percept pur
et l’affect pur sont introuvables. Ce que les Allemands appellent Stimmung
détermine une situation et est déterminé par elle. Mais le sens subjectif et la
fonction objective de l’affect divergent, excepté dans le plaisir où les deux
coïncident.
L’exemple de l’applaudissement montre que l’émotion est inséparable de
son expression : en applaudissant, le spectateur manifeste l’unité de sa joie
et de l’objet qui l’a suscitée. Mais l’affectif peut n’être pas manifeste258..
Et l’expression de l’affect peut être vue comme une manière de négation.
C’est ce que voulait signifier R.M. Rilke lorsqu’il écrivait : « N’est-il pas
temps que nous nous libérions, en l’aimant, de l’aimé ? ». Deleuze dit de
l’affect — comme du percept et de la sensation — qu’il est un être qui vaut
par lui-même et excède tout vécu259. : « L’affect ne dépasse pas moins les
affections que le percept, les perceptions. L’affect n’est pas le passage d’un
état vécu à un autre, mais le devenir non humain de l’homme »260.. L’art
est un formidable moyen, non seulement de donner aux affects une forme
sensible, mais de les créer.
Bergson a analysé le décalage existant entre la singularité des états
affectifs (chaque sujet a sa manière propre d’aimer et de haïr) et
l’impersonnelle objectivité des mots utilisés pour leur désignation. L’une
des tâches du romancier sera dès lors de restituer à sa singularité première
l’affection que le langage avait objectivée — tâche impossible au
demeurant car il y aura toujours, observe Bergson, incommensurabilité
entre la vie et le langage.
Dans Nature et formes de la sympathie, Max Scheler analyse le Mitgefühl,
la participation affective, qui peut être joyeuse (le Mitfreude) ou
douloureuse (le Mitleid). L’affectivité, en effet, n’est pas enfermée dans une
forteresse du moi. La participation affective est distinguée par le
phénoménologue de la fusion affective et de la reproduction affective261..
Hannah Arendt faisait remarquer que le sentiment le plus intense que nous
connaissions, intense au point de tout effacer, à savoir l’expérience de la
grande douleur physique, est à la fois le plus privé et le moins
communicable de tous262.. La « contagion affective », quand elle existe, si
elle existe, ne concerne que des secteurs déterminés de la vie affective, et
pour des temps brefs.
 
 
II. LA DIALECTIQUE DE LA NATURE ET DE LA CULTURE
 
C’est une question que celle de savoir si les affects sont universels et
nécessaires, donc « naturels », ou bien particuliers et contingents, donc «
historiques »263.. Par exemple, Adam Smith264. faisait de la sympathie (le
fait d’éprouver en commun des affects semblables) le principe intégrateur
de la société humaine. Il existe, selon Smith, une bienveillance spontanée
dont il est impossible d’imaginer l’absence. De même, mais dans un autre
ordre de pensée, Darwin assignait une origine physiologique animale à
l’expression des émotions chez l’homme.
Pour surmonter cette opposition entre nature et culture, on peut distinguer
l’affect de son expression, tout en gardant conscience du caractère artificiel
de cette distinction. L’expression de l’affect se distribue dans un éventail
ouvert de possibilités qui tiennent à la fois à l’idiosyncrasie du sujet et aux
codes de la société. Il n’existe pas de société humaine qui n’opère un
puissant travail sur les pulsions : les désirs qui en sont issus, ainsi que les
mécanismes du refoulement et de la sublimation varient grandement d’un
peuple à l’autre et d’une époque à l’autre. Si le principe de réalité est
universel, les façons dont il exerce sa force contre le principe de plaisir sont
diverses.
Cela ne nous empêche pas de reconnaître dans les affects des autres
peuples les nôtres — même si les traductions tendent à faire penser à une
identité qui n’existe pas dans la réalité. L’esthétique de l’Inde ancienne
repose sur la notion de rasa, que l’on traduit généralement par « saveur ».
En poésie, la saveur prend huit aspects fondamentaux, désignés par les
noms des sentiments ou manières d’être à travers lesquels ils s’expriment ;
la saveur est l’idée de ces états. Ce sont : l’érotique, le comique, le
pathétique, le furieux, l’héroïque, le terrifique, le répugnant, le merveilleux.
On y ajoute l’apaisé et le familial265.. Dans le grand roman épique chinois,
Au bord de l’eau266. on lit ceci : « Lecteurs, écoutez bien ! Toutes les
femmes de la terre peuvent pleurer de trois façons différentes. Quand il y a
des larmes et du bruit, cela s’appelle « ku », sangloter ; quand il y a des
larmes et pas de bruit, cela s’appelle « qi », pleurer ; quand enfin il y a du
bruit et pas de larmes, cela s’appelle « hao ! ». Il n’y a aucun être humain, à
quelque culture qu’il appartienne, qui ne puisse comprendre ce passage.
Zénon (le Stoïcien) définissait le pathos comme « mouvement de l’âme
qui s’écarte de la droite raison et qui est contraire à la nature »267.. « La
nature » peut renvoyer aussi bien à l’ordre cosmique qu’à l’essence de l’être
humain. L’idée que les affects dépendent de l’éducation et de l’expérience
est devenue banale268..
La troisième partie de l’Éthique de Spinoza est consacrée à l’origine et à la
nature des affects. C’est au début de sa préface et en évoquant la façon dont
les affects ont été conçus que Spinoza dit, en une formule qui deviendra
célèbre : on dirait que ceux qui ont écrit sur cette matière « conçoivent
l’homme dans la nature comme un empire dans un l’empire »269.. Loin
d’être hors de la nature, les affects, selon Spinoza, suivent les lois de la
nature. Il ne saurait en être autrement dès lors que la Nature (identifiée avec
Dieu) est conçue comme la substance unique.
La troisième partie de l’Éthique commence par trois définitions — celle de
la cause adéquate et de la cause inadéquate, celle de l’agir et du pâtir, et
celle de l’affect. Ces trois définitions se suivent selon un lien de
subordination : la première commande la seconde, qui commande la
troisième : « I. J’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se percevoir
clairement et distinctement par elle ». La cause inadéquate, ou partielle, est
celle dont l’effet ne peut se comprendre par elle seule. « II. Je dis que nous
agissons quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose dont nous
sommes cause adéquate, c’est-à-dire quand de notre nature il suit, en nous
ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement et
distinctement par elle seule ». Au contraire, nous pâtissons, quand il se fait
en nous quelque chose, ou quand de notre nature il suit quelque chose, dont
nous ne sommes la cause que partielle. « III. Par affect, j’entends les
affections du corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient la
puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections.
Si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par
affect j’entends une action ; autrement, une passion »270.. Spinoza appelle
joie l’affection qui augmente la puissance d’agir du corps et tristesse celle
qui la diminue. Tout ce que nous nommons aujourd’hui affectivité dérive ou
bien de la joie ou bien de la tristesse, c’est-à-dire augmente ou diminue la
puissance d’agir de notre corps.
Balzac disait que les célibataires remplacent les sentiments par les
habitudes. L’inertie de la vie a pu faire croire à une seconde nature. Mais
l’homme, a-t-on dit aussi, est un être affectif parce qu’il n’a pas d’instinct.
Nietzsche a dénoncé l’illusion selon laquelle les « sentiments » seraient
quelque chose de simple et de premier : derrière les sentiments, il y a des
jugements de valeur dont nous avons hérité sous forme d’inclinations et de
dégoûts — si bien que suivre ses sentiments, au nom d’on ne sait quelle
spontanéité, revient à se faire l’écho inconscient de la voix de nos ancêtres.
C’est la société qui dicte le temps d’aimer (la fête) et de haïr (la guerre).
Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent l’art et la littérature comme
invention d’affects271.. Beckett a inventé des affects « d’autant plus
grandioses qu’ils sont pauvres en affections »272.. En inversant l’idée
commune qui la voit comme la conséquence malheureuse de l’amour alors
qu’elle en est la finalité, Proust invente un affect de jalousie273.. Le bleu
d’Yves Klein est un « pur affect »274.. La musique ne connaît en fait pas
d’autre monde que celui des affects. Mais elle ne se contente pas de les
évoquer — ce qui est une façon de les représenter sans imitation —, elle les
imagine et leur donne une forme plausible.
 
 
III. LA DIALECTIQUE DE L’ÂME ET DU CORPS
 
En médecine, l’affection est un processus morbide considéré dans ses
manifestations actuelles locales ou générales et indépendamment de ses
causes. La philosophie classique a généralement rapporté l’affectivité à
l’action du corps sur l’âme. Tout ce que l’âme connaît est ou bien action si
cela vient d’elle, ou bien passion si cela vient du corps auquel elle est
jointe, écrit Descartes275.. Au début de son Traité des passions de l’âme,
Descartes établit que ce qui est passion pour l’âme est action pour le
corps276.. L’activité de connaissance devrait correspondre à une mise entre
parenthèses des affects : la science a les yeux secs, disait Francis Bacon.
Aux antipodes du dualisme cartésien, Spinoza entend par affect (affectus)
d’une part les affections (affectio) du corps par lesquelles la puissance
d’agir de celui-ci est augmentée ou diminuée et d’autre part les idées de ces
affections277.. Il définit ainsi l’affection : « Une imagination en tant qu’elle
indique l’état présent du corps »278.. Pour Spinoza, les affects reproduisent
dans l’ordre de la pensée les affections du corps et de même que toute
affection de notre corps en augmente ou en diminue la puissance d’agir, de
même l’affect correspondant augmentera ou diminuera notre puissance de
penser.
À la différence des passions de Descartes, les affects chez Spinoza ne sont
pas tous passifs ; ils sont les indicateurs des variations de la puissance
polarisée entre la joie (passage d’une moindre à une plus grande perfection)
et la tristesse (passage d’une plus grande à une moindre perfection). Les
affects passifs nous asservissent, les affects actifs nous libèrent279.. Il n’y a
pas d’identité entre les affects : « N’importe quel affect de chaque individu
discorde de l’affect de l’autre autant que l’essence de l’un diffère de
l’essence de l’autre »280..
Le dualisme ontologique n’a pas toujours été, comme on l’a dit, une
pensée de la séparation. Saint Augustin écrit quelque part que l’amour est
spirituel jusque dans la chair et charnel jusque dans l’esprit. Les sciences
expérimentales contemporaines chercheront plutôt le secret de l’affectivité
du côté du substrat physiologique : ainsi ont-elles découvert dans
l’amygdale cérébelleuse le siège des émotions. Il existe une chimie des
affects, bien étudiée, sinon bien connue281..
Pradines définissait l’affectivité comme la capacité de l’être vivant de
réagir en états de plaisir ou de peine aux excitations physiques ou à ses
propres représentations. Un affect sans mémoire ni attente, réduit au seul
présent des stimuli, est-il possible ?
 
 
IV. LA DIALECTIQUE DE L’ACTIVITÉ ET DE LA PASSIVITÉ
 
Il y eut des dieux impassibles et des morales visant à réduire voire à nier
l’activité (le bouddhisme, le scepticisme, le stoïcisme). L’art grec ne laisse
rien transparaître des affects de ses statues. Comme le montre Hegel dans
son Esthétique, c’est l’art chrétien qui a donné à voir pour la première fois
les signes du sentiment.
Chez Platon et Aristote, l’éthos doit surmonter le pathos et le mettre à sa
merci. La plupart des sagesses antiques ont qualifié de troubles ou de
maladies de l’âme, ou même de folies, les affections282.. La sagesse réside
en la tranquillité et la constance, elle fuit le mouvement et cherche le repos.
L’adiaphora (indifférence) sceptique, l’apathia (absence de pathos)
stoïcienne, l’ataraxia (absence de troubles) épicurienne désignent les
différentes façons dont les sagesses antiques ont nommé leur idéal par la
maîtrise des affects.
Avant le stoïcisme, le scepticisme a été la philosophie qui a le plus
résolument condamné les affects au nom d’une absence jugée bonne et
sage283.. L’adiaphorie sceptique est une indifférence de l’imagination et de
la pensée conquise contre la présence inévitable de l’impression284..
Sénèque rapporte cette phrase de Démocrite : « Si l’on veut avoir une vie
tranquille, qu’on n’agisse pas trop, ni dans le privé ni dans la vie publique
»285.. Le sage sera libre des faux biens qui affectent les hommes : la gloire,
les honneurs, l’argent. La peine de ne pas avoir est plus légère que la crainte
de perdre ce que l’on a et que le désir d’acquérir ce que l’on n’a pas286..
Cicéron écrit dans les Tusculanes : « Ce que les Grecs nomment pathê, je
préfère l’appeler troubles plutôt que maladies ; pour les expliquer, je suivrai
la division qui fut d’abord celle de Pythagore, et ensuite celle de Platon ; ils
distinguent deux parties dans l’âme, l’une qui a part à la raison, l’autre qui
est sans raison ; dans la première ils placent la tranquillité, c’est-à-dire la
constance d’une âme calme et reposée ; dans la seconde, les agitations tant
de la colère que du désir, qui sont contraires et hostiles à la raison »287..
Dans De la tranquillité de l’âme, Sénèque traduit l’euthumia grecque, qui
renvoie à l’idée de bonne humeur, par tranquillitas. Elle désigne la véritable
santé de l’âme. Être inébranlable, garder, comme dit Sénèque, l’assiette
stable de l’âme, c’est être tout proche de la divinité288.. Sénèque
commence son traité De la constance du sage par dresser un parallèle entre
les stoïciens et les hommes d’une part, et les « autres professeurs de sagesse
» et les femmes, d’autre part : les uns sont faits pour commander, et les
autres pour obéir… Le sage est invulnérable à l’injustice et aux injures : il «
ne laisse pas de place au mal »289.. Être affecté, c’est se laisser gagner par
quelque chose d’extérieur à soi et c’est pourquoi Socrate répétait qu’il est
plus honteux de commettre l’injustice que de la subir290.. Sénèque, qui
s’adresse à un ami, va jusqu’à mettre Épicure, qu’il cite, en renfort de son
stoïcisme291.. Qu’est-ce qu’être sensible à l’insulte, sinon la croire
importante et vraie ?292.
Une pensée libérée de l’affectif est censée être une pensée véritable. Tant
que les objets et les êtres du monde sont qualifiés de bons ou de mauvais
pour soi, aucun regard objectif ne peut se poser sur eux293..
Freud déterminera l’affect du point de vue quantitatif par une certaine
intensité d’énergie pulsionnelle (quantum d’affect) et du point de vue
qualitatif par le passage de la pulsion organique au sentiment spécifié. Sous
l’effet du refoulement, l’affect peut se convertir (c’est ce qui caractérise
l’hystérie de conversion), se déplacer (l’obsession) ou se transformer
(névrose d’angoisse, mélancolie)294..
Dans les temps modernes, si le flegme, qui est une contenance, a été
félicité295., l’inaction, en revanche, a été vilipendée.
Plusieurs philosophes issus de la phénoménologie définissent l’affectivité
comme un pouvoir de révélation plus fondamental que celui de connaître.
Pouvoir de révélation des valeurs (Max Scheler), du monde (Heidegger), de
l’absolu (Michel Henry). Dans De l’éternel dans l’homme, Max Scheler
défend l’idée que c’est à travers notre faculté de sentir, et non par la grâce
de notre raison, que les valeurs sont présentes en nous. Cette fonction
originaire dévolue au sentiment écarte résolument la phénoménologie de
Scheler de celle de Husserl. « S’angoisser révèle le monde comme monde
», écrit de son côté Heidegger296.. Loin d’être le signe calamiteux d’une
faiblesse à dépasser, l’affectivité est la marque de l’humain. Pure
adéquation à soi, Dieu, en effet, ne saurait avoir d’affects. À la différence de
l’influence, morale et intellectuelle, qui n’a pas de conséquences
immédiatement visibles, l’action affective qui vise à susciter en l’autre un
affect montre les signes de notre volonté de puissance. C’est en cela que
consiste le plaisir du séducteur ou celui du sadique, mais aussi le plaisir de
celui qui aime faire plaisir. Quelle différence, demandait André Gide297.,
entre un sentiment voulu et un sentiment éprouvé ? À vrai dire, il n’y en a
aucune : « vouloir aimer » et aimer ne font qu’un puisque aimer, c’est se
choisir aimant en prenant conscience d’aimer. Les affects peuvent être
l’objet d’un choix. Leur humanité se révèle en creux : pour nous, la
misanthropie n’est plus un problème moral, mais psychologique. La carence
affective est l’un des dysfonctionnements les plus graves dégagés par la
psychiatrie moderne298.. L’affect reste ce qui différencie le plus sûrement
l’homme de la machine.
 
*
 
Voir aussi
 
L’amitié. L’amour. Autrui. Le désir. L’émotion. La passion. Le plaisir. Le
sensible. La sexualité.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, Éthique à Nicomaque II, 4.
Sénèque, De la constance du sage, trad. É. Bréhier, Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962.
Sénèque, De la tranquillité de l’âme, ibid.
Spinoza, Éthique, Troisième partie.
Max Scheler, Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie affective,
trad. M. Lefebvre, Payot, 1971.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991, p.
154-188.
 
244 Pluriel de pathos.
245 Selon qu’elles sont satisfaites ou contrariées.
246 Aristote, Éthique à Nicomaque II, 4, 1105 b 19-28, trad. J. Tricot, Vrin, 1994, p. 100-101.
247 Aristote, Les Catégories 8, 9 b 28, trad. J. Tricot, Vrin, 1977, p. 47.
248 D. Serres, « La douleur morale et la question de l’affect chez Freud » in La Douleur morale,
ouv. coll., Éditions du temps, 1996, p. 195.
249 Maine de Biran forgea le terme d’affectibilité pour désigner la sensibilité animale considérée
comme une simple capacité qu’a l’être vivant de recevoir des impressions et à être affecté
immédiatement, c’est-à-dire pâtir douleur et plaisir.
250 Nous ne rangeons plus, comme on le faisait autrefois, les perceptions parmi les affects, et
pourtant, elles affectent bien le sujet sensible. Mais le sensible a suivi deux lignes sémantiques
divergentes : celle de la sensibilité et celle du sentiment (voir Le sensible).
251 Kant privilégie l’élément de surprise lorsqu’il dit de l’affect qu’il « réside dans la surprise
provoquée par l’impression, laquelle abolit la contenance de l’esprit » (E. Kant, Anthropologie d’un
point de vue pragmatique III, § 74, trad. A. Renaut, GF-Flammarion, 1993, p. 278).
252 Wundt, par exemple, distinguait les différents affects en fonction de la qualité (plaisir/déplaisir,
excitation/inhibition, tension/relâchement), de l’intensité (forte/faible), de la durée ou de la forme
évolutive (surgissement inopiné/augmentation saccadée ou lente), de l’impact physiologique (l’effort
: affect sthénique, ou relâchement : affect asthénique). La distinction entre les affects sthéniques qui
suscitent de la force et les affects asthéniques qui entraînent de la faiblesse vient de Kant
(Anthropologie d’un point de vue pragmatique III,  § 76) et n’est pas très éloignée de celle que
Spinoza fait entre la joie et la tristesse.
253 Dans Le Sacré, Rudolf Otto parlait de ce « tremendum fascinosum », de l’ambivalence de cette
fascinante terreur au cœur de l’expérience du sacré. Nombre d’affects pourraient être traduits par des
oxymores.
254 Puisque d’après le matérialisme épicurien les choses sont constituées d’atomes, leurs qualités
doivent être rapportées à leurs atomes : ainsi il faut supposer que la douceur du miel vient de la forme
arrondie des atomes qui le constituent comme l’acidité du vinaigre vient de leur forme hérissée (dans
la langue commune, les « atomes crochus » sont un héritage lointain de cette représentation).
255 Aux autres.
256 M. Mauss, « L’expression obligatoire des sentiments », Essais de sociologie, Les Éditions de
Minuit, 1969, p. 88.
257 E. Husserl, Recherches logiques, tome II, deuxième partie, trad. H. Élie, PUF, 1962, p. 192.
Plus loin, Husserl rappelle que Brentano distingue les sensations affectives (les sensations de plaisir
et de douleur) et les sentiments du plaisir et de la douleur. Les contenus des premières sont considérés
par lui comme « physiques », les seconds comme « phénomènes psychiques » et par suite comme
appartenant à des genres supérieurs, essentiellement différents (ibid., p. 198).
258 La langue classique opposait volontiers l’affectif à l’effectif.
259 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 154-
155.
260 Ibid., p. 163.
261 M. Scheler, Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie
affective, trad. M. Lefebvre, Payot, 1971, p. 138.
262 H Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr., Pocket Agora, 2002, p. 90.
263 Voir L’émotion.
264 Dans la Théorie des sentiments moraux.
265 R. Daumal, Bharata, Gallimard, 1970, p. 46.
266 Shui-Hu-Zhuan.
267 Cicéron, Tusculanes IV, 6, Les Stoïciens, trad. É. Bréhier, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962, p. 332.
268 L’homme moderne craint bien davantage les araignées ou les serpents que les voitures rapides
— dont la dangerosité est pourtant infiniment plus grande.
269 B. Spinoza, Éthique III, préface, trad. B. Pautrat, Seuil, 1999, p. 199.
270 B. Spinoza, Éthique III, définitions, ibid., p. 203.
271 « L’art défait la triple organisation des perceptions, affections et opinions pour y substituer un
monument composé de percepts, d’affects et de blocs de sensations qui tiennent lieu de langage »
(Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 166). « L’écrivain tord le langage, le fait vibrer, l’étreint,
le fend pour arracher le percept aux perceptions, l’affect aux affections, la sensation à l’opinion »
(ibid., p. 167).
272 Ibid., p. 165.
273 Ibid.
274 Ibid., p. 171.
275 Traité des passions de l’âme, art. 17.
276 Ibid., art. 2.
277 B. Spinoza, Éthique III, définition 3.
278 B. Spinoza, démonstration de la propriété XXXIV, Éthique V.
279 Spinoza définissait le mode comme l’affection (affectio) de la substance, « autrement dit, ce
qui est en autre chose par quoi il est aussi conçu » (Éthique I, définition 5). Si l’affection, dans la
langue commune, a fini par désigner le sentiment tendre, et en particulier l’amour, c’est qu’elle est
apparue comme l’affection (au sens classique) par excellence. Cartésien, Charles Appuhn traduit par
un seul terme, « affection », les deux termes affectus et affectio. Il en résulte une conception
exclusivement passive de l’affectivité alors que Spinoza entendait relier les affects au conatus (le
désir), celui-ci étant libre lorsque les affects sont des actions, et dans la servitude lorsque ces affects
sont passifs.
280 B. Spinoza, Éthique, livre III, proposition 57, op. cit., p. 297.
281 La récompense du plaisir et du désir est transmise par la dépamine et par les endorphines
(morphines endogènes). La punition de l’aversion, de la souffrance et de l’agression passe par la
sérotonine.
282 Voir Cicéron, Les Tusculanes III, IV et V.
283 Une anecdote illustre cette apathie du philosophe sceptique : lors de l’expédition d’Alexandre à
laquelle il participa, Pyrrhon vit l’un de ses disciples s’enfoncer dans un terrain marécageux, et, sans
sourciller, passa son chemin...
284 J.-P. Dumont (Le Scepticisme et le phénomène. Essai sur la signification et les origines du
pyrrhonisme, Vrin, 2000, p.17) voit une filiation entre les Cyrénaïques qui avaient fait des affections
sensibles les critères de la conduite et de la connaissance, et les sceptiques.
285 Sénèque, De la tranquillité de l’âme XIII, 1, Les Stoïciens, op. cit., p. 683.
286 Sénèque, De la tranquillité de l’âme VIII, 3.
287 Cicéron, Tusculanes IV, 5, Les Stoïciens, op. cit., p. 332.
288 Sénèque, De la tranquillité de l’âme II, 1, ibid., p. 663.
289 Sénèque, De la constance du sage V, ibid., p. 639.
290 Sénèque rapporte l’anecdote concernant Stilpon, philosophe de l’école de Mégare, disciple
d’Eubulide, célèbre pour avoir soutenu la thèse de l’impossibilité d’affirmer un concept d’un autre,
thèse qui aboutit à la négation pratique du jugement : « Demetrius (…) avait pris Mégare ; il
demanda au philosophe Stilpon s’il avait subi des pertes : ‘ Non, dit celui-ci, car tout ce qui est à moi
est avec moi’. Il avait pourtant abandonné son patrimoine en butin de guerre ; l’ennemi lui avait
enlevé ses filles, et sa patrie était passée au pouvoir d’un étranger ; et c’était le roi lui-même, entouré
des forces de l’armée victorieuse, qui, de son trône, lui posa cette question. À Demetrius, Stilpon
déroba sa victoire ; et, la ville prise, il témoigna non seulement qu’il n’était pas vaincu, mais qu’il
n’avait subi aucun dommage ; il avait en lui les biens véritables, ceux contre qui on ne peut porter la
main » (ibid., p. 640). Sénèque commente ainsi cette magnanimité : « Au milieu des glaives
étincelant de toutes parts, du tumulte des soldats pillards, des incendies, du sang, de la ruine d’une
ville prise, au milieu du fracas des temples s’écoulant sur leurs propres dieux, un seul homme resta
en paix » (ibid.).
291 L’ami auquel Sénèque s’adresse dans son traité est un épicurien qu’il s’efforce de gagner au
stoïcisme.
292 Fidus Cornelius n’a pas été raisonnable de pleurer en plein Sénat sous prétexte que Corbulon
l’a traité d’autruche déplumée (Sénèque, De la constance du sage, ibid., p. 652).
293 Dans un passage désopilant de son Anthropologie, Kant établit la distinction entre l’ivresse de
l’affect et la folie de la passion : « L’affect doit être considéré comme une ivresse qu’on dissipe en
dormant, la passion comme un délire qui, en couvant une représentation, fait que celle-ci s’incruste
toujours plus profondément. Celui qui aime peut du moins, sans doute, rester clairvoyant ; mais celui
qui est passionnément amoureux devient inévitablement aveugle aux défauts de l’objet aimé, bien
qu’en général il recouvre la vue huit jours après le mariage » (E. Kant, Anthropologie d’un point de
vue pragmatique III § 74, op. cit., p. 219).
294 S. Freud, La Naissance de la psychanalyse, trad. fr., PUF, 1996, p. 76-77.
295 Les Britanniques, réputés flegmatiques, ont colonisé le monde.
296 Être et Temps, § 40.
297 Dans Le Journal des Faux-monnayeurs.
298 L’autiste est dans l’incapacité de créer des liens affectifs ; le psychopathe, d’intelligence
normale, voire supérieure à la moyenne, est incapable de sympathie.
5. L’aliénation
 
 
 
Le concept d’aliénation est laissé en déshérence après que sa théorie
structurante (le marxisme) se fut effondrée. Le temps est loin — c’était en
1968 — où Paul Ricœur, se faisant l’écho général, voyait dans l’aliénation
un « mot-hôpital dans lequel tous nos malaises viennent se coucher »299..
Étonnant renversement historique ! On a fini par reconnaître dans cette
thématique d’abord issue de la protestation contre le sort fait aux humiliés
et offensés rien de moins que le discours du maître — car il n’y a
d’aliénation que pour celui qui s’est fait une idée préalable de la réalité
humaine.
Les sociologies dominantes ces dernières décennies, qu’elles soient
d’inspiration individualiste et interactionniste ou bien systémique et
fonctionnaliste, ont éliminé ce concept de leurs analyses. Ont renchéri les
politiques de la reconnaissance qui ont dénoncé dans cette thématique un
symptôme du mépris impérialiste dans lequel ceux qui s’autoproclament
libres tiennent ceux qui ne vivent pas à leur image. Qui aujourd’hui oserait,
comme le faisait Marx en 1844, s’en prendre au « crétinisme » de l’ouvrier
? Qui oserait dénoncer la religion comme l’opium du peuple ? Du moment
qu’ils ne tombent pas dans le champ de la délinquance et de la criminalité,
tous les actes et comportements, même les plus ineptes, sont désormais
justifiés par le double respect dû à la personnalité individuelle et à l’identité
collective. Considérer le voile islamique comme un signe d’aliénation —
redoublé lorsqu’il est revendiqué par les intéressées elles-mêmes — tend
désormais à apparaître comme une marque inacceptable de mépris et de
désir de domination.
La société libérale présuppose les individus en agents libres et volontaires.
De quel droit les philosophes dénonceraient-ils comme des marques
d’aliénation des modes de pensée, des actions et des comportements qui
non seulement ne sont pas contraints mais qui, de plus, sont spontanément
assumés et associés au simple plaisir d’exister ? Les intellectuels marxistes
sont bien arrogants quand ils se mettent ainsi dans la position de ceux qui
savent mieux que les autres, et à leur place (par où ils révèlent leur nature
despotique) ce qui est bien et profitable pour les hommes. Pour une bonne
partie de la bourgeoisie et de ceux qui étaient gagnés à ses idées, la tâche
principale des partis communistes du temps de leur influence consistait à
faire croire à la classe ouvrière à quel point elle pouvait être plus
malheureuse qu’elle ne se l’imaginait elle-même.
Mais contre le concept d’aliénation les coups sont aussi venus du camp
marxiste lui-même. Dans sa Dialectique négative Adorno, qui l’utilise
néanmoins, y reconnaît la mythologie agressive d’un sujet libéré et
dominateur. Il décelait même dans ce terme allemand d’Entfremdung une
hostilité à l’égard de l’étranger (Fremd)300.. Le concept plus souple
d’hégémonie301., issu de Gramci, a contribué à écarter celui d’aliénation en
même temps que celui de domination. Enfin la thèse d’Althusser de la
coupure épistémologique entre le Marx encore hégélien des Manuscrits de
1844 et le Marx marxien du Capital préparé par L’Idéologie allemande
(1845) a achevé de jeter le discrédit sur un concept qui traîne avec lui la
métaphysique idéaliste de l’essence de la liberté et de la nature humaines.
L’aliénation est aujourd’hui l’objet d’un profond et durable déni. Ce
concept, avec les idées qu’il implique, est occulté. Il convient, par
conséquent, pour en retrouver le sens critique, de procéder à sa
désoccultation.
 
 
I. LE PLAN JURIDIQUE ET POLITIQUE
 
Alienus, dérivé de alius, « autre » en latin, signifie : qui ne s’appartient
pas, qui appartient à un autre. Il s’oppose à suus, « sien », qui s’appartient à
lui-même. Aliéner un bien, c’est s’en déposséder par don, échange ou vente.
C’est l’aliénation d’un bien immatériel, d’un droit qui permet le passage
du sens juridique au sens anthropologique — de la renonciation à l’avoir au
renoncement à l’être.
Les philosophes du droit naturel et du contrat social ont fait de l’aliénation
une cession volontaire faite par un individu d’un droit naturel au profit d’un
droit garanti par la loi civile. La théorie contractualiste est une théorie
positive de l’aliénation. Chez Hobbes, chaque membre de la « République »
(Commonwealth) cède son droit naturel de se gouverner à un homme ou à
une assemblée bénéficiaire du désistement de tous ; ce bénéficiaire unique
est le souverain. Ce Léviathan a la force de tous. Si Hobbes n’utilise pas le
terme d’aliénation pour nommer ce passage de l’état de nature à l’état civil,
il emploie le verbe give up, « renoncer ». Par le pacte (covenant), chaque
membre du Commonwealth renonce à la puissance naturelle qu’il avait sur
lui-même et sur les autres.
Rousseau écrit en toutes lettres que les clauses du contrat social « se
réduisent toujours à une seule, savoir l’aliénation totale de tout associé avec
tous ses droits à toute la communauté »302.. Une formulation qui vaudra
contre l’écrivain-philosophe l’accusation, de la part des penseurs libéraux
(Karl Popper, par exemple) d’avoir été l’un des inspirateurs du totalitarisme
contemporain. Dans le contrat social, l’échange n’est égal que dans la
mesure où il est le même pour tous. Au final, il a été productif car en
troquant la liberté naturelle contre la liberté civile, l’homme sauvage
devient un citoyen.
Dans ses Principes de la philosophie du droit303., Hegel dit que non
seulement je peux me défaire de ma propriété comme d’une chose
extérieure, mais encore que je suis logiquement obligé de l’aliéner
(entäussern) en tant que propriété pour que ma volonté devienne existence
objective pour moi. Du coup, et contradictoirement, ma volonté comme
aliénée est devenu une autre. C’est Hegel qui donnera à la notion
d’aliénation sa dimension existentielle moderne.
 
 
II. LE PLAN EXISTENTIEL ET SOCIAL
 
Aux yeux de Hegel, les théoriciens du contrat social ont commis l’erreur
de transposer à la sphère politique universelle, celle de l’État, une action qui
n’a de réalité effective qu’au niveau privé du droit abstrait. Mais Hegel va
donner à l’aliénation un sens élargi aux dimensions du Système entier.
L’aliénation hégélienne est plus proche du sens psychiatrique (perte d’être)
que du sens juridique et politique (perte d’avoir). Comme l’écrit Paul
Ricœur, « avec Hegel, l’aliénation est le chemin obligé, non seulement de la
scission tragique mais de la médiation logique »304..
Le terme d’aliénation traduit deux concepts hégéliens : Entfremdung, le
plus proche de son étymologie latine et Entäusserung. Entfremdung désigne
le fait de devenir étranger à soi, elle caractérise par exemple le malheur de
la conscience qui doit se perdre pour se sauver. Entäusserung305. est
l’extériorisation (ausser en allemand signifie extérieur ?), le mouvement
d’écartement par rapport à soi, l’objectivation de l’Esprit dans le réel. Alors
que nul accomplissement ne va sans Entäusserung (ainsi la Nature, second
moment de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, est-elle
l’extériorisation de l’Idée, qui littéralement s’y perd mais qui, s’y perdant,
pourra se regagner comme Esprit), Entfremdung représente le négatif de
l’aliénation. N’importe quelle réalité, pour être effective, c’est-à-dire
achevée, donc vraie, doit sortir de l’immédiateté de son en soi originel et
par conséquent s’aliéner. Aucune identité ne saurait faire l’économie de ce
passage à la différence, qui est altération. Tout le devenir de l’Esprit est le
résultat d’aliénations assumées et surmontées : ainsi le langage est-il
aliénation effective de l’Esprit, tout comme la culture en général306..
Même Dieu est aliéné : Hegel comprend l’Incarnation comme une
aliénation (il est le premier à utiliser, à ce propos, l’expression de « mort de
Dieu »). Si le christianisme est la religion spirituelle par excellence, c’est
qu’elle a été la seule à prendre ce risque sublime de l’aliénation de son
Dieu.
L’Entfremdung est une Entäusserung manquée ou inachevée. Dans La
Phénoménologie de l’Esprit, Hegel évoque sous le nom de « belle âme
»307. un moment spécifique de la conscience morale (la bonne conscience)
lorsque celle-ci, libre de toute loi et de tout devoir déterminés, jouit de sa
pureté vide. La belle âme, au lieu de voir dans l’action la réalisation de la
moralité, redoute d’y rencontrer sa limite. Aussi se réfugie-t-elle en elle-
même pour se satisfaire de sa seule bonté. Elle compense son impuissance
par la certitude d’être divine308..
Feuerbach établira dans L‘Essence du christianisme sa théorie de
l’aliénation religieuse à partir de l’analyse hégélienne de la conscience
malheureuse. Dès ses écrits de jeunesse Hegel avait considéré comme une
perte de soi l’oubli dans lequel la conscience se jette lorsqu’elle projette en
un au-delà infini et inaccessible son absolu309.. La conscience malheureuse
est la conscience qui vit dans l’irréconciliation avec elle-même et avec sa
Chose. Feuerbach interprète la religion — du moins la chrétienne —
comme la relation de l’homme « à son essence comme à un autre être
»310.. Dieu, en effet, n’est que l’essence générique de l’homme objectivé et
affranchi des limites de la réalité empirique individuelle. Les attributs
divins sont les déterminations de l’essence humaine repoussées hors de la
sphère terrestre. Ainsi l’homme se perd-il en Dieu, la religion est un
dessaisissement de soi au profit d’un grand Autre imaginaire, d’une
hypostase311..
À partir des lectures de Hegel et de Feuerbach, Marx applique le terme
d’aliéné au prolétaire déshumanisé, dépossédé du sens de ses actes et
instrumentalisé par la division du travail, et à tout homme dont la pensée est
faussée par l’idéologie (on peut être aliéné sans être exploité). Si Marx use
indifféremment des termes d’Entäusserung (ou de Veräusserung) et
d’Entfremdung, c’est avec la dimension prioritairement négative attachée à
ce dernier, dans une optique d’abord feuerbachienne312.. Pour Marx, la
philosophie est aliénation dans la mesure où, comme Feuerbach l’avait vu,
elle n’est « rien d’autre que la religion transposée dans la pensée »313.. Et
loin d’être la réalisation rationnelle de l’Esprit314., l’État, aux yeux de
Marx, est l’aliénation de l’être générique de l’homme, tout comme Dieu
chez Feuerbach.
Alors que chez Hegel l’aliénation renvoie au rapport de la conscience à ses
objets, ou à celui de l’Idée à ses manifestations, chez Marx, elle désigne une
relation pratique. L’aliénation est une pratique du dessaisissement.
Différence capitale avec Hegel, l’aliénation ne doit pas être surmontée mais
bel et bien supprimée. Le projet marxien a l’émancipation pour sens : c’est
le rêve qui rive le prisonnier à sa prison, c’est la reconnaissance (forcément
douloureuse) de la prison réelle qui ouvre sur l’espoir réaliste d’en sortir.
L’aliénation caractérise le régime capitaliste et elle est multiforme : le
travailleur est rendu étranger à son travail, donc à lui-même et au produit de
son travail. Le scandale de l’aliénation tient au fait qu’au lieu de se réaliser
dans son travail, le travailleur s’y déréalise. Dans le procès capitaliste de
production, le travail lui-même devient un objet : « L’objet que le travail
produit, son produit se dresse devant lui [l’ouvrier] comme un être étranger,
comme une puissance indépendante du producteur »315.. Avec le travail
aliéné, l’essence de l’homme316. devient un simple moyen d’existence. Le
travail aliéné et le travailleur aliéné sont les signes et les effets d’un seul et
même phénomène : la société bourgeoise. Le travail de l’ouvrier n’y est pas
volontaire mais contraint, c’est du travail forcé : « Il n’est donc pas la
satisfaction d’un besoin mais seulement un moyen de satisfaire des besoins
en dehors du travail »317.. Comme l’écrit Michel Henry « lorsqu’il vend
son travail, l’ouvrier ne se sépare pas de lui, il ne reste pas dehors devant
l’usine, laissant son travail entrer seul dans l’atelier et attendant qu’il
revienne à la fin de la journée. C’est donc là ce qui différencie le travail
d’une marchandise ordinaire, le fait que le vendeur ne se sépare pas de ce
qu’il a vendu, le fait que le travail est subjectif »318..
Les Manuscrits de 1844 définissent l’homme non aliéné comme l’homme
total, actualisant toutes ses potentialités. Au lieu de correspondre à être total
de l’homme, le travail en régime capitaliste n’est plus que parcellaire. La
division du travail qui fixe chaque individu à une spécialité exclusive est
aliénante parce qu’elle détruit la totalité humaine. D’où l’utopie
communiste de L’Idéologie allemande : avec le communisme, il n’y aura
plus de Mozart ni de Raphaël, mais des gens qui, entre autres, feront de la
musique ou de la peinture319.. L’homme aliéné est un homme mutilé.
L’homme total est un homme désaliéné. La division du travail, écrit Marx
dans les Manuscrits de 1844, est l’expression économique du caractère
social du travail à l’intérieur de l’aliénation. À cette date, c’est de l’analyse
du concept de travail aliéné que le futur auteur du Capital tire le concept de
propriété privée320., laquelle est donc en réalité la conséquence de celui-ci,
alors qu’elle apparaît en être la cause321.. En abolissant la propriété privée,
le communisme supprimera le travail qui, sous sa forme capitaliste, fait de
l’homme un homme tronqué, fragmentaire322..
La théorie de l’aliénation est-elle, comme le pensait Althusser, celle d’un
Marx qui n’était pas encore marxiste ? Dans L’Idéologie allemande, Marx
dit de la catégorie de l’aliénation qu’elle est une détermination idéelle, ce
qui signifie qu’elle ne saurait servir ni à la description ni à l’explication de
la réalité sociale. Le Manifeste du Parti communiste traite plus radicalement
encore d’ineptie philosophique « l’aliénation de l’essence humaine » qu’il
oppose à l’analyse concrète des rapports d’argent. C’est à ce niveau que
s’articule la thèse althussérienne de la coupure épistémologique323.. La
théorie scientifique de l’exploitation développée dans Le Capital rejetterait
dans les limbes la thématique métaphysique de l’aliénation. Pourtant, dans
le premier chapitre de sa Contribution à la critique de l’économie politique,
qui est un texte préparatoire au Capital, et qui date des années 1850, Marx
parle en toutes lettres de « l’aliénation du travail » et dit qu’elle est « la
forme extrême de l’aliénation ». Dans Le Capital même, le thème est loin
d’avoir disparu : « En réalité, le rapport capitaliste dissimule sa structure
interne dans l’indifférence totale, l’extériorisation324. et l’aliénation325.
dans lesquelles il place l’ouvrier à l’égard des conditions de la réalisation de
son propre travail (…) l’ouvrier se comporte en réalité envers le caractère
social de son travail, sa combinaison avec le travail d’autrui en vue d’un but
commun comme envers une puissance étrangère ». Un chapitre du livre III
du Capital est intitulé « Le capital porteur d’intérêts, forme aliénée326. du
rapport capitaliste ». Il y a également ce passage du Chapitre inédit qui
souligne « le fait que les conditions matérielles indispensables à la
réalisation du travail soient devenues étrangères327. à l’ouvrier et, qui plus
est, apparaissent comme des fétiches doués d’une volonté et d’une âme
propres ; le fait enfin que les marchandises figurent comme acheteuses de
personnes ». En même temps qu’il prend soin de distinguer régime
esclavagiste et régime capitaliste328., Marx à plusieurs reprises définit le
salariat dans Le Capital comme « esclavage moderne ».
La théorie du fétichisme de la marchandise, développée dans Le Capital,
peut être interprétée comme une application et une dérivation de la théorie
de l’aliénation. En substituant la valeur d’échange abstraite à la valeur
d’usage concrète, le capitalisme ne donne plus la valeur de la marchandise
pour ce qu’elle est, à savoir un rapport social entre producteurs, mais
comme une propriété naturelle, inhérente à la chose, au même titre que sa
forme ou son poids. On ne sera guère étonné dès lors si Marx dans le
chapitre consacré au fétichisme de la marchandise329. pense par analogie à
la « région nuageuse du monde religieux » : les dieux nés du cerveau
humain semblent mener une vie indépendante au ciel comme les
marchandises nées du travail humain semblent mener une vie indépendante
sur terre.
Cela étant, il existe bien entre les Manuscrits de 1844 et Le Capital une
inversion dans le sens de l’aliénation qui passe d’explanans à
l’explanandum. Michel Henry interprète le reflux de la thématique de
l’aliénation chez Marx non pas comme la substitution d’une conception
scientifique de l’exploitation à une thèse de nature métaphysique mais
comme le remplacement du concept d’aliénation par l’aliénation réelle : «
Le concept d’aliénation s’efface au moment où l’aliénation réelle devient le
thème explicite de la recherche »330.. Loin de disparaître, c’est
l’élucidation de l’aliénation réelle comme aliénation du travail qui devient
le thème central du Capital331.. D’ailleurs, dans le grand œuvre, le mot qui
revient le plus souvent pour nommer la condition du prolétaire est celui
d’esclavage. Avec l’exploitation et la domination, l’aliénation forme un
triangle. Cela dit, si toute exploitation est par définition aliénante, il existe
en revanche une aliénation sans exploitation subie : la bourgeoisie elle-
même est aliénée.
Plus tard Lukács poursuivra et approfondira l’analyse critique de Marx :
l’aliénation n’est pas un attribut métahistorique de l’esprit, comme le
pensait Hegel, mais un processus particulier lié à des conditions historiques
précises. Dans Histoire et conscience de classe332., Lukács reprend la
théorie de l’aliénation par les deux concepts de Verdinglichung et de
Versachlichung333., tous deux traduits en français par « réification » (Ding
et Sache signifient tous deux « chose » en allemand). La réification334. est
davantage qu’une simple chosification — laquelle peut être provisoire et
toute symbolique : elle implique la transformation ontologique d’un être en
chose. Marx, qui le premier a usé du terme de Verdinglichung, voyait dans
la marchandise une réification qui ôte à l’humain ce qu’elle donne à l’objet.
Le capital transforme le travail vivant en travail mort. Lukács élargit le
champ du concept en appelant réification l’indépendance acquise par
l’économie vis-à-vis du reste de la vie sociale. Ainsi la réification a-t-elle
fini par devenir synonyme du système capitaliste lui-même. Histoire et
conscience de classe contient un chapitre intitulé « La réification et la
conscience du prolétariat ». Lukács y expose l’idée selon laquelle
l’universalité de la forme marchande est le trait distinctif de la société
moderne. Cette universalité est le prototype de toutes les formes
d’objectivité et de toutes les formes correspondantes de subjectivité dans la
société bourgeoise.
Le thème de la réification est également au cœur de la Dialectique de la
raison de Horkheimer et Adorno335. qui l’associent au renversement de la
domination des hommes sur la nature en une domination de la société sur
les individus. L’École de Francfort a hérité de la problématique marxienne
de l’aliénation pour en faire un instrument d’analyse de la société
américaine où le consensus se substitue à la servitude volontaire. Rousseau
disait déjà que « les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir
d’en sortir »336.. L’aliénation est rarement accompagnée de souffrances, et
c’est pourquoi elle est inconsciente. Mais comment, alors, éviter la tentation
despotique de parler à la place des autres ? En assimilant l’aliénation à la
manipulation, la Théorie critique de l’École de Francfort aura contribué à
vider l’aliénation de son sens et à l’offrir sans immunité théorique aux
attaques de ses adversaires. Signe des temps : on est passé de l’ouvrier qui
ne parvient pas à nourrir sa famille aux téléspectateurs gavés de
programmes débiles.
Les développements de Heidegger337. sur l’inauthenticité
(Uneigentlichkeit) semblent si proches de ceux de Lukacs sur la réification
qu’un marxiste comme Lucien Goldmann s’est cru autorisé à établir un lien
d’influence du premier sur le second338.. Le on (« Man » en allemand,
comme « homme »...) ne connaît qu’une existence bovine (le troupeau de
Nietzsche) à l’abri de tout souci (Sorge) dans le même oubli de l’Être et de
la mort, ne songeant qu’à la sécurité de soi, et à la réjouissance339..
Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre définit l’aliénation
comme « le vol de l’acte par l’extérieur » : « j’agis ici et l’action d’un autre
ou d’un groupe, là-bas, modifie du dehors le sens de mon acte »340.. Dans
le système inerte de la nature, l’action collective peut finir par se retourner
contre ceux qui l’ont lancée en générant des effets contraires à ceux visés.
Sartre appelle contre-finalité l’inversion du sens de l’activité : ainsi les
déboisements effectués par les paysans chinois ont-ils abouti à leur ruine
par les inondations provoquées341.. Pour Sartre, et c’est un point de
divergence essentielle avec le marxisme, l’aliénation ne naît pas avec
l’exploitation du travail mais est inhérente au procès du travail lui-même.
La praxis induit nécessairement tout un champ d’inertie — que Sartre
appelle le pratico-inerte et qui arrête la dynamique de l’histoire dans son
élan. La retombée de la praxis dans le pratico-inerte, à l’époque où Sartre
est proche du marxisme, présente avec la thèse existentialiste de la tombée
du pour-soi dans l’en-soi (dans L’Être et le Néant) un évident parallélisme.
Le pratico-inerte est le champ de passivité ouvert par l’activité même de
l’homme et englobe la matière ouvrée qui domine l’homme et l’homme
dominé par elle.
Le concept d’interpassivité élaboré par Slavoj Žižek peut être lui aussi
considéré comme une dérivation de celui d’aliénation. L’aliénation, constate
Žižek, ne consiste pas dans le fait d’être dépouillé de son activité (après
tout, c’est ce que fait la technique qui nous décharge des gestes les plus
pénibles et répétitifs) mais à l’inverse d’être privé de sa passivité : les
machines digitales sont passives à notre place, elles investissent nos
affects342..
 
 
III. LE PLAN MÉDICO-PSYCHOLOGIQUE
 
Dès les origines, dans le marxisme, le concept d’aliénation participait à la
fois de la connaissance (l’analyse du réel) et de la normativité (l’action pour
l’améliorer). Ce balancement équivoque entre le descriptif et le prescriptif
jouera nettement dans le domaine psychiatrique. L’expression d’alienatio
mentis, dont Pinel tirera « l’aliénation mentale », apparaît au XVe siècle.
Dans le langage commun, l’aliéné désignera le fou343.. L’aliéné est à la
fois étranger à sa propre humanité et à son monde344.. Sous l’influence de
la psychiatrie existentielle de Binswanger, la notion d’aliénation en
psychologie aujourd’hui renvoie non plus à une privation de la raison ni un
déficit de certaines fonctions psychiques mais à une modification globale de
l’être-au-monde dans le sens d’une simplification et d’un appauvrissement.
La thématique de l’addiction s’inscrit dans cette dérivation.
L’addiction345. désigne la dépendance à une substance ou à un
comportement compulsif, la dépendance étant elle-même définie comme un
déséquilibre du système de plaisir susceptible de mettre en péril l’intégrité
du sujet.
Comme celui d’aliénation, le concept d’addiction a une origine juridique
et renvoie à un processus semblable de dépossession. Dans le droit romain,
l’addictio était un ordre du magistrat par lequel le créancier recevait le droit
de saisir la personne du débiteur et de le traiter comme sa chose346.. Ce
terme est devenu synonyme d’adjudication. En ce sens juridique,
l’addiction est une action accomplie par une autorité. Par métonymie, le
terme désignera un état consécutif à cette action.
Le sens psychomédical récent apparaît aux États-Unis. L’addiction en est
venue à signifier un état de dépendance totale, à la fois physique et
psychique. À l’origine, l’addiction renvoyait à un état de dépendance vis-à-
vis des stupéfiants, puis le terme s’est progressivement élargi à des
comportements et des conduites relatifs au crime347., à la sexualité, au
travail348., au jeu349., aux achats350., au corps propre351., à la navigation
sur Internet352.. À propos de tous ces comportements, on a pu parler de «
toxicomanie sans drogue », et d’« addiction comportementale »353..
L’inflation du mot ne peut manquer de jouer un rôle symptomatique. Tout
un ensemble de représentations collectives vient se conjuguer pour aboutir à
ce langage de l’addiction : la dramaturgie d’une volonté infinie354., la
suspicion jetée sur les passions, le déni de la fragilité humaine (laquelle
représente un échec au désir de toute-puissance), le soupçon jeté sur la
fidélité (la modernité adore l’éclatement et l’éphémère355.), la
médicalisation de l’existence qui aboutit à une police des corps et des
comportements356. : tout cela fait que ce ne sont plus des maux qui sont en
jeu mais des valeurs d’existence.
Selon le psychologue américain S. Peele, c’est d’une expérience que
certains sujets deviennent dépendants, et non d’un produit. La notion de
toxicomanie sans drogue a une origine psychanalytique357.. « L’homme
naît dette » dit un proverbe sanscrit. L’addiction peut être une tentative
inconsciente de régler une dette. Une carence affective débouche volontiers
sur des comportements d’autopunition : le sujet paie en termes de
souffrance, de ruine financière ; il est voué à la répétition358. et à
l’augmentation du stimulus pour que l’excitation soit conservée359.. Dans
une société où la dépression360. et la perversion tendent à remplacer la
névrose361., l’addiction comme conduite prévisible a pour fonction de faire
tomber l’angoisse.
Par ailleurs, dans le contexte d’une société qui tend à médicaliser
l’existence, un comportement rare ou minoritaire aura tôt fait d’être qualifié
d’addictif362.. Une distinction de type spinoziste entre la joie qui permet
l’augmentation de la puissance (donc de la liberté) et la tristesse qui la
diminue, une distinction entre un lien fécond, créateur, et un lien stérile,
destructeur, devrait permettre d’éviter les dérives idéologiques.
Raymond Aron reconnaissait que, bien qu’équivoque et même «
insaisissable » voire « métaphysique », le terme d’aliénation est devenu
incontournable pour le sociologue dans la mesure où « il fait partie de la
conscience critique que notre société a d’elle-même »363.. Le pouvoir
médical a peut-être remplacé cette conscience critique.
 
*
 
Voir aussi
 
L’argent. Le capitalisme. La folie. L’image. La liberté. La religion. La
technique. Le travail.
 
*
 
Bibliographie
 
L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Maspero, 1968.
K. Marx, Manuscrits de 1844, trad. J.-P. Gougeon, GF-Flammarion, 1996.
G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Les Éditions de Minuit, 1960.
Paul Ricœur, « Aliénation », Encyclopaedia Universalis tome I, 1968.
J. Leenhardt, « Réification », Encyclopaedia Universalis tome XIV, 1968.
Nouvelles aliénations, Actuel Marx n° 39, PUF, premier semestre 2006.
Stéphane Haber, L’Aliénation, PUF, 2007.
299 P. Ricœur, « Aliénation », Encyclopaedia Universalis I, 1968, p. 661.
300 Th. Adorno, Dialectique négative, trad. fr., Payot, 1992, p. 151.
301 Voir Le pouvoir.
302 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, I, 6.
303 § 73.
304 P. Ricœur, « Aliénation », op. cit., p. 662.
305 Traduit par « extranéation » par Jean Hyppolite.
306 Voir La Phénoménologie de l’Esprit.
307 La notion est d’origine piétiste et désigne la pureté intérieure du moi par opposition à la
méchanceté du monde.
308 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, tome II, Aubier, 1941, p.
189.
309 Il pensait spécifiquement au judaïsme.
310 L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Maspero, 1968, p. 131.
311 Voir La religion.
312 Michel Henry écrit que l’aliénation religieuse reste « d’une certaine façon » chez Marx « ainsi
qu’on le voit encore dans certains passages du Capital, le prototype de toute forme d’aliénation
possible » (M. Henry, Marx. Une philosophie de l’économie, tome II, Gallimard, 1976, p. 125).
313 K. Marx, Manuscrits de 1844, trad. J.-P. Gougeon, GF-Flammarion, 1996, p. 160.
314 Telle est la thèse de Hegel (voir L’État).
315 K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 109.
316 Voir Le travail.
317 K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 112
318 M. Henry, Marx. Une philosophie de l’économie, tome II, op. cit., p. 130.
319 Dans les années 1849-1851, qui correspondent à sa phrase révolutionnaire communiste,
Richard Wagner développe dans plusieurs textes théoriques toute une conception de l’opéra comme
art aliéné par la division du travail (Opéra et Drame, L’Œuvre d’art de l’avenir). Le drame lyrique
(bientôt englobé dans la notion de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale) est pensé comme la
réintégration de tous les arts dans un même ensemble, de même que le communisme chez Marx
représente la réintégration de tous les individus dans une même société.
320 K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 121.
321 La Question juive signale l’argent, devenu véritable entité, comme le lieu de l’aliénation.
322 Le Capital I, septième section, chapitre 25.
323 Dérivée de la « rupture épistémologique » par laquelle Gaston Bachelard désignait le passage
de l’état de non-science à celui de science.
324 Ausserlichkeit.
325 Entfremdung.
326 Veräusserlichung.
327 Entfremdet.
328 Marx n’utilise jamais le terme de « capitalisme » (Kapitalismus en allemand), terme introduit et
popularisé plus tard par le sociologue Sombart (voir Le capitalisme).
329 Le Capital I, section I, chapitre I, 4.
330 M. Henry, Marx. Une philosophie de l’économie, tome II, op. cit., p. 134.
331 Ibid.
332 Publié en 1923.
333 Marx emploie le premier de ces termes dans Le Capital et le second dans les Grundrisse.
334 Le terme a été introduit en français dans un contexte non marxiste par Julien Benda.
335 Traduction française, Les Éditions de Minuit, 1984.
336 Du contrat social I, 2.
337 Dans Être et temps.
338 Lucien Goldmann, Lukacs et Heidegger, Denoël, 1973.
339 Heidegger fait de la Genussfähigkeit — l’être réjoui — un attribut de l’inauthenticité. Sans
doute faut-il reconnaître ici l’un des points d’articulation entre le nazisme et Heidegger. Les
mouvements d’extrême droite ont tellement fait jouer la peur de l’insécurité sur le plan de la politique
quotidienne qu’ils sont parvenus à faire oublier leur fascination et leur culte de l’insécurité. C’est par
une insécurisation systématique de la société allemande que les nazis sont parvenus au pouvoir. Dans
Être et Temps, Heidegger promeut une manière d’insécurisation philosophique, très différente de
l’étonnement antique et de la critique moderne par lesquels la philosophie jadis marquait son
désaccord avec le monde.
340 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, tome II, Gallimard, 1985, p. 249.
341 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, tome I, Gallimard, 1985, p. 272-275.
342 S. Žižek, La Subjectivité à venir. Essais critiques sur la voix obscène, trad. fr., Éditions
Climats, 2004, p. 19-20.
343 Voir La folie.
344 La psychiatrie utilise également le terme de réification, mais celui-ci désigne la transformation
pathologique d’opérations mentales en réalité objective.
345 Le terme est d’origine anglo-saxonne.
346 En ancien français, l’addiction signifiait contrainte par corps.
347 Pour les tueurs en série, on a parlé d’« addiction au crime ».
348 Aux États-Unis, on parle de workaholics, de « drogués du travail », pour lesquels la science
médicale a aussi inventé le terme d’« ergomanes ».
349 La compulsion pathologique au jeu figure dans le DSM IV. On notera que les domaines
d’addiction sont précisément ceux sur lesquels les religions ont fait peser leurs plus lourds interdits :
le sexe, la drogue, l’alcool, les jeux de hasard, l’argent.
350 Les Américains disent buying spree, « frénésie d’achats ».
351 Voir la pratique obsessionnelle du sport et du culturisme.
352 La « cyberaddiction », la « cyberdépendance ».
353 On observe volontiers le passage d’une addiction à une autre : ainsi le toxicomane peut-il
trouver à se perdre à nouveau dans le jeu ou les achats compulsifs.
354 Voir La volonté.
355 Au point que le discours sur le travail en terme de « vocation » est devenu suspect.
356 Voir la thématique du biopouvoir et de la biopolitique initiée par Michel Foucault.
357 O. Fenichel, Théorie psychanalytique des névroses, 1945.
358 À la pulsion de mort comme compulsion de répétition (Wiederholungszwang).
359 Le joueur aux jeux d’argent n’est pas celui qui joue, mais celui qui rejoue.
360 Liée à l’impossibilité où le sujet se trouve d’obéir à l’injonction de jouir (voir Alain Ehrenberg,
La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, 2008).
361 Expliquée dans la théorie psychanalytique comme la conséquence du refoulement des pulsions.
362 Le « test de dépistage de l’addiction au travail » le plus utilisé aux États-Unis comprend des
questions telles que : est-il pour vous important de voir les résultats concrets de ce que vous faites ?
Continuez-vous à travailler alors que vos collègues ont quitté le bureau ?…
363 R. Aron, Les Désillusions du progrès, Gallimard, 1969, p. 174.
6. L’âme
 
 
 
En 1970, Jean Baudrillard parlait du « très long processus de
désagrégation historique de cette valeur fondamentale appelée âme »364..
Depuis ce médecin du XIXe siècle qui annonçait, non sans fierté, que l’âme
ne se retrouvera jamais sous le scalpel d’un chirurgien365., jusqu’à
Wittgenstein qui traitait l’âme d’« ornement sacerdotal »366., la notion n’a
pas cessé de s’effacer du discours public, et ce dans ses deux usages,
individuel, religieux, métaphysique (la santé du corps a remplacé le salut de
l’âme), et collectif, métaphorique (quel responsable politique oserait sans
rire, ni faire rire, parler de « l’âme de la France » ?). Il sera intéressant de se
demander de quoi cette disparition est le signe, et par quoi le mot a été
remplacé.
La notion d’âme est présente dans toutes les cultures. Durkheim367.
repérait son origine dans les états altérés de la conscience : l’expérience
troublante du rêve a pu conduire l’être humain à cette idée que les choses
dont les corps font partie ne se réduisent pas à leur manifestation sensible.
Mais l’âme a pu également servir à remplir le vide symbolique368. qui
trouait la description et l’explication des phénomènes. Les Grecs n’avaient
pas le concept de conscience, ni celui de sujet, ni celui de personne : l’âme
remplissait ces fonctions, occupait toutes ces places.
Nombre d’expressions techniques utilisent le terme d’âme et chaque
fois369. l’idée de milieu est convoquée. Parler de l’âme d’un complot ou de
celle d’une révolte, c’est renvoyer à son centre, son élément le plus actif. Si
la place que l’âme occupe est vide, elle reste centrale. Origine et fondement,
principe et milieu, nature profonde de la chose, l’âme a beaucoup à voir
avec l’idée de nature, et avec celle d’essence.
Mais si la notion d’âme est universelle, c’est aussi parce qu’elle a
bénéficié des équivoques et approximations des traducteurs. Le mot
français vient du latin anima, qu’il ne rend que partiellement puisque le
latin disposait également des termes d’animus, de spiritus et de mens,
lesquels ont aussi pu être traduits par « âme », mais pas toujours ni par tous.
L’anima latine n’est elle-même pas entièrement superposable à la psukhè
grecque etc. Le mens désignait dans la théologie chrétienne la partie
immortelle de l’âme. Or, en faisant du mens un mode fini de l’attribut «
pensée », Spinoza le désubstantialise en même temps qu’il l’ôte à sa sphère
religieuse. C’est ainsi que la seconde partie de l’Éthique traite, selon les
traducteurs, tantôt de « l’âme »370., tantôt de « l’esprit »371..
La bipartition que la langue française privilégie entre l’âme et l’esprit372.
n’existe pas dans toutes les langues. L’espace sémantique de ces deux
termes est distribué en anglais entre trois pôles : mind, soul, et spirit. Et si le
couple allemand Geist/Seele semble correspondre au couple esprit/âme,
bien des usages sont de nature à bouleverser cette coïncidence373..
 
 
I. L’ÂME COMME PRINCIPE
 
On appelle « âme » en sculpture la forme à partir de laquelle la statue sera
faite. L’âme est un principe d’existence — ce sans quoi un être ne saurait
être ce qu’il est — d’où son voisinage avec l’essence. La dispersion des
usages que l’unicité de ce terme recouvre en français est malgré tout réduite
par la cohérence de cette notion de principe (ou de structure, à laquelle on
peut ici l’identifier). En jeu : rien de moins que la conception du monde et
de l’être humain. Jusqu’à l’orée des temps contemporains, en effet, aucune
pensée du monde et de l’homme n’était possible sans une certaine idée de
l’âme.
Le Zohar, qui expose les enseignements de la Kabbale, distingue nephesh,
l’âme vitale, rouah, l’esprit, et neshama, l’âme supérieure qui pénètre les
secrets de Dieu et de l’univers. La vie, la pensée intellectuelle et l’accès à la
transcendance sont les trois domaines progressifs entre lesquels la notion
d’âme a été distribuée. Dans les sections suivantes, l’immortalité et la
valeur seront différenciées, bien qu’elles aient été souvent pensées dans
l’indissociation.
 
 
1. De vie
 
Le latin anima (d’où vient notre « âme »), lui-même issu du grec anémos,
qui signifie le vent. L’idée première est donc celle de mouvement invisible,
ou du moins de mouvement dont le substrat n’est pas immédiatement
visible. Lorsque le vent souffle, on ne sait pas qui souffle, ni ce qu’il veut.
Ce souffle se retrouve dans le latin spiritus (de spirare, souffler, d’où
expirare, rendre le dernier souffle). En grec, l’âme comme souffle était dite
psukhè, psukhô signifiant « respirer », « souffler »374.. La même valeur se
retrouve dans l’atma, l’âme, en sanskrit, que l’on retrouve dans notre «
atmosphère ».
Puisque le vivant respire, tout ce qui souffle doit être vivant. L’âme est
principe de mouvement (d’où le couple animé/inanimé et l’idée
d’animation). Le souffle est à la fois mouvement et chaleur375. — et ces
deux caractères se retrouvent dans le sang376.. L’âme-souffle (psukhè) et
l’âme-sang (thumos) de la Grèce ancienne renvoient toutes deux à la vie.
Toutes les anciennes civilisations ont attribué une âme aux animaux, et
même aux différents éléments de la nature (panpsychisme). Comme la vie
est mouvement, tout mouvement pouvait être rapporté à la vie377..
L’animisme — du moins ce qui a été compris sous ce terme378. — est de
facto un vitalisme, et même un panvitalisme.
La vie, c’est le souffle, la chaleur et le mouvement. L’idée d’âme sera
associée à ces trois éléments379., l’inanimé est proprement sans souffle,
froid et inerte. L’air et le feu depuis les Ioniens sont les éléments de la
nature qui lui sont associés car ils sont les plus légers et toujours en
mouvement.
Chez Homère, les âmes des morts sont les doubles des vivants réduites à la
vie ralentie du royaume des ombres. Ce qui survit à l’individu n’est pas,
comme plus tard chez Platon et le christianisme, le principe supérieur parce
qu’immatériel, mais, à l’inverse, la vie végétative impersonnelle, pâle et
affaiblie qui devient son fantôme.
Thalès voit le monde comme doué d’âmes, à la différence des autres
Milésiens, Anaximandre et Anaximène, pour qui il n’y a pas d’âme, mais
seulement une matière originaire du monde. Thalès pensait que l’aimant
possède une âme puisqu’il meut le fer. La vie est mouvement. C’est par le
mouvement qu’elle se manifeste par opposition à l’inerte, qu’on appellera
pour cette raison inanimé. Dès lors, tout mouvement sera rapporté à une
âme : les astres sont des âmes ou bien mus par des âmes380..
C’est dans ce cadre métaphysique qu’il convient de comprendre l’étrange
notion d’âme du monde, à la fois principe moteur et principe plastique.
Puisque le monde apparaît comme un corps animé donc vivant, il doit avoir
une âme. Pythagore et Platon faisaient de l’âme du monde une substance
intermédiaire entre le dieu suprême et l’univers. Pour les stoïciens, l’âme du
monde, diffuse dans la totalité de l’univers, est Dieu lui-même (panthéisme)
et elle est assimilée au pneuma381.. Comme souffle chaud, le pneuma
participe des deux éléments les plus légers, l’air et le feu. Il est le
fondement de la cohésion des êtres individuels comme touts et de la
sympathie universelle comme totalité. C’est parce que, selon lui, les
éléments ne sont pas des êtres vivants qu’Aristote refusait l’idée d’âme du
monde.
Dans Les Lois382., Platon383. définit l’âme comme le mouvement qui est
capable de se mouvoir lui-même. Éternellement mobile, donc immortelle,
l’âme est la cause première de tous les mouvements384. — c’est-à-dire
aussi bien des mouvements naturels, comme ceux des éléments, que des
mouvements volontaires des êtres vivants — sans oublier les mouvements
psychiques : pour Platon, en effet, la sensation et l’intellection sont des
mouvements de l’âme.
Aristote fait de l’âme la forme substantielle du corps : l’âme est principe
de l’unité des corps organisés385.. Les végétaux ne possèdent que l’âme
sensitive386., les animaux possèdent, outre l’âme sensitive, l’âme motrice.
Quant à l’homme, il a l’âme intellective en plus de la sensitive et de la
motrice. « L’œuvre de l’âme est de faire vivre »387., dit Aristote. L’âme,
chez lui, est essentiellement principe d’activité vitale. Si un outil comme
une hache était un corps naturel, son essence serait d’être hache, et c’est en
cela que consiste l’âme388.. Si l’œil était un être vivant indépendant, la vue
serait son âme, car elle est la substance formelle de l’œil, son essence : elle
absente, il n’y a plus d’œil, sinon par homonymie, tel un œil sculpté ou
peint389.. Forme du corps, l’âme est au corps ce que la vision est à l’œil ;
elle est son entéléchie. Entélékhéia est un terme forgé par Aristote à partir
du mot entélês qui signifie accompli, parvenu à son entier développement.
Par opposition à la matière inerte, à la dunamis, simple puissance (qui peut
agir, mais aussi bien ne pas agir) et à l’énergéia — énergie active mais qui
peut ne pas aboutir, l’entéléchie est l’énergie agissante et efficace. Elle a et
est à soi-même sa propre fin — d’où l’appropriation du terme par Leibniz
lorsqu’il qualifie la monade d’entéléchie390.. À la différence de Platon,
Aristote ne pense pas que le mouvement appartient à l’âme : celle-ci meut
le corps mais elle est elle-même immobile.
Comme hypostase, l’Âme chez Plotin est engendrée par celle qui lui est
immédiatement supérieure, l’Intelligence (Noûs). Plotin voit dans l’âme, qui
a une fonction organisatrice, l’intermédiaire entre le monde intelligible et le
monde sensible. L’Intelligence, étant parfaite, ne peut, en effet, procéder
elle-même à l’organisation du sensible. C’est donc par la médiation de
l’Âme que le monde sensible dérive de l’Intelligence.
Plus tard, Giordano Bruno rejettera, avec Platon, l’idée que l’âme n’est
que l’harmonie des composés ou, avec Plotin, qu’elle est l’entéléchie des
corps. C’est l’âme qui commande, dirige et vivifie. L’âme n’est pas le
résultat d’un accord entre les éléments mais, au contraire, principe actif
d’harmonie. D’autre part, l’âme, n’est pas, comme le veut Aristote, une
forme accidentelle du composé, l’entéléchie immédiate d’un corps. L’âme,
dans la philosophie de Bruno, est bien la Forme, mais ce n’est pas la forme
d’Aristote. Elle est, comme dans la philosophie stoïcienne, un principe
subsistant. Elle constitue la substance des formes aristotéliciennes, est la
cause productrice de déterminations, et non une détermination
particulière391..
Quant à Leibniz, il définit l’âme comme un atome de substance, une
monade à la fois vivante et pensante, et qui contient comme un petit miroir
la totalité de l’univers.
Hegel a été le dernier philosophe à avoir considéré l’âme d’abord comme
un principe de vie. Dans la Philosophie de l’Esprit, couronnement de
l’Encyclopédie des sciences philosophiques, il détermine les trois formes de
l’esprit subjectif392. successivement comme âme, conscience et esprit
comme tel. L’âme est la vie immédiate de l’Esprit, Hegel dit : « l’esprit-
nature » ou encore le « sommeil de l’esprit »393.. Dans la
phénoménologie394. l’âme, écrit Hegel, s’élève par la négation de sa
corporéité à l’identité idéelle, devient conscience, moi, et est, face à son
autre, pour soi395.. L’âme est la naturalité de l’esprit qui, comme telle,
englobe la sensation. Elle est l’esprit en soi, qui ne s’est pas encore divisé.
Elle donne de l’esprit, qui est unité des opposés, une image de chose396.. «
La forme humaine n’est pas, écrit Hegel à propos de la sculpture397.,
comme la forme animale, seulement le corps de l’âme, mais celui de
l’esprit. Il ne faut pas, en effet, confondre l’esprit et l’âme. L’âme n’est
autre chose que le principe vivant qui constitue l’unité et l’individualité du
corps comme tel ; tandis que l’esprit est l’être qui a conscience de lui-
même, qui se sait, qui possède la connaissance réfléchie de ses sentiments,
de ses pensées, des fins auxquelles aspire sa nature intime »398..
 
 
2. De pensée
 
Dans les textes classiques, le mot « âme » équivaut souvent à ce que nous
entendons par esprit ou psychisme : l’ensemble des facultés mentales
propres à l’être humain.
C’est avec Pythagore que s’introduit l’idée d’une autonomie de la psukhè,
et de sa supériorité sur le sôma (le corps). Le titre de l’essai de Montaigne,
que philosopher c’est apprendre à mourir399., traduit plusieurs passages de
Platon400. dans lesquels celui-ci définit la philosophie comme l’exercice de
la mort. Lorsque l’âme est jointe au corps, il entre en elle des éléments de
nature corporelle401. — la pensée la libère de cette impureté, et par cette
délivrance anticipe le moment du trépas.
Alors qu’un corps ne peut en pénétrer un autre ni être pénétré par lui
(l’antitypie), l’âme peut réellement s’unir à l’objet qui lui plaît, l’assimiler
ou se fondre en lui (d’où le rôle de modèle joué par le désir et l’union
sexuelle).
À la problématique platonicienne de la localisation des parties de
l’âme402., Aristote substitue la problématique des diverses fonctions mais
il parle aussi d’une « âme d’un autre genre » : l’intelligence, le Noûs, le
principe de la pensée qui s’appuie sur le corps mais sans s’y mêler et
constitue une sorte de forme supérieure orientant les activités de la forme
du corps à laquelle elle est, à quelque égard, transcendante. Ce Noûs est
immortel, il représente ce qu’il y a de divin en l’homme. Encore faut-il y
distinguer deux aspects : l’intellect passif qui se nourrit de représentations
sensibles fournies par le corps et l’intellect actif qu’on peut définir comme
l’acte même de penser dans toute sa pureté, en dehors de toute information
matérielle (souvenirs, images...). C’est ce dernier seul qui est éternel et c’est
en l’exerçant, par la vie contemplative, que l’homme s’immortalise déjà sur
cette terre autant qu’il lui est permis de son vivant.
Les stoïciens désigneront sous le nom d’« hégémonique » la partie
directrice de l’âme403..
C’est Descartes qui, arrachant l’âme à ses fonctions vitales, en a fait une
pure puissance de pensée. Dans la Méditation seconde, Descartes rejette les
images (d’origine épicurienne et stoïcienne) de l’air et du feu. Il récuse
l’idée aristotélicienne d’âme sensitive. Il n’y a pour lui d’âme que
raisonnable. Sentir, c’est déjà penser. L’article 10 des Passions de l’âme
reprend l’équivalence entre l’âme et nos pensées, avant de distinguer les
actions de l’âme de ses passions.
 
 
3. D’immortalité (voir infra)
 
 
4. De valeur

La thématique de l’âme perdue ou vendue404. ou encore échangée montre


que l’âme peut renvoyer à autre chose qu’à la vie, fût-elle éternelle, ou qu’à
la pensée. Par opposition à l’esprit (animus) dont la détermination
intellectuelle est prévalente, l’âme renvoie au sens du beau et du bon : ainsi
parle-t-on de l’âme d’un peuple pour désigner ce à quoi il croit de meilleur
et ce en quoi il est meilleur et, inversement, d’une œuvre manquée, on dit
qu’elle est « sans âme ».
Il y a des petites et des grandes âmes : la magnanimité405. est la vertu de
la grande âme, la pusillanimité406., le vice de la petite âme. Mahatma «
grande âme », était le surnom de Gandhi.
La progression et la conversion de l’âme seront comprises tantôt comme
un cheminement continu tantôt comme une brusque illumination. Maître
Eckhart comparaît l’âme attirée par le divin à la sève de l’arbre attirée vers
le haut par la puissance du soleil. Avicenne donnait à l’Ange-Intelligence le
nom de Calame407. parce qu’il est la cause intermédiaire entre Dieu et
l’homme pour l’actualisation de la connaissance dans le cœur, comme le
calame (la plume) est intermédiaire entre l’écrivain et le papier sur lequel il
écrit ou dessine. On peut appeler âme tout ce qui, en l’homme, le met en
relation avec le suprasensible, sa part de transcendance, mais cette
transcendance n’est pas forcément religieuse. Une peinture ou toute
représentation figurée, écrit Léonard de Vinci, doit être faite de façon que
ceux qui la voient puissent aisément connaître, par les attitudes, le concept
de l’âme408.. Rappelant le dicton selon lequel l’œil est la fenêtre de l’âme,
Vinci renverse la priorité traditionnellement accordée à la poésie : car si
l’on dit que la peinture est poésie muette, la peinture peut répliquer que
c’est la poésie qui est plutôt peinture aveugle409..
L’âme fut pensée comme l’intermédiaire entre l’intelligence abstraite et la
sensibilité, comme l’instance de l’imaginaire. Dans Clara410., Schelling
fait allusion à l’étymologie possible du Seele allemand (See, le lac) une
vieille croyance selon laquelle les âmes des décédés et des prochains
vivants résideraient dans les eaux des lacs.
Bergson disait de l’âme qu’elle est une « force qui peut tirer d’elle-même plus
qu’elle n’enferme en soi-même »411.. C’est donc la création qui caractérise
l’âme et le mécanisme qui la dégrade ou la tue.

II. LES CONTROVERSES SUR L’ÂME


 
La question de la nature de l’âme a donné lieu dans la métaphysique
classique à quatre grandes controverses412..
 
 
1. Multiple ou une
 
L’âme est d’abord principe d’unité : l’idée d’âme universelle est la façon
la plus radicale de penser cette unité. Mais celle-ci peut n’être pas exclusive
de la multiplicité des âmes individuelles. Les Égyptiens ont successivement
adopté les deux croyances : après la mort, l’âme va se joindre aux étoiles
innombrables (version la plus ancienne), ou se fondre dans l’âme
universelle (version panthéiste plus tardive). Par ailleurs, chaque vivant, et
en particulier l’être humain, possède-t-il une seule âme ou plusieurs ? Et s’il
possède une seule âme, celle-ci est-elle composée de parties ou bien est-elle
simple, sans parties ? Les deux théories se trouvent, par exemple, chez
Platon. Pour Aristote, l’âme n’est peut-être pas morcelable en parties
autrement que par raison413..
Dans la religion hindoue, l’Un (le brahman) est la réalité absolue, la
multiplicité est une apparence éphémère. Voici ce que dit l’Amrtabindu
Upanishad, l’Upanishad de la Goutte d’ambroisie :
« Oui, elle est une, l’Âme/présente en chaque individu/bien qu’elle
paraisse à la fois/comme multiple et comme unique,/à la manière de la
Lune/se reflétant dans l’eau mouvante./Qui transporte une jarre/transporte
aussi l’espace qui est en elle./Si l’on brise la jarre, elle est anéantie/ — non
l’espace, qu’elle enfermait :/elle est de même indestructible,/même si l’on
détruit le corps qui l’enfermait,/l’âme individuelle, pareille à un nuage./Oui,
l’âme est comme l’espace/enfermé dans la jarre : nombreuses celles-ci/et
pourtant lorsqu’une jarre est détruite/on ne pense pas que l’espace/qu’elle
enfermait est détruit avec elle/car on sait que l’espace est éternel »414.. Une
image récurrente dans les textes de l’Inde et que l’on trouve également chez
les stoïciens est celle du feu central et des étincelles : non seulement celles-
ci ne constituent pas un autre feu, mais elles émanent de lui.
La Swetaswatara Upanishad illustre la dualité des âmes par la belle image
des oiseaux : « Deux oiseaux (l’âme suprême et l’âme individuelle) toujours
unis et égaux en nom résident sur le même arbre (le corps) ; l’un (l’âme
individuelle) jouit du doux fruit du figuier ; l’autre (l’âme suprême) regarde
comme un témoin. Habitant sur le même arbre (que l’âme suprême) l’âme
trompée (l’âme individuelle) est affligée par le défaut de pouvoir, mais
quand elle voit l’autre (âme) la souveraine longtemps adorée, quand elle
l’aperçoit comme séparée (de toutes les relations du monde), quand elle
contemple sa gloire, alors son chagrin se dissipe »415..
Il convient de prendre le terme de concentration, et pas seulement pour la
méditation des hindous, dans son sens rigoureux : les exercices du yogi et
du rishi consistent bien à maintenir une unité spirituelle constamment
menacée par la dispersion.
En Europe, le néoplatonisme a peut-être été la philosophie la plus proche
de cette conception orientale. Plotin fait de l’Âme l’une des trois
hypostases, après l’Un et l’Intelligence416.. De cette Âme unique procède
la multitude des âmes individuelles qui finiront par la retrouver après s’en
être séparées. Contre les stoïciens, Plotin disait que c’est son caractère
incorporel qui donne à l’âme le pouvoir d’être à la fois une et partout417..
L’âme est une lumière qui éclaire le corps ; or la lumière est présente
partout, et non localement418..
Le Zohar, qui constitue l’interprétation ésotérique du Talmud, représente
l’âme avec une nature triple. Les trois mots utilisés par l’Écriture, nephesh,
rouah et neshama désignent les trois degrés de l’âme dans sa relation aux
mondes supérieur et inférieur. Nephesh (littéralement « vitalité419. »)
donne à l’homme ses sentiments et ses tendances, tout ce qui le met en
relation avec le monde terrestre et qu’il possède en commun avec les bêtes.
À l’autre extrémité, se trouve neshama (littéralement « souffle »), c’est le
souffle de la plus haute spiritualité, le pont qui réunit l’homme au monde
céleste. Le lien unissant nephesh et neshama est constitué par le rouah
(littéralement « air »), l’organe propre de la vie intérieure de l’âme, son
souffle intérieur (la neshama étant à demi extérieure), l’esprit communiqué
par Dieu420.; ce rouah ne forme qu’un fragment isolé de la vie spirituelle
universelle, d’où dérive aussi son nom421.. Toutefois, à strictement parler,
ces trois sortes d’âme ne sont pas des parties séparées de l’âme humaine,
qui est essentiellement une, et leurs activités sont entremêlées. Ainsi l’être
humain reproduit en cela son prototype divin, dans lequel les trois facultés
forment une seule essence.
Les dialogues platoniciens contiennent plusieurs doctrines de l’âme.
Phèdre développe le célèbre mythe de l’attelage ailé422. qui compare l’âme
à un char avec un cocher et deux chevaux, l’un obéissant et l’autre rétif. Le
cocher est la partie supérieure raisonnable de l’âme ; le cheval obéissant,
fait de bons éléments, représente la force du « cœur », le « courage », tandis
que le cheval récalcitrant symbolise les passions. Alors que le cocher veut
maintenir l’attelage dans le monde supérieur du ciel, le mauvais cheval ne
cesse de tirer du côté de la terre, manquant sans cesse de faire chuter
l’équipage. Cette tripartition s’apparente à celle du livre IV de La
République : le cocher est l’intellect (noûs), le bon cheval la bonne force
(thumos) et le mauvais cheval la partie désirante (épithumia). Cela dit, il
s’agit ici davantage d’une distinction de dimensions ou de fonctions que
d’une distinction de parties. L’âme reste une à travers ses diverses fonctions
même lorsque celles-ci sont en conflit (l’ardeur peut s’allier à la raison mais
aussi aux désirs).
Le Phédon voit dans la simplicité de l’âme une preuve de son
immortalité423. mais les spécialistes s’accordent à y voir une thèse
abandonnée par la suite. Alors que dans le Phèdre les trois parties de l’âme
sont immortelles, dans le Timée, qui est un dialogue de la fin de la vie de
Platon, les deux parties inférieures ne se joignent à l’âme qu’au moment où
celle-ci s’unit au corps424..
Ces indécisions se retrouvent chez les auteurs chrétiens. L’âme peut être
considérée à la fois comme unique et immortelle, et divisée en fonctions.
Ainsi, chez saint Augustin, la structure ternaire de l’âme (l’intellect, la
mémoire et la volonté) répond-elle à la Trinité et aux trois dimensions du
temps.
La théorie cartésienne de l’âme représente à cet égard une simplification
radicale : « Il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi
aucune diversité de parties : la même qui est sensitive est raisonnable, et
tous ses appétits sont des volontés »425.. C’est cette unité qui sera écartée
par la critique de la métaphysique opérée au siècle des Lumières. Aux yeux
de Hume, l’âme est une construction de l’esprit qui suppose une continuité
introuvable dans nos perceptions et notre vie426.. Dans la dialectique
transcendantale de la Critique de la raison pure, Kant dénoncera la
prétention de la métaphysique a constituer une « science de l’âme » : la
psychologie rationnelle est vouée à l’illusion puisque son objet n’est pas
d’ordre phénoménal. C’est, analyse Kant, un paralogisme que de tirer de
l’unité et de l’identité logique du Je une substance animée, séparée, simple,
indestructible et numériquement identique427..
 
 
2. Matérielle ou immatérielle
 
La négation philosophique de l’existence de l’âme caractérise le
matérialisme et le positivisme. Si certains philosophes matérialistes, comme
Épicure, admettent l’existence d’une âme composée de matière très
subtile428., la plupart du temps, l’âme est pour les matérialistes une entité
inutile. Les fonctions vitales et mentales sont rapportées à des mécanismes
physico-chimiques, l’immortalité est vue comme une croyance illusoire ;
quant à l’âme comme source de valeur, elle n’est considérée que comme
une métaphore. Ce qu’il y a de commun entre toutes les définitions et
conceptions de l’âme (la vie, la pensée, l’immortalité, la valeur), c’est la
réalité différente du corps et supérieure à lui. Le matérialisme, à l’inverse,
considère le corps comme la seule réalité concrète du vivant et de l’existant.
Pour les Stoïciens, l’âme est un corps, aussi éprouve-t-elle des passions et
a-t-elle des mouvements analogues à ceux du corps. Les Égyptiens
construisaient des maisons pour les âmes.
Les images de l’air et du feu, puis plus tard celle de la lumière ont permis
d’accorder à l’âme une matérialité mais très subtile. L’assimilation de
l’ombre à une âme est présente dans la plupart des cultures
traditionnelles429.. L’ombre et le reflet n’ont pas seulement été vus comme
des signes mais comme des preuves de l’existence de l’âme.
Mais en Occident, c’est la tradition orphique et platonicienne de
l’immatérialité de l’âme qui fut dominante, grâce à sa reprise par le
christianisme. L’immatérialité permet d’assurer l’indépendance de l’âme
vis-à-vis du corps et vis-à-vis de la mort430..
 
 
3. Mortelle ou immortelle
 
Si l’on rend l’âme au moment de mourir, c’est qu’on l’avait empruntée ou
reçue d’ailleurs. Les gnostiques aimaient à répéter : « je suis au monde mais
je ne suis pas du monde ». Maître Eckhart imagine l’expérience suivante : si
nous prenons un bassin avec de l’eau, que nous y mettons un miroir et que
nous le plaçons sous le disque du soleil, le reflet du miroir dans le soleil
sera le soleil dans le soleil, et pourtant le miroir n’est pas le soleil. Il en va
de même avec Dieu : Dieu est dans l’âme et pourtant il n’est pas l’âme.
C’est son rapport au divin qui fait de l’âme un principe pouvant échapper à
la mort. Grâce à l’âme immortelle, ce qui nous apparaît comme un
anéantissement n’est qu’une séparation.
Il existe dans les poèmes homériques deux sortes d’âmes : thumos, l’âme
des vivants qui s’éteint avec le corps et psychè, l’âme des morts (ou l’âme
libre) qui lui survit et voyage dans les mondes célestes et infernaux (après la
mort ou bien dès ici-bas par le rêve, la transe ou l’extase). L’unique principe
spirituel auquel se réfèrent la métaphysique ainsi que les religions du Livre
apparaît tardivement, il est le résultat de l’absorption progressive du thumos
dans la psyché. C’est au VIe et Ve siècles avant Jésus-Christ, dans les sectes,
qu’une notion nouvelle de l’âme apparaît en Grèce. Apparentée au divin,
l’âme est en exil sur terre431. : « La psuché n’est plus alors, comme chez
Homère, cette fumée inconsistante, ce fantôme sans relief et sans force qui
s’exhale de l’homme à son dernier souffle, c’est une puissance installée au
cœur de l’homme vivant, sur laquelle il a prise, qu’il a pour tâche de
développer, de purifier, de libérer »432..
L’identité de l’âme et de la vie permet à Platon d’établir dans le Phédon
l’immortalité de l’âme : la vie ne peut mourir sinon elle ne serait plus la vie.
« Tout ce qui se meut soi-même est immortel » dit Platon dans le
Phèdre433.. Dans le Phédon, qui rapporte les derniers entretiens que
Socrate a eus en prison avec ses disciples et amis avant de mourir, Platon
développe quatre arguments en faveur de l’immortalité de l’âme : a) tout
changement a lieu d’un contraire à l’autre ; puisqu’il y a passage de la vie à
la mort, il doit y avoir passage inverse de la mort à la vie434. ; b) la
réminiscence est la vie intellectuelle de l’âme, or elle suppose une
connivence avec les Idées dans une vie antérieure435. ; c) puisque le
semblable est connu par le semblable, l’âme, qui connaît les Idées, est du
même genre qu’elles ; elle doit par conséquent être simple et immatérielle
comme les Idées436. ; d) tout ce qui existe est ce qu’il est par participation
à une Idée et une Idée n’admet pas de contraire ; l’âme, qui a pour essence
la vie, exclut son contraire, la mort437..
Libérée du corps par la mort, l’âme peut l’être à jamais ou bien se
réincarner. Mais la réincarnation recouvre deux croyances distinctes : ou
bien c’est la même âme qui se retrouve enfermée dans un autre corps à la
manière dont un corps change de vêtements au cours de sa vie, ou bien
l’âme subit elle-même des métamorphoses dont les différents corps seront
les expressions. La métensomatose désigne le premier type de destinée, la
métempsycose (souvent confondue avec elle) le second.
Dans les pays chrétiens, à l’heure de sa mort, un homme rend l’âme. En
Inde, on dit qu’il abandonne son corps. Pour le brahmanisme et le
bouddhisme, la réincarnation est une fatalité dont il convient de se délivrer :
le salut (moksha438. et nirvana439.) réside dans l’arrêt du cycle des
renaissances « comme s’arrête la roue du potier ». Le Bardo-Thödol, le livre
tibétain des morts, décrit de manière saisissante le désir éperdu qui pousse
l’âme de celui qui vient tout juste de mourir à se réintroduire dans le corps
cadavérique. Dans le livre X de La République Platon imagine un soldat (Er
le Pamphylien) assistant au moment où les âmes prêtes à se réincarner font
le choix de leur nouvelle existence terrestre : en fait, le plus souvent, les
âmes élisent un type de vie analogue à celui qu’elles ont déjà connu.
Dans les sociétés dites primitives, les âmes qui deviennent immortelles
après la mort du corps, c’est-à-dire esprits, ne peuvent provenir que
d’hommes exceptionnels, elles sont des âmes privilégiées à qui l’on peut
adresser prières, invocations, offrandes et sacrifices. C’est cette singularité
élective que les Mélanésiens ont appelée mana.
De Pythagore à Plotin, en passant par Platon et les Stoïciens, la question
de l’immortalité de l’âme est de nature cosmologique et physique — elle
intéresse d’abord le monde. Les âmes sont les forces qui animent celui-ci.
Dans ce contexte, la perpétuité des âmes individuelles est une conséquence
de l’éternelle conservation du monde. C’est le christianisme qui détruira le
lien entre les âmes personnelles et la nature, et donnera ainsi à l’immortalité
le sens de salut.
La possession de l’être humain par l’Esprit commence dès cette vie
mortelle mais n’obtient son plein effet qu’après la mort440.. En unifiant
l’âme et en la désignant comme principe d’immortalité d’origine
divine441., le christianisme la sépare radicalement du corps : invisible (le
corps est visible), immatérielle (le corps est matériel), immortelle (le corps
est périssable), l’âme est le privilège exclusif de l’homme. Ainsi est creusé
entre l’homme et l’animal un abîme infranchissable.
Mais lorsque quelqu’un mourait, autrefois, on voilait les miroirs et on
recouvrait les puits, de peur que l’âme du défunt n’y fût engloutie : preuve
que l’on n’était pas certain de son indestructibilité. Qu’on n’aille pas voir là
un reste de paganisme : le mystère de la mort et du salut est plus important
dans le christianisme que l’immortalité — laquelle est absente de l’Ancien
Testament. Ce n’est pas l’immortalité de l’âme qui est promise dans le
Nouveau Testament mais la résurrection des corps442.. Cette lecture
littérale autorisera par la suite nombre de théologiens protestants à refuser le
dogme de l’immortalité de l’âme.
 
 
4. Personnelle ou impersonnelle
 
Les textes de l’Inde443. disent que l’atman est semblable à l’espace et les
âmes individuelles (jiva) semblables aux espaces vides dans une jarre. Les
agrégats que sont le corps sont comme des jarres : les jarres étant détruites,
les espaces qui étaient en elles sont résorbés dans l’espace total, de même
les jiva sont résorbés dans l’atman. L’individualité de l’âme apparaît dans le
cadre de cette métaphysique comme accidentelle. Le bouddhisme y verra
même une illusion.
Le caractère divin de l’âme empêchait les Grecs de penser sa personnalité
: l’âme étant divine ne saurait exprimer la singularité des sujets humains ;
par destination, elle déborde l’individuel, ce que traduit la catégorie du
démonique : « ce qui définit le sujet dans sa dimension intérieure
s’apparente donc aux yeux du Grec à cette mystérieuse puissance de vie qui
anime et met en mouvement la nature entière »444..
L’Âme, chez Plotin représente la troisième hypostase, après l’Un et
l’Intelligence (Noûs), dernier échelon de l’intelligible après lequel il n’y a
plus que le monde sensible, la seule à avoir un contact avec le monde.
L’Âme est engendrée par l’hypostase immédiatement supérieure,
l’Intelligence, et sert d’intermédiaire entre le monde intelligible et le monde
sensible. Elle est le lieu où l’un et le multiple s’associent. Il y a en elle deux
parties : une partie supérieure éternelle (rationnelle) liée à l’Intelligence
dont elle procède, qui se consacre à la contemplation et une partie inférieure
tournée vers le sensible et engendrant les êtres en devenir : âme du monde,
âme universelle, âme du Tout, Nature, Providence sont des noms accordés à
cette fonction génératrice qui donne à la matière sensible l’existence tout en
diversifiant les êtres mondains à l’aide des raisons séminales. L’âme
universelle est l’ensemble des âmes particulières susceptibles
d’incorporation. Elle est un principe d’animation universelle, le démiurge
de l’harmonie cosmique et les âmes individuelles douées de vie successive
en sont comme les étincelles. Mais cette individualité ne suffit pas à leur
conférer une personnalité. Le caractère impersonnel de l’âme apparaît dans
l’idée, d’origine platonicienne, que l’âme se meut soi-même, le mouvement
propre étant signe de divinité.
Aristote445. avait présenté l’âme du monde comme une idée de Thalès et
d’Héraclite. Un fragment de L’Âme du monde attribué au pythagoricien
Philolaüs fonde l’unité de la nature non sur un système de rapports mais sur
un principe répandu partout, et qui traverse le Tout à la manière d’un souffle
: c’est le pneuma qui anime l’univers comme il anime l’être vivant. Comme
souffle chaud, le pneuma participe des deux éléments les plus légers, l’air et
le feu ; c’est un souffle igné à partir duquel les Stoïciens établiront une
véritable physiologie de l’univers ; il équivaut à la nature.
L’idée d’âme du monde est née de l’observation et de la spéculation.
L’observation est celle du monde en tant que corps. La spéculation suggère
que tout corps doit avoir une âme. De Platon446. à Schelling, en passant par
les Stoïciens et Plotin, l’âme du monde est le principe d’organisation et de
vie cosmiques. Le christianisme verra en elle tantôt une hypostase que Dieu
rend inutile, tantôt une idée païenne que celle de Dieu a absorbée, tantôt la
forme possible d’une médiation à sauvegarder entre Dieu et les êtres
visibles. Mais le plus souvent le christianisme orthodoxe a rejeté l’âme du
monde comme une notion incompatible avec la transcendance de Dieu et
l’inertie de la matière447..
Une autre façon de penser l’âme comme impersonnelle est de la concevoir
comme universelle et commune à tous les êtres pensants. Pour Averroès,
l’intellect agent est impersonnel et éternel : penser, c’est penser en lui et par
lui. Plus tard l’occultisme imaginera, sous le nom d’égrégore, une espèce
d’âme collective des morts. Chez Jung (séduit et influencé par les traditions
ésotériques) l’âme est l’inconscient collectif et impersonnel.
Lorsque Ernest Renan dit que la nation est une âme448. ou lorsque
Gustave Le Bon écrit que les foules ont une âme449., il convient de ne pas
interpréter ces expressions comme de simples métaphores. L’argument
opposé par les théologiens et les philosophes — que si plusieurs hommes
étaient animés par la même âme, ils ne formeraient pas plusieurs hommes,
mais n’en composeraient qu’un seul — ne peut valoir comme objection
chez ceux qui, même en admettant l’existence d’une âme individuelle,
croient possible une fusion dans le collectif. Le terme de « mystique » a été
souvent employé à propos de ceux qui, dans leurs actions, s’oubliaient dans
la république, la guerre ou la révolution.
Saint Augustin a fortement contribué à élaborer la notion chrétienne de
l’âme comme sujet personnel au regard de Dieu. Selon l’auteur des
Confessions, l’âme est plus proche de Dieu que du corps où elle est
enfermée. Cela dit, elle est singulière : au cours du Moyen Âge s’élaborera
petit à petit une théologie de la création de l’âme qui fait de l’être humain
l’enfant de Dieu davantage que celui de ses parents. Mais la personnalité
des âmes ne signifie pas nécessairement leur humanité, ainsi que le montre
l’exemple des anges.
 
 
III. LES RÉPONDANTS DE L’ÂME
 
L’âme a été apposée, sinon opposée, à l’esprit et au corps.
 
 
1. L’âme et l’esprit : voir L’esprit.
 
 
2. L’âme et le corps
 
A. L’origine de l’âme
 
Dans ses Essais de théodicée450., Leibniz évoque trois thèses sur l’origine
de l’âme : celle de la préexistence des âmes dans un autre monde ou dans
une autre vie, celle de la « traduction » « comme si l’âme des enfants était
engendrée (per traducem) de l’âme ou des âmes de ceux dont le corps est
engendré »451. et la thèse de la création.
Le problème de la naissance de l’âme se pose dans le cadre d’une
philosophie qui, comme celle d’Aristote, refuse l’éternité platonicienne et la
métensomatose. La pluralité des âmes (végétative, sensitive — dont peut se
distinguer une âme locomotrice — et raisonnable), pose la question de
savoir si elles apparaissent simultanément ou successivement. Si l’embryon
n’est au départ constitué que d’une âme végétative, celle-ci se maintient-
elle lorsque s’ajoute l’âme locomotrice ? Ou bien va-t-il y avoir substitution
progressive d’âmes de plus en plus complexes et emboîtées ? Les trois âmes
sont-elles trois entités distinctes ou seulement trois degrés hiérarchisés, où
l’inférieur peut exister sans le supérieur dont il est pourtant la condition
indispensable d’existence et d’exercice ? Pour Aristote, l’homme et
l’animal ne se forment pas en même temps, l’animal se constitue d’abord,
l’âme sensitive naissant de la semence. Mais alors c’est l’unité de l’âme
substantielle, à la fois nutritive, sensitive, intellectuelle dans l’homme qui se
trouve menacée. Cependant, refuser l’addition des âmes successives au nom
du postulat de l’unité des différentes formes ou puissances de l’âme revient
à dire que l’âme intellectuelle (immortelle et immatérielle par ailleurs)
serait causée par la semence. Tel est le risque inhérent à la thèse du
théologien byzantin Grégoire de Nysse (IVe siècle) sur l’animation
immédiate : l’âme spirituelle serait créée en même temps que l’acte
générateur des parents (ce qui pose le problème du baptême des fœtus qui
meurent avant terme).
Thomas d’Aquin répond à cette difficulté par l’hypothèse de la succession
des âmes (théorie de l’animation médiate). Il y a d’abord une âme
seulement végétative dans l’embryon, puis celle-ci disparaît pour être
remplacée par une âme à la fois végétative et sensitive ; enfin, survient dans
l’embryon une âme intellectuelle, qui est une forme nouvelle et qui reprend
les fonctions des précédentes, celles-ci ayant cessé d’exister. L’âme
intellectuelle, la seule douée d’immortalité, n’est donc créée (par Dieu)
qu’au terme de la génération humaine452..
 
B. L’unité psychophysique
 
La distinction tranchée entre l’âme et le corps n’apparaît chez les
philosophes grecs qu’avec Héraclite : ce qui rend l’âme irréductible au
corps, c’est sa profondeur, le fait qu’elle tende vers l’infini. Pourtant une
tradition rapporte une image de l’Obscur453. qui semble aller dans le sens
d’une unité organique : celle de l’araignée qui représente l’âme et la toile
qui symbolise le corps : « De même que l’araignée immobile au milieu de
la toile sent, dès qu’une mouche rompt quelque fil, et y court rapidement,
comme affectée de douleur par la coupure du fil, de même l’âme de
l’homme, lorsqu’une quelconque partie du corps est blessée, s’y précipite,
comme si elle ne pouvait supporter la blessure de ce corps auquel elle est
solidement et harmonieusement attachée »454..
La conception hylémorphique d’Aristote repose sur le refus explicite du
panpsychisme de Thalès. Par ailleurs, alors que dans la tradition
pythagoricienne, orphique et platonicienne, l’âme voyage de corps en corps,
chez Aristote elle est liée à un corps comme la vue est liée à l’œil455.. Dans
De l’âme Aristote remarque qu’il semblerait que l’âme doive d’une part être
considérée comme étant pour soi séparable du corps à cause de l’expérience
de la pensée, mais que d’autre part dans les affections qui sont comme des
modes matériels du spirituel elle apparaît comme formant une inséparable
unité avec le corps456.. Pour Aristote, l’âme est relation au corps457..
Comme l’âme est quelque chose du corps, de même le corps est quelque
chose de l’âme. Le rapport, écrit Rémi Brague, peut se caractériser comme
un rapport d’usage (chrèsis). L’âme fait littéralement usage de son
corps458.. Il n’y a pas d’âme qui se servirait du corps comme d’un
instrument. L’âme n’est autre que l’usage même du corps459.. Ainsi la
sensibilité est l’âme du corps sensible, en tant que sensible. De même, la
croissance et les autres fonctions végétatives sont l’âme du corps végétatif
en tant que tel. Enfin, on pourrait presque dire que l’intelligence est l’âme
du corps intelligent en tant que tel.
Le corps est matière et puissance, l’âme est forme et acte. Contrairement à
ce que pensait Platon460., l’âme n’est pas séparable du corps, elle a besoin
d’une certaine sorte de corps pour exister et ne peut être en dehors d’un
corps — seul fait exception l’intellect agent (ou actif) qui continue à exister
après la mort. L’âme, dit Aristote, est « l’entéléchie première d’un corps qui
a la vie en puissance »461..
Si des aristotéliciens comme Alexandre d’Aphrodite ou Averroès ont nié
l’immortalité de l’âme individuelle, c’est par respect pour le principe de
l’unité intime de l’âme et du corps. Dans le Moyen Âge chrétien, c’est,
malgré saint Augustin, l’unitarisme aristotélicien qui tendra à l’emporter sur
le dualisme platonicien. Pour Tertullien462. l’âme est elle aussi corporelle,
elle est coextensive au corps, se nourrit de sa nourriture, agit sur lui, ce
qu’elle ne pourrait faire si elle était incorporelle (elle ne serait alors qu’un
accident de ce corps). Elle est un être complet, un véritable homme
intérieur, avec ses organes, dont l’intellect. Au Moyen Âge, l’iconographie
religieuse représente volontiers l’âme par un corps en plus petit : au
moment du trépas, cette petite figure sort par la bouche ou par l’oreille463..
Lorsque, beaucoup plus tard, Charles Péguy parlera d’« âme charnelle » ou
que  Paul Claudel évoquera l’âme d’Ysé sortie de son corps « comme une
épée à demi dégainée » 464., ils s’inscriront dans cette tradition.
Afin de réduire le dualisme platonicien introduit et affirmé par saint
Augustin, Albert le Grand et Thomas d’Aquin opteront pour
l’hylémorphisme aristotélicien. Pour Thomas d’Aquin, l’âme et le corps
doivent être distingués mais ils ne sont pas disjoints. Ils sont aussi
inséparables que la circonférence et la roue. Thomas d’Aquin dit de l’âme
qu’elle est la forme substantielle de la matière. L’âme n’apparaît pas comme
asservie à un corps qui en serait l’instrument ou la prison : tout au contraire,
corps et âme forment une unité vivante et c’est cette unité qui constitue
l’homme véritable. Conformément à cette thèse, ce n’est pas l’âme
immatérielle seule qui est porteuse de connaissance mais l’homme tout
entier, unité substantielle d’une âme et d’un corps. Ces deux principes
marquent l’opposition essentielle de la philosophie de Thomas d’Aquin à
l’augustinisme médiéval.
 
C. Le dualisme psychophysique
 
C’est l’orphisme et le pythagorisme qui ont séparé l’âme du corps.
Lorsque Platon dit que « l’homme, c’est son âme »465., il veut d’abord dire
qu’il n’est pas son corps. Dans les textes d’inspiration morale comme
Phédon et Phèdre, le corps et le monde sensible sont représentés comme un
mal pour l’âme466.. Lorsque Nietzsche dit que l’idée d’âme a été inventée
pour rendre le corps malade, c’est d’abord à Platon qu’il pensait. Platon
voyait dans le corps la prison467. et même la tombe468. de l’âme. Dans le
livre X de La République, Platon compare l’âme humaine dénaturée par son
association avec le corps à la statue du dieu marin Glaucus qui repose
depuis des temps immémoriaux au fond de l’océan et qui est défigurée par
l’eau salée et les dépôts d’algues et de coquillages469.. Cela dit, dans son
combat avec le corps, l’âme n’a pas toujours le dessous, et sa victoire peut
aller dans les deux sens, celui de la sagesse et celui de la tyrannie des désirs.
Platon dit dans le Timée que l’âme peut être plus puissante que le corps :
elle peut par exemple l’emplir de maladies ou le consumer par les
études470..
Dans la première Ennéade, Plotin pose ainsi le problème de l’association
entre l’âme et le corps : « Recherchons (…) le mode d’union de l’âme et du
corps. Peut-être n’est-elle pas plus possible que, par exemple, celle d’une
ligne et de la couleur blanche, c’est-à-dire de deux natures différentes. Est-
ce un entrelacement ? L’entrelacement ne fait pas la sympathie ; des choses
entrelacées peuvent ne rien éprouver les unes des autres ; l’âme, tout en
étant répandue à travers le corps, pourrait n’en pas éprouver les passions et
être comme la lumière, surtout si on peut la considérer comme entrelacée au
milieu qu’elle traverse »471.. Plotin emprunte à Aristote l’image de la ligne
et de la couleur blanche472. pour signifier l’impossibilité d’une action
réciproque. « L’entrelacement » vise le Timée473. de Platon. Pour Plotin,
l’âme n’est jamais entièrement plongée dans le sensible. Il y a même en elle
quelque chose qui reste toujours dans l’intelligible474. : « L’âme (…) n’est
pas dans le monde, mais le monde est en elle ; car le corps n’est point un
lieu pour l’âme. L’âme est dans l’Intelligence ; le corps est dans l’âme ;
l’Intelligence est en un autre principe. Mais cet autre principe n’a plus rien
de différent, où il puisse être ; il n’est donc pas en soi quoi que ce soit, et,
en ce sens, il n’est nulle part. Où sont donc les autres choses ? En lui »475..
Le coquillage fut utilisé comme symbole du corps animé par une âme
invisible. Victor Hugo disait de Beethoven qu’il représentait la meilleure
preuve de l’existence de l’âme : même lorsque les oreilles de chair
n’entendent plus aucun son du monde extérieur, quelque chose en l’homme
continue d’entendre une musique intérieure ou supérieure. Le sommeil a un
peu partout été interprété comme le moment où l’âme peut retrouver une
certaine indépendance vis-à-vis du corps — et c’est pourquoi il a été
couramment associé à la mort. Puisque l’âme est toujours active, ce n’est
pas elle qui dort, mais le corps seul476..
« Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix »477..
Ainsi parle l’âme de saint Jean de la Croix partie rejoindre, à la faveur de
la Nuit Obscure, son Bien-Aimé, Dieu.
Pour rendre compte de l’indépendance de l’âme vis-à-vis du corps,
Avicenne imagina la fiction de l’homme volant : un homme soudain créé
dans le vide sans avoir la moindre sensation pourrait néanmoins affirmer
l’existence de son essence d’être pensant. Dans la version thaïe du
Ramayana, Ravana, le chef des géants478., a acquis le pouvoir de séparer
son âme de son corps et de la dissimuler dans un endroit secret, inconnu de
tous. Ainsi son corps ne peut mourir puisque lorsque l’on essaie de le tuer,
l’âme, qui est la partie vivante, n’est plus là pour être détruite. Tous deux
doivent être anéantis en même temps pour que Ravana meure.
L’âme « ne veut pas être un corps » dit fortement saint Augustin479.. Pour
l’auteur de La Cité de Dieu, l’âme a plus rapport à Dieu qu’au corps qui
l’incarne, on devrait dire, d’après l’image platonicienne, qui l’incarcère. Un
thème célèbre de l’iconographie médiévale représente Aristote à quatre
pattes chevauché par la prostituée Campaspe : il était la figuration
allégorique de l’impuissance de l’âme, fût-elle du plus grand des sages, sur
le corps, si la grâce divine n’y aide pas, et tel était le cas d’un sage païen
ignorant du Livre.
La Méditation sixième de Descartes a pour objectif d’établir la distinction
réelle de l’âme et du corps. Alors que le corps est divisible, l’âme ne l’est
pas. Les facultés comme la volonté, la conception ne sont pas des parties «
car le même esprit s’emploie tout entier à vouloir, et aussi tout entier à
sentir, à concevoir etc. »480.. Descartes insiste pour que l’on ne se
représente pas l’action réciproque de l’âme et du corps comme analogue à
l’action d’un corps sur un autre et pourtant il compare l’âme à un cavalier
qui, bien qu’il ne donne pas lui-même de force au cheval qu’il monte, ne
laisse pas de le gouverner en dirigeant cette force du côté que bon lui
semble481..
Il n’y a « aucune affinité », dit Descartes, ni « aucun rapport » entre la
sensation de la faim qui agite l’estomac et le désir de manger « non plus
qu’entre le sentiment de la chose qui cause de la douleur, et la pensée de
tristesse que fait naître ce sentiment »482.. Mais plus loin, Descartes récuse
l’image du pilote dans son navire : l’âme et le corps forment « comme un
seul tout », « comme un mélange » : « Or il n’y a rien que cette nature
m’enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j’ai un corps
qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou
de boire, quand j’ai les sentiments de la faim ou de la soif etc. Et partant je
ne dois aucunement douter qu’il n’y ait en cela quelque vérité. La nature
m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif etc. que je
ne me suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son
navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement
confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela
n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la
douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette
blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si
quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin
de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être
averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces
sentiments de faim, de soif, de douleur etc. ne sont autre chose que de
certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de
l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps »483..
Mais comment deux substances aussi opposées par nature (le corps est
matériel, donc étendu, l’âme ne l’est pas) peuvent-elles ainsi interagir ?
Kant fera remarquer que notre concept d’action extérieure a été tiré de la
nature matérielle, et qu’il nous rend inconcevable l’action de l’âme sur le
corps484.. L’union de l’âme et du corps est mieux connue par les sens que
par l’entendement, écrit Descartes dans une lettre à la princesse Élisabeth, «
d’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de
leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps
n’agisse sur l’âme »485..
L’article 31 des Passions de l’âme établit « qu’il y a une petite glande dans
le cerveau en laquelle l’âme exerce ses fonctions plus particulièrement que
dans les autres parties ». La raison que Descartes donne pour le choix de
cette glande est son caractère unique (toutes les autres parties du cerveau
sont doubles, comme les parties du visage486.).
 
D. Le parallélisme psychophysique
 
Alors que Descartes se demandait quels peuvent être les rapports de l’âme
et du corps, Spinoza se posera la question de savoir quels sont les rapports
de l’âme et de la nature entière. L’âme de chaque chose singulière est son
concept : âme et corps expriment dans deux ordres différents la même
réalité, celle de la substance unique, que Spinoza appelle Dieu ou Nature.
Le problème de l’interaction causale entre l’âme et le corps ne se pose donc
plus. Ce que le corps exprime dans l’attribut de l’étendue, l’âme le fait dans
l’attribut de la pensée.
Leibniz récusera à la fois le dualisme cartésien et l’identité spinozienne.
Dans le Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, il écrit : « Après avoir établi ces choses487., je croyais entrer
dans le port ; mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme avec le
corps, je fus comme rejeté en pleine mer »488.. Pour illustrer les trois
conceptions des relations entre l’âme et le corps, Leibniz utilise l’image des
deux horloges : « Figurez-vous deux horloges ou deux montres qui
s’accordent parfaitement. Or cela se peut faire de trois façons. La première
consiste dans l’influence mutuelle d’une horloge sur l’autre ; la seconde
dans le soin d’un homme qui y prend garde ; la troisième dans leur propre
exactitude. La première façon, qui est celle de l’influence, a été
expérimentée par (…) M. Huygens (…). La seconde manière de faire
toujours accorder deux horloges, bien que mauvaise, pourra être d’y faire
toujours prendre garde par un habile ouvrier, qui les mette d’accord à tous
moments : et c’est ce que j’appelle la voie de l’assistance. Enfin la
troisième manière sera de faire d’abord ces deux pendules avec tant d’art et
de justesse qu’on se puisse assurer de leur accord dans la suite ; et c’est la
voie du consentement préétabli »489.. Le premier modèle est celui du
dualisme cartésien, le second celui du parallélisme spinoziste, et le
troisième celui de l’harmonie leibnizienne.
Leibniz compare l’âme telle qu’elle est conçue par Descartes à un cavalier
qui, bien qu’il ne donne pas de forces au cheval qu’il monte, le dirige
néanmoins du côté où il veut. Pourtant Descartes avait insisté sur l’espèce
de mélange que l’âme et le corps font ensemble — précision que les
philosophes et scientifiques américains contemporains tendront à oublier
pour durcir jusqu’à la caricature le dualisme cartésien. Aux yeux de
Leibniz, le parallélisme de l’âme et du corps ne soulève pas moins de
problèmes que l’interaction des deux : si l’on pose, comme Malebranche
l’existence d’une tierce substance pour expliquer l’union de l’âme et du
corps, le problème est repoussé plutôt que résolu car comment expliquera-t-
on l’articulation de cette substance avec les deux autres ? Leibniz suppose
qu’entre l’âme et le corps une harmonie a été établie dès l’origine par Dieu
et que celui-ci a agi comme un horloger très précis qui a réglé deux
horloges parfaitement synchrones. Les corps sont soumis à la causalité, les
âmes à la finalité, mais il existe une harmonie entre eux. L’harmonie de
l’âme et du corps est une application à échelle réduite de l’harmonie
universelle qui règne dans la nature.
 
E. The mind-body problem
 
Le problème de l’union de l’âme et du corps490. a resurgi aux États-Unis
à la faveur des progrès en matière de neurophysiologie à la fin des années
1940 sous le nom de mind-body problem. Un vaste champ de disciplines, de
la biologie à l’Intelligence Artificielle en passant par la psychologie et
l’informatique, est concerné. Certes « l’âme » a été remplacée par « l’esprit
» ou « le mental », et c’est désormais le cerveau qui incarne la matérialité
du corps, mais l’éventail des solutions envisagées n’est pas foncièrement
différent de celui dans lequel se distribuaient les points de vue des
philosophes classiques. À cet égard, Bergson fait figure d’irrécusable
précurseur. Dans le chapitre « L’âme et le corps » de L’Énergie spirituelle,
Bergson utilise l’image du vêtement et du clou : « Un vêtement est solidaire
du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le clou ; il oscille si
le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il
ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du
vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement »491.. « Celui qui
pourrait regarder à l’intérieur d’un cerveau en pleine activité, suivre le va-
et-vient des atomes (…) serait vis-à-vis des pensées et des sentiments qui se
déroulent à l’intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui
voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n’entend
pas un mot de ce qu’ils disent »492..
Pour Gilbert Ryle, auteur de La Notion d’esprit, le dualisme cartésien
repose sur un mythe inacceptable, celui du « fantôme dans la machine »,
qu’il appelle « le mythe de Descartes ». Il convient de dissiper l’opposition
entre l’esprit et la matière : « le contraste apparent entre les deux est tout
aussi dépourvu de fondement que le contraste entre : ‘ elle est arrivée en
pleurs à la maison’ et ‘ elle est arrivée à la maison en chaise à porteurs’.
Croire qu’il y a une dichotomie entre la matière et l’esprit revient à croire
que ce sont là deux termes appartenant au même type logique »493.. Par
ailleurs, si l’esprit est conçu comme le centre de commande, comment
éviter la régression à l’infini ? Car le centre de commande devrait lui-même
avoir un centre etc. Dans la glande pinéale où elle a été logée, l’âme devient
un petit corps auquel il faudrait accorder à son tour une âme. Le dualisme
cartésien débouche sur une régression à l’infini.
La solution la plus radicale du mind-body problem a été soutenue par le
matérialisme éliminationniste, selon lequel la seule réalité observable, donc
réelle, est celle, physique, du corps (du cerveau), l’esprit ne constituant dès
lors plus qu’une métaphore inutile. D’après ce point de vue, les concepts
traditionnels utilisés pour décrire la vie mentale, tels que ceux de sensation,
de désir, de croyance, ne correspondent à aucun référent objectif et doivent
par voie de conséquence être écartés par la science.
La philosophie de l’esprit (philosophy of mind) distingue deux formes de
matérialisme : réductionniste et éliminativiste. Selon la première, les états
mentaux ne sont que des états cérébraux (il y a identité physicaliste entre
leurs propriétés) ; selon la seconde, ils représentent une fiction
philosophique.
Bertrand Russell avait défendu la position moyenne du « monisme neutre
», ni réductionniste, ni substantialiste concernant la nature de la réalité
psychophysique. Sans aller jusqu’à réduire l’esprit au corps, le monisme
neutre se refuse à voir dans l’esprit une entité. Ce point de vue avait déjà été
défendu par William James. Les choses dites mentales sont considérées
comme identiques à celles dites physiques, la différence étant d’expression
et de contexte ; elles n’ont pas de propriétés intrinsèques séparées. À la
distinction entre le physique et le mental, le monisme neutre substitue une
distinction par le type de causalité : lorsque la causalité est associationniste,
la série des phénomènes sera dite mentale, lorsqu’elle est mécanique, elle
sera dite physique.
Hobbes avait parlé d’un pacte entre l’âme et le corps494.. Selon la théorie
dominante du parallélisme psychophysique, anti-interactionniste, le rapport
entre le corps et l’âme est celui d’un texte et de sa traduction. Le « dualisme
des propriétés » apparaît comme compatible avec un monisme matérialiste
non réductionniste. On appelle physicalisme la conception selon laquelle les
phénomènes mentaux surviennent sur la base neurophysiologique ; le
physicalisme est une théorie émergentiste. Les phénomènes mentaux sont
dits survenir sur (dépendre systématiquement de) la nature physique en ce
sens que toute différence mentale suppose l’existence d’une différence
physique correspondante. Donald Davidson a appliqué au débat du mind-
body cette notion de « survenance » (supervenience) utilisée dans le
domaine de l’éthique par Georges Moore. La fécondité de ce concept tient
en ce qu’il permet de penser les relations entre le mental et le cérébral
comme une dépendance sans réduction.
La théorie émergentiste est elle-même susceptible de se disperser en un
certain nombre d’intensités : on parle de survenance forte, faible ou globale.
Le physicalisme du type (type physicalism), également appelé
réductionnisme psychophysique, est la forme la plus radicale de
physicalisme ; le physicalisme occasionnel495. (token physicalism) a été
défendu par les fonctionnalistes attachés à l’idée de la multiréalisabilité des
états mentaux. Le monisme anomal de Donald Davidson est un point de vue
très proche du physicalisme occasionnel : un événement mental peut être
identifié à un événement physique occurrent, seulement il ne peut donner
lieu à aucune loi psychophysique générale ; autrement dit, l’identité entre le
cerveau et l’esprit n’est pas invariante relativement au type d’événement
mental considéré, on ne peut pas réduire a priori un type d’état mental à un
type d’état cérébral.
 
*
 
Tout a concouru à la mise à l’écart de la notion d’âme à l’époque
contemporaine : la psychologie qui l’a détrônée au profit du psychisme496.,
le triomphe de la physiologie matérialiste et de la psychanalyse, la mort de
Dieu497., la crise du sens. D’après le positivisme d’Auguste Comte, l’âme
est la notion métaphysique par excellence qui caractérise, comme la notion
de nature, le second stade du développement de l’intelligence, le stade
métaphysique ou abstrait. L’âme est une entité qui, certes, a le mérite
d’unifier le sensible (en ce sens, elle est une étape en direction de la
connaissance positive) mais, dépourvue de tout contenu réel, elle ne saurait
être un objet pour la science. Dans sa Critique des fondements de la
psychologie, le philosophe marxiste Georges Politzer reprochait à la
psychologie de son temps, qu’elle soit d’inspiration subjectiviste
(introspective) ou objectiviste (comportementale), de n’être que la
perpétuation de la mythologie de l’âme. Force est aujourd’hui de constater
que cette mythologie a disparu.
 
*
 
Voir aussi
 
L’animal. La conscience. Le corps. L’esprit. La pensée. La religion.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, De l’âme, trad. R. Bodéüs, GF-Flammarion, 1993.
H. Bergson, « L’âme et le corps », L’Énergie spirituelle, Œuvres, PUF, 1970, p. 836-860.
Descartes, Méditations métaphysiques II et VI.
Donald Davidson, Actions et événements, trad. P. Engel, PUF, 1993.
Elie During, L’âme, « Corpus philosophie », GF-Flammarion, 1999.
Martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons II. L’âme et le corps, Aubier Montaigne, 1992.
Platon, Phédon
Phèdre
La République, livre X
Plotin, Ennéades IV, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1993.
F.W.J. Schelling, De l’âme du monde, trad. S. Schmitt, Édition Rue d’Ulm, 2007.
Spinoza, Éthique II et III.
364 J. Baudrillard, La Société de consommation, Denoël, 1970, p. 212.
365 La formule a été attribuée à Broussais.
366 Investigations philosophiques, § 422.
367 Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse.
368 L’idée de vide est omniprésente dans les usages techniques du mot : l’âme d’un canon, c’est le
vide à l’intérieur du cylindre.
369 L’âme d’une statue, l’âme du violon, l’âme du rail, l’âme d’une poutre, l’âme d’une électrode
de soudure etc.
370 Charles Appuhn.
371 Bernard Pautrat.
372 Voir L’esprit.
373 Freud se sert couramment du terme de Seele — que les traducteurs français, pour lui donner la
tournure positiviste convenable, ont souvent rendu par « appareil psychique ». Pour Jung, en
revanche, le mot « âme » fut conservé comme pour illustrer la rupture de celui que son ancien maître
accusait de se complaire dans « les boues noires de l’occultisme ».
374 Chez Homère, la psukhè est la force vitale qui s’exhale au moment de la mort, le fantôme subtil
qui va séjourner dans l’Hadès. L’une des très rares « paroles » d’Anaximène qui nous soit restée
énonce que « notre âme, qui est air, nous rassemble sous son commandement ».
375 Épicure, matérialiste, utilisait, pour désigner l’âme, les analogies de l’air et de la chaleur. Cela
dit, ce que nous appelons âme était chez les Grecs dédoublé et exprimé par deux mots : le thumos
(passion, volonté, esprit) qui s’apparente au verbe thuô signifiant sacrifier, évoque un flux de sang
chaud ; à l’inverse, la psukhè, apparentée à l’adjectif psukhros (froid) évoque le souffle frais de la
respiration animale.
376 Si les juifs et les musulmans ne mangent que les bêtes rituellement vidées de leur sang, selon
les prescriptions du Lévitique et du Coran, c’est parce que l’âme de toute chair est censée résider
dans le sang. Pareillement, le mobile fondamental des chasseurs de têtes traditionnels était la capture
des âmes ou des noms.
377 L’identification de l’âme et de la vie garde trace dans l’usage du mot « âme » à la place de celui
d’habitant (une ville de 10 000 âmes, il n’y a pas âme qui vive).
378 C’est Edward Tylor qui a fait de l’animisme — qu’il faisait dériver de la peur suscitée par les
rêves — le stade primitif de la religion.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?/Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer» («
Milly ou la terre natale », Harmonies poétiques). Sur un plan strictement logique, le vers de
Lamartine est absurde : si un objet est inanimé, il ne peut être pourvu d’une âme, puisque l’âme est
d’abord ce qui anime. Cela dit, le contresens commis par les ethnologues de l’animisme fut de penser
que les « primitifs » voyaient dans l’âme une qualité définitive et substantielle des choses. Marcel
Mauss montrera qu’il y a des choses qui acquièrent une âme — telles celles qui sont poussées à
revenir vers ceux qui les ont d’abord données, par exemple.
379 Il convient néanmoins de compter avec les exceptions : l’âme des plantes, à laquelle on croira
jusqu’au XVIIIe siècle au moins, ne leur donne pas la motricité.
380 Grégoire le Grand voyait dans les étoiles les âmes de quelques hommes remarquables par leur
vertu. Lorsqu’ils apprirent la mort de Napoléon à Sainte-Hélène, les habitants d’Ajaccio se
souvinrent avoir vu une étoile filante, qu’ils identifièrent à l’âme de l’Empereur, et l’on croyait
naguère que la Voie Lactée, le « chemin de Saint-Jacques » était la voie suivie par les âmes des
défunts qui se rendent au ciel.
381 Un fragment de L’Âme du monde, traité attribué au pythagoricien Philolaüs, fonde l’unité du
monde non sur un système de rapports mais sur un principe répandu partout et qui traverse le Tout à
la manière d’un souffle : le pneuma anime l’univers comme il anime les êtres vivants.
382 X, 896 a.
383 Par le truchement de « l’Athénien » qui, dans ce dialogue de la fin, remplace Socrate, le porte-
parole de Platon.
384 Platon, Phèdre 245 c-246 a.
385 Aristote, De l’âme I, 5, 411 b.
386 Schelling dira que « toute plante est, pour ainsi dire, le trait enfoui de l’âme » (cité par J.-L.
Vieillard-Baron, Platon et l’idéalisme allemand (1770-1830), Beauchesne, 1979, p. 153.
387 Aristote, Éthique à Eudème 1219 a 23, trad. V. Décarie, Vrin, 1991, p. 81. Des textes byzantins
compareront la cire de la bougie au corps, la mèche à l’âme qui donne vie au corps et la flamme à
Dieu.
388 Aristote, De l’âme II, 1, 412 b 12-15.
389 Ibid. 412 b 17-22.
390 Monadologie § 18.
391 G. Bruno, Cause, principe et unité.
392 La Philosophie de l’Esprit se déploie à travers l’esprit subjectif, l’esprit objectif et enfin l’esprit
absolu.
393 La Philosophie de l’Esprit § 389.
394 Dont l’économie s’est trouvée de fait modifiée depuis la rédaction de La Phénoménologie de
l’Esprit.
395 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, Philosophie de l’Esprit, trad. B.
Bourgeois, Vrin, 1988, p. 402.
396 G.W.F. Hegel, Science de la Logique II, La doctrine de l’essence, trad. P.-J. Labarrière et G.
Jarczyk, Aubier Montaigne, 1976, p. 176.
397 Qui donne à l’art classique sa forme sensible la plus adéquate.
398 G.W.F. Hegel, Esthétique II, trad. Ch. Bénard, Le Livre de poche, 1997, p. 121-122.
399 Essais I, 20.
400 Phédon 67b-c, 70 a, 80d-81a, 83a.
401 Phédon 81c.
402 Voir infra.
403 L’hégémonique était censé résider dans le cœur et constituer le centre où l’impression est jugée
et conservée et où se produit l’impulsion, source de tout mouvement. Les stoïciens usaient de
plusieurs images pour désigner la subordination des sens au jugement central : celle des messagers du
roi et celle des tentacules du poulpe.
404 Voir la légende du pacte avec le diable dont Faust fut le héros littéraire le plus célèbre.
405 De magna anima.
406 De pusilla, « toute petite », et anima.
407 Qalam en arabe.
408 Les Carnets de Léonard de Vinci, tome II, édition Edward McCurdy, trad. L. Servicen,
Gallimard, 1942, p. 237.
409 Ibid., p. 226.
410 F.W.J. Schelling, Clara, trad. E. Kessler, L’Herne, 1984, p. 125.
411 H. Bergson, « L’âme humaine », Mélanges, PUF, 1972, p. 1200-1235.
412 Pour la question de « l’âme des bêtes », voir L’animal.
413 De l’âme, 402b.
414 Upanishads du yoga, trad. J. Varenne, Unesco, 1971, p. 158-159.
415 Swetaswatara Upanishad, Les Upanishad majeures, trad. fr., Sand, 1995, p. 94.
416 Plotin, Ennéades V, 1.
417 Plotin, Ennéades VI, 5, 5.
418 Plotin, Ennéades IV, 3,22.
419 La gorge, l’organe de la respiration.
420 Genèse II, 7.
421 Les traducteurs grecs de la Bible ont rendu nephesh par psukhè et rouah par pneuma.
422 246a-b.
423 Voir infra.
424 La chronologie retenue comme la plus probable est Phédon-La République-Phèdre-Timée.
425 R. Descartes, Les Passions de l’âme, art. 47.
426 D. Hume, Traité de la nature humaine I, IV, 6.
427 E. Kant, Critique de la raison pure AK III 262sq.
428 On retrouve cette idée d’une âme matérielle mais très légère dans la croyance aux spectres,
fantômes et revenants.
429 L’écrivain allemand Adelbert von Chamisso dans son Peter Schlemihl raconte l’histoire d’un
homme qui a vendu son ombre. Dans le film L’Étudiant de Prague de Henrik Galeen (1926), un
étudiant pauvre et amoureux vend son image à un vieux sorcier. À une réception, il passe devant un
miroir et n’aperçoit aucun reflet de son corps.
430 Voir infra.
431 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 1996, p. 368.
432 Ibid., p. 369.
433 Platon, Phèdre 245c, Œuvres complètes II, trad. L. Robin, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 33.
434 Phédon 70c -72c.
435 Phédon 72c-77a.
436 Phédon 78b-80c. C’est le noûs, c’est-à-dire la partie de l’âme qui connaît les Idées, qui est
immortel.
437 Phédon 105b-107a.
438 Chez les hindous.
439 Chez les bouddhistes.
440 Épître au Romains V, 5.
441 Saint Augustin utilise le terme d’animus pour désigner l’âme humaine spirituelle et celui
d’anima pour désigner le principe vital des animaux.
442 Selon l’Écriture, seul Dieu est immortel (1 Timothée, 6, 16). Ce n’est qu’en 1513, lors du
concile de Latran V, que le dogme de l’immortalité de l’âme a été officiellement proclamé.
443 Voir supra.
444 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 370.
445 De l’âme 405 a.
446 Timée.
447 Dans Le Secret du monde, Kepler identifie l’âme du monde au Soleil. Pour le grand savant
astrologue tout autant qu’astronome, la Terre était un être animé doué d’une âme raisonnable et
longtemps les physiciens comme lui ont pensé que l’aimant devait avoir une âme pour pouvoir attirer
le fer. Par ailleurs Kepler croyait à une âme de la Terre, qui lui permettait de « comprendre » les
événements du ciel : cette âme répondrait instinctivement à un message céleste, à la manière de ces
paysans qui, à l’écoute d’un air de danse familier, ne peuvent s’empêcher d’esquisser quelques pas de
danse... L’idée d’âme du monde resurgit à la Renaissance avec le panthéisme de type stoïcien et plus
tard à l’époque romantique avec la Naturphilosophie. Schelling dit de l’âme du monde qu’elle
soutient la continuité du monde organique et inorganique et unit la nature entière en un organisme
universel.
448 E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Presses Pocket, 1992, p. 54.
449 G. Le Bon, Psychologie des foules, Félix Alcan, 1913, p. 12.
450 Première partie, § 86.
451 Saint Augustin, note Leibniz, était porté à cette opinion « pour mieux sauver le péché originel
».
452 On voit que la doctrine de Thomas d’Aquin autoriserait la pratique de l’avortement puisque en
deçà d’un certain stade d’animation il n’y a que la succession d’âmes purement matérielles (voir La
naissance).
453 Le surnom d’Héraclite.
454 Héraclite, fragment B LXVIIa, Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1988, p.161-162. Certains spécialistes attribuent aux stoïciens l’invention de cette
image de l’araignée et de sa toile.
455 Aristote n’a pas été tout de suite en possession de sa philosophie propre. L’Éthique à Eudème,
qui est une œuvre de jeunesse, développe la conception pessimiste de Platon en comparant le sort de
l’âme contrainte de rester ici bas liée au corps à l’horrible supplice consistant à attacher de force un
prisonnier à un cadavre.
456 De l’âme I, 1.
457 R. Brague, Aristote et la question du monde, PUF, 1988, p. 334.
458 Ibid., p. 335.
459 Ibid.
460 Dans le Cratyle (400a), Platon fait dire à Socrate que sans l’âme le corps ne tient pas. C’est une
formule qu’Aristote aurait pu reprendre à son compte. « Le seul oiseau qui soutienne sa cage » dira
joliment Victor Hugo à propos de l’âme.
461 Aristote, De l’âme II, 412a27.
462 Antérieur à saint Augustin.
463 Ghazâli, dans La Perle précieuse — véritable Livre des Morts musulman — dit de l’âme
qu’elle a les dimensions d’une abeille (Ghazâli, La Perle précieuse, Alif Éditions (Lyon), 1995, p.
16).
464 Dans Partage de Midi.
465 Alcibiade 130c.
466 Il en va autrement avec le Timée qui replace la dualité du sensible et de l’intelligible sur un
plan cosmologique.
467 Gorgias 525a, Phédon 62b.
468 Gorgias 493a, Cratyle 400c. Avec cette image, Platon jouait sur l’allitération en grec sôma (le
corps)/sêma (le tombeau).
469 Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau
se sert de cette image du dieu Glaucus pour dire ce qu’il est advenu à l’être humain littéralement
dénaturé par la société.
470 Timée 88a.
471 Ennéade I, 1, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997, p. 13.
472 De la génération et de la corruption I, 7.
473 36e.
474 Ennéade IV, 8,6.
475 Plotin, Ennéade V, 5,9.
476 Tertullien, Du sommeil, des songes, de la mort, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1999, p. 19.
477 Saint Jean de la Croix, La Nuit obscure, trad. G. de Saint-Joseph, Seuil, 1984, p. 25.
478 Dans le Ramayana indien, Ravana est le roi de Lanka, roi des démons (rakshasas).
479 Saint Augustin, L’Immortalité de l’âme § 20, Œuvres I. Les Confessions. Dialogues
philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 269.
480 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 331.
481 Leibniz reprend cette image dans ses Essais de théodicée § 60. Mais l’image du cheval et du
cavalier pour figurer les rapports du corps et de l’âme est présente dans toutes les traditions
philosophiques. Voici ce que dit la Katha Upanishad, en Inde : « Regardez l’âme (qui anime le corps)
comme celui qui est monté sur le char et le corps comme le char ; regardez l’entendement comme le
conducteur, et l’esprit comme les rênes. On le dit, les sens sont les chevaux et les objets qu’ils se
proposent sont les routes. L’âme douée du corps, des sens et de l’esprit jouit de ce qui l’entoure »
(Katha Upanishad, Les Upanishads majeures, op. cit., p. 21). La métaphore du cheval et du cavalier
sera habilement utilisée par Avicenne : le corps aide l’âme à connaître jusqu’à un certain point
seulement : « Lorsque l’âme humaine prend connaissance des intelligibles isolés de la matière,
lorsque le besoin de percevoir par les sens disparaît et que la séparation de l’âme et du corps
intervient,[c’est alors que] l’union de l’âme au rayonnement suprême s’accomplit ; car, enfin, c’est le
corps qui empêche [cette union] bien qu’il y ait aidé tout d’abord, à l’instar d’un cavalier qui monte
un cheval pour atteindre un endroit et y demeurer : s’il ne peut se séparer du cheval, s’il s’y attache et
s’y maintient, finalement le cheval deviendra l’obstacle par rapport au but, alors qu’il l’y fit parvenir
tout d’abord » (Avicenne, La Métaphysique du Shifa, trad. fr., Vrin, 2000, p. 79).
482 R. Descartes, Méditations métaphysiques VI, op. cit., p. 322.
483 Ibid., p. 326. Aristote disait qu’on ne voit pas encore « si l’âme est l’acte du corps, comme le
pilote, du navire » (De l’âme II, 1, 413 a 7-8). Plotin (Ennéade IV, 3,21) rapporte l’image du pilote
dans son navire comme connue.
484 E. Kant, Rêves d’un visionnaire, AK II 238, trad. fr., Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard,1980, p. 539.
485 R. Descartes, lettre à la princesse Élisabeth du 26-6-1643, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 1158.
Dans ses Secondes Réponses adressées à des théologiens conduits par le père Mersenne, Descartes,
prudent, déclare qu’il n’a pas la présomption « d’entreprendre de déterminer, par la force du
raisonnement humain, une chose qui ne dépend que de la pure volonté de Dieu » (ibid., p. 385-386).
486 R. Descartes, Les Passions de l’âme, art. 32. Dans Les Bijoux indiscrets, Diderot s’amusera à
loger l’âme dans le sexe de la femme...
487 Que l’âme ou forme est la véritable unité, source des actions et principe absolu de la
composition, et qu’elle a de l’analogie avec la perception : les points métaphysiques ont quelque
chose de vital et une espèce de perception (G.W. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la
communication des substances § 11).
488 G.W. Leibniz, Système nouveau de la nature de la communication des substances § 12, G.F.-
Flammarion, 1994, p. 112.
489 G.W. Leibniz, lettre de 1696 au Journal des savants, ibid. p. 84-85.
490 Même si ce n’est plus le problème de l’union de l’âme et du corps qui se trouve reposé, les
positions et les arguments des penseurs du mind-body problem sont si analogues et voisins de ceux
des philosophes du XVIIe siècle qu’il nous a semblé nécessaire d’intégrer ici ce chapitre.
491 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, PUF, 1940 p. 36 (Oeuvres, PUF, 1970, p. 842).
492 Ibid., p. 42 (Œuvres, PUF, 1970, p. 846).
493 G. Ryle, La Notion d’esprit, trad. S. Sterne-Gillet, Payot, 1978, p. 22.
494 Th. Hobbes, Traité de l’homme, trad. P.-M. Maurin, Librairie Albert Blanchard, 1974, p. 163.
495 La dualité du type (type) et du token (occasion) vient de Charles Peirce.
496 C’est Leibniz pourtant qui a donné son sens actuel à la psychologie.
497 Même chez ceux qui se disent encore chrétiens, la croyance en l’immortalité de l’âme s’est
avérée plus fragile que celle en l’existence de Dieu.
7. L’amitié
 
 
 
Nietzsche disait que l’Antiquité a profondément vécu, médité et presque
emporté dans sa tombe l’amitié498.. Ce sont, en effet, les Grecs et les
Romains qui ont élevé l’amitié au rang de thème de réflexion philosophique
dans la mesure même où ils pensaient en deçà de la psychologie499..
Le verbe « aimer » se décline de multiples manières. La
distinction/opposition entre amour et amitié est un topos moderne. Le
Banquet de Platon mêle érôs et philia. L’amitié est la forme éthique de
l’érôs500.. En latin amor et amicitia viennent du même radical. Le philo-
sophe est à la fois ami et amant de la sagesse. Entre le goût ou la simple
inclination, et l’amour-passion, l’amitié occupe aujourd’hui un espace
intermédiaire. Le mot désigne à la fois une affection et la relation résultant
de celle-ci. «‘Ami’, note Giorgio Agamben, appartient à la catégorie des
termes que les linguistes définissent comme non prédicatifs, c’est-à-dire
comme ces termes qui ne permettent pas de construire une classe d’objets
»501.. Le terme « ami » est un existentiel, et non un catégoriel502..
Agamben définit l’amitié comme « l’instance de ce con-sentir l’existence
de l’ami dans le sentiment de sa propre existence »503.. Cette
désubjectivation est au cœur même de la sensation la plus intime de soi504..
Une difficulté particulière provient de ce que le champ d’extension du
terme d’amitié est plus étroit que celui d’ami : on peut être « ami du genre
humain »505. sans pour cela éprouver au sens rigoureux de l’amitié pour lui
; d’ailleurs, en ce cas, la règle de la réciprocité qui caractérise l’amitié par
opposition à l’amour506. disparaît.
La définition que donne l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert de
l’amitié, « l’habitude d’entretenir avec quelqu’un un commerce honnête et
agréable », est caractéristique d’un temps qui ne donne plus, comme le
faisait la Grèce ancienne, un sens politique à l’amitié, mais qui ne lui
accorde pas encore, comme nous le faisons de nos jours, un sens
exclusivement personnel507.. À cet égard, la socialité de l’âge classique
aura été la médiation historique entre la politique et la morale privée.
 
 
I. LA DIMENSION SOCIALE ET POLITIQUE DE L’AMITIÉ ANTIQUE
 
Empédocle appelait Amitié (Philia) le principe d’attraction et
d’unification physique, Haine (Neikos), le principe de séparation et de
dispersion508.. Il distinguait quatre phrases dans le devenir de la Nature :
durant la première, les éléments s’unifient sous la domination de l’Amitié
en une Sphère divine et homogène, où n’existe encore aucun corps
déterminé ; durant la seconde, les éléments se séparent progressivement
sous l’effet de la Haine introduite dans la Sphère : les corps et les êtres
vivants naissent alors509. ; pendant la troisième phase, sous l’action de la
Haine, la séparation est complète et la dispersion radicale ; enfin, la
quatrième phase connaît un retour progressif à la réunion des éléments sous
la domination de l’Amitié. Notre monde est celui de la deuxième phase.
C’est Protagoras qui donnera à l’amitié son sens exclusivement humain en
lui ôtant toute dimension naturelle ou cosmique. Platon, lui, garde une
certaine dimension cosmique à la philia. Le Gorgias510. appelle de ce nom
l’ordre général du ciel et de la terre, des hommes et des dieux. Après
Protagoras, Aristote sera le premier à assigner l’amitié à sa sphère pratique
(éthique et politique).
Dans Lysis, Socrate défend l’idée que l’amitié est une aspiration à ce qui
nous manque, à ce qui est autre que soi. Seulement, il constate qu’elle
aboutit à cette contradiction : si l’amitié porte vers le dissemblable, alors
l’ennemi pourrait être ami. L’opposition logique du semblable et du
dissemblable, héritée des présocratiques, ne permet pas de comprendre
l’amitié. D’une part, Homère a dit : « Toujours un dieu pousse le semblable
vers le semblable »511. mais, objecte Socrate, on voit bien que le méchant
est l’ennemi du méchant. D’un autre côté, Hésiode a dit en sens contraire :
« Le potier hait le potier, l’aède hait l’aède/Et le pauvre hait le pauvre
»512.. Mais alors, cela voudrait dire que l’ami hait l’ami. La conclusion est
aporétique. Ni le semblable n’est ami du semblable, ni le contraire ne l’est
du contraire.
Mais la rupture aristotélicienne viendra d’ailleurs. Alors que pour Platon
c’était l’éros qui était générique, pour Aristote, c’est la philia. L’amitié
occupe deux des dix livres de l’Éthique à Nicomaque. C’est dire
l’importance qu’elle représente pour Aristote.
L’Éthique à Eudème513. distingue trois types d’amitiés en fonction des
fins représentant les trois modes de l’aimable : celle qui a l’agrément pour
but, celle qui a l’utilité pour but et enfin celle qui a le bien pour but514..
Cette dernière, aux yeux d’Aristote, constitue la véritable (« parfaite »)
amitié car l’amitié qui a pour fin l’utilité et celle qui a pour fin l’agrément
ont un caractère accidentel. La vertu étant une disposition stable, la
véritable amitié est celle qui lie les amis vertueux.
La supériorité de l’amitié selon le bien vient d’une part de ce qu’elle est
réciproque, et d’autre part de ce qu’elle est propre à l’homme515.. L’amitié
n’appartient pas au domaine de la psychologie, mais à celui de l’éthique.
Elle n’est pas une préférence subjective, mais une vertu objective.
Par ailleurs, Aristote divise chaque type d’amitié en deux selon la relation
d’égalité ou d’inégalité mais précise que l’amitié véritable suppose l’égalité
: un homme ne peut donc être l’ami ni d’une femme ni d’un esclave516. ni
d’un enfant. C’est cette relation d’égalité qui donne à la philia une
supériorité sur l’éros : dans ce dernier, il y a un amant et un aimé, un actif et
un passif, donc une inégalité. À l’opposé de Pythagore517. et de Platon,
Aristote ne croit pas possible une amitié entre l’homme et la divinité. Alors
que Platon (dans Lysis) montrait que si l’on peut être ami des chevaux ou de
la sagesse, alors la réciprocité n’est pas une composante nécessaire de
l’amitié, Aristote pose que l’affection envers les choses inanimées ne peut
être une amitié puisqu’elle ne peut être réciproque.
L’amitié vertueuse est selon Aristote une relation de semblable à
semblable, à l’opposé de l’amitié fondée sur le besoin. La philia correspond
à ce que nous appelons « altruisme » car elle renvoie à tout ce qui pousse
l’affect hors de soi. L’amitié, en effet, est à la fois la base et le résultat de
l’association : « L’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à
engendrer l’amitié »518.. Autrement dit, l’amitié chez Aristote englobe ce
que les sociétés modernes appellent, de manière affaiblie, concorde,
fraternité, solidarité. L’amitié est le lien social, elle est ce qui permet de
penser l’association en l’absence d’un concept de société. Et c’est parce que
la dimension sociale et politique de l’amitié l’emportait sur sa dimension
subjective que les Anciens comme Aristote pouvaient croire, selon l’adage,
que « qui cesse d’être un ami ne l’a jamais été ».
L’Éthique à Nicomaque519. établit un parallèle entre les trois types
d’amitiés et les trois types de constitutions politiques. L’affection d’un roi
pour ses sujets ou d’un père pour ses enfants est une amitié « monarchique
» ; l’affection entre un homme et son épouse est une amitié « aristocratique
» ; tandis que l’affection fraternelle est une amitié « timocratique ».
Aristote conteste l’idée selon laquelle les heureux n’ont pas besoin
d’amis520. : il serait contradictoire que l’heureux fût dépourvu de ce bien
qu’est l’amitié. Le Stagirite butait sur cette difficulté : puisque l’homme
vertueux tend à se faire divin et que le dieu est celui qui n’a pas besoin
d’amis, comment expliquer que l’amitié reste une vertu ?521. La réponse
est que le besoin d’amis n’est pas le signe d’un manque mais à l’inverse
d’une profusion : ce à quoi la richesse peut servir, c’est à répandre des
bienfaits522.. L’amitié est de nature morale ; elle est activité pour le bien de
l’autre. Le sage a besoin d’amis pour exercer sa vertu. L’amitié joue un rôle
de médiation entre la sagesse contemplative (sophia) et la sagesse pratique
(phronèsis, traditionnellement traduite par « prudence »), en permettant à
l’homme vertueux de partager la vertu avec ses semblables523..
Enfin, pour Aristote, l’amitié n’existe qu’entre hommes vertueux et
implique la philautia, sentiment de la valeur personnelle inconnu du
méchant. L’amitié est déjà en elle-même signe de vertu car les méchants,
observe Aristote, préfèrent les biens matériels à un ami « et aucun d’eux
n’aime un être humain plus que les choses »524.. Il y a une similitude entre
la relation que deux amis entretiennent entre eux et celle qu’un homme bon
entretient avec lui-même (philautie). Cette thèse, des plus étranges à nos
yeux, est justifiée de la manière suivante : un homme bon se souhaite et se
fait du bien, il espère pour lui une longue vie, il vit constamment en sa
propre compagnie, partage les mêmes opinions et les mêmes goûts, les joies
et les tristesses525.. Ainsi Aristote comprend-il littéralement l’expression «
l’ami est un autre soi-même »526.. La relation à soi est à la fois
archétypique et prototypique : « c’est en partant de cette relation (...) que
tous les sentiments qui constituent l’amitié se sont par la suite étendus aux
autres hommes »527.. Dire que l’ami est un autre soi-même, c’était moins
manifester un narcissisme caché qu’insister sur l’indépassable égalité. Entre
amis, tout est commun, disaient encore les Grecs528..
Dans le monde classique, rappelle G. Agamben, le caractère presque
consubstantiel de l’ami et du philosophe allait de soi529.. Chez Épicure,
écrit Jean-Claude Fraisse, « l’amitié joue sur la contribution qu’autrui
apporte au plaisir sans faire appel pour autant à la commotion du désir
»530.. L’ami épicurien est en contact plutôt qu’en relation. Ce contact n’est
cependant pas le simple frottement d’épiderme auquel Chamfort dira que la
société a réduit l’amour mais littéralement échange d’atomes531.. Épicure
joue l’amitié contre l’amour : alors que le non-sage dépend de son aimé, le
sage ne dépend pas de son ami. Mais c’est Épicure qui le premier brise le
cercle étroit des égaux mâles en ouvrant la philia aux femmes et aux
esclaves.
Épicure avait fait cette objection au mégarique Stilpon : si le sage stoïcien
est impassible, il n’a pas besoin d’amis. À cette objection, Sénèque532.
répliquera que le sage peut effectivement se passer d’amis, mais qu’il veut
en avoir. En rappelant qu’Alexandre fit brûler le temple d’Esculape lorsque
son amant mourut, Épictète contredit la thèse d’Aristote selon laquelle
l’amitié a toujours le bien en vue533.. Les stoïciens défendaient l’idée
d’une amitié plurielle (poluphilia)534. étendue jusqu’à l’universalité du
genre humain (philanthrôpia). C’est en élargissant l’affectif aux dimensions
de l’humanité entière, et en plaçant la charité et l’amour au tout premier
plan de l’existence et de l’économie du salut que le christianisme
contribuera au déclin et même à la disparition de l’amitié antique. L’amitié
est presque absente de la Bible. L’amour occupe toute la place.
L’inimitié n’est pas nécessairement réciproque, à la différence de l’amitié.
On peut avoir des ennemis dont on n’est pas personnellement l’ennemi (de
ceux-là, on dira simplement qu’ils sont hostiles à notre égard). Seulement la
langue commune rétablit la symétrie : l’ennemi désigne à la fois celui qui
veut du mal et celui à qui on veut du mal.
Le latin distinguait inimicus, l’ennemi privé et hostis535. (dont le français
a tiré « hostile »), l’ennemi public. Il en est resté trace dans la différence
d’intensité entre l’inimitié qui peut rester personnelle et subjective et
l’hostilité englobée dans un contexte plus large et se nourrissant de motifs
objectivés. De là, le terme d’« hostilités » (au pluriel) pour désigner les
opérations de guerre.
La dimension politique de l’amitié536. subsiste à travers le couple
ami/ennemi où le philosophe du droit Carl Schmitt voyait la catégorie
fondamentale du politique, irréductible à la fois au droit et à la morale.
Toute conception qui viserait au dépassement de cette dualité (comme la
récusation de la souveraineté étatique, ou l’idéologie universaliste des droits
de l’homme) est en réalité, selon Schmitt, une conception destructrice du
politique. Or la disqualification de l’autre comme ennemi est caractéristique
d’un mode de pensée totalitaire537. qui se voit et se vit dans un état de
guerre permanente : totalitarismes religieux (voir la condamnation des «
ennemis de Dieu »), totalitarismes politiques (voir la condamnation des «
ennemis du peuple » ou des « ennemis de la race »).
 
 
II. L’INTÉRIORISATION DU SENTIMENT ET DE LA VALEUR DE L’AMITIÉ
 
Aristote n’ignorait pas la dimension personnelle de cette relation : dans
l’Éthique à Eudème538., il distingue explicitement l’amitié politique qui
considère l’entente, et l’amitié morale qui considère l’intention. Il n’y a pas,
pour Aristote, d’amitié sans bienveillance, sans la volonté du bien. La
bienveillance539. est analysée dans un chapitre de l’Éthique à
Nicomaque540. et définie comme un commencement d’amitié ou encore
comme une « amitié paresseuse ». Selon Aristote, elle se distingue de
l’amitié parce qu’elle peut demeurer inaperçue des personnes qui en font
l’objet et se passer d’une fréquentation assidue : l’exemple en est la
sympathie qu’un spectateur d’une compétition sportive peut avoir pour
l’athlète de son choix.
Aristote ne disposait pas du concept de l’intime541.. Si les temps actuels
admettent la possibilité d’une amitié des dissemblables, c’est parce qu’ils
ont dépolitisé et psychologisé l’amitié. L’amitié contemporaine est hors
rite542. et hors institution, hors contrat. Elle ne connaît pas l’équivalent du
mariage, ni celui de la déclaration. La nature de son lien est laissée à la libre
disposition des personnes privées.
L’amitié antique (dont Jacques Derrida, dans Politiques de l’amitié, n’a
pas de mal à dénoncer le caractère phallocentrique) aura été, jusqu’à la
Renaissance, refoulée au profit de l’amour de charité. Si des auteurs
chrétiens543. parlent d’amitié spirituelle entre moines, il s’agit d’une
particularisation du sentiment d’appartenance à une même communauté
religieuse beaucoup plus que d’amitié au sens contemporain du mot. La
renaissance de l’amitié, au XVIe siècle, est en réalité une naissance :
désormais ni la politique ni la religion ne comptent face à la toute-puissance
du sentiment personnel544..
Le premier témoignage de l’amitié au sens moderne figure dans le célèbre
essai de Montaigne545. où celui-ci fait l’éloge de son ami défunt, le
philosophe et écrivain Étienne de La Boétie. Cette « divine liaison » joua un
rôle tellement important que Merleau-Ponty ira jusqu’à émettre l’hypothèse
que c’est elle qui fit de Montaigne l’auteur des Essais546.. Beaucoup
naissent à et par l’amour, Montaigne serait né à et par l’amitié.
L’essai de Montaigne est un thrène qui récuse explicitement, d’un point de
vue sceptique, la possibilité d’une analyse de l’amitié. La très fameuse et
belle formule : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que
cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que
c’était moi » est une manière de congédier la pensée comme impuissante à
expliquer ce qui est de l’ordre de l’existence. Les expressions de Montaigne
donnent à imaginer un lien fusionnel : « il vivait, il jouissait, il voyait pour
moi, et moi pour lui (…), nous nous confondions »547.. De nos jours, il n’y
a guère que les adolescents pour connaître une telle amitié fusionnelle.
Dans un autre texte548. Montaigne parle de communication — mot qui, à
l’époque, signifiait communion — et l’oppose au respect que l’enfant
éprouve pour son père et à l’affection qu’un homme ressent pour une
femme. L’image du feu sert à Montaigne à établir une comparaison entre
l’amour et l’amitié : le feu de l’affection que l’on éprouve pour les femmes
est, dit-il, plus actif, plus cuisant et plus âpre. Mais c’est un feu téméraire et
volage, ondoyant et divers, feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne
nous tient qu’à un coin. En l’amitié, c’est une « chaleur générale et
universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et
rassise, toute douceur et polissure, qui n’a rien d’âpre et de poignant »549..
Fréquentant parfois les mêmes rivages, l’amour et l’amitié ont de
nombreux traits de désaccord : l’amour possède une dimension prévalente
d’irrationalité ; il est exclusif ; il peut n’être pas réciproque et associer des
personnes très inégales. Aristote avait déjà fait cette remarque qu’il n’est
pas possible de se dire l’ami de celui qui n’en saurait rien550. ; il n’y a pas
d’amitié cachée comme il y a des amours tues. D’un autre côté, l’amitié fait
volontiers l’économie de l’aveu. D’une manière générale l’amitié pâtit de ce
voisinage, le culte de l’intensité affective tendant à la reléguer au second
plan551..
Même très différent de soi, l’ami incarne la projection du moi en l’autre.
Ce qui conduisait La Rochefoucauld à déceler dans l’amitié comme dans
l’amour de l’amour-propre déguisé : « Ce que les hommes ont nommé
amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et
qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-
propre se propose toujours quelque chose à gagner »552..
C’est pour conjurer le mensonge hystérique de la relation con-fusionnelle
que Nietzsche, qui voyait en La Rochefoucauld un grand maître du
soupçon, parlait du pathos de la distance553.. Contre la morale chrétienne
du prochain, Nietzsche exalte la morale du lointain. Et contre la morale
antique de l’égal, il loue la morale du pair554.. Un aphorisme du Gai
savoir, évoquant sa rupture avec Wagner, est intitulé « Amitié stellaire
»555.. Nietzsche y développe la métaphore des deux navires qui croisent
sur des routes différentes et termine ainsi son aphorisme : nous voulons
ainsi croire à notre amitié d’étoiles même si nous devions être mutuellement
ennemis sur la terre.
En creusant son abîme, la mort supprime paradoxalement la distance.
Maurice Blanchot556. et Jacques Derrida557. développent tous deux l’idée
que c’est la mort de l’ami qui fait la réalité de l’amitié. Contradictoirement,
et douloureusement la mort accentue la présence de l’ami — jusqu’à la
douleur, car nulle distance ne nous sépare alors plus de lui.
La question de savoir si l’amitié admet la multitude était débattue chez les
philosophes de l’Antiquité558.. Si cette multitude existe sans mettre
l’amitié en péril, elle n’en reste pas moins inscrite dans d’étroites limites.
L’amitié n’est pas transitive : contrairement à ce qu’entend le dicton, les
amis de nos amis ne sont pas nos amis — excepté dans le domaine politique
où « ami » a le sens d’allié superlatif.
Les amis ne sont-ils pas toujours de faux amis ? Mais qu’est-ce qu’une
amitié véritable ? « On peut s’aimer réciproquement sans être amis » disait
déjà Aristote559.. Dans Politiques de l’amitié, Derrida fait d’un adage grec,
qu’Aristote citait comme déjà bien connu, le point de départ et l’enjeu de sa
réflexion sur l’amitié : « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis ». Une aporie liée
à l’équivocité de la phrase, qui peut s’entendre aussi comme : « celui pour
lequel il y a des amis, pas d’amis véritables pour lui »560., double sa
contradiction performative. La première traduction présente une
contradiction performative puisqu’elle s’adresse à des amis pour affirmer
l’absence d’amis. La seconde version, sans être autocontradictoire, fait
signe vers cette contradiction que celui qui a beaucoup d’amis en réalité
n’en a pas.
Il existe bien des figures dérivées de l’ami et qui sont implicitement
hiérarchisées en fonction du degré et de la nature du lien affectif. Le
camarade est originellement celui avec qui dans le contexte militaire on
partage la même chambre. Le compagnon est originellement celui avec qui,
également dans un contexte militaire, on partage le même pain561.. La
valeur associée à ces termes est plus faible que celle attachée à l’ami :
comme le commensal, le condisciple et le collègue, le camarade et le
compagnon sont davantage liés à des intérêts objectifs ou à des
circonstances extérieures (voir les « compagnons d’infortune ») que par un
lien affectif solide562.. Une exception toutefois : on utilise les termes de
compagnon et de compagne pour désigner ceux qu’unit un lien de
cohabitation sexuelle. En ce cas, la valeur du mot peut aller jusqu’à
dépasser en intensité affective celle de l’ami.
 
*
 
Voir aussi
 
L’affectivité. L’amour. Autrui. La subjectivité.
 
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Bibliographie
 
Platon, Lysis.
Aristote, Éthique à Eudème VII.
Aristote, Éthique à Nicomaque VIII et IX.
Cicéron, De l’amitié.
Montaigne, Essais I, 28.
J. Derrida, Politiques de l’amitié, Galilée, 1994.
G. Agamben, L’Amitié, trad. M. Rueff, Payot et Rivages, 2007.
J. Maisonneuve et L. Lamy, Psychosociologie de l’amitié, PUF, 1993.
 
 
498 F. Nietzsche, Aurore § 503, trad. J. Hervier, Gallimard, 1980, p. 259.
499 Les Grecs ne concevaient pas la philosophie en dehors d’une politique de l’amitié. Le
philosophe, après Pythagore, est l’ami de la sagesse (selon l’étymologie) parce qu’il est l’ami des
sages.
500 Kant retrouvera quelque chose de semblable lorsqu’il définira l’amitié comme la synthèse de
l’amour et du respect.
501 G. Agamben, L’Amitié, trad. M. Rueff, Payot et Rivages, 2007, p. 16.
502 Ibid., p. 37.
503 Ibid., p. 33.
504 Ibid., p. 35.
505 Telle est la traduction étymologique du « philanthrope ». Kant (Métaphysique des mœurs II,
Doctrine de la vertu § 47) fait remarquer que l’expression « ami des hommes » a une signification
plus rigoureuse que celle qui désigne celui qui ne fait qu’aimer les hommes (philanthrope).
506 Alors que nous pouvons aimer quelqu’un qui ne nous aime pas, nous ne pouvons pas nous dire
ami de celui qui ne se dirait pas ami de nous. Les lamentations d’Harpagon (Molière, L’Avare IV, 7)
confinent à la folie : « Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de
toi ».
507 Les premières associations anti-esclavagistes en Europe au XVIIIe siècle se sont appelées
Sociétés des amis des Noirs. Cette dimension politique, dégradée en idéologie, n’a pas entièrement
disparu toutefois ainsi qu’en témoigne le sigle MRAP, originellement Mouvement contre le racisme,
l’antisémitisme et pour la paix, à présent Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les
peuples. Dans la tradition communiste, le terme de « camarade », comme celui de « citoyen » durant
la Révolution française, était une politisation de celui d’ami.
508 Freud associera au couple des pulsions antagonistes Éros et Thanatos la dualité empédocléenne
de la Philia et du Neikos.
509 Empédocle, Fragment B XX.
510 507c-508a.
511 L’Odyssée XVII, v. 218.
512 Les Travaux et les Jours, v. 25.
513 VII, 2.
514 Dans l’Éthique à Nicomaque (VIII 3 et 4), Aristote reprend cette tripartition.
515 Toutefois Aristote suppose l’existence de certaines formes d’amitié chez les animaux (Éthique
à Eudème VII, 2, 1236b).
516 Dans le film d’Eisenstein, Ivan le Terrible, le tsar se plaint de sa solitude : sa puissance l’a
privé d’amis.
517 Jamblique dit de Pythagore qu’il a découvert et institué l’amitié (Vie de Pythagore § 229).
Pythagore, qui allait jusqu’à parler d’amitié entre le corps et l’âme, voyait dans la piété et le culte les
moyens d’entretenir l’amitié entre les hommes et les dieux.
518 Aristote, Éthique à Eudème VII, 1, 1234b 23-24, trad. V. Décarie, Vrin, 1991, p. 150.
519 VIII, 13.
520 Éthique à Nicomaque IX, 9.
521 Éthique à Eudème VII, 12, 1244 b.
522 Éthique à Eudème VIII, 1, 1155 a 7-8. Idée reprise dans Éthique à Nicomaque IX, 9, 1169 b
10-15. L’histoire raconte qu’un certain Eudamidas légua à ses deux riches amis, alors que lui-même
était pauvre, la charge de nourrir sa mère et de marier sa fille en lui donnant une dot.
523 Pierre Aubenque (« Sur l’amitié chez Aristote », appendice de La Prudence chez Aristote, PUF,
1963) fait observer que l’amitié parfaite se détruit elle-même : d’une part on doit vouloir le plus
grand bien pour l’ami, mais d’autre part on ne peut pas le vouloir car alors il nous échapperait
comme un dieu.
524 Aristote, Éthique à Eudème VII, 2, 1237 b34, op. cit., p. 164.
525 Éthique à Nicomaque IX, 4.
526 Ibid., 1166 a31.
527 Aristote, Éthique à Nicomaque IX, 8, 1168 b6-8, trad. J. Tricot, Vrin, 1994, p. 456.
528 Les deux apophtegmes étaient sans doute d’origine pythagoricienne. L’école pythagoricienne
était à la fois en effet une école, une secte et un parti.
529 G. Agamben, L’Amitié, op. cit., p. 7-8.
530 J.-C. Fraisse, Philia. La notion de l’amitié dans la philosophie antique, Vrin, 1974, p. 314.
531 L’image des « atomes crochus » vient du matérialisme antique.
532 Lettre IX à Lucilius.
533 Épictète, Entretiens II, 22 « De l’amitié ». Comme Épictète, notre modernité ne croit plus à ce
point d’éthique aristotélicienne. Nombre de romans et de films (voir, entre cent autres, Thelma et
Louise de Ridley Scott) ont illustré ces fortes amitiés nouées pour le pire.
534 Plutarque combat cette idée dans son ouvrage De la pluralité d’amis (Œuvres morales I, trad.
fr., Les Belles Lettres, 1989).
535 À l’origine, dans la Rome antique, était hostis celui qui donnait en échange d’un don (hostire
signifiait rendre un service réciproque). C’est de là que vient notre « hôte ». Émile Benveniste émet
cette hypothèse : lorsque aux relations d’échange de clan à clan ont succédé les relations d’exclusion
de cité à cité, hostis a pris le sens d’ennemi. Avec l’institution de la cité (civitas), en effet, l’autre
n’est plus un hôte mais un étranger, un ennemi (É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-
européennes I, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 87). On peut observer que dans les sociétés
individualistes démocratiques de masse, qui cultivent la stratégie de l’évitement affectif, l’ennemi
privé tend à disparaître.
536 La dimension politique de l’amitié (ou la dimension amicale de la politique) n’a pas
entièrement disparu de nos jours dans les sociétés démocratiques mais elle est dévalorisée sous le
terme de « copinage ».
537 Carl Schmitt était nazi.
538 VII, 10, 1243 a 33-34.
539 Dans Enquête sur les principes de la morale, Hume distingue deux formes de bienveillance : la
bienveillance générale, qui est une sympathie ou une compassion globale et la bienveillance
particulière fondée sur une opinion de vertu, sur les services rendus ou sur certains liens particuliers.
540 IX, 5.
541 Voir La subjectivité.
542 Il n’en allait pas de même au Moyen Âge. Dans Le Crépuscule des dieux, Wagner met en scène
le « partage des sangs » entre Siegfried et le roi Günther — une cérémonie qui correspond à la fois à
une alliance « politique » et qui est gage de fraternité indestructible.
543 Comme Aelred de Rievaulx, auteur, au XIIe siècle, d’un ouvrage intitulé L’Amitié spirituelle.
544 D’où la dramaturgie récurrente des fortes amitiés (comme des fortes amours) capables de
transcender les conflits religieux et politiques.
545 I, 28.
546 M. Merleau-Ponty, « Lecture de Montaigne », Signes, Gallimard, 1960, p. 262.
547 Essais III, 9.
548 Essais I, 9
549 M. de Montaigne, Essais I, 28.
550 Éthique à Nicomaque VIII, 1155 b 32sq.
551 Proust fut l’un des très rares écrivains à avoir dévalorisé l’amour au profit de l’amitié. Il
dénonce la faiblesse de l’amour, ses conversations oiseuses, son ennui, sa fatigue inutile. L’amour est
un mode du temps perdu (Du côté de Guermantes II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, p.
688-689). Proust a cette expression terrible : « hospitalisé dans une individualité étrangère ».
552 La Rochefoucauld, maxime 83, Maximes et réflexions diverses, Garnier-Flammarion, 1977.
553 Dans La Généalogie de la morale I, 2.
554 Dans le chapitre « De l’ami » d’Ainsi parlait Zarathoustra.
555 Le Gai savoir § 279.
556 L’Amitié, Gallimard, 1971.
557 Chaque fois unique, la fin du monde, Galilée, 2003.
558 Voir supra.
559 Aristote, Éthique à Eudème VII, 4, 1239 a 21, op. cit., p. 170.
560 Le oméga par lequel débute le dicton grec peut s’entendre comme l’interjection « ô » (c’est la
version traditionnelle) ou bien comme un pronom au datif (« celui pour qui », c’est la version
évoquée par Derrida).
561 D’où le « copain ». Quant au pote, il est celui sur lequel on peut s’appuyer, au bistro par
exemple (pote vient de « poteau »).
562 Ce que l’on nomme « amicales » devrait plutôt être appelé « camaradérales ».
8. L’amour
 
 
 
Dans Le Banquet, Diotime révèle à Socrate que l’Amour passe sa vie à
philosopher563.. Dans Le Phénomène érotique, Jean-Luc Marion564. part
du constat que la philosophie n’aime pas l’amour, que celui-ci lui rappelle
son origine et leur divorce, que la philosophie passe l’amour sous silence,
lorsqu’elle ne le hait pas franchement. L’amour est indémontrable565. et la
philosophie ne prise volontiers que ce qu’elle appelle, non sans abus, «
démonstration ».
Aujourd’hui l’amour est occulté ou refoulé par le désir566. et la sexualité :
l’indécence a changé de camp.
Whitehead disait que les philosophies postérieures n’auront été que des
notes en bas de page ajoutées aux textes de Platon. L’idée, bien sûr
excessive, se vérifie surtout à propos de l’amour : ce qui a été pensé et dit
sur lui peut être compris comme un ensemble de commentaires issus du
Banquet, un dialogue constitué d’une succession de six discours ayant
l’amour pour thème567.. Les six personnages sont des figures réelles
auxquelles Platon fait tenir un discours spécifique. Le premier intervenant,
Phèdre, voit en l’amour le dieu le plus ancien et le loue pour sa valeur
formatrice : l’amour conduit l’amant à se dépasser pour plaire à l’aimé.
Pausanias introduit la distinction entre deux types d’amours personnifiés
par l’Aphrodite terrestre et l’Aphrodite céleste : il existe un amour «
populaire », sensuel, et il existe un amour spirituel. Erixymaque élargit la
puissance de l’amour jusqu’au cosmos entier. Comme l’amitié chez
Empédocle, l’amour est ici considéré comme principe universel d’ordre et
d’harmonie ; ainsi préside-t-il aussi bien à la santé des corps et à la mesure
musicale qu’à la ronde des astres dans le ciel. Aristophane, l’auteur
comique qui avait méchamment raillé Socrate dans sa pièce Les Nuées,
intervient à son tour. Son discours développe un mythe : jadis, il n’y avait
pas d’êtres humains comme à présent mais des êtres doubles, hommes,
femmes et androgynes. Ils étaient de forme ronde et munis de deux visages,
ils avaient quatre jambes et quatre bras. Ivres d’orgueil, ils voulurent
escalader le ciel mais Zeus, en guise de châtiment, les coupa en deux.
Depuis lors, chaque moitié recherche celle avec qui elle formait un tout car
telle est la nature du désir amoureux : reconstituer une totalité perdue.
Après le discours d’Agathon où il est question de la perfection de l’amour,
vient le tour de Socrate qui, plutôt que de parler en son nom propre,
rapporte les propos de la prêtresse Diotime568.. Éros n’est pas divin mais
démonique569.. Il tient en effet à la fois de l’humain et du divin ; il est à la
fois beau et laid. Il n’est pas la plénitude mais y aspire, pas la possession,
mais recherche la possession. Sa mère est Pauvreté (Penia), mais son père
est Ressource (Poros). En cela, il figure la philosophie — laquelle,
conformément à son origine pythagoricienne, n’est pas sagesse (sophia)
mais amour de la sagesse (philo-sophia). Désir d’immortalité, de beauté,
Éros inspire aux corps la soif de se perpétuer par la procréation et aux âmes
le désir d’éternité. Par une dialectique ascendante, l’âme ira de l’amour
d’un beau corps (la singularité sensible) à celui des beaux corps en général
(l’universalité sensible) puis de l’amour des beaux corps à celui de la
Beauté en soi (l’Idée).
La philosophie gréco-latine suivra davantage Aristote que Platon. Alors
que Platon faisait de l’éros le genre englobant toutes les espèces d’affection,
Aristote inversera cet ordre logique en désignant la philia (rendue par «
amitié ») comme un genre commun570.. Il n’y a pas de dialogue amoureux
dans la tragédie grecque. À cet égard, le christianisme, qui jouera l’amour
contre l’amitié571., représentera un retour à Platon572.. Saint Jean dit qu’à
la fin des temps c’est sur l’amour que nous serons jugés : sur l’amour, et
non sur la sagesse. Les Anciens pensaient que la colère est la passion par
excellence, au XVIIe siècle, tous étaient convaincus que c’était l’amour.
L’amour, en effet, est une valeur et une croyance, avant d’être un fait : dans
les sociétés traditionnelles, il importe peu parce que les échanges entre les
hommes et les femmes ont une utilité sociale prédominante, la perpétuation
du groupe.
Feuerbach disait de l’amour qu’il « se différencie de tous les autres
sentiments en ce qu’il est tous les sentiments »573.. Notre mot traduit trois
termes grecs, érôs, philia et agapè, il est à la fois plus et moins que chacun
d’eux, car la philia n’équivaut pas à l’amitié, même amoureuse. La dualité
du to like/to love n’existe pas en français — dont le verbe « aimer » est issu
du latin amare, qui joignait déjà l’aimer d’amour (éran en grec) et l’aimer
d’amitié (philein). L’amour est une particularité de « l’aimer » qui peut
avoir des objets très différents (de la chose à Dieu, en passant par les
animaux et autrui, sans oublier le soi-même) et des intensités très
différentes (du simple intérêt de goût à la passion la plus dévorante). Au
sens à la fois le plus commun et le mieux reçu, l’amour est élection et appel,
une dilection préférée (prédilection).
Toute notre félicité et notre misère, écrit Spinoza au début de son Traité de
la réforme de l’entendement, ne réside qu’en un seul point : à quelle sorte
d’objets sommes-nous attachés par l’amour ?574. Descartes distinguait trois
degrés : l’affection, qui nous fait aimer l’objet moins que soi, l’amitié, qui
nous fait aimer l’objet à l’égal de soi, et la dévotion, qui nous fait aimer
l’objet davantage que soi575.. À nos yeux, l’amour correspond à la «
dévotion » seule576.. « Dévotion » a la même origine que « dévouement » :
être amoureux, c’est être sous la coupe de l’autre. Par un étrange paradoxe,
en effet, l’amour est cette expérience où l’on croit trouver son bien le plus
grand en se dépouillant de soi-même. Dans une addition au paragraphe 158
de ses Principes de la philosophie du droit, Hegel analyse cette
contradiction : « D’une manière générale, l’amour désigne la conscience de
l’unité que je forme avec quelqu’un d’autre, de telle sorte que je ne sois pas
isolé pour moi, mais qu’il ne me soit possible d’acquérir la conscience de
moi que par la suppression de mon être-pour-soi et par la connaissance de
moi-même comme d’une unité que je forme avec l’autre et que l’autre
forme avec moi ». Mais l’amour est un sentiment, donc sensible, il est la vie
éthique sous sa forme seulement naturelle. « Dans l’État, l’amour n’a plus
sa place, car dans l’État on est conscient de l’unité en tant qu’unité de la loi
; dans l’État, le contenu doit être rationnel et il faut que je le connaisse.
Dans l’amour, le premier moment consiste en ceci que je ne veux pas être
une personne autonome indépendante et que, si je l’étais, je me sentirais
incomplet et imparfait. Le second moment consiste en ceci que je me
conquiers dans une autre personne, que je vaux en elle et que,
réciproquement, cette personne se conquiert et vaut en moi. C’est pourquoi
l’amour est la contradiction la plus prodigieuse que l’entendement ne
parvient pas à résoudre. Il n’y a rien de plus difficile à saisir que cette
ponctualité de la conscience de soi, qui est niée et que je vois cependant
tenir pour affirmative. L’amour est ce qui produit cette contradiction et qui,
en même temps, en donne la solution. En tant que solution de cette
contradiction, il est l’unité éthique »577..
« La réduction de l’univers à un seul être, la dilatation d’un seul être
jusqu’à Dieu, voilà l’amour », écrivait Victor Hugo dans Les Misérables.
L’exaltation de cet état, que les termes de « sentiment » et de « passion »
sont souvent impuissants à traduire578., est telle qu’elle porte l’être qui s’y
trouve pas seulement au-delà du bien et du mal mais aussi au-delà du
bonheur et de son malheur propres. La religieuse de Guilleragues579. écrit :
« J’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que de vous avoir
jamais vu » ou encore « Je vous remercie dans le fond de mon cœur du
désespoir que vous me causez ». L’amour est bénédiction, au double sens de
gratitude pour le bien reçu et de manière de dire du bien de quelqu’un. En
cela, il confine au pardon.
Du côté tragique, les deux images qui ont dominé sont celles du feu et de
la blessure580.. Du côté euphorique, ce sont celles de la lumière et du
ravissement. On tombe amoureux, mais l’amour élève aussi, jusqu’au plus
haut.
Le Moyen Âge connaissait trois sortes de jardins, ou trois parties dans le
jardin : le jardin potager, le jardin médicinal et le jardin d’amour. L’amour
est un besoin qui excède la sphère de l’utilité — ce qui ne signifie pas, bien
à l’inverse, qu’il n’a pas de nécessité. Cesser d’aimer, disait Kierkegaard,
signifie n’avoir jamais aimé : aimer, c’est choisir d’aimer — non pas choisir
d’aimer entre deux objets d’amour possibles, mais choisir entre aimer et ne
pas aimer.
 
 
I. DU SENTIMENT DE PUISSANCE À LA PUISSANCE DU SENTIMENT
 
Le choix de Pâris — l’amour et la beauté (Hélène) contre la fidélité (Héra)
et la sagesse (Athéna) est celui de tous. Dans l’iconographie classique, Éros
tient dans la main un globe qui symbolise son universelle puissance. Dans
le prologue des Travailleurs de la mer, Victor Hugo parle d’une « anankè
»581. du cœur, qui ne rendrait l’homme pas moins malheureux que
l’anankè des dogmes et que l’anankè des lois.
Dans le Cratyle, qui est un vrai recueil d’étymologies imaginaires, Socrate
rapproche le héros (hérôs) de l’amour (érôs) : les héros, dit-il, sont
engendrés par Éros et c’est pour cette raison qu’ils sont appelés ainsi582..
L’amour emporte, il est extatique. Phèdre le définit comme une quatrième
forme de délire583., celle qui est suscitée, appelée par la Beauté. La plus
grande Beauté est celle de l’Idée — ainsi l’amour conduit-il, sinon à
l’extase, du moins à sa pensée : « Si, de toutes les sensations que nous
procure le corps, celle qui se présente avec le plus d’acuité est
effectivement la vue, par la vue cependant nous ne voyons pas la Pensée ;
car ce seraient d’inimaginables amours que nous donnerait celle-ci, dans le
cas où il serait donné à la vue que parvînt jusqu’à elle un clair simulacre de
la Pensée, pareil à ceux que nous avons de la Beauté ; et de même, pour tout
ce que la réalité vraie a encore d’aimable »584.. Le coup de foudre, qui est
une croyance commune dans nos sociétés, est une trace de cette idée
antique de l’origine transcendante de l’amour.
Dans sa Théogonie, Hésiode présente Éros comme une puissance apparue
par génération spontanée aussitôt après que Gaïa, la Terre, surgit du chaos.
Il est le premier né des dieux, avant même Ouranos, le Ciel, avant
Aphrodite. L’orphisme enseignait qu’il n’y avait à l’origine que la Nuit,
chaos générateur, ténèbre originaire de l’informe d’où toutes les formes
surgiront. De la Nuit naît un œuf cosmique qui, en se cassant, fait surgir
Éros tandis que les deux moitiés de la coquille constituent respectivement le
Ciel et la Terre.
Le christianisme dénaturalisera l’amour en l’attribuant à un Dieu-esprit.
Alors que les Grecs définissaient l’amour comme une tendance poussant
l’inférieur vers le supérieur585., le christianisme détermine Dieu comme
amour586.. « L’amour de Dieu » doit s’entendre au sens du génitif subjectif
(l’amour qui vient de Dieu) avant de s’entendre au sens du génitif objectif
(l’amour se porte sur Dieu). La théologie fait volontiers de celui-ci l’image
ou le reflet de celui-là. Cette fonction médiatrice de l’amour n’est au reste
pas une invention du christianisme, elle est, on l’a vu, au cœur de la
conception platonicienne développée dans Le Banquet. Ce qu’en revanche
le christianisme invente, c’est la médiation du divin et de l’humain alors
que chez Platon elle allait de l’humain au divin. Pour saint Augustin, qui
introduit une nouvelle forme de l’amour, la caritas, synthèse de l’éros
platonicien et de l’agapê chrétienne, l’amour est à la fois désir et
commandement divin : en fait, il n’y a qu’un seul amour, celui de Dieu587..
Ainsi la lumière peut-elle succéder à l’aveuglement : la Divine comédie
renverse l’antique symbole des yeux bandés d’Éros : c’est Béatrice qui
permet à Dante de voir enfin. Et le poème s’achève sur l’évocation de
l’amour qui fait se mouvoir les étoiles.
« Omnia vincit amor »588. : ces mots extraits des Bucoliques de Virgile
seront déclinés de multiples manières. L’amour est fort comme la mort,
disait le Cantique des cantiques589.. Dans la légende de Tristan et Iseult,
une ronce réunit dans leur tombe les deux amants. Commentant la célèbre
parole de l’Évangile, Martin Luther King disait de l’amour qu’il est la seule
force capable de transformer un ennemi en ami590..
Définir l’amour comme une puissance, c’est lui donner, du moins à
l’origine, un sens cosmique ou divin. Le déterminer comme sentiment, c’est
le cantonner dans sa dimension humaine. Mais la subjectivité pourra trouver
en elle l’infini qu’elle a placé au-delà : « Désir douloureux, parce que je le
sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma
vie ayant brusquement cessé d’être ma vie totale… », écrit Proust dans À
l’ombre des jeunes filles en fleurs. L’amour est contradictoirement ce qui
fait de nous des sujets dans le moment même où il nous transforme en
objets (en objets d’amour). L’amour est édifiant : il forge par la puissance
de la reconnaissance les individus comme des sujets humains. Le manque
d’amour peut être aussi destructeur que le manque de nourriture.
 
 
II. LA PLURALITÉ DES AMOURS
 
Au tout début de son ouvrage De l’amour, Stendhal distingue quatre types
d’amour : l’amour-passion, l’amour-goût, l’amour physique et l’amour de
vanité591.. Nous avons simplifié cette typologie en une tripartition de
l’amour-passion, de l’amour-sentiment592. et de l’amour physique. Mais,
de Platon à l’âge classique, c’est une dichotomie plus radicale qui
gouvernait la typologie de l’amour.
L’idée d’amour platonique, d’amour débarrassé de sa dimension sexuelle,
est issue d’une lecture chrétienne et mystique du Banquet — lequel a été
également, et contradictoirement, la source de « l’amour socratique »593..
La dualité de l’amour sensuel et de l’amour spirituel, introduite par le
discours de Pausanias594., est devenue un lieu commun dans les littératures
et les arts d’Occident595.. Le conflit entre l’âme et l’amour est illustré par
le drame mythique de Psyché et d’Éros596.. On peut concevoir l’amour
courtois comme un ensemble de stratégies visant à reconvertir l’agapê en
éros, sans pour autant lui retrancher la sublimation597.. L’opposition que
Kant établira entre « l’amour pratique » et l’amour « pathologique », est
dérivée de cette dualité598.. Et pourtant, s’il y a quelque chose qui prouve,
ou du moins signale l’inséparabilité de l’âme et du corps, c’est l’amour.
Au Moyen Âge, la dualité fondatrice était celle de l’amour de
concupiscence qui nous fait aimer autrui pour le bien qu’il nous procure, et,
d’autre part, l’amour de complaisance et l’amour de bienveillance599. qui
nous font aimer autrui pour son bien propre. L’amour de concupiscence
correspond au désir sexuel. L’amour de complaisance trouve son propre
plaisir dans la perfection et le bonheur de l’être aimé ; il est essentiellement
désintéressé ; c’est principalement Dieu, l’être parfait, qui peut être l’objet
de cet amour qui constitue la dimension affective de la charité600.. L’amour
de bienveillance601., comme le précédent, consiste à vouloir le bien de
l’objet aimé ; il constitue l’essentiel de la charité à l’égard de ses
semblables. Dans Les Passions de l’âme602., Descartes reprend cette
distinction. Malebranche, de son côté, oppose l’amour de bienveillance et
l’amour de complaisance (ou amour d’union)603. : tandis que l’amour de
complaisance nous détourne de l’ordre, l’amour de bienveillance nous fait
tendre à notre fin authentique.
Saint Augustin avait opposé deux amours, et les deux cités qu’ils ont faites
: l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l’amour de
Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste604.. Pascal reprend cette
dualité : « Dieu a créé l’homme avec deux amours, l’un pour Dieu, l’autre
pour soi-même (…). Depuis, le péché étant arrivé, l’homme a perdu le
premier de ces amours ; et l’amour pour soi-même étant resté seul dans
cette grande âme capable d’un amour infini, cet amour-propre s’est étendu
et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté (…). Voilà l’origine de
l’amour-propre. Il était naturel à Adam, et juste en son innocence ; mais il
est devenu et criminel et immodéré, en suite de son péché »605.. La «
philautie », l’amour de soi dont les Grecs faisaient une vertu se trouve ainsi
dévalorisée au profit de l’amour de Dieu. Plus tard, indépendamment de
tout cadre théologique, Rousseau interprétera l’amour-propre comme une
perversion de l’amour de soi. Alors que l’amour de soi-même est « un
sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et
qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit
l’humanité et la vertu », l’amour-propre n’est qu’« un sentiment relatif,
factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de
soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font
mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur »606..
Ce que Spinoza appelait de manière oxymorique amour intellectuel de
Dieu résulte du troisième genre de connaissance607. qui est la connaissance
adéquate des choses, qui ne doit plus rien aux sens ni à l’imagination608..
L’amour intellectuel de Dieu correspond à un état tel que notre puissance
d’agir ne peut plus être augmentée. Il échappe à la durée pour s’inscrire sur
le plan de l’éternité609..
Mais, à la fin du XVIIe siècle, c’est la querelle théologique dite du « pur
amour » qui embrasa les esprits. Elle opposa certains mystiques (défendus
par Fénelon) aux autorités religieuses. Leibniz la posait en ces termes : «
Est-il possible d’aimer Dieu ou les hommes d’un amour qui soit
parfaitement désintéressé ? »610.. Le quiétisme et le piétisme prêchaient
sous ce nom de pur amour, que Fénelon appelait parfaite charité, un amour
inconditionnel, absolu, dont le critère est le refus de toute récompense
(satisfaction ou paradis). Pour Rome, le désintéressement à l’égard du salut
et envers la crainte d’un châtiment (ou l’espoir d’une récompense) était de
nature à détourner les âmes des devoirs religieux. Par ailleurs, cette
conception mystique rendait superflue la médiation de l’Église. Cultivé
dans l’indifférence complète à l’égard du salut personnel, le pur amour
s’oppose à l’amour d’intérêt, à l’amour d’espérance et même à l’amour de
préférence qui, bien que consistant à aimer Dieu plus que soi-même, garde
souvenir de l’avantage de cet état. Du point de vue du pur amour, seule
compte la perfection du détachement qui conduit jusqu’à l’oubli de soi.
Pour son apologétique, Fénelon cite le cas d’Alceste611. : même les païens
savaient que le dévouement absolu de soi est ce qu’il y a de plus divin.
Leibniz contestera la possibilité du pur amour pour la raison même qui lui
avait fait contester la liberté d’indifférence : rien de ce qui existe ne saurait
exister sans raison suffisante. Dans les Nouveaux essais sur l’entendement
humain, il écrit, après avoir rappelé la distinction entre l’amour de
concupiscence et l’amour de bienveillance, que ce dernier constitue notre
plaisir : « car s’il ne rejaillissait pas sur nous en quelque façon, nous ne
pourrions pas nous y intéresser, puisqu’il est impossible, quoi qu’on dise,
d’être détaché du bien propre. Et voilà comment il faut entendre l’amour
désintéressé ou non mercenaire, pour en bien concevoir la noblesse et pour
ne point tomber cependant dans le chimérique »612..
Kierkegaard réinterprétera la tripartition de l’éros, de la philia et de
l’agapè en fonction de celle qui gouverne l’économie d’ensemble de sa
philosophie : éros renvoie au stade esthétique613., philia au stade éthique et
agapè au stade religieux. Entre l’amour et l’amitié païens, d’un côté, et
l’amour chrétien, de l’autre, il y a hétérogénéité des plans, il est impossible
de les concilier, il faut choisir entre eux. L’amour et l’amitié païens
manifestent tous deux la puissance de l’éros et permettent ainsi à l’homme
de se diviniser. Le chrétien est le seul à aimer selon l’esprit, d’un amour qui
se porte totalement sur l’autre comme prochain614.. Ni l’amitié ni l’amour
ne peuvent, comme l’est l’amour du prochain, être l’objet d’un devoir615..
De plus, l’amour et l’amitié païens sont exclusifs ; ils ne vont pas sans
prédilection, sans dilection préférentielle. L’amour chrétien, lui, est amour
de tous. Enfin, alors que l’ami et l’aimé sont aimés pour une raison
particulière, le prochain est aimé d’un amour sans motif, d’un amour
gratuit.
Dans les temps modernes, c’est le théologien luthérien suédois Anders
Nygren qui popularisera l’opposition d’Éros et d’Agapè en y consacrant un
livre portant ce titre. La contrariété entre l’amour captatif et l’amour oblatif
reprend celle de l’amour de concupiscence et de l’amour de bienveillance.
Pour Nygren, l’éros, fût-il aussi purifié que celui de Platon, reste pris dans
une logique de la captation. Seule l’agapè est donatrice616.. Ce qu’il y a de
divin dans l’amour ne vient pas de son aspiration, mais de son inspiration.
À l’opposé de l’éros platonicien, l’agapè n’est pas mue par la douleur de la
privation, elle ne ressort pas d’une logique du manque : l’absence d’amour
du prochain n’est, en effet, pas vécue (du moins immédiatement) comme
une insupportable mutilation. L’amour chrétien des ennemis prouve non
seulement la supériorité de l’amour sur l’amitié, mais celle de la charité sur
l’amour sensible. À la différence de la philia, l’agapè ne considère pas la
valeur de l’autre. Elle est au-delà du jugement, et en ce sens au-delà du bien
et du mal.
 
 
III. L’ENFANT DE BOHÊME
 
Le latin disposait du verbe diligere pour désigner l’inclination volontaire,
délibérée, décidée — de là, la « dilection », l’appétit volontaire. Le
volontarisme, la religion et les institutions de l’Occident valoriseront
pendant longtemps la constance du sentiment et la fidélité du
comportement617. tandis que les arts et la littérature ne cesseront de
chanter leur transgression et leur chiasme (une constance sans fidélité, une
fidélité sans constance). L’histoire d’Éros et de Psyché, comme celle de
Lohengrin, a donné une dimension de légende à la confiance absolue due
par l’amour par le truchement du thème de la question interdite : il n’y a pas
d’amour sans promesse et la véritable promesse est sans condition.
Mais comment de l’excès618. trouver la juste mesure ? Jacques Lacan a
théorisé sous le nom de plus-de-jouir ce supplément toujours demandé et,
évidemment, jamais atteint. Évoquant sa jeunesse, saint Augustin écrit : «
J’aimais à aimer ; dévoré du désir secret de l’amour, je m’en voulais de ne
l’être pas plus encore »619.. L’amoureux est frappé, comme on le dit
familièrement de celui qui n’a plus toute sa tête.
Dans Phèdre, Platon a magnifiquement évoqué cet affolement de l’âme
dans l’amour : « Elle ne se laisse pas volontiers éloigner du bel objet et (…)
il n’y a personne dont elle fasse plus de cas que de celui-ci : mère, frères,
camarades, au contraire, elle les oublie tous ; que, par son incurie, elle perde
sa fortune, elle n’attache à cela aucune importance ; les bons usages et les
belles manières dont jusqu’alors elle s’enorgueillissait, elle les a tous
dédaignés, prête à être esclave, prête à dormir où on le lui permettra, au plus
près de l’objet de son impatiente passion : elle ne se borne pas en effet à
révérer celui qui possède la beauté, elle a découvert l’unique médecin
capable de guérir les peines les plus cruelles ! »620..
À l’opposé de Phèdre qui y voyait le plus ancien des dieux, Agathon, dans
Le Banquet, dit de l’Amour qu’il est le plus jeune621.. C’est cette dernière
version que retiendra la tradition : Éros (Cupidon à Rome) est un enfant
éternellement jeune et irresponsable622. qui s’amuse à jouer des tours623..
La tirade exaltée de Chérubin dans Le Mariage de Figaro exprime bien la
totale domination de cette force chez celui qui en est le lieu plutôt que
l’auteur624..
Cela dit, le caractère pathétique de la passion amoureuse eût paru (et a
paru en fait625.) comme parfaitement ridicule dans la plupart des sociétés
étrangères au nôtre. Dans L’Amour et l’Occident, Denis de Rougemont
développe la thèse que l’amour-passion est une invention occidentale qui
remonte au XIIIe siècle avec la courtoisie. À partir du mythe de Tristan et de
l’amour courtois, il dégage l’origine religieuse de ce qu’il faut bien appeler
une formation historique : « l’amour-passion est apparu en Occident comme
l’un des contrecoups du christianisme (…) dans les âmes où vivait encore
un paganisme naturel ou hérité »626.. Autrement dit, l’amour-passion fut à
la fois une expression et une transgression de valeurs et d’institutions
chrétiennes, un développement et un retour du refoulé627.. Elle est liée à
une certaine marginalité628.. À l’époque contemporaine, qui fut la dernière
période historique des conventions bourgeoises, le surréalisme exaltera
l’amour fou629..
Pourquoi préférons-nous à tout autre récit celui d’un amour impossible ?
Pourquoi cette complaisance dans ce qui, objectivement, comme difficulté,
devrait susciter en nous un déplaisir ? Les poètes ont été bien avisés
d’interrompre leurs histoires par la mort : pour rester intacte, la passion a
besoin de la disparition des passionnés. Iseult ne devient pas madame
Tristan, Roméo et Juliette n’auront pas d’enfants.
Mais l’idéalisme romantique n’est pas le pôle unique autour duquel la
thématique de l’enfant de Bohême balance : le réalisme cynique lui
convient aussi tout à fait630.. Cette thématique, en effet, est l’expression
d’un habituel déni : celui des déterminations multiples qui, entre société,
histoire, culture et psychologie personnelle, poussent à aimer celui-ci et non
celui-là, celle-là plutôt que celle-ci.
« Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! » (Alfred de Musset). Le
cynisme donjuanesque est une révolte vécue contre les illusions de l’amour.
Au début de la pièce de Molière, Don Juan répond à Sganarelle qu’il ne
croit qu’au 2 et 2 font 4. Mais lorsqu’il proclame sur un air de bravache
qu’il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de ses désirs, qu’il se sent un
cœur à aimer toute la terre et que comme Alexandre il souhaiterait qu’il y
eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre l’empire de ses conquêtes
amoureuses631., n’est-il pas victime d’une illusion plus grande encore que
celle qu’il dénonce — l’illusion que nommément la psychanalyse pointera
comme celle de toute-puissance ?
 
 
IV. LES MÉPRISES DE L’AMOUR
 
Dans le mythe d’Aristophane (Le Banquet), l’amour est figuré comme le
désir qui vise à reconstituer une totalité originelle scindée en deux632.,
chaque moitié étant proprement le symbole633. de l’autre. D’où ce sens
induit : on n’aime finalement que soi puisqu’on aspire à reconstituer avec
l’autre (littéralement, sa moitié) la totalité que l’on formait avec lui à
l’origine634.. Contre cette thèse narcissiste, Socrate (donc Platon), par la
bouche inspirée de la prêtresse Diotime, affirme qu’on aime nécessairement
au-delà de soi635.. Bien avant la psychanalyse, dans le cadre philosophique
puis théologique636., l’amour était couramment conçu comme un transfert.
Le terme de transport véhicule la même idée : pas d’amour sans métaphore.
Le sentiment est parfois si impérieux que le sujet peut ressentir en lui la
présence de l’autre sans avoir conscience que cet autre est encore lui.
L’amour donne une impression d’absolu. Victor Hugo écrit de Marius
amoureux : « Dieu lui eût dit : Veux-tu le ciel ? Il eût répondu : J’y perdrais
». Mais sans au-delà ni divinité, l’amour sera l’objet de ce radical soupçon
de ne concerner in fine que lui-même637.. « Nondum amabam et amare
amabam », « non seulement j’aimais, mais j’aimais aimer », écrivait saint
Augustin en évoquant ses frasques de jeunesse. On croit aimer l’autre en
tant qu’autre alors qu’on ne l’aime que parce qu’il est aimé de nous. La
Rochefoucauld dira qu’« il n’y a point de passion où l’amour de soi-même
règne si puissamment que dans l’amour »638.. Qu’elle soit interprétée
comme l’expression de l’amour exclusif de soi ou comme celle d’une
profonde défiance de soi, la jalousie, qui est un sentiment-état amoureux
type, ne concerne l’autre qu’à titre de prétexte639.. Comme l’érotomane qui
développe l’illusion délirante d’être aimé, le jaloux, qui ne craint rien tant
que d’être trompé, n’aime tout compte fait que lui-même. En fait, il n’y a
pas de bien aimé ; on n’aime jamais bien.
« L’amour, disait Maître Eckhart, est de telle nature qu’il transforme les
hommes en les choses qu’il aime ». Cette parole du grand mystique peut
être interprétée en un sens général. Le premier et dernier objet de l’amour,
c’est l’amour lui-même qui se nourrit de lui-même et s’exalte lui-même.
L’art et le langage640. sont à cet égard de formidables pourvoyeurs, au
point que l’on peut se demander si l’expression de la passion amoureuse ne
crée pas celle-ci641.. La lettre d’amour s’enflamme d’elle-même. C’est de
son amour que l’amoureux est épris642..
La Rochefoucauld disait qu’« il y a des gens qui n’auraient jamais été
amoureux s’ils n’avaient entendu parler de l’amour »643., manière radicale
de dire la soumission d’une prétendue spontanéité naturelle aux ruses et
détours de la mode : il n’y a pas d’état amoureux sans représentation
préalable, or, cette représentation ne vient pas d’abord de soi. Ce que
Rousseau observait à propos des émotions suscitées par le théâtre, qu’elles
« ne choisissent pas la personne qu’on doit aimer », mais « nous forcent à
faire ce choix »644., peut être appliqué à l’ensemble de la vie affective. Le
mythe persistant du coup de foudre, entre hasard absolu et destin écrasant,
est un déni des déterminations objectives de la formation des couples. Les
statistiques de l’histoire et de la sociologie mettent à bas les illusions du
choix amoureux : même les sociétés démocratiques modernes, qui laissent
aux individus toute latitude dans leur vie affective, sont restées très
largement homogames645. et endogames646.. C’est Kant qui, le premier, a
noté le hiatus entre le sentiment subjectif et la réalité collective, à propos du
mariage, justement : chacun croit que celui-ci est le produit de sa volonté
propre alors qu’il est largement gouverné par des conditions et des forces
extérieures.
Chamfort disait que « l’amour tel qu’il existe dans la société n’est que
l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes »647.. Le mot
est souvent cité — on oublie généralement le « tel qu’il existe dans la
société ». La physique et la chimie de l’amour ne retiendront du discours du
médecin Érixymaque, dans Le Banquet de Platon, que la première partie : «
La médecine est (…) la science des phénomènes d’amour dont le corps est
le siège, eu égard au remplissement et à l’évacuation... »648.. Les beaux
sentiments se dissolvent dans la chimie. Un couple croit s’aimer, en fait,
c’est l’ocytocine qui mène la danse.
L’amour crée la valeur sur laquelle il se porte. Francis Bacon faisait
observer que « l’homme le plus orgueilleux n’a jamais pensé du bien de soi
si absurdement que l’amoureux ne fait de l’objet aimé »649.. Dans un
passage devenu célèbre de De l’amour, Stendhal échafaude cette
somptueuse théorie de la cristallisation que plus tard la psychanalyse
reprendra sous l’autre nom de projection : « Aux mines de sel de Salzburg,
on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un rameau d’arbre
effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de
cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas
plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de
diamants, mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau
primitif. Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire
de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles
perfections »650.. Stendhal distingue même deux cristallisations : la
première suit et constitue l’amour à sa naissance, la seconde succède au
moment du doute et s’oriente vers cette « promesse de bonheur » qu’est
l’espérance du plaisir : « Elle [la femme aimée] me donnerait des plaisirs
qu’elle seule au monde peut me donner. C’est l’évidence de cette vérité,
c’est ce chemin sur l’extrême bord d’un précipice affreux, et touchant de
l’autre main le bonheur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde
cristallisation sur la première »651..
Puissance sexuelle ou sentiment amoureux ? Déjà dans son Éthique
Spinoza avait opéré un coup de force conceptuel audacieux lorsqu’il avait
mis au premier plan le couple joie/tristesse et qu’il avait fait de l’amour une
passion dérivée de la joie. Plus tard, contre l’exaltation romantique,
Schopenhauer ne verra dans l’amour qu’un piège tendu par la Volonté pour
perpétuer l’espèce652. : « Dans cet état de choses, la nature ne peut
atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à
la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en
réalité n’en est un que pour l’espèce, si bien que c’est pour l’espèce qu’il
travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même »653..
Le cœur percé d’une flèche est d’abord symbole sexuel (le cœur n’est pas
un cœur mais un cul) ensuite symbole de souffrance — mais ce n’est
évidemment pas ainsi qu’il est compris654.. Dans ses Conjectures sur le
commencement de l’histoire humaine, Kant établit ce qu’on peut déjà
appeler une théorie de la sublimation : l’homme s’avisa que l’excitation
sexuelle, qui chez les animaux repose seulement sur une impulsion
passagère et le plus souvent périodique, était susceptible chez lui d’être
prolongée et même augmentée sous l’effet de l’imagination : « Le refus fut
l’artifice qui permit de passer des attraits simplement ressentis aux attraits
idéaux, du désir simplement animal, peu à peu, à l’amour, puis, avec ce
dernier, du sentiment de ce qui est simplement agréable au sentiment de
goût pour la beauté, d’abord seulement chez l’homme, mais ensuite aussi
dans la nature »655..
« Aucun amour n’est originel », dit Roland Barthes656.. Freud a établi que
les désirs et les affects préexistent à l’amour. Celui-ci ne fait que répéter des
fixations anciennes et déplace cet investissement affectif sur un objet
nouveau qui ressemble par quelque trait ou détail à l’objet ancien (le père
ou la mère, le plus souvent657.). Tout amour est le résultat d’un transfert
inconscient, d’une dérive du passé vers le présent qui en est l’image. À
rebours de l’antique mythologie, l’amour se trouve donc placé sous le
double signe de la répétition et de la régression658.. Sans doute est-ce l’un
des enseignements scandaleux de la psychanalyse, que l’amour est en
réalité indifférent à l’objet auquel il renvoie. L’amour est un roman que l’on
se fait à soi-même, un auteur en quête de personnages. D’où cette
possibilité de duperie formidable que l’on ne veut pas voir659..
L’idéal du moi désigne un modèle auquel le sujet cherche à se conformer.
Il unit le narcissisme et les identifications aux parents et représente les
valeurs positives et aimées attribuées à l’autorité. L’objet d’amour est le
corps et la rade de l’idéal du moi. Ainsi les sentiments les plus élevés sont-
ils rabattus sur une impitoyable généalogie. Freud dit que « la certitude où
on était que le besoin à peine assouvi ne tarderait pas à se réveiller a dû
fournir la principale raison de l’attachement permanent à l’objet sexuel
»660.. Autrement dit, la constance et la fidélité seraient des garanties pour
l’avenir de la satisfaction.
Giorgio Agamben soutient la thèse que le Moyen Âge a découvert «
l’irréalité de l’amour »661.. Le Moyen Âge se serait aperçu bien avant la
psychanalyse qu’on n’aime que des fantasmes (les auteurs médiévaux
parlent d’images662.). La révolution opérée par rapport à la conception
grecque tient à la substitution de l’imagination à la vision pour rendre
compte du phénomène amoureux.
Selon la psychanalyse, il n’y a pas d’amour sans narcissisme
originaire663.. Freud distingue deux types de narcissisme : le narcissisme
primaire, qui correspond à l’investissement libidinal du moi664., et le
narcissisme secondaire qui consiste en un déplacement de la première
forme sur le moi idéal. Ainsi les poncifs de l’éternité (amour-toujours) et de
l’identité (aime-même) qui font les mauvaises poésies et les mauvaises
chansons pourraient-ils acquérir par ce biais une vérité inattendue.
Lacan fait observer que s’il y a un domaine où dans le discours la
tromperie a des chances de réussir, c’est l’amour665.. Pour le définir, Lacan
a eu cette formule devenue célèbre : donner ce que l’on n’a pas à celui qui
n’en veut pas666.. L’amour, répète Lacan, est ignorance du désir, il est « ce
qui supplée au rapport sexuel »667.. L’amour est une séparation réelle mal
compensée par une fusion illusoire. Kierkegaard était fondé à considérer
l’amour du mort comme la forme la plus haute de l’amour dans la mesure
même où l’échange, la réciprocité sont exclus.
Une autre illusion mise au jour par la psychanalyse est celle qui empêche
de voir que derrière un choix d’amour peut se cacher la mort668.. La
fatalité de la mort se trouve ainsi inversée par un choix imaginaire. Denis de
Rougemont dit à propos du culte de l’amour-passion, dont l’histoire de
Tristan et Iseult est la plus forte illustration : « L’amour de l’amour même
dissimulait une passion beaucoup plus terrible, une volonté proprement
inavouable (…). Sans le savoir, les amants malgré eux n’ont jamais désiré
que la mort »669.. La psychanalyse interprète la faute d’Orphée comme
l’expression d’un désir inconscient de mort et les aventures d’Ulysse
comme l’expression d’un désir de ne pas retourner dans sa patrie670.. Si
Alceste prend la place de son mari mort, c’est parce qu’elle ne veut plus le
voir etc. La fin tragique est l’assurance imaginaire d’une intensité
préservée671..
 
 
ÉPILOGUE. L’ENVERS DE L’AMOUR
 
Il n’y a pas de contraire dans le monde de l’affect. L’amour, disait Leibniz
dans sa Théodicée est cette affection qui nous fait trouver du plaisir dans les
perfections de ce qu’on aime. La haine est cette affection qui nous fait
trouver du plaisir dans les imperfections de ce que l’on déteste. Pascal disait
qu’on n’aime jamais personne, mais seulement des qualités672..
Pareillement, on pourrait dire qu’on ne hait jamais personne, mais
seulement des défauts. En se démarquant de la haine, l’amour peut en
garder la marque.
Mais il peut aussi la produire par effet direct. L’amour est une élection ;
aimer, c’est distinguer, mettre à part, exclure. Aimer renvoie toujours à un
ne pas aimer, qui finit par coïncider avec la quasi-totalité du monde. Et
puis, comment ne pas haïr ce qui menace l’objet d’amour, et qui peut le
détruire ? Le christianisme, disait Kierkegaard, nous incite non seulement à
haïr nos parents au nom de l’aimé, mais également, dans une sorte
d’inversion dialectique de l’amour pour son ennemi, à haïr celui qu’on aime
par amour et dans l’amour. Le moyen de ne pas se poser cette question :
qu’est-ce que dans l’aimé je suis incité à haïr ?
Source de bonheur profond, l’amour est aussi profondément désespérant.
Il ne souffre ni l’éloignement, qui l’étiole, ni la fusion qui abolit la
différence, il recherche la plus petite distance possible. Or il en va de même
avec la haine. On ne hait jamais celui qui est le plus éloigné de soi673..
Le terme d’ambivalence a été créé par le psychiatre Eugen Bleuler en
1910 pour désigner chez le schizophrène l’existence simultanée de
sentiments contradictoires envers un objet ou une personne. Freud, qui
introduit le mot en psychanalyse, définit l’ambivalence comme la direction
de sentiments opposés, tendres et hostiles, envers la même personne. Freud
parle d’ambivalence de sentiments, et d’ambivalence de directions de
sentiments. Toute pulsion, selon lui, est accompagnée de son double négatif.
Le prototype de l’ambivalence est la relation au père : Œdipe aime et hait la
même personne. L’autre est toujours incapable de répondre à ma demande
parce que celle-ci exige l’impossible. Conséquence : plus l’autre est aimé,
et plus il est susceptible d’être haï. L’amour, qui a le pouvoir d’illuminer
l’existence, a aussi celui de l’enténébrer. Pour Mélanie Klein, la pulsion est
d’emblée ambivalente, la qualité de l’objet est clivée en bon et mauvais. La
jalousie dans sa forme extrême, paranoïaque, est le signe le plus clair de
l’ambivalence de la passion amoureuse, mixte d’amour et de haine refoulée.
La coexistence des contraires ne doit pas faire oublier leur exclusion
mutuelle. L’association de l’amour à la création et à la vie d’un côté et de la
haine à la destruction et la mort de l’autre est observable à tous les niveaux.
Le monde, autrui, soi-même : la haine peut prendre les trois objets, les
mêmes trois directions de l’amour. Qu’il y ait de l’haïssable, on pourrait le
supposer a priori, du simple fait qu’il y a de l’adorable. Mais la haine va
plus loin en créant son odieux. Descartes définissait la haine, par opposition
à l’amour, comme « une émotion causée par les esprits, qui incite l’âme à
vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles
»674.. Alors que dans l’amour on se considère comme une partie d’un tout
dont l’autre constitue l’autre partie675., dans la haine « on se considère seul
comme un tout entièrement séparé de la chose pour laquelle on a de
l’aversion »676.. Plus loin, Descartes fait remarquer que la haine est plus
simple que l’amour, qu’elle ne contient pas tant d’espèces que lui677..
Descartes pensait que la haine est une reproduction de l’état physiologique
dans lequel se trouve l’enfant lorsqu’il a pris des aliments qui le dégoûtent.
Pour Mélanie Klein, la haine appartient à l’enfance dès l’instant que l’objet
du désir est considéré comme perdu. La haine est la réaction du moi total
face un objet total678..
Le misanthrope, qui hait les hommes est le contraire du philanthrope qui
les aime. Mais le misanthrope, à la différence du philanthrope, éprouve le
besoin de se justifier. Érasme rapporte dans ses Apophtegmes les propos de
celui que l’Antiquité a considéré comme le parangon de la misanthropie,
Timon d’Athènes : « Les méchants, je les hais à juste titre ; tous les autres,
je les hais parce qu’ils ne haïssent pas les méchants ». Le haïsseur (on ne
peut, en effet, être haineux que très momentanément) s’est dès l’origine
retranché des autres, de tous les autres. La haine de l’autre n’a pas sa raison
en lui. Elle est ce désastre intérieur qui trouve à s’alimenter toujours car elle
est absolument indifférente à la contradiction : l’antisémitisme a reproché
(parfois en même temps !) aux Juifs d’être pacifiste et fauteurs de guerres,
pouilleux et banquiers, révolutionnaires et capitalistes, de vivre dans un
ghetto et de vouloir s’immiscer partout, de n’avoir pas d’État (quand ils
n’en avaient pas) et d’en avoir un (quand ils en ont eu).
Hannah Arendt disait de l’amour qu’il est un phénomène très rare, et que
si nous avons l’impression du contraire, c’est parce que les poètes ont fait
notre éducation679.. La haine est également un phénomène peut-être rare :
elle n’est même pas nécessaire pour l’accomplissement du pire que
l’homme puisse infliger à son semblable.
 
*
Voir aussi
 
L’affectivité. L’amitié. Autrui. Le désir. La femme. L’inconscient. La
passion. Le plaisir. La sexualité.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, — Phèdre
— Le Banquet
Plotin, Ennéades III, 5, « De l’amour ».
S. Kierkegaard, — Les Œuvres de l’amour, trad. fr., Éditions de l’Orante, 1980.
— Vie et règne de l’amour, trad. fr., Aubier Montaigne, 1992.
Stendhal, De l’amour, Garnier-Flammarion, 1965.
S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse » in La Vie sexuelle, trad. fr., PUF,
1969.
Mélanie Klein et Joan Rivière, L’Amour et la haine, trad. fr., Payot, 2006.
Anders Nygren, Éros et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, trad. fr.,
Aubier Montaigne, 3 vol., 1944 et 1952.
Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, UGE, 10/18, 1972.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977.
Philippe Saltel, Une odieuse passion. Analyse philosophique de la haine, L’Harmattan, 2007.
 
 
563 Platon, Le Banquet, 203 d.
564 Le Phénomène érotique. Six méditations, « Biblio Essais », LGF, 2004.
565 C’est par extension, presque par métaphore, que l’on parle de « preuves d’amour ».
566 Alors que dans le désir la cause est distincte de l’objet, dans l’amour, les deux coïncident.
567 Dans Le Séminaire VIII, Le transfert (Seuil, 1991), Jacques Lacan a fait le meilleur résumé-
analyse de ce dialogue de Platon.
568 Socrate assure ne rien savoir, excepté sur les sujets qui relèvent de l’Éros. Seulement ce savoir
lui vient d’une révélation de la prêtresse Diotime.
569 Dans l’Ennéade qu’il consacre à l’amour, et qui est un commentaire développé du Banquet de
Platon, Plotin voit dans Éros non pas un dieu mais un démon : le propre du dieu, dit-il, est d’être
impassible, les démons, en revanche, sont affectés de passions (Ennéade III, 5,6).
570 Voir L’amitié.
571 Le mot de saint Augustin, souvent incompris, « Aime et fais ce que tu veux », signale l’absolue
priorité que le christianisme a donnée à l’amour.
572 Les Septante qui se sont servis du verbe éran pour évoquer l’amour passionné de la Sagesse
(Sagesse VIII, 2), étaient donc platoniciens plutôt qu’aristotéliciens.
573 L. Feuerbach, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, trad. C. Mercier, Pocket-Agora, 1997,
p. 97.
574 Spinoza a été marqué par cette idée de Crescas, philosophe juif du Moyen Âge, qu’il cite dans
ses lettres, que la perfection de Dieu ne consiste pas dans la connaissance mais dans l’amour, et que
la perfection d’une créature dépend de la part qu’il a à cet amour.
575 R. Descartes, Les Passions de l’âme, art. 83.
576 L’amour-passion (c’est Stendhal qui inventa cette expression, voir infra) est devenue pour nous
l’amour par excellence.
577 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, addition au § 158, trad. R. Dérathé, Vrin,
1975, p. 199.
578 Certains auteurs comme Max Scheler ont contesté que l’amour pût être défini comme un
sentiment ou une passion : l’amour est un acte — ne dit-on pas « faire l’amour », aucune symétrie à
cet égard avec l’amitié (l’expression « faire à quelqu’un l’amitié de » prend un sens autre, teinté
d’ironie).
579 L’auteur des Lettres de la religieuse portugaise.
580 Le sarcastique Lucrèce fait remarquer que les blessés tombent toujours du côté du coup et de la
blessure (De la nature IV, v. 1049-1057).
581 « Nécessité » en grec, que Victor Hugo comprend comme une fatalité.
582 Cratyle 398 c-e.
583 Voir La folie.
584 Platon, Phèdre 250 d, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 41.
585 C’est un véritable axiome, chez les Grecs, que l’amour est une tendance de l’inférieur vers le
supérieur : aimer, c’est s’élever. C’est pourquoi l’idée chrétienne d’un amour de Dieu pour ses
créatures paraîtra tout d’abord absurde.
586 « Dieu est amour : qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui »
(Première épître de saint Jean IV, 16). Jésus est l’incarnation de l’amour tout autant que l’incarnation
de Dieu. La Bible use souvent des images de fiançailles et de mariage pour désigner l’alliance entre
Yahvé et le peuple d’Israël. Par contrecoup, l’idolâtrie sera stigmatisée comme adultère et
prostitution. Le thème de l’amour de Dieu pour ses créatures n’est pas, contrairement à ce que l’on
dit et croit souvent, exclusivement chrétien, il figure en bonne place dans la tradition arabo-
musulmane (voir Ibn Arabi, Traité de l’amour, trad. M. Gloton, Albin-Michel, 1986, p. 153). En
Inde, la bhakti (le mot en sanskrit signifie « partage »), dont Krishna a été l’objet privilégié, a
représenté également une protestation objective contre le ritualisme de la religion dogmatique
traditionnelle.
587 Dans Le Soulier de satin, Paul Claudel illustre cette thématique d’un amour humain qui vise
toujours un au-delà de lui sans même s’en apercevoir. L’amour humain imite l’amour divin, seul
créateur.
588 « L’amour est vainqueur de tout ».
589 VIII, 6.
590 « La charité nous défend de haïr le méchant, écrit Vladimir Jankélévitch, mais elle ne nous
défend pas de le détruire ; et si même elle veut que nous aimions le méchant d’une dilection toute
particulière, c’est parce que cet amour doit le supprimer comme méchant et de ce cœur hostile
extirper la méchanceté » (V. Jankélévitch, Traité des vertus II, Les vertus et l’amour, Bordas, 1970, p.
844).
591 Stendhal, De l’amour I, 1, Garnier-Flammarion, 1965, p. 31-32.
592 L’amour parental — au sein duquel il faudrait différencier le maternel et le paternel — semble
représenter une particularité irréductible, volontiers et significativement absente des analyses.
593 Dans la révélation faite par Diotime, l’union entre l’homme et la femme est présentée
implicitement comme supérieure à celle entre deux hommes car elle est associée à la fécondité et à la
procréation (Le Banquet 206c). Contrairement à ce que croit Socrate, l’objet de l’amour n’est pas le
beau mais la procréation et l’enfantement dans la beauté (206e) car ils sont ce que peut comporter
d’éternel un être mortel. L’amour est à la fois désir et promesse d’immortalité.
594 Voir supra.
595 À la Renaissance et à l’âge classique, la figuration de l’amour profane sous les traits d’une
jeune femme nue et de l’amour sacré sous ceux d’une jeune femme vêtue était un lieu commun.
Tannhäuser, l’opéra de Wagner, tourne autour de cette dualité incarnée par Vénus et par Élisabeth et
qu’illustre le bithématisme musical du Venusberg et de la marche des pèlerins dans la célèbre
Ouverture. Les trouvères allemands du Moyen Âge chantaient Dame Minne, symbole de l’amour,
d’où leur nom de Minnesänger ; ils se rendaient en pèlerinage sur le Venusberg (la montagne de
Vénus).
596 Psyché devient l’épouse d’Éros mais ne doit pas chercher à savoir qui il est ni à le voir, sous
peine de le perdre. Elle ne résistera pas à la tentation d’enfreindre l’interdit. Dans son texte sur
Richard Wagner, Baudelaire fera le rapprochement entre ce mythe antique et la légende de
Lohengrin.
597 Les Cathares, pour qui le monde était littéralement diabolique, rejetaient Éros comme une
puissance malfaisante.
598 Métaphysique des mœurs II, Doctrine de la vertu § 26.
599 Thomas d’Aquin distinguait la bienfaisance comme acte extérieur et la bienveillance comme
acte intérieur.
600 La charité enjoint d’aimer son prochain comme Dieu même (l’aime).
601 « Je t’aime » se dit « ti voglio bene », « je te veux du bien » en italien. On parlait jadis de
captatio benevolentiae à propos de l’amour : aimer, c’est vouloir s’emparer de la bienveillance de
l’autre.
602 Article 81.
603 Traité de morale I, III, § 8.
604 La Cité de Dieu XIV, 18.
605 B. Pascal, lettre à Monsieur et Madame Périer du 17 octobre 1651, Œuvres complètes, Seuil,
1963, p. 277.
606 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964, p. 219.
607 Voir La connaissance.
608 Éthique V, corollaire de la proposition XXXII.
609 Ibid., proposition XXXIII.
610 E. Naert, Leibniz et la querelle du pur amour, Vrin, 1959, p. 56.
611 Fénelon, « Sur le pur amour », Lettres et opuscules spirituels XXIII, Œuvres I, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1983, p. 667.
612 G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain II, 20, § 5. « Séparer l’amour
d’autrui de son bien propre, c’est forger une chimère » écrit Leibniz à Coste en juillet 1706.
613 Don Juan incarne l’amour esthétique : le « mille et trois » du catalogue de Leporello, dans
l’opéra de Mozart, signifie que la vie du séducteur est vouée à l’indéfini. L’amour éthique, au
contraire, tel qu’il s’incarne dans le mariage, fait triompher le fini (Ou bien...ou bien, première
partie).
614 S. Kierkegaard, Les Œuvres de l’amour, Œuvres complètes XIV, trad. fr., Éditions de l’Orante,
2001.
615 Kant avait déjà fait la remarque : il est impossible de faire de l’amour une obligation morale ; il
en tirait la conclusion que l’amour ne pouvait pas être au fondement de la morale.
616 La traduction grecque du Cantique des cantiques utilise le terme d’agapè pour nommer l’amour
du bien-aimé pour sa bien-aimée.
617 L’institution du mariage a été le contre-feu le plus efficace contre le caractère illusoire et
éphémère de l’amour : par le contrat, le sentiment acquiert une existence objective et socialement
reconnue. « L’amour étant un sentiment, reste à tous égards exposé à la contingence » (G.W.F. Hegel,
Principes de la philosophie du droit, addition au § 163). « Mais le contrat ne manque pas d’ôter à
l’amour sa chaleur de vie : la passion ne doit pas troubler le mariage car elle lui est subordonnée »
(ibid.). Dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau avait constaté qu’« on ne s’épouse point pour penser
l’un à l’autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment sa
maison, bien élever ses enfants » (III, lettre 20).
618 Un excès et un défaut qui touchent l’aimé ou l’aimable pas moins que l’aimant : l’enfant, par
exemple, sera trop aimé (condition favorable pour une future névrose obsessionnelle) ou pas assez
(condition favorable pour une future névrose hystérique), il ne le sera jamais à la juste mesure.
619 Saint Augustin, Les Confessions III, 1, trad. J. Trabucco, Garnier-Flammarion, 1964, p. 49.
620 Platon, Phèdre 252 a-b, Œuvres complètes II, op. cit., p. 42-43.
621 Le Banquet, 195c.
622 Dans la mythologie grecque, Éros, fils d’Arès et d’Aphrodite, répand tant de désordre que sa
mère est souvent obligée de le tenir enfermé et de le corriger.
623 Même sens et même attirail symbolique (arc et flèches) pour Kama, le dieu de l’amour dans la
mythologie indienne. Nombre de mythes et de légendes en Inde montrent les ascèses des rishis et les
sacrifices des brahmanes perturbés par les entreprises de Kama.
624 « Le besoin de dire à quelqu’un : Je vous aime est devenu pour moi si pressant, que je le dis
tout seul, en courant, dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les
emporte avec mes paroles perdues » (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro I, 7). Dans le passage,
déjà évoqué, des Confessions où il raconte son aventureuse jeunesse, saint Augustin avait écrit, avec
une rare lucidité : « Comme je cherchais à aimer, je cherchais un objet à mon amour » (saint
Augustin, Les Confessions III, 1, op. cit., p. 49).
625 Margaret Mead, anthropologue spécialiste des populations océaniennes, notait que les Samoans
sont enclins à rire des histoires de passion amoureuse.
626 D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, UGE 10/18, 1972, p. 61.
627 Sous cette forme générale, la thèse a été plusieurs fois contestée : le monde arabo-musulman,
l’Inde et la Chine ont développé bien des histoires de passion amoureuse dans un contexte culturel à
la fois très différent et analogue : le conflit entre le sentiment et les institutions (ou les dogmes)
apparaît dans les sociétés où le principe individuel est suffisamment développé. Une antique
croyance chinoise voulait qu’au ciel des Immortels, on sût voir l’invisible fil de coton rouge qui de
toute éternité liait l’un à l’autre l’homme et la femme unis par le destin. Le Pavillon des pivoines
n’est pas moins exalté que Tristan et Iseult !
628 Engels faisait remarquer que « l’amour, dans le sens moderne du mot, n’apparaît dans
l’Antiquité qu’en dehors de la société officielle ». Les bergers de Théocrite, Daphnis et Chloé sont
des esclaves qui vivent en dehors de la sphère des citoyens libres (F. Engels, L’Origine de la famille,
de la propriété privée et de l’État, trad. fr., Éditions sociales, 1954, p. 74).
629 Dans L’Âge d’or, Luis Buñuel montre un homme culbuter une femme en pleine réception
mondaine après avoir giflé la maîtresse de maison.
630 D’où la fascination qu’exerce encore sur le lecteur ou auditeur moderne le personnage de
Carmen.
631 Molière, Don Juan acte I, scène 2.
632 D’où l’idée qu’avant de procurer du plaisir, l’amour doit d’abord mettre fin à une douleur.
Même l’épicurien Diderot disait de l’amour qu’il prisait cette passion « davantage pour les peines
dont il nous console que pour les plaisirs qu’il nous donne » (D. Diderot, « Sur les femmes »,
Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1951, p. 949).
633 Tel est le sens étymologique de ce mot (voir Le signe).
634 Descartes définit l’amour comme une émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits
animaux qui l’incitent à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables. Par «
joindre de volonté », il entend imaginer un tout dont on est seulement une partie et dont l’objet aimé
est une autre partie.
635 Lorsque Platon dit que celui qui aime ne se doute pas qu’en l’autre c’est lui-même qu’il voit «
comme en un miroir » (Phèdre 255d, op. cit., p. 47), ce n’est pas la projection narcissique qu’il
évoque mais l’exact parallélisme des états entre l’amant et l’aimé : « en sa présence, la cessation de
ses souffrances se confond avec la cessation des souffrances de l’autre ; en son absence, le regret
qu’il éprouve et celui qu’il inspire se confondent encore » (ibid.).
636 Ibn Arabi soutient que « personne n’aime que son Créateur » auquel il est toutefois voilé par
l’amour qu’il porte aux différentes femmes ou encore à tout ce qui est aimable dans ce monde —
argent, honneurs (Ibn Arabi, Traité de l’amour, op. cit., p. 60).
637 « Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein/Mon amour m’entraînait, et je venais peut-
être/Pour me chercher moi-même et pour me reconnaître » s’exclame un personnage de Racine. Dans
les Confessions (livre IX), Rousseau évoque l’étrange liaison qui l’unissait à Madame d’Houdetot en
ces termes : « J’ai tort de dire un amour non partagé ; le mien l’était en quelque sorte ; il était égal
des deux côtés quoiqu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre ; elle pour
son amant, moi pour elle ; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient ». Cette situation est
plus banale qu’on ne pense : entre « l’eux deux », un tiers est toujours inséré.
638 Maxime 262.
639 L’adjectif « jaloux » se rattache étymologiquement au mot d’origine grecque « zèle », qui lui-
même provient de « zêtein », rechercher, poursuivre. Dans la Bible, la jalousie du Dieu jaloux n’est
évidemment pas à comprendre comme un signe de défiance de soi.
640 Écrire des lettres d’amour rend amoureux. Mais dans ce domaine aussi l’histoire est passée là :
les déclarations enflammées passent mieux par lettre que par téléphone.
641 Plusieurs exemples historiques tendraient à le confirmer. Rousseau avoue lui-même dans ses
Confessions (livre IX) que son amour pour Madame d’Houdetot devait beaucoup, sinon tout au
personnage de Julie qu’il avait imaginé pour sa Nouvelle Héloïse. Richard Wagner tomba follement
amoureux de Mathilde Wesendonck, l’épouse de son protecteur d’alors, le temps même qu’il
composa Tristan et Isolde au point qu’il est impossible de décider si son œuvre exprime sa passion
vécue ou si inversement ce n’est pas le drame musical qui a déclenché en lui cette passion.
642 Message aujourd’hui courant diffusé par les journaux à l’occasion de la Saint-Valentin : «
Merci, amour de Moi ».
643 Maxime 136.
644 J.-J. Rousseau, Lettre à M. d’Alembert, Garnier, 1966, p. 163.
645 Qualifie les mariages déterminés par la proximité sociale.
646 Qualifie les mariages déterminés par la proximité géographique. Homogamie et endogamie
diminuent légèrement dans les couches supérieures de la société. Chez les Grecs, l’amour, à l’opposé
de l’amitié, renvoie à une relation d’inégalité entre un amant et un aimé, un actif et un passif. Les
sociétés démocratiques individualistes de masse n’admettent plus cette inégalité, mais les relations
personnelles et affectives continuent d’obéir très bien aux hiérarchies sociales.
647 Chamfort, Maximes, pensées, caractères et anecdotes, § 359, Garnier-Flammarion, 1968, p.
133.
648 Platon, Le Banquet 186c, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 712.
649 F. Bacon, « De l’amour », Essais X, trad. M. Castelain, Aubier, 1948, p. 49.
650 Stendhal, De l’amour, op. cit., p. 34-35.
651 Ibid., p. 37.
652 Force est aujourd’hui de reconnaître que ce piège a été largement déjoué.
653 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, supplément au livre IV,
chapitre 54 « Métaphysique de l’amour », trad. A. Burdeau, PUF, 1978.
654 Pareillement, combien d’énamourés jouant de la mandoline et qui ne font avec leur belle que se
masturber dans son vagin !
655 E. Kant, Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine AK VIII 112-113, trad. L.
Ferry et H. Wizmann, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 507-
508.
656 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977, p. 227.
657 Freud disait (dans une lettre à Fliess) qu’une relation sexuelle est un événement impliquant
quatre personnes. Le couple forme en réalité un quatuor.
658 Descartes déjà avait eu ce soupçon que l’amour avait plus rapport au passé qu’au futur, qu’il
était davantage de l’ordre de la réminiscence que de celui du projet (voir sa lettre du 6 juin 1647 à
Chanut où il fait état de sa déraisonnable attirance pour les filles qui louchent — voir L’inconscient).
659 Le « je ne sais pas ce qu’il (elle) peut bien lui trouver » montre bien que l’on cherche toujours
la clé de l’affect du côté d’une cause extérieure. Chamfort écrivait plaisamment : « On dit
communément : ‘ La plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a’ ; ce qui est très
faux : elle donne précisément ce qu’on croit recevoir, puisqu’en ce genre c’est l’imagination qui fait
le prix de ce qu’on reçoit » (Maximes, pensées, caractères et anecdotes § 383, op. cit., p. 136). On se
souvient de la fameuse exclamation du Swann de Proust : « Dire que j’ai voulu mourir pour une
femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! ». On peut aimer quelqu’un pour ses
défauts plutôt que pour ses vertus, pour ce qu’il n’a pas plutôt que pour ce qu’il a.
660 S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi, chapitre 8 « État amoureux et hypnose » in
Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Payot, 1968, p. 134.
661 G. Agamben, Stanze, trad. Y. Hersant, Payot et Rivages, 1998, p. 137.
662 Joliment orthographié en « ymages » en ancien français.
663 La notion de narcissisme a été introduite par H.H. Ellis avant d’être reprise par Freud. Le terme
n’a d’ailleurs pas été très bien choisi car dans le mythe, Narcisse croit avoir affaire à un autre
lorsqu’il découvre son image dans le miroir de l’eau. Le sens de ce mythe pourrait ainsi être que
l’amour de soi est toujours en fait amour d’un autre que soi.
664 Freud interprète l’amour des parents pour leurs enfants comme une renaissance de ce
narcissisme.
665 Kant notait qu’en amour le mensonge est toujours plus séduisant que la sincérité : « Quelqu’un
qui est sérieusement amoureux est, en présence de la personne aimée, embarrassé, maladroit et peu
séduisant. En revanche, quelqu’un qui fait seulement l’amoureux et a par ailleurs du talent peut jouer
si naturellement son rôle qu’il attire complètement dans ses filets la malheureuse qu’il dupe —
précisément parce que son cœur n’est pas prévenu, son esprit est clair et qu’il est donc en pleine
possession du libre usage de son habileté pour imiter avec beaucoup de naturelle apparence de
l’amant » (E. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Didactique III, 79, trad. A.
Renaut, Garnier-Flammarion, 1993, p. 235). Voir aussi La Rochefoucauld : « La plupart des femmes
se rendent plutôt par faiblesse que par passion ; de là vient que, pour l’ordinaire, les hommes
entreprenants réussissent mieux que les autres, quoiqu’ils ne soient pas plus aimables... ».
666 Entre l’homme et la femme/Il y a l’amour/Entre l’homme et l’amour/il y a un monde/Entre
l’homme et le monde/Il y a un mur. Lacan écrit l’(a)mur. Le « entre » a une fonction contradictoire :
il sépare autant qu’il réunit, disjoint en même temps qu’il conjoint. Dans Tristan et Isolde de Wagner,
Tristan déplore que le « et » qui réunit son nom et celui de sa bien-aimée continue de les séparer. En
fait, l’amour n’est presque jamais partagé, et lorsqu’il l’est, il est toujours dissymétrique.
667 J. Lacan, Séminaire XX, Encore, Seuil, 1975, p. 44.
668 Freud interprète l’histoire des trois coffrets du Marchand de Venise, de Shakespeare, comme
étant un choix de mort (S. Freud, « Le thème des trois coffrets », Essais de psychanalyse appliquée,
trad. fr., Gallimard, 1933, p. 87-103). La jeune et belle Portia est contrainte par son père de soumettre
ses trois prétendants à l’épreuve des coffrets : un coffret d’or, un coffret d’argent, un coffret de plomb
sont présentés, celui qui choisit le coffret contenant le portrait de Portia est vainqueur. C’est
Bassanio, l’amoureux de Portia, qui choisira le bon coffret, celui de plomb, évidemment.
669 D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, op. cit., p. 37.
670 Autre interprétation possible : Ulysse fait son voyage de noces tout seul, pendant vingt ans,
puis revient pour éviter que la lune de miel ne s’éclipse.
671 Il y a des familles où l’on aime que les morts — obligeant par là les enfants à se tuer s’ils
veulent être aimés.
672 Pensée 323 (Brunschvicg).
673 Voir Le racisme.
674 R. Descartes, Les Passions de l’âme, article 79, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 732.
675 Voir supra.
676 R. Descartes, Les Passions de l’âme, article 80.
677 Ibid. art. 84.
678 Aristote faisait observer qu’à la différence de la colère qui s’attaque toujours à telle personne
en particulier, la haine peut atteindre toute une classe de gens (Rhétorique II, 4, 31).
679 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr., Pocket Agora, 2002, p. 308.
9. L’analogie
 
 
 
L’ambivalence de ce type de raisonnement680. est encore plus forte que
celle qui fut souvent notée à propos de l’induction mais l’analogie ne fut
pas au centre de controverses philosophiques aussi vives : son caractère
foncièrement contradictoire ne fait de doute pour personne.
L’analogie est, par excellence, le mode de raisonnement des fables et des
paraboles, de la poésie aussi681. : un raisonnement aux franges de la raison,
un procédé de l’imagination. L’analogia, en grec, est proprement un rapport
(logos) répété (ana- indique la répétition). On peut également traduire ainsi
l’étymologie : ce qui rassemble (legein) à travers (ana). L’indétermination
de la notion de rapport explique la généralité de ses domaines
d’application. L’analogie est un modèle commun de perception et de
pensée682.. Mais son origine est mathématique : les triangles semblables de
Thalès sont analogues, Euclide683. définit l’analogia comme une identité
de raison qui comporte au moins quatre termes a, b, c, d, avec lesquels on
peut constituer deux rapports égaux selon une relation à quatre termes.
L’analogie est donc un procédé inductif684. qui conduit, à partir de la
connaissance d’un terme et de la relation qui en unit deux autres, à la
connaissance du quatrième. Aristote donne cette définition canonique : il y
a analogie lorsque le second terme est au premier ce que le quatrième est au
troisième685.. L’analogie est une matrice ; elle met en présence quatre
termes. Il suffit que trois soient donnés pour que le quatrième (inconnue qui
a reçu le nom de quatrième proportionnelle en mathématiques) soit connu.
Un peu plus loin, Aristote applique le terme d’analogie à la métaphore
poétique, figure de style où la pensée s’appuie effectivement sur une
identité de rapports : puisque la vieillesse est à la vie ce que le soir est au
jour, on dira du soir qu’il est la vieillesse du jour ou bien, comme
Empédocle, de la vieillesse qu’elle est le soir de la vie. L’analogie met en
relation des phénomènes appartenant à des domaines de réalité différents, et
cette relation est une véritable correspondance686..
Le rôle — considérable — de l’analogie dans l’histoire des idées
scientifiques est équivoque : l’analogie est à la fois le premier des obstacles
épistémologiques mais aussi (grâce au modèle)687. un moyen indispensable
d’avancement des sciences. Son manque de rigueur peut être un surcroît de
vigueur, et sa faiblesse, une richesse. Une machine peut parfaitement
déduire et induire, l’analogie lui restera difficile — seul en effet l’esprit
humain peut relier, hors de tout langage a priori, deux systèmes de réalités
et de pensées étrangers l’un à l’autre.
On définit traditionnellement l’analogie comme le résultat du passage de
ressemblances apparentes à des ressemblances cachées. L’analogie est plus
qu’une simple ressemblance, mais moins qu’une pure identité. Elle prend
appui sur la différence : si l’on dit que la plume de l’oiseau est analogue à
l’écaille du poisson (exemple de Thomas d’Aquin), on ne prétend pas
identifier l’une à l’autre. L’analogie fait jouer ensemble la ressemblance et
la dissemblance. Elle ne signifie pas, précise Kant, une ressemblance
imparfaite entre deux choses « mais une ressemblance complète de deux
rapports entre des choses tout à fait dissemblables »688.. « Ainsi, écrit
Kant, il y a une analogie entre le rapport juridique des actions humaines et
le rapport mécanique des forces motrices : je ne puis jamais rien faire contre
autrui sans lui donner le droit de faire la même chose contre moi dans les
mêmes conditions ; de même qu’aucun corps ne peut agir sur un autre avec
sa force motrice sans provoquer par là une réaction équivalente de ce
dernier sur lui »689.. Kant légitime l’analogie par son pouvoir heuristique :
grâce à elle, dit-il, je puis « donner un concept des rapports entre choses qui
me sont absolument inconnues »690..
Mais si l’analogie est une comparaison, une comparaison n’est pas
nécessairement une analogie. Le sophiste Antiphon croyait que le caractère
salé de la mer provenait de la chaleur qui faisait sortir le sel de l’élément
humide, de la même manière que la transpiration fait, sous l’action du
soleil, sortir la sueur salée du corps. Antiphon ne comparaît pas seulement
l’eau de la mer à la sueur, il comprenait leur formation de manière
analogique.
L’analogie suppose une forme d’homogénéité des termes mis en rapport.
Entre un rectangle et toute autre figure géométrique, on ne pourra poser au
mieux qu’une « parenté » ; deux carrés entre eux seront dits isomorphes ;
seuls deux rectangles pourront être dits analogues par la comparaison du
rapport entre leur longueur et leur largeur. Avec l’analogie, la ressemblance
structurale l’emporte sur la ressemblance formelle.
Alors que la déduction part d’une totalité et que l’induction y aboutit,
l’analogie y est installée : par nature, elle brasse les mondes.691. C’est
pourquoi Kant appelait analogies de l’expérience les règles de permanence,
de succession et de simultanéité qui lient les perceptions les unes aux autres
de manière à rendre possible l’expérience totale692..
Quelle est la raison (logos) de l’analogie, la raison contenue en elle ?
L’ana de l’analogie comme celui de l’analyse, connote le mouvement à
partir d’une position initiale, les trois mouvements possibles dans les
différentes dimensions de l’espace : de gauche à droite, de bas en haut et
d’avant en arrière. Comme ces mouvements sont réversibles, ana implique
une répétition possible : ainsi l’anamnèse platonicienne, est-elle une
remontée de la mémoire dans l’avant du passé, et donc un re-parcours de la
mnèse, qui est proprement ré-miniscence. Dans la relation analogique,
quelque chose se répète ailleurs ou dans un autre temps. L’analogie met en
rapport un plus petit et un plus grand, ou un supérieur et un inférieur, mais
elle peut jouer dans l’autre sens. Cette réversibilité est celle de la métaphore
: si la fenêtre est un œil, l’œil peut être dit une fenêtre693..
L’analogie voit dans comparaison raison. D’où ses hardiesses, d’où aussi
des imprudences. L’allégorie de la caverne est un vaste système analogique
qui distribue deux à deux les termes de l’ontologie et ceux de la théorie de
la connaissance : le savoir est à l’Être ce que l’opinion est à l’apparence.
Une image géométrique en est donnée, chacun des quatre termes étant
représenté par un segment de droite et entretenant avec les autres segments
des rapports de proportion strictement définis. Dans ce schéma, la
quatrième proportionnelle — dont la recherche faisait le problème
mathématique — a disparu : les quatre termes sont donnés d’emblée :
l’analogie est devenue un tableau. Pourtant Platon feint de partir de
l’opinion sans poser un objet spécifique et va à la recherche du degré de
l’Être auquel l’opinion correspond : l’existence d’un objet spécifique de
l’opinion constitue un préalable694..
L’analogie est une anagogie. Modalité de la ressemblance, sur laquelle
repose l’épistémè préclassique695., elle abolit les distances, rend proches
les êtres et les choses : si les sept ouvertures du visage sont les sept planètes
du ciel, cela signifie que le ciel brille dans le regard de l’homme et parle par
sa bouche.
Il y a une fécondité de l’analogie. L’analogie a une fonction de
dépassement que la déduction ignore. Sans analogie, réduite à une
répétition de l’identique, la logique n’inventerait rien. Philibert
Secretan696. parle d’une « analectique » susceptible de servir d’alternative
à la dialectique d’origine hégélienne. L’analogie produit un effet de sens. Le
modèle, qu’aucune discipline scientifique ou pratique technique n’ignore
aujourd’hui est une analogie.
Le raisonnement analogique peut inspirer la pensée qui cherche et qui
parfois trouve ; mais il ne peut fonder la pensée qui prouve. L’analogie
outrepasse la certitude du Même mais, ce faisant, prend le risque d’errer.
 
 
I. L’IDÉE DE RAPPORT
 
Nicolas Grimaldi parle de « logique en écho » à propos de l’analogie697..
Depuis Pythagore et Platon, l’analogie est un moyen efficace pour
convoquer la totalité au rendez-vous de la pensée. En établissant une
relation essentielle entre des phénomènes éloignés en apparence, l’analogie
a tôt fait d’englober le cosmos dans ses formules (petites formes).
L’analogie, qui qualifie la totalité pythagoricienne, permet de surmonter le
dualisme698. (un même mouvement est observable chez Platon). Du
sensible à l’intelligible, le rapport est d’imitation, pas de participation ; les
nombres en effet se suivent, ils n’admettent pas de participation. Dans le
chapitre qu’il consacre, dans la Critique de la raison pure, aux analogies de
l’expérience, Kant dit qu’en philosophie l’analogie est l’égalité de deux
rapports de qualité et non de quantité, comme en mathématiques. C’est
pourtant sur les nombres que l’analogie pythagoricienne repose. Son
arithmologie structure l’analogie universelle en un rigoureux réseau de
correspondances. Archytas de Tarente réduit à la tétraktys (1, 2, 3, 4) les
quatre éléments physiques, les quatre dimensions géométriques699., les
quatre polyèdres inscriptibles dans la sphère et les quatre facultés de la
connaissance700..
Les pythagoriciens associaient l’arithmétique à l’unité géométrique et
l’unité physique. Nombres, figures et corps ainsi se répondent. Quant à
l’âme humaine, qui est une harmonie comme n’importe quelle réalité, elle
est analogue à la nature du Tout qu’elle peut saisir par le logos. Damon
d’Œé établissait des correspondances entre la musique, la psychologie, la
pédagogie et la législation. La musique est imago mundi. Ses intervalles
sont ceux des planètes et des éléments. Pythagore assimilait les intervalles
entre les corps célestes aux intervalles musicaux (la quarte, la quinte et
l’octave). Les sept sphères donnent les sept sons de la lyre et produisent une
harmonie (l’octave) à cause des intervalles qui les séparent deux à deux. Le
monde est semblable à une lyre à sept cordes. La gamme est un univers
sonore701., l’univers, une musique céleste. L’accord majeur lie l’âme, la
quinte et la périodicité du monde.
On dit de Pythagore qu’il utilisait des techniques physiognomoniques pour
lire sur le visage les penchants de l’âme et les aptitudes de l’esprit. Cette
pratique entre elle aussi dans le cadre de l’universelle analogie. C’est
également l’intérêt pour les rapports et proportions qui conduira les
pythagoriciens à établir des rapprochements entre les végétaux et les
animaux, entre les oiseaux et les mammifères. Ainsi se constitue ce tout
premier système bien lié de la pensée occidentale.
Les pythagoriciens ont été les premiers à faire de l’harmonie le concept
central de leur philosophie de la nature. Ce concept est l’un des plus
synthétiques qui soient, dans l’assise et au centre de la vision grecque du
monde. L’harmonie donne à la science et à l’art même origine — d’où la
fascination pour le nombre d’or et son usage multiforme dans la culture
grecque. La séparation moderne du subjectif et de l’objectif, du beau et du
vrai, du goût et de la connaissance est inconnue en Grèce : la beauté est
conforme à la définition de Hegel, la forme sensible de l’Idée.
L’hippocratisme établissait une analogie entre les quatre saisons et les
quatre éléments d’une part (macrocosme), et les quatre « humeurs » (sang,
phlegme, bile noire, bile jaune) et les quatre « tempéraments » (chaud et
froid, sec et humide) d’autre part (microcosme).
La théorie des correspondances, qui paraît embrasser l’univers dans l’unité
de ses dimensions702. présuppose pourtant la dualité, donc la séparation de
deux mondes. Le monisme des Milésiens interdisait cette représentation que
le pythagorisme allait au contraire rendre possible. Pour que l’homme soit
un petit monde, il faut qu’en existe un grand. Il est possible que ce soit
l’idée de dualité cosmologique — ciel et terre — qui a conduit l’être
humain à situer cette dualité en lui, dans la mesure même où il ne se
concevait pas comme séparé du monde. Si bien que ce serait l’idée de la
non-séparation qui aurait induit celle de la séparation interne. Ceci explique
pourquoi la pensée de Platon, si éloignée de la conception de l’homme
microcosme (les corps célestes sont purs et n’ont aucun répondant dans le
corps sensible) n’ignore pas la notion de correspondance.
Grâce à l’analogie pythagoricienne, Platon s’est libéré de la logique éléate
de l’identité et a pu construire une métaphysique du mélange. L’analogie
platonicienne a un double fondement logique et mathématique. Une idée
possède un attribut non par elle-même mais par participation à une autre
idée. Séparer tout de tout, c’est ruiner la possibilité même de l’énonciation
(ce que font les éristiques). Mathématiquement, Platon refuse que la liaison
soit réduite à la simple addition (dans la somme) ; aussi confère-t-il à la
proportion une importance majeure.
L’analogie est facteur de totalité parce qu’elle conjoint les domaines les
plus éloignés du réel, et jette un pont entre le visible et l’invisible (les
mythes sont de vastes systèmes analogiques). Quatre termes sont mis en
présence, deux à deux : de même qu’il y a dans l’œil un lieu privilégié, la
pupille, où réside la vertu de l’œil, de même il y a dans l’âme un lieu où
réside sa vertu : la partie de l’âme affectée au savoir et à la pensée. Le
Timée, où le démiurge assemble l’univers sur le modèle d’un vivant unique
dont les vivants particuliers ne sont que les parties703., décrit la boîte
crânienne comme semblable à la voûte céleste et tournée tout exprès pour
recevoir l’âme rationnelle, semblable à l’âme du monde704., une leçon que
retiendront les stoïciens et Plotin :  de même que les éléments dont est
constitué notre corps (terre, eau, air et feu ) sont empruntés à l’univers, de
même notre intelligence, demande Socrate, où l’aurions-nous prise si
l’univers en était dépourvu705.? Pareillement, la gymnastique et la
musique, parce qu’elles sont harmonie du corps et de l’âme, imitent l’ordre
de l’univers706.. L’état de l’âme humaine lors de son incarnation est mis en
rapport avec le chaos dans lequel se trouvait l’univers avant l’intervention
du démiurge. La partie rationnelle de l’âme est la réplique miniature de
l’âme du monde constituée des deux mêmes cercles (celui du Même et celui
de l’Autre) et affectée des mêmes mouvements.
La géométrisation des relations dans La République nous autorise à parler
de rapports d’homothétie à propos de l’analogie que Platon établit entre
d’une part la cité et l’âme, et d’autre part les « mondes » sensible et
intelligible. L’idée de justice dans La République n’est pas seulement la
matrice dont l’ouvrage provient mais, comme dit Hegel, « l’essence totale
»707.. C’est ce qui apparaît à travers sa dialectisation de la « partie » en «
moment » dans l’analyse que le philosophe de l’Esprit absolu fait de Platon
: « le concept de justice est la base, l’idée du tout, qui ainsi est divisé en lui-
même organiquement, chaque partie n’étant dans le tout que comme
moment, et le tout n’étant que par chaque partie ; de sorte que dans ce tout
ces classes ou ces qualités ne sont précisément que ces moments. La justice
est seulement cet universel qui pénètre tout — l’être pour soi de chaque
partie que l’État laisse agir pour son propre compte »708.. Dans le livre IV
de La République, Platon dresse une analogie entre l’âme juste et la cité
juste, entre les trois « parties » de l’âme et les trois classes de la cité. L’âme
est en petit ce que la cité est en grand. La structure triadique de l’âme
correspond, terme à terme, à celle de la Cité idéale : au noûs, la partie
raisonnable située dans la tête, correspondent les philosophes qui dirigent
avec sagesse ; au thumos, le « courage » situé dans le cœur, correspond la
classe des gardiens ; à l’épithumia, la sensualité logée dans le ventre,
correspond la classe des producteurs.
Dans le livre VI, Platon compare les différents degrés de connaissance et
de réalité à une ligne divisée en quatre segments ayant entre eux des
rapports proportionnels. La connaissance est à l’opinion ce que l’idée est au
devenir. Le célèbre « mythe de la caverne » du livre VII de La République
est un vaste système analogique709.. On peut se demander, comme le fait P.
Grenet710., si l’analogie ne rend pas impensable la notion d’inconnaissable
chez Platon, car si tout est en rapport et en proportion, l’inconnu est tirée
par le connu. L’analogie est le grand vecteur du globalisme platonicien.
La théorie des correspondances est un vaste système d’analogies : c’est sur
l’univers entier qu’elle jette son filet de significations. À partir du XIIe
siècle, en Europe, apparut toute une série d’ouvrages attribués au légendaire
Hermès Trismégiste711.. Le plus connu de ces ouvrages est la Table
d’Émeraude (Tabula Smaragdina) que les ésotéristes n’ont cessé de
commenter depuis. Rares ont été, dans l’histoire entière des civilisations,
des textes aussi courts (la Table d’Émeraude fait une page), et qui ont eu
des implications aussi décisives. C’est la seconde phrase de ce texte qui
énonce, pour la première fois de manière aussi explicite, le principe des
correspondances universelles, qui sera tant de fois répété : « Ce qui est en
bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est
en bas, pour accomplir les miracles d’une seule chose »712..
Il existe plusieurs modalités de correspondances, l’analogie est l’une
d’elles, avec la similitude, le voisinage et le contraste713.. Cela étant, ces
modalités se croisent et se mêlent : l’analogie comprend des relations de
contiguïté et de ressemblance.
Dans son Livre du Sage, Charles de Bovelles peint à l’infini les tableaux
d’une universelle analogie714. structurée par la correspondance du
microcosme humain au macrocosme et où il retrouve l’imagination inspirée
des cosmologies traditionnelles715..
C’est dans un monde de pensée tout autre que prennent place les principes
a priori de l’entendement que Kant dénomme « analogies de l’expérience »
mais qui ont avec les analogies de l’imagination ce point commun d’être
des opérateurs d’unification. Sans les analogies, l’expérience ne serait
qu’un agrégat d’éléments isolés : selon Kant, elle n’est possible que par la
représentation d’une liaison nécessaire des perceptions. La Critique de la
raison pure définit l’analogie de l’expérience comme une règle suivant
laquelle l’unité de l’expérience doit résulter des perceptions716.. Les
analogies de l’expérience renvoient aux trois principes de l’entendement
pur régissant l’application de la catégorie de relations à l’expérience, selon
le principe général que l’expérience n’est possible que par la représentation
d’une liaison nécessaire des perceptions. Elles sont « des principes de la
détermination de l’existence des phénomènes dans le temps d’après ses
trois modes : le rapport au temps lui-même comme à une grandeur (…), le
rapport dans le temps comme dans une série (…), et (…) le rapport dans le
temps comme dans l’ensemble de toutes les existences »717.. Les trois
analogies de l’expérience sont : a) la permanence de la substance dans le
temps ; b) le rapport de succession des substances suivant la loi de la
causalité ; c) l’action réciproque simultanée ou communauté de toutes les
substances. Ces règles de permanence, de succession et de simultanéité qui
relient les perceptions les unes aux autres rendent possible l’unité de
l’expérience totale. Les analogies de l’expérience n’ont pas de valeur
constitutive, elles sont seulement régulatrices.
 
 
II. LE PROBLÈME DE LA PRÉDICATION
 
Au sens logique, la prédication, synonyme d’attribution, est l’action
d’attribuer un prédicat à un sujet, l’action d’affirmer ou de nier un prédicat
d’un sujet ainsi que le résultat de cette action.
Lorsque nous parlons des lois de la nature (ou de Dieu) et des lois de la
société humaine, le terme de « loi » a-t-il le même sens ou bien l’unité ne
réside-t-elle que dans l’unicité du mot ?
La pensée médiévale fit un grand usage de la notion d’analogie. Lorsque
saint Paul718. enjoint d’exercer le don de prophétie « selon l’analogie de la
foi », il veut dire : en correspondance et selon la mesure, ou raison, de la foi
qui est donnée à chacun. « L’analogie de la foi » (analogia fidei) sera
opposée à l’« analogie métaphysique ». Thomas d’Aquin distingue entre
l’analogie de proportion719. et l’analogie de proportionnalité720.. La
proportion est le rapport entre deux termes, la proportionnalité, le rapport
entre deux rapports comme dans une équation. La proportion met en rapport
deux quantités de même espèce, par un rapport direct de l’une à l’autre, la
valeur de l’une déterminant la valeur de l’autre (par exemple un nombre et
son double). Mais Thomas d’Aquin ne borne pas les deux types d’analogie
à l’ordre des grandeurs : il étend la proportion à tout rapport comportant une
« distance déterminée » et un « lien strict », c’est pourquoi il peut rattacher
à la proportion le rapport de référence à un terme premier, comme dans
l’exemple de la santé, et donc le rapport catégorial des accidents à la
substance. La proportionnalité, en revanche, ne comporte aucun rapport
direct entre deux termes ; elle pose seulement une ressemblance de
rapports. L’analogie de proportionnalité vise à articuler deux rapports :
l’analogie conceptuelle, cognitive, et l’analogie ontologique.
Le problème de la prédication renvoie à la notion de rapport. Trouver
légitime l’attribution à autrui de représentations analogues aux siennes
propres, c’est, au-delà, établir une analogie entre les êtres humains.
L’analogue tient le milieu entre l’identique et l’hétérogène ; pour cette
raison, il est au cœur de la question médiévale de la prédication. Reprenant
des éléments de la tradition aristotélicienne, la pensée scolastique accorde à
l’analogie une portée toute particulière. L’analogie désigne un type de
prédication intermédiaire entre l’univocité (équivalant à la synonymie
aristotélicienne) et l’équivocité (équivalant à l’homonymie aristotélicienne)
et correspondant mutatis mutandis chez Aristote à la relation pros hên  (par
référence à une unité fondamentale) : est dit analogue le terme qui est
prédiqué de plusieurs sujets avec un contenu en partie équivalente et en
partie différent. Tel est, par exemple, le qualificatif de « sain » attribué à
l’homme, à la médecine et au teint : le contenu identique est la référence à
la santé alors que diffère la façon d’exprimer pareille référence (l’homme
est en possession de la santé, la médecine procure la santé, le teint dénote la
santé). Au Moyen Âge, en effet, l’analogie permet de penser une relation
entre les êtres désignés par des noms communs tout en faisant l’économie
des deux interprétations extrêmes de l’équivocité (la communauté de nom
est accidentelle) et de l’univocité (elle est essentielle). L’analogue est un
intermédiaire entre l’univoque (qui fixe un terme sur une seule
signification) et l’équivoque (qui disperse le terme sur plusieurs
significations sans rapport les unes aux autres). Le terme « être » était, chez
la plupart des scolastiques, dit analogue dans la mesure où il a le même sens
et qu’il peut s’appliquer à des degrés divers à des étants néanmoins situés
sur des plans hétérogènes. L’attribution analogue est donc une troisième
modalité d’attribution, entre l’attribution univoque et l’attribution
équivoque721..
Le problème de l’analogie de l’être (analogia entis, c’est-à-dire,
littéralement, « analogie de l’étant ») a reçu au concile de Latran (1215) sa
formulation classique : entre la créature et le Créateur, il ne peut y avoir de
similitude qui ne soit traversée d’une plus grande dissimilitude. Cette
doctrine, écrit Paul Ricœur, est issue de cette ambition d’embrasser dans
une unique doctrine le rapport horizontal des catégories à la substance et le
rapport vertical des choses créées au Créateur. Elle définit l’onto-
théologie722.. Elle est née au confluent de la métaphysique et de la logique
aristotéliciennes d’une part (l’être se dit en plusieurs sens, théorie des
homonymes et des synonymes), et de la théologie des Noms divins d’autre
part. Dans quelle mesure la catégorie d’être est également applicable au
Créateur infini et aux créatures finies ? La doctrine de l’analogie de l’être,
défendue par Thomas d’Aquin, récuse aussi bien celle de l’équivocité
(illustrée par la théologie négative) que celle de l’univocité (liée au
scotisme).
Cette doctrine se trouve dans le néoplatonisme mais elle permit à la
théologie chrétienne de sauvegarder la transcendance divine en écartant le
risque de confusion ontologique que l’univocité de l’être fait peser. Si, en
effet, Dieu et les créatures se disent dans le même sens exister (thèse de
l’univocité de l’être), la transcendance divine disparaît. Si, à l’inverse, Dieu
et les créatures sont dits « être » en des sens hétérogènes (thèse de
l’équivocité de l’être) alors, rien ne rend possible un discours théologique
(et telle est de fait la voie empruntée par la théologie négative). La thèse de
l’analogie de l’être, qui permet d’éviter les deux écueils du monisme
panthéiste et de l’agnosticisme, soutient que Dieu et les créatures sont, mais
en des sens divers : l’être de Dieu est infini et parfait, son essence y est
comprise ; Dieu est à la manière de l’être par soi ; l’être des créatures est
fini et imparfait, leur essence ne s’y identifie pas totalement ; la créature est
à la manière de l’être par un autre. De même, le végétal, l’animal et
l’homme vivent, mais chacun à sa manière. L’être n’est ni un pur
homonyme puisqu’il n’est pas l’unique signifiant de signifiés sans rapport,
ni un pur synonyme puisqu’il n’a pas d’équivalent. C’est un paronyme723..
 
 
III. DOMAINES D’ANALOGIE
 
L’analogie peut être une homéomorphie (les relations sont uni-
plurivoques) et pas seulement une isomorphie (où les relations sont
biunivoques). On peut distinguer les correspondances micro-
macrocosmiques qui relient les phénomènes du « bas » à ceux du « haut » et
les correspondances micro-microcosmiques, qui relient les phénomènes
terrestres les uns aux autres. Lorsque c’est l’univers entier qui se trouve pris
dans un réseau de correspondances, on parle d’analogie universelle — la
raison a priori de ces correspondances complètes étant un principe
d’analogie universelle.
La définition de l’homme comme un petit univers (microcosme) ou celle
de l’univers (macrocosme) comme un grand homme (macranthrope) se
retrouve pratiquement chez tous les peuples.
Le carré des correspondances coexiste avec le cercle pour figurer la
Totalité en Inde. Des quatre parties du corps du Purusha724. dépecé
naissent les quatre castes auxquelles correspondent les quatre directions de
l’espace, les quatre saisons de l’année, les quatre quartiers de la ville, les
quatre âges du monde, les quatre couleurs, les quatre éléments etc.
En Inde, le corps humain, le temple725., l’univers sont des analoga. Six
équivalences sont ainsi enclenchées : le corps est un temple, le temple est
un corps, le temple est un univers, l’univers est un temple, le corps est un
univers, l’univers est un corps. Ces équivalences ont un sens à la fois
métaphysique (relation de ressemblance) et métonymique (relation de
contiguïté et/ou de contenant à contenu).
L’homme est appelé l’univers-divisé (vyashti) ou microcosme (kshudra-
brahmânda) — mot à mot : l’œuf minuscule de l’Immensité), tandis que
l’Être-cosmique est l’univers-total (samashti), le macrocosme ou « œuf de
l’Immensité » (brahmânda). L’homme et l’univers apparaissent comme
deux êtres parallèles et similaires726..
La Chine classique organise la totalité du cosmos à partir de la division en
cinq directions de l’espace727. et en cinq éléments728. : les cinq
saisons729., les cinq facteurs climatiques, les cinq couleurs primordiales,
les cinq tons de la gamme730., les cinq animaux domestiques comestibles,
les cinq principaux organes du corps etc. Le Bardo-Thödol, le livre tibétain
des morts, organise quant à lui ses pentades à partir des cinq Bouddhas
primordiaux du lamaïsme731.. La mythologie dogon, quant à elle, distribue
la totalité des éléments de l’univers dans un tableau commandé par les huit
premiers nombres, où figurent, outre les constellations, les couleurs et les
parties du corps que l’on retrouve un peu partout, des singularités comme la
forme des tambours ou encore celle des sexes732..
En Occident, dans la tradition occultiste en marge du christianisme, le
tableau des correspondances est la plupart du temps structuré par la
quadripartition des éléments733.. Dans le cadre orthodoxe de la religion
chrétienne, les analogies seront duelles (correspondances entre le céleste et
le terrestre) ou ternaires (pour symboliser la Trinité734.).
L’idée que le monde matériel est l’emblème, le hiéroglyphe du monde
spirituel735. est dominante au Moyen Âge. La définition très extensive de
l’allégorie qu’en donna Joachim de Flore — similitude de n’importe quelle
petite chose à une plus grande — permet, d’un texte à l’autre, ou d’un plan
à l’autre du réel, tout un jeu de renvois prospectifs et rétrospectifs. De
même que chaque ici renvoie à un ailleurs, et chaque ici-bas à un au-delà,
n’importe quel instant présent est à la fois rappel et préfiguration736. ; de
même que chaque point du cercle peut arbitrairement être pris pour son
commencement ou sa fin, n’importe quel point temporel dans ce cercle
potentiel qu’est l’éternel retour peut être considéré comme du passé revenu
ou de l’avenir dessiné.
Dans le réfectoire de son couvent, Adam de Saint-Victor tient dans sa main
une noix et il réfléchit : « Qu’est-ce qu’une noix, dit-il, sinon l’image de
Jésus-Christ ? L’enveloppe verte et charnue qui la recouvre, c’est sa chair,
c’est son humanité. Le bois de la coquille, c’est le bois de la croix où cette
chair a souffert. Mais l’intérieur de la noix qui est pour l’homme une
nourriture, c’est sa divinité cachée »737..
Aux yeux de saint Bonaventure, la création implique une analogie entre
Dieu créateur et ses créatures, qui en sont les ombres, les vestiges et les
images, si bien que déchiffrer le livre de la création nous met en présence
de son auteur. Au Moyen Âge, il était d’usage, dans les vastes
encyclopédies qui mêlaient le réel et l’imaginaire, de traiter les signes
comme des choses et les choses comme des signes. Le monde était un
immense grimoire, et on le déchiffrait à la lumière hasardeuse des
étymologies, des Écritures et des ressemblances738..
L’analogie n’est pas l’apanage des rêveries et des mythologies. Elle n’est
pas moins présente dans les sciences, même les plus rigoureuses. Les
notions mathématiques présentent des exemples de tous degrés d’analogie,
depuis l’identité littérale de deux polynômes entiers, ou l’égalité de deux
figures qui ne diffèrent que par leur position dans l’espace, jusqu’à la
correspondance entre deux figures d’aspect complètement différent739..
Mais l’analogie n’est pas seulement un tableau, une image statique du réel
: elle peut aussi nous en révéler le film. Locke la liait à la relation de
causalité740., et lui accordait ainsi un réel pouvoir heuristique. L’inconnu
ne pouvant être compris qu’à partir du connu, l’analogie servira à élaborer
les hypothèses ; elle dynamise la pensée. L’analogie est une égalité qui
prétend dépasser la simple identité ; son rejet a priori de la tautologie lui
assure une fécondité possible : on ne peut dire qu’elle ait été toujours
mauvaise conseillère. On a trouvé un appareil destiné à corriger les défauts
de la vue, avait fait observer Bacon — pourquoi ne fabriquerait-on pas un
appareil destiné à corriger les défauts de l’ouïe ? Au XVIIIème siècle on
établira une analogie entre le réflexe et l’image lumineuse741..
Mario Bunge mentionne trois usages épistémologiques de l’analogie : a)
en tant qu’outil heuristique, elle permet de classer, de généraliser, de trouver
de nouvelles lois, d’élaborer de nouvelles théories, d’interpréter de
nouvelles formules ; les modèles sont très souvent des analogies742. ; b) en
tant qu’instrument de calcul, elle constitue un modèle à partir duquel
certains problèmes de calcul peuvent être résolus (exemple : les modèles
électriques de systèmes mécaniques) ; c) en tant que méthode
expérimentale, certains contrôles techniques sont facilités par l’emploi de
répliques ou de maquettes743..
Les sciences expérimentales accordent avec les similitudes fonctionnelles
et structurelles une grande place à l’analogie. Lorsque Linné unifie les deux
taxinomies, végétale et animale, en adoptant comme critère différentiel
l’appareil reproducteur, il procède par analogie. Chez Étienne Geoffroy
Saint-Hilaire, la théorie des analogues repose sur la théorie plus générale de
l’unité de plan de composition : les transformations de forme et de structure
qui peuvent affecter un organe n’altèrent pas nécessairement ses rapports et
connexions744.. L’utilisation des animaux de laboratoire repose sur une
vaste analogie (entre l’homme et l’animal). Les concepts d’onde et de
champs en physique sont analogiques.
L’astrophysique fait un usage constant de l’analogie : ainsi l’état actuel des
planètes lointaines est-il jugé analogue à l’état ancien des planètes proches.
Le principe de l’actualisme formulé par Lyell, en géologie, repose sur
l’analogie des mécanismes physiques et chimiques, présents et passés qui
ont travaillé la Terre. C’est surtout dans la recherche des origines (origine
des planètes, des montagnes etc.) où l’expérience directe est exclue que le
raisonnement par analogie est particulièrement utilisé. L’analogie n’est pas
mythologique par nature, mais les progrès de la science sont allés de pair
avec son réaménagement : la ressemblance a été abandonnée au profit de la
similitude : les ondes faites dans l’eau par une pierre jetée ne « ressemblent
» pas aux ondes lumineuses ; elles leur sont similaires.745.
 
 
IV. LE DÉMON DE L’ANALOGIE
 
La spécificité de l’analogie a été mise en question. Certains y ont décelé
une déduction à partir d’une induction préalable746.. Mais c’est la question
de son pouvoir de connaissance qui est décisive. Du côté des défenseurs de
l’analogie, on mettra l’accent sur sa vertu pédagogique et heuristique747..
L’analogie, en effet, illustre une idée déjà connue ou bien en fait découvrir
une nouvelle. Seulement, son caractère d’immédiateté fait peser sur elle les
plus vifs soupçons. L’enfant pense par analogie immédiate car il ne
compare pas des perceptions, il perçoit des comparaisons. La théorie des
correspondances est une théorie infantile du réel — cela fait si faible sa
valeur de connaissance et si grande sa valeur de poésie. L’analogie est le
type même de pensée non analytique748., d’où la méfiance suscitée.
Sur le plan ontologique, l’analogie renvoie à la cohérence du monde. Chez
Platon, les correspondances qui s’établissent analogiquement entre les
choses témoignent de la présence de l’intelligible ordonnant le cosmos. La
science moderne récusera une telle vision.
Les critiques pointeront les bourdes auxquelles l’analogie aura pu donner
lieu dans la longue histoire des idées749.. Lorsque Harvey établit une
analogie entre le cœur et la pompe hydraulique, ou lorsque Descartes en
voit une entre les sons et les couleurs, leur intuition était d’une particulière
pertinence. Mais l’analogie que fit Rutherford entre l’atome et le système
solaire et qui aujourd’hui encore est diffusée dans les écoles donne une idée
fausse de la matière à cette échelle. Le démon de l’analogie est celui qui a
soufflé les erreurs les plus persistantes de l’histoire des sciences. L’univers
physique et le corps humain y sont toujours en jeu, presque toujours mis en
rapport. Ainsi l’astrologie se justifie-t-elle750. par l’analogie : la lune
exerce une influence sur les océans, pourquoi ne le ferait-elle pas sur les
hommes ? On passe de cette manière subreptice du concept physique de
force à la notion vague d’influence. Les médecines traditionnelles voyaient
dans le corps l’image de l’univers, et dans l’univers un corps, un immense
réseau de correspondances liant les deux. La science rompra cette
alliance.751.
F. Laplantine et P.-L. Rabeyron ont parlé de « deuil de la cause » à propos
de la loi d’analogie752.. Ce n’est pas, en effet, le principe de causalité qui
ordonne l’univers dans la théorie des correspondances, mais un réseau de
relations sympathiques. La théorie des correspondances est globaliste (et
non synthétique), elle écarte délibérément toute espèce d’analyse. La
relation temporelle, liée à la causalité, n’a plus d’importance dans ce cadre,
d’où la thématique sous-jacente de l’éternel retour. Alors que la causalité
est irréversible, la correspondance est réversible : si l’attraction fait tomber
la pomme, ce n’est pas la pomme qui produit l’attraction, tandis que, dans
le système des correspondances universelles, la nature peut aussi bien être
dite le miroir de l’âme que l’âme le miroir de la nature. Puisque l’air
refroidit quand il y a souffle, on pensait que la fonction de la respiration
était de refroidir le cœur. Même lorsqu’elle cherche les ressemblances
cachées, l’analogie est souvent victime des apparences.
L’analogie (par exemple l’analogie micro-macrocosmique qui joua un tel
rôle de Démocrite à la Renaissance) fonctionna comme une grille
d’interprétation a priori de la réalité — si bien que c’est moins à un
raisonnement qui va des ressemblances constatées à des ressemblances
cachées que nous avons affaire ici qu’à un raisonnement qui va des
ressemblances cachées à d’autres ressemblances cachées. Conclure de la
ressemblance à l’identité est un paralogisme. Le passage de la proportion
quantitative à la relation qualitative est-elle légitime ? Ailleurs qu’en
mathématiques l’égalité des produits des termes extrêmes (si a/b = c/d, ad =
bc) n’a pas de sens.
Ce que les sciences contemporaines ont découvert, contre les rêves
métaphysiques de l’unité et de la totalité, c’est l’irréductible hétérogénéité
du réel, qui se décline en deux modes : l’hétérogénéité des domaines de
réalité et l’hétérogénéité des échelles de réalité.
C’est parce qu’il était trop marqué par le paradigme chimique des corps
simples, et par le modèle philosophique753. des facultés irréductibles que
Cuvier croyait à l’existence d’espèces fixes en histoire naturelle.
L’ignorance, l’oubli ou le refoulement de l’irréductibilité du social au
biologique n’ont été ni moins répandus ni producteurs de moins
d’errements. L’organicisme établit un parallèle entre la structure et le
fonctionnement des organismes biologiques d’une part, et la structure et le
fonctionnement des sociétés d’autre part. Certains auteurs ont défendu un
organicisme extrême, allant jusqu’à suggérer une identité de nature entre les
deux ordres de phénomènes — tels A. Comte ou H. Spencer, lequel
qualifiait de « superorganique » la science de la culture. Lévi-Strauss
répondait à ces tentatives : « Au sujet de la causalité biologique, je me
bornerais maintenant à dire en reprenant une formule célèbre que, pour
expliquer les prohibitions du mariage, l’ethnologie n’a pas besoin de cette
hypothèse ».754. On dit qu’après avoir perdu des sommes considérables
lors du krach de la South Sea Company en 1720, Newton aurait déclaré « Je
sais calculer les mouvements des corps pesants mais pas la folie des foules
». Le déterminisme social global (si toutefois il existe) est irréductible aux
déterminismes unidimensionnels. Les individus et ce qui les affecte755., les
sociétés et leurs structures, ne se laissent pas classer. Les nombreuses
tentatives qui ont été faites en ce sens nous paraissent arbitraires et vaines.
Il n’y a pour les cultures ou pour les caractères pas de tableau périodique,
pas d’arbre généalogique non plus. La connaissance de l’être humain paraît
bien irréductible à celle des choses, ce qui signifie, implication
considérable, que peut exister un conflit des intelligibilités. Au sein même
du vivant, les passages ne vont pas de soi. Dans quelle mesure les lois
régissant l’apprentissage chez les chats de Thorndike, les rats de Tölman ou
les pigeons de Skinner sont-elles transposables à une autre espèce en
général, et à l’homme en particulier ? L’irréductibilité probable se retrouve
à d’autres niveaux : de même que le principe de complétude, en physique
quantique, n’est pas un principe de synthèse, de même la dualité du cerveau
et de l’esprit, en neurophysiologie, peut être pensée comme irréductible :
l’articulation de l’un à l’autre serait le type même de faux passage. Ainsi
l’irréductible hétérogénéité des domaines de réalité, loin d’être l’exception,
serait la règle.756.
L’hétérogénéité des échelles de réalité n’est pas moins irréductible que
celle des domaines de réalité. Dans La Formation de l’esprit scientifique
Bachelard pointe l’idée de l’unité de la nature comme l’un des principaux
obstacles épistémologiques s’opposant à l’avancée des sciences
expérimentales. Il y a un usage non scientifique de la totalité aussi éloigné
des conditions de la connaissance objective que peut l’être la singularité
éclatée. À tout concept scientifique, disait Bachelard, doit s’associer un
anti-concept : un concept n’a de sens que s’il ne s’applique pas partout, si
son extension n’est pas infinie. Si tout fermente, observe Bachelard à partir
d’une théorie pseudo-scientifique en vigueur au XVIIIe siècle, la
fermentation est bien près d’être un phénomène sans intérêt.757. Il serait
donc bon de définir ce qui ne fermente pas, ce qui peut arrêter la
fermentation. À partir de Pasteur, les conditions de stérilisation ont été
intégrées, comme essentielles, à la connaissance des conditions de
fermentation. Si tout fermente, alors la fermentation n’est plus rien, de
même que la démonstration sophistique de Panurge, selon laquelle tout
n’est que dette (la Lune n’emprunte-t-elle pas sa lumière au Soleil ?) aboutit
au fait que la dette n’est plus qu’une bulle.
C’est parce que « la réalité », qui doit son unité au mot qui la désigne, est
un ensemble gigantesque et indéfini de niveaux différents, avec des
localités sans communications et des passages interrompus que,
contrairement à ce que croient les partisans de la thèse de l’expérience
cruciale, elle n’obéit pas à une logique du tout ou rien. Il n’existe pas, en
aucune science, une voie royale (on appelle ainsi le phénomène-type qui
donnerait la clé du tout). Mais dans toutes les disciplines scientifiques on
constate un lien entre les domaines et les échelles.
Dans Passage du Nord-Ouest, Michel Serres établit qu’à la différence de
la science classique qui passait du local au global (de la chute d’une
pomme, fait local, à la gravitation universelle, fait global), les sciences de la
complexité n’autorisent plus de telles généralisations. Bien imprudents sont
les astrophysiciens qui affirment que l’entropie globale de l’Univers est
nulle : le concept d’entropie peut-il être appliqué à l’Univers dans son
ensemble ? Le tout et l’élément n’ont pas la même consistance partout : P.
Nouvel fait remarquer que l’image de l’atome utilisée par les biologistes
d’aujourd’hui correspond à celle qu’avaient les physiciens de naguère mais
plus du tout à celle qu’ont les physiciens d’aujourd’hui : « Si le biologiste
devait se référer à la conception physicienne stricte de l’atome, il ne verrait
plus la cellule, celle-ci se dissoudrait en un nuage quantique
incompréhensible. Autrement dit, aucun biologiste ne serait en mesure de
fournir une représentation quantique de la cellule ».758. La loi de Haeckel
— où Freud voulait voir le fondement de l’idée de l’unité du genre humain
— est une grossière approximation : il n’est pas exact de dire que
l’ontogenèse reproduit la phylogenèse, l’embryon humain n’est pas un
poisson, et il ne lui poussera jamais d’ailes.
Pratiquement toutes les sciences connaissent la dualité du général et du
particulier (macroéconomie et microéconomie, psychologie générale et
psychologie différentielle…). Mais les échelles de réalité n’ont pas elles-
mêmes une assise toujours stable : ce qui est macroscopique par rapport au
niveau qu’il englobe (le comportement de l’individu du point de vue de la
neurophysiologie) peut être microscopique par rapport au niveau qui
l’englobe (la sociologie ou l’éthologie par rapport au comportement de
l’individu). En outre, entre le local et le global, des échelles intermédiaires
sont possibles (qu’on appellera « le régional », par exemple). Enfin,
contester l’universalité du passage d’un plan à l’autre, et constater son
absence, cela ne revient pas à affirmer l’impossibilité de ce passage (dans
ses deux sens). Ponctuellement, il arrive qu’un phénomène physique répète
à l’échelle macroscopique un attribut microscopique (le cristal est un cas-
type d’homologie759.). Les deux relations existent parallèlement — tantôt
l’élément est dérivable du tout, tantôt il ne l’est pas. Les propriétés du gaz
ammoniac sont les propriétés des molécules qui le constituent mais les
propriétés d’un morceau de fer ne sont pas la somme des propriétés des
atomes de fer qui le composent. La dualité du local et du global revêt une
importance décisive en topologie. La topologie montre comment le local et
le global peuvent se heurter. Si l’on dispose de morceaux de plans, et
puisque la surface d’une sphère admet, en chacun de ses points, un plan
tangent, il est aisé de considérer cette sphère comme un recollement de ces
localités de plans. Dès lors le paradoxe apparaît : la sphère est localement
constructible par un recollement de plans ; or il est impossible, globalement,
de la développer dans un plan. La structure globale et la structure locale
sont contradictoires entre elles. On le constate également en comparant
deux objets comme le tore et la sphère : alors que leurs propriétés locales
sont les mêmes, leurs propriétés globales diffèrent. Exemple physique :
Aristote distinguait deux sortes de mélanges, la fusion, qui est le vrai
mélange, manifeste des propriétés nouvelles, irréductibles à celles des
composants, et la juxtaposition désordonnée, qui n’est pas le vrai mélange
puisqu’elle se contente d’entrelacer les composants.760. C’était déjà
apercevoir l’irréductible hétérogénéité des échelles de réalité dans certains
phénomènes. C’est Galilée qui découvrit le premier que les lois physiques
ne restent pas les mêmes en cas de changement d’échelle. Dans son
Dialogue des sciences nouvelles761., il s’amuse à imaginer les os
qu’auraient des chiens gigantesques : si ces os étaient deux fois plus grands,
leur force devrait être huit fois plus grande.
La nature est assez vaste pour donner des exemples de tout. Il y a des murs
franchissables (comme celui du son) et des murs infranchissables (comme
celui de la lumière). On ne change guère de physique à aller du grain au tas,
mais on en change radicalement à passer de la brique au mur. Plus un corps
est organisé, et moins il est réductible à ses composants. De loin, le
tourbillon est nettement séparé du courant de la rivière, mais de près, il
n’est plus possible de dire où il finit. Bachelard appelait transcendance de la
qualité la présence dans le composé d’une qualité absente des
composés.762. L’axiome de omni et nullo, fondamental dans la logique
aristotélicienne, est violé. La microphysique dépasse la relation du tout et
des parties : si le neutron se désintègre en un proton, un électron et un
neutrino (c’est la radioactivité b), cela ne signifie pas que ces trois
particules « font partie » du neutron ou le « constituent ». Par ailleurs, il
n’est pas nécessaire de tout savoir des quarks pour comprendre le
comportement des particules qu’ils composent, et le mécanisme de la
digestion a été expliqué avant que ne fût découverte la théorie cellulaire. Un
physicien nucléaire peut bien utiliser une théorie des noyaux fondée sur les
protons et les neutrons et ignorer les théories des quarks. Il a alors une
image réunitarisée763. des protons et des neutrons, c’est-à-dire une
description dérivée des théories de bas niveau mais n’exigeant pas leur
compréhension. Chaque niveau est, d’une certaine façon, cloisonné, et donc
séparé des niveaux inférieurs.
Le langage formel apte à exprimer, en physique, la dualité entre ce que
l’on connaît au niveau microscopique et ce que l’on observe au niveau
macroscopique a été appelé analyse non standard. Les paradoxes suscités
par les découvertes de la physique relativiste (paradoxe du voyageur de
Langevin, paradoxe des jumeaux) naissent de l’application à un domaine
(humain) de phénomènes propres à l’échelle mégascopique, donc de l’idée
selon laquelle il n’y aurait qu’une différence quantitative entre les différents
domaines de la réalité. Les paradoxes suscités par les découvertes de la
physique quantique (le chat de Schrödinger à la fois mort et vivant,
l’électron qui n’a pas oublié son compagnon de route, la causalité qui prend
les événements à rebrousse-poil), viennent eux également de ce choc, dans
la conscience, de deux mondes qui ne devraient jamais se rencontrer.
Bachelard fut l’un des premiers à faire remarquer que la notion ordinaire
d’espace cesse de s’appliquer à l’intérieur de l’atome.764. Comme E.
Wigner le soulignera, la mécanique des quanta porte sur des observations
ponctuelles et non sur des phénomènes continuellement observables, c’est-
à-dire qu’elle ne porte pas sur les phénomènes du monde de notre existence.
N’est-on pas allé jusqu’à proposer de réviser la loi logique du tiers exclu,
pour simplifier la mécanique quantique ?
Comme pour les différents domaines de réalité, l’analogie est mauvaise
conseillère parce que, par essence, elle fait abstraction des différences
d’échelle. C’est en faisant des expériences analogiques que Buffon put,
dans sa Théorie de la Terre (1749) puis dans ses Époques de la Nature
(1778) évaluer à plus de 75 000 ans l’âge de la Terre : pour ce faire, il
mesura avec soin les durées de refroidissement de boulets de fonte de tailles
différentes. On admire l’audace par rapport à une tradition qui s’en tenait
aux 6000 ans calculés d’après la Bible, mais on peut mesurer aussi
l’énormité de l’erreur.765.
Même en cosmologie les variations d’échelle empêchent l’émergence de
lois et de théories absolument unifiées. L’Univers est très hétérogène à
petite échelle (des galaxies ici, de grands espaces « vides » là) mais
l’homogénéité l’emporte à échelle globale.766. La corrélation et
l’indépendance de la genèse et de la structure ne jouent pas de la même
façon aux différents niveaux. Si, par exemple, il n’est pas nécessaire de
connaître la genèse du système solaire pour connaître sa structure, il en va
tout autrement avec l’Univers tout entier. Alors qu’elle se justifie comme
ouverture sur un autre monde de pensée, l’analogie peut donc avoir
contradictoirement un sens réductionniste.
C’est par analogie, observait Kant, qu’on parle d’une intention de la
nature, de fins naturelles. À partir de quel moment une façon (commode) de
parler devient-elle une manière (erronée) de penser ? Le problème de
l’analogie a récemment rebondi à la faveur de l’importation de théories et
de concepts « durs » de la science dans le domaine de la philosophie et des
sciences humaines. Parfois les chercheurs les plus sérieux ont été les
premiers à donner le mauvais exemple767.. Une controverse s’est ouverte
entre ceux qui voient dans l’analogie un effet de sens métaphorique (telle
est la position de Paul Ricœur) et ceux qui, à l’instar de Cassirer, ne lui
reconnaissent qu’un statut allégorique. Les concepts freudiens
d’investissement et de refoulement sont-ils des analogies (avec les mondes
économiques et militaires) ou bien ne sont-ils que de simples métaphores ?
Régis Debray768. a cru bon devoir se servir du théorème de Gödel pour
appuyer sa thèse selon laquelle aucun système socio-politique ne peut se
fermer sur soi avec ses propres moyens, c’est-à-dire sans en référer à une
quelconque transcendance. Dans Prodiges et vertiges de l’analogie, Jacques
Bouveresse rappelle que le théorème de Gödel ne s’applique qu’à des
systèmes complètement formalisés769.. Jadis, c’était la religion qui était
l’instance de légitimation suprême des discours, aujourd’hui, c’est la
science.
 
*
 
Voir aussi
 
L’être. L’expression. L’identité. L’image. Le modèle. Le raisonnement. Le
système.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, — La République
— Timée
Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, trad. P. Quillet, Les
Éditions de Minuit, 1983.
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966.
Philibert Secretan, L’Analogie, « Que sais-je ? », PUF, 1984.
Jean-Luc Marion, Ph. Secretan et P. Gisel, Analogie et dialectique, Lieux théologiques, 1982.
Paul Ricœur, La Métaphore vive, Huitième étude, Seuil, 1975.
 
 
 
 
680 C’est Théophraste qui le premier parle de raisonnement (sullogismos) par analogie. « Analogie
» vaut pour « raisonnement par analogie ».
681 Booz endormi de Victor Hugo s’achève sur une somptueuse analogie dont Lacan se servit pour
illustrer sa théorie de la métaphore.
682 C’est par analogie que nous jugeons que les paroles d’autrui viennent de sa pensée (où nous ne
pouvons pénétrer). On parle d’analogie fonctionnelle pour désigner l’identité de fin entre deux ou
plusieurs objets appartenant à des sphères différentes (la clef est à la porte ce que l’ouvre-boîte est à
la boîte). On appelle analogie de perception la saisie d’un rapport semblable à travers les variations
quantitatives affectant deux phénomènes qui appartiennent à deux sphères différentes : un petit arbre
est à un grand arbre ce qu’un petit poisson est à un gros poisson. Nombres d’animaux sont capables
de saisir cette analogie.
683 Eléments, V, 4.
684 Littré la définit comme « rapport des parties entre elles et avec leur tout ». L’analogie suppose
l’union des parties et des totalités. Hamelin y voyait une « induction d’assimilation » et Goblot une «
induction commencée » dont la vérification est incomplète.
685 Aristote, Poétique 1457 b 16-17. Aristote définissait la justice comme analogie : qu’elle soit
distributive ou corrective, elle est toujours échange proportionné (voir La justice).
686 « Entsprechung » en allemand signifie aussi bien « analogie » que « correspondance ». On a
appelé « loi d’analogie » la théorie des correspondances (voir infra).
687 Voir Le modèle.
688 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science §
58, AK IV 357, trad. J. Rivelaygue, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1985, p.142. C’est ce critère de ressemblance qui différencie et oppose l’analogique et le numérique
dans les techniques d’enregistrement. Alors que la calculatrice numérique traite les opérations de
manière analytique, la calculatrice analogique procède synthétiquement, par quantités. On appelle
analogique un signal dont la représentation mathématique est une fonction dont la variable
indépendante (par exemple le temps) est continue. La course d’une aiguille sur un cadran est un
signal analogique.
689 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future § 58, ibid.
690 Ibid.
691 L’enfant avant 7 ans (en moyenne) utilise un type d’inférence caractéristique de la pensée à cet
âge — et qu’on appelle transduction. Elle ne procède ni du général au singulier (déduction), ni du
singulier au général (induction), mais, faute d’idées générales, de véritables concepts, du singulier au
singulier, du spécial au spécial, par analogie ou association « sans appel à des lois générales ni
compréhension de la réciprocité des relations » (Piaget). Exemple : la statue a froid parce qu’elle est
nue.
692 Voir infra.
693 Ph. Secretan, L’Analogie, « Que sais-je ? », PUF, 1984, p. 12.
694 L’analogie permit à Aristote de faire l’économie de la participation platonicienne, mais celle-ci
reposait pour une bonne part sur l’analogie.
695 Voir M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966.
696 P. Secretan, L’Analogie, op. cit., p. 5.
697 N. Grimaldi, L’Expérience de la pensée dans la philosophie de Descartes, Vrin, 1978, p. 150.
698 Dans l’école, les initiés étaient séparés des autres, comme dans le cosmos le domaine des
choses sensibles était séparé de celui des choses intelligibles.
699 Le point est compté pour une dimension par les Grecs.
700 Théon de Smyrne développa une liste plus complète de quaternaires : à chacun des quatre
premiers nombres correspondent une dimension, un élément, un polyèdre et une faculté (au 1 : le
point, le feu, la pyramide, la pensée ; au 2 : la ligne, l’air, l’octaèdre, la science ; au 3 : la surface,
l’eau, l’icosaèdre, l’opinion ; au 4 : le solide, la terre, le cube, la sensation).
701 Le fait que les quatre nombres de la tétraktys sont contenus dans les rapports exprimant les
trois accords fondamentaux de l’octave (1/2), de la quinte (2/3) et de la quarte (3/4) portait les
pythagoriciens à croire que c’était en elle que résidait l’essence de l’harmonie musicale.
702 Voir infra.
703 Timée 30c. Certains commentateurs voient dans ce passage l’origine de l’idée d’une
correspondance entre les deux mondes micro- et macrocosmique. Plus loin (73 b-d), le Timée raconte
comment la constitution de la moelle représente une analogie générale avec le macrocosme et un lien
interne avec les corpuscules élémentaires.
704 Timée, 44d.
705 Philèbe, 29 a-30 a.
706 Timée, 88 c.
707 G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie III, trad. P. Garniron, Vrin, 2000, p. 486.
708 Ibid., p. 485.
709 On trouve dans l’Épinomis un rapport analogique entre les cinq polyèdres réguliers — les cinq
« corps platoniciens » — et les cinq éléments (ceux d’Empédocle plus l’éther). Dans le Timée, les
quatre espèces de vivants (dieux, oiseaux, poissons, animaux terrestres) correspondent aux quatre
éléments (39d-40a). Platon dit même que les particules du sang dans le corps imitent le mouvement
général de l’univers (ibid., 81 b-c). Il y a du feu en nous comme il y a en a dans l’univers, dit le
Philèbe (29 b). L’univers est un corps au même titre que le nôtre puisqu’il est composé des mêmes
éléments ; et c’est de l’univers que notre corps a tiré son âme (ibid., 30 a).
710 P. Grenet, Les Origines de l’analogie dans les dialogues de Platon, Éditions contemporaines,
Boivin, 1948, p. 230.
711 D’où le nom donné à cet ensemble d’ouvrages anonymes : le Corpus hermétique.
712 Hermès Trismégiste (Corpus Hermeticum), tome IV, trad. A.-J.Festugière, Les Belles Lettres,
2002. Cité par S. Hutin, L’Alchimie, « Que sais-je ? », PUF, 1951, p. 45 et par F. Bonardel,
L’Hermétisme, « Que sais-je ? », PUF, 1985, p. 13.
713 Deux réalités peuvent être en correspondance parce qu’elles se ressemblent (l’œil et le soleil, le
cerveau et le cerneau de noix), parce qu’elles sont contiguës (l’âme et le corps), parce qu’elles
contrastent (l’herbe et l’étoile), et parce qu’elles contiennent elles-mêmes des rapports similaires (le
microcosme et le macrocosme).
714 « Les plantes sont en effet très semblables à des hommes inachevés, comme les enfants en bas
âge qui ayant constamment besoin d’aliment liquide sont contraints d’avoir toujours la bouche fixée
sur leur mère et de recueillir le lait qui coule en abondance de son sein. De même les plantes, bien
qu’elles soient les premiers-nés de la terre et les premières productions du monde sensible, ne se
détachent jamais du sein maternel, c’est-à-dire de la terre » (C. de Bovelles, Le Livre du Sage, trad. P.
Magnard, Vrin, 1982, p. 69).
715 Voir infra. La fameuse « théorie des correspondances » de Baudelaire n’est pas une reprise car
si chez les auteurs de la tradition les correspondances possédaient une réalité objective, chez celui des
Fleurs du mal, elles subissent une véritable révolution copernicienne en étant réduites à des
impressions vécues. Ainsi s’explique et se résout le paradoxe fondamental de l’esthétique
baudelairienne noté par Walter Benjamin : comment une théorie des correspondances peut-elle se
concilier avec un rejet radical de la nature ?
716 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III 159, trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Œuvres
philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 915. 
717 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III 184, ibid., p. 946.
 
718 Épître aux Romains XII, 6.
719 Les Latins (Varron, Cicéron) ont traduit par proportio l’analogia grecque. L’analogie de
proportion se dit aussi analogie d’attribution.
720 La distinction entre proportion et proportionnalité vient de la traduction latine d’Euclide (livre
V, définitions 3 et 5).
721 La division des prédicats en univoques, équivoques et analogues ne vient pas d’Aristote mais
de l’aristotélisme arabe, lui-même héritier de l’invention de la classe des ambigus (amphibola) par
Alexandre d’Aphrodise.
722 P. Ricœur, La Métaphore vive, Seuil, 1975, p. 346.
723 Cajétan distinguera l’analogie extrinsèque (comme celle de la santé du corps et de la santé de
l’âme) et l’analogie intrinsèque (comme celle de l’être de Dieu et de la créature).
724 Le Rig Veda raconte la création du monde par le sacrifice, opéré par les dieux, du Purusha
(l’Homme), le géant primordial qui fut démembré. Ainsi fut expliquée mythiquement la provenance
des quatre castes (ou plutôt : ordres de castes) qui divisent et hiérarchisent la société indienne depuis
les temps védiques : le brahmane est né de la bouche du Purusha (la bouche qui récite les textes
sacrés), le guerrier de ses bras (siège de la vigueur), l’artisan de ses cuisses et le serviteur de ses
pieds.
725 L’analogie entre la ville (le village) ou le bâtiment singulier (église, palais, simple maison) et le
corps est un topos quasi universel.
726 A. Daniélou, Le Polythéisme hindou, Édition du Rocher, 1992, p. 81.
727 La Chine ajoute le centre à nos quatre orients.
728 Le bois, le feu, la terre, le métal, l’eau.
729 La fin de l’été et le début de l’automne sont considérés comme une saison spécifique.
730 La gamme musicale chinoise classique est pentatonique.
731 Bardo-Thödol. Le livre tibétain des morts, présenté par Eva K. Dargyay, Albin-Michel, 1981, p.
107.
732 M. Griaule, Dieu d’eau, Fayard, 1966, p. 236-237.
733 Tel est le système de Papus (Traité méthodique de science occulte) ou encore celui de
Cornelius Agrippa (voir G. Bachelard, Le Matérialisme rationnel, PUF, 1963, p. 44-46). Chez ce
dernier, les anges et les fleuves de l’enfer prennent place à côté des planètes, des caractères, des
facultés etc. Une singularité de sa théorie des correspondances, mais qui est conforme au principe
selon lequel tout est dans tout, est que chaque élément distribué se distribue à son tour selon le mode
quaternaire (ainsi les végétaux comprennent les racines qui correspondent à la terre, les feuilles qui
correspondent à l’eau, les fleurs qui correspond à l’air et la semence qui correspond au feu).
734 Dans son Livre du Sage, Charles de Bovelles développe un tableau de correspondances
universelles organisées à partir de la Trinité : plus de quarante triades distribuent les différentes
parties du monde physique, du monde intellectuel et du monde spirituel. Le tableau est reproduit par
Ernst Cassirer dans Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, trad. P. Quillet, Les
Éditions de Minuit, 1983.
735 Formule de Ballanche.
736 Ainsi lisait-on l’Ancien Testament allégoriquement comme l’annonce systématique du
Nouveau Testament, chaque détail du premier devant avoir son répondant dans le second (de cette
manière, les trois jours passés par Jonas dans le ventre du monstre marin étaient interprétés comme la
préfiguration du laps de temps qui s’est écoulé entre le trépas de Jésus et sa résurrection).
737 Cité par B. Landry, L’Idée de chrétienté chez les scolastiques du XIIe siècle, Félix Alcan, 1929,
p. 13.
738 Dans Architecture gothique et pensée scolastique (trad. P. Bourdieu, Les Éditions de Minuit,
1967), Erwin Panofsky analyse l’analogie entre la somme théologique et la cathédrale, chaque partie
de l’une correspondant à une partie de l’autre.
739 R. Deltheil, « L’analogie en mathématiques », in Les grands courants de la pensée
mathématique, Cahiers du Sud, 1948, p. 49-51.
740 Essai philosophique sur l’entendement humain IV, 16. Voir aussi De la conduite de
l’entendement, trad. Y. Michaud. Vrin, 1975, p. 101.
741 G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIème et XVIIIème siècles, PUF,
1955.
742 Voir Le modèle.
743 L’analogie est omniprésente dans les techniques. Ainsi l’analogie entre le déplacement dans les
airs et la navigation maritime joue-t-elle à tous les niveaux : celui du lexique (on parle de navigation
aérienne, de vaisseau spatial...), celui de la signalisation.
744 En biologie, on distingue l’analogie qui rapproche des structures ayant la même fonction mais
d’origine phylogénétique éloignée (comme les ailes des chauves-souris et des insectes) sous l’effet de
l’évolution dite convergente, et l’homologie qui rapproche, à l’inverse, des structures apparemment
très différentes qui ont une origine phylogénétique commune et résultent d’une évolution divergente
(comme la patte avant du cheval et le bras de l’homme).
745 Voir les produits dits analogiques dans les techniques d’enregistrement : par opposition aux
supports numériques, les supports analogiques sont physiques (exemples : les disques et les cassettes)
: ils sont de même nature que les phénomènes enregistrés (ici, les signaux sonores continus).
746 E. Rabier donne cet exemple : je pense que Pierre est aussi aimable que Paul parce qu’il vient
du même pays que lui. Cette analogie se décompose ainsi : Paul est aimable, or il est de tel pays,
donc les gens de tel pays sont aimables (induction) ; les gens de tel pays sont aimables, or Pierre est
de tel pays, donc Pierre est aimable (déduction).
747 Ceux qui, comme Diderot ou Condillac, ont valorisé le pouvoir cognitif de l’analogie sont aussi
ceux qui ont insisté sur la valeur heuristique de l’imagination.
748 L’analogique, par opposition au numérique, de nature analytique, renvoie à la synthèse. Une
calculatrice analogique, par opposition à la numérique, qui traite les opérations de manière
analytique, procède synthétiquement par quantités. Par opposition à l’image numérique constituée
par le calcul informatique, l’image analogique représente son objet directement en en traduisant la
forme.
749 Aristote mettait sur le même plan la sécrétion des règles féminines et les émissions de sperme
et pensait que l’une et l’autre étaient également indispensables à la conception (Traité de la
génération des animaux II, 5). Plus près de nous, dans Totem et Tabou, Freud établit une chaîne
analogique entre le primitif, l’enfant, le névrosé et le rêveur, qu’aucun chercheur en sciences
humaines aujourd’hui n’accepterait de considérer autrement que comme l’expression d’un ensemble
de préjugés particulièrement inacceptables.
750 De nos jours, du moins.
751 Un exemple remarquable d’erreur persistante reposant sur tout un système analogique est
donné par la « théorie des signatures », qui caractérisait la médecine préscientifique et n’a pas
entièrement disparu des croyances populaires : c’est l’idée selon laquelle les plantes, par leur
caractère apparent (leur forme, leur couleur, leur odeur et même leur nom), signalent les propriétés
qu’elles possèdent.
752 F. Laplantine et P.-L. Rabeyron, Les Médecines parallèles, PUF, 1987, p. 73.
753 Des philosophes écossais.
754 C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Éditions de l’EHESS, 1967, p. XVI.
Cette réserve n’a pas empêché certains critiques d’estimer que le structuralisme de Lévi-Strauss tend
vers un organicisme inavoué (« subtil ») lorsqu’il suggère une identité de nature entre la structure
biologique du cerveau et la structure sous-jacente des faits sociaux.
755 P. Pinel déjà notait la difficulté qu’il y avait à classer les maladies mentales, à cause de la
transformation des pathologies (un « mélancolique » peut devenir « maniaque »).
756 Les physiciens ont constaté que les objets qui pouvaient être modélisés globalement avec le
moins de difficulté étaient ceux dont la taille différait le plus de celle des êtres humains, par exemple
les amas de galaxies ou les particules dites « élémentaires » ! En revanche, il est bien difficile de
modéliser globalement un être humain avec les moyens classiques !
757 G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 2000, p. 71.
758 P. Nouvel, « Le mythe physicien de l’unité de la science » in Revue des Deux Mondes, février
1995, pp. 121-122.
759 Le cristal macroscopiquement homogène est microscopiquement ordonné.
760 Aristote, De la génération et de la corruption I, 10. De la distinction aristotélicienne entre les
deux mélanges dérive la distinction classique entre partie intégrante et partie séparée.
761 Trad. P.-H Michel, Hermann, 1968.
762 G. Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 2003, p. 113.
763 L’expression est de D. Hofstadter, (Gödel, Escher, Bach, trad. fr., InterÉditions, 1985, p. 341).
764 G. Bachelard, La Philosophie du non, PUF, 2005, p. 139.
765 La Terre a 4 milliards et demi d’années.
766 Tel est le contenu du principe cosmologique (voir L’univers).
767 Ainsi la tentation a-t-elle été forte d’arracher la singularité paradoxale et scandaleuse du monde
quantique à sa solitude et de lui trouver des répondants dans l’autre monde (macroscopique) :
l’association entre Carl Gustav Jung et Wolfgang Pauli est la plus célèbre de ces dérives (voir La
causalité). Auparavant, Niels Bohr avait cru renforcer sa théorie de la complémentarité (qui touche la
dualité onde-particule) en appliquant sans aucune précaution le même terme dans le domaine
psychique (la « complémentarité » entre la raison et l’émotion) et dans le domaine historique (la «
complémentarité » entre les cultures).
768 Critique de la raison politique, Gallimard, 1981.
769 J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir, 1999, p. 79. Dans cet
ouvrage, sous-titré « De l’abus des belles-lettres dans la pensée », Bouveresse reprend les thèses
développées dans le livre d’A. Sokal et de J. Bricmont, Impostures intellectuelles (Odile Jacob, 1999)
et fait une analyse critique de la pauvreté des arguments de ceux qui, exaspérés par cette
dénonciation, ont invoqué un « droit à la métaphore ». Ce prétendu « droit à la métaphore » que nul
n’a jamais songé à dénier à quiconque, a été une position de repli intellectuel pour ceux qui en réalité
se sont servis de concepts, de théorèmes et de principes scientifiques « durs » pour donner à croire au
caractère d’absolue certitude de leurs élucubrations. Le théorème de Gödel partage avec le principe
d’incertitude d’Heisenberg la honte d’avoir été utilisé dans des domaines où il n’avait que faire par
des gens qui n’en ont jamais connu qu’une sorte de résumé intuitif.
10. L’analyse
 
 
 
Issu du grec analusis, signifiant dissolution, le mot « analyse » désigne
une opération qui peut être matérielle ou intellectuelle. Au sens matériel,
l’analyse est la décomposition d’un corps en ses éléments constituants
(l’analyse chimique770.). L’opération inverse s’appelle synthèse. Il est
d’usage de définir l’analyse par la décomposition d’un tout en ses éléments
et la division par la décomposition d’un corps en parties771.. La division se
distingue du partage en ce que celui-ci implique, outre la division même,
l’attribution (à l’une des parties, justement). Condillac distingue l’analyse
de la simple décomposition. Pour décomposer, il suffit de séparer les parties
alors que pour analyser il faut de plus saisir les rapports des parties.
Analyser, c’est décomposer dans un ordre qui montre les principes et la
génération de la chose.
Quant au sens intellectuel, général, l’analyse est la décomposition d’un
ensemble en ses éléments constituants (l’analyse intellectuelle). L’opération
inverse s’appelle, elle aussi, synthèse. L’analyse correspond au deuxième «
précepte » de la méthode de Descartes pour bien conduire sa pensée : «
diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il
se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre »772.. Pour
Descartes, l’analyse découvre alors que la synthèse expose.
Dans sa Dissertation de 1770, Kant distingue deux sens de l’analyse : a)
régression qui remonte de la conséquence aux principes ; b) descente du
tout à ses parties — laquelle n’est pas division, mais subdivision d’un
composé donné773.. Le premier sens a fini par être quelque peu recouvert
par le second. On le retrouve dans « l’analyse réflexive », une méthode
régressive en psychologie qui consiste à remonter des effets aux causes, des
conséquences aux principes, c’est-à-dire des expressions de la pensée à sa
production. L’analyse réflexive, à partir de notre expérience du monde,
remonte au sujet comme à une condition de possibilité distincte d’elle
(Merleau-Ponty).
Quant à l’analyse mathématique, elle est soit une méthode soit une partie
de la science mathématique. Au sens méthodologique, Descartes distingue
l’analyse des Anciens telle celle que pratique Euclide et l’analyse des
Modernes qui est celle qu’il pratique lui-même. Chez les Grecs, l’analyse
est une méthode utilisée en mathématiques qui consiste à supposer le
problème résolu et à remonter à un principe dont la solution doit être la
conséquence nécessaire. C’est « l’analyse des Anciens » dont Descartes
distingue « l’algèbre des Modernes », nommée précisément analyse au XVIIe
siècle. L’analyse des Anciens est un processus qui consiste, pour démontrer
une proposition, a en déduire d’autres propositions jusqu’à ce que l’on
parvienne à une proposition reconnue comme vraie. Ce mode de
raisonnement, qui aujourd’hui correspond en fait à ce que nous appelons
synthèse, n’est pas d’une totale rigueur, car des propositions vraies peuvent
être déduites logiquement de propositions fausses. L’analyse des Modernes
est un processus qui consiste, pour démontrer une proposition, à la déduire
d’autres propositions jusqu’à ce que l’on parvienne à une proposition
reconnue comme vraie. Ce mode de raisonnement est d’une totale rigueur
car de propositions vraies, on ne peut déduire logiquement que des
propositions vraies. Relativement à l’ordre d’enchaînement des
propositions, de prémisses à conséquence, l’analyse est régressive (et la
synthèse, progressive). Les Anglo-Saxons parlent de démarche descendante
top-down pour désigner celle qui va des propriétés du tout à celles des
éléments et de leurs connexions.
En tant que domaine des mathématiques, l’analyse (abréviation de analyse
infinitésimale) désigne la partie des mathématiques traitant du calcul
différentiel et intégral, du calcul des variations ainsi que leurs applications
et prolongements les plus divers, par opposition à l’algèbre élémentaire. La
géométrie fondée par Descartes a été appelée « analytique » parce qu’elle
est caractérisée par l’application de l’algèbre : les figures et propriétés
géométriques sont traduites au moyen de l’analyse, c’est-à-dire de l’algèbre
(chaque point d’une figure est exprimé par ses coordonnées) ; par
opposition, la géométrie synthétique est celle qui raisonne sur les figures
elles-mêmes, par intuition.
À partir d’Aristote, l’analytique (substantif féminin) devient synonyme de
logique formelle : elle correspond à la partie de la logique qui traite de la
démonstration par opposition à la dialectique qui traite des arguments
seulement probables. D’où le titre de deux des six livres de l’Organon
(logique) d’Aristote : Premiers analytiques (sur la démonstration en
général) et Seconds analytiques (sur le syllogisme).
Kant conservera la division aristotélicienne de la logique en analytique et
en dialectique. L’analytique est étude des formes de l’entendement en tant
que faculté de connaissance. L’analytique de la raison pratique, l’analytique
du beau, l’analytique du sublime exposent successivement les principes qui
servent à déterminer les idées du devoir, du beau, du sublime, l’analytique
des principes est la théorie des principes de l’entendement et de leur
application aux phénomènes. L’analytique transcendantale est le nom donné
par Kant à la partie de la Critique de la raison pure qui a pour objet de
décomposer notre connaissance dans les éléments purs ou a priori qu’y
apporte l’entendement. L’analytique est étude des formes de l’entendement,
l’analytique transcendantale, l’étude des formes a priori de l’entendement.
L’ensemble formé par l’esthétique transcendantale et l’analytique
transcendantale constitue la logique transcendantale, étude des formes a
priori de la sensibilité et de l’entendement qui sont les conditions de toute
connaissance possible774..
La Critique de la raison pure commence par deux oppositions : celle de la
connaissance pure et de la connaissance empirique, et celle des jugements
analytiques et des jugements synthétiques. Cette seconde distinction775. tient
à la relation que le prédicat entretient avec le sujet dans le jugement : si le
prédicat appartient au sujet « comme quelque chose qui est contenu (de
manière cachée) dans ce concept776. », alors le jugement est analytique ; si,
en revanche, le prédicat est hors du sujet, quoiqu’en connexion avec lui,
alors le jugement est synthétique. Le jugement synthétique est extensif, le
jugement analytique, simplement explicatif. Kant donne ces exemples : «
Tous les corps sont étendus » est un jugement analytique, tandis que « Tous
les corps sont pesants » est un jugement synthétique. De cette distinction, la
philosophie analytique tirera le concept d’analycité — la qualité de l’énoncé
qui est nécessairement vrai en vertu de sa forme logique ou de son contenu
sémantique, indépendamment de l’expérience.
En règle générale, les jugements analytiques sont a priori et les jugements
synthétiques, a posteriori. Les jugements analytiques sont certains mais
inféconds (tautologiques). Les jugements synthétiques sont féconds, mais
peu rigoureux. La question liminaire de la Critique de la raison pure sera
donc de savoir si les jugements synthétiques a priori sont possibles : Kant
l’appelle « le problème général de la raison pure »777.. De la réponse à
cette question dépendent le statut de la connaissance en général et celui de
la métaphysique qui voudrait s’ériger en science, en particulier. Kant
découvre dans les mathématiques élémentaires (géométrie et arithmétique)
des exemples de jugements à la fois synthétiques et indépendants de
l’expérience : la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre,
7+ 5 = 12.
Edgar Poe778. faisait remarquer que les facultés de l’esprit que l’on
définit par le terme d’analyse sont elles-mêmes fort peu susceptibles
d’analyse, nous ne les apprécions, dit-il, que par leurs résultats. Deux
conceptions opposées de l’intelligence déterminent deux types opposés de
philosophie : il y a ceux qui, tel Descartes, font de l’intelligence un effort
pour s’arracher au tout et ceux qui, tel Schelling, y reconnaissent sa
tentative de s’y fondre.
 
 
I. LA RIGUEUR DE LA PENSÉE CONTRE LE GLOBALISME RÊVEUR
 
La diérèse, ou méthode de division dichotomique préconisée par Platon
dans ses derniers dialogues, représente sans doute, avec la maïeutique de
Socrate, la première expression de l’esprit d’analyse, dans la tradition
occidentale du moins. Par rapport et opposition aux présocratiques, la
rupture est patente : Héraclite et Parménide sont plongés dans le Tout
épique, et l’absence d’analyse dans leurs rares fragments n’est
probablement pas seulement due à la contingence de disparitions
matérielles, car déjà Aristote notait que ses illustres prédécesseurs «
vaticinaient », ce qui peut s’entendre comme : ils disaient le Tout de la
Nature, mais n’expliquaient rien. L’analyse de l’objet par le sujet
présuppose le détachement du sujet par rapport au monde. Tant que le sujet
est absorbé par le Tout, aucune analyse ne peut être faite.
La pensée ne commence pas par l’analyse, l’analyse n’a pas l’immédiateté
pour elle. De nombreux chemins et grands détours sont nécessaires pour
atteindre l’élémentaire, et même pour le désirer.
« Une théorie non locale ne peut pas être tenue pour scientifique au sens
strict du terme » disait René Thom779.. H. Wronski, ce rêveur savant
imagina une science totale, un panmathématisme de l’absolu auquel il
donna le nom de « séchélianisme » — du mot hébreu sechel, signifiant
raison. Il imagina même une « loi suprême de la génération des quantités »
qui aurait résumé cette science totale et aurait contenu la clé de
l’univers780..
Dans La Quête inachevée781., Karl Popper englobait sous l’appellation de
holism782. une critique parallèle du holisme onto-épistémologique et du
totalitarisme politique. On ne peut, pense K. Popper, ni connaître la totalité
ni agir sur elle ; le tout est ce dont on ne peut rien dire ni faire783. — il ne
peut, selon K. Popper, y avoir de rapport au réel que partiel ; le holiste est
quelqu’un qui n’a pas conscience du caractère sélectif de son intervention
sur le réel, et qui agit donc de façon non critique. Ce qui explique son
erreur, c’est la confusion de deux idées : le mot « tout » renvoie soit à la
totalité des propriétés d’une chose (et spécialement des relations que
soutiennent ses parties constituantes), soit à certaines des propriétés de la
chose en question, celles qui la font apparaître comme une structure
organisée plutôt que comme un simple amas. Seuls les touts en ce second
sens sont étudiables (les « formes » de la Gestalttheorie en sont un
exemple). Le tout est ce qui se montre (pour reprendre le mot de
Wittgenstein), il peut, à la rigueur être objet d’expérience esthétique ou
mystique — mais certainement pas objet de connaissance. Le globalisme
qui, au nom d’une solidarité cosmique, refusait de considérer la nature
comme un ensemble de processus mettant en jeu des phénomènes isolables
liés par la relation de causalité, a constitué sans doute le plus puissant des
obstacles épistémologiques et a interdit à des cultures aussi brillantes que
l’Inde et la Chine de connaître l’émergence des sciences
expérimentales.784. L’alchimiste croyait pouvoir trouver tout d’un coup à
la manière dont un germe sort tout d’un coup de la terre. La pierre
philosophale (pour la transformation de tous les métaux), la panacée (pour
la guérison de tous les maux) et l’élixir de longue vie (pour l’allongement
de toute la vie)785., les trois objectifs de l’alchimiste avaient à voir avec la
totalité — ce par quoi l’alchimie tourne justement le dos à la science
véritable.786. L’Art royal sur lequel l’alchimie déboucha à la fin du Moyen
Âge, en offrant une vision globale du cosmos et de l’homme, a pu satisfaire
sur le plan imaginaire le désir de totalité — il n’en reste pas moins qu’il est
le plus éloigné possible de ce que nous entendons par science et par
technique.
La science naît d’une autre séparation : avec elle l’antique lien de
connaturalité qui unissait le signe (le langage) au réel est rompu : le signe
n’imite plus le réel, il y renvoie. La théorie de la représentation se substitue
à la théorie de la ressemblance787.. La cohérence interne d’un système de
pensées ne suffit pas à faire une connaissance car à ce compte le délire d’un
paranoïaque serait un système de philosophie et les rêveries de l’alchimiste,
une science. Le propre des irrationalismes est d’aborder l’univers de front,
dans sa globalité. C’est à partir du moment où l’on a renoncé — à la fin de
la Renaissance — au projet de science universelle pour se consacrer à la
mise en forme mathématique du monde matériel (deux restrictions, opérées
par Galilée) que la science est née. Bachelard l’a noté : la science a dû
abandonner « les facteurs philosophiques d’unification facile tels que
l’unité d’action du Créateur, l’unité de plan de la Nature, l’unité logique
»788.. L’analyse ruine l’illusion de l’unité des principes.
Dans son Novum organum789., Francis Bacon fut le premier à considérer
que l’une des raisons principales qui a empêché la science de progresser a
été la tendance des philosophes à exprimer leur doctrine sous forme de
système clos, au lieu de pensées détachées et particulières. C’est un point
que soulignera beaucoup plus tard Harald Höffding : le concept de totalité
ne peut jamais être employé par la science pour désigner une cause ou pour
fournir une explication.790. Dans un livre consacré aux théories
scientifiques unifiées (l’anglais dit plus justement « unifiantes »), Margaret
Morrison montre que l’unification ne signifie pas l’explication791.. Donner
la « vie » (ainsi que le fait le vitalisme) comme principe explicatif des êtres
vivants ou la « société » (ainsi que le fait le sociologisme) comme principe
explicatif des actes sociaux ou la « nature » (ainsi que le fait le naturalisme)
comme principe explicatif des phénomènes naturels — tout cela revient à
d’immenses tautologies. Dire d’un comportement criminel que « c’est la
faute à la société » n’a guère plus de valeur que de dire « c’est la faute à la
lionnéité » lorsqu’une gazelle est dévorée par un lion. Nous ne pouvons
plus croire, comme Edgar Poe (Eurêka) que le tout puisse être saisi par
intuition. Aussi Jean-François Lyotard n’est-il pas infondé à écrire qu’« en
règle générale, un objet qui est pensé sous la catégorie du tout (ou de
l’absolu) n’est pas un objet de la connaissance (dont on peut soumettre la
réalité au protocole etc.). C’est pourquoi il est important de distinguer des
régimes de phrases : cela revient à borner la compétence de tel tribunal à
telle sorte de phrases ».792.
De même que le holisme conduit au réductionnisme de la dimension
considérée, de même le dogmatisme de la totalité peut déboucher sur une
position sceptique. Bertrand Russell a montré que la conception d’après
laquelle le critère de la vérité se trouverait dans la connexion mutuelle de
nos pensées et de nos observations mène au scepticisme, car une connexion
parfaite et embrassant tout ne peut être constituée et si nous adoptons ce
critère de la vérité, nous ne pourrons jamais être sûrs de la valeur d’un seul
jugement.
Au holisme qui noie le sens dans des ensembles dont le plus vaste est celui
de la langue tout entière, Dummett oppose un molécularisme qui lie le sens
aux unités de signification. Voici en quoi consiste son argumentation.
Supposons, dit Dummett, que la compétence sémantique d’un locuteur
puisse être représentée comme portant sur les rôles systématiques que les
constituants des phrases jouent à travers le langage tout entier, et qu’on ne
puisse élucider leur contribution aux valeurs de vérité de phrases isolées,
dans ce cas, nous n’avons plus aucun moyen de tester la théorie qui devient
« transcendante » par rapport à toute confirmation empirique. Dummett
oppose ainsi au holisme de Davidson et de Quine son « atomisme »,
détermination d’une capacité pratique à connaître le sens d’un mot isolé et
de phrases simples, et son « molécularisme », détermination de cette
capacité pour des phrases complexes. Cette opposition entre holisme et
molécularisme correspond à l’opposition entre une théorie dite « modeste »
et une théorie « riche » de la signification793..
L’analyse que pratique la science n’est pas la décomposition d’un concept
général en ses inférieurs mais la décomposition d’un tout en ses éléments :
ainsi, descendre du triangle à la droite, ce n’est pas aller du général au
particulier mais du composé à ses composants. L’intelligibilité en science,
souligne R. Thom794., est inséparable de la localité. La relativité générale
est une théorie qui a rendu locale la gravitation, Maxwell a produit le même
effet avec l’électromagnétisme795.. De même que le panorama sur la route
n’existe qu’à partir d’un emplacement choisi, la singularité est le meilleur
point de vue critique sur la prétendue totalité : c’est à partir de ses
observations aux îles Trobriand que Malinowski instruit le procès contre la
thèse freudienne de l’universalité du complexe d’Œdipe ; c’est en ruinant la
vieille théorie (globaliste)796. des éléments et en remplaçant les antiques
dénominations synthétiques (chaux, esprit de Vénus…) par des
dénominations analytiques (oxyde métallique, acide acétique), que
Lavoisier jeta les bases d’une chimie scientifique. À suivre le holisme, on
ne saurait jamais sur quoi porte le verdict d’une expérience.
L’expérimentation totale797. peut être une notion philosophique — elle n’a
dans le domaine scientifique aucun sens. Lorsque la science procède d’une
totalisation, celle-ci ne va pas sans détotalisation. Bachelard disait de
l’atome qu’il est la somme des critiques auquel on avait soumis son image
première798.. H. Atlan a raison d’écrire que « seul un postulat
réductionniste permet à la pratique scientifique telle qu’elle existe
aujourd’hui de se poursuivre ».799. Puisque le seul système isolé est
l’Univers, force est d’en extraire les phénomènes pour les étudier. Ou bien
dira-t-on que la cosmologie est la seule science possible ? Étienne Klein et
Marc Lachièze-Rey nomment « isolationnisme » cette condition nécessaire
de la physique : « pour qu’un objet puisse être saisi et reconnu par la pensée
conceptuelle et pratique, il faut qu’il soit d’abord délimité à partir d’une
simplification du réel ».800. Seule cette délimitation a conduit la physique
sur la voie des constituants élémentaires et des interactions fondamentales.
Le laboratoire, dont Galilée fut l’inventeur, est l’espace de cette analyse. Il
n’est pas un microcosme mais un petit monde artificiel, en retrait de la
nature. En lui l’esprit se retire et se prépare à la conquête du monde. Certes,
toute analyse comporte une part d’irréductible contingence puisqu’elle
présuppose un choix d’objet que la science, presque jamais, ne peut justifier
par des raisons objectives801.. Certes, en décomposant son objet, l’analyse
prend le risque de forger une autre réalité.802. Mais ces écueils mêmes sont
les témoins que la navigation a bien lieu. Le refus de l’analyse tombe dans
le rêve en s’élevant vers la poésie. D’ailleurs les préventions contre
l’analyse cultivées par les partisans du holisme épistémologique tombent
bientôt d’elles-mêmes : grâce aux progrès techno-scientifiques il n’est plus
nécessaire d’anéantir un tout pour le connaître. Faisant allusion à la
polarimétrie qui permet de découvrir sans effraction l’intérieur d’un corps,
Biot écrit : « Avant que l’on ne connût ce moyen d’étudier la constitution
intime des corps sans les endommager, on avait dit, assez justement, que
l’analyse chimique ordinaire ne s’applique à les connaître qu’après qu’ils
n’existent plus, comme si, ayant démoli un édifice, on voulait juger de sa
structure intérieure d’après la nature et les proportions relatives des
matériaux bruts, de toutes sortes, qui sont entrés dans sa construction ».803.
Le holisme s’arrête à des pétitions de principe aussi vides qu’inefficaces.
Que dit K. Goldstein à propos du mode d’action de la totalité ? Que peut
bien être cette « idée » à partir de laquelle toutes les particularités
deviendraient compréhensibles ? La médecine et la biologie, plus encore
que la chimie et la physique, ont été les domaines privilégiés des deux
holismes, ontologique et méthodologique. Or ce sont les domaines où l’on
peut du même coup constater les errements auxquels ont pu conduire le
refus de l’analyse et l’ampleur des résultats que la pratique de l’analyse a
apportés. Dès l’Antiquité, Galien disposait de tous les moyens matériels (les
ligatures) qui permirent beaucoup plus tard à Harvey de découvrir le
mécanisme de la circulation sanguine. Pourquoi, dans ces conditions,
Galien n’a-t-il rien vu ? L’explication est d’ordre philosophique : Galien ne
pouvait pas se résoudre à étudier le mouvement du sang comme une réalité
en soi, isolée du reste, c’est-à-dire du corps, de la santé, du pays, de
l’alimentation. Pour découvrir la circulation du sang, Harvey commença par
la couper du monde — ce à quoi précisément Galien ne pouvait se résoudre.
On a reproché à la médecine expérimentale de n’être « qu’ » une
biomédecine abstraite, qui arrache la maladie à son contexte psychologique
et social-culturel. Mais c’est le désir de lier le phénomène à la totalité
environnante qui a été à la source de nombreuses erreurs804. alors qu’à
l’inverse la détermination singularisante des maladies a été à l’origine de
leur compréhension et même, pour certaines d’entre elles, de leur
éradication (par le truchement du médicament ou du vaccin). Ph. Servais dit
de l’homéopathie qu’elle est « une médecine totale, qui aborde toute la
pathologie et qui considère l’individu dans sa totalité »805.. C’est bien
pourquoi la médecine homéopathique n’est pas scientifique. Le procès
instruit par Goethe contre l’analytique de la physique806. a souvent été
instruit également contre les systèmes de classification. Un Adanson croyait
encore que seule la prise en considération de la totalité des parties et des
caractéristiques multiples des plantes permettrait d’établir, à travers une
description exhaustive, leur classification naturelle. Additionnant tous les
systèmes, il mettait ainsi en place une sorte de repérage total des
organismes, faisant apparaître leurs affinités réelles807.. Mais il n’y a pas
de classification sans abstraction et pas d’abstraction sans choix arbitraire.
La classification est une immense synecdoque puisqu’elle élit une partie (la
présence ou l’absence des vertèbres, le nombre de cotylédons…) comme
représentative du tout. Contre elle s’insurgèrent les partisans de la
classification « naturelle » soucieuse et respectueuse de la totalité, toutes les
parties devant être soumises à l’examen. La démarche classificatoire se
subordonne au projet d’exhaustivité descriptive et comparative appliqué en
même temps à l’organisme considéré isolément (recensement de toutes ses
parties et de tous les caractères dont elles sont porteuses), et aux organismes
situés dans leur population totale (recensement de tous les organismes
existant à la surface du globe)808.. Mais cette classification n’a jamais eu
de réalité que dans la tête de ceux qui l’ont prônée : cette utopie de totalité
ne peut manquer de chuter dans l’infini ; jusqu’où en effet acceptera-t-on la
division en traits particularisants ? Tout arrêt serait violence et artifice.
Bichat, fondateur de l’histologie, a écrit : « La chimie a ses corps simples,
l’anatomie a ses tissus simples qui par leurs combinaisons, forment les
organes »809.. La machinerie organique, comme le pressentait Descartes,
va plus loin encore810..
Contre Auguste Comte, Claude Bernard condamnait la philosophie des
généralités : c’est par les études de détail, disait-il, qu’on atteint les
généralités ; par les généralités, on les manque. Le tout n’a pas d’autre porte
ouverte que la partie : alors même qu’ils ont affaire à la plus englobante des
totalités, les astronomes se contentent d’explorer des « aires choisies » sur
la voûte céleste. Toute connaissance est connaissance de quelque chose. Les
portes ouvertes sont aussi des voies d’accès811.. En psychologie, l’âme,
notion holiste par excellence812. a disparu avec les localisations cérébrales,
et c’est pour marquer le caractère scientifique de ses recherches que Freud
les a regroupées sous l’appellation de psycho-analysis. Si Freud, en effet, a
choisi d’appeler sa métapsychologie « psychanalyse », c’est parce qu’il
s’inscrivait dans la lignée élémentariste de la psychologie de Wundt813.,
qui concevait la conscience comme constituée d’éléments simples
(sensations, souvenirs, sentiments) se combinant et s’organisant selon les
lois de l’association. La naissance de la psychologie expérimentale, en
Allemagne au XIXe siècle, dont Wundt fut l’un des principaux défenseurs,
était inséparable du refus résolu des entités métaphysiques et des généralités
philosophiques. Cela dit, l’idée de remontée (l’ana- grec, que l’on retrouve
dans l’anamnèse) est aussi déterminante pour définir la psychanalyse que
celle de décomposition d’un tout en ses éléments constituants. Jonction
possible entre la logique et la psychologie (il y en a bien d’autres) : la
machine de Turing repose sur une hypothèse atomistique : le raisonnement
(ou calcul) est divisible en éléments discrets. Ainsi que l’a souligné G.
Bachelard, la science ne va pas dans le sens exclusif d’une généralisation
conceptuelle qui correspondrait également à un certain appauvrissement du
réel : « si l’élimination du divers par le général, la règle, la loi, le genre
s’opère à partir du donné grâce à l’activité de la réflexion, on peut constater
aussi que la variété se reforme derrière même ces premières conquêtes de
l’unification théorique et que la réflexion est également fort propre à
multiplier les points de vue ».814.
 
 
II. LA PHILOSOPHIE ANALYTIQUE
 
Il est devenu habituel d’appeler « philosophie analytique » l’ensemble des
recherches et des courants de pensée apparu au début du XXe siècle à la suite
des travaux de Gottlob Frege et avec ceux de Bertrand Russell et caractérisé
par un refus radical de la métaphysique et de la psychologie. La philosophie
analytique rejette les entités (être, devenir, essence etc.) de l’idéalisme
synthétique comme vides de sens et part d’une analyse du langage pour
établir les conditions de la vérité. Son objectif n’est pas de construire une
nouvelle vision du monde mais de clarifier les énoncés. À l’élucidation qui,
depuis les origines, cherche à extraire la lumière mystérieuse du réel, la
philosophie analytique préfère la clarification qui pointe les ombres et les
obscurités des énoncés. Aussi remplace-t-elle les grands mots de la
philosophie par l’analyse méticuleuse de la logique et de la syntaxe des
propositions815.. Pour les analytiques, la philosophie ne se définit pas
comme une doctrine mais comme une activité — ce qui suffit à ruiner la
possibilité du système, car une activité s’exerce à l’infini.
Frege, la source de la pensée analytique, oppose explicitement sa méthode
à celle de Leibniz : je ne commence pas par les concepts, dit-il, pour les
assembler ensuite en une pensée ou un jugement, mais j’en arrive aux
parties constituantes d’une pensée par l’analyse de celle-ci. Contrairement à
ce que pensait Kant, les propositions de l’arithmétique sont, selon Frege,
analytiques, car elles ne mettent pas en jeu l’intuition, mais seulement des
définitions et des vérités logiques816.. La philosophie analytique est
élémentariste, atomistique. Les représentations et les expressions sont
résolubles en un nombre fini de sensations et de mots. La perception
globale du monde extérieur est décomposée en données sensorielles
indépendantes (sense data) : les faits atomiques sont à la perception ce que
les atomes logiques sont à la logique. Dans le Tractatus logico-
philosophicus Wittgenstein affirme entre les propositions atomiques et les
faits atomiques (qu’il appelle états de choses) l’existence d’une isomorphie.
Une pensée, sous quelque forme que ce soit, est réductible à un nombre
déterminé de thèses, elles-mêmes exprimables en un petit nombre de mots.
Selon Carnap, les objets physiques peuvent être reconstruits à partir
d’éléments de base combinés entre eux selon des règles définies par des
relations de base. Les éléments de base sont les qualités sensibles qui
affectent notre subjectivité et constituent ainsi des vécus élémentaires
(Elementärerlebnisse). Carnap définit la relation de base comme
ressemblance mémorielle ou souvenir de ressemblance apte à former entre
les vécus élémentaires des rapports structurés.
Frege différencie deux notions que Kant confond selon lui dans sa
conception des jugements analytiques, celle d’inclusion conceptuelle (le
prédicat est contenu dans le sujet) et celle d’implication logique (le
conséquent dérive de l’antécédent). Selon Frege, la notion d’inclusion
conceptuelle n’est pas une détermination satisfaisante du concept
d’analycité, elle présente le défaut d’être trop psychologique et pas assez
féconde. D’autre part, un certain nombre de propositions telles que « Brutus
a assassiné César » ne se laissent pas analyser en termes de relations d’un
sujet avec un prédicat. Frege ramène l’analycité à la notion d’implication
logique : les propositions analytiques sont celles que l’on peut tirer
déductivement des lois logiques et des définitions. Cela ne signifie pas que
les propositions analytiques ne puissent rien nous apprendre de nouveau,
bien qu’elles soient a priori : elles sont contenues dans les lois logiques et
définitions comme la plante l’est dans la graine et non comme la poutre
l’est dans la maison. Contre Kant, Frege pose la fécondité de l’analycité.
C’est l’analyse qui permet de faire la distinction entre les théorèmes et les
axiomes en mathématiques, mais cela signifie aussi que la fin de l’analyse
(en quelque sens que l’on entende le mot) est inanalysable. Pour que
l’analyse fonctionne, il faut qu’elle finisse par rencontrer ce qu’elle ne
pourra pas analyser.
De Frege aux analytiques contemporains, en passant par Russell,
Wittgenstein, Carnap et les membres du Cercle de Vienne, il s’est constitué
une façon de philosopher qui privilégie l’analyse et l’atomisme contre la
synthèse qui met l’accent sur les questions de logique et de syntaxe contre
les « grands thèmes » de la métaphysique, qui insiste sur les limites de la
pensée et de la connaissance, qui débarrasse le problème de la vérité de son
armature ontologique, considérée comme un fatras, et qui nie résolument la
possibilité même du système philosophique.
L’analytique a d’abord été pensé comme concept-limite avant de
représenter un critère de légitimité pour la philosophie tout entière.817. La
philosophie de l’analyse prône un rétrécissement sévère du champ de la
philosophie. Contre l’obésité de cette boulimique, elle prescrit la plus
sévère des médications, la purge.
Au début de son autobiographie, K. Popper raconte que le maître ébéniste
chez lequel il travaillait comme apprenti avait l’habitude de dire, après
avoir répondu à deux ou trois questions, « Vous pouvez bien m’demander
c’que vous voulez : je sais tout ».818. Le fait que Popper mentionne cette
anecdote au début de son livre, lequel est par ailleurs intitulé La Quête
inachevée, prend un relief particulier. Il signifie que son travail fut de nature
critique parce qu’il y a quelque chose d’insoutenable (et de naïf) dans la
prétention à l’omniscience, et même, au-delà, dans la prétention à la
certitude absolue. À la question cartésienne « Que puis-je savoir avec
certitude ? » toujours entachée de psychologisme, est substituée une
question purement sémantique : que signifie l’énoncé dont je prétends être
certain ? Avec les philosophies de l’analyse, les mystères sont écartés et les
problèmes changent de sens.
Dans la réalité la totalité est antérieure aux parties, dans la science, les
parties précèdent le tout. C’est le propre d’une conception ingénue ou
religieuse que de représenter le tout comme prioritaire. Ainsi Moore disait-
il que le bien est indéfinissable parce qu’il se dit d’un tout et qu’une
définition divise nécessairement en parties. La psychologie de Mach, qui fit
de l’élément sa notion centrale, était atomistique : ce ne sont pas les choses,
les objets, les corps mais les couleurs, les sons, les pressions, les lieux, les
durées — tout ce que l’on appelle communément sensations — qui sont,
aux yeux de Mach, les véritables éléments du monde. A cette thèse de
l’atomisme sensualiste, s’ajoute celle du parallélisme psycho-physique : les
éléments du monde intérieur et ceux du monde extérieur sont les mêmes, ils
s’appellent sensations.
Le mot d’atomisme n’a pas seulement été choisi par analogie avec la
physique. Il existe, aux yeux de Russell, une réelle homologie entre la
structure atomique de la matière et la composition des phrases et des
propositions819.. La théorie de l’atomisme logique est présentée par
Russell comme le résultat d’une analyse permettant d’atteindre des
éléments simples ultimes, à partir desquels le monde est construit. Ces
éléments ont une espèce de réalité qui n’appartient à rien d’autre. Parmi ces
éléments simples, se trouvent des particuliers, des qualités et des relations
de divers ordres. L’atomisme logique implique un pluralisme ontologique :
les choses ne peuvent constituer une totalité.
Les philosophes analytiques considèrent qu’une pensée, sous quelque
forme que ce soit (conférence, traité, cours) est réductible à un nombre
déterminé de thèses, elles-mêmes exprimables en un petit nombre de mots.
D’où cette culture du résumé que nombre d’ouvrages de cette école
développent. La philosophie analytique débusquera les termes
syncatégorématiques cachés dans les fourrés de la langue, et les traitera à
part pour mettre les propositions atomiques en évidence. La thèse (et non le
traité déductif, systématique) est à la fois le mode d’exposition propre de la
philosophie analytique et ce à quoi elle réduit dans son interprétation les
autres philosophies.820.
On comprend que les philosophies analytiques aient récusé ces deux
modes privilégiés de synthèse que sont le jugement synthétique a priori de
Kant et l’intuition de Bergson. Si Russell chercha à réduire l’arithmétique
par l’analyse logique, c’était aussi pour montrer in concreto la fausseté de la
théorie kantienne des mathématiques comme ensemble de jugements
synthétiques a priori — Russell jouait ainsi Leibniz contre Kant : l’auteur
de la Monadologie avait reconnu, en effet, le caractère analytique des
propositions logiques et mathématiques, et plus généralement, des
jugements de raison.
Le paradigme scientifique fascine les tenants du positivisme logique
comme il fascinera ceux du structuralisme. Mais alors que le positivisme de
Comte et de Spencer s’appuyait sur la biologie et sur la psychologie, le
nouveau positivisme repose sur la logique. L’origine de l’analyse est
clairement mathématique. Russell disait de l’analyse logique qu’elle
constitue un progrès comparable à celui dont Galilée fut l’initiateur en
physique : aux grandioses généralités rétives aux tests, et qui en appellent
de ce fait à l’imagination quand ce n’est pas à la fantaisie, on substitue des
résultats partiels vérifiables. Le paradigme logique possède de facto un sens
réductionniste car les philosophes de l’analyse partent du présupposé que la
logique ne s’applique qu’aux phrases affirmatives (constatives) et que la
forme logique d’une phrase affirmative est indépendante du contexte
pragmatique dans laquelle elle est émise821..
La dissolution de la métaphysique par et dans le langage et le sens
commun, est traditionnelle dans la pratique empiriste de la philosophie, et si
le néo-positivisme a aussi été appelé empirisme logique, ce n’est pas à
cause seulement du sensualisme. Si l’on excepte Hume (le premier à réduire
les problèmes métaphysiques à de simples questions de langage), les
philosophes classiques se sont servis de leur langue sans songer à
l’interroger, sans soupçonner que leurs concepts sont des mots. Certes,
Locke consacre toute une partie aux mots dans son Essai sur l’entendement
humain, mais c’est seulement pour en déplorer les abus et non pour en
récuser la véracité. C’est pourquoi on parlera à partir de Frege d’un «
tournant linguistique ». Dans ses Principia Ethica Moore prend appui sur
une acceptation confiante du sens commun et du langage usuel. À Moore,
Russell empruntera le titre de son ouvrage (Principia Mathematica) ainsi
que l’idée que l’usage de la langue débouche nécessairement sur une
conception réaliste et pluraliste des concepts. Ce que l’on appellera la
philosophie analytique se situe dans le prolongement du néopositivisme.
Mais alors que le projet de l’unification de la science sera abandonné,
restera la méthode, l’analyse logique du langage. Les philosophies de
l’analyse chassent l’ontologie au profit de la syntaxe. Rien mieux qu’elles
ne vérifie l’énoncé selon lequel le signe est le meurtre de la chose. Mais
l’atomisme logique ne traite pas seulement le langage en objet et en moyen
: il voit en lui un véritable modèle logique — formation de mots à partir de
lettres, de phrases à partir de mots, de discours à partir de phrases, la langue
construit le sens avec ses unités élémentaires. Enfin, autre arme décisive
contre la totalité, la langue ne se ferme jamais, elle n’englobe jamais le tout.
Dans ses travaux, parallèles à ceux de Gödel en logique, Tarski montrera
quels nécessaires paradoxes rencontre un langage « universel ». Le combat
contre la métaphysique est toujours explicitement ou implicitement présent
chez les philosophes de l’analyse. Kant avait mis à mal la métaphysique
mais il ne l’avait pas tuée822.. Le positivisme logique se proposera
d’achever le travail. Mach, qui redonna à l’empirisme le lustre qu’il avait
perdu depuis un siècle, fut, par sa position résolument anti-réaliste823., une
source d’inspiration importante. Comme le pragmatisme, le néo-positivisme
fait jouer contre les idées vagues le principe de parcimonie. Plutôt que de
peigner interminablement les chevelures et les perruques de la tradition, les
philosophes de l’analyse affûtent le rasoir d’Occam pour mieux faire la
barbe de Platon.824. La coupe sera sévère : puisque les propositions de la
métaphysique, ou de l’esthétique ne représentent pas des « états de fait »,
puisqu’elles ne sont pas de type analytique, elles sont donc dénuées de
sens.825. Les philosophes analytiques nient que la philosophie puisse traiter
des valeurs. Sous le nom de principe de vérifiabilité826., le rasoir d’Occam
devient sabre. Exemple : puisque les propositions au sujet des principes
éthiques échappent à la dualité du vrai et du faux, elles ne sont que
l’expression d’une impression (cette théorie est dite non cognitiviste) ;
conclusion : une théorie de l’éthique est impossible. Cela explique en partie
l’indifférence à peu près complète de la philosophie analytique au présent :
la politique et l’Histoire ne comptent pratiquement pour rien à ses yeux.
Ayant trouvé chez Kant et chez Auguste Comte une théorie des limites
aucunement tempérée, l’empirisme des philosophes analytiques tourne le
dos à la chasse de Pan de baconienne tradition. Si le réel est chassé, c’est au
sens qu’il est écarté et non capturé. On suit la leçon de Mach qui avait
prolongé l’interdit de Comte et l’avait renforcé : puisque la certitude
provient de la seule observation, donc des sensations, il conviendra de
purger les théories de tout élément inobservable. Il y a chez les analytiques
le refus radical de la thèse, d’origine platonicienne, selon laquelle les vérités
logiques (ou mathématiques) ne seraient qu’une halte sur le chemin menant
à des « vérités supérieures ». Est récusée aussi l’idée d’une philosophie sans
argumentation : l’argumentation est le mode nécessaire de la pensée
philosophique. Selon cette doctrine dite vérificationniste, comprendre un
énoncé qui entend décrire un état de la réalité, c’est connaître ses conditions
de vérité et de fausseté. Ainsi un énoncé synthétique possède une
signification cognitive (par opposition à une signification poétique ou
émotive) si et seulement s’il est déductible d’une classe finie d’énoncés
observationnels827.. Contre les idéalistes qui tel J. Royce, définissaient le
Tout comme Absolu, et l’Absolu comme Tout, le positivisme logique
s’attachera à déterminer de façon rigoureuse les conditions de possibilité de
la vérité. Car dans l’absolu post-hégélien comme dans l’absolu schellingien
que Hegel lui-même s’était plu à dénoncer, toutes les vaches sont noires,
plus rien n’est vrai, plus rien n’est faux puisque tout est vrai : dès lors que le
faux est une part du grand Absolu, il est vrai aussi bien que le vrai — le vrai
et le faux sont désormais analogues. De plus, l’absolu comme tout abolit la
différence entre le possible et le réel — pour la même raison. Tout est
possible, tout est réel — puisqu’il y a une réalité du possible comme
possible.
Il faut remarquer que ces pensées, en faisant de la philosophie une activité
(et non une doctrine) ont ruiné la condition a priori du système. Une
activité s’exerce à l’infini, elle ne se constitue pas définitivement. Ainsi la
philosophie n’est-elle plus définie comme un ensemble de thèses (le
système classique828.) mais comme un style de pensée. A la limite, la
philosophie analytique est autoréfutante puisqu’elle promeut une méthode
qui, d’un problème philosophique donné, ou bien le réduit à un problème
logique ou bien le déclare non philosophique. L’analyse constitue par
conséquent une dissolution de la philosophie : « philosophie de l’analyse »
serait une contradiction dans les termes. De plus, les ouvrages qui traitent
des philosophes analytiques ne peuvent faire autrement que de leur rendre
une cohérence systématique — car comment parler d’un style sans le perdre
si l’on ne se contente pas de le répéter ?
Pour Frege, les concepts ne nous sont pas donnés hors des jugements et les
jugements ne sont pas construits à partir de composants antérieurs. La
question principielle sera à partir de lui celle de la vérité et du sens des
énoncés. Toute la philosophie analytique sera farouchement anti-
hégélienne829. ; la notion de totalité sera la première victime de cette purge
de la pensée. Atomistique, réductionniste, nominaliste, empiriste — la
philosophie analytique pourchassera la totalité jusque dans ses terres.
Néanmoins — et en cela les philosophies de l’analyse divergent
profondément des philosophies de la différence — l’analyse n’est pas
exclusive de toute totalité. Frege, Russell et Wittgenstein pensent qu’il n’y a
qu’une logique, parce qu’il n’y a qu’un langage830.. De plus, la logique,
selon eux, s’applique à n’importe quel domaine contenant des objets
pensables. C’est à cause de cette double universalité que F. Rivenc parle
d’universalisme logique à leur propos831..
B. Russell considérait sa rébellion contre l’idéalisme néo-hégélien comme
un retour émancipateur au sens commun, mais en réalité, ce dont les
premiers textes de Russell témoignent, c’est d’une adhésion à ce que P.
Hilton a appelé l’« atomisme platonicien ». A.J. Ayer montrera le lien qui
unit l’analyse au vérificationnisme : le principe de vérification présuppose
que tout ce qui peut être dit peut l’être en termes d’énoncés élémentaires. À
l’analyse logique, qui permet de retrouver les éléments ultimes qui servent
de base à la connaissance, correspond la synthèse logique qui consiste à
reconstituer logiquement les entités non directement perçues à partir des
éléments plus immédiats, termes ultimes de l’analyse. Russell, comme plus
tard Lacan, pense que la vérité peut se dire mais jamais toute.
Contre l’idéalisme néo-hégélien, selon lequel il n’y a que la totalité (qu’il
est illégitime de décomposer), Moore avait fait l’objection suivante : ou
bien l’on énonce que parfois c’est effectuer une abstraction illégitime que
d’affirmer d’une partie ce qui n’est vrai que du tout auquel elle appartient
ou bien on affirme que toute assertion au sujet d’une partie ne peut être
vraie que du tout. Dans le premier cas, on énonce quelque chose de vrai
mais de trivial ; dans le second cas, on abolit la différence que pourtant l’on
avait présupposée entre une partie et son tout. Dans sa Théorie moniste de
la vérité Russell approfondira l’argumentation de Moore en démontrant
qu’il est faux de prétendre qu’aucune vérité n’est tout à fait vraie si ce n’est
la vérité « totale » (selon ce holisme méthodologique, une vérité partielle
comme 2 + 2 = 4 ne serait véritablement vraie que replacée dans le contexte
global de la vérité totale). La démonstration de Russell porte sur trois points
: a) la vérité affirmant qu’une vérité partielle fait partie de la vérité totale est
elle-même une vérité partielle, b) si les hommes n’ont jamais accès à la
totalité de la vérité, alors la théorie moniste de la vérité (soutenue par des
hommes) ne peut être vraie, c) tout énoncé portant sur les parties d’un tout
est une vérité partielle. Mais tout énoncé partiellement vrai est aussi
partiellement faux. Donc, toute partie mentionnée dans un énoncé
partiellement vrai et partiellement faux n’est pas vraiment la partie d’un
tout. Conclusion : la théorie moniste de la vérité présuppose qu’un tout est
formé de parties et implique en même temps qu’un tout n’est pas vraiment
formé de parties. Autrement dit, aucune proposition n’est jamais ni tout à
fait vraie ni tout à fait fausse832..
Russell voyait entre la philosophie moniste et l’idée que toutes les
propositions doivent répondre au schéma sujet-prédicat un lien nécessaire,
aussi dans The Principles of Mathematics substitue-t-il à l’articulation
classique sujet-prédicat un découpage en variable et fonctions. Si le
symbole « Q » traduit « est humain », la fonction propositionnelle « Qx » se
lit « x est humain » et l’ensemble des valeurs — Socrate, Platon… —
rendant vraie cette fonction compose la classe qu’elle détermine. « Tous les
hommes sont mortels » s’écrit : « Pour tout x, si x est un élément de
l’ensemble des hommes, alors x est mortel ». Il s’agit de réduire une
expression complexe en ses éléments fondamentaux à l’aide des seuls outils
de la logique formelle. « Tous les hommes sont mortels » est constitué de
deux ‘propositions atomiques’ et c’est de la vérité ou de la fausseté de
chacune de ces propositions que dépendra la vérité de l’ensemble : il suffit
en effet qu’un seul homme soit immortel pour que l’énoncé soit invalidé. La
conclusion qu’en tire Russell est que personne n’est en mesure d’attribuer
une valeur de vérité à cet énoncé.
« Le sentiment du monde en tant que totalité limitée constitue l’élément
mystique » écrit Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus833..
Wittgenstein a fait sienne la thèse selon laquelle il est impossible de dire
quoi que ce soit au sujet du monde considéré comme un tout, de telle sorte
que tout ce que l’on pourra dire concernera des portions limitées du monde.
Ce n’est pas que le monde soit impensable, mais il ne peut être pris pour un
collectif. Le Tractatus logico-philosophicus, dont l’écriture atomisée est
évidemment paradigmatique, définit le monde comme « la totalité des faits
» constitués d’autres faits, élémentaires, dits « états de choses », à leur tour
formés d’objets, entités et choses non décomposables (atomiques,
proprement). Le langage est la totalité des propositions et les propositions
élémentaires (Elementarsätze) sont des concaténations de noms834. et des
représentations d’un état de choses835. qui, à partir du moment où la
proposition est douée de sens et ne possède pas uniquement un caractère
logique, partage avec l’état de choses une relation structurelle. De
l’isomorphisme de la pensée et du réel dans le Tractatus résulte l’idée que
la totalité des propositions empiriquement vraies donne une image logique
des faits, c’est-à-dire une image adéquate de la réalité. Wittgenstein, dans le
Tractatus, voit le monde comme constitué de faits (Tatsachen) moléculaires
ou faits complexes, lesquels, à leur tour, se décomposent en faits
atomiques836. (traduits aussi en français par « états de choses »).
Symétriquement, la pensée — qui ne fait qu’un avec le langage — est
constituée de propositions complexes, analysables en propositions
atomiques qui relient entre eux des noms, signes simples des objets mais qui
sont logiquement indépendantes les unes des autres. La signification d’une
phrase est subordonnée à la vérité ou à la fausseté des propositions
élémentaires qu’elle contient. La proposition composée ou « moléculaire »
est dite fonction de vérité des propositions élémentaires qui sont des
combinaisons de noms. C’est parce que les faits ne font pas totalité (qu’ils
sont indépendants les uns des autres) que l’induction est impossible et que
Wittgenstein qualifie de superstition la relation causale837.. Wittgenstein ne
croit ni aux analogies ni aux correspondances : « Rien dans le champ visuel
ne permet de conclure qu’il est vu par un œil »838.. Les phénoménologies
diront pareillement que la présence au monde ne fait pas partie du monde.
On distingue habituellement un premier Wittgenstein atomiste, anti-
holiste839. et un second Wittgenstein holiste840. : ce n’est plus une
proposition isolée mais l’échelle tout entière qui se trouve comparée à la
réalité. Pourtant le Tractatus logico-philosophicus contient des énoncés
d’inspiration nettement « holiste » : « Dès que tous les objets sont donnés,
tous les états de choses possibles sont également donnés »841.. D. Pears note
une préfiguration du « holisme » de Wittgenstein dans le Tractatus
même842. : la proposition ne peut déterminer qu’un seul lieu dans l’espace
logique, y écrivait Wittgenstein, néanmoins l’espace logique tout entier doit
déjà être donné par elle843..
Nombre de chercheurs aujourd’hui insistent sur la continuité de la
démarche de Wittgenstein et mettent en question la dualité établie entre un
premier Wittgenstein auteur du Tractatus, et un second Wittgenstein
rédacteur des Recherches philosophiques. Pourtant, sur la question de la
totalité, force est de constater l’existence d’un tournant (pour reprendre le
mot que Heidegger appliquait à lui-même) : le Wittgenstein du Tractatus est
atomistique, le Wittgenstein des Cahiers suit avec la plus grande attention
les travaux de l’école fonctionnaliste en anthropologie — qui considère la
culture comme un système indépendant — et de l’école gestaltiste en
psychologie — qui met l’accent sur le caractère global de l’appréhension.
On peut donc penser que, sans devenir « holiste »844. (après une jeunesse «
réductionniste »), Wittgenstein, à la fin de sa vie, a porté un regard intéressé
en direction du tout, dans les domaines les plus variés. Le confirme le fait
que dans les occupations qui sont précisément les siennes, Wittgenstein ne
considérera plus l’analyse comme une décomposition mais comme une
description. Or celle-ci n’est pas conçue sans le contexte : c’est le contexte
qui donne à une phrase sa signification, lequel contexte renvoie à une forme
de vie, et au-delà, à une culture. Il faudrait, en conséquence, connaître la
totalité d’une culture pour saisir le moindre énoncé. L’une des critiques que
Wittgenstein adresse dans les années 1930, à son Tractatus, concerne la
thèse845. affirmant, comme critère du caractère élémentaire d’une
proposition, qu’elle ne peut être contredite par une autre proposition
élémentaire. En prenant en considération le vocabulaire des couleurs, par
exemple, et en reconnaissant qu’une proposition du type « ceci est rouge »
implique nécessairement que « ceci n’est pas bleu », Wittgenstein renonçait
à l’indépendance des propositions élémentaires et affirmait que c’est un
système de propositions que l’on appose à la réalité (comme une règle le
long de ce que l’on mesure) et non une proposition isolée.
Rudolf Carnap part du sensualisme de Mach et du phénoménisme de
Russell. La distinction entre science et ontologie est liée chez lui à la
distinction entre synthétique (portant sur des faits) et analytique (relatif à un
langage)846.. Dans La Construction logique du monde847., Carnap a pour
dessein la constitution du monde par une réduction à la fois logique et
phénoménaliste de l’expérience, visant à rapporter les concepts de tous les
domaines à un nombre minimal d’éléments de base combinés entre eux
selon des règles définies par des relations de base. Les éléments de base —
Carnap s’éloigne ici de Mach — sont les qualités sensibles qui affectent
notre subjectivité et constituent ainsi des vécus élémentaires
(Elementarerlebnisse)848.. Pour ce qui est de la relation de base, Carnap la
définit comme « ressemblance mémorielle » ou « souvenir de ressemblance
»849. apte à former entre les vécus élémentaires des rapports structurés.
L’Aufbau définit à la fois une réduction et une construction : cette
construction est une réduction qui doit aboutir à un système constitutif,
c’est-à-dire à un arbre généalogique des concepts, reliés par des chaînes de
définitions aux éléments de base ; de cette manière, les concepts de toutes
les sciences seront rattachés au même domaine fondamental et l’unité de la
science sera réalisée. En réalité, un seul concept primitif suffit pour
reconstruire la totalité du monde : celui du souvenir de ressemblance. Ce
choix relève de la méthode, non de l’ontologie ; un autre choix, en effet, est
possible (on peut choisir, par exemple, la base physicaliste, qui prendrait
comme éléments primitifs les objets physiques). Carnap montre que
l’ensemble des concepts de la connaissance scientifique constitue une
structure logique reposant sur quelques concepts fondamentaux. L’Aufbau
est construit comme une pyramide à quatre étages : d’abord les objets «
autopsychologiques » (formant la subjectivité), puis les objets physiques
(résultant de la combinaison logique des données sensibles), puis les objets
« hétéropsychologiques » (le monde intersubjectif) et enfin les objets
culturels.
Dans un opuscule intitulé Pseudo-problèmes en philosophie, Carnap
établit que toute vérification de nos connaissances ne peut se faire qu’à
travers une analyse gnoséologique, en rapportant les contenus cognitifs à
des objets ou concepts plus simples à partir desquels ces contenus peuvent
être construits. Il en déduit la possibilité de ramener la connaissance de la
réalité psychique à ses manifestations physiques. Dans sa Construction
logique du monde, Carnap parle de quasi-analyse, non pas au sens où il
s’agirait d’une analyse partielle ou défectueuse, mais au sens d’une position
du comme si. Le problème de départ est celui de l’atomicité : si les éléments
fondamentaux d’un système de concepts sont indivisibles, comment peut-on
énoncer quelque chose à leur sujet ? Carnap montre que le problème tient à
une conception trop rigoureusement intensionnelle de l’analyse, c’est-à-dire
à un traitement des concepts limités à leur décomposition en parties
constituantes. Il entend, pour esquiver cette difficulté, développer une
analyse relationnelle d’objets.
En 1934, dans Syntaxe logique du langage (écrit six ans après la
Construction logique du monde), Carnap remplace les vécus élémentaires
par les protocoles d’observation en tant que données irréductibles : ceux-ci,
parce qu’ils sont de nature linguistique, ont l’avantage sur ceux-là (de
nature psychologique) d’être contrôlables. Le protocole, primitivement,
était la première page collée à un rouleau de parchemin. Au Moyen Âge, le
mot a signifié la minute des actes notariés — d’où le sens moderne de
procès-verbal que Carnap retiendra. Mais l’idée d’un énoncé premier
(proto-) n’a pas disparu. C’est en raison de leur caractère originaire
(ursprünglich) que ces rapports doivent constituer, aux yeux de Carnap, la
base du système total de la science, entendu comme langue-système. Quels
énoncés faut-il considérer comme des énoncés protocolaires ? Carnap et
Neurath eurent une célèbre discussion sur le sujet : ces énoncés portent-ils
sur les données des sens ou bien sur le compte-rendu d’un observateur sur
ces données, à moins qu’il ne s’agisse d’énoncés sur un compte-rendu
d’une observation sur des événements extérieurs ? Mettant en garde contre
la confusion, Schlick choisira les énoncés primaires contre les faits
primaires. Un mot, écrit Carnap, « n’a de signification que si les énoncés
dans lesquels il figure sont réductibles à des énoncés protocolaires »850.,
c’est-à-dire à des énoncés élémentaires exprimant nos expériences
sensorielles. Les énoncés de la science ne sont pas déduits des énoncés
protocolaires mais mis en relation avec eux moyennant une procédure de
vérification faible ou « confirmation ». Dans Les Fondements logiques des
probabilités, Carnap établit que tout raisonnement inductif est un
raisonnement en termes de probabilités et que tous les principes et
théorèmes de la logique inductive sont analytiques.
 
 
III. DOUTES JETÉS SUR LA CERTITUDE ANALYTIQUE
 
L’opposition de l’analyse et de la synthèse, comme celle de la partie et du
tout, ou de la multiplicité et de l’unité, est l’un des principaux marqueurs de
système, qui font reconnaître une signature conceptuelle. Face aux tenants
de la méthode analytique qui en appellent à la rigueur de la pensée et de la
connaissance, les « philosophes de la synthèse » entendent respecter
l’intégrité des choses et de la vie. Le caractère destructeur de l’analyse
n’apparaît peut-être jamais aussi nettement que dans le domaine esthétique :
considérer un poème ou un roman comme un texte dont il conviendrait
d’énumérer les éléments constituants, c’est déjà le supprimer comme
œuvre. Il en va de même avec l’analyse musicale — on n’y entend,
littéralement, plus rien. Bien entendu, le problème de l’analyse traversera
aussi les sciences — à commencer par celles du vivant, à travers la
controverse entre mécanisme et organicisme851..
« L’activité de diviser est la force et le travail de l’entendement, de la
puissance la plus étonnante et la plus grande qui soit », écrit Hegel dans la
Préface de La Phénoménologie de l’Esprit 852.. C’est par cette mort de
l’objet séparé que l’esprit vivra853.. Par opposition à l’entendement qui
ainsi désarticule et maintient à part ses objets, pour les considérer
unilatéralement, la raison ou l’Esprit sont des forces de synthèse, capables
de surmonter la division et de se porter à l’absolu854.. Pour Hegel,
l’analyse n’est que la condition négative de la synthèse. L’entendement fait
mener au concept une vie littéralement dissolue. À cet égard, rien n’est plus
significatif que la façon dont Hegel dans la Philosophie de la Nature —
deuxième partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques — prend le
parti de Goethe contre Newton855. à propos de la théorie des couleurs.
D’un côté, le penseur poète qui considère le tout du phénomène, de l’autre
le mathématicien qui pousse l’analyse jusqu’à la démantibulation et
l’artifice. Contre l’analyse newtonienne, Hegel fait le choix de la théorie
globaliste défendue par Goethe dans un traité célèbre à l’époque et qui
repose sur l’opposition spéculative du clair et de l’obscur.
Rappelons-nous ce que Goethe dénonçait chez Newton : pour examiner la
nature de la lumière, le savant anglais s’était enfermé dans une chambre
obscure, dont la fenêtre ne laissait passer, par une fente, qu’un mince rayon.
C’est ainsi maltraitée qu’il observait la lumière, en place de la lumière
chaude et vivante qui baigne généreusement l’ensemble de la nature. Cette
clôture et cette fente pourraient symboliser une certaine science en son
entier. Dans une Addition de sa Philosophie de la Nature, Hegel dit des
expériences de Newton qu’elles sont « embrouillées, méchamment,
petitement faites, frelatées, souillées »856.. Le dispositif de la chambre
obscure est traité de « pédantisme »857..
Prenant le mot au mot, Hegel voit dans le spectre de Newton un
fantôme858.. « La représentation de rayons lumineux simples, discrets et de
particules lumineuses simples discrètes ainsi que de faisceaux de tels rayons
et particules dont une lumière bornée dans sa diffusion serait composée
relève de la barbarie des catégories, présente aussi ailleurs, que Newton
particulièrement a rendue dominante en physique »859.. Hegel conjoint
dans sa charge contre Newton l’analyse au sens philosophique et l’analyse
au sens mathématique860. pour dénoncer l’inapplicabilité du langage
quantitatif des mathématiques à la Nature861..
Pour montrer le caractère arbitraire de l’expérience et de la théorie de
Newton, Hegel use d’une métaphore musicale : en croyant que les couleurs
sont déjà là dans la lumière blanche et que le prisme ne fait que les révéler
(au lieu de les produire artificiellement), les newtoniens sont dans la
position de celui qui affirmerait que les sons du cor sont déjà là avant même
que quiconque ne souffle dedans. Hegel appelle « barbare »862. la
conclusion de Newton, que ce que produit le prisme, c’est l’originaire863..
Il est frappant de voir Hegel reprendre à son compte un argument
d’Aristote lorsque celui-ci refusait, à rebours de son ancien maître Platon,
d’appliquer les mathématiques aux choses de la Nature. « Dans le cas des
couleurs, écrit Hegel, la mathématique n’a rien à faire »864.. Si l’usage des
mathématiques est justifié en optique, c’est parce que ce domaine se prête
bien à la figuration géométrique et à la mesure.
L’autre argument de Hegel consiste en appeler à l’expérience commune,
qui est celle de l’enfant avant d’être celle du peintre — selon laquelle, loin
d’être simples et indécomposables, l’orange, le vert et le violet sont des
mélanges : « Aucun peintre n’est assez fou pour être newtonien »865.,
déclare Hegel.
Bergson opposera l’intuition, qui nous place à l’intérieur de l’objet « pour
coïncider avec ce qu’il a d’unique, et par conséquent d’inexprimable »866.
et l’analyse, qui le désarticule et le considère en extériorité. L’analyse est le
mode de travail de l’intelligence qui est d’abord une faculté pratique et qui
pour manipuler les objets les étale dans l’espace. L’analyse, qui immobilise
le mouvant en vue de l’action, ignore la durée (qu’elle spatialise en temps),
le mouvement, la conscience, la vie : « les concepts ou schémas auxquels
l’analyse aboutit ont pour caractère essentiel d’être immobiles pendant
qu’on les considère »867.. L’analyse substitue au flux continu des choses
une succession d’images fixes — tout comme le fait le « cinématographe »
utilisé par Bergson comme métaphore de l’intelligence mécaniste dans le
chapitre IV de L’Évolution créatrice : « le mécanisme de notre
connaissance usuelle est de nature cinématographique »868.. Les paradoxes
de Zénon d’Élée discutés dans le même chapitre sont des paralogismes issus
de cette méconnaissance du caractère indivisible du mouvement et du temps
; ils proviennent de l’application par l’intelligence de l’image spatiale
statique au flux continu du temps.
Dans ses Recherches logiques, Husserl établit une distinction entre les
représentations séparables (comme la tête et le corps) et les représentations
non séparables (comme la couleur ou la forme et le substrat)869.. Mais
qu’est-ce, s’interroge Husserl, la séparabilité d’un contenu de pensée
comme « tête de cheval » ? « Séparabilité signifie seulement que nous
pouvons maintenir ce contenu identique dans notre représentation, malgré
une variation illimitée (arbitraire, qui ne soit interdite par aucune loi fondée
dans l’essence du contenu) des contenus liés et, en général, donnés avec lui
; ce qui, à son tour, veut dire que ce contenu resterait inchangé par la
suppression de tout ensemble quelconque de contenus donnés avec lui. Or
cela implique de toute évidence : que l’existence de ce contenu, pour autant
qu’il dépend de lui-même d’après son essence, n’est nullement
conditionnée par l’existence d’autres contenus, que, tel qu’il est, a priori,
c’est-à-dire précisément d’après son essence, il pourrait exister même s’il
n’existait absolument rien en dehors de lui ou si tout se modifiait autour de
lui arbitrairement, c’est-à-dire en l’absence de toute loi »870.. Cette analyse
convient à ce que nous appelons extrait, un doublet étymologique de
l’abstrait. L’extrait présuppose la séparabilité871..
On n’a pas manqué de remarquer que l’analyse est ou bien triviale ou bien
fausse. Soit elle est rigoureuse, mais alors elle n’apprend rien, soit elle
apprend quelque chose, mais alors elle n’est plus rigoureuse. Cette
alternative a été appelée « paradoxe de l’analyse ». Elle récuse la théorique
kantienne du jugement synthétique a priori.
G.E. Moore — qui fut pourtant l’un des inspirateurs de la philosophie
analytique — a mis au jour ce paradoxe de l’analyse. Soit l’analyse est
correcte, alors l’analysans (le moyen) et l’analysandum (l’objet de
l’analyse) doivent avoir la même signification. En ce cas, l’analyse n’a
aucune valeur d’explication ou d’information. Si, en revanche, l’analyse
explique ou informe, alors cela suppose qu’il existe une différence de
signification entre l’analysans et l’analysandum, une différence qui peut
être une incorrection logique.
Locke traitait les propositions analytiques de propositions frivoles
(trifling)872. et en distinguait deux types : les propositions identiques dans
lesquelles nous affirmons le même terme de lui-même (l’huître est huître) et
les propositions dans lesquelles on affirme une partie d’une idée complexe
au nom du tout (le plomb est un métal). Selon Locke, ces propositions ne
répandent aucune lumière dans l’entendement et n’ajoutent rien à notre
connaissance, au mieux, le second type de proposition frivole peut
permettre à quelqu’un qui l’ignore de saisir la signification d’un mot. Locke
opposait les propositions frivoles aux théorèmes des mathématiques qui
sont des connaissances certaines mais qui sont également des connaissances
réelles, puisque ce qui est affirmé d’un objet dans un théorème
mathématique n’est pas contenu dans l’idée de cet objet. La distinction
kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques est une
reprise de cette distinction.
La dualité des jugements analytiques et synthétiques est apparue à Carnap
comme le seul moyen pour concilier l’empirisme et l’existence des vérités
logiques : les énoncés synthétiques portent sur la réalité, les énoncés
analytiques portent sur le langage. Quine remet en question la possibilité
même de la distinction entre analytique et synthétique. Le dogme de
l’empirisme auquel Quine s’attaque trouve ses plus ardents défenseurs dans
l’empirisme logique issu du Cercle de Vienne et dont Carnap est le meilleur
représentant. Les empiristes logiques ne reconnaissent que deux types de
connaissances. Les connaissances analytiques, d’une part, qui peuvent
prendre la forme de théorèmes logiques, conséquences des règles logiques
et de postulats de signification reflétant la signification imposée par
convention aux mots d’un langage, et les connaissances synthétiques
d’autre part, issues de l’expérience. Selon Carnap, il existe une distinction
claire entre les vérités qui sont obtenues à partir de l’application de règles
ou de conventions, les vérités analytiques, et les vérités qui ne peuvent être
garanties que par le recours à l’expérience. Quine lui objecte qu’il est
impossible de décider parmi les phrases d’une langue naturelle lesquelles
peuvent être considérées comme engendrées par des règles ou des
conventions et lesquelles font nécessairement appel à l’expérience pour leur
validation. Quine remet ainsi en cause la distinction entre analytique et
synthétique en montrant qu’on ne peut lui assigner de sens rigoureux : elle
ne correspond à aucune distinction réelle claire dans les langues naturelles.
Cette remise en cause est liée au rejet par Quine du réductionnisme défendu
par Carnap et selon lequel toute proposition synthétique est réductible à une
proposition dans laquelle ne figurent que des termes qui se rapportent
directement à l’observation. Quine adopte au contraire une thèse holiste qui
revient à nier que l’on puisse analyser ainsi une proposition prise isolément
: lorsque l’on cherche à vérifier la validité d’une proposition, on teste en fait
tout un ensemble de propositions, ce qui fait qu’on ne saurait décider si une
proposition isolée est analytique ou synthétique.
Représentant de la philosophie analytique, W.V.O. Quine récuse
néanmoins deux thèses centrales de ce courant de pensée : après celle de la
dualité des jugements analytiques et des jugements synthétiques, celle de la
clarté de la notion d’analycité. Dans son article « Deux dogmes de
l’empirisme »873., Quine soutient que la notion d’analycité ne peut pas être
clairement définie. L’analycité, en effet, repose sur la synonymie nécessaire
entre deux termes dans certains contextes ; or cette idée de synonymie
nécessaire présuppose la notion d’analycité. On est par conséquent en
présence d’un cercle logique.
Aux yeux de Quine, l’analyse est une paraphrase qui permet de lever les
ambiguïtés des expressions ou des énoncés. La critique qu’il opère entre les
énoncés ayant seulement un contenu linguistique et énoncés ayant à la fois
un contenu linguistique et un contenu empirique s’inscrit dans le cadre
d’une conception holiste de la connaissance. La thèse de Duhem-Quine (ce
n’est jamais une proposition isolée qui subit l’épreuve de l’expérience mais
un système de propositions) repousse clairement l’épistémologie
poppérienne du côté du fragmentarisme874. analytique.
 
 
IV. LA DÉCONSTRUCTION
 
Dans Points de suspension875. Jacques Derrida définit la déconstruction
comme une réflexion sur le système, mais Derrida ne définit pas ses termes
(pas plus qu’un peintre ne définit ses couleurs). Il considère les concepts
comme des thèmes au sens littéraire du mot : il ne croit pas aux concepts
pourvus d’une extension et d’une compréhension déterminées mais dispose
des « valeurs » dont le jeu de déplacement, à l’infini flottement, interdit
toute fixation par la pensée. D’où le risque, d’avance préparé, d’une analyse
impossible.
Pour ceux que ne satisfera pas une retombée dans l’ineffable, la pensée de
Derrida est complètement para-doxale : elle récuse les dualités et pourtant
elle est tout entière fondée sur elles, elle interroge l’impensé de la
métaphysique sans interroger son impensé à elle — car, après tout,
pourquoi devrait-on « déconstruire » ? De la grammatologie annonçait une
science (sic), une théorie qui évidemment n’ont jamais été constituées.
Cette pensée, qui n’a cessé d’interpréter, désirerait ne pas l’être — d’où ce
coup de force, ce pari intenable d’une différence qui ne serait ni un concept
ni même un mot876. mais la racine commune de toutes les oppositions de
concepts qui scandent notre langage.
La déconstruction a une source marxiste (la critique de l’idéologie),
nietzschéenne (la généalogie de la morale), freudienne (l’analyse de
l’inconscient) et heideggérienne (l’Abbau de la métaphysique occidentale).
Cette dernière source est la plus abondante. Heidegger choisissait la
Destruktion contre la Zerstörung mais comme le premier terme en français
évoque davantage encore la destruction que le second, c’est à partir de
l’Abbau — le démontage par lequel Heidegger dans Être et Temps
caractérisait la Destruktion —, que le terme de déconstruction a été forgé.
Husserl usait aussi du terme de Abbau : « Par la méthode de déconstruction,
disait-il, nous sommes conduits non seulement à différencier des niveaux de
structure, mais encore à «reconstruire» un processus temporel actuel dans
lequel les niveaux inférieurs précèdent les niveaux supérieurs ».877. «
Déconstruire signifie démonter, désassembler, donner du jeu à l’assemblage
pour laisser jouer entre les pièces de cet assemblage une possibilité d’où il
procède mais que, en tant qu’assemblage il recouvre ».878. La
déconstruction n’est pas l’analyse, laquelle laisse le tout inchangé et ne
songe jamais à le poser comme problème. La déconstruction n’est pas la
décomposition du complexe en simple.879. Le terme de déconstruction, à
cause de l’image d’une construction à l’envers qu’il suggère, est lui-même
inadéquat ; il suppose le caractère systématique (à rebours) d’une entreprise
que Derrida n’a en fait jamais menée, ni sur un texte ni a fortiori sur un
auteur. Il signifierait qu’au terme du travail, la première pierre même serait
ôtée. Or les articles de Derrida n’ont jamais « déconstruit » que des pans de
murs, laissant l’édifice intact. De même que l’élément central du rêve, tel
qu’il a été interprété par Freud, est un élément qui semblait secondaire, dans
la déconstruction le détail — mot échappé d’une plume, phrase oubliée... —
prend valeur de paradigme. Les présupposés omis (l’impensé) acquièrent
une importance plus grande que l’apparence de l’expression. S’il fallait
absolument une image spatiale et visuelle pour illustrer ce mode particulier
de détotalisation, on pourrait choisir la trame de la tapisserie dont le dessin,
tout en restant inconscient à son auteur et invisible au spectateur, gouverne
néanmoins l’ensemble des motifs figurés. Bataille avait montré quelle
bonne guerre pouvait représenter le soupçon jeté sur la femme de César : et
si le sens profond de la totalisation hégélienne était justement d’avoir
toujours eu à lutter contre son envers (la discontinuité qui la déchire) ? Et si
le contenu de vérité, si tant est qu’il ait un sens, était dans le reste, le déchet
?880.
*
 
Voir aussi
 
L’abstraction. Le concept. La connaissance. La définition. La
démonstration. L’intelligence. La totalité. La vérité.
 
*
 
Bibliographie
 
R. Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie.
E. Kant, Critique de la raison pure, Introduction et Analytique transcendantale.
Henri Bergson, — « Introduction à la métaphysique », La Pensée et le mouvant.
— L’Évolution créatrice IV.
Gaston Bachelard, — Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, Vrin, 2000.
— La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 2000.
Rudolf Carnap, La Construction logique du monde, trad. T. Rivain, Vrin, 2001.
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1961.
Pascal Engel, La Norme du vrai. Philosophie de la logique, Gallimard, 1989.
Pierre Jacob, L’Empirisme logique, Les Éditions de Minuit, 1980.
770 On distingue désintégrer (l’atome, par exemple) et désagréger (la matière, par exemple) : la
désintégration touche un ensemble plus petit que la désagrégation — par où l’on retrouve cette
propriété logique qu’un élément d’un ensemble peut être un ensemble par rapport à ses propres
éléments.
771 La division est aussi l’opération logique par laquelle on distribue un genre en ses espèces. Elle
équivaut à l’analyse intégrale de l’extension d’un concept : répartir le genre vertébré en mammifères,
oiseaux etc., c’est le diviser.
772 R. Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1953, p. 138.
773 E. Kant, Dissertation de 1770 § 1, AK II, 388, trad. fr., Œuvres philosophiques I, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 630.
774 L’analytique existentiale est analyse philosophique des existentiaux, c’est-à-dire des structures
constitutives du Dasein, de l’être-là humain dans son rapport à l’être chez Heidegger.
775 La distinction kantienne entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques a été
précédée par la distinction, faite par Leibniz, entre les vérités de raison et les vérités de fait, et par
celle, de Hume entre les relations d’idées et les relations de fait.
776 C’est-à-dire le sujet. E. Kant, Critique de la raison pure, Introduction IV, AK IV III, 33, trad.
A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 765.
777 Critique de la raison pure, Introduction VI.
778 Dans Le double assassinat de la rue Morgue.
779 R. Thom, Paraboles et catastrophes, Flammarion, 1983, p. 123.
780 Wronski était si fier de la formule qu’il la fit imprimer sur l’image du piédestal d’un sphinx
dessiné dans un cercle et auréolé du zodiaque. Ce symbole de la « loi suprême de l’univers » était
imprimé sur tous ses ouvrages.
781 Chapitre XVII.
782 Parfois malencontreusement traduit en français par « totalisme ».
783 Renée Bouveresse, Karl Popper, Vrin, 1978, p. 144.
784 Comme l’écrit J. D. Barrow, « cette approche orientale n’était pas inconsidérée. Simplement,
elle était prématurée. C’est seulement très récemment que des scientifiques, grâce à l’informatique et
à l’image de synthèse, ont pu modéliser la description de systèmes non linéaires intrinsèquement
complexes » (J. D. Barrow, La Grande théorie. Les limites d’une explication globale en physique,
trad. M. Cassi et G. Paulus, Albin-Michel, 1994, p. 28).
785 L’universel abstrait du globalisme peut même s’avérer un fantasme logiquement contradictoire
comme on voit avec l’alkaest, le dissolvant universel des alchimistes, matière improbable : comment
aurait-il seulement pu être contenu dans un récipient puisqu’il était censé tout dissoudre ?
786 Outre le fait que, parti à la recherche d’un secret ancien mais perdu, l’alchimiste n’est pas dans
l’attitude du chercheur qui s’efforce de trouver et d’expliquer des phénomènes.
787 Voir M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, pp. 60-91.
788 G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 2000, p. 16.
789 Première partie de l’Instauratio Magna.
790 H. Höffding, Les Conceptions de la vie, trad. A. Koyré, Félix Alcan, 1928, p. 28.
791 M. Morrison, Unifying Scientific Theories, University of Toronto (Canada), 2000.
792 J.-F. Lyotard, Le Différend, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 18.
793 P. Engel, La Norme du vrai. Philosophie de la logique, Gallimard, 1989, pp. 161-162.
794 R. Thom, Paraboles et catastrophes, op. cit., p. 93.
795 Ibid., p. 93-94.
796 Et non élémentariste.
797 C’est le titre d’un ouvrage de J. Poulain, L’Âge pragmatique ou l’expérimentation totale,
L’Harmattan, 1991.
798 G. Bachelard, La Philosophie du non, P.U.F., 1981, p. 139.
799 H. Atlan, À tort et à raison, Seuil, 1986, p. 65.
800 É. Klein et M. Lachièze-Rey, La Quête de l’unité, Albin Michel, 1989, pp. 142-143.
801 Il y a des exceptions : si l’arabette des dames (Arabidopsis thaliana), une « mauvaise herbe »
commune, est la plus étudiée de toutes les plantes, c’est à cause de l’extrême petitesse de son
génome.
802 En laboratoire l’animal est toujours par définition dans une situation catastrophique. Quel
enseignement, dès lors, peut-on tirer des expériences faites sur lui ?
803 Cité par F. Dagognet, Méthodes et doctrine dans l’œuvre de Pasteur, P.U.F., 1967, p. 31.
804 Ainsi la conception « aériste », d’origine hippocratique et vivace jusqu’au siècle dernier,
rendait le climat responsable des affections s’abattant sur les populations.
805 Ph. Servais, « L’homéopathie : une science ? », Pour la science, nov. 1992, p. 8.
806 Voir infra.
807 P. Tort, La Raison classificatoire, Aubier, 1989, p. 208.
808 Ibid., p. 209.
809 Cité par M. Caullery, Les Étapes de la biologie, P.U.F., 1948, p. 63.
810 Dans le synapse l’activité électrique transmise le long de l’axone du neurone présynaptique
induit la libération d’une substance chimique — un neuromédiateur — qui a son tour induit une
activité électrique dans le neurone post-synaptique. En ce domaine, le refus de l’analyse n’aurait été
qu’un autre nom pour le refus de connaître.
811 Soit l’étude du courant El Niño dans le Pacifique. À le prendre dans sa totalité, rien n’aurait été
compréhensible parce que tout serait resté dans le vague. Le choix pris de concentrer tous les moyens
de mesure et de recherche sur une petite surface et d’y observer dans le détail, pendant une période
assez longue, l’ensemble des phénomènes qui s’y produisent, s’est révélé le plus fécond.
812 Ce pourquoi Kant, qui la considérait comme une idée métaphysique, ne croyait pas à la
possibilité d’une psychologie scientifique.
813 Les expressions de « psychologie élémentariste », de « psychologie atomistique », et de «
psychologie associationniste » ont fini par s’équivaloir.
814 G. Bachelard, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, Vrin, 2000, p. 11.
815 Le courant analytique est si dominant dans les pays anglo-saxons qu’aux États-Unis, analytic
est le mot servant à désigner la philosophie américaine par opposition à la continentale (non
analytique). Aux Etats-Unis — où ils s’établirent pour la plupart, à partir de 1933 — les philosophes
du Cercle de Vienne trouvèrent un contexte favorable : le néopositivisme partage avec le
pragmatisme plus d’un espace de pensée — la considération du sens commun, l’analyse du langage
ordinaire, le rejet des entités métaphysiques. Il faut rappeler que le sens de cette philosophie déborde
de beaucoup le champ de la philosophie même. L’analyse a été, en effet, avec Turing, l’origine
conceptuelle de l’informatique.
816 G. Frege, Les Fondements de l’arithmétique, trad. fr., Seuil, 1969.
817 Joëlle Proust, Questions de forme. Logique et proposition analytique de Kant à Carnap,
Fayard, 1986, p. 331.
818 K. Popper, La Quête inachevée, trad. R. Bouveresse, Presses Pocket, 1989, p. 5-6.
819 Russell distingue la phrase, réalité linguistique, et la proposition, réalité logique.
820 L’entrée récente de la philosophie dans le monde de la communication a transformé le mode de
composition des livres de philosophie — dont la plupart désormais sont des recueils d’articles déjà
publiés dans des revues, et de conférences données entre deux avions. Cette dispersion donne à
l’essai une place qu’il n’avait jamais eue auparavant. Autre expression de l’atomisme des
philosophies de l’analyse : l’exemple — qui joue un rôle analogue à celui du modèle dans la
métaphysique classique et se substitue à lui. L’exemple, comme singularité empirique a été négligé
par la tradition philosophique qui le jugeait indigne du concept. Les philosophes de l’analyse,
délaissant avec un mépris consciencieux les envolées, s’attellent aux problèmes de détail et prennent
leurs exemples dans les recoins les plus négligés de la vie quotidienne. Leur écriture fragmentaire,
aphoristique va de la note à l’article et délaisse le traité (le Tractatus logico-philosophicus est-il un
traité ? Le latin en conjure la possibilité même).
821 Après 1945, les philosophes analytiques élargiront le champ de la forme logique et intégreront
la pragmatique dans leur étude du langage.
822 Tel d’ailleurs n’était pas son objectif.
823 Il alla jusqu’à refuser la réalité des atomes.
824 Cette dernière image est de Quine.
825 Les néo-positivistes tireront du Tractatus une condamnation de la métaphysique à laquelle,
pour sa part, Wittgenstein ne se livra jamais. Par ailleurs, on trouve chez les philosophes analytiques
de la seconde génération (Quine, Goodman) une réhabilitation de l’ontologie.
826 Putnam et Rorty mettront en question le principe de vérifiabilité lui-même en faisant observer
qu’il est impossible de sortir du langage pour constater, d’un point de vue extérieur, l’adaptabilité du
langage au monde.
827 P. Jacob, L’Empirisme logique, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 130.
828 Le collectif constitué par le Cercle de Vienne renforce l’impossibilité de l’édification d’une
doctrine unitaire.
829 Dans sa jeunesse, Russell a joué Leibniz contre Hegel. Son essor philosophique vient de sa
réaction contre le synthétisme idéaliste néo-hégélien (Bradley, Bosanquet), si puissant en Angleterre.
Celui-ci reposait sur l’idée que la réalité est toujours formée de totalités organiques — lesquelles
finissent par former un tout universel — et sur l’idée que l’abstraction est une falsification. La
Réalité, c’est la Totalité, la Vérité, c’est la Totalité — tel est le double credo néo-hégélien que la
philosophie analytique s’évertuera à détruire.
830 La syntaxe, dans cette optique, peut accueillir n’importe quel vocabulaire.
831 F. Rivenc, Recherches sur l’universalisme logique, Payot, 1993, p. 7. F. Rivenc distingue et
oppose deux types d’universalisme logique : l’universalisme négatif (représenté par Frege et le
Wittgenstein du Tractatus) qui prend acte du fait que les fondements de la logicité, les lois du
discours doué de sens et la nature de la vérité logique, ne peuvent être formulés dans le mode
théorique du discours et l’universalisme positif (représenté par Russell et par Carnap) pour qui une
hypothèse dont la conséquence est sa propre inexprimabilité est autoréfutante (ibid., p. 27).
832 Pierre Jacob, L’Empirisme logique, op. cit., p. 36-37.
833 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6.44, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1961, p.
173.
834 Ibid., 4.22, p. 92.
835 Ibid., 4.21.
836 Atomic facts traduit en anglais l’allemand, Sachverhalten.
837 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.1361.
838 Ibid., 5.633.
839 Le Tractatus (2.1512) dit du tableau (c’est-à-dire de l’énoncé) qu’il est comme un étalon de
mesure qui « colle » avec la réalité (op. cit., p. 52).
840 « Un système de propositions est appliqué comme une règle graduée sur la réalité » (F.
Weismann, Wittgenstein et le Cercle de Vienne, Trans Europ Repress, 2000, p. 47).
841 2 ;0124 in op. cit., p. 46.
842 D. Pears, La Pensée-Wittgenstein. Du Tractatus aux Recherches philosophiques, trad. C.
Chauviré, Aubier, 1993, p. 87.
843 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 3.42. Wittgenstein, écrit D. Pears, « avait une
tendance naturelle au holisme, l’atomisme du Tractatus découle de son intérêt initial pour la logique,
et de l’influence de Russell » (D. Pears, La Pensée-Wittgenstein, op. cit., p. 87). Inversement, le «
second » Wittgenstein remplace le tableau par le jeu mais donne à ce dernier un sens anti-holiste.
844 Tel est le mot qu’utilise D. Pears dans son ouvrage La Pensée-Wittgenstein. Du Tractatus aux
Recherches philosophiques, op. cit., p. 87.
845 Tractatus logico-philosophicus, 4.211.
846 Voir infra.
847 Der logische Aufbau der Welt, abrégé en Aufbau par les commentateurs.
848 Dans la Construction logique du monde, la donnée irréductible n’est plus comme chez Mach la
sensation (dont la psychologie de la Gestalt a montré qu’elle est déjà le résultat d’une abstraction)
mais le vécu élémentaire.
849 Ähnlichkeitserinnerung.
850 R. Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage » in
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, dir. A. Soulez, P.U.F., 1985, p. 158.
851 Voir Le vivant.
852 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, 1941, p.
29.
853 Ibid.
854 Voir L’abstraction.
855 Déjà, dans sa thèse (en latin) de 1801 consacrée au mouvement des planètes (De orbitis
planetarum, Les Orbites des planètes, trad. F. de Gandt, Vrin, 2000), Hegel avait récusé la théorie
newtonienne de la gravitation pour faire l’apologie de Johann Kepler, lequel avait l’avantage d’être
allemand....
856 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la Nature, Addition
au § 320, trad. B. Bourgeois, Vrin, 2004, p. 499.
857 Ibid., p. 489.
858 Ibid., p. 491.
859 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature,  § 276,
op. cit., p. 231.
860 Ibid. § 270, p. 221.
861 Dans L’Analyste (trad. A. Leroy, PUF, 1936), Georges Berkeley avait fait la critique des
fluxions de Newton (le calcul infinitésimal) et jeté le même opprobre sur les outrances d’une analyse
métaphysique et d’une analyse mathématique débouchant sur une idée aussi éloignée de la perception
commune que l’infiniment petit. L’évêque Berkeley en déduisait que la science et la philosophie
étaient décidément mal placées pour nier que des mystères pussent être objets de foi.
862 « Barbare » est l’adjectif qui revient sous la plume de Hegel lorsqu’il évoque Newton. Aucun
philosophe n’a jamais été ainsi traité par lui.
863 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la Nature, Addition
au § 320, op. cit., p. 490.
864 Ibid., p. 492.
865 Ibid., p. 191.
866 H. Bergson, « Introduction à la métaphysique », La Pensée et le Mouvant, Œuvres, 1970, p.
1395.
867 Ibid., p. 1411.
868 H. Bergson, L’Évolution créatrice, ibid., p. 752.
869 E. Husserl, Recherches logiques, tome 2, trad. H. Élie, PUF, 1992, p. 24.
870 Ibid., p. 17.
871 Un idiotisme de la langue grecque faisait exprimer une fraction par un nombre de parties
inférieur d’une unité au tout : ainsi les trois quarts se disaient-ils « les trois parties », sous-entendu : il
y en a quatre en tout, mais il en manque une. Le tout de cette manière n’était que sous-entendu, alors
qu’en français il est explicitement dit — « quart » signifiant la partie d’un tout divisé en quatre.
872 Essai sur l’entendement humain, IV, 8.
873 Article publié en français dans W.V.O. Quine, Du point de vue logique. Neuf essais logico-
philosophiques, Vrin, 2003. L’article a été également publié dans le livre dirigé par Pierre Jacob, De
Vienne à Cambridge (Gallimard, 1996).
874 Le terme de fragmentarisme (à la place de celui, plus commun, de réductionnisme) est utilisé
par J.-F. Malherbe (Epistémologies anglo-saxonnes, P.U.F., 1981, p. 145).
875 Galilée, 1992.
876 J. Derrida, Marge de la philosophie, Les Éditions de minuit, 1972, p. 3.
877 D. Cairns, Conversations avec Husserl et Fink, Jérôme Millon, 1998, p. 155.
878 J.-L. Nancy, « La déconstruction du christianisme », Les Études philosophiques, oct-déc 1998,
p. 512.
879 La technique du numérique qui réduit les messages textuels, visuels et sonores en une suite de
1 et de 0 n’a rien à voir non plus (on le dit pourtant çà et là) avec la déconstruction.
880 Voir R. Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir, Les Éditions de Minuit, 1978.
11. L’animal881.
 
 
 
« Le monde animal, béant », écrivait Paul Valéry. Depuis des millénaires,
l’animal hante la conscience de cet autre animal qu’est l’homme. Comment
savoir ce que l’on est si l’on ignore ce que l’on n’est pas ? Avant l’irruption
de la Machine, l’Animal et le Divin — volontiers confondus à l’origine
(voir les dieux zoomorphes de l’Egypte et de l’Inde) — ont été les deux
grandes figures de l’altérité grâce auxquelles l’être humain pouvait prendre
la mesure de son être. Rien de plus significatif pour connaître une culture
que de voir la façon dont l’animal y fut considéré. Or l’attitude de l’homme
vis-à-vis de cet étranger pas comme les autres fut multiple, changeante et
contradictoire. Elle touche les trois plans du réel, du symbolique et de
l’imaginaire.
L’animal — c’est-à-dire, bien sûr, certains animaux — fut exploité pour
les besoins de l’homme. Le passage de la chasse à l’élevage fut l’un des
événements majeurs de la révolution du Néolithique : Homo sapiens ne se
contentait plus de ce que la nature lui offrait ; au hasard des rencontres, il
substituait les règles de sa propre volonté. Le lama chez les Incas n’avait
pas moins de douze utilités. L’alimentation, le travail, le jeu, la guerre, la
sécurité — des animaux furent au centre de toutes les activités essentielles
de l’homme882.. L’industrie qui tend à remplacer le monde de la nature par
celui de l’artefact a considérablement réduit ce sens utilitaire de l’animal
sans l’anéantir toutefois.
Sur le plan du symbolique, les formes et les forces de l’animal ont
constitué de véritables archétypes, dont la quasi-universalité a suscité
l’intérêt de plus d’un chercheur. L’homme a dessiné des chevaux et des
bisons bien avant de se représenter lui-même et il n’est pas de société où ne
soit présent le travail de symbolisation : les mythologies (totémisme,
divinités thériomorphes, récits de métamorphoses) et les arts (bestiaires) ont
réservé une place centrale à l’animal, bien avant que la figure humaine et la
pure présence-absence de l’Absolu ne l’en délogent. On peut repérer dans
nos sociétés plus d’une trace de ce symbolisme883..
Mais l’animal est aussi, peut-être surtout, une figure de l’imaginaire. À la
fois traduction et dépassement du symbolique et du réel, il fut pris dans
l’ambivalence affective qui est foncièrement celle du sacré, et au-delà, celle
de la puissance. Objet de vénération et de crainte, protection et menace, jeu
de bascule entre la vie et la mort, l’animal, dieu ou démon, est tantôt la
force qui aime et qui aide, tantôt la violence qui écrase et détruit. Avant que
cet autre que l’on cherche à comprendre et à connaître ne soit représenté,
l’animal est d’abord la figure visible de nos songes. Mirage d’une existence
de Paradis d’avant la chute, bienheureuse innocence libre de toute faute
comme de toute erreur mais aussi force diabolique rôdant dans la nuit,
effroi et fascination d’une vie qui ne triomphe que dans la lutte et le
carnage, illusion d’une spontanéité pure, transparence qu’aucun concept ne
trouble — il est tout cela, il alimente tout cela.
Toutes les cultures ont hiérarchisé le monde animal. Au Moyen Age,
l’Eglise renvoie l’ours, païen, à sa forêt, et met sur le trône le lion884..
L’agneau et la colombe sont les symboles de la douceur et de l’innocence
évangéliques. En Inde, les animaux comme les hommes sont disposés selon
une échelle de pureté croissante — tout en bas le chien, tout en haut, la
vache885.. Mais cette dualité ne partage pas seulement le monde animal en
deux groupes, qu’un manichéisme désignerait comme bons ou mauvais (le
« gentil » et le « méchant » animal des enfants), elle traverse plus d’une
figure, fonde plus d’une ambivalence : ainsi en va-t-il du lion chinois ou du
tigre de Shiva. Souvenons-nous, plus proche de nous, du caractère ambigu
du chat, utile quand il donne la chasse aux rats, animal domestique
tranquille et doux, mais vraie figure de diable et de sorcière, surtout la nuit,
quand il est noir.
L’animal, en effet, est la réalité naturelle la plus immédiate sur laquelle,
inconsciemment, l’homme n’a pas cessé de projeter ses angoisses et ses
désirs. Les caractères que la psyché humaine va admirer ou craindre chez
tel ou tel animal viennent donc plutôt d’elle que de lui : que l’on songe
seulement à la formidable peur du loup sans commune mesure avec le
danger que cet animal pouvait représenter. L’animal en effet n’est pas
seulement un être réel, faisant partie de la nature, il est une figure qui hante
nos rêves. C’est en quoi par lui, il est encore question de nous, c’est
pourquoi ce frère étrange, cet ami inconnu intéresse la réflexion
philosophique.
 
 
I. LES REPRÉSENTATIONS
 
De la compréhension symbolique (sympathie et sentiment d’appartenance)
à la compréhension intellectuelle (qui est celle de la science moderne) en
passant par le rejet (l’attitude dominante des philosophes classiques) et la
réhabilitation, l’idée que les hommes se sont fait de l’animal est passée par
différentes phases, que l’on peut réduire à quatre : la sympathie magique, le
rejet philosophique, la réhabilitation philosophique et l’explication
scientifique.
 
 
1. La sympathie magique
 
Toutes les sociétés traditionnelles ont accordé aux animaux — du moins à
certains d’entre eux — des forces et des pouvoirs occultes et il est probable
que les dessins, gravures et peintures des cavernes avaient rapport à la
croyance aux esprits. Les hommes de la Préhistoire et les primitifs ne
conçoivent pas de rupture entre leur monde et celui des animaux. S’il y a
inégalité, elle est au profit de ceux-ci. Les animaux peuvent être craints, ou
sacrifiés, ils ne sont pas méprisés886.. Dans une représentation du monde
structurée par l’animisme ou le vitalisme, l’animal (dont le nom, doublet
d’animé, vient d’anima, l’âme, le souffle — principe de vie) paraît
évidemment doué d’esprit et de volonté. Une sympathie magique unit tous
les vivants. C’est ainsi qu’en Afrique les chasseurs racontent qu’au moment
précis où ils abattent une bête en brousse, quelqu’un meurt subitement au
village. Les contes et les légendes mettent un peu partout en scène des
hommes malades se croyant changés en loups et agissant comme tels : on
nomme lycanthropie cette espèce de pithiatisme. Dans l’ignorance où ils
étaient des lois de la génétique, tous les peuples ont cru à des parentés et à
des passages entre les hommes et les animaux. D’où les récits de
métamorphoses qui illustrent la croyance en la transmigration des âmes,
dans les réincarnations successives (métempsycose ou métensomatose) : le
corps de l’animal est vu comme le vêtement de l’âme d’un mort. D’où
également l’idée de croisements possibles : les mythologies racontent des
histoires d’accouplement fécond entre un homme (presque toujours, une
femme) et un animal, et les clans se désignaient par la figure totémique
d’un animal, qui leur donnait nom et qualités.
Dans les sociétés primitives l’homme ne cherche pas à faire de l’animal un
homme ; c’est bien plutôt lui qui cherche à se dépasser en se
métamorphosant en animal. C’est précisément parce qu’il ne saurait y avoir
des panthères-hommes qu’il y a des hommes-panthères. La magnification
de l’animal peut aller jusqu’à la déification, comme on le voit avec Ganesh,
le dieu-éléphant de l’Inde et Anubis, le dieu-chacal de l’Egypte ancienne.
Sur les champs de bataille du Mahabharata, le soir, les singes sortent de
leur forêt pour fermer les yeux des guerriers morts... Pourtant les besoins de
l’être humain le conduisent à exploiter l’animal (élevage) voire à le tuer
(chasse). Et si la déification, la sacralisation de l’animal débouchent sur des
interdits et des tabous (végétarisme en Inde par exemple), la chasse et
l’exploitation ne s’accompagnent pas toujours d’une dévalorisation
automatique de leurs victimes887.. Certains auteurs ont émis l’hypothèse
que c’est pour échapper à cette fin tragique de n’être que nourriture pour
l’animal que l’homme fut conduit à le déifier avant de le défier : la relation
fondamentale qui lie l’un à l’autre ne tient-elle pas au fait qu’ils sont
d’abord l’un pour l’autre un repas possible ? Comment réduire en servitude
et tuer une puissance aussi redoutable ou vénérable ? On conçoit que des
mécanismes de défense soient nécessaires pour mettre un terme à un tel
conflit de la pensée et pour à la fois justifier de telles pratiques (que la
satisfaction des besoins rend nécessaires) et se prémunir contre d’éventuels
effets négatifs. Diverses interprétations ont été proposées à propos des
peintures rupestres de la Préhistoire. Selon la première, nous aurions affaire
à un rituel d’envoûtement : par le truchement du pouvoir mimétique de
l’image, l’animal serait invité voire aidé à se reproduire (d’où la
représentation de femelles gravides) ou à se laisser capturer (d’où le dessin
des flèches transperçant le corps de la bête). Selon la seconde hypothèse —
toujours dans un cadre magique — l’homme de la Préhistoire aurait voulu,
par un rituel apotropaïque, exorciser la peur que pouvait susciter en lui
l’idée d’une possible vengeance des animaux déjà tués : dessiner, graver,
peindre serait ainsi un moyen de clouer à jamais sur le rocher le fantôme de
la bête morte car rien ne peut autant terrifier un assassin que la crainte de
vivre à son tour ce qu’il a fait subir à sa victime.
 
 
2. Le rejet philosophique
 
Il remplacera peu à peu cette sympathie magique. Y ont contribué des
événements techniques et des facteurs proprement idéologiques.
Dès l’Antiquité deux tendances philosophiques s’affrontent sur la question
de l’animal. Si l’on ne craignait pas les anachronismes, on leur accorderait
les noms de panvitalisme et de rationalisme. D’un côté, nous avons les
pythagoriciens adeptes de la métempsycose et du végétarisme (conjonction
que l’on retrouve en Inde) ; de l’autre les stoïciens qui, en définissant, après
Aristote, l’homme comme animal doué de raison (zôon logikon) —
définition devenue fameuse, la plus fameuse de toutes — considèrent par
là-même l’animal comme privé de raison (alogon zôon). Le pythagorisme
marginalisé, subsistant à l’état de secte et de traces occultes, c’est le
stoïcisme qui dominera largement dans la tradition occidentale, d’autant
qu’il pourra globalement s’insérer dans le cadre de la vision chrétienne du
monde.
Du côté des facteurs techniques contribuant au désenchantement de
l’animal, il y eut d’abord la substitution de l’élevage à la chasse. L’être
humain a tendance888. à mépriser davantage celui qu’il exploite que celui
qu’il tue : on tue un rival, en effet, on ne l’exploite pas. Alors que le monde
encore mythique de l’épopée est rempli d’une multitude de figures
symboliques d’animaux, le monde spécifiquement humain de la tragédie les
ignore. Les Grecs ont sans doute été le premier peuple témoin de cette
disparition : chez Sophocle ou Euripide, pas un cheval ne court, plus un
oiseau ne chante. Un même infléchissement est observable dans le monde
de la pensée : alors que le Bouddha, presque contemporain de Socrate,
s’écriait, dans un grand élan de pitié universelle « Combien les souffrances
de l’animal sont profondes ! », Aristote n’accordait à celui-ci qu’une âme
végétative (ou sensitive) et une âme motrice — à l’exclusion de l’âme
rationnelle, apanage de l’homme. L’homme est un animal achevé, l’animal,
un homme incomplet. Le christianisme va aggraver cette déchéance en
refusant l’âme (réduite à sa singularité et à sa simplicité) aux animaux :
c’est que l’âme n’est plus tant principe de vie ou de pensée que substance
immatérielle de la personne humaine promise à l’immortalité889.. La
Genèse a donné à l’homme la maîtrise de la Création. Seul il a été fait à
l’image et à la ressemblance du Créateur. Plus question évidemment
d’idéaliser l’animal — ravalé au rang de chose en mouvement. En
remplaçant l’animal par le fils de Dieu comme la victime du sacrifice, le
christianisme paradoxalement ôtera à l’animal sa part de divinité en
paraissant le protéger. À lui égard saint François d’Assise qui appelait les
oiseaux ses petits frères, fera figure d’exception : la théorie cartésienne de
l’animal-machine s’inscrit dans le cadre intellectuel du christianisme890..
Un passage de saint Matthieu891. témoigne néanmoins de l’ambivalence du
message chrétien (Jésus parle) : « Qui sera celui d’entre vous qui, ayant une
brebis, si elle tombe le jour du shabbat dans une fosse, ne la prendra et ne
l’en retirera ? Or combien un homme vaut-il mieux qu’une brebis ! ». La
vie d’un animal, dit Jésus, vaut plus qu’une prescription formelle — mais la
vie d’un homme vaut beaucoup plus que celle d’un animal. Et cette tension
n’existait pas seulement au cœur de la doctrine chrétienne — mais aussi
entre celle-ci et les croyances et pratiques populaires qui continuaient
d’attribuer aux bêtes ce que la stricte théologie leur refusait — voir les
procès d’animaux, nombreux au Moyen Âge. Sur les chapiteaux des églises,
les bêtes symbolisent les appétits grossiers, quand ce n’est pas le diable : les
démons — comme les grylles de Jérôme Bosch —, sont des animaux
inquiétants : serpent-bouc, ou imaginaires : hybrides-dragons, mais il y a
aussi la colombe de l’Arche et du Saint-Esprit, le bœuf et l’âne veillant sur
la crèche de l’enfant Jésus. Le Moyen Âge vivra en telle familiarité avec les
animaux qu’un saint Bernard s’inquiétera de voir les églises transformées
en ménageries sous les ciseaux des sculpteurs.
Le christianisme, donc, refuse d’accorder aux animaux une pensée892.,
parce que la pensée supposerait l’âme et que l’âme est immortelle.
Pythagore et l’Inde avaient échappé à la difficulté grâce à la théorie de la
métempsycose. Pour des raisons évidentes, le christianisme ne pouvait
accepter cette solution. Il ne serait pas raisonnable, dira Descartes en
substance, d’accorder une âme immortelle aux huîtres. L’auteur du
Discours de la méthode juge inacceptable le point de vue sceptique de
Montaigne et de Charron — selon lequel il y aurait plus de différence
d’homme à homme que d’homme à bête : bien au contraire, le plus ignorant
ou le plus insensé des hommes est toujours en situation d’exprimer ses
pensées tandis qu’il n’est aucune bête qui le fasse. Et quant à l’objection
selon laquelle les animaux ont peut être des pensées qu’ils n’expriment pas,
Descartes l’écarte en faisant observer que si les animaux avaient des
pensées, ils les exprimeraient puisqu’ils expriment les « passions » qu’ils
ont. Pour Descartes il n’y a pas de pensée possible sans langage ; puisque
les animaux n’ont pas de langage (leurs cris ne sont que des bruits), ils ne
peuvent pas penser. Noam Chomsky reprendra l’argument : la capacité
linguistique obéit à la loi du tout ou rien ; puisque les animaux n’ont pas
tout le langage, ils n’ont pas de langage du tout.
C’est Descartes qui, réduisant l’animal à un corps, et le corps à une
machine, a philosophiquement creusé l’abîme entre l’homme et la bête893..
Sa théorie de l’animal-machine doit être comprise à la fois comme une
biologie et comme une anthropologie. Doué d’un corps comme l’animal,
mais pourvu d’une âme contenant les idées que Dieu y a inséminées894.,
l’être humain tient dans un entre-deux, à mi-chemin de ses deux négations
— celle du divin, royaume de la plénitude et de l’infini, et celle du bestial,
monde de la nature et de l’absence. Pascal ne sera pas si éloigné de cette
conception lorsqu’il écrira que l’homme n’est ni ange ni bête. De même que
Dieu est transcendant par rapport à l’homme, l’homme est transcendant par
rapport à l’animal — et il y a même selon Descartes plus de distance de
l’homme à l’animal, que de Dieu à l’homme : alors que celui-ci contient,
comprend dans sa raison, une idée de l’infini qui le dépasse pourtant et le
conduit jusqu’à Dieu, on ne saurait rien trouver en l’animal qui pût lui
donner une idée quelconque de l’homme. Puisque penser c’est imaginer,
sentir, rêver, se souvenir, vouloir — il n’y a rien chez l’animal qui
ressemble à tout cela puisqu’il ne pense pas.
Le refus de l’âme coïncide avec celui de l’intériorité. Sans âme, l’animal
est voué à la pure extériorité, masse corporelle en mouvement entre ces
deux hoquets que sont la naissance et la mort, fragment d’étendue allant
d’un point à un autre, ne connaissant — sans conscience — que des
rapports de contiguïté et des déplacements par chocs. Descartes dit des
animaux qu’ils sont des « automates ou machines mouvantes »895.. Leurs
sensations sont dépourvues de conscience : « Les bêtes ne voient pas
comme nous, quand nous sentons que nous voyons, mais seulement comme
nous, quand nous avons l’esprit ailleurs ».896. Le cri d’une bête n’est donc
pas l’expression d’une souffrance : simplement un mécanisme qui grince,
comme une charnière mal huilée. Malebranche897. enfoncera encore
davantage les animaux dans leur nuit en donnant à leur insensibilité une
raison théologique : puisque la douleur est une conséquence du péché
originel, les bêtes ne peuvent pas y être condamnées, à moins que l’on
admette, hypothèses absurdes, que Dieu les fasse souffrir pour rien ou
qu’elles aient goûté au « foin défendu ». Les bêtes écrit Malebranche,
mangent sans plaisir, crient sans douleur, croissent sans le savoir, elles ne
désirent rien, elles ne craignent rien, elles ne connaissent rien.
Épistémologiquement, ce rigoureux mécanisme a débouché sur de belles
découvertes — mais il risquait aussi de remplacer des superstitions par de
nouveaux préjugés. Et les préjugés philosophiques ne sont pas les moins
tenaces. Cela dit, comme le fait remarquer G. Canguilhem898., la théorie
cartésienne de l’animal-machine ne se comprend pas sans le présupposé de
l’existence d’un Dieu créateur artisan et ingénieur suprême et celui de la
préexistence du vivant sur la machine. Autrement dit, la théorie de l’animal-
machine implique celle de la machine-animal. Dans une relation de modèle
à copie, il reste qu’entre l’animal, créature de Dieu, et la machine, créature
de l’homme, subsiste cet écart de l’infini au fini qui fait toute la différence
de Dieu à l’homme.
On aurait pu attendre de Rousseau une réhabilitation de l’animal. Il n’en
est rien. Si les premiers lecteurs — dont Voltaire — avaient mieux lu ce
qu’écrit de l’animal l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, bien des contresens eussent été évités sur le
prétendu retour à l’état de nature. Ce qui est intéressant avec Rousseau et
décisif pour la pensée éthique et politique à venir, c’est que la « différence
zoologique » se déplace : elle ne se situe plus du côté de l’entendement et
du langage (comme chez Descartes) mais de celui de la volonté et de la
liberté. Pour Rousseau, en effet, ce n’est pas tant la pensée qui fait la
différence entre l’animal et l’homme (il n’y a pas, comme le croyait
Descartes, absence absolue d’un côté et présence absolue de l’autre, mais
variation continue du moins au plus) mais la liberté. Alors que la bête obéit
à ce que la nature lui commande, l’homme est libre d’acquiescer ou de
résister. L’humain se révèle mieux dans une assemblée de citoyens que dans
une assemblée de savants899..
 
 
3. La réhabilitation philosophique
 
La réhabilitation philosophique de l’animal a, dans une certaine mesure,
préparé la voie à la science prochaine en reconsidérant les animaux comme
des êtres et non plus comme des choses.
On trouve chez Plutarque l’argumentation suivante : tout le monde
s’accorde à reconnaître dans de nombreux domaines (taille, rapidité à la
course, acuité sensorielle) une nette supériorité de l’animal sur l’homme. Il
ne s’ensuit pas pour autant que l’homme soit chétif, infirme, aveugle ou
sourd. N’allons donc pas, sous prétexte qu’elle est moins déliée chez eux
que chez nous, refuser toute intelligence aux animaux. Plutarque entendait
donc substituer à une logique du tout et rien, qui était celle des Stoïciens,
une logique du plus ou moins, qui était celle des Pythagoriciens. Ce sera le
point de vue de Rousseau : de ce que les animaux pensent moins que nous,
il ne s’ensuit pas qu’ils ne pensent pas du tout.
À l’âge classique, ce sont les courants sceptiques et empiristes qui, contre
le dogmatisme et l’esprit de système du rationalisme, ont accordé une âme
aux bêtes — c’est-à-dire une sensibilité et une intelligence. Entre les
hommes qui parlent sans cesse sans toujours savoir ce qu’ils disent et les
animaux qui semblent ne pas parler mais n’en pensent pas moins, le choix
des sceptiques était vite fait. Les empiristes et les sceptiques étaient
continuistes : entre l’animal et l’homme, il y a une différence de degré, et
non de nature.
Le cas de Montaigne est à cet égard exemplaire. L’auteur des Essais ne
cesse de jouer l’animal contre l’homme au point d’accorder crédit aux
fables les plus extravagantes : ainsi les éléphants, à la légendaire mémoire,
se livreraient à de véritables rites religieux — façon toute sceptique, bien
dans l’esprit et le style de Montaigne, de relativiser la culture humaine en
rabattant sa superbe. Le scepticisme donnait d’autant plus à l’animal qu’il
retirait à l’homme. D’une pierre philosophique, deux coups : l’animal est
réhabilité, l’homme est détrôné. L’abîme qui séparait ces deux mondes est
comblé — une chaîne immense va donc pouvoir relier tous les êtres de la
création.
À l’âge classique, La Fontaine sera peut-être le premier à résolument
s’opposer à la théorie cartésienne de l’animal-machine : lorsque l’on lit son
Discours à Madame de la Sablière, l’on comprend qu’il faudrait alors
presque saisir à la lettre ses Fables : selon La Fontaine, les animaux ne sont
pas seulement susceptibles d’éprouver plaisir et peine, ils sont aussi
capables de mémoire et de prévoyance — donc, ils sont doués de
conscience. Quant à leurs cris, ils constituent un véritable langage — et ne
peuvent être assimilés à de simples bruits mécaniques.
Le siècle suivant, qui verra le triomphe de l’empirisme sur le rationalisme
cartésien, tendra à resituer l’homme et l’animal dans une même nature
réunifiée — préparant ainsi la voie aux futures recherches en paléontologie
et en biologie. Il était logique que l’empirisme par son refus du
transcendantal accordât à l’animal ce que le rationalisme lui refusait :
puisque les idées innées, prétendument constitutives de l’âme humaine,
n’existent pas, alors il n’y a plus de différence de nature — en tout cas plus
de gouffre infranchissable — entre l’humanité et l’animalité. Tel est le point
de vue que défend Condillac dans son Traité des animaux, presque tout
entier écrit contre Descartes. L’auteur accorde aux animaux idées et
mémoire, faculté de juger et de comparer. « La perception présuppose un
sens commun faute de quoi l’animal continuerait à ne voir, à n’entendre, à
ne sentir qu’en lui-même »900..
La coordination du toucher avec les autres sens et l’attribution des
sensations aux objets qui les suscitent prouvent assez, aux yeux de
Condillac, la présence d’une faculté de jugement chez l’animal. Bien
davantage, à la différence d’un Marx qui fera de la conscience anticipatrice
le plan de séparation entre l’architecte et l’abeille, Condillac va jusqu’à
écrire que « le castor se peint la cabane qu’il veut bâtir ; l’oiseau, le nid
qu’il veut construire »901. : l’animal ne se contente pas de juger le présent,
il imagine l’avenir.
À partir de l’utilitarisme et du romantisme, la question de la souffrance va
devenir déterminante car c’est elle que la sympathie, la pitié peuvent sentir
immédiatement chez l’autre être doué de sensibilité. C’est Jeremy Bentham
qui orienta autrement le regard sur l’animal en disant que la question n’est
pas de savoir s’il peut penser ou parler, mais souffrir. D’autant plus que
l’animal ne fait pas que souffrir comme nous, il souffre par nous. Tout ce
que l’âge classique percevait comme absent ou défaillant (pensée
rationnelle, langage complexe, capacité à vivre éthiquement et
politiquement) sera porté au crédit de l’animal, ce grand innocent auquel
songera toujours davantage l’homme fatigué des villes et de l’industrie.
Schopenhauer fut, à l’époque moderne, le philosophe de cette
révolutionnaire réhabilitation.
En dévaluant la Représentation au profit de la Volonté, en laquelle il
voyait la tonalité fondamentale de l’univers et de la vie, Schopenhauer, qui
disait préférer son chien902. à Spinoza, considérait l’animal comme une
sorte de génie spontané903. dont la capacité à souffrir devait être reconnue
par la pitié.
 
 
4. L’explication scientifique
 
A aller si loin dans l’attribution à l’animal de facultés humaines, ne tombe-
t-on pas dans l’excès inverse ? Le contraire d’un préjugé n’est pas l’absence
de préjugé mais un autre préjugé. La lutte rationaliste contre les préjugés a
fondé d’autres préjugés, la lutte empiriste contre les préjugés du
rationalisme retrouve les préjugés d’origine. Cette question de l’animal
montre assez que l’anthropomorphisme peut être aussi aux antipodes de
l’anthropocentrisme et pas seulement son expression immédiate. À présent,
il ne s’agit plus de rêver sur l’animal — encore moins avec lui — il faut
tenter de le connaître : en ce domaine la rupture épistémologique fut la plus
lente à venir.
Elle fut préparée sans doute par la révolution industrielle qui, en mettant
l’animal au chômage, le libéra des liens pratiques par lesquels l’homme
l’avait attaché. L’animal ne constituait plus la principale source d’énergie,
la machine déclassait sa force de travail. Par ailleurs les puissances
conjuguées de l’industrie et de la technique ont éloigné toujours davantage
l’homme de la nature en le plongeant dans un milieu d’artifices : l’animal
pouvait redevenir étranger, sauvage, ou à l’inverse objet d’attention ou
d’amusement. Cette dialectique de la distance et de la proximité orienta
certainement, en le préparant, le regard de la science. L’actuelle éthologie
est le résultat fécond de cette révolution épistémologique. Mais il y eut
aussi le triomphe de l’esprit expérimental dans le domaine du vivant —
dont on sait qu’il n’allait pas de soi, pour des raisons tant externes
qu’internes. La théorie de l’évolution a conforté la conception continuiste
du vivant. Seulement, la notion d’âme fut évacuée comme une
métaphysique vide et inutile et ce n’est plus que par métaphore ou par
polémique que l’on parle aujourd’hui de l’âme des bêtes.
 
 
II. DE L’OPPOSITION À LA DIFFÉRENCE
 
Avant de pouvoir repérer et étudier les différences entre l’animal et
l’homme, on définissait l’un et l’autre par un jeu d’oppositions.
 
1. Les types oppositionnels
 
Le plus clair est celui de la présence (chez l’être humain) d’une qualité
absente chez l’animal.
 
A. Présence et absence
 
L’homme est une énigme pour lui-même : l’animal est son sphinx et il en
est l’œdipe.
L’homme se rassure de ne pas trouver en l’animal ce qu’il désire posséder
lui-même. Depuis les Stoïciens qui définissaient l’homme comme animal
possédant le logos jusqu’à Nietzsche qui, faisant fi des renards et des
caméléons, voyait dans la nécessité de simuler ce qui différencie le mieux
l’homme de l’animal, les philosophes ont déterminé l’essence de l’homme
par la présence d’un caractère dont l’animal est dépourvu : ce fut tour à tour
la pensée, l’art, la culture, le langage, la conscience de la mort, le rire904.,
la politique, le désir905., et même la fesse906.. Parmi ces caractères, c’est
bien entendu le logos qui fut le plus souvent invoqué par les philosophes :
langage et raison (dans ses deux dimensions du rationnel et du raisonnable),
le logos, promotion sans égale, arrache l’homme à la matière et à la terre,
récuse la parenté animale et la remplace par la divine. Sans logos, l’animal
est voué à la violence (il n’est pas raisonnable) et à l’aveuglement (il n’est
pas rationnel). Car quand bien même lui accorderait-on une conscience
(l’animal selon Aristote possède au moins une âme sensitive), l’animal n’a
pas conscience de cette conscience-là, il est privé de cogito. Inversement,
quand bien même définirait-on l’homme comme animal, il le surclasserait
infiniment car « ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est la
conscience qu’il a d’être animal. Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il
cesse de l’être » (Hegel).
Ainsi l’animal nous paraît-il comme béance et négativité incapable de
rejoindre son concept dans la vie, et du point de vue de la raison un défi aux
antipodes du divin.
 
 
B. L’intelligence et l’instinct
 
Frédéric Cuvier, le frère du paléontologue, évoquait l’instinct comme une
sorte de rêve que les animaux poursuivent toujours, qui les fait agir à la
manière de somnambules. À la lumière de l’intelligence (on sait la
rémanence de cette métaphore) s’oppose la nuit de l’instinct aveugle : si
l’animal ne sait pas qu’il sait, il ne sait pas du tout. Toute une série
d’oppositions dérivent de celle-là : a) — à l’adaptation (l’instinct) s’oppose
la transformation (l’intelligence) ; l’instinct, passif ne crée pas ; il répète ;
l’intelligence, active, invente, imagine sans cesse des solutions nouvelles ;
b) à la spécialisation de l’instinct adapté à une situation unique s’oppose la
polytechnicité de l’intelligence ; c) à la spécificité de l’instinct s’oppose le
caractère individuel de l’intelligence ; un animal n’a que l’instinct de son
espèce et la singularité de son corps est sans cesse dépassée par le
programme de l’espèce dont il fait partie ; d) à la nécessité et à
l’automaticité de l’instinct (les oiseaux migrateurs ne se trompent pas de
direction) s’opposent les ratages de l’intelligence (qui procède souvent par
tâtonnements, essais et erreurs). L’être humain, de par son privilège même,
est voué à la contingence et à l’échec et c’est sans doute pour conjurer le
scandale logique d’une qualité source de problèmes et d’angoisse, qu’il fut,
à plus d’une reprise, tenté de s’imaginer lui aussi pourvu d’un instinct
susceptible de fixer l’existence aux clous de la nécessité. Ainsi inventa-t-il
un instinct de vie pour conjurer la pulsion de mort, un instinct sexuel pour
conjurer les culs-de-sac de la vie sexuelle, un instinct de sociabilité pour
conjurer les tendances asociales, un instinct maternel pour conjurer la haine
de l’enfant. L’animal, même dans son infériorité, est son irréductible part de
rêve.
 
 
2. Les différences
 
Les antithèses ont quelque chose de brutal qui méconnaît la spécificité du
monde animal.
 
A. L’évolution
 
On peut à l’histoire (culturelle, donc propre à l’être humain) opposer
l’évolution (naturelle, donc universelle chez les êtres vivants). Mais si les
animaux n’ont pas d’Histoire, ils ont une histoire — que la théorie de
l’évolution s’est chargée de retracer —, une synthèse de hasards et de
nécessités qui mettent en jeu une dialectique entre un génome spécifique et
un écosystème. Les animaux ne vivent pas dans le même temps que les
hommes : n’ayant besoin ni de souvenirs ni de projets (leur instinct y
pourvoit), ils sont rivés à un instant présent où ils trouvent leur part
d’éternité. La technique et la conscience ont imprimé au temps humain une
accélération qui a séparé l’Histoire de l’évolution — leurs rythmes ne sont
plus du tout les mêmes, la seconde est si lente au regard de la première que
nous vivons comme si elle n’existait plus. Si les abeilles de Virgile font le
même travail et vivent dans la même société que celles d’aujourd’hui —
qu’avons-nous de commun avec Virgile lui-même ? Nous paraîtrions des
monstres, nous pour lui et lui pour nous.
 
B. Le programme
 
La notion d’instinct est vague, trop générale. Spinoza l’eût considérée
comme un être de raison. Dire d’un comportement qu’il est dû à l’instinct,
c’est nommer le problème au lieu de le résoudre, se contenter d’un mot en
guise d’explication. En outre, chaque espèce vivante dispose de son
protocole de solutions : il peut y avoir analogie sans homologie. Ce que l’on
appelle instinct met en jeu une complexe dialectique entre l’être vivant et
son milieu (l’écosystème) avec surdétermination et causalité en boucle907..
Il est indéniable qu’on serait bien en peine de trouver chez l’être humain un
exemple de suite comportementale aussi bien ajustée que celle que l’on
observe chez les animaux. Et si nous avons dégradé « l’instinct » comme
pensée absente, mécanisme voué à la répétition, n’oublions pas que les
hommes des origines le considérèrent à l’inverse comme une force divine, à
cause même de cette fixité que nous méprisons.
De plus l’apparente rigueur du concept de programme ne doit pas cacher
ce qu’il peut avoir lui aussi de vague, voire de trompeur. Le programme
d’une machine est une finalité réalisée : il a été entièrement pensé et inscrit
par son concepteur. Le temps ne fait que le dérouler. Rien de tel avec le
comportement de l’animal : nul concepteur ne l’a pensé (à moins que nous
ne supposions l’hypothèse d’un Dieu créateur) et le temps crée une
multitude d’aléas qui peuvent entraver la succession normale des
opérations. En d’autres termes, la vie animale est bien sujette à des
accidents alors que si les animaux étaient programmés comme des
machines, nous pourrions dire qu’ils ne font que subir des pannes.
 
C. Le langage908. 
 
D. Le monde
 
À l’opposé de Rilke, qui supposait chez l’animal et une Ouverture
mystérieuse et ignorée de nous909., Heidegger définissait l’animal par sa «
pauvreté en monde » et émettait l’hypothèse que cette privation de monde,
qui est l’être de l’animal, pourrait correspondre chez lui à une
souffrance910.. Dans un sens analogue, plusieurs auteurs ont noté la tristesse
de l’animal.
Mondes animaux et monde humain de Jakob von Uexküll911. est devenu
un classique de la littérature éthologique et a renouvelé et notre conception
de l’animal et notre conception du monde. Chaque espèce vit dans un
monde spécifique, c’est-à-dire un espace, une temporalité, une découpe
perceptive spécifique. Malgré la finesse des protocoles expérimentaux, nous
ne saurons jamais quel effet cela fait d’être une chauve-souris912.. Cela
étant, on peut estimer qu’il y a entre l’homme et l’animal, sinon des
rencontres, du moins des possibilités de croisées de monde.
 
 
III. PROBLÈMES MÉTHODOLOGIQUES
 
« S’il n’existait point d’animaux, écrivait Buffon913., la nature de
l’homme serait encore plus incompréhensible ». Mais peut-on sans
précautions appliquer à l’homme nos connaissances tirées du monde animal
?
 
1. La thèse de l’applicabilité
 
Biologiquement, l’homme est un animal. Ses fonctions physiologiques ne
lui sont pas propres mais il les partage avec les autres animaux, du moins la
plupart des vertébrés. La trouvaille de Geoffroy Saint-Hilaire, l’unité de
plan des vertébrés, maintes fois confirmée par la suite, repose sur
l’importante distinction entre l’homologie (rapport de ressemblance entre
les fonctions) et l’analogie (rapport de ressemblance entre les organes).
L’aile de la chauve-souris est homologue à celle de l’oiseau mais analogue
au bras de l’homme ou à la patte avant du cheval.
La théorie de l’évolution puis la biologie moléculaire, c’est-à-dire les
deux révolutions fondamentales que connurent les sciences du vivant en un
siècle, vinrent confirmer le concept d’unité de plan. L’organisation
cellulaire et le code génétique sont des phénomènes universels, de la
bactérie à l’être humain. Ce que nous savons sur les mécanismes génétiques
chez l’homme, nous le devons à ces deux héroïnes des laboratoires
modernes que sont l’Escherischia Coli (une bactérie) et la Drosophile (une
mouche). Si la connaissance de l’animal était sans application possible pour
l’homme, alors les animaux de laboratoire n’existeraient pas.
Un saut épistémologique est néanmoins effectué lorsque l’on passe d’une
étude biochimique ou physiologique à une étude comportementale. En
imaginant ses célèbres expériences sur les réflexes conditionnés chez les
chiens, Pavlov prétendait tirer des informations valables pour l’être humain
également. De même, à partir de l’observation du comportement des oies,
Konrad Lorentz a tiré toute une théorie sur le caractère inné de l’agressivité
; de même encore Henri Laborit, à partir des rats, a montré que l’être vivant
(l’homme tout comme l’animal) n’avait, face à un obstacle ou à un danger,
que trois stratégies comportementales possibles, l’agressivité, l’inhibition et
la fuite. La sociobiologie, d’origine américaine, est allée plus loin encore
dans cette voie en assignant un fondement biologique aux phénomènes non
seulement psychologiques mais sociaux : cela signifierait que la nature des
animaux nous permettrait de comprendre la culture des hommes.
 
 
2. Les limites de l’applicabilité
 
Ce n’est, évidemment, pas la recherche biologique (physiologie, biologie
moléculaire) qui est en cause et en question, mais le niveau « supérieur » de
l’étude comportementale. L’éthologie peut-elle nous apprendre quelque
chose sur l’homme ? Ceux qui répondent non à cette question font d’abord
observer que dans ces passages à la limite les présupposés idéologiques sont
omniprésents et inévitables. Ainsi en va-t-il avec le fameux débat sur l’inné
et l’acquis qui depuis deux siècles au moins et au-delà (voir la controverse
Leibniz-Locke) voit s’opposer le camp des « conservateurs » champions de
l’inné — pour lesquels la société et l’histoire humaines sont en continuité
avec la nature, la biologie, l’animalité — et celui des « progressistes »,
ardents défenseurs de l’acquis pour lesquels la société et l’histoire humaines
transcendent la nature et ne sauraient par conséquent tirer leurs lois d’elle.
Prétendre le contraire, selon ces derniers, c’est vouloir justifier un état de
fait pour en assurer l’indéfini maintien. C’est ce que firent les partisans du
darwinisme social, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre
: puisque chez les mammifères et chez les oiseaux sociaux, le cinquième
des mâles a accès aux quatre cinquièmes des femelles, aux meilleurs
aliments et aux bons gîtes, l’égalité est un doux rêve au mieux, une utopie
mortifère au pire. Car si un fait est naturel (il suffit de le constater chez
l’animal) il est nécessaire, donc normal. Vouloir changer cela au nom d’on
ne sait quelle valeur, c’est vouloir aller contre la nature — donc contre la
réalité même. Ainsi l’animal paraît-il justifier l’inégalité et la hiérarchie. Il
justifie aussi le racisme et la guerre — comme on le constate dans le Mein
Kampf de Hitler : de même, disait Hitler, qu’il existe différentes espèces
d’animaux, de même, il existe différentes races humaines. Or, selon la loi
naturelle, le plus fort l’emporte sur le plus faible, l’écrase et l’élimine sans
pitié. Voilà la violence justifiée selon l’équation : nature égale réalité égale
normalité. Bien sûr, Hitler n’a rien d’un savant ni d’un philosophe mais
combien d’authentiques savants (Lorentz), d’authentiques philosophes
(Nietzsche) ont justifié l’agressivité comme naturelle chez l’homme
puisque omniprésente dans le monde animal !
On peut, il faut dénoncer le paralogisme inhérent à cette idéologie
naturaliste. Le sens et la fonction de la culture, donc de l’humain, ne sont-
ils pas justement dans le dépassement constant de la nature ? Que dirait-on
d’un tyran faisant brûler les instruments de musique sous le prétexte que les
animaux n’en jouent pas ?
C’est de plus être victime d’une illusion anthropomorphique que de parler
de guerre, de hiérarchie, ou d’inégalité chez les animaux. Ces termes ont-ils
un sens hors du monde de l’homme ? La reine d’une ruche n’a rien à voir
avec Marie-Antoinette ou Christine de Suède : sa fonction unique est d’être
fécondée et de pondre. De même lorsque l’on parle de « castes », d’«
ouvriers » et de « soldats » chez les insectes sociaux, il faut garder présent à
l’esprit le caractère métaphorique de telles dénominations.
Paul Valéry disait de l’Histoire qu’on ne peut en tirer aucune leçon parce
qu’elle nous donne des exemples de tout. Pour une raison analogue, on peut
dire qu’on ne peut tirer du comportement de l’animal aucune leçon parce
qu’il nous donne des exemples de tout. Animal est une abstraction
commode mais un concept à l’extension gigantesque : des millions
d’espèces différentes. C’est un univers multiforme comprenant une pluralité
indéfinie de mondes. Si bien que les énoncés sur les animaux en dehors des
seuls énoncés biologiques sont faux ou partiels — souvent les deux. «
Aimer », « protéger » les animaux ne veut rien dire : il faut préciser lesquels
(les microbes sont des animaux et les médicaments ne les protègent pas).
Le monde des animaux nous offre des exemples de tout. Veut-on la
monogamie ? Alors on regardera du côté du cerf. Mais à côté des animaux «
fidèles » il y a les volages, et pas seulement chez les oiseaux. Gide pour les
besoins de sa libido, a mis en exergue des cas d’homosexualité animale. Les
« études de genre » (gender studies) florissantes actuellement aux États-
Unis se sont particulièrement illustrées en ce domaine. Avec les animaux,
toute proposition trop générale se voit contredite par des exemples. Nous
avons parlé des animaux sociaux, mais il y a des solitaires. Il y a des
sociétés avec hiérarchie et d’autres sans914..
Les mécanismes sont-ils fixes ? Globalement oui — mais il en est
d’évolutifs. Le programme est-il arrêté ? Certes les abeilles savaient butiner
bien avant que Virgile ne fût né mais les singes rouges du Japon ont appris à
laver leurs patates dans l’eau de mer avant de les consommer. Le monde
animal fourmille, alors les fantasmes de l’homme y pêchent ce qui les
arrange. La colombe n’est pas si douce qu’on l’a dit, et le chameau ne
saurait rien dédaigner.
Les loups ne se mangent pas entre eux, dit-on. Les loups oui — mais on a
recensé 1300 espèces cannibales ou « meurtrières » dans tous les ordres des
deux embranchements. Le monde animal n’est ni un modèle (au sens
axiologique) ni un exemple (au sens moral). Les trois quarts des œufs du
corbeau et des jeunes couvées sont détruits par les adultes. Que dirait-on
d’une mère infanticide qui s’exclamerait : les corbeaux le font bien, eux,
pourquoi pas moi ?
Peut-on dégager du moins de ce bariolage un principe d’ordre tel qu’il
pourrait s’appliquer à la vie humaine ou bien y aboutir comme à sa fin ? Pas
même, car le polymorphisme social des espèces animales est sans commune
mesure avec celui que l’on peut observer entre les différentes sociétés
humaines : il y a moins de différences entre la société des Nambikwaras et
celle de la France d’aujourd’hui qu’entre un banc de poissons et un essaim
d’abeilles, ou entre une colonie de fourmis et une troupe de babouins.
Le polyphylétisme de la vie sociale animale interdit l’établissement d’une
classification naturelle, c’est-à-dire évolutive, des types de groupements
sociaux. Entre le très rudimentaire nid de branches où se couche le gorille et
la véritable architecture que constitue la termitière — quelle différence !
Pourtant nul ne songerait à accorder aux termites une intelligence
supérieure à celle des gorilles. Cet écart entre les sociétés de vertébrés et
celles des invertébrés est si grand qu’on pourrait se demander s’il convient
de garder le terme de société dans les deux cas. Que dire aussi de la
tolérance (ou de l’intolérance) que les éthologues définissent comme la
possibilité pour un groupe d’admettre un individu ne faisant originellement
pas partie de lui ? Sur ce plan, les études montrent que la tolérance
caractérise généralement les groupes... peu évolués, et qu’elle diminue à
mesure que l’on grimpe l’échelle hiérarchique. Une conception évolutive
linéaire du phylum animal — des Invertébrés aux Vertébrés, des Poissons
aux Mammifères au sein des Vertébrés, des petits Mammifères à l’Homme
au sein des Mammifères — pourrait nous faire croire à une complexité
toujours croissante s’achevant dans le triomphe humain. Il n’en est rien.
Aucun vertébré ne présente un type de vie sociale aussi complexe (et
finalement, aussi évolué) que celui qui apparaît chez de nombreuses espèces
d’insectes. Les sociétés de vertébrés ne présentent jamais de
polymorphisme social, elles connaissent très peu de division du travail, les
échanges de nourriture (trophallaxie) y sont nuls ou ne se manifestent
qu’entre jeunes et parents. Quant aux constructions collectives dont on sait
la complexité et parfois la grandeur chez les insectes sociaux, elles
n’existent pas chez les Vertébrés, à l’exception de l’homme justement. On
imagine aisément l’usage idéologique désastreux auquel une transposition
du monde animal au monde humain pourrait donner lieu ici. On observe le
développement du comportement hiérarchique chez les Vertébrés,
Mammifères et Primates en particulier, mais si les éthologues constatent
que chez les animaux la hiérarchie a pour fonction de limiter les effets de
l’agressivité, bien imprudent serait celui qui voudrait en tirer des
conclusions sociales et politiques applicables aux sociétés humaines.
De nos jours les chercheurs se divisent toujours en deux écoles : les
mentalistes qui retrouvent dans les performances de l’animal les signes
d’une conscience, voire d’une intentionnalité, et les comportementalistes
qui obéissent au « canon de parcimonie » de Lloyd Morgan, application à
l’éthologie de l’antique rasoir d’Occam : il convient d’éviter d’attribuer à
l’animal des états cognitifs dans la mesure où son comportement est
explicable en termes « inférieurs ». Chose curieuse, philosophiquement
intéressante, les uns et les autres peuvent se renvoyer l’accusation
d’anthropocentrisme. Les mentalistes disent aux comportementalistes :
pourquoi voulez-vous que l’homme soit le seul à détenir les facultés qu’il
s’attribue ? À quoi les comportementalistes répliquent : vous ne pouvez pas
vous empêcher d’appliquer sur l’animal des catégories issues de la vie
humaine ! Pour une fois l’anthropomorphisme paraît s’éloigner de
l’anthropocentrisme.
En France, le code civil établit une barrière infranchissable entre les
personnes et les animaux (assimilés à des biens meubles ou
immeubles)915.. L’animal apparaît finalement comme le seul être au monde
à ne pouvoir être traité ni comme un sujet ni comme un objet. L’utilitarisme
considère que tous ceux qui sont capables de souffrir obligent par là-même
un sujet moral à leur épargner la douleur. Les défenseurs des droits de
l’animal vont plus loin : chaque espèce vivante a un droit égal à vivre sur
terre et l’homme n’est nullement légitimé à fonder son pouvoir et sa
domination sur la violence. Les tenants de l’écologie profonde (deep
ecology) désignent par le terme de « spécisme » un préjugé non moins
néfaste que le racisme. Peter Singer est un théoricien radical de la «
libération animale »916. : tous les êtres capables de souffrir ou d’éprouver
du plaisir doivent être considérés comme moralement égaux, en ce sens que
leurs intérêts doivent être pris en compte de manière égale917.. Cette notion
de droit de l’animal918. peut paraître obscure, voire problématique.
Obscure car que peut signifier un droit pour celui qui n’est pas sujet de droit
? Et puis l’animalité commence à la bactérie : va-t-on protéger la bactérie
contre la pharmacologie ? Non, bien sûr, mais alors qui sont les « bons »
animaux sujets de droit ? Cette notion de droits de l’animal peut même être
inquiétante. Elle a valeur de symptôme pour cette crise morale et
intellectuelle que traverse aujourd’hui une partie de l’humanité qui ne
reconnaît plus bien son identité. Au-delà d’une sensibilité que l’on pourrait
juger sympathique, il convient de s’inquiéter d’une conception qui finirait
par ne plus faire de différence entre un élevage et un régime totalitaire,
entre un abattoir et un camp d’extermination.
L’animal est un terme commode pour désigner un ensemble hétérogène et
exception faite des biologistes qui mettent entre parenthèses la plupart des
caractères qui rendent certains animaux sympathiques, nul ne peut
considérer l’animal dans sa globalité. Certains de ces animaux ont une
sensibilité, un langage, une certaine forme de conscience. Cela ne nous
autorise pas à leur accorder des droits ; en revanche, cela nous impose des
devoirs.
Élisabeth de Fontenay tente de penser une voie moyenne, où le respect de
l’animal ne s’exercerait pas au prix de l’humanisme. Il faudrait considérer
l’animal comme la personne morale : une personne juridique, qui n’est pas
pour autant un sujet de droit. Il ne s’agit pas d’ajouter un chapitre
supplémentaire aux droits de l’homme919. mais d’établir une codification
éthique internationale. Les grands singes sont les premières des bêtes plutôt
que les derniers des hommes. Il est possible de respecter les animaux sans
offenser le genre humain920..
Lassé de son Histoire, ne croyant plus à sa culture ni en lui-même,
l’homme moderne peut être tenté de reporter sur l’animal une affectivité
dont il privera ses semblables. Jadis méprisés, le chat921. et le chien922.
connaissent dans les villes modernes une incomparable promotion depuis le
XVIIIe siècle. Il n’est pas impossible que l’humanité future devienne
végétarienne — tant son mode d’alimentation carnée lui paraîtra cruel. Les
manifestations débordantes de cet amour des animaux ne peuvent manquer
d’inquiéter. Il est toujours dangereux de considérer qu’il y aurait plus de
différence d’homme à homme que d’homme à bête. Ce n’était pas
seulement le point de vue de Montaigne, c’était aussi celui des nazis.
Tels sont les discours et les arguments de ceux qui entendent laisser à
l’espèce humaine toutes ses dominations. Les animaux sont les victimes par
excellence923. de la violence humaine, ils ne peuvent ni protester, ni porter
plainte, ni changer les lois, ni faire la révolution. L’enfant a obtenu des
droits alors même qu’il n’a pas la capacité de les défendre — pourquoi pas
l’animal ? Par ailleurs, les animaux font plus qu’appartenir à notre
environnement ; ils le constituent. Leur disparition signifie une destruction
de notre monde dont le processus d’artificialisation et peut-être en train
d’atteindre ses limites. Dès lors que l’humanité est davantage qu’un
ensemble de populations, il y a crime contre elle lorsque son monde est
dévasté.
 
*
 
Voir aussi
 
L’âme. L’environnement. L’être humain. L’humanité. L’intelligence. Le
langage. Le monde. La nature. Le vivant.
 
*
 
Bibliographie
 
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
E. B. de Condillac, Traité des animaux, Vrin, 1987.
D. Mc Ferland, Dictionnaire du comportement animal, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.
J.Vauclair, L’Intelligence de l’animal, Seuil, 1992.
J. von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, trad. Ph. Muller, Denoël-Médiations, 1965.
F.J.J. Buytendijk, L’Homme et l’Animal. Essai de psychologie comparée, trad. R. Laureillard,
Gallimard, 1965.
Armelle Le Bras-Chopard, Le Zoo des philosophes. De la bestialisation à l’exclusion, Plon, 2000.
É. de Fontenay, — Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin-Michel,
2008.
— Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998.
 
881 Ce chapitre reprend, en le modifiant et l’augmentant légèrement, celui qui a été publié dans Le
Nouveau cours de philosophie (Éditions du temps, 2004).
882 L’animal peut avoir une utilité matérielle, être une source d’énergie, un objet d’études et un
compagnon de loisirs. Son utilité matérielle est la plus diversifiée : le corps de l’animal est une
importante source d’alimentation (viande, sang, œufs, graisse, miel...) et a été exploité comme un
inépuisable gisement de matériaux (les os, la corne, le bois, les dents, les défenses, les écailles, les
poils, la peau, les plumes, les coquilles d’œuf, les excréments — pour le chauffage les engrais et les
enduits —, le sang etc).
883 Le serpent du caducée du médecin, l’écureuil de la Caisse d’Épargne, le lion de Peugeot, le
tigre d’Esso, etc.
884 Le lion eut un sens christique : parce qu’il avait la réputation de dormir les yeux ouverts
(comme le Christ en son tombeau) et aussi parce qu’il était censé naître mort-né et renaître à la vie
trois jours après sa naissance sous l’effet du rugissement de son père, le lion symbolisait la
Résurrection.
885 Quant au bouddhisme, il a tendance à déconsidérer le chat parce que, selon la légende, cet
animal arriva en retard à la cérémonie qui suivit la mort du Bouddha.
886 Du moins en bloc. Certaines espèces peuvent en effet être méprisées.
887 Comme dans le cas du racisme né de l’exploitation coloniale.
888 Cela n’est vrai que relativement. Les camps d’extermination nazis sont une sinistre exception.
889 Voir L’âme. Les murs que l’on dressera autour des cimetières, au Moyen Âge, auront pour
fonction, entre autres, de barrer l’accès aux animaux.
890 Cela dit, les choses sont un peu plus compliquées : dans la Bible, l’ânesse de Balaam est la
seule à voir l’ange qui lui barre le chemin ; le prophète, lui, ne voit rien. La Bible ménage les
animaux : les bêtes de somme ont elles aussi droit au shabbat, « Le juste a pitié de son bétail », est-il
écrit. Dépourvues d’âme, les bêtes n’en sont pas moins créatures de Dieu, au même titre que
l’homme. Saint Paul croyait que le Christ était venu sauver toutes les créatures sans distinction.
891 XVIII.
892 En unifiant l’âme et en la considérant comme une parcelle divine introduite dans le seul corps
de l’homme, et promise à l’éternité (voir L’âme), le christianisme a creusé entre lui et l’animal un
abîme infranchissable.
893 …« ce n’est pas un crime d’être curieux de l’anatomie et j’ai été un hiver à Amsterdam que
j’allais quasi chaque jour en la maison d’un boucher pour lui voir tuer des bêtes, et je faisais apporter
de là en mon logis les parties que je voulais anatomiser plus à loisir, ce que j’ai encore fait plusieurs
fois en tous lieux où j’ai été » (R. Descartes, lettre à Mersenne, 13 novembre 1639, Œuvres et
Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1063. La clause « ce n’est pas un crime.. »
doit évidemment être interprétée comme un déni.
894 Descartes récuse l’existence de l’âme sensitive, reprise à Aristote par Thomas d’Aquin : il n’y
a pour lui que des âmes raisonnables.
895 Lettre à Morus, 5 février 1649.
896 Lettre du 3 octobre 1637.
897 Alors que Fontenelle lui reprochait de battre sa chienne, le Père répondait serein : « Eh ! quoi,
ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? ».
898 G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, 2000, p. 112-113.
899 La nature, pour Rousseau, se manifeste davantage dans le paysage et le végétal que dans
l’animal. Les Rêveries du promeneur solitaire dressent un parallèle entre l’herbier et le jardin
zoologique tout à l’avantage du premier.
900 E.B. de Condillac, Traité des animaux, Vrin, 1987, p. 450.
901 Ibid., p. 476.
902 Il l’avait appelé Atma, « âme » en sanskrit.
903 Le Monde comme volonté et comme représentation (trad. A. Burdeau, PUF, 1978, p. 1070) va
jusqu’à comparer l’instinct de l’araignée au démon de Socrate.
904 Rabelais.
905 Beaumarchais.
906 Le propre de l’homme, écrivait Buffon, c’est la fesse ; l’animal n’a que des cuisses.
907 Prenons l’exemple du comportement de couvaison du canari. Tout commence au printemps :
l’augmentation de la durée du jour (lumière, chaleur) entraîne des modifications au niveau de
l’hypophyse de la femelle, ce qui provoque le développement de l’ovaire et la production
d’œstrogènes (hormones femelles). Chez le mâle, la production d’androgènes due elle aussi à
l’augmentation de la durée du jour entraîne le comportement de parade — qui a pour effet de
renforcer encore la production d’œstrogènes par les ovaires de la femelle. Sous ces influences
conjuguées, celle-ci forme couple avec le mâle, se fait nourrir par lui et entreprend la construction
d’un nid. Pour ce faire, elle utilise d’abord des herbes ; en même temps, son état humoral entraîne la
chute des plumes de son poitrail sur une zone qui deviendra plus sensible et constituera la plaque
incubatrice. Les stimulations nouvelles, produites par la construction du nid et perçues par la femelle
au niveau de cette plaque incubatrice la conduisent à tapisser l’intérieur avec des plumes puis à
arrêter toute construction. Par les stimulations tactiles qu’il procure à la femelle le nid modifie aussi
la production hormonale, de telle sorte que la ponte a finalement lieu. Bel exemple de causalité en
chaîne, les œufs constituent alors les éléments du milieu qui va entretenir la production hormonale
nécessaire à l’incubation. Le schéma béhavioriste S®R — stimulus, réponse — est trop sommaire
pour rendre compte d’un tel comportement car s’il est vrai que le stimulus (du milieu) induit une
réponse, cette réponse constituera un nouveau stimulus pour une autre réponse.
908 Voir Le langage.
909 « Mais son être est pour lui/infini, non lié, et sans regard/sur son état, pur, comme son regard en
dehors./ Et, où nous voyons l’avenir, là il voit Tout/et soi dans Tout et sauvé pour toujours ». (R.M.
Rilke, huitième Elégie de Duino).
910 M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. fr., Gallimard, 1992, p.
393.
911 J. von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, trad. Ph. Muller, Denoël-Médiations, 1965.
912 J. von Uexküll avait décrit le monde de la tique. Thomas Nagel se pose la question de savoir
quel effet cela fait d’être une chauve-souris (Questions mortelles, trad. fr., PUF, 1983).
913 Cité au début du Traité des animaux de Condillac, op. cit.p. 429.
914 On accuse l’homme d’être cruel et batailleur : voyez les animaux ! Jamais de cruauté inutile —
lorsqu’ils tuent c’est par besoin — et aucune espèce ne se fait la guerre ! Préjugé que cela ! Comment
oublier le comportement du renard capable d’égorger toutes les poules d’un poulailler pour n’en
manger qu’une seule ? Comment oublier le comportement des fourmis champignonnistes capables
d’attaquer une colonie voisine, d’en piller les jardins et d’en massacrer les occupants ?
 
915 Le code pénal en revanche incrimine les sévices sexuels exercés sur un animal.
916 P. Singer, La Libération animale, trad. fr., Grasset, 1993.
917 Peter Singer conclut en particulier que le fait d’utiliser des animaux pour se nourrir est
injustifié car cela entraîne une souffrance disproportionnée par rapport aux bienfaits que les humains
tirent de cette consommation. Le végétarisme, et même le végétalisme (refus de tirer bénéfice des
produits de l’exploitation des animaux) sont des implications inéluctables de la reconnaissance des
droits égaux aux animaux.
918 On est même allé jusqu’à rédiger une « Déclaration universelle des droits de l’animal ».
919 Prenant appui sur la très grande proximité entre l’espèce humaine et celle des grands singes, et
pour tenter d’éviter l’extinction de ceux-ci (un processus déjà bien entamé), certains comme Pascal
Picq militent en faveur d’une qualification de crime contre l’humanité le massacre de ces animaux.
920 É. de Fontenay, Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin-Michel,
2008.
921 Symbole d’hypocrisie au Moyen Age.
922 .Comble de la saleté au Moyen Age.
923 « L’animal est un paradigme de la victime » (J.-F. Lyotard, Le Différend, Les Éditions de
Minuit, 1984, p. 38).
12. L’argent
 
 
 
L’homme a souvent eu honte de ses besoins et de ses désirs : c’est
pourquoi il crut voir dans les nécessités de la vie pratique des contingences.
On appelle argent un genre de monnaie, laquelle représente l’un des
moyens grâce auxquels les hommes peuvent échanger leurs biens et leurs
services. Les hommes, et rien qu’eux : l’argent est le seul bien dont on
n’imagine pas que les dieux puissent l’avoir. Pourquoi une telle évidence,
une semblable commodité s’est-elle attirée tant de haine et de mépris ?
Aristote voit dans la chrématistique une économie inversée et Jésus contre
les marchands du temple commet le seul péché de sa vie924.. Pendant deux
millénaires on louera la pauvreté à l’égal d’une vertu. Presque partout, le
saint homme est celui qui n’a rien mais qui est tout. Le christianisme,
comme l’islam, condamne le prêt à intérêt925. — et il faudra la Réforme
calviniste pour faire sauter ce verrou idéologique qui empêchait l’ouverture
des banques926.. Les utopies classiques ont été contre l’argent comme elles
ont été (les motivations sont généralement les mêmes) contre la famille et
contre la propriété privée. Au début du XIXe siècle, Charles Fourier
fustigeait encore « l’art d’acheter trois francs ce qui en vaut six et de vendre
six francs ce qui en vaut trois »927. : le commerce repose sur le mensonge
et le vol. L’argent est une figure du mal — peut-être la figure du mal par
excellence928.. Il pervertit les relations humaines929. : Marx930. aimait à
citer ce passage de Shakespeare931. où le dramaturge décrit l’argent comme
la valeur qui inverse toutes les autres, rendant le laid beau, juste l’injuste,
vrai le faux932.. Qui oserait soutenir que notre modernité lui a, sur ce point,
donné tort ? Jamais comme aujourd’hui la part du crime n’a été aussi
grande dans l’activité humaine.933. C’est l’argent qui nous fait vivre dans
un monde corrompu : comment le philosophe pourrait-il s’accommoder de
tant de mensonges, de vols et d’assassinats ? La corruption est le mal
spécifique de l’argent — directement contraire aux exigences éthiques de
dignité et de respect. Il y a une saleté propre à l’argent : jamais l’argent
n’aurait pu être symbole de divinité comme l’a été le joyau.
Pourtant ce tableau poussé au noir peut être effacé, et sur la place de
nouveau vide pourrait être écrite une histoire tout autre. Georg Simmel
disait de l’argent qu’il favorise l’entendement aux dépens de la sensibilité :
en témoigne le terme de spéculation. L’argent est inséparable de cette
rationalisation du politique que représente l’État, jusqu’à une date récente
du moins : il constitue l’État (la perception de l’impôt934., la solde des
armées etc.) en même temps qu’il naît de lui (le pouvoir de frapper
monnaie). À l’inverse du troc, fauteur de guerre, l’argent est un facteur de
paix : grâce à lui, les conquêtes des marchés remplacent les conquêtes
territoriales et les coups de téléphone se substituent aux coups de
canon935.. Contrairement à ce que laissent entendre certains énoncés
simplificateurs, on n’a jamais fait la guerre pour de l’argent (l’argent n’est
pas toute la richesse). L’argent conquiert l’espace et gagne le temps, il a le
don d’ubiquité et arrache l’homme à la tyrannie de l’instant. Il contribue à
constituer ce monde commun qui est enfin à la mesure de l’humanité. De
plus en plus léger, l’argent est mouvement et même s’il reste en un lieu,
pétrifié en lingots, en bijoux, il change de valeur à défaut de changer de
place.
Le XXe siècle est le siècle qui aura vu les riches se demander pour la
première fois s’il est légitime d’être riche. Aussi le riche est-il partagé entre
le désir de paraître et la honte d’être aussi riche. C’est l’argent même qui se
trouve pris dans une dialectique de l’ouvert et du fermé, du révélé et du
caché. En outre, ce concret par excellence — ne dit-on pas « matérialistes »
ceux qui pensent d’abord à lui ? — peut être un modèle d’abstraction.
L’argent est l’empire de la potentialité. Déjà le thésaurus latin dont nous
avons extrait notre « trésor » désignait une richesse enfouie, donc cachée.
Le propre de l’argent est de vivre caché, en effet. Il y a, pour reprendre
l’expression de Marx, une « magie de l’argent »936. qui ne peut
qu’intéresser la pensée philosophique.
 
 
I. DU RÉEL AU SYMBOLIQUE
 
L’histoire de l’argent est celle d’une abstraction, d’une dématérialisation
progressives : de l’objet métallique (d’où le mot « argent »), on est passé au
papier écrit (lettre de change, billet, chèque) puis au numéro de code inscrit
sur une carte de crédit ou un compte937.. Libéré de son substrat matériel
qui l’entravait et ralentissait les échanges, l’argent voyage désormais à la
vitesse de la lumière. La monnaie est la marchandise abstraite, l’argent, la
monnaie abstraite. Les premières monnaies ont été des objets naturels :
coquillages938., plumes rares... L’argent existait deux fois — comme objet
et comme valeur, comme réalité immédiate et comme signe. De même que
le mot orchidée vaut pour l’orchidée, l’argent vaut pour la marchandise
équivalente ; il marque le triomphe du signe sur la chose. Aristote939. était
fondé à voir un lien entre nomisma, la monnaie et nomos, la loi940. : la
monnaie n’est pas de nature mais représente le substitut conventionnel,
symbolique, du besoin. En un sens, l’argent repose sur un mensonge
puisque sa valeur réelle disparaît derrière sa valeur nominale, beaucoup plus
élevée941.. Aristote condamnait l’argent mais942. pas la richesse943. (sans
richesse, disait-il, pas d’amitié ou de libéralité ; un pauvre ne peut mener
une existence morale). L’essence d’une chose, pour Aristote, est sa valeur
d’usage, puisque telle est sa fin. Sa valeur marchande ne relève pas de
l’ousia mais d’une illusion : elle est contre nature.944. Il faut être un
sophiste comme Protagoras pour voir dans la valeur d’une chose une
convention. Le fameux énoncé « L’homme est la mesure de toutes choses »
utilise le mot ta khrèmata qui signifie la réalité en général mais aussi les
biens, spécialement sous forme d’argent945. : c’est l’homme qui par
l’argent (une convention) mesure la valeur de toutes les choses. C’est
pourquoi les deux critiques platoniciennes à l’encontre des sophistes —
qu’ils sont acoquinés avec le non-être et qu’ils ont une conception
mercantile de la pensée — n’en font qu’une.
Les analyses de Marx dérivent pour une part des remarques d’Aristote : «
L’argent incarne l’indifférence totale vis-à-vis de la nature de la matière, la
nature spécifique de la propriété, tout autant que vis-à-vis de la personnalité
du propriétaire ; l’argent incarne la domination totale de l’objet aliéné sur
l’homme ».946. Pour Marx l’aliénation se définit concrètement par la
séparation. Or l’argent est triplement séparé de la matière, de la propriété et
du possesseur. Il est le signe le plus accompli de l’aliénation de la société
bourgeoise. De plus il confond tout et anéantit les singularités dans
l’indifférencié de l’universel : pour Marx toute abstraction est une
aliénation. L’argent réifie les rapports sociaux, et les démoralise947.,
l’échange marchand objective l’autre, que je ne suis plus contraint de
respecter moralement948.. « Notion existante et agissante de la valeur, écrit
Marx, l’argent confond et échange toute chose ; il en est la confusion et la
conversion générales »949.. Tout comme l’idéologie qui est le support
discursif de la société bourgeoise, l’argent est à la fois l’expression et
l’inversion universelles : « Il s’échange contre la totalité du monde objectif
de l’homme et de la nature »950.. En matérialisant la puissance
indéterminée, l’argent sépare l’être et l’agir, il dissocie l’essence de ses
prédicats : « Ce que l’homme est par l’argent, il peut cesser de l’être, et, de
fait, il s’en sépare concrètement dans ses actes »951..
Aristote voyait dans l’argent à la fois une garantie et une promesse :
garantie et promesse d’un échange différé. Ainsi se trouve établi le lien
crucial existant entre le temps et l’argent : c’est moins le temps qui est,
comme disent les Anglais, de l’argent, que l’argent qui est du temps. Car
l’argent est ce qui rend l’échange toujours possible.
Monnaie vient du nom de Junon Moneta (« Junon qui avertit »), nom que
la déesse avait reçu pour avoir prévenu les Romains de l’imminence d’un
tremblement de terre. C’est dans son temple que la monnaie était fabriquée.
Symboliquement cette étymologie exprime le lien substantiel qui unit
l’argent au temps futur : l’argent, en permettant de différer une satisfaction,
libère l’homme des contraintes de l’instant présent. L’argent présuppose et
implique la distance dans le temps (différer) et pas seulement dans l’espace
(échanger). Les sociétés traditionnelles, qui vivent dans la proximité (de
l’espace) et dans l’instant répété (du temps) ignorent l’argent ou bien lui
accordent une place réduite. L’épargne, la dette, le crédit, l’investissement,
la spéculation : l’argent pousse l’existence humaine vers le futur, dévaluant
d’autant le présent et le passé. Il présuppose un monde de représentations
(prévoyance, anticipation, prévision, escompte...) libérées du réel tel qu’il
est et liées au réel tel qu’il peut être. Il montre comment le symbolique qui
se définit par sa négation du réel est aussi créateur de réel.
Frege définissait le nombre comme la classe d’équivalence de tous les
ensembles. On peut, écrit Daniel Parrochia952., définir l’argent comme la
classe d’équivalence de toutes les marchandises. Marx voyait dans la
marchandise une réification qui ôte à l’humain ce qu’elle donne à l’objet.
L’argent est une déréification de la marchandise. Le fait que les inégalités
sociales soient directement mesurables en termes d’argent, le fait aussi que
le système capitaliste contemporain crée de considérables inégalités ne
doivent pas nous masquer ce phénomène premier que l’argent peut se
gagner avec n’importe quelle aptitude : alors qu’il faut une aptitude
singulière pour exercer un métier, toutes les aptitudes953. sont
virtuellement capables de rapporter de l’argent. On ne peut échanger de
travail contre un autre que dans le cadre d’une relation duelle. L’argent
comme équivalent général permet d’échanger un travail contre n’importe
quel autre. Il est né des échanges entre peuples : une humanité sédentaire
n’eût jamais eu un besoin d’argent954.. L’argent « cette grande roue de la
circulation », écrivait Adam Smith955.. Avec l’argent, l’échange quitte la
physique pour l’arithmétique956. — la dette est une soustraction, le profit,
une addition957..
En outre, l’argent n’est plus ce qui permet d’acquérir certaines
marchandises déterminées ; il est le moyen d’acquérir de l’argent
supplémentaire. Nous sommes loin du temps où un Hume pouvait
écrire958. que « l’argent n’est pas à proprement parler un objet de
commerce ». En devenant capital, c’est-à-dire moyen de production,
l’argent s’assure une reproduction infinie. Grâce à la substitution du cycle
A-M-A (argent-marchandise-argent) au cycle M-A-M (marchandise-argent-
marchandise), le système capitaliste, selon Marx, subvertit la finalité de la
vie elle-même : de moyen, l’argent devient fin, de fin, la vie est ravalée au
rang de moyen. C’est le capitalisme tout entier qui est, pour reprendre le
mot d’Aristote, une chrématistique. Imaginons un peintre payé par un
certain nombre de biens et de services (comme autrefois) et à qui l’on
propose soudain un paiement en argent : il aura l’impression d’une brusque
disparition des hommes. L’argent n’a pas d’odeur, à la différence du
territoire marqué d’urine par les chats, toujours symboliques de leurs
maîtres. L’argent supprime le marchandage et rend la parole inutile : rien
n’interdit mieux le dialogue qu’un prix. Mais aussi, comme le fera
remarquer Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent, en promouvant
l’individualisme moderne, l’argent émancipe les hommes en rompant leurs
liens personnels959.. Et c’est parce que l’argent est facteur de liberté que
les régimes totalitaires l’abominent960..
D’un autre côté, le pouvoir de l’argent est proprement totalitaire961. :
aucun espace de la vie sociale, aucune durée de l’existence, aucune chose,
aucune activité n’échappent à son emprise. Dans les sociétés primitives un
grand nombre d’objets, un grand nombre d’actions humaines (à cause du
primat du sacré) se situent en dehors de l’ordre économique. Aujourd’hui
tout tend à s’acheter962. et à se vendre, tout finit par avoir un prix — la
beauté, la vie, la mort, la douleur, les émotions, l’amour. Platon reprochait
aux sophistes de faire payer leurs leçons parce qu’il ne voyait entre la
pensée et l’argent aucune commune mesure, et c’est parce que la simonie,
commerce de choses spirituelles, était l’un des plus graves péchés que
Thomas d’Aquin se sentait tenu de préciser que « l’argent reçu par le prêtre
n’est pas le prix de la consécration eucharistique ni de la messe qu’il doit
chanter (...). C’est une sorte de tribut acquitté pour son entretien »963..
Il est néanmoins possible de ne pas désespérer de cette monétarisation
croissante de l’existence humaine si l’on considère, comme fait Simmel,
que l’argent a contribué à déterminer la notion de dignité humaine en
survalorisant indirectement tout ce qui lui échappe : ce qui n’a pas de prix
n’en a que plus de valeur ! Entre l’apparition d’une économie monétaire et
l’idée des droits de l’homme, il n’y a, selon l’auteur de la Philosophie de
l’argent, pas coïncidence historique mais relation de cause à effet.
 
 
II. DU SYMBOLIQUE À L’IMAGINAIRE
 
Kant disait : « L’argent qui nous libère des autres fait (...) de nous des
esclaves à son service »964.. Ce n’est pas parce qu’il est compté et qu’il fait
partie du domaine économique, domaine comptable s’il en fut, que l’argent
doit nous donner le change : son lien avec l’imaginaire est capital. Marx
écrivait de l’argent qu’il est « éminemment l’objet de la possession »965..
Or la possession contient la double dimension, réelle de la capture, de
l’englobement, et imaginaire, de l’assimilation, de l’intégration. L’argent
partage avec le sexe cette singularité d’être ce dont la seule pensée peut
nous procurer du plaisir. En ce sens rien n’est plus immatériel que l’argent :
c’est pourquoi la réification (Verdinglichung) dont parle Simmel966.
correspond, comme processus de l’imaginaire, à une véritable chosification.
L’imaginaire entretient avec le symbolique des relations contradictoires : il
en est la continuation, le dépassement et l’inversion. Si la chrématistique est
mauvaise, c’est à cause de la subversion qu’elle opère entre les moyens et la
fin, et de l’infinitisation de la fin967.. On disait de Midas qu’il se trouva
moins riche quand il n’eut que de l’or. La faveur d’Apollon s’était échangée
pour lui en fatalité.
Dans la société moderne, l’argent, comme l’avait vu Marx, devient la
mesure de la valeur de l’individu, parce qu’il évacue les déterminations
réelles de l’existence au profit de la seule quantité968.. Avec l’argent,
l’avoir fait être : avoir la richesse c’est être riche, mais aussi on est ce qu’on
a. Gagner et perdre s’emploient transitivement et absolument : pour
l’imaginaire, gagner de l’argent, c’est gagner (vaincre), perdre de l’argent,
c’est perdre (être vaincu). C’est pourquoi gagner de l’argent devient une fin
en soi : son sens n’est ni dans l’argent ni dans ce qu’il pourrait permettre
d’acquérir mais dans notre manque à être. Oscar Wilde définissait le
cynisme comme le fait de savoir le prix de chaque chose et la valeur
d’aucune. L’argent nous plonge dans un monde cynique.
Il y aurait toute une histoire du trésor à écrire, un mot lui-même de grande
richesse, avec la suite de ses métaphores et de ses métonymies. Qu’est-ce
que peut enfermer969. un trésor ? Veut-on la richesse ? Aucun paysan du
monde n’a jamais rêvé d’avoir mille de vaches sans penser à l’argent que
cela représenterait. Du pouvoir, l’argent, entre puissance effective et simple
possibilité, partage toutes les équivoques. Parce qu’il peut transformer le
réel, l’argent est à la fois pouvoir et signe de pouvoir. L’argent est de la
jouissance potentielle emmagasinée, comme on parle d’énergie potentielle :
il induit une illusion de toute-puissance, dont la psychanalyse a étudié les
sources et la nature infantiles. Kant l’avait bien perçue : « Lorsque je
possède une somme d’argent en effet, je puis toujours considérer celle-ci de
manière disjonctive, et voyant en elle le moyen qui me permet d’acquérir
ceci ou cela. Au lieu de quoi, je préfère la considérer de manière collective,
en pensant que cette somme me permet de tout avoir. Tant que l’homme
possède encore l’argent il peut donc se laisser aller à la douce rêverie que
tous les agréments de la vie sont à sa portée ».970. L’avare971.,
singulièrement, est victime de cette illusion : « Tandis que les autres
jouissent des plaisirs de la vie, lui se console à l’idée qu’il pourrait en faire
autant s’il le voulait ». L’avarice naît d’une illusion : celle de pouvoir se
servir de richesses comme remplaçant suffisamment le fait de ne s’en servir
jamais. Si l’on reprenait les concepts aristotéliciens, on dirait de l’argent de
l’avare qu’il est puissance sans acte. Marx n’a pas cessé de fustiger le
divorce que l’argent provoque entre les capacités et la puissance, entre ce
qu’on est et ce qu’on peut, entre la libre expression de la vie et
l’appropriation. À l’argent est attaché l’infini du possible qui convertit,
comme s’il s’agissait d’un miracle, une idée en chose, et métamorphose une
chose en idée. L’argent est la meilleure preuve que le réel lui-même peut
être source d’illusion. C’est parce que l’argent est un signe universel (il peut
se convertir en toutes les marchandises) qu’il se donne illusoirement
comme symbole de liberté972.. Kant disait973. que l’argent élève l’état
d’une personne mais non la personne elle-même. Rien n’est plus propre à
susciter des images de puissance et de bonheur que les dépenses
somptuaires du luxe et le gaspillage des fêtes974.. Avec l’argent nous
passons du monde clos à l’univers infini. Je ne vais pas acheter plus de tissu
que je n’en ai besoin — en revanche, je ne serai jamais assez riche sous le
regard de mes désirs. L’imaginaire de l’argent comprend une importante
dimension inconsciente — d’où une nécessaire psychanalyse qui découvrira
de quoi l’argent est la métaphore et de quoi il est la métonymie.
Comme l’enfant, comme le cadeau, l’argent est le substitut symbolique de
la matière fécale975. : de là l’équivalence maintes fois soulignée par Freud
entre l’avarice et le caractère anal. La psychanalyse explique en outre le
caractère libidinal de l’argent par la nature métonymique du désir. C’est
ainsi qu’un amour refoulé peut revenir sous forme de pitié et de charité —
lesquelles se prodiguent littéralement en dépenses d’argent. On comprend
dès lors pourquoi c’est la frustration (imaginaire) plus que la privation
(réelle)976. qui constitue le moteur principal de la consommation dans les
sociétés actuelles. Virgile déjà parlait de l’auri sacra fames977. mais jamais
les Anciens n’eussent pensé que la consommation pût être une activité à
part entière978.. Karl Abraham a décelé dans la dépense compulsive — si
habituelle dans l’actuel comportement de consommation — le substitut
imaginaire d’une dépense libidinale qui ne peut se faire ou bien la décharge
compensatoire capable de soulager une crise d’angoisse979.. Keynes disait
que l’argent est le plus grand motif de substitution, l’ersatz parfait de ceux
qui en fait ne veulent rien. Non seulement la consommation devient la
dimension essentielle de l’être humain980. mais elle se réduit également à
son abstraction chrématistique : consommer désormais signifie moins jouir
des marchandises achetées que le fait de les acheter981.. Cette
consommation universelle est une consumation (Georges Bataille)982.. Ce
moyen par excellence d’échange que constitue l’argent laisse le
consommateur désespérément seul face à ses besoins insatisfaits et à ses
désirs frustrés. Parole de rabbi : « Si tu regardes par une vitre, tu perçois le
monde à travers. Mais si tu couvres cette vitre d’argent, tu en fais un miroir
où seule ta propre image est visible ». L’argent est un mur. Tel est le
paradoxe : le symbole de la matérialité est signe d’immatériel et imaginaire.
L’argent renvoie à notre rapport à la mort. Jadis, il s’agissait de garder pour
ne pas mourir983., désormais, il faut acheter pour ne pas mourir984.,
acheter et vendre985.. Autre paradoxe : le rationnel (compter986.) est aussi
le plus irrationnel. C’est parce qu’il renvoie à notre mort que l’argent est,
avec la mort, notre plus grand tabou.
La divinité « visible » dont parlait Marx à propos de l’argent est-elle
toujours visible ? L’argent est hypocrite et se voit de moins en moins tout en
étant de plus en plus présent.987. Il ne se montre pas,988. il ne se dit pas : il
est le principal tabou des sociétés modernes.989. Tout est fait pour exposer
l’argent déconnecté du travail990. : dans l’espace laissé vide, le jeu a pris la
place. Le hasard serait encore trop rationnel : c’est la chance qui sert de
matrice.991. Comme la rose d’Angelus Silesius, l’argent est sans pourquoi.
D’un autre côté la spéculation, en faisant oublier que le travail est seule
source de richesse, donne l’illusion que l’argent peut se reproduire par
génération spontanée (Marx).
Voici l’argent insaisissable. Qui possède quoi ? Plus l’argent matérialise la
finalité (du travail, de la vie), plus près il est de se retourner dialectiquement
en moyen : en fait le joueur invétéré ne joue pas pour l’argent, le capitaine
d’industrie ne travaille pas pour l’argent ; il est d’ailleurs symptomatique
qu’à ce stade, c’est l’argent qu’ils préféreront donner comme objectif : dans
la nuit de l’inconscient, l’argent est encore ce qui est le plus aisément
avouable. L’argent navigue entre honte (de n’en avoir pas assez) et
culpabilité (d’en avoir trop). Mais, à tout prendre, ce pathos est préférable
au fatalisme de celui qui se croit indigne d’en avoir plus et au cynisme de
celui qui est convaincu d’être à peine rétribué à sa juste valeur.
 
*
 
Voir aussi
 
L’aliénation. Le besoin. Le capitalisme. La corruption. Le désir.
L’échange. La mondialisation. La propriété. La richesse. La valeur.
 
 
*
 
 
Bibliographie
 
Aristote, — Éthique à Nicomaque.
— Les Politiques.
D. Hume, « De l’argent » in Discours politiques, trad. F. Grandjean, T.E.R., 1993.
Adam Smith, La Richesse des nations, 2 tomes, trad. G. Garnier, Flammarion, 1991.
E. Kant, Leçons d’éthique, trad. L. Langlois, Librairie Générale Française, 1997.
K. Marx, — Ébauche d’une critique de l’économie politique, trad. fr., Œuvres. Économie II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968.
— Critique de l’économie politique II, trad. fr., Œuvres. Économie I, Gallimard, 1965.
Karl Abraham, « Prodigalité et crise d’angoisse » in Œuvres complètes, tome 2, trad. I. Barande,
Payot, 1966, p. 80-82.
G. Simmel, Philosophie de l’argent, trad. S. Cornille et P. Ivernel, « Quadrige », PUF, 1999.
J. Schacht, Anthropologie de l’argent, Payot, 1973.
Michel Surva, De l’argent. La ruine de la politique, Payot, 2000.
François Dagognet, L’Argent. Philosophie déroutante de la monnaie, Encre Marine, 2011.
 
 
 
924 De colère il chasse les marchands à coups de fouet.
925 Mais les nécessités de la vie pratique étaient impérieuses, d’où les stratégies de contournement.
En interdisant aux Juifs la possession de la terre et l’activité artisanale, l’Europe les vouait à l’argent
et justifiait ainsi rétrospectivement l’antisémitisme qu’elle nourrissait. La fantasmatique antisémite
montre comment l’ambivalence de l’envie et du mépris de l’argent se transmute en haine par
projection.
926 Ce n’est pas parce que le temps est de l’argent que le christianisme et l’islam interdisaient le
prêt à intérêt mais parce que le temps appartient à Dieu. L’usure est un vol de Dieu, c’est pourquoi
Dante dans son Enfer fait subir aux usuriers la peine éternelle.
927 Cité par É. Bréhier, Histoire de la philosophie, tome III, P.U.F., 1989, p. 732.
928 Le crime de Judas est moins d’avoir trahi que de l’avoir fait pour de l’argent.
929 Voir ce qui est arrivé à la dot en Inde. Jadis compensation symbolique donnée par la famille de
la mariée à celle du marié, elle est devenue une véritable imposition qui ruine des millions de
familles pauvres ayant des filles.
930 Dans Ébauche d’une critique de l’économie politique. Économie II, trad. fr., Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1968, p. 115.
931 Timon d’Athènes IV, 3.
932 On peut tout acheter, les consciences ou les faveurs d’une femme. Marx disait que l’argent qui
est sans esprit finissait par devenir l’esprit de toutes choses. L’argent métamorphose toutes les
impuissances en leurs contraires.
933 À cause de l’argent, l’extension du domaine du crime et de la délinquance a pris des
proportions inédites : concussion, corruption, prévarication, fraude, fausses factures, sociétés-écrans,
caisses noires, sociétés offshore, blanchiments d’argent, abus de biens sociaux, détournement de
fonds, enrichissements personnels, emplois fictifs, délits d’initiés, trafics illicites (armes, drogues,
êtres humains).
934 G. Simmel montre que l’argent libère : grâce à l’impôt, les prestations et les corvées ne sont
plus nécessaires.
935 Cela dit, la rapine ne disparaît pas : elle change de moyen.
936 K. Marx, Le Capital I, II in Œuvres. Economie I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965,
p. 630.
937 On appelle monétique l’ensemble des techniques liées à l’argent dématérialisé (par
l’informatique notamment).
938 Jusqu’à une date récente, les cauris (petits coquillages) ont servi de monnaie sur les côtes
africaines.
939 Les passages de l’œuvre d’Aristote concernant l’argent sont rares et brefs mais d’une densité et
d’une pertinence telles qu’ils suffisent à faire de leur auteur le premier philosophe de l’argent.
940 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 8, 1133 a.
941 C’est la raison pour laquelle dans la Grèce antique, chaque cité tenait à avoir sa monnaie.
Symbole de souveraineté, battre monnaie assurait un bénéfice appréciable.
942 A la différence de la plupart des futurs penseurs chrétiens.
943 La fable de Midas — que rappelle Aristote — illustre la disjonction qui peut exister entre la
richesse et le signe de la richesse. En ayant obtenu du dieu l’insigne faveur de tout transformer en or
par contact. Midas ne peut même plus obtenir le bien le plus élémentaire, celui qui fait vivre, la
nourriture.
944 Les vraies richesses, disait Aristote, sont celles de la nature ; elles seules font l’objet de la
science économique.
945 Aristote (Ethique à Nicomaque, IV, 1119 b 26) définit les biens (chrèmata) comme ce dont la
valeur est mesurée par la monnaie.
946 K. Marx, Manuscrits parisiens (1844), trad. fr., Œuvres. Économie II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1968, p. 28.
947 L’argent libère de la morale.
948 La prostitution est un cas exemplaire de ce processus.
949 Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique, op., p. 118.
950 Ibid.
951 Jean-Michel Le Lannou, La Puissance sans fin. Essai sur la dissolution du monde, Hermann,
2005, p. 32.
952 D. Parrochia, Philosophie des réseaux, P.U.F., 1993, p. 172.
953 Même les pires, comme l’aptitude d’un tueur à gages.
954 C’est pourquoi la pauvreté, ainsi que le fait remarquer Marshall Sahlins, ne consiste ni en une
faible quantité de biens, ni simplement en un rapport entre les fins et les moyens, mais est avant tout
un rapport entre les hommes.
955 A. Smith, La Richesse des nations, tome 1, trad. G. Garnier, Flammarion, 1991, p. 374. G.
Simmel voyait dans la rondeur des pièces de monnaie le symbole de leur circulation (circuler, c’est
faire un cercle).
956 La première vertu de l’argent par rapport au troc est sa divisibilité. L’argent se soumet aisément
aux quatre opérations arithmétiques élémentaires.
957 Au banquet du capitalisme où tous ne mangent pas à la même table, Marx trouvait l’addition
salée pour les prolétaires.
958 D. Hume, « De l’argent » in Discours politiques, trad. F. Grandjean, T.E.R., 1993, p. 34.
959 Simmel pense au remplacement des tributs en nature par les tributs en argent. Jadis le paysan
était contraint de produire lui-même les marchandises qu’on exigeait de lui : le numéraire le délivre
de cette contrainte.
960 Voir la rhétorique anti-capitaliste du nazisme. Les Khmers rouges au Cambodge (1975-1979)
sont allés jusqu’au bout d’une haine de l’argent habituelle aux utopies communistes : ils l’ont
interdit.
961 « L’argent ne s’échange pas contre telle qualité, telle chose, telles forces de l’être humain : il
s’échange contre la totalité du monde objectif de l’homme et de la nature ». (K. Marx, Ebauche d’une
critique de l’économie politique, op. cit., p. 118).
962 On peut définir le capitalisme comme le système qui tend à tout transformer en marchandise et
en capital (voir Le capitalisme).
963 Thomas d’Aquin, Somme théologique II — II, q. 100, a.2, s. 2, trad. fr., Les Éditions du Cerf,
tome 3, 1996, p. 627.
964 E. Kant, Leçons d’éthique, trad. L. Langlois, L.G.F., 1997, p. 309.
965 K. Marx, Ebauche d’une critique de l’économie politique, op. cit., p. 114.
966 Et dont G. Lukács allait faire l’un des thèmes centraux de sa pensée (voir L’aliénation).
967 Aristote, Les Politiques, I, 9, 1257 b, op. cit., p. 118.
968 Pour Marx la quantité signifie l’aliénation — puisqu’elle naît de l’abstraction de la qualité. La
vulgate marxiste, à l’inverse, verra dans la qualité ce qui dépasse dialectiquement la quantité (tel était
le point de vue de Hegel).
969 Voir l’imaginaire du coffre analysé par Bachelard dans sa Poétique de l’espace.
970 E. Kant, Leçons d’éthique, op. cit., p. 315.
971 Kant, plus haut, a remarqué que l’avarice était un vice créé par l’argent.
972 « L’argent est abstrait (...) l’argent est du temps à venir. Ce peut être un après-midi dans la
banlieue, ce peuvent être de la musique de Brahms, des cartes, un jeu d’échecs, du café, les paroles
d’Epictète qui enseignent le mépris de l’or ; c’est un Protée plus versatile que celui de l’île de Pharis.
C’est du temps imprévisible, temps de Bergson, non temps dur de l’islam ou du Portique. Les
déterministes nient qu’il y ait au monde un seul fait possible, id est un fait qui a pu se produire ; une
pièce de monnaie symbolise notre libre arbitre (J.L. Borges. L’Aleph, trad. R. Caillois et R.L.F.
Durand, Gallimard, 1967, p. 136).
973 E. Kant, Leçons d’éthique, op. cit., p. 309.
974 Dont le cinéma aujourd’hui, ne serait-ce que par l’argent qu’il dépense, est l’image la plus
efficace.
975 D’où la dénégation vespasienne (l’argent n’a pas d’odeur). Rien, au contraire, ne pue autant
que l’argent.
976 Selon la distinction établie par Lacan.
977 La « faim sacrée de l’or ». « On se rassasie de tout le reste mais de toi, Plutus [le dieu de la
richesse], jamais personne ne s’est lassé », écrit Aristophane (Plutus, v. 189-190). En termes plus
modernes, on dira que l’argent a cette particularité d’échapper à la loi de l’utilité marginale
décroissante.
978 Le nonchalant (paresseux) est à la lettre un non-chaland : il n’achète pas.
979 Le système économique a donc intérêt à alimenter la frustration collective. Il y réussit assez
bien : plus les besoins sont satisfaits, plus les désirs sont frustrés.
980 Compensation illusoire encore : le consommateur qui se croit flatté (voir la sollicitude
imaginaire de la publicité) prend sa revanche sur le citoyen et le travailleur qui se sentent méprisés.
La consommation occupe la place laissée vide par le travail et la politique.
981 Seule une petite partie des objets acquis est réellement consommée (livres non lus, disques non
écoutés, ordinateurs utilisés au millième de leurs capacités etc.).
982 Sociologiquement, on constate la fin de l’avare (tel qu’il avait été classiquement dépeint par
Plaute, Molière et Balzac). L’avarice est le seul des sept péchés capitaux à n’être pas intégrable dans
l’idéologie actuelle de la consommation.
983 Marx rapporte que les marchands en Inde enfouissaient leur or dans la terre car ils croyaient
qu’ils pourraient l’utiliser dans l’autre monde (K Marx, Critique de l’économie politique II, trad. fr.,
Œuvres. Économie I, op. cit., p. 388).
984 L’achat est devenu un comportement addictif (la compulsion d’achat).
985 Des vide-greniers aux sites spécialisés d’Internet, nos contemporains ne cessent de se
débarrasser des signes visibles de leur existence.
986 Ratio signifie à la fois calcul et raison.
987 Pour la sexualité, c’est l’inverse : elle est de moins en moins présente mais elle se montre de
plus en plus.
988 Le cinéma ne montre pratiquement pas l’argent ou bien de façon abstraite et caricaturale (la
valise pleine de billets, le coffre de la banque ouvert par les gangsters). Le film de Robert Bresson,
intitulé simplement L’argent, est une heureuse exception.
989 Les États-Unis exceptés. Mais la monstration spectaculaire, comme dans un numéro de
prestidigitation, peut être un moyen habile de cacher.
990 Un saltimbanque de l’audiovisuel, un joueur de football, un mannequin gagnent des sommes
que bien des chercheurs n’oseraient rêver pour leurs laboratoires.
991 Les loteries et les machines à sous qui prolifèrent sont les instruments de cette mystification.
13. L’art992.
 
 
 
L’art n’est pas un fait à constater ; il est un concept à élaborer. «
L’humanité, a écrit Malraux993. a une longue habitude d’ignorer la notion
d’art ». Et cette habitude, à de rares exceptions près, ne fut pas perdue par
les philosophes. La difficulté à penser l’art tient à deux choses : d’une part,
le concept a subi au cours de l’histoire de considérables remaniements et il
manqua à la plupart des cultures étrangères à la nôtre ; ensuite la
compréhension de ce concept est inséparable de son extension : si nous ne
pouvons pas reconnaître des œuvres d’art sans connaître le concept d’art,
inversement ce concept est informulable sans une connaissance préalable de
ce que l’intuition aura fourni comme le monde de l’art. Or ce monde est
immense. Il n’est plus possible de le réduire à un ensemble de « chefs-
d’œuvre » rares créés par des génies appartenant à des nations élues, à des
époques bénies. Notre représentation de l’art se nourrit désormais du triple
élargissement que celui-ci aura connu au cours du dernier siècle.
Elargissement historique : l’art naît au paléolithique supérieur et on ne lui
connaît aucune rémission994. ; élargissement géographique : l’art est
l’affaire de l’humanité entière, partout l’homme exprime un génie plastique
qui lui permet de créer des formes dans l’espace et un génie rythmique qui
lui permet de créer des formes dans le temps ; élargissement conceptuel
enfin : les six arts de la tradition classique constituent un classement simple
et commode mais incomplet et, partant, arbitraire995.. Le monde de l’art est
ouvert et indéfini ; une philosophie de l’art doit pouvoir répondre à ce défi
de la totalité996.. Lorsque Kant écrit que les beaux-arts doivent
nécessairement être considérés comme les arts du génie et que celui-ci
consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle préalable car
la production de la beauté n’est pas la réalisation d’un modèle préexistant,
alors les architectes, sculpteurs, peintres et musiciens de l’Inde n’étaient pas
des génies car tous, les mythiques fondateurs exceptés, ont travaillé d’après
un modèle préexistant.
Mais comment énoncer des propositions générales, voire universelles,
concernant un monde qui est non seulement traversé par des contradictions
(lesquelles font sa vigueur et sa richesse) mais encore constitué par des
singularités ? Une théorie de la connaissance n’est pas confrontée à cette
difficulté car son objet d’emblée gît dans l’universel. Il y a moins de
distance entre Euclide et Grothendieck qu’entre Phidias et Picasso. Le
Musée Imaginaire est le lieu d’une totalité différenciée dont la loi de l’Un
signerait le plus sûrement la destruction.
 
 
I. L’ESSENCE DE L’ŒUVRE D’ART
 
Depuis que Platon a dit que l’idée de Beau est la seule à resplendir dans le
monde sensible, l’art en Occident s’est défini par rapport à elle.
 
 
1. Le critère de la beauté : voir La beauté
 
2. L’œuvre
 
L’art est à la fois acte et activité, production et produit. On dit : travailler
avec art, « art » ici est moyen d’activité ; on dit : un objet d’art : ici, « art »
est résultat de cette activité997..
À la présence immédiate et indéterminée de la chose, l’objet998. oppose la
forme et la fin de son existence produite. L’œuvre est l’assomption de
l’objet par le travail999. ; comme il n’y a d’objet que pour un sujet devant
lequel il est jeté, il n’y a d’œuvre que par un sujet qui se livre ainsi au
monde par la médiation de l’objet. L’œuvre est proprement le représentant
de son auteur mais comme substance elle mène une vie propre indépendante
de lui. L’objet n’accède jamais à cette indépendance. L’histoire de l’art est
en grande partie celle de ses pertes, de ses oublis et de ses destructions :
enfouie dans les sables ou mutilée, une sculpture reste une œuvre, tant il y a
de force en elle.
Même s’il a des usages abstraits possibles1000., l’objet garde une
matérialité que ne possèdent pas toutes les œuvres d’art. La contestation
contemporaine de l’œuvre au nom de l’objet — retour au fondamental —
ne peut avoir de sens que dans les arts plastiques : ni un poème, ni une
danse ni une sonate ni un film ne sont des objets. L’artiste crée moins un
objet physique qu’une espèce d’objet physique. Cela étant, le statut
ontologique des œuvres d’art est divers : avec elles, l’ensemble entier des
plans (ou des pans) de réalité est couvert, depuis l’objet matériel (que l’on
peut voir et toucher) jusqu’à l’idée en passant par tous les stades
intermédiaires de l’abstrait-concret. Une symphonie ou un film n’existent ni
dans leur seul support original (la partition d’orchestre, la pellicule) ni dans
leur seule représentation (quoiqu’ils n’existent que par elle). Mais il est
aussi des œuvres qui n’existent que dans et par leur seule
représentation1001. : une musique et une danse improvisées sont de ce
type1002.. Kant, Hegel, Schopenhauer, tous trois ont hiérarchisé les arts en
fonction de leur plus ou moins grand éloignement de la matérialité
naturelle, d’où la primauté de la poésie (Kant, Hegel), et de la musique
(Schopenhauer)1003.. Pourtant c’est ce mode particulier d’union du
sensible et de l’intelligible qui constitue le sens et la singularité de l’œuvre
d’art. Un poème lu ou a fortiori récité est loin de toucher le seul intellect et
inversement il n’est pas de matière en art (la couleur, la forme, le grain de la
pierre...) qui interdirait au regard d’être aussi une pensée. L’art admet toutes
les formes de présence et c’est pourquoi le monde des œuvres peut se poser
en rival de celui des choses et des êtres.
L’œuvre d’art est un objet sensible mais il ne concerne que la vue et
l’ouïe1004.. Le goût, l’odorat et le toucher détruisent ou abîment l’objet, en
transforment la substance tandis qu’après l’écoute, la musique, après le
regard, la peinture, restent ce qu’elles étaient. Avec la rose respirée, le
velours tâté, le fruit mangé, le contact est immédiat, dans un littéral corps-à-
corps. En revanche il y a toujours entre le moi et l’œuvre d’art une distance
qui se traduira subjectivement par le respect et l’admiration. Le respect est
la source commune de l’esthétique et de l’éthique1005. car de même qu’il
s’interdit de traiter l’être humain en chose, il s’interdit de traiter son œuvre
en chose.
L’expérience qui nous place devant une réalité plus haute que nous-mêmes
s’appelle admiration et c’est pourquoi le sublime est moins une limite,
comme singulière intensité du beau, que le signe de toute expérience
esthétique. L’œuvre d’art n’est pas seulement une apparence, elle est une
apparition1006. qui surgit du monde comme une irrésistible présence. C’est
la raison pour laquelle les états fusionnels de transe1007. ne sont pas
d’ordre esthétique, car alors ce n’est pas le sujet qui disparaît dans l’objet
mais inversement l’objet qui disparaît dans le sujet, lequel l’oublie en
s’oubliant. L’abandon du sujet à l’œuvre est moins envoûtement que
ravissement1008..
L’art place l’être humain — créateur ou spectateur — dans une position
vis-à-vis du monde qui n’est ni celle de la philosophie ni celle de la
technique. Le mot de Victor Hugo « La forme, c’est le fond revenu à la
surface », seul un poète pouvait la prononcer : on ne l’imagine pas sous la
plume d’un biologiste1009. ni sous celle d’un mécanicien1010..
L’apparence esthétique n’est pas l’apparence des choses au-delà de laquelle
les philosophes depuis Platon1011. nous invitent à aller ; de même, la
sensibilité esthétique n’est pas de pure sensation. L’audition est
superficielle, tandis que l’écoute est profonde mais cette profondeur n’est
pas de l’ordre de la connaissance ou de la pensée1012..
 
 
3. La métamorphose
 
À la différence de la nature, qui est une catégorie sous laquelle viennent se
ranger les animaux sauvages et les plantes non cultivées, l’art n’est pas une
catégorie déterminée définitivement et sous laquelle viendraient se ranger
les genres et les œuvres. Il est le produit d’une histoire longue, que Malraux
a nommée métamorphose1013. et qui est inséparablement celle des œuvres
et celle de nos relations avec elles.
Le concept d’art est le résultat d’une détotalisation intellectuelle : de
l’ensemble culturel dont ils faisaient partie, des objets plastiques et des
événements rythmiques ont été abstraits et qualifiés par nous « œuvres d’art
». Ce qui était une dimension de la société est ainsi devenu une partie. Ces
œuvres étaient, dans leur lieu d’origine, inséparablement magiques et
religieuses, techniques et esthétiques, elles étaient des faits sociaux totaux.
La visée purement esthétique les a transformées en faits sociaux partiels.
Les œuvres du passé sont, écrit Hegel, comme les beaux fruits détachés de
l’arbre qu’une jeune fille a cueillis pour nous1014.. « Quand les hommes
sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles
entrent dans l’art1015. ». Il y a en effet toujours de la vie qui meurt dans
une métamorphose. En Afrique, un masque doit danser ; s’il ne danse pas, il
porte malheur. Dans une vitrine de musée, un masque ne danse plus, et c’est
pourquoi il est désormais une œuvre d’art. Cette mort de l’objet est aussi
une assomption : on ne verra plus la croûte de sang séché qui recouvrait
magiquement le fétiche, on n’y verra que de la couleur ; partant, il n’y aura
plus de fétiche. Toute perception est une découpe opérée sur la trame du
monde ; la perception esthétique est la plus élective de toutes : en donnant
un sens exclusivement esthétique à des œuvres totales, elle leur ôte tous les
autres. Dans une salle de concert à Paris « la même » musique chinoise
n’est déjà plus la même en l’absence du pavillon de jardin et de ses
auditeurs princiers ; le rite n’est plus ; il a fait place au spectacle. Les
œuvres d’art font moins le musée que le musée ne les fait, car c’est au
musée que la déesse devient statue : tout autre regard sur elle est désormais
exclu.
Le procès du musée est contemporain de sa création : rien ne ressemble
plus à un tombeau qu’un temple, se désolait-on. Arrachée à son contexte,
son ciel, son peuple, sa ville, l’œuvre perd son sens, car elle est loin
désormais de ce qui la faisait vivre1016.. Le corps est devenu cadavre, et le
cadavre, momie. À cela les défenseurs du musée rétorqueront que c’est par
le musée que les objets sont transfigurés en œuvres et qu’il y a davantage de
respect à y découvrir l’expression du génie humain qu’à y chercher un
document. Un vase dans une vitrine est-il moins qu’un vase lorsqu’il a
perdu sa fonction de récipient ? Il est, au contraire, beaucoup plus ; c’est
alors que les petites figures noires prennent sur elles l’immortalité des héros
de l’Iliade.
Avant d’avoir ses musées d’art, l’art primitif figurait dans des musées
d’histoire naturelle et d’ethnographie : la culture y était moins
reconnue1017. que l’art nié. Malherbe disait du poète qu’il n’est pas plus
utile au pays qu’un joueur de quilles et Platon raconte que Socrate jouait de
la flûte dans sa prison où il attendait la mort ; comme un disciple s’en
étonnait, et lui en demandait la raison, Socrate répondit qu’il jouait de la
flûte avant de mourir pour jouer de la flûte avant de mourir. À la différence
de la technique tout entière soumise à une finalité extrinsèque qui
objectivement nie ce qu’elle est, l’œuvre d’art a une finalité en soi, elle ne
sert qu’à être ce qu’elle est. Ce que nous nommons art était d’abord soumis
à une fin extérieure — le sens magique des bisons de Lascaux, le sens
religieux des statues grecques, le sens technique des vases Ming, le sens
politique de la statue équestre de Louis XIV, le sens symbolique de la Tour
Eiffel1018.. Mais c’est précisément lorsque l’Histoire fait disparaître ces
divers sens que ces œuvres, pouvant enfin être considérées en et pour elles-
mêmes, adviennent comme œuvres d’art. Un regard a remplacé des usages :
l’essence de l’art réside moins dans sa substance que dans le sens que nous
lui donnons. La métamorphose fait même plus que constituer l’art : elle
l’institue. Une œuvre ne devient une œuvre d’art qu’après avoir été arrachée
au monde qui l’a vu naître. Malraux appelait délivrance ce processus — un
beau mot qui conjoint la liberté et la naissance1019..
L’histoire de la notion d’art est allée dans le sens d’une semblable
particularisation. Ars en latin traduit la technè grecque — du premier nous
avons fait l’art, de la seconde, la technique. Ce terme générique suivi d’un
adjectif déterminait chaque savoir-faire ; on ne parlait pas de la sculpture
comme art mais de « l’art du sculpteur ». L’activité productrice humaine y
était marquée par opposition au hasard et à la nature (Aristote) mais « l’art
» y était confondu avec la technique. De ce syncrétisme originaire les
doublets artisan/artiste portent trace1020.. Une première scission
conceptuelle interviendra au Moyen Age : on distingue alors parmi les arts,
deux grandes familles : les arts libéraux d’une part (ainsi appelés car seuls
dignes d’occuper les loisirs d’un homme libre) et les arts mécaniques
d’autre part. Ceux-ci deviendront les « techniques » ; mais les « arts »
libéraux désignaient des disciplines purement intellectuelles (astronomie,
grammaire etc.) qu’aujourd’hui nous n’appellerions pas art.
La Renaissance, avec son idéal d’uomo universale perpétuera le
syncrétisme ancien1021. mais verra naître en même temps une conscience
d’artiste. C’est alors que la métamorphose de l’art devient inséparablement
celle de l’œuvre et celle du concept : le travail du peintre n’est plus soumis
à une transcendance extérieure (le bâtisseur du Moyen Age donnait forme
de cathédrale à sa prière) et sa croyance n’est pas nécessairement tenue par
ses motifs.
Lorsque Titien peint Vénus, il peint une femme nue et non une déesse. Et
les statues d’Hercule dans le parc de Versailles ne sont plus que des
allégories de pierre.
La scission entre l’artiste et l’artisan, la coupure entre l’art et la technique
seront consommées au XVIIIème siècle : l’invention de l’expression de
beaux-arts (par opposition aux arts et métiers) en est le signe. Certes la
technique est promue : le servile devient l’utile1022. mais l’art abandonne
la terre pour occuper le ciel que la religion affaiblie va bientôt quitter. Le
génie remplace le saint comme figure de la transcendance humaine, et après
la Révolution et les guerres de l’Empire, il devient l’héritier du héros. Face
à l’industrie et à la banque triomphante, l’art s’érige en culte1023.. Le XXe
siècle verra la destruction, par l’art, des mythes que l’art lui-même a
suscités. Le résultat, paradoxal, en sera une réassurance de l’art en lui-
même : l’art est devenu si présent qu’il a fini par englober tous ceux qui
l’avaient contesté1024. : les œuvres créées contre le musée ont fini au
musée. Le geste radical de Duchamp a un sens inaugural qu’il n’a jamais
perdu : rien de tel qu’une présence1025. (surtout si elle est celle de l’objet
quelconque) pour casser l’illusion de la représentation. Mais une présence
ne vient jamais seule : le porte-bouteilles de Duchamp n’est pas un porte-
bouteilles puisqu’il ne sert plus à porter des bouteilles. N’avait-on pas
toujours su que c’est l’artiste qui fait l’art, et non l’inverse ?
L’art est né du jour où l’œuvre a été créée pour le regard et l’écoute de
l’homme. Il n’en a pas été toujours ainsi : ni les peintures rupestres de la
préhistoire1026., ni les danses sacrées de l’Inde n’étaient faites pour les
yeux des hommes ; une bonne partie de ce que nous appelons art est resté
invisible et inaudible pendant des millénaires, ce n’est que récemment que
la déesse a été enlevée de son sanctuaire. L’art aura suivi un cheminement
inverse de celui de la connaissance : alors que celle-ci a renoncé à
l’anthropocentrisme de son origine1027., celui-là a fini par le
conquérir1028.. Tout s’est passé comme si par l’art l’homme regagnait ce
qu’il perdait, non seulement avec la mort du sacré mais aussi avec la
naissance de la science. Il était nécessaire que ce qui signait l’assomption de
l’homme par lui-même s’achevât, comme le vit Hegel, en conscience de
soi. Le porte-bouteilles de Duchamp n’est pas plus un porte-bouteilles que
la Vénus du Titien n’était une Vénus. Ainsi le mythe peut-il continuer à
vivre.
 
 
4. Le style
 
La singularité d’une œuvre d’art doit s’entendre dans ses deux sens :
unique et imprévisible jusqu’au risque de l’étrange. La série, qui est le
triomphe de l’objet technique, marque la mort de l’art1029.. La
reproduction, l’imitation peuvent avoir un sens symbolique, économique ou
propédeutique, elles n’ont pas de sens artistique. C’est pourquoi un faux, si
bien confectionné que parfois les experts sont trompés, n’a presque aucune
valeur au regard de l’original lorsqu’il est dénoncé comme tel. Le
paradigme de la création est divin : on n’imagine pas Dieu créant deux
mondes identiques1030..
Le premier sens de la beauté est sans doute à trouver dans le refus du
quelconque, qui est au monde de l’objet ce qu’est le on dans celui de
l’homme : un réseau de substitutions infinies, et dans lequel la valeur
s’identifie à la place et à la fonction. La banalité est l’essence du
quelconque : l’art touche là son impossibilité1031.. À l’opposé, campe
l’originalité, où l’art trouve l’une de ses conditions nécessaires. L’origine
n’est pas seulement un commencement (l’original englobe l’originel) mais
aussi une condition (logique) de possibilité et un principe (réel) de
production. Par son originalité, l’œuvre d’art impose sa discontinuité dans
l’espace et le temps des civilisations en même temps qu’elle inaugure une
continuation possible : elle est un modèle. Tout artiste est un inventeur :
Véronèse a inventé un bleu, Claude Lorrain a inventé le soleil en
peinture1032., Flaubert a inventé l’imparfait en littérature. Avec le poète, le
mot surgit comme si nul avant lui ne l’avait écrit ou prononcé : la genèse
d’un monde1033.. D’où la difficulté voire l’impossibilité de constituer
l’esthétique en science de l’art : il n’y a de science que du général (selon la
formule d’Aristote), or l’art n’est fait que de singularités. L’histoire de l’art
est une suite d’exceptions1034..
Parlant du génie, Kant1035. avait prévu l’objection : l’originalité peut être
arbitraire, voire confiner à l’absurde ; pour avoir valeur d’art elle doit donc
être exemplaire ; or il n’y a pas d’exemplarité sans règles. On peut donner
le nom de style à cette originalité réglée. La définition de Malraux1036.
(l’art est « ce par quoi les formes deviennent style ») peut être inversée : le
style est ce par quoi les formes deviennent art. Focillon disait du style qu’il
est « un ensemble cohérent de formes unies par une convenance réciproque
»1037..
Le concept de convenance a été utilisé par saint Augustin et par saint
Thomas d’Aquin pour qualifier la beauté comme tout dont les parties sont
dans des rapports de mesure entre elles. Grâce au style, une identité
esthétique peut être reconnue : un détail en peinture, quelques mesures en
musique, un vers en poésie suffisent au connaisseur ou à l’amateur pour
reconnaître Watteau, Bach ou Mallarmé. L’art n’est pas conceptualisable, il
n’entre dans aucune catégorie mais le style fait pour lui office de genre :
c’est grâce au style que l’on peut reconnaître une symphonie de Haydn sans
l’avoir jamais entendue1038.. Identifier et reconnaître s’équivalent parce
que l’identité ne va pas sans la différence qui dialectiquement la fonde.
Malraux1039. définissait le génie comme une « différence conquise ». Une
forme en effet n’a de style (formosus, beau en latin, est ce qui possède une
forme) que dans ce qui la pose en soi et l’oppose aux autres. Le style fait de
l’œuvre un objet éminent ; alors qu’un objet ne dépasse pas sa fonction (son
concept l’épuise), une œuvre contient un supplément de sens dont rien ne
vient arrêter a priori l’extension.
Le style a ses formes dégradées : la manière, le procédé1040.. Dans la
manière existe bien la singularité d’un savoir-faire1041. mais qui n’a pu se
hisser jusqu’au sérieux substantiel que l’art exige ; ainsi voit-on des artistes
se jeter sur une petite idée et l’exploiter sans lassitude : cela peut contribuer
à faire une mode1042., l’histoire de l’art ne s’en trouve pas enrichie. Quant
au procédé, il est en quelque sorte la forme de la forme : au lieu d’inventer
les règles, l’artiste les suit. Les grands styles sont morts d’avoir été pris
pour des stéréotypes1043..
 
 
5. Art et synthèse
 
L’art met en jeu une série de contradictions que Kant réduisait au paradoxe
du jugement esthétique : en tant que jugement, il appartient à l’entendement
et tient à l’universel, en tant qu’esthétique il relève de la sensibilité et le
particulier est son domaine. En élargissant la coïncidence des opposés (sujet
et objet, conscience et inconscient) à la liberté et la nature, Schelling fit de
l’art une manifestation de l’absolu.
 
A. L’œuvre et le monde
 
Karl Philipp Moritz1044. voyait dans l’œuvre d’art une tension dialectique
entre l’isolement par lequel elle s’arrache au Tout comme une forme sur un
fond, et la fusion par laquelle elle finit par se confondre avec le monde qui
l’a vu naître. L’art fut un art du monde, l’expression symbolique de la
Totalité1045. avant de constituer le monde de l’art. Grâce à l’art, l’homme
peut faire sienne cette Totalité dont il fait partie et qu’il ne se résout pas à
abandonner aux dieux. Sur le plan théorique, écrit Kant, le sujet apparaît
insuffisant devant l’objet (il n’a pas de compréhension totale), sur le plan
éthique c’est l’objet qui apparaît comme insuffisant devant le sujet (la
valeur morale transcende toute nature), sur le plan esthétique, et sur lui
uniquement se réalise pour l’homme la seule adéquation qui lui soit
accessible, l’unité affective du sujet et de l’objet.
 
B. Nature et anti-nature
 
Le génie est naturel dans l’art1046., écrivait Kant et pourtant il s’oppose à
la nature. Le don était pensé comme une donation — de la Nature ou de
Dieu — mais sans terrain et circonstances favorables (parabole de Jésus) la
meilleure graine meurt. Les enfants prodiges ne font pas toujours des
adultes prodigieux.
 
C. Le singulier et l’universel
 
L’art s’est toujours adressé à l’Invisible — simplement les hommes ont
remplacé les dieux. Il naît dans la singularité et s’épanouit dans l’universel :
la localité1047., et l’instantanéité des conditions de la création, la
personnalité du créateur finissent par être transcendées et débouchent sur
l’universel. Le je d’un écrivain devient un nous tout en restant je — et les
œuvres anonymes du Moyen Age n’étaient pas moins personnelles que
celles de la Renaissance.
 
D. La liberté et la nécessité
 
Le travail de l’artiste est l’archétype du travail libre : même une
commande n’est pas un ordre — et le programme laisse la bride sur le cou
de l’imagination. L’artiste1048., comme un dieu souverain, ne se heurte pas
à la rude nécessité naturelle dont le technicien constamment doit tenir
compte. Et la liberté sera celle aussi du lecteur, du visiteur, du spectateur, de
l’auditeur car l’œuvre n’est pas une énigme à résoudre. Mais comme une
liberté sans règle reste indéterminée, donc n’est pas liberté réelle, l’artiste
travaillera selon des règles qui lui auront été imposées (le canon) ou qu’il
inventera lui-même1049.. La discipline à laquelle l’artiste se soumet peut
apparaître parfois comme une contrainte insensée1050. ; elle est un défi,
que l’œuvre relèvera. Dans la vie sociale, le jeu et le travail se différencient
jusqu’à la contradiction : la présence de l’un correspond à l’absence de
l’autre : on joue lorsqu’on ne travaille pas encore (l’enfant) ou lorsqu’on ne
travaille plus (le loisir de l’adulte). Schiller a été le premier à voir dans le
jeu une catégorie esthétique fondamentale. L’artiste a ce privilège de
pouvoir jouer en travaillant et travailler en jouant. La récurrence du mot jeu
(Spiel en allemand) dans le monde de l’art1051. a une signification : elle
rappelle le caractère de finalité en soi qui différencie le jeu du travail. Mais
cette finalité intrinsèque ne s’accompagne d’aucune œuvre : un jeu ne
produit rien si ce n’est du plaisir évanescent et de la mémoire abstraite.
L’art est un jeu fécond qui ainsi allie la finalité ludique à la production par
le travail1052..
Une modalité de la synthèse de la liberté et de la nécessité est celle du désir
et de la loi attachés aux deux principes contraires — principe de plaisir et
principe de réalité. En termes psychanalytiques, les oppositions de la
contingence et de la nécessité (l’art crée une nécessité à partir de la
contingence absolue qui est l’acte même de créer), d’une part, de la
satisfaction et du désintéressement (alors que toute jouissance connote la
satisfaction d’un intérêt, le plaisir esthétique est une satisfaction
désintéressée) d’autre part, et enfin le paradoxe de la finalité sans fin,
reviennent à l’opposition surmontée du principe de plaisir et du principe de
réalité.
 
E. Le réel et l’idéal
 
Freud disait que l’art est le seul domaine où la toute-puissance des idées se
soit maintenue jusqu’à nos jours. En définissant, d’après Platon, l’œuvre
d’art comme la manifestation sensible de l’Idée1053., Hegel faisait d’elle à
la fois une apparence idéale et une idéalité sensible. L’extension du concept
de modèle — qui va de la singularité empirique1054. à l’universel abstrait
(celui du modèle mathématique) — exprime cette conjonction1055.. L’art
est un passeur de mondes. D’où l’interprétation contradictoire qui a été faite
de son influence possible sur les passions humaines: puissance de séduction
mauvaise qui nous lie à ce qu’il y a de pire dans l’empirie (Platon,
Rousseau) ou bien puissance d’arrachement qui nous en délivre (théorie de
la catharsis chez Aristote, de la sublimation chez Freud). La rémanence du
débat sur la « responsabilité » de la littérature et du cinéma (violence,
pornographie) prouve que la question est loin d’être close.
 
F. L’intelligence et la sensibilité
 
Alexander G. Baumgarten à qui l’on doit l’usage actuel du mot esthétique,
pensait que l’être humain est doué d’une faculté esthétique autonome,
définie comme intermédiaire entre la sensation (obscure, confuse) et
l’intellect (clair, distinct). Semblablement, Kant déterminera le beau,
intermédiaire entre le plaisir purement sensible et le bien, purement idéal,
comme surgi de l’accord de l’imagination et de l’entendement ; le beau est
un pont jeté sur l’abîme qui sépare le sensuel et le rationnel, les appétits et
le devoir moral.
La division du travail social, parce qu’elle exige de l’individu une
spécialisation croissante, sépare ses facultés : l’intelligence et la sensibilité
n’appartiennent plus au même individu — ainsi voit-on apparaître des corps
sans tête (les ouvriers) et des têtes sans corps (les ingénieurs). L’art a
l’inappréciable avantage de mettre fin à ces mutilations1056., que ce soit
chez le créateur ou chez l’amateur : avec l’art l’intelligence devient sensible
et la sensibilité intelligente1057.. En art le comprendre et le percevoir sont
inséparables ; le plaisir artistique est une jouissance intelligente, la seule
même.
 
G. Moi et Autrui
 
Stendhal disait que la musique place le cœur dans la même situation où il
se trouve lorsqu’il jouit de ce qu’il aime. La vie sociale et le travail placent
les individus en concurrence les uns avec les autres, l’avoir des uns
correspondant à une privation des autres1058.. Sauf cas exceptionnel
(relations affectives de parenté, d’amitié, d’amour) le plaisir d’autrui ne fait
pas particulièrement plaisir. L’art va substituer la solidarité à la concurrence
et donner un sens positif au plaisir de l’autre. Il est avec l’amour la seule
activité qui nous fasse désirer que l’autre jouisse du même plaisir que nous :
son sens social lui est inhérent et c’est pourquoi ses manifestations ont pris
(et prennent encore) la forme de fêtes1059. qui, toutes barrières tombées,
réalisent la communion1060. entre les hommes. Jouir d’une richesse qui ne
mette pas les hommes en état de rivalité — voilà ce que la fête de l’art
permet, et elle est la seule à le faire. C’est pourquoi nombreux furent les
artistes qui conçurent un véritable idéalisme esthétique qui leur fit voir dans
le public de l’art une société idéale, une utopie réalisée1061..
 
 
6. La dimension existentielle et métaphysique de l’œuvre d’art
 
Dans Phèdre, Platon raconte que les âmes, avant de se réincarner dans un
nouveau corps, suivent le cortège des dieux, lorsqu’ils vont contempler le
monde des Idées, de l’autre côté du ciel. Une seule Idée, celle de Beauté,
dont l’éclat resplendit au-dessus de toutes les autres, a laissé en elles un
souvenir durable. Cette transcendance sensible a souvent été traduite par le
terme de sublime (Burke, Kant). Si l’art pour Schelling est supérieur à la
philosophie, c’est parce qu’il représente l’Absolu dans l’Idée, tandis que la
philosophie ne l’offre que dans son reflet ; conception voisine chez
Schopenhauer : alors que la pensée, serve de la Volonté, se meut dans la
représentation, l’art, en traduisant les Idées, s’arrache à la Volonté. Echo
chez Nietzsche qui répétait que nous avons l’art pour ne pas périr de la
vérité.
Dans toutes les cultures, l’origine des œuvres d’art est sacrée ; d’où l’idée
d’un art venu d’ailleurs : en Inde comme à Byzance on croyait aux statues
achéiropoïètes1062. — trouvées et non produites, données par la divinité à
l’homme. Freud disait de l’art qu’il est le seul domaine où la toute-
puissance des idées se soit maintenue jusqu’à nos jours. De là la croyance
universellement répandue du pouvoir magique de l’art : les peintures
préhistoriques correspondaient peut-être à des rites d’envoûtement1063., les
chants étaient des incantations et le charme qui désigne un moyen d’action
surnaturel signifie, selon l’étymologie, poème. Un dicton africain dit que
lorsqu’un griot chante, même le soleil s’arrête pour l’écouter et le musicien
indien Tansen faisait selon la légende tomber la pluie en jouant un raga de
la pluie. La sublimité de l’art est une victoire symbolique sur tout ce qui
peut écraser l’homme : l’échec, la souffrance et la mort. Chanter sa
souffrance, c’est déjà ne plus souffrir ; peindre la mort, c’est une façon de
l’apprivoiser.
Une légende grecque raconte que le dessin fut inventé par la fille du potier
Dibutades, qui traça le contour de l’ombre de son amant sur le mur avant
qu’il ne partît : la présence que l’art impose va au-delà de celle de la vie.
L’art, disait Schopenhauer1064., arrête la roue du temps. Il existe, selon le
mot de Platon, deux façons de se rendre immortel dès cette vie : avoir des
enfants et laisser des œuvres derrière soi1065.. Le passé de l’homme, son
histoire, donc son existence, ne vivent que par les traces1066. —
matérielles, des documents, ou immatérielles, de la mémoire. L’art
témoigne pour le refus que l’être humain oppose à l’éphémère car ce n’est
pas tant l’angoisse de la mort qui l’étreint que celle de sa disparition. Tel est
le sens de la formule de Malraux « l’art est un anti-destin ». Par les œuvres
qui transcendent le présent qui les a vues naître, et qui est devenu le passé,
l’art confère à l’homme une manière d’éternité1067.. Le temps de l’art
n’appartient pas seulement à l’histoire, pas même à la sienne propre : nous
ne regardons pas un silex taillé comme nous regardons le cheval de Pech-
Merle : alors que le silex est inséparable de son âge (son sens est dans son
ancienneté1068.), la peinture du cheval n’appartient plus à la préhistoire. Si
la présence de cette figure n’avait été que celle de son passé, nous la
regarderions comme un document, mais elle est celle de notre présent, et
c’est pourquoi nous l’admirons comme une œuvre. D’un coup la magie de
l’art a effacé les trois cents siècles1069. qui nous séparent de sa naissance.
Il y a là un télescopage des temps analogue à celui que Kierkegaard, à
propos de l’histoire du salut, appelait contemporanéité dans ses Miettes
philosophiques — et que Malraux nommait intemporalité.
 
 
II. L’ART ET LE RÉEL
 
L’essence de l’art ne peut être entièrement déterminée par ce que l’art est
en lui-même : elle tient en grande partie aux relations qu’il peut entretenir
avec le réel (nature et société).
Il existe trois manières synthétiques de comprendre l’art : comme
représentation, comme création et comme production. La représentation
exprime les liens de la dépendance de l’art vis-à-vis du réel ; la création, la
souveraine liberté de l’artiste divin ; et la production identifie l’œuvre
comme le résultat d’un travail dont il convient d’exposer les conditions. La
représentation est une pensée de l’art post rem, la création une pensée de
l’art ante rem et la production une pensée de l’art in re. Alors que la
représentation fait de l’art une réalité dérivée d’un réel déjà donné, la
création y voit une origine absolue, et la production un résultat relatif. Ce ne
sont pas seulement les philosophies de l’art qui se différencient selon ces
concepts, mais aussi les cultures, les époques, les mouvements, les écoles,
etc.
 
1. La théorie de la représentation
 
La représentation est une seconde présentation qui peut avoir avec la
première des relations d’homologie plus ou moins éloignées1070.. De
l’image matérielle qui entend être un double jusqu’au symbole oublieux de
la forme première (il y a bien loin du triangle à Dieu), l’histoire de l’art
parcourt le champ entier de la représentation. Celle-ci se distribue en trois
archétypes : l’imitation, l’idéalisation et la stylisation. Ils déterminent trois
types d’art : réaliste, idéaliste et abstrait1071..
 
A. L’imitation
 
Platon et Aristote évaluent l’imitation de manière divergente. L’âme
repose sur le premier lit, le corps sur le second, à quoi peut donc bien servir
le troisième ? L’imitation pour Platon1072. est une descente dans le
mensonge et l’illusion, car elle ne vise que l’apparence. Aristote, à
l’inverse, dans sa Poétique1073. repère en l’homme une propension
naturelle à imiter, à la fois utile (l’apprentissage se fait par l’imitation) et
agréable. Les deux philosophes, qui ont sur l’art des jugements opposés
(Platon le condamne, Aristote le réhabilite), se rejoignent sur deux points
décisifs : pour eux l’imitation (mimèsis) est la finalité et la nature même de
l’art et celui-ci doit être évalué dans son rapport à la connaissance.
On a, semble-t-il, toujours admiré l’habileté des artistes à copier la nature
et à la transcrire jusque dans ses moindres détails. Des anecdotes et des
légendes traduisent cela : les raisins de Zeuxis que des oiseaux viennent
picorer, Pygmalion amoureux de sa statue... La mouche que Giotto avait
peinte sur le tableau de son maître Cimabue en son absence était, dit-on, si
ressemblante que ce dernier, se remettant à son travail, fit un geste de la
main pour la chasser. La Chine aime ces histoires paradoxales où les deux
mondes, de la réalité et de l’imaginaire, entrent l’un dans l’autre1074..
La peinture occidentale fut la seule qui tendit à représenter non seulement
la forme des objets mais leur volume et leur matière, comme si un tableau
devait être fait aussi pour le sens du toucher : l’ombre et la perspective
furent conçues comme des conquêtes de la vérité en peinture, puisque celle-
ci doit décrire les choses et les êtres du monde. C’est au nom de la vérité,
donc (selon la théorie classique) de la réalité (puisque la vérité est conçue
comme l’expression en pensée de la réalité) que Philippe de Champaigne
reprocha à Poussin d’avoir éliminé de son tableau Eliézer et Rebecca les
chameaux qui étaient mentionnés dans l’Ancien Testament1075. et c’est au
nom de la vérité, donc de la réalité, que chaque courant, chaque mouvement
esthétique révolutionnaire ou novateur — du moins jusqu’à l’aube du XXe
siècle — prétendra dépasser son prédécesseur. Et la musique n’est pas en
reste : l’opéra fut attaqué pour ses conventions absurdes, même Wagner,
pourtant pris dans le génie épique des anciens mythes scandinaves, lui
reprochera son manque de réalisme.
Adéquation du signe avec l’objet : comment la vérité en art serait-elle
possible ? Qu’appelle-t-on, en fait, l’imitation ? L’histoire de Zeuxis et de
Parrhasios met en lumière ce paradoxe du réalisme qui veut que la vérité en
art se confonde avec l’illusion qu’elle suscite — car entre Zeuxis qui fait
croire à la réalité des raisins de sa peinture et Parrhasios qui fait croire à la
réalité derrière sa peinture de la réalité (le rideau), le plus habile est le
second. Si le triomphe de l’art est celui d’une copie qui se fait passer pour
son modèle, alors la distance entre la réalité et l’apparence, la vérité et
l’illusion tombe : il n’y a plus que des apparences, il n’y a plus que des
illusions1076.. Malraux faisait remarquer que l’Occident qui croit à la
réalité objective du monde a cultivé les arts de l’illusion tandis que l’Orient
qui croit à l’impermanence de toutes choses est resté étranger à
l’illusionnisme en art.
Une œuvre n’est pas un énoncé  de langage : elle ne saurait donc être ni
vraie ni fausse à proprement parler. Si pendant des siècles les artistes ont
invoqué la vérité, cela signifie seulement qu’ils ont besoin d’illusions
théoriques pour légitimer leur travail et soutenir leur énergie créatrice. La
peinture de Giotto, venue après, n’est pas plus vraie que les icônes
byzantines, ni celle de Masaccio plus « vraie » que celle de Giotto, venue
avant : nous dirons que certaines conventions ont simplement remplacé
d’autres. Seulement, une esthétique de la mimèsis, qui veut croire que
l’imitation est le seul objectif et le seul sens de l’art, interdit une lecture
conventionnaliste de celui-ci.
Les adversaires de cette esthétique font remarquer qu’une imitation
parfaite est à la fois vaine (à quoi bon reproduire ce qui existe déjà ?) et
impossible (l’artiste aura beau faire, jamais il ne réussira à redoubler la
réalité). Car la « réalité » elle-même, c’est-à-dire ce que nous appelons
ainsi, est conventionnelle. Dans certaines sociétés primitives, on dessine les
animaux avec leurs entrailles et leur squelette : ces éléments font
indéniablement partie du réel. Pourtant un Occidental ne jugera pas réalistes
ces représentations, car celles-ci ne font pas partie de l’apparence.
Un autre argument peut être avancé à l’appui d’une conception
artificialiste, non mimétique de l’art. Pratiquement toutes nos images
s’inscrivent dans un cadre rectangulaire, lequel n’existe pas dans la nature.
Un tableau a la forme d’une fenêtre1077. (c’est la fenêtre d’Alberti dont
hériteront le cinéma et la télévision) mais quelle nécessité y eut-il à
fabriquer des fenêtres rectangulaires ? L’espace de l’art est une convention ;
il est donc, comme tel, incommensurable avec l’espace « réel »1078. : ni le
cadre (rectangulaire), ni la perspective, ni les deux dimensions (au lieu des
trois réelles) n’imitent quoi que ce soit dans la nature. La difficulté que nous
éprouvons à lire les images qui ignorent la perspective (c’est le cas des
peintures égyptiennes, miniatures persanes et indiennes...) est du même
ordre que celle que nous avons lorsque nous sommes en présence d’une
langue étrangère. Pour comprendre une phrase, il faut en connaître le code ;
il en va de même en art, le cinéma et la photographie1079. n’en sont
évidemment pas exceptés, même si leur réalisme donne le change1080..
Quant à la musique, la question ne se pose plus, tant l’affaire semble
entendue : le figuralisme n’est reconnaissable que pour celui qui le connaît
déjà1081..
Une représentation strictement réaliste du réel — les techniques
modernes1082. nous en donnent les moyens — est ce qu’il y a de plus
opposé à l’art. L’art n’imite pas la réalité, il la double comme on le dit d’un
véhicule qui en dépasse un autre, ou, mieux encore, comme on change la
voix et la parole d’un film étranger.
 
B. L’idéalisation
 
La représentation est à la fois affirmation, mise en présence (comme
lorsqu’un acteur représente Othello) et négation, vicariance (comme
lorsqu’un diplomate représente, en vertu d’un transfert d’attribution, un
pouvoir qui ne peut pas être présent). Oscar Wilde disait de l’art qu’il «
possède des fleurs que nulle forêt ne connaît, des oiseaux que nul bois
n’abrite ».
L’idéalisation comprend une sublimation du côté du créateur et une
transfiguration du côté de l’œuvre. Un sculpteur grec, désespérant de
trouver dans la Cité une jeune fille assez belle pour servir de modèle pour la
statue de déesse qu’il voulait faire, en choisit une dizaine et prenant à
chacune sa perfection particulière, composa pour ainsi dire la beauté idéale
conforme à ses vœux. Par l’idéalisation, l’artiste affirme la supériorité de
son art sur la nature et, du même coup, sa parenté avec le monde surnaturel
des dieux et des Idées. La nature est artiste mais son œuvre n’est pas
parfaite ; sa main lui tremble quelquefois, écrit magnifiquement
Dante1083.. Kant l’a dit avant Malraux : l’art n’est pas la représentation
d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose1084.. Plotin
avait écrit que Phidias n’a pas sculpté son Zeus d’après un modèle sensible
mais d’après l’idée qu’il se faisait d’un Zeus si celui-ci venait à nous
apparaître1085.. Alors que le Moyen Age, sous l’influence de saint Thomas
d’Aquin, était aristotélicien (la nature, œuvre de Dieu, prête sa beauté à l’art
qu’elle inspire), la Renaissance marque un retour au platonisme : l’art est
l’artifice qui permet de découvrir le sens caché des choses naturelles1086..
La peinture est une chose mentale, dit Léonard de Vinci : le peintre ne peint
pas ce qu’il voit, il peint ce qu’il pense, et parce qu’il peint ce qu’il pense, il
finit par voir ce qu’il pense aussi. C’est au nom de cette idéalité que les
statues antiques seront refaites et qu’on remettra en place les têtes et les
membres que le temps avait fait disparaître.
De Phidias à Canova, l’idéalisation fut le caractère par excellence de l’art
classique européen. Mais les autres cultures ne l’ignorèrent pas1087.. Nous
avons en effet tendance à regarder comme réalistes des figurations qui ne le
sont pas. Selon une thèse récente1088. les artistes de la préhistoire auraient
travaillé dans un état de conscience altérée : leurs figures ne seraient donc
pas des images d’animaux réels mais des visions que ces hommes seraient
allés chercher dans le monde souterrain des esprits.
Lorsque les arts plastiques se détournèrent de l’apparence sensible,
l’idéalisation légitima l’académisme. De là de curieux chassé-croisés : si les
adversaires de Manet lui reprochaient son incapacité à traduire la réalité et
dans le même temps étaient scandalisés par le réalisme d’Olympia, c’est
qu’à leurs yeux une peinture « réaliste » n’est pas une peinture «
ressemblante », c’est une peinture qui n’est pas idéalisée1089..
Ainsi la représentation se trouve-t-elle constamment déportée de son lieu :
l’imitation tend vers l’idéalisation mais l’idéalisation s’achève en stylisation
par la médiation de l’irréel. Car de même que l’illusion est le résultat
nécessaire d’une recherche de réalité, avec la stylisation l’art prend son
parti de la convention : alors s’ouvre devant lui le monde infini de
l’arbitraire des formes.
 
C. La stylisation
 
L’idéalisation avait montré que le monde de l’art pouvait efficacement
remplacer l’art du monde. Delacroix disait de la nature qu’elle n’est qu’un
dictionnaire. Au sens large, la stylisation est coextensive à l’art : il est
possible même que la réduction (quantitative) et la simplification
(qualitative) auxquelles l’art procède soient les raisons profondes de la
séduction qu’il exerce et du pouvoir magique qu’il est censé posséder.
L’invention de l’écriture qui livre un monde désormais sans défense à
l’esprit humain doit susciter la même ivresse. La stylisation est du réel
réfracté par le prisme d’une imagination1090.. Au sens plus restreint, elle
est le mode de représentation caractéristique d’un art contemporain qui, ne
croyant plus au ciel, a abandonné la terre aux sciences et aux techniques.
La stylisation est un effet et en même temps un signe de la distance. À la
différence du peintre européen, le peintre chinois peint de loin. De loin, les
détails disparaissent : les hommes perdent leurs yeux, les arbres leurs
branches, les montagnes leurs rochers. Le paysage du peintre chinois (qui
ne travaille jamais en plein air) est un paysage mental. Mais, en Orient, à la
différence de ce qui se passera en Occident dont l’artiste a constamment à
se mesurer à un Dieu créateur, le refus de la représentation imitative peut
aller de pair avec un sentiment profond de communion avec la nature.
L’art, pour reprendre une expression que Guillaume Apollinaire employa à
propos du cubisme, substitue alors à la réalité de la vision celle de la
conception. Pendant la Première Guerre mondiale les peintres ont fui la
représentation de l’horreur et de la mort en s’évadant vers
l’abstraction1091., « car on a poussé très loin pendant cette guerre, écrit
Apollinaire, l’art de l’invisibilité ». Au Moyen Age, les artistes fuyaient les
malheurs du temps en peignant des Vierge Marie1092. ; en 1916, ils
peindront des figures géométriques : l’abstraction a remplacé l’idéalisation.
Mais le réel est un inenglobable, comme l’Etre, comme la Totalité. Déjà les
artistes chinois qui dessinent comme ils écrivent savaient qu’un seul coup
de pinceau pouvait être plus suggestif que l’application des formes visibles,
car derrière elles il y a les forces toujours à l’œuvre de la nature. Le juge qui
eut à instruire le procès autour de l’Oiseau de Brancusi crut triompher
lorsqu’il s’entendit répondre non à la question de savoir si l’objet en
question aperçu dans une forêt eût été appelé spontanément oiseau : un
fabricant d’objets en peluche eût assurément mieux réussi que le sculpteur
roumain. Il n’y a pas d’art abstrait : la stylisation est une ruse de la raison
esthétique. Comme disait Malraux : l’artiste n’est pas le transcripteur du
monde, il en est le rival.
Avec l’abstraction, l’artiste quitte le domaine de la représentation. Dans
toutes ses formes et dimensions, l’art contemporain vit sur un immense
refoulement de la nature — ne gardant d’elle que les matériaux ou le cadre
nécessaire. Même le cinéma l’a très largement abandonnée. On peut
hasarder cette hypothèse : la dissolution (Auflösung) dont Hegel parlait à la
fin de son Esthétique1093. ne vient-elle pas de l’impossibilité pour l’art
désormais d’être et de se concevoir comme représentation — même stylisée
— de la nature, c’est-à-dire de la réalité même ?
 
2. La notion de création : voir La création
 
3. Le concept de production
 
Dans Humain, trop Humain Nietzsche, qui vient de rompre son amitié
avec Wagner, fait la critique de l’illusion du génie : celle-ci provient de ce
que le résultat a été séparé de sa formation. L’art naît de la terre mais la
mythologie de la création et du génie l’a fait tomber du ciel. Chez Nietzsche
comme chez les marxistes, l’affirmation des liens entre l’art et la vie est une
manière de nier ceux qui pourraient exister entre l’art et les réalités
spirituelles. La création est sans pourquoi. Avec le concept de production,
qui fait de l’art un travail, et de l’œuvre, le résultat de ce travail, est posée la
question des conditions de cette production.
 
 
III. LES CONDITIONS DE LA PRODUCTION ARTISTIQUE
 
Une œuvre d’art est un travail effectué dans un domaine donné par un
homme, avec certains matériaux, vivant dans certaines conditions sociales
et historiques. Elle est donc la conjonction d’une société, d’un artiste et
d’un code.
 
1. Le contexte socioculturel
 
L’art peut avoir vis-à-vis de la société trois fonctions différentes
correspondant, chez l’artiste, à trois attitudes existentielles : une fonction de
justification : l’artiste occupe une position centrale, généralement honorée
et son art est l’expression d’une réalité qu’il juge bonne ; une fonction de
lutte : l’artiste est un révolté qui se sert de son art comme d’une arme au
service de sa cause ; et une fonction de fuite : l’artiste cultive par son
imaginaire sa capacité à exprimer par des œuvres le désir de s’arracher à
l’obsédante réalité. Si depuis la révolution industrielle, les deux dernières
fonctions ont été dominantes, la première a pour elle l’universalité : il n’y a
pas eu de Rimbaud et de Van Gogh en Inde et en Afrique.
L’art justifie objectivement la société où il a été produit parce qu’il en
véhicule les valeurs et les sens. C’est pourquoi nous avons parfois, devant
une œuvre d’une culture que nous ne connaissons pas, un sentiment
d’étrangeté qui peut interdire la relation esthétique. L’œuvre d’art a beau
transcender son temps, son sens est inséparable de sa finalité1094..
En outre, tout art fait intervenir la technique dans ses deux dimensions,
matérielle (les matériaux, les supports, l’outillage) et immatérielle (les
savoir-faire). La dépendance de l’art à l’égard de la technique est si forte
que l’on peut légitimement parler de rapport de détermination : en
architecture la forme dérive de la structure et celle-ci dépend du matériau
utilisé1095., en musique la forme est suggérée par l’instrument1096.. Le
style n’est pas seulement une question de génie mais de technique. Les
effets de la technique ne sont pas toujours simples ni directs : par toute une
série de médiations, l’invention de l’ogive conditionne celle du vitrail1097..
Enfin la technique peut créer un art : ce fut le cas du cinéma, et si de
nouveaux arts apparaissent à l’avenir, ce ne peut être que sous le coup
d’innovations techniques1098.. Cela dit, il faut se garder de toute
approximation et de toute confusion. La détermination de l’art par la
technique ne saurait être que relative ; de plus, la dimension technique
d’une œuvre n’est pas l’œuvre : c’est pour l’avoir oublié que l’on a parfois
confondu le progrès dans l’art avec le progrès de l’art.
Il est toujours difficile d’appliquer le principe de causalité à des
singularités : on risque, ce faisant, d’inventer une illusoire nécessité
rétrospective. S’il est nécessaire que Praxitèle soit grec, il n’est pas
nécessaire qu’il y ait eu un Praxitèle. L’histoire de l’art est celle d’une
indépassable contingence, elle-même produite par une longue série de
contingences1099..
Quant à la notion d’expression il convient de ne pas la comprendre
unilatéralement. « Si atroce que soit un temps, disait Malraux, son art n’en
transmet jamais que la musique 1100.». La peste noire anéantit la moitié de
la population de Sienne et de Florence en 1348. La peinture non seulement
ne le dit pas, mais dit le contraire : les Vierges placides sur fond d’or
auraient pu exprimer tout aussi bien le bonheur de vivre. Paul Klee notait en
1915 dans son journal : « Plus le monde devient horrifiant comme
maintenant, plus l’art devient abstrait ; un monde en paix suscite un art
réaliste ».
De même que l’art n’imite pas la nature mais en crée une autre, il exprime
moins son époque qu’il ne l’exalte dans ce qu’elle n’a pas été.
 
2. Le caractère de l’artiste
 
S’il y a des œuvres anonymes, il n’y en a pas véritablement de collectives.
Le peuple artiste est un beau mythe, toute œuvre est le produit d’un moi
créateur. La préhistoire et l’Afrique ont eu leurs génies comme l’Italie de la
Renaissance : il n’est pas donné à tous de dessiner la Scène du Puits ou de
confectionner un masque.
Dès l’Antiquité on soupçonnait le poète d’être en communication
privilégiée avec le divin1101. : on appellera plus tard inspiration cette
entrée du souffle (in-spirare) dans l’âme. Le génie est un mystère que la
raison esthétique a tenté de transformer en énigme. Le petit Raffaelo Sanzio
tomba un jour en extase lorsqu’il vit passer le Saint-Père dans les rues de
Rome : la religion n’y était pour rien, car ce n’était pas le pape mais les
couleurs de son habit que voyait, seules, Raphaël. A dix ans, Mozart — qui
savait composer avant d’avoir appris à écrire — reconstitua de mémoire,
avec toutes ses voix, le Miserere d’Allegri après l’avoir entendu deux fois.
Ces histoires édifiantes peuvent d’autant plus agacer la raison esthétique
qu’elles sont vraies. Il est toujours possible de percevoir toute chose
naturelle ou créée par l’homme sur le mode esthétique : il suffit d’opérer sur
elle une épochè qui mettrait hors circuit — pour reprendre les termes de
Husserl — toute finalité extérieure. Mais alors que devant une chose
naturelle il dépend de nous, et de nous seul que nous choisissions ou pas de
la percevoir esthétiquement, un objet créé par l’homme sollicite ou non une
telle perception. Depuis la Renaissance en effet, en Europe du moins, l’art
est inséparable d’une intention, d’un projet esthétiques. On peut faire de la
prose sans le savoir, mais pas de la poésie. C’est pourquoi le rossignol n’est
pas musicien, non plus que le rêveur, poète. Est artiste celui qui jette ses
forces, sa vie entière dans le creuset de son art. Aussi ceux qui prennent le
génie et l’inspiration pour des désignations et non des explications,
chercheront-ils dans la vie de l’artiste les secrets de son œuvre. D’où les
grandes biographies qui nous conduisent d’un berceau à une tombe. Une
existence est un ensemble de faits (événements, actions, pensées), une
œuvre est un fait que d’autres faits ont conditionné. Les résultats de ces
enquêtes sont loin d’être négligeables1102.. Mais très vite l’enquêteur
tombe dans ce que Victor Hugo appelait le gouffre d’en-bas1103.. À la fin
de son Système de l’idéalisme transcendantal, Schelling définit l’art comme
l’expression accomplie de l’identité de l’activité consciente et de l’activité
inconsciente. « L’artiste semble avoir représenté comme instinctivement
dans son œuvre, en dehors de ce qu’il y a mis avec une intention marquée,
une infinité qu’aucune intelligence finie n’est capable de développer
intégralement1104. ». De fait, souvent l’art côtoie le rêve au point que
l’œuvre prend la forme d’un rêve éveillé1105..
Dans son Contre Sainte-Beuve Proust formule une théorie des deux moi
dans laquelle il dissocie le moi physique, psychologique et social d’une part
et le moi profond de l’écrivain d’autre part — lequel second moi ne se
révèle que dans les livres. Le risque serait grand alors d’analyser une vie
qui, fondamentalement, serait étrangère à l’œuvre qu’elle est censée avoir
produite. Rebuté par un réel qui le repousse, l’artiste trouve refuge dans
l’imaginaire : son art joue pour lui un rôle analogue à celui que la
psychanalyse reconnaît au rêve. L’art peut ainsi devenir une compensation,
une revanche prise sur la vie1106.. Ce qui n’est pas vécu est dessiné, peint,
composé, construit. Vasari raconte que Paolo Uccello passait ses nuits à
construire avec du papier des polyèdres compliqués — dont il espérait tirer
profit pour son art. Sa femme impatiente l’invitait à rejoindre le lit conjugal
mais, lui, répondait : « Oh ! quelle douce chose que la perspective ! »1107..
Freud disait1108. que l’art n’a pas son égal pour réconcilier l’homme avec
les sacrifices qu’il a faits à la civilisation. Avec la théorie de la sublimation,
la psychanalyse a mis en lumière ces deux grands pans négligés de la
biographie classique, que sont l’enfance et la sexualité1109., mais rendu
problématique l’utilisation de l’explication causale en matière d’art car si
un artiste peut aussi bien exprimer ce qu’il vit1110. que ce qu’il ne vit
pas,1111. aussi bien ce qu’il est que ce qu’il n’est pas, alors aucun schéma
ne peut être appliqué.
Un fait qui peut être invoqué pour une chose aussi bien que pour son
contraire ne saurait rien expliquer. À supposer même que toute œuvre soit
une confession, consciente ou inconsciente de son auteur, — on n’en pourra
tirer aucune relation nécessaire entre ce qui a été vécu ou pensé et ce qui a
été fait. Comment d’un malheur une œuvre pourrait-elle surgir ?
Bachelard1112. fait observer que « souffrir » va à contre-courant de « créer
». Chez beaucoup, sans doute, chez la plupart, peut-être, mais pas chez tous.
Il est difficile de ne pas appeler souffrance ce que Goya devait ressentir
dans la Maison du Sourd. Cela dit, s’il avait peint des tableaux éclatants, la
théorie de la sublimation l’attendait. L’art n’est pas seulement dépassement
de la nature et de l’histoire, il est peut-être d’abord dépassement de celui
qui le crée. Un artiste est celui qui peut être porté par quelque chose de plus
fort que lui : quel homme peut être aussi génial que ce qu’il fait ? Il y a
incommensurabilité entre l’œuvre et son auteur1113.. Une même source
peut donner naissance à plusieurs courants — un malheur peut se dire mais
aussi se taire ; inversement, plusieurs sources peuvent se fondre en un
même cours : un homme n’est jamais déductible de ce qu’il fait et une
œuvre, jamais simplement dérivable d’un caractère.
Les processus de la création artistique sont si divers qu’ils ne peuvent pas
être compris sous l’unité d’un concept. L’histoire de l’art nous offre des
exemples de tout : il y a ceux qui travaillent sur commande1114., et ceux
qui le font sous le coup de l’inspiration, il y a ceux qui cherchent, tâtonnent,
raturent (Beethoven) et ceux qui ont présente en tête l’œuvre dans sa
globalité avant même de l’écrire (Mozart) ; il y a les artisans (Bach) et les
révolutionnaires (Schönberg) ; il y a ceux qui veulent bouleverser la culture
(Wagner) et ceux qui se contentent de bouleverser le public (Verdi). Quant
au génie, Freud le reconnaissait humblement à la fin de son étude sur
Léonard de Vinci1115., il ne peut être réduit aux thèmes de son œuvre. La
phtisie de Watteau le contraignit peut-être à abandonner les rondeurs de
Rubens pour l’épure de ses fêtes galantes, elle n’explique pas son style. Or
c’est dans le style que l’art consiste, et non dans l’histoire racontée ou le
message délivré.
 
 
3. Le langage artistique
 
Puisque l’œuvre d’art est une forme avant d’être un message, puisque son
sens déborde sa signification et qu’elle ne trouve pas d’autre finalité ailleurs
qu’en elle-même, alors il est possible, voire nécessaire, de la considérer, en
elle-même, abstraction faite des conditions socio-historiques et
individuelles de son apparition. Ce que firent les esthétiques formalistes qui
traitèrent l’art comme un langage.
La désignation de l’art comme un langage semble aller de soi mais ne
manque pas de faire problème. L’expression subit en art de considérables
distorsions : elle y est à la fois élargie (la poésie gagne l’inexprimable et
l’abolit en le produisant) et rétrécie (l’expression d’une grande œuvre
architecturale ou musicale peut être pauvre en comparaison d’un énoncé
banal effectué dans la langue courante). Quant à la communication dont il a
été fait maintes fois état, elle est si différente de celle que permet la langue
parlée que l’on peut se demander si l’on n’est pas dupe d’une métaphore.
Aucune œuvre n’est assimilable, ni même comparable à un discours. À la
différence de ce qui se passe dans le champ linguistique (lorsque le code est
ignoré, le message est incompris), en art, il est possible d’apprécier l’œuvre
sans connaître ses règles de composition : un public ignorant le sens
symbolique des différents gestes pourra néanmoins apprécier la beauté
plastique de la danse classique indienne et point n’est besoin d’avoir lu la
Légende dorée pour être séduit par la force expressive des sculptures des
cathédrales. Alors qu’avec la langue parlée, c’est le code qui crée le
message, en art, c’est le message qui crée le code.
Focillon disait « La forme ne signifie pas mais se signifie » : la forme n’est
pas une apparence qui renvoie à un contenu extérieur bien qu’impliqué par
elle, elle n’est pas une invitation à l’oublier. Réduits à leur signification,
Madame Bovary n’est qu’une histoire d’adultère qui tourne mal et le Taj
Mahal n’est qu’un tombeau. Roman Jakobson définissait le poétique
comme ce type de message qui prend sa propre forme pour objet : « La
Seine coule sous le pont Mirabeau » a la même signification que « Sous le
pont Mirabeau coule la Seine » mais pas du tout le même sens : le premier
énoncé est une information, le second, un vers poétique. L’artiste crée son
propre code (c’est le style), chose impossible avec la langue. Le code est,
pour l’artiste, principe de création, comme il est pour l’amateur, principe de
reconnaissance : le génie de Mozart ne consiste, pourrait-on dire, pas tant à
composer la symphonie Jupiter qu’à produire un langage musical original
qui lui permettra, entre beaucoup d’autres chefs-d’œuvre, de composer la
symphonie Jupiter.
Les techniques modernes ont fait passer la perception du style de
l’intuition vague, subjective, aux relations mesurables1116.. Ainsi l’œuvre
est-elle extraite de la sphère de la pure qualité où elle était maintenue.
Proust avait raison de dire que le style pour l’artiste n’est pas une question
de technique mais de vision : cela n’interdit pas le traitement statistique des
visions.
On comprend les limites de telles études : mesurer les sourcils du Bouddha
de Sarnath après lui avoir enlevé sa religiosité revient à le considérer
comme une tête de mannequin. Le formalisme finit par abolir la forme
même. On est en droit de se demander s’il n’est pas la transposition en
théorie de l’art des caractères de l’œuvre d’art contemporain : tous les arts
en effet ont aujourd’hui rompu (à l’exception notable du cinéma, d’où sa
popularité) avec l’exigence de représentation réaliste.
On voit pourquoi l’esthétique ne sera jamais une science de l’art. Il n’y a
de science que là où une explication finie des phénomènes est possible.
L’art ouvre le monde de la compréhension et de l’interprétation infinies
parce qu’il est fait de singularités et d’imprévisibilités. Une esthétique qui
parviendrait à réunir les points de vue socio-historiques, psychologiques et
formalistes serait sans doute proche de ce qu’il est possible d’escompter ici
en matière de vérité, elle n’en resterait pas moins extérieure à l’œuvre
même car son travail aurait par définition porté sur des conditions
objectives de celle-ci. C’est pourquoi une phénoménologie décrivant la
présence inopinée de l’œuvre dans une expérience vécue elle-même comme
irréductible semble indispensable.
Ce caractère d’exception qui retire l’art du champ habituel des réalités «
produites » a été reconnu mais oublié. Marx voyait dans l’œuvre d’art une
exception à sa théorie de la valeur-travail : la valeur (marchande) d’une
œuvre d’art ne dépend pas de la quantité de travail socialement nécessaire à
sa production. L’activité artistique ne peut être décrite en termes
économiques. En outre, rien n’est plus éloigné de la loi de moindre action
que le travail artistique. Non seulement l’art aboutit aux plus improbables
résultats mais il ne va pas sans dépense gratuite d’énergie. « Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard » : comment ce qui crée le hasard pourrait-il lui
échapper ?
 
 
IV. LE JUGEMENT EN MATIÈRE D’ART
 
Depuis Kant on appelle jugement de goût le jugement porté en matière de
beauté. Mais puisque la beauté et l’art ne sont pas coextensifs, le jugement
esthétique ne se confondra pas avec le jugement artistique.
Le goût est déterminé par une esthétique en même temps qu’il la
détermine. Dans les sociétés où l’art est une dimension du phénomène
social total et où l’unité du style est l’expression directe de la cohérence de
l’ensemble, il ne saurait y avoir de jugement de goût. De même les
civilisations qui, comme celles de l’Extrême-Orient, ont privilégié une
esthétique du vide aux dépens d’une esthétique du plein, ont développé une
culture de la suggestion plutôt qu’une culture du goût. Mais le facteur le
plus déterminant dans l’apparition du goût — et c’est ce qui explique
pourquoi elle a eu lieu d’abord en Europe — semble résider dans la
différenciation sociale et l’individualisation. Le goût est un principe de
distinction sensible qui apparaît comme concept avec Baltasar Gracián.
Chez l’auteur du Discreto, il existe une culture du goût comme il existe une
culture de l’esprit1117.. Dès l’origine, le goût vit de la tension entre la
subjectivation et l’objectivation ; d’un côté il prend place à côté de, voire
contre la naissance et le rang qui se trouvent ravalés par lui à un degré
inférieur ; de l’autre, il appartient de facto à la sphère sociale : un goût ne se
forme, ne se cultive et ne s’exprime jamais seul. Baltasar Gracian parlait à
son sujet de « spiritualisation de l’animalité », donc déjà de sublimation : le
goût peut aller contre la prédilection personnelle (Kant l’opposera à la
sensation agréable). C’est Kant qui ôtera au goût sa dimension sociale. Tant
qu’il s’agit en effet de reconnaître une réalité objective, il ne saurait être
question de goût. L’objectivité du Beau classique est devenue difficilement
pensable avec, d’une part, la découverte des autres arts — antérieurs,
extérieurs — reposant sur de tout autres règles et exprimant de tout autres
valeurs, avec d’autre part l’émergence puis la prédominance de
l’individualité sentante et pensante, caractéristique des sociétés modernes.
 
 
1. La subjectivité du goût artistique
 
Nous concédons volontiers que nos croyances religieuses et nos idées
politiques ne viennent pas de nous : nous y reconnaissons la force des
déterminismes sociaux. Nos goûts en revanche nous paraissent exprimer
immédiatement notre moi et c’est pourquoi nous y tenons davantage qu’à
nos idées et à nos croyances. Le goût n’est-il pas d’ailleurs le lieu par
excellence de l’irréductible singularité ? Il est possible d’avoir les « mêmes
» croyances religieuses que beaucoup d’autres personnes, il n’est en
revanche pas possible d’avoir des goûts identiques. Les goûts d’un individu
forment une constellation unique. Nous leurs attribuons en outre la valeur
irremplaçable d’être le symbole de notre liberté : nul ne peut nous
contraindre à « aimer » ce que nous n’aimons pas1118.. Aussi appliquons-
nous la valeur de tolérance lorsque notre goût et celui d’autres se
contredisent. Il est donc entendu que « des goûts et des couleurs on ne
dispute pas »1119.. Nous sommes en musique ou en littérature, pas en
mathématiques : on a toujours raison d’aimer ce qu’on aime et le « mauvais
goût » n’est qu’une idée de dictateur ou de dogmatique.
 
 
2. La synthèse kantienne
 
Aristote avait montré que la sensation n’est pas rivée à la singularité de
son objet mais le déborde spontanément vers la généralité : avec l’objet
senti, le genre dont il fait partie est déjà représenté. L’expérience esthétique
est, à l’inverse, peut-être de celles qui contraignent la sensation à rester
fixée sur un objet propre1120.. Le jugement de goût, dit Kant, n’est pas,
comme un énoncé logique, un jugement déterminant. Kant l’appelle
réfléchissant : le jugement de goût ne subsume pas la singularité sous
l’universel. Admirer une œuvre d’art n’induit pas un travail de
conceptualisation. Reprenant l’opposition de l’École entre la discussion —
conflit d’opinions sans issue objective — et la dispute1121., conflit de
pensées où la preuve est possible et où donc existe une solution
universellement admissible, Kant, concluait qu’en matière de goût on ne
peut disputer mais qu’en revanche on peut discuter. Le goût est étranger à la
démonstration et à la preuve ; il permet en revanche l’argumentation car si
le jugement de goût n’est pas purement objectif comme un énoncé logique,
il n’est pas non plus, dit Kant, purement subjectif comme la sensation de
l’agréable : en ce sens il réalise bien la jonction du subjectif et de
l’universel.
 
 
3. La non-subjectivité du goût artistique
 
Malraux faisait remarquer que si les hommes s’accordent plus facilement
sur la beauté des femmes que sur celle des tableaux, c’est parce qu’ils ont
été presque tous amoureux et pas tous amateurs de peinture. Comme il y a
des obstacles épistémologiques qui empêchent l’esprit d’accéder à la vérité,
il y a des obstacles esthétiques qui empêchent la sensibilité d’accéder à la
beauté — et nul doute que l’ignorance soit le principal de ces obstacles. Il
n’y a pas véritablement choix en matière d’art : personne n’a jamais eu à
choisir entre le chant grégorien et la bande dessinée. On n’aime pas ce
qu’on veut, on aime ce qu’on peut. L’art est long et difficile : on ne lit pas la
Divine Comédie comme on lit une affiche publicitaire. L’intérêt pour l’art
n’est pas spontané mais le résultat d’une culture. Dès lors, le caractère
subjectif du goût est une illusion née de l’ignorance de la nécessité ; nul ne
pense spontanément, à l’évidence, à l’ensemble statistique dont il fait partie
; le monde, pour soi, se confond avec le monde propre. La sociologie de
l’art montre quels sont les divers facteurs qui entrent en jeu pour constituer
un goût1122.. Ces facteurs sont d’autant plus dirimants qu’ils sont
inconscients — recouverts par l’illusion d’une liberté sans pourquoi1123..
Cela dit, le déterminisme socio-culturel n’a rien d’absolu : il laisse la place
au refus, au dépassement, à la conversion, qui sont autant de stratégies,
rares mais réelles, susceptibles de définir la liberté. L’être humain a la
capacité de dire non à ce qui le contraint et l’écrase, et s’il y eut beaucoup
de musiciens fils de musiciens, il y eut aussi Wagner fils de douanier. Le
déterminisme n’est pas une fatalité.
En outre, la relativité des goûts et des esthétiques doit elle-même être
relativisée. Il existe des universaux de la sensibilité qui sont au moins aussi
importants que les différences et les singularités1124..
Enfin le goût ne doit pas faire oublier ce sur quoi il porte. Une sociologie
de l’art nous fait mal comprendre pourquoi l’Histoire a finalement choisi
Balzac et pas Pixérécourt, Manet et pas Winterhalter. Effet de mode ? Mais
pourquoi se porterait-il durablement sur tel auteur plutôt que sur tel autre ?
La cathédrale de Reims est plus belle que le centre des Impôts tout proche :
certes on ne peut pas le prouver mais comme disait Einstein on ne peut pas
non plus prouver qu’il n’est pas bon de détruire l’humanité. Il y a des
évidences esthétiques comme il y a des évidences éthiques — et, ainsi que
le faisait remarquer Spinoza, le sourd n’est pas le mieux placé pour juger la
musique.
 
 
4. Le dépassement du goût
 
D’ailleurs le mot de goût est bien faible pour désigner l’expérience
artistique. Il n’est jamais parvenu à se débarrasser de la frivolité de ses
origines sociales et historiques. Il ne marque pas la bonne distance : trop
éloigné de l’objet qui au fond ne lui importe pas beaucoup, mais trop
proche aussi1125., il va jusqu’à le consommer. Le ravissement et
l’admiration sont au-delà du goût.
Si à présent nous prenons l’art au niveau de sa création et de sa diffusion,
nous constations semblablement une faiblesse du goût même exhaussé en
jugement. Jankélévitch faisait remarquer que le génie est en deçà de la
dichotomie du bon et du mauvais goût, tout comme Adam supralapsaire
(d’avant la chute) est en deçà de la dissociation du bien et du mal. H.G.
Gadamer1126. note pour sa part que ce n’est pas le mauvais goût mais
l’absence de goût qui est le contraire du goût. La sphère publique est
officiellement sans goût : à la différence des collections royales de jadis,
qui reflétaient les goûts personnels de leurs propriétaires, les musées
nationaux d’aujourd’hui sont au-delà des goûts de leurs conservateurs1127..
Les œuvres ne sont pas achetées parce qu’elles sont jugées belles mais
parce qu’elles sont estimées importantes1128..
 
 
V. L’ART, SON HISTOIRE ET SON DESTIN
 
L’art n’est pas seulement dans l’histoire, il développe un régime
d’historicité propre.
 
 
1. Le sens d’une histoire de l’art
 
L’expression peut s’entendre comme : quel est le sens que l’on peut
assigner à l’histoire de l’art ? Ou bien comme : quel sens y a-t-il à parler
d’une histoire de l’art ?
L’idée de progrès en art est apparue au début du XIVe siècle en poésie, en
peinture et en musique1129.. Les Italiens de la Renaissance appelaient la
perspective « construction légitime », et il n’y a nul doute que pour eux la
page alors tournée dans l’histoire de l’art l’était définitivement. Cette
histoire était conçue comme celle d’une révélation progressive : avec la
perspective, on ne peindrait jamais plus comme avant. Lorsque, à la même
époque, les conquérants espagnols abordèrent aux rivages du Mexique, ils
virent dans les idoles des Aztèques des productions diaboliques, car ils ne
s’imaginaient pas que la représentation pût être autre chose qu’une
figuration. Ces têtes aux yeux exorbités ne pouvaient être rangées dans
aucun des deux systèmes de pensée européens en vigueur — ni dans le code
esthétique de la beauté (puisque la beauté ne peut être qu’idéale) ni dans le
code religieux du sacré (puisque le sacré ne peut être que chrétien). C’est
donc en tant qu’œuvres du diable que ces productions nées du génie
créateur de l’homme non européen, furent anéanties. Plus tard la même
histoire, la même incompréhension prendront l’Afrique pour théâtre, au
moment de la colonisation.
Jusqu’à l’aube du XXe siècle, tous les changements de style ont été conçus
comme des progrès. Puis la croyance (car c’en était une) se perdit : il n’y a
pas de progrès sans critère ni finalité — or la découverte des autres arts et
l’explosion des formes anéantissent l’une et l’autre. On avait confondu l’art
avec ses modes de création : un progrès des techniques dans l’art n’est pas
un progrès de l’art lui-même1130.. Une technique puissante peut même
parfois mettre en danger l’invention esthétique1131..
Abandonner l’idée de progrès n’équivaut pas néanmoins à renoncer à tout
sens historique. Des icônes byzantines à l’abstraction lyrique, il y a une
évolution de la peinture, comme il y a évolution en musique depuis le chant
grégorien jusqu’à la musique électro-acoustique. Ce sens apparaît
rétrospectivement assez contraignant (dessinant donc comme la figure
d’une nécessité) pour que les différents moments soient non
interchangeables : il est impossible d’imaginer Rembrandt avant Botticelli
et Vivaldi après Schönberg. Pourtant l’histoire de l’art est irréductible au
schéma causal qui constitue pour la raison le cadre le plus évident de son
intelligibilité : ce qui lie les lois de Kepler à la théorie de la gravitation
universelle n’est pas du même ordre que ce qui lie Chardin à Manet ou
Vélasquez à Picasso. L’historicité de l’art n’est ni celle des sociétés ni celle
des idées1132.. Kant parlait de l’insociable sociabilité des hommes ; on
pourrait parler de l’infidèle fidélité des artistes à l’égard du passé. L’histoire
de l’art est faite de continuités et de ruptures et si l’iconoclasme
révolutionnaire1133. des artistes paraît spécifique à la modernité, entre les
idoles des Cyclades et les statues de Phidias il y a au moins autant de
distance qu’entre Léonard de Vinci et Picasso. L’histoire de l’art n’est pas
un cours. On y a distingué des mouvements d’alternance, rythmes à deux
temps entre des pôles contraires1134. ou des mouvements cycliques avec
rythmes à trois temps suivis d’un retour au type d’origine1135.. Mais ces
processus ne sauraient donner l’image du sens global, universel de
l’Histoire de l’art ; ils n’ont d’application que ponctuelle, ne peuvent pas
même concerner un art dans sa totalité. S’il n’y a pas de connaissance sans
abstraction donc sans simplification en science, la simplification en art est
destructrice de son objet propre. Comme l’écrit Malraux1136. « L’histoire
de l’art ne rend pas compte du monde de l’art ».
 
 
2. La fin de l’art
 
L’idée de décadence, antinomique de celle du progrès, est antique : déjà
Pline l’Ancien se plaignait de la décadence de l’art du portrait. Chaque
nouveauté a été accompagnée de regrets et de gémissements. La complainte
est presque éternelle : on ne sait plus dessiner, peindre, composer, écrire
comme avant — inconsciente tautologie ! La force de la thèse hégélienne de
la fin de l’art vient de ce qu’elle ne s’appuie pas sur l’idée de décadence
(bien que cette dimension ne soit pas absente de son Esthétique).
On a résumé la pensée de Hegel par l’expression pathétique de mort de
l’art — alors que le mot utilisé par le philosophe était Auflösung,
dissolution. « On peut certes espérer que l’art pourra s’élever et se
perfectionner encore. Mais il a cessé en lui-même de répondre au besoin le
plus profond de l’esprit1137. ». Tel était déjà le sens assigné à l’art dans La
Phénoménologie de l’Esprit : inclus dans la religion (la religion esthétique,
moment grec qui fait la médiation entre la religion naturelle et la religion
révélée), l’art se voyait résolu dans la religion manifeste, puis dépassé dans
le savoir absolu. La Philosophie de l’Esprit de l’Encyclopédie finale
autonomisera l’art par rapport à la religion comme premier  moment de
l’esprit absolu, mais l’économie d’ensemble sera conservée : seul le concept
(le savoir absolu, la philosophie) peut réaliser à la fois l’intériorité et
l’infini-totalité qui sont la fin de l’Esprit. C’est pourquoi l’art romantique
qui dans l’Esthétique constitue le troisième temps de l’art, après le
symbolique et le classique — l’achève dans les deux sens du terme : l’infini
y trouve enfin sa forme appropriée1138.. Mais la dimension sensible de
l’art trace aussi sa limite, que ne connaissent ni la religion ni la philosophie.
La rupture entre religion et philosophie n’apparaît chez Hegel pas moins
brutale que celle qui sépare l’art de la religion — car c’est bien la prose du
monde qui, en désacralisant le réel, retire à l’art sa substance. En écrivant
que la valeur d’exposition a remplacé la valeur rituelle et fait perdre à l’art
son aura, W. Benjamin dira la même chose que Hegel, autrement. L’art
romantique, chez Hegel, est né avec l’infini chrétien mais en tuant la
divinité grecque, c’est l’art lui-même que la religion allait faire disparaître.
On a commis un autre contresens en interprétant la dissolution hégélienne
dans les termes de la décadence nietzschéenne : la dissolution de l’art ne
signale pas l’épuisement de la vie mais l’accomplissement du concept.
Comment ne pas reconnaître dans l’art contemporain les deux symptômes
par lesquels Hegel diagnostiqua cette dissolution : le subjectivisme et le
formalisme ? Désormais, l’art ne cesse de balancer, en effet, entre ces deux
pôles, l’accident objectif, et le caprice subjectif, lesquels se fondent en une
même contingence. Coupé de son sens, l’art ne peut que tomber dans ces
deux abîmes que sont le moi capricieux de l’artiste, et la forme vide cultivée
pour elle-même. On connaît la réaction spontanée de celui que personne
n’écoute : il crie de plus en plus fort. C’est ce qui advint aux artistes à partir
de l’âge romantique : solitaires, ils vécurent, pour beaucoup, de plus en plus
isolés et cette séparation, lorsqu’elle ne déboucha pas sur des
comportements autodestructeurs (alcool, drogue, folie, suicide) engendra
une rage de révolté et une détermination de révolutionnaire, lesquelles
coupèrent davantage encore les artistes de leur public potentiel. Sans
boussole, alors les formes se sont affolées. Parti du sublime, l’art tombe
dans le saugrenu1139.. La notion d’œuvre a été contestée1140., celle de
chef-d’œuvre, raillée. La beauté a été insultée1141.. La peinture devient
blanche, la musique muette. Comment s’en étonner, dès lors que la science
(et cela confirme la thèse hégélienne) a pris à l’art la (dé)monstration de
l’invisible ? Proust disait1142. qu’une œuvre qui contient des théories est
comme une marchandise sur laquelle on laisse la marque du prix. Or l’art
n’a jamais autant pensé, il n’a jamais été autant conscient de lui-même : la
modernité esthétique est l’âge d’or des manifestes. Point ultime de ce
processus qui voit la théorie remplacer l’œuvre, l’art conceptuel réduit la
pratique artistique à une réflexion sur l’art... L’échec final de l’art consacre
peut-être emblématiquement l’impossibilité pour l’esprit de se rendre
identique à lui-même dans aucun phénomène.
Il serait aisé de répondre à la thèse de la dissolution de l’art en lui
opposant l’extraordinaire richesse de la création artistique depuis deux
siècles. Rien ne semble indiquer que même avec un environnement naturel
et social bouleversé, l’homme doive un jour perdre son génie plastique et
son génie rythmique, créateurs de formes et de mouvements. Le problème
n’est pas là : il est dans le sens que l’art peut représenter pour une humanité
qui ne croit plus à ses dieux.
La seule réponse qui ait été donnée à Hegel l’a été par Malraux : dans La
Monnaie de l’Absolu l’art est désigné désormais comme notre sacré. Avec
l’intemporalité, qui est le temps de sa naissance et de sa survie, il nous
donne la part d’éternité dont la religion jadis était chargée. Cela suppose
qu’il devienne une culture mais n’y dégénère pas...
 
*
 
Voir aussi
 
La beauté. La création. L’engagement. L’esthétique. La forme. L’image.
L’imagination. Le jeu. Le mouvement. La musique. La poésie. La
représentation. La révolution. La technique.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, — Poétique, trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, 1969.
— Rhétorique, trad. C.E. Ruelle, Librairie Générale Française, 1991.
Platon, La République.
Walter Benjamin, Essais II, trad. M. de Gandillac, Denoël, 1983.
G.W.F. Hegel, Esthétique, trad. C. Bénard, revue et complétée par B. Timmermans et P. Zaccaria,
Librairie Générale Française, 1997, 2 volumes.
M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brockmeier, Gallimard, 1962.
E. Kant, Critique de la faculté de juger.
A. Malraux, — Le Musée imaginaire, Gallimard, 1996.
— Les Voix du silence, Gallimard, 1951.
— La Métamorphose des dieux (3 volumes : Le Surnaturel, Gallimard, 1977 ; L’Irréel, Gallimard,
1974 ; L’Intemporel, Gallimard, 1976).
M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, 1964.
F.W.J. Schelling, Textes esthétiques, trad. A. Pernet, Klincksieck, 1978.
A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, PUF, 1978.
 
992 Cet article reprend, avec de légères modifications et additions, le chapitre publié dans Le
Nouveau cours de philosophie, Éditions du temps, 2004.
993 A. Malraux, L’Irréel, Gallimard, 1974, p. 241.
994 L’art a au moins 40  000 ans d’âge. Son aventure est par conséquent incomparablement plus
ancienne que celle de la science, par exemple.
995 Le vitrail, l’enluminure, la mosaïque et la tapisserie ne sont pas à l’évidence des formes de
peinture, et l’orfèvrerie n’est pas seulement de la sculpture en plus petit.
996 Que d’esthétiques qui réduisent l’art à la peinture européenne des cinq derniers siècles !
997 Voir La technique.
998 Voir L’objet.
999 Œuvre vient de opera.
1000 Un objet d’étude, de discussion, de pensée.
1001 Nelson Goodman invente les termes d’autographique (les arts plastiques) et d’allographique
(musique, littérature) pour différencier les œuvres qui sont présentes sans médiation et celles pour
lesquelles une médiation est nécessaire.
1002 Autre cas de figure avec le land art qui transforme un paysage, et dont le public ne prend
connaissance que par le truchement des photographies qui en ont été faites.
1003 De même, à l’âge classique, le dessin était jugé plus idéal que la couleur, d’essence
matérielle.
1004 Voir Le sensible.
1005 La moralité en art n’est pas, comme on l’a cherchée, dans le contenu des œuvres d’art mais
dans la reconnaissance qu’elles sont des œuvres d’art.
1006 Voir le mot de Paul Klee : l’art n’est pas visible, il rend visible.
1007 Auxquels certaines danses et musiques donnent lieu.
1008 Le créateur, lui, peut être envoûté : signe que son rapport à l’œuvre n’est pas nécessairement
esthétique.
1009 De la peau, on ne peut déduire le squelette.
1010 Le cadran d’une montre ne reflète rien de ses rouages internes.
1011 Jusqu’aux phénoménologues qui ont été les premiers philosophes à constituer une analytique
de l’apparence qui fut en même temps celle de l’essence des choses.
1012 Une musique n’apprend rien.
1013 Mieux que changement, car dans métamorphose il y a le terme grec (« morphè ») qui signifie
forme.
1014 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, tome 2, Aubier Montaigne,
1941, p. 261.
1015 Les statues meurent aussi, film d’Alain Resnais et Chris Marker (1953).
1016 Voir Quatremère de Quincy, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de
l’Italie (1796), Macula, 1989.
1017 Négation de la culture même sous couvert d’en exposer le contexte.
1018 Construite pour l’exposition universelle de 1889 de Paris qui commémorait le centenaire de la
Révolution.
1019 On sait qu’en obstétrique, délivrance signifie accouchement.
1020 De même l’expression d’ouvrage d’art — qui est œuvre technique (et non œuvre d’art).
1021 Alberti et Léonard de Vinci ont des activités polytechniciennes.
1022 Voir l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert.
1023 Voir le Festival de Bayreuth ou les projets grandioses de Scriabine.
1024 Ce que la religion (chrétienne) n’avait pas su faire.
1025 Duchamp appela ready-made ces objets non transformés de la vie quotidienne exposés au
regard esthétique.
1026 Situées dans les endroits les plus reculés des grottes, où les hommes ne vivaient pas.
1027 Condition nécessaire pour qu’existe la science.
1028 L’anthropocentrisme est le sens de l’invention de la perspective en peinture. Le regard
horizontal de l’homme sur le monde se substitue au regard vertical de Dieu sur la terre.
1029 Il y a des exceptions : les bronzes d’un sculpteur sont par exemple tirés à plusieurs
exemplaires, tous signés par l’artiste et considérés comme des originaux.
1030 Brahma le fait en Inde, une infinité de fois, mais c’est plutôt le monde qui se recrée par son
intermédiaire.
1031 Quant à la laideur il en fait son affaire désormais (voir La beauté).
1032 Selon le mot de Ruskin.
1033 Nerval a dit que le premier qui compara la femme à une rose était un poète mais que le second
était un imbécile.
1034 Dont la préservation, de plus, est liée à une suite d’heureux hasards.
1035 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 46.
1036 A. Malraux, Les Voix du Silence, Gallimard, 1951, p. 270.
1037 H. Focillon, Vie des Formes, P.U.F., 1943, p. 11.
1038 De même que l’on peut comprendre n’importe quel énoncé d’une langue connue, alors que cet
énoncé n’avait jamais été entendu.
1039 A. Malraux, « Appel aux intellectuels », discours du 5.3.1948, in La Politique, la culture,
Gallimard, 1996, p. 196.
1040 On ne confondra pas les enfants de Murillo avec ceux de Poulbot, ni une Vierge romane avec
une Vierge peinte par Hitler.
1041 Étymologiquement la manière (de manus, la main) désigne la façon dont on se sert de ses
mains.
1042 Voir la métaphore commerciale du filon.
1043 L’architecture de l’Inde au XVIIIème siècle, la tragédie classique à la même époque en
Europe, le réalisme pictural au XIXème siècle, etc.
1044 Le Concept d’achevé en soi et autres écrits, (1785-1793), trad. P. Beck, P.U.F., 1995.
1045 Les temples, les cathédrales, les épopées...
1046 Il faut mesurer le caractère novateur de cette thèse : depuis Rome l’ars s’opposait à
l’ingenium.
1047 Comme ce comté de Yoknapatawpha imaginé par Faulkner ou bien l’Estaque sublimée par la
peinture.
1048 L’architecte excepté.
1049 La définition kantienne du génie comme celui qui crée ses propres règles ne s’applique bien
qu’à l’artiste moderne.
1050 Raoul Dufy peignait de la main gauche parce que de la droite c’était, disait-il, trop facile.
Georges Perec a écrit tout un roman (La Disparition) sans avoir à utiliser une seule fois la lettre e, de
loin la plus fréquente en français.
1051 Jeu du pianiste et de l’acteur, jeu des formes et des couleurs.
1052 Voir Le jeu.
1053 Définition analogue chez le plus anti-hégélien des philosophes, Schopenhauer.
1054 Le modèle qui pose pour le peintre.
1055 Erich Auerbach a émis l’hypothèse que le réalisme occidental tire son origine des Évangiles
où le fait le plus ignoble, une crucifixion, a été raconté dans le style le plus sublime.
1056 D’où le lien, au XIXe siècle, entre l’utopie artistique et le rêve de l’homme total.
1057 Que l’on songe à cette merveille d’organisation que constitue la composition d’une
symphonie !
1058 Le gain pour l’un, la perte pour l’autre, la victoire pour l’un, la défaite pour l’autre, le succès
pour l’un, l’échec pour l’autre.
1059 Le Premier Discours de Rousseau a été compris comme une charge contre l’art. Rousseau, en
réalité, déplore seulement que l’art ne soit plus une fête mais soit devenu une scène de théâtre.
1060 Certes il y a eu des batailles esthétiques (l’art peut aussi séparer) mais elles avaient un sens
qui n’était pas exclusivement esthétique, et elles ont été de courte durée.
1061 Le théâtre comme lieu d’idéal, a hérité du schème, souvent illustré, de l’île d’Utopie. Autre
exemple : en Amérique, les premiers lieux où l’apartheid de fait entre les Blancs et les Noirs fut aboli
furent les orchestres de jazz.
1062 Non faites de main d’homme.
1063 Deux hypothèses ont été émises dans le cadre de cette explication : l’animal est tué à distance
et à l’avance par le dessin (d’où les flèches qui transpercent son corps, thème récurrent), ou bien, déjà
mort, son fantôme est fixé sur la paroi de la grotte pour qu’il ne vienne pas se venger de ses
chasseurs-meurtriers.
1064 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, PUF,
1978, p. 239.
1065 Cela expliquerait, mieux que toute autre théorie, pourquoi les femmes sont si peu présentes
dans l’histoire de la création.
1066 Voir le cas exemplaire des hommes du Tassili qui ne nous ont laissé ni squelette ni outils ni
autres traces — mais seulement leurs peintures et dessins rupestres.
1067 Le pape Jules II avait commis tant de crimes qu’il se savait voué à la damnation éternelle.
Aussi, par compensation, voulut-il s’assurer une gloire immortelle sur la terre, en commandant la
construction de son tombeau à Michel-Ange.
1068 Un musée des techniques comprend des outils et des machines désormais inutilisables. Le
temps ne peut être mis hors circuit.
1069 Âge des peintures de la grotte Chauvet.
1070 Voir La représentation.
1071 Une même culture peut évidemment développer en même temps plusieurs types d’art —
comme celle des Indiens Caduveo dont parle Levi-Strauss (Anthropologie structurale, Plon, 1974, p.
298) qui avaient à la fois une sculpture réaliste et un dessin abstrait.
1072 La République, livre X.
1073 1448 b.
1074 Un empereur demanda à un peintre d’effacer la cascade qu’il avait représentée sur le mur de
son palais car le bruit de l’eau l’empêchait de dormir ; un cheval des écuries impériales se mit à
boiter après que le peintre de la cour eut omis de dessiner l’un de ses sabots...
1075 L’exactitude en peinture n’implique pas le réalisme. Sur le tableau de Carpaccio, Saint
Augustin dans sa cellule, on compte 94 livres en tout, disposés sur des étagères. Or, dans ses
Rétractations, saint Augustin disait qu’il avait écrit 94 livres. Cela n’empêche pas la toile de
Carpaccio de baigner dans une atmosphère surréelle.
1076 D’où l’apothéose du trompe-l’œil à l’âge baroque. On peut parler de la surréalité, de l’irréalité
de l’hyperréalisme (au cinéma le détail est tellement transfiguré par le gros plan qu’il peut sembler
fantastique).
1077 Alors que le miroir est rond, comme l’œil, le tableau ne l’est pratiquement jamais.
1078 Les choses également : une pipe et une pomme peintes par Magritte ne sont pas une pomme
ou une pipe.
1079 Dont l’invention a sans doute précipité l’évolution de la peinture européenne hors de la voie
du réalisme en coupant la racine, la tentation (la tentative) de l’imitation.
1080 Le documentaire même est une habile construction et les photographies les plus célèbres
(celles des guerres) sont presque toutes des mises en scène, comme on a fini par l’apprendre par la
suite.
1081 Le silence qui précède l’annonce de la résurrection du Christ dans la Messe en si de Bach est
sublime mais il ne peut être entendu par celui qui ne l’aura pas lu.
1082 Holographie, imagerie virtuelle...
1083 Dante, La Divine Comédie, Le Paradis XIII, v. 76.
1084 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 48 (AK V, 311).
1085 Plotin, Ennéades V, 8.
1086 Botticelli est l’exemple glorieux de cette tendance pour laquelle le beau n’ayant pas de formes
qu’on puisse imiter, l’art qui est la volonté de la beauté, n’en est pas la représentation.
1087 Art du Gandhara (Inde ancienne), bronzes (Nigeria), masques Tshokwé (Zaïre). Ces deux
derniers exemples suffisent à montrer l’impossibilité qu’il y a à ranger les arts primitifs dans une
unité stylistique.
1088 J. Clottes et D. Lewis-Williams, Les Chamanes de la préhistoire, Seuil, 1996.
1089 A. Malraux, L’Irréel, op. cit., p. 36.
1090 Les colonnades et les arcatures superposées des mosquées omeyyades évoquent la palmeraie
comme les colonnes du chœur de la cathédrale de Strasbourg évoquent la forêt germanique.
Historiquement, les arabesques à formes végétales semblent être dérivées de l’image de la vigne dont
les rinceaux entrelacés et les pampres enroulés sur eux-mêmes se prêtent à une simplification en
formes ondulées et spirales.
1091 P. Dagen, Le Silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre, Fayard, 1997.
1092 Tel est le sens impliqué par le film de Tarkovski : Andreï Roublev.
1093 Voir infra.
1094 Dans l’Union soviétique stalinienne, le déterminisme économique était mécaniquement
appliqué. Ainsi, lors d’une exposition sur Cézanne, un panneau donnait en guise d’explication : «
Baisse de la rente ».
1095 L’acier et le ciment ont permis des hardiesses (courbes, élancements, surplombs) que le bois
et la pierre, matériaux traditionnels, interdisaient.
1096 Que l’on compare les sonates de Mozart conçues pour le clavecin (instrument à cordes
pincées) à celles de Beethoven composées pour le pianoforte (instrument à cordes frappées).
1097 En répartissant la poussée des forces, l’ogive permet la construction d’édifices plus hauts aux
murs moins épais qui pourront être évidés sans risque : les hautes verrières, impossibles à l’âge
roman, deviendront la règle avec le style gothique.
1098 Les facteurs économiques peuvent avoir sur la vie de l’art des effets indirects inattendus.
C’est ainsi que dans les années 1970, le renchérissement de l’argent-métal rendit la pellicule noir et
blanc (qui utilise des nitrates d’argent) aussi chère que la pellicule couleur : le cinéma se mit donc à
voir en couleurs presqu’exclusivement.
1099 Au premier rang desquelles il faut compter la préservation matérielle. Si la peinture murale
grecque avait été épargnée, notre conception de l’histoire de la peinture eût été bouleversée.
L’histoire a choisi à notre place les œuvres qui représentent l’art pour nous.
1100 A. Malraux, La Politique, la Culture, op. cit., p. 294.
1101 Voir Platon, Ion.
1102 Joseph Beuys, artiste allemand, était en 1943 pilote de bombardier. Abattu par la D.C.A.
soviétique, il est recueilli par des paysans tatars qui le soignent pendant une semaine en le recouvrant
de graisse et de tissus en feutre. Par la suite tout l’art de J. Beuys sera placé sous cette trilogie
matérielle et symbolique du feutre, de la graisse et de la résurrection.
1103 Le moi, par opposition au gouffre d’en-haut (Dieu).
1104 F.W.J. Schelling, Textes esthétiques, trad. A. Pernet, Klincksieck, 1978, p. 19.
1105 Giuseppe Tartini rêva que le diable, son esclave, exécutait pour lui une prodigieuse sonate ; à
son réveil, il reconstitua cette pièce appelée à devenir célèbre sous le nom de Trille du diable.
Coleridge rêva d’un poème qu’il ne put reconstituer intégralement à son réveil : il y est question d’un
empereur de Chine (Kubla Khan) qui avait fait construire un palais d’après l’image qu’il en avait eue
en rêve...
1106 Beethoven sourd imagine les bruits de la nature qu’il n’entend plus et compose la symphonie
Pastorale. Toulouse-Lautrec infirme dessine inlassablement les cabrioles et les danses des gens du
cirque et du music-hall.
1107 L’histoire prend son sel et son relief quand on sait que, dans le parler populaire italien uccello
(l’oiseau) désigne le pénis.
1108 Dans L’Avenir d’une illusion (§ 2).
1109 « C’est la même force qui se dépense dans la conception artiste et dans l’acte sexuel », disait
déjà Nietzsche.
1110 Le si déchirant du quatuor De ma vie qui tombe dans un long silence est l’expression directe
du début de la surdité de Smetana.
1111 La symphonie Pastorale.
1112 G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, P.U.F., 1992, p. 162.
1113 Notion très récente, au demeurant.
1114 Commandé par qui ? Bach travaillait sur commande mais nul doute qu’il considérait Dieu
comme le véritable commanditaire de son art. De même Mozart avait cru que c’était la Mort elle-
même qui était venue, derrière un masque, chercher son Requiem.
1115 Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.
1116 Occurrences, fréquences.
1117 H.G. Gadamer, Vérité et Méthode, trad. coll, Seuil, 1996, p. 52.
1118 Combien de fois le public n’a-t-il pas déjoué les manœuvres publicitaires d’une campagne de
promotion d’un film ou inversement choisi massivement un film entré avec discrétion dans le circuit
commercial !
1119 « Il est plutôt, écrit H.G. Gadamer à propos du goût, quelque chose qui ressemble à un sens »
(Vérité et Méthode, op. cit., p. 53). De fait le goût est au moins autant que la croyance indifférent à
l’épreuve de la réalité.
1120 La vue d’un cheval fait signe vers le concept d’animal, mais l’écoute d’un oratorio n’induit
pas nécessairement « musique » comme le genre dont le morceau fait partie.
1121 Disputatio.
1122 La classe sociale, le niveau des études, le lieu d’habitation, l’âge, le sexe...
1123 Voir les ouvrages de Pierre Bourdieu (Un art moyen, Les Éditions de Minuit, 1965 ; La
Distinction, Les Éditions de Minuit, 1979 ; Les Règles de l’art, Seuil, 1998). On peut traduire le
déterminisme social en termes de probabilité, calculer par exemple la probabilité pour qu’un fils
d’ouvrier écoute Monteverdi ou lise Proust.
1124 Li Taï Po a chanté la lune en Chine douze siècles avant Lamartine et nulle part le sourire n’a
été pris pour une laideur.
1125 Pour des raisons analogues, les termes de sentiment et d’émotion esthétiques ne sont pas
heureux. Le sentiment et l’émotion ne peuvent guère dire autre chose que je.
1126 Vérité et Méthode, op. cit., p. 53.
1127 Il y a en fait des choix et des partis pris mais ils sont vite recouverts.
1128 Importance de la catégorie d’importance en art.
1129 Philippe de Vitry écrit un Ars Nova qui prétend dépasser la musique statique de l’Ars Antiqua,
les contemporains de Dante parlent de dolce stil nuovo, quant à ceux de Giotto ils remarquent
aussitôt en quoi le peintre de la chapelle des Scrovegni n’est pas l’élève de Byzance.
1130 La technique du béton armé est un progrès évident par rapport à celle de la boue séchée, cela
n’empêche pas un village africain d’être souvent plus beau que la plupart de nos ensembles
d’immeubles.
1131 Avec l’irruption du parlant puis de la couleur, le cinéma est devenu tendanciellement de plus
en plus une industrie et de moins en moins un art.
1132 Pascal savant est dépassé, disait Victor Hugo, Pascal écrivain ne l’est pas.
1133 Elle sourit, disait Malraux de la Joconde, parce que tous ceux qui lui ont mis des moustaches
sont morts.
1134 Wöllflin compare l’autoportrait de Dürer avec ceux de Rembrandt et dégage cinq couples de
catégories opposées deux à deux (au linéaire du premier, s’oppose le pictural du second, au plan du
premier, la profondeur du second, à la forme fermée du premier, la forme ouverte du second, à la
multiplicité du premier, l’unité du second et à la clarté du premier, l’obscurité du second). Autre
exemple : la grande dualité du classique et du baroque chez Wölfflin s’exprime en architecture par
l’opposition de la prédominance des lignes, droites et celle des lignes courbes, ou encore de la
structure et de l’ornementation. Par réaction contre le style Louis XIV où prédominent les lignes et
les angles droits, le style Louis XV fait triompher les courbes ; les toits en double pente remplacent
les toits en terrasse, les colonnes disparaissent au profit des pilastres ; les proportions deviennent
modestes, en récompense la décoration est plus chargée. Mais l’abus des courbes caractéristiques de
la période Louis XV finit par redonner le goût des lignes droites, caractéristique du style Louis XVI :
les colonnes réapparaissent, ainsi que les toits en terrasse. Cependant, le style Louis XVI n’est pas un
simple retour au style Louis XIV : l’art ne répète jamais son histoire.
1135 Par exemple la triade de l’archaïque (le simple), du classique (l’harmonieux), et du baroque

(le surchargé).
1136 A. Malraux, L’Irréel, op. cit., p. 132.
1137 G.W.F. Hegel, Esthétique I, trad. C. Bénard revue et complétée par B. Timmermans et P.
Zaccaria, Librairie Générale Française, 1997, p. 169.
1138 L’art symbolique était déchiré par la contradiction entre l’infini substantiel et la forme finie ;
l’art classique trouvait le repos de l’adéquation, mais en sacrifiant l’infinité du contenu.
1139 On est allé jusqu’à parler de chats peintres et des gribouillis d’orang outang se sont vendus
fort cher. Une œuvre de musicien John Cage s’intitule 4’33’’ : quatre minutes et trente-trois secondes
de silence.
1140 La part essentielle, peut-être, de l’art contemporain depuis Dada et Duchamp jusqu’à Dubuffet
en passant par Schwitters, consiste à mettre en question, en doute et en cause la légitimité même du
concept d’art.
1141 Voir La beauté.
1142 M. Proust, À la Recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome 3,
1954, p. 882.
14. L’autorité
 
 
 
L’autorité est évidente mais insaisissable ; elle nous apparaît comme une
énigme, voire comme un mystère. La philosophie et les sciences humaines
veulent l’expliquer et la comprendre, mais se heurtent à la complexité et à
l’imprévisibilité du phénomène. Il y a quelque chose de sauvage dans
l’autorité ; on voudrait la domestiquer, mais elle nous échappe. Cela dit, la
pensée n’est pas totalement démunie face à elle, car c’est déjà comprendre
une chose que de la savoir imprévisible et complexe.
La difficulté commence avec la définition : l’autorité est-elle un pouvoir,
une forme de pouvoir ou bien ce qui permet d’en faire l’économie, un
antipouvoir en quelque sorte ? Force est de constater que nous devons la
considérer sous ces deux lumières : l’autorité est d’un côté un pouvoir (et
même son espèce la plus accomplie, puisqu’elle exclut la violence), à la fois
manifestation, source et résultat du pouvoir ; d’un autre côté, elle est un
substitut symbolique, sublimé du pouvoir puisqu’elle rend la violence
contingente.
 
 
I. L’AUTORITÉ COMME POUVOIR
 
On appelle « pouvoir » l’ensemble des moyens par lesquels des êtres
vivants ou des institutions obtiennent d’autres êtres vivants un certain
comportement ou l’accomplissement de certains actes qui n’auraient jamais
existé spontanément. Le pouvoir est le principe de causalité appliqué au
monde de la vie1143..
L’autorité est une forme spécifiquement humaine de pouvoir : des
relations de pouvoir existent chez les animaux supérieurs, en revanche il est
impossible d’y reconnaître quelque chose qui ressemblerait à de l’autorité.
L’autorité, en effet, ne va pas sans représentation, donc sans pensée, et c’est
la raison pour laquelle les animaux l’ignorent : les loups de la meute ne
savent pas que leur chef est leur maître car leur obéissance est instinctive.
Or, même automatique, l’obéissance chez l’être humain n’est jamais
instinctive.
Il n’y a pas de pouvoir humain sans représentation du pouvoir : en ce sens,
l’autorité qui doit sa force à l’idée qu’on se fait d’elle constitue la
civilisation du pouvoir, c’est-à-dire la sortie du pouvoir hors de sa «
naturalité » première.
À côté de la présence nécessaire de la pensée, ce qui fait la civilisation de
l’autorité, par rapport à d’autres formes de pouvoir ou de puissance, c’est
l’économie de contrainte et de domination, donc de violence et de
dépendance qu’elle permet. L’autorité est le pouvoir conservé lorsque les
instruments de la puissance ont été retirés. Elle est cette forme de pouvoir
qui n’a pas besoin de la violence pour s’exercer : elle va même parfois
jusqu’à l’économie de la force1144.. On comprend que les réalistes et les
cyniques n’y croient guère ou tendent à la rabattre sur la puissance
nue1145.. Pourtant l’expression même de pouvoir moral montre que le
pouvoir ne saurait se réduire à sa seule dimension physique. La plupart du
temps, l’autorité naît du prestige, c’est pourquoi l’homme d’autorité est la
plupart du temps fort éloigné de l’homme autoritaire1146..
À la différence de la domination, que suit la brutalité comme son ombre,
c’est-à-dire sans délai, l’autorité est légitime1147.. Elle l’est par essence
puisqu’elle repose sur la reconnaissance. L’autorité serait donc le pouvoir
idéal, le pouvoir légitime par excellence puisque sans violence1148., elle
induit le libre consentement de ceux sur lesquels elle s’exerce. Ce faisant,
elle manifeste la légitimité, laquelle constitue, pour tout pouvoir, l’assise la
plus solide.
Notre siècle a vu passer nombre d’hommes d’autorité surgis on ne sait
d’où, et tombés dans l’Histoire comme des aérolithes. Il en allait autrement
jadis : « L’autorité, écrit Hannah Arendt, reposait sur une fondation dans le
passé »1149.. C’est pourquoi le mot et le concept sont romains : à la
différence de la Grèce, Rome tirait sa légitimité politique de son origine
conçue comme sacrée. De là, l’autorité accordée aux vieillards1150. et qui
ne venait pas, comme on pourrait le croire, de leur expérience accumulée au
cours du temps, mais de leur plus grande proximité par rapport à
l’origine1151..
Pouvoir civilisé ou idéalisé, il ne faudrait néanmoins pas s’imaginer
l’autorité comme un pouvoir abstrait, et encore moins, faible. Certes,
l’existence de l’autorité prouve qu’un pouvoir non coercitif est possible
mais les contraintes psychologiques que l’autorité exerce et implique
peuvent être aussi fortes, sinon plus, que les physiques.
Stanley Milgram a rendu célèbres des expériences de psychologie sociale
qui montraient que la plupart des individus étaient capables d’accomplir des
actes de très grande cruauté du moment qu’ils se sentaient couverts par une
autorité1152.. Qu’on n’aille pas croire que les SS ou les soldats de la
Wehrmacht étaient physiquement contraints d’accomplir les actes de
barbarie auxquels ils s’adonnèrent : leur servitude était, sinon volontaire, du
moins consentie.
L’autorité n’est pas un moindre pouvoir, elle est un réel pouvoir ; elle en
partage les ambiguïtés, et il est évidemment impossible de la qualifier
globalement de bonne : elle peut être détestable. On comprend qu’elle
puisse susciter la méfiance des esprits attachés à l’idéal démocratique : elle
ne fait pas bon ménage avec l’égalité, encore moins avec la justice ; elle
aime le secret et déteste le partage. Pire : elle rend le dialogue impossible ;
une autorité ne se discute pas, elle est à prendre ou à laisser. Ainsi que le
fait remarquer Hannah Arendt, l’autorité exclut l’argumentation parce que
l’argumentation présuppose l’égalité : « Face à l’ordre égalitaire de la
persuasion, se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique »1153..
L’argument d’autorité, le « magister ipse dixit », n’est-il pas le pire des
arguments ? À l’argument d’autorité, la pensée rationnelle, technique et
scientifique, n’a eu de cesse d’opposer l’autorité de l’argument. Un pouvoir
idéalisé n’est pas nécessairement un pouvoir idéal.
 
 
II. L’AUTORITÉ CONTRE LE POUVOIR
 
« Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent », disait Caligula. C’est la
parole d’un homme de domination, non celle d’un homme d’autorité. Un
pouvoir sans autorité est donc possible mais il lui manque sans doute
l’essentiel : l’obéissance ; il n’a que la soumission. On n’imagine pas Big
Brother symbole d’autorité. Inversement, l’autorité est un pouvoir, mais elle
n’est pas nécessairement, elle n’a pas nécessairement le pouvoir. Les
sociétés traditionnelles ont été très accueillantes à l’égard de l’autorité, mais
très méfiantes vis-à-vis du pouvoir1154..
L’Histoire nous en donne de multiples illustrations : des chefs ont disposé
d’un immense pouvoir mais ne jouissaient d’aucune autorité1155., d’autres,
à l’inverse, ont joui d’une très grande autorité sans pouvoir
considérable1156.. N’a-t-on pas tendance à attribuer au pouvoir ce qui en
fait relève de l’autorité ? Ainsi, le « troisième pouvoir », le pouvoir
judiciaire, est-il réellement un pouvoir ? N’est-il pas plutôt une autorité ?
Dans Homo Hierarchicus1157., Louis Dumont montre, à propos de l’Inde,
que ce qui caractérise la caste (par opposition à la classe sociale, par
exemple), c’est la dissociation entre le statut1158. et le pouvoir. En Inde, la
pureté est plus importante que le pouvoir et l’englobe. Les castes
supérieures, loin de bénéficier de privilèges comme les classes supérieures
en Europe, sont astreintes à des devoirs spécifiques : l’étude, le
sacrifice1159., le don. La Rome ancienne a fortement opposé l’autorité
(auctoritas) et le pouvoir (potestas) et voyait dans la première une instance
plus haute. Ainsi, dans son ouvrage Des Lois, Cicéron écrivait-il que si la
potestas revient au peuple, l’auctoritas appartient au Sénat.
La distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, avec la
subordination du pouvoir à l’autorité qu’elle implique vient de cette source.
À la fin du Ve siècle, le pape Gélase Ier écrivait à l’empereur Anastase Ier : «
Deux sont les choses par lesquelles ce monde est principalement gouverné :
l’autorité sacrée des papes et le pouvoir royal ». Pendant tout le Moyen
Âge, le pouvoir de l’empereur tel que le théorisera l’Église sera conçu
comme subordonné à l’autorité du pape. Toute autorité vient de Dieu, avait
déclaré saint Paul1160..
L’autorité est pouvoir incarné, personnalisé. La distinction que font
certains auteurs1161. entre l’autorité personnelle qui naît de l’ascendant que
détiennent certaines individualités, et l’autorité fonctionnelle inscrite dans
un cadre institutionnel déterminé apparaît artificielle. Certes, le juge sans
son habit, et le policier sans son uniforme n’ont plus l’autorité qu’ils avaient
lorsqu’ils étaient revêtus des costumes distinctifs de leurs fonctions
sociales, mais parmi les juges en habit, et les policiers en uniforme, il est
des individualités qui jouissent d’une autorité considérable, et d’autres qui
n’en ont pratiquement aucune.
On peut retenir cette leçon de Foucault : le pouvoir est partout, il n’a pas
de domaine propre. Il serait difficile d’en dire autant de l’autorité. Si
l’autorité rayonne, elle n’est pas diffuse. Elle a un nom et un lieu,
l’exception est son domaine. Alors que les réseaux de pouvoir sont la règle,
des réseaux d’autorité n’auraient aucun sens. Le pouvoir peut être anonyme,
pas l’autorité : l’Angkar1162., comme Big Brother, n’était pas une autorité.
Même lorsqu’il est concentré symboliquement en une seule main (dans le
cas de l’autocratie), le pouvoir n’est jamais réellement la chose d’un seul :
que peut un tyran si personne n’exécute ses ordres ? L’autorité,
corollairement, peut appartenir à des institutions (un gouvernement,
l’Église, l’ONU…) mais, à la différence du pouvoir, un seul homme peut la
détenir. Contrairement au pouvoir, une autorité ne se partage pas ;
l’entourage d’un grand chef dispose d’une partie du pouvoir qu’il a lui-
même1163. mais l’autorité ne se délègue pas : on a la sienne propre ou bien
on ne l’a pas.
Dans son ouvrage Patriarcha (1680), Robert Filmer fait remonter le
pouvoir à Adam : par la lignée continue des pères de famille, le pouvoir se
transmettrait ainsi de génération en génération. L’autorité, elle, n’a pas
d’héritage : elle s’éteint avec celui qui la détenait.
L’idée du pouvoir fait le pouvoir : est puissant celui que l’on croit tel.
D’où cette question vertigineuse : le système du pouvoir pourrait reposer
sur une illusion1164.. À l’origine, « prestige » (prestigium en latin)
signifiait l’illusion, l’imposture, la charlatanerie.
L’autorité rayonne : elle ne cesse de déborder le cadre des qualités qui la
fondent1165.. L’autorité valorise ceux qu’elle touche, elle les
métamorphose.
Toute autorité vient de Dieu, écrit saint Paul1166. : cette simple phrase
fondera la doctrine politique de l’Église au Moyen Âge mais, les
circonstances ôtées, il reste un moyen de sauver l’interprétation d’un
énoncé qui paraît historiquement et culturellement daté : « Toute autorité
vient de Dieu », cela signifie peut-être d’abord que celui qui détient
l’autorité n’en est pas la source ; il la détient parce qu’il l’a reçue et parce
qu’on le lui a donnée ; l’autorité vient d’ailleurs, d’une transcendance. C’est
une idée semblable qu’exprime le terme d’ascendant : avant de désigner
l’autorité morale, l’ascendant était (il l’est d’ailleurs encore) un terme
d’astrologie signifiant l’influence d’un astre sur une existence ; la
métaphore de la hauteur et de l’élévation est évidemment présente. L’appel
auquel l’autorité (cette vocation) semble répondre vient de très loin, et son
écho survit longtemps à sa voix. Alors que le pouvoir s’exerce mais
s’épuise aussi dans le présent qui passe, l’autorité a sur lui l’immense
privilège de transcender l’instant. Un roi qui meurt n’a, par définition, plus
aucun pouvoir, un saint ou un héros peut avoir plus d’autorité encore après
sa mort que durant sa vie1167.. Dans les sociétés traditionnelles, c’est le
passé avec ses représentants (les vieillards) qui fait autorité, qui est
l’autorité. Spirituelle, morale ou intellectuelle, l’autorité s’exerce dans tous
les ordres de l’esprit, et quand bien même le monde physique paraît seul
concerné (comme dans les affaires militaires ou politiques), c’est encore la
force de l’esprit qui paraît émaner d’un Napoléon ou d’un Clemenceau.
Pour paraphraser Hegel, qui inventa l’expression pour définir l’art, on
pourrait dire de l’autorité qu’elle est une Idée rendue sensible : grâce à elle,
le Bien, le Juste et le Grand semblent descendre du ciel sur la terre. On ne
trouverait pas un seul homme de grand prestige qui ne se fût pas identifié à
une idée plus haute que lui. Politiques, prophètes, capitaines, savants —
tous semblent avoir vécu pour autre chose qu’eux-mêmes et c’est ce dont
les foules leur ont su gré. Il n’y a pas d’autorité sans dépassement des
conditions communes : une ambition qui se réduit à une envie personnelle,
un travail qui n’est qu’une tâche ne peuvent conférer l’autorité. Il est à cet
égard intéressant de noter que nul n’est plus éloigné de la psychologie de
l’homme autoritaire que l’homme d’autorité : incapable de sortir de son moi
qui le tyrannise, l’autoritaire se voit voué à singer une autorité qu’il n’a pas.
Pierre Janet parlait à ce sujet de « conduite de sous-officier ».
L’autorité montre qu’une analyse économique et sociale du pouvoir, à
l’exclusion de toute considération psychologique, est insuffisante. L’autorité
n’appartient pas d’abord au monde réel des corps et des comportements
mais au monde symbolique des signes et de la pensée. Alors que le pouvoir
est la capacité d’un acteur à imposer sa volonté à autrui, l’autorité est la
capacité d’un acteur à obtenir l’obéissance d’un autre qui la lui doit. Le
pouvoir est centrifuge, l’autorité est centripète. En fait, on n’obéit pas à une
autorité, on s’y soumet.
Il y a là une autre différence essentielle entre le pouvoir et l’autorité. Le
pouvoir requiert l’obéissance, tandis que la soumission suppose
l’acceptation possible. Mais on est moins soumis à une autorité qu’on n’y
consent : l’hétéronomie de l’obéissance est indépassable ; l’autorité, elle,
est inconcevable sans l’autonomie de l’assentiment. D’où une charge
affective qui semble essentielle : alors que le pouvoir n’a nul besoin de
susciter le respect et la vénération pour être obéi1168., le propre de
l’autorité est de n’aller pas sans respect ni vénération.
Freud disait que la source importante, sinon originelle de l’autorité est la
crédulité provoquée par l’amour1169.. L’autorité, comme le fit remarquer
Hannah Arendt, est inconditionnellement reconnue1170. : elle n’a nul
besoin de ces deux moyens de pouvoir que sont la contrainte et la
persuasion pour s’exercer, tout comme l’amour. Ainsi peut-on expliquer,
sinon comprendre, l’adhésion irrationnelle que suscitèrent ceux que Marx
Weber appelait les chefs charismatiques : en transcendant la puissance
objective, le charisme la contourne et finit d’ailleurs par la constituer. De
même que l’amour n’est pas commandé par les actes mais par l’être de la
personne aimée, avec l’autorité, l’être est déjà un faire : son existence
précède l’essence de l’acte, au point même de le rendre parfois superflu. Le
prestige, cette autorité que la durée et l’espace d’une société ont mené à
terme, est très exactement une reconnaissance d’avant la connaissance1171.
; avant même d’apparaître, l’homme d’autorité a déjà conquis les âmes.
Ainsi peut-on interpréter l’autorité comme un phénomène de projection
collective, grâce auquel les hommes vénèrent sous une forme personnifiée
les valeurs auxquelles ils croient. C’est en un sens semblable qu’André
Gide disait de l’influence qu’elle se résume à une simple autorisation : et
ici encore les mots nous aident — autorisation de l’autorité, autorité de
l’autorisation. C’est pourquoi l’autorité doit être comprise en termes
d’occasion plutôt qu’en termes de cause — ce qui ne signifie évidemment
pas que n’importe qui peut revêtir n’importe quel rôle. Comme dans
l’amour, il y a une rencontre qui suppose deux pôles. L’autorité n’est pas à
sens unique ; elle est faite de respect réciproque.
Mais si l’autorité est une affaire de représentation, cela ne signifie pas
qu’elle soit le produit de la conscience. Qu’il s’agisse d’un chef d’État ou
bien d’un professeur, l’homme d’autorité est celui qui se révèle capable de
lever les refoulements et de supprimer les frustrations du groupe qui le
soutient. Grâce à lui, l’impossible devient possible : sa personne n’est-elle
pas déjà le signe tangible d’une utopie réalisée — la Liberté, le Bonheur, le
Savoir ?1172. Auctoritas en latin vient d’un verbe qui signifie augmenter.
L’auctor, dont nous avons fait notre « auteur », est proprement celui qui fait
avancer, progresser. On a souvent remarqué que l’autorité ôtait à
l’obéissance son sens de subordination — on peut se demander si le terme
d’obéissance traduit bien cette confiance grâce à laquelle la double
identification peut se faire entre le chef et l’idéal d’une part, entre les
hommes et leurs chefs, d’autre part. La popularité, qui est la reconnaissance
actuelle d’une autorité, constitue une réappropriation symbolique : c’est
elle-même que, par le truchement de son leader, la foule acclame en fait.
Toute autorité vient de Dieu : voilà cette seconde forme de transcendance,
après l’Idéal auquel l’homme d’autorité se soumet, ce don que la foule lui
fait.
Comme l’art, l’autorité est sans recettes, mais, tout comme l’art, elle ne va
pas sans exercice. Puisqu’elle repose sur un crédit, fait de croyance (en une
valeur réalisable) et de confiance (en sa représentation réelle), tout ce qui
augmentera ce crédit contribuera à renforcer l’autorité, tout ce qui le
diminuera contribuera à l’affaiblir. D’une manière générale, plus le groupe
social est étendu, moins décisif est le rôle que le critère technique de
compétence joue. L’autorité dans un laboratoire de recherche n’a pas le
même sens que celle qui s’exerce au niveau d’une nation tout entière, et
nous considérons comme symptomatique de la pathologie du pouvoir
totalitaire le fait que Hitler ait pu être considéré comme compétent aussi
bien en architecture qu’en matière militaire, ou bien le fait que Staline ait
cru bon trancher, à la fin de sa vie, dans un problème de linguistique1173..
L’autorité ne va pas sans la réputation1174. et a besoin d’être
constamment entretenue comme un feu1175.. La puissance réelle est aussi
faite de pouvoir présumé : il dispose d’un pouvoir réel celui à qui l’on
attribue un pouvoir réel1176.. L’autorité est du pouvoir imputé. L’autorité a
besoin de respect, donc de la distance pour subsister ; le rire la dégrade. Le
roi pouvait avoir ses bouffons, mais pas le pape, justement.
Hobbes voyait dans la réputation1177. un pouvoir. Elle a du prix, au sens
banal du mot car elle correspond à ce que l’on serait disposé à donner pour
bénéficier d’un surcroît de pouvoir. Hobbes voyait également dans la
dignité un pouvoir. La dignité est l’importance publique d’un homme qui
est la valeur que lui attribue la République. Hobbes définit l’honneur
comme « l’aveu du pouvoir »1178. et honorables « les signes pour lesquels
un homme reconnaît le pouvoir ou l’excédent du pouvoir qu’un autre a sur
son concurrent »1179.. L’autorité, en effet, est transitive : dans la pyramide
sociale, chaque niveau fait la force ou la faiblesse du niveau supérieur1180..
Napoléon savait que l’autorité ne va pas sans surprise. Rien ne la sape
davantage que l’habitude acquise, du moins dans les sociétés modernes.
L’autorité s’auto-entretient, la perte d’autorité également1181.. Une autorité
entamée est déjà perdue. À la différence du pouvoir qui varie du plus ou
moins, l’autorité obéit souvent à la logique du tout ou rien.
Alors que le pouvoir tend constamment à se dissimuler, attirant comme
l’habile prestidigitateur l’attention du public en des endroits où rien ne se
passe, il est de la nature de l’autorité de rester présente et visible, mais pas
totalement. Dans Le Fil de l’épée, De Gaulle faisait de la réserve, avec le «
caractère » et la « grandeur » l’une des trois conditions du prestige.
L’homme d’autorité doit vivre dans le retrait, voire dans le secret. Ce n’est
pas qu’il ait quelque chose d’inavouable à cacher, seulement on supposera
toujours plus grande qu’elle n’est en réalité une force qui ne se montre pas.
 
 
III. L’AUTORITÉ AUJOURD’HUI : LE PEUPLE CONTRE LES ÉLITES
 
Hannah Arendt note qu’un père peut perdre son autorité soit en battant son
fils, soit en acceptant de discuter d’égal à égal avec lui1182. : la violence et
l’égalité ruinent l’autorité. En 1932, en pleine montée du fascisme en
Europe, De Gaulle écrit dans Le Fil de l’épée : « Notre temps est dur pour
l’autorité. Les mœurs la battent en brèche, les lois tendent à l’affaiblir
»1183.. « L’autorité, diagnostiquera Hannah Arendt, a disparu du monde
moderne »1184.. Elle a disparu avec les deux fondements qui lui donnaient
sens et force : la religion et la tradition1185.. Alain Renaut a écrit un
ouvrage intitulé La Fin de l’autorité1186.. Il semble, en effet, que les
révolutions modernes (politiques, économiques, sociales, culturelles), en
mettant à mal le principe d’autorité, lui aient porté un coup dont il ne s’est
pas relevé. Certes, nul ne l’avait d’abord entendu ainsi : dans l’esprit de
Rousseau comme dans celui des révolutionnaires de 1793, l’idéal
républicain représente la substitution de l’autorité au pouvoir : le
remplacement du pouvoir du Prince par l’autorité de la Loi. Seulement,
comme l’avait prévu Joseph de Maistre, en supprimant la légitimité
traditionnelle du pouvoir, la Révolution sapait du coup toute légitimité —
car que serait une légitimité qui ne fût pas absolue ? La violence, dès lors,
peut se déchaîner. On ne peut pas dire que sur ce point l’Histoire ait donné
entièrement tort à Joseph de Maistre.
L’autorité ne fait pas que s’incarner, elle est incarnation. Aussi ne saurait-
il y avoir proprement d’autorité invisible. Les hommes ont besoin de voir le
roi derrière la monarchie et le président derrière la république, et il est
douteux que l’idée de Rousseau et de Kant, d’un État dans lequel la Loi
serait enfin la seule autorité, sorte un jour de l’utopie. Toutes les religions
ont fini par sacraliser certains individus et il est significatif que le culte de
la personnalité ait été pratiqué avec le plus d’ardeur démente dans les pays
dont l’idéologie réduisait les chefs à n’être que les porte-parole des masses.
L’autorité, à l’époque contemporaine, à la différence de ce qu’elle était
jadis, est un pouvoir sans institutions. Au lieu de répéter dans le présent une
origine immémoriale, elle est sa propre origine. Et c’est ce qui la rend
suspecte à nos yeux. Notre temps, qui croit tout inventer, n’aime aucune
autorité : il n’admet le passé que mort, réduit à l’état de signes1187. et il a
cru faire œuvre de libération en rejetant toute autorité. À cause,
précisément, de la dimension affective, donc irrationnelle, qui la traverse,
l’autorité peut s’avérer plus pernicieuse que le pouvoir. Alors que le
pouvoir — lorsqu’il n’est pas autoritaire, justement — n’agit que sur les
actes et les comportements, l’autorité touche le tréfonds des âmes. Aussi,
bien qu’elle dépende de l’assentiment, mais aussi à cause de cet assentiment
même, comprend-elle une dimension indéniablement totalitaire. De fait, les
régimes totalitaires ont cherché encore davantage que tout le pouvoir sur les
hommes et il serait bien naïf de croire qu’ils n’ont eu tant d’emprise sur eux
que par la violence1188..
La passion de l’égalité s’est unie à celle de la liberté pour délégitimer
l’autorité. Significative à cet égard est la disparition à peu près totale de la
figure la plus noble de l’autorité que le romantisme nous avait laissée : celle
du génie. Le travail de l’esprit s’est tellement dilué que nous ne croyons
plus aux grandes individualités créatrices : même les lauréats des prix
Nobel ne sont plus à nos yeux des génies. Le doute dissout l’autorité aussi
sûrement que le désir d’autonomie. Non seulement nous ne croyons plus
(c’est-à-dire que nous ne désirons plus croire) à la pureté des idéaux passés,
de plus, nous déplorons les catastrophes auxquelles nous pensons qu’ils
aboutissent fatalement1189..
Rien ne montre mieux la crise de l’autorité que la révolte et le
ressentiment de larges couches de la population contre les « élites ». Dès
lors que la démocratie contemporaine est représentative pour l’essentiel, la
crise de la démocratie représentative, dont le populisme est un symptôme
éclatant, est une crise de la démocratie.
À l’origine, le terme de populisme renvoyait à un courant de romanciers
autodidactes qui cherchaient à dépeindre de manière réaliste la vie des gens
du peuple. Le mot apparaît en 1912. Plus tard « populisme », choisi pour
traduire le russe narodnitchestvo’, entre dans le domaine politique pour
désigner une idéologie. Par la suite, le populisme débordera le champ
politique. Il existe un populisme social1190. et l’on parle désormais de
populisme culturel.
L’usage péjoratif du terme ne date que des années 1980. Il est aujourd’hui
dominant, du moins en France, même si certains responsables politiques
assument et revendiquent la qualification de « populistes ». Le populisme
est, pour reprendre la formule de Paul Ricœur, presque toujours le «
discours de l’autre ».
Prenant argument sur le caractère politiquement indéterminé de la notion,
certains, comme le philosophe Jacques Rancière, rejettent un terme qui,
sous couvert de décrire et d’expliquer, ne fait que disqualifier et dénoncent
ceux qui dénoncent le populisme. « Le terme de ‘populisme’ ne sert pas à
caractériser une force politique définie. Il sert simplement à dessiner
l’image d’un certain peuple »1191..
Le fait qu’il existe un populisme « de droite », qui renvoie presque
toujours à l’extrême droite, et un populisme « de gauche », qui renvoie
souvent à l’extrême gauche, un populisme des classes dominantes et un
populisme des classes dominées (pour reprendre la distinction d’Ernesto
Laclau) semble plaider contre la consistance de la notion. L’hypothèse serait
alors que si le populisme n’est pas une idéologie à la manière du libéralisme
ou du socialisme, c’est parce qu’il renvoie davantage à un style qu’à un
contenu politique. Le populisme se reconnaîtrait à des manières de parler et
à des postures.
Cela dit, on peut, à l’inverse, plaider en faveur d’une consistance réelle du
concept de populisme, sans négliger pour autant les contradictions et les
équivoques. Le concept de totalitarisme a été l’objet de controverses
analogues. Or, il est arrivé plus d’une fois, dans l’histoire récente, que des
positions politiques radicalement opposées se rejoignent sur des points
essentiels.
La forme hémisphérique où sont réunis les partis politiques dans une
assemblée a pour effet de rendre topologiquement aberrant un quelconque
voisinage des extrêmes. Mais si, à l’image traditionnelle du demi-
camembert on substitue, comme Jean-Pierre Faye l’a fait à propos des partis
extrêmes de la République de Weimar, la figure du fer à cheval, alors la plus
grande distance cède la place à une inédite proximité. Il peut exister, en
effet, en vertu de certaines circonstances historiques, une courbure de
l’espace politique qui tend à rapprocher l’extrême droite et l’extrême
gauche. Certes, il reste des différences spécifiques radicales, mais dans un
genre prochain où se retrouvent nombre de caractéristiques communes.
Différence spécifique : le populisme de droite est xénophobe, le populisme
de gauche ne l’est pas. Genre prochain : les populismes sont
protectionnistes, nationalistes, anti-européens et antimondialistes1192., ils
pourfendent la classe politique et les élites presque dans les mêmes termes
et pour des raisons analogues.
Si le terme de populisme a aujourd’hui supplanté celui de démagogie,
c’est parce qu’il recouvre une réalité plus large, tout en reprenant à son
compte la totalité de son sens. La démagogie, en effet, est une pratique qui
peut se cantonner à un domaine étroit de la vie politique et sociale. On dira
que la promesse d’une hausse du pouvoir d’achat est démagogique. Si le
populisme englobe la démagogie puisqu’il prétend contradictoirement
suivre et mener le peuple, il ne s’y réduit pas. Il est à la fois une forme (un
style) et l’expression d’un ensemble de valeurs.
À la différence des idéologies qui ont marqué l’histoire et les sociétés
depuis deux siècles, nul n’a jamais établi une théorie du populisme. Le
populisme est moins une langue qu’une rhétorique. Il existe une manière
populiste, qui transcende les clivages politiques et nationaux classiques. Le
leader populiste, qui ne représente pas mais incarne, prend le peuple au
mot. Face au verbe hautain du technocrate, il va parler haut1193. et substituer
à ses mensonges la vérité. Tout comme la démocratie directe le style direct
participe du rejet des élites. Certes, on ne peut aller jusqu’à parler de « culte
du chef » comme pour les fascismes, car les démocraties l’ont neutralisé et
affadi en vedettariat. Toujours est-il qu’il n’y a pas de populisme sans
leaders. Le chef populiste est, pour reprendre les termes de la tripartition de
Max Weber, charismatique, c’est-à-dire ni électif ni bureaucratique. Le
parler dru de ces leaders, qui usent volontiers de tours familiers et de
tournures argotiques, ravale l’idiolecte des professionnels et des experts de
la politique au rang de ruse cynique. Le populisme est une protestation
contre les technocraties qui ont traité les problèmes politiques en questions
techniques et imposé le régime de la solution unique là où il existe une
pluralité de réponses possibles. Il nous adresse de ce fait ce message : la
politique n’est ni une science, ni une technique.
Alors que le débat politique repose sur le pari de la rationalité, le
populisme fait mouvoir des ressorts inconscients : levée des refoulements,
désublimation. C’est pourquoi il donne matière à jouir. « Pour séduire, il
faut réduire », disait Baltasar Gracián. Et pour réduire, rien de tel que
l’émotion, qui est la chose du monde la mieux partagée. L’affect est
simplificateur et bipolaire. Si la démocratie d’opinion est déjà une forme
très affaiblie de démocratie, que dire de la démocratie d’affect ? Le leader
populiste entraîne à la manière d’une vedette de cinéma ou d’un animateur
de télévision. Il n’a plus besoin, comme jadis, d’être un orateur, même si, à
l’occasion, il l’est. Il est avant tout un animateur, et même, dans une société
présentant des signes d’exténuation, un réanimateur. Sur le plan formel, le
populisme est moins la trahison de la démocratie que sa caricature. Il exhibe
l’affect jusqu’à l’obscène.
Le populisme a une structure de quadrilatère : il croise l’opposition ceux
d’en haut/ceux d’en bas avec l’opposition ceux d’ici/ceux d’en face. Sur le
plan du contenu, trois traits caractérisent le populisme actuel, sous sa forme
de néopopulisme européen, qu’il soit « de gauche » ou « de droite » : a) la
condamnation virulente, sans appel des élites ; b) la défense d’une identité
communautaire nationale menacée ; c) le rejet des forces étrangères censées
mettre en péril cette identité.
Jacob Burkhardt disait de la modernité qu’elle est « l’ère des
simplifications sauvages ». Alors que les mécanismes sociaux sont de plus
en plus complexes, et que seuls les connaisseurs peuvent en prendre la
mesure complète, les relations sociales dans lesquelles les individus sont
engagés quotidiennement sont de plus en plus pauvres. Ce qui veut dire que
les citoyens sont de moins en moins à même de comprendre le monde dans
lequel ils vivent. Ce que Hannah Arendt et Günter Anders disaient de la
technique se trouve vérifié au niveau du monde social : les hommes ne sont
plus en position de connaître et de penser ce qu’ils font. Le populisme a ce
précieux avantage de traiter le monde compliqué avec des idées simples. Il
est le seul à croire encore à l’opposition univoque du vrai et du faux et
s’imagine que le personnel politique se divise en deux camps : ceux qui
mentent et ceux qui disent la vérité. Le populisme est anti-intellectualiste. Il
se méfie du savoir et de la pensée comme d’une peste car ils émanent des
puissants et ne servent que leurs intérêts. Le populisme croit que tous les
chiffres (à gauche, ceux du chômage, à droite, ceux de l’immigration) sont
faux.
Répugnant à la délibération, le populisme n’a que des certitudes. La
dualité nous/les autres gouverne tout un ensemble de dichotomies à tonalité
paranoïde (familier/étranger, bienveillant/hostile, sécurisant/inquiétant). Est
populiste celui qui fait croire aux gens que tout ce qui leur est inaccessible
leur a été interdit. Se plaçant en deçà de la critique constructive, qui fait
partie du débat normal, le populisme balance entre la recherche du bouc
émissaire et le déni des problèmes objectifs. Il nie que les difficultés
économiques du pays viennent de lui-même, comme il nie l’existence du
dopage systématique des champions et des vedettes qu’il continue
d’admirer. À la différence du discours révolutionnaire dont le sens est
donné par une philosophie de l’histoire, le discours populiste vise moins à
la transformation de la réalité qu’à sa disparition. En ce sens, il participe
d’une pensée véritablement magique. Mais, et en cela le populisme reste
bien dans le cadre formel de la démocratie, ses adversaires sont moins des
ennemis que des concurrents. Parfois, même pas des concurrents : des
gêneurs. Tout se passe en effet comme si le populisme transformait en affect
social le régime de rivalité universelle qui est celui du capitalisme
contemporain. La violence est sublimée. C’est pourquoi l’extrême droite
d’aujourd’hui peut se payer le luxe de faire l’économie du racisme. On n’a
plus besoin de haïr l’autre (la haine est fatigante) — on n’en veut tout
simplement pas : on s’agrippe au chez-soi, ou à l’entre soi, en refusant l’à
côté de soi. Ainsi la vieille qualification de « fasciste » pour le populisme
de droite est-elle la plupart du temps devenue inopérante. Il n’est d’ailleurs
plus aussi sûr que celle « d’extrême droite » conserve sa pertinence. Dans
cette mesure, le populisme, même si c’est à son corps défendant, signe une
victoire peut-être définitive sur les démons du totalitarisme1194..
Le populisme substitue le clivage entre le peuple et les élites au clivage
gauche/droite, et c’est pourquoi il peut aller du brun au rouge. Il est
caractéristique que les termes servant à désigner ces élites fustigées soient
d’origine étrangère : l’establishment, l’intelligentsia, le gotha... Dégoûté par
leur corruption, le néopopulisme témoigne ainsi d’une certaine exigence
morale. Mais, ignorant ou feignant d’ignorer les contradictions qui les
traversent, le populisme s’imagine « les élites » comme un bloc homogène
et complice. Les détenteurs du capital financier et du capital symbolique
sont censés accaparer le pouvoir et diriger en un sens unique, à leur seul
profit.
Nous vivons dans une société de défiance. La culture de la conspiration en
est le signe. Comme le souligne Dominique Reynié1195., le peuple a le
sentiment d’avoir été abandonné au moment même où il avait le plus besoin
d’être défendu. En cette affaire, le facteur culturel ne saurait être minimisé :
le peuple s’est également senti trahi par l’art contemporain, et il reste
profondément étranger aux expériences littéraires et théâtrales les plus
radicales, qu’il considère comme des impostures. Le « partage du sensible »
dont parle Jacques Rancière est plus que jamais une réalité introuvable.
Cette distance des élites éprouvée par le peuple, ou par ce qu’il en reste,
n’est pas fantasmatique. Elle correspond à un éloignement bien réel. Non
seulement les citoyens n’ont voulu ni l’Europe ni l’immigration ni le
multiculturalisme ni la financiarisation du capitalisme international1196.,
mais ils ont le sentiment que ces tendances jouent systématiquement contre
eux. On ne peut pas dire que ce sont les moyens d’information massivement
disponibles qui les feront changer d’avis. Voués au culte de l’accident et de
la catastrophe, les médias de masse tendent à identifier l’Europe à la perte
de souveraineté, l’immigration à l’invasion et la mondialisation à la
délocalisation destructrice d’emplois. Comment dès lors s’étonner du fort
taux d’abstention lors des élections puisque les choix fondamentaux qui
conditionnent l’avenir d’un pays ne sont jamais soumis au vote ?
Cela dit, le populisme a peut-être moins un sens politique qu’existentiel et
civilisationnel. Mais il se traduit politiquement — d’où les méprises, qui
peuvent être dramatiques en cas de victoire électorale. L’anti-élitisme du
populisme lui fait choisir la puissance aux dépens de l’autorité, ce qui
représente une indéniable régression. Cela n’empêche pas les figures de
proue des partis néopopulistes européens d’être résolument modernes :
jeunes, charismatiques et décomplexées. Elles jettent au feu la langue de
bois, ferraillent contre le « politiquement correct » mais prennent soin
d’éviter les dérapages explicitement racistes et xénophobes qui les
marginaliseraient. Ces partis n’ont pas de racines idéologiques à l’extrême
droite, ou bien ils les ont extirpées. Ils revendiquent les valeurs de
tolérance, de liberté et de laïcité, qui sont des valeurs démocratiques, et qui
d’après eux seraient en danger. Libéral pour ce qui touche l’égalité entre les
hommes et les femmes, désormais libertaire en matière de comportement
sexuel, le néopopulisme européen, dans sa version droitière, est
profondément heurté par le traditionalisme réactif des populations
immigrées et c’est pourquoi le qualificatif de « réactionnaire » lui convient
mal.
Il y a un populisme de l’espoir et un populisme de la désespérance. Le
populisme latino-américain est un populisme de la frustration et de la
colère, le néopopulisme européen est un populisme de la peur et de la
lassitude. Alors que le populisme classique parlait au peuple de ses besoins
insatisfaits, le néopopulisme, lui, s’inquiète de ses satisfactions menacées.
Dans l’ouvrage déjà cité, Dominique Reynié parle de « populisme
patrimonial » issu de « l’insécurité identitaire »1197.. Ce populisme d’un
nouveau type, apparu autour de l’année 2000, est fondé sur la défense
conservatrice et virulente d’un patrimoine à la fois matériel (le niveau de
vie) et immatériel (le style de vie). La mondialisation remet en cause non
seulement le patrimoine matériel (d’où la peur du déclassement et de la
baisse du pouvoir d’achat qui gagne aujourd’hui nombre de pays d’Europe),
mais également le patrimoine immatériel (d’où l’angoisse de la perte
d’identité avec l’arrivée massive de populations allogènes). Le populisme
patrimonial craint par-dessus tout que son argent ne lui échappe — en bas,
par le parasitisme des immigrés, et en haut par la ponction fiscale de l’État.
Alors que le démagogue conduisait le peuple, que le Führer et le duce
conduisaient les masses, le chef populiste, lui, ne conduit que des individus.
Mais cela n’interdit pas, bien au contraire, au néopopulisme d’être un
essentialisme : il croit qu’il existe un peuple à la fois rivé à sa géographie et
transcendant l’histoire. Le peuple est forcément national et il demeure
attaché à l’idée de nation, à laquelle, justement, la plus grande partie des
élites ne croit plus. Le populisme est un nationalisme réactif — la maladie
sénile du nationalisme. D’autant que le concept de peuple, jadis adossé au
mythe post-révolutionnaire (Michelet, Hugo) a connu une crise radicale et
sans doute irréversible. Tant du point de vue sociologique que du point de
vue politique, il n’est pas sûr que le peuple existe encore. Le peuple est
aussi introuvable que « les cultures », elles aussi en voie de disparition, et
elles aussi rituellement invoquées. De même que la culture dite populaire
n’est pas produite par le peuple (simplement, ce ne sont pas les mêmes
élites qui sont en jeu), le populisme, qui ne cesse d’invoquer le génie du
peuple1198., n’est jamais venu du peuple lui-même1199.. Il est venu à lui,
lorsqu’il ne s’est pas imposé à lui. Le populisme n’est populaire qu’après
coup, en aval, pas en amont et dans sa version droitière, il exclut même une
part importante de ce qui, dans sa réalité sociologique objective, représente
le peuple.
À l’heure de l’individualisme de masse, il n’y a plus ni peuple, ni masse,
ni foule. Seulement un collectif d’individus. La plaisanterie de Brecht
(dissoudre le peuple) est en passe de devenir la réalité. Le peuple du
populisme n’est pas un organisme (le « corps politique » des théories et
républiques classiques), mais un agrégat : l’addition d’une multitude
d’individus pour lesquels, comme dit Dominique Reynié, « la classe sociale
ne constitue plus un univers d’appartenance ni même de représentation
»1200.. Le « peuple » du populisme n’a ni un sens ethnique, ni un sens
politique, ni un sens social. Il ne se définit pas pour mais contre : contre les
élites et les étrangers. Si bien que nous avons affaire à cette configuration
paradoxale d’un populisme sans peuple, bien différent de celui auquel les
histoires passées (celles de la Russie, de l’Amérique latine, de la France
entre les deux guerres) nous avait habitués. Avec le populisme, l’amour des
« petites patries » (la formule est de Jaurès), et le « narcissisme des petites
différences » (la formule est de Freud) se donnent libre cours.
Les populistes russes1201. et sud-américains étaient des progressistes, ce
que ne sont pas les néopopulistes européens. Ceux-ci n’espèrent rien de
l’avenir, et en redoutent tout. La valeur de l’Histoire s’est inversée : alors
que dans les trois décennies qui ont succédé à la Seconde Guerre mondiale
les changements étaient vécus comme des progrès, désormais ils sont
perçus comme des menaces. « Tout ce qui peut être anéanti doit l’être »,
disaient les nihilistes du XIXe siècle. Tout ce qui existe peut disparaître,
pensent les pessimistes d’aujourd’hui. Le néopopulisme est d’autant plus
déprimé qu’il ne dispose même plus de la force poétique de la nostalgie.
Très moderne en cela, il n’a plus de rapports concrets au passé historique et
au patrimoine culturel dont il redoute pourtant la disparition. C’est pourquoi
la qualification de « réactionnaire » lui convient mal. Le néopopulisme
européen ne critique pas, il rejette. Il n’a qu’une volonté négative et voit
avec tristesse la communauté (Gemeinschaft) se dissoudre en société
(Gesellschaft), pour reprendre les termes de Ferdinand Tönnies. C’est
pourquoi il ne peut avoir la dynamique des populismes du passé. C’est une
formation réactionnelle — analogue en cela à l’islamisme, la violence en
moins. De même que l’intégrisme est un signe de déclin et non, comme on
le dit communément, un regain du religieux, le néopopulisme signale, non
pas le retour du peuple sur le devant de la scène politique, mais son
effacement. Il sait plus ou moins obscurément que la partie est désormais
perdue. D’où sa tristesse et son ressentiment.
« Élite » vient du verbe latin eligere, qui a également donné « élire », et
qui signifie « prélever », « choisir ». Le terme a d’abord signifié le meilleur
parmi les choses, avant de prendre, sous l’influence de Saint-Simon et
d’Auguste Comte, le sens actuel. L’élite est, au sein de la société, et
occupant sa partie supérieure, la minorité douée d’excellence tant au point
de vue moral qu’intellectuel. Elle représente l’incarnation sociale de la
vertu, c’est-à-dire de la force dans ce qu’elle peut avoir de meilleur. Au
début du XIXe siècle, la notion d’élite a servi à occuper, dans la
représentation du monde social, la place laissée vide par la noblesse et le
clergé, chassés du pouvoir par les révolutions, et c’est pourquoi elle a
représenté, avec la notion de mérite, à laquelle elle est identifiée, une pièce
maîtresse de l’idéologie républicaine.
Récusant la théorie marxiste de la détermination du pouvoir politique par
la puissance économique, le sociologue italien Vilfredo Pareto a constitué
une théorie des élites selon laquelle l’exercice du pouvoir induit par lui-
même une organisation sociale déterminée. Par ailleurs, Pareto distingue
deux approches, l’une qui reconnaît l’existence d’élites (au pluriel) dans
tous les domaines de l’existence collective (en ce sens il existe une élite de
criminels comme il existe une élite de mathématiciens), l’autre qui analyse
le groupe dirigeant qui exerce le pouvoir politique, économique et social.
L’usage du terme au pluriel, ainsi que la distance prise avec la notion de
mérite, ont contribué à dévaloriser « les élites », jusqu’à les délégitimer. Du
point de vue du populisme, la fortune, l’influence intellectuelle et la
célébrité médiatique sont amalgamées en une même récusation.
En transformant toute réalité humaine en marchandise consommable1202.,
le système capitaliste mondial n’a pas été moins dissolvant pour l’autorité
que les idéaux révolutionnaires ou que le populisme. Dans un système de
marché généralisé, aucune réputation, donc aucun prestige ne peut durer,
car toutes les images se valent, et par conséquent s’annulent. Dans ce
domaine aussi, le régime commun est celui de la concurrence universelle : à
cause de ces confrontations multiples qui voient l’autorité du maître
dégradée par celle du présentateur de télévision et celle du chef niée par
celle du bateleur1203., toute représentation ne peut qu’être éphémère. La
célébrité a remplacé la renommée, et personne n’ose même plus penser à la
gloire. Dans un monde de pure immanence, celui du marché et des
télécommunications, aucune autorité ne peut manifester sa supériorité : elle
serait perçue comme une intrusion inacceptable dans la vie privée des
individus.
Il existe une autre raison susceptible d’expliquer le rejet actuel de
l’autorité. Celle-ci procède toujours d’un grand refus : le refus du réel tel
qu’il va. Elle est un anti-destin. Or, la modernité nous donne l’impression
grandissante d’une nécessité à laquelle rien ne pourrait se soustraire :
déterminismes sociaux, politiques, économiques, psychologiques, nous
avons tant appris à expliquer la réalité telle qu’elle est que nous finissons
par penser qu’elle ne peut être autre qu’elle n’est. Or l’autorité, justement,
naît d’une représentation contraire.
L’histoire du XXe siècle montre à l’envi qu’avec la fin de l’autorité,
l’homme a plus perdu que conquis. Si l’autorité avait été une servitude,
comme on l’a répété, alors sa disparition aurait correspondu à un surcroît de
liberté. Or nous constatons la plupart du temps « une régression simultanée
de la liberté et de l’autorité dans le monde moderne »1204.. À la différence
de la domination qui écrase ceux sur lesquels elle s’exerce, l’autorité
préserve leur liberté. D’où son caractère précieux et fragile. De l’autorité,
Mommsen disait qu’elle est plus qu’un conseil et moins qu’un ordre. Mais
dans le vide laissé a pris place la rude nécessité. Les hommes paient en abus
de pouvoir le plus lourd de tous les prix, les manques et les faiblesses de
l’autorité1205.. Le pouvoir a horreur du vide, il ne disparaît jamais, il se
déplace ou change de forme. Contre le pouvoir économique dont la logique
est, par nature, totalitaire1206. la seule action possible est la résistance
locale. Nous savons désormais que la réconciliation du pouvoir le plus
grand avec l’autorité la plus haute1207. est un rêve impossible. Nous
savons également que dans le vide laissé par l’autorité anéantie ou diminuée
ce n’est pas la liberté mais le pouvoir qui prend la place. La violence et
l’égalité sont destructrices d’autorité1208.. Entre le despotisme et la
république des égaux, l’autorité doit se frayer une voie moyenne, la plus
étroite de tous.
 
*
 
Voir aussi
 
La démocratie. L’État. La politique. Le pouvoir. La république. La
souveraineté. Le totalitarisme. L’utopie.
 
*
 
Bibliographie
 
Hannah Arendt, — La Crise de la culture, trad. P. Lévy, Gallimard, 1972.
— Du mensonge à la violence, trad. G. Durand, Calmann-Lévy, 1972.
Charles De Gaulle, Le Fil de l’épée, Plon, 1971.
Chantal Delsol, L’Autorité, PUF, 1994.
Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, trad. fr., Calmann-Lévy, 1974.
Max Weber, — Économie et société I, trad. fr., Plon, 1971.
— Le Savant et le politique, trad. J. Freund, UGE, 1963.
Alexandre Kojève, La notion d’autorité, Gallimard, 2004.
Pierre-Henri Tavoillot, Qui doit gouverner ? Une brève histoire de l’autorité, Grasset, 2011.
Robert Damien, Éloge de l’autorité. Généalogie d’une (dé)raison politique, Armand Colin, 2013.
1143 Voir Le pouvoir.
1144 Non seulement l’autorité répugne à la violence, mais il arrive que la violence l’anéantisse tout
à fait : c’est ce qui arrive aux gouvernements non démocratiques lorsqu’ils cherchent à réduire leur
opposition par la répression.
1145 Voir la fameuse interjection prêtée à Staline : « Le pape ? Combien de divisions ? ».
1146 C. Delsol, L’autorité, PUF, 1994, p. 111.
1147 Même si « les autorités », au sens de pouvoir institué, peuvent n’avoir aucune autorité, elles
ont toujours la légitimité.
1148 L’autorité peut user de violence, mais ce n’est pas sur elle qu’elle est fondée.
1149 H. Arendt, La Crise de la culture, trad. P. Lévy, Gallimard, 1972, p. 126.
1150 Telle est l’étymologie du mot « Sénat ».
1151 H. Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 163.
1152 Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, trad. fr., Calmann-Lévy, 1974. Les Américains
appellent autoritarians les individus qui ont besoin d’une autorité supérieure pour parvenir à un
certain équilibre et l’« autoritarianisme » est le système de pouvoir dans lequel évolue la personnalité
autoritarienne.
1153 H. Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 123.
1154 Geronimo s’épuisa à vouloir être le chef des Apaches et n’y parvint jamais. Les Indiens
refusaient un pouvoir qui leur eût été supérieur.
1155 Tel fut le cas des empereurs romains les plus fous.
1156 Ce fut le cas de Périclès dans l’Antiquité grecque et de Gandhi dans les temps modernes. Le
18 juin 1940, le général De Gaulle n’avait pratiquement aucun pouvoir — et c’est de cette absence
originaire de pouvoir que lui est paradoxalement venue son immense autorité. Gandhi ne disposait
d’aucun mandat dans le parti du Congrès au moment de l’indépendance de l’Inde.
1157 Un paragraphe de Homo Hierarchicus (Gallimard, 1966, p. 213-214) s’intitule « Du pouvoir à
l’autorité ».
1158 Max Weber a distingué la classe, concept économique, et le statut ou l’état (au sens de la
France de l’ancien régime), concept de société.
1159 Les mortifications sévères que s’infligent les yogis dans les mythes de l’Inde sont destinées à
leur assurer sur les dieux eux-mêmes un pouvoir considérable. L’ascétisme (abstinence sexuelle,
végétarisme) est en Inde le fait de la caste supérieure des brahmanes. En Occident, les classes
supérieures sont à l’inverse celles qui recherchent et connaissent les plus grandes jouissances.
1160 Voir infra.
1161 Par exemple Georges Burdeau dans son article « Autorité » de l’Encyclopaedia Universalis,
1968, volume II.
1162 Nom donné à l’organisation qui, sous la houlette sanglante des Khmers rouges, régna sur le
Cambodge de 1975 à 1979. Pol Pot en était le chef, mais jamais il ne montra son visage au peuple ni
ne lui fit entendre sa voix.
1163 Les ministres d’un Président ou les maréchaux de Napoléon, par exemple.
1164 C’est cette illusion vertigineuse d’un pouvoir qui n’existe plus que dans sa représentation
qu’Akira Kurosawa a illustrée dans son film Kagemusha.
1165 Ainsi un écrivain comme Victor Hugo avait-il une autorité morale et, dans un registre
nettement plus dérisoire, on demandera aujourd’hui à une vedette du sport ou de la chanson son avis
sur des questions qui lui sont entièrement étrangères.
1166 Épître aux Romains XIII.
1167 Lichtenberg remarquait que les saints de pierre ont toujours plus d’influence que les saints
vivants.
1168 Voir supra l’exclamation de Caligula.
1169 S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité I, 2, A.
1170 H. Arendt, Du mensonge à la violence, trad. G. Durand, Calmann-Lévy, 1972, p. 146.
1171 Au reste la précession de la reconnaissance par rapport à la connaissance apparaît comme la
marque distinctive des mécanismes identificatoires : lors du stade du miroir, le jeune sujet
effectivement se reconnaît avant même de se connaître.
1172 Pendant la Seconde Guerre mondiale, De Gaulle et Churchill parlaient et agissaient comme
s’ils étaient déjà campés dans la victoire, de même que Jésus, autrefois, avait agi et parlé comme s’il
vivait déjà dans le Royaume des cieux.
1173 J. Staline, Le Marxisme et les problèmes de linguistique, trad. fr., Naim Frasher, 1969.
1174 Le prestige est une absolutisation de la réputation.
1175 Une femme qui parle contre leur père à ses enfants, un professeur qui parle contre un collègue
à ses élèves, et c’en est peut-être fait de l’autorité.
1176 On a tendance à attribuer au secret (voir les sociétés secrètes, les agents secrets...) plus de
pouvoir qu’ils n’en ont en réalité.
1177 Worth, la valeur ou l’importance d’un homme.
1178 T. Hobbes, De la nature humaine, trad. d’Holbach, Vrin, 1991, p. 79.
1179 Ibid., p. 80 (orthographe modernisée).
1180 Ainsi, dans la société contemporaine, la télévision agit-elle comme l’instance suprême de la
légitimation — au point qu’on peut se demander si elle n’est pas désormais la source exclusive de
l’autorité.
1181 Voir la manière dont les hausses et les baisses des cotes de popularité dans les sondages
d’opinion s’autoconfirment.
1182 H. Arendt, Du mensonge à la violence, op. cit., p. 147. Parce que le respect est sa condition
nécessaire, le mépris est le plus grand ennemi de l’autorité, note H. Arendt (ibid.). Hegel avait repris
cette formule du prince de Condé : aucun héros n’est un héros pour son valet de chambre.
1183 C. de Gaulle, Le Fil de l’épée, Plon, 1971, p. 85.
1184 H. Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 121.
1185 Ibid., p. 124.
1186 « Champs », Flammarion, 2006.
1187 Commémorations et musées.
1188 Voir Le totalitarisme.
1189 L’opinion publique est persuadée qu’Einstein, le dernier génie de la science, a eu une grande
part de responsabilité dans la catastrophe d’Hiroshima.
1190 On a parlé de « populisme pénal » à propos du projet de loi visant à introduire les jurés
populaires dans les chambres correctionnelles comme si le peuple, inquiet pour sa sécurité, devait
mieux juger que les juges (jugés trop laxistes) : voir Denis Salas, La Volonté de punir. Essai sur le
populisme pénal, Fayard/Pluriel, 2010.
1191 J. Rancière, « Non, le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante », Libération, 3 janvier
2011.
1192 Le populisme est allé jusqu’à faire de « cosmopolite », cette bête noire commune à Hitler et à
Staline, une injure. En France, la dénonciation des « droits-de-l’hommisme » comme le faux nez de
l’impérialisme est partagée par l’extrême droite et la gauche extrême. Cela étant, de ce qu’il existe un
populisme de droite et un populisme de gauche, il ne s’ensuit pas, comme certains le font, que le
populisme surmonte l’opposition entre gauche et droite.
1193 Voir Discours populistes, ouvrage collectif dirigé par Gabriel Périès et Pierre-André Taguieff,
Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
1194 Le légalisme du néopopulisme européen différencie fortement celui-ci des populismes
putschistes et insurrectionnels passés ou sud-américains. Certes, le « système » est dénoncé avec la
même brutalité, mais la violence ne franchit pas la barrière du langage, et c’est la carte électorale qui
est loyalement jouée. Même les démonstrations de force dans les manifestations de rue tendent à
disparaître. En dehors des meetings, le néopopulisme répugne à l’intimidation et préfère amadouer.
Cette intégration objective de la radicalité dans le jeu normal des institutions marque
incontestablement la vigueur du fait démocratique.
1195 D. Reynié, Populismes : la pente fatale, « Tribune libre », Plon, 2011.
1196 On pourrait rappeler que le peuple n’a pas voulu non plus l’instruction obligatoire, les
campagnes de vaccination, l’abolition de la peine de mort ni les politiques de sécurité routière...
1197 D. Reynié, Populismes : la pente fatale, op. cit., p. 166.
1198 À rebours du projet républicain d’instruire et d’éduquer le peuple (Proudhon parlait de «
démopédie »), le populisme considère que le peuple en sait déjà bien assez, qu’il sait déjà tout ce
qu’il importe de savoir.
1199 C’est vrai de tous les populismes, social et politique (comme en Russie au XIXe siècle),
littéraire ou culturel, politique.
1200 D. Reynié, Populismes : la pente fatale, op. cit, p. 132.
1201 Le populisme russe est plus ambigu que le populisme sud-américain. Il se réclamait du
socialisme, mais reposait largement sur le mythe de la commune paysanne originelle.
1202 « Le prestige, notait De Gaulle, ne peut aller sans mystère » (C. de Gaulle, Le Fil de l’épée,
op. cit., p. 90). Or nos moyens d’information refusent le mystère car ils y voient une possible
intention maligne. De plus, le mystère nie l’universelle visibilité seule capable de transformer
l’existence des hommes en images, donc en marchandises.
1203 Et lorsque les chefs croient retrouver du pouvoir en jouant les bateleurs, ils ne font que saper
encore davantage les bases de leur propre autorité.
1204 H. Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 133.
1205 Les déficiences de la République de Weimar furent, on le sait, une cause déterminante de
l’arrivée des nazis au pouvoir et, pour prendre un exemple plus récent, il est difficile de ne pas voir,
entre l’effondrement des autorités parentales, scolaires et politiques d’une part, et l’importance
grandissante des caïdats et des mafias d’autre part, une corrélation certaine.
1206 Il est significatif que le monde économique ait été le seul à n’avoir pas engendré des hommes
d’autorité (nous ne parlons pas, bien sûr, des économistes).
1207 Telle fut l’idée au XVIIIe siècle du despotisme éclairé (concept rétrospectif apparu en
Allemagne au XIXe siècle). Le despote éclairé a reçu des lumières, et il les transmet. Il est éclairé et
il éclaire.
1208 Voir supra.
15. Autrui
 
 
 
« Le paysan le voit souvent, le roi rarement, Dieu jamais ». D’où vient que
la réponse à cette devinette soit si difficile à trouver ? C’est que
spontanément l’esprit cherche la solution du côté de l’être et non de la
relation (la réponse est : son semblable). Le semblable n’est pas une
substance.
« Autrui » est le seul pronom indéfini en langue française à être revêtu de
la dignité du concept. Il renvoie aux autres, mais pas n’importe lesquels.
L’animal est un autre pour l’homme mais de lui, quelque considération
qu’on lui porte, nous ne dirons pas « autrui ». De même, si Dieu est autre, il
ne sera pas englobé par le terme d’autrui. Il ne faut pas que l’autre soit tout
autre pour être autrui.
Autrui n’existe que parce qu’il y a un moi. Les relations entre eux sont
compliquées. Merleau-Ponty usait du concept allemand d’Ineinander1209.
pour désigner cette structure réversible d’englobement des autres en nous et
de nous en eux1210.. Autrui est un autre que moi mais il est un moi, il est le
moi qui n’est pas moi. Autrui n’est pas seulement l’autre moi — il est le
moi que je ne suis pas, que je ne serai jamais mais qui me constitue comme
moi en me niant : autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-
même, disait Sartre. Le moi n’existe que par rapport à autrui : ma liberté,
ma volonté, mon désir, mon travail l’engagent. Seul sur son île, Robinson
n’a besoin ni de morale ni de droit qui n’apparaissent qu’avec l’arrivée de
Vendredi. Le caractère chinois signifiant « humanité », au sens confucéen,
est composé du radical « homme » et du signe « deux » : l’homme ne
devient humain que dans sa relation à autrui1211.. Autrui ne m’est jamais
identique ni même « pareil », il est mon semblable. L’identité — impossible
dans le réel — ruinerait le respect1212. (ce n’est plus l’autre que je
respecterais, mais moi en l’autre).
Mais autrui n’est pas seulement un autre, ou tous les autres humains1213.,
existant dans le monde empirique. Il a sa part d’imaginaire.
 
 
I. DU SEMBLABLE AU DISSEMBLABLE
 
Autrui n’a pas toujours été un problème pour la pensée philosophique ni
même un problème pour la pensée. Il est à cet égard caractéristique que la
dualité abstraite du même et de l’autre ait occupé exclusivement pendant
longtemps le champ de la réflexion. La question d’autrui a été cachée par
celle de l’altérité. À l’âge classique, ou bien la présence de l’autre était
occultée par le solipsisme philosophique1214. ou bien, considérée comme
une évidence, elle n’était pas interrogée. Mais l’oubli de l’autre n’est pas le
propre d’une certaine tradition de pensée. « Il y a des hommes qui meurent
sans avoir — sauf pendant de brèves et terrifiantes illuminations —
soupçonné ce qu’était l’Autre », écrit Sartre1215..
Une ontologie générale semble impensable sans l’existence d’autrui. Il
n’y a que deux modes d’être, remarque Merleau-Ponty : l’être en soi qui est
celui des objets étalés dans l’espace et l’être pour soi qui est celui de la
conscience. Or autrui semble conjuguer ces deux modes1216.. D’où sa
richesse et sa difficulté d’appréhension.
La question topique remonte à Platon : l’autre est-il simplement relatif au
même ou bien est-il tout autre, son contraire ?1217. Cette question, la
psychanalyse se l’est posée (comment rendre compte de l’inconscient sans
l’absorber dans la conscience ?), Michel Foucault se l’est posée (comment
constituer une histoire de la folie qui ne soit pas encore une histoire de la
raison ?). L’Autre paraît comme l’étranger absolu : au Moyen Âge, c’était le
diable, de nos jours, c’est l’inconscient1218.. Autrui est-il cet Autre ? Il
existe deux manières de vivre la différence : comme complémentaires ou
comme incompatibles.
Une Upanishad raconte que le roi des dieux Indra alla trouver Prajapati
l’Esprit créateur pour apprendre de lui à trouver et à connaître le Soi. Il
reste un siècle à l’école, est deux fois congédié pour connaissances
insuffisantes jusqu’à ce qu’enfin la vérité lui soit révélée : « Un sommeil
profond et sans rêves, c’est là le Soi, c’est l’Être immortel, certain,
universel ». Indra s’en va mais bientôt un scrupule le saisit ; il revient en
arrière et demande : « Dans un tel état, Esprit sublime, l’homme est
incapable de dire de son soi : c’est moi, et du reste : “ce sont les êtres”. Il
est livré à l’anéantissement. Je n’y vois pas davantage ». « Il en est bien
ainsi, Seigneur », répond Prajapati.
En fondant le soi dans l’autre et l’autre dans le soi, l’identité supprime
l’autre et le soi. La séparation doit être maintenue pour que l’autre puisse
subsister. Autrui existe sur le mode de l’évidence : il n’est pas tiré d’une
déduction et l’analogie des philosophes (je vois des ombres marcher dans la
rue et j’en conclus que ce sont des hommes comme moi) paraît bien
artificielle. Je n’ai jamais été seul jeté sur une île déserte, j’ai toujours eu un
entourage et lorsque je suis isolé, je sais que cela est provisoire. Nous
voyons d’autres corps que le nôtre (beaucoup mieux, et plus complètement
que le nôtre), nous devinons d’autres pensées que les nôtres sans que nous
ayons le soupçon d’avoir affaire à des êtres venus d’ailleurs.
Les jeunes spectateurs de théâtre de marionnettes1219. savent que les
intentions du « gentil » sont bonnes et que celles du « méchant » sont
mauvaises. Et pourtant, ces intentions, même si elles sont déduites de signes
divers, échappent à toute visibilité. Nous disons d’un acteur qu’il « entre
dans la peau » du personnage qu’il joue et si, au cinéma, nous avons espoir
ou peur à la place de celui dont nous ne voyons qu’une image, c’est bien
parce que spontanément nous voyons l’autre à travers son appartenance au
même monde que nous. Certes, comme l’écrit Husserl, le je de l’empathie
fait l’expérience de la conscience des autres je1220. « mais personne ne dira
qu’il la vit ou qu’il l’aperçoit dans la perception interne (...) de la même
façon que sa propre conscience. À plus forte raison, personne ne dira
naturellement qu’il s’en souvient ou qu’il s’y attend »1221.. Cela dit, il existe
un espace commun sans lequel autrui me serait à jamais fermé : le langage.
Le langage est l’ouverture des consciences les unes sur les autres. Grâce à
lui, les portes s’entrouvrent, et les fenêtres s’entrebâillent. Certes, diverses
stratégies (dissimulations, ruses, mensonges...) donnent au langage une
certaine opacité — mais il n’en reste pas moins vrai que c’est grâce à lui
que je puis être assuré de vivre dans un monde commun avec les autres :
mon monde est aussi le leur. C’est également grâce au langage que le
monde intérieur d’autrui me devient enfin saisissable : « Si j’ai affaire à un
inconnu qui n’a pas encore dit un seul mot, je peux croire qu’il vit dans un
autre monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer.
Mais qu’il dise un mot (...) et déjà il cesse de me transcender »1222.. Le
langage va jusqu’à supprimer la barrière des corps, dans le temps et dans
l’espace. Le corps n’est pas la nécessaire médiation d’autrui : lorsque je lis
Hérodote, l’historien aussi bien que ceux dont il parle me sont donnés sans
corps.
Et pourtant, même s’il est connu, autrui ne l’est jamais totalement, et c’est
dans cet entre-deux de la connaissance et de la méconnaissance que peut
s’insinuer la confiance. Que signifie comprendre autrui ? Manifestement,
on ne « comprend » pas autrui comme on « comprend » un problème de
mathématiques1223.. « Celui qui cherche à lire dans les pensées d’autrui n’y
lit que les siennes », disait Freud à Fliess.
On peut, en effet, mettre l’accent sur la radicale hétérogénéité qui sépare à
jamais moi et autrui. L’autre, c’est le moi qui n’est pas moi : la négation est
la structure constitutive de l’être-autrui1224.. Or cette négation n’est pas du
même type que celle qui me sépare des choses et me les fait éprouver
comme absurdes ou contingentes. « Autrui, écrit Gilles Deleuze, ne peut
pas être séparé de l’expressivité qui le constitue »1225.. Or ce sens qui ne
vient pas de moi, je ne le saisis pas d’emblée : tout autre me paraît un
étranger, même le familier me semble par moments étranger — excepté,
justement, lorsque je n’y songe pas. Étrangeté de son apparence physique :
un « double errant », disait Merleau-Ponty du corps d’autrui1226.. Le corps
d’autrui, c’est-à-dire autrui dans sa phénoménalité, n’est pas totalement
objectivable parce qu’en tant que comportement il est pénétré de sens.
Étrangeté plus grande encore de son monde intérieur : c’est parce que le
jeune enfant n’a pas encore conscience de lui-même qu’il croit
spontanément que le monde de ses représentations est visible aux autres. Si
toute conscience est immédiatement présente à elle-même, elle est
immédiatement absente d’autrui. Autrui offre aux prises de la conscience,
de l’ego une opacité irréductible. Ainsi ne pourrai-je jamais vérifier son
amour à mon égard : les paroles et les attitudes peuvent mentir et
dissimuler. Autrui m’échappe parce qu’une bonne partie de son monde —
et pas seulement de son monde « intérieur » — m’échappe. Il se meut dans
un espace qui n’est pas le mien, vit dans un temps qui n’est pas le mien.
Husserl parle d’« apprésentation » : autrui se donne dans son comportement
psychophysique à moi mais en même temps il se refuse à moi dans son être-
vécu propre. Le caractère étranger d’autrui renvoie aussi bien à son «
étrangèreté » qu’à son étrangeté. L’expression française rend bien compte
de l’impossibilité de l’identification : se mettre à la place de quelqu’un,
n’est-ce pas, précisément, la lui prendre ? On peut, dit Max Scheler, avoir la
même sensation qu’autrui (je vois par exemple la couleur qu’il voit,
j’entends la musique qu’il écoute) mais je ne peux, en revanche, la
ressentir1227.. Autrui ne cesse de se dérober. Dans l’amour, il peut laisser
son corps comme une dépouille. Les implications sont immenses : comment
comprendrions-nous des croyances et des coutumes que nous ne partageons
pas ? Si nous ne comprenons chez l’autre que ce que nous retrouvons en
nous-mêmes, c’est encore et toujours nous que nous comprenons, et pas
autrui. Cette étrangeté nous place dans une situation d’irresponsabilité. Un
proverbe japonais dit que le voyageur ne connaît pas la honte1228.. Il existe
néanmoins des façons de penser la dissemblance sans l’étrangeté.
Moi et autrui ne sont ni des contraires ni des contradictoires, mais ils sont
beaucoup plus que différents. Il n’y a pas, en fait, de catégorie logique qui
puisse exprimer cette relation existentielle. La dualité chinoise qui rapporte
au yin (féminin) et au yang (masculin) toute une série de contraires (le froid
et le chaud, l’humide et le sec etc.) ne doit pas être interprétée de manière
polémique : « un temps de yin, un temps de yang, voilà le Tao », dit le Tao
Te King. Le célèbre symbole du taï-chi est oublié dans son sens profond
(l’Occident n’en retient que l’opposition du blanc et du noir) : chaque
moitié de l’aire du cercle a un périmètre égal à celui du cercle entier —
donc la moitié n’est pas une partie du tout affrontée à l’autre partie, mais le
tout lui-même dans un certain temps. Le féminin, cet autre par excellence
du masculin, ne lui est pas affronté mais confronté.
C’est Levinas qui a peut-être réalisé philosophiquement la synthèse la
mieux réussie du semblable et du dissemblable en découvrant dans l’autre
ce que ni Hegel, ni Husserl, ni Sartre n’avaient su reconnaître : la présence
de l’infini. C’est ainsi qu’il faut entendre le titre de son grand œuvre,
Totalité et Infini — la totalité étant rabattue sur le totalitarisme du même : le
même est l’autre. Autrui échappe à l’ontologie fondamentale, il ne fait
partie d’aucune totalité, aussi est-il ouverture à l’infini1229..
« L’expérience d’autrui est toujours celle d’une réplique de moi, d’une
réplique à moi », écrivait Merleau-Ponty1230.. La pensée de Levinas est une
insurrection contre une telle thèse. Merleau-Ponty est resté prisonnier des
idées de symétrie et de parallélisme1231.. Dans De Dieu qui vient à
l’idée1232. Levinas définit Autrui comme « l’autre, absolument autre » qui
rend à jamais la totalité impossible. Levinas récuse l’expression d’alter ego
pour désigner autrui. L’autre n’est justement pas un « autre moi-même » car
il n’est pas déductible de ma subjectivité. Telle serait l’insuffisance de
l’approche phénoménologique pour laquelle la place de l’autre serait
indiquée dans la structure même du sujet en tant qu’être-pour-autrui : «
L’altérité d’Autrui ne dépend pas d’une qualité quelconque qui le
distinguait de moi, car une distinction de cette nature impliquerait
précisément entre nous cette communauté de genre qui annulerait l’identité
»1233.. Autrui n’est pas impliqué comme un possible à partir d’une structure
originairement duelle car cela voudrait dire que moi aussi je procéderais
d’autrui. Nous ne procédons ni de l’un ni de l’autre. Autrui toujours sur-
vient. Il est pur événement, il vient toujours d’ailleurs, inattendu,
imprévisible. « L’absolument nouveau, écrit Levinas, c’est Autrui »1234..
Comment une relation avec autrui est-elle alors possible ? Elle n’est
possible, justement, que parce qu’elle arrive ; elle n’arrive que parce que
l’altérité d’autrui n’est pas déjà donnée dans le même de ma subjectivité. Ce
qui la fait arriver comme rencontre, c’est, dit Levinas, l’avancée du visage.
Ce n’est pas l’altérité qui provient de la liberté, mais l’inverse : « Ce n’est
pas la liberté qui rend compte de la transcendance d’Autrui, la
transcendance d’Autrui rend compte de la liberté ; transcendance par
rapport à moi, laquelle, infinie, n’a pas la même signification que ma
transcendance par rapport à lui »1235.. La liberté que je me reconnais n’est
pas celle d’être pour moi mon propre législateur, c’est de répondre à
l’injonction que porte le visage de l’autre. Le « tu te dois » lévinassien
remplace le « tu dois » kantien. Levinas dit qu’autrui « me regarde », même
lorsqu’il ne me regarde pas1236. : il me regarde au sens où d’une affaire où
je suis concerné je dis qu’« elle me regarde ». La lutte ne peut rendre
compte des relations entre moi et autrui parce qu’en elle, c’est à la fois le
moi et autrui qui perdent leur identité. Dans la caresse, Levinas découvre la
recherche de l’altérité que l’autre a en soi comme absence : la caresse est
une recherche sans contenu, elle « s’alimente d’une faim qui renaît à l’infini
».
Autrui pour Levinas ce n’est pas d’abord une forme ou une parole, mais
un visage, c’est-à-dire un infini, une transcendance1237.. Le visage, en effet,
beaucoup plus que le corps « se refuse à la possession, à mes pouvoirs
»1238.. Comme parlant, il invite à une relation, mais ni la jouissance ni la
connaissance ne pourront le réduire. La mutilation d’un visage est la plus
horrible qui soit, et si l’on bande les yeux de ceux qui vont passer au
peloton d’exécution, c’est autant pour les tuer symboliquement une
première fois que pour empêcher leurs bourreaux de les voir.
Pour Levinas, l’Autre est du côté de l’infini et de la transcendance, sans
totalité possible : « Cette relation du Même avec l’Autre, sans que la
transcendance de la relation coupe les liens qu’implique une relation, mais
sans que ces liens unissent en un Tout le Même et l’Autre, est fixée, en
effet, dans la situation décrite par Descartes où le ‘je pense’ entretient avec
l’Infini qu’il ne peut aucunement contenir et dont il est séparé, une relation
appelée ‘idée de l’infini’»1239.. Aucun englobant ne saurait totaliser moi et
autrui. Autrui représente le surgissement de l’éthique : Levinas aggrave
l’idée kantienne de fin en soi en le déterminant comme maître1240.. La
rencontre du semblable, loin d’être la réplique du moi esseulé, a quelque
chose de traumatique. Certes, la transcendance par rapport à autrui semble
la même que sa transcendance par rapport à moi ; en réalité, elles n’ont pas
la même signification1241. — entre moi et autrui il n’y a pas de
symétrie1242.. L’admettre serait revenir au concept, donc à la totalité. La
relation à autrui n’est pas de l’ordre d’un côte à côte mais d’un face-à-face.
Levinas définit le visage comme la « manière dont se présente l’Autre,
dépassant l’idée de l’Autre en moi »1243.. Le visage échappe radicalement à
mon pouvoir, en même temps qu’il « déchire le sensible »1244.. Cette
résistance constitutive est d’ordre éthique ; elle est résistance de ce qui n’a
pas de résistance1245.. Le visage est la figure de la maîtrise qu’autrui a sur
moi : « Dans son épiphanie, dans l’expression, le sensible encore saisissable
se mue en résistance totale à la prise »1246.. Le visage est nudité et fragilité
absolue et pourtant il y a quelque chose d’indestructible en lui : « Ni la
destruction des choses, ni la chasse, ni l’extermination des vivants — ne
vise le visage qui n’est pas du monde »1247.. Le visage clame l’interdit du
meurtre qui est la première injonction éthique — d’où le bandeau noir des
fusillés : on ne peut tuer qu’un mannequin.
Le sens d’autrui est évidemment aussi gouverné par des facteurs sociaux
et historiques. Lorsque Philippe Breton dit de notre société qu’elle est «
fortement communicante mais faiblement rencontrante », il met l’accent sur
une singularité sociologique décisive1248.. La grande ville et les moyens de
transport modernes mettent les corps en présence mais n’abolissent pas
nécessairement la distance entre les consciences. Aucune société
traditionnelle ne connaissait ce chiasme. Les bouleversements économiques
et sociaux1249. ont fini par éliminer le voisin ou par le rendre détestable
partout où il subsiste. L’étranger a pris sa place. On a parlé de communautés
virtuelles à propos des forums et groupes de discussions électroniques. Le
proche et le distant échangent leur sens et leur valeur, le voisin devient un
étranger, en récompense, l’étranger, l’inconnu sera dit « ami ».
 
 
II. LA DIALECTIQUE DE LA PRÉSENCE ET DE L’ABSENCE
 
Autrui n’est pas un individu empirique que je rencontre dans mon
expérience, il est le sujet transcendantal auquel tous les individus
empiriques renvoient.
Il existe une longue tradition de solitude pensée et valorisée. Épictète
comparait le sage au citharède qui n’éprouve aucune anxiété lorsqu’il
chante seul1250.. Le sage est davantage celui qui s’isole (le taoïste,
l’épicurien) que celui qui prend part aux affaires de la cité (le confucéen,
Socrate). Ce modèle d’un moi défini par abstraction d’autrui n’est pas
seulement présent en philosophie. Marx fustigeait sous le terme de «
robinsonnade » la fable de l’homme primitif vivant seul dans la nature.
L’économie politique a développé avec son modèle d’homo oeconomicus la
fiction de l’homme moderne vivant seul dans la société, d’un homme qui ne
vise que son intérêt particulier et n’écoute que sa raison personnelle. Le
débat existe aussi en psychanalyse : alors que Freud avait supposé le
nouveau-né narcissiquement enfermé en lui-même, incapable d’une relation
à l’autre, Melanie Klein montrera que le lien à l’objet (le sein, la mère) est
présent d’emblée.
Toutefois, le solipsisme du philosophe n’est pas l’égocentrisme de l’enfant
; il a une dimension anthropologique et métaphysique dont le
l’égocentrisme est dépourvu. La solitude qui fuit autrui n’est pas de même
nature que celle qui l’ignore. La solitude plus ou moins subie n’est pas
identique à l’isolement volontaire — même si les deux sont une espèce de
mort mimée. La solitude peut être positive pour des raisons de
contemplation1251. ou de méditation1252. et de création artistique.
L’esseulé ne peut pas même être seul avec lui-même.
Heidegger oppose la solitude (Einsamkeit) à l’isolement (Alleinsein) : la
solitude n’est pas repli sur soi, retrait du monde, bien au contraire, la
solitude jette le Dasein dans la proximité de l’essence de toute chose.
Descartes a fait l’expérience d’une solitude radicale (le retrait) au cours de
laquelle le doute emportera jusqu’à l’existence d’autrui. Le sens du cogito
est que la vérité commence avec soi1253. ; l’homme qui est conduit par la
raison est plus libre dans la cité où il vit selon loi commune que dans la
solitude où il n’obéit qu’à lui-même, disait à l’inverse Spinoza. On appelle
solipsisme toute philosophie qui fait du sujet, ou de la conscience le centre
absolu du monde des représentations où l’autre lui-même se trouve pris. Par
le coup d’œil qu’il jette à travers sa fenêtre, Descartes ne voit que des
manteaux et des chapeaux — d’où il déduit que ce sont des hommes.
La psychanalyse développera en un sens différent une pensée de la
radicale solitude du sujet. Certes, l’autre est identifié avant soi : la
reconnaissance de la mère par l’enfant est antérieure au stade du miroir.
Mais la reconnaissance de l’autre que soi suppose à son tour que soit
conquise la reconnaissance du corps propre (le sein est d’abord perçu par le
nourrisson comme un élément du corps propre avant d’être détaché de lui).
Gide disait : « Il me semble que, n’eussé-je connu ni Dostoïevski, ni
Nietzsche, ni Freud (…), j’aurais pensé tout de même et que j’ai trouvé
chez eux plutôt une autorisation qu’un éveil. On appelle influence la plus
simple autorisation ». La psychanalyse apprend que l’autre auquel on
s’adresse est toujours un autre, il n’est jamais celui que l’on croit. L’autre
est l’occasion et non le fondement du désir. C’est pourquoi Lacan replace
en nous l’Autre, qui n’est pas autrui ni l’autre en général mais le tout autre
de l’inconscient dont autrui peut être le support momentané.
Si ma conscience a un corps, écrit Merleau-Ponty, pourquoi les autres
corps n’auraient-ils pas des consciences ?1254. Mais la phénoménologie ne
s’arrête pas à cette analogie de type cartésien. Il existe selon Husserl un
sentiment originaire de coexistence ; l’existence d’autrui n’est pas de
l’ordre de la conjecture. Le monde tel qu’il se révèle à la conscience est de
nature intermonadique. C’est parce que l’idéalisme transcendantal semblait
devoir river le sujet au solipsisme que Husserl le soumettra à l’épreuve du
problème d’autrui. Comment comprendre l’être-pour-soi d’autrui à partir de
son être-pour-moi ? Il n’y a d’autrui que par rapport à moi, et pourtant
autrui est un absolu. « La subjectivité transcendantale est intersubjectivité »
: Merleau-Ponty disait de cet énoncé qu’il est la « formule-énigme » de
Husserl1255.. Le fondateur de la phénoménologie avait à résoudre un
problème que sa propre pensée posait dans toute son acuité : lorsque le moi
se réduit par l’épochè phénoménologique (qui met hors circuit toutes les
déterminations psychophysiques1256.) à l’ego transcendantal, comment
pourrait-il échapper au solus ipse ?1257. Alors que Descartes transcendait
le cogito par Dieu, Husserl transcende l’ego par l’alter ego — aussi
cherche-t-il dans une philosophie de l’intersubjectivité le fondement de
l’objectivité que Descartes cherchait dans la véracité divine. En d’autres
termes, la subjectivité transcendantale doit être en son fondement
intersubjectivité pour pouvoir s’affirmer comme constitution d’objet1258..
L’intersubjectivité transcendantale représente pour Husserl une nouvelle
forme d’intentionnalité. C’est dans l’ego, dit Husserl, que tout alter ego
reçoit son sens et sa valeur1259.. Mais le principe de symétrie joue
pleinement : « S’il est certain pour moi et s’il est compréhensible déjà grâce
à la clarification transcendantale que mon psychisme est une auto-
objectivation de mon ego transcendantal, dans ces conditions le psychisme
d’autrui, lui aussi, renvoie à un ego transcendantal et alors à un ego
transcendantal étranger au mien »1260.. L’intersubjectivité met en présence
une pluralité d’ego : dans ses Méditations cartésiennes, Husserl la dit «
monadologique »1261.. Husserl refuse que la conception du corps d’autrui
puisse être tirée d’un raisonnement par analogie1262.. La reconnaissance
d’autrui n’est pas affaire de raisonnement mais d’aperception — une
aperception ou encore une « apprésentation assimilante »1263.. Dire que
c’est « en moi » que l’autre se constitue, ce n’est donc pas, dans un
insoutenable solipsisme, le réduire à n’être qu’une modification
intentionnelle de mon moi, mais c’est mettre en évidence les motifs qui me
font attribuer un sujet au corps d’autrui.
Dans ses Idées directrices, Husserl a fait remarquer que le sujet resté seul
est toujours dans l’intersubjectivité. « Dire que l’ego ‘avant’ autrui est seul,
commente Merleau-Ponty, c’est déjà le situer par rapport à un fantôme
d’autre, c’est au moins concevoir un entourage où d’autres pourraient être.
La vraie et transcendantale solitude n’est pas celle-là : elle n’a lieu que si
l’autre n’est pas même concevable et ceci exige qu’il n’y ait pas non plus de
moi pour la revendiquer. Nous ne sommes vraiment seuls qu’à condition de
ne pas le savoir, c’est cette ignorance même qui est notre solitude »1264..
Mais reconnaître l’autre en tant que tel n’est pas encore comprendre la
constitution d’un monde commun grâce à une pénétration intentionnelle
intersubjective. Si autrui est sujet, avec son propre univers monadique, n’y
aurait-il pas en ce cas autant de mondes qu’il y a de consciences
constituantes ? Il se passe sur ce plan une opération analogue à celle qui
confère, dans ma sphère égologique propre, l’unité de sens à l’objet perçu
par esquisses. Car mon expérience passée est aussi, pour mon moi présent,
une transcendance, mais une transcendance « immanente », mienne : en
même temps que je me constitue pour moi comme identique, j’effectue
l’identification du même monde. Mais comment rendre compte de la
coexistence des différents ego transcendantaux sans recourir, pour expliquer
l’unicité du monde objectif de leur représentation, à une harmonie de type
leibnizien ? Husserl pose le problème1265. sans pouvoir le résoudre
réellement.
Dans Être et Temps, Heidegger fait de l’être-avec (Mitsein) un existential
constitutif du Dasein1266., un « constituant existential de l’ètre-au-monde
»1267.. « Les autres », cela ne désigne pas simplement : tous ceux qui
restent en dehors de moi, ce dont j’extrais le je, les autres, ce sont ceux dont
la plupart du temps on ne se distingue pas, parmi lesquels on est aussi
»1268.. « Le monde du Dasein est un monde commun (Mitwelt). L’être-au
est être-avec en commun avec d’autres. L’être-en-soi de ceux-ci à l’intérieur
du monde est coexistence (Mitdasein)»1269..
« Chair de ma chair », écrit Merleau-Ponty d’autrui1270.. C’est
l’intersubjectivité qui donne la garantie de l’objectivité. Autrui n’est pas
seulement constitutif de mon monde, il est constitutif du monde. Lorsqu’un
événement inopiné surgit (la présence d’un ours dans la ville, le passage
d’une comète), les hommes communiquent leur surprise. Les animaux ne le
font que lorsqu’elle représente pour eux une menace. La neuropsychologie
confirme les intuitions des philosophes : les phénomènes dont on a besoin
d’être conscient sont communs.
Autrui m’est présent par n’importe quel objet du réel (un verre vide ou une
photographie), par n’importe quel signe du symbolique (le mot dit, lu ou
remémoré), par n’importe quelle représentation de l’imaginaire (tout
égocentrique qu’il soit, le rêve ne cesse pas d’être peuplé par autrui1271.).
Par ailleurs, chaque être humain a la capacité d’attribuer des états mentaux
aux autres — et c’est cette capacité, que l’on appelle « théorie de l’esprit »,
qui fait de la communication quelque chose de plus qu’un simple échange
d’informations.
La « philosophie du dialogue » développée par Martin Buber se situe au
croisement de la phénoménologie et de l’existentialisme religieux. Je est
confronté au Tu (Dieu, mais aussi le monde des autres) et au Cela (le monde
des choses). Il n’y a pas de Je en soi, dit Martin Buber1272.. Ces deux
rapports sont asymétriques : celui du Je et du Tu est antérieur au Je et le
conditionne, celui du Je et du Cela est postérieur au Je et est conditionné par
lui1273.. Buber oppose relation et causalité. Le monde du Cela est le règne
de la causalité. La relation « est une catégorie de l’être, une disposition
d’accueil, un contenant, un moule psychique ; c’est l’a priori de la relation,
le Tu inné »1274.. « Les relations réelles sont des incarnations du Tu inné
dans le Tu rencontré »1275.. L’homme devient un Je au contact du Tu1276.,
l’esprit n’est pas dans le Je, il est dans la relation du Je au Tu 1277. : la
connaissance le prouve, ainsi que l’art.
Mais cette égalité du dialogue est loin d’être la règle. Face à autrui, le moi
se fond en lui ou le fond en soi. Freud1278. pensait que la pudeur est née de
la dissimulation des organes génitaux que l’on croit déficients : la pudeur
intériorise le regard de l’autre en son absence même — et l’impudique
(dont l’exhibitionniste représente le type accompli) est celui pour qui l’autre
n’existe plus alors même qu’il en a besoin pour se manifester. Nous ne nous
contentons pas de ce que nous avons en nous, et de notre propre être,
constatait déjà Pascal ; nous voulons vivre dans les idées des autres et d’une
vie imaginaire. « La plus grande bassesse de l’homme, écrit-il, est la
recherche de la gloire ». L’auteur des Pensées ajoute : « mais c’est cela
même qui est la plus grande marque de son excellence »1279.. Aucun bien
ne vaudra « s’il n’est dans l’estime des hommes »1280.. Signe, ajoute
Pascal, de l’estime incomparable en laquelle les hommes tiennent la raison :
« Et ceux qui méprisent le plus les hommes et les égalent aux bêtes, encore
veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur
propre sentiment »1281..
Le passage du sentiment naturel de l’amour de soi à l’amour-propre sous la
coupe du regard d’autrui correspond chez Rousseau à une semblable
introspection de la représentation d’autrui. Les protestations auront beau
faire : ce n’est jamais pour soi seulement ni peut-être pour soi d’abord que
l’on écrit un journal intime ou qu’une femme se maquille. L’existant n’a pas
moins besoin d’apparence que d’être pour advenir dans son essence. Nous
vivons constamment sous la captation du regard d’autrui — lequel ne fait
pas que ruiner notre pour-soi (Sartre) mais le fait aussi proprement exister.
Depuis le maquillage qui métamorphose un visage un tableau prêt pour
l’exposition jusqu’à la manifestation de rue, multiples sont les modalités de
l’apparition de l’existant pour l’autre. Nous ne gardons généralement de la
manifestation que sa dimension protestataire, ce faisant nous oublions
l’épiphanie. « Manifeste » vient de manus, la main en latin : est manifeste
ce qui peut être saisi par la main, autrement dit, ce qui abolit la distance. Le
contenu manifeste du rêve est sa part visible, et un manifeste est la
proclamation publique d’une pensée qui autrement pourrait rester cachée
dans les replis de la subjectivité. Lisibilité, visibilité, ces mots aujourd’hui
de plus en plus employés expriment aussi une revendication profonde — où
continue peut-être depuis plus de vingt siècles la métaphysique de la vérité
comme dévoilement.
Nombre de modes d’être n’existent que dans la présence de l’autre. « On
n’est pas vulgaire tout seul, écrit Sartre. Ainsi autrui ne m’a pas seulement
révélé ce que j’étais : il m’a constitué sur un type d’être nouveau qui doit
supporter des qualifications nouvelles »1282.. « Ce que je vise
constamment à travers mes expériences, note encore Sartre, ce sont les
sentiments d’autrui, les idées d’autrui, les volitions d’autrui, le caractère
d’autrui »1283.. Transcender la transcendance d’autrui ou, au contraire,
engloutir en moi cette transcendance, telles sont les deux attitudes
primitives que je prends vis-à-vis d’autrui1284.. « Pourquoi devrais-je
m’approprier autrui, interroge Sartre, si ce n’était justement en tant
qu’Autrui me fait être ? »1285..
Darwin rapportait l’imitation1286. au mimétisme animal. Leur finalité
serait la même : le désir de protection. L’insecte qui se confond avec la
feuille, l’homme qui se perd dans la foule manifesteraient par là une
stratégie de sécurité. Le toi précède le moi, disait Nietzsche. Cela n’est pas
tout à fait exact sur le plan psychologique : si, parmi les émotions, l’envie et
la honte sont celles qui apparaissent le plus tardivement chez l’enfant1287.,
c’est parce qu’elles supposent l’intériorisation du regard d’autrui. Il n’en
reste pas moins vrai qu’aucune socialité ne saurait être sans influence. Les
modalités de celle-ci sont très variées : elles vont de la conviction (par la
logique) à la suggestion (par intuition) en passant par la persuasion (par
sentiment et émotion).
L’introjection est une identification immédiate : nous nous « mettons à la
place de l’autre ». Le prince Mychkine1288. se roule dans la neige dans une
crise d’épilepsie au moment précis où une agression mortelle va être tentée
contre lui : il a eu pitié de son assassin au point de l’empêcher de le devenir.
Inverse de l’introjection, la projection est le mécanisme psychique par
lequel un sujet investit sur la personne d’autrui des affects ou des pensées
qu’il possède en propre. Freud expliquait le désir de jalousie par le
mécanisme de projection : sous la série imaginaire (l’autre me trompe ; il
est coupable ; je souffre ; je me venge pour compenser ma souffrance), il y
a la série imaginaire occultée (je désire tromper l’autre ; ce désir est inhibé ;
je souffre ; donc l’autre est coupable, il est coupable de me tromper). La
haine est très souvent l’objet d’un semblable renversement projectif (le réel
« je le hais » devient l’imaginaire « il me hait ») — ainsi le raciste se
sentira-t-il agressé par la victime de son affect1289..
La projection entraîne une identification avec autrui — c’est la raison pour
laquelle la haine est volontiers si proche de l’amour. Dans la projection, le
soi ou une partie du soi (un affect) est extériorisé(e) et investi(e) sur l’autre ;
la projection est un transfert. En un sens, toute affection est une projection
puisque c’est moi qui aime ou n’aime pas et transpose cet affect sur l’autre.
Spinoza avait remarqué que nous aimons ceux dont nous nous croyons
aimés et que nous haïssons ceux de qui nous nous croyons haïs. L’amour
(voir la passion amoureuse) et la haine (voir le phénomène du bouc
émissaire) s’auto-entretiennent.
Melanie Klein distinguait l’identification projective et l’identification
introjective. L’introjection est l’inverse de la projection mais elle aboutit
comme elle a une identification1290.. Bien que le désir ne soit jamais le
désir de l’autre (au sens de désir pour l’autre ou au sens de désir à partir de
l’autre), l’introjection est allocentrique. « Projection » est également un
terme de cinéma : autrui peut être l’écran de nos propres affects, ce sur quoi
ils sont jetés et prennent forme. Ainsi la sociologie a-t-elle noté que la haine
de l’étranger est très loin de dépendre toujours de sa présence ou de sa
proximité1291.. L’autre est une auberge espagnole ouverte à nos désirs ou à
nos phobies ; seulement, le patron de l’auberge n’est presque jamais là.
Aussi partons-nous sans payer. Cela dit, ni l’introspection ni la projection
ne suffisent à expliquer l’événement absolu de la rencontre. D’où vient
qu’il y ait des rencontres banales jusqu’à l’indifférence et d’autres
bouleversantes ?1292.
La notion de distance enfin semble essentielle pour définir la relation
intersubjective. La bonne mesure, entre l’identification confondante et la
séparation infranchissable, est difficile à trouver. C’est ce que voulait dire et
illustrer Schopenhauer dans Parerga et Paralipoména1293. lorsqu’il
imagina la fable des porcs-épics : comme il faisait froid, ces animaux se
rapprochèrent les uns des autres mais ils se gênaient et se blessaient, aussi
étaient-ils contraints de s’écarter mais le froid les tenaillait et les poussait à
se réunir. Au bout d’un certain temps, ils trouvèrent la juste distance1294..
 
III. LES PARADIGMES DE LA SYMPATHIE ET DU CONFLIT
 
« La haine, disait Sartre, est haine de tous les autres en un seul »1295..
Inversement, si la haine m’inquiète, c’est parce qu’elle me touche même si
elle ne me vise pas. Qu’est-ce qui peut être respectable, en dehors de l’être
humain et de ses œuvres ?
Face à l’autre, nous disposons de trois stratégies : l’influence,
l’affrontement et l’évitement. Autrui peut être pour moi un modèle, un
objet, un associé, un adversaire. L’émerveillement, chargé à la fois de désir,
d’ignorance et de peur est avec l’admiration le sens le plus fort dont la
rencontre avec autrui peut être chargée. Cette émotion, qui peut se muer en
sentiment, fait croire à une possible tombée de la transcendance sur terre.
Seules la beauté et la force peuvent susciter l’émerveillement — d’où celui
de l’amoureux, d’où celui du voyageur.
Thomas d’Aquin définissait la bienveillance comme un acte de la volonté
par lequel nous voulons du bien à autrui. Par elle-même, la bienveillance est
bienfaisante. Mais entre la bienveillance1296. et le conflit, toutes les formes
intermédiaires sont possibles : il n’y a pas moins de continuité dans les
comportements que dans les affects. La négociation et l’arbitrage sont les
deux grandes formes de compromis non solennel.
 
 
1. La sympathie
 
Les dieux et les démons, raconte le Brahmana des Cent Routes, furent un
jour en conflit. Alors les démons dirent : « À qui pourrions-nous bien offrir
nos sacrifices ? ». Et ils déposèrent leurs offrandes dans leur propre bouche.
Mais les dieux déposèrent leurs offrandes sur les lèvres les uns des autres.
Alors Prajapati, l’Esprit universel, fit le choix de se donner aux dieux.
L’hospitalité était une sympathie a priori dont l’étranger bénéficiait.
L’antiquité greco-latine la vénérait : les dieux pouvaient prendre forme
humaine et venir frapper à la porte de la maison. La perte du sens de
l’hospitalité ne renvoie peut-être pas exclusivement à une dé-moralisation
du rapport entre les hommes, mais à une expulsion des divinités hors de
leur monde1297..
Le christianisme a popularisé le terme de prochain pour désigner autrui.
Le prochain n’est pas celui qui est proche par la langue ou par la loi1298., il
est n’importe lequel parmi les êtres humains. La notion de prochain est à la
fois le produit et le signe d’une universalisation de la valeur d’humanité par
dépassement du politique selon lequel, au contraire, les oppositions entre
ami et ennemi, entre concitoyen et étranger sont indépassables1299.. Si les
bêtes peuvent faire preuve d’attachement, la sympathie est exclusivement
humaine.
Pour Fichte, il existe une conscience du devoir originaire dans laquelle il
voit non seulement, comme Kant, la condition de toute conception de valeur
et de toute décision pratique, mais aussi (en vertu de son postulat du primat
de la raison pratique sur la raison théorique) n’importe quelle affirmation et
négation théoriques de situations. Toute conception théorique concernant
l’existence du moi extérieur dépendrait, d’après Fichte, de l’évidence
pratique de ma propre conscience du devoir qui, elle, est indépendante de
toute affirmation théorique d’une existence quelconque.
C’est Auguste Comte qui a créé le terme d’altruisme pour désigner
l’ensemble des tendances qui s’opposent à l’égoïsme. Dans une société
gagnée par l’individualisme1300. post-révolutionnaire, il s’agissait de
penser les contrepoids. La raison calculatoire seule semblait insuffisante
pour rendre compte de ce mouvement d’arrachement hors de soi1301.. Mais
l’affect pur risquait d’abolir la frontière entre l’homme et l’animal1302..
« Sympathie » dit en grec (sum-pathéia) ce que la compassion (com-
passio) dit en latin : elle signifie proprement être affecté avec. On peut donc
mettre l’accent tantôt sur l’affection, pour la dévaloriser (elle est le signe
d’une passivité où s’engloutit le sujet) tantôt sur l’avec, pour la valoriser
(elle fait lien, même au-delà de l’affect1303.). La sympathie suppose la
capacité de sortir hors de soi pour se porter vers l’autre. L’incapacité à
effectuer cette sortie a des noms : elle s’appelle bêtise ou folie1304.. Pour
Max Scheler, le lien qui me fait reconnaître autrui n’est ni déductible par
analogie ni vécu dans une expérience de type fusionnel. Max Scheler prend
soin de distinguer la sympathie de la contagion affective — laquelle est un
phénomène de psychologie collective (de fusion émotive avec effet
d’entraînement). Alors que la contagion affective entraîne la ruine de la
personne, la sympathie est un véritable acte de la personne.
Comprendre l’autre, cela ne signifie pas s’identifier à lui. Il y a là deux
mouvements différents de la pensée. R. Visher, spécialiste d’esthétique,
avait introduit le terme d’empathie, traduction grecque de l’allemand
Einfühlung pour désigner une projection du moi dans les êtres. Husserl
parlera d’intropathie pour dire cette intuition irréfléchie de l’affectivité
d’autrui. Max Scheler utilisera le terme d’intropathie pour désigner le
processus grâce auquel l’être propre devient le lieu où s’accomplissent le
destin et le sens de l’affectivité de l’autre, de telle sorte que le moment de la
reconnaissance absolue de l’autre comme personne autre, unique, autonome
est aussi le moment de la séparation réflexive de la singularité, c’est-à-dire
l’accomplissement en esprit de ce qui était inscrit dans la nature : l’unité de
l’être1305..
Ce qui peut-être nous plaît dans l’imitation — un plaisir qu’Aristote avait
qualifié de naturel et qu’il n’expliquait pas —, c’est peut-être
l’anéantissement simultané d’une double singularité, celle de l’imitant et
celle de l’imité. L’imitant se fond dans l’imité qu’il exhausse à la noblesse
d’un quasi-concept, tandis que l’imité se voit perdre le caractère unique
qu’il croyait posséder1306.. Au début du livre VIII de l’Éthique à
Nicomaque, Aristote donne la nécessité du bienfait accordé comme
argument en faveur de la bonté de l’amitié1307.. Mais la bienfaisance peut
être conçue comme un élan spontané. Le philosophe chinois Mencius avait
pris cet exemple pour illustrer sa morale de la sympathie : si l’on voit un
enfant sur le point de tomber dans un puits, l’on sera saisi d’une violente
frayeur et on fera tout pour le retenir. Et ce ne sera pas par désir de
récompense ni par crainte de réprobation (en cas d’absence de réaction) que
nous ferions cela. Lorsqu’en 1915, sur le front de la Vistule, les Allemands
ont lancé pour la première fois sur les lignes russes des gaz de combat, le
spectacle des ravages occasionnés sur leurs ennemis les a tant épouvantés
qu’ils ont jeté bas leurs armes pour leur porter secours1308..
Au XVIIIe siècle, nombreux étaient les moralistes anglais qui ne croyaient
pas à la générosité rationnelle de Descartes et voyaient dans la sympathie
un sentiment naturel. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, Rousseau dégage les deux principes
antérieurs à la raison : l’amour de soi et la pitié définie comme « la
répugnance innée à voir souffrir son semblable ». Rousseau dit de la pitié
qu’elle est « un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu
l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de
toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux
que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature tient lieu de
lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir
à sa douce voix »1309.. Alors que la raison isole, le sentiment réunit. Si
aujourd’hui la notion de pitié implique une inégalité de position, chez
Rousseau elle désigne à l’inverse la reconnaissance sympathique d’une
égalité foncière entre les hommes. La pitié est le liant affectif sans lequel
l’humanité se serait déchirée1310..
Cela dit, il n’est guère de valeur morale qui ait été l’objet d’appréciations
aussi contrastées. Spinoza disait de la pitié qu’elle est une passion triste.
Contre Schopenhauer et la morale chrétienne, ici amalgamés, dans une
optique voisine de celle de Spinoza, Nietzsche la rejettera avec violence
comme facteur d’augmentation de faiblesse et de souffrance : avec la pitié,
la volonté de puissance décadente contamine ce qu’il peut y avoir
d’affirmatif et de triomphant dans la vie.
Rousseau oppose à « cette maxime sublime de justice raisonnée » : « Fais
à autrui comme tu veux qu’on te fasse » et qui est l’expression de
l’exigence rationnelle de l’universalité morale et juridique, « cette autre
maxime de bonté naturelle » : « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui
qu’il est possible », certes moins parfaite (l’exigence d’universalité y est
absente) mais, dit Rousseau, plus utile car beaucoup plus concrète1311..
Schopenhauer dit qu’en présence de la souffrance d’autrui « nous pâtissons
avec lui, donc en lui : nous sentons sa douleur comme si elle était la nôtre
»1312.. Mais si la pitié est aux yeux de l’auteur du Monde comme Volonté et
comme représentation le plus haut sentiment moral, comme ce n’est pas tant
à cause du lien qu’elle met entre nous et les autres, c’est parce qu’elle nous
délivre du vouloir-vivre. La sympathie universelle dans laquelle les
Stoïciens avaient reconnu l’expression d’une Nature à la fois vivante
rationnelle et divine devient chez Schopenhauer une chaîne de douleurs. À
la fin du premier acte du Parsifal de Richard Wagner, la seule chose que
comprenne le héros, ce simplet au cœur pur1313., lors de la cérémonie du
Graal, c’est la souffrance du roi Amfortas. Dans l’expérience commune, à
l’inverse, la souffrance d’autrui est presque toujours comprise comme le
signe d’une irréductible séparation et d’une impossible communication. Le
mot français de pitié est presque ridicule pour désigner cette expérience
profonde de la douleur de l’autre élargie en douleur universelle.
Si la pitié ne s’est pas philosophiquement relevée des critiques de Spinoza
et des sarcasmes de Nietzsche, les barbaries de notre siècle nous sont assez
montré ce qu’il en coûtait d’être sans pitié. Quant au terme de « sympathie
», malgré l’étymologie que traduit exactement le mot allemand Mitleid
retenu par Wagner, après Schopenhauer, il est beaucoup trop faible1314.. Il y
a dans la sympathie quelque chose de frivole et de superficiel qui ne
convient pas lorsqu’il s’agit de traduire la participation existentielle à la
douleur de l’autre comme signe de la douleur universelle. Le mot «
compassion » est meilleur, il contient néanmoins une dimension de
condescendance qui nie le caractère de communauté participative, essentiel
pour définir ce souffrir-avec que des « idiots » peuvent bien ressentir1315..
 
 
2. Le conflit
 
Du radical latin alter, traduit par « autre », le français a tiré l’alternance,
l’alternative et l’altercation — trois modes distincts de la confrontation avec
l’autre. « Vous en êtes un autre » est un épiphonème de communication
agressive. De l’émulation à la guerre, en passant par la concurrence, la
rivalité, le combat et la lutte, le conflit peut prendre des formes diverses et
connaître des intensités variées1316.. Étymologiquement, les rivaux tirent
leur eau de la même rivière. Nietzsche1317. fait observer qu’Hésiode
rangeait l’envie au nombre des effets de l’Éris bonne et bienfaisante, et que
dans une culture de l’émulation (agôn) comme l’était celle des Grecs, il
n’était pas choquant de reconnaître aux dieux un caractère envieux.
L’excellence antique1318., qui était l’effet de cette agonistique, n’avait de
sens que dans l’espace public. Comme tous les affects, l’envie a subi un
processus d’intériorisation et de subjectivation qui l’a rendue vicieuse.
Désormais, l’envie naît du désir douloureux d’être l’autre, et c’est à cause
de son impossibilité que ce désir peut se muer en haine. L’envie suffit à
prouver que l’identification n’a pas grand-chose à voir avec l’amour. Même
si elle existe par la médiation de quelque chose, on est toujours jaloux ou
envieux de quelqu’un.
Le système capitaliste a sublimé la guerre en concurrence, en rationalisant
celle-ci. La théorie des jeux formalise les situations dans lesquelles chaque
joueur ignore les intentions de l’autre. La concurrence donne à la rivalité
une raison utilitariste ; elle fait l’économie de l’inimitié. Elle s’accommode
de la plus complète indifférence à l’égard d’autrui.
Au début du Léviathan1319. Thomas Hobbes discerne dans la nature
humaine trois causes principales de querelle : la rivalité, la méfiance et la
fierté. C’est la recherche du profit qui fait la première, celle de la sécurité
qui fait la seconde, celle de la réputation qui fait la dernière. Dans un
premier temps, le lecteur peut se dire : Hobbes décrit comme traits de la
nature humaine quelques caractères du noble anglais de la première moitié
du XVIIe siècle — puis, opérant la critique de sa critique, il se demandera en
quel temps et en quel lieu l’animal qu’on appelle être humain ne connaît ni
souci de profit, ni souci de sécurité, ni souci de réputation.
« Chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres »
écrivait Pascal. Il ne faut pas moins que la grâce de Dieu pour conjurer les
risques de cette tyrannie et de la guerre qui s’ensuit.
Le passage connu sous le nom de « dialectique du maître et de l’esclave »
figure dans la section intermédiaire consacrée à la conscience de soi dans
La Phénoménologie de l’Esprit : entre le moment immédiat de la simple
conscience (qui commence avec la sensibilité) et le moment final de la
raison (qui s’achèvera avec le « savoir absolu »), la conscience de soi est le
moment de la première intériorisation. À l’opposé du cogito cartésien ou du
moi fichtéen qui se pose de manière absolue à travers un acte originaire, la
conscience de soi hégélienne passe par l’épreuve de l’autre : « la conscience
de soi est essentiellement ce retour en soi-même à partir de l’être-autre
»1320.. Cet être-autre est à la fois la conscience de soi et sa négation. Sans
l’autre (l’autre conscience), la conscience de soi reste en soi, c’est-à-dire
abstraite ; pour être en soi et pour soi, c’est-à-dire, dans le langage hégélien,
concrète, réalisée, elle doit être reconnue, donc passer par l’épreuve de
l’aliénation dans l’autre conscience1321.. Il ne saurait, aux yeux de Hegel,
y avoir de reconnaissance de soi par soi seul : sans l’autre, la conscience de
soi resterait prisonnière de sa propre identité (la tautologie du « moi égale
moi »).
Comme toutes les figures de la Phénoménologie hégélienne, le « maître »
et « l’esclave »1322. ne sont pas seulement des types historiques incarnés
dans des événements, mais aussi, d’abord des formations de la conscience
qui se succèdent le long du périple qui va de la sensibilité au savoir absolu.
Avec le « maître » et « l’esclave », la scission de la conscience est complète
: l’esclave n’a pas voulu payer de sa vie le prix de sa liberté, par son travail
il satisfait les besoins du maître. Aucune des deux consciences ne peut
trouver en l’autre la reconnaissance — aussi sont-elles engagées dans une
lutte qui a pour horizon la mort de l’autre. Ainsi chacune vise
contradictoirement la suppression de sa propre condition de possibilité. Le
désir chez Hegel n’est pas tant désir d’objet que désir de désir, c’est-à-dire
désir de reconnaissance1323.. Hegel montre qu’en découvrant qu’il n’est
pas l’autre, le sujet découvre du même coup qu’il a l’autre en lui.
Le chapitre que Sartre consacre à autrui dans L’Être et le Néant s’inscrit
dans la lignée hégélienne. « Le conflit, écrit Sartre, est le sens originel de
l’être-pour-autrui »1324.. « L’essence des rapports entre consciences n’est
pas le Mitsein, c’est le conflit »1325.. Le conflit est l’état normal des
rapports humains : il y a conflit parce qu’il y a identification de l’autre
comme semblable à soi. « Autrui se présente en un certain sens comme la
négation radicale de mon expérience puisqu’il est celui pour qui je suis non
sujet mais objet »1326.. Sous le regard d’autrui, mon pour-soi se ravale à
l’objectité de l’en-soi. Ainsi, dans l’expérience de la honte, ma liberté a
disparu1327., je suis réduit à une attitude inerte sous l’emprise de l’autre : «
cet être, la honte me révèle que je le suis. Non pas sur le mode de l’étais ou
du ‘avoir à être’ mais en-soi »1328.. Le regard d’autrui supprime ma
transcendance : « Le surgissement d’autrui atteint le pour-soi en plein cœur
»1329.. On pourrait faire de la timidité, cette sorte de crainte1330. une
analyse sartrienne. La timidité submerge le pour-soi lorsqu’il pense que le
regard d’autrui ne pourra jamais l’atteindre à sa hauteur propre ou lorsqu’il
croit son infériorité définitive. La timidité essentialise sans retour (du moins
à l’échelle du présent) — la rougeur est un voile destiné à cacher, comme la
pieuvre a son encre.
Pour Sartre, l’amour même est conflit1331. parce qu’il « veut captiver la
conscience »1332., c’est-à-dire transformer le pour-soi en en-soi.
Seulement, le désir de possession de l’aimé est bien différent de celui qui se
porte sur les choses : il veut posséder une liberté comme liberté1333., d’où
l’aporie. « Vouloir être aimé, c’est infecter l’Autre de sa propre facticité
»1334. — devenir pour l’Autre le monde. Jamais un coup d’amour
n’abolira le hasard — la contingence des consciences est irréductible.
Dans sa Critique de la raison dialectique, Sartre situera l’Histoire dans le
cadre de la rareté et opérera ainsi la jonction entre son pessimisme
existentialiste et son marxisme tardif. Aussi la lutte, de la plus singulière (la
rivalité) à la plus générale (la lutte des classes et la guerre) est-elle le mode
habituel d’existence de l’homme. L’intersubjectivité sartrienne, écrit O.F.
Pucciani, s’annonce sous le signe de la séquestration : il n’y a pas
dialectique de mes relations avec autrui, mais cercle1335..
Seulement, si la solitude dans la souffrance et devant la mort devait
constituer le seul modèle, c’est la communauté qui alors deviendrait
incompréhensible.
 
*
 
Voir aussi
 
L’affectivité. L’amitié. L’amour. La communication. La dignité. Les droits
de l’homme. L’échange. L’éthique. L’être humain. La guerre. L’humanité.
La morale. La personne. La responsabilité. La société. La subjectivité.
 
*
 
Bibliographie
 
Melanie Klein, Envie et Gratitude et autres essais, trad. fr., Gallimard, 1978.
M. Scheler, Nature et formes de la sympathie, trad. M. Lefebvre, Payot, 1971.
M. Buber, Je et Tu, trad. G. Bianquis, Aubier, 1969.
E. Husserl, Méditations cartésiennes V, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Vrin, 1992.
M. Merleau-Ponty, — Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.
— « La perception d’autrui et le dialogue » in La Prose du monde, Gallimard, 1969, p. 182-203.
J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943.
Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Nijhoff (La Haye), 1961 (réédition Le Livre de Poche, 1994).
1209 « Enveloppement ».
1210 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 234.
1211 Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997, p. 62.
1212 C’est pourquoi, selon certains, le clonage reproductif humain est incompatible avec le respect.
1213 Le latin disposait de deux mots que le français traduit par « autre » : alius (allos en grec),
l’autre indifférencié, l’autre en général qui n’est personne en particulier et, alter (hétéros en grec),
l’autre déterminé, qui est quelqu’un par rapport à l’un (l’un est l’autre de l’autre, l’autre, l’autre de
l’un).
1214 .Voir infra.
1215 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 431.
1216 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 401-402. « Autrui (…) n’est
pas dans les choses, il n’est pas dans son corps et il n’est pas moi », écrit Merleau-Ponty dans La
Prose du monde (Gallimard, 1969, p. 189-190). « Autrui s’insère toujours à la jointure du monde et
de nous-mêmes, qu’il soit toujours en deçà des choses, ou plutôt de notre côté qu’en elles » (ibid., p.
192).
1217 Le Sophiste 257a.
1218 L’Autre symbolique, Lacan l’affuble d’une majuscule.
1219 Par excellence un théâtre de l’intention.
1220 L’empathie n’est neurologiquement possible que si l’on possède un cerveau capable de
décontextualiser une information, de se figurer celles qui sont absentes.
1221 E. Husserl, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J. English, PUF, 1991, p.
204.
1222 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 414.
1223 C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde, disait Baudelaire (Mon cœur
mis à nu XLII). Si par malheur on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder.
1224 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 275.
1225 G. Deleuze, Différence et répétition, chapitre 5.
1226 M. Merleau-Ponty, La Prose du monde, op. cit., p. 186.
1227 M. Scheler, Nature et forme de la sympathie, trad. M. Lefebvre, Payot, 1971, p. 347.
1228 Ainsi l’une des clés de « l’amour des voyages » pourrait-elle être par là délivrée.
1229 Sartre avait parlé de totalité détotalisée à ce propos : la multiplicité des autres est une totalité
mais le point de vue de cette totalité est impossible (J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 298).
1230 M. Merleau-Ponty, La Prose du monde, op. cit., p. 188. Quelques lignes plus bas, Merleau-
Ponty va jusqu’à écrire que « le mystère d’autrui n’est pas autre que le mystère de moi-même »
(ibid.). « On ne comprendra jamais qu’autrui apparaisse devant nous ; ce qui est devant nous est objet
» (ibid., p. 187-188). Pour Levinas, cette incompréhension vient d’un postulat erroné.
1231 « Les regards que je promenais sur le monde comme l’aveugle tâte les objets de son bâton,
quelqu’un les a saisis par l’autre bout, et les retourne contre moi pour me toucher à son tour » (M.
Merleau-Ponty, La Prose du monde, ibid., p. 187).
1232 Vrin, 2000.
1233 E. Levinas, Totalité et Infini, M. Nijhoff (La Haye), 1961, p. 211.
1234 Ibid., p. 242.
1235 Ibid., p. 249.
1236 E. Levinas, Entre nous, Grasset, 1991, p. 234.
1237 Ce que n’est pas la face ni, a fortiori, la gueule de l’animal. Seul l’être humain a un visage.
1238 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 172.
1239 Ibid., p. 19.
1240 Ibid., p. 94.
1241 Ibid., p. 200.
1242 Levinas récuse donc la symétrie du Je et du Tu posée par Martin Buber (Entre nous, op. cit.,
p. 114-115).
1243 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 211.
1244 Ibid., p. 216.
1245 Ibid., p. 217.
1246 Ibid., p. 172.
1247 Ibid.
1248 Le contact symbolique (par technique interposée) remplace le contact physique et finit par
susciter la phobie de la contamination.
1249 Disparition des travaux agricoles communs, des grandes usines ou des grands ateliers,
allongement des distances entre le domicile et le lieu de travail (déconnexion de la résidence et du
métier) etc.
1250 Épictète, Entretiens II, 13,2.
1251 À la différence des cénobites, qui vivaient en communauté, les anachorètes se retiraient dans
le désert. Saint Jean de la Croix parlait de « solitude sonore ».
1252 Descartes retiré en son « poêle ».
1253 La vérité commence à deux, dira à l’inverse Nietzsche
1254 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie la perception, op. cit., p. 403.
1255 M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960, p. 134.
1256 Voir L’abstraction.
1257 E. Husserl, Méditations cartésiennes V, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Vrin, 1992, p. 148.
1258 Telle est du moins l’interprétation de Paul Ricœur (À l’école de la phénoménologie, Vrin,
1987, p. 163). Jean-François Lyotard (La Phénoménologie, PUF, 2004, p. 33-34) insiste pour sa part
sur le caractère radical du cogito transcendantal : jamais, selon lui, Husserl n’est allé jusqu’à poser
une intersubjectivité première, absolue.
1259 E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. Suzanne Bachelard, PUF, 1984,
p. 318.
1260 Ibid., p. 321.
1261 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 148.
1262 E. Husserl, Méditations cartésiennes V, § 50.
1263 Ibid., § 51.
1264 M. Merleau-Ponty, Signes, op. cit., p. 219-220.
1265 E. Husserl, Méditations cartésiennes V, § 62.
1266 M. Heidegger, Être et Temps, trad. F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 155.
1267 Ibid. § 26, p. 168.
1268 Ibid., p. 160.
1269 Ibid., p. 160-161.
1270 M. Merleau-Ponty, Signes, op. cit., p. 22.
1271 Puisque la Genèse dit que la femme a été tirée du côté de l’homme pendant son sommeil,
certains exégètes en ont fait le rêve de l’homme.
1272 M. Buber, Je et Tu, trad. G. Bianquis, Aubier, 1969, p. 20.
1273 Ibid., p. 44.
1274 Ibid., p. 50-51.
1275 Ibid., p. 51.
1276 Ibid., p. 52.
1277 Ibid., p. 66.
1278 « La féminité » in Nouvelles conférences sur la psychanalyse.
1279 B. Pascal, Pensées 404 (Brunschvicg), 276 (Chevalier), in Œuvres complètes, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 1159.
1280 Ibid.
1281 Ibid.
1282 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 266.
1283 Ibid., p. 272 -273.
1284 Ibid., p. 412.
1285 Ibid., p. 416.
1286 Dont Gabriel Tarde fera le facteur décisif de la socialité.
1287 Entre deux et cinq ans, alors qu’entre trois et six mois apparaissent les pleurs, la colère et le
rire, et entre 12 et 18 mois, la jalousie.
1288 L’« Idiot » de Dostoïevski.
1289 Voir Le racisme.
1290 Par exemple, le processus d’identification au père est le résultat d’une introjection ;
l’archétype paternel est intégré dans le psychisme grâce à ses substituts, le moi idéal et l’idéal du
moi. Freud cite à plusieurs reprises (Introduction à la psychanalyse, trad. fr., Payot, 1961, p. 243-245
et L’Avenir d’une illusion, trad. fr., PUF, 1979, p. 87-88) le cas d’une femme souffrant de névrose
obsessionnelle à cause de l’impuissance de son mari : elle avait pris sur elle le poids de la honte et
son cérémonial était une manière symbolique de nier cette impuissance.
1291 Des quartiers riches, sans population étrangère, peuvent voter pour des partis xénophobes.
1292 Dans Si c’est un homme où il raconte son expérience concentrationnaire, Primo Levi évoque
un tel bouleversement : « À supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement
moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est à
Lorenzo que je le dois ; je lui dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide
matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et si facile
d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore
purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés
étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable comme une lointaine possibilité de
bonté, pour laquelle il vaut la peine de se conserver vivant (…). C’est à Lorenzo que je dois de
n’avoir pas oublié que moi aussi j’étais un homme » (Primo Levi, Si c’est un homme, trad. fr., Presses
Pocket, 1990, p. 131). La littérature nous donne à méditer sur un certain nombre de ces rencontres
sublimes (celle du chemin de Damas, celle de Dante avec Béatrice, ou celle de Cosette avec Jean
Valjean) qui sont autant d’arrachements inouïs au malheur.
1293 Trad. fr., Coda, 2005, p. 938.
1294 Heidegger parlait de la distantialité du Dasein (Être et Temps, § 27).
1295 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 462.
1296 Le déni du raciste — qui ne se donnera pas pour tel — est un hommage que la haine fait à la
bienveillance.
1297 La sphère de la sympathie n’était d’ailleurs pas limitée au monde humain ainsi qu’en
témoignent les histoires édifiantes du lion d’Androclès, capable de mémoire mais aussi de
reconnaissance, et de la mule du pape mue par un désir de vengeance.
1298 Le bon Samaritain dans la parabole de Jésus secourt l’inconnu bien qu’il ne soit pas
samaritain.
1299 Voir L’amitié.
1300 Terme diffusé par Tocqueville à la même époque.
1301 La notion républicaine de fraternité puis celle de solidarité auront la même fonction.
1302 Il y a chez les animaux nombre de comportements altruistes, mais l’altruisme au niveau de
l’individu est une manifestation de l’égoïsme au niveau génétique de l’espèce. Pour un philosophe
comme Schopenhauer, l’égoïsme génétique (ou générique) est indépassable.
1303 Voir L’affectivité.
1304 L’autiste et le psychopathe sont incapables de sympathie ou d’empathie.
1305 La sympathie universelle des stoïciens englobait, au-delà du genre humain en son entier,
l’unitotalité du monde compris comme un vivant.
1306 Il existe une tendance à l’imitation qui peut s’exprimer dans son contraire : « l’esprit de
contradiction ».
1307 Voir L’amitié.
1308 André Malraux évoque à plusieurs reprises cet épisode de la Première Guerre mondiale. Le
même Malraux écrit de Goya : sa pitié sans douceur semble une fraternité traquée, Goya plaint moins
les victimes qu’il ne se sent des leurs.
1309 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964, p. 156.
1310 À la différence de la pitié, le respect semble inséparable d’une certaine intelligence de la
relation (voir La dignité).
1311 Ibid.
1312 A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, trad. fr., Le Livre de Poche, 1991, p. 160.
1313 « Der reine Tor », dit le livret.
1314 Il n’y a pas d’échange d’écoutes comme il y a échange de regards. L’oreille est un sens
égoïste. Mais ce qu’elle perd en communication, elle le gagne en communion. Parsifal a entendu la
plainte d’Amfortas.
1315 Le prince Mychkine, l’« Idiot » de Dostoïevski, apparaît comme le plus dissemblable des
hommes en raison de son épilepsie. Or cette dissemblance devient principe d’identification et de
ressemblance.
1316 Voir La guerre.
1317 Aurore § 38.
1318 L’arètè des Grecs, la virtus des Romains.
1319 I, 13.
1320 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941, p. 146.
1321 Voir L’aliénation.
1322 Le terme de Hegel ainsi traduit est Knecht, c’est-à-dire plus proprement « valet ».
1323 Hegel disait que l’on est reconnu pour ce que l’on fait et aimé pour ce que l’on est.
1324 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 413.
1325 Ibid., p. 481.
1326 Ibid., p. 273.
1327 Ibid., p. 307.
1328 Ibid., p. 308.
1329 Ibid., p. 411. Loin de représenter une situation exceptionnelle dans sa monstruosité, Le Procès
de Kafka n’est, aux yeux de Sartre, « rien autre que la description de notre être-au-milieu-du-monde-
pour-autrui » (ibid., p. 312). Deleuze a fait cette remarque que si Sartre a voulu faire d’autrui une
structure irréductible à la dualité du sujet et de l’objet, en définissant cette structure par le regard, il
retombe dans ces catégories (« Michel Tournier et le monde sans autrui », Logique du sens, Éditions
de Minuit, 1969).
1330 Timere signifie « craindre » en latin.
1331 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 415.
1332 Ibid., p. 416.
1333 Ibid.
1334 Ibid., p. 418.
1335 O.F. Pucciani, « Sartre » in Histoire de la philosophie III, Encyclopédie de la Pléiade,
Gallimard, 1974, p. 658.
16. La beauté
 
 
 
La beauté nous apparaît sur le mode du surgissement. Pour exister, elle
doit se détacher d’un fond de banalité qui est celui de l’être en général et de
nos existences en particulier. Si les levers et couchers du soleil sont plus
beaux que le soleil lui-même, c’est parce qu’à travers eux une singularité
rompt la trame du temps et de l’espace. La beauté, comme tout ce qui est
ineffable, a rempli des rayons de bibliothèque. Elle est l’impossible qui ne
cesse de s’énoncer. Le secret, voire le mystère de la beauté tient pour une
bonne part dans le contraste qui écarte son évidence sensible de son
insaisissabilité conceptuelle. Les définitions jettent des problèmes en guise
de solutions. Dire : l’harmonie des formes, l’équilibre des proportions, c’est
poser les questions non moins ardues de l’harmonie et de l’équilibre, c’est
risquer aussi de se voir opposer un dragon chinois ou bien une déesse aux
seins lourds de l’Inde. Cette incertitude de la beauté a laissé trace dans
l’expression commune : « un beau matin » signifie un certain matin, mais
ce matin, justement, n’était pas prévu. Un philosophe aura pour tâche de
suivre le sens de la beauté (une expression à comprendre deux fois) dans
ses métamorphoses.
 
 
I. LA SUPRÉMATIE ONTOLOGIQUE DE LA BEAUTÉ
 
Dans l’oraison funèbre que Thucydide lui fait prononcer à la mémoire des
premiers soldats tombés dans la guerre du Péloponnèse, Périclès fait en ces
termes l’éloge du mode de vie pratiqué à Athènes : « Nous cultivons le beau
avec simplicité et nous philosophons sans manquer de fermeté »1336.. La
langue grecque utilisait les mots philokalein, « aimer les belles choses »,
philokalos, « amateur de beauté », philokalia, « amour de la beauté »1337..
Cet amour de la beauté caractérise la culture grecque, mais il existe
évidemment ailleurs. Dans Le Chariot de terre cuite, pièce du théâtre
classique indien, un voleur, avant de faire un trou dans le mur, pense à la
forme qu’il lui donnera — car même dans le larcin, il doit y avoir une
certaine beauté ! Dans les sociétés anciennes et celles que l’on dit «
primitives », la beauté est associée à la force magique. L’esprit magique
accorde à la beauté une efficacité propre1338.. On peut considérer la
métaphysique du beau comme une rationalisation de cette conception.
 
 
1. Le point de vue de l’absolu
 
La première philosophie de la beauté est métaphysique. Elle voit dans le
Beau un absolu, une réalité idéale, intelligible que l’âme peut et doit
atteindre. Non seulement le Beau est l’être idéal, mais il est ce sans quoi
l’être ne saurait être.
 
A. La conception platonicienne
 
La théorie du Beau est sans doute celle qui justifie le mieux le classement
des textes de Platon entre dialogues de jeunesse et dialogues de la maturité.
Le Grand Hippias1339. propose six définitions successives de la beauté,
trois émanant d’Hippias, et trois venant de Socrate.
Le beau, c’est une belle jeune fille1340.. Le sophiste a une conception
extensionaliste de l’idée. Platon le tourne en dérision au nom d’une
conception opposée, intensionaliste1341.. Socrate a beau jeu de répliquer à
Hippias que le beau, c’est aussi une belle jument1342., une belle lyre, une
belle marmite1343.. On ne définit pas une essence en exhibant un cas
particulier. De plus, à procéder ainsi, on tombe dans un cercle : car qu’est-
ce qui fait que la belle jeune fille est belle ? Ce n’est pas la jeune fille qui
nous permet d’accéder à l’idée de la beauté mais, à l’inverse, c’est la qualité
du beau qui fait de cette jeune fille une belle jeune fille1344.. Il n’est pas
impossible que Platon, qui considérait la beauté masculine comme
supérieure à la féminine et la beauté idéale comme infiniment supérieure à
la beauté physique ait voulu ridiculiser doublement Hippias par cette
réponse proposée. Par ailleurs, il y a une dimension « démocratique » dans
la réponse d’Hippias, quelque chose que Platon rejette résolument.
Le beau, c’est de l’or. Telle est la deuxième proposition d’Hippias1345..
Cette définition n’est guère meilleure que la précédente : comme elle, elle
ignore l’essence au profit du cas particulier, elle tombe même dans
l’empirie triviale. Socrate répond par l’exemple de la statue
chryséléphantine d’Athéna, œuvre de Phidias : si l’or était le beau par
excellence, une Athéna toute en or, avec des yeux et des mains en or, eût été
plus belle que l’Athéna telle qu’elle existe avec des parties de son corps en
ivoire1346.. Ou encore, pour remuer une purée de légumes, la meilleure
cuiller devrait être faite d’or plutôt que de bois1347..
La troisième définition n’est pas plus satisfaisante. « Ce qui toujours pour
tout le monde partout est le plus beau pour un homme, dit Hippias, c’est
d’être riche, d’être bien portant, d’être honoré par les Grecs, de parvenir à la
vieillesse, d’ensevelir dignement ses propres parents, d’être soi-même
enterré, dignement et magnifiquement, par ses propres enfants »1348.. On
passe donc ici à la notion de convenance — dont Socrate n’a aucun mal à
souligner le caractère relatif : le convenable, certes, fait paraître les choses
plus belles mais ce n’est pas parce que les choses paraissent plus belles
qu’elles le sont1349.. Ce moment de la discussion est évidemment décisif
lorsque l’on sait le rôle central joué par l’opposition entre l’essence et
l’apparence chez Platon. Par ailleurs, la troisième définition d’Hippias
introduit une idée nouvelle — celle de relation — qui sera au cœur des trois
définitions suivantes, proposées par Socrate.
La quatrième définition (la première, donc, présentée par Socrate) repose
sur la notion de fonction : des organes comme les yeux, le corps tout entier,
des machines, des instruments et même les actions et les lois sont beaux
dans la mesure où ils atteignent leur fin. Seulement l’objection ne va pas
tarder, elle sera d’ailleurs suggérée par la réplique d’Hippias qui a cru aller
dans le sens de la définition de Socrate en qualifiant de beau le pouvoir :
une chose, une action peuvent être mises au service de quelque chose de
mauvais. Or, comment le beau pourrait-il être cause du mal ?
L’inséparabilité du beau et du bien (qui joue chez Platon le rôle d’axiome
véritable) nous interdit de définir la beauté par l’utilité1350..
La cinquième définition déporte la relation du côté de la sensibilité : la
beauté est la cause de la joie des yeux et des oreilles1351.. Seulement, cette
joie n’est pas toujours le signe de la présence du bien. Dans La République
Platon évoque le désir irrépressible de voir, même les choses les plus
horribles.
Une sixième définition suggère par conséquent d’ajouter l’idée de profit,
donc celle de bien, à la joie que nous pouvons recevoir par la vue et par
l’ouïe mais cette détermination n’est guère plus satisfaisante que les
précédentes : on ne peut soumettre l’existence de la beauté à une relation
centrée sur l’être humain.
Il est d’usage d’appeler aporétiques les dialogues de jeunesse de Platon
qui, comme Hippias majeur, proposent des définitions insatisfaisantes, et il
est traditionnel de considérer négativement, comme des impasses pour la
pensée, leurs tentatives de définition. En fait, les dialogues aporétiques
contiennent toujours des résultats définitifs : par exemple, dans l’Hippias
majeur, l’inséparabilité du beau et du bien. En outre, ces dialogues ont une
fonction propédeutique : ils nous montrent à travers leurs impasses mêmes
la voie ultérieure et ultime des Idées.
C’est cette voie que parcourront les dialogues de la maturité. Le Timée dit
le monde beau parce que le démiurge qui l’a ordonné a tourné ses regards
vers son modèle éternel1352.. La Beauté est une Idée, c’est-à-dire une
forme (eidos) intelligible, éternelle, mais dont la transcendance n’est pas
inaccessible. Dans Le Banquet, Socrate rapporte la révélation que lui a faite
la prêtresse Diotime : l’âme effectue un double mouvement d’ascension du
sensible à l’intelligible et de généralisation du singulier à l’universel. Elle
commence par aimer un beau corps unique1353. mais déjà la sublimation
est à l’œuvre1354. puisque, dit Diotime, à cette occasion de beaux discours
sont engendrés. En fait, l’âme ne saurait s’attacher à la seule beauté sensible
— c’est immédiatement qu’elle est appelée au-delà. À partir de la
singularité du beau corps, l’âme apprend ensuite reconnaître la parenté des
beaux corps en général 1355. et, de là, à juger de la beauté des âmes. La
beauté de l’âme la conduit ensuite à reconnaître la beauté de ce qu’elle
possède, c’est-à-dire la connaissance1356.. Déjà, « l’immense océan du
beau »1357. s’étale devant elle, dès lors elle est prête à contempler le Beau
absolu, qui est celui de l’Idée et qui échappe aux vicissitudes du monde
éphémère. Cette reconnaissance ne représente pas pour l’âme une perte ou
un oubli de soi, bien au contraire1358., car c’est alors qu’elle peut
accomplir sa nature vertueuse1359..
Le Phèdre comme Le Banquet considère la beauté sensible comme
susceptible d’éveiller l’âme au souvenir de la beauté véritable1360..
Enseignement en apparence contredit par celui de La République, qui
enjoint le philosophe de se détourner des prestiges de ce monde. Ainsi
comprend-on que les iconophiles et les iconoclastes de Byzance se diront,
plus tard, pareillement fidèles à Platon. Le problème tient sans doute
d’abord à la qualité de l’âme : dans le Phèdre, contredisant la leçon déduite
du Ménon, Platon précise qu’il n’existe qu’un petit nombre d’âmes à
posséder le don du souvenir « dans la mesure voulue »1361.. Pour Platon,
l’idée du beau est le souvenir d’une vie antérieure où l’homme vivait dans
la compagnie des dieux1362.. La beauté est de nature divine et elle rappelle
à l’âme sa propre nature divine. Elle échappe au flux sensible des choses et
des êtres de ce lieu. Elle a une fonction analogique.
Dans un poème célèbre1363., Baudelaire fait dire à la Beauté son
immobilité absolue car l’émotion, ainsi que le dit l’étymologie (é-motion)
est un mouvement. Et pourtant, comme le soleil dont il a souvent été
l’expression1364., le Beau est ardent, et il communique son feu à celui qu’il
touche : dans Phèdre, Platon parle des effets de la Beauté en termes
physiologiques — chaleur, transpiration, frissons. Le Beau est le plus
puissant centre d’énergie.
La conception platonicienne de la beauté sera, grâce aux médiations
plotinienne et judéo-chrétienne, celle qui aura sur l’esthétique des vingt
siècles à venir l’influence la plus décisive.
 
B. La conception néoplatonicienne
 
De Platon, Plotin tire l’idée de beauté intelligible ; d’Aristote, celle
d’information1365.; du stoïcisme, celle de la beauté du cosmos1366..
L’auteur des Ennéades part de la conception ontologique, absolutiste,
platonicienne de la beauté : « Perdre de la beauté, c’est aussi manquer
d’être, écrit-il. Et c’est pourquoi l’être est objet de désir, parce qu’il est
identique au beau, et le beau est aimable parce qu’il est l’être. À quoi bon
chercher lequel est cause de l’autre, puisqu’il n’y a là qu’une seule nature »
?1367. Seulement, contrairement à Platon, Plotin ne conçoit pas le monde
des Idées comme séparé du monde visible1368.. Chez Plotin, le principe
qui définit la réalité d’une œuvre d’art n’est plus la mimèsis vouée à la
reproduction habile et vaine des réalités terrestres, mais la participation,
météxis, conçue désormais comme cause de l’activité artistique. Les arts ne
sont pas des imitations des objets visibles, ils font surgir en ceux-ci leur
origine1369.. Si l’artiste crée, ce n’est pas parce qu’il restitue les figures de
la réalité, même dans une idéale harmonie, mais parce qu’il se réfère à une
forme intérieure qu’il a dans son esprit, non en tant qu’expression de son
génie propre mais comme reflet d’un archétype de la beauté. Chez Plotin, le
terme kallos ne désigne pas une propriété appartenant à une forme
déterminée mais une participation à l’intelligible. C’est ce regard intérieur
qui fait l’art : « Reviens-en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la
beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il
enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de
belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui
est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas
de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se
manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré
»1370..
« Pourquoi, demande Plotin, tout ce qui se rattache à l’âme est-il beau ?
»1371.. Les sciences et les vertus, qui sont la connaissance et l’activité
idéale sont belles. Alors qu’un même corps peut être tantôt beau tantôt sans
beauté1372., une telle séparation entre l’être et la beauté n’est pas de mise
avec l’âme1373.. Plotin ne parle pas de la beauté des choses mais de la
beauté dans les choses. Le début de Ennéades I, 6 réfute la thèse (d’origine
stoïcienne) de la beauté comme symétrie, mesure et belles couleurs parce
que cette théorie suppose que la beauté est celle des choses mêmes. Plotin
déploie une conception expressive de la beauté : la beauté des choses
renvoie toujours à une beauté intelligible. Seulement, de l’une à l’autre, il y
a déperdition. La beauté des corps n’est que la trace d’une beauté
intelligible, celle de l’idée1374.. « La forme est la trace d’une réalité sans
forme »1375.. Plotin va jusqu’à écrire que la maison n’est belle que si l’on
fait abstraction des pierres ! « Enfuyons-nous (…) dans notre chère patrie »,
s’écrie-t-il après Platon1376.. La philosophie néoplatonicienne s’achève en
mystique. Refoulée par le christianisme, elle retrouvera à la Renaissance un
regain de force.
 
C. La conception onto-théologique de la beauté au Moyen Âge
 
Dans le traité (perdu) qu’il écrivit dans sa jeunesse, De pulchro et
apto1377., saint Augustin tenta une définition autoréférentielle du beau, en
le distinguant du convenable : dans les corps, il y a d’une part le beau qui
résulte de l’harmonie, d’autre part le convenable qui résulte d’un accord
exact avec autre chose, de même qu’une partie du corps est en harmonie
avec le tout auquel elle se rattache, comme une chaussure avec le pied
auquel elle s’adapte1378.. Saint Augustin définissait le beau comme ce qui
plaît par soi-même et le convenable comme ce qui plaît par son adaptation à
autre chose1379.. Mais, dira-t-il plus tard dans ses Confessions, il aimait
alors les beautés inférieures et allait à l’abîme1380.. La distinction entre ce
qui plaît en soi-même et ce qui plaît dans son adaptation à autre chose aura
des implications jusqu’à Kant.
Le Moyen Âge théologique aura un rapport à la beauté analogue à celui
qu’il aura à la vérité rationnelle — et c’est pourquoi l’esthétique médiévale,
si elle n’a pas été développée dans de vastes textes autonomes, représente
malgré tout une dimension centrale de la pensée de cette période.
À partir de la dualité de la beauté sensible et de la beauté intelligible, trois
positions étaient possibles : a) la beauté sensible est un écran qui empêche
d’accéder à la beauté intelligible, il convient donc de s’en détourner ; b) la
beauté sensible est la manifestation de la splendeur divine, il convient donc
de la chanter ; c) la beauté sensible est l’expression de la beauté intelligible,
il convient donc de l’aimer, tout en la considérant seulement comme un
moyen d’accéder à la beauté véritable.
La distinction/opposition entre beauté extérieure et beauté intérieure est un
thème récurrent au Moyen Âge. Philon d’Alexandrie a été à l’origine d’une
lecture systématiquement allégorique de la Bible. C’est grâce à elle qu’un
livre aussi brûlant d’érotisme que le Cantique des cantiques, attribué au roi
Salomon, fut accepté1381. : l’Époux symbolise Dieu ou le Christ, l’Épouse
représente l’Église ou l’âme, l’amour sensible figure l’amour spirituel, tout
est sublimé. Mais c’est au nom de la beauté spirituelle, seule légitime, que
l’art cistercien a banni l’ornementation de ses églises : « Nous autres,
moines, disait saint Bernard (…), tenons pour du fumier toute beauté
resplendissante au regard, toute sonorité caressante pour l’oreille »1382..
Les iconoclasmes byzantin et musulman — précédés par le judaïque —
récusent semblablement la beauté sensible au profit de la beauté divine. Un
hadith de Mahomet dit qu’Allah est beau et qu’il aime la beauté, seulement
la beauté d’Allah est tout idéelle ; elle n’a rien de sensible. En terre d’islam,
la beauté physique est cachée (le voile sur le visage des femmes) ou brisée
(les statues cassées), ou alors elle investit les constructions et les objets de
la vie quotidienne, non figuratifs par définition.
Le catholicisme connut les mêmes débats mais sut échapper à la tentation
de la solution extrême. L’accueil favorable qu’il réserva à la beauté
apparente doit se comprendre dans le cadre de la lutte qui l’opposa, depuis
les premiers siècles, au dualisme. Le dualisme fut, en effet, une tentation
constante du christianisme : saint Augustin, d’abord attiré par le
manichéisme, le combattit vigoureusement par la suite. Du point de vue du
dualisme, le mal n’est pas accidentel (introduit dans le monde à partir du
péché originel), mais consubstantiel au monde. C’est pour sauver la bonté et
la beauté de la création divine que la scolastique développera la théorie des
transcendantaux : l’unité, la vérité, la bonté ne sont pas des attributs
contingents de l’être mais ses conditions concomitantes. Les
transcendantaux, à la différence des catégories, sont convertibles dans
l’être. De plus, ils sont identifiables les uns aux autres, ce que ne sont pas
les catégories1383.. Enfin, ils ne restent pas dans une inaccessibilité de
l’intelligible. Malgré ce cadre spéculatif, le Moyen Âge a été partagé, voire
déchiré entre l’exaltation de la beauté comme signe de la splendeur divine,
et la dénonciation de la beauté comme voile de cette splendeur. Il a
généralement adopté une conception allégorique de la beauté, à l’instar d’un
Hugues de Saint-Victor qui usait de cette comparaison : de même qu’un
illettré, s’il voyait un livre ouvert, n’y regarderait que les enluminures sans
en comprendre les lettres, ainsi l’homme charnel et insensé qui ne perçoit
pas les choses de Dieu n’est attiré dans la Bible que par la beauté poétique
de ses fables1384..
Aux déterminations de la beauté donnée par les philosophes de
l’Antiquité, le Moyen Âge, à partir d’Isidore de Séville, ajoute la parure.
C’est la parure ou ornement qui traduit la venustas. Ainsi les astres sont-ils
dits la parure des cieux. La parure en art est ce qui s’ajoute à la fonction de
l’objet pour la délectation de l’œil et de l’oreille. En architecture,
l’ornement n’est pas nécessaire à la stabilité de l’édifice, en rhétorique, il
n’est pas indispensable à la compréhension de l’idée, en musique, il ne brise
pas la mélodie principale. On comprend que ce luxe ait été aussi l’objet
d’une censure sévère : le chant grégorien n’admet ni voix de femme ni
instruments et il privilégie la consonance quand il quitte l’unisson, les
églises cisterciennes refusent toute ornementation qui pourrait distraire le
moine ou le fidèle de sa prière.
Voici ce qu’écrit en revanche Guillaume d’Auvergne : « Une fois que tu
auras porté tes regards sur les ornements et sur les aspects magnifiques de
l’univers, tu découvriras que cet univers-là peut faire penser à quelque
ravissant cantique (…) et tu verras que les autres créatures, par la vertu de
leur diversité (…) s’accordant en une extraordinaire harmonie, forment un
concert au charme extraordinaire »1385.. Face aux contempteurs de la
beauté visible, il y aura ceux qui, comme l’abbé Suger, pensent que rien ne
saurait être trop beau pour célébrer la splendeur divine1386..
Pour Thomas d’Aquin comme pour Platon, une forme n’est pas belle
parce que nous l’aimons mais nous l’aimons parce qu’elle est belle. Notre
volonté, en effet, n’est pas créatrice des choses et de leurs qualités, à l’instar
de celle de Dieu qui rend beau tout ce qu’elle aime, elle est, à l’inverse,
déterminée par les qualités des formes et les aime parce qu’elle y découvre
la beauté1387.. L’esthétique thomiste entend prouver la contemplabilité
esthétique d’une forme quelle qu’elle soit, terrestre et surnaturelle, naturelle
et artistique mais aussi la prééminence des substances naturelles sur les
formes artificielles et, par voie de conséquence, des créations divines sur les
productions humaines, étant donné que ces dernières ne sont belles que
selon un sens superficiel, et que leur valeur esthétique pâtit, pour ainsi dire,
d’un manque d’épaisseur ontologique1388..
 
D. Hegel et la réalisation sensible de l’absolu comme Idéal
 
Hegel définit le beau comme la synthèse de « l’universalité métaphysique
» et de « la détermination de la particularité »1389.. Cette unité du concept
et de la réalité constitue, dit-il, la définition abstraite de l’idée1390.. Le
beau se détermine comme « l’apparence sensible de l’idée »1391.. De
même que, dans l’économie générale de l’Encyclopédie des sciences
philosophiques, l’art est la manifestation sensible de l’Esprit absolu, le beau
est la manifestation sensible de l’idée.
C’est parce que le beau réalise cette synthèse que l’entendement ne peut le
comprendre en soi et pour soi1392.. Hegel donne de cet échec une raison
qui n’est pas classique : il n’invoque ni le caractère ineffable du beau, ni
son infinité, mais sa dimension de totalité que l’entendement est inapte à
saisir.
Au beau artistique, qui unit l’universalité du concept à la singularité
déterminée de la réalité sensible, Hegel réserve le nom d’idéal. Il existe
bien, aux yeux de Hegel, une beauté naturelle, mais c’est précisément
l’insuffisance de celle-ci qui fait apparaître la nécessité du beau artistique,
de l’idéal. Cette thèse place Hegel aux antipodes de celle soutenue par la
plupart des penseurs et artistes de la génération romantique, à laquelle il
participe par ailleurs.
Comme il existe trois types d’art — symbolique, classique et
romantique1393. —, il existe trois types de beau. Le beau symbolique
manifeste une inadéquation entre la forme et le contenu de l’œuvre : il tend
soit vers la simplicité abstraite de la géométrie (la pyramide égyptienne),
soit vers la prolifération arbitraire et confuse des motifs (le temple hindou).
Le beau classique quant à lui manifeste la réconciliation de la forme et du
contenu de l’œuvre — la sculpture grecque est sa réalisation parfaite. Le
beau romantique manifeste à nouveau (et non de nouveau) le divorce de la
forme et du contenu mais, à la différence du beau symbolique qui souffrait
de ne pouvoir atteindre l’infini substantiel, la forme du beau romantique
pâtit de ne pouvoir exprimer dans sa totalité l’infini spirituel, qui est le
véritable infini. De cet échec de l’art à exprimer l’infini de l’esprit, vient
fatalement la dissolution (Auflösung) de l’art — expression traduite par «
mort de l’art » — et donc le passage à la religion, qui constitue le deuxième
moment de l’Esprit absolu.
Les trois périodes de l’art correspondent chacune à un moment de la
présentation de l’Idéal, donc à autant de façons de se rapporter à l’Idée
absolue comme contenu. L’art symbolique exprime une tension vers l’Idéal.
L’art classique atteint l’Idéal comme individualisation harmonieuse de
l’esprit. L’art romantique connaît déjà un dépassement de l’Idéal : la
coïncidence harmonieuse de l’intériorité et de l’extériorité, caractéristique
de l’art classique, n’y est plus effective, l’esprit ne trouve plus aucune
possibilité de manifestation dans l’extériorité ; la forme y est coupée du
contenu (c’est-à-dire de l’Idée), et la subjectivité doit suppléer cette
inadéquation par le sentiment intérieur que réalisera adéquatement la
religion par la représentation et plus encore la philosophie par le concept.
 
E. L’Idée schopenhauérienne
 
Schopenhauer définit comme beau tout objet qui, par sa structure, exprime
non seulement son caractère singulier mais l’idée de son espèce. L’objet
beau nous donne l’intuition de ce qui est général tandis que la pensée ne
nous en fournit que le concept. Mais il y a des degrés dans la beauté et les
formes les plus belles sont celles qui révèlent une espèce où la Volonté a
atteint un plus haut degré d’objectivité1394.. Il n’y a pas d’espèces vivantes
où la Volonté soit plus réfléchie et sente davantage son identité avec la
substance de tous les êtres que dans l’humanité. C’est donc l’homme qui
avant tout nous donne le sentiment de la beauté. Il la donne par son corps
qui traduit cette Volonté ; il la donne aussi par son âme consciente. Cette
destinée qui nous est faite, de ne pouvoir succomber d’une mort nécessaire
sans y avoir contribué par la pensée, voilà qui nous donne l’émotion de la
beauté élevée jusqu’au sublime.
À l’opposé de Platon, Schopenhauer voit dans la beauté ce qui nous
détourne de l’instinct de reproduction, qui est l’expression en nous de la
Volonté. La beauté est l’expression de la reconnaissance d’une Idée dans
l’objet (et non d’une chose particulière)1395. et donc d’une libération vis-à-
vis du principe de raison1396. qui gouverne notre pensée et vis-à-vis de
notre volonté qui gouverne notre existence. Un objet insignifiant prend le
caractère de la beauté dès lors qu’il est contemplé d’une manière purement
objective, indépendamment de la volonté1397..
 
 
2. L’unité de toutes les valeurs
 
L’universalité du beau chez Platon ne tient pas à sa (re)connaissance mais
à son application. Le beau est avec le bien la notion platonicienne dont le
champ d’extension est le plus vaste : il existe de beaux objets, de beaux
corps, de beaux discours, de belles pensées et de belles actions. On hésitera
néanmoins à appliquer le terme d’esthétisme à la philosophie de Platon. La
notion est apparue au XIXe siècle et renvoie à la tendance (dominante chez
les artistes de cette époque) à rabattre l’ensemble des valeurs sur celles de
beauté et d’agrément. Or l’esthétisme, dépourvu de toute transcendance,
plaidait pour une beauté amorale, sinon immorale, et cela suffirait à le
placer aux antipodes du platonisme. Le terme de pancalisme, forgé par J. M.
Baldwin pour désigner une doctrine qui fait de la Beauté la valeur suprême
dont dérivent les autres, conviendrait mieux.
Les Grecs (et pas seulement Platon) englobaient dans le Beau les autres
grandes valeurs, morale, du Bien et logique, du Vrai1398.. Il reste des traces
de cette conception dans notre vocabulaire usuel1399.. Cette conception
définit l’idéal classique : il existe une beauté objective que l’artiste traduit
par les moyens de son art ; le goût n’est pas une appréciation personnelle
mais la reconnaissance objective de cette beauté. De même qu’il y a une
évidence (Descartes) et une nécessité (Spinoza) du vrai qui fait que, face à
ce dernier, nous ne pouvons pas faire autrement que de le reconnaître
comme tel, il y a une évidence du beau qui ne peut être contestée1400..
Dans le mythe de l’attelage ailé, l’un des chevaux est décrit comme beau
et bon1401.. La langue grecque dispose d’un terme particulier pour
désigner cette unité du beau et du bien : kalokagathia. Kalokagathos est le «
bel et bon ».
La langue commune témoigne de l’extension indéfinie des valeurs
attachées à l’adjectif « beau », et qui varient selon le contexte. Ainsi
l’adjectif « beau » implique-t-il la supériorité morale1402. ou
intellectuelle1403., la bienséance1404., la grandeur1405.,
l’adaptation1406., le calme brillant1407.. Il peut même désigner des choses
qui sont laides comme la flatterie1408., le malaise1409., la maladie1410., le
vice1411., l’impuissance1412.... Même dans ces derniers usages, négatifs,
du terme, subsiste l’idée d’exception.
C’est parce que le beau ne peut être le moyen du mal1413. que Platon
dans Hippias mineur1414. se refusait à définir la beauté par l’utilité. Mais
faire du beau le moyen du bien nous place devant cette difficulté : la
relation de moyen à fin interdit l’identification car si le beau est le moyen
du bien, alors la beauté n’est pas bonne. Platon dit du Beau qu’il est l’éclat
du Bien. Le Beau n’est pas identique au Bien mais il représente sa lumière,
ce qui le rend éminemment désirable. Ainsi le soleil du mythe de la
caverne, qui symbolise l’Idée de Bien, rayonne la beauté : le Beau est
littéralement la lumière du Bien. Dans Philèbe1415. Platon dit que si l’on
tente de saisir le bien, il se réfugie dans le beau. Le beau est l’épiphanie du
bien, il possède une immédiateté que le bien ignore. C’est pourquoi il
assure la médiation entre l’Idée et son expression sensible.
Le Bien est beau, dit Plotin1416., c’est pourquoi il est désiré. Cela étant, à
la fin de son Ennéade I, 6, Plotin distingue plus nettement le Bien et le Beau
qu’il ne l’avait fait jusque-là : « le premier principe est le Beau ; mais si
l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu
des idées, du Bien qui est au-delà du Beau et qui en est la source et le
principe. Sinon on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et
même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible »1417..
« Pouvons-nous aimer autre chose que le beau ? », interroge pour sa part
saint Augustin1418.. Mais dans un autre texte1419. l’évêque d’Hippone
écrit : « Il est certain que nous ne pouvons aimer qu’une chose et c’est le
bien ». Palinodie ? Certes non. Il y a pour saint Augustin comme pour
Platon identité du beau et du bien.
La pensée médiévale balancera pareillement entre l’idée d’identité (le
Beau est Bien, le Bien est Beau) et celle de manifestation (le Beau est
l’éclat du Bien). Saint Bonaventure rapporte trois des quatre causes
aristotéliciennes1420. aux transcendantaux : l’Un se rapporte à la cause
efficiente, le Vrai à la cause formelle, le Bien à la cause finale ; quant au
Beau, il embrasse l’ensemble des causes et leur est commun. Le Beau en
effet touche toute cause.
Bien plus tard, dans sa Recherche sur l’origine de nos idées de beauté et
de vertu (1725), Francis Hutcheson reprend l’idée platonicienne d’une
identité du beau et du bien en même temps qu’il en affirme l’idée éternelle.
À la même époque, la notion de sens commun (sensus communis en latin)
sert à désigner (chez Shaftesbury, par exemple) l’origine commune de la
faculté de juger esthétique et morale. Shaftesbury dit en ce sens : « All
beauty is true ». La relation du Beau et du Vrai est dans la tradition
platonicienne pensée de manière analogue à la relation du Beau et du Bien.
Thomas d’Aquin rapportait le beau à la faculté cognitive parce que les
choses belles sont offertes à la vue et que la vue est par excellence le sens
intellectuel. Le bon quant à lui se rapporte à la faculté appétitive. « Le beau
est identique au bien ; leur seule différence procède d’une vue de la raison
», écrit Thomas d’Aquin1421.. Le bien étant ce que tous les êtres désirent, il
lui appartient, par sa raison de bien, d’apaiser le désir tandis qu’il appartient
à la raison de beau d’apaiser le désir qu’on a de le voir ou de le connaître.
C’est pourquoi les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux qui
procurent le plus de connaissances comme la vue et l’ouïe mises au service
de la raison1422..
Un chapitre de la Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de
la vertu, s’intitule « De la beauté des théorèmes ». Les termes de beauté et
d’élégance reviennent très souvent sous la plume des mathématiciens. La
solution d’un problème n’est pas seulement vraie, elle est belle. Souvent
cette « beauté » est considérée comme un critère logique : entre deux
solutions également vraies, la plus belle sera préférée. Le physicien Dirac
disait avoir été dans ses travaux surtout guidé par la beauté de la théorie :
l’équation qui induit l’existence des antiparticules de masse négative réalise
une symétrie dont la valeur remonte aux premiers âges classiques de la
Grèce antique.
 
 
3. La promesse du bonheur
 
« Promesse du bonheur »1423., l’expression est de Stendhal, Nietzsche la
cite et l’approuve contre l’idée kantienne de désintéressement
esthétique1424..
« A thing of beauty is a joy for ever », disait Keats1425.. Toute jouissance
est fusion, toute douleur, séparation. La beauté est le signe d’une jouissance
anticipée née de l’idée d’une unité paisible avec autrui, la nature, ou Dieu.
Goethe a écrit que celui qui a réalisé en lui le goût de la beauté ne craint
rien du souffle du mal, qu’il vit en accord avec lui-même et avec
l’humanité. C’est probablement dans ce sens d’unité qu’il convient de
comprendre le mot de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde ».
Dans Le Songe de Poliphile, un roman platonicien allégorique de
Francesco Colonna (1499), Poliphile doit choisir entre la gloire terrestre, la
félicité céleste ou la beauté. C’est vers la beauté qu’il décide de s’avancer et
c’est elle qu’il se promet de servir. De même, Pâris, ayant eu à élire une
déesse, avait donné la pomme à celle, Aphrodite, qui lui offrait la beauté
dans la personne d’Hélène. On peut interpréter le choix de Pâris de manière
platonicienne.
Le pouvoir d’unité de la beauté ne vient pas seulement de ce qu’elle
supprime la douleur de la séparation mais aussi de ce qu’elle tend à rendre
semblable à elle ceux qu’elle touche : l’homme amoureux est beau
(sublimation) et il rend belle la femme qu’il aime (cristallisation)1426..
Comme la lumière rend lumineux, la beauté embellit l’âme, elle rend beaux
ceux qui la contemplent : « Jamais, écrit Plotin, un œil ne verrait le soleil
sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être
belle »1427.. Dans l’Ennéade consacrée à la Beauté intelligible, Plotin dit
que « le voir comme une chose différente de soi, ce n’est pas encore être
dans le Beau ; devenir le Beau, voilà surtout ce qui est être dans le Beau
»1428.. L’identification de ce qui voit à ce qu’il voit est centrale dans la
pensée de Plotin. À la limite, il ne s’agit plus ici de contemplation ni même
d’expérience esthétique (celle-ci supposant toujours une distance, une
séparation). « Toute âme est une Aphrodite »1429. écrit magnifiquement
Plotin. Sans doute l’homme moderne a-t-il perdu le sens de cette
identification1430..
 
 
II. LA BEAUTÉ COMME CATÉGORIE ESTHÉTIQUE
 
Les termes de « beau » et de « beauté » dérivent du latin bellus, diminutif
familier de bonus, joli, gracieux, charmant, qui qualifiait surtout les femmes
et les enfants par opposition à pulcher et à decorus, qui qualifiaient des
beautés plus graves. La langue française a donc hérité du degré inférieur —
mais cela ne l’a pas empêchée de garder l’idée de supériorité du beau sur le
joli, le gracieux, le charmant, qui peuvent être rangés sous la catégorie de
l’agrément1431.. Avec eux, la séduction est immédiate et éphémère ; elle
n’exige ni connaissance ni expérience. Dans l’optique rationaliste classique,
ceux qui réduisaient la beauté aux sentiments subjectifs la confondaient
avec ces catégories inférieures.
Au joli manque le mystère. Le joli semble épuisé au premier regard ; l’œil
ne revient pas sur lui. Le joli est décoratif — ce que le beau, lorsqu’il l’est
(et il ne l’est pas toujours) n’est jamais simplement. Un bibelot a beau être
joli, il ne sera pas beau au point d’être une œuvre d’art1432.. La différence
vaut ailleurs que dans l’art1433..
La beauté prise comme catégorie esthétique (et non plus, ou plus
seulement, ontologique) peut être philosophiquement comprise de trois
manières : a) comme une réalité objective, indépendante du sentiment
subjectif ; b) comme une réalité subjective, inséparable du goût qui la
constitue ; c) comme une synthèse des deux précédents points de vue.
Il y a d’abord deux conceptions opposées de la beauté : selon l’une
(classique, objectiviste), la beauté est affaire de raison, le goût réside dans
la perception de rapports déterminés (mesure, ordre, règles, harmonie) ;
selon l’autre (moderne, subjectiviste), la beauté est affaire de sentiment, le
goût réside dans la perception libre de rapports indéterminés. L’esthétique
kantienne réalise une synthèse entre ces deux points de vue.
 
 
1. Le point de vue objectiviste : les critères de la beauté
 
Une chose n’est pas belle parce qu’elle plaît, dit saint Augustin, elle plaît
parce qu’elle est belle. Tel est le point de vue objectiviste en esthétique —
parallèle à celui qui prévalait en logique (existence d’une vérité objective)
et en morale (existence d’un bien objectif).
La thèse selon laquelle il existe une beauté indépendamment de la
représentation que l’on peut s’en faire implique la question des critères (à
quoi reconnaît-on la beauté ?) et celle des règles (comment atteint-on la
beauté ?). L’âge classique fut par excellence celui des règles et des critères
en matière esthétique. N’allons pas imaginer, néanmoins, une uniformité
des conceptions et des pratiques. La notion du « je ne sais quoi » héritée des
Italiens et très présente à l’âge classique est une objection à l’idée même de
critère en matière esthétique. Elle renvoie le charme à son ineffable mystère
— que la poésie, plutôt que la pensée, serait susceptible non de traduire
mais de suggérer. Il y eut, par ailleurs, à l’âge classique, une véritable
dialectique de la règle et du goût au sujet de la beauté : la règle fait le goût
mais le goût fait la règle.
Le critère est le signe d’une conception déterminée, il définit une essence.
Platon a été à l’origine des deux valeurs qui, pour plus de deux mille ans,
ont configuré la beauté : la splendeur, diffusée par l’éclat de la
lumière1434., et l’harmonie de la forme et du calcul1435.. À ces deux
critères qu’il traduit en latin respectivement par claritas1436. (la luminosité
de l’ordre), et par proportio ou encore par consonantia (l’harmonie entre les
parties et la convenance de la matière à la forme), Thomas d’Aquin, inspiré
par Aristote, ajoute l’integritas ou perfectio, la réalisation achevée de ce
que la chose devrait être.
À ces trois critères, il convient d’associer (également présent chez
Platon1437.) celui de variété, plus équivoque.
 
A. L’évidence splendide
 
On a dit de la beauté qu’elle est la gloire de l’apparence. Hutcheson
différenciait la beauté originelle ou absolue que nous percevons dans les
objets sans les comparer à rien d’extérieur et la beauté relative ou
comparative que nous percevons dans les objets considérés comme des
imitations ou des ressemblances à quelque chose d’autre. La beauté du
corps « est une qualité qui devient sensible dès la première impression,
disait Plotin ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît,
elle l’accueille et en quelque manière, s’y ajuste. Mais quand elle reçoit
l’impression de la laideur, elle s’agite ; elle la refuse »1438..
Dans Ennéades I, 6 Plotin cherche à comprendre pourquoi on juge belles
les couleurs et la lumière du soleil ou la splendeur des astres nocturnes qui
sont simples et ne tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. La
réponse à laquelle il s’arrête est que la beauté d’une couleur simple lui vient
d’une forme qui domine l’obscurité de la matière, et de la présence d’une
lumière incorporelle qui est raison et idée. D’où la beauté du feu, qui brille
comme une idée1439.. Cette observation prend sens dans la philosophie
néoplatonicienne pour qui la matière est l’ultime stade dégradé d’une
descente par émanation1440. d’un Un inaccessible et suprême1441.. Aussi
ne peut-on attribuer cette lumière qui resplendit sur la matière qu’au reflet
du Un dont elle émane. Dieu s’identifie donc à la splendeur d’une sorte de
courant lumineux qui parcourt tout l’univers.
La création des êtres et des choses racontée par la Genèse est un acte
silencieux. Or pour créer la lumière, Dieu dit. C’est la lumière et elle seule,
manifestation visible de l’esprit, qui permet à la masse informe du ciel et de
la terre de prendre corps en formes multiples1442.. Les attributs de la
beauté sont aussi ceux de la lumière : la force1443., l’éclat, la splendeur, le
rayonnement.
Le Moyen Âge distinguait deux lumières : lux, la lumière divine et lumen,
son expression sensible, dont le soleil est le centre. La splendeur des vitraux
gothiques vient de ce qu’elle fait de Dieu le vrai peintre par le moyen des
rayons du soleil en guise de pinceau. Pour les théologiens médiévaux, la
lumière est littéralement la splendeur de Dieu. Elle n’est pas seulement la
cause externe de l’apparition des choses colorées mais leur cause formelle
ou constitutive, c’est-à-dire la substance même de la beauté. Le beau est
l’évidence de ce qui est vu dans et par la lumière.
 
B. L’intégrité parfaite
 
L’idée selon laquelle la beauté constitue un tout achevé, parfait (téléios) a
été pour la première fois développée par Aristote à partir de Pythagore et de
Platon. L’esthétique classique sera, par excellence, une esthétique de
l’achèvement. Encore au XIXe siècle, on parlera du fini d’un tableau. Ce
n’est que peu à peu que l’on admettra la beauté (voire la supériorité) de
l’inachevé. L’inachevé induit inconsciemment l’idée de mort (en art, tout
échec est ressenti comme un signe de mort). Si pour les Grecs, un enfant est
moins beau qu’un adulte, c’est parce qu’il est « inachevé ».
Le concept de perfection impliquait celui de nécessité — la perfection
d’une chose se mesurant à la nécessité de son état. Rien n’est pire, en
esthétique, que l’impression de contingence et d’arbitraire. C’est par où
l’intégrité (le fait de constituer un tout achevé) s’articule avec l’évidence :
face au beau, la réaction ne peut qu’être : cela n’aurait jamais pu être
autrement !
L’unité constitue la forme et l’essence du beau en tout genre, disait saint
Augustin. L’esthétique classique récuse et refuse le disparate : le manque
d’unité est un signe de ratage, un ensemble hétéroclite échouerait à
constituer un tout et ne pourrait être que laid1444..
L’esthétique qui se met en place à la Renaissance fait de l’intégrité le
premier critère de la beauté. Alberti reprend à son compte la définition de la
beauté comme perfection telle que nous l’avons déjà vu formulée par Plotin
: « La beauté est une certaine harmonie rationnelle de l’universalité des
parties, telle que toute adjonction, toute suppression ou tout changement ne
puisse que nuire à l’ensemble »1445.. Cette formulation revient à définir la
beauté de manière négative. Est-ce à dire qu’il n’y aurait place que pour une
esthétique « apophatique », comme il y a eu, aux premiers siècles du
christianisme, une théologie négative « apophatique » prenant son parti de
ne nommer l’absolu, l’infini, le tout (Dieu) que par l’absence de qualités
forcément insuffisantes ? Affirmer qu’un objet est beau quand il est tel que
tout changement serait une atteinte à son harmonie épuise-t-il l’idée de
beauté ?
Au tout début de son grand ouvrage sur l’architecture, Palladio reprend
une définition classique de la beauté : « La beauté résultera de la forme et
de la correspondance du tout aux parties, des parties entre elles, et de celles-
ci au tout, de sorte que l’édifice apparaisse comme un corps entier et bien
défini dans lequel chaque membre convient aux autres et où tous les
membres sont nécessaires à ce que l’on a voulu faire ». Cette fois,
l’harmonie est définie affirmativement. Il ne s’agit plus de soumettre la
beauté au test d’une possible catastrophe — fût-elle mentale — mais de
déterminer positivement les critères d’une harmonie réalisée. Ce qui
introduit à la véritable invention théorique d’Alberti — au concept de
concinnitas.
L’usage de ce terme est attesté chez Cicéron, mais il ne renvoie qu’à un
élément très particulier de l’art rhétorique — l’arrangement symétrique des
mots ou des membres de phrases. Chez Sénèque, concinnitas sera même
employé dans un sens péjoratif d’ajustement apprêté, artificiel. Alberti fait
de la concinnitas non seulement le concept nodal de son esthétique, mais
encore, il l’écrit lui-même, « la loi fondamentale et la plus rigoureuse de la
nature ». On pourrait traduire par harmonie synthétique ce concept dont
Alberti nous dit1446. qu’il désigne une qualité résultant de la connexion de
trois éléments : le numerus, la finitio, et la collocatio. Le numerus est
l’harmonie de la quantité ; la finitio est l’harmonie de la qualité (unité de
style, équilibre des lignes) ; la collocatio est l’harmonie de la relation et
concerne les rapports de position (site, place respective des parties). Donc,
trois touts, quantitatif, qualitatif, relationnel définissent la concinnitas
comme leur totalisation. Dans le domaine musical, les trois catégories
correspondraient au rythme, à la mélodie et à l’harmonie. Seulement, dans
le passage cité plus haut, Alberti ne définit pas la concinnitas comme la
simple somme des trois éléments, mais comme la qualité résultant de leur
union. La beauté n’est donc pas un caractère objectivement déterminable
comme la grandeur d’un monument peut l’être, mais la qualité émergente
d’une œuvre dès lors que les trois caractères de numerus, de finitio, et de
collocatio s’y trouveraient.
Plus tard, durant la période préromantique dite Sturm und Drang, K.P.
Moritz dans son essai Sur le concept d’achevé en soi tâchera d’unifier
l’esthétique sous ce concept d’achèvement. Dans un autre essai intitulé «
Sur l’imitation formatrice du beau », K.P. Moritz définit le beau comme un
« tout consistant pour soi » — ce que ne saurait être l’utile dont le sens
vient de l’extériorité1447. — mais un Tout consistant pour soi susceptible
d’être embrassé par les sens externes ou l’imagination : si l’État peut être
dit Tout consistant pour soi, il ne peut être que pensé par notre entendement,
aussi ne peut-il être dit « beau »1448.. L’œuvre de l’artiste, comme totalité,
représente en petit le grand Tout de la nature et sa beauté donne une
idée1449. de la beauté de celui-ci. Seulement, à partir du romantisme,
l’exigence de variété poussée jusqu’à la coexistence des contraires primera
sur celle d’unité. Désormais, la force remplacera la forme, et l’éclat
changera de sens en passant de la lumière au fragment.
 
C. L’harmonie et la mesure
 
Tous les hommes aiment naturellement la beauté, écrit Malebranche, parce
que « toute beauté, du moins celle qui est l’objet de l’esprit, est visiblement
une imitation de l’ordre »1450.. Il faut bien que nous ayons un sens de
l’harmonie, a remarqué Francis Hutcheson, pour juger beaux des jardins,
des maisons et des vêtements, sinon nous nous contenterions de les
considérer comme utiles ou agréables1451..
« Harmonie » et « mesure » sont les concepts les plus synthétiques de la
conception classique, d’origine grecque, du beau parce qu’ils renvoient
aussi bien au registre du quantitatif (le nombre) qu’à celui du qualitatif,
aussi bien à la raison qu’à la sensibilité, aussi bien aux formations de la
nature qu’aux formes de l’art.
C’est Pythagore qui donna au mot de kosmos le sens de monde. Chez lui,
cosmologie, arithmologie et découverte de la gamme (dite justement
pythagoricienne) sont associées1452..
Dans Hippias majeur, Platon pose la question de savoir si l’harmonie, qui
constitue l’essence du beau, est celle du tout, ou bien si elle est celle des
relations entre les parties du tout, ou bien encore si elle est celle des
relations entre les parties et le tout. Le problème du « qu’est-ce que le beau
? » devient : « qu’est-ce qui est beau dans le beau ? » — ce qui est en jeu
est ni plus ni moins le statut ontologique de la perfection.
Ce qui possède une forme, disait Aristote, est un tout, c’est-à-dire une
chose qui a un commencement, un milieu et une fin, une totalité finie et
séparée des autres. De plus, « le bel animal et toute belle chose composée
de parties suppose non seulement de l’ordre dans ses parties mais encore
une étendue qui n’est pas n’importe laquelle, car la beauté réside dans
l’étendue et dans l’ordre »1453.. C’est la raison pour laquelle une belle
chose ne saurait être ni minuscule ni colossale : sa totalité nous échapperait,
donc sa forme. Par là on constate qu’il n’y a, selon l’esthétique classique,
pas d’art sans mesure, en quelque sens que l’on prenne le terme. Aristote
fait de la mesure (au sens de « moyenne ») le caractère nécessaire de la
beauté et il tire argument des êtres de la nature : « La beauté réside dans
l’étendue et dans l’ordonnance ; c’est pourquoi un être vivant ne saurait être
beau s’il est très petit (car le regard s’abîme dans la confusion, lorsque sa
durée confine à l’imperceptible) ni s’il est très grand (car le regard ne peut
l’embrasser d’un seul coup, en sorte que l’unité de l’ensemble échappe au
regard des spectateurs) ; qu’on imagine par exemple un être qui mesurerait
10 000 stades… »1454..
Kosmos en grec désignait d’abord la belle parure, la coiffe des femmes. Il
en est resté notre « cosmétique ». Mais kosmos, c’est aussi depuis
Pythagore l’univers en tant qu’harmonieux et ordonné. Pour les Grecs, la
beauté est la visibilité de l’ordre. « Beau » se dit formosus en latin. Il n’y a
pas de beauté sans forme. Le chaos est laid, parce qu’informe.
La définition qu’Alberti donne de la beauté dans son traité d’architecture «
une certaine harmonie régulière entre toutes les parties d’une chose,
harmonie d’une espèce telle que rien ne pourrait être ôté ou ajouté ou
changé en elle sans qu’elle ait aussitôt moins de charme »1455. montre
l’inséparabilité des critères d’unité, d’intégrité et d’harmonie dans le cadre
de l’esthétique classique. Les Grecs attribuaient une valeur proprement
magique à certains nombres et la beauté était pour eux une proportion
numérique rendue concrète. Un temple et une statue étaient conçus comme
beaux dès lors qu’ils manifestaient l’objective harmonie du cosmos. Un
temple était construit à partir d’un ensemble de modules ; la statuaire
observait des règles précises, appelées canon (celui de Polyclète était le
plus fameux).
C’est au mathématicien italien de la Renaissance Luca Pacioli que l’on
doit l’expression de « divine proportion » pour désigner la sectio aurea, la
section d’or. Cette proportion, analysée par Euclide au livre VI des
Éléments est remarquable en ce que le rapport entre le petit et le grand
segment est le même qu’entre l’ensemble et le grand. Traduction esthétique
: pour qu’un tout partagé en parties inégales paraisse beau, il suffit qu’entre
la petite partie et la grande, il y ait le même rapport qu’entre la grande et le
tout1456.. Ainsi, selon le canon classique en vigueur, le rapport de la
hauteur totale du corps humain à la hauteur du nombril devait être égal au
nombre d’or (1,618…). Ce nombre d’or, égal à 1+Ö5/2, définit un rectangle
idéal à partir d’un côté de carré 11457..
Certes, on peut distinguer symétrie et harmonie en fonction des langages
artistiques1458. — il n’existe cependant pas moins de symétrie musicale
que d’harmonie plastique. La summétria est la relation de convenance qui
existe entre les parties elles-mêmes et l’œuvre comme totalité. La
convenance la plus simple — celle qui a donné le concept de symétrie —
est l’égalité. Il y a symétrie lorsqu’une partie est l’image de l’autre.
La proportion a une extension plus large que la symétrie. Toute symétrie
est proportion mais toute proportion n’est pas symétrie : la proportion peut,
en effet, être dissymétrique. On comprend ainsi la remarque singulièrement
pénétrante de Pascal : « Symétrie fondée sur la figure de l’homme, d’où il
arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur ». C’est, en effet, du corps
que vient la symétrie qui servira à définir la beauté : jamais une rivière,
presque jamais une montagne ne sont symétriques. La symétrie apparaît
avec l’organisme végétal et animal1459., et la nature naturante est
l’architecte de cette beauté.
La notion de summétria a été remise en question par Plotin : un visage de
mort, avant que la corruption ne l’entame, a gardé sa forme intacte, et
pourtant il a perdu sa beauté en perdant sa vie. En outre, l’harmonie des
proportions implique la pluralité des parties et contredit par conséquent
l’unité et l’indivisibilité du divin. Pour Plotin, la beauté est qualitative
plutôt que quantitative : elle est la qualité d’une clarté qui colore la chair et
lui donne vie par l’émanation de l’esprit, qualité qu’il nomme charis
(grâce).
À partir de la révolution romantique, l’esthétique moderne a radicalement
mis en question les critères classiques de l’harmonie et de la mesure. Il
serait néanmoins erroné de croire qu’ils ont entièrement déserté l’horizon
de l’art. Max Wertheimer a appelé « bonne forme » (gute Gestalt) l’état
d’équilibre nécessairement atteint, après variations, par une forme, qu’elle
soit de nature physique, biologique ou artistique. La bonne forme est une
notion centrale dans la Gestalttheorie. Elle est la plus simple ou la plus
symétrique de toutes celles qui peuvent apparaître — aussi est-elle
spontanément et universellement reconnue1460.. On appelle loi de
prégnance1461. des formes ou loi de Wertheimer, la constante
psychologique selon laquelle certaines formes sont perçues prioritairement
à d’autres en fonction de leur structure propre et de leur fond.
 
D. L’intégration
 
Socrate disait qu’un panier à ordures est beau s’il a été bien fait pour sa
destination et qu’un bouclier est laid s’il a été mal fait1462.. L’adaptation
d’une forme ou d’un être à sa finalité propre a constitué un critère important
de beauté pour l’esthétique classique (d’où la revendication, par réaction,
d’une beauté inutile, luxueuse, somptuaire au XIXe siècle).
En chaque espèce animale, dit Aristote, il y a de la nature et de la beauté.
Ce n’est pas le hasard mais la finalité qui règne dans les œuvres de la
Nature. Or la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est
précisément ce qui donne lieu à la beauté1463.. Si, dans la tradition
thomiste issue de Platon et d’Aristote, il existe une beauté morale, c’est par
l’adéquation des moyens à la fin visée et cette adéquation est aussi appelée
« proportion ». Un marteau en diamant eût été jugé laid en vertu de ce
critère car malgré la beauté évidente de sa matière, il serait apparu inadapté
à sa fonction. On peut, à l’appui de cette téléologie, faire remarquer que si
le grand nous paraît plus beau que le gros (que l’on songe à la différence
entre les grands yeux et les gros yeux, entre le grand nez et le gros nez) —
c’est que le grand assure mieux sa fonction alors que le gros l’excède
inutilement.
Cela dit, une finalité locale et déterminée ne saurait à elle seule être
esthétique. On ne dira pas d’un estomac qu’il est beau alors même qu’en
l’absence d’ulcères et de dyspepsie il accomplit parfaitement sa fonction.
D’où la nécessité d’appliquer la notion de finalité à des domaines
particuliers.
Pourquoi un phoque nous semble-t-il laid lorsqu’il marche et beau
lorsqu’il nage ? Parce que son corps se meut plus librement dans l’eau que
sur la terre ferme. Il y a eu en architecture contemporaine de grands édifices
qui ont perdu presque toute valeur esthétique à être placés dans un
environnement rébarbatif.
L’utilité peut être comprise comme une traduction empiriste ou
pragmatique de l’adaptation fonctionnelle. Adam Smith voyait en elle l’une
des principales sources du sentiment de la beauté1464.. Cette utilité a un
sens social : « Quand nous visitons le palais des grands, écrit Adam Smith,
nous ne pouvons nous empêcher de concevoir la satisfaction qui serait la
nôtre si nous en étions nous-mêmes propriétaires et si nous disposions
d’une demeure si habilement et si ingénieusement conçue »1465..
La génération romantique insufflera une dimension épique au critère
d’intégration en l’élargissant jusqu’à la taille de l’univers. « Dans la
véritable œuvre d’art, disait Schelling, il n’y a pas de beauté particulière ;
seul le tout est beau »1466..
 
E. La variété
 
Le critère de la variété est, dans l’optique de l’esthétique classique, le plus
problématique de tous car il peut entrer en conflit avec celui d’unité. Il est
mis en avant toutes les fois que l’unité menace de tomber dans l’uniformité,
donc dans l’ennuyeuse et stérile répétition. La variété est, en effet, signe
d’invention : on comprend qu’à partir du XVIIIe siècle, l’esthétique du génie
la favorisera aux dépens des règles classiques.
Significative de cette méfiance à l’égard de la variété est la position de
Plotin qui se refusait à suivre les stoïciens lorsqu’ils définissaient le beau
par la symétrie — parce que celle-ci suppose la multiplicité et qu’à
l’inverse le beau peut fort bien se trouver dans les choses simples,
indécomposables en parties comme la lumière du Soleil.
Comme dans son Principe d’individuation, Duns Scot explique que la
beauté de l’univers résulte de son ordre, qui requiert à la fois la
dissemblance entre les espèces et la similitude des individus au sein de
chaque espèce. L’uniformité dans la variété est la formule synthétique
utilisée par Francis Hutcheson1467. pour traduire la beauté relative des
figures : si, par exemple, un triangle équilatéral est moins beau qu’un carré,
et un pentagone moins beau qu’un hexagone, c’est parce que le carré et
l’hexagone ont plus de côtés que le triangle et le pentagone. Certes,
l’heptagone a plus de côtés encore que l’hexagone mais le déséquilibre de
cette figure en amoindrit la beauté. Cela dit, il ne faut pas que cette variété
tombe dans le disparate : l’uniformité augmente la beauté, le manque
d’uniformité la diminue1468..
Burke dira que si les seins peuvent être considérés comme « la plus grande
beauté d’une belle femme », c’est à cause de « cette variété qui exclut
l’identité même dans l’espace le plus infime », de « ce dédale trompeur où
l’œil s’égare, incertain, pris de vertige, ne sachant où se fixer et jusqu’où il
est entraîné »1469.. « N’est-ce pas là, poursuit Burke, une manifestation de
ce changement de surface continuel, et qu’on ne saurait percevoir en aucun
point, qui est un des premiers éléments de la beauté ? »1470..
 
 
2. Le point de vue relativiste
 
Hésiode raconte qu’aux noces de Cadmos et d’Harmonie à Thèbes, les
Muses chantèrent en l’honneur des époux des vers, aussitôt repris par les
dieux présents : « Ce qui est beau est cher, ce qui n’est pas beau n’est pas
cher ». Le relativisme en matière esthétique énoncera plutôt que ce qui nous
est cher est beau, ce qui ne nous est pas cher est laid.
Il y eut des penseurs pour jeter ce soupçon sur les critères classiques du
beau objectif avant que l’empirisme ne finît par l’emporter. Duns Scot, à
cause du primat qu’il accordait à la volonté sur l’intellect, peut être
considéré comme l’une des plus lointaines sources de cette conception qui
liait le beau à une opération de l’esprit. Ce n’est pas parce qu’une chose est
belle que nous l’aimons, dira semblablement Spinoza, mais à l’inverse c’est
parce que nous l’aimons que nous la trouvons belle. Cela dit, ce n’est qu’au
XVIIIe siècle que l’esthétique subjectiviste du goût remplacera
progressivement l’esthétique objectiviste de la règle, caractéristique du
siècle précédent. La conception empiriste de la beauté rejette les critères de
proportionnalité et de convenance comme de nature non esthétique mais
intellectuelle. La beauté, selon Burke, dépend des sens et de l’imagination
plutôt que des proportions et du secours de la raison. Avant tout, la beauté
procure du plaisir, elle flatte (les « belles paroles » sont des paroles
doucereuses). L’un des principaux arguments en faveur du relativisme tient
à la variabilité historique et culturelle des normes du goût — une variabilité
qui ne peut pas ne pas faire penser à un certain arbitraire1471..
Adam Smith fut peut-être le premier philosophe de la mode. Dans sa
Théorie des sentiments moraux, il écrit que « l’influence de la coutume et
de la mode sur l’habillement et le mobilier n’est pas plus absolue que sur
l’architecture, la poésie et la musique »1472.. Par où l’on voit qu’une
sociologie de l’art tend à supprimer la barrière conceptuelle dressée entre le
domaine des beaux-arts et celui des arts décoratifs.
À partir du XVIIIe siècle l’Europe découvre petit à petit les autres
civilisations, les autres arts, les autres normes. Cela a commencé avec la
découverte de Pompéi qui révélait un style qui n’était pas exactement celui
de la calme beauté classique, puis il y eut l’Égypte (début du XIXe siècle), il
y aura la Chine et le Japon, l’Inde, l’Afrique et l’Océanie. Que peuvent
signifier le critère de la régularité et le primat de la symétrie à partir du
moment où l’on découvre que les bols utilisés lors de la Cérémonie du Thé
au Japon sont toujours irréguliers ? Inversement, on pointera le caractère
très général des prétendus critères répétés dans les écoles et les traités : à la
formule de Victor Cousin, reprise de Hutcheson selon laquelle la beauté
tient à l’unité dans la variété, Jouffroy objecte qu’il n’est aucune réalité qui
ne présente ces deux caractères.
Il n’y a pas de beauté absolue ni même de beauté objective. Tout dépend
du point de vue auquel on se place. L’article de Voltaire (« Beau, Beauté »)
du Dictionnaire philosophique est célèbre : « Demandez à un crapaud ce
que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous répondra que
c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une
gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de
Guinée ; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés,
un nez épaté. Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de
cornes, quatre griffes, et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils
vous répondront par du galimatias ; il leur faut quelque chose de conforme à
l’archétype du beau en essence, au to kalon ».
La beauté n’est pas une chose, mais un sentiment : pour donner à quelque
chose le nom de beauté, il faut qu’elle suscite de l’admiration et du plaisir.
Le philosophe qui opéra en cette matière le renversement décisif fut
Hobbes. C’est lui qui, le premier dans les temps modernes, a fait de la
beauté un signe de la jouissance qu’il serait possible de tirer d’un être.
Renversant le schéma platonicien, il ruine toute idée d’un appel à autre
chose que soi, d’une splendeur émanant d’un ordre supérieur. Refusant
toute autre catégorisation du bon et du mauvais que celle qui les rapporte à
nous-mêmes, il les enracine dans le plaisir qu’ils peuvent nous procurer.
Cette perspective sensualiste limite le bien à ce qui provoque en nous une
excitation positive. La beauté dépasse le moment présent en plaçant sur
certaines réalités des marques objectives auxquelles on reconnaît l’annonce
d’un plaisir possible, seule forme du bonheur reconnue par Hobbes. Loin de
nous arracher à nous-mêmes, comme le pensait Platon, la beauté nous
ramène un peu plus intimement à notre intériorité et aux calculs grâce
auxquels nous pourrons acquérir les objets de nos désirs1473..
Dans la lignée conceptuelle de Hobbes, la philosophie anglaise du XVIIIe
siècle va désontologiser la beauté en la psychologisant : on ne se demandera
plus ce qu’est la beauté en soi et comment l’atteindre, mais comment le
sujet percevant réagit devant ce qui est communément appelé « beau ». « La
beauté, écrit Hume, n’est rien d’autre qu’une forme qui produit du plaisir
»1474.. Si, par exemple, les règles de l’architecture exigent que le haut d’un
pilier soit plus mince que sa base, c’est qu’une telle forme nous apporte
l’idée de sécurité, qui est plaisante ; tandis que la forme inverse nous ferait
craindre un danger et nous mettrait mal à l’aise1475.. Cette capacité à
produire du plaisir forme le lien entre beauté naturelle et beauté
morale1476..
La beauté sera réputée dépendre de l’état d’esprit — voire de l’humeur —
du sujet, données éminemment variables. De même qu’une histoire n’est
drôle qu’à partir du moment où celui qui l’entend est disposé à rire, de
même, une chose n’est belle que dans la circonscription psychique d’un
spectateur/auditeur disponible. Dans cet ordre d’idées, Hutcheson faisait
observer qu’un grossier tas de pierres n’a rien de repoussant pour celui à qui
une simple irrégularité dans l’architecture d’un édifice déplairait. La beauté
est liée à une certaine attente1477..
On comprend que les empiristes, négateurs de l’innéisme, aient mis
l’accent sur la force et la vertu de l’apprentissage. S’il existe un sens de la
beauté, à entendre dans sa dimension interne, subjective, celui-ci s’acquiert.
Pour Hutcheson, il existe en l’homme un sens interne du beau, véritable
sixième sens grâce auquel il distingue les belles choses comme le sens de la
vue permet la perception des formes et des couleurs. Seulement, ce sens
interne n’est pas inné ; il provient de l’éducation. De même, pour Hume, le
goût est issu de l’expérience ; la beauté est un sentiment et non une idée de
la raison. Cela dit, le philosophe écossais ne dilue pas l’esthétique dans un
relativisme indéfini : il en appelle à une sorte de « sens commun » qui
puisse s’opposer au relativisme subjectif ou qui puisse du moins servir à le
modifier ou à le restreindre. Il n’est donc pas illégitime, même en restant
dans un cadre empiriste, de chercher une « norme du goût » c’est-à-dire une
règle par laquelle les divers sentiments des hommes peuvent être réconciliés
ou par laquelle du moins une décision peut être fournie pour confirmer un
sentiment ou en condamner un autre. Hume fait appel ici à l’universalité de
la nature humaine et des principes du goût. Toutefois, à ses yeux, peu
d’hommes sont qualifiés pour porter un jugement sur une œuvre d’art ou
pour établir leur propre sentiment en norme de la beauté.
C’est, bien entendu, un autre dépassement du subjectivisme que tentera
Kant.
 
 
3. La synthèse kantienne
 
La conception kantienne de la beauté, tout comme la théorie de la
connaissance exposée dans la Critique de la raison pure, cherche à dépasser
la confrontation entre le dogmatisme (ici promoteur d’une idée objectiviste
de la beauté) et l’empirisme qui dilue la beauté dans le subjectivisme et le
relativisme sceptique1478..
Contre le dogmatisme d’origine platonicienne, Kant établit que la beauté
d’un objet n’est pas une propriété du même type que ses caractères
physiques ; elle réside dans notre relation à lui. Seulement cette relation
n’est ni indéterminée ni contingente. Par opposition aux deux autres
facultés (théorique et pratique), la faculté de juger, dit Kant, « se rapporte
exclusivement au sujet »1479.. Déjà la première phrase des Observations
sur le sentiment du beau et du sublime, opuscule précritique, rapportait le
plaisir non à l’objet mais au sujet1480.. La beauté n’appartient pas à l’objet
: « Ce qui est seulement subjectif dans la représentation d’un objet, c’est-à-
dire ce qui constitue sa relation au sujet et non pas à l’objet, c’est sa
constitution esthétique »1481.. C’est cette inscription de la beauté dans le
sujet (tel qu’il s’exprime à travers le jugement de goût) qui permet à Kant
de traiter de façon parallèle le beau artistique et le beau naturel (que Hegel,
au contraire, disjoindra de manière radicale)1482..
Seulement si le beau est centré sur le sujet, et non sur l’objet, le sujet
kantien est transcendantal. Kant arrache la beauté à la sphère du sentiment
où l’avait attaché l’empirisme : la beauté est l’expression d’un jugement, et
non d’un sentiment1483.. L’empirisme aura confondu jugement de goût et
sensation de l’agréable — laquelle n’appartient pas à la sphère de
l’esthétique1484.. Le « mauvais goût » est le nom donné à cette
confusion1485..
La publication tardive de la troisième Critique ne doit pas faire croire au
caractère secondaire de la question esthétique chez Kant1486.. Celle
s’inscrit, au-delà du contexte kantien, dans le mouvement humaniste de
l’Aufklärung. Alors que le bien existe pour tous les êtres raisonnables et
que la sensation de l’agréable peut être éprouvée par les animaux, le beau
est une valeur exclusivement humaine. Il n’y a d’esthétique que par et pour
l’homme. Pour bien saisir le sens de cette troisième Critique, il convient
d’abord de la replacer dans le contexte systématique que Kant lui a donné.
Dans la première introduction à la Critique de la faculté de juger, Kant
distingue trois « pouvoirs de l’esprit humain » : le pouvoir de connaître, le
pouvoir de désirer et le sentiment de plaisir et de déplaisir1487.. Ces trois
pouvoirs sont analysés par les trois Critiques successives. Alors que le
premier connaît son objet, et que le second le produit, le troisième prend
plaisir à son existence.
La « faculté de juger » (Urteilskraft) est l’expression de ces pouvoirs de
l’esprit1488.. Kant la définit comme « le pouvoir de penser le particulier
comme contenu sous l’universel »1489.. Lorsque l’universel (la règle, le
principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger, qui subsume le
particulier sous l’universel, est dite déterminante. Lorsque le particulier seul
est donné, et que la faculté de juger doit trouver l’universel, alors la faculté
de juger est dite réfléchissante1490.. Un jugement universel, quand bien
même il aurait la beauté pour contenu1491. ne saurait être un jugement
esthétique : « seul est un jugement de goût celui par lequel je déclare belle
telle tulipe donnée, c’est-à-dire celui qui me permet de considérer comme
universellement valable la satisfaction qu’elle me procure »1492.. Le
jugement de goût est un jugement particulier à validité universelle. De
même qu’il n’y a pas deux raisons (théorique et pratique) mais deux usages
de la raison, il n’y a pas deux facultés de juger mais deux usages de la
faculté de juger : la faculté de juger réfléchissante constitue un concept
possible à partir d’une représentation singulière, tandis que la faculté de
juger déterminante subsume une représentation singulière sous un concept
donné. Le jugement de goût et le jugement téléologique (relatif à la finalité)
— qui définissent les deux parties de la Critique de la faculté de juger —
sont des jugements réfléchissants. La Critique de la faculté de juger est plus
rigoureusement une critique de la faculté de juger réfléchissante1493. — la
faculté de juger déterminante ayant déjà été analysée dans la Critique de la
raison pure.
Kant voit dans l’expérience de la beauté le moyen de concilier l’accord de
l’homme avec le monde (accord exprimé par la valeur de vérité) et l’accord
de l’homme avec son semblable (accord exprimé par la valeur du bien).
Kant réserve en effet à l’esthétique une fonction décisive : celle d’opérer
une double médiation entre la raison théorique et pratique d’une part, entre
la sensibilité et la raison d’autre part.
Le jugement réfléchissant permet de dépasser les dualités du théorique et
du pratique, de la nature et de la liberté, de l’entendement et de la raison en
même temps qu’il revêt une fonction de médiation. La troisième Critique
est présentée dans l’introduction comme ce qui permet de lier les deux
parties de la philosophie en un tout, donc d’achever le système. Comme
toujours, Kant est soucieux de la spécificité des différents domaines (le
jugement de goût n’est ni un jugement théorique, il n’exprime aucune
connaissance1494. et ne donne pas de loi à la nature, ni un jugement
pratique, il n’est pas qualifiable moralement, il ne donne pas de loi à la
liberté) et de leur articulation. Même si la beauté est indépendante de la
moralité (le jugement de goût n’est pas un jugement pratique), il existe
néanmoins une relation : le beau, dit Kant, est « le symbole du bien moral
»1495., « le goût rend en quelque sorte possible le passage du charme
sensible à l’intérêt moral habituel »1496..
La conception ontologique de la beauté impliquait l’idée d’une unité du
sujet avec le monde. La conception kantienne implique l’idée d’une unité
du sujet avec lui-même. Ainsi l’harmonie connaît-elle sa révolution
copernicienne : elle ne qualifie plus des propositions objectives qu’un
canon pourra décrire, mais l’équilibre de nos facultés, l’imagination jouant
librement avec l’entendement. L’appréciation du beau remplace la beauté.
L’expérience esthétique est celle d’une réconciliation du sujet avec lui-
même.
Le jugement de goût est l’expression d’un rapport tout nouveau entre
l’entendement et l’imagination. Alors qu’avec le schématisme de la
Critique de la raison pure, l’imagination se mettait au service de
l’entendement, dans le jugement esthétique, l’accord des deux facultés est
affectivement perçu1497..
La conception kantienne de la beauté est transcendantale, elle détermine
les principes a priori du jugement esthétique qui sont au nombre de quatre.
Les quatre définitions ont la forme d’oxymorons : satisfaction
désintéressée, universalité sans concept, finalité sans fin, nécessité
subjective. Kant, en effet, définit le beau selon les quatre rubriques qui ont
classé dans la Critique de la raison pure les jugements et les catégories : la
qualité, la quantité, la relation et la modalité.
Selon le point de vue de la qualité, le beau est défini comme l’objet d’une
satisfaction désintéressée. Il n’y a de goût (et de jugement de goût) que si le
sujet est capable d’éprouver une telle satisfaction. Nombre de critiques ont
pointé le caractère problématique, pour ne pas dire contradictoire, de cette «
satisfaction désintéressée ». Mais il s’agissait pour Kant de catégoriser la
spécificité du jugement esthétique par rapport à la sensation de l’agréable. «
L’intérêt » est défini par lui comme la satisfaction qui est liée à la
représentation de l’existence d’un objet : la sensation de l’agréable, ainsi
que la satisfaction morale, sont nécessairement « intéressées ». Le jugement
esthétique, en revanche, ne pose pas comme nécessaire l’existence d’un
objet : une fleur, un tableau auraient pu ne jamais exister1498..
Du point de vue de la quantité, le beau est défini comme ce qui est
représenté sans concept comme l’objet d’une satisfaction universelle : « est
beau ce qui plaît universellement sans concept »1499.. Dans son
Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant définira le goût comme «
la faculté du jugement esthétique de fixer un choix d’une validité
universelle »1500.. Là encore, il s’agit d’abord de distinguer le jugement
esthétique et la sensation agréable. Celle-ci est purement subjective ; elle
n’implique aucune universalité possible. Le jugement esthétique, en
revanche, pose comme nécessaire son universalisation — c’est pourquoi il a
la forme d’un jugement logique, « il parlera (…) du beau comme si la
beauté était une propriété de l’objet »1501.. « La faculté de juger esthétique
est (…) une faculté particulière d’apprécier les choses selon une règle et
non selon les concepts »1502.. Aucun traité d’esthétique ne saurait
commander des lois pour la production de la beauté, il y a dans le génie (à
la différence du talent, qui s’acquiert) quelque chose d’inconditionné, la
grâce est un don gratuit inexplicable, elle échappe au principe de raison.
Le goût donne lieu à une antinomie que traitera la dialectique du jugement
esthétique, dialectique qui, comme dans les deux précédentes Critiques, fait
suite à l’analytique : d’un côté, la thèse affirme que le jugement de goût ne
se fonde pas sur des concepts (sinon on pourrait en disputer, c’est-à-dire
décider par des preuves), de l’autre, l’antithèse établit que le jugement de
goût se fonde sur des concepts, car autrement on ne pourrait même pas en
discuter, c’est-à-dire légitimer sa prétention à l’universalité1503.. Kant
résout l’antinomie du goût par la distinction entre disputer et discuter : on
ne peut disputer du beau (prouver qu’on a raison d’apprécier ce qu’on
apprécie) mais on peut en discuter (établir les raisons de son goût). C’est
parce que la beauté est hors concept qu’il ne saurait y avoir une science du
beau — en ce domaine, seule une critique est possible1504..
Du point de vue de la relation, la beauté est la forme de la finalité d’un
objet en tant qu’elle est perçue dans cet objet sans représentation d’une
fin1505. — phrase résumée dans l’expression de « finalité sans fin ». La
beauté donne l’impression d’une finalité sans que celle-ci soit réelle,
objective ; il s’agit d’une finalité formelle. Cette qualité permet à Kant
d’évacuer le critère classique de perfection — lequel renvoie à une finalité
objective — dans le jugement de goût. C’est elle qui fait le lien entre les
deux parties de la Critique de la faculté de juger — entre le jugement de
goût et le jugement téléologique. La beauté naturelle est celle qui doit nous
donner l’idée d’une fin (d’une intention d’art) bien que celle-ci soit
objectivement absente.
La distinction entre beauté libre et beauté adhérente intervient à ce niveau
: la première ne présuppose aucun concept de ce que doit être l’objet (ainsi
une fleur ou un ornement architectural) ; la beauté adhérente, quant à elle,
présuppose un concept ainsi que la perfection de l’objet d’après ce
concept1506. — ainsi la beauté d’un être humain, ou d’un édifice est-elle
adhérente. On comprend, d’après cette distinction, que le jugement de goût
pur ne concernera que les beautés libres puisqu’elles seules sont dépourvues
de toute finalité (Kant appelle « jugement de goût appliqué » celui qui porte
sur les beautés adhérentes)1507..
Du point de vue de la modalité, enfin, « est beau ce qui est connu sans
concept comme objet d’une satisfaction nécessaire »1508.. Comme avec
l’universalité, la nécessité impliquée dans le jugement esthétique possède
une forme logique sans en avoir le contenu : c’est une nécessité sans
concept. Comme l’universalité, la nécessité du jugement de goût (et du beau
qui est exprimé par lui) l’arrache à la singularité subjective : elle fait signe
en direction d’un « sens commun »1509., c’est-à-dire d’une communauté
humaine en matière de goût. Le goût implique un état de société : « dans
une complète solitude, fait observer Kant, nul n’ornera sa maison ni n’en
soignera la parure »1510.. Cette « socialisation » ou « politisation » de la
beauté et du goût a une importance décisive : elle aura au XIXe siècle avec
ce qu’il est convenu d’appeler la « religion de l’art » un impact
considérable. Elle permet également à Kant de renforcer les liens de son
système.
 
 
4. Le dépassement analytique
 
C’est à un autre dépassement de la confrontation entre relativisme
subjectiviste et ontologie objectiviste que procédera la philosophie
analytique, caractérisée par une logicisation du discours philosophique ainsi
que par le rejet déterminé de toute métaphysique.
La beauté sera d’abord analysée à partir d’une base linguistique empirique
: que signifie un énoncé dans lequel figure un prédicat esthétique ? À la
différence de Kant, les philosophes analytiques (qui sont loin de former un
groupe homogène) ne pensent pas que les jugements esthétiques constituent
une classe de jugements qui n’auraient de valeur ni cognitive (théorique) ni
morale (pratique). Eddy M. Zemach met en doute l’existence d’un plaisir
esthétique spécifique. Si celui-ci existait, alors devrait exister un plaisir
spécifique du jardinage ou un plaisir spécifique de la réussite
financière1511.. Ce n’est donc pas au niveau d’une phénoménologie que
l’on pourra saisir la nature d’une expérience esthétique.
Les philosophes analytiques partagent avec Kant le point de vue selon
lequel le relativisme est insoutenable en matière esthétique (en cela ils
rompent avec une tradition empiriste dont ils sont par ailleurs issus). Si le
relativisme était fondé, tous les prédicats esthétiques seraient
incompréhensibles puisqu’ils perdraient leur signification publique. Le
relativisme esthétique est donc auto-contradictoire1512..
Le subjectivisme oublie l’objet. Or, ce que veut prioritairement un amateur
d’art, ce n’est pas éprouver un sentiment qui ne le ferait jamais sortir de soi,
c’est entrer en contact avec une poésie, une peinture ou une musique. Eddy
M. Zemach défend la position du réalisme esthétique — c’est-à-dire « la
conception selon laquelle les énoncés esthétiques possèdent de véritables
conditions de vérité : ils sont vrais si et seulement si les propriétés
esthétiques qu’ils attribuent aux choses caractérisent réellement ces choses
»1513.. Des prédicats comme « fort » et « faible », « grand » et « petit »
figurent couramment dans les jugements esthétiques. On peut montrer, et
même prouver, qu’ils correspondent (ou non) à une réalité objective —
laquelle ne saurait plus, par conséquent, dépendre des seules déterminations
subjectives. L’originalité et la banalité d’une chose, d’une œuvre (ce sont là
des catégories centrales en matière d’appréciation esthétique) sont des faits
et non des sensations.
La conception réaliste de la beauté défendue par E.M. Zemach est de type
cognitiviste : selon elle, un jugement esthétique doit traduire les qualités de
l’objet sur lequel il porte. Elle rejette avec une égale vigueur les deux
courants de l’esthétique non cognitiviste : l’émotivisme qui réduit les
énoncés esthétiques à l’expression d’une émotion1514. et le
prescriptivisme1515. qui conçoit l’énoncé esthétique comme un
commandement1516.. L’émotivisme, tout comme le prescriptivisme,
soutient que les énoncés esthétiques ont une force illocutoire (exprimant un
effet subjectif ou destiné à produire un effet subjectif) mais non un contenu
propositionnel qui serait en rapport avec l’objet lui-même.
La théorie de la survenance1517., également présente dans les questions
de la nature de la conscience et celles de l’action morale, permet d’établir
cette synthèse : en disant que les propriétés esthétiques surviennent sur les
propriétés non esthétiques (le charme incomparable d’un tableau de
Raphaël vient d’un certain nombre de matérialités, de même qu’un contenu
mental vient d’une matière cérébrale), on veut dire que les propriétés
esthétiques dépendent ontologiquement des secondes (sans atomes, pas de
peinture) mais qu’elles n’y sont pas conceptuellement réductibles (la
perception du charme d’un tableau de Raphaël n’est pas celle d’atomes en
un certain ordre disposés).
 
 
III. ENTRE LE RÉEL ET L’IDÉAL
 
Dans le Philèbe1518., Platon compare le beau aux propylées, c’est-à-dire à
l’entrée du temple. Mais quel est ce temple ? À quoi la beauté introduit-elle
? Chez Platon lui-même, la réalité sensible est tantôt l’obstacle qui empêche
de contempler l’intelligible au-delà (La République), tantôt le tremplin à
partir duquel l’âme pourra s’élancer jusqu’à l’Idée (Le Banquet). Le
platonisme a en effet été la source commune à deux interprétations
divergentes en matière artistique : le beau sensible est la fenêtre qui nous
permet de percevoir le beau idéal ou bien, à l’inverse, l’écran qui nous
interdit de le voir.
Tout art est polarisé par cette alternative : la beauté sensible se suffit-elle à
elle-même ou bien ne doit-elle être qu’un signe ? L’histoire de Phryné qui
se dénuda devant les juges de l’Aréopage1519. montre par son équivoque à
quel point la perfection physique peut être diversement interprétée. Le
même Boileau qui écrivait : « Rien n’est beau que le vrai »1520., disait par
ailleurs : « Il n’est point de serpent ni de monstre odieux/Qui par l’art imité
ne puisse plaire aux yeux ».
L’idéalisation (qui signifie proprement l’action de rendre idéal ce qui ne
l’était pas au départ) sera tantôt le moyen de faire admettre une nature qui
autrement serait inacceptable, tantôt le moyen de l’exalter. Il existe un
troisième pôle esthétique, ni réaliste ni idéaliste : celui de la stylisation.
Avec lui, le génie artiste pousse les apparences de la nature non plus vers la
forme pure mais vers la force expressive, jusqu’aux limites de l’abstraction.
 
 
1. L’imitation
 
Francis Hutcheson distinguait une beauté originelle ou absolue et une
beauté comparative ou relative1521.. La première est celle qui peut être
reconnue en elle-même, sans relation à quoi que ce soit d’autre ; la seconde
manifeste le degré de fidélité à un modèle.
L’imitation est ce qui permet à l’art d’écarter à la fois l’irréel de l’Idée et la
subjectivité de l’artiste. La nature peut être conçue comme un ensemble de
formes que l’art s’efforcera de représenter de la manière la plus fidèle
possible — la valeur de l’objet se mesurant à sa conformité à l’original.
Selon cette conception — qui est loin d’être propre à l’Occident — la
beauté est une forme de vérité, il n’y a pas encore entre l’ordre sensible du
beau et l’ordre logique du vrai cette rupture qu’introduira l’esthétique
moderne : ne dit-on pas encore d’un portrait particulièrement ressemblant
qu’il est « criant de vérité » ?
Les formes naturelles peuvent être représentées pour elles-mêmes : un
visiteur contemporain reconnaîtra aussitôt les bisons et les chevaux gravés,
dessinés ou peints sur les parois des cavernes de la Préhistoire ; il identifiera
aussitôt les grues et les bambous des peintures de l’Extrême-Orient. La
musique ne sera pas étrangère à cette volonté : un peu partout les bruits de
la nature (cris et chants d’oiseaux, mugissement du vent, fracas de l’orage
etc.) ont trouvé une traduction musicale — les instruments eux-mêmes étant
mythologiquement rapportés aux éléments de la nature1522..
Il arrive que les formes naturelles soient transposées au lieu d’être
représentées pour elles-mêmes : ainsi les canons de la statuaire indienne
intègrent-ils pour l’image des dieux et des déesses tout un ensemble de
motifs extraits de la nature : le visage pourra emprunter sa forme à un œuf
de poule ou à une feuille d’arbre pipal1523., les sourcils auront les contours
de la double feuille de l’arbre nim, l’œil sera dessiné tantôt comme un
hochequeue1524., tantôt comme un cyprin1525., tantôt encore comme un
bouton de lotus, le torse masculin aura la forme de la partie centrale du
corps d’un lion vue verticalement etc.
Cela dit, l’injonction d’imiter la nature n’est pas dépourvue d’équivoque.
Depuis les Grecs, la nature possède deux sens divergents : la totalité de
l’être (en ce cas, tout est naturel), ou le principe, la finalité ordonnée des
étants. Nous retrouvons dans cette dualité celle de la forme et de la force.
Lorsque le peintre chinois dessine la tige de bambou avec son pinceau, il
cherche davantage à saisir l’énergie de la plante et son contexte1526. que la
forme matérielle de celle-ci — ou plutôt c’est par le truchement de cette
force saisie que la forme sera captée. En fait, l’imitation dans sa version la
plus empirique, la naturaliste, tombe dans l’impossibilité du double, lequel
ne peut être qu’un objet fantasmatique. En Europe pourtant, et ce jusqu’au
XXe siècle, toutes les révolutions en peinture ont été faites au nom de la

nature et de la vérité1527.. Leur dissemblance même signale une invention


inavouée.
Quel est le modèle du peintre ? Le corps qu’il a sous les yeux ou bien celui
qu’il a dans son esprit ? Quel rapport ces deux corps, qui ne s’excluent pas
nécessairement, peuvent-ils avoir avec le troisième qui sera couché sur le
tableau ? L’art mettra du temps avant de se rendre compte qu’il institue un
monde qui, pour recevoir son impulsion de la nature, n’est pas d’abord
inspiré par elle.
 
 
2. L’idéalisation
 
On a dit de la beauté qu’elle est la gloire de l’apparence. Jamais, chez
aucun peuple, il n’a été pensé que la beauté pouvait loger dans les
profondeurs de la terre. Partout, à l’inverse, elle a été associée à l’élévation
et à la lumière.
L’idéal se définit par opposition au réel, donc par opposition au naturel.
Botticelli fut, à la Renaissance, l’un des principaux représentants du
platonisme en matière artistique : le beau pictural ne pouvant d’aucune
manière être identifié au beau naturel, bien que contraint de s’en inspirer, il
s’identifiera en fin de compte au beau moral. C’est la raison pour laquelle le
créateur de La Naissance de Vénus, alors qu’il les connaissait, refusait
d’appliquer les lois de la perspective. Mais le beau artistique lui-même peut
faire écran — et ainsi Botticelli se laissa gagner aux imprécations
fanatiques de Savonarole. Si le beau ne peut être qu’idéal, aucune
représentation sensible ne peut le valoir, ne peut valoir pour lui ;
l’iconoclasme apparaît alors comme l’issue fatale. La beauté idéale en art
tient donc dans un rare équilibre — car elle tend vers sa suppression : si
nombre de religions monothéistes ont été iconoclastes, c’est parce qu’elles
déniaient à l’art la possibilité d’exprimer l’idéal.
Mais le beau idéal est lui-même travaillé par une tension entre la pureté et
la plénitude qui ne vont pas nécessairement dans le même sens ; de fait, ces
deux exigences peuvent former le noyau de deux mondes esthétiques
différents. Alors que les choses sensibles nous apparaissent inscrites dans
des lignes déterminées, la beauté idéale pourra être également vague,
indéfinie1528.. Les Italiens utilisaient le terme de vaghezza pour désigner le
charme indéfinissable loin de la netteté des lignes dessinées. André Félibien
au XVIIe siècle diffusera en France l’expression de « je ne sais quoi »1529.
— dont Jankélévitch fera une véritable catégorie philosophique. On en
trouve trace dans le traité intitulé Des agréments du chevalier de Méré : «
Ce qui plaît consiste en des choses presque imperceptibles comme dans un
clin d’œil, dans un sourire, et dans je ne sais quoi qui s’échappe fort
aisément et qu’on ne trouve plus sitôt qu’on le cherche ».
Hegel1530. voyait dans l’Idéal la manifestation sensible de l’Idée telle
qu’elle est exprimée par l’art — premier moment de l’Esprit absolu.
Schelling définissait dans son Système de l’idéalisme transcendantal ainsi
la beauté : « l’infini représenté comme fini ». Baudelaire fut l’un des
premiers, sinon le premier, à pointer l’opposition entre l’idée d’une beauté
intemporelle et celle de l’éphémère du temps et de la mode. Ses Fleurs du
mal vibrent en partie de cette tension. Dans son poème « La Beauté »1531.,
Baudelaire fait parler la Beauté en ces termes : « Je suis belle, ô mortels,
comme un rêve de pierre ». La Beauté classique est immobile et impassible
: « Je hais le mouvement qui déplace les lignes,/ Et jamais je ne pleure et
jamais je ne ris ». L’éternité est son domaine. C’est contre cette Beauté
campée dans l’harmonie hors du temps que Baudelaire écrira : « le beau est
toujours bizarre ». S’il dit que le beau est toujours bizarre, c’est parce que
les classiques tendaient à penser qu’il ne l’est jamais.
Si, dans le cadre d’une esthétique naturaliste de l’imitation, la beauté est
vraie dans la mesure où elle est adéquate à la réalité sensible, dans le cadre
d’une esthétique classique de l’idéalisation, la beauté est vraie dans la
mesure où elle traduit la réalité universelle de l’idée. Le parallèle avec le
travail de conceptualisation est évident. Cicéron nous rapporte l’histoire de
Zeuxis demandant aux habitants de Crotone de lui présenter les jeunes filles
les plus belles de leur ville. Il en retint cinq parmi elles pour peindre son
tableau d’Hélène « car il ne crut pas pouvoir découvrir en un modèle unique
tout son idéal de la beauté parfaite, parce qu’en aucun individu la nature n’a
réalisé la perfection absolue. La nature, comme si elle craignait de ne
pouvoir doter tous ses enfants en prodiguant tout au même, vend toujours
ses faveurs au prix de quelque disgrâce »1532..
On a remarqué que les portraits composites faits de la superposition
photographique de dix à vingt visages aboutissent toujours à une réelle
beauté. Un fait qui semble confirmer la théorie de Schopenhauer, lequel
définissait la beauté comme ce qui exprime non seulement le caractère
individuel mais l’idée de l’espèce entière : elle nous donne l’intuition de ce
qui est général, tandis que la pensée ne nous en donne que le concept.
Seulement, cette « idée » pourra aussi être comprise comme libérée de son
substrat sensible : dans De l’orateur1533., Cicéron écrit que lorsqu’il
sculptait Jupiter ou Minerve, Phidias n’avait sous les yeux personne pour
lui servir de modèle, c’est dans son propre esprit que résidait l’image de la
beauté suprême qu’il contemplait et c’est cette image qui dirigeait sa main.
En fait, l’idéalisation n’a même pas besoin d’être consciente d’elle-même
pour exister ; elle est le résultat nécessaire d’une imitation impossible. Bon
nombre d’effets irréels ont été produits à partir d’un projet réaliste. Mais
l’histoire de l’art nous offre également de nombreux exemples inverses
d’effets de réalité induits par une stratégie d’irréalité. Pour allonger le dos
nu de sa Grande odalisque, Ingres lui a donné des vertèbres
supplémentaires : la plupart du temps, le spectateur ne le voit que lorsqu’il
le sait. L’art a souvent rencontré ce paradoxe : la visée de la vérité ou de la
justesse va rarement sans déformation (en art, c’est le mensonge qui forge
la vérité)1534..
 
 
3. La stylisation
 
Erwin Panofsky1535. interprète la Mélancolie de Dürer comme l’image de
l’artiste désespéré de ne pouvoir capter la beauté absolue au moyen de la
règle et du compas. La stylisation arrache la beauté (et l’art) à l’empirie des
formes naturelles d’une manière beaucoup plus radicale que ne le faisait
l’idéalisation. On comprend que l’abstraction des nombres et des figures
l’ait tentée. Avec elle, l’art devient une mathématique — arithmétique et
géométrie. Le pôle de la pureté (laquelle dérive de l’abstraction des formes
sensibles) l’emporte sur celui de la plénitude.
Dans l’histoire de l’art, la stylisation correspond à la fois à ce qu’il y a de
plus primitif (les idoles des Cyclades, les masques nègres)1536. et à ce qu’il
y a de plus moderne (le cubisme, l’art abstrait)1537.. La vérité change de
sens en changeant de contexte. Elle peut même (et c’est ce qui est advenu
dans l’art contemporain) disparaître totalement.
C’est la stylisation qui donne à l’artiste le pouvoir déterminant sur son
travail sans pour cela que la rigueur soit sacrifiée. Avec la stylisation, les
choses, les objets et les êtres restent reconnaissables — mais ils sont, pour
ainsi dire, désidentifiés : les Montagne Sainte-Victoire de Cézanne sont des
êtres de peinture, même si, dans la campagne d’Aix, il existe la montagne
Sainte-Victoire que Cézanne nous a d’ailleurs littéralement donné à voir.
Avec la stylisation, l’esprit prend la place de la nature — ce qui ne va pas
sans abstraction. Si, selon le mot célèbre de l’architecte Adolf Loos, «
l’ornement est un crime », alors un arbre pourra bien être dessiné sans
feuilles : les « vrais » arbres sont ceux qui font voir leur plan l’hiver. On
constate que la valeur de vérité n’a pas déserté cette esthétique : toute
fioriture est récusée comme un mensonge.
L’art contemporain marque le triomphe absolu de la stylisation sur
l’imitation et l’idéalisation — lesquelles ont été, pour une large part,
abandonnées à la technique et à la religion. Cela dit, il est assez facile de
vérifier que l’art contemporain par excellence — le cinéma — représente
une synthèse de ces trois modes de production de la beauté1538..
 
 
IV. LA RÉVOLUTION DE LA MODERNITÉ
 
Avec le tournant du romantisme (fin XVIIIe-début XIXe siècle), l’idée de
beauté et la vie de l’art changent de sens. Finalement, l’esthétique comme
science du beau n’aura duré qu’un peu plus d’un siècle. Tous les critères
classiques de la beauté finiront par voler en éclats : le flou remplacera la
clarté, le déséquilibre l’harmonie1539., la démesure la mesure, l’inachevé
l’intégrité, l’indépendance l’intégration. C’est ainsi que l’esthétique cesse
d’être la science du beau pour devenir celle de l’art.
À cela il convient d’ajouter le subjectivisme du goût et le relativisme
historique — dont le romantisme fut justement le vecteur déterminé. Si la
beauté est dans le regard et non dans la chose regardée, alors elle peut être
partout. Si la beauté est dans la particularité et l’oubli du monde, lointain ou
passé, alors l’artiste fera mieux de s’en détourner pour chercher ailleurs ses
inspirations. Déjà au XVIIIe siècle l’insistance du sublime dans la réflexion
critique et philosophique — et pas seulement chez celui qui lui a donné ses
articulations les plus solides, Kant — avait contribué à jeter sur l’absolu de
la beauté classique un voile de suspicion. Le romantisme aggravera le
procès en exaltant les pouvoirs obscurs de la laideur. Désormais le beau
remplacera la beauté. Il ne restera plus à l’époque contemporaine qu’à
donner le coup de grâce à la grâce. Désormais la force de l’expression —
fût-elle déployée dans le sens de l’outrance insupportable — sera
privilégiée aux dépens d’une beauté dont il n’est pas excessif de dire qu’elle
sera, chez nombre de représentants de l’avant-garde (un terme militaire) un
véritable objet de haine. À la question de saint Augustin : « Pouvons-nous
aimer autre chose que le beau ? », l’art moderne, à l’opposé du philosophe
père de l’Église, répond résolument par l’affirmative.
 
 
1. Beauté et sublime
 
« Sublime » apparaît en français dans le langage de l’alchimie au Moyen
Âge pour qualifier l’opération qui consiste à épurer une substance en la
chauffant jusqu’à la porter à son état gazeux ; le mot reprend le sens latin de
« ce qui s’élève dans les airs ». Dès le XVe siècle, le terme est utilisé de
façon plus générale pour désigner ce qui est élevé, et, de là, il en vient à
signifier « ce qui est élevé au-dessus des autres ». En littérature, au XVIIe
siècle, la question du sublime est posée à propos du style héroïque et finira
bientôt, avec la traduction par Boileau du traité de Longin, par occuper le
devant de la scène esthétique.
Le Traité du sublime attribué au rhéteur grec Longin (IIIe siècle), mais en
réalité rédigée par un auteur1540. inconnu du premier siècle1541., est
d’abord un traité de rhétorique. Le sublime y est défini comme « ce qui
forme l’excellence et la souveraine perfection du discours »1542.. Longin
défend une thèse contraire à celle de Cicéron et de Quintilien. Ceux-ci
concevaient le style sublime comme le fruit d’un ensemble de procédés ; le
Traité affirme au contraire que le sublime est l’expression d’une « grande
âme » et qu’il transcende les techniques du style. L’idée centrale est celle
d’élévation. Hupsos en grec, rendu par sublimis en latin, lequel a donné «
sublime » en français, et qui figure dans le titre du traité signifie
étymologiquement « hauteur », « élévation ». Longin définit le sublime
comme « une certaine cime et éminence des discours » recherchée par les
hommes politiques. Ailleurs, il définit le sublime chez Homère comme le
saut des dieux. L’orateur prononce des discours sublimes lorsqu’il parvient
à susciter chez ses auditeurs la noblesse et la grandeur qui l’animent. Utilisé
pour engendrer l’enthousiasme à des fins politiques ou éducatives, le
sublime exalte celui qui l’entend et le porte à entreprendre de grandes
actions. Ce sublime qui frappe l’auditeur comme la foudre et l’élève «
presque aussi haut que Dieu », comme le dira Nicolas Boileau1543., ne fait
cependant que le ramener à lui-même : ce qui fait le sublime, ce ne sont pas
seulement l’enthousiasme, la passion ou la démesure, mais la maîtrise de
ces mouvements chaotiques. Le sublime intègre le désordre pour le dominer
; il implique une forme d’exposition qui fait place aux mouvements les plus
divers et les plus extrêmes de l’âme et cependant il en maîtrise l’expression
; il marque ainsi le triomphe de la mesure sur la démesure, de la forme sur
l’informe. Le sublime a un sens de médiation : il conduit le chaos à l’ordre.
On comprend dès lors que Boileau (et avec lui le siècle classique) y
reconnaîtra le triomphe de la volonté. Longin écrit que « tout ce qui est
véritablement sublime a cela de propre, quand on l’écoute, qu’il élève l’âme
et lui fait concevoir une plus haute opinion d’elle-même, la remplissant de
joie et de je ne sais quel noble orgueil comme si c’était elle qui eût produit
les choses qu’elle vient d’entendre »1544.. Deux idées fondamentales ici —
qui seront répercutées par la suite, de Boileau à Kant : le sublime élève
l’âme et il induit en elle une manière d’illusion. Si Longin identifie le
sublime au beau, il le fait dériver non pas de la perfection du style mais de
la vigueur de l’inspiration et des passions qui sont les résonances d’une
grande âme. L’idée que la « poésie » est moins une affaire de talent acquis
que de possession (Longin parle de « divine folie »), remonte à Platon1545..
Au lieu de persuader, le sublime ravit, transporte et produit en nous une
certaine admiration mêlée de surprise.
Boileau qui traduit Longin et le fait connaître, reprend cette idée principale
: le sublime dépasse l’ordinaire : « C’est une merveille qui saisit, qui frappe
et qui se fait sentir »1546.. Il est donc lié au « je ne sais quoi » et une
accumulation rhétorique et stylistique de figures fortes ne saurait suffire à le
susciter ; c’est souvent au contraire l’extrême simplicité qui est la meilleure
voie, sinon la seule, pour l’atteindre1547.. Le sublime est ainsi conçu non
comme l’accès au point le plus élevé possible du beau mais comme ce qui
permet de dépasser ce point comme un instant d’accès à un au-delà. Il n’est
donc plus évaluable sur une échelle définie des beautés, il est une
dynamique. L’admiration avait ce sens de reconnaissance de ce qui passe la
mesure humaine avant d’induire l’idée de remarquable.
Il n’est pas indifférent de noter que la notion de sublime s’impose au
moment même (XVIIIe siècle) où l’esthétique devient une discipline
autonome. C’est Addison qui, publiant le texte de Longin dans sa revue Le
Spectateur (1711-1712), est à l’origine de l’opposition qui va marquer tout
le siècle suivant et qui n’était qu’implicite au siècle classique : l’opposition
du beau et du sublime. Le sublime prendra au beau son caractère d’absolu.
Le beau, en effet, est relatif aux cultures, il évolue avec le temps. Avec le
sublime, l’être humain est affronté à l’infini du monde, donc au caractère
tragique de sa propre finitude qui est un universel.
En opposant radicalement le beau et le sublime, Edmund Burke brise
l’unité de l’expérience esthétique et ravale la norme du « bon goût »
classique au rang de cas particulier. Dans sa Recherche philosophique sur
l’origine de nos idées du sublime et du beau (1756) il fait jouer
frontalement l’opposition entre les deux catégories : alors que le beau naît
du plaisir que procurent la mesure et la belle forme, ainsi que de la
contemplation désintéressée de l’objet, le sublime a sa source dans les
sentiments de peur et d’horreur suscités par l’infini, la démesure de « tout
ce qui est terrible ou relève des choses terribles », par exemple le vide,
l’obscurité, la solitude, le silence etc. Le sublime est l’expérience d’une «
délicieuse horreur ». Burke distingue le plaisir positif et le plaisir négatif, le
sentiment de plaisir (pleasure) et le sentiment de délice (delight). Le
premier accompagne la beauté, c’est une joie tranquille qui repose sur
l’instinct social et qui produit une sensation semblable à l’amour ; le
sublime, quant à lui, suscite un sentiment de délice qui naît du dépassement
d’une douleur première associée à la certitude de la mise à distance du
danger qui avait suscité cette douleur. Il procède d’une tendance à
l’autopréservation qui est opposée à la socialité du beau. L’effet principal
du sublime, dit Burke, est l’étonnement. L’admiration, la vénération et le
respect ne viennent qu’ensuite1548.. Burke définit ainsi le sublime : « Tout
ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur
et de danger, c’est-à-dire tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout
ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est
source de sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion
que l’esprit soit capable de ressentir. Je dis la plus forte des émotions parce
que je suis convaincu que les idées de douleur sont beaucoup plus
puissantes que celles qui nous viennent du plaisir »1549.. Il existe même
une idée qui nous touche davantage que celle de la douleur, précise Burke
un peu plus loin — c’est l’idée de la mort. L’expérience du sublime a
quelque chose à voir avec la mort du sujet — elle est donc, pour reprendre
une idée psychanalytique, de l’ordre de la jouissance.
Qu’est-ce, en effet, que la terreur — sinon une passion qui prive le sujet de
ses pouvoirs d’agir et de penser ?1550. Cette idée conduit Burke à cet
exemple qui paraîtra, à nos esprits contemporains, largement
incompréhensible : les serpents et « autres bêtes venimeuses » sont
susceptibles d’éveiller en nous les idées du sublime1551..
Burke repère dans les termes grecs la conjonction du terrible et du
respectable (deïnos), de l’action de révérer et de celle de redouter (aïdéô).
Cette équivoque est bien connue des psychanalystes et anthropologues
contemporains : elle est celle-là même du sacré.
Aux passions sociales qui nous attachent à des objets plus ou moins
contingents de sympathie ou d’amour et suscitent l’idée de beau, Burke
oppose les passions qui touchent à la conservation de soi dans sa triple
dimension physique, psychologique et morale. Le sublime subvertit l’amour
de soi et suspend les repères identificatoires, c’est en ce sens qu’il a pour
principe directeur une terreur fondamentale. Et son véhicule privilégié,
encore qu’aléatoire, n’est ni la simplicité comme chez Longin, ni la
grandeur absolue, comme ce sera le cas chez Kant, mais l’obscurité.
Une source privilégiée du sublime, dit Burke, est l’infini — mais celui-ci
n’est pas séparable du terrible, au contraire ! L’infini, écrit Burke, « a
tendance à remplir l’esprit de cette sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet
le plus authentique et le meilleur critère du sublime »1552.. Kant se
souviendra de cette idée.
L’idée commune à Burke et à Mendelsssohn (auteur d’un traité Du
sublime et du naïf dans les beaux-arts) est que le beau est la sensation que
procure un objet complet, perceptible en une même vision, tandis que le
sublime est le sentiment que suggère un objet dépassant la portée des
perceptions humaines. L’être humain ne peut donc en avoir qu’une vision
partielle. Cet inaccessible induit un certain sentiment de terreur. Le cadre
classique du beau est brisé ; la notion de sublime va de pair avec la
conscience que le monde est infini, donc incommensurable aux capacités
humaines.
Kant a consacré deux grands textes de nature très différente à la question
du sublime. Les Observations sur le sentiment du beau et du sublime
rédigées en 1764 dans la période dite précritique sont très fortement
redevables des lectures de la littérature anglaise et française sur la question.
C’est dans la Critique de la faculté de juger que Kant développera une
analyse originale du sublime.
Les Observations sur le sentiment du beau et du sublime se présentent
comme un jeu d’oppositions entre les deux catégories empiriquement
exposées et non déduites : l’art topiaire1553. est beau, les grands chênes de
la forêt sont sublimes1554., le jour est beau, la nuit sublime, la jeunesse est
belle, la vieillesse sublime, la femme est belle, l’homme sublime… Une
idée toutefois annonce les développements ultérieurs de la Critique de la
faculté de juger : Kant détermine également les diverses sortes de sublime
non plus par la qualité de l’objet mais par l’impression reçue par le sujet : le
sentiment du sublime tantôt s’accompagne de tristesse et d’effroi, tantôt de
tranquille admiration et tantôt s’allie au sentiment d’une auguste beauté.
Kant appelle sublime terrible (on traduit également par « sublime de terreur
») le première sorte de sublime, sublime noble la seconde, sublime
magnifique la troisième (on traduit également par « sublime de
magnificence »)1555.. Un sommet n’est pas moins sublime qu’un abîme ;
mais celui-là-ci suscite l’admiration, c’est le sublime noble, tandis que
celui-ci suscite l’effroi, c’est le sublime terrible.
Plus tard, Kant gardera la distinction entre le beau et le sublime mais en
approfondira le principe. L’erreur serait de croire à une simple opposition
entre les deux catégories : le sublime, écrit Kant dans son Anthropologie du
point de vue pragmatique n’est pas le contre-pied mais le contrepoids du
beau1556.. Le sublime manifeste de manière plus accentuée encore le jeu
des facultés du sujet : « Pour le beau dans la nature, écrit Kant, c’est hors de
nous que nous devons chercher un fondement, mais pour le sublime, c’est
en nous »1557.. Alors que le beau est affaire de goût, donc de jugement, le
sublime est affaire de sentiment : la beauté seule relève du goût, le sublime
appartient certes lui aussi au jugement esthétique mais ne répond pas au
goût1558.. Le sublime répond à l’émotivité1559., que le beau, selon Kant,
exclut. De plus, ce ne sont pas les mêmes facultés qui sont en jeu : alors que
le beau exprime le rapport entre l’entendement et l’imagination, le sublime
exprime le rapport entre la raison (la faculté de l’infini et de la totalité, celle
qui pousse au-delà des phénomènes) et l’imagination. Alors que le beau
dérive du libre jeu entre la sensibilité et l’intellect, le sublime naît du libre
conflit entre la sensibilité et la raison. Alors que le beau manifeste un
accord entre l’imagination et les concepts (dont l’entendement est la
faculté), le sublime manifeste un accord entre l’imagination et les idées
(dont la raison est la faculté)1560..
Le sublime est dans le dépassement : « est sublime ce en comparaison de
quoi tout le reste est petit »1561.. Au dépassement de l’objet correspond
parallèlement celui du sujet : « est sublime ce qui du seul fait qu’on ne
puisse que le penser révèle une faculté de l’esprit qui dépasse tout critère
des sens »1562.. Le sublime ne peut être contenu dans aucune forme
sensible, il n’a de rapport qu’avec les idées de la raison. Ainsi, en dépassant
le plan sensible des phénomènes, la raison, ou bien tombe dans une illusion
de la connaissance (ce qui établit la Critique de la raison pure) ou bien pose
les principes de la morale (Critique de la raison pratique) ou bien donne
matière à l’expérience du sublime (Critique de la faculté de juger).
Ce qui définit le sublime aux yeux de Kant et le différencie du beau, c’est
d’abord la notion de totalité. Le beau de la nature concerne la forme de
l’objet qui consiste dans la limitation ; en revanche, le sublime pourra être
trouvé aussi bien en un objet informe pour autant que l’illimité sera
représenté en lui ou grâce à lui et que néanmoins s’y ajoutera par la pensée
la notion de sa totalité. Le sublime n’est donc ni une qualité de l’objet ni
une catégorie du jugement, il est l’expression d’une représentation
totalisante d’un infini possible. La Critique de la raison pure avait
déterminé comme impossible la connaissance de la totalité : la cosmologie
rationnelle n’est pas une science aux yeux de Kant, mais, de même que les
idées d’âme et de Dieu, inaccessibles à la connaissance, ont été réservées à
la raison pratique pour un usage éthique, l’idée de monde pourra trouver
dans le domaine esthétique son sens et son emploi. La Critique de la faculté
de juger est donc une implication nécessaire de la dialectique
transcendantale. L’art peut être par conséquent considéré comme le seul
moyen de garder à la totalité un sens qui ne soit pas purement
métaphysique. Seulement, comme toute forme sensible est, par nature,
finie, et que le sublime est l’expression d’une représentation totalisante d’un
infini possible, le sublime authentique ne concernera que les idées de la
raison. Ce qui implique que cette expression ne peut se déployer
véritablement que dans le langage. Kant a placé en note, presque en hors-
texte, ce qui n’a que l’apparence de la singularité de l’exemple : « On a
peut-être jamais rien dit de plus sublime ou exprimé une pensée de façon
plus sublime que dans cette inscription du temple d’Isis : « Je suis tout ce
qui est, qui était et qui sera, et aucun mortel n’a levé mon voile »1563..
Cette note, que Kant a jetée comme en passant, peut être considérée comme
la clé qui ouvre le sens de sa pensée sur le sublime. Celui-ci se trouve deux
fois présent dans la devise d’Isis, comme forme (c’est une énonciation
sublime), et comme contenu (le sublime est son énoncé). Isis est tout ce qui
est, était et sera : une totalité infinie mais qui se comprend par l’acte même
de la dire, car Isis est ici le sujet de la parole. « Aucun mortel n’a levé mon
voile » : or, dans le moment même où sa totalité infinie est dérobée aux
regards et à l’esprit, elle se donne elle-même comme présente (donc réelle)
et cachée (donc présente). Une réalité qui se dérobe est déjà à moitié
donnée et une vérité cachée est déjà à demi révélée. Qu’on imagine
maintenant la statue recouverte d’un voile dans la pénombre du temple, à
Saïs — il suffisait en somme qu’elle fût belle pour être sublime. Qu’on se
représente la crainte révérencieuse, la terreur sacrée — bref le respect1564.
dont cette statue devait être entourée, et l’on aura idée du sublime. Ce n’est
pas que celui-ci renvoie à une qualité esthétique sans pareille ; il étale
devant notre raison un espace infini de sens, une échappée. Le sublime n’est
pas la transcendance, mais il brouille l’opposition entre le monde
phénoménal et le monde nouménal, il fait éclater les limites qui les
séparaient, et comme Isis qui parle1565., le sujet se fond dans l’objet. L’art
porté à son point-limite semble être devenu nature. Le sublime, c’est l’idée
de totalité donnant son sens à l’œuvre. De cela, l’esprit seul est capable. En
toute rigueur, il n’y a pas d’œuvres sublimes, il n’y a que celles qui nous en
donnent l’idée.
Kant distingue par ailleurs deux genres de sublime dans la Critique de la
faculté de juger : le sublime mathématique qui manifeste le caractère
excessif d’une grandeur et le sublime dynamique qui manifeste le caractère
excessif d’une force. Il y a un sublime en repos — comme celui que nous
éprouvons à l’intérieur de la basilique Saint-Pierre de Rome — et un
sublime en mouvement — comme celui que nous éprouvons devant une
mer déchaînée. La grâce est la beauté en mouvement, le sublime en
mouvement n’est jamais gracieux. À la différence du beau, le sublime (dont
l’étymologie, rappelons-le, renvoie à l’idée d’élévation) implique toujours,
même dans son genre « mathématique », un mouvement : « le sentiment du
sublime a pour caractéristique un mouvement de l’esprit lié au jugement
portant sur l’objet tandis que le goût qu’on éprouve pour le beau présuppose
que l’esprit soit dans un état de contemplation tranquille »1566.. Même
lorsqu’il est rapporté à un objet extérieur, le sublime n’existe que dans
l’esprit dont il manifeste ainsi la supériorité : la tempête ne sera jugée
sublime que par celui qui ne sera pas menacé par elle. Schopenhauer
héritera de cette idée lorsqu’il définira le sublime comme ce qui « provient
de ce qu’une chose parfaitement défavorable à la volonté devient objet de
contemplation pure »1567..
Le sublime est un effort pour exprimer l’infini, effort qui dans le monde
des phénomènes ne trouve aucun objet qui se prête à sa présentation. Mais,
alors que chez Kant le sublime naît de l’écart, de l’inadéquation existant
entre les facultés humaines (l’idée d’un infini propre à la raison ne saurait
avoir de représentation sensible adéquate), chez Hegel la contradiction ne
traverse pas l’intériorité du sujet, elle naît entre la Substance unique et
absolue d’une part et le monde phénoménal d’autre part. Chez Hegel le
sublime caractérise l’art symbolique incapable de réaliser l’Idéal — c’est-à-
dire de donner une forme sensible adéquate à l’idée de beauté. Il balance
entre ces deux pôles contraires que sont l’abstraction géométrique pure
(telle que la matérialise la pyramide égyptienne) et la prolifération éperdue
des formes (comme celle que donnent à voir les temples de l’Inde).
Le romantisme, en continuité avec la conception dominante des Lumières,
fera du sublime, avec la laideur, une machine de guerre contre les règles
classiques. Dans ses essais Sur le sublime, Schiller attribue au sentiment du
sublime une fonction éducative qui couronne et complète l’éducation
esthétique de l’homme. Victor Hugo verra dans le sublime le pôle opposé
au grotesque, le beau (synthétiquement supérieur à la beauté idéale)
constituant la réunion des deux. Alors que la tradition classique, issue du
traité de Longin et ici poursuivie par la plupart des théoriciens des
Lumières, définissait le sublime, conformément à son étymologie, par le
mouvement d’élévation, la sensibilité romantique va au contraire insister
sur le sentiment d’écrasement subi par un moi par ailleurs constamment
exalté. À l’époque moderne, l’idée de sublime ne résistera pas à la
tourmente dans laquelle celle de beauté sera emportée, signe historique du
lien de connivence qui réunit les deux par delà leur opposition.
 
 
2. Beauté et laideur
 
« Le squelette était invisible/Aux temps heureux de l’art païen » disait
Théophile Gautier1568.. À ces vers on apposera cette citation datant de
1961 : « Cette notion nouvelle, incroyable, la laideur, précise et peu
définissable, est tombée comme une pluie tenace, recouvrant tout »1569..
La laideur est associée au temps qui passe et à la mort qui arrive. D’où
l’effoi qu’elle suscite. Le corps qui vieillit, le monument qui tombe en ruine
ou en poussière sont les deux matérialisations de la laideur. « La
représentation sensible du temps est apparue comme l’expression même du
laid », écrit Murielle Gagnebin1570.. De fait, Goya, le premier artiste qui fit
de la laideur le contenu presque exclusif de sa peinture, fut obsédé par le
temps. Dans l’esthétique classique, la laideur était une figure du mal — non
seulement à cause de la peine qu’elle inflige, mais aussi parce qu’elle
témoigne d’un désolant échec. « Est laid (…) tout ce qui n’est pas dominé
par une forme et par une raison, dit Plotin, parce que la matière n’a pas
admis complètement l’information par l’idée »1571.. L’idée vient d’Aristote
: la laideur trahit un excès de matière sur la forme ; elle représente donc
littéralement le chaos. Elle est à la fois ce qui précède toute organisation (le
beau kosmos) et ce qui menace celle-ci de ruine.
À cette ontologie, le christianisme ajoutera sa morale : la laideur est
l’attribut du diable comme la beauté est celui de Dieu. Mais que dira-t-on
d’une représentation réussie de la laideur ? Qu’elle est belle ? Le problème
a été soulevé au Moyen Âge par saint Bonaventure qui faisait remarquer
qu’une image du diable est belle lorsqu’elle représente bien la laideur du
diable et que, par conséquent, elle est laide. En plein âge classique, le
peintre Guido Reni dira : « Il existe aussi l’idée de la laideur, mais je ne l’ai
même pas exprimée dans le Démon car je la fuis même en pensée ». La
laideur serait en quelque sorte au domaine esthétique ce que le péché est
dans le domaine religieux ou la faute dans le domaine moral ou encore
l’erreur dans le domaine logique1572. : le mal auquel il ne faudrait même
pas songer à songer.
Et pourtant ce refoulement n’a pas eu la constance que l’on pourrait croire.
D’une part les sociétés anciennes vivaient dans un contexte de laideur dont
nous ne pouvons plus avoir idée. D’autre part, la laideur pouvait être l’objet
d’un bon usage — comme les maladies. Ainsi y eut-il dans le platonisme
médiéval tel qu’il fut représenté par exemple par Hugues de Saint-Victor,
une tendance à considérer le laid comme supérieur au beau dans la mesure
où celui-ci nous enchaîne au monde sensible et éteint en nous le désir de la
beauté parfaite tandis que celui-là nous délivre de la séduction de la grâce
éphémère et nous donne la nostalgie de l’idéal. Paradoxalement, Dieu est
mieux trouvé et loué dans le laid, le laid prouve mieux que le beau que les
formes visibles doivent être considérées seulement comme des symboles de
la beauté parfaite et non comme la manifestation de celle-ci1573..
L’esthétique du beau est statique : en voyant la beauté, l’âme comblée s’y
repose. L’esthétique du laid est dynamique : la laideur jette l’âme dans une
inquiétude qui la pousse à aller plus avant1574.. Il est frappant de constater
que, parti évidemment de présupposés philosophiques tout autres, un
penseur comme Adorno aboutit à une conclusion assez voisine : pour le
philosophe de la Théorie critique, alors que les belles formes impliquent un
assentiment à l’existence, donc à l’ordre, c’est-à-dire au désordre du monde
social et historique, le laid, ou ce qui refuse la conciliation suggérée par les
belles formes, susciterait la vocation critique de la raison.
Par ailleurs, lorsque fut reconnue la particularité objective de l’idéal du
beau d’abord pensé comme universel, bien des productions des civilisations
passées ou lointaines ont été regardées d’un autre œil. Il existe dans de
nombreuses cultures et en de nombreuses époques une esthétique de la
décadence — au point qu’il est permis de se demander si la décadence n’est
pas d’abord une idée esthétique.
Malgré l’ancienneté de la veine démoniaque (ou « démonique », pour
reprendre le mot de Goethe), c’est le romantisme qui, en Europe, va intégrer
la laideur dans une théorie et une pratique élargies de l’art. Une caricature
d’époque montre Victor Hugo à la tête d’une file sinueuse d’écrivains et
d’artistes et tenant une bannière sur laquelle on peut lire ces mots : « Le
beau est le laid ». Ce qui pour les contemporains, tenants des règles
classiques, constituait une provocation contre le bon goût, représente une
formidable révolution conceptuelle : l’intégration de la laideur à titre
d’élément essentiel de l’art fait du même coup de la beauté classique, rivée
qu’elle est à l’idéal d’harmonie, un cas particulier du beau dans lequel il
convient de ranger toutes ces formes de laideur que sont l’étrange et le
bizarre, le grotesque et le terrifiant. En 1853, l’ancien élève et disciple de
Hegel, Karl Rosenkranz, publie une Esthétique du laid1575.. L’expression
alors pouvait sembler paradoxale ; elle ne nous étonne plus.
Le romantisme prend la laideur aux extrêmes du difforme et du
monstrueux1576.. Non seulement la laideur dans l’œuvre ne fait pas la
laideur de l’œuvre, mais elle en constitue la beauté spécifique. Puissance de
métamorphose dont l’art est capable et dont Aristote déjà pointait le
paradoxe : un champ de bataille ou un cadavre est repoussant mais un
tableau les représentant peut être plaisant1577.. C’est ce dont rendait
compte aussi Boileau en plein triomphe du style classique : « Il n’est point
de serpent, ni de monstre odieux/Qui par l’art imité ne puisse plaire aux
yeux./ D’un pinceau délicat l’artifice agréable/Du plus affreux objet fait un
objet aimable »1578..
D’où vient ce prodige ? La réponse que donne Victor Hugo dans la préface
de Cromwell est spéculative : le laid y est défini par son rapport avec
l’ensemble de la création tandis que le beau est déterminé par sa relation à
l’être humain seul : « Le beau, à parler humainement, n’est que la forme
considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue,
dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-
il toujours un ensemble complet mais restreint comme nous. Ce que nous
appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous
échappe et qui s’harmonise, non pas avec l’homme mais avec la création
tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects
nouveaux, mais incomplets »1579.. Un argument somme toute analogue à
celui que présentaient dans le domaine moral les stoïciens et Leibniz pour
montrer que le mal n’a pas cette réalité absolue qu’on lui croit. Comme tout
devient bon, tout finit par devenir beau, replacé dans le grand Tout. Sans
aller jusqu’aux limites de l’univers, il est de fait qu’un entourage choisi peut
hisser la laideur au rang de beauté et par conséquent la faire oublier comme
telle. C’est parce que l’âme de Claude Frollo, le prêtre, est noire, que celle
de Quasimodo1580. apparaît lumineuse par contraste. Le cinéma a, de
multiples fois, illustré la beauté du monstrueux en en révélant la délicatesse
propre mais surtout en insistant sur la vraie monstruosité, la monstruosité
morale des gens « normaux »1581.. L’effet de cadre dont la fonction est de
transformer une prégnance négative de répulsion en une prégnance
attractive positive peut être purement esthétique : dans son ouvrage sur le
peintre Francis Bacon1582., Gilles Deleuze analyse ce phénomène où une
figure intrinsèquement laide, du seul fait qu’elle est entourée d’un fond plat
à bord net devient source de beauté. Lorsque la laideur résiste en tant que
laideur, qu’elle n’est métamorphosée par aucun projet d’art, alors le
jugement esthétique est impossible1583.. Les petites vieilles de Goya
n’existent que sur la surface peinte qui nous donne à les voir. Elles seraient
laides si elles existaient en dehors de la toile, ce qui est impossible.
Contre le « bon goût » ou simplement « le goût » (ainsi présenté comme
indépassable), une pratique du mauvais goût a été depuis près de deux
siècles cultivée. Le terme de kitsch est apparu dans la Bavière du roi Louis
II au XIXe siècle — les châteaux de ce wagnérien exalté étant eux-mêmes
des chefs-d’œuvre de kitsch. À l’époque contemporaine, le kitsch est
devenu une véritable catégorie esthétique mêlant la surcharge de pacotille,
le bibelot de masse et le mauvais goût — souvent inconscient mais parfois
revendiqué à la fois contre la morne perfection classique et contre
l’abstraction moderne. « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est
le plaisir aristocratique de déplaire », disait Baudelaire.
 
 
3. La beauté immorale
 
Schiller voyait dans la rupture entre l’ordre moral (rationnel) et l’ordre
esthétique (sensible), qu’il rapportait (comme Kant) à la dualité de la raison
et de la sensibilité, le signe de la déchirure dans laquelle l’homme moderne
se débat et que l’homme grec ignorait1584..
Mais, même si la pensée grecque croyait fondamentalement à l’unité des
valeurs idéales que le Moyen Âge appellera des transcendantaux, l’homme
grec, contrairement à ce qu’affirmait Schiller, n’ignorait pas la contradiction
entre la beauté et le bien — à preuve, la figure de Socrate dont Jankélévitch
dit ceci : « Le masque socratique, instituant le chiasme de la laideur
physique et de la beauté morale, initie l’homme à sa propre modernité ; laid
comme un pou au-dehors, sage comme un dieu à l’intérieur, il disjoint par
l’obliquité de son regard et l’incognito de ses mythes l’équation officielle,
béate, exotérique de la beauté-bonne »1585..
Cela dit, le vrai scandale n’est pas tant celui de la laideur bonne que celui
de la beauté mauvaise. C’est là que la contradiction est la plus douloureuse
pour la conscience. La culture grecque nous en a laissé plus d’une trace. Car
même si Platon et le platonisme ont eu en Occident l’influence décisive en
matière de beau (l’idée en particulier d’une connivence ontologique entre le
beau et le bien), le soupçon, tragique s’il en est, qu’il pourrait y avoir un
mal inhérent à la beauté est au centre du premier grand texte européen :
l’Iliade. La beauté d’Hélène provoque la guerre de Troie ; le mythe du
jugement de Pâris illustre la supériorité de la beauté (de la volupté) sur les
autres valeurs, pouvoir (Héra) ou sagesse (Athéna). Cela implique que la
force de la séduction peut balayer le reste. L’Histoire et la légende sont
pleines de ces beautés fatales qui suscitent la ruine et la mort : les sirènes
attirent par leurs chants les marins sur leurs écueils, Cléopâtre provoque la
perte d’Antoine et finit par se suicider d’une façon érotique (une vipère lui
mord le sein), quant à Judith et Salomé, elles sont de véritables beautés
assassines — la première tue pour sauver son peuple, la seconde fait tuer
pour obéir à une secrète perversion. Plotin avait eu cette image forte : le
beau nous attire à notre insu hors du bien comme l’aimé attire la fiancée
hors de la maison de son père1586..
Le christianisme n’ignorera pas, bien sûr, la beauté du diable, même si le
démoniaque sera d’abord rendu par les laideurs extrêmes de la bestialité et
de la monstruosité. Dante comprend qu’une passion peut être belle et
néanmoins conduire au péché1587.. Cela dit, ni Dante ni aucun auteur du
Moyen Âge n’eût songé, comme le fera Milton au XVIIe siècle1588., à
trouver une beauté en Satan lui-même.
Bien qu’il n’eût développé aucune théorie esthétique (il fut même le
premier philosophe de l’histoire dans ce cas), Descartes opéra sur ce
chapitre une révolution considérable de la pensée en séparant radicalement
l’amour du bien, issu de la raison intérieure, et l’amour du beau, issu des
sens extérieurs (la vue principalement)1589.. L’agrément que nous
ressentons pour la beauté et l’horreur que nous avons pour la laideur ne sont
pas du même ordre que l’amour du bien et la haine du mal. Shaftesbury, au
siècle suivant, s’efforcera contre Descartes de renouer avec la ligne
platonicienne.
Mais c’est à partir de la révolution romantique que le beau se rendra
entièrement indépendant du bien, voire hostile à lui. Dans la préface à
Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier revendique, contre son ami
Victor Hugo resté sur ce plan « platonicien », l’autonomie de l’art vis-à-vis
de toute considération autre qu’esthétique — morale en particulier. Les
deux grands procès littéraires du XIXe siècle — qui se déroulèrent durant la
même année 1857 — contre Les Fleurs du mal et contre Madame Bovary
— doivent être compris comme un combat d’arrière-garde d’une morale
sociale qui ne peut plus contenir une esthétique qui désormais se pense
comme un absolu. La beauté à laquelle Baudelaire a adressé un hymne1590.
n’est pas la même que celle qui s’adressait aux mortels dans un poème
antérieur1591.. Son regard « infernal et divin », écrit-il, « Verse
confusément le bienfait et le crime ». Cette beauté qui suit la « double
postulation » de l’âme — pour reprendre les termes mêmes du poète — a
partie liée avec la mort : « De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins
charmant ». Au vers de Boileau : « Rien n’est beau que le vrai », Musset
avait répondu significativement : « Rien est vrai que le beau ». La « religion
de l’art » ne veut plus reconnaître d’autres valeurs que celles de l’art lui-
même.
On a pu dire de la beauté que c’est ce qui reste de l’art lorsqu’on ne croit
plus à son caractère moral ou à sa mission politique ou à son pouvoir de
connaissance. Le criminel est le grand héros de la littérature romanesque du
XIXe siècle. Désormais, c’est moins la laideur physique qui intéresse les
écrivains que les perversions et les perversités. L’esthétique de la décadence
traduit la séduction que l’immoralité et la mort peuvent exercer1592..
Contrairement à ce qu’annonçait (et espérait) un personnage de
Dostoïevski1593., la beauté ne sauvera pas le monde. La religion de l’art ne
résistera pas au tragique des événements : comment, dans les tranchées de
1914, ou dans les camps de la mort, ne pas se désoler de l’insuffisance du
beau ? Déjà, en 1923, soit quelques années après la fin de la Grande Guerre,
A.-M. et  C. Lalo dressaient du point de vue psychologique et moral le
constat de la « faillite de la beauté » (titre de leur ouvrage). Telle était la
question topique que posait Levinas sur un ton de reproche : comment se
fait-il que rien, ou presque rien dans la culture, ne se soit avéré apte à
endiguer l’incroyable puissance de ténèbres, de cruauté et de haine qui a
déferlé sur une terre où la beauté avait mis sa marque en tellement
d’endroits et durant tant de siècles ? Comment expliquer que l’émotion face
au beau ressenti par ceux qui, en Europe, participaient de loin et parfois de
très près à l’édification des bûchers de mort, les ait laissés de marbre face
au visage des suppliciés ?1594. Que peut encore valoir la beauté si elle est
sans message, impassible, muette et solitaire ?
Celui qui a regardé la beauté de ses yeux est déjà voué à la mort, disait
Platon. Mais chez Platon, la mort est une délivrance ; la beauté est la
promesse du bonheur qu’éprouve l’âme à être extraite de la prison du corps.
Cette connivence entre la beauté et la mort sera de plus en plus comprise à
l’époque contemporaine sur le mode tragique. Dostoïevski disait que la
beauté a quelque chose d’effrayant parce qu’elle nous échappe. C’est d’un
effroi voisin que Rilke se fait l’écho dans sa Première élégie de Duino : «
Car le Beau n’est rien d’autre que/Ce début de l’horrible qu’à peine nous
pouvons encore supporter »1595..
Formule paradoxale souvent rendue par cette expression forte : « la beauté
est le commencement de la terreur ».
Dans son livre Rome, Naples et Florence, Stendhal décrit l’étrange état,
mélange d’exaltation et d’anéantissement, dans lequel il se trouva lorsqu’il
sortit de l’église Santa Croce à Florence, le 22 janvier 1817. Ce passage
célèbre a été à l’origine de l’expression « syndrome de Stendhal » utilisé
pour décrire une forme du « syndrome du voyageur », état dépressif dans
lequel se trouve le voyageur lorsqu’il se trouve confronté à une réalité qui le
désoriente. Le syndrome de Stendhal est le trouble provoqué par le choc
violent de la beauté1596.. On y reconnaît des signes qui sont proches de
ceux de la mort.
Kierkegaard écrit dans Le Concept de l’angoisse que « c’est l’exclusion de
l’esprit qui explique qu’il y ait une insouciance dans la Beauté grecque mais
aussi en elle un profond deuil inexpliqué »1597.. Un peu plus loin,
Kierkegaard fait remarquer que Vénus est plus belle encore lorsqu’elle est
représentée endormie parce qu’alors l’esprit est exclu : « Par suite plus
l’individualité prend d’âge et de croissance spirituelle, moins l’homme
endormi a de beauté tandis que c’est quand il dort que l’enfant en a le plus
»1598.. Apollon en revanche serait moins beau s’il était montré endormi,
quant à Zeus, il serait ridicule1599..
Bien loin d’être en soi fragmentaire (représentation dominante dans
l’esthétique contemporaine), c’est l’œuvre d’art accomplie qui nous suggère
à quel point notre existence peut être parcellaire, d’où l’impression de
nostalgie (douleur de la détotalisation et désir de reconstituer la totalité
perdue) que l’on ressent si souvent devant la beauté.
 
 
4. Haine et refus de la beauté
 
La beauté peut être l’objet d’une haine farouche, généralement oubliée
sous le poids de l’admiration commune. Cette haine peut avoir des raisons
fort diverses. Le fanatisme religieux a toujours regardé la beauté avec
hostilité — que ce soit la beauté du corps ou celle de l’art. La haine
révolutionnaire de la beauté est obscurément celle d’une injustice dont ne
bénéficieraient qu’une poignée de privilégiés. La beauté est également
honnie car elle représente une résistance objective face au désir de
nivellement qui est le propre de la plupart des mouvements révolutionnaires
radicaux. Enfin, du point de vue contestataire, la beauté est récusée comme
un mensonge et une hypocrisie au service des riches et des puissants1600..
La haine de la beauté peut aussi avoir des raisons psychologiques : le
moine incendiaire du Pavillon d’or dans le roman de Mishima (tiré d’une
histoire véritable) ne pouvait plus supporter une perfection à laquelle il
n’avait pas part, et qui représentait comme la matérialisation de son
inconsistance1601..
Mais la haine de la beauté peut aussi avoir des raisons proprement
esthétiques tenant au développement interne de l’art et de la littérature. Le
romantisme, qui avait ébranlé la certitude de la Beauté idéale classique en
lui opposant le sublime et le laid, n’avait pas osé aller jusqu’à la négation
frontale. De ce mouvement que l’on voit se dessiner à la fin du XIXe siècle,
contre le culte quasi religieux de la beauté qui fut son contemporain, de
cette haine toute nouvelle de la beauté (de cette « kalophobie »), Rimbaud
est l’un des premiers témoins : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes
genoux — Et je l’ai trouvée amère — Et je l’ai injuriée »1602.. Une
révolution — plus radicale encore que la romantique — s’opère au tournant
du siècle. Dans une réponse à une enquête, Paul Valéry dira : « C’est en
1900 que le mot Beauté a commencé à disparaître. Il a été remplacé par un
autre mot qui, depuis, a fait son chemin : le mot Vie »1603.. Désormais,
tout ce qui avait été récusé et repoussé au nom du « bon goût » sera cultivé
de manière systématique. Lautréamont avait eu cette formule au début des
Chants de Maldoror (elle aura un impact considérable) : « Beau (…)
comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à
coudre et d’un parapluie ». L’art contemporain commence en effet avec la
désarticulation : désarticulation des formes (le cubisme en peinture),
désarticulation des mélodies (le dodécaphonisme en musique),
désarticulation du sens (le lettrisme en poésie). Les mots d’ordre classiques
(équilibre, mesure, unité, harmonie…) sont tournés en dérision et
disparaissent. « L’œuvre d’art ne doit pas être la beauté en elle-même car
elle est morte » proclame un manifeste dada1604.. Le refus de la beauté
s’exprimera de manière iconoclaste : Marcel Duchamp met des moustaches
à la Joconde (symbole universel de la beauté) et place sous sa « nouvelle
œuvre » en guise de titre ces initiales salaces : L.H.O.O.Q. Seuls les
académiques de plus en plus isolés persisteront à considérer « la beauté »
comme la finalité de leur travail.
Vis-à-vis du beau, l’art contemporain a pu suivre un principe
d’indifférence dont le ready-made est la matérialisation provocatrice.
Marcel Duchamp disait vouloir produire le sentiment d’une « beauté
d’indifférence ». Il parlait d’« absolue anesthésie » ; on peut dire d’une
bonne partie de l’art contemporain qu’il est an-esthétique. Le ready-made
est à la beauté ce que l’attentat à la pudeur est à la morale.
Une autre stratégie de guerre consistera à exalter les forces anarchiques de
la vie (c’est à cela que faisait allusion la phrase de Valéry citée plus haut).
Nietzsche avait distingué une beauté apollinienne, faite d’ordre et de
mesure, et une beauté dionysiaque, ivre et échevelée. Dans L’Amour fou,
André Breton écrit : « La beauté convulsive sera érotique-voilée,
explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas ». La formule «
beauté convulsive » figure dans la conclusion de Nadja : « La beauté sera
convulsive ou ne sera pas ». À la fin du même ouvrage, la beauté
convulsive est définie comme faite de « saccades » de manière ouvertement
éjaculatoire. Rien de plus opposé au calme et à l’ordre classique que cette
convulsivité.
 
 
V. QUATRE EN UNE
 
La théorie classique de la beauté présuppose que celle-ci demeure
semblable, sinon identique en ses traits dans tous ses domaines
d’expression. De même qu’il n’existe qu’une vérité dans l’unité de son
concept, quelle que soit la diversité des disciplines et des champs de
connaissance, de même, il n’y aurait qu’une Beauté idéale, par-delà la
multiplicité contingente de ses incarnations.
On peut se demander néanmoins si la pensée n’a pas été ici victime de la
pauvreté du vocabulaire. Car lorsque nous disons d’un vase, d’un paysage,
d’un avion ou d’un visage qu’il est beau, entendons-nous réellement la
même chose dans les quatre cas, et ceux-ci présentent-ils objectivement des
caractères communs unifiables sous le même terme de « beau » ? Certes,
l’agrément et le sentiment de perfection semblent également présents dans
le vase, le paysage, l’avion et le beau visage, mais le rapport que nous
pouvons avoir avec chacun de ces quatre objets, puis le sens que ceux-ci
peuvent avoir dans le monde, de par leur place, ne sont certainement pas
assimilables. L’hétérogénéité du domaine du beau paraît difficilement
escamotable.
Le premier argument en faveur de cette hétérogénéité vient de la
sociologie du goût. La sensibilité à la beauté varie grandement d’un groupe
à l’autre et d’un champ à l’autre. « Pulchrum est paucorum », disait le poète
Horace1605. : le sens de la beauté n’appartient qu’à quelques-uns. Cela est
vrai de la beauté artistique et, dans une moindre mesure, de la beauté
naturelle, mais certainement pas de la beauté corporelle à laquelle tout le
monde est sensible.
Une façon simple et logique de diviser le domaine de la beauté serait de
tirer parti de la dichotomie nature/culture : la nature d’un côté, l’art et la
technique de l’autre. La beauté spontanée a des qualités et des pouvoirs
forcément différents de ceux de la beauté fabriquée. Cette dualité, pour être
simple, n’en est pas moins contestable : de quel côté placer la beauté
physique, celle du corps humain, qui est pour la grande majorité des gens la
source principale, pour ne pas dire exclusive, de l’expérience esthétique ?
Le corps de l’être humain n’est pas, comme celui de l’animal, une donnée
brute du hasard évolutif et génétique. Il est porteur de sens et de valeur
(érotiques, au premier chef) et se caractérise par sa grande variabilité, tant
du fait de la mode que de celui des pratiques de transformation. Le
vêtement, le maquillage et la chirurgie finissent par faire du corps humain
un artefact analogue à une œuvre d’art, ou un objet technique. C’est
pourquoi la dichotomie nature/culture peut apparaître comme trop
sommaire pour rendre compte de l’hétérogénéité des champs du beau.
Par ailleurs, la confusion de l’art (au sens des beaux-arts) et des
techniques, qui remonte à l’Antiquité, rend mal compte de la réelle
autonomie de l’esthétique de l’art par rapport à celle de la technique. La
beauté d’une voiture n’est pas du même type que celle d’un tableau ou
d’une sonate.
Ainsi serait-il sans doute plus avisé de prendre son parti de cette
quadripartition de l’art, de la nature, de la technique et du corps humain —
qui sont les quatre champs de matérialisation et d’incarnation du beau.
 
 
1. La beauté artistique
 
Jusqu’à la Renaissance, la beauté qui suscite l’admiration n’était pas
d’abord celle de l’art. Thomas d’Aquin n’a pas paru plus sensible à l’art des
cathédrales que Platon ne le fut à celui de l’Acropole et ce qui, à nos yeux,
représente immédiatement la beauté grecque (le Parthénon, la Vénus de
Milo) n’intéressait pas les philosophes. Platon cherchait les modèles du
beau dans le corps et dans les actions, Aristote, dans les productions de la
nature. C’est Plotin, le dernier philosophe païen de l’Antiquité, qui fut le
premier à avoir esquissé une théorie du beau en art. À l’opposé de Platon
qui voyait dans l’œuvre d’art une imitation des choses et des êtres sensibles,
Plotin fait dériver l’œuvre de l’esprit même de l’artiste. Ainsi celui-ci
rivalise-t-il avec la nature et fait mieux qu’elle1606.. « Phidias, écrit Plotin,
fit son Zeus sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait
s’il consentait à paraître à nos regards »1607.. Extraordinaire formulation
où s’entrecroisent l’idéalité de la pensée et l’objectivité de la chose.
Il existe une connivence particulière entre le beau et l’art qui outrepasse
les cadres du classicisme. La beauté est à l’artiste ce qu’est la vérité au
philosophe : la valeur ultime, la fin qui fait le sens de son entreprise. Dès
l’origine — on le constate avec les peintures et gravures rupestres — le
souci de la beauté était présent, et c’est par l’Idée du Beau que Hegel
commence ses cours d’esthétique. Le fait même que l’adjectif esthétique
équivale à beau, alors que l’esthétique est la théorie de l’art, signale et
conforte cette conjonction. D’ailleurs comme le bien, qu’on ne peut que
vouloir, ou la vérité qu’on ne peut que chercher à dire, la beauté a ce
pouvoir d’englobement sur son opposé, qui brise la symétrie : dans la
Poétique, Aristote, qui ainsi se faisait l’inventeur de la théorie de la
sublimation en art, remarquait que l’imitation transforme en plaisantes les
choses répugnantes. Merveilleuse alchimie de l’art qui change en or pur le
plomb de la vie !
La laideur écrite, peinte et chantée n’est déjà plus la laideur ; elle est
devenue belle. Ainsi, qu’il prenne modèle sur une beauté naturelle, ou bien
qu’il la trouve dans les plis de l’imaginaire, l’art semble-t-il, sort toujours
vainqueur. La forme sublime le contenu : un crucifié nous épouvanterait,
une crucifixion peinte nous ravit1608..
Dans son article de l’Encyclopédie consacré au beau, Diderot rappelle que
celui-ci ne concerne que les deux sens de la vue et de l’ouïe. On dit : « un
mets excellent » et une « odeur délicieuse », et non pas « un beau mets », «
une belle odeur ». Mais cette restriction apparente recouvre un
élargissement de fait : les trois autres types de beauté en dehors de l’art, la
naturelle, la technique et la corporelle, ne concernent que le visuel,
l’apparence des formes et des couleurs, à l’exclusion de l’harmonie des
sonorités.
L’anecdote antique est devenue proverbiale : un jour un cordonnier blâma
le peintre Apelle d’avoir oublié une attache à une chaussure de l’un de ses
personnages. Le lendemain, l’artisan, tout fier de sa première remarque se
mit à critiquer la jambe. Alors, indigné, Apelle s’écria : « Cordonnier, tiens-
t-en à la chaussure ! ». Mais pourquoi un peintre devrait-il représenter
l’apparence exacte d’une chaussure réelle ? Dans le contexte d’une
esthétique de la mimésis, l’œuvre hérite en quelque sorte de la beauté de son
modèle. Dans le contexte d’une esthétique de la création — qui valorise
l’originalité de l’artiste plutôt que son ingéniosité — l’œuvre est davantage
comprise comme la façon pour la beauté (inexistante ou cachée)
d’apparaître. Dans le premier cas, on admire la représentation d’une beauté
qui existe déjà, dans le second cas, on loue la présence d’une beauté
nouvelle qui vient, par sa seule existence, enrichir le monde.
La pensée de Kant est symptomatique du passage de la première à la
seconde esthétique. Pour l’auteur de la Critique de la faculté de juger, l’art
accompli est celui qui réussit à se faire oublier comme art, celui qui est
considéré comme une production de la nature car alors la contrainte des
règles n’est pas ressentie. Cette idée que l’art doit nécessairement cacher
ses secrets de fabrication a été répercutée jusqu’à l’époque moderne, alors
même que l’accent s’est déplacé sur l’inventivité de l’artiste : une œuvre
qui laisse voir ses procédés de composition est pareille à une marchandise
sur laquelle est restée collée l’étiquette du prix, disait Proust.
L’analogie avec les êtres de la nature est également présente chez Kant
dans sa conception de la beauté libre : le jugement de goût pur, non
intellectualisé (celui qui, tout en surpassant le sentiment de l’agréable, n’est
pas informé par des concepts) est celui qui se porte sur la beauté libre, non
adhérente1609., comme une chose de la nature, ou un ornement. « Doctrine
qui est absolument fatale à la compréhension de l’art », commentera H.G.
Gadamer1610..
Cela dit, le critère de la beauté ne peut pas être retenu pour déterminer ce
qui appartient ou non à l’art. D’abord parce que la beauté peut se rencontrer
partout, dans un objet, une fleur, un visage, elle n’est donc pas le propre de
l’art. Ensuite parce que la beauté n’a pas été toujours ni partout l’objectif
explicitement visé par ceux qui ont créé ce que nous nommons art
aujourd’hui. La beauté est moins le signe distinctif de l’art en général que
d’une esthétique en particulier — l’esthétique classique. Ni ailleurs (hors
d’Europe1611.) ni auparavant (avant la Renaissance) la beauté ne fut
cultivée pour elle-même : par exemple, les moai de l’Ile de Pâques ne sont
pas beaux, et même si la beauté peut être la meilleure façon de séduire la
mort, en Afrique le masque n’est pas produit pour la beauté de ses formes
mais pour la captation des puissances porteuses de mort, même si la beauté
reste la meilleure façon de séduire la mort.
C’est justement ce refus de la belle forme — qui correspond à celui d’une
idéalisation de la réalité, plus parfaite que celle de la nature sensible — qui
nous a pendant si longtemps rendu rétifs à l’art des cultures étrangères et
antérieures à la nôtre. Lorsque les artistes olmèques taillaient dans le basalte
la tête immense de leurs dieux, ils visaient une fin que Praxitèle et Michel-
Ange eussent considérée comme entièrement étrangère à l’art. Il y aura
véritable révolution esthétique lorsque Diderot écrira que « la poésie veut
quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage », lorsque Goya peindra
l’horreur et lorsque Victor Hugo donnera à des personnages monstrueux le
rang de héros. L’oxymore du titre « Les Fleurs du Mal » vaudra pour
programme. La transformation d’une esthétique comme théorie du beau en
esthétique comme théorie de l’art marquera la substitution du fait réel à la
valeur idéale.
La beauté où l’âge classique a reconnu le sens, voire le mystère de l’art,
n’a en fait été un idéal que pendant un temps bref de l’histoire de l’art.
Malraux appelle irréel le monde de l’art classique qui commence avec
l’Italie de la Renaissance et s’achève au XIXe siècle. L’irréel fait suite au
surnaturel qui soumettait l’art à la transcendance du sacré et précède
l’intemporel constitutif du monde immanent de l’art, celui du musée, où
n’existent que des œuvres d’art parce que c’est lui qui les fait telles. L’irréel
substitue l’immortalité de la beauté idéale à l’éternité du sacré1612.. En
somme, la beauté en art n’aura duré que trois siècles. Les Anciens ne
l’ignoraient pas mais ils la soumettaient à quelque chose d’absolu. Les
icônes byzantines ne sont pas sacrées parce que belles, elles sont belles
parce que sacrées. Les modernes n’ignorent pas non plus la beauté, mais ils
placent l’expression de leur art à un rang plus haut qu’elle, jusqu’au risque
assumé de la laideur.
« Il ne faut pas vouloir le beau, disait Nietzsche, il faut le pouvoir, avec
innocence et aveuglement sans que Psyché y mette de sa curiosité »1613..
De fait, même à l’âge classique durant lequel le beau semble avoir été
cultivé pour lui-même, en tout cas représenter l’objectif principal, l’artiste
ne travaillait pas pour faire apparaître ou naître la beauté — ses fins étaient
plus modestes, déterminées et techniques, si bien que la beauté doit plutôt
être comprise comme une qualité émergente qui s’impose comme par
surcroît. Un peintre compose un portrait, un musicien compose une
symphonie — la beauté est la qualité possible de leur travail, celle qui sera
reconnue par l’amateur dans ses jugements de goût. On pourrait à ce
propos, pour rendre compte de cette épiphanie, se servir du concept de
survenance introduit en philosophie morale par G.E. Moore1614..
L’ensemble de lignes et de couleurs en un certain d’ordre assemblées
(l’expression, fameuse, est du peintre Maurice Denis qui voulait par là dire
que l’essentiel en peinture n’est pas à chercher du côté du « sujet ») peut
s’imposer dans le monde symbolique des formes créées et convaincre le
jugement de goût de sa réussite spécifique : alors, il pourra être dit « beau »
quand bien même la beauté ne fut à aucun moment un objectif pour le
créateur — quand bien même (cas de plus en plus courant à l’époque
contemporaine) la beauté aurait été délibérément écartée. Ainsi Picasso
rechercha-t-il sciemment une certaine « laideur » lorsqu’il composa Les
Demoiselles d’Avignon ou Guernica1615.. La réussite de ces deux œuvres a
fait qu’on ne peut s’empêcher de les dire « belles » après coup — alors
même que les critères de mesure et d’harmonie, qui ont prévalu pendant des
siècles pour définir la réussite artistique, sont anéantis.
Contrairement à ce que prétend une opinion très commune, la beauté en art
n’est pas par excellence le lieu de la relativité complète en matière de goût.
Si le public s’accorde moins sur la beauté des œuvres que sur celle des
corps, c’est qu’il a davantage l’expérience de celle-ci que de celle-là. Ceux
qui ont passé à regarder des statues, des édifices ou des tableaux autant de
temps (ou presque...) que d’autres l’ont consacré à regarder le visage et le
corps des femmes sont globalement d’accord pour reconnaître ce qui, dans
les diverses cultures du passé et à travers leur histoire, est beau ou pas, très
beau ou moins beau. Mais cette reconnaissance est difficilement admissible
par ceux qui, dans une société démocratique, ressentent comme une
blessure narcissique toute contestation de leur goût et ne veulent croire qu’à
son absolue subjectivité.
 
 
2. La beauté naturelle : voir La nature
 
 
3. La beauté technique : voir La technique
 
 
4. La beauté du corps humain : voir La femme
*
 
Si l’homme contemporain surestime l’art et le corps, c’est parce qu’il a
perdu le sens de la beauté intelligible que possédait le Moyen Âge à partir
de Platon et de la révélation religieuse. Il s’agit là d’une beauté dont
l’esthétique n’a plus aucune idée. « Le beau en soi n’est qu’un mot, ce n’est
même pas une idée, diagnostiquait Nietzsche. Dans le beau, l’homme se
pose comme mesure de la perfection ; dans des cas choisis, il s’y adore.
Une espèce ne peut faire autrement que de se dire à elle-même oui de cette
façon (…), le jugement « beau », c’est la vanité de l’espèce homme »1616..
Mais, s’il y a une multiplicité infinie de formes réelles, il n’y a qu’une
multiplicité indéfinie de formes belles : il n’est pas vrai, comme le prétend
le relativisme, que tout puisse être jugé beau, et d’ailleurs, tout n’a pas été
en fait jugé beau.
 
*
 
Voir aussi
 
L’amour. L’art. Le bien. Le corps. Le désir. L’esthétique. La femme. Le
mouvement. La musique. La nature. La technique.
 
*
 
Bibliographie
 
Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, traduction
B. Saint-Girons, Vrin, 1990.
Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Slatkine Reprints, Genève, 1975, 3 vol.
D. Diderot, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau in Œuvres esthétiques,
Garnier, 1994, pp. 385-436.
Umberto Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, trad. M. Javion, Grasset, 1997.
Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur, Champ Vallon, 1994.
G.W.F. Hegel, Esthétique, trad. fr., LGF 1997, 2 volumes.
Francis Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, trad. A.-D.
Balmès, Vrin, 1991.
E. Kant, — Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. B. Lortholary, Œuvres
philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980.
— Critique de la faculté de juger
Longin, Traité du sublime, trad. N. Boileau, LGF, 1995.
Platon, — Le Banquet
— Hippias majeur
— Phèdre
Plotin, — Ennéades I, 6, Du beau
— Ennéades V, 8, De la beauté intelligible.
Eddy M. Zemach, La Beauté réelle. Une défense du réalisme esthétique, trad. S. Réhault, Presses
Universitaires de Rennes, 2005.
1336 Thucydide, La Guerre du Péloponnèse II, 40,1.
1337 Le terme, latinisé de philocalie est passé chez saint Augustin : philocalie et philosophie sont
sœurs, nées du même père, écrit-il dans Contre les Académiciens (saint Augustin, Contre les
Académiciens II, III, 7, trad. fr., Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 28. Dans le
christianisme oriental, la philocalie désignera un recueil de textes ascétiques.
1338 Carmen, le chant poétique, a donné le « charme », un peu partout la peinture et la musique
font des miracles.
1339 Dit aussi Hippias majeur.
1340 Hippias majeur, 287e.
1341 Voir Le concept.
1342 288b.
1343 288c.
1344 On ne manquera pas de remarquer que la révolution logique opérée par Frege et la
philosophie analytique a consisté à réhabiliter la conception extensionaliste du concept, contre
l’intensionalisme d’origine platonicienne, récusé comme étant de nature métaphysique.
1345 Hippias majeur, 289e.
1346 290b.
1347 290d.
1348 Platon, Grand Hippias, 291d-e, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard,1950, p. 35.
1349 294a.
1350 297c.
1351 297d.
1352 Platon, Timée, 28c.
1353 Platon, Le Banquet 210a.
1354 L’acte d’amour en lui-même n’est pas beau (preuve que l’agréable ne saurait se confondre
avec le beau) ; Platon suggère même que la pudeur vient de la conscience que nous avons de son
extrême laideur (Hippias majeur, 299a).
1355 Le Banquet 210b.
1356 210c.
1357 210d.
1358 211b.
1359 212a.
1360 « À la vue de la beauté ici-bas, l’âme prend des ailes au souvenir ainsi éveillé de la beauté
véritable », écrit Platon (Phèdre 249d).
1361 Ibid., 250a.
1362 Comme philosopher c’est apprendre à mourir, la fonction de la beauté, rappelle Lacan,
consiste à nous révéler notre propre mort (Le Séminaire VII, chapitre 18).
1363 Voir infra.
1364 Le soleil de l’allégorie de la caverne est symbole du beau comme du bien.
1365 À laquelle est assimilée celle de participation.
1366 Pour les Stoïciens, le beau est une étincelle de feu divin placée au centre de l’âme humaine.
1367 Plotin, Ennéades V,8,9, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1956, p. 146.
1368 Le paradoxe étant que c’est à lui que nous devons les expressions de « monde sensible » et de
« monde intelligible ».
1369 Plotin, Ennéades V, 8, 1.
1370 Plotin, Ennéades I, 6, 9, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997, p. 145.
1371 Plotin, Ennéades I, 6, 1, ibid., p. 123.
1372 Plotin ici suit Platon, Le Banquet 211a-b.
1373 Plotin, Ennéades I, 6, 1.
1374 Plotin, Ennéades I, 6, 2.
1375 Plotin, Ennéades VI, 7,33.
1376 Plotin, Ennéades I, 6, 8, op. cit., p. 143.
1377 « Du beau et du convenable ».
1378 Saint Augustin, Confessions IV, 30,20, trad. P. de Labriolle, Les Belles Lettres, 1969, p. 81.
1379 Ibid. IV, 15,24, p. 83-84.
1380 Confessions, IV, 13.
1381 Un problème et une solution analogues sont observables en Perse à propos des rubayat
d’Omar Khayyam : l’ivresse du vin et l’amour des jeunes gens ont été admis dans le contexte
musulman à partir d’une lecture symbolique de ces poésies.
1382 Cité par Umberto Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, trad. fr., Le Livre de Poche,
2002, p. 20.
1383 Nul être ne saurait être à la fois substance et quantité, qualité et relation. Les transcendantaux,
en revanche, sont prédicables à tous les êtres. Ils ont de plus convertibles entre eux (le beau est bon,
etc.).
1384 Edgar de Bruyne, Études d’esthétique médiévale tome II, Slatkine Reprints (Genève), 1975, p.
209.
1385 Cité par Uberto Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, op. cit., p. 40.
1386 Des justifications mythiques tirées de la Bible furent apportées : ainsi le Temple de Salomon
représenta-t-il le modèle idéal des cathédrales.
1387 Thomas d’Aquin, Sur les noms divins, cité par Edgar de Bruyne, Études d’esthétique
médiévale, tome III, op. cit.., p. 282.
1388 Il n’y a, dans tous les écrits du Docteur Angélique (le surnom de Thomas d’Aquin) pas une
seule allusion aux cathédrales dont il était pourtant le contemporain.
1389 G.W.F. Hegel, Esthétique I, trad. C. Bénard, Le Livre de Poche, 1997, p. 74-75.
1390 Ibid., p. 171.
1391 Ibid., p. 177.
1392 Ibid.
1393 Voir L’art.
1394 Voir La volonté.
1395 Ainsi la beauté d’un édifice, d’un jardin ou d’un paysage vient-elle de ce qu’ils expriment les
Idées de pesanteur ou de légèreté, d’ombre ou de lumière etc.
1396 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation III, § 41, trad. A.
Burdeau, PUF, 1978, p. 269.
1397 Ibid., p. 270.
1398 « Le Beau est la splendeur du Vrai » disait Platon.
1399 D’une jolie femme, on dit qu’elle est « bien » (ou « pas mal ») et l’on dira plus volontiers «
c’est bien » à propos d’un film ou d’un livre apprécié que « c’est beau ».
1400 Voir infra.
1401 Platon, Phèdre 246b. Pour le mythe de l’attelage ailé, voir L’âme.
1402 Une belle action. Inversement : « il n’est pas beau de mentir ».
1403 Un beau talent.
1404 Il n’est pas beau de mettre ses doigts dans son nez. En flamand, schoon signifie à la fois «
beau » et « propre ».
1405 Une belle corpulence, une belle fortune.
1406 Une belle occasion.
1407 Une belle nuit
1408 De belles paroles.
1409 Être dans de beaux draps, en faire voir de belles.
1410 Un beau cas.
1411 Une belle ordure.
1412 Avoir beau.
1413 L’Éloge d’Hélène composé par le sophiste Gorgias a fait scandale à cause de l’idée selon
laquelle l’irrésistible beauté de cette femme absout celle-ci des deuils qu’elle a causés. Après la prise
de Troie, Ménélas se jette sur l’épouse infidèle pour la tuer mais son bras s’arrête à la vue de son
beau sein nu.
1414 297c.
1415 64e.
1416 Ennéades I, 6,7.
1417 Plotin, Ennéades I, 6, 9, op. cit., p. 147.
1418 Confessions V, 13.
1419 De la Trinité VIII, 3.
1420 Voir La causalité.
1421 Thomas d’Aquin, Somme théologique I-II, q. 27, a.1, s.3, trad. fr., Les Éditions du Cerf, 1984,
p. 195.
1422 Ibid., p. 195-196.
1423 Stendhal, De l’amour XVII, Garnier-Flammarion, 1965, p. 64.
1424 F. Nietzsche, La Généalogie de la morale III, § 6. En fait, Stendhal disait que « la beauté n’est
que la promesse de bonheur » — formule restrictive impliquant l’idée que la beauté n’est pas le
bonheur. Cette formule se trouve d’ailleurs dans un chapitre intitulé « La beauté détrônée par l’amour
» et dans lequel l’écrivain évoque les cas où l’on préfère la laideur à la beauté d’une femme : la
logique de l’amour n’est pas toujours d’ordre esthétique.
1425 Endymion I, v. 1.
1426 Voir L’amour. Tout homme voit dans la femme qu’il aime une Hélène, disait Goethe.
1427 Plotin, Ennéades I, 6, 9, op. cit., p. 147.
1428 Plotin, Ennéades V, 8, 11, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1956, p. 149.
1429 Ennéades VI, 9, 9.
1430 Voir infra.
1431 Le mignon s’apparente au joli, il surenchérit dans la petitesse et tel semble être son pouvoir de
grandeur. Un échelon plus bas, et nous avons la mignardise.
1432 « Aboli bibelot d’inanité sonore » dit Mallarmé.
1433 C’est une banalité que de dire qu’une belle femme peut n’être pas jolie, et qu’une jolie femme
peut n’être pas belle.
1434 Dans Phèdre.
1435 Dans Timée.
1436 La valeur de clarté est présente dans l’expression de « belle nuit » : une nuit piquée d’étoiles,
et douce.
1437 Voir supra Hippias Majeur.
1438 Plotin, Ennéades I, 6,2, op. cit., p. 127.
1439 Plotin dit du feu qu’il est le plus beau de tous les corps visibles (Ennéades I, 6, 3). Il éclaire et
il brille, écrit-il, parce qu’il est une idée (ibid.).
1440 Parce qu’elle rayonne sans perdre de son éclat, la lumière est l’image centrale de
l’émanatisme.
1441 Voir L’Un.
1442 H.G. Gadamer, Vérité et Méthode, trad. fr., Seuil, 1996, p. 509.
1443 On croyait au Moyen Âge que la lumière n’était pas arrêtée par les corps, mais qu’elle
pénétrait jusque dans les profondeurs de la terre pour y former les pierres précieuses.
1444 Voir infra.
1445 L.B. Alberti, De Re Aedificatoria, VI, 2.
1446 L.B. Alberti, De Re Aedificatoria, IX, 5.
1447 K.P. Moritz, « Sur l’imitation formatrice du beau » in Le Concept d’achevé en soi et autres
écrits (1785-1793), trad. P. Beck, PUF, 1995, p. 154.
1448 Ibid.
1449 Ibid., p. 155.
1450 N. Malebranche, Méditations chrétiennes et métaphysiques IV, article 13, Œuvres II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1992, p. 227.
1451 F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, trad. A.-D.
Balmès, Vrin, 1991, p. 59.
1452 L’épisode du forgeron est légendaire. Pythagore avait été frappé par le fait que deux tons
sonnent harmoniquement s’ils sont dans un rapport de 1 à 2 (notre intervalle d’octave, do-do), de 2 à
3 (intervalle de quinte, do-sol) et de 3 à 4 (intervalle de quarte, do-fa). Comme la gamme diatonique
grecque reposait principalement sur les trois consonances de l’octave, de la quinte et de la quarte,
l’harmonie tout entière semblait définie arithmétiquement par les rapports entre les quatre premiers
nombres entiers (1, 2, 3, 4) lesquels, additionnés, constituaient la célèbre tétraktys.
1453 Aristote, Poétique, trad. J. Hardy, 1450 b, Les Belles Lettres, 1969, p. 40.
1454 Aristote, Poétique, 50b-51a. Un stade équivaut à près de 200 mètres.
 
1455 L.B. Alberti, De Re Aedificatoria VI.
1456 Formulation de Vitruve.
1457 Voir Les mathématiques. Le nombre d’or a des propriétés remarquables. Il est la solution de
l’équation x2 -x-1 = 0. Il est aussi la limite à laquelle tend le rapport entre deux nombres successifs
de la suite de Fibonacci (1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21…). Le nombre d’or est présent également dans le
pentagone.
1458 Summétria renvoie préférentiellement à la beauté visible, harmonia à la beauté des sons. On
peut définir le rythme comme une symétrie selon l’axe du temps.
 
1459 « Les meilleurs auteurs de l’Antiquité enseignent que l’édifice est comme un organisme
animal » (L.B. Alberti, L’Architettura (De Re Aedificatoria) IX, 5, tome II, bilingue latin/italien,
Edizioni Il Polifilo, Milan, 1966, p. 810).
1460 Ainsi, parmi une série de rectangles de proportions diverses, la grande majorité des sujets
choisira comme le plus beau celui qui correspondra au rectangle d’or (dont la longueur est 1,6 fois
plus grande que la largeur), les autres apparaissant ou bien trop allongés, ou bien trop trapus.
1461 Le terme de prégnance a été introduit en français par Merleau-Ponty à partir de la psychologie
de la Forme pour désigner la qualité particulière de force et de stabilité que possèdent certaines
formes et structures, et qui s’impose de ce fait à la perception. Un tout est davantage que la somme
de ses composantes.
1462 Xénophon, Les Mémorables III, 8.
1463 Aristote, Des parties des animaux I, 5, 645 a.
1464 A. Smith, Théorie des sentiments moraux, trad. fr., PUF, 1999, p. 251.
1465 Ibid., p. 252.
1466 F.W.J. Schelling, Philosophie de l’art, introduction, in L‘Absolu littéraire, Ph. Lacoue-
Labarthe et J.-L. Nancy, Seuil, 1978, p. 395.
1467 F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, op. cit., p. 62.
1468 La condition première du Beau, c’est l’unité dans la variété ; cependant, dit Bouvard, deux
yeux louches sont plus variés que deux yeux droits et produisent moins bon effet ordinairement (G.
Flaubert, Bouvard et Pécuchet, chapitre V).
1469 E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit.,
p. 157.
1470 Ibid.
1471 Dans l’ordre toscan, en architecture, la hauteur de la colonne contient sept fois le diamètre de
la base, dans le dorique, huit fois, neuf dans l’ionique et dix dans le corinthien. Adam Smith
remarque que « rien ne semblerait plus absurde en anglais qu’une tragédie rédigée en alexandrins
français ou en français une œuvre du même genre en vers décasyllabiques » (A. Smith, Théorie des
sentiments moraux, op. cit., p. 275).
1472 Ibid., p. 274.
1473 Selon l’exemple de Hobbes, un bel homme est celui qui manifeste, par sa vigueur physique et
l’éclat de sa santé, qu’on peut légitimement en espérer de grandes jouissances sexuelles.
1474 D. Hume, Traité de la nature humaine II, trad. Ph. Saltel, Garnier-Flammarion, 1991, p. 136.
1475 Ibid.
1476 Ibid., p. 137.
1477 F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, op. cit., p. 99.
1478 L’article « Beau » que Diderot a écrit pour l’Encyclopédie a été publié à part sous le titre
Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau. Il a initié Kant aux problèmes
esthétiques et l’a aidé à préciser sa propre pensée.
1479 E. Kant, Critique de la faculté de juger, AK XX, 208, trad. fr., Œuvres philosophiques II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 860.
1480 E. Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, AK II, 207, trad. B. Lortholary,
Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 451.
1481 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Introduction VII, AK V, 188, op. cit., p. 945.
1482 Il existe néanmoins aux yeux de Kant une différence essentielle entre la beauté naturelle et la
beauté artistique : « une beauté naturelle est une chose belle ; la beauté artistique est une belle
représentation d’une chose » (E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 48, AK V, 311, op. cit., p.
1094.
1483 Celui-ci est retrouvé avec l’expérience du sublime.
1484 On peut dire : c’est beau, mais ça ne me plaît pas ! Ou bien : ça me plaît mais ce n’est pas
beau ! La langue et l’opinion communes connaissent clairement cette distinction entre le jugement à
visée objective et l’appréciation personnelle.
1485 En refusant le prestige de la séduction, l’art moderne voudra d’abord exhiber la beauté pure
avant de s’en prendre à elle. Dans l’art contemporain, une certaine tendance au mépris du plaisir
condamné comme « vulgaire » (et que certains analystes rapportent à l’ancien ascétisme religieux) a
été cultivée par nombre d’artistes, comme s’il fallait se mortifier pour accéder aux pures (aux pires ?)
jouissances de l’art ou se les faire pardonner. Il existe un courant esthétique que l’on pourrait dire de
l’ennui distingué (en amont, Baudelaire parlait déjà de l’aristocratique souci de déplaire). John Cage,
un compositeur qui aimait exaspérer son public, cite une remarque venue des sagesses orientales : «
Si quelque chose ennuie au bout de 2 minutes, essayez 4. Si l’ennui persiste, essayez 8, 16, 32 et ainsi
de suite. On finit par découvrir qu’il n’y avait pas d’ennui du tout mais un vif intérêt ». Ce qui séduit
vite lasserait rapidement (il y a des êtres dont on tombe plus profondément amoureux mais qui
n’avaient de prime abord produit presque aucun effet). Ce qui déroute, ce qui demande un effort
d’attention nous exciterait plus longtemps, nous inciterait à des pensées plus originales, à des plaisirs
moins attendus.
1486 Tout un ensemble de travaux récents ces cinquante dernières années ont tendu, à l’inverse, à
insister sur le sens primordial de la Critique de la faculté de juger (jusque-là négligée au profit de la
Critique de la raison pure) dans l’œuvre de Kant.
1487 E. Kant, Critique de la faculté de juger, AK XX, 206, op. cit., p. 858.
1488 Il y a chez Kant une primauté accordée au jugement sur le concept et le raisonnement.
1489 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Introduction IV, AK V, 179, op. cit., p. 933.
1490 Ibid.
1491 Comme : « les tulipes — au sens de ‘toutes les tulipes’ et non pas de ‘ces tulipes’ — sont
belles ».
1492 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 33, AK V, 285, ibid., p. 1062.
1493 Ce qui permet à Kant d’associer dans la même critique l’esthétique et la question de la finalité
de la nature.
1494 Une thèse d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit dans le cadre général d’une théorie
limitative de la connaissance.
1495 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 59, AK V, 353, op. cit., p. 1144.
1496 Ibid., AK V, 354, p. 1145.
1497 C’est le pur accord réflexif de l’entendement (dans sa légalité) et de l’imagination (dans sa
liberté) qui rend possible une représentation esthétique de la finalité (Critique de la faculté de juger,
Introduction, § 7).
1498 Schiller développera avec sa théorie esthétique du jeu cette thématique kantienne du
désintéressement.
1499 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 9, AK V, 219, op. cit., p. 978.
1500 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, AK VII, 241, trad. P. Jalabert, Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 1057.
1501 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 7, AK V, 211, op. cit., p. 968.
1502 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Introduction VIII, AK V, 194, ibid., p. 951.
1503 E. Kant, Critique de la faculté de juger, I, § 56.
1504 Ibid., § 44.
1505 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 17, AK V, 236, op. cit., p. 999.
1506 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 16, AK V, 229, op. cit., p. 990.
1507 E. Kant, Critique de la faculté de juger, AK V, 231, op. cit., p. 993.
1508 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, §§ 22, AK V, 240, op. cit., p. 1004.
1509 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 20. L’expression de « sens commun », dit Kant,
pourrait être mieux attribuée au goût qu’au bon sens (Critique de la faculté de juger I, § 40, AK V,
295, op. cit., p. 1074).
1510 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, AK VII, 240, op. cit., p. 1057.
1511 E.M. Zemach, La Beauté réelle. Une défense du réalisme esthétique, trad. S. Réhault, Presses
universitaires de Rennes, 2005, p. 50-51.
1512 Ibid., p. 75.
1513 Ibid., p. 23.
1514 « C’est beau » peut être traduit, selon l’émotivisme, par : « cette musique me donne la chair
de poule ».
1515 L’émotivisme et le prescriptivisme sont également des conceptions non réalistes de l’éthique.
1516 « C’est beau » peut être traduit du point de vue prescriptiviste par : « Vous devez comme moi
vous incliner devant la supériorité de ce génie ». Wittgenstein (« Leçons sur l’esthétique » in Leçons
et conversations, trad. J. Fauve, Gallimard, 1992) défendait le prescriptivisme en art en interprétant
les phrases esthétiques comme des exhortations à nous engager dans ce qu’il appelait « de fines
nuances de comportement » (l’attitude du public dans une salle de concert de musique classique est
faite d’attente et de respect, elle n’est pas celle du public de gangsta rap).
1517 Traduction désormais acceptée du terme anglais supervenience.
1518 64c.
1519 Accusée d’impiété pour avoir servi de modèle à la statue d’une déesse, la courtisane Phryné
en guise de plaidoirie dévoila ses charmes devant les juges. Ceux-ci l’acquittèrent. Mais est-ce parce
qu’ils furent éblouis par la beauté incomparable de cette femme ou bien, à l’inverse, parce que
l’imperfection même du plus beau des corps de mortelle montre suffisamment que celui-ci ne saurait
être confondu avec le corps d’une déesse ?...
1520 Épîtres IX, 43.
1521 F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, op. cit., p. 60.
1522 En Occident, on appelle instruments à vent ceux qui émettent leurs sons grâce au souffle de
l’interprète. Dans les sociétés traditionnelles, ce souffle est réellement associé au vent — que ce soit
le vent physique de l’air ou le vent spirituel de l’esprit.
1523 L’arbre sacré de la religion bouddhique.
1524 Un passereau.
1525 Un petit poisson.
1526 « Sans le saule, comment connaître la beauté du vent ? », demande Lao She.
1527 Même le cubisme, qui fait révolution en peinture, n’a pas entièrement renoncé à l’idéal de
vérité en art puisque la représentation simultanée de plusieurs surfaces du même objet (un visage vu à
la fois de face et de profil) peut se réclamer d’une exigence de réalité (c’est d’ailleurs à propos du
cubisme qu’Apollinaire inventera le terme, promis à grande fortune ultérieurement, de « surréel »).
1528 Le débat sur la primauté du dessin « spirituel » ou de la couleur « sensuelle » avait aussi ce
sens : sur un tableau, la couleur peut faire l’économie des lignes. Le célèbre sfumato des portraits de
Léonard de Vinci donnait une apparence de vie par l’estompage des volumes.
1529 Ce je ne sais quoi français a été adopté tel quel par la plupart des langues européennes, de
l’anglais au russe.
1530 Voir supra.
1531 Les Fleurs du mal XVII.
1532 Cicéron, De l’invention II, cité par A. Reinach, La Peinture ancienne, Macula, 1985, p. 195.
1533 II, 7.
1534 On pourrait aujourd’hui accorder électroniquement les pianos et les orgues. Puisque chaque
note correspond à une fréquence, c’est-à-dire à un nombre déterminé de vibrations par seconde, le
clavier pourrait correspondre à des gammes mathématiquement justes. Or, lorsque le piano et l’orgue
sont accordés par des moyens mécaniques, sans le secours de l’oreille humaine, ils sonnent faux ! Il
faut de très légers décalages pour que les accords sonnent juste ! Un autre exemple de cette
imprécision esthétiquement nécessaire est bien connu en l’architecture : les constructeurs grecs
s’étaient aperçus qu’un temple rigoureusement symétrique ne produisait pas une parfaite harmonie (il
faut en effet compter avec les effets d’optique dus à la distance) : pour qu’un temple donne une
impression d’harmonie, il faut « tricher » un peu sur les mesures du diamètre des colonnes, de
l’espace vide entre les colonnes etc. Aujourd’hui, un paradoxe similaire (faire « faux » pour donner
l’impression du « vrai ») se retrouve au cinéma. Comment montrer dans la durée continue un acteur
qui ouvre une porte, la franchit et puis la ferme ? La solution semble évidente : on filme d’abord
l’homme qui pousse la porte et commence à franchir le seuil, puis on coupe : l’acteur et la porte
restent figés dans la même position. Le cameraman passe alors de l’autre côté de la porte avec la
caméra et fait une prise nouvelle avec le même acteur qui, resté immobile, finit de franchir le seuil et
referme la porte. On colle les deux plans au montage. Surprise : la porte, c’est le cas de le dire, colle
un peu trop. La caméra a bien filmé la totalité du mouvement mais l’ensemble produit un étrange
effet de lenteur comme si le temps patinait avec l’image. Il faudra finalement couper quelques images
à la fin du premier plan et quelques autres au début du second pour ajuster le montage à notre vitesse
de perception et lui donner l’impression de continuité nécessaire. Pour restituer une vision juste au
spectateur, il faut par conséquent faire un faux raccord.
 
1535 Dans La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, Hazan, 2004.
1536 Au début de son Histoire de l’art, Winckelmann écrit que les arts qui se rattachent au dessin
ont commencé comme toutes les autres inventions par le pur nécessaire ; ensuite, ils aspirèrent au
beau ; puis, ils passèrent à l’excessif et à l’outré. On reconnaît là la première amorce de la théorie
développée par Wölfflin, selon lequel l’art passe par trois temps : celui, archaïque, de la simplicité
primitive ; puis celui, classique, de l’harmonie maîtrisée ; et enfin, celui, baroque, de la surcharge
décorative.
1537 Le contresens longtemps commis par l’Europe sur ce que l’on appelle désormais « arts
premiers » venait de ce que l’on y cherchait une beauté imitée ou idéalisée là où il y avait une beauté
stylisée. C’est sa propre stylisation qui a permis à l’art moderne occidental de reconnaître la force des
arts primitifs. Les statues de l’île de Pâques ne sont pas belles mais elles ne l’étaient sans doute pas
non plus pour leurs créateurs.
1538 Imitation : la beauté de l’actrice photographiée ; idéalisation : la beauté d’une histoire
racontée ; stylisation : la beauté des couleurs, des lumières, du cadrage et du montage — autant
d’artifices.
1539 « De la beauté avant toute chose/ Et pour cela préfère l’impair » (Verlaine).
1540 Sans doute lui aussi rhéteur.
1541 Appelé pour cette raison Pseudo-Longin.
1542 Longin, Traité du sublime, trad. N. Boileau, LGF, 1995, p. 74.
1543 N. Boileau, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1966, p. 390.
1544 Longin, Traité du sublime, op. cit., p. 81.
1545 Ion, Phèdre (245 a).
1546 N. Boileau, Dixième réflexion sur Longin.
1547 Les exemples que donne Boileau du sublime viennent souvent des répliques des tragédies de
Corneille : le « Moi ! » de folie que répond Médée à sa suivante qui lui demande ce qui lui reste après
le désastre, le « Qu’il mourût ! » lancé crânement par le vieil Horace. Dans Phédon, Platon fait
allusion à sa propre absence lors des derniers instants de la mort de son maître Socrate ; il écrit avec
une simplicité sublime : « Platon, je crois, était malade ».
1548 E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B.
Saint-Girons, Vrin, 1990, p. 98.
1549 Ibid., p. 80.
1550 Si, selon le mot célèbre de Rilke (voir infra), la beauté est le commencement de la terreur,
d’après la formule inverse de Burke, la terreur serait le commencement du sublime. Burke fait
observer que des trois dimensions de l’espace, c’est celle de la longueur qui frappe le moins : un
terrain plat de 100 yards ne produira jamais l’effet d’une tour de 100 yards. Mais la profondeur est
plus imposante encore que le hauteur : nous sommes davantage frappés, dit Burke (bien qu’il avoue
n’en être pas complètement sûr) lorsque nous abaissons les yeux vers un précipice que lorsque nous
les élevons vers un objet d’égale hauteur. Cette force plus grande de l’impression de vide sur celle de
hauteur viendrait de sa proximité avec l’idée de mort.
1551 E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit.,
p. 98.
1552 Ibid., p. 116.
1553 Celui qui consiste à tailler les arbustes des jardins de manière à leur donner une forme
géométrique ou animale.
1554 E. Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime AK II, 209, trad. fr., Œuvres
philosophiques I, op. cit., p. 453.
1555 Ibid., AK II, 209, op. cit., p. 453-454.
1556 Anthropologie du point de vue pragmatique § 68.
1557 E. Kant, Critique de la faculté de juger § 23, AK V, Œuvres philosophiques II, op. cit., p.
1012.
1558 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique II, § 67.
1559 Ibid., § 68.
1560 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 26, AK V, 256, op. cit., p. 1024.
1561 Ibid., § 25, AK V, 250, op. cit., p. 1017.
1562 Ibid., p. 1018.
1563 E. Kant, Critique de la faculté de juger, I § 49 (AK V 316). Fasciné par cette même formule,
Beethoven l’avait recopiée et affichée sur le mur au-dessus de sa table de travail.
1564 Le sentiment de l’impuissance de notre faculté à atteindre une idée qui nous est loi est respect,
dit Kant
1565 Le fait est d’autant plus remarquable qu’aucun dieu grec ne parlait. Zeus, Aphrodite et
Apollon n’ont rien à dire aux hommes.
1566 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, § 24, AK V, 247, op. cit., p. 1013.
1567 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation III, § 40, op. cit., p.
267.
1568 « Bûchers et tombeaux » dans Émaux et Camées.
1569 M. Bataille, « Le Modulor et la construction moderne », Revue d’esthétique, 1961, p. 340.
1570 M. Gagnebin, Fascination de la laideur, Champ Vallon, 1994, p. 257.
1571 Plotin, Ennéades I, VI, 2, op. cit., p. 127.
1572 Ou encore le paradoxe dans le domaine mathématique. Les nombres qui ont fini par être
appelés « imaginaires » ont d’abord été désignés comme « impossibles ». Pour Guido Reni il y a un
impossible de la laideur comme pour le mathématicien Bombelli (qui était tombé en arrêt devant
l’équation x2+1=0), il y avait un impossible de racine carrée de -1.
1573 E. de Bruyne, Études d’esthétique médiévale II, op. cit., p. 215.
1574 Ibid., p. 216.
1575 Sacher-Masoch (l’inventeur du masochisme) écrira également une Esthétique de la laideur.
1576 Voir les personnages des romans de Victor Hugo, Quasimodo (Notre-Dame de Paris) et
Gwynplaine (L’Homme qui rit).
1577 Selon d’ancestrales légendes, les pierres précieuses sont issues de la tête des serpents comme
la perle provient de l’huître : le plus beau naît du plus affreux, cette croyance en l’union des
contraires était centrale en alchimie.
1578 N. Boileau, Art poétique III, 1-4.
1579 V. Hugo, Théâtre I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, p. 420-421.
1580 Dans Notre-Dame de Paris.
1581 Voir Elephant Man, Freaks, Edward aux mains d’argent…
1582 G. Deleuze, Francis Bacon, la logique de la sensation, Les Éditions de Minuit, 1981.
1583 C’est ce qui fait, par exemple, que le cinéma pornographique, aussi fascinant qu’il puisse
paraître chez nombre de spectateurs, ne peut être l’objet d’aucune appréciation esthétique. Les
amateurs de ce type de représentation ne l’aiment jamais à cause de sa beauté ; bien plus, ils sont tout
à fait disposés à reconnaître sa laideur persistante. Il en va de même avec les films gore.
1584 F. Schiller, De la grâce et de la dignité, trad. C. Chastenet, Hermann, 1998.
1585 V. Jankélévitch, L’Ironie, « Champs », Flammarion, p. 125.
1586 Plotin, Ennéades, V, 5, 12, 35-37.
1587 Voir l’épisode de Paolo et Francesca da Rimini dans La Divine comédie.
1588 Dans Le Paradis perdu.
1589 R. Descartes, Les Passions de l’âme § 85.
1590 « Hymne à la beauté », Les Fleurs du mal XXI.
1591 Voir supra.
1592 Mort à Venise de Thomas Mann décrit ce mélange trouble d’innocence et de corruption, de
beauté et de mort.
1593 En fait c’est le prince Mychkine, « l’idiot », qui dit que la beauté sauvera le monde (F.
Dostoïevski, L’Idiot, tome II, trad. fr., Gallimard, 1972, p. 103 et 337) et non Dostoïevski lui-même,
comme on le prétend souvent. Dostoïevski était bien trop chrétien pour prendre cette hérésie à son
compte.
1594 La sensibilité raffinée de certains nazis en matière artistique est un scandale dont la
conscience ne peut que prendre acte. Mais elle suffit à ruiner l’utopie (si active au XIXe siècle qui y
voyait un substitut possible à la religion défunte) selon laquelle l’art pourrait être l’absolu.
1595 R.M. Rilke, Élégies de Duino, trad. J.-P. Lefebvre, Gallimard, 1994, p. 29.
1596 « J’étais dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands
hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je
la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent
les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa
Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de
tomber ». (Stendhal, Rome, Naples et Florence).
1597 S. Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, trad. fr., Gallimard, 1935, p. 70.
1598 Ibid., p. 71.
1599 Ibid.
1600 « On prétend que l’art est orienté vers un idéal, mais en vérité il a toujours servi les fins des
classes dirigeantes et contribué, non sans condescendance, à couvrir des voiles de leur beauté leurs
conceptions de la propriété et leurs méthodes d’exploitation » disait en 1920 Raoul Hausmann,
membre du mouvement Dada.
1601 Mishima, Le Pavillon d’or. Entièrement détruit par le feu, le temple, connu sous le nom de
Pavillon d’or à cause des très fines feuilles d’or qui le recouvraient entièrement, a été reconstruit à
l’identique au même endroit (au bord d’un lac, dans un vaste jardin à Kyoto).
1602 A. Rimbaud, Une saison en enfer.
1603 P. Valéry, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1960, p. 1553.
1604 Tristan Tzara, Dada est tatou. Tout est dada, Garnier-Flammarion, 1996, p. 205.
1605 Satires I, 9.
1606 Ennéades V, 8.
1607 Plotin, Ennéades V, 8,1, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1956, p. 136. Cela dit, Plotin
plaçait la beauté naturelle infiniment au-dessus de la beauté artistique : « Même la laideur d’un être
vivant est plus belle que la beauté d’une statue » disait-il (Ennéades VI, 7, 22).
1608 Mais pas le bouddhiste qui ne voit que la torture dans l’image d’un Christ en croix.
1609 Voir supra.
1610 H.G. Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 61.
1611 L’art grec, l’art d’Ifé (Nigeria ancien), l’art du Gandhara (Inde), qui, par l’harmonie et la
douceur de leurs formes, peuvent évoquer l’art classique européen, sont des exceptions dans le
monde universel de l’art.
1612 À cet égard, l’art chrétien du Moyen Âge s’inscrit en continuité plutôt qu’en rupture avec l’art
de l’Antiquité.
1613 F. Nietzsche, Humain, trop humain II, § 336, Œuvres I, op. cit., p. 812. Dans le mythe romain,
Psyché (dont le nom signifie « l’âme » en grec) a épousé Cupidon (le dieu de l’amour et de la beauté,
fils de Vénus) à la condition qu’elle ne le verra jamais en pleine lumière (voir L’âme).
1614 Voir supra.
1615 Avec le premier tableau, il s’agissait pour Picasso de tourner le dos à la beauté ennuyeuse et
convenue du nu académique, avec le second, il entendait rendre par la violence du dessin un
équivalent symbolique du bombardement de la petite ville basque par l’aviation allemande lors de la
guerre civile espagnole, en 1937.
1616 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel » § 19, Œuvres II, op. cit., p.
1000.
17. Le besoin
 
 
 
Le sens actuel du besoin, en quelque sens qu’on l’entende, est apparu
tardivement. Étymologiquement, « besoin » désigne une affaire quelconque.
La Fontaine emploie « affaire » pour « besoin » et « besogne » (doublet de
« besoin ») pour « affaire »1617.. Si les antiques sagesses savaient faire le
départ entre ce qui, pour une vie bonne, est nécessaire, et ce qui ne l’est
pas1618., la distinction, claire pour nous1619., entre l’ordre du besoin
physique, matériel, nécessaire, et l’ordre du désir psychique, contingent,
arbitraire voire capricieux a mis longtemps à s’imposer. Dans son
Encyclopédie, Diderot définissait ainsi le besoin : « un sentiment
désagréable, occasionné par l’absence aperçue, et la présence désirée d’un
objet ». Diderot tirait de cette définition la conséquence que « nous avons
deux sortes de besoins : les uns du corps, qu’on nomme appétits ; les autres
de l’esprit, qu’on appelle désirs ».
La manière la plus claire de définir le besoin est de dire qu’il est ce dont la
satisfaction est nécessaire pour assurer la vie ou la survie de l’être vivant
dans son intégrité. La mort est à l’horizon du besoin non satisfait et ce
critère a la force de sa tragique objectivité. Diogène le Cynique se
masturbait dans la rue et se plaignait qu’on ne pût se faire ainsi passer la
faim, en se frottant simplement le ventre. C’était illustrer de manière
pittoresque (et provocante) l’écart qui peut séparer le désir du besoin — et
du même coup le besoin sexuel des autres besoins. Le manque n’est pas du
même ordre que la frustration. Dans la frustration, on vit mal, mais on vit,
tandis que le manque conduit à la mort.
Même si un besoin strictement naturel est introuvable chez l’être humain
— ne serait-ce que parce que le besoin est inséparable de son mode de
satisfaction, et que celui-ci n’est jamais naturel —, il n’en reste pas moins
vrai qu’il représente une sorte d’assise physique qui imprime sur l’existence
des hommes le sceau de sa finitude. En anthropologie, le fonctionnalisme
verra dans les besoins et leur mode de satisfaction l’origine, sinon le
fondement de la culture. « Par besoins, écrit Bronislaw Malinowski, le
représentant le plus illustre de cette école, j’entends le système de
conditions qui, dans l’organisme humain, dans le cadre culturel, et dans le
rapport qu’ils soutiennent tous deux avec le milieu naturel, sont nécessaires
et suffisantes pour que le groupe et l’organisme survivent. Le besoin est
donc la limite où s’inscrivent les faits »1620..
 
 
I. UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU BESOIN
 
Dans le livre II de La République, Platon fait dériver la société et la
division du travail du besoin réciproque que les hommes ont les uns des
autres1621.. C’est parce qu’ils ont des besoins multiples que les hommes ne
peuvent, chacun de son côté, produire tout ce qui serait nécessaire à leur
satisfaction ; en d’autres termes, c’est la multiplicité des besoins qui crée le
besoin social1622.. Dans l’Éthique à Nicomaque1623., Aristote reprend une
idée analogue : le besoin est un lien universel car si les hommes n’avaient
besoin de rien ou si leurs besoins n’étaient pas semblables, il n’y aurait eu
aucun échange. Si Platon raille la prétention encyclopédique et
polytechnicienne du sophiste Hippias1624., c’est parce que celui-ci entend
de cette façon pouvoir constituer une société à lui tout seul. L’autarcie n’est
un idéal admissible que pour la cité1625., pas pour les individus.
Facteur de sociabilité, le besoin est aussi, contradictoirement, fauteur de
repli sur soi. C’est un objet inerte (la nourriture) que la faim vise, et non une
autre faim, ni un autre sujet affamé. Si, selon la formule de Hegel, le désir
est désir de désir, le besoin n’est pas besoin de besoin. C’est pourquoi il ne
saurait y avoir de communauté des besoins — ni de communauté de la
faim, ni de communauté sexuelle.
Entre l’être et le non-être, le besoin est un mixte ; l’objet du besoin, en
effet, peut aussi bien être présent que manquant, dans les deux cas, on
parlera de besoin : « l’arbre a besoin d’air », « je suis dans le besoin ».
Mais faire du besoin la cause objective ou la raison subjective d’un
comportement donné (travail, achat…), c’est d’une part risquer de verser
dans la tautologie, d’autre part établir une séparation arbitraire entre le
besoin qui serait inhérent au sujet et l’objet du besoin. En fait, il n’y a pas
de besoin sans objet — quand bien même celui-ci viendrait à manquer — et
inversement, un bien ne peut exister comme tel que par rapport à un besoin
donné. Le besoin est autant produit que producteur — l’objet également.
Constatant son irréductibilité par rapport au mécanique, Georges
Canguilhem voyait dans le besoin la marque du vivant : « Un besoin est,
pour celui qui l’éprouve et le vit, un système de référence irréductible et,
par-là, absolu »1626.. Là où la langue française dit « j’ai faim », l’anglaise
dit : « I am hungry ». On serait tenté de dire que c’est l’anglais qui a raison :
le besoin n’est pas à comprendre comme un mode de l’avoir, mais comme
un mode de l’être.
Le besoin est la servitude première, naturelle, dont l’homme se libère par
le travail ; c’est pourquoi tous les rêves de Paradis ont conduit à imaginer
ou bien l’absence totale des besoins (état de béatitude angélique ou divine),
ou bien la satisfaction totale des besoins (état de bonheur éternel). Mais, de
même que, selon le mot de Claudel, le mal est l’esclave qui remonte l’eau
du puits, le besoin est notre servitude qui se retourne contre notre servitude
: c’est pourquoi Hegel voyait dans le Paradis terrestre le lieu le plus
dépourvu d’Esprit ; là-bas, en effet, l’immédiateté de la satisfaction n’avait
d’autre possibilité de se dépasser que la transgression de la loi (le péché
originel).
Dans la troisième et dernière partie des Principes de la philosophie du
droit, consacrée à la moralité objective, synthèse du droit abstrait et de la
moralité subjective, Hegel, après avoir analysé le moment de la famille, le
plus immédiat, débute l’étude de la société civile (médiation entre la famille
et l’État) par ce qu’il appelle « le système des besoins ». Les besoins
forment système ainsi que l’avait déjà reconnu Platon. Hegel voit dans le
besoin la force grâce à laquelle la subjectivité s’extériorise en direction de
la nature et des autres. Un besoin n’est jamais purement subjectif, d’une
part parce qu’il tend vers l’objectité de l’objet, d’autre part parce qu’il
s’adresse aux autres besoins, au besoin des autres, ceci étant à entendre des
deux façons. C’est pourquoi le « système des besoins » constitue une
médiation entre la famille et l’État : le besoin brise la particularité de la
famille encore liée à sa naturalité originaire (même si celle-ci est dépassée
par le contrat et l’éducation) et ouvre à l’universel : « Le but du besoin est
la satisfaction de la particularité subjective mais l’universel s’y affirme dans
le rapport au besoin et à la volonté libre des autres »1627.. Les besoins
forment système, c’est-à-dire qu’ils constituent une totalité organisée et non
un agrégat. Hegel discerne dans l’idée d’équilibre et de régulation qui est au
cœur des travaux des premiers théoriciens de l’économie, dont il connaissait
les idées (la « main invisible » d’Adam Smith, la loi des débouchés de Jean-
Baptiste Say, la loi de la rente foncière de Ricardo) l’expression de la Ruse
de la Raison, en d’autres termes la formation d’un ordre réel sous-jacent à
l’apparent désordre des appétits individuels. Ainsi le besoin se trouve-t-il
arraché à l’aveugle physiologie où l’on a trop souvent voulu le maintenir.
D’une part dans le système des besoins le besoin rencontre l’égalité1628.,
d’autre part, le « besoin social » est « l’union du besoin naturel et immédiat
et du besoin spirituel de la représentation »1629.. Dans la satisfaction
subjective du besoin réside aussi, en effet, la reconnaissance de soi par
l’autre.
Cela dit, le besoin et la nécessité ne rapprochent les hommes que de
manière extérieure : « Il faut donc que les hommes veuillent se retrouver
l’un dans l’autre. Ce qui, toutefois, ne peut se produire aussi longtemps
qu’ils sont pris dans leur immédiateté, dans leur naturalité ; car celle-ci est
précisément ce qui les exclut l’un de l’autre et les empêche d’être en tant
que libres l’un pour l’autre »1630..
Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre reprend l’expression
hégélienne de négation de la négation pour définir le besoin comme manque
qui tend à se dépasser1631.. La fin du besoin est sa propre suppression.
Dans le besoin, l’organique s’approprie l’inorganique sur le mode d’une
double totalisation — de soi et du monde. Reprise du thème « existentialiste
» du néant trouant l’être1632., la thèse centrale de la Critique de la raison
dialectique est celle d’une totalisation qui s’effectue dans et par le manque
même. « Le besoin est une fonction qui se pose pour soi et se totalise
comme fonction parce qu’elle est réduite à devenir geste, à fonctionner pour
elle-même et non dans l’intégration de la vie organique »1633..
Mais ce qui satisfait un besoin satisfait aussi toujours plus qu’un besoin.
Sans cesse le jeu déborde l’utilité. Dans l’action corporelle la plus simple
(le sommeil, le repas, sans parler de l’amour) entrent en jeu des
composantes psychologiques, sociales, culturelles, historiques qui font de
l’être humain autre chose et plus qu’un simple animal. Dormir, ce n’est pas
uniquement satisfaire le besoin de réparer des forces entamées par la veille,
c’est aussi se désintéresser du monde (comme disait Bergson), rêver,
oublier ses soucis... L’appui-tête en bois des Chinois n’est pas l’oreiller en
plume des Européens. Certes, le besoin n’est pas le désir mais il n’y a pas
de besoin sans désir ainsi que le montrent, de façon pathétique, les
distorsions que la faim subit à travers ces deux dépassements inverses que
sont la boulimie et l’anorexie. Le désir est une dimension du besoin.
C’est pourquoi le besoin est constamment renforcé, atténué, ou dévié — à
telle enseigne qu’un équilibre et a fortiori une normalité sont difficiles à
déterminer. L’excès, le défaut et la déviation des besoins humains sont si
répandus qu’on peut à bon droit douter de l’existence d’une naturalité en ce
domaine. L’hypersomnie et l’insomnie, la boulimie et l’anorexie, le
priapisme et l’impuissance sont pratiquement inexistants chez les animaux
vivant dans leur milieu naturel. De même, l’animal ignore cette espèce de
vicariance symbolique grâce à laquelle le besoin non satisfait subit un
déplacement et s’assouvit sur un autre registre -il n’y a que chez l’être
humain qu’un besoin d’amour frustré peut déclencher un comportement
boulimique ou insomniaque.
 
 
II. LA CIRCONSPECTION DES SAGESSES
 
« Que de choses dont je n’ai pas besoin ! », s’exclamait Socrate en passant
dans les marchés d’Athènes. Faisant de pauvreté vertu, les sagesses
anciennes ont toutes condamné le raffinement et l’excès des satisfactions —
au point que la notion et la valeur de sagesse sont restées liées à celles de
maîtrise des besoins et des désirs, que ce soit en Inde, en Grèce ou en
Chine1634..
Deux arguments ont été invoqués pour donner une légitimité à un mode de
vie qui, dès l’Antiquité, était déjà perçu comme n’allant pas de soi : la
maîtrise de soi et la recherche du bonheur. Savoir se maîtriser, c’est d’abord
faire la distinction entre le nécessaire et le superflu. La tripartition des
plaisirs opérée par Épicure1635. repose sur cette idée de nécessité jointe à
celle de naturalité : si le sage doit connaître les plaisirs naturels et
nécessaires (qui correspondent aux besoins), et s’il use avec modération des
plaisirs naturels mais non nécessaires (comme manger un plat délicat), il
doit, en revanche, fuir les plaisirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires. Le
stéréotype, répercuté par Cicéron, des « pourceaux d’Épicure », et qui
continue aujourd’hui son action à travers la notion immédiate que l’on
attache à l’épicurisme et à l’épicurien, est un contresens historique.
L’épicurisme n’est pas épicurien.
Au corps, écrit Lucrèce, le poète-philosophe qui fut le plus inspiré des
interprètes d’Épicure, nous voyons qu’il est peu de besoins. Tout ce qui lui
épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maintes délices. La
nature n’en demande pas davantage : s’il n’y a point dans nos demeures des
statues d’or, éphèbes tenant dans leur main droite des flambeaux allumés
pour l’orgie nocturne, si notre maison ne brille pas d’argent et n’éclate pas
d’or, si les cithares ne résonnent pas entre les lambris dorés des grandes
salles, du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord
d’une eau courante, à l’ombre d’un grand arbre, de pouvoir à peu de frais
réjouir notre corps surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de
fleurs l’herbe verte des prairies1636.…
La sagesse frugale oppose son refus orgueilleux à un certain jeu social par
où le besoin tend constamment à s’écarter de la nature. Mais il existe une
forme beaucoup plus radicale du refus de ce jeu — et qu’ont incarnée, à
partir de mondes mentaux différents, Diogène1637. et la plupart des
mystiques. C’est au nom de la pure nature que Diogène refuse les
conventions et les artifices. La sagesse ascétique religieuse, en revanche,
sera animée par une haine du corps qui lui suggèrera un refus radical du
besoin en tant que tel. Alors que la sagesse frugale et le cynisme ascétique
déplorent l’éloignement que la coutume fait subir aux besoins naturels,
l’ascétisme religieux condamne le besoin en soi comme attachement à la
nature. Avant d’être Bouddha (l’Illuminé), le prince Siddhartha, traumatisé
par les malheurs du monde, fit un long jeûne. Une statue du musée de
Lahore au Pakistan donne une image saisissante de son corps devenu
squelette. Dans toutes les sociétés où la religion prit la forme du dogme (ce
qui suppose un livre, et des institutions), proliférèrent des sectes au
comportement pathologique : des fanatiques se tranchaient le sexe, d’autres
s’infligeaient des souffrances continuelles etc. La sainteté peut ainsi être la
voie qui mène directement de la sagesse à la mort... On comprend
qu’aucune religion constituée n’admit de tels débordements. Bouddha lui-
même reconnut dans l’ascétisme une erreur qu’il convenait d’éviter : loin
d’atténuer les désirs, la privation les excite. De fait, dans les tentations qui
assaillaient saint Antoine, il y avait davantage de femmes nues que d’anges
habillés. Par ailleurs, si, dans le cadre du monothéisme chrétien, le corps est
une création divine, pourquoi le rejeter comme une ordure ? En instituant
des jours et des périodes de jeûne, et en faisant du mariage un sacrement,
l’Église catholique trouva, comme Bouddha en Inde, sa voie moyenne qui
sera le secret de sa longévité historique : le besoin était reconnu comme
indépassable réalité, et les mortifications n’étaient admises que sous
d’étroites conditions.
En fait, parler d’une sagesse ascétique est une contradiction dans les
termes, si l’on se souvient que la sagesse est liée nécessairement à une
certaine notion de mesure. Le refus de l’excès peut lui-même être à ce point
excessif qu’il conduit ceux qui s’y livrent à une sorte de folie1638.. Et tels
furent les grands saint et mystiques : des illuminés fuyant la modération
comme une trace de terre.
Dans les temps modernes, marqués par une révolution industrielle qui
allait donner corps aux rêves d’abondance et multiplier les besoins à
l’infini, Rousseau a été le premier à opérer une critique philosophique d’un
surplus où il reconnut néanmoins, et tragiquement, la fatalité même de
l’histoire humaine. Imaginant un « homme sauvage » et « sans industrie,
sans paroles, sans domicile », le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes suppose qu’il ne sent « que ses vrais besoins
»1639.. L’imagination, qui fait tant de ravages parmi nous, ne parle point à
des cœurs sauvages, écrit Rousseau ; chacun attend paisiblement
l’impulsion de la nature, s’y livre sans choix avec plus de plaisir que de
fureur, et le besoin satisfait, tout le désir est éteint1640.. L’homme bon est
celui qui a peu de besoins. Avec ce qui dépasse les besoins physiques,
commencent la dépendance, la corruption, l’inégalité parmi les hommes. Or
cette chute intervient très tôt dans l’histoire et sans doute rien n’aurait pu
l’enrayer. Le premier qui se fit des habits ou un logement se donna en cela
des choses peu nécessaires puisqu’il s’en était passé jusqu’alors. L’histoire
des hommes aura été, en fin de compte, selon Rousseau, tout entière celle
du luxe.
On peut interpréter l’utopie du « À chacun selon ses besoins » en des sens
contraires, selon que l’on cantonne les besoins au seul domaine de la
physiologie, ou bien qu’on les ouvre à la sphère illimitée des désirs.
Multipliant les richesses de façon inouïe, impensable chez ceux pour qui
l’abondance n’allait guère plus loin que l’image naïve du jardin d’Éden, le
système capitaliste n’aura même pas su donner à l’ensemble de l’humanité
le strict nécessaire, et rien n’indique qu’il puisse y parvenir un jour. Il n’a
d’ailleurs jamais réellement eu cet objectif. Face à un productivisme donc
incapable d’équité dans la distribution des biens, l’utopie verra son sens
inversé en l’espace d’un siècle : c’est la décroissance qui désormais apparaît
comme le mot du plus grand défi et de la plus grande résistance1641..
Gandhi1642. disait que la terre est assez vaste pour satisfaire les besoins de
tous mais trop petite pour contenter les désirs de chacun. L’état du monde
d’aujourd’hui ne cesse de lui donner raison.
 
 
III. L’INFINITISATION DES BESOINS
 
La théorie de l’économie politique classique comprend les relations entre
le besoin et son objet en termes d’adéquation, sur le modèle de la théorie de
la connaissance : de même que l’idée vraie est l’idée adéquate à l’objet,
l’objet de la satisfaction est la chose adéquate au sujet. En somme, le besoin
serait au corps ce que la connaissance est à l’esprit — l’acte étant conçu
comme ajustement. Les idées d’équilibre, de régulation qui ont (encore)
cours dans les théories macro-économiques viennent de ce postulat
fonctionnaliste1643..
Une illusion semblable est présente dans la théorie idéaliste : le besoin
serait une instance stable qui attendrait des objets sa satisfaction, et ces
objets seraient choisis en fonction des goûts. Admirable détermination de
l’être humain en circuit fermé, traversé de la naissance à la mort par des
cycles de possibilités et de satisfactions. En réalité, l’individu n’a guère que
les besoins de sa situation1644..
D’un autre côté, nier le caractère de besoin à un comportement stabilisé
vis-à-vis du monde induit le soupçon d’une contingence inadmissible. Kant
allait jusqu’à parler d’un besoin de la raison (Befürdnis der Vernunft) dans
Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? : « La raison, en tout état de
cause, veut être satisfaite »1645., écrit-il. Un chapitre de la Critique de la
raison pratique s’intitule « De l’assentiment venant d’un besoin de la raison
pure » et établit la distinction entre les hypothèses nées de la raison pure
spéculative et les postulats issus de la raison pure pratique : tous sont
l’expression d’un véritable besoin1646.. On n’imagine pas, en effet, un «
désir » ou une « envie » ni même un « souhait » de la raison.
Contre une conception naturaliste diffusée par le discours de l’économie,
Hegel reconnaîtra la multiplication et la division infinie des moyens au
service de besoins — qui aboutissent à une indéfinie relativisation des
buts1647.. « L’état social s’oriente vers la complication indéfinie et la
spécification des besoins, des techniques et des jouissances qui n’a pas plus
de limites que la différence entre le besoin naturel et le besoin artificiel
»1648., écrit Hegel dans les Principes de la philosophie du droit. La
Sittlichkeit1649., telle qu’elle s’incarne dans la société civile, arrache le
besoin à son caractère naturel immédiat pour y introduire un élément
spirituel qui en modifie la signification. Étant donné, écrit Hegel, que dans
le besoin social en tant que liaison du besoin immédiat et naturel et du
besoin spirituel de la représentation, c’est ce dernier qui, en tant qu’il est
universel, se rend prépondérant, l’aspect de la libération réside dans ce
moment social, en ce sens que la stricte nécessité naturelle du besoin est
dissimulée1650.. Lorsqu’il prend place dans ce système, le besoin devient
libre, il ne dépend plus seulement des contraintes de la nature. Le
raffinement est ce vers quoi il tend1651.. Le luxe n’est pas une frontière
mais un horizon qui avance en même temps que l’individu, une limite qui
est niée puis aussitôt repoussée. L’orientation de l’état social vers la
multiplication indéterminée et la spécification des besoins, écrit Hegel, n’a
aucune limite1652.. Or cette complexification des besoins n’est pas elle-
même guidée par un besoin.
L’économie politique classique faisait des besoins des invariants de la
nature humaine (créée ainsi par Dieu). Dans la lignée de Hegel, Marx
montrera, à l’inverse, le caractère social du besoin. La production des
besoins, ainsi que leur satisfaction, est un processus historique, écrivent
Marx et Engels dans L’Idéologie allemande1653.. Dès lors, un besoin ne
saurait être ni vrai ni faux. Au tout début du Capital, dans son analyse de la
marchandise, Marx considère comme indifférente la question de l’origine
des « besoins humains » satisfaits par elle : qu’ils aient pour origine
l’estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire1654.. Il n’y a
pas de manière naturelle de satisfaire les besoins. La preuve en est que les
deux domaines de la nourriture et de la sexualité sont précisément ceux qui,
dans toutes les sociétés, ont été l’objet des tabous les plus variés. Le mode
de satisfaction du besoin l’arrache à sa sphère purement physique et le
transpose dans le champ symbolique. Le passage de l’Introduction générale
à la critique de l’économie politique est célèbre : « La faim est la faim,
mais la faim qui s’apaise avec de la viande cuite, que l’on mange avec un
couteau et une fourchette, est autre qu’une faim qui avale la chair crue à
l’aide des mains, des ongles et des dents. Ce n’est pas seulement l’objet de
la consommation, c’est aussi le mode de la consommation que la production
produit, objectivement et subjectivement. Donc la production crée le
consommateur. La production ne fournit pas seulement au besoin une
matière, elle fournit aussi à la matière un besoin. Quand la consommation
se dégage de sa grossièreté primitive et de sa spontanéité première — s’y
attarder serait encore le résultat d’une production qui n’a pas dépassé le
stade de la barbarie — elle est, en tant qu’instinct, stimulée par l’objet, le
besoin qu’elle en éprouve, la sensation qu’elle en a (…). La production ne
crée donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour
l’objet »1655.. Non seulement la consommation ne met pas un terme au
besoin mais elle reproduit le besoin et même crée le besoin d’une nouvelle
production1656..
Mais Marx fut aussi le premier à reconnaître que l’augmentation des
moyens de satisfaire les besoins engendre contradictoirement l’indigence.
Que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise encore
limitée, interroge Marx dans les Grundrisse1657. ? Ce sera l’universalité
des besoins, des jouissances, des forces productives, des individus. Ce sera
la domination pleinement développée de l’homme, l’épanouissement entier
de ses capacités créatrices, le développement de toutes les forces humaines
en tant que telles. L’homme ne se reproduira pas comme unilatéralité mais
comme totalité. Or dans l’économie bourgeoise, ce n’est pas à
l’épanouissement entier de l’intériorité humaine que nous assistons, mais à
son dépouillement complet. Là où Hegel voyait (dans le système des
besoins) le processus qui permet à l’homme d’échapper à son immédiateté
naturelle et d’accéder à l’universel, Marx dénonce une logique de
domination en vertu de laquelle l’homme s’applique à créer chez l’autre un
besoin nouveau afin de le contraindre à un sacrifice supplémentaire, de le
placer dans une dépendance nouvelle. Les besoins nouveaux engendrent de
nouveaux rapports sociaux, lesquels engendrent de nouveaux besoins. «
Voulant contenter tous les besoins sociaux, il satisfait à peine les besoins
vitaux », écrit Marx du « thésauriseur »1658.. Déjà, dans les Manuscrits de
1844, il avait dit que le besoin d’argent est le seul vrai besoin produit par le
système économique moderne.
L’anthropologie finira par découvrir que toutes les sociétés, même les plus
anciennes, même les plus primitives ont dégagé un superflu qui venait en
excédent par rapport à la satisfaction stricte des besoins. Le superflu
(littéralement, ce qui coule au-dessus), a toujours fait partie des sociétés
humaines, aussi misérables eussent-elles été. C’est que dans toutes les
sociétés le besoin a été constamment outrepassé. Nulle part l’homme n’a
vécu « naturellement » dans la seule satisfaction immédiate de ses besoins «
essentiels ». Mais partout, à l’inverse, il a vécu en fonction des excédents
qu’il produisait : l’épargne, la part des dieux, les dépenses somptuaires, le
gaspillage de prestige. Dans La Part maudite1659., Georges Bataille se sert
des travaux de Marcel Mauss sur le potlatch1660. pour montrer que la
logique de la dépense l’emporte sur l’échange calculé. Il existe une
consumation antérieure à la consommation. En fait, même les sociétés les
plus misérables (selon nos critères économiques modernes) ont vécu dans le
luxe1661.. Dans les sociétés primitives, ce n’est pas le reste venant
s’ajouter au besoin qui est vu comme en plus, ce sont les biens réservés aux
besoins qui sont considérés comme des prélèvements.
La consommation est le mode actuel, capitalistique de la satisfaction. Elle
concerne l’ensemble des biens acquis. La coexistence dialectique de
l’addition et de la soustraction était inscrite en elle dès l’origine :
consummare en latin signifie à la fois faire la somme de, et achever1662..
La consommation est la production de la production, à la fois cause et
finalité, origine et résultat.
On voit pourquoi l’abondance est impossible. De même qu’il n’y eut
jamais d’état de pénurie à ce point radical qu’aucun excédent n’était
possible, de même, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais d’abondance
susceptible d’éliminer à jamais le manque. Le besoin n’a d’autre terme,
d’autre fin proprement que la mort. Le développement considérable des
forces productives suscita ce mythe de l’abondance, version terrestre et
sécularisée du Paradis — état final et définitif dans lequel tous les besoins
seraient satisfaits et où l’homme n’aurait plus qu’à mener une vie de
jouissance.
En notre siècle, le rêve de la corne d’abondance versée sur la Terre pris la
forme de la consommation — version pragmatique mais qui entretient la
même illusion. En 1958, J.K. Galbraith écrivit The Affluent Society1663. :
l’abondance — « affluence » en anglais —, c’est l’afflux des produits
destinés à la consommation. Après Marx, Galbraith reconnaît qu’on ne
produit pas pour satisfaire des besoins mais qu’on crée des besoins pour
pouvoir continuer à produire. Moteurs de la production, les besoins en sont
devenus les fruits. Galbraith parle de « filière inversée » pour désigner ce
processus caractéristique du capitalisme moderne : la production précède le
besoin et le commande1664.. Entre le besoin et la consommation, la
circularité devient totale1665.. Les besoins nouveaux et indéfiniment
renouvelés sont à la fois le facteur déterminant et la résultante du
développement économique. La plupart des économistes, au XIXe siècle,
pensaient que l’accumulation progressive des richesses matérielles finira
par diminuer le taux de profit car il arrivera un moment où la demande ne
pourra plus absorber une offre sans cesse accrue, ce qui fera baisser les prix.
Le raisonnement reposait sur l’idée qu’il existe une limite naturelle aux
besoins. Ricardo et Jean-Baptiste Say lui avaient déjà objecté que les
produits sont achetés par d’autres produits.
La fonction idéologique de la notion de besoin, observe Jean Baudrillard,
apparaît de manière ouverte lorsque le besoin-jouissance masque de ses
prestiges hédonistes la réalité objective du besoin-force productive1666.. La
publicité, dont la justification première est d’informer les consommateurs
sur les possibilités de satisfaction de leurs besoins, ne parle jamais la langue
des besoins, mais toujours celle des envies. La flatterie des désirs, qui tend
à intensifier la propension à consommer, a été plus forte que toute morale.
Alors qu’au XIXe siècle, l’ouvrier modèle était l’épargnant sobre et
travailleur, aujourd’hui, il doit consommer et emprunter. La satiété comme
l’horizon est repoussée indéfiniment à la mesure de l’avancée.
Au XIXe siècle, le statisticien allemand Ernst Engel a formulé une loi1667.
selon laquelle les dépenses pour l’achat de biens différents changent de
proportion lorsque le revenu augmente : la part du revenu consacré à la
nourriture diminue, celle destinée aux biens de luxe augmente. Sur cette
base, Engel avait classé les biens en biens de niveau supérieur et biens de
niveau inférieur. C’est d’un article dans lequel le psychologue Abraham
Maslow a exposé sa théorie de la motivation qu’est issu le schéma de la «
pyramide des besoins » systématisant cette conception. Six étages
constituent cette pyramide : les besoins physiologiques, le besoin de
sécurité, l’amour, l’estime des autres, l’estime de soi et l’accomplissement
personnel. Maslow pensait que nous recherchons d’abord à satisfaire les
besoins d’un niveau donné avant de penser aux besoins situés au niveau
immédiatement supérieur, comme si l’on passait de la nécessité stricte (la
base formée par les besoins physiques) à la contingence pure (le sommet
luxueux de l’accomplissement personnel). On n’a pas manqué d’objecter à
ce modèle son caractère mécanique : il arrive souvent qu’un individu
cherche à satisfaire des besoins d’ordre « supérieur » alors même que ceux
situés « à la base » demeurent insatisfaits. Par ailleurs, le passage à des
niveaux « supérieurs » ne manque pas de remettre en question la stabilité
des niveaux « inférieurs » (par exemple, le besoin d’estime qui conduit
volontiers à négliger le besoin de sécurité avec des activités risquées mais
socialement valorisées).
C’est la frustration plus que la consommation qui constitue le moteur du
système économique actuel. La manière immédiate d’ouvrir les besoins à
l’infini est de considérer, comme le fait Sartre1668., le rapport de l’homme
à la matérialité comme placée sous le signe indépassable de la rareté. Les
utopistes de la décroissance ont raison de dire qu’avec les moyens
technologiques dont nous disposons nous pourrions, dans les pays riches,
sans travailler beaucoup, satisfaire tous les besoins essentiels. Le problème
est que le système n’a pas pour critère le caractère essentiel ou non des
besoins, mais leur caractère solvable ou pas.
 
*
 
Voir aussi
 
L’argent. Le capitalisme. Le désir. La fonction. La nécessité. La technique.
Le travail.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, La République, livre II
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, première
partie, Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964.
G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 189-208.
Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, « La genèse idéologique des
besoins », p. 59-94, Gallimard, 1972.
J.K. Galbraith, L’Ère de l’opulence, trad. fr., Calmann-Lévy, 2006.
Georges Bataille, La Part maudite, Les Éditions de Minuit, 1949.
1617 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 2006, p. 111.
1618 Voir infra.
1619 Avant que la psychanalyse ne réinjecte de la nécessité dans le désir.
1620 B. Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, trad. P. Clinquart, François Maspero,
1968, p. 77.
1621 « Il y a, selon moi, naissance de société du fait que chacun de nous, loin de se suffire à lui-
même, a au contraire besoin d’un grand nombre de gens » (Platon, La République, livre II, 369b,
trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 914).
1622 Au début de son Discours sur l’histoire universelle, Ibn Khaldoun reprend ce que Platon avait
dit dans La République : « L’homme seul ne peut subvenir à ses besoins » (Ibn Khaldoun, Discours
sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, Actes Sud, 1997, p. 67).
1623 V, 8, 1133 b25-28.
1624 Dans Le Petit Hippias, Platon fait une peinture désopilante de la vanité d’Hippias, paradant à
Olympie et se vantant d’avoir fabriqué lui-même tout ce qu’il avait sur le corps : sa bague avec son
cachet, son étrille et sa burette à huile, ses chaussures, sa tunique serrée par une somptueuse ceinture.
En outre, le sophiste était venu avec tout un lot de poèmes et de tragédies de sa composition, sans
oublier les discours. Grâce à une méthode mnémotechnique, de son invention elle aussi bien sûr,
Hippias prétendait pouvoir parler de n’importe quel sujet (Platon, Le Petit Hippias — le titre du
dialogue est parfois traduit par Hippias mineur —, 368 b-e).
1625 Les cités idéales décrites dans La République et dans Les Lois sont autosuffisantes.
1626 G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, 2000, p. 153-154.
1627 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit § 189, trad. R. Derathé, Vrin, 1975, p. 224.
1628 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit § 193.
1629 Ibid. § 194.
1630 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, Philosophie de l’Esprit, addition
au § 431, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1988, p. 532.
1631 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique I, Gallimard, 1985, p. 194.
1632 Thème développé dans L’Être et le Néant.
1633 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique I, op. cit., p. 195.
1634 Voir La sagesse.
1635 Voir Le plaisir.
1636 Lucrèce, De la nature, livre II, v. 17-33.
1637 Diogène Laërce raconte qu’un jour Diogène (le Cynique) vit un enfant boire entre ses mains
l’eau d’une fontaine et se rendit compte, lui qui dormait dans un tonneau, qu’il n’avait pas su
échapper à la frivolité du superflu. Aussi cassa-t-il son écuelle.
1638 Dans l’Antiquité, on disait de Diogène qu’il était une espèce de Socrate devenu fou.
1639 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
première partie, Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964.
1640 Ibid., p. 158.
1641 Voir Le capitalisme et L’utopie.
1642 L’Inde a vénéré Gandhi comme une espèce de dieu, mais s’est dès le départ appliquée à se
détourner de son enseignement et des valeurs qu’il préconisait.
1643 J. Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972, p. 70.
1644 Éprouver le besoin de paraître, par l’habillement ou la possession d’une voiture est moins la
marque d’un goût originel et personnel que la manifestation d’un manque à être social ou
psychologique.
1645 E. Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, trad. fr., Œuvres philosophiques II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 133.
1646 E. Kant, Critique de la raison pratique, ibid., p. 781.
1647 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 191.
1648 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 195, op. cit., p. 227.
1649 La « moralité objective » ou « l’éthicité » (voir supra).
1650 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 194.
1651 Ibid., § 191.
1652 Ibid., § 195.
1653 K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, trad. fr., Éditions sociales, 1976, p. 66.
1654 K. Marx, Le Capital, livre I, première section, chapitre 20, trad. fr., Œuvres. Économie I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 562.
1655 K. Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, trad. fr., ibid., p. 245.
1656 « Production est directement consommation, consommation est directement production,
chacune est immédiatement son contraire » (ibid., p. 244).
1657 I, 40.
1658 K. Marx, Critique de l’économie politique II, trad. fr., Œuvres. Économie I, op. cit., p. 393.
1659 Les Éditions de Minuit, 1949.
1660 Voir L’échange.
1661 Voir l’ouvrage désormais classique de Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance.
L’économie des sociétés primitives (trad. fr., Gallimard, 1976).
1662 D’où « la consommation des siècles » et le « Tout est consommé » de Jésus sur la croix.
1663 Traduit en français sous le titre de L’Ère de l’opulence (Calmann-Lévy, 2006).
1664 Exemple au hasard : sur les 10  000 médicaments vendus en pharmacie, 200, selon l’OMS,
sont nécessaires et efficaces, donc correspondent à un véritable besoin.
1665 Parce que la plupart des gens ont une voiture, dans les pays économiquement développés, les
supermarchés se sont développés à la périphérie des villes. Mais cette localisation rend indispensable
la possession d’une voiture pour faire ses courses.
1666 J. Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 89.
1667 Elle porte aujourd’hui son nom (loi d’Engel).
1668 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique I, op. cit., p. 237 sq.
18. Le bien
 
 
 
Platon disait qu’il n’y a pas de plus important objet d’étude que la nature
du bien1669.. Or celui-ci ne jouit pas de la réputation flatteuse dont
bénéficie le mal : il n’est pas rare que dans telle encyclopédie aucun article
ne lui soit consacré. Entre le bien et le mal, la partie n’est pas égale. Le
négatif exerce sur nous une puissance de fascination incomparablement
supérieure — il n’est que de voir qui sont les héros de la littérature1670. et
du cinéma modernes. La pensée contemporaine n’est pas loin d’accorder au
mal la place que Platon donnait au bien. Mais si transvaluation des valeurs
il y a eu, ce n’est pas dans un sens que prévoyait Nietzsche. Peut-on dire
pour autant que notre culture repose sur un oubli du bien ? Ce serait fait peu
de cas de cet événement planétaire que représente l’universalisation des
droits de l’homme comme indépassable exigence. Le serial killer nous
sidère peut-être mais c’est au médecin humanitaire que nous accordons
notre préférence.
Leibniz a rendu compte de ce paradoxe : le bien est plus répandu que le
mal, et c’est justement pour cela que nous y prêtons moins d’attention. Il
prend l’exemple du rapport entre la santé et la maladie : « si nous étions
ordinairement malades et rarement en bonne santé, nous sentirions
merveilleusement ce grand bien, et nous sentirions moins nos maux »1671..
« Je crois, écrit encore Leibniz, qu’il y a plus de bien que de mal dans la vie
des hommes, comme il y a incomparablement plus de maisons que de
prisons »1672.. Mais les historiens de jadis, comme les journalistes
d’aujourd’hui s’attachent infiniment plus au mal qu’au bien.
Il y a autre chose. Kierkegaard a soupçonné que la conscience du bien
n’est pas aussi limpide qu’il n’y paraît. Dans Le Concept de l’angoisse, il
fait état d’une angoisse du bien qui est angoisse devant l’éternité et
l’infinité. Il l’appelle « le démoniaque » : « l’individu est dans le Mal et a
l’angoisse du Bien »1673. car « le Bien signifie naturellement la
réintégration de la liberté, la rédemption, le salut... »1674.. Dans
l’innocence, comme celle dont Adam et Ève jouissaient au Paradis, la
liberté n’était pas posée comme telle, son possible était de l’angoisse. Dans
le démoniaque, le rapport est renversé. La liberté est posée comme non-
liberté. La différence est absolue car le possible de la liberté se révèle ici
par rapport à la non-liberté, laquelle est l’exact opposé de l’innocence qui
est, elle, une détermination vers la liberté. Le démoniaque est la non-liberté
qui veut se circonscrire.
Peut-être ces deux raisons — la banalité et l’angoisse — expliquent-elles
l’oubli dont le bien a été l’objet.
 
 
I. LA NATURE DU BIEN
 
La thèse centrale développée par G.H. Moore dans Principia Ethica est
que le bien est une notion simple, donc indéfinissable, aussi simple, aussi
indéfinissable que par exemple la notion de jaune1675.. La détermination
de cette idée par les philosophes qui y voient une réalité configurable est
une erreur que Moore appelle « sophisme naturaliste »1676.. Les
propositions concernant le bien sont synthétiques, et non analytiques, donc
non tautologiques. Le bien est indéfinissable parce qu’il se dit d’un tout et
qu’une définition divise en parties.
La philosophie classique, évidemment, ne l’a pas entendu ainsi. Platon fait
du Bien un principe à la fois ontologique et gnoséologique : « ce principe
qui aux objets de connaissance procure la réalité et qui confère au sujet
connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c’est la nature du Bien !
»1677.. Dans la métaphore de la lumière solaire, que Platon expose au livre
VI de La République et qu’il filera au livre VII, avec le mythe de la
caverne, la lumière représente la réalité et la vue le savoir1678.. De même
que le soleil ne se contente pas de rendre visibles les êtres et les choses,
mais les fait exister (sans lui rien n’aurait surgi), de même l’idée de Bien
n’est pas seulement ce qui rend intelligibles les choses mais ce grâce à quoi
il y a de l’intelligible, et ce sans quoi il n’y en aurait pas1679.. Le Philèbe
détermine le Bien comme beauté, proportion et vérité1680.. Le Bien
platonicien n’est pas une notion exclusivement, ni même principalement
morale.
Parce que le bien est l’être même1681., le mal est non-être1682.. Comme
le bien produit — il faut prendre le sens de ce verbe en toutes ses
dimensions — le mal détruit. L’assimilation chrétienne du Dieu créateur de
la Bible au Bien platonicien renforcera cette conception.
Comme être, le Bien est source de tout — d’où la difficulté : en tant que
source de tout, le Bien doit être aussi source du mal. L’identification du
Bien à l’Un sera un thème récurrent du platonisme, aussi bien arabe que
chrétien.
Il reste quelque chose de platonicien dans la manière dont la langue
commune accorde au bien non seulement une valeur morale mais aussi une
valeur technique d’efficacité (conduire bien une voiture), une valeur logique
de rectitude (raisonner bien), une valeur esthétique de beauté (un film bien).
En ce sens, le bien n’est pas seulement une valeur parmi d’autres, mais ce
qui fait que les autres valeurs sont des valeurs1683.. Le Bien absorbe le
Vrai et le Beau. Dans de nombreuses langues, l’adverbe bien renvoie à
toutes les excellences, et pas seulement morales.
Aristote, qui refusait la réduction du multiple à l’Un opérée par son maître
Platon dit que le bien comporte autant de catégories que l’être : en effet, en
tant que substance, le bien suprême s’appelle Dieu et l’intelligence ; en tant
que qualité, la vertu ; en tant que quantité, la juste mesure ; en tant que
relation, l’utile ; dans le temps, on l’appelle l’occasion ; dans l’espace, les
différentes mœurs et ainsi de suite1684..
Entre l’Un absolu et solitaire, et la multiplicité émiettée, il y a place pour
une pluralité intermédiaire, telle la tripartition établie par Leibniz et
conservée par la tradition en bien métaphysique, bien physique et bien
moral1685.. Le Bien métaphysique réside dans le degré de perfection, le
bien physique dans le bonheur, le bien moral dans les actions vertueuses.
Mais l’unité du concept ne cesse de courir à travers la pluralité de ses
applications ; un fil d’idée relie la bonne santé et la bonne action : la
finalité.
Le début de l’Éthique à Nicomaque définit le bien comme la fin de toute
chose : « Tout art et toute investigation et pareillement toute action et tout
choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré
avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent »1686.. « Il n’est
pas de savoir, dit encore Aristote, ni de faculté qui existent en vue d’un mal
»1687.. Par rapport à Platon, le renversement est complet : le bien n’est plus
origine mais fin, il n’est plus source mais embouchure. Pragmatiquement, il
est ce que tous désirent. Le bien remplit une finalité ; il est
accomplissement de l’être, quel qu’il soit. La bonne route et le bon pilote
n’ont aucune valeur morale mais ils expriment la conformité à une finalité
désirée. C’est la fin qui pousse l’agent à agir, c’est pourquoi Thomas
d’Aquin1688. disait du bien qu’il est diffusif de soi et de l’être.
Kant en un sens reprend Aristote lorsqu’il définit le bien comme l’objet
nécessaire de la faculté de désirer1689.. Au siècle des Lumières, les
philosophes mettent l’accent sur cette dimension sensible (que Kant récuse
avec vigueur) : le bien est ce qui procure un avantage ou un agrément. Les
Anglais principalement insistent sur la part de satisfaction que l’expérience
du bien emporte avec elle1690.. Le bien n’est pas seulement pensé ou
effectué, il est aussi vécu, éprouvé dans l’existence du sujet humain. La
bonne conscience est une expérience plus fondamentale sans doute que la
conception du bien.
Seulement la symétrie du bien et du bon1691. est peut-être trompeuse.
Kant rappelle que la langue allemande dispose de deux mots pour traduire
le bonum latin : Gute et Wohl. Le premier est un objet de la volonté — il est
le bien moral —, le second est un objet de la sensibilité, il se rapporte au
bien-être. Mais « être bien » n’équivaut pas à « être dans le bien ».
Conduire bien n’est pas se conduire bien et la bonne conduite sur une bonne
route n’équivaut pas à un bon comportement sur une voie droite.
Dans l’Ennéade intitulée « Du premier bien et des autres biens », Plotin
écrit : « Si un être est composé de plusieurs parties, son bien est l’acte
propre, naturel et non déficient de la meilleure de ces parties »1692.. Kant
énonce : « Est bon ce qui plaît grâce à la raison, de par le seul concept.
Nous disons bon à quelque chose (l’utile) ce qui plaît comme moyen ; mais
nous disons bon en soi ce qui plaît par soi-même. Dans l’un comme dans
l’autre, il y a toujours le concept d’une fin, donc le rapport de la raison au
vouloir »1693.. Seulement le bon en soi, c’est-à-dire le bien n’appartient
pas au même ordre de réalité que le bon à quelque chose.
Wittgenstein dit que le livre qui contiendrait la description complète du
monde ne comprendrait aucun jugement éthique1694. : l’éthique, en effet,
est, proprement, sur-naturelle1695.. C’est cela qu’il voulait dire dans le
Tractatus logico-philosophicus lorsqu’il écrivait qu’il ne pouvait y avoir de
propositions éthiques1696..
Or cette « irréalité » du bien n’interdit pas sa nécessité — au contraire !
On n’échappe pas davantage au bien qu’à la vérité, et de même que celui
qui prétend nier la possibilité de la vérité sous-entend comme vraie sa thèse,
de même celui qui prétend faire le mal pour le mal ne peut annuler la
détermination comme bonne de son action — au moins pour lui. Le par-
delà le bien et le mal nietzschéen est d’abord un point de vue : « pour
considérer à distance notre moralité européenne, pour la mesurer à l’étalon
d’autres moralités plus anciennes ou futures, il faut agir comme fait le
voyageur qui veut connaître la hauteur des tours d’une ville : pour cela, il
quitte la ville »1697.. Nietzsche nous avertit que par-delà le bien et mal ne
signifie pas « par-delà le bon et le mauvais »1698.. Non seulement le
christianisme a inversé l’ordre généalogique des valeurs en faisant du bon la
négation du mauvais mais il a introduit le négatif dans la morale. C’est par
ironie que Nietzsche a fait de Zarathoustra l’éponyme de sa bonne nouvelle
: puisque le Zoroastre historique fut le fondateur d’une religion
dualiste1699. reposant sur l’idée d’une lutte entre le principe du Bien
(Ormuzd) et le principe du Mal (Ahriman), il fallait qu’il reconnût lui-
même son erreur en se faisant l’annonciateur du surhomme et de l’éternel
retour, c’est-à-dire de l’être et de l’univers capables de renverser la dualité
du bien et du mal. Le bien n’est ni une substance ni un objectif, mais
d’abord une évaluation c’est-à-dire, in fine, un symptôme1700..
 
 
II. LE SOUVERAIN BIEN
 
Le souverain bien est le bien absolu, celui par rapport auquel les biens ne
sont que des moyens ou des expressions. Sont-ce les biens qui font le Bien,
comme les petits ruisseaux font de grandes rivières ou, à l’inverse, les biens
dérivent-ils du Bien ? On connaît la réponse de Platon : pour lui, le Bien ne
saurait être que souverain, aussi l’expression de souverain bien fait-elle,
dans cette optique, pléonasme.
Il y a également une souveraineté du bien sur le mal. Le mal, en effet,
n’agit qu’en vertu du bien et l’hypocrisie, comme l’a écrit La
Rochefoucauld en une formule magnifique1701., va à sens unique : on ne
verra jamais un homme bon, sinon par jeu ou par provocation, contrefaire le
méchant. On n’échappe pas plus au bien qu’on n’échappe à la vérité et le
scepticisme moral tombe dans la même autocontradiction que le
scepticisme logique.
Toutes les morales se déterminent par la façon spécifique dont elles
qualifient le souverain bien. Les réponses varient à l’extrême : ont été élus
tour à tour le bonheur, le plaisir, l’activité, la pensée, le salut, la liberté, le
devoir, la révolution... Même les philosophies les plus radicalement
critiques vis-à-vis de la morale ne peuvent faire autrement que d’admettre
parmi les phénomènes l’existence d’un meilleur ; ce choix étant lui-même
radical et aussi injustifiable en dernier ressort qu’un postulat.
Aristote distinguait la fin parfaite et la fin imparfaite : « Est parfaite celle
dont l’obtention ne nous laisse sans aucun autre besoin ; imparfaite celle
dont l’obtention nous laisse avec besoin d’autre chose, par exemple quand
on a atteint la justice, il nous reste beaucoup de besoins, alors que lorsqu’on
a atteint le bonheur nous n’avons plus besoin de rien. Donc le souverain
bien pour nous, celui que nous cherchons, c’est la fin parfaite »1702..
Puisque le bien est l’accomplissement d’une fin, et qu’une fin peut devenir
relative en étant ravalée au rang de moyen par rapport à une autre fin, le
souverain bien sera la fin absolue, la fin que rien d’autre ne soumet à soi.
Le christianisme a fait de la charité, parce qu’elle désigne à la fois l’amour
de Dieu pour les créatures et l’amour des créatures entre elles1703. le
souverain bien. Jouissance (fruitio en latin) a été le terme consacré dans la
théologie pour désigner la connaissance et l’amour du summum bonum (du
souverain bien). Thomas d’Aquin disait de Dieu qu’il est « le bien de tout
bien »1704., il est bon par essence tandis que le reste des êtres ne l’est que
par participation1705.. Tout ce qui est bon l’est dans la mesure de sa
ressemblance avec la bonté de Dieu.
Si critique qu’il soit à l’égard de l’hypostase du Bien1706., Spinoza ouvre
son Traité de la réforme de l’entendement par l’évocation d’une recherche
qu’il n’est guère possible de qualifier autrement que comme celle du
souverain bien : « Quand l’expérience m’eut appris que tous les événements
ordinaires de la vie sont vains et futiles, voyant que tout ce qui était pour
moi cause ou objet de crainte ne contenait rien de bon ni de mauvais en soi
mais dans la seule mesure où l’âme en était émue, je me décidai en fin de
compte à rechercher s’il n’existait pas un bien véritable et qui pût se
communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l’acquisition me
procureraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et incessante
»1707.. L’Éthique appellera connaissance de Dieu ce souverain bien de
l’esprit1708..
Plus tard, Hutcheson invente la formule qui sera ensuite reprise par tous
les utilitaristes : l’action la meilleure est celle qui procure le plus grand
bonheur au plus grand nombre. Thèse que repoussera Kant avec la dernière
énergie : le souverain bien, écrit-il à la fin de la Critique de la raison pure,
ne consiste pas dans le bonheur mais dans le bonheur proportionné à la
moralité des êtres raisonnables. Kant définit le souverain bien comme la
totalité inconditionnée de l’objet de la raison pure pratique1709. qui
satisfait l’homme tout entier, tant à l’égard de la raison que de la sensibilité
et de l’activité. Mais plus tard, dans la Critique de la raison pratique, Kant
critique cette expression et fait observer qu’elle est ambiguë, souverain
(höchste) pouvant signifier soit le plus élevé en dignité (oberste), auquel cas
le souverain bien équivaut à la vertu, soit absolument complet (vollendete),
c’est-à-dire qui ne soit pas une partie d’un tout plus large et qui n’ait rien de
partiel, auquel cas le souverain bien serait la synthèse du bonheur et de la
vertu, synthèse qui ne peut se réaliser, selon lui, que dans un autre
monde1710.. La distinction est donc celle d’un souverain bien
originaire1711. (le summum bonum de la tradition) et d’un souverain bien
dérivé1712.. Aux yeux de Kant, c’est ce second sens qui est le véritable, car
dans le premier cas, l’expression n’est applicable qu’au bien moral.
Kant reproche aux morales antiques d’avoir cru à l’union possible du
bonheur et de la vertu dans l’existence sensible1713.. La conformité des
intentions à la loi morale constitue la condition suprême du souverain bien,
c’est-à-dire la sainteté. Or celle-ci ne peut être atteinte par un être fini que
dans un progrès allant à l’infini, d’où la nécessité d’admettre l’immortalité.
De même, l’harmonie entre moralité et bonheur exige qu’on admette
l’existence de Dieu. En somme, le concept de souverain bien conduit au
postulat de la raison pratique pure1714..
Le souverain bien est pour Kant l’objet d’une raison pure pratique, c’est-à-
dire d’une volonté pure mais il n’en est pas le principe déterminant, statut
que seule la loi morale peut revendiquer1715.. En somme, le souverain bien
chez Kant perd sa souveraineté.
Il n’est aujourd’hui plus question de souverain bien. C’est à peine s’il est
question du bien... Pourtant, sous le coup de l’ombre projetée par le plus
grand mal sur la terre (les crimes de guerre, les génocides, les crimes contre
l’humanité), une conscience universelle s’accorde aujourd’hui à reconnaître
dans la dignité de l’homme, quelle que soit sa situation singulière, le plus
grand bien, puisque sans lui les autres n’auraient plus qu’une valeur
amoindrie.
 
 
III. ÉQUIVOQUES ET CONTROVERSES
 
Les débats autour de l’idée de Bien se sont organisés autour de grandes
oppositions conceptuelles, où se sont rangées la plupart des philosophies.
En presque toutes, on reconnaîtra la confrontation entre Platon et Aristote,
ainsi que l’a montré H.G. Gadamer1716..
 
 
1. Absolu ou relatif ?
 
Le caractère absolu du Bien le rend indépendant de l’action. Le Bien, chez
Platon, n’est pas une valeur morale, ou du moins il n’est pas d’abord cela.
Ce que Plotin dira du Bien est conforme à la théorie de Platon : « le Bien
n’est point ce qu’il est parce qu’il agit ou parce qu’il pense, mais parce qu’il
reste ce qu’il est. Puisqu’il est au-delà de l’être, il est au-delà de l’acte, de
l’intelligence et de la pensée »1717..
Une idée platonicienne passera dans la pensée chrétienne : la distinction
entre les biens relatifs d’ici-bas, la génération des uns correspondant à la
corruption des autres, et le Bien absolu au-delà. Mais l’absoluité du Dieu
chrétien laissera au Bien lui-même absolu une alternative, entre
l’assimilation et l’indépendance de l’être en soi. Certains diront que le bien
est le bien parce que Dieu le veut tandis que d’autres soutiendront que Dieu
veut le bien parce qu’il est le Bien. Une autre opposition apparaîtra au
Moyen Âge entre ceux qui, dans la lignée du platonisme continué de saint
Augustin, pensent l’unité-identité du Vrai et du Bon, et les scolastiques qui
les dissocient. C’est à partir de ce second point de vue que se posera la
question de savoir si c’est la volonté ou l’intelligence, la bonté ou la vérité
qui prévaut en Dieu et qui dès lors constitue la qualité première du
Souverain Bien. Alors que pour Duns Scot Dieu est d’abord volonté du
Bien, qui décrète librement ce qu’est le Bien (il aurait pu en concevoir un
de nature différente), pour Thomas d’Aquin Dieu est en premier lieu
Intelligence du Bien, à laquelle est subordonnée sa volonté1718..
Les scolastiques répartissaient les biens entre les fins et les moyens, entre
ce dont il faut jouir et ce dont il faut user : il faut user de toute chose en vue
de jouir de la Béatitude, qui est Dieu. Jouir de ce dont il ne faut qu’user est
une errance. En donnant pour fondement à l’idée de bien ce qui est fondé
sur cette idée même, toute éthique risque ainsi de tomber dans l’aporie.
Dans l’analytique de la raison pratique, Kant précise que ce n’est pas le
concept du bien et du mal qui détermine la loi morale mais, à l’inverse, la
loi morale qui sert de fondement au concept de bien et de mal1719.. Il
existe néanmoins, aux yeux de Kant, un bien absolu inscrit dans le cœur du
sujet humain — il l’appelle bonne volonté1720. : « De tout ce qu’il est
possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il
n’est rien qui puisse sans restriction est tenu pour bon, si ce n’est seulement
une bonne volonté »1721.. Cette bonne volonté est une forme pure,
dépouillée de tout contenu, aussi est-elle universelle. « Elle est la condition
dont dépend tout autre bien, même toute aspiration au bonheur »1722..
Zénon de Citium pensait qu’il n’y a pas d’intermédiaire entre la vertu et le
vice (sur ce point d’éthique, les stoïciens1723. divergeaient radicalement
des péripatéticiens). De même, disait-il, qu’un bâton doit être droit ou
courbe, l’homme doit être juste ou injuste. Il n’y a pas plus juste que le
juste, plus injuste que l’injuste, les intermédiaires n’existent pas. Dans un
essai intitulé Comment s’apercevoir de ses propres progrès en vertu ?,
Plutarque polémiquera contre les stoïciens et combattra leur thèse : contre
une logique et une éthique du tout ou rien, il affirmera l’existence d’états
intermédiaires entre le vice et la vertu et niera que toutes les fautes puissent
s’équivaloir.
Le dicton « la fin justifie les moyens » signifie que le mal peut être une
voie d’accès au bien. Contre l’idée du caractère absolu du Bien, certains
philosophes ont vu que le bien et le mal ne sont pas seulement des opposés,
mais qu’ils s’entredéterminent. Du bien peut naître le mal et du mal, le bien.
Si, argumentait Aristote, il existe des divergences au sujet des différents
biens, c’est qu’il arrive souvent que ceux-ci soient une source de dommages
: tel peut devoir sa perte à sa richesse, tel autre à son courage1724.. Par
ailleurs, l’affirmation du Bien n’est pas exclusive de celle du mal. Le
concept leibnizien de « meilleur des mondes possibles » ne doit pas être
compris comme excluant le mal (Voltaire aura beau jeu d’exhiber tous les
malheurs du monde). L’idée de Leibniz est que « le bien métaphysique, qui
comprend tout, est cause qu’il faut donner place quelquefois au mal
physique et au mal moral »1725..
Le relativisme tend à identifier le bien au bon, puisqu’il est entendu que ce
qui est bon à un certain point de vue peut être très mauvais à un autre. Un
conseil peut être bon au sens d’utile ou d’efficace et être moralement
détestable.
« Par bien, écrit Spinoza, j’entends (…) tout genre de joie »1726.. C’est le
désir qui fait le bien, et non l’inverse : nous ne désirons pas une chose parce
qu’elle est bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la
désirons1727.. Il n’y a ni bien ni mal en soi : ceux qui en font une hypostase
confondent une distinction de raison avec une distinction réelle1728..
Le relativisme prendra aussi appui sur l’histoire et la sociologie pour
affirmer que le bien est ce que telle morale commande, le mal ce qu’elle
interdit : une chose n’est pas commandée parce qu’elle est bonne mais elle
est jugée bonne parce qu’elle est commandée.
Enfin, il faut compter avec la variabilité individuelle. La philosophie
anglaise définit volontiers le bien par l’impression qu’il peut faire sur notre
sensibilité et notre jugement. Seulement pouvons-nous encore, comme le
faisaient déjà les anciens et les classiques, définir le bien comme un objet
de satisfaction et d’approbation — dès lors que nous savons que le mal y
fait souvent meilleur office ?
La psychanalyse découvrira une autre source, subjective, de la relativité
morale. Comme le mal, le bien témoigne sans que nous le sachions de notre
idéal du moi — si bien que notre jugement peut être compris comme une
confession inconsciente. Nous sommes portés à juger comme bien ce que
nous nous sentons capables de faire, tandis que le mal qui suscite en nous la
plus forte réprobation est celui dont nous nous estimons incapables, d’où les
aberrations communes dans la hiérarchie de nos éloges et de nos
blâmes1729..
 
 
2. Transcendant ou immanent ?
 
Le Pseudo-Denys l’Aréopagite thématise dans Les Noms divins et La
Théologie mystique Dieu comme un Non-Être, supérieur et antérieur à
l’Être. Platon avait dit que le Bien est en dignité et en pouvoir, en
souveraineté, même au-delà de l’être1730.. Chez Platon le Bien est l’objet
de la science suprême et de la sagesse. Mais comment ce qui est au-delà de
toute essence peut-il être objet de science ?
Quoi qu’il soit au-delà de toute essence, le Bien platonicien n’est ni
inconnaissable ni indicible. C’est en quoi le platonisme de Platon diffère de
ceux qui se réclameront de lui par la suite (les néoplatoniciens, les
gnostiques, Avicenne, les soufis) : tous verront dans la transcendance une
part d’inconnaissable et d’indicible.
En christianisant Platon, les Pères de l’Église identifieront le Bien à Dieu.
Les dieux grecs étaient parfois rapportés à des bienfaits mais aucun ne
figurait le Bien. La révolution judéo-chrétienne consistera à diviniser le
Bien, à identifier le Bien et le Dieu unique.
Mais une transcendance absolue éloignerait à jamais le Bien, et l’être
humain risquerait de ne plus se sentir concerné par lui 1731.. C’est
pourquoi les théologiens auront à cœur de se représenter en lui un reste de
transcendance comme un appel au salut après la chute.
Évidemment, les morales de l’immanence résolvent le problème en
s’abstenant de le poser. Une pure immanence du Bien à l’être — et
singulièrement à l’être historique, à l’être social des populations humaines
— finit par rendre difficile, voire impossible la pensée même du devoir-être,
de l’utopie, de l’idéal. Mais l’homme n’est pas être à se contenter de vivre
sous la dictature du « cela est ainsi ».
 
 
3. Intelligible ou sensible ?
 
Thomas d’Aquin disait que si les hommes préfèrent les biens corporels
aux spirituels, c’est parce qu’ils redoutent les peines corporelles davantage
que les spirituelles1732..
Dans La République Platon compare le Bien au Soleil parce qu’il est
supérieur au « lieu visible », parce qu’il est unique et parce qu’il est
créateur : ce que le Bien est dans le lieu intelligible1733., par rapport à
l’intelligence comme aux intelligibles, c’est cela qu’est le Soleil dans le lieu
visible, par rapport à la vue comme par rapport aux visibles1734.. Et à ceux
qui identifient le Bien au plaisir, Platon rétorque qu’il y a des plaisirs qui
sont mauvais et que le principe qui nous fait juger bon un plaisir
n’appartient pas au plaisir lui-même.
Il y a ceux qui confondent le bien avec l’agréable et l’utile, et ceux qui
l’écartent radicalement de tout élément empirique. Doit-on y reconnaître
l’influence de la langue qui confond sous un même mot1735. bon et le bien
— toujours est-il que les philosophes anglais1736. du XVIIIe siècle délient le
bien de son assise rationnelle : « Il est impossible, écrit Hume, que la
distinction entre le bien et le mal puisse être faite par la raison, puisque
cette distinction a une influence sur nos actions, ce dont la raison est
incapable à elle seule »1737.. L’intelligibilité objective et la rationalité
subjective vont de pair, comme leurs envers.
 
 
4. Un ou multiple ?
 
C’est parce que les êtres sont un qu’ils participent tous du Bien, note
Plotin1738.. Filant la métaphore platonicienne de la lumière, l’auteur des
Ennéades dit que si l’on coupe en deux un rayon lumineux par un écran, la
lumière reste d’un seul côté, du côté du soleil1739..
Un, Être, Vrai, Bon étaient considérés comme des équivalents au Moyen
Âge, et plus tard, dans la lignée de l’idéalisme hégélien, Victor Cousin
écrira dans un ouvrage intitulé Du vrai, du beau et du bien : les trois
valeurs, logique, esthétique et éthique, se confondent en faisceau.
Cela dit, Platon n’était pas seulement le philosophe de l’Un absolu que
Plotin (et surtout Damascius) croyait. L’auteur du Banquet et du Timée
admettait, par exemple, une hétérogénéité entre les biens du corps et ceux
de l’âme. Il n’en reste pas moins vrai que c’est contre son maître Platon, à
qui il préférait la vérité, qu’Aristote définit le Bien comme l’acte propre de
chaque être, celui qui est le plus conforme à son essence ; le bien concerne
la relation aussi bien que la substance, il « s’affirme d’autant de façons que
l’Être »1740., il ne saurait par conséquent y avoir une Idée du Bien.
Aristote divise encore les biens selon la tripartition biens de l’âme (les
vertus), biens du corps (santé, beauté) et biens extérieurs (richesses,
pouvoir, honneurs)1741.. « Prudence » est un mot que nous devons à
Cicéron, qui traduisit par prudentia — en référence à providentia — la
phronèsis grecque. Platon l’identifiait à la sagesse mais Aristote les
séparait. Pour l’auteur de l’Éthique à Nicomaque, la prudence est la vertu
cardinale : elle discerne le bien et le mal pour l’homme plutôt que le Bien et
le Mal en général, objets de la sagesse. Ainsi « la prudence est une
disposition accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce
qui est bon ou mauvais pour un être humain »1742.. Vertu de l’intellect
pratique (contrairement à la sagesse, sophia, qui est vertu de l’intellect
théorique), elle dirige l’action vers le bien.
La morale du stoïcisme repose sur une anthropologie de la totalité : les
vertus sont si étroitement liées entre elles qu’il est impossible d’en posséder
une sans avoir toutes les autres (alors que plusieurs ouvrages de Platon
avaient analysé la tension possible entre les vertus, par exemple entre le
courage et la tempérance, et que La République a hiérarchisé la société en
une tripartition qui est aussi celle des vertus présentes ou absentes).
C’est Cicéron qui, mêlant Aristote à Platon, a établi la liste des quatre
vertus que plus tard le christianisme appellera cardinales : la
prudence1743., la justice, le courage et la tempérance1744..
 
 
5. Objectif ou subjectif ?
 
Cette alternative est déjà présente dans trois des précédentes : ce qui est
absolu, transcendant, intelligible est objectif.
La subjectivité morale est une idée récente dans l’histoire de la pensée
mais l’interprétation que Platon donne de la phrase de Protagoras sur
l’homme « mesure de toutes choses » prouve que dès l’Antiquité la
question de la relativité personnelle pouvait être posée. L’assimilation du
bien au plaisir désobjective le bien : l’individu est la seule mesure de ses
plaisirs.
Seulement le propre d’une subjectivité est de n’être jamais seule : une
collectivité de sujets est apte à reformer une objectivité.
Luther disait : ce ne sont pas les bonnes œuvres qui font l’homme bon,
c’est l’homme bon qui fait les bonnes œuvres. À la justification par les
œuvres, il opposait la justification par la foi, seule conforme, à ses yeux, à
l’orthodoxie chrétienne. Lorsque, plus tard, Kant définit le « bien originaire
» comme « la sainteté des maximes dans l’accomplissement du devoir
»1745., la synthèse de l’objectif (le devoir) et du subjectif (la maxime) est
implicitement présente. Seulement ici le subjectif n’est pas du tout le
personnel.
Prenant appui sur saint Augustin, Abélard avait soutenu la thèse selon
laquelle le bien ne qualifie pas l’acte (objectif) mais l’intention (subjective).
La casuistique est née de cette dichotomie.
Le relativisme moral, selon lequel l’homme seul décide du bien et du mal
tend à réduire le bien au bon et le mal au mauvais. C’est ce que font
Spinoza et Nietzsche. Mais le relativisme lui-même comprend nombre de
degrés : à partir d’un certain niveau de conceptualisation, le subjectif lui-
même peut être objectif.
La dualité perfection/bonheur dérive du débat entre l’objectivité et la
subjectivité du bien. Définira-t-on le bien comme perfection objective en
soi ou comme bonheur subjectif, pour nous ? Historiquement, cette dernière
conception est première. Nietzsche l’a montré dans La Généalogie de la
morale : le bien est ce qui a été senti et dit comme bon, le mal, ce qui a été
senti et dit comme mauvais. L’homme bon n’est pas d’abord celui qui fait le
bien, mais celui qui fait du bien pour lui.
Plus tard, Mélanie Klein montrera que le danger qui menace le soi d’être
détruit par l’instinct de mort contribue au clivage des pulsions, les scindant
en bonnes et mauvaises. La projection de ces pulsions sur l’objet originel
lui fait subir à lui aussi ce clivage et le divise en un bon et un mauvais objet.
Tel est, selon Mélanie Klein, le manichéisme originaire dont les autres
dérivent.
 
 
6. Être ou avoir ?
 
Primitivement, le bien est la terre, le sol — puis une possession
quelconque. Un train de marchandises s’appelle en allemand et en anglais «
train de biens »1746.. Au sens économique (généralement le mot est mis au
pluriel) le bien désigne tout ce qui est susceptible d’appropriation. Ainsi la
langue juridique distingue-t-elle les biens corporels qui sont susceptibles
d’appropriation et les biens incorporels, qui sont des droits. On distingue
également les biens intimes ou propres, et les biens extérieurs. Une bonne
partie de la sagesse antique consistait à cultiver les premiers et à rejeter les
seconds.
Il y a, d’un individu à l’autre ou, chez un même individu, d’un moment à
l’autre de sa vie, des variations de la puissance d’agir — lesquelles sont
objectives. Spinoza les appelle « bonnes » ou « mauvaises » selon que la
puissance d’agir est augmentée ou diminuée. En ce sens, il existe une
objectivité du « bon » et du « mauvais » définis au début de la quatrième
partie de l’Éthique : « Par bon, j’entendrai ce que nous savons avec
certitude nous être utile ; par mauvais, au contraire, ce que nous savons
avec certitude empêcher que nous ne possédions quelque bien »1747..
L’originalité de Spinoza fut de dégager le bon et le mauvais de la
subjectivité, donc de l’incertitude.
 
 
7. Être ou devoir-être ?
 
« Il est donc évident que ce bien lui-même que nous cherchons n’est ni
l’idée de bien ni le bien commun : la première est immobile et irréalisable,
le second est mobile mais irréalisable aussi »1748., disait Aristote, contre
Platon. Contre Kant (le devoir de la volonté morale), Hegel réitérera une
objection semblable, au nom de l’effectivité de la moralité objective.
Comme l’a établi G.H. Moore, la question du bien dérive d’une question
métaphysique : qu’est-ce qui est réel ?1749. Le bien exprime-t-il un ordre
ou un commandement ? Une réalité présente ou une réalité à venir ? On
notera que la langue conjoint sous le même terme d’« ordre »
l’ordonnancement et le commandement.
Le bien est une force et, pour Nietzsche, il s’y résume même : « À faire du
bien et à faire du mal, on exerce sa puissance sur les autres, et l’on ne veut
pas davantage ! »1750..
 
 
8. Originaire ou final ?
 
Le conflit entre Platon (le Bien comme principe absolu) et Aristote (le
bien comme résultat relatif) a déjà été évoqué.
L’opposition entre une conception principialiste du Bien et une conception
conséquentialiste traverse les débats éthiques contemporains. Face à ceux
qui, par exemple, entendent maintenir l’interdiction du clonage reproductif
humain comme attentatoire à la dignité, les partisans d’une autorisation
légale objectent qu’une pratique ne peut être décrétée a priori mauvaise et
que le jugement éthique est impossible en l’absence de résultats. Le
conséquentialisme croit à une sélection automatique (par le marché) entre
les bons et les mauvais résultats d’une action donnée — en quoi il coïncide
avec une position libérale en matière morale.
Une synthèse entre étiologie et téléologie n’est pas impossible : le bien ne
fait pas que motiver en amont, il justifie en aval. Mais cette synthèse se fait
dans et par le sujet.
 
 
9. Altruiste ou égoïste ?
 
Le soupçon le plus radical jeté sur la morale (Nietzsche) a consisté à dire
qu’avec l’idée de bien, on ne sort pas encore de soi, que le bien n’est qu’un
état de la volonté de puissance. L’altruisme lui-même ne serait qu’un
masque ou une expression de l’égoïsme. Le libéralisme — que Nietzsche
récuse avec vigueur — avait pris et résolu le problème en sens inverse : la
recherche du bien personnel débouche nécessairement sur le bien
collectif1751..
Seulement la relativité en matière morale peut à son tour être relativisée :
où a-t-on vu que le mensonge est préférable à la sincérité, et, en dehors de
périodes exceptionnelles comme les guerres, le meurtre préférable au
respect de la vie humaine ? Ceux qui tuent épargnent au moins leurs amis et
eux-mêmes, donc ils ne considèrent pas le meurtre comme bon moralement.
Kant a dégagé l’universalité comme critère de bien moral : est bon ce qui
est universalisable, mauvais ce qui ne l’est pas. En fait, il n’y a qu’un seul
mal : l’égoïsme. Le meurtrier tue pour lui, le voleur vole pour lui, le
menteur ment pour lui (laissons de côté les rares exceptions), tous se
moquent de la loi commune. Kant énonçait comme principe de la loi morale
: Agis toujours de telle manière que la maxime de ton action puisse être
érigée en loi universelle — ce qui était retrouver le principe de Confucius :
Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ; fais-lui ce que
tu voudrais qu’il te fasse. Le critère du bien correspond à cette expérience
de pensée : et si tout le monde en faisait autant ? Si la réponse est : aucun
dommage ne s’ensuivrait, mais à l’inverse le monde serait moins
malheureux, alors l’action peut être dite moralement bonne. Si, en
revanche, la réponse est : le monde s’en trouverait considérablement
dégradé, alors l’action peut être vue comme moralement mauvaise. C’est en
quoi la raison pratique rejoint la raison théorique, en quoi le bien est voisin
ou cousin du vrai. Il existe une logique du bien qui fait tenir les hommes
ensemble et perdurer les sociétés.
Contre ceux qui réduisaient le bien à l’utilité et au sentiment immédiat,
Rousseau objectait : « Que me font à moi les crimes de Catilina ? Ai-je peur
d’être sa victime ? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s’il était
mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce
qu’ils nous nuisent, mais par ce qu’ils sont méchants »1752..
 
 
10. Inné ou acquis ?
 
Pour Platon, l’âme a connu l’Idée de Bien avant de tomber dans le corps,
et le christianisme considéra que le péché originel a laissé une place au bien
dans le cœur humain. Thomas d’Aquin appelait syndérèse ce qu’après
Locke on désignera par l’expression de sens moral et qu’on réputera
comme inné.
Descartes nomme générosité cette propension au bien qui est selon lui le
propre de l’homme1753., et qui est signalée par la présence d’une bonne
volonté correspondant à l’usage de la liberté pour le bien.
« Croyez-vous qu’il y ait sur la terre entière un seul homme assez dépravé
pour n’avoir jamais livré son cœur à la tentation de bien faire ? »1754., écrit
Rousseau. « Il est (…) au fond des âmes un principe inné de justice et de
vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et
celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je
donne le nom de conscience »1755..
Kant reprendra à son compte cette idée de Rousseau : nul n’est méchant au
point d’avoir anéanti en lui tout germe de bien. Même mauvais, l’homme
est capable de bien : sa conscience le lui fait aimer, sa raison le connaître, sa
liberté le choisir.
Au XIXe siècle, avec la naissance de la biologie, l’idée s’est fait jour que le
sens moral pourrait bien avoir son siège dans le cerveau. Il y eut pour
confirmer cette hypothèse le cas extraordinaire de ce contremaître anglais
qui, à la suite d’un accident, eut la tête traversée par une barre à mine. Non
seulement il survécut miraculeusement mais ses facultés intellectuelles
demeurèrent intactes. En revanche, son comportement social fut totalement
bouleversé.
À l’opposé des conceptions biologisantes, les psychanalystes mettront
l’accent sur le caractère psychique, à la fois spontané et construit des
valeurs morales. Melanie Klein a montré comment se met en place, chez le
tout jeune enfant, une sorte de manichéisme originaire entre un bon et un
mauvais sein, une bonne et une mauvaise mère, sources et objets respectifs
d’envie et de gratitude1756.. Le bien et le mal seraient les héritiers de cette
expérience universelle primordiale, de double clivage, du réel (par
projection) et du moi de l’enfant (par introjection).
 
 
IV. LE BIEN COMMUN
 
Le bien commun — on dit également bien public, bien général, bien
collectif — est le bien de tous, le bien pour tous. Mais « tous » peut avoir
une valeur particulière (« tous les habitants » de la ville et de cette ville
seule, par exemple). Jusqu’où faut-il élargir le « commun » du bien
commun ?
De plus, l’idée de bien commun est celle d’une application concrète,
sociale et politique du bien. Il peut y avoir — Platon est ici paradigmatique
— à la fois pensée du Bien comme universel et particularisation du bien
commun1757..
Enfin, le bien commun qui, aujourd’hui, s’entend dans le cadre de régimes
démocratiques reposant sur une certaine égalité, n’avait pas du tout ce sens
dans l’Antiquité. La Callipolis de La République de Platon réalise le bien
commun, et elle est profondément inégalitaire.
Tous les philosophes, en revanche, ou presque, se sont accordés pour
reconnaître le primat du bien commun sur le bien particulier. Au début de
l’Éthique à Nicomaque, Aristote écrit : « Même si (…) il y a identité entre
le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche
manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de
sauvegarder le bien de la cité ; car le bien est assurément aimable même
pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une
nation ou à des cités »1758..
Il n’y a pas, chez Spinoza, de bien commun puisqu’il n’y a pas de bien. Il
existe, en revanche, un bon commun. Lorsque j’agis selon la nature, je me
montre raisonnable, et par conséquent je m’accorde immédiatement avec
tout être raisonnable, ce qui m’est utile et beau. Mais ce qui n’a pas de
rapport avec moi ne peut être ni bon ni mauvais1759.. Or les hommes ne
s’accordent pas en tant qu’ils sont passionnés ; à l’inverse, dans la mesure
où ils vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours
nécessairement par nature1760.. Donc « c’est lorsque chaque homme
cherche avant tout l’utile qui est le sien que les hommes sont le plus utiles
les uns aux autres »1761.. L’universalité de la raison établit l’accord entre
les intérêts particuliers et la vie en commun, mais sans conflit, parce qu’en
son essence l’effort pour se conserver ne se distingue pas de l’action
vertueuse. « Le bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, écrit
Spinoza, il l’aimera avec plus de constance s’il en voit d’autres l’aimer (…)
et par conséquent (…) il s’efforcera de faire que les autres l’aiment ; et
comme ce bien (…) est commun à tous et que tous peuvent en éprouver de
la joie, il s’efforcera donc (pour la même raison) de faire que tous en
éprouvent de la joie et (…) d’autant plus qu’il jouira davantage de ce bien
»1762..
L’idée de bien commun associée à celle de volonté générale sera l’une des
idées centrales du siècle des Lumières qui fonderont les républiques nées de
la révolution. Après avoir filé la comparaison — qu’il prend toutefois soin
de relativiser — entre le corps politique et le corps vivant, Rousseau, dans
son Discours sur l’économie politique, écrit de la volonté générale qu’elle «
tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie »
et qu’elle « est la source des lois »1763.. Un peu plus loin, Rousseau
affirme cette thèse fondamentale : « la volonté générale est toujours pour le
bien commun »1764..
Dans son article sur le droit naturel, écrit pour l’Encyclopédie, Diderot
était allé plus loin que Rousseau en définissant le bien commun comme
celui du genre humain tout entier, seul apte, selon lui, à décider du juste et
de l’injuste. Et lorsque Diderot écrit, en une formule que Rousseau
reprendra textuellement, que « la volonté générale est toujours bonne : elle
n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais »1765., c’est à la volonté
universelle qu’il pense et non à la volonté générale d’un petit peuple.
Les libéraux anglais réfléchiront le bien commun ou l’intérêt général sous
l’angle économique. Le sous-titre de l’ouvrage de Bernard de Mandeville
La Fable des abeilles est « Vices privés, vertus publiques »1766.. Le
concept hégélien de ruse de la raison prend sa source dans cette
représentation : le mal privé subit dans la dimension publique une véritable
alchimie, une métamorphose qui le transforme en bien général. Les
économistes classiques légitimeront ainsi le capitalisme : la vertu
particulière peut être mauvaise (l’épargne, par exemple, arrête la machine
économique), tandis que le vice particulier devient le bien du plus grand
nombre.
Le socialisme fera une critique rigoureuse de l’optimisme libéral : il n’y a
pas de bien public spontané, aucune harmonie « naturelle » ne viendra
corriger toute seule les défauts du système. Le conflit entre intérêts
particuliers et intérêts collectifs ne peut être résolu que par une volonté
politique, sinon révolutionnaire, du moins réformiste.
Plus près de nous, le mathématicien Tucker inventa un apologue connu
sous le nom de dilemme du prisonnier1767. pour montrer que,
contrairement à la thèse optimiste du libéralisme, une main invisible
n’organise pas toujours le bien commun à partir de la recherche d’un intérêt
personnel.
Sous l’effet du processus de mondialisation, le bien commun aujourd’hui
s’élargit aux dimensions de la Terre et de l’humanité entières : il est bien
universel. Une nouvelle solidarité en effet voit le jour — les problèmes qui
assaillent l’humanité (économiques, sociaux, environnementaux...) ne
s’arrêtent pas aux anciennes frontières. Ainsi la morale effective se trouve-
t-elle devant un nouveau champ.
 
*
 
Voir aussi
 
La beauté. Le bonheur. La conscience. La corruption. Le crime. La
démocratie. Le devoir. La dignité. Les droits de l’homme. L’égalité.
L’éthique. La guerre. La justice. Le mal. La morale. La perfection. Le
plaisir. La propriété. La richesse. La tolérance. L’universel. L’utopie. La
valeur.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, — La République, livre VI et VII.
— Philèbe.
Aristote, Éthique à Nicomaque I.
H.G. Gadamer, L’Idée du bien comme enjeu platonico-aristotélicien, trad. fr., Vrin, 2000.
E. Kant, — Fondements de la métaphysique des mœurs.
— Critique de la raison pratique.
Plotin, Ennéades I, 6, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997.
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, trad. coll., PUF, 1999.
Frédéric Nietzsche, — Par-delà le bien et le mal
— La Généalogie de la morale.
G.H. Moore, Principia Ethica, trad. M. Gouverneur, PUF, 1998.
Melanie Klein, Envie et Gratitude, trad. V. Smirnoff, Gallimard, 1968.
 
1669 La République, VI, 505a.
1670 Pour un Jean Valjean ou un Pierre Bezoukhov, combien de débauchés et de criminels !
1671 G.W. Leibniz, Essais de théodicée, Garnier-Flammarion, 1969, p. 110.
1672 Ibid. § 148, p. 200. Un autre argument de Leibniz prend une dimension eschatologique : à
supposer qu’il y ait plus de damnés que de sauvés, ce qui n’est pas certain, cela ne concernerait
encore que l’humanité et non l’ensemble des créatures raisonnables. La théodicée s’inscrit dans un
plan plus large que l’histoire humaine.
1673 S. Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, trad. K. Ferlov et J.-J. Gateau, Gallimard, 1935, p.
122.
1674 Ibid., p. 123.
1675 G.H. Moore, Principia Ethica, trad. M. Gouverneur, PUF, 1998, p. 46.
1676 Ibid., p. 51. « Sont (…) ‘naturalistes’ les théories de l’éthique qui déclarent que le seul bien
consiste en une certaine propriété unique des choses » (ibid., p. 88).
1677 Platon, La République VI, 508e, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1097.
1678 Ibid. 508e-509a.
1679 La République VI, 509b.
1680 Platon, Philèbe, 65a.
1681 «Le bien est convertible avec l’être», écrira Thomas d’Aquin (Somme théologique I-II, q. 54,
a. 3, trad. fr., Les Éditions du Cerf, 1984, p. 334).
1682 Voir Le mal. « Aucun étant n’est dit mauvais en tant qu’il est, mais en tant que l’être lui
manque, dit Thomas d’Aquin ; ainsi un homme est dit mauvais quand il lui manque d’être vertueux ;
un homme est dit mauvais quand il manque d’une vue pénétrante » (Thomas d’Aquin, Somme
théologique, I, q. 5, a. 3, op. cit., p. 189).
1683 Le vrai et le beau franchissent aussi les limites de leurs domaines mais pas de manière aussi
systématique.
1684 Aristote, Éthique à Nicomaque I, 6.
1685 Il existe symétriquement trois types de mal (voir Le mal).
1686 Aristote, Éthique à Nicomaque I, 1, 1094a, trad. J. Tricot, Vrin, 1994, p. 31-32.
1687 Aristote, Les Grands livres d’éthique, 1182a 34-35, trad. C. Dalimier, Arléa, 1995, p. 32.
1688 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils I, 37, trad. coll., Les Éditions du Cerf, 1993, p.
78.
1689 E. Kant, Critique de la raison pratique AK V, 58.
1690 Pour Nietzsche, les philosophes utilitaristes anglais ont commis une erreur capitale en croyant
que le jugement de bon émane de ceux à qui la « bonté » a été prodiguée (La Généalogie de la
morale I, § 2).
1691 En anglais, « good », qui signifie « bon », signifie également « le bien » (« the good »).
1692 Plotin, Ennéades I, 6, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997, p. 151.
1693 E. Kant, Critique de la faculté de juger AK V, 207, trad. fr., Œuvres philosophiques II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 962
1694 L. Wittgenstein, Conférences sur l’éthique, in Leçons et conversations, trad. J. Fauve,
Gallimard, 1992, p. 145.
1695 Ibid., p. 147.
1696 Tractatus logico-philosophicus 6.42.
1697 F. Nietzsche, Le Gai savoir § 380, trad. H. Albert in Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p. 250.
1698 La Généalogie de la morale I, § 17.
1699 Le mazdéisme, ancêtre du manichéisme.
1700 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, « Mille et un buts ». Voir La morale.
1701 « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu ».
1702 Aristote, Les Grands livres d’éthique, op. cit., p. 41.
1703 C’est sous l’influence du christianisme que le bien a été assimilé à la non-violence.
1704 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils I, 40, op. cit., p. 79.
1705 Ibid., p. 80. « Une attribution essentielle est plus vraie qu’une attribution par participation »,
rappelle Thomas d’Aquin un peu plus loin (ibid., p. 81).
1706 Voir infra.
1707 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement §1, trad. fr., Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 102.
1708 B. Spinoza, Éthique, quatrième partie, proposition XXVIII.
1709 E. Kant, Critique de la raison pratique AK V, 108.
1710 Ibid. 110-111.
1711 Suprême.
1712 Parfait.
1713 E. Kant, Critique de la raison pratique AK V, 111-112.
1714 Ibid. 133.
1715 Ibid. 109.
1716 H.G. Gadamer, L’Idée du bien comme enjeu platonico-aristotélicien, trad. fr., Vrin, 2000.
1717 Plotin, Ennéades I, op. cit., p. 151.
1718 Voir La volonté. La controverse médiévale des relations entre la volonté et l’intelligence
impliquera des conceptions différentes des idéaux de l’existence humaine : l’« ordre de l’amour »
franciscain dérive de la Bonté conçue comme Souverain Bien tandis que l’« ordre de la connaissance
» dominicain dérive de la Vérité comme Souverain Bien.
1719 E. Kant, Critique de la raison pratique, AK V, 63.
1720 Il eût mieux, évidemment, valu traduire « guter Wille » par « volonté bonne » pour éviter le
caractère affadi de la « bonne volonté » en français. Mais l’usage s’est imposé.
1721 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs AK IV 393, trad. V. Delbos, Œuvres
philosophiques II, op. cit., p. 250.
1722 Ibid. AK IV 396, p. 254.
1723 Les stoïciens appelaient indifférent ce qui n’est ni bien ni mal, non pas au-delà du bien et du
mal, mais, au contraire, en deçà du bien et du mal.
1724 Aristote, Éthique à Nicomaque I, 3.
1725 G.W. Leibniz, Essais de théodicée § 209, op. cit., p. 241.
1726 B. Spinoza, Éthique, troisième partie, scolie de la proposition XXXIX.
1727 Ibid., scolie de la proposition IX.
1728 B. Spinoza, Pensées métaphysiques, trad fr., Œuvres complètes, op. cit., p. 262.
1729 Tel dirigeant d’entreprise, qui fraude le fisc à millions, sera indigné par la resquille dans les
transports publics ; tel immigré qui justifiera les « crimes d’honneur » sera outré par un regard
déplacé.
1730 La République VI, 509b.
1731 La solution mystique étant nécessairement aristocratique.
1732 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils III, § 141, op. cit., p. 724.
1733 Platon n’utilise pas l’expression de « monde intelligible ». Celle-ci sera inventée par les
néoplatoniciens.
1734 Platon, La République VI, 508c, Œuvres complètes I, op. cit., p. 1096.
1735 Voir supra.
1736 Ou de langue anglaise.
1737 D. Hume, Traité de la nature humaine III, trad. P. Saltel, Garnier-Flammarion, 1993, p. 57.
1738 Ennéades I, 7,2.
1739 Ennéades I, 7,1.
1740 Aristote, Éthique à Nicomaque I, 4, 1096 a23, op. cit., p. 47.
1741 Aristote, Les Grands livres d’éthique 1184 b1-5, op. cit., p. 44. L’Inde a distingué quatre biens
qui déterminent autant de types de vie : artha, la richesse, le pouvoir, kama, le plaisir, dharma, le
devoir et moksha, la délivrance à l’égard des trois biens précédents.
1742 Aristote, Éthique à Nicomaque VI, 1140 b, op. cit., p. 285.
1743 Ou la force.
1744 Cicéron, Traité des devoirs I, V, 15.
1745 E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison AK V, 46, trad. fr., Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 63.
1746 Güterzug en allemand, goodstrain en anglais.
1747 B. Spinoza, Éthique IV, définition I et II, trad. fr., Œuvres complètes, op. cit., p. 490.
1748 Aristote, Éthique à Eudème, 1218 b8-10, trad. V. Décarie, Vrin, 1991, p. 75.
1749 G.H. Moore, Principia Ethica, op. cit., p. 173.
1750 F. Nietzsche, Le Gai savoir § 13, trad. H. Albert, Œuvres II, op. cit., p. 60.
1751 Voir infra.
1752 J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation livre IV, Garnier-Flammarion, 1966, p. 375.
1753 R. Descartes, Les Passions de l’âme, art. 153 et 154. Voir La volonté.
1754 J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, livre IV, op. cit., p. 379.
1755 Ibid., p. 376.
1756 « La mère est le premier bon objet que le nourrisson intègre à son monde intérieur, sa capacité
à le faire étant, selon moi, jusqu’à un certain point, innée » (Mélanie Klein, Envie et gratitude, trad.
V. Smirnoff, Gallimard, 1968, p. 102).
1757 Platon ne pense le bien commun qu’à l’échelle d’une toute petite cité.
1758 Aristote, Éthique à Nicomaque I, 1, 1094 b7-10, op. cit., p. 35.
1759 B. Spinoza, Éthique IV, proposition XXIX.
1760 Ibid., proposition XXXV.
1761 B. Spinoza, Éthique IV, corollaire II, Œuvres, op. cit., p. 517.
1762 B. Spinoza, Éthique IV, autre démonstration de la proposition XXXVII, ibid., p. 519-520.
1763 J.-J. Rousseau, Discours sur l’économie politique, Œuvres III, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1964, p. 245.
1764 Ibid., p. 246.
1765 D. Diderot, article « Droit naturel », Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers.
1766 Voir Le capitalisme.
1767 Un juge d’instruction cherche à faire avouer deux auteurs présumés d’un hold-up à main
armée. Au moment de leur arrestation, les deux suspects portaient sur eux une arme prohibée mais
aucune preuve de leur participation au hold-up n’existe contre eux. Le juge les prend à part dans son
bureau et leur propose ce marché : si aucun de vous n’avoue, je ne pourrais retenir contre vous que le
port d’armes, ce qui vous vaudra une condamnation de deux ans de prison. Si vous avouez tous les
deux, vous serez condamnés pour le hold-up mais vous bénéficierez de la clémence du jury, et vous
n’en prendrez que pour cinq ans. Si enfin un seul d’entre vous avoue, alors que le complice se tait,
celui qui avoue sera relaxé et celui qui n’avoue pas écopera de la peine maximum, soit 10 ans de
détention. Il est évident que l’intérêt des inculpés est de ne pas avouer ; il n’est pas moins évident
qu’ils avoueront tous deux, prenant cinq ans au lieu de deux : aucun des deux, en effet, ne voudra
prendre le risque, en n’avouant pas, de récolter 10 ans de prison.
19. Le bonheur
 
 
 
Freud disait du bonheur qu’il n’est pas une valeur culturelle ; force est de
constater qu’il l’est devenu. Lieu commun de toutes les philosophies de
l’Antiquité — le scepticisme non excepté — le bonheur a subi une éclipse
avec le christianisme puis a reparu avec le déclin de celui-ci (le siècle des
Lumières fut par excellence le siècle du bonheur). Il n’est pas excessif de
dire qu’il est devenu la valeur dominante de la modernité, avec la liberté qui
lui est liée. Le bonheur condense notre idéal de vie pratique ; dans nos
sociétés, il n’est pas seulement une valeur, un idéal, il est une véritable
norme1768.. Il existe désormais un devoir de bonheur1769. — et ceux qui
ne l’honorent pas ressemblent à des déserteurs.
Sur le bonheur, il a été plus bavardé que pensé. Même les plus grands
philosophes n’ont pas toujours su échapper à la banalité lorsqu’ils ont traité
de ce sujet.
 
 
I. L’ESSENCE DU BONHEUR
 
En grec, eu prattein signifie à la fois agir bien, réussir, et être heureux. Le
bonheur est un état positif de contentement intérieur durable.
 
 
1. Entre le plaisir et la béatitude
 
Dans la série des états positifs de l’affectivité (plaisir, joie, bonheur,
félicité ou béatitude), la hiérarchie a été fixée à la fois sur le plan quantitatif
(du moins au plus) et sur le plan qualitatif (du moins bon au meilleur). Les
présupposés moraux d’une telle échelle de valeurs sont évidents : au plus
bas se situe le plaisir parce que lié au corps1770., au plus haut, la béatitude
parce que liée à Dieu, dans l’entre-deux, il y a le bonheur, certes plus noble
que la simple satisfaction physique mais qui reste malgré tout attaché à la
terre. Dans le cadre de cette représentation, le bonheur ne serait par
conséquent qu’un moyen terme terrestre (à dépasser) entre les sens et Dieu.
Chacun des quatre plans (plaisir, joie, bonheur, béatitude) est défini par un
support, un mode et une temporalité spécifiques. Le plaisir a pour support le
corps ou l’esprit, pour mode la consommation, et pour temporalité l’instant
; la joie a pour support le corps ou l’esprit, pour mode la création, et pour
temporalité la durée ; le bonheur a pour support l’être, pour mode l’état
existentiel et pour temporalité la vie ; la béatitude a pour support l’âme,
pour mode la transcendance et pour temporalité l’éternité.
Héraclite disait que « si le bonheur était fait des jouissances corporelles,
nous dirions les bœufs heureux quand ils trouvent du pois chiche à manger
». John Stuart Mill écrira que « si le rapprochement que l’on fait entre la vie
épicurienne et celle des bêtes donne le sentiment d’une dégradation, c’est
précisément parce que les plaisirs d’une bête ne répondent pas aux
conceptions qu’un être humain se fait du bonheur »1771.. De fait, remarque
Mill, « peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux
inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes »1772..
Le bonheur (happiness) n’est pas la satisfaction (content). D’où la célèbre
proposition : « Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ;
il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si
l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent
qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison,
connaît les deux côtés »1773..
L’argument utilisé par Platon pour récuser l’identification faite par les
Cyrénaïques entre le plaisir et le bonheur est que l’on peut éprouver à la
fois le plaisir et la douleur (le plaisir est donc impur) alors qu’on ne saurait
être à la fois heureux et malheureux (le bonheur doit être sans mélange).
Sénèque usera d’un autre argument : le plaisir ne peut pas être le bonheur
puisqu’il existe aussi chez les fous et les méchants1774.. L’idée que
l’homme mauvais ne peut être heureux vient de Platon : « Le bonheur, écrit
Plotin, appartient non pas à l’être qui sent le plaisir mais à celui qui est
capable de connaître que le plaisir est un bien »1775..
Aristote définissait le bonheur comme une activité de l’âme conforme à la
vertu1776. et saint Augustin, qui caractérisait le bonheur comme « la joie
issue de la vérité »1777., disait que la possession de ce que l’on veut ne
suffit pas pour être heureux si ce que l’on veut est un mal1778.. L’homme
heureux n’est pas celui qui éprouve le plus de plaisir. Plus : on peut se
réfugier dans le plaisir pour oublier son malheur1779.. De même, la
jouissance n’est pas le bonheur : il n’importe pas aux personnages de Sade
d’être heureux1780..
Grâce à sa plus grande profondeur intérieure, grâce aussi à son caractère
plus actif, la joie semble plus proche du bonheur que le plaisir. Spinoza la
définissait comme la passion grâce à laquelle l’esprit passe à une perfection
plus grande1781.. Mais l’usage commun ne retient pas cette permanence
que présuppose Spinoza. L’état de joie désigne plutôt une émotion de courte
durée : tandis que les moments de joie suffisent à constituer la joie, les
moments de bonheur ne suffisent pas à faire le bonheur.
Il existe également dans la série des états existentiels positifs le bien-être,
l’euphorie qui semblent très proches du bonheur mais, outre leur
dépendance physique forte, ils peuvent n’être que très éphémères.
La béatitude (ou félicité1782.) dépasse le bonheur « par le haut ». Toutes
les religions de l’au-delà en ont développé la notion. On comprend
qu’historiquement, dans les derniers siècles de l’Occident, le bonheur ait
joué contre le salut. S’il lève les yeux au ciel, le bonheur garde les pieds sur
terre et n’a jamais prétendu oublier le corps. Dans la religion chrétienne, la
béatitude est l’attribut de Dieu, des anges et des élus1783. : ceux-ci sont dits
bienheureux plutôt qu’heureux, car aucun mouvement ne les trouble. Cette
félicité ou béatitude, l’homme peut la connaître dès cette vie lorsqu’il «
contemple » Dieu, l’« aime » ou « s’unit » à lui1784.. Saint Anselme voit
dans cette plénitude atteinte par l’âme une preuve de l’existence
divine1785.. Ne s’agirait-il que d’une illusion ? Mais de quel critère
disposons-nous pour distinguer une extase réelle d’une extase imaginaire ?
La raison, chez Spinoza, s’arrête aux portes de la béatitude1786., laquelle
est définie comme « la satisfaction même de l’âme, qui naît de la
connaissance intuitive de Dieu »1787.. Cette « connaissance intuitive de
Dieu » que Spinoza appelle aussi « amour intellectuel de Dieu »1788. naît
du troisième genre de connaissance1789..
Kierkegaard est le premier à avoir rapporté les états existentiels au temps
(l’opposition entre les stades esthétique, éthique et religieux a un sens
temporel). Dans la hiérarchie classique des états existentiels positifs, le
plaisir correspond à l’instant, la joie à la durée (la temporalité), le bonheur à
l’histoire (la vie) et la béatitude à l’éternité. Il y a saut qualitatif de l’un à
l’autre état, différence de degré : de même que la joie n’est pas une somme
de plaisirs, de même le bonheur n’est pas une somme de joies. C’est pour
exprimer une idée analogue qu’Aristote avait inventé le proverbe selon
lequel une hirondelle ne fait pas le printemps : on n’est pas heureux pour
avoir quelques moments de bonheur. L’unité dans la vie — sans laquelle il
ne saurait y avoir d’identité1790. — semble être la condition du bonheur —
d’où l’importance du souvenir et son rôle dans l’eudémonisme
épicurien1791.. « Celui qui peut réconcilier la fin de sa vie avec son
commencement, écrivait Goethe, est le plus heureux des hommes »1792..
 
 
2. L’indétermination du bonheur
 
En 1727, le père Calmel publiait une « Méthode facile pour être heureux
en cette vie et assurer son bonheur éternel ». Aujourd’hui, seuls des chefs
de sectes pourraient diffuser une telle promesse.
Les Stoïciens et les Épicuriens définissaient le bonheur de manière
privative : apathie (absence de souffrance) pour les premiers, ataraxie
(absence de trouble) et aponie (absence de peine) pour les seconds. Il est, en
effet, plus aisé de dire ce qu’il faut éviter pour être heureux que de dire ce
qu’il convient de viser et d’atteindre. Et encore — l’ascétisme et la
recherche du martyre le montrent assez — il n’est guère de malheur
commun qui n’ait été transformé en leur contraire par quelque alchimie
mentale.
Non seulement, remarque Aristote, les hommes n’ont pas la même
conception du bonheur mais souvent, selon les circonstances, le même
individu change d’avis sur sa nature : malade, il place le bonheur dans la
santé, pauvre, il le voit dans la richesse etc.1793. L’indétermination est
objective aussi, elle ne tient pas seulement à la disparité des points de vue.
À la relativité des consciences (indétermination subjective) il convient par
conséquent d’ajouter la possible inversion de sens (un malheur peut
apporter un bonheur et réciproquement1794.). Dans son Discours sur le
bonheur1795., Madame du Châtelet soutenait que même si la passion
amoureuse rendait malheureux, il n’en faudrait pas moins désirer la
connaître, encore et toujours.
La définition reçue du bonheur comme « état de complète satisfaction
intérieure »1796. peut être critiquée en trois points.
Si le bonheur est un état de complète satisfaction intérieure, alors il n’a
jamais existé, en dehors de quelques instants privilégiés et de quelques
individus privilégiés. Cette détermination conviendrait plutôt à un dieu,
libre de toute finitude et de tout désir.
En second lieu, une satisfaction, par définition, est toujours intérieurement
ressentie. Que serait une satisfaction « extérieure » ?
Enfin, il n’est pas légitime d’assimiler le bonheur et la satisfaction, je peux
être satisfait et malheureux ou, à l’inverse, heureux et insatisfait.
Pour Kant, le bonheur ne saurait être au fondement de la morale parce que
loin d’être un concept déterminé, il recouvre un agrégat désordonné et
contradictoire de représentations empiriques. En fait, « malgré le désir qu’a
tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes
précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut »1797.. En outre, il
n’est aucun bien imaginé comme devant procurer le bonheur qui ne puisse
aussi entraîner des inconvénients pénibles. L’impossibilité d’une
détermination du bonheur vient donc d’une irréductible contradiction entre
les éléments empiriques qui fournissent la matière de ce concept et l’idée
même du bonheur (sa forme) comme tout absolu1798., maximum de bien-
être possible pour le présent et pour le futur ; l’idée de bonheur exigerait
donc, si elle devait être exactement déterminée, la pleine connaissance de
toutes les conditions pouvant nous rendre heureux. Faute de cette
omniscience, nous nous contentons d’observations et de règles empiriques.
Par sa matière donc, l’idée du bonheur ne se compose que de données
particulières illégitimement généralisées. Le bonheur, conclut Kant, est un
idéal1799. non de la raison mais de l’imagination1800.. Il peut faire l’objet
de conseils dont la nécessité n’est que conditionnelle, ou hypothétique, et
non de préceptes.
 
 
3. Le primat de l’être sur l’avoir
 
Sénèque définissait la vie heureuse comme « une vie conforme à sa propre
nature »1801.. Tous les auteurs s’accordaient sur ce point : le bonheur est
une manière d’être que la propriété des choses peut favoriser mais non
créer. Le bonheur est de l’ordre de l’être, et non de l’avoir parce que sa
nature est liberté : « Ma richesse m’appartient, écrit Sénèque, toi tu
appartiens à ta richesse ». Ce que nous appelons bien-être est en réalité un
bien-avoir. Le malheur possible du riche est évidemment un lieu commun
mais un lieu commun n’est pas forcément faux1802..
Le bonheur est de l’ordre du vécu. Or le vécu est l’ensemble des rapports
que nous entretenons avec ce dont nous disposons : l’homme riche et
heureux n’est pas heureux parce que riche mais heureux dans son rapport à
la richesse. Ce n’est pas à la possession des choses qu’est attaché le
bonheur mais à la faculté d’en jouir. En ce sens, le bonheur est bien une
aptitude.
De même que la raison théorique réclame, au-delà de la multiplicité des
phénomènes connus, l’unité de la connaissance, la raison pratique réclame,
au-delà de la multiplicité des satisfactions, l’unité du contentement. Le
bonheur est un rêve d’unité. « La béatitude, disait Fichte, consiste (…) à
reposer et demeurer dans l’Un »1803.. Cette unité est d’abord celle de soi et
du monde et c’est ainsi que s’est pensée la sagesse dans l’Antiquité.
Corollairement, la conscience malheureuse, chez Hegel, sera la conscience
irréconciliée.
Le rêve d’unité est celui d’une obscure et lointaine origine. Comment
désirerions-nous le bonheur, demande saint Augustin, si nous ne l’avions
pas connu auparavant ? Ce que la mythologie chrétienne thématisera
comme paradis perdu, la psychanalyse le réinscrira dans le psychisme
inconscient du sujet : nous ne rechercherions, en fait, sans le savoir, non pas
l’inconnu et le nouveau, mais le perdu. Le bonheur serait toujours associé à
une insondable nostalgie.
L’unité peut également se faire, à l’opposé de l’origine, dans la fin
recherchée et obtenue. Aristote approuve Solon lorsque celui-ci répondit à
Crésus1804. qu’il convient d’attendre l’ultime instant de la vie d’un homme
pour savoir s’il est heureux : le bonheur, en effet, est une perfection qui
suppose l’achèvement1805.. C’est pourquoi il n’y a de bonheur, selon
Aristote, ni pour un seul jour1806. ni pour les enfants, ni pour un seul âge
de la vie1807.. Pourtant des poètes ont chanté des instants inoubliables de
bonheur fugitif : « Vous me demandez quel est le suprême bonheur ici-bas ?
C’est d’écouter la chanson d’une petite fille qui s’éloigne après vous avoir
demandé son chemin », écrit Li Taï Po, poète chinois. Certes, un moment de
bonheur n’est pas le bonheur, mais sans les notes, il n’y aurait pas de
musique.
Dans le livre VI des Confessions, où il évoque ses neuf années passées à
Annecy, Rousseau écrit : « Le bonheur me suivait partout », « il n’était dans
aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter
un seul instant ». Dans Émile, Rousseau caractérise le bonheur comme une
véritable économie1808. : c’est l’égalité parfaite de la puissance et de la
volonté qui fait le bonheur1809.. Aussi Rousseau refuse-t-il aussi bien la
diminution que l’augmentation des désirs. Dans Les Rêveries du promeneur
solitaire, il décrit cet état où tout, à commencer par le temps, semble
suspendu et où l’on ne jouit de rien d’extérieur à soi. Le bonheur est la
jouissance de soi dans l’instant présent1810..
Parmi les philosophes, certains définissent le bonheur comme la réunion
de tous les biens (ceux du corps, de l’âme et du monde), tandis que d’autres
(la plupart) réduisent le bonheur à la possession de certains biens, ceux de
l’âme en particulier.
Puisque le bonheur consiste dans l’état correspondant à l’activité de la
partie la plus haute de l’âme, il constitue, selon Aristote, une véritable
tendance vers l’immortalisation1811.. Par là, l’homme opère avec les dieux
une manière de jonction ontologique. La béatitude divine représente pour
Aristote un paradigme pour le bonheur humain : puisqu’il est impossible
d’attribuer le bonheur des dieux à une activité (sur quoi leur vertu pourrait-
elle s’exercer ?) ou a fortiori à une production (la poïèsis est aussi étrangère
aux dieux que la praxis), reste la contemplation1812..
 
 
4. La force de la conscience
 
Aristote distinguait trois moyens pour accéder au bonheur : l’activité, la
nature propre et le hasard1813.. Le mot grec pour dire le bonheur —
eudaïmonia — suggère par le daïmôn qui y est contenu que le principe du
bonheur est étranger à celui qui le touche1814.. Même hétéronomie avec
notre mot « bonheur » (bon-heur) étymologiquement lié au hasard ou au
destin (la fortune1815.). L’heur (qui vient d’augurium, l’augure en latin)
était le sort. Bonheur, littéralement, signifie bonne étoile1816.. C’est
pourquoi Descartes distinguait l’heur1817. et la béatitude « en ce que l’heur
ne dépend que des choses qui sont hors de nous (…) au lieu que la béatitude
consiste (…) en un parfait contentement d’esprit et une satisfaction
intérieure »1818.. De l’homme heureux, on disait qu’il était l’élu des
dieux1819..
Dans son Éloge de la folie, Érasme disait qu’il n’y a pas plus heureux que
les fous et les innocents car ils ne connaissent ni crainte de la mort ni
remords de conscience, ni la honte ni l’ambition, ni l’envie ni l’amour. À
l’inverse, Kierkegaard note que « le malheureux est toujours absent de lui-
même, jamais présent en lui-même »1820.. Il semble, en effet, que le
bonheur soit indissociable de la conscience1821. du bonheur — raison pour
laquelle nul ne saurait déclarer heureux quiconque à sa place. Mais si,
comme on l’a dit, on n’est heureux qu’autant qu’on croit l’être, derrière la
conscience l’illusion est toujours possible. Comment faire le départ entre un
état et l’idée d’un état ?
C’est parce que, pensait-il, la source du vrai bonheur est en nous que
Rousseau pouvait écrire qu’« il ne dépend pas des hommes de rendre
vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux »1822.. Épicure
malade et souffrant se disait heureux : le sage serait heureux, même dans le
taureau de Phalaris1823.. Il y a plus : même les infortunes du sort, loin de
l’empoisonner, peuvent servir d’aliments au bonheur. Bruno Cyrulnik,
introducteur en France de la théorie de la résilience, parle de « merveilleux
malheur » (titre de l’un de ses livres1824.) à propos des traumatismes qui,
parce qu’ils sont surmontés et symbolisés, rendent certains sujets aptes à un
bonheur singulier. Ainsi sont métamorphosés les deuils, les tristesses et les
accidents.
En Asie, comme en Europe, le bonheur bute sur la question du désir, car
en quoi une existence sans désir différerait-elle du sommeil ou de la mort ?
La sagesse immobile (l’ataraxie) pourrait n’être qu’un abêtissement.
Descartes disait qu’« en la tristesse le pouls est faible et lent et on sent
comme des liens autour du cœur qui le serrent, et des glaçons qui le gèlent
et communiquent leur froideur au reste du corps »1825.. Par contraste, le
bonheur peut brûler et enflammer. Et comment serait-il heureux, celui qui
n’aurait plus de communication qu’avec lui-même ? Aristote avait vu que
l’idée d’un bonheur autarciquement clos sur lui-même ruine une valeur
aussi essentielle (à ses yeux) que l’amitié1826.. Victor Hugo dira de
l’heureux qu’il peut être inexorable. De fait, la tradition occidentale a tendu
à définir le bonheur de manière ont surtout égoïste. En arabe, sa’âda, qui
signifie « bonheur », « félicité » a le même radical que le mot signifiant «
aider son prochain »1827..
Plus tard, contre une sagesse de glace1828. où la vie tombe à l’étiage,
Nietzsche définira le bonheur comme « le sentiment que la puissance
grandit — qu’une résistance est surmontée »1829.. « Non le contentement,
mais davantage de puissance, non la paix avant tout, mais la guerre : non la
vertu mais la valeur »1830.. Ainsi Nietzsche dénoue-t-il le lien qui attachait
le bonheur à l’antique sagesse. L’action, donc, au risque de la vanité. C’est,
en effet, un autre tourniquet qu’illustrait Plutarque dans le dialogue qu’il
rapporte entre Pyrrhus, le grand capitaine, et Cinéas, un disciple d’Epicure.
Appelé par Tarente à lutter contre Rome, Pyrrhus prévoit de soumettre
l’Italie entière, puis la Sicile, puis Carthage, pour reprendre enfin la
Macédoine jadis perdue. « Et alors ? », demande Cinéas. « Alors, répond
Pyrrhus, nous aurons beaucoup de loisirs et, coupe en main, nous coulerons
d’heureux jours en d’amicales conversations et nous nous réjouirons ». Et
Cinéas de répliquer : « Mais pourquoi ne le faisons-nous pas dès à présent ?
».
 
 
II LA RECHERCHE DU BONHEUR
 
« Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce serait la salle
d’attente », disait Jules Renard1831..
Aristote exprime une idée qui sera celle de pratiquement tous les
philosophes de l’Antiquité : le bonheur est la fin suprême de toute activité
(point de vue objectif) et l’objet d’un désir universel (point de vue
subjectif).
 
 
1. L’eudémonisme
 
Le bonheur est un thème philosophique dominant dans l’Antiquité ; il
fonde non seulement la morale mais aussi la politique et a parfois plus
d’importance encore que la théorie de la connaissance pour différencier les
courants de pensée. L’eudémonisme est la philosophie morale selon laquelle
le bonheur est le souverain bien. Tous les biens recherchés ne sont-ils pas,
en effet, des moyens pour ce bien absolu qu’est le bonheur ? Le bonheur, dit
Aristote au début de l’Éthique à Eudème, est à la fois la plus belle, la plus
plaisante et la meilleure des choses1832.. Il est le souverain bien, tous les
autres biens lui sont subordonnés à titre de moyens ; lui seul n’est pas un
moyen pour une fin autre et plus haute que lui. La morale chrétienne
(l’amour de Dieu, l’amour du prochain), la morale kantienne (le devoir)
seront résolument anti-eudémonistes.
 
 
2. Le progressisme
 
Le progressisme est une sorte d’eudémonisme politique. C’est au XVIIIe
siècle qu’apparaît la notion de droit au bonheur que les Américains
inscriront dans leur Déclaration de 17761833.. Celle-ci, en effet, considère
la recherche du bonheur comme un droit inaliénable accordé par le Créateur
à sa créature. Cette notion de droit au bonheur a été très controversée mais
ce n’est pas parce que chacun se fait une idée personnelle du bonheur que
celui-ci ne peut pas correspondre à un droit ; après tout, chacun se fait aussi
une idée personnelle de la liberté. Cette politisation d’une notion qui
jusqu’alors était essentiellement éthique et métaphysique signale l’ère des
révolutions modernes ; elle va de pair avec les progrès de la conscience
démocratique et républicaine.
L’article premier de la Constitution du 24 juin 1793 (jamais appliquée)
stipulait : « Le but de la société est le bonheur commun ». C’est à la même
époque que Saint-Just lance son mot devenu fameux : « Le bonheur est une
idée neuve en Europe ». Historiquement, l’idée n’est pas tout à fait vraie.
Platon déjà parlait de cité heureuse et disait que c’est elle qui fait les
hommes heureux, et non l’inverse1834.. Politiquement, elle se vérifie :
l’importance idéologique du bonheur dans les sociétés modernes est liée à
l’affirmation de l’égalité comme valeur fondatrice. Désormais, nul n’écrira
plus, comme Aristote, que « personne n’admet la participation d’un esclave
au bonheur, à moins de lui attribuer aussi une existence humaine »1835..
Aux conditions politiques du bonheur commun se joignent des conditions
matérielles, dont les hommes des Lumières commencent à prendre
conscience. Voici ce qu’écrit Diderot dans son Encyclopédie : « On a bien
plus loué les hommes occupés à faire croire que nous étions heureux que les
hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. Quelle bizarrerie
dans nos jugements ! Nous exigeons qu’on s’occupe utilement et nous
méprisons les hommes utiles ». Sans doute ceux qui assignaient au bonheur
des conditions objectives le confondaient avec le bien-être, mais il
s’agissait, en politisant et en socialisant le bonheur, de l’arracher du même
coup à l’étroitesse d’une sphère subjective, psychologique et morale, qui ne
pouvait concerner qu’une poignée de privilégiés.
Héritier de cette identification de l’utile au bon, Jeremy Bentham fondera
sa morale utilitariste sur une arithmétique des plaisirs et ne prendra en
compte, partant, que leur caractère quantitatif : leur nombre, leur intensité,
leur durée, et leur proximité. Le bonheur, selon Bentham, est la plus grande
somme de plaisirs diminuée de la plus petite somme de douleurs dans une
existence complète. Le « calcul » peut être fait à l’échelle de la société
comme à celle de l’individu. Semblablement, John Stuart Mill définira
l’idéal utilitariste comme le bonheur général, la « plus grande somme de
bonheur totalisé » 1836.. Seulement, à la différence de Bentham, J.S. Mill
discrimine les plaisirs selon leur qualité (il y a des plaisirs nobles et des
plaisirs vulgaires) et considère que la joie apportée par une action juste est
plus intense que celle que donnerait une action vile.
L’utilitarisme est la philosophie (spontanée ou explicite) de la plupart des
économistes contemporains. Pour mesurer l’accroissement du bien-être
collectif, ils adoptent parfois le critère de Pareto : il y a accroissement du
bien-être collectif lorsque se produit l’accroissement du bien-être d’un
individu au moins sans diminution du bien-être d’aucun autre
individu1837.. Héritier de l’optimisme des premiers économistes, qui
croyaient en une régulation spontanée, Herbert Spencer se servait de la loi
de l’évolution pour considérer qu’une harmonie progressive s’établit, et qui
sera finalement complète, entre le bonheur de chacun et le bonheur de tous.
Lorsque cette harmonie sera pleinement réalisée, les hommes pratiqueront
les uns à l’égard des autres non plus par devoir mais par désir un
dévouement réciproque.
Deux objections ont été portées contre cette « politique du bonheur »,
l’une concernant le bonheur et l’autre la politique.
Faire des biens extérieurs la cause du bonheur, disait Aristote, c’est
commettre la même erreur que d’attribuer le jeu brillant et juste du
cithariste à son instrument plutôt qu’à son style1838.. Même si elles
existent — ce qui n’est pas certain — les conditions du bonheur ne sont pas
le bonheur. En outre, si, pour reprendre le mot de La Rochefoucauld, le
bonheur n’est pas un événement mais une aptitude, alors aucun système
politique ou social ne peut vouloir faire du bonheur l’une de ses finalités —
à moins qu’il ne considère tyranniquement l’aptitude des hommes comme
étant de son ressort. Kant avait prévenu : un État qui dicterait aux hommes
la façon d’être heureux serait le plus despotique qui pût se concevoir. C’est
pour conjurer cette menace toujours présente, même au sein de la social-
démocratie1839., que Karl Popper parlait d’utilitarisme négatif : il est
toujours utopique et dangereux (pour la liberté) de chercher à réaliser le
bonheur de tous, il est souhaitable en revanche que les souffrances soient
diminuées. Les conditions objectives du bonheur existent mais elles sont
négatives plutôt que positives. Et encore (les exceptions sont possibles) ces
conditions ne sont pas universelles1840..
 
 
3. La réalité du malheur
 
L’enfant vit la peine de la frustration avant de connaître la source de ses
satisfactions. Volney a dit du bonheur qu’il est un objet de luxe. La
dissymétrie entre le bonheur et le malheur, tant de fois notée par
Schopenhauer1841., prend sans doute là son origine. C’est le malheur qui
représente la réalité positive. On ne se sait heureux qu’après l’avoir été, on
n’est heureux que lorsqu’on ne l’est plus1842.. Le malheur, lui, frappe
aussitôt la conscience. Il se multiplie aussi plus rapidement.
Le bonheur des uns fait le malheur des autres, dit-on. On ne croit pas
autant dire car, comme l’écrit Jules Renard, « il ne suffit pas d’être heureux
; il faut encore que les autres ne le soient pas »1843.. Dans une société
égalitaire comme la nôtre marquée par l’émulation et la compétition le
bonheur est de moins en moins un état substantiel, de plus en plus une
distinction1844.. Th. Szasz fait la remarque suivante : « On ne peut faire le
bonheur d’autrui. Par contre, on peut très bien faire son malheur. Voilà
pourquoi sans doute on voit de par le monde beaucoup plus de gens
malheureux que de gens heureux ».
Comment, d’autre part, l’économie individuelle ne serait-elle pas troublée
par l’économie générale ? Le bonheur est un rêve d’unité mais nul ne veut
plus renoncer à la multiplicité des événements et des plaisirs. Il a été fait
état de l’identité pour la définition du bonheur. Nombre d’individus dans
notre société sont malheureux parce qu’incapables d’assurer un minimum
de continuité dans leur existence. En excitant nos désirs, l’imagination,
disait Rousseau, produit notre malheur car notre puissance à réaliser ces
désirs est dépassée1845.. La possession des biens finit par remplacer la
propriété de l’être mais cette possession est un leurre : la chose se substitue
au sujet mais jamais le sujet ne pourra se confondre avec la chose.
L’insatisfaction est le moteur psychologique du système de la
consommation marchande. Elle est relancée à l’infini1846..
Demande-toi si tu es heureux, et tu as cessé de l’être, disait J. S. Mill. La
recherche du bonheur peut être cause de malheur. L’homme n’agit pas
conformément à son intérêt mais conformément à ce qu’il croit être son
intérêt. E. Cioran1847. fait remarquer que « le paradis n’était pas
supportable ; sinon le premier homme s’en serait accommodé »1848..
Platon pensait que connaître le bien, c’est le faire et que faire le bien, c’est
être heureux : nul n’est méchant volontairement parce que nul n’est
malheureux volontairement. La psychanalyse nous interdit cette
évidence1849.. Non seulement l’homme peut vouloir son propre malheur,
mais il peut l’aimer. Le malheur lui permet en effet d’attendre d’autrui pitié,
aide et protection. Orgueil de héros romantique : celui qui a été maudit par
le destin ou la fatalité a été élu par le destin ou la fatalité.
Cela dit, et contre les tentations du dandysme philosophique, il faut répéter
que ce sont les injustices sociales qui sont la grande cause des malheurs de
l’homme et même qu’une bonne partie des complications psychiques
viennent d’elles.
 
 
III. CRITIQUES DE L’IDÉE DE LA VALEUR DU BONHEUR
 
Trois sortes de critiques ont été adressées à l’idée et à la valeur du
bonheur. Même si elles sont historiquement situées, leur sens est
transhistorique.
 
 
1. Du point de vue religieux
 
Les dieux étaient appelés « bienheureux » chez les Grecs.
Corrélativement, Strabon disait que les hommes n’imitent jamais si bien les
dieux que lorsqu’ils sont heureux, et Boèce que « tout homme heureux est
un dieu »1850.. D’où la crainte superstitieuse qu’un excès de bonheur
suscitait chez les Grecs — la crainte de provoquer l’envie et la vengeance
des dieux1851., comme si l’homme mortel profitait d’un lot qui ne lui
appartenait pas1852..
Non seulement le christianisme ne fera pas du bonheur un attribut de Dieu,
mais en justifiant et en sanctifiant la souffrance1853., il détruira
l’eudémonisme antique, identifié au paganisme. À la figure du sage qui vit
en harmonie avec le monde, se substituera celle du crucifié dont le sacrifice
rachète l’humanité pécheresse. Le christianisme séparera ainsi le bonheur
terrestre et la béatitude céleste. « On ne trouve de bonheur qu’en Dieu », dit
saint Augustin1854.. Quant au bonheur terrestre, il sera réduit à sa vanité.
Dans sa Méditation sur la brièveté de la vie, Bossuet s’exclamait : « C’est
comme des clous attachés à une longue muraille dans quelque distance ;
vous direz que cela occupe bien de la place ; amassez-les ! Il n’y en a pas
pour emplir la main ! ».
 
 
2. Du point de vue moral
 
Kant ne conteste pas la valeur du bonheur mais il refuse de le considérer
comme le fondement de la morale et comme l’objectif de l’existence. Pour
lui, la substitution de l’eudémonie (le principe du bonheur) à
l’éleuthéronomie (le principe de la liberté de la législation intérieure)
aboutirait à l’euthanasie (la mort douce) de toute morale, rien de
moins1855.. Le bonheur, justement parce qu’il est l’objet d’un désir
universel, ne peut constituer une loi pratique universelle1856.. L’adopter
comme loi pratique aboutirait à des conflits sans fin qui ne manqueraient
pas de ruiner ce qu’il est censé induire et signifier. Pour Kant, l’erreur
commune des stoïciens et des épicuriens fut de considérer l’un des deux
éléments du souverain bien, la vertu et le bonheur, comme contenu dans
l’autre. Pour le stoïcien, la vertu contient déjà en elle-même le bonheur,
pour l’épicurien, la recherche du bonheur constitue inversement déjà la
vertu tout entière. C’est afin de mieux le repousser dans un au-delà
inaccessible que Kant pour définir le bonheur recourt à la notion de totalité :
satisfaction de toutes nos inclinations, tant extensive quant à la variété
qu’intensive quant au degré et protensive quant à la durée1857.. Dès lors, la
véritable fin de l’existence humaine n’est pas d’être heureux mais d’être
digne du bonheur1858..
 
 
3. Du point de vue axiologique
 
Einstein disait du bonheur qu’il est un idéal de pourceaux. Toutes les
figures de la transcendance humaine (le héros, le martyr, le saint, le
génie...), à l’exception du sage, ne vivent-elles pas étrangères au bonheur ?
Le bonheur ne peut être le but de l’existence ; comme la beauté dans l’art, il
n’est, à la limite, qu’un résultat possible.
Nietzsche n’a pas récusé la notion de bonheur mais il l’a séparé en deux
versants. Au bonheur actif, qui est affirmation de puissance, il oppose une
idée réactionnelle du bonheur née du ressentiment1859. et de l’anémie de la
volonté de puissance. Dans Ainsi parlait Zarathoustra Nietzsche invente la
figure du dernier homme1860. (l’antipode absolu du surhomme) qui incarne
cet idéal d’assoupissement égalitaire, véritable nihilisme du bonheur : «
Point de berger et un seul troupeau ! »1861.. Nietzsche lucidement prévoit
l’usage des drogues et le recours à l’euthanasie : « Nous avons inventé le
bonheur » disent les derniers hommes, « et ils clignent de l’œil ».
C’est dans ce sillage qu’Alain Badiou a pu écrire que « Toute définition de
l’Homme à partir du bonheur est nihiliste »1862.. Dans les sociétés
démocratiques contemporaines, même si par ailleurs la posture malheureuse
est volontiers considérée comme plus lucide, donc plus intelligente1863.
(l’heureux fait figure d’égoïste et d’inconscient), l’idéal du bonheur a
tourné en mascarade1864.. Un discours comme celui de Freud, qui disait
que la psychanalyse vise à rendre le névrosé simplement malheureux, est
aujourd’hui difficilement audible. L’idéologie diffuse qui continue de
gouverner les habitus fait du bonheur un devoir1865. et de celui qui y
manque une manière de lâche. Substitution d’une éthique de la honte à
l’ancienne morale de la culpabilité, une vie malheureuse est aujourd’hui
vécue comme un échec et non plus comme une destinée1866.. Le résultat
est que nombre de nos contemporains finissent par penser qu’une vie ne
mérite d’être vécue qu’à condition d’être heureuse. J.S. Mill avait raison de
prévoir que « le progrès des institutions sociales et de l’éducation doit finir
par ôter au sacrifice toute raison d’être »1867.. Il n’avait, en revanche, pas
prévu une humanité rongée par une responsabilité imaginaire.
 
*
 
Voir aussi
 
L’amour. La beauté. La catastrophe. Le désir. L’égalité. La fête.
L’inconscient. Le loisir. Le plaisir. La richesse. La sagesse. La sexualité. Le
tragique. L’utopie.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, Éthique à Nicomaque, livres I et X.
Sénèque, De la vie heureuse, trad. É. Bréhier, in Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1962.
Saint Augustin, — Les Confessions livre X.
— La Vie heureuse, in Les Confessions. Dialogues philosophiques, trad. fr., Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1998.
Plotin, Du bonheur, Première Ennéade, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997.
Sénèque, De la vie heureuse, trad. É. Bréhier, Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1962.
Madame du Châtelet, Discours sur le bonheur, Rivages poche, 1997.
E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.
J.G. Fichte, Initiation à la vie bienheureuse, trad. M. Rouché, Aubier, 1944.
J.S. Mill, L’Utilitarisme, trad. G. Tanesse, Garnier-Flammarion, 1968.
H. Arendt, Essai sur la révolution, trad. fr., Gallimard, 1967, p. 166-204.
1768 Ce que traduisent indirectement les sondages : si la plupart des gens se disent heureux, contre
les évidences, c’est parce que le malheur peut apparaître comme une trahison et comme un signe
d’insuffisance personnelle.
1769 Voir Pascal Bruckner, L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Livre de
Poche, 2002.
1770 Voir Le plaisir.
1771 J.S. Mill, L’Utilitarisme, trad. G. Tanesse, Garnier-Flammarion, 1968, p. 50.
1772 Ibid., p. 52.
1773 Ibid., p. 54.
1774 Sénèque, De la vie heureuse § 8, trad. É. Bréhier, Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962, p. 729.
1775 Plotin, Du bonheur, Première Ennéade, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997, p. 75.
1776 Aristote, Éthique à Nicomaque I, 10, 1099 b 26-27.
1777 Saint Augustin, Les Confessions X, 23.
1778 Saint Augustin, La Vie heureuse 10, trad. fr., in Les Confessions. Dialogues philosophiques,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 95.
1779 À l’inverse, on n’imagine guère un homme se réfugiant dans le bonheur pour oublier sa
souffrance !
1780 D’où le rapprochement paradoxal de Lacan : « Kant avec Sade » est le titre de l’un de ses
Ecrits.
1781 B. Spinoza, Éthique III, proposition 11, scolie.
1782 La langue latine a commencé par distinguer la felicitas profane et la beatitudo sacrée, mais
cette distinction s’est atténuée jusqu’à disparaître.
1783 Ce que les Évangiles appellent « vie éternelle » correspond à la béatitude.
1784 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils III, 37.
1785 Nous sommes ici très loin de l’usage courant qui fait du béat un niais.
1786 B. Spinoza, Court traité XXII, 1.
1787 B. Spinoza, Éthique IV, appendice, chapitre 4, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1954, p. 554.
1788 B. Spinoza, Éthique V, proposition 32, corollaire.
1789 Voir La connaissance.
1790 Ni de sagesse.
1791 Épicure disait qu’il suffit d’avoir été une fois heureux en sa vie pour l’être à jamais, par la
grâce du souvenir. Nietzsche, à l’inverse, notera que sans oubli il n’y a pas de bonheur.
1792 Idée analogue chez Stendhal : la vie heureuse est la réalisation à l’âge mûr d’un projet de
jeunesse. Le bonheur reste lié au temps, même si les « moments » de bonheur semblent nous détacher
de lui. Pour les stoïciens, comme pour Kierkegaard, il y a jonction de l’instant et de l’éternité (voir
Le temps).
 
1793 Aristote, Éthique à Nicomaque I, 2, 1095 a 23-24.
1794 Un conte chinois illustre cette réversibilité du sens des événements. Un paysan perdit un jour
son cheval. « Quel malheur ! », dit le voisin. Et le paysan répondit : « Qu’en savez-vous ? ». Et en
effet, le fils aîné ramena, outre le cheval perdu, trois chevaux sauvages. Le voisin dit alors : « Quel
bonheur ! », et le paysan répliqua : « Qu’en savez-vous ? ». Et, en effet, le fils aîné se brisa une
jambe en dressant l’un des chevaux sauvages. Le voisin dit alors « Quel malheur ! ». Et le paysan
répondit : « Qu’en savez-vous ? ». Et en effet les soldats vinrent dans le village, afin de recruter
parmi les jeunes gens, et le fils aîné, alité, fut épargné.
1795 Rivages poche, 1997.
1796 Définition du dictionnaire Larousse. L’Organisation mondiale de la santé caractérise la santé
comme « un état de complet bien-être physique, moral et social ». La mythologie est évidente.
1797 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs AK IV, 418, trad. V. Delbos, Œuvres
philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 281.
1798 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs AK IV, 418.
1799 E. Kant distingue l’idée (« conception de la raison ») et l’idéal (« représentation d’une cause
adéquate à une idée »).
1800 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs AK IV, 418.
1801 Sénèque, De la vie heureuse, in Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1962, p.
726.
1802 En économie, le « paradoxe d’Easterlin » est bien connu : à partir d’un certain seuil de
revenus, la satisfaction n’augmente plus. On peut l’interpréter comme l’application à la sphère
subjective de la loi marginaliste de l’utilité décroissante (voir La valeur).
1803 J.G. Fichte, Initiation à la vie bienheureuse, trad. M. Rouché, Aubier, 1944, p. 111.
1804 Hérodote, Histoire I, 32-33.
1805 Aristote, Éthique à Eudème II, 1219 b5-8.
1806 D’où l’image de l’hirondelle (voir supra).
1807 Plotin objectera à Aristote que la détermination du bonheur comme accomplissement de sa fin
propre souffre d’une trop grande généralité : les plantes n’accomplissent-elles pas elles aussi leur fin
propre ?
1808 Dans un esprit pas si lointain, Freud posera le problème du bonheur en termes d’économie
libidinale individuelle (Malaise dans la civilisation, chapitre II).
1809 J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation, livre II, Garnier-Flammarion, 1966, p. 94.
1810 Dans la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, évoquant son souvenir du
séjour passé à l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, en Suisse, Rousseau écrit : « Mais s’il est un
état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son
être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour
elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession,
sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte
que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière… ».
1811 Aristote, Éthique à Nicomaque X, 7, 1177 a 33-34.
1812 Aristote, Éthique à Nicomaque X, 9, 1178 b 9-23. De fait, argumente Aristote quelques lignes
plus bas, les animaux, dont on ne peut dire qu’ils sont heureux, n’ont aucune part à la contemplation.
1813 Aristote, Les Politiques VII, 13, 1331 b 39-42. Cela étant, c’est Aristote qui opère une
distinction nette entre la bonne fortune (eutukhia) et le bonheur (eudaïmônia) dans son Éthique à
Eudème (I, 1, 1214 a25).
1814 En grec, l’heureux (eudaïmôn) est donc littéralement celui qui a un « bon démon ». Plus tard,
on parlera de « bon génie ».
1815 Plusieurs expressions courantes (« porter bonheur », « au petit bonheur ») témoignent de ce
voisinage entre le bonheur et le hasard.
1816 Cette dimension est plus marquée encore en allemand puisque le même mot Glück signifie «
bonheur » et « chance ». Cette identité n’a pas peu marqué la pensée morale de Kant.
1817 Qui à l’âge classique correspondait à ce que nous appelons bonheur.
1818 R. Descartes, lettre à Élisabeth du 4 août 1645, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 1192-1193.
1819 Trace dans la langue commune d’aujourd’hui : de l’homme heureux, on dit qu’il est né sous
une bonne étoile (à l’opposé, le malotru est dans l’ombre d’un mauvais astre). Stendhal partait
chaque matin, disait-il, « à la chasse au bonheur ». On imagine bien qu’il rentra souvent bredouille.
1820 S. Kierkegaard, Ou bien…ou bien..., trad. F. et O. Prior et M.-H. Guignot, Gallimard, 1943, p.
173. Le chapitre de Ou bien... ou bien… intitulé « Le plus malheureux » s’ouvre par cet apologue : en
Angleterre, une tombe avait pour épitaphe « Le plus malheureux ». Or la tombe était vide.
Malheureux, déduit Kierkegaard, celui qui ne peut pas mourir.
1821 Si l’on pouvait définir le bonheur sans la conscience, alors les arbres seraient heureux sans le
bûcheron ni la tempête.
1822 J.-J. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième promenade.
1823 Phalaris était un tyran sadique qui prenait plaisir à enfermer ses ennemis dans le ventre d’un
taureau de bronze placé au-dessus d’un feu : les hurlements de douleur des malheureux prisonniers
étaient convertis en mugissements.
1824 Bruno Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999.
1825 R. Descartes, Traité des passions de l’âme, article 100, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 742.
1826 Aristote, Éthique à Nicomaque IX, 9, 1169 b3-4.
1827 Al-Fârâbî le premier grand philosophe musulman (IXe siècle) définit dans De l’obtention du
bonheur (trad. fr., Allia, 2005) comme l’état de l’homme qui atteint sa perfection dans une cité bien
gouvernée.
1828 Aucun des philosophes de l’Antiquité ne définit le bonheur par rapport à l’amour ; quant à
l’argent, il ne figure évidemment nulle part, sinon à titre de menace.
1829 F. Nietzsche, L’Antéchrist § 2, trad. H. Albert, Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p.1042.
1830 Ibid.
1831 Journal, 1er août 1899.
1832 Aristote, Éthique à Eudème I, 1214 a7-8.
1833 La Déclaration d’indépendance américaine stipule : « Nous soutenons que les maximes
suivantes ont la force de l’évidence, savoir que tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils ont été
dotés par leur créateur d’un certain nombre de droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et
la recherche du bonheur [the pursuit of happiness] ». Le mot happiness utilisé par les Insurgents
américains est proche de l’idée de welfare — dont les Révolutionnaires français donneront une
traduction fidèle en parlant de « salut public » (Christian Helmreich, article « Glück » du Vocabulaire
européen des philosophies, dir. B. Cassin, Seuil/Le Robert, 2004, p. 513).
1834 Le bonheur du tout induit celui des parties, disait Platon (voir La République IV, 420b-c).
1835 Aristote, Éthique à Nicomaque X, 7, 1177 a 12-13, trad. J. Tricot, Vrin, 1994, p. 508.
1836 J. S. Mill, L’Utilitarisme, op. cit., p. 57.
1837 Les économistes disposent à présent de toute une gamme de concepts pour mesurer, sinon le
bonheur, du moins le bien-être dans toutes les régions du monde. Ainsi mesure-t-on sur une échelle
de 1 à 10 la « vie jugée satisfaisante » : les sondés répondent à la question de savoir s’ils jugent leur
vie peu, très ou pas du tout satisfaisante. L’« espérance de vie heureuse » est obtenue en multipliant
l’espérance de vie par le précédent indice. Le « Happy Planet Index » est l’espérance de vie heureuse
divisée par l’empreinte écologique (cet indicateur, qui va de 0 à 100, montre la capacité du bien-être
compatible avec le respect de l’environnement). L’IDH (indicateur du développement humain)
aujourd’hui utilisé dans les statistiques de l’Organisation des Nations unies sous l’influence de
travaux d’économistes comme Amartya Sen (voir L’égalité) relativise la domination, jusque-là
exclusive, du PIB comme indice de bien-être en intégrant l’instruction et la santé.
1838 Aristote, Les Politiques VII, 13, 1332 a26-28.
1839 En fait, contrairement à ce qu’énonce l’école libérale moderne (Friedrich von Hayek et tous
ceux qui, avec lui, fustigent ceux qui entendent « faire le bonheur des hommes malgré eux »), les
totalitarismes ne se sont jamais préoccupés du bonheur de leur peuple. Dans l’idéologie comme dans
les discours, le bonheur était relégué à l’arrière-plan lorsqu’il n’était pas purement et simplement
récusé (« L’ère du bonheur personnel est close » a dit Hitler à Rauschning).
1840 Cela dit, les sondages réalisés dans différents pays montrent contre le préjugé touristique
habituel (« ils sont pauvres mais heureux ») la corrélation entre le sentiment de bonheur et le niveau
de vie.
1841 L’auteur du Monde comme Volonté et comme représentation disait que la vie oscille comme
un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. De là remarquait-il amèrement, ce fait
significatif par son étrangeté : les hommes ayant placé toutes les souffrances dans l’enfer, ils n’ont
trouvé pour remplir le ciel que l’ennui.
1842 Sans les regrets, saurait-on qu’on a été heureux ? (« Oh ! Comme le souvenir est voisin du
remords ! », écrivait Victor Hugo).
1843 Journal, 16 mai 1894.
1844 Une étude psychologique menée sur des champions sportifs montre que les médaillés de
bronze sont plus heureux que les médaillés d’argent. Un troisième est heureux de monter sur le
podium tandis qu’un second enrage de n’avoir pas gagné.
1845 J.-J. Rousseau, ‫ة‬mile ou De l’éducation, livre II.
1846 Même cercle vicieux pour l’angoisse : le retrait de la réalité protège de l’angoisse mais ne
cesse de la nourrir.
1847 Dans De l’inconvénient d’être né.
1848 Le réalisateur Murnau au moment du tournage de son film Tabou dans les îles de la Polynésie
écrit dans son Journal : « Les hommes sont contraints de créer leur propre tragédie lorsque le destin
se montre trop généreux ».
1849 Voir aussi l’ouvrage de Paul Watzlawick, membre de l’école de Palo Alto Faites vous-même
votre malheur.
1850 Boèce, Consolation de la philosophie, trad. C. Lazan, Rivages, 1989, p. 133.
1851 Voir l’histoire de Polycrate, tyran de Sicile, heureux et prospère, qui, sur le conseil du
pharaon, jette son anneau à la mer. Mais le sacrifice sera refusé, l’anneau sera rapporté.
1852 Cette crainte de l’excès de bonheur est aujourd’hui encore plus commune qu’on ne le croit. Le
bonheur met les individus en situation de dette que seul un malheur, par un mécanisme inconscient de
compensation, pourra éteindre.
1853 Maître Eckart disait de la souffrance qu’elle est le coursier le plus rapide qui conduise à la
perfection.
1854 Les Confessions, X, 22.
1855 E. Kant, Métaphysique des mœurs, AK VI, 578.
1856 E. Kant, Critique de la raison pratique, AK V, 28.
1857 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 523.
1858 La morale n’est pas la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux
« mais comment nous devons mériter le bonheur » (Critique de la raison pratique AK V, 130).
1859 F. Nietzsche, La Généalogie de la morale I, § 10.
1860 On traduit aussi par « dernier des hommes ».
1861 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, § 5.
1862 A. Badiou, L’Éthique, Hatier, 1993, p. 35.
1863 Le malheur peut aussi être vécu — inconsciemment, le plus souvent — comme une élection
véritable. Il tend, en effet, à être plus personnel que le bonheur. Tolstoï débute ainsi son roman Anna
Karénine : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont
malheureuses chacune à leur façon » (L. Tolstoï, Anna Karénine, trad. H. Mongault, « Folio »,
Gallimard, 1972, tome I, p. 21).
1864 Voir la commercialisation du sourire comme signe nécessaire de la consommation béate.
1865 La règle du happy end, aussi ridicule soit-elle, est massivement respectée dans le cinéma
populaire.
1866 C’est ainsi qu’il convient d’interpréter les extravagantes enquêtes sur la question. Un sondage
de la Commission européenne, en 2007, révèle que 90 % des Français se disent heureux. Des
résultats similaires ont été constatés chez les peuples voisins.
1867 J.S. Mill, L’Utilitarisme, op. cit., p. 67.
20. Le capitalisme
 
 
 
À la différence de la plupart des mots en « isme », celui de « capitalisme »
ne désigne ni une doctrine, ni un courant de pensée. Son apparition est
tardive. Si les régimes politiques ont été tôt reconnus comme tels (dans
l’Antiquité), la notion de régime, ou de système économique a mis
longtemps à s’imposer. Depuis les Grecs, l’économie suivait son
étymologie : ce qui concerne les affaires de la maisonnée. Ce n’est qu’au
début du XVIIe siècle que Montchrestien invente l’expression d’« économie
politique » pour désigner la science de la production et de la circulation des
richesses à l’échelle d’un pays1868.. Pour qu’émerge cette conscience de
soi d’une économie comme dimension particulière de l’ensemble
historique, il a fallu que l’économie fût « désencastrée »1869. de cet
ensemble. Or ceci, précisément, commence à partir de la Renaissance,
c’est-à-dire au temps que la plupart des historiens s’accordent à reconnaître
comme celui de la naissance du capitalisme.
C’est Le Capitalisme moderne1870. de Werner Sombart qui popularise le
terme de capitalisme (Kapitalismus en allemand), lequel ne figure pas chez
Marx. Apparu au XVIIIe siècle, le mot a d’abord signifié l’état de la personne
qui possède des richesses. Ce n’est que dans la première moitié du XIXe
siècle, au moment du triomphe de la révolution industrielle, que le terme
prend son acception actuelle. Certes, dès 1857, Proudhon définit le
capitalisme comme le « régime économique et social dans lequel les
capitaux, source de revenus, n’appartiennent pas en général à ceux qui les
mettent en œuvre par leur propre travail »1871. mais cet usage restera isolé
et méconnu. Si Marx, qui fut et reste le plus grand théoricien du
capitalisme, utilise les termes de « capital » et de « capitaliste », connus
depuis plus d’un siècle, et auxquels il donne un sens technique, jamais il
n’utilise le terme de « capitalisme ».
Au XVIIIe siècle, un capitaliste est un détenteur de capitaux, un gros
propriétaire1872.. Le terme de « capitaliste », qui ne désigne pas encore
l’entrepreneur, reste, comme celui de « capital », lié à la notion de richesse
en soi. Or une détermination trop large du capital (n’importe quel bien peut
être appelé ainsi) fait perdre au capitalisme sa spécificité et sa singularité
historique. Il existe une multitude de formes de capitaux différenciés selon
leurs domaines1873., leurs modes d’existence1874. ou encore selon leur
nature1875. mais derrière la dispersion de ces expressions, l’unité du
concept est possible. Non seulement possible, mais souhaitable. Pourtant
prompt à dénoncer les entités pourvoyeuses d’idéalisme, Marx louait Adam
Smith d’avoir dépassé les espèces pour atteindre le genre1876. : derrière le
capital foncier, le capital commercial etc., il y a le capital. Marx n’a pas
cessé de dénoncer la confusion, souvent entretenue, entre le capital et ses
manifestations. Ainsi l’argent n’est-il pas en soi un capital.
D’une manière générale, le capital est une quantité de biens mis en réserve
soit pour être consommés soit pour produire des richesses nouvelles. Le
capital qui définit le capitalisme est une richesse produisant d’elle-même un
revenu à son propriétaire, que ce soit sous forme de rente, de revenu,
d’intérêt, de loyer ou de bénéfices. Un capitaliste est celui qui dispose
principalement de ce capital pour vivre. « Des moyens de production et de
subsistance appartenant au producteur immédiat, au travailleur même, ne
sont pas du capital, écrit Marx. Ils ne deviennent capital qu’en servant de
moyen d’exploiter et de dominer le travail »1877.. D’ailleurs, le capital
(substantif) dérive de l’adjectif figurant dans l’expression « bien capital »
— laquelle désigne non pas tant le bien principal d’un patrimoine que le
bien qui produit d’autres biens (ainsi, une forêt inexploitée ou de l’argent
thésaurisé n’est pas un bien capital)1878.. Marx montre comment l’argent
devient capital, le capital source de plus-value, et la plus-value source de
capital additionnel. Le capital est bien davantage qu’un bien, c’est une
valeur qui engendre de la valeur1879..
Économiste marginaliste, donc résolument antimarxiste, Carl Menger a
donné cette définition canonique du capital, qui n’est pas éloignée de celle
de Marx : ensemble de biens servant à produire d’autres biens. Dans Travail
salarié et capital, Marx écrit : « Le capital n’est pas simplement une somme
de produits matériels, mais une somme de marchandises, de valeurs
d’échange, de grandeurs sociales »1880.. Le capital n’est pas une chose,
mais un rapport social1881..
L’influence, voire l’hégémonie du marxisme dans la pensée politique et
économique durant les trois premiers quarts du siècle écoulé et dans de
larges parties du monde a donné au terme de capitalisme un sens polémique
qui a conduit nombre des partisans de ce système à lui préférer les
expressions, plus neutres et plus positives, d’« économie de libre entreprise
» et d’« économie de marché »1882.. Le terme de « libéralisme »1883. a lui
aussi été utilisé pour esquiver la charge d’opposition politique à laquelle
capitalisme était en butte — jusqu’à ce qu’il tombe, lui aussi, dans la
guerre.
Pris entre ses thuriféraires et ses ennemis, par conséquent outrancièrement
caricaturé, le capitalisme intéresse pourtant au plus haut degré la
philosophie. Pas seulement parce qu’il est le système économique, devenu
mondial, de notre temps, mais parce que, tout comme la démocratie
analysée par Tocqueville, il est beaucoup plus qu’un régime : la
configuration d’une civilisation1884..
 
 
I. NATURE DU CAPITALISME
 
La variété des capitalismes1885. n’est pas contradictoire avec l’unité du
capitalisme défini comme système opposé à ceux qui l’ont précédé
(esclavagisme et féodalisme) et à ceux qui étaient censés lui succéder
(socialisme et communisme).
Hume disait de l’argent qu’il est un pouvoir de commandement sur le
travail et les biens. Le capitalisme a un caractère totalisant, sinon totalitaire,
qui le différencie des systèmes antérieurs. Alors que ceux-ci se concevaient
comme éternels, parce qu’inscrits dans un ordre cosmique, le capitalisme
est un système dynamique représenté comme le premier mode historique de
production. Il tend à transformer toute réalité, qu’elle soit matérielle ou pas,
en capital et en marchandises. Dans les sociétés primitives, la plupart des
choses et des êtres n’étaient ni des capitaux, ni des marchandises. Avec
l’argent, promu au rang d’équivalent universel (Marx), n’importe quelle
réalité finit par avoir une valeur financière. Le capitalisme tend à être le
système global de la société contemporaine, laquelle tend à être mondialisée
par lui.
 
 
1. La grande transformation
 
L’expression est de Karl Polanyi. Le capitalisme est le système qui, en
affranchissant l’économie du tout historique et en lui accordant une
importance de plus en plus grande jusqu’à l’hégémonie présente, a le plus
radicalement révolutionné l’ordre des sociétés. Une philosophie du
capitalisme sera d’abord attentive aux valeurs et aux bouleversements
qu’elles ont subis.
 
A. Le triomphe de la chrématistique
 
La distinction/opposition entre économique et chrématistique est
d’Aristote : alors que l’économie définit des moyens en vue d’une fin qui
est la satisfaction des besoins, la chrématistique est la recherche de la
richesse en soi, déconnectée de sa finalité naturelle. Dans le texte
d’Aristote, Marx reconnaîtra l’amorce de la distinction/opposition entre
valeur d’usage et valeur d’échange. Le capitalisme place les individus dans
la position désastreuse du roi Midas qui, croyant jouir d’une richesse
infinie, se trouve incapable de satisfaire les besoins les plus élémentaires de
son existence. La dissociation de la richesse et de la valeur est allée en
s’aggravant. Le capitalisme, en effet, est le système qui accorde à l’argent le
primat sur le bien, et qui en fait la principale marchandise. Dans l’avant-
propos de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber dit
de la soif d’acquérir1886., de la recherche du profit qu’elles sont
indépendantes du capitalisme mais que « le capitalisme s’identifie plutôt
avec la domination, à tout le moins avec la modération rationnelle, de cette
impulsion irrationnelle »1887.. Max Weber définit l’esprit du capitalisme
— par opposition au simple appât du gain — comme « la recherche
rationnelle et systématique du profit par l’exercice d’une profession »1888..
Il cite un assez long texte de Benjamin Franklin caractéristique, selon lui,
de cet « esprit du capitalisme » : « Celui qui tue une truie en anéantit la
descendance jusqu’à la millième génération. Celui qui assassine (sic) une
pièce de cinq shillings, détruit tout ce qu’elle aurait pu produire : des
monceaux de livres sterling »1889..
Dans ses Principes d’une critique de l’économie politique, écrits en 1857-
1858, alors qu’il venait de lire La Science de la Logique, Marx définit en
termes hégéliens1890. le capital comme « l’unité immédiate du produit et
de l’argent, plus exactement de la production et de la circulation. Il est donc
lui-même une chose immédiate et son développement consiste en ceci qu’il
se pose et se supprime lui-même en tant que cette unité, qui est un rapport
déterminé, un rapport simple »1891.. « Dès que l’argent est posé comme
valeur d’échange qui mène une existence indépendante, écrit Marx un peu
plus loin, il cesse d’être de l’argent (…), il est du capital »1892.. Le capital
est un bien affranchi du besoin et le capitalisme est le système qui le place
au centre de la vie humaine. Le chapitre 4 du livre I du Capital donne la «
formule générale du capital » : A-M-A’1893., dans laquelle la différence
entre A’ et A (A’-A) correspond à la plus-value.
Le fétichisme de la marchandise1894. et du capital1895. tient à
l’attribution à la marchandise ou au capital en soi d’une puissance et d’une
valeur qui, en fait, proviennent du travail vivant — tout comme l’idolâtre
attribue à son fétiche une puissance et une valeur qui en réalité viennent de
son imagination. « Le capital est du travail mort, écrit Marx, qui, semblable
au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant
plus allègre qu’il en pompe davantage »1896..
Max Weber parlait de « philosophie de l’avarice » à propos du capitalisme.
Si l’argent sert l’économie dans le sens de la performance et de la vitesse, il
le doit aussi à sa capacité à cacher ce qui reste fixe, un peu comme si ce qui
était gagné du point de vue de la vitesse se perdait dans la détermination des
positions.
Le capital financier, qui est à l’origine du capitalisme, est aussi sa fin ; il
domine aujourd’hui sans partage, ou presque1897.. La reproduction du
capital l’emporte sur la production des biens1898.. Déjà, dans le livre II du
Capital, Marx avait analysé ce mouvement d’autonomisation totale du
capital-argent vis-à-vis du capital industriel ainsi que l’émergence d’une
situation où c’est le mouvement propre de cette fraction du capital qui tend
à imprimer sa marque sur l’ensemble des opérations du capitalisme
contemporain. La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble
des capitaux accumulés (Marx parlait déjà d’une suraccumulation du
capital), une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital
financier. « Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art
de faire de l’argent et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent.
L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière
produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins
maîtrisables sur les marchés financiers »1899..
 
B. La marchandisation totale du réel
 
Si Marx commence Le Capital par l’analyse de la marchandise, ce n’est
pas parce que celle-ci est un élément ou un moyen, mais parce qu’elle est
un produit du capital. Pour Marx, il n’y a de marchandise, au sens strict du
terme, que dans et par le mode de production capitaliste. Un bien acheté et
consommé n’est pas une marchandise, mais un produit1900.. La
marchandise est du travail social cristallisé1901..
Avant de l’achever, le capitalisme aura profité de ce processus de «
désenchantement du monde »1902. que Max Weber faisait remonter au
judaïsme ancien1903. et qui caractérise le christianisme par opposition au
paganisme. « Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations
sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système
économique », écrit Karl Polanyi1904.. Après que le capital eut gagné à lui
l’ensemble des biens matériels visibles et des espaces physiques1905., il
entreprit de conquérir les biens matériels invisibles (comme les atomes et
les gènes) et les espaces symboliques. Certes, l’économie ne se
dématérialise pas (elle n’a jamais produit autant d’objets physiques), mais
de plus en plus d’individus travaillent dans la non-matérialité des services.
Désormais la quasi-totalité du monde intérieur (affects désirs, rêves…) a
basculé dans l’univers de la marchandise : l’image a représenté en ce
domaine un outil particulièrement efficace1906.. Schopenhauer croyait que
la sexualité libre était une ruse de la Volonté ; en fait, elle est une ruse du
Capital. L’individualité est elle-même devenue un capital1907..
L’originalité est devenue contradictoirement une norme sociale1908..
Même le concept a été intégré dans le discours marchand.
Y a-t-il une limite au processus de la marchandisation universelle ? Y a-t-
il des biens devant échapper au capital ? Le contresens commis sur
l’expression d’« exception culturelle »1909. et les controverses autour de la
notion de « gratuité »1910. tendraient à favoriser une réponse négative.
La monnaie est devenue une marchandise universelle. Mais la force du
capitalisme ne tient peut-être pas tant à sa capacité d’absorption qu’à sa
puissance de transformation. Dans une société traditionnelle, qui repose sur
une économie de subsistance, l’accident, la maladie, l’homicide sont des
pertes absolues que seul un travail et une vie supplémentaires peuvent
compenser. Le capitalisme est une formidable machine à convertir le négatif
en marchandises et en capital, c’est-à-dire en objets d’échange et en sources
de profit. Ainsi les accidents de voiture, morts et blessés compris,
contribuent-ils à l’augmentation du PIB. Dans un texte préparatoire pour
son grand ouvrage Économie, consacré à la différence prétendue entre
travail productif et travail improductif, Marx analysait de manière cynique,
c’est-à-dire ultraréaliste la productivité du criminel : « Un philosophe
produit des idées, un poète des poèmes, un prêtre des sermons (…), un
criminel produit des crimes »1911.. Ne s’agirait-il que d’une métaphore
provocatrice ? Non : le crime stimule les forces productives, où se trouvent
impliqués toute une série de métiers — depuis ceux du policier et du juge
jusqu’à celui du constructeur de prison. Aujourd’hui, les activités
criminelles (drogue, trafic d’armes, traite d’êtres humains...) constituent une
part considérable du commerce mondial.
 
C. La conquête de l’espace
 
Dans La Société du spectacle1912. Guy Debord écrit que le capitalisme «
peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre
décor ».
La tendance à conquérir la terre entière, à constituer un marché mondial
est décrite par Marx comme inhérente au capitalisme. Cette « tendance du
capital à l’universalité » « le différencie de toutes les phases antérieures de
la production »1913.. C’est dans le premier chapitre du Manifeste du Parti
communiste intitulé « Bourgeois et prolétaires » que Marx jette les bases de
la toute première théorie de la mondialisation. La découverte de l’Amérique
et les expéditions maritimes autour de la terre ont détruit l’ordre féodal du
Moyen Âge centré sur le lieu particulier. La puissance de la bourgeoisie est
mondiale, la bourgeoisie est la première classe universelle : « Elle contraint
toutes les nations, si elles ne veulent pas courir à leur perte, à adopter le
mode de production de la bourgeoisie ; elle les contraint à introduire chez
elles ce qu’on appelle civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises
»1914.. Détruire l’espace grâce au temps : tel est l’impératif géographique
du capitalisme, formulé par Marx. Détruire, et non pas seulement conquérir
: Max Weber notait que le changement de résidence est un moyen efficace
d’augmenter le rendement du travail1915.. Les déracinés, les immigrés, les
exilés ont souvent constitué des minorités entreprenantes1916..
La destruction des milieux n’est sans doute pas étrangère à l’incapacité du
capitalisme à donner du sens à d’autres lieux que symboliques1917.. Les
foires du Moyen Âge, les marchés traditionnels étaient des lieux où des
individus concrets se rencontraient. Les Bourses et ce que l’on appelle
aujourd’hui « le marché » sont des espaces abstraits dans lesquels
s’effectuent des transactions entre gens qui ne se verront jamais. Les
capitalistes n’aiment pas la terre — et cela rend compte en partie de
l’idéologie anticapitaliste des mouvements fascistes. La bataille entre la
logique des marques et celle des appellations est paradigmatique à cet
égard. Le capitalisme n’est d’aucun lieu1918. — en quoi il est proprement
utopique. Il ne cesse de jouer l’espace (général) contre le lieu (singulier). Le
lieu est une assomption symbolique de l’espace : il s’inscrit dans une
dimension langagière (et pas seulement signalétique), culturelle (et pas
seulement utilitaire), publique (et pas seulement publicitaire)1919..
L’architecture contemporaine, productrice de « junkspaces », d’« espaces
jetables » selon l’expression de Rem Koolhaas donne à cette abstraction un
semblant de matérialité : elle occupe des espaces sans produire de lieux ou
encore elle produit des non-lieux en signalant des espaces programmés pour
la production1920..
Mais si le capitalisme déterritorialise l’espace, il reterritorialise les flux.
Ainsi Gilles Deleuze et Félix Guattari montrent-ils dans L’Anti-Œdipe
comment le capitalisme a reterritorialisé l’inconscient1921. (« l’autre scène
») pour mieux neutraliser la puissance subversive du désir. Si le capitalisme
est nomade, il n’admet que ses nomades à lui.
 
D. L’inversion du sens du temps
 
Max Weber a découvert une connexion entre la Réforme protestante
(calviniste, surtout) et la naissance du capitalisme1922.. Le protestantisme
a, en effet, durant la Renaissance, fait sauter un certain nombre de verrous
psychologiques et intellectuels qui avaient, jusqu’à la fin du Moyen Âge,
entravé le libre déploiement des forces productives. Désormais l’homme
pourra spéculer sur le temps tout en plaisant à Dieu. La spéculation
économique arrache la pensée à son miroir étymologique1923.. Le réel
n’est plus répété, mais anticipé.
Il n’y a pas seulement analogie vague entre la pratique commerciale du
crédit et l’idée, protestante par excellence, selon laquelle il n’y a que la foi
qui sauve1924.. De même que le terme de « spéculation » a deux
dimensions, économique et intellectuelle, le « crédit » a deux dimensions,
économique et psychologique : le crédit est une croyance confiante, et sans
celle-ci aucun crédit financier n’eût été possible. Le crédit est un habitus lié
à la dimension à venir du temps. Mais il en va de même avec le prêt,
l’épargne, l’intérêt, l’assurance, l’investissement pratiquement inexistants
dans les sociétés traditionnelles lorsqu’ils n’étaient pas franchement ignorés
et qui sont au cœur de l’activité capitaliste. Toutes ces pratiques ont rapport
à un futur de plus en plus (et bientôt grâce aux prévisions et prospectives,
de mieux en mieux) défini comme un avenir spécifiquement humain sur
lequel Dieu n’a pas droit de regard. Toutes les économies traditionnelles
avaient un rapport prévalent à un passé qu’elles répétaient et à un présent
qu’elles garantissaient. L’économie capitaliste est la première à projeter
l’homme dans la dimension du futur et à faire de son existence entière un
projet. Dante mettait les usuriers en bonne place dans son Enfer : en
spéculant sur le temps, ils prennent ce qui appartient à Dieu. À partir de la
Renaissance, le temps deviendra l’affaire de l’homme, autrement dit de
l’Histoire. D’où l’invention des horloges de précision qui rendront peu à
peu obligatoire la ponctualité. Car la pensée du temps — la pesée sur le
temps — ne va pas sans la mesure minutieuse des durées — avec leurs
termes et commencements exacts. C’est le capitalisme qui créera ce lieu
commun : la durée du temps de travail, car c’est lui qui réduira, comme
Marx l’a montré, toutes les valeurs au temps nécessaire pour les produire.
Du point de vue puritain, gaspiller son temps est le pire des péchés.
L’hédoniste contemporain, qui s’acharne à rentabiliser ses loisirs en termes
d’apparence et de « forme » physique s’inscrit dans ce rigoureux héritage
alors même qu’il donne l’impression de le transgresser.
Le temps futur est aussi l’irréel du temps — et l’on comprend ainsi que les
intérêts les plus matérialistes puissent s’engloutir dans un monde de
fantasmes. À la Bourse, on finit par acheter, vendre et revendre des valeurs
que l’on ne possédera jamais — plus que cela : qui n’existent pas1925..
 
 
2. Le bouleversement socio-anthropologique
 
Max Weber reprend, pour désigner la « mentalité religieuse » qui selon lui
a favorisé la naissance du capitalisme à la Réforme, le terme grec
d’éthos1926. — désignant une manière durable d’être et de penser. Il existe
un éthos capitaliste comprenant les rapports qu’un certain nombre
d’individus, à partir du Moyen Âge (les bourgeois) ont vis-à-vis de l’espace
et du temps, du travail et de l’argent, vis-à-vis des autres (une morale) et
vis-à-vis d’eux-mêmes (une éthique).
Max Weber insistait également sur la rationalité du capitalisme — que sa
dimension religieuse originaire, au lieu de l’entraver, favorisait1927.. Cette
rationalité est loin de se réduire à la comptabilité en partie double que les
historiens, depuis Werner Sombart, considèrent comme l’une des
révolutions décisives de la Renaissance. Le capitalisme moderne est en
bonne partie issue de la science — laquelle a donné par la rationalisation
des êtres et des choses de la nature, des espaces et des temps, un pouvoir
inédit sur eux. Cette ratio capitaliste ne va évidemment pas sans passion —
voire sans folie. La thématique sera naturellement surtout développée par
les contempteurs et les ennemis mais la réponse en termes de folie à la
question : « Mais que veut-il, celui qui veut gagner toujours plus d’argent ?
» est presque inévitable1928.. Cortés, le conquérant du Mexique, le disait
lui-même : « Nous, Espagnols, nous souffrons d’une maladie de cœur dont
l’or seul est le remède »1929..
 
A. La classe bourgeoise
 
La bourgeoisie a précédé le capitalisme, celui-ci est issu de celle-là. C’est
parce qu’il n’y eut pas de classe bourgeoise en Chine et en Islam que le
capitalisme ne put s’y implanter. Il ne suffit donc pas qu’il y ait des riches
ou des marchands pour que la bourgeoisie apparaisse.
Le nom de cette classe est attaché à la ville (le bourg)1930. — laquelle
constitue un espace social et politique favorable au développement des
libertés1931.. Car la ville médiévale se définit moins par opposition aux
campagnes environnantes que par autonomisation du pouvoir des artisans et
des commerçants vis-à-vis du Prince. Après un sommeil de plusieurs
siècles, la république renaît dans les villes1932.. Le capital marchand et
financier détenu par de riches bourgeois a précédé de beaucoup le capital
industriel. Il constitue la première accumulation primitive sans laquelle rien
n’eût été possible.
Ce type d’homme — le bourgeois — n’avait jamais existé auparavant ni
ailleurs. En soi, cette irruption historique est assez nouvelle pour avoir un
sens révolutionnaire. Fernand Braudel fait observer ce paradoxe inhérent au
capitalisme dès sa naissance : alors que ce nouveau régime économique
favorise et accentue une division du travail toujours plus poussée, les
négociants capitalistes qui sont à sa tête peuvent traiter de n’importe quelle
affaire1933.. Le capital, en effet, est indifférent à la spécificité des biens et
des activités qu’il traite.
Avec le capitalisme industriel — né au XVIIIe siècle avec la première
révolution industrielle — apparaît un nouveau type de bourgeois :
l’entrepreneur1934.. L’entrepreneur, qui ne possède pas nécessairement le
capital qu’il utilise, est le coordinateur des activités de production en même
temps que celui qui affronte le risque de ne pas recevoir de revenus de la
production qu’il coordonne. Sa capacité d’invention le rapproche du savant,
sa faculté d’anticipation le rapproche de l’homme politique. Le capitalisme
a bénéficié de la synergie (inconnue jusqu’à la fin du Moyen Âge) entre
connaissance scientifique, application technique et exploitation
économique. L’entrepreneur incarne la synthèse de ces trois puissances.
Un paradoxe est que ces bourgeois individualistes1935. forment corps en
une classe et constituent une solidarité à la fois subjective et objective assez
forte pour être capable in fine de s’emparer de tous les pouvoirs. C’est que
les adversaires — la tyrannie royale, la contrainte religieuse, les privilèges
de la noblesse — étaient les mêmes partout et pour tous. Si la classe
n’existe qu’avec la conscience de classe1936. alors la bourgeoisie a
représenté après la noblesse et face à elle la seconde classe de
l’Histoire1937..
Pour Marx, c’est la dualité oppositionnelle de la bourgeoisie et du
prolétariat qui est constitutive du régime de production qui a pris la place du
féodalisme. La domination capitaliste comprend selon lui une dimension
strictement économique (l’exploitation dont rend compte la théorie de la
plus-value) et une dimension plus largement humaine (l’aliénation).
 
B. Le doux commerce
 
L’expression est de Montesquieu, et l’utopie caractérise le libéralisme
depuis le XVIIIe siècle. Faites commercer entre eux le Papiste, le Réformé, le
Juif et le Mahométan, disait Voltaire, et ils ne songeront pas à porter le
poignard les uns contre les autres. Faisant bon marché de la violence
souvent liée à l’ouverture au commerce ainsi que celle qui est inhérente à la
concurrence1938., l’idéalisme commercial ne considère que la forme
pacifique de l’échange1939..
Il faut garder présent à l’esprit le fait qu’au XVIIIe siècle le terme de «
commerce » a un sens beaucoup plus étendu qu’aujourd’hui. Il désigne une
forme de communauté humaine fondée sur des échanges aussi bien
intellectuels1940. et sentimentaux1941. qu’économiques1942..
Il n’y a pas de pratiques économiques, aussi routinières soient-elles, sans
idéologie sous-jacente. Au XVIIIe siècle, dans les milieux influencés par les
Lumières, le commerce était une activité bonne en soi1943.. La liberté
politique et la liberté commerciale étaient alors pensées et vécues dans leur
unité.
La notion de « laissez-faire » a contribué à l’élaboration d’une
représentation homogène et abstraite du marché1944.. La politique du
laissez-faire consiste pour un gouvernement à ne pas intervenir et à
permettre au marché de fonctionner par lui-même1945.. Les physiocrates
ont été hostiles à toute ingérence politique dans la vie économique. Ce sont
eux qui ont diffusé ce principe du laissez-faire justifié par la thèse de
l’harmonie nécessaire des intérêts (le bien public est la résultante de la libre
recherche par chacun de son intérêt personnel)1946.. Le mercantilisme a
ruiné l’Espagne et retardé la France. L’image du garrot a beaucoup servi
aux adversaires du colbertisme : les marchandises et les argents sont comme
le sang qui doit librement irriguer le corps social ; entraver leur circulation,
c’est le tuer.
Cela étant, la liberté souveraine du marché n’est pas un état d’anarchie ;
elle est organisée selon des règles transactionnelles — et là aussi
l’économique a pu servir de paradigme au politique et au social. Avec le
développement et la complexification sociale, le rôle de la confiance s’est
trouvé accru. Georg Simmel disait que la vie moderne repose sur le crédit
dans un sens beaucoup plus étendu que ne le laisserait supposer sa
connotation économique.
Le marché ne supprime pas la violence, il la contient, aux deux sens du
verbe : il lui fait barrage mais il l’a en lui1947..
Après que sa puissance économique lui eut permit d’arracher à la noblesse
le pouvoir politique, la bourgeoisie a eu tendance à faire disparaître le
politique au profit du seul profit : « La politique britannique, c’est le
commerce britannique », disait William Pitt.
 
C. L’individualisme
 
Alors que le marché traditionnel est un lieu chaud, le marché capitaliste est
un espace froid. Max Weber dit qu’il est « radicalement étranger à toute
fraternisation »1948..
Louis Dumont définit comme individualistes les sociétés modernes, par
opposition aux sociétés traditionnelles, « holistes ». Alors que dans les
sociétés traditionnelles l’individu — qui n’a jamais d’existence en soi — est
un nœud dans un réseau de relations à la fois sociales et naturelles, dans les
sociétés modernes, l’individu est un centre d’où émane tout ce qui peut
constituer un être humain autonome : un corps, un caractère, des paroles,
des idées, des activités, des affects, des projets etc. En Occident, l’histoire
de l’émergence de l’individu a été longue et lente. L’Antiquité n’en a connu
que quelques signes éphémères1949.. À partir de la fin du Moyen Âge,
l’individu triomphe dans tous les domaines : culturel (l’humanisme de Pic
de la Mirandole), artistique (Van Eyck signe ses tableaux), littéraire
(Montaigne est le premier écrivain à avoir fait de son moi le sujet de son
oeuvre), religieux (l’examen de conscience prôné par les Réformés, l’idéal
de tolérance) — bientôt le cogito cartésien achèvera ce grand mouvement
d’individualisation.
C’est l’individualisme qui déterminera la société comme produite par
l’action multiple des agents singuliers et non comme instituée par Dieu ou
le pouvoir politique. À la notion de totalité1950. l’individualisme substitue
celle de multiplicité. Mais comment éviter l’atomisation ?
L’image de la « main invisible », qu’Adam Smith utilise deux fois1951.,
est destinée à montrer que la poursuite égoïste de son intérêt finit dans la
société par s’agréger en un avantage collectif et qu’il existe une harmonie
immanente aux multiples activités humaines1952. à condition qu’elles ne
soient pas entravées1953..
L’individualisme est à la fois égalitariste (l’idéologie des droits de
l’homme est individualiste) et différentialiste. Comme l’être est commun,
c’est l’avoir qui sera le marqueur de la singularité personnelle. Les antiques
sagesses sont ainsi intégralement renversées : désormais, l’avoir, c’est
l’être. La propriété est proprement le propre de l’individu moderne ;
l’épargne est un condensé de vie qui pourra être transmis aux
descendants1954.. L’individualisation est une privatisation de l’existence du
monde : le capitalisme sera défini comme le régime de la propriété privée
des moyens de production1955..
L’individualisme ne va pas sans un certain intellectualisme, disait
Durkheim, car la liberté de la pensée est la première des libertés1956.. Le
sociologue disait de l’individualisme libéral qu’il est « une religion dont
l’homme est à la fois le fidèle et Dieu », et il l’opposait à l’individualisme
utilitariste prêt au sacrifice des libertés individuelles lorsque l’intérêt du
plus grand nombre l’exige.
La communauté sera le plus grand défi opposé à l’individualisme. On peut
interpréter le nationalisme — tel qu’il apparaît à la fin du XVIIIe siècle,
triomphe au XIXe et s’exacerbe au XXe — comme la transposition des
valeurs individualistes à l’échelle d’une communauté entière1957..
 
D. Le libéralisme
 
Le lien entre individualisme et libéralisme est intrinsèque. C’est parce que
son anthropologie est individualiste que Thomas Hobbes, malgré son
antilibéralisme politique, est généralement considéré comme l’une des
premières sources du libéralisme moderne.
Le terme de « libéralisme » n’apparaît, en français, que vers 1820. Il
possède, dès le début, une double signification, politique et économique. Le
libéralisme est moins une doctrine qu’une culture1958.. Il est associé aux
valeurs de liberté personnelle, de tolérance religieuse et de démocratie
politique. Le libéralisme substitue au pouvoir du monarque le
gouvernement des lois. Un État libéral est un État de droit. Le libéralisme
est également un progressisme : il est une idéologie du progrès et il a
représenté, dans l’histoire moderne, un progrès de fait par rapport à des
situations antérieures de despotisme. Comme le capitalisme dont il
représente l’idéologie (même si le sens du libéralisme est bien plus large),
le libéralisme se définira aussi bien par rapport à ce qui s’opposera à lui (le
socialisme) que par rapport à ce à quoi il a succédé (le féodalisme). Sa
philosophie de la liberté est opposée à celle du socialisme : alors que le
socialisme, qui dénonce l’harmonie spontanée des sociétés comme une
fiction, pose le problème des libertés en termes de prescription, le
libéralisme le pose en termes de limitation. Le libéralisme se méfie de la loi,
qu’il juge tyrannique, et lui préfère le contrat ou la règle1959..
L’économie politique, en tant que discipline à vocation scientifique, s’est
constituée en s’affranchissant de la morale et de la politique. Le capitalisme
comme le libéralisme va jouer le droit contre la morale et contre la
politique. Leur tendance sera à la démoralisation des rapports humains et à
la dépolitisation des sociétés humaines. « Le peuple le plus attaché à sa
liberté dans les temps modernes, constatait Benjamin Constant à propos de
l’Angleterre, est aussi le peuple le plus attaché à ses jouissances »1960..
Pour le contentement de la vie privée, point n’est besoin de morale,
l’éthique suffit ; pour l’ordre général de la société, point n’est besoin de
politique, la gestion des affaires courantes et la police y pourvoiront.
L’indifférentisme moral du libéralisme s’exprime à travers la valeur de
tolérance, dont le champ d’extension n’a pas cessé de croître depuis trois
siècles1961.. Le libéralisme fait passer la liberté avant la considération des
bons ou mauvais choix, des bons ou mauvais goûts, la seule limite étant à
cet égard celle établie par John Stuart Mill entre les actions qui ne
concernent que leur auteur1962. et les actions qui concernent également les
autres. Dans ce cadre, la seule règle morale associée à l’exercice de la
liberté est la non-nuisance.
La Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714) se présente comme
un commentaire suivi de l’apologue placé au début de l’ouvrage : « La
ruche mécontente ou les coquins devenus honnêtes ». Une ruche vivait dans
la prospérité, chaque abeille vaquant à son occupation pour son seul intérêt
personnel : ainsi n’était-ce pas la santé du malade que le médecin
recherchait mais la réputation et l’argent1963.. Seulement, si chaque partie
était « pleine de vices », « le tout était (…) un paradis »1964.. Mandeville
s’amuse à reprendre la liste canonique des péchés capitaux pour évoquer
leur fonction positive dans cette société d’abeilles. Le sous-titre de
l’ouvrage est : « Les vices privés font le bien public ». Ainsi le bien
économique se sépare-t-il du bien moral et ce que la religion appelle vice
peut être une vertu sociale.
Des filous prêcheurs de vertus (allusion transparente aux hypocrites dévots
de l’époque) finissent néanmoins à gagner à eux un certain nombre
d’oreilles complaisantes. Agacé, Jupiter les prit au mot et débarrassa la
ruche de ses vices et péchés. Aussitôt la ruine gagne l’ensemble : les prix
s’effondrent, les boutiques ferment, un grand nombre d’abeilles se
retrouvent sans travail. Sans le luxe1965., qui n’est en réalité qu’un effet de
la vanité des plus riches, des dizaines de métiers disparaissent. De proche
en proche, toute la ruche devenue vertueuse finit par tomber dans la misère.
Dans le commentaire qu’il écrivit pour sa fable, Mandeville s’inscrit dans
la lignée d’un Machiavel. Son réalisme peut sembler cynique, paradoxal et
provocateur : ainsi présente-t-il le vol et la prostitution comme des bienfaits
pour la société. Comme tous les libéraux postérieurs, Mandeville justifie les
activités par le travail et le profit qu’elles procurent — et valorise la
dynamique des affaires aux dépens de la stabilité des situations (le
contentement est « la ruine de l’industrie », écrit-il1966.).
« Par liberté, écrivaient Marx et Engels, on entend, au sein des rapports de
production bourgeois actuels, la liberté du commerce, la liberté de l’achat et
de la vente »1967.. Dans le Manifeste du Parti communiste, ils ont exprimé
de manière saisissante la façon dont le libéralisme individualiste bourgeois
a supprimé les anciennes valeurs morales et religieuses pour les remplacer
par le calcul et l’intérêt économique. La bourgeoisie est la première classe
révolutionnaire : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle
révolutionnaire décisif. La bourgeoisie, là où elle est arrivée au pouvoir, a
détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques. Elle a déchiré sans
pitié la multiplicité colorée des liens féodaux qui attachent un homme à ses
supérieurs naturels, et elle n’a laissé subsister d’autre lien entre l’homme et
l’homme que l’intérêt nu, que le froid « argent comptant ». Elle a noyé dans
les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de la piété exaltée, de
l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise. Elle a
réduit la dignité personnelle à la valeur d’échange, et, à la place des
innombrables libertés reconnues par écrit et chèrement conquises, elle a mis
la liberté unique et indifférente du commerce. Elle a, en un mot, remplacé
l’exploitation déguisée sous les illusions religieuses et politiques par
l’exploitation ouverte, cynique, directe, brutale »1968..
Le libéralisme définit le capitalisme comme une économie de marché,
c’est-à-dire comme une économie qui fait se rencontrer un ensemble
d’agents libres et rationnels. Sur le plan politique également, les agents sont
supposés libres et rationnels. Le marxisme dénoncera comme une fiction la
liberté du marché. Sans être marxiste, Fernand Braudel opposera carrément
capitalisme et économie de marché. J.K. Galbraith, quant à lui, dénoncera
comme mensongère l’expression d’économie de marché (les prix sont fixés
par les entreprises, la publicité et les méthodes de distribution brouillent les
choix supposés libres du consommateur etc.). De même, pour Jeremy
Rifkin, les réseaux sont beaucoup plus puissants que le marché.
Un essai d’Isaiah Berlin1969. a particulièrement influencé les libéraux
contemporains. Berlin y distingue ce qu’il nomme la liberté négative et la
liberté positive. La liberté négative signifie être affranchi de toute ingérence
extérieure, de toute intervention d’un tiers dans le champ de l’action ; elle
correspond à l’indépendance. La liberté positive, de son côté, désigne la
maîtrise de soi, et constitue une affirmation de l’individu ; elle correspond à
l’autonomie.
Pour John Rawls, qui occupe un espace politique intermédiaire entre les
libertariens, les communautariens et les sociaux-démocrates partisans de
l’implication de l’État dans la société, la liberté a priorité sur tout autre
avantage : une atteinte à la liberté de l’individu ne saurait être justifiée que
pour en éviter une plus grande1970.. Contrairement à Rawls, Ronald
Dworkin s’efforce de dériver les principes libéraux de la conception éthique
de la vie bonne. Le libéralisme, selon lui, ne peut prétendre à la neutralité
entre les différentes conceptions du bien, s’il est vrai que la tolérance
libérale repose elle-même sur une certaine conception de la vie bonne1971..
Les libertariens sont partisans d’un État minimal. Herbert Spencer, qui
voyait dans l’impôt l’équivalent de la corvée féodale1972., est l’une de
leurs sources. Robert Nozick1973. est le défenseur de l’État « veilleur de
nuit ». Aucune intervention de l’État hors de son rôle de protecteur contre la
violence, le vol et la fraude et de garant des contrats, n’est justifiée à ses
yeux. Friedrich von Hayek, pour qui toute intervention de l’État dans les
affaires économiques est de nature despotique, établit la distinction entre
l’économique et le technologique. Est économique un problème qui ne peut
être résolu par une action programmée mais par l’interaction de multiples
activités requérant une quantité d’informations qu’aucune conscience
individuelle ne pourrait enfermer1974.. L’équilibre économique est un
déséquilibre perpétuellement rattrapé, corrigé à chaque instant par des
millions d’individus qui prennent chacun de leur côté des décisions
rationnelles.
Avec la Grande Crise, les économistes qui, sans être marxistes, ne
partageaient pas la confiance et l’optimisme du libéralisme, ont eu beau jeu
de dénoncer le caractère fictif de l’autorégulation du marché. La main
invisible n’aura jamais existé que dans l’esprit de ceux qui, comme Adam
Smith, entendaient faire intervenir la divine Providence dans les affaires
économiques, qui ne sont rien qu’humaines1975.. Parties prenantes d’un
système qu’elles contribuent à constituer, les agences de notation, dont
l’essor date de la révolution néolibérale des années 1980 (déréglementation,
décloisonnement, désintermédiation, la « règle des trois D », à laquelle il
faudrait ajouter la défiscalisation), et qui devraient jouer le rôle de juge de
paix, ne faut en réalité qu’aggraver la tendance au désordre lors des crises
boursières1976., en favorisant la spéculation. Tous les moyens utilisés pour
ordonner et renforcer le système (automatisation, utilisation d’algorithmes
de plus en plus sophistiqués) produisent en réalité du chaos. Une agrégation
d’affects et d’impulsions irrationnels ne donnera jamais un marché
rationnel.
 
 
II. LE PROBLÈME DES ORIGINES DU CAPITALISME
 
L’idée d’un « capitalisme éternel » n’est prise au sérieux par aucun
historien. La plupart s’accordent à dater la naissance historique de ce
nouveau système économique à la fin du Moyen Âge et au début de la
Renaissance ainsi que le faisait Marx.
 
 
1. L’explication matérialiste
 
Trois conditions furent nécessaires pour l’accumulation primitive du
capital, disait Marx : a) la séparation du travail et des moyens de production
; b) l’expropriation ; c) l’accumulation du capital-argent. Les deux
premières conditions présupposent la réussite de coups de force perpétrés
par une poignée d’individus contre une grande masse de gens. À l’opposé
de Locke (qui voyait dans la propriété la conséquence naturelle et
nécessaire du travail) mais dans la lignée de Rousseau, Marx considérait
l’appropriation, dans les conditions générales d’une société divisée en
classes, comme un acte d’expropriation.
Le chapitre 26 du livre I du Capital analyse « le secret de l’accumulation
primitive ». Cette accumulation primitive, écrit Marx « joue dans
l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel dans la
théologie »1977.. Pour que l’accumulation primitive ait lieu, il faut un
mouvement historique « qui fait divorcer le travail d’avec ses conditions
extérieures »1978.. Marx situe ce moment charnière à la fin du XVe siècle et
au début du XVIe siècle. À ce moment-là, dans différents pays d’Europe,
s’enclencha une réaction en chaîne : une demande accrue de vêtements en
Italie provoqua une demande accrue de tissus en Flandre, ce qui eut pour
effet de développer les manufactures. La Flandre importait la laine
d’Angleterre, et cette nouvelle demande accrue eut pour effet la
transformation de terres arables en pâturages, et les expropriations des
yeomen1979.. Les petits propriétaires et paysans chassés de leurs terres
fournirent un contingent d’ouvriers pour les ateliers et manufactures des
villes. Une seconde vague d’expropriation eut lieu durant la Réforme1980..
En amont, l’accumulation primitive eut pour condition la constitution (au
Moyen Âge) du capital usuraire et du capital commercial1981.. Mais
jusqu’à la fin du Moyen Âge « la constitution féodale des campagnes et
l’organisation corporative des villes empêchait le capital-argent, formé par
la voie de l’usure et du commerce, de se convertir en capital industriel
»1982.. Au XVIIIe siècle, l’accroissement du capital favorisa les capitalistes
car en augmentant fortement les frais d’établissement, en renchérissant les
instruments de travail, la révolution industrielle a achevé de transformer la
propriété des moyens de production en monopole d’une classe sociale
unique : celle des propriétaires de capitaux.
À rebours de l’économie politique classique qui considérait comme la plus
déterminante la distinction du capital fixe et du capital circulant, Marx
différencie le capital constant et le capital variable pour montrer que seul le
travail est source de valeurs nouvelles. Les objets produits tirent leur valeur
du « travail vivant » (ou capital variable : le temps de travail socialement
nécessaire à la production) par opposition au capital constant (outils,
matières premières, monnaie). « Sur la base du salariat, même le travail non
payé paraît être payé, écrit Marx. Dans le cas de l’esclave, au contraire,
même la part du travail qui est payée apparaît comme ne l’étant pas »1983..
« La valeur ou prix de la force de travail prend l’apparence du prix ou de la
valeur du travail lui-même bien qu’en rigueur de termes, valeur et prix du
travail n’aient aucun sens »1984.. Le salaire que reçoit l’ouvrier est un prix
d’achat. Mais ce qui lui a été acheté (et que lui a vendu) n’est, dit Marx, ni
le produit de son travail ni son travail mais sa force de travail pour un temps
déterminé. La plus-value réside dans la différence entre la valeur réalisée
dans le produit du travail et le prix du salaire. Elle est à la fois le moteur de
l’exploitation du prolétariat et la source de l’enrichissement de la
bourgeoisie1985..
 
 
2. Les facteurs idéologiques et intellectuels
 
Dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber définit
en dernier ressort le capitalisme par des données psychologiques : l’action
économique capitaliste est celle qui repose sur l’espoir d’un profit par
l’exploitation des possibilités d’échange, c’est-à-dire sur des chances
(formellement) pacifiques de profit. Pour Max Weber, le type idéal du
capitalisme ne se définit pas par la soif du profit (vieille comme le monde)
mais par une conception du travail comme valeur suprême que favorisa
l’idéal puritain des Réformés. Alors que le Moyen Âge avait privilégié la
contemplation et la prière (d’où la vocation monastique), la Réforme1986.
(plus particulièrement sous sa version calviniste) valorisa le travail comme
seul susceptible de donner une expression concrète à l’amour du
prochain1987.. En allemand Beruf signifie à la fois « vocation » et « métier
». Le calviniste se sent appelé par sa profession — Beruf désigne bien
davantage qu’un métier, il contient cet appel (Ruf) qu’en français nous
avons gardé avec le terme de « vocation »1988.. Ce n’est plus l’ascèse qui
est considérée comme le moyen le plus efficace pour dépasser l’état de
péché, mais le travail. Certes, le puritanisme sera un ascétisme, mais il sera
un ascétisme laborieux1989., et non un ascétisme contemplatif. « Le travail
en tant que vocation constitue le meilleur, sinon l’unique moyen de
s’assurer de son état de grâce », disait Max Weber à propos du
calviniste1990.. Mais ici se présente une difficulté : comment expliquer
qu’une doctrine de la prédestination1991. ait pu légitimer une vie de labeur
? Elle aurait pu plus logiquement déboucher sur le fatalisme. À quoi bon, en
effet, travailler si Dieu de toute éternité a effectué son choix entre les
damnés et les élus ? La réponse générale sera que le signe même de la
chute, le travail, doit constituer le moyen du rachat1992.. De plus, du point
de vue puritain, le travail est le moyen le plus sûr de domestiquer les
passions mauvaises qui ne cessent d’agiter le cœur de l’homme. Le travail a
toutes les vertus : en l’exerçant, l’homme pécheur s’améliore en même
temps qu’il aide son prochain et bonifie le monde. L’ascétisme est une
marque de puissance — nombre de mythes de l’Inde le disent.
La fin du Paradis perdu1993. de John Milton est symptomatique de cet
esprit du capitalisme que bientôt Robinson Crusoé, cet autre exilé, incarnera
: « Ils1994. regardèrent derrière eux, ils virent toute la partie orientale du
paradis, naguère leur heureux séjour, ondulée par le brandon flambant : la
porte était obstruée de figures redoutables et d’armes ardentes. Adam et Ève
laissèrent tomber quelques naturelles larmes qu’ils essuyèrent vite. Le
monde entier était devant eux, pour y choisir le lieu de leur repos, et la
Providence était leur guide. Main en main, à pas incertains et lents, ils
prirent à travers Éden leur chemin solitaire »1995.. Masaccio avait peint un
Adam et une Ève honteux et désespérés — chez Milton, le premier couple
gagne un monde en perdant le Paradis1996..
C’est également à la Renaissance que la science change de sens en
s’articulant, comme elle ne l’avait jamais fait auparavant, avec la technique
et l’économie. Désormais, au lieu de constituer deux mondes séparés,
l’ordre de la vérité et celui de l’action se conjuguent. Le capitalisme a été à
la fois le véhicule et le moteur de la recherche scientifique. Les trois
puissances, scientifique, technique et économique, sont à la fois les unes
pour les autres causes et effets, conditions et résultats et leurs progrès sont
cumulatifs.
 
 
3. Les facteurs politiques
 
Fernand Braudel fait remarquer que l’État moderne n’a pas fait le
capitalisme mais qu’il en a hérité, et que tantôt il le favorise, tantôt le
défavorise. Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec
l’État1997.. Il réclame une certaine tranquillité de l’ordre social, ainsi
qu’une certaine neutralité ou faiblesse ou complaisance de l’État1998.. En
Islam, la terre appartenait en droit au Prince et ce fait a empêché
l’apparition du capitalisme. En Chine, les mandarins ont toujours été
hostiles à l’émergence d’une classe d’artisans et de commerçants riches.
Dans l’Occident contemporain1999., c’est l’État qui a lui-même organisé
son propre affaiblissement économique en promouvant la déréglementation,
caractéristique du néocapitalisme actuel.
W. Sombart a été le premier à mettre l’accent sur le facteur politique pour
rendre compte de l’émergence et de l’épanouissement du capitalisme.
Celui-ci, paradoxalement, s’est développé en marge de l’activité
économique courante : il est le fruit du luxe et de la guerre, domaines par
excellence d’irrationalité et de dépenses improductives. D’une part, loin
d’inhiber le capitalisme, le protectionnisme2000. l’a largement favorisé ;
d’autre part, l’explosion des dépenses militaires à l’âge classique2001.
favorisera l’accumulation du capital financier entre les mains de la
bourgeoisie marchande. Ainsi le capitalisme se trouve-t-il très loin de
répondre rationnellement à des besoins eux-mêmes rationnellement
définissables.
 
 
III. L’ÉTAT CRITIQUE DU CAPITALISME
 
Le capitalisme est une révolution permanente. Avec lui, nous sommes en
présence du paradoxe d’un système volontariste qui échappe en grande
partie à la volonté de ses agents. La crise2002. lui est inhérente, elle
représente la normalité de son déséquilibre. Marx, qui croyait impossible
l’ajustement entre la production et la consommation, a été le premier à
affirmer qu’il n’y a pas de capitalisme sans crise. Il posait le caractère
critique du capitalisme en termes de contradictions : la première
contradiction est celle qui voit s’opposer la classe des propriétaires de
capitaux (les bourgeois, les capitalistes) à celle qui ne détient pour toute
richesse que sa seule force de travail (le prolétariat). Selon Marx, cette
division est constitutive du capitalisme. Le capitalisme est donc un système
dans lequel les capitaux n’appartiennent pas à ceux qui les rendent
productifs par leur travail. Une autre contradiction est celle qui se fait jour
entre la tendance à la socialisation progressive de la production et le
maintien de l’appropriation privée. La révolution future tire sa nécessité de
cette contradiction.
Le vocabulaire de Marx est volontiers vitaliste (travail vivant/travail mort,
dépérissement de l’État...). Le capitalisme est associé à la mort : par la
substitution du cycle A-M-A’ (argent-marchandise-argent) au cycle M-A-
M’ (marchandise-argent-marchandise), c’est-à-dire par le triomphe de la
valeur d’usage sur la valeur d’échange, le système capitaliste subvertit la
finalité de la vie : de moyen, l’argent devient fin, de fin qu’elle était, la vie
est ravalée au rang de moyen. Le capitalisme est, pour reprendre la
distinction d’Aristote, la victoire de la chrématistique sur l’économie.
« La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-
même »2003., écrit Marx. L’augmentation de la part du capital en
investissement matériel aboutit fatalement, selon lui, à une « baisse
tendancielle du taux de profit »2004.. La vie du capital tient dans le
mouvement perpétuel ; s’il s’arrête, il tombe. Or, la division en classes,
constitutive du capitalisme, représente contradictoirement un moteur et un
frein. La formation, puis le renforcement du prolétariat est un obstacle au
développement des forces productives auquel le capitalisme tend par
ailleurs. C’est de cette contradiction (entre forces productives et rapports de
production) que le capitalisme, aux yeux de Marx, mourra.
Écrit en 1916, donc en pleine guerre, L’Impérialisme, stade suprême du
capitalisme, de Lénine2005., constitue un ajout majeur à la théorie marxiste
du capitalisme. Lénine caractérise l’impérialisme par l’importance accrue
du capital financier, la monopolisation et la concurrence croissantes —
débouchant in fine sur la guerre.
Mais l’analyse critique du caractère critique du capitalisme n’est pas
l’apanage des auteurs marxistes. Auteur de Capitalisme, socialisme et
démocratie, Joseph A. Schumpeter2006. disait que ce qui vient en premier,
dans toute recherche de l’esprit, c’est la vision. La vision de Schumpeter est
celle d’un système (le capitalisme) qui, contrairement aux présupposés de
Walras et des tenants de l’école autrichienne, n’atteint jamais réellement un
état d’équilibre (La Théorie de l’évolution économique), évolue de manière
cyclique (Business Cycles) et disparaît pour laisser la place au socialisme
(Capitalisme, socialisme et démocratie).
Schumpeter n’est pas marxiste : cette dynamique (donc le profit) vient,
selon lui, de l’innovation et non de l’exploitation. L’innovation n’est pas
l’invention : il peut y avoir invention sans innovation et
réciproquement2007.. L’innovation est une nouvelle combinaison
productive. L’entrepreneur, au sens précis que Schumpeter donne à ce
terme, est l’homme de l’innovation. Une innovation ne vient jamais seule,
elle en suscite d’autres : ces « grappes d’innovations », comme dit
Schumpeter, déclenchent l’expansion économique. Or toute innovation, en
renforçant les entreprises nouvelles, fragilise les anciennes. C’est pourquoi
Schumpeter utilise, pour qualifier l’innovation, l’expression de destruction
créatrice2008. : l’innovation crée de nouvelles activités mais en détruisant
les activités anciennes car la réalisation des nouvelles combinaisons ne peut
se faire que par le prélèvement de facteurs sur les quantités disponibles.
L’idée d’une création absolue de richesses, qui se ferait à partir de rien,
comme le fiat du Dieu biblique, n’est qu’un mythe. Schumpeter dit de la
destruction créatrice qu’elle constitue la « donnée fondamentale du
capitalisme » : non seulement le capitalisme n’est pas stationnaire mais il ne
pourra jamais le devenir. Sur ce point encore, Schumpeter se sépare de ses
maîtres : alors que les néoclassiques pensent que la concurrence tend vers
une situation d’équilibre, il voit au contraire, dans la concurrence, un
processus déséquilibrant.
La croissance ne se développe pas de manière linéaire mais cyclique2009.
: Schumpeter reprend le paradoxe de Clément Juglar (économiste français
du XIXe siècle) : « la seule cause de la dépression, c’est l’essor ». La «
concurrence destructrice » aboutit à un « gaspillage social » car elle ne
cesse d’une part de déclasser des machines et des activités, d’autre part de
se perdre en dépenses inutiles (frais de publicité, achat de brevets
inexploités etc.). Schumpeter est le théoricien de ce que cinquante ans après
sa mort nous appelons la « nouvelle économie ».
Schumpeter était certain de la chute finale du capitalisme et il fondait sa
conviction sur « la désaffection politique et psychologique que provoque
inexorablement le succès économique »2010.. Après avoir détruit les cadres
de la société féodale, le capitalisme est en train de miner par une action
analogue son propre support2011.. Ce système focalise sur lui un nombre
croissant de détestations, en particulier de la part des intellectuels que
Schumpeter considérait comme les principaux ennemis du capitalisme car,
dotés du savoir, ils sont frustrés de n’avoir pas le pouvoir.
Parmi les contradictions dont paradoxalement le capitalisme vit, on note
celle existant entre la rationalité particulière des entreprises et l’irrationalité
du système considéré dans son ensemble. En somme, une configuration
exactement inverse à celle de la main invisible ou de la ruse de la
raison2012.. Ainsi peut-on comprendre que l’analyse néoclassique, micro-
économique, se défie particulièrement de la macroéconomie.
Le triomphe absolu de la chrématistique aboutit à de graves
déséquilibres2013.. Dans le livre III du Capital, Marx définissait les
institutions de sociétés par actions (on dirait aujourd’hui : capitalisme
actionnarial) comme la négation-dépassement (Aufhebung) de l’industrie
capitaliste privée « sur la base même du système capitaliste » qui « détruit
l’industrie privée dans la mesure même où elle s’étend et envahit de
nouveaux secteurs de la production »2014.. La spéculation boursière
arrache la valeur à son substrat matériel. Ce n’est pas sans raison que l’on
parle à ce propos de « fièvre » et de « folie »2015.. Après avoir perdu
20 000 livres sterling lors de l’éclatement de la bulle boursière sur la South
Sea Company, Isaac Newton s’écria : « Je peux mesurer le mouvement des
corps, mais je ne peux pas mesurer la folie des hommes ».
Dans sa volonté proprement totalitaire d’exploiter le Réel et de l’étendre à
l’infini, le capitalisme rencontre un certain nombre de doubles contraintes
qui n’entrent pas tout à fait dans le cadre des contradictions analysées dans
la tradition marxiste. Soit la double contrainte qui touche l’espace de la
culture : on ne peut tirer profit que d’un objet culturel commercialisable,
c’est-à-dire transformé en marchandise, devenu comparable à d’autres
marchandises, mais la valeur de l’objet culturel est pourtant issue de son
irréductible singularité. Les sites les plus beaux et les plus rares ont été
patrimonialisés par l’Unesco qui voudrait les maintenir dans un état
d’intégrité idéale que leur succès touristique même détruit. Dans Les
Contradictions culturelles du capitalisme, Daniel Bell développe la thèse
selon laquelle les valeurs de la sphère culturelle, et d’abord celles de la
réalisation de soi sans référence collective, ont fait advenir un
individualisme hédoniste qui sape progressivement les fondements mêmes
du système capitaliste. L’individualisme radical issu de Thomas Hobbes a
fini par l’emporter sur le puritanisme des pères fondateurs2016.. Ainsi le
développement du crédit aura été l’instrument par excellence de la
destruction de l’éthique protestante qui pourtant l’avait favorisé.
On peut distinguer les limites objectives et les limitations volontaires.
Dans Géographie de la domination2017., David Harvey voit dans
l’opposition entre « la continuité des flux » et « les configurations spatiales
fixes » une contradiction fondamentale du capitalisme actuel. Contre tous
ceux qui ont vu dans celui-ci une puissance hégémonique gouvernant la
totalité de la vie humaine et de l’espace du monde, Fernand Braudel parlait
plutôt de niveau « superlatif »2018. d’une réalité à trois étages. Même dans
les pays « capitalistes », tout n’a pas été « capitalisé », loin s’en faut.
Braudel distingue jusqu’à les opposer l’économie de marché et le
capitalisme : alors que le marché est concurrentiel, le capitalisme tend
fatalement au monopole. Braudel voit dans l’économie capitaliste le niveau
supérieur, englobant et mondial, qui ne parvient pas toutefois à réduire,
malgré sa puissance, la « vie matérielle »2019. et « l’économie de marché »
à l’intérieur desquelles se déroule l’existence des individus. Par-là, c’est le
caractère total du capitalisme qui est contesté.
Mais peut-être le négatif du capitalisme se trouve-t-il moins dans ses
contradictions internes ou dans les oppositions externes qu’il suscite que
dans l’incompatibilité logique entre le caractère infini de son expansion et
le caractère limité de l’écosystème Terre qui, malgré la très relative
dématérialisation de l’économie contemporaine, et l’explosion du secteur
des services dans la structure de l’emploi, reste à jamais l’habitat de
l’humanité.
 
 
IV. LE CAPITALISME A-T-IL UN AU-DELÀ ?
 
Max Weber écrit dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme : «
Chacun trouve aujourd’hui en naissant l’économie capitaliste établie
comme un immense cosmos, un habitacle dans lequel il doit vivre et auquel
il ne peut rien changer — du moins en tant qu’individu »2020.. En un sens
semblable Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent dans L’Anti-Œdipe : «
Le capitalisme définit un champ d’immanence et ne cesse de remplir ce
champ »2021.. La logique économique de l’entreprise et du capitalisme a
balayé les habitus du membre de la famille, du fidèle d’une Église, et du
citoyen d’un État. Contrairement aux prévisions de Marx, le capitalisme ne
s’est pas effondré sous les coups d’une révolution prolétarienne. Il n’a pas
cessé de s’adapter aux bouleversements qu’il a lui-même provoqués et il a,
jusqu’à présent, réussi à surmonter toutes les crises. La capitalisation et la
marchandisation totale du monde humain sont encore un processus en
cours. La « révolution managériale » qui a donné aux gestionnaires un
pouvoir jusqu’alors dévolu aux seuls propriétaires a fait profiter au
capitalisme d’une souplesse accrue. Depuis quelque temps on parle de «
nouveau capitalisme »2022.. Sur le plan social, sa victoire est totale : le
communisme antagoniste s’est effondré, et les nouvelles technologies
additionnées à l’individualisation du contrat de travail ont empêché dans les
pays occidentaux l’émergence de toute conscience de classe et affaibli le
pouvoir syndical. Certains vont même jusqu’à considérer que le
néocapitalisme2023. est parvenu à détruire la classe ouvrière.
Sans généalogie ni lignage, le capitalisme est de nature révolutionnaire ; il
est la force la plus radicalement révolutionnaire de l’Histoire2024.. Ainsi
que Marx l’avait déjà reconnu, il tend à détruire tout ce qui limiterait son
expansion ; aussi tend-il à détruire l’idée même de limite. Appuyé sur une
idéologie individualiste, le capitalisme désindividue en promouvant une
grégarisation des modes de pensée et des comportements sans équivalent
dans le passé. Tous les savoirs qui singularisent — qu’ils soient savoir-faire,
savoir-vivre, savoir être — tendent à disparaître.
Le capitalisme n’est pas seulement révolutionnaire, il est utopique. Et
comme il a neutralisé la révolution en l’intégrant, il a intégré l’utopie en la
neutralisant. Aussi bien l’individualisme libertaire que la provocation
esthétique, qui ont pu paraître au départ comme les contestations les plus
radicales du système se sont avérées parfaitement compatibles avec
lui2025.. Dans Le Nouvel esprit du capitalisme2026., Luc Boltanski et Ève
Chiapello développent la thèse selon laquelle le capitalisme actuel (qui
succède au capitalisme familial du XIXe siècle et au capitalisme fordiste du
XXe), a intégré la « critique artiste » et l’individualisme libertaire qui
s’étaient déployés dans le mouvement de mai 1968. La disponibilité, le moi
devenu capital à part entière, l’absence apparente de hiérarchie — tel est le
« nouvel esprit du capitalisme ». Le système a su absorber aussi bien le
mouvement hippie (pacifiste-optimiste-naturaliste) que le mouvement punk
(violent-nihiliste-artificialiste)2027.. Dans Le Capitalisme esthétique2028.,
Olivier Assoult montre comment le goût a fini par être la matrice de
l’appareil économique.
« Depuis des dizaines d’années, écrivent Marx et Engels en 1848,
l’histoire de l’industrie et du commerce n’est plus que l’histoire de la
révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de
production, contre les rapports de propriété qui sont les conditions de
l’existence de la bourgeoisie et de sa domination »2029.. C’est cette
contradiction entre les forces productives (les moyens matériels du travail)
et les rapports de production (la structure de classe de la société) qui, aux
yeux de Marx débouchera fatalement sur une révolution dont le résultat sera
l’abolition du système capitaliste, et donc de la division du travail, du
salariat, ainsi que des deux classes antagonistes spécifiques du système, la
bourgeoisie et le prolétariat. Tout en prenant soin de s’en distinguer, Marx
avait repris à son compte à partir des années 1840 l’utopie communiste,
qu’il entendait émanciper de sa dimension utopiste. Dans son Ébauche
d’une critique de l’économie politique Marx, qui n’a presque pas écrit sur la
question, définit le communisme de la manière suivante : « Le
communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc
de l’auto-aliénation humaine et par conséquent en tant qu’appropriation
réelle de l’essence humaine par les hommes et pour les hommes ; c’est le
retour total de l’homme à soi en tant qu’homme social, c’est-à-dire humain,
retour conscient, accompli dans toute la richesse du développement
antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un
humanisme ; en tant qu’humanisme achevé il est un naturalisme ; il est la
vraie solution du conflit de l’homme avec la nature, de l’homme avec
l’homme, la vraie solution de la lutte entre l’existence et l’essence, entre
l’objectification et l’affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre
l’individu et l’espèce. Il est l’énigme de l’histoire résolue et il sait qu’il est
cette solution. Le mouvement de l’histoire est conçu et devenu conscient
dans sa totalité ; il est l’acte de genèse réel de ce communisme-là — l’acte
de naissance de son existence empirique ; il est aussi, pour les consciences
qui le pensent, la compréhension et le savoir du mouvement dans son
devenir »2030.. On reconnaît dans ce texte les influences conjuguées de
Hegel, de Feuerbach et des socialistes utopistes. Plus tard, dans sa Critique
du programme de Gotha, Marx reprend à son compte la formule de Saint-
Simon pour définir l’état d’abondance caractéristique du communisme : « À
chacun selon ses besoins »2031.. Mais si la dimension sociale, économique,
et même métaphysique est très présente dans cette détermination du
communisme, la dimension psychologique (l’infini du désir, la lutte pour la
reconnaissance etc.) est absente. Elle est le grand impensé du marxisme et
n’a pas contribué pour peu à son effondrement.
D’une crise, on sort rétabli ou renforcé — ou mort. Le capitalisme est
toujours sorti renforcé de ses crises. Contre ceux qui, comme Ulrich Beck,
estiment qu’avec sa phase postindustrielle le capitalisme est désormais
dépassé, Fredric Jameson pense que le capitalisme actuel, caractérisé par
une nouvelle division du travail mondial, l’émergence des yuppies, de
nouveaux types d’interrelations médiatiques et le triomphe de la société du
spectacle, est plus puissant que jamais2032.. L’extension indéfinie, sinon
infinie signifie : ni consommation ni patrimonialisation. La capacité
d’accumulation illimitée de l’argent s’est très efficacement articulée à
l’imitation constitutive du désir. Grâce aux organismes génétiquement
modifiés, les biotechnologies ont réussi cet exploit : fabriquer des
organismes vivants stériles. La seule fécondité que le capitalisme admette
désormais est celle de l’argent. Karl Polanyi prévoyait que l’économique fût
réencastré dans le social et le politique. Le capital ne laisse plus face à lui
que des opposants apparents : pour défendre l’environnement, les militants
écologistes se voient contraints d’adopter une « comptabilité verte » et, ce
faisant, participent à la marchandisation de la nature. Désormais, il faut
donner un prix à la nature pour pouvoir la protéger.
C’est dans Capitalisme, socialisme et démocratie que Schumpeter
développe sa thèse la plus paradoxale : le capitalisme est le meilleur
système que l’on puisse concevoir, mais il a un gros défaut : il va
disparaître. Prévoir n’est pas souhaiter, précise Schumpeter : lorsqu’un
médecin prévoit la mort prochaine de son patient, cela ne signifie pas qu’il
l’espère.
Schumpeter distingue le système et l’ordre capitaliste. À la différence des
marxistes, il ne croit pas que le capitalisme puisse s’écrouler de lui-même à
cause de ses contradictions économiques. Au plus profond de la grande
crise de 1929, il poussait le sens de la provocation jusqu’à soutenir —
paradoxe qui allait se révéler prévision juste — que loin d’être affaibli par
la crise, le capitalisme gagnerait en stabilité grâce à elle. En tant que
système, le capitalisme se renforce de ce qui le ruine ; mais il en va
autrement avec l’« ordre » (Schumpeter utilise aussi le mot de « civilisation
») capitaliste dont la crise poussera le système vers sa fin. Ce n’est pas la
baisse tendancielle du taux de profit ni la paupérisation des masses ni
encore la contradiction des rapports de production avec les forces
productives qui, aux yeux de Schumpeter, sapent les assises du capitalisme.
Les ferments de destruction sont, selon lui, politiques, sociologiques et
psychologiques plutôt qu’économiques. Marx prévoyait la fin du
capitalisme parce que celui-ci échouait. Pour Schumpeter, à l’inverse, le
capitalisme sera victime de ses succès. La destruction du capitalisme est
donc à double voie : elle est celle que le capitalisme provoque et celle du
capitalisme lui-même. Celui-ci ne constitue pas seulement un système, il
représente une civilisation. Or toute civilisation, Schumpeter le savait
comme Valéry, est mortelle.
La décadence commence avec la disparition de l’entrepreneur, qui est
l’âme du capitalisme comme le chevalier fut l’âme de la féodalité. Dans La
Théorie de l’évolution économique2033., la volonté de l’entrepreneur —
celle de fonder un véritable empire privé — est décrite en termes presque
nietzschéens. L’entrepreneur, tel que le considère Schumpeter, n’est ni le
bourgeois repu (le cumulard des jetons de présence) ni l’aventurier sans
cervelle ni scrupules (le voyou de la start-up). Il est une manière de héros
des temps modernes. Son autorité est charismatique au sens de Max Weber,
elle n’est ni traditionnelle (l’hérédité et l’héritage), ni bureaucratique. Or la
rationalité capitaliste va à rebours des valeurs héroïques. Les firmes se
transformant en mastodontes au fonctionnement programmé, l’entrepreneur
tend à devenir un employé de bureau comme les autres — et pas toujours
difficile à remplacer, ajoute malicieusement Schumpeter. Or, si une firme
n’innove pas, elle n’est qu’une exploitation, elle n’est pas une entreprise. Si
un responsable de firme n’innove pas, il peut être directeur ou propriétaire,
il n’est pas entrepreneur. En outre, l’évolution du capitalisme fait qu’il y a
un fossé toujours plus grand entre l’entrepreneur et son entreprise, et
l’identification de celui-là à celle-ci devient proprement impossible. En
métamorphosant les dirigeants en salariés et les propriétaires en
actionnaires, la concentration économique distend le lien entre le
propriétaire et son bien : le possesseur d’un titre abstrait perd la volonté de
combattre économiquement et politiquement pour une usine qui n’est plus
la sienne ; on ne se bat pas pour des titres en Bourse comme on se bat pour
des terres, des maisons et des usines (Schumpeter parle d’une évaporation
de la substance de la propriété).
Sur le plan institutionnel, le nombre croissant des mesures
interventionnistes est bien le signe selon Schumpeter que les sociétés
occidentales basculent progressivement dans le socialisme. Ici encore, si les
apparences (la déréglementation néo-libérale) donnent aujourd’hui tort à
l’économiste, le processus inverse de normalisation à l’échelle
internationale de tous les produits et services confère à ses analyses un
relief particulier.
Encore une dimension largement ignorée par les économistes : pour
survivre, insiste Schumpeter, tout ordre social doit susciter au sein de la
collectivité un minimum d’adhésion affective. Or, écrit-il, « l’atmosphère où
baigne le capitalisme devient toujours davantage irrespirable ». Le
processus capitaliste a pour effet la destruction des classes sociales qui lui
sont précisément le plus utiles. Le système disparaîtra faute de défenseurs.
L’individualisme mine la famille en ses assises (on voudra de moins en
moins transmettre le produit de son travail). Par ailleurs, la rationalisation
de la vie privée aboutit au malthusianisme : « l’égoïsme raisonné des
célibataires sans attaches ou des ménages sans enfants » caractérise cette
espèce mutilée qu’est l’homo oeconomicus2034..
En contestant tout principe d’autorité traditionnel pour asseoir le sien
propre, le rationalisme bourgeois a sapé à l’avance sa propre autorité. Ce
n’est pas le prolétariat qui chez Schumpeter s’oppose le plus
vigoureusement au capitalisme mais le groupe (peut-on dire la classe ?) des
intellectuels. Avec l’élévation continue du niveau de vie et du degré
d’instruction, ceux-ci sont de plus en plus nombreux dans une société où ils
se reconnaissent de moins en moins. Leur force tient dans le fait qu’ils
disposent d’un tout nouveau pouvoir, naguère encore inconnu : l’influence
sur l’opinion publique. Ainsi peuvent-ils gagner à leur ressentiment de
nombreux alliés. « L’air du temps » (Zeitgeist) est de plus en plus hostile au
capitalisme.
On ne trouvera pas chez Schumpeter de vision d’apocalypse : c’est de
manière insensible, sans révolution, que le socialisme remplacera l’ordre
ancien puisqu’il s’installera sur ses bases mêmes. À l’opposé de Hayek,
Schumpeter était convaincu que le socialisme (pris au sens d’abolition du
secteur privé) pouvait être économiquement cohérent et efficace, la question
de la nature politique de ce socialisme restant entièrement ouverte.
L’avenir n’aura pas davantage donné raison à Schumpeter qu’à Marx.
Marx parlait à propos du capital de « sa tendance à se développer au-delà de
ses propres limites »2035. si bien qu’on pourrait trouver chez lui
paradoxalement une théorie du caractère indépassable du capitalisme.
« Le problème majeur de l’expansion du capitalisme moderne n’est pas
celui de l’origine du capital, disait pour sa part Max Weber, c’est celui du
développement de l’esprit du capitalisme »2036.. À la fin de son ouvrage,
Weber observe que contrairement à ceux qui prétendaient pouvoir rejeter à
volonté le souci des biens matériels comme un léger manteau, ce souci s’est
transformé en cage d’acier2037.. Parti de l’ascétisme, le capitalisme a
débouché sur le désir de jouissance illimitée2038..
Mais la contradiction susceptible d’emporter le capitalisme n’est peut-être
ni socio-économique (Marx), ni psychologique (Max Weber), elle pourrait
surgir du plus grand triomphe même de ce système : de la mondialisation.
La sortie hors de l’état de misère de centaines de millions d’hommes (un
exploit inédit dans toute histoire humaine) a pour conséquence directe une
déstabilisation mondiale capable de plonger des pays entiers et des classes
entières d’autres pays dans une pauvreté et un désespoir inconnus
d’eux2039.. « Le salaire dépend de plus en plus de marché mondial »,
observait déjà Marx en 18472040.. Et il ajoutait un peu plus loin : « Quand
on parle de la hausse du salaire, il faut toujours avoir à l’esprit le marché
mondial, la hausse du salaire ne s’obtenant qu’au prix du chômage des
ouvriers dans d’autres pays »2041.. Le capitalisme, qui a commencé dans
les villes et finit par mettre en concurrence tous les hommes du monde, a
une puissance d’universel qui est parvenu à écraser ses adversaires2042.. La
plus grande force du capitalisme tient en effet à son universalisme :
universalité de fait avec la mondialisation, universalisme des valeurs avec le
marché et la démocratie. « Les idées dominantes d’une époque, écrivent
Marx et Engels, n’ont toujours été que les idées de la classe dominante
»2043.. Désormais, l’humanité dans sa très grande majorité partage les
mêmes valeurs, les mêmes rêves, les mêmes fantasmes.
Le plus grand défi qui coïncide avec un au-delà du capitalisme serait de
remplacer la logique de compétition par une logique de coopération car à
l’échelle globale la compétition a des effets désastreux. André Gorz a
défendu la thèse paradoxale selon laquelle « la sortie du capitalisme a déjà
commencé »2044. : l’argent est devenu la seule industrie et l’économie de
la connaissance signale la fin du règne de la marchandise2045. ; l’économie
de l’immatériel marque la sortie hors du capitalisme.
 
*
 
Après l’effondrement du communisme historique, le capitalisme s’est
retrouvé sans rival ni critique. Il n’a plus d’Autre. Mais cela suffit-il à lui
assurer une cohérence ? Là où Marx parlait de contradiction, Deleuze et
Guattari parlent de schizophrénie2046. : « La schizophrénie, écrivent-ils, se
tient à la limite du capitalisme : il en est la tendance développée, le
surproduit, le prolétaire et l’ange exterminateur »2047..
Le capitalisme est le système économique qui a créé pour une masse
croissante d’hommes une richesse collective incomparable. Son originalité
historique et son triomphe actuel tiennent à cette puissance qui n’a dans le
passé aucun équivalent. Mais le capitalisme est aussi le système qui ne
cesse de déchirer le tissu social et humain — un Moloch (Marx) qui sacrifie
un masse considérable d’individus sur l’autel de la réussite jugée
exclusivement en termes économiques.
Et pourtant, l’inégalité sociale (les inégalités entre pays et au sein d’un
même pays) n’est peut-être pas le négatif qui perdra le capitalisme —
contrairement à ce que croyait et espérait Marx. Peut-être aujourd’hui la
contradiction principale réside-t-elle entre le caractère infini de l’expansion
économique et le caractère fini de la Biosphère dont on s’est avisé durant
les dernières décennies qu’elle n’était ni stable ni inépuisable.
 
*
 
Voir aussi
 
L’aliénation. L’argent. Le besoin. La corruption. La démocratie. Le désir.
Les droits de l’homme. L’échange. L’égalité. L’environnement. La liberté.
La modernité. La mondialisation. Le progrès. La propriété. La richesse. Le
risque. La technique. Le travail. L’universel. L’utilité. L’utopie. La valeur.
 
*
 
Bibliographie
 
Karl Marx, — Le Manifeste du Parti communiste
— Travail salarié et capital in Œuvres. Économie I, édition M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1965, p. 197-229.
— Le Capital.
V.I. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, trad. fr., La Dispute, 1976.
Max Weber, — L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr., Presses Pocket, 1991.
J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. fr., Payot, 1990.
Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps,
trad. fr., Gallimard, 1983.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe-XVIIIe siècle, 3 volumes, Le
Livre de Poche, 1993.
Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
Michel Beaud, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, Seuil, 2000.
Pierre Rosanvallon, Le Libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Seuil, 1989.
 
1868 Comme nombre de domaines dans lesquels l’être humain peut être à la fois sujet et objet (le
droit, l’histoire...), l’économie désigne à la fois une réalité matérielle et la discipline qui en rend
compte.
1869 Pour reprendre la traduction française du « disembedded » de Karl Polanyi (La Grande
transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. fr., Gallimard, 1983).
1870 Der moderne Kapitalismus, première édition en 1902, troisième et dernière édition en 1928
(non encore traduit en français).
1871 Cité par F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle tome
II. Les jeux de l’échange, Armand Colin, 1979, p. 276.
1872 Le 25 novembre 1790, à la tribune de l’Assemblée nationale, le comte de Custine s’exclame :
« L’Assemblée, qui a détruit tous les genres d’aristocratie, fléchira-t-elle contre celle des capitalistes,
ces cosmopolites qui ne connaissent de patrie que celle où ils peuvent accumuler les richesses ? »
(cité par F. Braudel, ibid., p. 274-275).
1873 Capital foncier, marchand, industriel, bancaire ou financier etc.
1874 Capital constant (fixe), capital variable (circulant)...
1875 On oppose au capital matériel (argent, immobilier, machines...) le capital immatériel (ainsi
parle-t-on de capital culturel, de capital cognitif, de capital symbolique). Notons qu’un bien matériel
n’est pas nécessairement physique : un capital financier, dont l’informatique peut être aujourd’hui le
seul champ d’inscription, reste évidemment un bien matériel.
1876 K Marx, Le Capital, livre II, chapitre 7, trad. fr., Œuvres. Économie II, éd. Maximilien Rubel,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 618-619.
1877 K Marx, Le Capital, livre I, chapitre 33, trad. J. Roy, Garnier-Flammarion, 1969, p. 569.
1878 Dans les économies de l’Ancien Régime ainsi que dans les pays modernes, le rapport entre le
produit brut d’une année de travail et le patrimoine serait deux à trois ou quatre. Chaque société
aurait ainsi, derrière elle, l’équivalent de trois ou quatre années de travail accumulé (F. Braudel, La
Dynamique du capitalisme, Flammarion, 2008, p. 53).
1879 L’évaluation du capital est l’un des problèmes les plus délicats auxquels ait à s’affronter la
science économique, chaque méthode dépendant d’une philosophie. On peut évaluer un capital par
son coût de production, par son prix de marché, ou encore par sa valeur subjective.
1880 K. Marx, Travail salarié et capital, trad. fr., Œuvres. Économie I, éd. M. Rubel, Bibliothèque
de la Pléiade, 1965, Gallimard, p. 213.
1881 Par où l’on voit que la philosophie de Marx est à l’opposé d’un matérialisme naïf.
1882 Contre l’usage, l’historien Fernand Braudel distinguait, jusqu’à les opposer, le capitalisme et
l’économie de marché (voir infra).
1883 Voir infra.
1884 Le capital est à la fois omniprésent et invisible. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l’art a
très peu représenté le capitalisme — beaucoup son envers et énormément ses points de fuite. Le
monde de l’entreprise n’intéresse pas les réalisateurs de cinéma non plus que la Bourse, le commerce
ou l’usine.
1885 On a parlé de capitalisme « anglo-saxon » ou américain », et de capitalisme « français », de
capitalisme « rhénan », et de capitalisme « japonais » distingués selon la plus ou moins grande
implication de l’État, et la plus ou moins grande sécurité de l’emploi pour les salariés.
1886 L’auri sacra fames (la « détestable faim de l’or ») de Virgile est passée en proverbe.
1887 M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr., « Agora », Presses
Pocket, 1990, p. 11.
1888 Ibid., p. 66.
1889 Ibid., p. 45.
1890 Ce qui, évidemment, n’est pas sans relativiser la fameuse « coupure » par laquelle Althusser
entendait caractériser l’adieu de Marx à Hegel après L’Idéologie allemande.
1891 K. Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, trad. fr., in Œuvres. Économie II,
op. cit., p. 236.
1892 Ibid., p. 237.
1893 De l’argent est échangé contre une marchandise, laquelle est à son tour échangée contre de
l’argent.
1894 Le Capital I, chapitre I, 4.
1895 K. Marx, Matériaux pour l’« Économie », Œuvres. Économie II, op. cit., p. 383.
1896 K. Marx, Le Capital, livre I, chapitre 10, op. cit., p. 179.
1897 De nos jours, toutes les monnaies ont été ravalées au rang d’actifs financiers dont la
valorisation résulte de leur circulation (vente/achat, emprunt/prêt) ainsi que des variations de leur
valeur relative.
1898 Jean Peyrelevade utilise l’expression de « capitalisme total » (titre de son livre paru au Seuil,
en 2005) pour désigner le triomphe de l’actionnaire sur le producteur.
1899 André Gorz, Ecologica, Galilée, 2008, p. 27. Au Commodity Chicago Stock Exchange les
aliments du monde sont négociés par la spéculation.
1900 K. Marx, Salaire, prix et plus-value, in Œuvres. Économie I, op. cit., p. 501.
1901 Ibid.
1902 Entzauberung.
1903 M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 117.
1904 K. Polanyi, La Grande transformation, op. cit., p. 85.
1905 Le tourisme (bien différent du voyage) est à la fois la cause et l’effet d’une capitalisation
inédite des paysages et des sites.
1906 Voir L’image.
1907 C’est ce à quoi faisait référence Andy Warhol lorsqu’il disait que chacun aurait son quart
d’heure de célébrité.
1908 Voir La création.
1909 Alors que l’exception culturelle désigne une exigence (l’indépendance du monde de la culture
vis-à-vis du marché capitaliste), elle a presque toujours été comprise comme l’expression d’un
nationalisme culturel.
1910 On a parlé d’un côté de « capitalisme cognitif » et de l’autre de « bataille pour les nouvelles
enclosures » à propos du droit de propriété sur le Net.
1911 K. Marx, Matériaux pour l’« Économie », in Œuvres. Économie II, op. cit., p. 399.
1912 VII, § 169.
1913 K. Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, Œuvres. Économie II, op. cit., p.
251.
1914 K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, trad. C. Lyotard, Le Livre de Poche,
1973, p. 11.
1915 M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 39.
1916 M. Weber parle de « capitalisme de parias » à propos des Juifs (ibid., p. 201). L’expression
pourrait s’appliquer aux Chinois de la diaspora.
1917 La Bourse est le lieu symbolique par excellence. Elle n’a plus besoin d’être « quelque part » :
il lui suffit d’être encore dans le monde.
1918 Depuis plusieurs années, la marque apatride, cosmopolite, mène bataille contre le terroir, au
nom du marché libre.
1919 Voir L’espace.
1920 Mike Davis parle à propos de Dubaï de « rencontre d’Albert Speer et de Walt Disney sur les
rivages de l’Arabie » (Le Stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies ordinaires, 2007).
1921 Aidé en cela par la psychanalyse, selon Deleuze et Guattari.
1922 Voir infra.
1923 Speculum, d’où vient « spéculer », signifie « miroir » en latin.
1924 Cela dit, à l’opposé de l’espérance eschatologique, la confiance ne relève pas de la foi mais de
la croyance.
1925 L’une des causes directes de la Grande Crise de 1929 a tenu dans cette fiction financière.
1926 M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 21.
1927 Aux yeux de Max Weber, le christianisme représentait historiquement une rationalisation du
monde — exprimée par son « désenchantement » même, par rapport aux antiques religions païennes.
1928 Citizen Kane, le film d’Orson Welles, inspiré par la vie du milliardaire William Randolph
Hearst, reste la meilleure description de la psyché capitaliste au cinéma : il y est montré comment la
soif illimitée de puissance a un sens compensatoire par rapport à une blessure d’enfance. La soif
d’argent est une soif de môme.
1929 Cité par M. Beaud, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, Seuil, 2000, p. 29.
1930 La « révolution communale » qui eut lieu entre le IXe et le XIVe siècle avec un pic
correspondant au XIIIe siècle à la construction des grandes cathédrales, prépara la voie au
capitalisme.
1931 Louis XIV fit de Versailles sa capitale pour s’éloigner de Paris la frondeuse.
1932 En Allemagne, en Italie, les villes sont prises dans un mouvement de concurrence généralisée
— qui finira par retarder dans ces pays l’unité nationale.
1933 F. Braudel, La Dynamique du capitalisme, Champs Histoire, Flammarion, 2008, p. 72.
1934 C’est Jean-Baptiste Say, lui-même entrepreneur, qui fut le premier économiste à avoir attiré
l’attention sur cette figure.
1935 Voir infra.
1936 Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre distingue et oppose la série, qui est un
agrégat contingent, et le groupe animé par un projet nécessaire.
1937 Du point de vue capitaliste, il n’y a qu’une seule classe, la classe bourgeoise, les ouvriers et
employés ne constituant qu’une masse informe. De fait, le prolétariat est apparu après — en réaction
et face à la bourgeoisie. Aujourd’hui encore, la grande bourgeoisie représente peut-être la seule
véritable classe des sociétés modernes.
1938 Voir Jaurès : « Le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage ».
1939 Un même idéalisme utopique verra le jour dans la seconde moitié du XXe siècle avec la
communication (voir La communication).
1940 D’où le « commerce des idées ».
1941 Voir le « commerce sexuel ».
1942 Le sens économique du « commerce » est originaire. Il a constitué le paradigme de l’échange
en général avant de se réduire au seul échange économique.
1943 Les armateurs qui participaient au trafic d’esclaves au XVIIIe siècle étaient des gens éclairés ;
ils baptisaient leur bateau Voltaire, Rousseau, Le Contrat social...
1944 L’expression « laissez faire, laissez passer » a été attribuée tantôt à Gournay, tantôt à un
marchand auquel Colbert demandait ce qu’il convenait de faire pour aider la communauté des
affaires.
1945 La notion de laissez-faire a été confondue avec celle de libre-échange, alors que cette dernière
concerne plus précisément les tarifs douaniers et les diverses entraves qu’un État peut opposer au
commerce international.
1946 Voir infra.
1947 Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l’envie. Le libéralisme aux prises avec la justice sociale,
Calmann-Lévy, 1996, p. 329.
1948 M. Weber, Économie et société II, trad. fr., Pocket Agora, 1995, p. 412.
1949 Les portraits du Fayoum, par exemple.
1950 « Holisme » vient du grec « holos », qui signifie le « tout ».
1951 Dans sa Théorie des sentiments moraux et dans ses Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations (V, 2).
1952 La « loi de l’offre et de la demande » censée déterminer le prix des biens dans un marché libre
est l’expression de cet optimisme de l’harmonie spontanée des actions humaines non entravées. Il en
va de même avec la « loi des débouchés » de Jean-Baptiste Say, selon laquelle l’offre crée
automatiquement sa demande propre si bien qu’une production croissante sera toujours absorbée par
le marché (la conclusion, tirée par J.-B. Say, est l’impossibilité de crises économiques générales, à
condition, toujours, que l’État ne produise pas des perturbations par son intervention intempestive).
1953 Friedrich von Hayek usera du terme de « catallaxie » pour désigner cet ordre spontané que les
économistes ont d’abord repéré avec le marché.
1954 Avec l’intensification de l’individualisme dans les sociétés contemporaines, la bourgeoisie
sera de moins en moins patrimoniale et de plus en plus consommatoire.
1955 Cela dit, l’expression de capitalisme d’État, utilisée aussi bien par les marxistes que par les
libéraux, montre que la propriété privée des capitaux n’est pas un élément absolument nécessaire
pour définir le capitalisme.
1956 É. Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », in La Science sociale et l’action, PUF,
1987, p. 268.
1957 Si le libéralisme est anticommunautarien, parce qu’individualiste, certains libéraux,
néanmoins, sont également communautariens.
1958 Le mot est de Pierre Rosanvallon dans Le Libéralisme économique.
1959 « Là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté », disait Locke. Or le capitalisme moderne
tend à remplacer les lois par des règles.
1960 B. Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, Garnier-Flammarion, 1986, p. 168.
1961 Voir La tolérance.
1962 Le libéralisme a privatisé la sexualité. Dès lors, en dehors du champ de criminalité déterminé
par le droit, tous les comportements sont permis.
1963 B. Mandeville, La Fable des abeilles, trad. L. et P. Carrive, Vrin, 1985, p. 31.
1964 Ibid., p. 33.
1965 La question du luxe a été centrale au siècle des Lumières. Werner Sombart a montré que
jusqu’à la révolution industrielle le « capitalisme primitif » a surtout reposé sur l’industrie du luxe.
1966 B. Mandeville, La Fable des abeilles, op. cit., p. 183.
1967 K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 27.
1968 Ibid., p. 8.
1969 « Deux conception de la liberté » in Éloge de la liberté, trad. fr., Calmann-Lévy, 1988.
1970 J. Rawls, Libéralisme politique, trad. fr., PUF, 1995. Voir La justice.
1971 R. Dworkin, « La communauté libérale » in Libéraux et communautariens, anthologie, trad.
fr., PUF, 1997.
1972 H. Spencer, Justice, § 121, trad. fr., Guillaumin, 1893.
1973 Anarchie, État et utopie, trad. fr., PUF, 1988.
1974 La violence propre aux régimes totalitaires fut d’avoir cru possible cette conscience unifiante.
Pour Friedrich von Hayek, le planisme est nécessairement totalitaire.
1975 Depuis quelques décennies, la modélisation mathématique, privilégiée par l’école néolibérale,
tend à faire croire au caractère absolu des mécanismes économiques, et, par le fait même, à faire
oublier que l’économie, comme l’a rappelé à Amartya Sen, est une science humaine.
1976 C’est Jonathan Swift, lui-même victime du krach de la Bourse de Londres en 1721, qui est à
l’origine de ce terme de « bulle » pour désigner une spéculation boursière insensée. Il avait publié à
cette occasion un poème intitulé « La Bulle » : bubble, en anglais, signifie « tromperie », et, par voie
d’extension, une entreprise douteuse. Ayant, lui aussi, perdu beaucoup d’argent dans l’affaire,
Newton, qui occupait alors le poste de maître de la monnaie de Londres déclara que le calcul pouvait
bien prévoir les mouvements des corps célestes, mais pas la folie des hommes.
1977 K. Marx, Le Capital I, chapitre 26, Garnier-Flammarion, op. cit., p. 527.
1978 Ibid., p. 528.
1979 Petits et moyens propriétaires fonciers en Angleterre.
1980 K. Marx, Le Capital I, chapitre 27 « L’expropriation de la population campagnarde ». Dans
les pays de Réforme, les biens de l’Église furent spoliés.
1981 Le Capital I, chapitre 21.
1982 K. Marx, Le Capital I, chapitre 31, op. cit., p. 557.
1983 K. Marx, Salaire, prix et plus-value, Œuvres. Économie I, op. cit., p. 514.
1984 Ibid.
1985 Marx distingue (Le Capital III, chapitre 2, éd. M. Rubel, Œuvres. Économie II, op. cit., p.
891-905) le taux de profit (rapport de la plus-value à la totalité du capital avancé) et le taux de plus-
value (rapport entre la plus-value et le capital variable — le salaire).
1986 Fernand Braudel dit de la thèse de Max Weber qu’elle est manifestement fausse (le
capitalisme est apparu dans la Venise catholique bien avant de s’implanter dans l’Amsterdam
calviniste) mais aussi que « les historiens ne parviennent cependant pas à se débarrasser de cette
thèse subtile » (F. Braudel, La Dynamique du capitalisme, op. cit., p. 67). Le facteur religieux avait
été évoqué par Marx et Engels eux-mêmes. Dans le chapitre 18 du livre III du Capital de Marx, on lit
cette note : « Le système monétaire est essentiellement catholique, le système du crédit
essentiellement protestant » (K. Marx, Le Capital III, Œuvres. Économie II, op. cit., p. 1265). Dans
sa préface à l’édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels dit que le
dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie, que sa doctrine de la prédestination était
l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’échec
ne dépendent pas de l’habilité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de lui. Ces
circonstances sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues.
1987 Luther critiquait violemment la vie monastique comme expression de l’égoïsme et de la
sécheresse de cœur.
1988 Vocare signifie « appeler » en latin.
1989 Dans le contexte d’une métaphysique tout autre, la conjonction entre le pessimisme existentiel
et l’ascétisme laborieux se retrouvera en Asie, avec le bouddhisme japonais et le confucianisme
chinois.
1990 M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 220.
1991 Pour mieux garantir la toute-puissance de Dieu face à la liberté humaine, Calvin croyait que le
salut des élus et la damnation des autres avaient été fixés de toute éternité par un choix souverain du
Créateur.
1992 Pour saisir cette logique devenue étrange pour nous, il convient de se référer au paradigme
christique : c’est par sa souffrance que le Christ rachète celle des hommes.
1993 Max Weber l’appelait « La Divine Comédie du puritanisme » (L’Éthique protestante et
l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 99).
1994 Adam et Ève.
1995 John Milton, Le Paradis perdu, livre XII, v. 641-649, trad. A. de Chateaubriand, Belin, 1990,
p. 469-470.
1996 Quelques vers plus haut, Milton avait fait dire par l’archange saint Michel à Adam qu’avec la
foi, la vertu et la tempérance, il n’aurait pas à regretter le Paradis puisqu’il le possédera en lui-même.
1997 F. Braudel, La Dynamique du capitalisme, op. cit., p. 68.
1998 Ibid., p. 77.
1999 Avec les « reaganomics » et le « thatchérisme ».
2000 Le protectionnisme dispose de toute une batterie de mesures : taxes à l’importation,
privilèges, monopoles, subventions, fondation de manufactures d’État…
2001 Au XVIIIe siècle, le budget militaire représente couramment entre les 2/3 et les 4/5 des
dépenses des États.
2002 Jadis une disette n’était pas stricto sensu une crise économique, une famine non plus. Il n’y a
de crise économique que dans le cadre d’un système économique.
2003 K. Marx, Le Capital III, « Conclusions », in Œuvres. Économie II, op. cit., p. 1032.
2004 L’idée vient de Ricardo.
2005 Traduction française, Éditions sociales, 1979.
2006 On ne manque pas, à lire Schumpeter, d’être frappé par la foncière honnêteté intellectuelle —
vertu aujourd’hui menacée — d’un homme capable de choisir ce qu’il pensait être vrai contre ses
convictions intimes. Ainsi reconnaissait-il en Walras, pourtant si éloigné de lui (à cause de son
formalisme), le plus grand économiste du point de vue de la théorie pure, ainsi prévoyait-il la fin du
capitalisme (qu’il admirait) et son remplacement par le socialisme (qu’il n’aimait pas).
2007 La création du premier grand magasin, Le Bon Marché, à Paris, au XIXe siècle, est une
innovation commerciale qui ne présuppose aucune invention antérieure. Bill Gates, avec Microsoft, a
récemment incarné cette différence jusqu’à la caricature.
2008 La destruction créatrice est analysée au chapitre VII de Capitalisme, socialisme et démocratie.
Schumpeter a emprunté cette expression à W. Sombart.
2009 Les cycles Kitchin (d’environ 40 mois en moyenne) correspondent à des mouvements de
stocks (formation de stocks et déstockage). Ils sont eux-mêmes contenus dans les cycles Juglar d’une
durée moyenne d’une dizaine d’années correspondant aux mouvements de l’investissement productif
(ce sont eux qu’étudia Schumpeter). À leur tour, les cycles Juglar sont compris dans des cycles plus
longs — les Kondratieff — d’une durée d’environ 40 ans. Schumpeter pensait que les Kondratieff
correspondent à des innovations majeures.
2010 J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. G. Fain, Payot, 1990, p. VI.
2011 Ibid., p. 190.
2012 Dans La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre (trad. fr., Actes Sud, 2008
), Naomi Klein développe la thèse que puisque le capitalisme profite des catastrophes, qu’elles soient
« naturelles » comme le tsunami de 2004 ou provoquées comme les attentats du 11 septembre 2001,
son intérêt est de susciter les désastres sans fin. Non seulement parce que le désastre permet à la
machine de tourner à plein rendement, mais surtout parce qu’il rend acceptable les mesures les plus
radicales prises contre la liberté et les intérêts des individus.
2013 En 2008, le total des actifs financiers en circulation dans le monde valait trois à quatre fois le
PIB mondial.
2014 K. Marx, Le Capital III, chapitre 16, Œuvres. Économie II, op. cit., p. 1176-1177.
2015 La première grande spéculation dont l’histoire ait gardé la mémoire fut celle qui prit la
Hollande en 1636 lorsqu’un bulbe de tulipe finit par valoir autant qu’un carrosse et deux chevaux
complètement harnachés.
2016 D. Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, trad. F. Matignon, PUF, 1979, p. 90.
2017 Trad. fr., Les Prairies ordinaires, 2008.
2018 F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 3, Le
temps du monde, Armand Colin, 1979, p. 796.
2019 Le premier volume de la trilogie Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe
siècle a pour titre : Les structures du quotidien.
2020 M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 51.
2021 G. Deleuze et F. Guattari, L‘Anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 298.
2022 La « nouvelle économie » ou encore le « capitalisme actionnarial » provient de la conjonction
de la mondialisation et des nouvelles technologies constituant la troisième révolution industrielle (les
NTIC, nouvelles technologies de l’information et de la communication, concernent trois domaines :
l’informatique, l’audiovisuel et la téléphonie).
2023 Élie Cohen parle d’un « nouvel âge du capitalisme » (titre de son livre publié chez Fayard, en
2005).
2024 D’où la position en porte-à-faux dans laquelle se trouvent à présent la plupart des
mouvements et partis de gauche, souvent réduits à défendre des mesures conservatoires. Le
capitalisme est parvenu à s’emparer des deux puissances qui faisaient la force de la gauche : la
puissance de l’universel et la puissance révolutionnaire.
2025 Un processus analogue est observable dans le domaine artistique. Théodore Adorno voyait
dans l’art contemporain une puissance révolutionnaire susceptible de déstabiliser le capitalisme. Pour
lui la musique atonale, la peinture non figurative et la désintégration du sens narratif étaient de nature
à prendre la logique capitaliste à revers. La force révolutionnaire de ces mouvements aura fait long
feu. Le capitalisme a digéré toutes les provocations car il est lui-même fait de provocations. La
subjectivité infinie et irresponsable de l’artiste contemporain, au nom du droit absolu à la création, la
levée des règles et des « tabous », l’adaptabilité sans limites conviennent tout à fait au capitalisme
managérial. Contre la thèse d’Adorno, Pierre-Michel Menger fait remarquer que « le principe
d’originalité enjoint à chaque artiste de se différencier obstinément de tous les autres, mais cette
injonction ne débouche-t-elle pas sur un système de concurrence qui ressemble à s’y méprendre à
celui qu’a inventé l’organisation capitaliste des marchés ? » (P.-M. Menger, Portrait de l’artiste en
travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil/La République des Idées, 2002, p. 22). Une œuvre
récente d’Évariste Richer, le Lingot mort, consiste en un lingot d’or de 50 grammes percé d’un plomb
de chasse : une manière spirituelle de confronter la valeur de l’art avec celle de l’or. Or cette pièce a
été acquise par une banque suisse...
2026 Gallimard, 1999.
2027 L’épingle à nourrice fut l’emblème des punks comme la fleur fut celui des hippies mais les
deux signes inverses ont fini comme des images équivalentes.
2028 Cerf, 2008.
2029 K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 12-13.
2030 K. Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique, Œuvres. Économie II, op. cit., p.
79.
2031 Voir Le besoin.
2032 F. Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, trad. fr., éd.
Ensba, 2007.
2033 Trad. fr., Dalloz, 1983.
2034 L’ascétisme puritain dans lequel Max Weber reconnaissait l’esprit du capitalisme, est terminé.
Désormais, pour reprendre en la détournant la parole des Vedas, « l’homme naît dette ». Les
particuliers, les entreprises, et les États sont en dette. La dette engage le même rapport au temps
(futur) que l’épargne mais elle contredit son rapport aux autres.
2035 K. Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, Œuvres. Économie II, op. cit., p.
235.
2036 M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p.71.
2037 Ibid., p. 224.
2038 « Aux États-Unis, sur les lieux mêmes de son paroxysme, la poursuite de la richesse,
dépouillée de son sens éthico-religieux, a tendance aujourd’hui à s’associer aux passions purement
agonistiques, ce qui lui confère le plus souvent le caractère d’un sport. Nul ne sait encore qui, à
l’avenir, habitera la cage ni si, à la fin de ce processus gigantesque, apparaîtront des prophètes
entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des pensers et des idéaux anciens, ou
encore — au cas où rien de cela n’arriverait — une pétrification mécanique, agrémentée d’une sorte
de vanité convulsive. En tout cas, pour les « derniers hommes » de ce développement de la
civilisation, ces mots pourraient se tourner en vérité : ‘Spécialistes sans vision et voluptueux sans
cœur — ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là’ » (ibid., p.
225). Le capitalisme est nihiliste : la calculabilité généralisée appliquée à tous les objets anéantit leur
singularité, et, par voie de conséquence, le désir. Une nouvelle résignation cynique se répand dans
l’opinion : une société impliquée dans une affaire de dopage sportif a vu ses ventes croître fortement
dans les années qui ont suivi, tandis qu’une autre société qui, pour des raisons éthiques, s’était retirée
de l’épreuve, a vu chuter son chiffre d’affaires. L’opinion est au moins aussi cynique que le capital.
2039 Dans La Mondialisation et ses ennemis (Grasset, 2003), Daniel Cohen souligne cette
quadrature : « Rendre le monde plus juste exige à la fois de créer des institutions qui facilitent
l’entrée des pays pauvres dans le capitalisme mondial, tout en en construisant d’autres, qui ouvrent
un espace public qui échappe au capitalisme ». La frontière entre la mondialisation et ses ennemis
passe au sein même du mouvement altermondialiste.
2040 K. Marx, Salaire, Œuvres. Économie II, op. cit., p. 153.
2041 Ibid., p. 155.
2042 Ni le communisme, ni l’écologisme, ni l’altermondialisme ne sont parvenus à rivaliser avec le
capitalisme sur ce point. Ce fut et cela reste leur mortelle faiblesse. La plus grande force du
communisme fut son universalisme (« Prolétaires de tous les pays... ») mais derrière
l’internationalisme de façade le nationalisme l’a neutralisé rapidement.
2043 K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 32.
2044 A. Gorz, Ecologica, Galilée, 2008.
2045 André Gorz voit dans la lutte entre les « logiciels propriétaires » et les « logiciels libres » («
free », « libre » est l’équivalent anglais de « gratuit ») le coup d’envoi du conflit central de l’époque,
lequel s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation des richesses premières — la
terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs : « De la
tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du
capitalisme » (A. Gorz, Ecologica, op. cit., p. 39).
2046 L’Anti-Œdipe et Mille plateaux forment un diptyque intitulé Capitalisme et schizophrénie.
2047 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 43.
21. La catastrophe
 
 
 
Les premières visions d’apocalypse ont été religieuses. On peut parler ici
d’une véritable constante dans l’imaginaire humain : toutes les sociétés ont
cru à la réalité de catastrophes passées ou à venir. Mais ces cataclysmes
qu’évoquent les mythologies étaient rarement complets, et lorsqu’ils
l’étaient, ils se trouvaient justifiés comme des moyens de régénération. Lors
même que la téléologie judéo-chrétienne substituera sa vision linéaire,
orientée, du cours des choses, à l’image du cycle, caractéristique des
religions antiques, cette idée de régénération ne disparaîtra pas : de fait,
c’est bien une humanité nouvelle qui doit surgir après les calamités
annoncées dans l’Apocalypse par saint Jean.
Le rationalisme de l’âge classique a rejeté ce mélodrame cosmique et divin
au profit de l’idée d’une progression accomplie par l’homme lui-même. À
la fin du XVIIIe siècle, Kant pourra écrire que l’idée d’une fin de tout ne tire
pas son origine de la réflexion sur le cours physique des choses de ce
monde. Or cela, précisément, n’est plus vrai aujourd’hui. Ce n’est pas, dit
Sloterdijk dans une formule reprise de Sartre2048., ni notre faute ni notre
mérite si nous vivons à une époque dans laquelle l’apocalypse de l’homme
est quelque chose de quotidien2049..
Avant même que les guerres mondiales, les totalitarismes et les génocides
ne ravagent la scène du monde, l’art et la musique modernes2050. avaient
suggéré ce terrible message : désormais, l’homme vit sous le signe de la
catastrophe. Et cela advint au moment même où il commençait à ne plus
croire à l’apocalypse2051.. La pensée d’apocalypse n’aura donc été
suspendue que pendant un laps de temps fort court, entre Kant et
Hiroshima. Symptomatique de ce tournant est le changement de lumière qui
baigne la science-fiction : la légende noire a remplacé la légende dorée.
La catastrophe peut être définie comme un événement d’une intensité
tragique maximale accompagné ou suivi de destructions multiples. Elle fait
planer sur l’existence humaine une mort de masse. Elle est un événement
monstrueux, l’absolu du risque et de l’accident. Elle n’est pas seulement un
accident d’une puissance particulière, son énormité dépasse la catégorie de
l’accidentel.
En littérature, et spécialement dans la tragédie classique, la catastrophe est
l’événement décisif qui introduit au dénouement d’une tragédie — d’où
l’identification entre catastrophe et tragédie. « Cata » en grec signifie en
dessous, au fond, en arrière. Le préfixe désigne le mouvement qui descend,
creuse et retourne. Katastrophê signifie renversement, la strophê renvoyant
à l’action de tourner. Dans le cadre d’une conception cyclique du temps, la
catastrophe est volontiers pensée comme un retour au point de départ2052..
Dans le contexte d’une conception linéaire du temps, en revanche, qui est la
conception moderne, la catastrophe est marquée à la fois par son
irréductible singularité et par son irréversibilité. Elle donne l’apparence
d’une incommensurabilité entre l’effet (énorme, littéralement) et la cause
souvent indétectable, en tout cas imprévisible2053. — d’où le défi qu’elle
représente pour la pensée.
La catastrophe est ce qui retourne, dans les trois valeurs du verbe. La
catastrophe revient (la strophe y fait renvoi2054.) ; la catastrophe
bouleverse (les victimes en sont toutes retournées) ; le la catastrophe met
sens dessus dessous : la surface est enfouie, et le fond mis au jour.
Y a-t-il des catastrophes objectives ou bien n’avons-nous affaire qu’à une
notion anthropocentrique liée à notre malheur extrême ? La catastrophe
comme radicale discontinuité est-elle une exception ou bien entre-t-elle
dans le cadre de régularités repérables ? Ces deux questions engagent les
deux lignées sémantiques principales : celle du désastre (humain) et celle de
la rupture (objective).
Mais s’il est nécessaire de ne pas confondre le concept avec ses usages
emphatiques ou métaphoriques2055., la montée à l’absolu bute sur une
aporie. « La seule catastrophe qui paraît claire à tous serait la catastrophe à
laquelle personne ne survit », écrit Peter Sloterdijk2056.. La catastrophe par
excellence, celle qui nous permettrait de penser le concept dans toute sa
force est par définition celle que nous ne connaîtrons jamais. Toutes les
catastrophes passées, en effet, n’ont été que des catastrophes partielles et
éphémères, par rapport à l’ensemble de l’humanité. En ce sens, elles n’ont
pas été de « véritables » catastrophes2057.. Le pire en effet est impossible à
penser car la pensée présuppose un monde, fût-il mauvais.
 
 
I. THÉORIE DES CATASTROPHES
 
Les mythologies sont catastrophistes  car les origines sont autant
catastrophiques que les fins. Par opposition, le logos tendra à privilégier la
régularité des phénomènes et des lois.
Or, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, des controverses ont
agité les sciences de la nature et elles ont porté principalement sur la
question de savoir si ce sont les continuités ou les ruptures qui ont ponctué
l’histoire de la Terre. Cuvier défendait un point de vue catastrophiste, que
ses adversaires ne manqueront pas de dénoncer comme trop soumis au
paradigme biblique du Déluge et de l’Apocalypse. Selon les « gradualistes
», à l’inverse, les extinctions des espèces vivantes ont été progressives et
non pas brutales. Un débat parallèle marqua la naissance de la géologie : au
catastrophisme2058. des révolutions du globe défendu par Cuvier
s’opposait l’actualisme (ou uniformitarisme) de Charles Lyell : les mêmes
causes aujourd’hui observables ont dû agir dans les temps primitifs de la
Terre2059.. Le vulcanisme soutenu par les catastrophistes mettait en avant
les phénomènes d’explosion tandis que le neptunisme défendu par les
uniformitaristes privilégiait les phénomènes d’érosion : nouvelle bataille
entre le feu et l’eau, sortie cette fois de son cadre mythologique.
Au XXe siècle, le catastrophisme sera réactualisé dans les sciences de la
Terre par deux découvertes majeures : en climatologie, celle de la fin
brutale de la dernière glaciation, qui provoqua la hausse du niveau des
océans de plusieurs dizaines de mètres, et en paléontologie la découverte
des astroblèmes. On appelle impactisme la théorie catastrophiste selon
laquelle la vie sur Terre et l’existence de la Terre elle-même ont été en
grande partie conditionnées par la chute d’astéroïdes sur le globe2060..
La notion de catastrophe a été à l’époque contemporaine utilisée dans
toutes les sciences, de la biologie aux mathématiques. Kurt Goldstein a
appelé catastrophe le comportement désordonné en rupture avec l’ordre qui
semble régir la conduite (adaptative) de l’individu dans son milieu familier.
C’est cet usage qui a conduit René Thom à utiliser le terme pour désigner sa
théorie mathématique.
La théorie des catastrophes est une morphologie générale des
discontinuités2061.. Elle en formalise la géométrie dans des systèmes
dynamiques généraux décrits par des équations aux dérivées partielles. La
catastrophe est un type de discontinuité qu’un système dynamique doit
franchir pour passer d’une région de son déploiement dans une autre. Thom
distingue sept catastrophes élémentaires2062.. Ainsi est proposée une
interprétation des processus morphogénétiques indifférente à la nature
particulière des substrats, des formes ou des forces agissantes. La théorie
des catastrophes rend raison des structures en justifiant dynamiquement leur
apparition et leur stabilité. Son approche morphologique entend résoudre
l’antagonisme entre le point de vue réductionniste qui abstrait les
constituants élémentaires et le point de vue finaliste qui privilégie la
structure fonctionnelle de l’ensemble. Par la fécondité comprise dans sa
généralité même, cette théorie a pu connaître des applications diverses dans
presque tous les domaines de la recherche scientifique : le mathématicien
Christopher Zeeman, qui a travaillé sur le comportement d’agressivité du
chien2063., a proposé des applications en physique2064. et en biologie,
mais aussi en économie2065. et en politique, en sociologie2066. et en
psychologie2067..
Dans l’existence particulière ou collective des hommes, une catastrophe
est un événement unique dont le sens est contradictoirement de ne rester
justement jamais unique. D’abord parce qu’une catastrophe se répète.
Ensuite parce qu’une catastrophe en enclenche une série indéfinie d’autres.
La catastrophe semble unique mais elle ne frappe presque jamais d’un
coup. Elle tue et dévaste par à-coups successifs2068.. Günther Anders
appelait « syndrome de Nagasaki » la répétition « désinvolte, irréfléchie,
immotivée » de la première catastrophe2069..
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Rousseau évoque l’origine catastrophique de la propriété privée.
Origine doublement catastrophique : l’appropriation est une catastrophe en
soi et elle en engendre une longue série d’autres : « Le premier qui ayant
enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de
crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point
épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le
fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ;
vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre
n’est à personne »2070.. Mais aussitôt après, Rousseau précise que cet
événement a été préparé par beaucoup d’autres antérieurs — et donc que la
catastrophe s’inscrit elle-même dans une certaine continuité : « Mais il y a
grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne
plus pouvoir durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété,
dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que
successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain : il
fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les
transmettre et les augmenter d’âge en âge avant que d’arriver à ce dernier
terme de l’état de nature »2071..
L’histoire contemporaine ne manque pas d’exemples de ces séries
rétrospectives d’événements préparatoires à la catastrophe terminale : la
Shoah (qui signifie catastrophe) a eu pour contexte la catastrophe de la
Seconde Guerre mondiale, laquelle dérive de la catastrophe représentée par
l’arrivée des nazis au pouvoir, qui ont profité de la catastrophe de la Grande
Crise de 1929, laquelle n’aurait peut-être pas eu lieu sans la catastrophe de
la Première Guerre mondiale etc., La bombe atomique fut la résultante de
ces deux catastrophes absolues en matière politique que sont le totalitarisme
et la guerre mondiale, et dont la puissance d’extermination n’a pas eu sa
pareille dans toute l’Histoire. En ce sens, la catastrophe est déjà là avant
qu’elle n’arrive : on songe à l’attelage tiré par des chevaux fous qui filent
vers le précipice. Il y a toujours avant la chute un certain parcours.
L’accident, fait observer Paul Virilio2072., ne surgit pas de l’extérieur
ainsi que le suggère son étymologie (« tomber sur »), il est inhérent à
l’invention. Chaque progrès technique génère son type d’accident : le
bateau fait le naufrage, le train le déraillement, l’avion le crash etc.
L’accident n’est pas un événement inopiné qui vient du dehors mais une
soudaine transformation de la matière dans l’espace.
 
 
II. CATASTROPHES NATURELLES, CATASTROPHES HUMAINES
 
La tragédie tient au contraste pathétique entre la toute-puissance objective
du Destin et la fragilité de l’être humain. Il n’y a de catastrophe que pour
l’homme et contre lui. Lorsque la comète Kohoutek a percuté la planète
Jupiter, le choc a été d’une violence inimaginable, pourtant ce n’était pas
une catastrophe.
La catastrophe peut être d’origine surnaturelle (on l’appelle alors
apocalypse), naturelle ou humaine. Mais c’est toujours l’humanité qui en
est la victime — quand bien même elle ne serait pas la seule à l’être
(l’Apocalypse détruit le monde entier).
Dans le Timée de Platon, Critias l’Ancien dit : « Bien des fois et de bien
des manières, le genre humain a été détruit et il le sera encore. Les
catastrophes les plus importantes sont dues au feu et à l’eau... »2073..
Reprenant une idée stoïcienne, Cicéron dans La République fait allusion
aux « inondations » et aux « incendies du monde » qui se produisent
inévitablement à époques fixes et qui, en détruisant la totalité du genre
humain, rendent illusoire le désir de gloire éternelle2074.. Au XVIIIe siècle,
Buffon pensait que l’idée que les hommes doivent un jour « périr par un
déluge universel ou par un embrasement général »2075. (apocalypse par
l’eau ou par le feu) venait d’expériences réelles.
Alors que le fléau désignait spécifiquement la catastrophe provoquée par
Dieu, le cataclysme (du grec kataklusmos, inondation) est à l’origine une
catastrophe naturelle. Il a fini par s’identifier à n’importe quel
bouleversement dramatique et mortifère, même à ceux où la nature n’a
aucune part. Il en va de même avec le désastre — qui dans la croyance
astrologique renvoie au fait d’être né sous un mauvais astre.
La Bible2076. raconte comment Yahvé frappa l’Égypte (à cause du
pharaon qui refusait de laisser les Hébreux sortir de leur « terre de servitude
» pour rejoindre la Terre promise) de dix plaies2077.. Le schéma religieux
traditionnel de la catastrophe met en jeu une force surnaturelle qui se sert de
son pouvoir sur les éléments naturels pour frapper les hommes coupables
afin de les châtier.
Les apocalypses sont de gigantesques variations autour de trois thèmes :
l’eau (le déluge), le feu (la chute du Soleil ou des étoiles), le froid
(l’obscurcissement du Soleil)2078.. C’est en abattant sur terre des calamités
naturelles que le Dieu de l’Apocalypse de Jean prépare le jour du Jugement
et si la pollution industrielle doit un jour anéantir notre espèce, ce sera par
le biais de la destruction de son environnement.
L’origine surnaturelle de la catastrophe étant écartée, peut-on ranger dans
une catégorie commune les « attentats » du 11 septembre 2001 et le tsunami
de 2004, un génocide et un tremblement de terre ? L’opposition établie
entre les catastrophes naturelles et les catastrophes humaines semble
aujourd’hui à la fois élémentaire et indiscutable.
Les catastrophes proprement humaines, c’est-à-dire celles qui ont
l’homme pour seule cause directe peuvent être de type politique ou
technique. Les violences (dont la guerre et le génocide sont les formes
extrêmes) et le despotisme (dont le totalitarisme est la manifestation
exacerbée) sont des catastrophes politiques. Les accidents technologiques
(comme celui de Tchernobyl) et les désastres écologiques sont des
catastrophes techniques. La guerre moderne conjoint ces deux dimensions,
politiques et techniques.
Selon Paul Virilio, qui a forgé le néologisme de « dromosphère » pour
désigner ce monde spécifique qui n’aurait jamais existé sans l’homme, ce
que la technique humaine a introduit d’inédit dans la réalité physique, c’est
la vitesse. Or la vitesse ne fait pas seulement l’accident : c’est l’accident
qui, en retour, surgit avec une vitesse foudroyante.
Les textes législatifs qui définissent la catastrophe naturelle font état de «
l’intensité anormale d’un agent naturel ». Mais l’anormalité des
catastrophes, même si elle semble fondée sur des mesures statistiques, reste
une valeur anthropocentrée : c’est à l’échelle de la vie humaine ou de
l’existence collective des hommes (un souffle comparé aux âges
géologiques) que l’on établira que tel phénomène est « normal » ou pas. On
peut donc se demander si l’expression de catastrophe naturelle n’est pas
contradictoire en soi. En effet, toute catastrophe est, in fine, humaine, et
même si elle n’a pas une cause humaine elle a un impact humain forcément
révélateur de faiblesses humaines.
Toutes les fois qu’un cataclysme frappe un pays, particulièrement du tiers-
monde, là où les victimes sont toujours les plus nombreuses, et les plus
démunies, nous revient en mémoire la lettre que Rousseau écrivit à
Voltaire, il y a deux siècles et demi, en réponse à son Poème sur le désastre
de Lisbonne. Le tremblement de terre de Lisbonne (1755) provoqua chez
les penseurs du siècle des Lumières une véritable commotion. Nombre
d’historiens aujourd’hui considèrent que ce cataclysme sonna le glas de la
démarche philosophique que Leibniz avait fait connaître sous le nom de
théodicée, qui consiste à justifier le mal au nom d’une harmonie supérieure.
Après le désastre de Lisbonne, il semblait désormais impossible de croire
en une Providence juste et bonne. Rousseau répond à Voltaire (qui lui avait
envoyé son poème) qu’excepté la mort « qui n’est presque un mal que par
les préparatifs dont on la fait précéder », « la plupart des maux physiques
qui affligent l’homme sont de son fait ». « Convenez, écrit-il à propos de la
ruine de Lisbonne, que la nature n’avait point rassemblé là 20000 maisons
de six à sept étages », « et que si les habitants de cette grande ville eussent
été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été
beaucoup moindre et peut-être nul ». À Voltaire qui demandait avec une
feinte naïveté que les catastrophes eussent lieu dorénavant au milieu des
déserts, là où personne n’habite, Rousseau répond justement qu’il ne
manque pas d’y avoir des tremblements de terre en ces lieux vides
d’hommes2079..
Les tremblements de terre qui frappent tel pays pauvre, comme les
cyclones qui régulièrement balaient les îles basses du malheureux
Bangladesh, montrent assez combien Rousseau avait raison de considérer
qu’il n’y a pas, en fait, de catastrophes naturelles mais seulement des
catastrophes humaines. Chassés de leurs terres par la misère, les
Bangladeshis construisent des abris de fortune dans les endroits les plus
exposés — aussi la nature comme un mauvais destin semble-t-elle
s’acharner sur eux. Mais c’est de l’injustice des hommes que ces gens sont
d’abord victimes ; seulement nous trouvons encore dans la nature, comme
au XVIIIe siècle les philosophes trouvaient dans la Providence, un alibi idéal
pour n’avoir pas à nous interroger sur la façon dont la société fait mal vivre
bien des hommes.
Les menaces qui mettent en péril aujourd’hui la Biosphère confirment, et
au-delà, les diagnostics les plus pessimistes. La paléontologie nous a révélé
que l’histoire de la Terre a été ponctuée par des extinctions de masse qui,
par cinq fois, ont détruit 95 % des espèces vivantes2080.. L’hypothèse la
plus communément admise aujourd’hui attribue ces catastrophes à la
collision d’un astéroïde avec notre planète. Désormais les spécialistes
parlent d’une sixième extinction pour désigner celle qui se déroule sous nos
yeux2081.. Si l’on excepte le choc d’un astéroïde (dont l’éventualité ne peut
être exclue), aucune catastrophe désormais, même celle qui affecterait la
totalité de l’écosystème terrestre, ne peut être dite naturelle. Les
catastrophes sont humaines, trop humaines.
 
 
III. FACE AUX CATASTROPHES
 
« En fait, interroge Kant, pourquoi les hommes s’attendent-ils au juste à
une fin du monde ? Et, celle-ci étant admise, pourquoi précisément à une fin
dans la terreur (pour la plus grande partie de l’espèce humaine) ? »2082.. La
première réponse que Kant donne à cette question tient dans l’espèce de
décalage qui existe entre l’homme et le monde : « Le monde ne mérite de
durer que dans la mesure où les êtres raisonnables qui le peuplent sont
conformes au but final de leur existence ; dès l’instant que ce but risque de
ne pas être atteint, la création elle-même leur paraît sans objet, comme une
pièce de théâtre dépourvue de tout dénouement et qui ne permet pas de
reconnaître une intention rationnelle »2083.. L’idée d’une fin du monde
reposerait par conséquent sur l’absence d’une foi en une finalité purement
humaine de l’histoire, sur l’absence de croyance au progrès. Inversement,
l’idée de progrès, à partir du moment où elle s’imposera, à l’époque de Kant
justement, refoulera dans la superstition les pensées d’apocalypse. Et
lorsque cette idée sera ébranlée par les tragédies sans nom de l’histoire
contemporaine, de nouveau la crainte de l’apocalypse resurgira.
La seconde réponse que Kant donne à la question de savoir pourquoi les
hommes s’attendent à une fin du monde se fonde sur l’idée de la corruption
de la nature humaine. Et nous retrouvons ici un même mouvement en trois
phases : c’est parce que l’homme n’avait pas tout lieu d’être fier de lui qu’il
s’est d’abord attendu à une destruction de son être ; lorsqu’il se mit à la
place de Dieu et crut à son infinie perfectibilité, alors l’apocalypse disparut
de son horizon, la téléologie de l’histoire remplaçant la théologie ; enfin,
sous le coup des catastrophes par lui-même provoquées, il se remit à
aspirer, comme le Wotan de Wagner, à sa propre fin. Les apocalypses
religieuses ont toutes pour fondement un jugement moral sur le caractère
corrompu du monde. Mais la croyance dans le renouveau rend impensable
la destruction totale et définitive de l’humanité.
On parle d’eschatologie universelle (par opposition à l’eschatologie
individuelle qui ne concerne que l’homme singulier) pour désigner le récit
concernant la fin de l’univers tout entier. L’eschatologie universelle résulte
ou bien d’un destin inéluctable ou bien d’une décision prise par une
puissance divine. Comme l’a montré Mircea Eliade, tous les mythes du
déluge sont également des mythes de la régénération. Si l’humanité est
exterminée, elle ne l’est pas entièrement (un couple survit) et de ce reste
infime une autre humanité provient. L’idée de rédemption est à la fois un
moyen d’expliquer, de justifier et de conjurer la catastrophe. Mais elle
implique le caractère à la fois partiel et relatif de celle-ci. Aujourd’hui, nous
ne croyons plus à la rédemption. La survie nous suffit. C’est à partir de cet
horizon de survie que Günther Anders parlait d’une apocalypse nue, c’est-
à-dire d’une apocalypse qui ne serait la promesse d’aucun Royaume
ultérieur2084..
La catastrophe est ce qui met en échec le désir de toute-puissance et le
rend dérisoire. Ainsi peut-on comprendre la prolifération de son imaginaire
au cinéma et en littérature. Mais le spectacle de la catastrophe n’entre pas
en contradiction avec le volontarisme optimiste du capitalisme prométhéen,
il en est plutôt l’envers2085..
Au sens courant, le catastrophisme est la propension à considérer la
catastrophe comme le mode normal d’apparition du réel. Il peut aller, ainsi
qu’on le voit dans les médias contemporains, jusqu’au culte de l’accident.
Cette connivence du catastrophique et du spectaculaire n’est pas récente car
si le sens théâtral de la catastrophe n’est pas premier, il a joué aux XVIe et
e
XVII siècles le rôle de paradigme pour les accidents les plus radicaux de la
vie (maladies, fléaux) tout comme si le monde était une scène. C’est d’autre
part le dénouement souvent sanglant des tragédies qui a donné à la
catastrophe son sens résolument négatif. Aristote avait établi sa théorie de
la catharsis à partir de la tragédie d’Œdipe. Les spectacles de catastrophes
ont sans doute une fonction analogue de délivrance et de prophylaxie. De
nombreux films et feuilletons télévisés mettent en scène des survivants pour
lesquels la catastrophe est déjà passée. L’une des leçons fondamentales de
la psychanalyse, rappelle Slavoj Žižek, est que « les images de catastrophe,
loin de donner accès au Réel, peuvent fonctionner comme un bouclier qui
protège du Réel »2086.. Les fantasmes et images de catastrophes ont vacciné
l’homme moderne contre la seule catastrophe à laquelle il ne survivrait pas.
Comme la violence, et la mort en général, la catastrophe suscite un
mélange ambivalent de répulsion et de fascination. Le sublime est une
esthétique de la catastrophe (la tempête a souvent été donnée comme
exemple de spectacle sublime). Il existe une fascination pour la catastrophe,
un désir de catastrophe2087. sur lesquels le « catastrophisme éclairé » ne
cessera de buter2088.. Notre modernité, qui a le culte de l’accident
(l’accident est ce qui permet, par le biais de leur mise en images, donc de
leur mise en scène, de donner une valeur marchande aux affects) notre
modernité fait un usage hyperbolique de la catastrophe2089.. Le déni de la
catastrophe est plus répandu que le catastrophisme : il repose sur ce
paralogisme qui déduit un « jamais » du « pas encore ». Nous ne voulons
pas croire ce que nous savons, cela est vrai de notre mort collective comme
de notre mort individuelle.
Le « catastrophisme éclairé » qu’entend promouvoir Jean-Pierre
Dupuy2090. repose sur le stratagème mental suivant : si nous croyons la
catastrophe évitable, alors elle se produira ; mais si nous sommes
convaincus qu’elle est certaine, alors nous avons une chance de l’éviter.
Ces termes rappellent ceux, classiques, de la logique modale du possible et
du nécessaire, qui avaient mis aux prises Aristote avec les Mégariques. Les
Mégariques soutenaient qu’un événement ne peut être dit possible qu’à
partir du moment où il arrive réellement. Autrement dit, c’est la nécessité
du réel qui seule peut rétrospectivement constituer le possible en possible.
Pour Aristote, à l’inverse, le possible laisse ouverte la bifurcation de
l’existence et de l’inexistence : quelque chose peut être en puissance sans
être jamais en acte.
Le catastrophisme éclairé traite contradictoirement la catastrophe future
sur le mode d’une fatalité ne résultant d’aucune intention humaine mais que
nous sommes libres néanmoins d’écarter2091.. Il s’agit de séparer
l’humanité de sa propre violence en faisant de celle-ci un destin sans
conscience mais capable de nous anéantir : « la ruse consiste à faire comme
si nous étions sa victime tout en gardant à l’esprit que nous sommes la
cause unique de ce qui nous arrive »2092..
Bien des intellectuels ont ironisé sur le catastrophisme, comme si la peur
diffuse et diffusée restait la ruse la plus commune des pouvoirs. En fait,
constate Günther Anders, « nous vivons plutôt à l’âge de la minimisation de
la peur et de l’incapacité d’avoir peur »2093.. D’où ces impératifs
paradoxaux : « N’aie pas peur d’avoir peur, aie le courage d’avoir peur. Aie
aussi le courage de faire peur »2094.. Les catastrophes d’aujourd’hui
tendent à devenir invisibles2095.. Et la désarmante accoutumance de la
conscience humaine au pire ne rend pas facile la tâche d’avertissement.
Évoquant le témoignage de William James, qui était présent lors du grand
tremblement de terre de San Francisco de 1906, Bergson a finement décrit
l’état d’esprit paradoxal dans lequel se trouvaient les Français avant 1914
face à l’éventualité d’une nouvelle guerre. Celle-ci, dit Bergson, leur
apparut à la fois comme probable et comme impossible — jusqu’à se
présenter, après avoir éclaté, avec toute sa fausse évidence. Ce caractère «
bon enfant » de l’Accident était ce qu’il y avait de plus frappant2096..
Le catastrophisme total — l’annonce de la complète destruction de
l’humanité — est une position irréfutable, car tant que le chaos prévu n’est
pas arrivé, il peut toujours être dit possible mais s’il arrive, nul ne sera plus
là pour le constater2097.. Il existe aussi une perversité propre au
catastrophisme total qui peut faire souhaiter à celui qui est pris par lui que
la catastrophe arrive, d’une part pour la jouissance d’avoir raison, d’autre
part pour susciter la réaction appelée de ses vœux.
Mais comment convaincre de la nécessité du pire sans susciter une
panique contre-productive ? L’un des plus grands défis est celui de la
nécessité de prendre des décisions dures sur fond de connaissances molles.
Günther Anders et Hannah Arendt ont réfléchi sur ce tournant : désormais
l’homme n’est plus capable de se représenter ce qu’il fait. De là, un mal
inédit, monstrueux, dont Eichmann a été l’incarnation. Ce que nous
pouvons faire désormais est plus grand que ce que dont nous pouvons nous
faire une image ; entre notre capacité de fabrication et notre capacité de
représentation, un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ;
notre capacité de fabrication est sans bornes, tandis que notre capacité de
représentation est limitée2098.. Ce hiatus correspond à celui que Descartes
notait entre l’entendement (fini) et la volonté (infinie) — à cette différence
toutefois que le pouvoir technique réalisé et espéré a aujourd’hui fait
basculer la volonté du côté des désirs et des fantasmes, c’est-à-dire de
l’inconscient. « Par son énormité, écrit Anders, c’est-à-dire du fait même
qu’elle est trop grande pour être seulement mienne ou tienne, la
catastrophe nous décharge de notre peur de la même manière (..) que les
grandes entreprises et les grandes actions auxquelles nous collaborons
avec d’autres, en tant que travailleurs, nous déchargent de notre
responsabilité »2099..
L’analyse de Günther Anders a pour sens d’arracher la catastrophe à sa
singularité. Auschwitz et Hiroshima n’ont pas eu lieu qu’une fois pour
toutes ; désormais, ils hypothèquent la totalité de notre futur2100.. Notre
monde est celui dans lequel d’autres Auschwitz et d’autres Hiroshima sont
possibles. Seulement, cette présence, cette actualité perpétuelles sont l’objet
d’un refoulement : l’événement catastrophique est « dissimulé au cœur
même de notre négligence »2101.. Désormais, depuis Auschwitz et
Hiroshima, nous sommes dans « le temps de la fin » et rien ne pourra
jamais faire que nous n’y soyons plus. Nous sommes, dit Anders, la
première génération des derniers hommes2102.. Même si nous ne vivons
pas actuellement la fin des temps, nous sommes dans le temps de la fin, ce
qui signifie qu’à tout moment la fin peut advenir. Ce temps de la fin est
définitif : nous ne pourrons jamais aller en deçà de lui, revenir à un avant de
lui. Pour toujours notre temps est celui de la fin : « il ne peut plus être
relayé par un autre temps mais seulement par la fin »2103.. Certes, nous
pouvons obtenir un moratoire, œuvrer en direction d’une prolongation
(forcément relative) de ce temps de la fin « mais en supposant que nous
remportions cette victoire, il est certain que ce temps restera ce qu’il est, à
savoir un temps de la fin »2104.. « La possibilité de notre anéantissement
définitif est, même si celui-ci n’a finalement jamais lieu, l’anéantissement
définitif de nos possibilités »2105., écrit Günther Anders.
 
*
 
Pour Paul Virilio, l’humanité vit désormais sous la menace d’une
catastrophe à la fois générale (naturelle et artificielle) et globale
(mondialisée). L’homme, écrit Peter Sloterdijk, n’existe pas sous le signe du
divin mais du monstrueux ; l’homme dispose désormais d’une capacité
d’apocalypse2106.. Les États en effet ne se disputent pas la bombe
atomique, ils la veulent tous en même temps. Et cela révèle non pas un «
clash » entre les civilisations, comme le prévoit Huntington, mais bien
plutôt leur convergence. Toutes les puissances concourent à la même
horreur. L’âge de la catastrophe finale est celui dans lequel la formule «
Tous les hommes sont mortels » a été remplacée par celle-ci : « L’humanité
peut être tuée dans sa totalité »2107.. Le problème n’est plus de savoir si
l’humanité pourra échapper aux catastrophes qui l’attendent, mais de savoir
si, comme toutes celles du passé, elles se contenteront d’être partielles.
Einstein disait : Je ne sais pas s’il y aura une troisième guerre mondiale,
mais ce que je sais, c’est qu’il n’y en aura pas une quatrième.
La catastrophe rendrait-elle impossible toute stratégie ? Günther Anders a
analysé le paradoxe de l’intention auto-invalidante de la dissuasion
nucléaire : pour que la dissuasion soit réelle, il est nécessaire d’afficher une
détermination sans faille à déclencher l’apocalypse afin d’être certain qu’on
n’aura pas à le faire. On retrouve ici la structure logique du paradoxe de
Jonas2108. : c’est lorsqu’une catastrophe apparaît comme inéluctable qu’il
reste une possibilité de l’éviter. Comme l’écrit François L’Yvonnet à la fin
de sa préface pour Le Temps de la fin : « Les philosophes n’ont fait
qu’interpréter et transformer le monde. Désormais, il importe de le
conserver »2109..
 
*
 
Voir aussi
 
La continuité. Le crime. L’événement. La folie. La guerre. Le mal. La
mort. Le racisme. La révolution. Le risque. Le totalitarisme. Le tragique. La
violence.
 
*
 
Bibliographie
 
E. Kant, La Fin de toutes choses, trad. H. Wizmann, Œuvres philosophiques III, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1986.
Günther Anders, — Le Temps de la fin, trad. fr., L’Herne, 2007.
— La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’énergie atomique, trad. C. David, Le Serpent
à plumes, 2006.
René Thom, Paraboles et catastrophes, Flammarion, 1983.
H.-P. Jeudy, Le Désir de catastrophe, Aubier Montaigne, 1992.
Paul Virilio, L’Accident originel, Galilée, 2005.
Jean-Pierre Dupuy, — Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2004.
— Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, 2005.
 
 
 
 
 
 
2048 Dans Qu’est-ce que la littérature ? Sartre évoquait la situation de l’écrivain pendant
l’Occupation alors que la torture était une pratique quotidienne.
2049 P. Sloterdijk, La Domestication de l’être, trad. O. Mannoni, Mille et Une nuits, 2000, p. 74.
2050 Le cubisme et Le Sacre du printemps ont souvent été vus comme les signes précurseurs de la
dislocation que les corps allaient subir dans les tranchées de la guerre de 1914-1918.
2051 L’apocalypse n’a pas d’abord le sens de catastrophe, mais celui de révélation sacrée sur la fin
de toutes choses. Le verbe apokaluptein en grec est la traduction du verbe hébraïque galosh, qui
signifie révéler, et plus précisément, révéler des secrets et des mystères. Les terribles menaces qui
aujourd’hui pèsent sur le monde ont suscité un retour en force des croyances apocalyptiques : la
majorité des Américains croient à la bataille finale d’Armageddon, quant au monde arabo-musulman,
il est massivement pris par l’imaginaire apocalyptique.
 
2052 La succession des âges en Grèce ancienne (Hésiode) et en Inde est catastrophique : la fin du
dernier âge (âge de fer chez les Grecs, âge de Kali en Inde) débouche sur un renversement qui
reconduit à l’âge d’or premier.
2053 La terrible marée noire qui frappa les côtes de l’Alaska en 1989 a eu pour cause première
l’ivresse d’un marin.
2054 Il y a une volte identique dans la révolution, laquelle est une forme de catastrophe.
2055 Le langage commun contemporain cultive volontiers l’emphase et les superlatifs au moins
autant que les litotes et les diminutifs — aussi le moindre incident domestique, le plus léger
contretemps dans une existence frappée par la banalité seront-ils appelés des « catastrophes ». Une
réflexion philosophique s’attachera à garder au terme tout son poids de tragique.
2056 P. Sloterdijk, La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, trad. fr.,
Christian Bourgois, 2000, p. 108.
2057 Les seules catastrophes complètes ont été celles qui ont frappé un petit peuple — comme celui
des Tasmaniens exterminés jusqu’au dernier par les colons blancs.
2058 Ce sens technique a été introduit par Whewell.
2059 La théorie des « causes actuelles » de Lyell s’oppose à la fois au catastrophisme et à la théorie
des « causes lentes » de Buffon.
2060 L’idée que les périodes géologiques ont été terminées et commencées par des impacts
d’astéroïdes est aujourd’hui communément admise dans le milieu scientifique.
2061 R. Thom, Paraboles et catastrophes, Flammarion, 1983.
2062 Le pli, la fronce, représentables dans un espace à trois dimensions, la queue d’aronde (qui
exige un espace de dimension quatre pour être décrite topologiquement), le papillon, l’ombilic
parabolique, l’ombilic elliptique (dimension cinq) et l’ombilic hyperbolique (dimension six).
2063 Un changement brusque affecte la physiologie de l’animal (museau, oreilles) et son
comportement.
2064 Caustiques, ondes de choc, transitions de phase, bifurcations de solution, ruptures de symétrie,
structures de symétrie — toutes les discontinuités ont été formalisées dans la théorie des
catastrophes.
2065 Avec l’étude des krachs boursiers, en particulier.
2066 Analyse des émeutes dans les prisons, du comportement des pirates de l’air…
2067 Analyse des maladies maniaco-dépressives.
2068 Au premier impact sur l’une des Twin Towers le 11 septembre 2001, a succédé un second
impact, puis l’effondrement des deux tours. Ainsi la sidération de la première catastrophe n’a pas eu
le temps de se résorber. Le tsunami de 2006 a également frappé par à-coups répétés.
2069 L’explosion atomique qui détruisit la ville de Nagasaki le 9 août 1945 a eu lieu trois jours
seulement après celle qui réduisit Hiroshima en cendres.
2070 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964, p. 164. Orthographe modernisée.
2071 Ibid.
2072 P. Virilio, L’Accident originel, Galilée, 2005.
2073 Platon, Timée, 22c.
2074 Cicéron, La République VI, 21, 23.
2075 Buffon, Les ‫ة‬poques de la nature, Diderot Multimédia, 1998, pp. 200-201.
2076 Exode VII-XII.
2077 Eaux du Nil changées en sang, invasion de grenouilles, de moustiques et de mouches,
épizootie frappant les troupeaux, maladies décimant les hommes, orages destructeurs de récoltes,
nuée de sauterelles, ténèbres, mort de tous les premiers-nés égyptiens.
2078 Dans le ragnarök scandinave (on le connaît sous la traduction wagnérienne de crépuscule des
dieux) le monde disparaît dans un déluge d’eau et de feu : « Le soleil s’obscurcit/ la Terre sombre
dans la mer/ les luisantes étoiles/ vacillent dans le ciel ;/ ragent les fumées/ ronflent les flammes./Une
intense ardeur/ joue jusqu’au ciel » (cité par Régis Boyer, La Religion des anciens Scandinaves,
Payot, 1981, p. 203). Le Coran contient plusieurs passages apocalyptiques. Le monde qu’Allah a créé
finira lorsque l’Heure sera venue ; alors la terre tremblera, les montagnes éclateront, le ciel se fendra,
les planètes se disperseront, les mers seront projetées, la trompette de l’ange Israfil sonnera. Il n’y
aura alors aucun vivant qui ne meure : « toute âme goûtera la mort » (le Coran XXIX, 57). C’est
l’anéantissement final. Dieu subsistera dans sa toute-puissance car « tout périt si ce n’est Sa Face »
(ibid.). Lorsque retentira le second coup de la trompe, la totalité des hommes, ceux qui sont morts
depuis longtemps ou ceux qui auront été tués le jour de l’anéantissement seront ressuscités, corps et
âme, et comparaîtront devant Allah pour être jugés. Ce sera le « jour de la reddition des comptes ».
 
 
 
2079 Lettre de Jean-Jacques Rousseau à M. de Voltaire, 18 août 1756, Œuvres complètes IV,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1969, p. 1059-1075.
2080 La cinquième, qui a eu lieu il y a 65 millions d’années, est la plus célèbre : c’est elle qui a
provoqué la fin des dinosaures.
2081 Voir R. Leakey et R. Lewin, La Sixième extinction, trad. fr., Flammarion, 1999.
2082 E. Kant, La Fin de toutes choses, trad. H. Wizmann, Œuvres philosophiques III, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 314.
2083 Ibid.
2084 G. Anders, Le Temps de la fin, trad. fr., L’Herne, 2007, p. 88.
2085 Lorsque la mort est esquivée, et que la catastrophe n’atteint que les choses, la situation
devient franchement comique : tel est le ressort essentiel du burlesque. C’est dans la période qui
s’écoule entre 1930 et 1950, et qui fut la plus catastrophique de la modernité, que triompha le cinéma
burlesque américain.
2086 S. Žižek, Fragile absolu ou Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ?, trad. F.
Théron, Flammarion, 2008, p. 113.
2087 Nombre de fictions littéraires, cinématographiques, télévisuelles en témoignent.
2088 Il y a bien de l’ivresse chez les concepteurs d’engins de destruction massive. Lorsqu’il inventa
la « superbombe » (la bombe H, à fusion thermonucléaire), Edward Teller se justifia par « l’esprit
d’aventure » et la conquête d’un « domaine nouveau ». Même Oppenheimer, taraudé par le doute,
épouvanté par une possible destruction totale de l’humanité, vit dans ce programme d’armement
nucléaire quelque chose de « particulièrement délicieux sur le plan technique ». Un peu plus tard,
Ken Alibek, responsable des recherches sur les armes bactériologiques en Union soviétique, décrivait
ainsi son état d’esprit : « les résultats de mes travaux pouvaient servir à tuer des gens, mais je ne
pouvais pas concevoir comment réconcilier ce savoir avec le plaisir dérivant de la recherche » (voir
J.-J. Salomon, Le Scientifique et le Guerrier, Belin, 2001).
2089 L’excès joué/déjoué (« c’est la cata ! ») est une stratégie de conjuration. Nommés «
catastrophes » les incidents de la vie quotidienne sont une manière indirecte et inconsciente de
neutraliser magiquement la catastrophe réelle qui est la mort.
2090 Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2004 ; Petite
métaphysique des tsunamis, Seuil, 2005.
2091 J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 28.
2092 Ibid., p. 100.
2093 G. Anders, La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’énergie atomique, trad. C.
David, Le Serpent à plumes, 2006, p. 151.
2094 Ibid., p. 152.
2095 Jean-Pierre Dupuy parle d’invisibilité du mal à propos de la contamination nucléaire (J.-P.
Dupuy, « Tchernobyl et l’invisibilité du mal », Esprit, mars-avril 2008, Le temps des catastrophes, p.
67-78).
2096 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, PUF, 1970, p. 1110. «
Encore enfant en 1871, au lendemain de la guerre, j’avais, comme tous ceux de ma génération,
considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze années qui suivirent.
Puis cette guerre nous apparut tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et
contradictoire, qui persista jusqu’à la date fatale. Elle ne suscitait d’ailleurs dans notre esprit aucune
image, en dehors de son expression verbale. Elle conserva son caractère abstrait jusqu’aux heures
tragiques où le conflit apparut comme inévitable, jusqu’au dernier moment, alors qu’on espérait
contre tout espoir. Mais lorsque, le 4 août 1914, dépliant un numéro du Matin, je lus en gros
caractères : « L’Allemagne déclare la guerre à la France », j’eus la sensation soudaine d’une invisible
présence que tout le passé aurait préparée et annoncée, à la manière d’une ombre précédant le corps
qui la projette. Ce fut comme si un personnage de légende, évadé du livre où l’on raconte son
histoire, s’installait tranquillement dans la chambre. À vrai dire, je n’avais pas affaire au personnage
complet. Il n’y avait de lui que ce qui était nécessaire pour obtenir un certain effet. Il avait attendu
son heure ; et, sans façon, familièrement, il s’asseyait à sa place. C’est pour intervenir à ce moment,
en cet endroit, qu’il s’était obscurément mêlé à toute mon histoire. C’est à composer ce tableau, la
pièce avec son mobilier, le journal déplié sur la table, moi debout devant elle, l’événement
imprégnant tout de sa présence, que visaient quarante-trois années d’inquiétude confuse. Malgré mon
bouleversement et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparût comme une catastrophe,
j’éprouvais ce que dit James, un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué
le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son
entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. En y
réfléchissant, on s’apercevait que si la nature voulait opposer une réaction défensive à la peur,
prévenir une contracture de la volonté devant la représentation trop intelligente d’un cataclysme aux
répercussions sans fin, elle susciterait précisément entre nous et l’événement simplifié, transmué en
personnalité élémentaire, cette camaraderie qui nous met à notre aise, nous détend, et nous dispose à
faire tout bonnement notre devoir » (ibid., p. 1110-1111).
2097 Des ouvrages et des films ont bien tenté d’imaginer la Terre après l’apocalypse. Mais la
représenter sans survivants, c’est encore supposer une conscience qui en est le témoin.
2098 G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Payot et Rivages, 2003, p.
52.
2099 G. Anders, Le Temps de la fin, op. cit., p. 49.
2100 D’où le titre Nous, fils d’Eichmann : « Nous tous (…) sommes également des fils
d’Eichmann. Du moins des fils du monde d’Eichmann » (op. cit., p. 104).
2101 G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, trad. Ch. David, Éditions Ivrea, 2002, p. 262.
2102 G. Anders, Le Temps de la fin, op. cit., p. 20.
2103 Ibid., p. 116.
2104 Ibid., p. 117.
2105 Exergue de La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’énergie atomique, op. cit.
2106 P. Sloterdijk, La Domestication de l’être, op. cit., p. 34.
2107 G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit., p. 269.
2108 Dans le Livre de Jonas, qui fait partie de la Bible, Yahvé demande à son prophète Jonas
d’annoncer la destruction imminente de la ville de Ninive, parce que ses habitants vivent dans le
péché. Jonas prophétise. Terrifiés, les habitants quittent leur vie de péché. Le temps passe, sans que
rien n’arrive. Désorienté, Jonas se retourne contre Yahvé et se plaint d’avoir perdu son crédit de
prophète. Yahvé lui répond : Je t’ai demandé de prophétiser la destruction de Ninive pour n’avoir pas
à la causer. Les économistes et les sociologues ont étudié des phénomènes analogues de prédiction
auto-invalidante dans les sociétés contemporaines : si, par exemple, un embouteillage est annoncé, il
a des chances de ne pas arriver précisément parce qu’il a été annoncé. Durant toute l’année 1999, il a
été question du « bug de l’an 2000 ». De nombreuses entreprises ont dépensé des grosses sommes
d’argent pour éviter la catastrophe informatique annoncée. Le bug de l’an 2000 n’a pas eu lieu. Reste
évidemment la possibilité de croire que de toute façon il n’aurait pas eu lieu. Pour que le processus
de prédiction auto-invalidante s’enclenche, en effet, il faut que l’information soit diffusée partout,
considérée comme vraie et surtout débouche sur une décision collective rationnelle : des conditions
rarement, voire jamais réunies.
2109 G. Anders, Le Temps de la fin, op. cit., p. 10.
22. La causalité
 
 
 
Depuis que Démocrite a dit préférer trouver une nouvelle cause à l’ordre
du monde plutôt que de ceindre la couronne du roi de Perse, la recherche
des causes apparaît comme inséparable de l’activité philosophique,
scientifique et, de façon plus générale, intellectuelle. Nous ne savons rien
tant que nous ne saisissons pas la « première cause »2110. des choses, dit
Aristote dans sa Physique2111.. À partir d’Aristote les scolastiques ont
distingué la connaissance empirique (connaissance quia2112.) et la
connaissance universelle, véritable connaissance, celle par la cause
(connaissance propter quid2113.). Connaître absolument une chose, et non
pas accidentellement à la manière des sophistes, dit encore Aristote, c’est
connaître sa cause2114.. Connaître, c’est expliquer, donc connaître par les
causes, et pas seulement décrire. La causalité est un principe d’intelligibilité
: elle répond à la question « pourquoi ? ».
Par rapport et par opposition à la pensée analogique des
correspondances2115., la pensée causale a représenté un indéniable progrès.
Le remplacement du savoir par les signes (caractéristique du Moyen Âge et
de la Renaissance) par le savoir par les causes a été la marque d’un saut
décisif dans l’histoire de la connaissance — c’est lui qui par exemple fait
toute la différence entre la médecine empirique2116. et la médecine
expérimentale. Inversement, les idées fausses et les théories erronées le sont
pour avoir assigné à un phénomène une cause qui n’est pas la sienne —
ainsi lorsque Lamarck dit que la fonction crée l’organe.
Dans la conception bouddhiste, la causalité enchaîne le monde et
l’existence. Max Planck définit la causalité comme « la loi
d’interdépendance des événements qui se succèdent dans la durée »2117.. À
l’opposé du positivisme qui se caractérise comme une économie de la
causalité, à entendre comme une philosophie qui, au profit des régularités
traduisibles en lois, fait l’économie de l’hypothèse métaphysique lourde de
la causalité, et rejette le « pourquoi ? » au profit du « comment ? », le
fondateur de la mécanique quantique disait de la loi de causalité qu’elle
n’est pas une hypothèse comme les autres « mais bien l’hypothèse capitale
et fondamentale, c’est-à-dire la condition préalable de ce fait que, d’une
façon générale, il n’est pas dénué de sens de forger des hypothèses »2118..
Le terme, équivoque, de causalité signifie trois choses : a) la cause ; b) la
nature de la cause ; c) le rapport de la cause à l’effet. Descartes, qui
considérait la causalité comme l’application de la déduction mathématique
à des modèles réels, identifiait cause et raison2119.. De fait, dans le langage
courant, les deux termes sont encore interchangeables (« quelle est la raison
de… ? » est synonyme de « quelle est la cause de... ? »). C’est Leibniz qui
distinguera avec rigueur la nécessité physique et la nécessité logique.
La théorie aristotélicienne de la causalité, à partir de laquelle toute la
tradition philosophique occidentale a pensé la cause, commence avec cette
question topique : qu’est-ce qui est nécessaire pour qu’une chose existe et
soit telle qu’elle est ? À l’idée de causalité est en effet attachée celle de
nécessité : si la cause est supprimée, l’effet est supprimé du même coup ; et
si la cause est modifiée, l’effet est modifié. Cela dit, la cause ne dit rien a
priori sur la nécessité et sur la contingence de l’effet puisqu’elle peut
impliquer aussi bien l’une (nécessité : sans cette cause, pas d’effet) que
l’autre (contingence : le même effet aurait pu tout aussi bien être produit par
une autre cause).
La cause est une condition mais une condition à la fois nécessaire et
suffisante. La condition suspensive s’appelle réquisit. La confusion entre la
condition et la cause est l’un des paralogismes les plus communs2120.. La
cause est inférente lorsqu’elle est présente (lorsque A est posé, B est posé),
suspensive lorsqu’elle est absente (A n’étant pas posé, B n’est pas posé).
On peut en effet définir la cause par la négative (ce sans quoi quelque chose
ne vient pas) aussi bien que par l’affirmative (ce qui produit nécessairement
ce qui advient). La première manière est plus prudente que la seconde, en ce
qu’elle ne se prononce pas sur l’effectivité. Mais bien des auteurs refuseront
cette prudence : ce n’est pas, dit Cicéron, ce sans quoi quelque chose ne se
fait pas qui est une cause mais ce qui, survenant, produit nécessairement ce
dont il est la cause2121..
Le principe selon lequel rien n’est sans cause (nihil est sine causa) et qui
est une variante du principe selon lequel rien ne provient de rien (nihil ex
nihilo) est d’origine scolastique. On appelle principe de causalité le
principe selon lequel tout phénomène déterminé a une cause
déterminée2122.. Le principe de causalité est une expression du principe de
raison (rien ne saurait exister sans raison d’être). Leibniz, qui voyait
quelque ressemblance entre la perception animale et la raison humaine,
différenciait celle-ci, capable de reconnaître les causes d’un phénomène, de
celle-là, seulement susceptible de mémoire des effets. C’est lui qui, dans sa
Théodicée, donne l’expression classique du principe de causalité : « Rien
n’arrive sans qu’il y ait une cause ou du moins une raison déterminante,
c’est-à-dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison a priori
pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi
plutôt que de tout autre façon »2123..
Mais le principe de causalité n’englobe pas seulement le principe de
raison, il prend parti pour la constance de l’ordre des phénomènes : dans les
mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le
principe de causalité est un principe d’existence. Seulement la cause
déborde l’être puisque de ce qui n’existe pas doit bien exister aussi une
raison.
Si le principe de causalité est un principe de la raison, il n’est pas toujours
rationnellement employé ainsi que le montre l’hégémonie des causes
surnaturelles sur les naturelles dans l’histoire des pensées humaines. Il n’est
pas de croyance irrationnelle qui ne soit, de quelque manière, une mauvaise
application du principe de causalité : ainsi en va-t-il des mythes de la
génération spontanée et des histoires de métamorphose. De même, l’illusion
provient volontiers de l’ignorance des causes véritables2124..
Le miracle, c’est qu’il n’y a pas de miracle, disait Henri Poincaré. Le
miracle, en effet, représente une transgression de la causalité naturelle et la
science ne saurait l’admettre. Si la magie apparaît irrationnelle, c’est parce
qu’elle imagine des causes que la science ne peut accepter. Ce n’est pas que
la magie ignore le principe de causalité, en fait, elle l’utilise mais d’une
manière qui n’est pas conforme au postulat de la rationalité
scientifique2125. : elle place la cause et l’effet sur des plans de réalité
différents (ainsi des ressemblances empiriques sont-elles tenues pour des
instruments d’action objective ; en s’emparant du symbole le sorcier est
censé s’emparer en même temps de la chose). De même, le hasard est un
désespoir de cause. À l’instar du miracle qui invoque une intervention, donc
une cause surnaturelle, le hasard paraît contredire le principe de causalité,
mais il ne l’élimine pas. Il y a hasard lorsqu’il y a pluralité inanticipable des
causes, le hasard n’a de sens que par rapport à une loi de causalité2126.
(volonté humaine ou déterminisme naturel).
Démocrite a été le premier à utiliser le terme d’aïtiologia2127., dont nous
avons tiré « étiologie », pour dire les causes des phénomènes, lesquelles à
ses yeux résident dans les différences de forme, de position et d’ordre des
atomes. L’étiologie comme science des causes n’a plus guère d’usage que
médical mais nous pouvons la concevoir d’une manière plus générale
comme un discours sur les causes. Celles-ci ont été l’objet d’un grand
nombre de controverses.
Dans le réseau serré et touffu des événements et des situations, à quoi
reconnaît-on la ou une cause ? Plutarque raconte que lors d’un concours de
pentathlon, un athlète fut involontairement tué d’un coup de javelot. À la
suite de quoi Périclès consacra un jour entier à se demander si c’était le
javelot, celui qui l’avait lancé ou les organisateurs des Jeux qu’il fallait tenir
pour causes du drame. Pour le médecin, c’est le javelot qui a causé la mort ;
pour le juge, c’est celui qui l’a lancé ; pour l’autorité politique, c’est
l’organisateur des jeux2128.. La cause peut être une chose ou une personne.
Elle peut être un processus, un événement ou un état ; s’inscrire dans
l’instant ou dans la durée. Nous avons généralement affaire à un éventail de
causes, la question étant de savoir si elles appartiennent au même univers
du discours2129.. En général, toute cause correspond à un contexte pratique
renvoyant à des intérêts humains différenciés.
Les Grecs disposaient de deux termes, aïtion et aïtia2130., pour désigner
ce que nous entendons par « cause ». Aïtia avait primitivement le sens de
faute, de culpabilité. Aïtios signifie responsable, coupable de. Cette
dimension morale et juridique est encore très présente aujourd’hui : la cause
est ce qui littéralement est mis en cause ; elle est ce qui accuse ou, au
contraire, excuse (met hors de cause). Causa, en latin, était l’objet d’un
litige. Comme casus, le mot venait du verbe cadere, qui signifiait « tomber
». La cause est le doublet du cas, aussi bien dans son acception commune
que dans son usage juridique2131..
La cause est une puissance. On appelle causation son opération,
l’effectivité de la production de l’effet. Ce que les théories les plus critiques
de la cause (le scepticisme2132., l’empirisme de Hume) rejettent d’abord à
travers elle, c’est la causation. Originairement, le rapport de cause à effet
paraît être celui d’un être intelligent à l’acte dont il est responsable. D’où le
soupçon d’anthropomorphisme qui pèsera sur la notion de cause2133. :
rapporter un phénomène à une cause, c’est faire comme si un esprit l’avait
voulu. Lorsque l’effet ne pourra plus être représenté comme contenu dans la
volonté de la cause, il sera conçu comme contenu dans sa nature.
L’une des controverses fondamentales au sujet de la notion de cause, fut
celle de savoir à quel ordre elle appartient. À l’ordre de la connaissance, ou
bien à celui de l’être ? La dualité du gnoséologique et de l’ontologique
remonte à l’Antiquité. Ce sont les scolastiques qui, à partir d’Aristote, ont
distingué les deux raisons : la ratio essendi, dans l’ordre ontologique, et la
ratio cognoscendi dans l’ordre gnoséologique. Chose est le doublet de
cause. L’ancrage de celle-ci dans le réel est donc fort. Or la cause est
presque toujours absente — nous ne voyons, à des exceptions près, que des
effets : d’où l’idée que la cause réelle d’un phénomène est inconnaissable,
ou, pire, qu’elle n’est qu’une illusion.
Autre objet de débats : la nature de la relation entre la cause et l’effet. Il y
a eu en Inde deux doctrines sur la cause : le satkaryavada selon lequel
l’effet préexiste dans la cause, et l’asatkaryavada, selon lequel l’effet est
nouveau par rapport à la cause. Le Vedanta enseigne que tout effet (karya)
qui n’a pas encore lieu, qui est pour lors inexistant (asat) en tant que
manifestation temporelle, est pourtant déjà réel en lui. C’est là la doctrine
de l’existence de l’effet dans la cause (satkaryavada).
Il y a eu ceux (les rationalistes) pour lesquels la cause est la condition de
l’expérience, et ceux (les empiristes) pour lesquels la cause dérive de
l’expérience. La question « pourquoi ? » est enfantine2134., mais noble,
elle signale l’appel du monde dans l’esprit humain2135.. L’injonction
modeste de « sauver les phénomènes » n’a pas été suivie par la science. Il
s’agit bien pour elle de connaître les phénomènes, et de les expliquer. Par
ailleurs, connaître les causes, ce n’est pas seulement pouvoir punir les
responsables (comme le disait Nietzsche), c’est aussi pouvoir agir à son
avantage, ainsi que la médecine le montre.
 
 
I. LES THÉORIES CLASSIQUES
 
La conception de la causalité est, avec celles de la vérité et de la justice,
qui lui sont d’ailleurs liées, l’un des principaux marqueurs de l’esprit d’une
philosophie. Il y a donc autant de théories de la causalité que de
philosophies. On peut néanmoins effectuer un certain nombre de
recoupements.
 
 
1. La théorie aristotélicienne des quatre causes
 
Dans Phédon2136. Socrate fait part de sa déception à l’égard des
explications des « physiciens ». Dans La République2137., Platon parle de
la Forme ou Idée (eïdos) du Bien comme cause de tout ce qui est juste et
beau. Mais la première théorie explicite de la causalité se trouve chez
Aristote, et elle est particulièrement riche. C’est Aristote qui, le premier,
distingue nettement la cause et le principe, et c’est lui qui, le premier,
différencie les types de cause.
La théorie des quatre causes est exposée en deux textes d’Aristote2138..
La désignation en cause formelle, matérielle, efficiente et finale2139. vient
des Scolastiques2140.. Les quatre sens, à la fois distincts et corrélés, font de
la cause un concept analogique. Mais ces quatre sens ne sont pas à mettre
sur le même plan : Aristote dit qu’aucun de ses devanciers n’a su
reconnaître en la cause finale une véritable, ni a fortiori la véritable cause.
Ainsi la véritable cause de la promenade est la santé, et non pas le
mouvement des jambes2141..
Dans le texte d’Aristote2142., les quatre causes ne sont pas qualifiées,
mais désignées par des substantifs  ou des expressions : ousia et to ti hên
einaï2143., l’essence2144., pour la formelle2145. ; hulê,
cause
hupokeïménon, la matière, le substrat, pour la cause matérielle2146., le «
principe du mouvement » pour la cause efficiente2147. et enfin la fin (télos)
pour la cause finale. Comme celle de cause formelle, l’idée de cause finale
est tirée de Platon.
Dans le livre II de sa Physique2148., Aristote explique la raison pour
laquelle il existe quatre causes : c’est, dit-il, le nombre du pourquoi.
Connaître quelque chose, c’est pouvoir répondre à ces quatre questions :
quelle est son essence ? de quoi est-elle faite ? qu’est-ce qui l’a produite ?
vers où tend-elle ?
Cette quadripartition n’a pas manqué de dérouter. Ce que nous appelons
cause, en effet, se réduit pour nous à la cause efficiente. Mais Aristote
précise lui-même que trois parmi ces causes se réduisent à une en beaucoup
de cas2149. — car l’essence et la cause finale ne font qu’un (thèse
fondamentale de l’aristotélisme) et la cause efficiente, le « moteur prochain
», est identique à elles puisque le même engendre le même2150.. Les quatre
causes ne sont donc que l’expression développée de la dualité de la forme et
de la matière2151..
En outre, après avoir au début du livre delta de sa Métaphysique défini le
principe (archè) à la fois comme commencement et comme origine, à la fois
comme réel et comme logique, Aristote dit que « toutes les causes sont des
principes »2152.. Par ailleurs, Aristote distingue, outre les causes
proprement dites et les causes accidentelles, les causes générales et les
causes particulières, les causes en acte et les causes en puissance — dualité
que développeront à l’envi les philosophes du Moyen Âge2153..
Autre variante d’importance : dans sa Métaphysique2154. Aristote fait de la
privation l’une des quatre causes, la cause finale étant assimilée à la cause
formelle. L’absence de la cause peut elle-même être dite cause : ainsi
l’absence du pilote peut être la cause du naufrage2155.. Le même exemple
est donné dans la Métaphysique2156. : « les deux causes, la présence et la
privation sont alors l’une et l’autre cause de mouvement ».
Aristote prévoit aussi la causalité que l’on dira circulaire : ainsi la fatigue
est à la fois cause et effet du bon état du corps2157..
Puisque la causalité est en principe production du semblable par le
semblable, elle a rapport à l’identité. Aristote associe la relation des parties
au tout et celle des prémisses à la conclusion : les parties du tout et les
prémisses du syllogisme sont dites également causes2158.. Par le
raisonnement (syllogisme) on démontre la cause par l’effet ; l’ordre naturel
est donc inversé, remarque Aristote2159..
Dans la Métaphysique2160., Aristote établit la nécessité d’un premier
moteur immobile et éternel, cause finale de l’univers. La chaîne des causes
n’est pas infinie (« il faut s’arrêter ») et c’est précisément l’impossibilité de
cet infini qui constitue la preuve de l’existence d’un Premier moteur lui-
même immobile, cause première du mouvement2161.. Dans ce Premier
moteur, appelé Dieu, cause première et cause finale coïncident : Dieu
comme objet d’amour est ce vers quoi on tend. On devine quel usage feront
de cette pensée les philosophes chrétiens.
 
 
2. Les distinctions scolastiques
 
Reprenant la plupart des termes figurant dans le Collegium logicum de
Heereboord, un manuel scolastique en usage en Hollande, Spinoza
distingue un très grand nombre de types de cause : la cause émanative ou
présentante, active, libre, par soi-même, par accident, principale, moins
principale, initiale, dominante, prochaine, dernière, éloignée, générale,
universelle (ces deux derniers types renvoyant à la cause totale de
Heereboord)… Le chapitre III de la première partie du Court traité, intitulé
« Des œuvres immanentes de Dieu »2162. analyse les modalités de la
causalité divine car « Dieu est cause de tout ». Spinoza retient de la
causalité efficiente huit aspects et les applique tous à Dieu. Dieu est ainsi : «
cause émanative ou représentante de ses effets et par rapport à l’effet lui-
même cause active ou efficiente ». La puissance de Dieu est actuelle et non
simplement potentielle. Dieu est « cause immanente et non transitive, en
tant qu’il agit en lui et non hors de lui, puisque rien n’existe hors de lui ».
C’est le point essentiel, qui sera repris dans l’Éthique2163. — l’un des
centres de la pensée spinoziste. L’idée de causalité immanente traduit
l’unicité de la substance, et donc l’identité de Dieu et de la Nature. Avec la
causalité immanente, l’effet n’est plus séparable de la cause2164.. Tombe
alors l’idée de création, évidemment décisive. C’est cette idée de causalité
immanente qui sera à l’origine de l’interprétation panthéistique de Spinoza
et de la Querelle du panthéisme2165. qui s’éleva à la fin du XVIIIe siècle en
Allemagne.
Dieu est également « cause libre et non cause naturelle ». Il n’est
évidemment pas question d’accorder à la cause une quelconque contingence
comme le précise implicitement la distinction suivante, mais de dire que
cette cause ne dépend de rien d’autre. Dieu est par ailleurs « cause par soi-
même et non par accident ». L’idée de cause de soi (causa sui), d’origine
néoplatonicienne (Plotin l’utilisait pour l’Un), est une absolutisation de
cette idée de cause par soi. Spinoza l’applique à la substance unique.
« Cause principale » des œuvres « créées immédiatement » (comme le
mouvement dans la matière), Spinoza la distingue de la « cause moins
principale » qui agit dans les choses particulières. Dieu est « cause première
ou initiale » et également « cause générale ». Ces deux dernières mentions
reformulent l’idée selon laquelle Dieu ne saurait être conçu comme la cause
de tous les événements singuliers. Trace du débat qui s’éleva au Moyen
Âge autour de la toute-puissance divine : que veut-on dire lorsque l’on dit
que Dieu peut tout ? Le dilemme était le suivant : ou bien l’on accorde à
Dieu tout pouvoir sur les choses singulières et contingentes, mais alors on
ne le distingue plus de l’univers (sa transcendance est menacée), ou bien, au
nom de sa puissance même, on l’éloigne de ces contingences et singularités,
mais alors il n’est plus tout-puissant. L’idée de cause générale sert à écarter
Dieu de l’intendance du monde : ce n’est pas Dieu qui fait s’ouvrir la fleur
ni voler le papillon, mais il a créé en revanche la force naturelle qui permet
à la fleur de s’ouvrir et au papillon de voler.
Huitième et dernier article de ce chapitre du Court traité : « Dieu est la
cause prochaine des choses qui sont infinies, immuables ; nous disons aussi
qu’elles sont créées immédiatement par lui, mais il est la cause dernière de
toutes les choses particulières ». L’interprétation panthéistique de Spinoza
est un contresens, le terme d’acosmisme forgé par Hegel est meilleur, mais
l’essentiel dans l’Éthique sera, à cet égard, la distinction rigoureuse faite
entre les attributs et les modes. Dieu n’est pas la cause directe, prochaine
des modes.
Par ailleurs, comme Thomas d’Aquin, Spinoza distingue la cause quant au
devenir (causa secundum fieri, causa fiendi) et la cause quant à l’être
(causa secundum esse, causa essendi).
À cette typologie l’Éthique ajoutera la distinction capitale entre la cause
adéquate (« dont on peut par elle-même percevoir clairement et
distinctement l’effet »2166.) et la cause inadéquate ou partielle (« celle dont
on ne peut comprendre par elle seule l’effet »2167.). On peut se demander
si, sous cette avalanche de causes, ce n’est pas l’idée même de cause qui se
trouve ainsi remise en question.
 
 
3. L’occasionnalisme
 
La conception magique est occasionnaliste : ce que nous voyons comme la
cause d’un phénomène (par exemple un arbre a entraîné la mort d’un
homme dans sa chute) est considéré comme une simple circonstance qui a
donné à une puissance surnaturelle l’occasion d’intervenir, et c’est elle qui
est la vraie raison de l’événement. De même, lorsque Ajax dit dans L’Iliade
: « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu me conduit ! », il
pense que la cause de sa course ne réside ni dans sa volonté ni dans ses
muscles mais dans une force supérieure qui agit à la faveur de ceux-là.
Mais c’est plus spécifiquement le système de Malebranche qui a reçu le
nom d’occasionnalisme.
Malebranche appelle efficace (substantif féminin) la capacité qu’un être
peut avoir d’exercer une action, c’est-à-dire de modifier un autre être (par
création, anéantissement ou changement d’état ou de nature) sans rien
perdre ni céder de sa propre nature ou de sa puissance d’action
ultérieure2168.. À l’efficace, Malebranche oppose la cause
occasionnelle2169. en tant que celle-ci ne suppose dans les objets mêmes
aucune liaison intrinsèque entre l’effet et la cause.
L’occasionnalisme peut être vu comme une application du rasoir d’Occam
à la physique. Les causes naturelles ne sont pas de véritables causes : ce ne
sont que des causes occasionnelles, qui n’agissent que par la force et
l’efficace de la volonté de Dieu2170.. « Toutes les forces de la nature ne
sont que la volonté de Dieu toujours efficace »2171.. Le nier, selon
Malebranche, serait retomber dans le paganisme des Anciens. La parole
célèbre d’Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit », est une
expression parfaite de l’idée de cause occasionnelle.
En cartésien, Malebranche prend le cas d’un corps en mouvement : « On
peut dire que ce corps est cause physique ou naturelle du mouvement qu’il
communique, parce qu’il agit en conséquence des lois naturelles. Mais il
n’en est nullement cause véritable. Ce n’est point une cause naturelle dans
le sens de la philosophie des païens : ce n’est absolument qu’une cause
occasionnelle qui détermine par le choc l’efficace de la loi générale selon
laquelle doit agir une cause générale, une nature immuable, une sagesse
infinie, qui prévoit toutes les suites de toutes les lois possibles, et qui sait
former ses desseins sur le plus grand rapport de sagesse, de simplicité et de
fécondité qu’il découvre entre les lois et l’ouvrage qu’elles doivent produire
»2172.. Ce corps qui en percute un autre n’a de lui-même aucune « vertu »
(force) : « Ce n’est que de la matière qui n’a de force que par le mouvement
qui l’anime, et Dieu seul est la véritable cause de ce mouvement. Le soleil
est cause de mille et mille effets admirables, mais cause occasionnelle, ou
bien cause naturelle, en conséquence des lois naturelles des
communications des mouvements. Car (…) Dieu ne communique sa
puissance aux créatures qu’en les établissant causes occasionnelles pour
produire certains effets, en conséquence des lois qu’il se fait pour exécuter
ses desseins d’une manière uniforme et constante, par les voies les plus
simples, les plus dignes de la sagesse, et de ses autres attributs »2173..
Malebranche ne nie pas pour autant l’existence des causes secondes pour
certains phénomènes physiques : « J’avoue qu’il ne faut pas recourir à Dieu
ou à la cause universelle lorsqu’on demande la raison des effets particuliers.
Car on se rendrait ridicule, si l’on disait, par exemple, que c’est Dieu qui
sèche les chemins ou qui glace l’eau des rivières »2174..
Le rejet de l’efficacité des causes secondes, qui a été également illustré par
Berkeley, doit être compris dans le long terme de l’histoire des idées
occidentales. Pour Aristote, les seules causes que l’on pouvait à proprement
parler appeler « secondes » étaient celles de l’art ou de l’industrie qui
s’exerçaient à partir de la causalité première que constituait le dynamisme
de la Nature définie2175. comme principe et cause du mouvement et du
repos. Les choses fabriquées ne possèdent pas en elles-mêmes le principe
de leur fabrication. Le christianisme a ajouté à ces deux ordres un troisième
ordre de causalité, celui de la création ex nihilo, de sorte que la
compénétration de la Nature par la toute-puissance de Dieu soulève
immédiatement des problèmes dont le naturalisme aristotélicien était
exempt2176.. L’occasionnalisme est la philosophie de la puissance de Dieu
et par voie de conséquence celle de l’impuissance des créatures2177..
Leibniz invoquera le principe de raison suffisante contre la disjonction
assumée par Malebranche entre la cause et la raison. Ce divorce rend
problématique l’existence même des êtres naturels car dire que les choses
ne comportent aucune puissance propre revient à affirmer qu’elles n’ont pas
en elles-mêmes la raison suffisante de leur persistance et, par voie de
conséquence, qu’elles ne sont pas de véritables substances. Loin
d’augmenter la gloire de Dieu en supprimant l’idole de la nature, objecte
Leibniz, la doctrine des causes occasionnelles fait plutôt s’évanouir les
choses créées en de simples modifications de l’unique substance divine et
fait de Dieu, comme chez Spinoza, la nature même des choses : « car ce qui
n’agit pas, ce qui est dépourvu de puissance active, de toute marque
distinctive, en un mot ce qui est privé de toute raison de subsister, cela ne
peut en aucune façon être une substance »2178..
On peut dire de la théorie schopenhauérienne de la causalité qu’elle est un
occasionnalisme athéologique. D’ailleurs, dans Le Monde comme Volonté et
comme représentation Schopenhauer rend lui-même hommage à la « vérité
» et à la « profondeur » de la doctrine de Malebranche sur les causes
occasionnelles2179.. Plus loin, il écrit : « toute cause est une cause
occasionnelle »2180., et par « toute cause » il faut entendre aussi bien les
causes du monde inorganique que les excitations et les motifs du monde
organique.
Dans sa thèse d’étudiant consacrée à la « quadruple racine du principe de
raison suffisante » Schopenhauer envisageait quatre types de réponse à la
question : Pourquoi ? Le fond d’un jugement peut être la cause, la raison
logique, le rapport spatial ou temporel, et le motif. La causalité prend la
forme de cause dans le monde inorganique, d’excitation dans le monde
végétal2181. et de motif dans le monde animal2182.. La causalité est la
seule des douze catégories kantiennes que conserve le philosophe : les onze
autres, dit-il, sont « comme de fausses fenêtres sur une façade »2183..
Avec l’espace et le temps, la causalité constitue une modalité du principe
de raison suffisante, et c’est elle qui fait le lien entre eux2184. : « la loi de
causalité n’est pas autre chose que la détermination du point dans le temps
et dans l’espace où se produisent les phénomènes particuliers »2185.. Les
phénomènes individualisés à travers ces deux cribles que sont l’espace et le
temps ne sont que la manifestation objectivée d’une unique Volonté
universelle — analogue en un sens au Dieu de Malebranche, avec toutefois
cette différence considérable qu’elle ne possède aucune espèce
d’intelligence. Elle-même sans raison (grundlos), donc proprement absurde,
la Volonté représente une exception de taille à l’application du principe de
raison.
 
 
4. Le scepticisme mitigé de Hume
 
On a tendance à oublier que le caractère radical de la critique humienne
porte autant, sinon davantage, sur l’expérience que sur les idées. D’où vient,
interroge Hume, la certitude que ce que nous apprenons de l’expérience
correspond bien à la façon dont les choses se passent dans la réalité ? Une
telle certitude est-elle vraiment fondée ?
Hume fait de la relation de causalité le produit non d’un raisonnement
mais de l’association des idées. Les trois principes d’association, la
ressemblance, la contiguïté2186. et la relation de cause à effet2187.
déterminent des relations que l’esprit fait naturellement et nécessairement.
De ces trois relations, celle de causalité est la plus étonnante parce que les
faits ne la donnent pas2188.. C’est parce que la relation de causalité
échappe aux sens2189. que Hume l’a mise en question. La causalité semble
échapper à l’expérience — d’où la stratégie consistant à la rabattre sur
l’habitude (elle-même empirique) d’une consécution empirique.
L’idée de connexion nécessaire que les rationalistes entendent légitimer ne
peut être, aux yeux de Hume, ni démontrée a priori ni inférée a posteriori
— d’où le défi qu’elle représente pour la pensée. Dans la relation de la
cause à effet, on ne voit que des conjonctions, jamais des connexions. La
croyance en l’existence objective de la causalité provient de cette confusion
entre conjonction et connexion2190..
Hume va jusqu’à se servir des références de Malebranche dans un sens
sceptique pour dire le caractère confus de l’idée d’une force et d’une
productivité propres à la cause2191.. « L’efficacité ou l’énergie des causes,
écrit-il, ne réside ni dans les causes elles-mêmes ni dans la divinité, ni dans
le concours de ces deux principes, mais elle appartient entièrement à l’âme
qui considère l’union de deux ou plusieurs objets dans tous les cas passés
»2192.. Hume dit avoir conscience que de tous les paradoxes exposés par
lui, « celui-là est le plus violent »2193..
La cause est ainsi définie : « un objet antérieur et contigu à un autre et si
uni à ce dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former de l’autre une
idée plus vive »2194. ; « un objet suivi d’un autre et tel que tous les objets
semblables au premier sont suivis d’objets semblables au second (…) ou
(…) tel que si le premier objet n’avait pas existé, le second n’aurait jamais
existé »2195..
L’argument rationaliste selon lequel la meilleure preuve de l’existence de
la causalité objective est la possibilité de prévision et d’anticipation est
détruit par l’objection que pour la prévision et l’anticipation l’habitude
d’une succession suffit2196.. Les distinctions entre cause et occasion, cause
et condition perdent de leur pertinence. La causalité n’est ni logique, ni
empirique, elle est psychique.
C’est à partir de la critique de l’idée d’identité que Hume fonde la critique
de l’idée de causalité2197.. Pour ce faire, il commence par montrer la
faiblesse des arguments métaphysiques : de ce qu’une chose n’a pas de
cause (la cause étant une fiction de l’esprit), il ne devrait pas s’ensuivre
qu’elle vient de rien ni qu’elle soit sa propre cause2198.. La croyance
causale n’est que la plus valide, ou la plus probable de toutes nos croyances.
Pas moins, mais pas plus. L’analyse humienne de la causalité débouche sur
une théorie générale de la croyance.
 
 
5. La réplique kantienne
 
« Ratio seu causa », la raison ou encore la cause, avait écrit Spinoza dans
l’Éthique2199.. Pour Wittgenstein, à l’inverse, la confusion entre raison et
cause entraîne de nombreuses erreurs2200.. Caractéristique du parallélisme
logico-ontologique, le fait que la logique a appelé induction la remontée des
effets aux causes et déduction la conclusion des effets à partir des causes.
Kant reprend la distinction faite par Leibniz entre cause et raison : « Ce
qui contient la raison de la possibilité est le principium essendi. La raison
de la réalité, ou principium fiendi, c’est la cause. Ce qui contient la raison
de quelque chose se nomme de façon générale principe. La cause est ce qui
contient la raison de la réalité de la détermination ou de la substance. Les
trois côtés du triangle en constituent certes la raison, mais non la cause
»2201.. Cela dit, Kant rabat le principe de raison suffisante, fondement
d’une expérience possible, c’est-à-dire de la connaissance objective des
phénomènes au point de vue de leur rapport dans la succession temporelle,
sur la causalité.
Si Hume a réveillé Kant de son sommeil dogmatique, c’est pour avoir saisi
que la relation de causalité est de type synthétique et non, comme le croyait
Leibniz, déductif. Alors que la connexion logique est analytique, la liaison
réelle est synthétique. La relation de causalité n’est pas une relation
d’identité.
Kant prend soin de distinguer la cause de la condition : « La conditio sine
qua non est une détermination des choses qui, certes, n’est pas négative,
mais qui n’est pas dite non plus cause agissante, même si elle est comptée
pour cause. Ainsi la poudre est la conditio sine qua non pour le boulet de
canon, mais la cause efficiente est le soldat qui met le feu au canon »2202..
Si, comme le disait Hume, l’effet est confondu avec la consécution,
comment expliquer que jamais on ne dira le jour cause de la nuit et la nuit
cause du jour, alors que nous voyons constamment que l’un suit l’autre ?
D’ailleurs, Hume lui-même ne fait-il pas appel au principe de causalité dans
sa propre critique de ce principe lorsqu’il établit que l’habitude contractée
par notre imagination est la cause de notre croyance à la connexion causale
? Certes, empiriquement, nous n’appréhendons qu’une succession de
perceptions — Kant concède cela à Hume — mais si nous ne pouvons voir
la succession des états au niveau phénoménal2203., cela ne signifie pas que
la relation de causalité puisse être réduite à une simple habitude subjective.
L’habitude d’une succession phénoménale ne saurait à elle seule rendre
compte de la causalité.
Pour Kant, le principe suivant lequel tout changement a une cause est a
priori. Il est universel et nécessaire : « Quand donc la cire, qui auparavant
était solide, vient à fondre, je puis reconnaître a priori que quelque chose a
dû précéder (par exemple la chaleur du soleil), à la suite de quoi cela s’est
produit suivant une loi constante, bien que je ne puisse a priori et sans
l’enseignement de l’expérience connaître d’une manière déterminée ni la
cause par l’effet, ni l’effet par la cause »2204.. Hume a donc conclu
faussement « de la contingence de notre action de déterminer d’après la loi
à la contingence de la loi elle-même, et il confondit l’acte par lequel nous
sortons du concept d’une chose pour passer à l’expérience possible (…)
avec la synthèse des objets de l’expérience effectivement réelle, laquelle à
la vérité est toujours empirique »2205.. La causalité vient du pouvoir
synthétique de l’entendement, capable d’unifier le divers de l’intuition
sensible. Kant, qui définit le principe de causalité comme seconde analogie
de l’expérience2206. sous le nom de « principe de la production », l’énonce
ainsi : « Tout ce qui arrive (…) suppose quelque chose à quoi il succède,
d’après une règle ». La seconde édition de la Critique de la raison pure
appelle ce principe « principe de la succession dans le temps suivant la loi
de la causalité » et le formule ainsi : « Tous les changements arrivent
suivant la loi de liaison de la cause et de l’effet »2207..
Kant distingue la cause dans les phénomènes et la cause des phénomènes
— laquelle est la chose en soi2208.. C’est qu’une causalité phénoménale
qui rendrait compte de la totalité des actions mettrait en péril la liberté,
donc la moralité. Le moi doit posséder une causalité spécifique2209.. Dans
la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, Kant établit
la « possibilité de la causalité par liberté »2210.. La causalité peut être en
effet envisagée du point de vue intelligible, et pas seulement sensible,
phénoménal. Ainsi une action suit-elle une double causalité : du point de
vue physique, elle est un phénomène de la nature parmi d’autres, mais du
point de vue intelligible, elle transcende le plan phénoménal. Il existe une
causalité morale qui appartient en propre à l’être humain — le seul à obéir
non seulement à des lois mais à des représentations de la loi (morale). Nous
pouvons attribuer à l’objet transcendantal une causalité qui n’est pas un
phénomène, bien que son effet se rencontre dans le phénomène. La raison
possède donc une causalité propre, intelligible, non sensible ; le devoir qui
s’énonce dans les impératifs de la raison exprime une action possible dont
le fondement n’est rien d’autre qu’un simple concept. La loi morale est une
loi de la causalité par liberté et un principe de la déduction de celle-ci. Il
existe pour Kant une double causalité : la première nous conduit à savoir
qu’une chose a dû se produire dans l’ordre naturel, la seconde à penser
qu’une chose devrait se produire dans l’ordre moral.
 
 
II. LES CRITIQUES CLASSIQUES
 
La multiplicité des types de causes a conduit les philosophes à établir des
oppositions qui toutes ont un sens hiérarchique : une cause a été jouée
contre une autre. Par ailleurs, la question de la causalité a donné lieu à une
argumentation développée d’esprit sceptique ou critique, sur les sophismes,
paralogismes, et équivoques dont la causalité a été l’objet.
 
 
1. La hiérarchie des causes
 
La première hiérarchie est celle de la supériorité de la cause elle-même sur
son effet. Dans l’Antiquité, cette supériorité coïncidait avec celle de
l’origine sur ce qui en découlait ; avec le christianisme, elle sera celle du
Créateur sur la créature, et celle de l’être humain, seul raisonnable, sur
l’ensemble de la création. La supériorité de la cause sur son effet ne devait
cependant pas être telle qu’elle ruinât la ressemblance. Inversement, la
ressemblance ne devait pas être telle qu’elle anéantît la supériorité de la
cause. Au Moyen Âge et à l’âge classique, cette question avait des enjeux
ontothéologiques lourds2211.. La preuve cartésienne de l’existence de Dieu
par l’idée d’infini ou par l’idée de parfait2212. suppose d’une part l’infinie
supériorité de la cause sur son effet, d’autre part l’impossibilité pour l’effet
d’être sur le même plan que sa cause.
Dans le Timée2213., Platon distingue la cause rationnelle qui crée la forme
la meilleure et la cause mécanique appelée « cause errante ». La véritable
cause est formelle ou finale, les autres ne sont que des causes auxiliaires. La
supériorité de la cause finale réaffirmée avec insistance par Aristote2214.
sera considérée comme un véritable dogme durant tout le Moyen Âge. Elle
s’intégrait particulièrement bien à sa vision théocentrique. Il faudra attendre
la révolution galiléo-cartésienne pour voir remettre en question cette
prévalence. Dans la seconde et troisième partie des Principes de la
philosophie, Descartes exclut les causes formelles et finales de son projet de
la connaissance de la nature : la cohésion des corps est suffisamment
expliquée par le mouvement commun de leurs parties pour qu’il faille avoir
recours aux premières, quant aux causes finales, nous ne pouvons rien en
connaître et elles sont inutiles à l’explication des changements survenant
dans le monde matériel2215..
Contre Descartes, Leibniz réhabilitera les causes finales et citera à
plusieurs reprises ce passage du Phédon dans lequel Socrate dit que la cause
réelle du fait qu’il est assis en prison ne tient pas à la disposition de ses
muscles mais au choix qu’il a fait de refuser de s’enfuir. Dans son Discours
de métaphysique, Leibniz use de l’image de la campagne militaire pour
différencier les causes matérielles, immédiates, de la véritable cause, qui est
finale, intentionnelle. Les confondre, c’est faire « comme si, pour rendre
raison d’une conquête qu’un grand prince a faite en prenant quelque place
d’importance, un historien voulait dire que c’est parce que les petits corps
de la poudre à canon étant délivrés à l’attouchement d’une étincelle se sont
échappés avec une vitesse capable de pousser un corps dur et pesant contre
les murailles de la place, pendant que les branches des petits corps qui
composent le cuivre du canon étaient assez bien entrelacés, pour ne se pas
disjoindre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la prévoyance du
conquérant lui a fait choisir le temps et les moyens convenables, et
comment sa puissance a surmonté tous les obstacles »2216.. Dans les
Principes de la nature et de la grâce Leibniz écrit : « Et il est surprenant
que par la seule considération des causes efficientes ou de la matière, on ne
saurait rendre raison de ces lois du mouvement découvertes en notre temps,
et dont une partie a été découverte par moi-même. Car j’ai trouvé qu’il y
faut recourir aux causes finales, et que ces lois ne dépendent point du
principe de la nécessité, comme les vérités logiques, arithmétiques et
géométriques, mais du principe de la convenance, c’est-à-dire du choix de
la sagesse. Et c’est une des plus efficaces et des plus sensibles preuves de
l’existence de Dieu pour ceux qui peuvent approfondir ces choses »2217..
L’image du cylindre de Chrysippe — telle que nous la rapporte Cicéron —
illustre la conjonction typiquement stoïcienne du destin, des circonstances
et de la nature propre : la chute d’un cylindre sur un plan incliné dépend à la
fois de celui-ci, du cylindre lui-même et de l’impulsion initiale. La cause «
sustentatrice »2218. correspond au « souffle » (pneuma) qui enveloppe
l’ensemble de l’univers : elle est principe actif d’existence, d’organisation,
d’unification des choses. Elle est parfois appelée « cause complète ». La
distinction entre cause première et cause seconde est implicitement présente
chez les Stoïciens. La cause « synectique »2219. est traduite parfois par
cause parfaite » ou encore par « cause complète ». La distinction entre la
cause totale, assignée à Dieu, et la cause partielle, celle-là prévalant
évidemment sur celle-ci, vient de là.
Le concept de cause de soi (causa sui) a d’abord été appliqué chez les
Grecs à l’homme libre avant de l’être dans le contexte chrétien à Dieu. Non
sans contestation d’ailleurs : Ulrich de Strasbourg le rejette avec cet
argument que puisque Dieu est Soi, il ne peut être cause de soi. À ceux qui
comme lui objectaient qu’une cause devait être différente de son effet
(comment les distinguer, autrement ?), nombre de théologiens trouvant utile
la notion de cause de soi répliquaient qu’il convenait de réserver une
exception pour Dieu. Plotin avait dit de l’Un qu’il est cause de soi mais
atténuait par un comme si le paradoxe de l’expression2220.. Alain de Lille,
au XIIe siècle, utilise la formule, mais pour la rejeter : rien, dit-il, n’est cause
de soi. Il n’est alors pas du tout question de Dieu ; les scolastiques
préféraient dire principium sui, « principe de soi ». Dans ses Réponses aux
premières Objections Descartes parlera d’une chose qui n’aurait pas besoin
de secours pour exister et serait donc « en quelque façon la cause de soi-
même » et dit de la substance qu’« elle n’a besoin que de soi-même pour
exister ». Descartes précise que « cela ne s’applique qu’à Dieu ».
La toute première définition de l’Éthique de Spinoza donnera à la cause de
soi sa forme pour ainsi dire canonique : « Par cause de soi, j’entends ce
dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit ce dont la nature ne peut
être conçue qu’existante ».2221. L’idée de cause de soi fut en réalité peut-
être de celles qui sous couvert de sauvegarde contribuèrent le plus sûrement
à ruiner l’idée de causalité. Il s’agissait de concilier l’absolu et le principe
de raison : si Dieu a une cause, alors il n’est plus principe absolu ; mais s’il
échappe à la raison d’être, alors le principe de raison s’en trouve anéanti.
D’où l’idée de la cause de soi — dont on s’empressera de préciser qu’elle
doit rester exceptionnelle, le privilège de Dieu. Faute de quoi l’argument
cosmologique (a contingentia mundi) — qui est de nature étiologique2222.
— s’effondre. Les phénomènes forment une chaîne de causalité dans
laquelle chacun joue le rôle d’effet (par rapport à la cause qui le précède) et
de cause (par rapport à l’effet qui le suit). Cette chaîne, avait dit Aristote, ne
doit pas être infinie : il doit exister une cause première qui n’est l’effet
d’aucune cause. L’argument cosmologique reprendra cette idée : Dieu est
cause du monde, mais il est lui-même sans cause (sous-entendu :
extérieure), il est cause de soi. À quoi les athées répliqueront : si vous
admettez l’idée qu’il puisse y avoir une cause non causée, pourquoi ne pas
l’appliquer à l’univers lui-même ?
L’opposition des causes premières aux causes secondes ou dérivées
remonte elle aussi à Aristote. Le Stagirite disait que dans la recherche des
causes il convient de s’attacher de préférence à celle qui est la plus riche en
compréhension, c’est-à-dire à l’espèce la plus réduite plutôt qu’au genre :
c’est elle qu’il appelle première cause, ou cause suprême. Et si dans certains
textes2223. il entend par causes premières les causes les plus éloignées du
particulier et de la sensation, toujours est-il que l’universel se trouve
restreint aux limites du genre que telle science déterminée a pour objet,
conformément au principe de l’incommunicabilité des genres.
Thomas d’Aquin distinguait une cause immédiate et une cause principale.
Par exemple, pour un travail donné, l’outil est la cause immédiate mais
l’ouvrier est la cause principale2224.. La nature est cause immédiate tandis
que Dieu est cause principale. Si la vertu divine suffit à produire les effets
de la nature, dit Thomas d’Aquin en un raisonnement qui conduira à la
théorie des causes occasionnelles de Malebranche, il est inutile d’en appeler
aux virtualités de la nature pour les expliquer2225.. D’autre part, remarque
Thomas d’Aquin, rien ne s’oppose à ce qu’un même effet découle de deux
causes différentes — de même qu’une action procède d’un agent et de sa
vertu en même temps : « En outre il est clair qu’un même effet n’est pas
attribué à sa cause naturelle et à Dieu, comme si une partie était de Dieu et
l’autre de la cause ; il est tout entier de l’un et de l’autre, mais suivant des
modalités diverses, tout comme un même effet est ressorti tout entier à
l’instrument et tout entier à la cause principale »2226..
Les scolastiques distinguaient encore la cause principale et la cause
instrumentale (encore l’exemple de l’ouvrier et de son instrument), la cause
par soi et la cause par accident, la cause directe et la cause indirecte (celle
qui produit et celle qui laisse se produire), la cause universelle et la cause
particulière, la cause univoque et la cause équivoque (celle qui contient
autant et celle qui contient plus que son effet). À chaque fois, les premières
l’emportent sur les secondes.
 
 
2. Sophismes, paralogismes et équivoques
 
Principe de la raison, il était inévitable que la causalité fût l’objet d’un
certain nombre d’ignorances et de déformations, d’oublis et
d’aberrations2227..
Le sophisme non causa pro causa (prendre pour cause ce qui n’est pas la
cause) est le plus simple. Les Anciens croyaient que « l’air » était
responsable de la physiologie des différents peuples. Au XVIIIe siècle, la
théorie des climats était très à l’honneur2228.. La causalité imaginaire est
au cœur de la plupart des croyances et superstitions populaires. Contre le
fatalisme d’un destin guidé par les astres, Carnéade donnait déjà l’argument
des morts collectives : dans un naufrage, les victimes nées sous des
constellations différentes connaissent pourtant le même sort. Dans les
Confessions2229. saint Augustin dénonce la causalité imaginaire sur
laquelle repose l’astrologie : si les astres exerçaient sur la destinée humaine
l’influence qu’on leur prête, comment expliquer que de deux hommes nés
au même moment, l’un s’élèvera aux plus hautes charges tandis que l’autre
mènera une existence d’esclave ?
Pareillement, dira-t-on que les parties sont la cause du tout dès lors
qu’elles le précèdent ? La confusion entre le consécutif et le conséquent est
exprimée à travers le latin Post hoc, propter hoc (après ceci, donc à cause
de ceci). Ce sophisme (ou paralogisme) est assez commun en politique et en
histoire, pour des raisons qui tiennent souvent à la polémique2230..
La causalité circulaire est volontiers confondue avec le cercle vicieux. La
causalité circulaire est un type objectif de causalité2231.. Le cercle vicieux,
lui, est l’erreur logique, de type tautologique, qui consiste à prétendre
énoncer une cause explicative en se contentant de nommer le phénomène à
expliquer2232.. Ainsi le concept darwinien de fitness (adaptation) échappe-
t-il difficilement au cercle vicieux : si l’adaptation est définie par la
survivance des plus aptes, l’aptitude est définie par l’adaptation2233.. La
causalité circulaire devient « vicieuse » lorsqu’elle renvoie l’effet à la cause
et la cause à l’effet dans un balancement perpétuel, à la manière du fameux
problème de la poule et de l’œuf2234..
Sextus Empiricus a dénoncé le diallèle de la causalité d’un point de vue
sceptique, plus fondamental encore : si pour concevoir la cause il faut
connaître au préalable l’effet, et si pour connaître l’effet il faut connaître la
cause, aucune connaissance n’est possible2235.. Un autre argument
sceptique consiste à dire : la causalité est ou bien linéaire, ou bien
circulaire. Or dans les deux cas elle débouche sur l’infini : il n’y a aucun
arrêt à la chaîne des causes ni à l’aller-retour entre les causes et les effets.
Sextus Empiricus utilise également le trilemme pour montrer
l’inconsistance de l’idée de cause : ou bien la cause coexiste avec son effet,
ou bien elle lui préexiste, ou bien elle lui succède. Les trois cas sont
également impossibles2236.. Une cause ne peut être appelée ainsi que par
rapport à son effet, elle ne peut donc précéder celui-ci puisque avant l’effet
elle n’est pas encore cause ; elle ne peut non plus l’accompagner puisque si
l’un et l’autre sont donnés en même temps on ne peut plus les
distinguer2237.. Quant à l’antériorité de l’effet sur la cause, elle est par trop
absurde2238..
La cause précède l’effet, il y a un avant et un après, des instants distincts.
En revanche, si le temps est continu, on passe de façon progressive de la
cause à l’effet, qui deviennent ainsi indiscernables. Cela dit, la causalité
n’est pas nécessairement événementielle, en ce sens que l’effet n’est pas
toujours séparable de la cause. Soit la solidité d’une lame d’acier : sa cause
réside dans la disposition des molécules qui la composent ; mais la solidité
de la lame n’est pas autre chose que la phénoménalité de cette disposition.
Nous séparons les deux comme s’il s’agissait de deux « faits » alors que
l’un n’est que l’expression de l’autre. On peut parler ici de causalité
expressive ou immanente ; la philosophie de Spinoza en fut la première
théorisation.
La confusion entre la causalité et la concomitance (ou corrélation) est l’un
des raisonnements fautifs les plus courants. On appelle sophisme de la
cause commune celui qui consiste à ignorer que deux phénomènes peuvent
être deux effets d’une même cause2239. et à considérer l’une comme la
cause de l’autre2240..
Le rationalisme postule un parallélisme, voire une identité d’essence entre
l’ordre des raisons et l’ordre des phénomènes — la relation ontologique de
la cause à l’effet pouvant être à la fois l’expression et le signe de la relation
logique du principe à la conséquence. Or l’ordre du connu est l’inverse de
celui du fait : l’effet, en effet, est connu avant sa cause. Expliquer, dès lors,
si tant est qu’expliquer soit déterminer la cause, c’est suivre le réel à
rebours, effectuer proprement une ana-lyse. L’explication (logique) est
l’inverse de la production (réelle) : ce qui est donné après est trouvé avant,
et ce qui est donné avant sera trouvé après. De plus, cet ordre
gnoséologique est l’inverse de cette chaîne des raisons que suit le
mathématicien : le principe (l’axiome) précède la conséquence (le
théorème). D’où ce paradoxe (mais qui ne faisait que confirmer la thèse
d’une identité d’essence phénoméno-logique) : c’est le cheminement de la
raison mathématique, et non celui de la raison physique qui semble être
celui des phénomènes mêmes.
La science moderne ne manquera pas de dénoncer le caractère illusoire de
la primauté de la cause générale ou universelle sur les autres. Galilée fait
remarquer que justement parce que tout a sa raison en Dieu, on n’explique
rien en attribuant à Dieu la cause d’un phénomène particulier, en un temps
et en un lieu déterminés. De même les matérialistes dénonceront « l’âme »
et le « principe vital » comme des causes fictives : c’est ne rien dire que de
dire que les mouvements et les fonctions d’un organisme sont dus à l’âme.
Hume a fait la critique de la « cause disproportionnée à l’effet » et ainsi
ruiné l’argument que Kant qualifiera de cosmologique (pas d’effet sans
cause ; l’univers a une cause ; Dieu est cette cause). Lorsque nous
apercevons une trace de pas, nous en inférons à une cause très probable —
un homme est passé par là et nous sommes fondés à le faire parce que la
cause est déjà connue de nous. Il en va autrement avec la prétendue « cause
de l’univers ».
Le jeu sur les causes lointaines et cachées fut un exercice prisé de la
casuistique. L’art de l’explication causale est une question de bonne
distance : la cause efficace n’est ni trop proche (on la confondrait alors avec
l’occasion) ni trop éloignée (on la perdrait dans l’infini des antécédents).
C’est une plaisanterie de dire que le coup de feu de Sarajevo est la cause de
la Première Guerre mondiale, et Cicéron faisait remarquer dans son traité
Du destin2241. qu’Hécube ne fut pas la cause de la ruine de Troie du fait
qu’elle engendra Pâris.
Une certaine cause est celle qui produit un certain effet. Dès lors il y aurait
contradiction à dire qu’une même cause peut produire des effets différents.
Si elle produit un autre effet, elle n’est plus la même cause2242.. Le
concept de même cause a-t-il un sens dans le réel ? Peut-il y avoir dans le
réel identité de causes ? Puisque A est ce qui produit B, ce qui produit C
n’est pas A. Le premier principe de l’induction est un principe rationnel
d’une certitude absolue. On ne pourrait le contester qu’en contestant le
principe d’identité. Et si cela n’apparaît pas immédiatement, c’est peut-être
du fait de l’ambiguïté du mot « cause » qui est tantôt distingué des mots «
condition », « circonstances », « occasion », tantôt employé comme leur
synonyme. En fait l’expérience ne nous met jamais en présence d’une cause
et d’un effet isolé ; dans les phénomènes, qui sont toujours complexes, il y a
constamment des causes combinées qui produisent des effets combinés.
Déjà Thomas d’Aquin faisait observer que si la causalité était unique, elle
n’engendrerait que le même ; mais que si elle était purement équivoque,
l’effet cesserait d’être semblable à son agent. La cause la plus hétérogène
doit donc rester cause analogue2243.. L’idée de causalité place a priori les
phénomènes en extériorité, ce qui rend leurs relations difficilement
compréhensibles, ainsi qu’on le voit avec le problème des rapports entre
l’âme (ou l’esprit, ou le cerveau) et le corps.
Comme nous voyons la pluie tomber du nuage, nous concluons (à tort) que
le nuage est cause de la pluie. Lorsque nous disons d’un vêtement qu’il est
chaud, nous plaçons la cause de la chaleur dans le vêtement lui-même sans
voir qu’il n’est que ce qui permet à la chaleur du corps de ne pas
s’échapper.
Le chien de Pavlov prenait la cloche pour la cause de l’arrivée de
nourriture. Cette illusion métonymique est très courante chez les êtres
humains. Il est usuel de dire la cause pour l’effet2244.. Le sophisme (ou
paralogisme) de l’interversion de la cause et de l’effet (prendre l’effet pour
la cause) s’appelle ustéron protéron2245.. Tolstoï raconte dans Guerre et
Paix que les moujiks croyaient que c’était la fumée qui faisait avancer les
locomotives.
L’opinion pense également le rapport en termes d’influence, presque
jamais en termes de corrélation : on y retrouve la tendance
anthropocentrique et anthropomorphique. Or la corrélation n’est pas la
causalité2246.. La causalité n’est qu’une forme brutale, immédiate de
relation entre les phénomènes.
On confond volontiers causes et circonstances. La circonstance, comme le
dit son étymologie, se tient autour de l’événement. Elle ne le produit
pas2247.. Elle n’est son occasion que si elle est nécessaire. Spinoza donne
cet exemple dans le Court traité : je veux avoir de la lumière dans une
pièce, j’allume un flambeau qui éclaire la chambre, ou j’ouvre une fenêtre ;
mais cette ouverture par elle-même ne produit pas la lumière, elle permet
seulement à la lumière de pénétrer dans la chambre2248..
L’anecdote de l’archer maladroit2249. montre que la cause change avec
l’intérêt — que c’est parce qu’il y a une mise en cause que telle cause, et
non une autre, est exhibée, les autres facteurs étant alors ravalés au rang de
simples conditions ou occasions. La causalité, dès lors, relève d’un
jugement appréciatif, et non d’un jugement explicatif.
La confusion entre la causalité et la coïncidence est commune. Elle a
renforcé, sinon suscité la croyance dans le caractère néfaste des comètes.
Dans ses Pensées diverses à l’occasion de la comète, Pierre Bayle récuse
tout lien mécanique entre le phénomène céleste et un quelconque
événement terrestre : les désordres du monde ne sont ni produits ni
anticipés par une comète « à moins qu’on ne veuille qu’il soit permis à une
femme qui ne met jamais sa tête à la fenêtre, à la rue Saint-Honoré, sans
voir passer des carrosses, de s’imaginer qu’elle est la cause pourquoi ces
carrosses passent, ou du moins qu’elle doit être un présage à tout le quartier,
en se montrant à sa fenêtre, qu’il passera bien tôt des carrosses ».
Bergson distinguait trois modes d’action de la cause : par impulsion
(exemple : la boule de billard qui en percute une autre), par déclenchement
(l’étincelle qui fait exploser la poudre), et par déroulement (la détente
graduelle du ressort qui fait tourner le phonographe). Ce qui distingue ces
trois modalités, dit Bergson, c’est la plus ou moins grande solidarité entre la
cause et l’effet. Avec l’impulsion, la quantité et la qualité de l’effet varient
en même temps que la quantité et la qualité de la cause. Avec le
déclenchement, ni la qualité ni la quantité de l’effet ne varient avec la
qualité et la quantité de la cause (l’effet est invariable). Avec le
déroulement, enfin, la quantité de l’effet dépend de la quantité de la cause,
mais la cause n’influe pas sur la qualité de l’effet. « En réalité, écrit
Bergson, c’est dans le premier cas seulement que la cause explique son effet
; dans les deux autres, l’effet est plus ou moins donné par avance et
l’antécédent invoqué en est — à des degrés divers, il est vrai — l’occasion
plutôt que la cause2250..
 
 
III. COMPLEXITÉS ET RÉSISTANCES
 
L’opinion est volontiers paresseuse : « tout est là » est la conclusion
donnée à l’énoncé d’une cause. Mais la science n’a pas toujours su éviter ce
travers : elle aussi a souvent eu tendance à rapporter le phénomène à une
cause unique2251.. Cette illusion de la cause unique aurait dû être ruinée
par les développements de la recherche contemporaine. Le mécanisme2252.
avait eu un rôle épistémologique décisif, au début de l’âge classique, en
rejetant les causes finales et en concevant la nature comme mue seulement
par la causalité. Seulement son modèle finira par apparaître trop simple et
trop rigide2253. pour rendre compte de phénomènes plus complexes que les
mouvements et les chocs des boules sur une table de billard.
L’idée d’une causalité circulaire remonte à l’Antiquité : dans Les Seconds
Analytiques2254. Aristote évoque très correctement ce que la science
d’aujourd’hui appelle le « cycle de l’eau ». Avec sa troisième « analogie de
l’expérience »2255. Kant fondait lui aussi la possibilité d’une causalité
réciproque2256.. La science contemporaine a souvent subverti « l’ordre des
raisons » cher à Descartes, qui allait à sens unique des causes aux effets.
Alors qu’une philosophie substantialiste débouche sur une causalité linéaire
et productive, une philosophie structuraliste implique une causalité
circulaire et organisatrice. Dans les systèmes, les produits et les effets sont
eux-mêmes producteurs, causes de ce qui les produit : on parle alors de
boucle de rétroaction2257.. La boucle de rétroaction devient récursive
lorsque l’effet agit sur la cause et la remet de nouveau en action. Dans la
causalité complexe, il n’y a plus une cause qui génère un effet de façon
linéaire mais un enchevêtrement de plusieurs causes qui génèrent des effets
nécessaires à la continuité du processus2258.. La mécanique quantique a
mis en évidence des phénomènes paradoxaux de causalité rétroactive, où
c’est l’effet qui produit la cause, et la cybernétique, inspirée par la biologie,
nous a familiarisés avec l’idée de rétroaction (feed-back) où l’effet agit en
retour sur sa cause.
Un autre principe a été fortement remis en question dans nombre de
domaines de recherche scientifique : celui de l’égalité de la cause et de
l’effet2259.. La théorie du chaos étudie des systèmes physiques dans
lesquels il existe une disproportion considérable entre les causes
(minuscules) et les effets (colossaux)2260..
À partir du XVIIe siècle, la science a tendu à éliminer la cause
formelle2261. et la cause finale de ses explications. Auguste Comte ira plus
loin en voulant éliminer le concept même de cause du travail scientifique.
Aux yeux du fondateur du positivisme, la cause n’est pas un concept
métaphysique parmi d’autres : elle est le concept métaphysique par
excellence auquel il convient de substituer les notions scientifiques de loi et
de fonction. Passer du « pourquoi ? » au « comment ? » — tel est, aux yeux
d’Auguste Comte, le sens de la révolution positive. Auguste Comte loue
Newton de n’avoir pas cherché à expliquer la force gravitationnelle2262..
Comme la rose d’Angelus Silesius, une force est sans pourquoi. La
recherche des causes est, selon Auguste Comte, vouée à l’échec, elle ne
peut déboucher que sur des fictions2263. ; les lois, en revanche, c’est-à-dire
les « relations constantes qui existent entre les phénomènes observés »2264.
sont l’objet d’un esprit positif ayant rompu avec les illusions des deux âges
précédents (théologique et métaphysique). Plus tard les positivistes
utiliseront l’expression hérétique de loi causale pour écarter la dimension
métaphysique de la causalité tout en gardant l’idée de condition et de
relation constante. La loi causale s’exprime par le concept de fonction. Une
bonne partie de l’ouvrage de Meyerson Identité et réalité (1907) est
consacrée à la distinction entre la loi et la cause. Après Hume, et malgré le
sursaut kantien, l’épistémologie a eu tendance à confondre la cause et la loi,
celle-ci étant la règle de la régularité empirique de celle-là. Meyerson
montre que la science ne peut se satisfaire d’une telle régularité — même si
elle permet la prévision — et que son objectif est bien de comprendre
l’ordre des phénomènes2265..
Dans la lignée d’Auguste Comte et du positivisme, Bertrand Russell
pensera que la causalité doit être abandonnée au profit des lois de la
nature2266.. La science moderne donne à penser la possibilité d’une
explication non causale. La théorie dite nomologique de la causalité
défendue par Russell remonte à Hume : elle consiste à concevoir la
causalité comme un concept du sens commun auquel il est impossible de
substituer un concept scientifique et qu’il conviendrait par conséquent
d’éliminer2267.. Une cause n’expliquerait son effet que si elle était
suffisante ; or elle ne l’est pratiquement jamais. Cela dit, si la science
contemporaine a renoncé dans certains domaines à la causalité
explicative2268., cela ne signifie pas qu’elle ait renoncé à la causalité en
général. Pour certains, la causalité peut être considérée comme une «
dépendance contrefactuelle » (si la cause n’avait pas existé, l’effet ne se
serait pas produit). Pour d’autres, la causalité correspond à une
augmentation de probabilité : l’effet est plus probable lorsque la cause est
présente que lorsqu’elle est absente, un phénomène peut être dit cause d’un
autre lorsque son occurrence augmente la probabilité de l’occurrence de
l’autre2269.. Pour d’autres encore, la causalité est un mécanisme grâce
auquel la cause transmet quelque chose, notamment de l’énergie, à son
effet. Pour d’autres enfin, la causalité est essentiellement liée à l’action, de
telle sorte que son sens principal réside dans la relation d’un moyen à une
fin : ce qui fait de la causalité autre chose qu’une représentation de l’esprit,
c’est qu’elle permet la prévision et la manipulation. Entre ces
interprétations, des croisements sont possibles : ainsi peut-on opter pour
l’analyse contrefactuelle, tout en admettant que seule notre capacité d’agir
nous permet d’évaluer les conditionnels contrefactuels pertinents. Toujours
est-il qu’aucun homme de science aujourd’hui n’admettrait comme Hume le
faisait, le fait que « n’importe quoi peut produire n’importe quoi »2270..
Le causalisme bute sur cette difficulté : il se considère comme
d’application universelle, mais ce faisant, il rend pratiquement
incompréhensible l’unité du monde. Il convient ici de rappeler qu’un
principe n’est ni vrai ni faux, il est plus ou moins commode, plus ou moins
fécond. Donc : quelle est sa commodité, quelle est sa fécondité dans les
trois ordres de réalité, physique, biologique et humaine ?
 
 
1. L’ordre physique
 
Dans la physique de Newton, la cause est ce qui fait qu’un objet subit un
changement dans sa vitesse, c’est-à-dire ce qui perturbe son état d’inertie.
Dans ses Principes mathématiques de philosophie naturelle2271., Newton
énonce quatre règles pour la science physique. La règle I est un principe
d’économie ; elle stipule qu’il ne faut admettre de causes que celles qui sont
nécessaires pour expliquer les phénomènes. La règle II est une règle
d’universalité, elle énonce que les effets du même genre doivent toujours
être attribués, autant qu’il est possible, à la même cause2272.. Par ailleurs,
la « deuxième loi fondamentale » de Newton énonce que le degré
d’intensité de l’effet est toujours exactement proportionné au degré
d’intensité de la cause2273., tandis que la « troisième loi fondamentale »
établit l’égalité de l’action et de la réaction.
En physique classique, la causalité est ce qui rend le cycle impossible et en
même temps possible la répétition2274.. Le concept de temps est séparé de
la relation cause-effet : la cause et l’effet sont pensés comme se produisant
simultanément. Les forces newtoniennes (en tant que causes extérieures au
corps) produisent les mouvements de ces corps (en tant qu’effets). La
simultanéité de la cause et de l’effet tient à ce que l’interaction newtonienne
ne dépend, par définition, que de la distance entre les corps, et non du
temps. Dans l’approche de Newton, le paramètre temps ne peut donc pas
être défini par référence à la relation cause-effet puisque la cause et l’effet
se confondent (si par aventure le Soleil s’écartait brusquement de sa
position actuelle de quelques milliers de kilomètres, la Terre suivrait sans le
moindre retard)2275..
Du point de vue de la causalité, la physique du XIXe siècle connaîtra trois
grandes révolutions : la thermodynamique donne à l’irréversibilité
temporelle une réalité objective2276., la théorie cinétique des gaz appelle
des lois statistiques2277., et les systèmes non linéaires montrent qu’il existe
en physique une disproportion des effets par rapport aux causes2278.. Plus
tard la théorie du chaos donnera une consistance physique au principe « à
petites causes grands effets » que le météorologiste Lorenz popularisera
avec « l’effet papillon ». Considéré comme l’initiateur de cette théorie grâce
à son travail sur le problème des trois corps, Henri Poincaré sera l’un des
premiers à jeter un soupçon scientifique sur la conception mécaniste de la
cause. En un sens, les aborigènes d’Australie n’ont pas tort de nier que le
Soleil distribue la chaleur puisqu’il est froid en hiver2279.. « Dans la réalité
physique, écrit Poincaré, une cause ne produit pas un effet, mais une
multitude de causes distinctes contribue à le produire, sans qu’on ait aucun
moyen de discerner la part de chacune d’elles. (…). Il est à peu près vrai
que le mouvement du pendule est dû uniquement à l’attraction de la Terre ;
mais en toute rigueur il n’est pas jusqu’à l’attraction de Sirius qui n’agisse
sur le pendule. Dans ces conditions, il est clair que les causes qui ont
produit un certain effet ne se reproduiront jamais qu’à peu près »2280..
D’où ce principe modeste : « Des causes à peu près identiques mettent à
peu près le même temps pour produire à peu près les mêmes effets ». «
Autre difficulté, écrit Poincaré : avons-nous bien le droit de parler de la
cause d’un phénomène ? Si toutes les parties de l’univers sont solidaires
dans une certaine mesure, un phénomène quelconque ne sera pas l’effet
d’une cause unique, mais la résultante de causes infiniment nombreuses ; il
est, dit-on souvent, la conséquence de l’état de l’univers un instant
auparavant »2281..
Il existe dans la physique contemporaine un véritable anticausalisme2282.
alimenté par les bouleversements opérés par la mécanique quantique2283..
La notion classique de causalité implique celles de continuité et d’identité
dans le temps. D’où cette alternative : ou bien la physique quantique ruine
ces deux valeurs, ou bien elle les transpose à une échelle qui finit par les
remettre en question. Ainsi dans la mécanique quantique l’état actuel du
système physique, comme l’avait pressenti Poincaré pour les systèmes
macroscopiques, est corrélé in fine à l’univers entier, inaccessible par
définition. Par ailleurs, la nouvelle science a induit l’idée franchement
paradoxale de causalité rétrograde (le résultat d’une mesure peut agir sur sa
source)2284.. Mais c’est peut-être la notion de non-séparabilité qui est la
plus paradoxale du point de vue des concepts classiques2285. : deux
particules restent associées par un lien étrange qui ne dépend ni de l’espace
ni du temps ; toute action exercée sur l’une se répercute instantanément sur
l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare. Mais si la mécanique
quantique est indéterministe2286., cela ne signifie pas que la causalité
doive être bannie de l’explication scientifique. Certes Niels Bohr proposa
pour les phénomènes quantiques une interprétation probabiliste : la
description causale dans l’espace et le temps est remplacée par un mode de
description complémentaire. Certains théoriciens identifièrent la causalité
quantique à la probabilité conditionnelle (définie comme étant la probabilité
pour que tel ou tel phénomène A se produise si tel ou tel autre phénomène
B se produit ou est observé). La probabilité conditionnelle met l’ordre de
succession temporelle entre parenthèses2287.. Cela étant, contrairement à
ce qui a été beaucoup dit et écrit, la physique quantique n’a pas plaidé pour
une éradication de l’idée de causalité. C’est précisément parce qu’il ne
voulait pas renoncer à cette idée que Paul Dirac découvrira l’existence des
antiparticules. Avec son idée de synchronicité, relation « acausale » mais
signifiante entre deux phénomènes éloignés, C.G. Jung, qui a cru
reconnaître son « énantiodromie » à travers la causalité inversée de la
mécanique quantique, montre a contrario ce qui peut en coûter à la raison
d’abandonner l’idée de causalité2288..
 
 
2. L’ordre biologique
 
Maine de Biran voyait dans l’action volontaire produisant directement un
effet musculaire le paradigme de la relation de la cause à effet. Mais il y a
un autre modèle biologique qui pourrait, du moins en partie, rendre compte
du raisonnement par les causes : celui de la généalogie, auquel aucun
philosophe n’a réellement songé2289.. Le mythe prétendait expliquer un
phénomène en établissant sa filiation : ainsi la Théogonie d’Hésiode dit
d’où sont nés la Terre et le Ciel. La philosophie tendra à remplacer la
filiation mythique par la causalité rationnelle — ce qui suppose une
dévitalisation de la relation de production.
Dans un article intitulé « Cause and Effect in Biology »2290., Ernst Mayr
distingue deux grandes approches en biologie. La biologie fonctionnelle
cherche à comprendre les mécanismes des fonctions biologiques. Les
questions qu’elle pose sont du type « comment ? » et sa méthode est
réductionniste, elle s’efforce de rapporter les phénomènes observés à leurs
mécanismes physico-chimiques. Mais il existe une autre approche, que
Mayr voit définie chez Claude Bernard : en plus de la réduction physico-
chimique, il est nécessaire de faire appel à l’existence d’un « plan
d’organisation ».
La recherche des causes est si déterminante en médecine que le terme
d’étiologie est prioritairement rattaché à ce domaine. C’est la médecine qui
imposera cette idée qu’il est impossible de supprimer un effet indésirable
(la maladie) si l’on ne connaît pas sa ou ses causes2291.. Lorsque Kant
disait que le principe « l’effet doit être semblable à la cause, et inversement
» n’est applicable qu’à la physiologie des êtres organisés2292., il énonçait
une relation pratiquement introuvable en médecine. Ni l’action d’un agent
infectieux, ni celle d’un vaccin ne vérifie ce principe. En outre, la médecine
finira par découvrir que l’identification d’un agent causal ne nous renseigne
pas sur les mécanismes par lesquels il provoque les désordres observables.
Comment le staphylocoque déclenche-t-il un abcès du poumon ? Comment
l’alcool crée-t-il les lésions de la cirrhose du foie ? Le cancer a-t-il une
cause, au sens où il n’en a qu’une ? Et s’il en a plusieurs, quelles sont-elles
? La pathogénie des maladies a poussé la médecine à rechercher des causes
à un niveau de plus en plus microscopique, où les objets eux-mêmes
finissent par s’évanouir comme en physique.
Les organismes internationaux spécialisés dans les problèmes de santé
sont récemment parvenus à la conclusion qu’il fallait retirer la vieillesse de
la liste des causes de la mort. La vieillesse n’est que la fin de la vie, elle
n’est pas une cause de la mort. Et cela révèle un trait déjà remarqué en
physique, le caractère probabiliste du lien causal. La cause doit accroître la
probabilité de l’effet. Il existe une telle relation entre une maladie comme le
cancer et la mort, mais pas entre la vieillesse et la mort.
Comme l’avait déjà vu Kant, si la physique peut faire l’économie de la
finalité, la biologie ne le peut pas. Et ce, à différents niveaux. B.F. Skinner a
montré sur des animaux de laboratoire que l’apprentissage d’une conduite
orientée se faisait par rétroaction de l’effet (chute d’une boulette de
nourriture) sur sa cause fortuite (pression sur le levier) : le but ne constitue
plus une fin, mais entre dans la continuité du mécanisme.
Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, disait du feed-back qu’il
est le secret de la vie. La cybernétique a mis en évidence les concepts
d’équifinalité et de multifinalité. L’équifinalité, formulée par Ludwig von
Bertanlanffy, le créateur de la systémique2293., renvoie au fait qu’un même
état final peut être atteint à partir de différents états initiaux, par différentes
voies et avec différents moyens. Autrement dit, des effets identiques
peuvent avoir des causes différentes (on a là une manière d’application de
l’idée de suite convergente à la biologie). Quant à la multifinalité, elle se
rapporte au fait que des causes identiques peuvent produire des effets
différents en une sorte de suite divergente. Ces deux concepts seront
souvent utilisés dans les théories modernes de l’évolution.
Le fameux problème-aporie de la poule et l’œuf n’existe que parce que la
chaîne des causes, feignant ici d’ignorer l’évolution, s’arrête arbitrairement
à un phénomène (l’œuf de poule) qui est déjà en fait un résultat évolutif.
Mais ce que le néodarwinisme établira de la manière la plus
révolutionnaire, sur le plan épistémologique, c’est la colossale
disproportion entre la cause initiale (une mutation aléatoire) et l’effet
résultant (l’évolution des espèces). « En aucun cas, observe François Jacob,
il ne peut y avoir de corrélation entre la cause et l’effet de la mutation
»2294..
 
 
3. L’ordre humain
 
Hobbes pensait que les lois qui gouvernent le comportement humain, tant
au niveau personnel qu’au niveau collectif, sont analogues à celles qui
régissent la nature corporelle. À l’opposé, la dichotomie établie par Dilthey
entre les sciences de la nature explicatives et les sciences de l’esprit
compréhensives2295. aura un impact considérable sur les sciences
humaines au XXe siècle et placera les chercheurs devant ce dilemme : ou
bien assumer la division pour garantir la spécificité des sciences humaines,
au risque d’abandonner leur scientificité, ou bien la dépasser pour garantir à
ces sciences une scientificité au moins analogue à celle des sciences
physiques, mais au risque de supprimer leur spécificité. L’opposition établie
par Wittgenstein entre l’explication par les raisons propres à la philosophie
et l’explication par les causes propres à la science reprend la dichotomie de
Dilthey.
Contrairement à ceux qui considèrent que la causalité perd de sa force et
de son sens à mesure que l’on monte l’échelle des êtres (elle serait adéquate
au plan physico-chimique, problématique au plan biologique, impossible au
plan humain), il y a ceux qui voient dans l’idée de cause une notion
anthropocentrique qui n’aurait de validité que dans le contexte humain.
Lorsque Durkheim affirme que les protestants sont plus enclins que les
catholiques à se suicider, il établit un lien causal entre l’individualisme et la
désespérance. La causalité, disait Adorno, n’a de sens que dans une
perspective de liberté2296.. Le terme de détermination peut d’ailleurs
atténuer ce que celui de cause à de mécanique — en même temps qu’il lui
ôte sa dimension métaphysique.
L’origine psycho-juridique de l’idée de cause fait son impureté
épistémologique, mais dès lors que les sciences de l’homme n’ont pas la
rigueur des sciences physiques, cette impureté peut se tourner en avantage.
Alors que Descartes voyait dans les idées claires et distinctes le critère de la
vérité, Vico définit celle-ci comme production (verum-factum). On ne
connaît véritablement que ce que l’on fait et c’est pourquoi Dieu a une
connaissance vraie de la nature, c’est pourquoi (Vico énonce ce paradoxe) il
est plus aisé de connaître le monde humain de l’histoire que le monde divin
de la nature. Lorsque Durkheim donne la règle selon laquelle la cause d’un
fait social ne peut être qu’un fait social, c’est pour rejeter d’une part le
naturalisme qui cherche du côté des causes organiques2297. et d’autre part
le psychologisme de Gabriel Tarde. Sans être absolu, le principe de l’égalité
de plan entre l’ordre des causes et celui des effets est globalement respecté
par les chercheurs en sciences humaines2298. : les faits culturels doivent
avoir des causes culturelles2299., les faits historiques des causes
historiques, les faits psychiques des causes psychiques2300. etc.
Le débat entre holisme et individualisme2301. traverse évidemment la
question de la causalité. Certains pensent que les structures sociales
exercent une influence spécifique ; d’autres, à l’inverse, attribuent aux
individus une capacité de décision. Pour les tenants de l’individualisme
méthodologique, l’action humaine, fondée sur l’anticipation et l’intention,
aurait des raisons plutôt que des déterminants. Les causes des croyances
collectives résident-elles dans les raisons que les sujets sociaux ont d’y
croire ou bien dans les structures des conditions non intentionnelles ? Sans
être formulé en ces termes, le problème existe depuis l’Antiquité. De même
que l’impulsion donnée au cylindre de Chrysippe2302. est la cause
antécédente de son mouvement, la « cause principale et parfaite » résidant
dans sa nature de cylindre, de même, dans la vie morale, seuls sont soumis à
la causalité antécédente et externe les événements qui nous adviennent,
mais non pas la manière dont nous réagissons, qui dépend de notre nature
propre. Si nous ne sommes pas maîtres des représentations que nous
recevons de l’extérieur, en revanche, nous sommes libres de leur donner ou
non notre assentiment2303..
On demanda à un bandit célèbre pourquoi il attaquait les banques : « Parce
que c’est là que les gens gardent leur argent », répondit-il. Dans son Traité
de l’enchaînement des idées fondamentales, Cournot distinguait les causes
d’un événement, antécédentes immédiates, chronologiques, de ses raisons
(ses origines profondes). On connaît la plaisanterie de l’enfant qui vient de
frapper son petit camarade : « ce n’est pas moi, c’est ma main ! ». Lorsque
quelqu’un est tué d’un coup de revolver, la balle est la cause de sa mort
mais la cause véritable est plutôt dans le motif de celui qui a tiré. La cause
d’un acte libre n’est pas sa cause immédiate2304.. C’est la mauvaise foi
utilise la cause pour masquer le motif, qui est la cause réelle.
Il s’agit de savoir dans quelle mesure on pourrait désigner la causalité
mécanique comme déterminée par le passé, la causalité organique comme
déterminée par le présent et la causalité psychique comme déterminée par
l’avenir. Les intentions, mobiles et motifs sont-ils des causes spécifiques —
des causes de l’activité — ou bien n’est-ce que par analogie que nous les
pensons comme tels ? Les mobiles peuvent être définis comme des causes
efficientes et les motifs comme des causes finales. Un acte terroriste
s’inscrit dans toute une série de conditions, de circonstances, de mobiles
conscients, de motivations inconscientes : le choix d’un élément comme
cause principale aux dépens de tous les autres relève à l’évidence davantage
d’une décision politique que d’un acte de connaissance. Lorsque Hegel dit
que « les circonstances ou les mobiles n’ont jamais sur les hommes que le
pouvoir qu’ils leur accordent eux-mêmes »2305., il rappelle le pouvoir de la
conscience libre, qui est celui, possible, du négatif. Sartre dira qu’à partir
d’une même situation d’exploitation et d’humiliation, la révolte ou à
l’inverse la résignation est le sens qu’une conscience libre choisit de donner
à sa situation. Il est courant en histoire que les effets objectifs et les effets
subjectifs puissent voir leur valeur diverger2306.. Il est certain que la
sensation de douleur est due à des mécanismes neurobiologiques — mais
cela n’implique pas qu’elle s’y réduise : il convient de différencier
rigoureusement le point de vue causal et le point de vue ontologique.
Le philosophe du droit Hans Kelsen consacre un chapitre de sa Théorie
générale des normes à analyser la différence entre la causalité et
l’imputation « deux types différents d’un rapport fonctionnel, deux types
différents dans lesquels deux faits sont unis ensemble comme conditions et
conséquences »2307.. La différence entre les deux réside en ce que
l’imputation, c’est-à-dire la relation entre un certain comportement comme
condition et une sanction comme conséquence, décrite par une loi juridique
ou morale, est établie par un acte de volonté, dont une norme est la
signification, tandis que la causalité, décrite par une loi naturelle, est
indépendante d’une telle intervention2308.. « Le dualisme de la causalité et
de l’imputation fonde le dualisme des sciences causales de la nature (…) et
des sciences normatives de la société (telles que l’éthique et la science du
droit). C’est le dualisme fondamental logique de l’être et du devoir-être qui
s’exprime ici »2309..
Causer, c’est faire2310.. La créativité signifie la non-équivalence de la
cause et de l’effet2311.. Le primat accordé par la science antique à la
contemplation a occulté cela. Rien de plus clair, mais aussi rien de plus
obscur, que la notion d’influence. L’influence — où se perçoit le flux — est
une causalité spécifiquement humaine2312.. Mais l’idée de causalité
spécifiquement humaine est elle-même culturellement et historiquement
déterminée. Notre idée de causalité est volontariste et technique. Il en va
autrement dans les autres civilisations. L’art de la guerre chinois, pour ne
prendre que cet exemple, enseigne que le vainqueur est celui qui triomphe
avant d’engager le combat.
Dans les sciences humaines, il n’est pas toujours aisé de faire le départ
entre les conditions favorables et les conditions déterminantes d’un
phénomène donné. Lorsque Aristote fait remarquer que les prêtres en
Égypte jouissaient d’assez de loisirs pour s’adonner à la contemplation, et
que c’est cette liberté qui fit naître la philosophie, on pourrait objecter qu’il
y a eut beaucoup plus d’hébétude que de spéculations dans les monastères
chrétiens et les lamasseries tibétaines.
L’histoire humaine peut être vue à l’image d’un système chaotique
caractérisé par une sensibilité extrême à la variation de ses conditions
initiales. Mais si une toute petite cause peut produire un gros effet (que l’on
songe, sans s’attarder au nez de Cléopâtre, à l’importance prise par les
individualités dans l’histoire collective), alors elle ne peut plus être
considérée comme indicatrice de ses effets. Hannah Arendt, qui voyait dans
la causalité « une catégorie totalement déplacée » dans les sciences
historiques »2313. écrivait : « L’événement éclaire son propre passé, il ne
saurait en être déduit »2314.. Les sciences de la réalité humaine ne
disposent, à la différence des sciences physiques, d’aucun moyen pour
vérifier une causalité. Lorsque Aristote voit dans les menstrues la « cause
matérielle » de l’homme2315. il commet une erreur grossière qu’il sera par
la suite relativement aisé d’éliminer. Mais lorsque l’abbé Barruel voit dans
la Révolution française un complot maçonnique, il n’est pas si facile de le
réfuter malgré le caractère aberrant de la thèse : on ne peut revenir en
arrière, éliminer tous les francs-maçons de France avant que la révolution
n’éclate, de plus, il y a réellement eu des francs-maçons parmi les
révolutionnaires.
La reproduction d’un même ensemble de causes est impossible. Le monde
humain tombe sous le coup du « paradoxe de Royce » qui contredit le
principe selon lequel les mêmes causes produisent les mêmes effets2316.. Il
n’y a jamais « les mêmes causes » (de guerre, de crise, de révolution etc.)
non seulement parce que les circonstances ont changé, mais aussi parce que
la conscience humaine est douée de mémoire. Dans le domaine humain, la
contrainte du passé est plus forte qu’ailleurs.
La notion de causalité a été remise en question par le fonctionnalisme et le
structuralisme qui l’ont remplacée par celle de corrélation2317.. Mais ceux
qui ont cru pouvoir faire l’économie de la causalité par la grâce des
statistiques ont oublié que celles-ci n’ont de sens que pour autant qu’elles
sont suivies d’explications. Si les protestants se suicident davantage que les
catholiques, est-ce à cause d’un isolement social plus grand (c’était la thèse
de Durkheim) ou bien à cause d’un pessimisme métaphysique tenant aux
croyances ? Il ne suffit pas d’une information pour faire une connaissance.
Pour Nietzsche, chercher la cause, c’est chercher un coupable, et chercher
un coupable, c’est chercher celui que l’on doit châtier. Seulement la
recherche des responsables (on le voit bien avec les dérives idéologiques de
l’histoire) fonctionnent souvent comme un oubli et comme un refoulement
de la causalité. La très longue histoire de l’idée de causalité n’est pas
parvenue à invalider l’affirmation d’Aristote, que connaître quelque chose,
c’est en connaître les causes.
 
*
Voir aussi
 
L’analogie. La connaissance. Le déterminisme. L’engagement. La finalité.
La fonction. Le hasard. La liberté. La loi. La nécessité. La rationalité. Le
système. La volonté.
 
*
Bibliographie
 
Aristote, — Physique II, chapitres 3 et 7.
— Métaphysique, livre A, chapitres 3, 7 et 10 ; livre delta, chapitre 2 ; livre lambda, chapitres 4, 5 et
6.
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997, p. 365-377.
N. Malebranche, — De la recherche de la vérité, livre VI, deuxième partie, chapitre 3, Œuvres I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 643-653 et XVe Éclaircissement, ibid., p. 969-1014.
— Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, VIIe entretien, Œuvres II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1992, p. 777-800.
D. Hume, — Enquête sur l’entendement humain, sections IV et VII.
— Traité de la nature humaine I, troisième partie, sections II, III, IV, XIV et XV.
E. Kant, — Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », trad. fr., Œuvres
philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 925-941.
— Leçons de métaphysique, trad. M. Castillo, Librairie Générale Française, 1993, p. 182-189.
A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation I, § 4 et II, § 26-29.
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, trad. O. Beaud et F. Malkani, PUF, 1996, chapitre 7.
Léon Brunschvicg, L’Expérience humaine et la causalité physique, PUF, 1949.
2110 À entendre comme cause immédiate. Il y a une équivoque chez Aristote sur la cause première,
qui signifie tantôt la cause la plus proche de l’effet, tantôt le premier moteur (Dieu). C’est ce dernier
sens que retiendra la scolastique.
2111 Physique II, 3,194 b 18-20.
2112 « Parce que » en latin.
2113 « À cause de ceci » en latin.
2114 Aristote, Les Seconds Analytiques I, 2, 71 b 8-11. Le quatrième axiome de la Première partie
de l’Éthique de Spinoza énonce que « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la
cause et l’enveloppe ».
2115 Voir L’analogie.
2116 En l’absence de sciences chimiques, les simples (plantes médicinales) étaient censés guérir
par leurs formes, leurs couleurs, et même leurs noms.
2117 M. Planck, Initiation à la physique, trad. fr., « Champs » Flammarion, 1989, p. 94.
2118 Ibid., p. 115.
2119 Causa sive ratio, « cause ou bien encore raison » en latin. Dans ses Réponses aux secondes
Objections Descartes écrit que « l’analyse voit comment les effets dépendent des causes » tandis que
« la synthèse examine les causes par leurs effets ».
2120 Voir infra.
2121 Du destin XVI, 36.
2122 « Tout effet a une cause » est un énoncé tautologique puisque c’est précisément la cause qui
définit l’effet comme tel.
2123 G.W. Leibniz, Essais de théodicée § 44.
2124 Voir le célèbre passage de l’Éthique dans lequel Spinoza dénonce l’illusion du libre arbitre : «
Les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et qu’ils
ne pensent pas même en rêve aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu’ils les
ignorent » (B. Spinoza, Éthique, Première partie, trad. fr., Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1954, p. 347).
2125 La magie cherche à susciter des effets en agissant sur leurs causes réputées, ou bien elle
cherche à neutraliser celles-ci.
2126 Philipp Frank, Le Principe de causalité et ses limites, trad. fr., Flammarion, 1937, p. 158.
2127 Fragment B CXVIII.
2128 Hiakujo se promenait dans une forêt avec un de ses disciples lorsqu’un lièvre s’enfuit à leur
approche. — « Pourquoi ce lièvre nous fuit-il ? » demanda Hiakujo. — « Parce qu’il a peur de moi »,
répondit le disciple. — « Non, dit le maître, c’est parce que nous avons des instincts meurtriers »
(Kakuzo Okakura, Le Livre du Thé, trad. G. Mourey, Dervy-Livres, 1984, p. 56-57).
2129 Les scénarios analogues à l’anecdote racontée par Plutarque sont innombrables. Quelle est la
cause de l’incendie d’une forêt ? L’allumette de l’incendiaire, ses intentions conscientes, son
imprudence, ses motivations inconscientes, la propriété inflammable des broussailles et de certaines
essences d’arbres, l’été sec, ou encore le réchauffement climatique ? La police, le juge, le
psychologue, l’écologiste n’auront pas sur l’événement le même regard.
2130 La différence de sens n’est pas perceptible chez tous les auteurs mais aïtion désigne plutôt la
cause conçue comme objective et aïtia, la proposition qui la concerne.
2131 En termes de droit, la cause est à la fois la raison d’un contrat et l’affaire pour laquelle une
action en justice peut être conduite. D’où l’usage du mot dans le sens d’objectif, de fin, d’idéal (« la
cause du peuple »).
2132 La critique de l’idée de cause a été au cœur du dispositif sceptique depuis Antiquité (voir
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997, p. 365-377).
2133 F. Engels, qui, en matérialiste, ne remet pas en question le bien-fondé de l’idée de causalité, la
fait dériver de l’activité humaine (F. Engels, Dialectique de la nature, trad. fr., Éditions sociales,
1952, p. 232). Nietzsche voyait dans le présupposé de la liberté du vouloir comme cause de tous les
effets l’origine de l’impression de causalité (Fragments posthumes, Été 1882-Printemps 1884, trad.
fr., Gallimard, 1984, p. 683). Maine de Biran avait cherché et trouvé dans la vie intérieure, et plus
spécifiquement dans l’expérience de l’effort où se conjoignent le corps et l’esprit, le prototype et
l’archétype de la causalité.
2134 Ce qui ne signifie pas qu’elle soit infantile ni puérile.
2135 Dans sa Confessio philosophi, Leibniz imagine une parenté étymologique (fausse) entre cur («
pourquoi ? » en latin) la curiosité et quérir (G.W. Leibniz, Confessio philosophi. La profession de foi
du philosophe, trad. Y. Belaval, Vrin, 1993, p. 35).
2136 96e-102a.
2137 Livre VI.
2138 Physique II, 3 et Métaphysique A, 3.
2139 Causa formalis, materialis, efficiens et finalis.
2140 G. Vico fera remarquer que « les causes dont on s’occupe le plus en physique sont la matière
et la forme ; dans la morale, c’est la cause finale, dans la métaphysique, la cause première » (G. Vico,
De l’antique sagesse de l’Italie, trad. J. Michelet, GF-Flammarion, 1993, p. 89).
2141 Aristote, Métaphysique, livre delta, 2, 1013 a 33-34.
2142 Métaphysique A, 983 a.
2143 Voir L’essence.
2144 Métaphysique delta (1013 a) dit encore eïdos, et paradeigma, la forme, le modèle.
2145 Dans sa Métaphysique (A, 7, 988 a 33-36), Aristote souligne qu’aucun des « physiciens » n’a
su dégager la cause formelle et il loue Platon de l’avoir « approchée ». Il donne comme exemple de
cause formelle le rapport de 1 à 2 pour l’octave. À la différence des trois autres causes, la cause
formelle est contemporaine de son effet.
2146 La cause matérielle est « ce dont une chose est faite et qui y demeure immanent » (Aristote,
Physique II, 3, 194 b 24-25, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 65), par exemple, le
bronze pour la statue.
2147 La cause efficiente est « ce dont vient le premier commencement du changement et du repos »
(Aristote, Physique II, 3, 194 b 29-30, op. cit., p. 65).
2148 198 a.
2149 Physique II, 7, 198 a 24-26.
2150 Aristote (Métaphysique I, 3, 984 b 15-22) reprochait à Anaxagore d’avoir confondu deux
genres de cause : la cause efficiente et la cause finale. Ce faisant, la cause grâce à laquelle le monde
est bon et celle grâce à laquelle s’engendre le mouvement du monde seraient ensemble le principe de
l’être. Leibniz reprendra les distinctions aristotéliciennes et les appliquera aux deux « règnes » de la
Nature et de la Grâce : chaque règne est régi par un principe de causalité qui lui est propre (cause
efficiente pour le règne de la Nature, cause formelle et cause finale pour celui de la Grâce). Les deux
causalités ne se confondent pas mais travaillent parallèlement.
2151 À partir de la dualité néoplatonicienne de la cause immanente et de la cause transcendante
(voir infra), Avicenne placera la division entre d’un côté les causes intrinsèques (matérielle et
formelle) et, de l’autre, les causes extrinsèques (efficiente et finale).
2152 Métaphysique delta 1, 1013 a 17, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 247.
2153 Voir infra.
2154 Le livre lambda 4 et 5.
2155 Physique II, 3, 195 a 12-14.
2156 Delta 2, 1013 b 12-15.
2157 Physique II, 3, 195 a 8-9.
2158 Physique II, 3, 195 a 16-18. Voir également Les Seconds Analytiques I, 2, 71 b 97 sq.
2159 Les Seconds Analytiques II, 12.
2160 Livre lambda 6.
2161 Physique VII et VIII.
2162 B. Spinoza, Court traité, trad. fr., Œuvres complètes, op. cit., p. 31-32.
2163 « Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses » (Éthique, Première partie,
proposition XVIII). Pierre Macherey (Introduction à l’Éthique de Spinoza, PUF, cinq volumes, 1994-
1998) a proposé que l’on traduisît causa immanens par « cause permanente » plutôt que par « cause
immanente ».
2164 « « La cause la plus libre et qui convient le mieux à Dieu est la cause immanente, car l’effet
produit par cette cause en dépend, de sorte qu’il ne peut sans elle être ni être conçu, et qu’il n’est
soumis à aucune autre cause ; de plus, il lui est uni de façon à constituer un tout avec elle » (B.
Spinoza, Court traité, deuxième partie, chapitre XXVI, Œuvres complètes, op. cit., p. 88).
2165 Pantheismusstreit.
2166 B. Spinoza, Éthique, Troisième partie, Œuvres complètes, op. cit., p. 413.
2167 Ibid.
2168 Entretiens sur la métaphysique, sur la religion et sur la mort VII.
2169 L’expression est utilisée pour la première fois dans De la recherche de la vérité lorsqu’il est
question des causes de l’erreur (N. Malebranche, De la recherche de la vérité livre I, chapitre IV,
Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 43).
2170 N. Malebranche, De la recherche de la vérité, livre VI, IIe partie, chapitre 3, ibid., p. 648.
Dans son Traité du Monde VII (AT XI, p. 45-46), Descartes disait que Dieu est le seul auteur de tous
les mouvements qui sont au monde.
2171 N. Malebranche, De la recherche de la vérité, livre VI, op. cit., p. 647.
2172 N. Malebranche, Méditations chrétiennes et métaphysiques V, 17,1, Œuvres II, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1992, p. 238.
2173 Ibid., p. 239-240.
2174 N. Malebranche, De la recherche de la vérité, XVe Éclaircissement, Œuvres I, op. cit., p. 978.
2175 Physique, livre II.
2176 Conscient de cette difficulté, Thomas d’Aquin fait allusion à diverses théories théologiques
d’origine arabe qui semblent préfigurer l’occasionnalisme de Malebranche.
2177 N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, sur la religion et sur la mort, VIIe entretien,
Œuvres II, op. cit., p. 777-800.
2178 G.W. Leibniz, De ipsa Natura, § 16, Opuscules philosophiques choisis, trad. fr., Vrin, 1978, p.
110.
2179 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, livre II, § 26, trad. A.
Burdeau, PUF, 1978, p. 183.
2180 Ibid., p. 184.
2181 Par rapport à la causalité physique, l’excitation qui caractérise la plante se traduit par une
disproportion, tant qualitative que quantitative, entre la cause et l’effet : le végétal porte déjà en lui
une somme d’énergie qui répond au moindre stimulus venu de l’extérieur.
2182 Schopenhauer distingue par ailleurs les motifs sensibles communs aux hommes et aux
animaux et les motifs raisonnables propres à l’homme. Il dit de la motivation qu’elle est « la causalité
vue de l’intérieur ».
2183 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, op. cit., p. 560.
2184 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté comme représentation I, § 4.
2185 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation II, § 26, op. cit., p. 183.
2186 Pour expliquer les mécanismes de la « magie naturelle » ou « directe », l’anthropologue
Frazer reprendra ces deux principes correspondant aux lois d’association des idées — lesquelles
régissent également la mémoire et le rêve : le principe de similitude (loi de ressemblance) selon
lequel le semblable appelle le semblable (le sorcier peut produire un effet désiré par imitation : Frazer
parle de magie homéopathique ou imitative) ; le principe de contiguïté selon lequel les choses qui ont
été une fois en contact continuent d’agir l’une sur l’autre alors même que ce contact a cessé (ainsi
tout ce qu’un sorcier peut faire à un objet matériel affectera également la personne avec laquelle
l’objet a été un moment en contact : Frazer parle de magie contagieuse ou sympathique et cite
l’exemple de la coutume des Indiens de Patagonie qui pour prédestiner un enfant à devenir bon
cavalier, l’assimilent dès sa naissance à un cheval en le plaçant à l’intérieur du corps d’une jument
éventrée pour la circonstance).
2187 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, section III, trad. M. Beyssade, G.F.-
Flammarion, 1983, p. 72.
2188 « Tous les raisonnements sur les faits, écrit Hume, paraissent se fonder sur la relation de la
cause à l’effet. C’est au moyen de cette seule relation que nous dépassons l’évidence de notre
mémoire et de nos sens » (ibid., p. 86).
2189 Bergson fera remarquer que la succession des phénomènes à laquelle on a prétendu réduire la
causalité est une expérience rare en fait, qu’en dehors de l’exemple des boules de billard qui
s’entrechoquent et de l’eau qui bout sous le feu, il n’est pas aisé de trouver régulièrement dans le réel
des phénomènes consécutifs : « Presque toujours, dans notre expérience visuelle, le rapport de
causalité relie un phénomène vu à un phénomène simplement supposé » (« Note sur la causalité »,
Écrits et paroles, tome I, PUF, 1957, p., 130).
2190 A. Michotte fit en 1963 une expérience qui semble confirmer la critique de Hume. Deux
taches lumineuses sont projetées sur un écran. Si l’une percute l’autre et la déplace, le spectateur aura
spontanément l’impression d’un mécanisme de causalité, bien qu’il ne s’agisse que d’une image,
incommensurable avec ce qui peut réellement se passer dans le monde physique. On a appelé «
module de Michotte » cette propension à interpréter de manière immédiate un phénomène
quelconque en termes de causalité physique.
2191 D. Hume, Traité de la nature humaine I, section XIV, trad. Ph. Saltel, G.F.-Flammarion, 1995,
p. 233.
2192 Ibid., p. 242.
2193 Ibid.
2194 Ibid., p. 247.
2195 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, op. cit., p. 144.
2196 Au reste cette attente est loin d’être le propre de l’esprit humain. Les animaux ne se
comportent pas comme si le futur immédiat n’avait rien à voir avec le présent.
2197 Traité de la nature humaine, livre I, troisième partie, section II.
2198 Traité de la nature humaine, livre I, troisième partie, section III.
2199 B. Spinoza, Éthique, Première partie, Œuvres, op. cit., p. 318.
2200 L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le cahier brun, trad. G. Durand, Gallimard, 1965, p. 64.
2201 E. Kant, Leçons de métaphysique, trad. M. Castillo, Librairie Générale Française, 1993, p.
182. En tant que fondateur du premier rationalisme non théologique moderne, Christian Wolff a eu
sur Kant une influence décisive. Wolff définissait ainsi la notion de raison suffisante : « cela qui
permet de comprendre pourquoi quelque chose est » (Ontologie, § 56, cité par Michel Puech, Kant et
la causalité, Vrin, 1990, p. 82). La raison est indissociablement une notion ontologique (pourquoi la
chose est) et gnoséologique (comprendre pourquoi elle est). Wolff propose une distinction des
principes en principium essendi (qui contient en lui la raison de la possibilité des choses), principium
fiendi (qui contient la raison de leur actualité) et principium cognoscendi (qui permet de comprendre
la vérité d’une proposition). La raison suffisante participe des trois genres de principe. Pour Wolff, la
cause est principium cognoscendi, ce qui permet de comprendre l’être de la chose, elle est donc
indiscutablement cause explicative. La cause est aussi principium fiendi, ce qui produit la chose, elle
est donc cause opérative, et ceci au sens d’une cause-force (ibid., p. 84).
2202 E. Kant, Leçons de métaphysique, op. cit., p. 85.
2203 Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », AK III, 171.
2204 E. Kant, Critique de la raison pure, « Théorie transcendantale de la méthode », AK III, 500,
trad. fr., Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1336-1337.
2205 Ibid.
2206 Les analogies de l’expérience sont des principes a priori de l’entendement relatifs à la
catégorie de relation. Elles ont pour formule générale : « Tous les phénomènes sont quant à leur
existence soumis a priori à des règles qui déterminent leurs rapports entre eux dans un temps ».
Comme les trois modes du temps sont la permanence, la succession et la simultanéité, il y aura trois
analogies de l’expérience : la permanence de la substance, le principe de causalité et le principe
d’action et de réaction réciproque universel entre les substances.
2207 E. Kant, Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », AK III, 166, Œuvres
philosophiques I, op. cit., p. 925.
2208 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future § 53, AK IV, 347.
2209 Maine de Biran appellera hyperorganique cette force capable de produire des effets non
contenus dans l’organisme. Mais, à la différence de Kant, cette force n’a chez lui aucun contenu
moral.
2210 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 566, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 1171-
1174.
2211 Descartes s’en fait l’écho dans son Entretien avec Burman (Œuvres et Lettres, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1368-1369).
2212 Voir Le divin.
2213 46e et 48a.
2214 Voir supra.
2215 Malebranche dira que la recherche des causes finales est inutile pour la physique mais
indispensable pour la religion (Conversations chrétiennes, Entretien III, Œuvres I, op. cit., p. 1177).
2216 G.W. Leibniz, Discours de métaphysique § 19, Vrin, 1993, p. 57.
2217 .G.W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce § 11, GF-Flammarion, 1996, p. 230.
2218 Cicéron, Du destin 28-30.
2219 De sunektikon, du verbe sunékhein, qui signifie « tenir rassembler, « occuper toute la place »
(voir Jean-Joël Duhot, La Conception stoïcienne de la causalité, Vrin, 1988).
2220 Plotin, Ennéades VI, 8,14, 37-43.
2221 B. Spinoza, Éthique, Première partie, Œuvres complètes, op. cit., p. 309.
2222 Tout a une cause, l’univers a donc une cause ; puisque la cause de soi est impossible, Dieu est
la cause nécessaire de l’univers.
2223 Les Seconds Analytiques I, 2,72 a 1, début des Météorologiques.
2224 Le skieur qui s’est aventuré hors piste est la cause immédiate de l’avalanche, dont la cause
principale est l’accumulation de neige, elle-même due à l’état de l’atmosphère qui pourrait être la
cause essentielle.
2225 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, trad. coll., Éditions du Cerf, 1993, p. 548.
2226 Ibid., p. 549.
2227 La distinction entre le sophisme (volontaire) et le paralogisme (involontaire) n’est pas
scrupuleusement respectée dans ce chapitre. La tradition a volontiers appelé « sophisme » ce qui en
réalité était de l’ordre du paralogisme.
2228 Voir supra.
2229 VI, 6.
2230 Voir le raisonnement du type « À qui le crime profite ? ». Ce n’est pas parce que des
spéculateurs tirent profit d’une crise ou d’une guerre, qu’ils l’ont déclenchée.
2231 Voir infra.
2232 Exemple : votre fille est muette parce qu’elle ne parle pas, et elle ne parle pas parce qu’elle est
muette. On remplace un mot par un autre et l’on croit (on feint de croire surtout) qu’on a donné une
explication (exemple : « la crise est due au désarroi »). Molière se moquait de ceux qui attribuaient à
la vertu dormitive de l’opium son pouvoir somnifère. Karl Popper donne cet exemple de pseudo-
explication circulaire : la mer est agitée parce que Neptune est en colère, et la preuve que Neptune est
en colère, c’est que la mer est agitée.
2233 Le fameux dessin de Maurits Escher où l’on voit deux mains se dessiner mutuellement peut
illustrer à la fois la causalité circulaire (la cause est l’effet de son effet, l’effet est la cause de sa
cause) et le cercle vicieux.
2234 Une énigme résolue au demeurant par la théorie de l’évolution : les germes les plus primitifs
précèdent nécessairement les organismes les plus évolués. La poule et l’œuf sont des produits
conjoints.
2235 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., p. 371. Pascal se souviendra peut-être de
ce raisonnement lorsqu’il fera remarquer dans sa Pensée que toutes choses dans ce monde étant à la
fois causantes et causées, il est impossible de connaître la partie sans connaître le tout et inversement.
2236 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., p. 375.
2237 Nietzsche à l’inverse dénoncera la séparation de la prétendue cause et de son prétendu effet
comme une illusion morale
2238 En Inde également la conception réaliste de la causalité a été critiquée et rejetée
principalement par les écoles bouddhiques. Santaraksita disait : en réalité, lorsque la cause produit
son effet, elle ne le fait pas à la manière d’une paire de pincettes ; l’effet ne vient pas à l’existence en
embrassant fermement sa cause, comme un amant tient embrassée sa bien-aimée, de sorte que ces
deux apparaîtraient au même instant. Et Kamalasila commente : l’univers entier est dépourvu
d’activité ; il n’y a pas d’agents actifs à strictement parler ; la production n’est qu’une manière de
s’exprimer. Il n’y a pas de production de l’effet par la cause étant donné que l’effet est produit
immédiatement après que la cause a surgi à l’existence ; une opération quelconque de la cause sur cet
effet, après que ce dernier est apparu, deviendrait superflue, l’opération de la cause se bornant à cette
pure et simple existence. Quant au besoin que l’effet peut avoir de la cause, il consiste en une
séquence immédiate. De même, le caractère causal d’une opération à l’égard d’un effet particulier se
ramène au simple fait que ce dernier ne vient à l’existence que lorsque le premier existe. Il résulte
que pour établir la relation entre cause et effet, il n’y a que la méthode de concomitance négative et
positive. Pourtant le philosophe bouddhiste précise que la simple séquence immédiate ne suffit pas,
elle doit être encore invariable ; une chose n’est la cause d’une autre que si celle-ci apparaît toujours
après cette chose (Lilian Silburn, Instant et cause. Le discontinu dans la pensée philosophique de
l’Inde, De Boccard, 1989, p. 349).
2239 Au reste la détermination de l’effet n’est pas moins délicate que celle de la cause. Lorsque la
Genèse fait de l’inimitié entre l’homme et le serpent l’un des sept effets de la faute d’Adam et Ève,
elle se place sur un plan qui n’est pas celui de la connaissance physique.
2240 De ce que les voitures rouges sont plus souvent accidentées que les autres voitures, on ne peut
conclure à la dangerosité en soi de la couleur rouge des véhicules. Il est plus raisonnable de penser
que le choix de la couleur rouge pour la voiture est dès le départ le fait des conducteurs les plus
agressifs. Autre exemple : les citoyens ne votent pas à droite parce qu’ils ont un jardin, mais parce
qu’il y a une corrélation entre les revenus, le mode de vie et l’option politique du vote.
2241 XV.
2242 Chez certaines tribus indiennes d’Amérique du Nord, les femmes enceintes ne doivent pas
manger d’écureuil pour la raison que ces animaux disparaissent dans les trous des arbres alors qu’une
naissance met au contraire un être vivant à la lumière. Les femmes hopi enceintes doivent en
revanche manger de l’écureuil aussi souvent que possible pour cette autre raison que cet animal a une
grande agilité à trouver dans l’obscurité son chemin vers la lumière, et c’est précisément ce qui
caractérise le processus de la naissance.
2243 Voir L’analogie.
2244 Exemple : « il vit de son travail » au lieu de « il vit du fruit de son travail ».
2245 Ustéron : « le dernier » en grec ; protéron : « le premier » en grec.
2246 De ce que les périodes féminines aient sensiblement le même rythme que les phases de la
Lune (une trentaine de jours), il ne s’ensuit pas que c’est la Lune qui détermine les règles. Mais
beaucoup de gens l’ont cru.
2247 Si par exemple il y a davantage de cambriolages les nuits de pleine lune, ce n’est pas à cause
de la Lune, mais parce que les cambrioleurs, tout comme les honnêtes citoyens, n’aiment pas la pluie.
2248 B. Spinoza, Court traité II, § 12. La plupart des dictons en matière de temps et de culture du
sol sont issus de relations causales ignorées. Ainsi la « lune rousse » censée geler les jeunes pousses
printanières de la végétation. Ce n’est pas la Lune qui produit le gel mais le fait qu’en l’absence de
nuage la nuit l’énergie emmagasinée par la Terre durant le jour s’échappe. Les nuits claires sont plus
froides que les autres pour cette raison.
2249 Voir supra.
2250 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Œuvres, PUF, 1970, p. 557-558.
2251 Par exemple, dans les années 1950, la biologie entendait tout ramener à une hormone, puis le
gène remplacera l’hormone.
2252 On dit aussi mécanicisme pour le différencier du mécanisme objectif.
2253 Déjà c’est au nom de la causalité mécanique, du type du contact et du choc, que les cartésiens
ont au XVIIe siècle contesté l’idée d’action à distance impliquée par la théorie de Newton.
2254 II, 12, 96 a 2-4.
2255 « Principe de la simultanéité, suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté :
Toutes les substances en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace sont
dans une action réciproque universelle » (Critique de la raison pure, AK III, 180, Œuvres
philosophiques I, op. cit., p. 942). Pour illustrer le fait que l’effet est la cause de sa cause, Léger-
Marie Deschamps notait que le fils est la cause de la paternité de son père (L.-M. Deschamps, Le Mot
de l’énigme métaphysique et morale, Œuvres philosophiques I, Vrin, 1993, p. 231).
2256 Adorno consacre un chapitre de sa Dialectique négative à la « crise de la causalité »
(Dialectique négative, trad. fr., Payot, 1992, p. 208-210). Pour le philosophe de la Théorie critique,
l’idée de système ruine la causalité. L’intégration de l’action réciproque dans la table des catégories
de Kant était, aux yeux d’Adorno, déjà un signe de crise (ibid., p. 209).
2257 La cybernétique distingue la rétroaction positive qui amplifie le phénomène et la rétroaction
négative qui le réduit. Exemple de rétroaction positive : lorsque la quantité de gaz carbonique dans
l’atmosphère augmente, l’effet de serre s’accroît, l’air se réchauffe et évapore davantage d’eau : la
quantité de vapeur d’eau augmente, ce qui accroît encore l’effet de serre et le réchauffement etc. Le
système climatique est un oscillateur non linéaire, amplificateur de perturbations. Mais certains
épistémologues font difficulté à utiliser le terme de cause pour désigner ce genre d’interaction. Selon
Mario Bunge (Causality and Modern Science), par exemple, une relation sera dite causale si et
seulement si la relation engage au moins deux systèmes différents : les relations à l’intérieur d’un
même système ne sont pas causales. De plus, la réaction du déterminé sur le déterminant devra être
plus faible que l’inverse.
2258 Deux causalités entrent en jeu dans la causalité complexe : une causalité extérieure
(exocausalité) et une causalité interne (endocausalité). Le refroidissement de l’atmosphère (causalité
externe) qui enclenche le processus de chauffage (causalité interne) est un exemple classique de
causalité complexe. Cette causalité mutuelle transforme des états improbables en état probable. Dans
une perspective thermodynamique, tout ce qui est organisateur crée de l’improbable. L’endo-exo-
causalité (causalité complexe) induit l’idée que des causes différentes peuvent produire le même effet
(équifinalité).
2259 Les scolastiques l’énonçaient ainsi : « causa aequat effectum », la cause égale l’effet.
L’argument dit « a majori ad minus » prend appui sur cette égalité ontologique : si A produit tel effet,
que ne produira pas B ! Cela étant, les scolastiques avaient, pour des raisons métaphysiques évidentes
(le Créateur et la créature ne sont pas égaux) pensé sous le terme de cause équivoque celle qui, par
opposition à l’univoque, contient davantage que son effet. La doctrine scotiste des « causes partielles
essentiellement ordonnées » pose la possibilité de la supériorité de l’effet sur la cause dès lors que
celle-ci est partielle et produit son effet en collaborant avec d’autres causes partielles.
2260 Voir Le déterminisme, Le hasard et L’ordre.
2261 Plus tard, la topologie donnera les règles d’une véritable causalité formelle. L’histoire de
l’épistémologie n’est pas, elle non plus, linéaire.
2262 Allusion au fameux « Hypotheses non fingo » (« je ne forge pas d’hypothèses »), devenu un
symbole de prudence épistémologique. Pour Ernst Mach — et les historiens des sciences
d’aujourd’hui — c’est Galilée qui fit le pas décisif. Galilée en effet ne se demanda pas pourquoi les
corps tombent mais comment ils tombent. Par ailleurs, comme le fait remarquer Elhanan Yakira,
Newton mathématisa la causalité (en montrant qu’une expression mathématique de la structure
causale des choses est possible) plutôt qu’il ne la nia (E. Yakira, La Causalité de Galilée à Kant,
PUF, 1994, p. 69). De fait, Newton n’a pas toujours su résister à la tentation des hypothèses, il ne fut
pas aussi vertueux que le supposa Auguste Comte (dans sa définition de la force d’attraction, il use
de cette incise qui n’est pas un lapsus : « quelle qu’en soit la cause »).
2263 Brentano ne sera pas très éloigné d’Auguste Comte lorsqu’il distinguera deux significations
du mot « cause » : dans la mesure où il s’agit de la chose même qui produit un phénomène, la cause
est connaissable, mais dans la mesure où il s’agit du mode interne de son action, alors la cause n’est
pas connaissable.
2264 A. Comte, Discours sur l’esprit positif, Vrin, 1974, p. 20.
2265 Selon Meyerson, « le principe de causalité n’est que le principe d’identité appliqué au temps »
(É. Meyerson, Identité et réalité, Vrin, 1951, p. 33).
2266 B. Russell, « Sur la notion de cause », trad. fr., Philosophie numéro 89, Les Éditions de
Minuit.
2267 A. Barberousse, M. Kistler et P. Ludwig, La Philosophie des sciences au XXe siècle,
Flammarion, 2000, p. 113.
2268 Malgré les efforts d’A.N. Whitehead, qui a parlé de « causalité efficiente » pour désigner la
présence active de la cause dans l’effet, du passé dans le présent.
2269 Par opposition à la causalité univoque qui lie une cause déterminée à un effet déterminé, la
causalité faible est celle qui induit des effets multiples dont on peut seulement calculer la probabilité.
2270 D. Hume, Traité de la nature humaine I, section IV, op. cit., p. 250. Gregory Bateson a montré
que l’explication cybernétique est d’un type logique différent de l’explication causale : il ne s’agit
plus de savoir pourquoi quelque chose s’est produit mais de savoir quelles contraintes ont fait que
n’importe quoi ne se soit pas produit.
2271 Livre III.
2272 Cette règle aura une application éclatante en géologie (scientifiquement constituée au début
du XIXe siècle) avec le principe d’uniformité selon lequel les causes qui ont été à l’œuvre dans les
temps géologiques anciens étaient les mêmes qu’aujourd’hui.
2273 Est-ce par ironie ou bien inconsciemment (il était un grand admirateur du savant anglais, dont
il a popularisé les découvertes en France) que Voltaire a inventé l’anecdote de la pomme de Newton
pour illustrer cette relation qui contredit directement la deuxième loi fondamentale : à petites causes,
grands effets et où il retrouvait la fiction du nez de Cléopâtre de son grand adversaire, Pascal ?
2274 Si le feu fait bouillir l’eau, il ne peut la refroidir pour la faire revenir à sa température initiale,
mais chaque fois que le feu sera placé sous elle, l’ébullition aura lieu.
2275 Cela dit, le paramètre temps peut être défini par référence au mouvement d’un corps matériel
le long d’une trajectoire particulière, par exemple l’orbite elliptique de la Terre autour du Soleil.
Cette définition conduit à identifier conceptuellement le temps et le déterminisme.
2276 La mesure de l’entropie ne permet pas de remonter à l’état antérieur du système : les
températures de deux corps mis en contact se sont égalisées, mais il est impossible de déduire lequel
des deux était le plus chaud au départ.
2277 Durant le XIXe siècle la physique abandonne la notion de cause productrice pour celle de loi
de succession. Ainsi la physique statistique peut-elle formuler de nouvelles lois sans recourir à des
causes individuelles.
2278 Ce qui était apparu comme une singularité s’est avéré être une règle. D’une manière générale,
les systèmes naturels sont régis par des lois non linéaires.
2279 M. Leenhardt, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, « Tel »,
Gallimard, 1985, p. 141.
2280 H. Poincaré, La Valeur de la science, Flammarion, 1970, p. 45.
2281 Ibid., p. 51.
2282 A. Kojève, L’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne,
Librairie Générale Française, 1990, p. 187.
2283 Heisenberg consacre un chapitre de son livre La Nature dans la physique contemporaine à
élucider le concept de causalité.
2284 S’il existe des interactions supraluminales (plus rapides que la lumière) non locales, alors
l’existence même de la causalité classique (la nécessaire antériorité de la cause) est en péril.
2285 La corrélation à distance de deux particules auparavant jumelles et à présent séparées a donné
lieu au fameux paradoxe EPR résolu une trentaine d’années plus tard par l’expérience d’Alain
Aspect.
2286 Voir Le déterminisme.
2287 Bernard d’Espagnat plaide quant à lui pour une « causalité élargie » qui, à la différence de la
causalité kantienne (qui ne s’applique qu’au monde des phénomènes), serait susceptible d’établir la
relation entre la réalité phénoménale et la « réalité indépendante ».
2288 C.G. Jung mélangea tous les plans avec son concept de synchronicité — relation « acausale »
liant entre eux événements physiques et événements psychologiques. Concept ultra-holistique, la
synchronicité, « aperception totalisante », selon l’expression employée par Jung lui-même (C.G.
Jung, La Vie symbolique, trad. C. Maillard et C. Pflieger-Maillard, Albin Michel, 1989, p. 220), fait
disparaître la dualité des mondes physique et psychique : les événements se comporteraient comme
s’ils faisaient partie de notre psyché, en sorte que toute chose est contenue dans la même totalité : «
La synchronicité signifie d’abord la simultanéité d’un certain état psychique avec un ou plusieurs
événements extérieurs qui apparaissent comme des éléments parallèles signifiants par rapport à l’état
subjectif du moment, et — éventuellement — vice-versa » (cité par P. Solié, « Synchronicité et unité
du monde » in La Synchronicité. L’âme et la science, ouv. coll., Poïésis, 1984, p. 69). Il existe pour
Jung deux types de coïncidences : les coïncidences sans signification et les coïncidences avec
signification. Le fait du savoir absolu qui caractérise le phénomène synchronistique, c’est-à-dire le
fait de la connaissance transmise hors de tout organe des sens, appuie l’hypothèse et même exprime
l’existence d’un sens en soi. Le savoir absolu hégélien était le triomphe de la raison, le savoir absolu
jungien est celui de la déraison. Le savoir absolu hégélien était le triomphe de la conscience, le savoir
absolu jungien est celui de l’inconscient. Parler, comme le fit Jung, de « synchronicité précognitive »,
c’est mélanger non seulement le physique et le psychique mais d’abord les temps et les espaces. Il est
banal, vide et faux de dire que tout est lié à tout, et l’on conçoit aisément que lorsque la science pense
l’unité du réel, c’est en un tout autre sens. La mécanique quantique, en laissant ouverte la question de
la nature de l’indétermination (objective ou subjective) de certains phénomènes microphysiques a pu
faire croire à certains que l’intuition de Jung était fondée en raison. Ainsi Pauli, « l’inventeur » du
principe d’anti-symétrisation, écrivit-il conjointement avec Jung un ouvrage, L’Explication de la
nature et la psyché (1952). L’article de Jung : « La synchronicité, un principe de connexion acausale
», dont l’article de P. Solié cite quelques passages fait partie de cet ouvrage qui fut le point de départ
de toutes les dérives idéalistes et métaphysiques auxquelles les résultats de la microphysique ont
donné naissance et dont le colloque de Cordoue (1979) célébra le sabbat. Le danger avait été
clairement perçu par les physiciens qui restèrent de solides rationalistes comme Schrödinger, qui
parla de magie, comme Einstein, qui parla de télépathie, à propos des interprétations les plus
fantasques de la mécanique quantique. La transgression du principe de causalité par la mécanique
quantique ne fut pas pour Jung la seule occasion d’un retour à une totalité paracelsienne ou
swendenborgienne : l’ancien disciple et ami de Freud pensait que l’inconscient collectif pouvait être
aussi un inconscient cosmique qui ne saurait par conséquent être détaché de la totalité de l’univers
(voisine de ce fantasme, l’idée d’orgone, développée par Reich, d’une énergie cosmique primordiale
qui se manifesterait à l’occasion de l’acte sexuel).
2289 Nietzsche utilisera et diffusera ce terme de généalogie mais en un sens métaphorique.
2290 Paru en 1961 dans Science numéro 134.
2291 Voir La maladie.
2292 E. Kant, Leçons de métaphysique, op. cit., p. 186.
2293 La systémique voit dans la rétroaction de l’effet sur sa cause non le propre de certaines
machines (cybernétiques) ni l’apanage des organismes vivants, mais un phénomène universel
affectant tous les types de systèmes.
2294 F. Jacob, La Logique du vivant, Gallimard, 1976, p. 11.
2295 La dualité de la cause physique et de la motivation psychique est très tôt saisie. Une
expérience a été faite sur des enfants de huit mois : si, grâce à un trucage, une boule de billard se met
en mouvement avant que l’autre ne la touche, ils trouveront bizarre le phénomène. Ils ne s’étonneront
pas, en revanche, si dans le scénario les boules de billard sont remplacées par des acteurs. D’où l’idée
qu’il peut exister quelque chose d’inné qui aide à faire la différence entre des êtres qui se mettent
seuls en mouvement et des objets inanimés qui bougent par contact avec d’autres objets. De toute
évidence, les petits enfants font la différence entre la causalité physique et la causalité humaine. Ils
perçoivent le comportement d’entités qui avancent seules en termes de but, d’intention.
2296 T. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 210.
2297 Exemple : la criminologie de Lombroso fondée sur la physiologie du criminel (voir Le crime).
Autre exemple plus connu, la « théorie du climat » était très en honneur au XVIIIe siècle : on
cherchait volontiers dans les facteurs naturels les causes de la différence des « races » et des mœurs.
Cette théorie se trouve chez Montesquieu (voir par exemple le lien que fait l’auteur de l’Esprit des
lois entre le désert et le despotisme). Cela dit, Montesquieu disait lui-même que les causes « morales
» étaient capables d’« interrompre » les physiques (C.L. de Montesquieu, Mes pensées, Œuvres I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1949, p. 811).
2298 Le principe de l’égalité de plan entre l’ordre des causes et celui des effets n’est pas propre à la
science : en Inde, le karman qui est la loi de causalité des actes est une réalité métaphysique
susceptible de rendre compte de cette autre réalité métaphysique qu’est l’existence.
2299 L’anthropologie contemporaine a évincé l’explication naturaliste au profit du primat du
symbolique et du fonctionnement interne aux sociétés. Néanmoins, J. Diamond a bâti une théorie
forte sur l’inégal développement des sociétés humaines à partir de facteurs naturels (en particulier, la
présence ou non de certaines espèces animales domestiques).
2300 Discutant l’explication organiciste de la folie, Lacan plaide pour une véritable causalité
psychique (J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Seuil, 1966, p. 151-193). Si la
psychanalyse n’est pas encore une science, dit Lacan, c’est faute d’une causalité propre. Or, pour
qu’il y eût une causalité psychique (et non pas seulement physique), il faudrait une « matière »
psychique. Ce que, plus tard, Lacan crut trouver dans le langage.
2301 Voir L’individu et La totalité.
2302 Voir supra.
2303 É. Bréhier, « L’ancien stoïcisme », Histoire de la philosophie I, Encyclopédie de la Pléiade,
Gallimard, 1969, p. 741. 
2304 Dans ses Provinciales, Pascal eut beau jeu de se moquer de la casuistique des jésuites qui
finissaient par justifier tout, les duels, les adultères etc. par toute une série de mauvaises raisons.
2305 G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, Introduction § 15, trad. (modifiée) de M. de
Gandillac, Les Éditions de Minuit, 1963, p. 26.
2306 Ainsi pourra-t-on estimer qu’une colonisation laisse un héritage positif et des séquelles
négatives.
2307 H. Kelsen, Théorie générale des normes, trad. fr., PUF, 1996, p. 31.
2308 Ibid., p. 32.
2309 Ibid. Paul Ricœur dira de l’histoire qu’elle est un jugement d’imputation causale.
2310 On parle en grammaire de « causatifs » pour désigner les syntagmes comme « faire faire », «
faire ouvrir ».
2311 Voir La création. Il existe en économie un « principe de multiplication » selon lequel la
réaction dépasse l’action.
2312 La notion astrologique d’influence des astres ne contredit pas ce caractère, puisque son sens
est ouvertement anthropomorphique.
2313 H. Arendt, La Nature du totalitarisme, trad. fr., Payot, 1990, p. 54.
2314 Ibid., p. 55.
2315 Métaphysique H, 4, 1044 à 35.
2316 Royce prend cet exemple burlesque : marchez sur les pieds d’un inconnu, excusez-vous, notez
les faits ; puis marchez de nouveau sur les mêmes pieds, excusez-vous, et notez les faits. Comparez
les deux résultats.
2317 Voir Le système.
23. Le changement
 
 
 
On connaît la plaisanterie : « — Quelle heure est-il ? Réponse : — Je ne
sais pas, cela change tout le temps ! ». On connaît moins le paradoxe de
Lewis Carroll : une montre arrêtée indique plus souvent l’heure qu’une
montre qui avance ou qui retarde. Il y a du changement parce qu’il y a du
temps, en effet. « Le concept du changement, et avec lui le concept du
mouvement (...), écrit Kant, ne sont possibles que par et dans la
représentation du temps ; et (...) si cette représentation n’était pas une
intuition (interne) a priori, nul concept, quel qu’il soit, ne pourrait faire
comprendre la possibilité d’un changement, c’est-à-dire d’une liaison de
prédicats contradictoirement opposés dans un seul et même objet »2318. . Le
temps est ce qui permet à la fois la réalité du changement et son
intelligibilité, mais il a fallu attendre longtemps, justement, pour que cela
soit reconnu comme une évidence philosophique.
 
I. LE MÊME OU AUTREMENT
 
Le changement est si manifeste que les hommes ne s’y sont pas arrêtés
tout d’abord. L’ordre ne fut pas seulement un constat, il fut aussi une valeur
et un objet de désir.
 
 
1. Le primat de la stabilité
 
Dans le film C’est donc ton frère, Stan Laurel, revoyant après de
nombreuses années son frère jumeau pour la première fois, lui dit : « Tu as
énormément changé mais tu resteras toujours le même ». Si la philosophie
consiste à dépasser l’opinion, alors il faut reconnaître que l’opinion est
spontanément philosophe. Bergson, qui disait du changement qu’il est « la
substance même des choses »2319., écrivait dans La Pensée et le mouvant : «
D’ordinaire, nous regardons bien le changement, mais nous ne l’apercevons
pas. Nous parlons du changement, mais nous n’y pensons pas. Nous disons
que le changement existe, que tout change, que le changement est la loi
même des choses : oui, nous le disons et nous le répétons ; mais ce ne sont
là que des mots, et nous raisonnons et philosophons comme si le
changement n’existait pas » 2320..
Pourtant un changement (justement !) est perceptible avec la moderne
reconnaissance du changement — il y a là sans doute une importante ligne
de démarcation séparant les sociétés traditionnelles des contemporaines. Tel
est le sens de la distinction établie par Lévi-Strauss entre les sociétés
chaudes et les sociétés froides — les premières (les nôtres) dépensant et
gaspillant beaucoup d’énergie, vivent dans le changement perpétuel, tandis
que les secondes, dépensant et gaspillant un minimum d’énergie, vivent
dans un temps quasi immobile. Il n’est guère possible, en ce domaine, de
faire le départ entre la réalité objective et la représentation. C’est parce que
le changement est consommateur d’énergie que les sociétés traditionnelles
l’évitent mais ce faisant, elles retrouvent dans la pérenne « nature » l’image
qu’elles se sont forgées elles-mêmes. Les sociétés traditionnelles à «
solidarité mécanique » (pour reprendre l’expression de Durkheim)
définissent strictement les obligations de leurs membres, et sanctionnent
toute déviance ; elles rendent toute invention impossible et toute innovation
inopérante. Lorsqu’un changement important avait lieu, il était
systématiquement minimisé2321.. On songe au mot historique de Napoléon
au retour de l’île d’Elbe : « En France rien n’est changé si ce n’est qu’il s’y
trouve un Français de plus » 2322..
La métaphysique, tant en Inde qu’en Grèce, est née avec la dualité de la
réalité et de l’apparence, de la substance et de l’accident. Le védisme et le
bouddhisme rapportent l’impermanence de toutes choses à une illusion
vécue par un soi lui-même emporté dans le flux de cette illusoire
impermanence ; le changement est un jeu divin (la lilâ brahmanique), une
irisation qui n’entame pas le fond des choses. Semblablement, les Grecs
opposaient le changement dans le système (qu’ils admettaient volontiers) et
le changement de système (que, sauf exception, ils récusaient) : « Nul être
n’est ni engendré ni détruit, dit Anaxagore, mais tout se trouve composé et
discriminé à partir des choses qui existent » 2323..
Il ne faudrait pas rapporter ce primat de la stabilité au seul conservatisme
social ou à un simple a priori métaphysique — lui-même psychiquement
dérivé de l’inquiétude que le changement induit. C’est pour des raisons
intrinsèques que la pensée et la connaissance répugnent au changement ;
l’immuabilité de l’essence des choses, loin de dériver de la considération
des choses elles-mêmes, découle de l’idée d’essence. Une essence, par
définition, est immuable, et puisque comprendre et connaître consistent à
saisir des essences, la connaissance et la pensée chercheront le stable
derrière l’instable. De là l’idée de substance — ce « sujet », ce « substrat »
qui supporte avec constance les accidents qui l’affectent : le morceau de
cire que Descartes fait fondre a beau perdre ses qualités, il n’en reste pas
moins étendu. Toute la philosophie classique consiste dans la recherche de
la nécessité ; or le changement lui apparaît comme contingent. Même Kant
— le premier philosophe à avoir reconnu dans le temps la condition de
toutes nos représentations — disait qu’on ne peut connaître a priori la
possibilité de la modification2324.. Y aurait-il eu science s’il n’y avait eu
que du changement ? Aucune n’aurait pu s’établir sans la position
d’invariants qui sont comme la trame de la tapisserie : peu importent dès
lors les motifs et les couleurs. Parménide appelait « sphère » l’Être éternel
et immobile. Une sphère, de fait, a beau tourner autour de son axe, elle reste
à la même place. En mathématiques, l’étude des structures stables à travers
les changements est l’une des plus fondamentales : la théorie des groupes
n’est pas seulement une partie du continent mathématique, elle en informe
l’ensemble. Elle est la première forme historique de ce structuralisme qui
s’imposera pendant un temps à toutes les sciences humaines et qui repose
sur l’idée qu’au sein d’un système donné (langage, mythologie, société etc.)
le jeu des transformations, des variations et des permutations laisse
inchangé un ensemble de relations entre les éléments de ce système.
Le primat de la stabilité a été commandé par des raisons ontologiques
aussi bien que gnoséologiques. Si les choses sont ce qu’elles doivent être, si
elles ont réalisé leur essence (l’entéléchie aristotélicienne), tout changement
ne peut être qu’une corruption. C’est là que se rencontrent philosophie
grecque et philosophie chrétienne. L’impossibilité du changement
(immuabilité ou immutabilité) a été l’attribut de l’Être de Parménide avant
d’être celui du Dieu d’Aristote et des chrétiens. Et c’est pourquoi la théorie
de l’évolution mettra si longtemps à s’imposer.
Dès ses origines, cependant, la philosophie s’est posée la question de
savoir comment une chose peut changer, c’est-à-dire devenir autre qu’elle
n’est. Du point de vue métaphysique, le problème est dialectique par
excellence : si l’être devient autre, alors il devient non-être ; inversement si
l’autre est devenu, alors le non-être est être. Du point de vue logique, le
changement semble mettre en péril les principes d’identité et de non-
contradiction. C’est au nom de l’identité indépassable de ce qui est que
Parménide bannissait le changement. Aristote disait en effet de tout
changement qu’il suppose une opposition, selon les deux modalités de la
contrariété et de la contradiction2325. : le refus du changement, de fait, était
refus de la contrariété et de la contradiction. L’éléatisme est l’application à
l’ontologie du principe d’identité. C’est, du point de vue éléate, se
contredire que d’affirmer qu’une chose n’est pas ce qu’elle est et est ce
qu’elle n’est pas.
Bergson, pour qui le changement est indivisible2326. (d’où l’impossibilité
de séparer le présent du passé) et même « substantiel2327. » voyait dans le
mécanisme de l’intelligence et dans la fixité des mots les raisons de notre
exclusion du changement. Si nous considérons celui-ci comme inconsistant
ou comme accidentel par rapport à un supposé substrat, c’est que notre
entendement2328., qui découpe et géométrise tout, lui substitue une série
d’états juxtaposés. La méconnaissance du changement est oubli de la durée
au profit de l’espace et du temps2329.. De même que le mouvement est nié
au profit des positions (d’où les paradoxes de Zénon d’Élée2330.), de même
le changement est nié au profit des états. L’ayant-changé a pris la place du
changement.
 
 
2. La reconnaissance du changement
 
On a appelé mobilisme la philosophie d’Héraclite. L’écoulement (panta
rheï, « tout coule », « On ne se baigne jamais deux fois dans le même
fleuve ») en a été le paradigme dominant. Le philosophe d’Éphèse invente
des oxymores : « vivre sa mort », « mourir sa vie » pour dire l’union, et
même l’identité des contraires. La thèse du changement universel consiste
dans l’idée que, quelle que soit la distance qui peut séparer deux
phénomènes (et y a-t-il plus séparés que des contraires ?), ils finiront
toujours par être joints. L’embrasement final par le feu que la cosmologie
d’Héraclite pose comme fin de l’univers est à la fois le cadre et le symbole
de cette unité ultime. Chez Platon, comme chez Aristote et les philosophes
chrétiens, le monde humain, par opposition au monde céleste et divin qui
est celui de l’éternité immobile, est le monde du changement. Une
révolution intellectuelle décisive sera accomplie lorsque sera reconnu (à
partir du XVIe siècle) le fait que le ciel change aussi.
Le thème traditionnel du changement de fortune a été à la fois le signe de
la reconnaissance du changement et celui de sa dévalorisation. Machiavel
fut le premier penseur à y reconnaître la condition positive de l’action. Dans
son Discours sur la première décade de Tite Live, dont le chapitre 9 du
Livre III s’intitule « Qu’il faut savoir varier suivant les temps, si l’on veut
toujours trouver la fortune propice », Machiavel fait la théorie et l’apologie
de l’opportunisme. C’est cette capacité de changer en fonction des
changements extérieurs (la « fortune ») qui fait, aux yeux de l’auteur2331. du
Prince la supériorité de certains chefs et de certains régimes sur d’autres : «
Ce qui assure aux républiques une plus longue vie et une fortune plus
constante qu’aux monarchies, c’est de pouvoir par la variété de génie de
leurs concitoyens, s’accommoder bien plus facilement que celles-ci aux
variations des temps » 2332.. Avec le changement, donc avec le temps, on
peut dire que le caractère (ou le « type ») prend la place de l’essence — et
ce dans tous les domaines de la réalité, de la psychologie et de la politique à
la biologie. Le XIXe découvrira que c’est l’adaptation, c’est-à-dire la
capacité de changer en fonction des variations de l’environnement, qui a
conditionné la survie des espèces ; inversement, c’est le manque
d’adaptation qui en a voué la plupart à l’extinction dans le passé. Le XIXe
siècle fut l’époque de l’irruption du temps et de la reconnaissance du
changement comme essence même du réel dans tous les domaines : tel fut
l’esprit commun à la dialectique hégélienne en philosophie, à la
thermodynamique en physique2333., au transformisme et à la théorie de
l’évolution dans les sciences biologiques, à l’histoire c’est-à-dire enfin, à
toutes les histoires (politique, sociale, économique2334., culturelle). Comme
au XVIe siècle on découvrit que des étoiles pouvaient naître ou mourir même
dans ce ciel dont la tradition avait fait l’espace de l’éternité, à partir du XIXe
siècle on découvrit que des classes sociales disparaissent réellement2335.,
tandis que d’autres apparaissent.
Bergson fut le premier philosophe du changement, car si l’Esprit hégélien
s’accomplit à travers l’histoire, son temps est encore l’éternité. « Il y a des
changements, écrit Bergson, mais il n’y a pas, sous le changement, de
choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support2336. ».
Chez Bergson, la reconnaissance de la réalité du changement va de pair
avec sa substantialisation. Et l’auteur de La Pensée et le mouvant de donner
l’exemple de la mélodie : « n’avons-nous pas la perception nette d’un
mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un changement sans rien
qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même »2337.. C’est
dans le domaine de la vie intérieure que la substantialité du changement
apparaît le plus nettement2338..
Dernier point : il n’y a pas de changement de changement, disait
Aristote2339., et l’argument qu’il en donnait était le caractère impensable
d’un renvoi à l’infini2340.. Or, à partir de l’âge classique les diverses
disciplines — physique en tête — reconnurent à l’inverse l’existence d’un
changement dans le changement lui-même, un mouvement du mouvement.
C’est en cherchant à déterminer la vitesse instantanée d’un corps céleste
tournant autour d’un autre (la Terre, par exemple, par rapport au Soleil) que
Newton inventa le calcul des dérivées2341. : la vitesse d’une planète en
révolution n’est en effet pas constante, à cause de la forme elliptique des
orbites ; l’accélération et la décélération sont bien des changements dans le
mouvement, des métachangements. Ce qui semblait à Aristote une
impossibilité logique est devenu une réalité physique calculable
mathématiquement. Plus encore, l’accélération peut changer, et ce
changement lui-même peut changer à son tour (changement d’ordre trois)
etc. Certes, à la différence des mathématiques, la physique rejette
l’infini2342. mais il n’y a en théorie aucune limite à cette mise en abîme et il
est fait couramment usage des dérivées secondes et des dérivées troisièmes
en mécanique. Ce concept de changement du changement (ou de
changement dans le changement) est d’ailleurs tombé dans la pensée
commune2343. : à tous, désormais, l’accélération de l’Histoire apparaît
comme une évidence.
 
 
II. ONTOLOGIE DU CHANGEMENT
 
Le changement renvoie aussi bien à une action qu’à un acte, à une activité
qu’à son résultat, d’où l’équivoque ontologique pesant sur lui.
 
 
1. Le mouvement2344.
 
Le mouvement concerne des positions, le changement concerne des états,
mais du mouvement nous disons aussi bien qu’il est changement de
position. De fait, la forme la plus simple et la plus habituelle du changement
est le mouvement. Bien plus, tous les changements (la génération et la
corruption aristotéliciennes, la transformation, la modification, la variation
etc.)2345. peuvent être réduits à des mouvements, c’est-à-dire à des
déplacements de matière (même une idée nouvelle est un déplacement de
matière). En outre, comme il a été dit déjà, le mouvement est lui-même
soumis au changement. Contrairement à Platon qui avait émis
l’hypothèse2346. d’un mouvement pur, Aristote écrit dans sa Physique qu’«
il n’y a pas de mouvement hors des choses » 2347.. L’argument d’Aristote
est qu’il n’y a pas de genre commun aux supports des quatre types de
changements2348., donc qu’il n’y a pas de changement en dehors des choses
qui changent2349..
 
 
2. La transformation et la substitution
 
Le même mot de changement renvoie à l’idée de transformation
(Veränderung en allemand) et à celle de substitution (Wechsel en allemand).
Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue la modification d’un
substrat permanent (Veränderung) et le passage d’une chose en une autre
(Wechsel)2350.. Veränderung, selon son étymologie, connote l’altération,
tandis que Wechsel renvoie à l’idée d’alternance. Altération-alternance ;
dans les deux cas, l’autre (alter) est présent mais sous des formes
différentes. Avec la Veränderung, la chose devient autre qu’elle n’est, avec
le Wechsel2351., elle prend la place d’une autre. Le statut de l’altérité n’est
donc pas le même puisque celle-ci est endogène dans le premier cas,
exogène dans le second.
Une synthèse est néanmoins possible. La mutation peut être à la fois
substitution et transformation, Wechsel et Veränderung. Lorsqu’un
fonctionnaire est muté, il change de poste (il y a permutation lorsque le
changement est réciproque). Lorsqu’un organisme mute, il change de
physiologie : il n’y a pas simple déplacement. Le terme de mutation
apparaît au Moyen-Âge et est utilisé dans le domaine du droit. Son usage
scientifique, relativement récent, vient de la paléontologie : les mutations
(différences entre individus appartenant à des couches géologiques
successives) se définissent par opposition aux variations (différences
morphologiques entre des individus provenant d’une même couche). Les
mutations renvoient par conséquent à des changements de grande amplitude
et de longue durée. Le mot importé de la biologie sera ensuite couramment
utilisé par les sciences sociales pour désigner des changements cumulés et
structurels : à la différence de la mutation génétique, qui peut être
ponctuelle, la mutation sociale est toujours systémique.
 
 
3. La dialectique du même et de l’autre
 
Le fleuve dans lequel nous nous baignons n’a jamais la même eau mais il
a le même lit et le même nom, et les Grecs continuaient d’appeler « bateau
de Thésée » le bateau dont ils avaient fini par changer toutes les pièces au
fil des siècles, mais dont la forme et la dénomination avaient maintenu
l’identité.
En disant que la seule chose qui ne change pas, c’est le changement, le
Bouddha mettait en dialectique ce que nombre de philosophes opposeront :
le mouvement et la stabilité. Telle est la nature syncrétique de la
modification, qui suppose la permanence du substrat par-delà le
changement des formes et qualités. La méditation cartésienne sur le
morceau de cire2352. montre comment des modifications même radicales du
point de vue de la sensibilité laissent la substance intacte. Dans
l’Analytique transcendantale de la Critique de la raison pure, les analogies
de l’expérience expriment le principe de la représentation d’une liaison
nécessaire des perceptions, qui rend l’expérience possible. La première de
ces analogies s’énonce ainsi : « Dans tout changement des phénomènes, la
substance persiste, et son quantum n’augmente ni ne diminue dans la nature
» 2353.. C’est sur la permanence de la substance que se fonde
paradoxalement, selon Kant, la légitimité du concept de changement2354. : «
Tout ce qui change demeure et seul son état se transforme. Et comme ce
changement ne concerne que les déterminations qui peuvent cesser ou
encore commencer, nous pouvons dire, dans une expression en apparence
quelque peu paradoxale : seul le permanent (la substance) est changé, le
variable ne subit pas de changement2355., mais seulement une
transformation2356., puisque certaines déterminations cessent et que d’autres
commencent » 2357..
Un changement absolu ou perpétuel rendrait toute connaissance
impossible. Il faut bien que quelque chose ne change pas pour qu’on puisse
considérer le changement, quelque chose du même doit subsister. Si la
substitution était totale, nous ne pourrions plus dire ce qui a changé, nous ne
pourrions pas voir de changement. Les histoires de métamorphose et la
croyance en la métempsycose n’ont de sens que si l’être transformé garde le
principe de son identité inchangé à travers le changement même.
Soit l’usage monétaire du mot. Dans une opération de change, une
monnaie a été substituée à une autre, mais une certaine valeur a été
conservée, qui rend le change possible. « Toute transformation2358.
(succession) des phénomènes, écrit Kant, n’est que changement2359. car la
naissance ou la disparition de la substance ne sont pas des changements de
cette substance, puisque le concept de changement suppose le même sujet
avec deux déterminations opposées comme existant, par conséquent comme
permanent » 2360.. Dans La Science de la Logique, le changement est
compris comme une détermination de la qualité — elle-même premier
moment de l’être « en tant (...) que quelque chose, écrit Hegel, dans sa
déterminité est tout aussi bien son autre qu’elle est la sienne, alors est ici
posé un devenir qui est changement2361. ». De même que dans un système
physique, deux corps sont immobiles l’un par rapport à l’autre s’ils se
meuvent à la même vitesse et dans la même direction, rien n’apparaîtrait
comme changement si le sujet observateur changeait en même temps que la
chose observée2362.. Le changement pour être perçu suppose un point fixe
qui peut être situé soit du côté du monde soit du côté du sujet.
Dans la transposition, tous les éléments changent (de place ou de nature)
sans que leurs relations soient modifiées. Ainsi dans l’exemple célébré par
la Gestalt, même si toutes les notes d’une mélodie changent, cette mélodie
peut rester reconnaissable2363.. C’est ce que d’ailleurs signifie l’expression
mutatis mutandis. La pratique musicale du thème et des variations illustre
cette dialectique du même et de l’autre. Trente-trois fois Beethoven a
transformé le thème de Diabelli mais si, dans les variations et comme
derrière elles, rien du thème de Diabelli n’était reconnaissable, on n’aurait
plus affaire à des variations.
L’homogénéité du même au même est présupposée dans le changement
comme échange. Mais l’hétérogénéité du même à l’autre n’est pas moins
nécessaire, puisque il n’y aurait ni change ni échange si l’identique restait
en la demeure.
 
 
III. TYPOLOGIE DU CHANGEMENT
 
Dans sa Physique, Aristote établit deux genres de distinctions entre les
types de changement : une quadripartition (changement substantiel,
quantitatif, qualitatif et local)2364. et une tripartition (la génération, qui va
d’un non-sujet à un sujet, la destruction, qui va d’un sujet à un non-sujet et
le mouvement qui va d’un sujet à un sujet)2365.. Ces deux typologies
s’articulent de la manière suivante : la génération et la corruption
constituent les deux formes de changement substantiels, et il existe trois
sortes de mouvement : selon la quantité, selon la qualité et selon le
lieu2366.. Il est possible néanmoins de déterminer bien d’autres types de
changements qu’on peut classer selon cinq grandes oppositions logiques.
 
 
1. Changement apparent et changement réel
 
Le changement dans le système n’est pas changement de système. C’est
sur la question précise du changement que Platon réalise la synthèse du
mobilisme héraclitéen et de l’éléatisme. Le changement sensible existe pour
Platon mais il exprime une réalité de niveau supérieur — laquelle est la
participation des Idées entre elles.
Aristote distinguait le changement accidentel et partiel d’un côté, et le
changement substantiel de l’autre. Lorsqu’un musicien marche, ce n’est pas
la qualité de musicien qui est affectée par la marche, et elle ne la détermine
pas. Et il suffit que l’organe (la partie) du corps malade guérisse pour que
l’on puisse dire que le corps (le tout) a guéri2367.. Par opposition à ces deux
genres de changement, l’altération (alloïôsis) est à la fois essentielle et
complète. Le morceau de cire analysé par Descartes perd toutes ses qualités
(forme, couleur, odeur, consistance) mais il conserve l’essentiel, l’étendue,
substrat de la matière, tel que l’entendement s’en fait l’idée.
À la transformation profonde, qui affecte la forme, s’oppose la
superficielle modification, qui ne touche que le mode, lorsque ce n’est pas
la mode. Que fait-on lorsque l’on se change ? On ne fait que changer de
vêtement. Beaucoup, de nos jours, faute de pouvoir changer de vie, se
contentent d’aller chez le coiffeur. Cette synecdoque (la partie pour le tout)
est une façon magique peut-être d’apprivoiser un changement que l’on
désire et redoute tout à la fois. Il y a des changements d’apparence qui font
signe justement vers l’impossibilité même du changement. La modification
affecte la substance de ce qui change mais ne l’altère pas.
Un changement peut être plus ou moins rapide, et plus ou moins radical —
ce qu’exprime en histoire l’opposition entre la réforme et la révolution. Une
réforme n’est pas une révolution, une rénovation n’est pas une innovation.
À l’opposé de l’évolution continue, la révolution est discontinue,
catastrophique. À la réforme superficielle, qui laisse intactes les structures,
s’oppose la révolution qui transforme une société en ses tréfonds.
Hommage que le changement rend involontairement à la stabilité : il faut
bien que le changement dure comme changement, autrement dit se stabilise,
pour que l’on puisse parler de changement2368.. Un feu de paille n’est pas
un incendie — une hirondelle ne fait pas le printemps, disait Aristote.
Que ce soit au niveau individuel ou collectif ; le changement apparent peut
n’être qu’une illusion au regard du changement réel. Il suffit qu’une chose
soit inconnue pour constituer une « innovation » : on comprend dès lors que
la plupart des innovations soient superficielles. Que d’innovations de
surface cachant la stabilité du fond2369. ! L’innovation — dont le mot
connote modestie2370. et crainte aussi — peut être partielle et de courte
durée. La société moderne avec le spectacle du changement se donne le
change justement, pour un changement réel qui n’arrive pas. Rien ne lasse
tant que ce qui ne change pas2371. ; le changement, en revanche, possède ce
que la modernité considère comme la qualité par excellence : il distrait.
Une langue ne cesse de changer : des mots apparaissent tandis que
d’autres tombent dans l’oubli. Mais sous l’écriture des mots (le lexique) le
fond syntaxique est d’une grande stabilité — ce que Staline à la fin de sa
vie dut lui-même reconnaître : la révolution socialiste n’avait pas changé la
langue russe, la langue n’est pas une superstructure. Des vicissitudes très
rapides peuvent masquer la lenteur, voire l’absence des changements.
Lorsque la tempête bouleverse les couches supérieures de la mer, les grands
fonds l’ignorent et restent toujours aussi calmes.
Il arrive souvent que dans l’histoire des sociétés, des bouleversements
radicaux en apparence correspondent à une archaïque stabilité. P.
Watzlawick donne cet exemple de paradoxe : durant la Révolution
Culturelle chinoise, les Gardes rouges éliminèrent tous les signes publics
(noms des rues et des bâtiments, enseignes des boutiques etc.) qui
rappelaient le passé bourgeois, mais ce faisant, ils obéissaient à la
traditionnelle prescription de Confucius concernant la rectitude des
appellations et la dérivation de la réalité à partir des noms2372....
 
 
2. Changement linéaire et changement cyclique
 
La physique distingue les systèmes ergodiques dont l’état final peut être
déduit par équations simples (dites équations linéaires) de l’état initial et les
systèmes non ergodiques, ceux dont l’état final ne peut pas être déduit par
équations simples. Mais un changement linéaire (non cyclique) n’est pas
nécessairement régulier : il peut être chaotique. Dans la mesure où il assure
un possible retour au point de départ, le changement cyclique abolit
paradoxalement le changement lui-même : tel est le sens paradigmatique de
l’éternel retour, d’imposer la loi du même à travers le changement. La
vicissitude admet la possibilité du retour au point de départ : ainsi parle-t-on
de la vicissitude des saisons ou des vicissitudes de la fortune. Il est à cet
égard caractéristique que la révolution (dans l’ordre historique elle désigne
le plus radical des bouleversements) avait (et a conservé) en astronomie le
sens de retour (la révolution des astres)2373..
La dualité du linéaire et du cyclique est déterminée par la structure même
de la réalité physique : le changement linéaire s’inscrit dans le temps, le
changement cyclique (le va-et-vient, l’aller et retour) s’inscrit dans l’espace.
Mais cette dualité n’a rien d’irréductible, l’alternance représente la
synthèse du linéaire et du cyclique dans la mesure où elle peut constituer un
cycle ébauché, mais aussi en tant qu’elle interdit le retour du même : ce ne
sont ni les mêmes rimes, ni les mêmes partis, ni les mêmes cultures, ni les
mêmes générations qui reviennent.
 
 
3. Changement quantitatif et changement qualitatif
 
Aristote fut le premier à distinguer et à opposer le changement quantitatif
et le changement qualitatif. Il écrit dans sa Physique : « les changements
selon la génération et la destruction ne sont pas des mouvements mais des
changements selon la contradiction »2374.. Aristote appelle altération
(alloïôsis) le changement qualitatif. Seulement, ce changement est
quantitativement déterminé par un « plus » ou par un « moins » 2375.. La
transformation du quantitatif en qualitatif, si elle fut au cœur de la
conception dialectique du réel, ne lui fut pas spécifique : en posant certains
atomes comme identiques, les matérialistes de l’Antiquité réduisaient de
fait le changement qualitatif (le passage du doux à l’amer, ou de l’humide
au sec, par exemple) à un changement quantitatif2376.. Dans La Science de
la logique, Hegel théorisera cette réversibilité de la quantité et de la qualité
que l’entendement pose comme séparées : « Les changements de l’être en
général, écrit-il, ne sont pas seulement le passer d’un quantum dans un autre
quantum, mais le passage du qualitatif dans le quantitatif et inversement, un
devenir-autre qui est une interruption du progressif et un qualitativement-
autre en regard de l’être-là précédent »2377.. Et Hegel de donner l’exemple
du point de congélation de l’eau — qui, à travers le changement quantitatif
continu, voit un changement qualitatif discontinu apparaître.
 
 
4. Changement endogène et changement exogène
 
Dans le Théétète Platon fait remarquer que le même vin apparaîtra à
Socrate tantôt doux, tantôt amer selon que Socrate est en bonne santé ou
malade. Le vin n’a pas changé mais Socrate, si — et c’est le changement
subjectif qui donne l’impression d’un changement objectif. La deuxième
analogie de l’expérience de la Critique de la raison pure exprime le
principe de succession dans le temps suivant la loi de causalité2378.. «
Aucun changement, écrivait Kant dans un opuscule précritique, ne peut
affecter des substances que dans la mesure où elles sont en rapport avec
d’autres, et leur dépendance réciproque détermine leur mutuel changement
d’état »2379.. « De ce principe, il découle qu’une substance simple, privée de
tout rapport extérieur avec autre chose, et abandonnée à son isolement, est
en soi absolument immuable »2380.. La dualité de la conception exogéniste
— telle qu’elle a été défendue philosophiquement par Kant — et de la
conception endogéniste du changement a eu, singulièrement dans le
domaine des sciences humaines2381., une importance considérable.
Tocqueville voyait dans la Révolution française l’accélération brusque d’un
mouvement qui, de toute façon, serait parvenu à son terme. La philosophie
aristotélicienne de l’actualisation est la source première des théories
endogénistes du changement. Alors que le fonctionnalisme donne une
origine endogène au changement social, le diffusionnisme penche pour son
caractère exogène.
La distinction faite par Watzlawick et l’école de Palo Alto entre le
changement de type I — qui a lieu à l’intérieur d’un système qui reste
invariant — et le changement de type II — qui affecte le système lui-même
— recoupe globalement la dualité du changement endogène et du
changement exogène. Le changement de type II (dit aussi « de deuxième
ordre ») est le plus radical : il remet en question aussi bien le sens que la
logique et les valeurs du précédent système. La dualité de l’endogène et de
l’exogène possède dans le champ des sciences sociales une acuité
épistémique particulière. Si en effet le changement social est exogène, la
sociologie se voit contrainte de franchir ses propres limites pour rendre
compte d’un état de fait qui n’est plus entièrement de son ressort. Si, en
revanche, le changement social est endogène, alors la sociologie peut
affirmer son autonomie, vis-à-vis de l’histoire en particulier. On comprend
dès lors que les prises de position théorique de nombre de sociologues sur
cette question soient davantage dictées par la nécessité de défendre la
spécificité de leur propre discipline que par la reconnaissance d’un fait
objectif.
 
 
5. Changement continu et changement discontinu
 
Pour Kant, la continuité du changement est déterminée par celle du temps
lui-même « Telle est la loi de continuité de tout changement, qui a pour
fondement que ni le temps, ni le phénomène dans le temps ne se composent
de parties qui soient les plus petites possibles, et que cependant l’état de la
chose, en son changement, parvient à son second état en passant par toutes
ces parties, comme par autant d’éléments »2382.. Dans tous les domaines du
réel, dans toutes les disciplines à visée scientifique, s’est posée la question
de savoir si le changement se faisait par degrés ou par sauts. Dans la mesure
où il peut être quantifié, le changement sera vu comme continu ; le
changement qualitatif, s’il échappe à l’entreprise métrologique, sera en
revanche perçu comme discontinu. En épistémologie, par exemple, Th.
Kuhn donne une représentation discontinuiste de l’histoire des sciences : les
nouveaux paradigmes s’opposent aux anciens et se substituent à eux jusqu’à
constituer la science « normale » ; entre les paradigmes, il y a un trou que
les thèses médianes, lorsqu’elles existent, ne suffisent pas à combler. Toutes
les sciences qui ont affaire au temps ont eu à trancher dans ce débat ; ainsi,
en biologie2383., au transformisme et à l’évolutionnisme continuistes,
s’opposa, au début du XXe siècle, le mutationnisme discontinuiste de Hugo
De Vries. Les synthèses sont néanmoins parfois possibles : on peut
considérer la variation, et même la variation brusque2384., comme un
changement continu. Ce qu’on nomme changement de vitesse en
mécanique automobile illustre bien la dialectique possible du continu et du
discontinu dans le changement le passage d’une vitesse à une autre
correspond à une discontinuité dans le régime2385. du moteur, mais la
vitesse du véhicule variera, quant à elle, de manière continue.
 
 
IV. SOCIO-PSYCHOLOGIE DU CHANGEMENT
 
C’est le changement qui définit les notions modales : est nécessaire ce qui
n’est pas soumis au changement, contingent qui est susceptible de
changement. Le darwinisme social utilisa le paradigme de l’évolution pour
rendre compte du changement social. Historiens et sociologues observent
des tendances générales et irréversibles (trend en anglais) : l’urbanisation
par exemple (on n’imagine pas les mégapoles disparaître et les villages se
reconstituer) ou la tertiarisation des activités dans les sociétés
postindustrielles. À cette conception évolutionniste, voire progressiste du
changement social, s’opposent les théories de la croissance et du déclin
(Max Weber, Spengler, Sorokin) où l’on peut reconnaître la présence d’un
modèle à la fois organiciste et cyclique.
Une autre ligne de fracture sépare les sociologies du conflit et celles de
l’équilibre. Les théories du conflit — dont Marx a fixé les grandes lignes —
considèrent le changement comme inhérent à tous les ensembles sociaux ;
elles rejoignent souvent des positions évolutionnistes et progressistes2386.,
mais partagent une vision discontinuiste de l’Histoire. Les théories de
l’équilibre — défendues par Tocqueville et Parsons — conçoivent, à
l’inverse, le changement social comme de type homéostatique : la relation
d’interdépendance des éléments du système est telle qu’un changement
dans l’un des éléments (ou de l’un des éléments), provoquera des
changements dans les autres éléments qui tendront à diminuer l’impact du
premier. Ainsi la « résistance au changement » est-elle à la fois normale et
prévisible. En anthropologie, le fonctionnalisme a privilégié l’ordre aux
dépens du changement, la structure aux dépens de l’histoire. Même
fortement dynamique, toute société tend vers une stabilité que lui assurent
des mécanismes internes de régulation. Les temps de changement perpétuel
sont des temps de crise (guerre, terreur, révolution)2387.. Il est clair qu’entre
ces pôles théoriques, des positions intermédiaires sont possibles2388.. Au
cœur des théories du changement social, on retrouvera la controverse
opposant une conception « volontariste » qui met l’accent sur le rôle décisif
des individus (de certains individus, du moins) et une conception «
structuraliste » qui met l’accent sur les mécanismes transpersonnels. Les «
sociologies de l’action » sont anti-holistes : selon elles, le changement
social est la résultante d’un ensemble d’actions individuelles.
Auguste Comte, qui partageait sa sociologie en une statique et une
dynamique, croyait pouvoir réduire à une seule loi la dynamique de toutes
les sociétés humaines. Nous sommes devenus plus circonspects. Pour nous
le changement est, par excellence, ce qui échappe aux lois. L’absence de loi
en sciences sociales n’est pas due à l’existence du changement en tant que
tel (la biologie traite de processus, et elle a des lois) mais à l’absence de
constantes au sein du changement lui-même. Ce serait le signe de la
présence d’un changement qui ne cesse de changer2389.. Certes, nombre de
sociologues ont prétendu dégager des lois du changement social2390. mais,
outre le fait qu’il est délicat de nommer loi l’énoncé concernant un
phénomène unique2391., le champ d’application de ces « lois » n’est jamais
universel2392.. La conception nomothétique (ou nomologique) des sciences
sociales — qui vise à constituer celles-ci en sciences véritables — ne cesse
de buter sur la singularité du phénomène humain.
Psychiquement le changement condense sur lui la contradiction de l’espoir
et de l’angoisse. On est allé jusqu’à parler d’un « besoin de changement »
mais le besoin de stabilité n’est pas moins fort. « Deux choses, écrit
Machiavel, s’opposent à ce que nous puissions changer : d’abord, nous ne
pouvons pas résister au penchant de notre nature ; ensuite un homme à qui
une certaine façon d’agir a toujours parfaitement réussi, n’admettra jamais
qu’il doit agir autrement. C’est de là que viennent pour nous les inégalités
de la fortune : les temps changent et nous ne voulons pas changer »2393.. Il
est à cet égard significatif que tous les adjectifs désignant un caractère
changeant sont péjoratifs « inconstant », « versatile » — qui voudrait
reconnaître l’être ? Dans le domaine affectif, le stigmate est plus appuyé
encore, surtout lorsqu’il touche les femmes — car si l’inconstance de Don
Juan est enviée voire admirée, la femme légère ou volage2394. est (était)
rejetée. L’être humain ne souffre pas tant du changement que de sa non-
conformité à ses désirs. Le changement est toujours critique pour celui qui
le subit.
L’idéologie du changement a, de nos jours, remplacé celle, séculaire, de
l’ordre. Mais il s’agit toujours d’obtenir obéissance et acceptation : cela du
moins n’a pas changé.
 
*
 
Voir aussi
 
La catastrophe. La continuité. La corruption. Le devenir. L’événement. Le
mouvement. Le progrès. La révolution.
 
*
Bibliographie
 
Aristote, Physique, 2 tomes, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1986.
H. Bergson, La Pensée et le mouvant in Œuvres, PUF, 1970.
Raymond Boudon, La Place du désordre. Critique des théories du changement social, PUF, 1984.
G.W.F. Hegel, Science de la logique, tome I, trad., P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne,
1972.
E. Kant, Critique de la raison pure.
N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1952.
Watzlawick P., — Le Langage du changement, trad. J. Wiener-Renucci, 1980.
— (coll. I. Weakland et R. Fisch), Changements. Paradoxes et psychothérapie, trad. P. Furlan, Seuil,
1975.
Sociologie des mutations, ouv. coll., dir. G. Balandier, Anthropos, 1970.
2318 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 59, trad. J.-L. Delamarre et F. Marty in Œuvres
philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 793.
2319 H. Bergson, La Pensée et le mouvant, in Œuvres, PUF., 1970, p. 1390.
2320 H. Bergson, La Pensée et le mouvant, in Œuvres, PUF, 1970, p. 1366-1367.
2321 L’inverse se passe aujourd’hui : la plus petite modification est présentée comme un véritable
bouleversement.
2322 Une dizaine d’années plus tard, lorsque la première girafe arriva en France (ce fut une
attraction considérable) on fit circuler une médaille avec cette légende humoristique : « il n’y a rien
de changé en France, il n’y a qu’une bête de plus ».
2323 Anaxagore, B XVII, Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1988, p. 678.
2324 E. Kant, cité in Kant-Lexicon de R. Eisler, trad. A.-D. Balmès et P. Osmo, Gallimard, 1994, p.
138.
2325 Aristote, Physique V, 227 a 6-8. Voir La contradiction.
2326 Bergson parlait, à propos du changement, de son « indivisibilité naturelle » (La Pensée et le
mouvant, op. cit., p. 1390).
2327 Ibid., p. 1258.
2328 Lequel est pour Bergson d’abord pratique.
2329 Chez Bergson, la durée est fluente et le temps, discontinu.
2330 Voir La continuité.
2331 Lequel fut aussi le premier à reconnaître dans le temps (et non dans le bien) la véritable
dimension de l’action.
2332 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 9, Œuvres complètes, trad.
fr., éd. E. Barincou, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1952, p. 641.
2333 La physique appelle changement d’état le passage d’un corps d’un état physique à un autre
(de l’état solide à l’état liquide par exemple).
2334 L’étymologie du mot changement nous renvoie à un contexte économique.
2335 En 1967, H. Mendras annoncera la fin des paysans, titre de son ouvrage. Certains sociologues
ont fait état de la disparition de la classe ouvrière.
2336 H. Bergson, La Pensée et le mouvant, op. cit., p. 1381-1382.
2337 Ibid, p. 1382.
2338 Ibid., p. 1383.
2339 Aristote, Physique V, 225 b 15-16.
2340 Ibid, 225 b 35.
2341 Dit alors « calcul des fluxions ».
2342 Une valeur infinie en physique est à la fois impossible et impensable.
2343 À travers des expressions comme « baisse du taux d’inflation », « ralentissement de la hausse
du taux de chômage » ou « rythme du changement » (dont on dit qu’il « accélère » ou « ralentit »).
2344 Voir Le mouvement.
2345 Voir La corruption.
2346 Dans Parménide et Le Sophiste.
2347 Aristote, Physique III, 200 b 31, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 90
2348 Voir infra.
2349 Aristote, Physique III, 200 b 33-20 1 a 2.
2350 A. Lalande fait observer que la langue usuelle ne connaît pas cette distinction. Pour « changer
d’habits », l’allemand dit aussi bien « Seine Kleider wechseln » que « Seine Kleider verandern ». (A.
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1968, p. 138).
2351 Wechsel en allemand, signifie à la fois l’échange et le change, processus grâce auxquels une
chose prend la place d’une autre ou passe d’un état à l’autre.
2352 Dans la Méditation seconde.
2353 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 162, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 918-919.
2354 Ibid., AK III, 165, p. 923.
2355 Veränderung.
2356 Wechsel.
2357 Ibid.
2358 Wechsel.
2359 Veränderung.
2360 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 167, op. cit., p. 925.
2361 G.W.F.Hegel, La Science de la logique I, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-
Montaigne, 1972, p. 105.
2362 Il n’y aurait pas de changement de couleur pour un appareil visuel qui changerait en même
temps que les couleurs.
2363 Alors que le changement d’une seule note de la mélodie, les autre notes restant les mêmes,
peut suffire à rendre méconnaissable cette mélodie.
2364 Aristote, Physique III, 200 b 32-33.
2365 Aristote, Physique V, 225 b 1-9.
2366 Ibid. 225 b 1-9.
2367 Aristote, Physique V, 224 a 22-30.
2368 L’une des caractéristiques de la pensée chinoise fut de ne pas voir de contradiction entre le
changement et la stabilité : en Chine, le changement était conçu comme la garantie de la stabilité : les
saisons, qui ne cessent de passer, n’assurent-elles pas la permanence de l’univers ?
2369 « Plus ça change, plus c’est la même chose », dit le bon sens populaire.
2370 Dans le domaine technique l’innovation remplace une découverte qui n’a pas eu lieu.
2371 D’où la frénésie du zapping. La multiplication des chaînes de télévision, loin d’élargir le
choix, le rend impossible.
2372 P. Watzlawick, J. Weakland et R. Fisch, Changements. Paradoxes et psychothérapie, trad. P.
Furlan, Seuil, 1975, p. 37.
2373 Le hiatus entre l’étymologie (revolvere en latin, d’où vient la revolutio, signifie retourner en
arrière ; le verbe désigne en particulier le cycle par lequel un astre revient au point de départ sur son
orbite) et le sens politique au historique de la révolution peut être relativisé si l’on considère d’une
part que toute révolution est largement déjà commencée dans l’ordre ancien qu’elle est censée
abattre, d’autre part que toute révolution finit nolens volens par reconduire un certain nombre de
structures et de pesanteurs de l’ancien régime.
2374 Aristote, Physique V, 225 a 35-225 b 1-2, op. cit., p. 14.
2375 Ibid., 226 b 1-5.
2376 Puisque c’est le nombre des atomes (en même temps que leur forme et leur position) qui fait
les différentes qualités. Idée confirmée par la physique moderne : le plomb et l’or se distinguent par
le nombre de leurs particules.
2377 G.W.F., La Science de la logique I, op. cit., p. 341.
2378 Voir La causalité.
2379 E. Kant, Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphvsique, AK I,
410, trad. J. Ferrari, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 152.
2380 Ibid.
2381 Mais aussi ailleurs (que l’on songe au débat sur l’origine terrestre ou extraterrestre de la vie).
2382 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 179, op. cit., p. 940.
2383 Il y eut en paléontologie débat entre gradualistes et catastrophistes (voir La continuité).
2384 On dit « changement à vue » pour une mutation soudaine et sans transition.
2385 Calculé par le nombre de tours à la minute.
2386 On appelle optimiste toute vision du monde qui assimile le changement au progrès.
2387 Mais l’une des grosses faiblesses des sondages tient dans leur incapacité à traduire les
processus, donc les temps de crise.
2388 Dans L’Homme unidimensionnel, H. Marcuse, parti du marxisme, développe la thèse selon
laquelle les sociétés modernes, en absorbant tout le négatif qu’elles sécrètent, finissent par forger une
cohésion proprement totalitaire rendant tout changement social impossible.
2389 A. Comte établissait une corrélation entre la complexité et la variabilité : plus les phénomènes
sont complexes, et plus rapidement ils changent. Or, de tous les phénomènes, ce sont les phénomènes
humains qui sont les plus complexes.
2390 La loi d’Auguste Comte des trois états, la loi de Parsons sur la constitution de la famille
nucléaire sous l’impact de l’industrialisation, la loi de Nurkse (le cercle vicieux de la pauvreté) etc.
2391 Voir à ce sujet l’analyse critique de Karl Popper qui se refusait à appeler loi l’évolution des
espèces.
2392 Le cercle vicieux de la pauvreté rend incompréhensible le décollage économique.
2393 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 9, Œuvres complètes, op.
cit., p. 642
2394 « Souvent femme varie/Bien fol est qui s’y fie », énonçait la misogynie distinguée des rois.
24. La civilisation
 
 
 
Le terme de « civilisation » n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Sa racine est à
chercher dans la notion de « civilité », un mot utilisé par les courtisans à
partir du XVIe siècle pour dire leurs manières policées et leur comportement
à la cour, et pour les distinguer de la « courtoisie » grossière et brutale de
leurs ancêtres. Norbert Elias analysera ce processus2395. sur plusieurs
siècles : la « curialisation » des guerriers2396. correspond à
l’adoucissement des mœurs du chevalier au contact avec la cour
royale2397.. À cette transformation de la noblesse succédera celle de la
bourgeoisie qui prendra peu à peu sa place en s’inspirant parfois de ses
manières. La noblesse, par exemple, ne considérait pas la cruauté comme
mauvaise, c’est la bourgeoisie qui valorisera la douceur des comportements.
Norbert Elias insistera sur ce point : nombre de choses qui jadis avaient
éveillé des sensations de plaisir (comme le spectacle de la torture) ont fini
par susciter des réactions de déplaisir.
Les formes verbales « civiliser » et « civilisé » renvoyaient dès le XVIIe
siècle au processus par lequel les individus acquéraient cette « civilité »
mais ce sont les physiocrates qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
ont utilisé la forme substantivée « civilisation » dans le sens d’un progrès de
la société2398.. Dès lors, le concept s’intégrait à une philosophie optimiste
de l’histoire pour laquelle l’augmentation des connaissances devait aller de
pair avec le perfectionnement moral. La civilisation ne se disait alors encore
qu’au singulier, elle se définissait par opposition à son absolu contraire, la
barbarie. Le mot subira rapidement une inflexion idéologique décisive
lorsque l’idéal de civilisation sera conçu comme déjà accompli. Au XIXe
siècle, la civilisation, c’est l’Occident contre le reste du monde.
L’équivoque du terme vient de sa double fonction — descriptive et
prescriptive. « Civilisation » est emphatique ; comme elle est le signe d’une
positivité maximale, elle sera utilisée hors de propos2399..
Une autre difficulté provient de la tension entre la singularité et la
multiplicité d’un côté (une civilisation, des civilisations) et l’universalité de
l’autre (la civilisation). Samuel Huntington dit de la civilisation qu’elle est
le niveau d’identification le plus large auquel l’homme se situe2400.. Or il
n’est pas sûr que les hommes aient toujours su à quelle « civilisation » ils
appartenaient. Prise comme bloc historique, la civilisation est presque
toujours indéterminée dans le temps et dans l’espace. Avec la remise en
question de l’idée de progrès et de la conscience hégémonique de
l’Occident, la notion s’est trouvée emportée dans un mouvement de
relativisation multiforme.
 
 
I. CIVILISATION ET CULTURE
 
Dans l’usage commun en français, oublieux du processus2401., «
civilisation » et « culture » s’équivalent. Il en va de même en anglais.
L’ethnologue E.B. Tylor considérait comme synonymes ces deux termes.
Son ouvrage Primitive Culture (1871) a été traduit en français sous le titre
La Civilisation primitive. De même, le livre de Ruth Benedict Patterns of
Culture a été publié sous le titre de Échantillons de civilisation. Dans bien
des cas, puisque Bildung signifie « culture », Kultur doit être traduit par «
civilisation » alors même que la langue et la culture allemandes ont tendu à
dissocier les deux termes jusqu’à les opposer.
La définition de la culture2402. vaut pour la civilisation. Lorsque la
distinction est faite, la suprématie de valeurs est du côté de la civilisation :
sur le plan extensif, la civilisation est plus large, soit qu’elle couvre une aire
géographique et une durée historique plus grandes2403., soit qu’elle
englobe elle-même plusieurs cultures2404.. C’est à une différenciation
analogue qu’aboutit Marcel Mauss dans son article « Les civilisations.
Éléments et formes » lorsqu’il distingue les « phénomènes sociaux »
propres à une société et les « phénomènes de civilisation » communs à un
nombre plus ou moins grand de sociétés2405.. De cette distinction, il déduit
cette définition : « une civilisation [est] un ensemble suffisamment grand de
phénomènes de civilisation suffisamment nombreux »2406.. Mauss oppose
le point de vue nationaliste au point de vue rationaliste. Du point de vue
nationaliste, qui est celui de la particularité, la civilisation est la culture à
laquelle une communauté de référence appartient. Du point de vue
rationaliste, qui est celui de l’universel, la civilisation est un idéal que
l’ensemble de l’humanité devrait atteindre2407.. L’inconvénient d’une telle
formulation est qu’elle n’échappe pas au présupposé d’un universel de
civilisation.
À la différence de la française, la pensée allemande a depuis le XVIIIe siècle
fortement opposé la « culture » (Bildung et Kultur)2408. et la « civilisation
». La première partie de La Civilisation des mœurs est consacrée à l’analyse
historique comparative de ces deux idées. Il y a eu entre la France et
l’Allemagne ce parallélisme : « La notion française de ‘civilisation’ reflète
les destinées sociales spécifiques de la bourgeoisie française, de même que
la notion de ‘culture’ reflète celles de la bourgeoisie allemande »2409..
Mais un chassé-croisé a compliqué ce parallélisme : en Allemagne, la
division entre courtisans pénétrés de culture française, parlant la langue
française, et intellectuels promoteurs de la langue et de la culture
allemandes s’est traduite par l’opposition conceptuelle entre la « civilisation
» extérieure et la « culture » intérieure. « C’est, écrit Norbert Elias, la
tension entre les intellectuels bourgeois et l’aristocratie de cour qui (…) a
abouti à la formation de concepts antithétiques du genre
‘profondeur/légèreté’, ‘sincérité/duplicité’, ‘politesse extérieure/vertu
authentique’ et à un ensemble de circonstances vécues qui ont donné
naissance entre autres à l’opposition entre ‘culture’ et ‘civilisation’ »2410..
C’est par le biais de cette notion de « culture » que les intellectuels
allemands exprimaient leur fierté et leur identité. À cette idée étaient
associées l’intériorité, l’instruction, la profondeur du sentiment, tout ce qui
était naturel authentique et vrai.
Kant a peut-être été le premier à donner, dans son Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique une formulation explicite de
cette opposition entre une socialité superficielle et une formation véritable
de l’esprit : « Nous sommes hautement cultivés par l’art et la science. Nous
sommes civilisés, jusqu’à en être accablés, pour ce qui est de l’urbanité et
des bienséances sociales de tous ordres. Mais il s’en faut encore de
beaucoup que nous puissions déjà nous tenir pour moralisés. Car l’idée de
la moralité appartient encore à la culture ; en revanche, l’usage de cette
idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l’honneur et la
bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Mais tant que
des États consacreront toutes leurs forces à leurs visées expansionnistes
vaines et violentes, tant qu’ils entraveront aussi constamment le lent effort
de formation interne du mode de pensée de leurs citoyens, leur retirant
même tout soutien à cet égard, on ne peut s’attendre à aucun résultat de ce
genre, car il faut pour cela un long travail intérieur de chaque communauté
en vue de former ses citoyens »2411.. Alors que la civilisation concerne la
manière de vivre, la culture touche l’esprit et la moralité. L’urbanité sans
culture n’est pas un idéal de la raison pratique (la civilisation, qu’elle soit
urbanité interne ou politique extérieure, est dépourvue de moralité), et la
culture authentique ne peut se réduire à une connaissance sans
moralité2412.. Kant rappelle qu’il n’y a pas de culture s’il n’y a pas d’abord
dans chaque foyer, en chaque individu un effort de cultura animi orienté
vers un idéal éthique.
Guillaume de Humbolt durcira l’opposition entre la civilisation et la
culture en rapportant la civilisation aux besoins, donc à la « matière », et la
culture aux sciences et aux arts. Cet usage « matérialiste » et technique de la
civilisation, absent chez Kant, aura des implications importantes et longues,
jusque chez les archéologues et les préhistoriens qui différencient les
civilisations par leur outillage2413..
Norbert Elias montre comment l’antithèse culture/civilisation s’est
déplacée peu à peu en Allemagne de l’opposition sociale vers l’opposition
nationale2414.. La culture désigne l’Allemagne, la civilisation le monde
extérieur, la France en particulier. Pendant la Première Guerre mondiale,
Thomas Mann, alors conservateur et nationaliste, associera dans ses
Considérations d’un apolitique le style, la forme et le goût à la Kultur, et la
politique, la démocratie et la raison à la Zivilisation. L’identification de la
première à la nature et de la seconde à l’esprit — avec la valorisation
explicite de celle-là aux dépens de celui-ci — aura des implications
idéologiques catastrophiques en Allemagne. Thomas Mann est allé jusqu’à
dire de la culture qu’elle est « une sauvagerie de grand style ».
Dans Le Déclin de l’Occident, Oswald Spengler définit la civilisation
comme « la conséquence organique et logique d’une culture », « son
achèvement et sa fin »2415.. La civilisation est « le destin inévitable d’une
culture ». Suit une série d’oppositions : l’intelligence romaine contre l’âme
grecque2416., la ville mondiale contre la province2417., le sport contre la
gymnastique2418.. L’argent est par excellence « la puissance de la
civilisation »2419.. Alors que « l’homme cultivé a son énergie dirigée en
dedans », le civilisé l’a au-dehors2420.. L’impérialisme est, écrit Spengler «
civilisation pure »2421.. Sur le plan intellectuel et moral, « le scepticisme
est l’expression d’une pure civilisation », « il décompose l’image cosmique
de la culture antérieure »2422..
En définissant la culture comme une anti-nature et en identifiant la culture
et la civilisation2423. Freud met fin à cette histoire qui sombrera dans la
barbarie nazie.
 
 
II. LA POSITION DU MISSIONNAIRE
 
Au début de La Civilisation des mœurs, Norbert Elias constate que « la
civilisation » est « l’expression de la conscience occidentale », « on pourrait
dire le sentiment national occidental »2424.. Au XIXe siècle, en effet, le
terme finit par signifier presque exclusivement la conscience de soi de
l’Occident et son sentiment de supériorité sur toutes les autres cultures. «
Civilisé » renverra dès lors, d’un même mouvement, à l’homme social par
rapport à l’homme de la nature, et à l’homme d’une société supérieure par
rapport à l’homme des sociétés inférieures — censées être restées proches
de la nature. « Politesse », « civilité » connotent la ville. L’homme raffiné
des villes respectueux de la bienséance s’oppose ainsi à l’homme grossier
de la campagne, et bientôt à l’homme sauvage de la savane et de la forêt. «
Civilisation » vient du latin « civis », qui signifie « citoyen », « l’habitant
d’une ville ». Il n’y a pas de ville dans la savane ni dans la forêt.
En inversant le cours du temps2425., le siècle des Lumières a fait du
progrès la loi de l’histoire. À la succession des empires, liée à une vision
stationnaire, se substitue désormais celle des « âges » et des « stades »
hiérarchiquement ordonnés sur la ligne du temps, les meilleurs venant en
dernier. Adam Ferguson distingue quatre stades dans l’histoire humaine : la
sauvagerie, le nomadisme, l’agriculture et l’industrie. Condorcet répertorie
neuf époques, allant des premiers hommes jusqu’à l’avènement de la
République française. Deux termes allaient se dégager pour servir de
contre-modèle à la civilisation : celui de barbarie et celui de sauvagerie.
D’origine grecque, le barbare est l’étranger qui parle une langue
incompréhensible, à peine une langue. Pour les Grecs il suffisait de n’être
pas grec pour être un barbare. Mais, même si les Grecs avaient une claire
conscience de la supériorité de leur culture par rapport aux autres, ils
savaient reconnaître leurs qualités : Hérodote et Platon éprouvent une
indiscutable admiration pour les Perses et les Égyptiens. L’histoire de Rome
va donner aux barbares une négativité inédite et à la barbarie un sens
nouveau. L’invasion de Rome par ceux que l’on appellera justement les
barbares, et l’effondrement de l’empire romain serviront pour les siècles à
venir de référence paradigmatique pour l’opposition entre la civilisation et
la barbarie. En Extrême-Orient, les Chinois connaîtront quelque chose
d’analogue avec les invasions mongoles et mandchoues. Le barbare n’est
pas un ennemi comme les autres, il n’est pas un adversaire, un concurrent
que l’on combat et cherche à vaincre à la guerre, mais une brute, ignorante
et mauvaise. Venus des steppes, les Mongols dévastèrent Bagdad et Pékin
par haine pure de la ville.
Si le barbare détruit, le sauvage, lui, n’a jamais construit. En Afrique, le «
civilisé » n’a même plus la campagne autour de sa maison, comme en
France ou en Angleterre, mais la « brousse » ou la « jungle »2426.. Quant
aux indigènes, issus de leurs sols comme des plantes, ils n’ont que des «
cases » en guise de maisons, des fétiches leur servent de dieux et leurs
temples, quand il y en a, comme en Asie, ne sont que des « pagodes ». En
l’absence de religion véritable, le sauvage a des superstitions comme il a un
folklore à la place de l’art et des coutumes à la place du droit.
Les notions de « primitif » et d’« archaïque » font signe vers une
historicité bloquée sur l’origine. Le barbare se définit dans un champ
symbolique, le sauvage a rapport à une dimension spatiale, le primitif et
l’archaïque renvoient, eux, à un axe temporel. Alors que l’Européen évolué
a suivi la voie du progrès, le primitif est resté dans l’état qui était déjà celui
de ses ancêtres, ou bien il a dégénéré à partir d’un niveau supérieur de
civilisation. En fait, contrairement à ce qu’une vulgate postcoloniale
tendrait à faire penser, cette attitude était foncièrement antiraciste : alors
que le racisme rive les peuples à une éternelle naturalité2427. le
progressisme impérial voyait dans les primitifs des ignorants, des adultes
restés à un état d’enfance qu’il convenait d’aider à parcourir le chemin de la
civilisation. À l’image de l’État-providence qui a su s’occuper des classes
les plus démunies, on pourrait parler d’impérialisme-providence pour
désigner cet universalisme missionnaire qui, à la différence du
colonialisme, n’entend pas exploiter ou dominer, mais libérer et assimiler.
C’est pour cette raison que l’ethnologie évolutionniste a pu être acceptée
aussi bien par les marxistes que par les impérialistes anglais. E.B. Tylor
distinguait trois degrés d’évolution des sociétés : l’état sauvage, l’état
barbare et l’état de civilisation. Dans ce cadre, la civilisation n’est plus
identifiée à la culture2428. mais correspond au degré élevé de celle-ci. Dans
La Société archaïque2429., dont Engels suit la leçon dans son Origine de la
propriété privée, de la famille et de l’État, Lewis Morgan, s’appuyant sur
les découvertes de l’archéologie historique, propose une hiérarchie
évolutive des sociétés en fonction du développement de l’outillage.
L’histoire de l’humanité se serait déroulée en trois stades, la sauvagerie, la
barbarie et la civilisation. Chacun de ces stades est lui-même divisé en trois
stades : au stade inférieur de la sauvagerie, l’homme est cueilleur ; au stade
moyen, il est cueilleur et pêcheur et maîtrise le feu ; au stade supérieur,
l’homme maîtrise également la chasse, grâce à la fabrication d’armes. Au
stade inférieur de la barbarie, l’homme crée la poterie et vit d’élevage ; au
stade moyen, il possède des rudiments d’agriculture, sait construire un
habitat durable ; au stade supérieur, l’homme maîtrise la métallurgie. Vient
ensuite la civilisation, marquée par l’apparition de l’écriture alphabétique,
l’agriculture à grande échelle, puis le développement de l’industrie. Dans ce
schéma, on le voit, la barbarie reçoit un sens technique nouveau et perd son
caractère nihiliste2430..
 
 
III. LES REGRETS ET LES SOUPÇONS
 
Il faudra un certain temps avant que l’Occident ne s’arrache à son
fantasme d’être le seul dans l’Histoire à représenter la civilisation. Le temps
d’arriver trop tard.
L’autocritique comportera deux volets : la mise en question du couronné et
la valorisation du méprisé. Walter Benjamin disait qu’« il n’est pas de
témoignage de culture qui ne soit un témoignage de barbarie »2431.. Les
cathédrales, en effet, ont été payées au prix fort. Par ailleurs, la déception
énorme que peut susciter la civilisation peut se tourner en franche
détestation. Au siècle des Lumières, qui est celui dans lequel se met en
place la mythologie du Progrès, Rousseau pense à rebours de la plupart de
ses contemporains que l’histoire s’est engagée dans une mauvaise direction
et que les malheurs de l’homme viennent davantage de ce qui fait son
orgueil présent que de ce qui faisait l’humilité de ses ancêtres. Dans
Malaise de la civilisation, Freud établit l’incompatibilité entre la
civilisation et le bonheur ; la civilisation est le produit du refoulement. Dans
Éros et civilisation, Marcuse met en évidence à la suite de Freud le travail
répressif de la civilisation mais il montre aussi combien la désublimation
peut être répressive : « La civilisation est menacée par cette dé-fusion
instinctuelle au cours de laquelle l’instinct de mort s’efforce de prendre le
pas sur les instincts de vie. La civilisation, qui a son origine dans la
renonciation et qui se développe grâce à une renonciation progressive, tend
vers l’autodestruction »2432.. Marcuse est à la fois l’héritier de Rousseau et
de Freud lorsqu’il écrit : « Les camps de concentration, les génocides, les
guerres mondiales et les bombes atomiques ne sont pas des rechutes dans la
barbarie, mais les résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique
et de la domination. L’asservissement et la destruction de l’homme par
l’homme les plus efficaces, s’installent au plus haut niveau de la
civilisation, au moment où les réalisations matérielles et intellectuelles de
l’humanité semblent permettre la création d’un monde réellement libre
»2433..
L’Occident a aussi été parcouru par une secrète fascination et une nostalgie
inconsciente pour le caractère fruste du non-civilisé. L’Antiquité avait ses
bergers d’Arcadie, le siècle des Lumières aura ses bons sauvages.
Montaigne a été le premier à se servir des sauvages (ceux du Brésil venaient
d’être « découverts ») pour instruire le procès de la civilisation2434. : les
cannibales ne sont pas aussi barbares que ceux qui s’étripent pour des
motifs religieux2435.. Ce n’est qu’en apparence que l’état brut est un état
brutal alors que le raffinement de notre civilisation dissimule sa violence, sa
turpitude et son hypocrisie. Mirabeau parle de la « barbarie de nos
civilisations » qui sont des « fausses civilisations », le Huron de L’Ingénu
de Voltaire déclare, alors qu’il vient d’être embastillé : « Mes compatriotes
d’Amérique ne m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve ; ils
n’en ont pas d’idée. On les appelle sauvages, ce sont des gens de biens
grossiers, et les hommes de ce pays sont des coquins raffinés ».
À partir des romantiques, la littérature, surtout la poésie, cultivera ce goût
pour l’archaïque — violent mais authentique, fruste mais naturel. Le terme
de « barbare » pourra même figurer dans des titres de recueils2436.. Au
début du XXe siècle qui voit naître l’art moderne, les prostituées de
Barcelone vues à travers le prisme des masques africains deviennent les
Demoiselles d’Avignon. Cette sauvagerie en peinture précédera de quelques
années la sauvagerie musicale du Sacre du printemps, juste avant que ne se
déchaîne la barbarie de la Première Guerre mondiale qui vit s’affronter
pendant quatre ans deux des nations les plus cultivées du monde.
 
 
IV. DE L’UNITÉ À LA MULTIPLICITÉ ET RETOUR
 
L’anthropologue américain Alfred L. Kroeber, spécialiste des Indiens
d’Amérique, écrit en 1915 que tous les hommes sont « intégralement
civilisés ». Ce dont l’humanité est capable par nature, observera Lévi-
Strauss, n’est pas réalisable par une seule forme d’humanité et suppose la
diversité humaine2437.. La diversité des cultures est longtemps apparue
comme une anomalie. Elle sera pour la première fois théorisée par Herder.
Contre l’universalisme des Lumières2438., l’auteur d’Une autre
philosophie de l’histoire souligne l’irréductible individualité de chaque
culture, et conclut à l’impossible comparaison, et donc à l’impossible
hiérarchie. Mais la négation d’un préjugé peut constituer un autre préjugé.
La conception d’une civilisation comme système indépendant fait bon
marché de son indétermination géographique et historique. Elle bute sur la
question des limites mais aussi sur celles des échanges2439. et des
mélanges.
Arnold Toynbee définit la civilisation comme « la plus petite unité d’étude
historique à laquelle on arrive quand on essaie de comprendre l’histoire de
son propre pays »2440.. Et il caractérise la « civilisation occidentale »
comme le tout qui comprend l’ensemble des nations et des cultures à partir
de la chute de l’empire romain... Les historiens et les philosophes qui ont
fait des civilisations leurs objets d’étude et de réflexion ne sont d’accord ni
sur leur nombre ni sur leur délimitation. Parfois un même auteur change
d’avis2441.. Ces divergences ne sont pas sans faire penser à celles qui se
sont élevées à propos des races2442.. La typologie de Toynbee en «
civilisations épanouies » et « civilisations avortées » est d’une grande
naïveté2443.. La place qu’il accorde au facteur religieux est exorbitante.
Pourquoi, en effet, la religion devrait-elle être le trait constitutif d’une
civilisation ?2444.
En outre, la mondialisation pourrait bien avoir sonné le glas des
civilisations, et même des cultures. Pour qu’il y ait « choc des civilisations
»2445., comme l’annonce Samuel Huntington, encore faudrait-il qu’il y eût
des civilisations. Lorsque Lévi-Strauss définissait la culture comme un
ensemble ethnographique présentant par rapport à d’autres des écarts
significatifs, il donnait une définition minimale compatible avec l’idée
qu’un ensemble de traits communs à plusieurs cultures constitue une
civilisation. Dans Race et histoire, Lévi-Strauss analyse en ce sens les
contradictions de la « civilisation mondiale » entendue comme «
collaboration des cultures » : « Il ne peut y avoir une civilisation mondiale
au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation
implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de
diversité, et consiste même en cette coexistence »2446.. Il n’y a plus rien à
faire, constatait le même auteur dans Tristes tropiques en 1955, la
civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait : « l’humanité
s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en
masse comme la betterave ». Ainsi la civilisation mondialisée aura-t-elle eu
raison des cultures. Désormais la notion de sous-développement a remplacé
celle de sauvagerie. L’économique a écrasé le culturel sous sa loi, au risque
d’aboutir à cette barbarie que Goethe définissait comme la méconnaissance
de ce qui excelle2447..
 
*
 
Voir aussi
 
La culture. Les droits de l’homme. L’histoire. L’humanité. La
mondialisation. Le progrès. Le racisme. La technique. La ville.
 
*
 
Bibliographie
 
Stephen Mennell, article « Civilisation » in Encyclopédie philosophique universelle II. Les notions
philosophiques, dir. S. Auroux, PUF, 1998, p. 326-327.
Lucien Febvre, « Civilisation : évolution d’un mot et d’un groupe d’idées », in Pour une histoire à
part entière, SEVPEN, 1962, p. 481-528.
Émile Benveniste, « Civilisation. Contribution à l’histoire du mot », in Problèmes de linguistique
générale, Les Éditions de Minuit, 1966.
O. Spengler, Le Déclin de l’Occident, tome I, trad. M. Tazerout, Gallimard, 1976.
Marcel Mauss, « Les civilisations. Éléments et formes », Essais de sociologie, Les Éditions de
Minuit, 1969, p. 231-252.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques.
H. Marcuse, Éros et civilisation, trad. fr., Les Éditions de Minuit, 1963.
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, trad. P. Kamnitzer, Presses Pocket, 2007.
2395 Dans son ouvrage devenu classique Uber den Prozess der Zivilisation (1939). Le livre a été
publié en français en deux volumes : La Civilisation des mœurs (trad. fr., Presses Pocket, 2007), et La
Dynamique de l’Occident (idem).
2396 N. Elias, La Dynamique de l’Occident, chapitre III, p. 219-234.
2397 N. Elias évoque longuement les manières de table et le traité d’Érasme De civilitate morum
puerilium (La Civilisation des mœurs, chapitre IV). Dans son Histoire de la merde (Christian
Bourgois, 1978) Dominique Laporte part d’une coïncidence de date pour analyser la façon dont le
processus de nettoiement a été imposé par le pouvoir royal conjointement dans les bouches et dans
les rues : la même année 1539 a vu la promulgation de deux édits — l’un est le fameux édit de
Villers-Cotterêts qui rend obligatoire l’usage de la langue française dans les actes d’administration,
l’autre enjoint à la population des villes de ne plus jeter ses ordures par la fenêtre.
2398 Le terme apparaît pour la première fois dans son sens moderne chez Mirabeau père.
2399 Voir les usages contemporains des expressions « civilisation du livre », « civilisation de
l’audiovisuel », « civilisation des loisirs »...
2400 S. Huntington, La Choc des civilisations, trad. fr., Odile Jacob, 1997, p. 40.
2401 Par opposition à la culture, statique, la civilisation garde néanmoins une dynamique repérable
dans son association avec l’idée de progrès.
2402 Voir La culture.
2403 On parlera difficilement de « civilisation birmane » et lorsque, par exemple, on dit «
civilisation canaque » (alors même qu’on ne fait aucune difficulté à parler de culture canaque), c’est
pour donner un gage de non-préjugé.
2404 Ainsi dans la civilisation européenne ou occidentale, pourra-t-on parler de culture française,
italienne etc.
2405 M. Mauss, « Les civilisations. Éléments et formes », Essais de sociologie, Les Éditions de
Minuit, 1969, p. 233-234.
2406 Ibid., p. 237.
2407 Ibid., p. 249.
2408 Voir La culture.
2409 N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 107.
2410 Ibid., p. 65.
2411 E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, septième proposition,
trad. L. Ferry, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 199.
2412 Norbert Elias cite un texte de Mirabeau père où l’opposition kantienne de la civilisation
extérieure et de la moralité se trouve déjà présente : « Si je demandais à la plupart : ‘En quoi faites-
vous consister la civilisation ?’, on me répondrait : ‘La civilisation d’un peuple est l’adoucissement
de ses mœurs, l’urbanité, la politesse et les connaissances répandues de manière que les bienséances
y soient et tiennent lieu de lois de détail’ : tout cela ne me présente que le masque de la vertu et non
son visage, et la civilisation ne fait rien pour la société, si elle ne lui donne le fond et la forme de la
vertu ». (N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 83-84).
2413 Gordon Childe identifie la civilisation aux grandes villes.
2414 Nietzsche sera à peu près le seul penseur allemand à échapper au délire nationaliste sur cette
question de la culture. Il préférera opposer la culture qui libère les forces individuelles à la
civilisation qui procède de la répression et du dressage des instincts de vie sans donner de marqueur
national à cette opposition.
2415 O. Spengler, Le Déclin de l’Occident, tome I, trad. M. Tazerout, Gallimard, 1976, p. 43.
2416 Ibid., p. 44.
2417 Ibid.
2418 Ibid., p. 47.
2419 Ibid., p. 46.
2420 Ibid., p. 48.
2421 Ibid.
2422 Ibid., p. 57.
2423 S. Freud, L’Avenir d’une illusion, Œuvres complètes XVIII, PUF, 1995, p. 146. Voir La
culture.
2424 N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 11-12.
2425 Voir Le progrès.
2426 « Sauvage » vient du latin « silvaticus » qui signifie « de la forêt ».
2427 Voir Le racisme. La plupart des impérialistes étaient évidemment racistes.
2428 Voir supra.
2429 Ancient Society, or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery through
Barbarism to Civilization (1881).
2430 Dans un article intitulé « L’archaïque et l’évolué » (Encyclopédie philosophique universelle, ,
p. 1427), François Laplantine esquisse une analyse magistrale du célèbre film King Kong (1933). Au
début du film, on voit une gigantesque palissade en bois protéger le village des sauvages du domaine
archaïque où vit la Bête. Arrivent les hommes de la civilisation qui sont faits prisonniers par les
sauvages, pour être dévorés dans un festin cannibale. King Kong franchira le mur et délivrera les
civilisés.
2431 W. Benjamin, Œuvres III, trad. fr., Gallimard, 2000, p. 433.
2432 H. Marcuse, Éros et civilisation, trad. fr., Les Éditions de Minuit, 1963, p. 85.
2433 Ibid., p. 16.
2434 Le mot n’existait pas au XVIe siècle (voir supra) mais l’idée était présente.
2435 M. de Montaigne, « Des cannibales », Essais I, 31.
2436 Comme dans les Poèmes antiques et barbares de Leconte de Lisle.
2437 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Plon, 1973, p. 394.
2438 Même s’il évoque, à propos des « peuplades sauvages » une « civilisation réduite presque à
une société de famille », Condorcet use malgré tout du mot (tout récent) pour désigner autre chose
que la société de son temps.
2439 L’histoire est rusée, plus retorse peut-être que ne le croyait Hegel. Le transfert du califat de
Damas à Bagdad, c’est-à-dire d’une région de langue grecque à une région où on ne parlait pas grec,
eut paradoxalement pour résultat de permettre la préservation de l’héritage grec classique que les
Byzantins avaient presque extirpé. La conquête de l’Espagne par les musulmans fut une bénédiction
historique, l’arrêt des « Arabes » à Poitiers fut peut-être une catastrophe.
2440 A. Toynbee, La Civilisation à l’épreuve, trad. fr., Gallimard, 1951, p. 241.
2441 Ce fut le cas de Toynbee lui-même, qui avait d’abord avancé le nombre de 21 civilisations
avant de terminer sur celui de 23.
2442 Voir Le racisme.
2443 Celui qui lit aujourd’hui Toynbee (il jouissait dans les années 1950 d’un prestige intellectuel
incomparable) ne manque pas d’être frappé par le contraste entre l’énormité de la culture et la
minceur de la réflexion que cet auteur déploie.
2444 Une même objection peut être faite à Samuel Huntington, l’auteur du Choc des civilisations.
Que peut signifier aujourd’hui « civilisation hindoue », ou « civilisation musulmane » quand on sait
que l’Inde a été en grande partie dominée par les musulmans à partir du XVIe siècle et que
aujourd’hui 1/5 de sa population est musulmane ; quand on sait que le pays musulman le plus peuplé
du monde est l’Indonésie, qui a évidemment beaucoup plus à voir avec la Malaisie l’Australie et la
Chine qu’avec le monde arabe ?
2445 Clash of Civilizations.
2446 C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Gallimard, 1987, p. 77.
2447 W. Goethe, Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. fr., Gallimard, 1988, p. 408.
25. Le comique
 
 
 
Notre époque est la première à accepter unanimement comme bon le rire.
Il nous faudrait d’abord comprendre pour quelles raisons le rire a été
pendant si longtemps, sinon ignoré, du moins dévalorisé.
Il y a, disait Alain, toujours de l’inquiétude dans le rire2448.. Sans doute
est-ce la raison pour laquelle, d’après le dicton, « le sage ne rit qu’en
tremblant ». Les Anciens n’auraient jamais fait, comme nous le faisons, de
l’humour une vertu2449.. Pour Platon, qui bannit le rire de sa Cité, faire rire
est honteux. Certes, d’une manière générale, si l’on excepte Fourier, les
utopies sont terriblement sévères, mais les philosophes, qui sont loin
d’avoir tous été des utopistes, ont davantage ressemblé à Héraclite en pleurs
qu’à Démocrite hilare. Les dogmatismes ont vu d’un mauvais œil un rire
très souvent acoquiné avec le scepticisme et le cynisme. Ne pas rire, ne pas
pleurer, ne pas s’indigner, mais comprendre, dira Spinoza : un certain
rire2450. vient d’idées inadéquates, il est signe d’ignorance et de bêtise.
Le christianisme a donné d’autres motivations à ce rejet. Le rire dégrade ;
il ruine le sublime et le sacré auquel il ne croit pas. Avec lui, le mal a une
présence secrète — Baudelaire insistera sur ce point. On ne voit pas Dieu
rire, le Diable, si. Jésus a connu la colère, les larmes, la pitié, il n’a pas
ri2451.. Pire : il a, dit la légende, condamné à la peine éternelle l’homme
qui avait ri à sa montée au Calvaire2452.. Un ange peut pleurer, on ne
l’imagine pas rire2453.. Au Paradis, on se représente bien les élus remplis
de joie et de béatitude, on ne se les représente pas en train de rire. Le
sourire leur convient mieux.
« Le rire est une crampe »2454., disait Novalis. Kant fait remarquer que le
rire est une illustration parfaite de l’interaction de l’âme et du corps2455. :
le fait de comprendre une certaine situation déclenche aussitôt des
mimiques et une attitude spécifique. Mais le comique ne se confond pas
avec le rire2456. dont le sens est d’abord physiologique. Les épidémies
dites gélastiques et les gaz hilarants2457. provoquent chez ceux qui en sont
atteints des crises de rire sans que le comique y ait foncièrement part. Le
comique fait rire, mais il n’est que l’une des causes possibles du rire. Une
plume qui fait rire par chatouillement n’a rien comique. Inversement, le
comique ne fait pas nécessairement rire.
Le risible occasionne le rire, comme le comique, mais alors que le risible
est immédiat et contingent (il peut se porter sur n’importe quel objet, car il
dépend des réactions défensives des individus ou des groupes), le comique
est médiatisé, et il comprend une certaine nécessité, qui est celle de sa
construction.
Le rire est profondément humain, non seulement parce qu’il est, comme le
disait Rabelais, le propre de l’homme2458., mais d’abord parce que
foncièrement seul l’homme nous fait rire2459.. Les espaces infinis qui
effrayaient Pascal ne donnent aucune matière à rire. Bergson observe qu’un
paysage ne fait pas rire, en revanche, la forme d’un rocher peut être
comique à condition qu’elle nous évoque une forme humaine ou bien une
forme créée de main d’homme.
Il était d’usage (à cause de la comédie) de voir dans le comique une
catégorie esthétique. Cela ne manque pas de faire problème : le comique
peut être vulgaire et imbécile. Le rire abolit la distance, il est complice. Sa
familiarité est ce qu’il y a de plus éloigné de l’admiration inséparable du
jugement de goût. Un monument ou une symphonie qui ferait rire
signalerait par là leur échec artistique. En fait, le comique est trop ambigu,
trop contradictoire pour appartenir à un domaine déterminé.
 
 
I. L’ESSENCE DU COMIQUE
 
Ce qui fait rire a lui-même des causes et des conditions, qui sont multiples,
et même contradictoires.
 
 
1. La question du sens
 
Selon Herbert Spencer, le rire eût été certainement éliminé pendant
l’évolution de l’humanité, en vertu des lois de la concurrence vitale et de la
sélection, s’il n’avait pas une fonction utile à la vie2460.. Or, en fait, les
mouvements du rire sont sans but. C’est donc que leur fonction est un luxe
de la vie, une dépense de surcroît, utile à ce titre car l’utilité est loin de se
réduire à une simple réponse à des besoins physiques.
Le rire accroche toujours du sens2461.. Il se perçoit toujours
subjectivement comme motivé par du comique. Le comique, c’est
l’intelligence et la communication. À preuve : lorsque nous ne comprenons
pas un discours étranger, nous le considérons spontanément comme
sérieux2462.. Il n’y a ni rire ni comique sans interprétation. Aucune
réaction physique nettement déterminée ne signale à un conférencier s’il a
réussi à convaincre son auditoire ; mais s’il fait une plaisanterie, le rire de
l’assistance est une preuve immédiate de sa compréhension.
L’interprétation productrice du rire est culturellement et historiquement
déterminée. Bergson disait que « notre rire est toujours le rire d’un groupe
»2463.. Un homme à qui l’on demandait pourquoi il ne riait pas à un
sermon où tout le monde versait des larmes, répondit : « Je ne suis pas la
paroisse ». On dit d’un philosophe antique qu’il mourut de rire en voyant un
âne manger des figues. Il est douteux qu’une telle scène, si elle a jamais
existé, se renouvelle2464..
Jusqu’à une date récente, et dans toutes les sociétés, ce qui faisait le plus
rire, c’était la disgrâce physique. Les bouffons de cour étaient des monstres
(nains, bossus…) avant que d’être des gens d’esprit. Cette détermination
socio-historique du comique le différencie du tragique — largement
intemporel. Alors que personne ne pourrait plus écrire, comme le fit
Bergson il y a un siècle : « Pourquoi rit-on d’un nègre ? »2465., l’histoire
d’Œdipe, en revanche, suscite encore en nous terreur et pitié. La tragédie est
universelle, la comédie, elle, est souvent incompréhensible sans la
connaissance du contexte culturel. Il est plus facile de comprendre pourquoi
un Japonais pleure que de comprendre pourquoi il rit. Les histoires drôles
des Chinois les consternent autant que les nôtres les affligent.
Si le comique est dans le regard qui rit plutôt que dans la chose risible, est-
ce à dire que tout peut être revêtu de ce sens-là ? La mort peut être tournée
en dérision2466. mais ni la souffrance ni l’absolue barbarie des hommes.
Auschwitz n’a rien de comique.
 
 
2. Le contraste
 
Kierkegaard écrit dans son Post-scriptum aux Miettes philosophiques :
partout où il y a de la vie, il y a de la contradiction, et là où il y a de la
contradiction, le comique est à sa place. « Le comique, dit encore
Kierkegaard, se trouve toujours dans la catégorie de la contradiction »2467..
Cette contradiction révélée par le comique est d’ailleurs la plus sérieuse qui
soit, la plus lourde de sens, et c’est pourquoi Kierkegaard y joint le
pathétique : « Ce qui est à la base du comique et du pathétique est la
disproportion, la contradiction de l’infini et du fini, de l’éternel et du
devenant »2468.. C’est ainsi qu’il convient de comprendre cette étonnante
formule qu’« avec la femme la plaisanterie est entrée dans le monde »2469..
Bien que la dimension métaphysique n’en soit pas absente, c’est à un
contraste plutôt logique qu’en appelle Schopenhauer : « Le rire n’est jamais
autre chose que le manque de convenance — soudainement constaté —
entre un concept et les objets réels qu’il a suggérés, de quelque façon que ce
soit ; et le rire consiste précisément dans l’expression de ce contraste
»2470.. L’objet du ridicule est la subsomption paradoxale, donc inattendue,
d’un objet sous un concept qui lui est hétérogène et le phénomène du rire
révèle la perception subite d’un désaccord entre un tel concept et l’objet
réel qu’il sert à représenter. Le rire pourrait par conséquent être défini
synthétiquement comme l’expression de la compréhension inopinée d’un
contraste. Qu’elle s’inscrive entre le hasard et le prévu, l’absurde et le sens,
la force et la faiblesse, le convenable et l’inconvenant, le naturel et
l’anormal, le mécanique et le vivant (Bergson2471.), le conscient et
l’inconscient (Freud), le dit et le non-dit2472. (Freud encore), la
contradiction est toujours présente dans l’effet comique.
Mais peut-être le terme de contradiction est-il trop abstrait pour convenir
au contraste comique. Deux concepts, deux thèses se contredisent — le
comique n’est pas de cet ordre. En outre, la contradiction, même résolue en
dialectique, est trop tragique pour s’adapter au comique : on peut soutenir
que le contraste est au comique ce que la contradiction est au tragique. Non
que le comique ignore la contradiction, mais il s’en échappe toujours2473.
tandis que la mort est la seule échappée tragique. C’est ce que voulait dire
Jean-Paul lorsqu’il disait que l’esprit est un prêtre travesti qui unit tous les
couples. Seulement, si le contraste peut être source de comique, tous les
contrastes ne sont pas comiques : la nuit qui tombe ne nous fait pas rire
alors qu’elle contraste avec le jour. D’où l’appel nécessaire à l’idée de
dégradation.
Charles Lalo voyait dans le rire le signe d’une dévaluation, d’un passage
d’un niveau supérieur à un niveau intérieur2474.. Et par dévaluation, il
entendait la jonction d’un contraste et d’une dégradation2475.. Ainsi le
triomphe de la parodie (étymologiquement : « à côté du champ ») signale-t-
elle le déclin et la mort prochaine d’un genre littéraire ou poétique. Un
écrivain américain disait qu’il est hors de doute que des civilisations
extraterrestres s’efforcent d’entrer en contact avec la Terre, probablement
pour emprunter de l’argent. Le caractère trivial de la demande de prêt
financier fait assurément contraste avec ce que la possibilité de l’existence
d’extraterrestres peut avoir de spectaculaire.
 
 
3. La dialectique du pouvoir
 
Pourquoi la tradition a-t-elle représenté Démocrite hilare ? Sans doute
parce qu’avec Aristote il était l’esprit le plus vaste de l’Antiquité, que,
connaissant tout, il n’avait peur de rien. Seulement, le sentiment de toute-
puissance n’est pas la toute-puissance réelle : ni Jéhovah ni Allah ne rient.
En cela aussi le rire est humain, profondément. « Ce qui caractérise le
comique, écrit Hegel, c’est la satisfaction infinie, la sécurité qu’on éprouve
de se sentir élevé au-dessus de sa propre contradiction et de n’être pas dans
une situation cruelle et malheureuse »2476.. Dans Fin de partie, Beckett dit
que rien n’est plus drôle que le malheur ; de fait, le bonheur des autres ne
fait jamais rire. La bienveillance du sourire est aux antipodes de cette
méchanceté. Flatté dans la représentation de sa propre supériorité, celui qui
rit éprouve une satisfaction narcissique. La soudaine glorification de soi est
la passion qui produit ces grimaces qu’on nomme le rire, disait Hobbes.
Nous rencontrons ici une autre opposition essentielle entre le comique et le
tragique. Alors que la tragédie repose sur la sympathie et l’identification
avec l’autre en souffrance, la comédie implique la supériorité et la
distance2477.. Tel est le sens de la proposition de Bergson : « Le rire n’a
pas de plus grand ennemi que l’émotion »2478..
Aristote définissait la comédie comme l’imitation des hommes de qualité
morale inférieure. Qualité sociale inférieure d’abord : un paysan ne pouvait
pas être un héros de tragédies et les seuls rois figurant dans les comédies
étaient les rois de carnaval. On voit comment peut s’articuler cette
détermination socio-historique des personnages comiques avec la théorie
freudienne faisant du mot d’esprit l’analogon du rêve ou de l’acte manqué
— l’expression de désirs longtemps contenus2479.. Les nobles spectateurs
de Versailles devaient prendre un malin plaisir à voir les personnages de
Molière battre leurs femmes. La censure, en inhibant le désir, aboutit à une
dépense d’énergie psychique. Toute levée de la censure, aussi partielle soit-
elle, induit donc un certain plaisir. En cela, il y a, dans la comédie, en
dehors de toute identification, jouissance par procuration. Nous rions d’un
mot qui échappe à autrui ou d’un comportement qui le trahit dans la mesure
où la « victime » nous apparaît comme inconsciente de ses propres raisons.
Ainsi s’explique l’étrange proposition de Kierkegaard qui fait écho à celle
citée plus haut : « L’amour est comique »2480.. Certes, Kierkegaard prenait
l’amour comme le croisement du temps et de l’éternité, mais cela même
signifie aussi qu’il nous échappe. Le spectateur, quant à lui, veut croire qu’il
n’échappe qu’à celui dont il rit. Dans la situation du quiproquo, il jubile
d’une connaissance que les agents n’ont pas2481..
Baudelaire disait que le rire et les larmes sont également les enfants de la
peine. Mais « les phénomènes engendrés par la chute deviendront les
moyens du rachat »2482.. Le rire compense une faiblesse lorsqu’il ne
manifeste pas une supériorité. L’anthropologie parle de « parentés à
plaisanteries »2483. : dans nombre de sociétés, la coutume dit avec
précision avec qui et de qui l’on peut se moquer. Sartre dit du rire qu’il est
une « réaction collective et sérielle », un « lynchage mineur »2484.. Plus
près de nous, lorsque les régimes communistes faisaient peser leur chape de
plomb sur la société civile, les histoires drôles, en contournant la censure,
étaient la seule échappée publique de la libre pensée.
À l’opposé de Bergson pour qui le rire est au service des interdits de la
société, Freud considérait que l’esprit (Witz) a pour objectif de les
lever2485.. Alors que Bergson voit dans le rire une manière de châtiment,
Freud y reconnaît une façon de revanche. « La dimension comique, dit
Lacan, est créée par la présence en son centre d’un signifiant caché, mais
qui, dans l’Ancienne Comédie, est là en personne — le phallus »2486..
 
 
4. La détotalisation
 
En interrompant le rythme naturel de la respiration, le rire est proprement
une catastrophe. Avec le comique quelque chose s’est abîmé. Baudelaire a
parlé du satanisme du rire lié à l’idée de chute. Une âme innocente serait
étrangère au rire2487.. Le rire est l’équivalent symbolique de la mort. «
L’arme du rire », dit-on si bien : ses éclats évoquent ceux d’une bombe, ses
saccades, celles d’une mitraillette. On rit de ce qu’on devrait craindre et
respecter le plus, et de fait on rit de ce que l’on craint et respecte le plus :
les parodies qui sont des imitations dégradées présupposent croyances et
connaissances. Le comique ne croit pas à ce qui dure puisque lui-même est
lié à un monde en constant évanouissement. Hegel a mis l’accent sur cette
dimension de fugacité du comique2488. et donc sur le scepticisme qui le
sous-tend. L’imaginaire prend avec le comique le dessus sur le réel et le
symbolique. Qu’elles concernent le langage, la logique ou la nature des
choses, il n’y a plus de lois qui tiennent2489.. Lorsque Eugène Labiche dit
qu’il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable, d’un coup il joue
sur la contradiction logique et sur la rigidité formelle de la loi. Nous rions
alors de voir l’ordre de la raison, celui de la religion et celui de la loi2490.
ébranlés. Ce n’est pas toujours l’exagération du stéréotype qui nous fait rire,
remarquait Bergson, mais, à l’inverse, son effondrement. On comprend dès
lors que le comique puisse servir la bêtise tout autant que l’intelligence.
Ridiculiser n’est pas réfuter mais peut en tenir lieu. Souvent la moquerie
témoigne pour l’impuissance de la pensée. « Plus s’élève la culture d’un
homme, plus il y a de domaines soustraits à sa moquerie », disait
Nietzsche2491..
Le comique ruine la règle qui veut que l’effet soit proportionné à la cause ;
la montagne accouche d’une souris. Mais l’inverse se rencontre aussi : une
montagne sort des flancs de la souris. La méfiance — envers la consistance
du réel et de la société — est au fondement de toute entreprise
comique2492.. Le hasard joue pour le comique le même rôle central que le
destin pour le tragique. Dans un monde sans imprévus, en effet, plus rien ne
ferait rire. Le comique est détotalisant parce qu’avec lui c’est la compacité
des systèmes qui est remise en question2493.. Les films burlesques jouent
principalement sur la contradiction entre le but visé et le but atteint. Les
actions y sont catastrophiques comme dans les drames, seulement, à la
différence des drames, elles ne débouchent jamais sur la mort. Tel pourrait
être d’ailleurs l’un des ressorts, déjà signalé, du rire : l’immortalité possible,
par-delà les catastrophes2494.. Il n’y aurait probablement pas de comique
sans cette capacité d’illusion. Le contraire du rire, ce n’est pas le sérieux,
c’est la réalité, disait Hegel.
 
 
II. LES GENRES DU COMIQUE
 
Le comique englobe une riche constellation sémantique. Ses moyens (de la
mimique à l’image en passant par le langage), ses domaines (de la
littérature à la vie quotidienne en passant par la conversation et le
cinéma2495.), ses degrés (du sourire léger à la franche hilarité), ses finalités
(de la révolte au conformisme en passant par la distraction) sont divers,
hétérogènes, contradictoires. Une encyclopédie du comique reste à faire,
qui ne se contenterait pas d’accumuler les exemples mais procéderait à une
analyse conceptuelle précise de la plaisanterie, du bon mot, du canular etc.
La philosophie, dont on a évoqué le dédain séculaire, n’a contribué à la
typologie du comique que sur deux points : la distinction entre le rire et la
dérision, et le parallèle entre l’ironie et l’humour.
Spinoza opposait la raillerie ou dérision (irrisio), signe de tristesse et le
rire (risus), signe de joie : « Entre la moquerie et le rire, je fais une grande
différence. Car le rire comme aussi la plaisanterie est une pure joie ; et par
conséquent, pourvu qu’il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même
»2496.. En termes nietzschéens, on dira que la raillerie (ou moquerie ou
dérision) exprime le ressentiment, donc la faiblesse qui se venge, tandis que
le « vrai » rire est la manifestation d’une affirmation joyeuse de soi2497..
Alors que le comique exprime une différence, le risible (dont le ridicule
est une particularisation) témoigne d’une infériorité. Tout ce qui est risible
est comique mais l’inverse n’est pas vrai : le risible est une espèce dont le
comique est le genre. Le risible, dit Aristote, est une laideur sans douleur ni
dommage : le masque comique est difforme mais ne donne aucune
expression de douleur. Étienne Souriau définissait le comique comme du
risible sublimé — ce qui implique que le risible serait du comique dégradé.
L’ironie2498. a reçu de Socrate son sens le plus fort, à cause de
l’interrogation que l’étymologie exprime en grec. Mais l’ironie que Socrate
utilise contre les sophistes n’est pas la maïeutique qu’il exerce avec ses
disciples. Alors que l’ironie dissout l’ignorance qui croit savoir2499., la
maïeutique fait surgir le savoir du fond de l’ignorance. L’ironie est une
feinte (Socrate feint de ne rien savoir), la maïeutique est sérieuse. On
comprend dès lors qu’à la différence de la maïeutique qui met au jour,
l’ironie qui dissout débouche la plupart du temps sur l’aporie.
Par la subjectivité infinie qu’il placera dans la représentation, le
romantisme donnera à l’ironie un sens autre — celui de la révolte contre
l’esprit du temps. L’ironie n’est pas toujours drôle, comme l’indique
l’expression d’« ironie du sort ». Elle représente une manière de revanche
contre les fatalités de la société (ses lois) et de la nature (la mort).
L’invention de l’humour, cette forme moderne de comique (Kierkegaard
oppose l’humour chrétien à l’ironie socratique) enrichira la constellation du
rire2500.. Jean-Paul définissait l’humour comme inversion du sublime,
négation infinie renvoyant dos à dos la sagesse et la folie2501.. La «
noirceur » de l’humour vient de la conscience que garde son auteur de son
insuffisance à résoudre la contradiction entre l’esprit et le réel.
Les relations d’inversion entre l’ironie et l’humour sont devenues un
thème classique de réflexion. Carlyle disait : « L’ironiste rit des choses,
l’humoriste rit avec les choses »2502.. L’humour tend à masquer le réel,
l’ironie à le démasquer2503.. L’ironie traite plaisamment des choses graves,
elle cache le sérieux derrière la plaisanterie ; l’humour traite gravement des
choses plaisantes, il cache la plaisanterie derrière le sérieux. Bergson dit
que l’ironie énonce l’idéal en feignant de le prendre pour le réel tandis que
l’humour dit le réel en affectant de le prendre pour l’idéal. Pour Clément
Rosset, la différence entre l’ironie et l’humour tient au fait que la première
détruit en détail tandis que le second détruit en bloc2504..
Nul philosophe plus que Kierkegaard n’a attaché une telle importance au
comique, au point qu’il écrit dans le Post-scriptum aux Miettes
philosophiques que la hiérarchie des différents stades d’existence s’établit
d’après leurs rapports avec le comique, suivant qu’ils l’ont en eux ou en
dehors d’eux. L’ironie marque le passage du stade esthétique au stade
éthique, l’humour signale celui du stade éthique au stade religieux.
L’ironiste découvre les failles du moi esthétique éparpillé dans la sensualité
mais n’a pas le courage d’en changer. Il se réfugie alors dans la plaisanterie
qui naît de la contradiction entre sa prise de conscience intellectuelle et son
attitude existentielle. L’ironie est une intelligence qui se moque de la vie en
lui reprochant de n’être pas aussi intelligente qu’elle. Ce divorce éloigne
l’ironiste autant de lui-même que d’autrui : le désespoir est le fond de vérité
de l’ironie2505.. Alors que l’homme du stade esthétique est un désespéré
qui s’ignore, l’ironiste se sait désespéré, et c’est pourquoi il simule la
communication qu’il fuit. Son secret est celui de l’hermétisme qui ne
couvre que le néant. L’ironie est nihiliste : l’essence de l’ironie, dit
Kierkegaard, c’est de nier l’essence. Seulement l’ironie, chez l’auteur d’Ou
bien…ou bien…, n’est pas dernière. Que l’homme découvre que sa fin n’est
pas le fini, qu’il est incapable d’accéder seul à la vérité, et l’ironie fait place
à l’humour. Celui-ci apparaît dès lors que l’individu comprend que quelque
chose existe au-delà de son existence. L’humour est la prise de conscience
qu’un stade plus élevé (le religieux) doit être atteint. C’est pourquoi
l’humoriste est humble (alors que l’ironiste est orgueilleux). L’humour,
chez Kierkegaard, est déjà une confrontation à l’Absolu ; il est le signe qu’il
y a une Parole au-delà de la parole.
Avec Héraclite et Démocrite la philosophie a eu son Jean-qui-pleure et son
Jean-qui-rit. Ce sont deux figures détachées d’une même philosophie
hésitant sur le parti à prendre. Mais l’équivoque est dans le rire même, entre
joie et tristesse, compréhension et incompréhension.
 
*
 
Voir aussi
 
Le bonheur. La contradiction. L’illusion. Le jeu. Le plaisir. Le tragique.
 
*
 
Bibliographie
 
Charles Baudelaire, ou « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques »,
Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961.
H. Bergson, Le Rire.
S. Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. M. Bonaparte et M. Nathan,
Gallimard, 1930.
G.W.F. Hegel, Esthétique, trad. C. Bénard, Librairie Générale Française, 1997.
S. Kierkegaard, — Étapes sur le chemin de la vie, trad. F. Prior et M.-H. Guignot, Gallimard, 1975.
— Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit, Gallimard, 1949.
 
 
2448 Alain, Éléments de philosophie, Gallimard, 1941, p. 292.
2449 Et même, si l’on en croit les sondages, la plus grande des vertus.
2450 Voir infra.
2451 Le rire est justement avec le jeu et la danse l’une des trois marques du surhomme (cet
Antéchrist) dans le Zarathoustra de Nietzsche.
2452 Cette légende médiévale prendra une tournure antisémite avec le personnage d’Ahasverus, le
Juif Errant.
2453 D’où le sourire, que le comique n’appelle pas.
2454 Novalis, L’Encyclopédie, trad. M. de Gandillac, Les Éditions de Minuit, 1966, p. 278.
2455 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 14 (AK V, 333).
2456 Cela dit, sous le terme de « rire », c’est bien la catégorie du comique que certains auteurs
entendent analyser : tel est le cas de l’ouvrage de Bergson (voir infra).
2457 Il y a aussi la cachinnation, le rire fou et immotivé des schizophrènes.
2458 Aristote fait remarquer que l’homme est le seul animal à rire, et qu’il est le seul chatouilleux
parce qu’il a une peau fine (Les Parties des animaux, III, 10, 673a).
2459 C’est pourquoi le singe et le perroquet sont les animaux qui nous font le plus rire.
2460 Le rire a une origine phylogénétique. On a montré que chez presque tous les primates, les
adolescents qui jouent à se bousculer un peu violemment ont la même attitude : ils expirent, leur
bouche est très ouverte et décontractée. Leurs lèvres sont peu rétractées (à la différence de ce qui se
passe avec le sourire), leurs dents sont visibles. Cette expression signifie : « Je t’attaque, mais ce
n’est pas sérieux ». Le rire joue là le rôle d’un métasignal, en ce sens qu’il change la signification
même de ce qui se passe — une activité au demeurant assez violente.
2461 Une expérience le confirme. En excitant électriquement une certaine zone du cortex, on peut
provoquer des accès de rire. Mais le sujet donnera toujours une raison objective, puisée dans la
situation où il se trouve, pour expliquer son état.
2462 Pierre Clastres dans La Société contre l’État (chapitre 6 : « De quoi rient les Indiens ? », Les
Éditions de Minuit, 1974, p. 113-132) montre qu’une bonne partie des mythes des Indiens
d’Amérique du Sud ont une intention comique, mais que cette intention, donc ce sens, n’a pas
d’abord été perçue par les anthropologues.
2463 H. Bergson, Le Rire, Œuvres, PUF, 1970, p. 389.
2464 Après avoir défini le comique comme l’effet d’une absurdité où l’entendement ne peut trouver
pour soi-même aucune satisfaction, Kant donne pour exemple cette anecdote, censée faire éclater de
rire une compagnie entière : un marchand, revenant des Indes, et contraint de jeter par-dessus bord
toute sa cargaison lors d’une tempête, en fut si affligé que durant la nuit sa perruque en devint grise
(Critique du jugement, § 54). Il est certain que cette histoire drôle ne fera plus jamais rire un seul
homme dans le monde.
2465 Ibid., p. 406. En littérature, rien de plus historiquement déterminé que la satire : les femmes et
les prêtres ne nous font plus rire en tant que tels.
2466 Voir les squelettes en sucre de la fête des morts au Mexique. Dans un chapitre de sa Logique
du pire (PUF, 1971), intitulé « Le rire exterminateur », Clément Rosset fait une drôle d’analyse du
caractère comique du naufrage du Titanic (p. 171-174).
2467 S. Kierkegaard, Étapes sur le chemin de la vie, trad. F. Prior et M.-H. Guignot, Gallimard,
1975, p. 35.
2468 S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit, Gallimard, 1949, p.
59. Le nouveau-né ne rit pas : le rire est la certitude de l’instant surmonté. Le bébé rit quand il
commence à jouer à cache-cache avec sa mère (il sait qu’il la reverra). Si les larmes sont plus
anciennes que le rire, c’est parce qu’elles indiquent un rapport incomplet au temps, elles ignorent
l’éternité.
2469 S. Kierkegaard, « In vino veritas », Étapes sur le chemin de la vie, trad. fr., Gallimard, 1948,
p. 41. À un certain âge, les enfants trouvent très drôles les seins des femmes ainsi que les amoureux
qui s’embrassent.
2470 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, PUF,
1978, p. 93.
2471 La formule que Bergson emploie pour définir le rire « du mécanique plaqué sur du vivant »
peut être inversée : le vivant plaqué sur le mécanique peut avoir un effet comique (exemple :
l’androïde de La Guerre des étoiles). Par ailleurs, dans son texte sur le théâtre des marionnettes,
Kleist avait finement montré, contre l’idée du prétendu caractère risible et déchu du mécanique,
qu’une marionnette animée avec doigté pouvait acquérir une grâce qu’aucun acteur en chair et en os
ne pourrait avoir.
2472 Le comique ne dit jamais tout : l’ellipse et l’allusion sont sa rhétorique. Derrière ce qu’il
avoue, il y a l’inavouable.
2473 Les chutes comiques ne blessent ni ne tuent.
2474 C. Lalo, Esthétique du rire, Flammarion, 1949, p. 5.
2475 Ibid., p. 33.
2476 G.W.F. Hegel, Esthétique tome II, trad. C. Bénard, Librairie Générale Française, 1997, p. 668.
2477 C’est pourquoi le principe du Castigat ridendo mores (on châtie les mœurs par le rire) est
controuvé. Il est douteux, contrairement à ce que croyait ou feignait de croire Molière, qu’aucun
avare se soit converti après avoir vu sa pièce.
2478 H. Bergson, Le Rire, op. cit., p. 388.
2479 S. Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. M. Bonaparte et M. Nathan,
Gallimard, 1930.
2480 S. Kierkegaard, Étapes sur le chemin de la vie, op. cit., p. 35. Un peu plus loin, Kierkegaard
va jusqu’à écrire que « la seule conception juste de la femme se trouve dans la catégorie de la
plaisanterie » (ibid., p. 46).
2481 Inversement, la situation d’énigme est marquée par l’inquiétude, voire l’angoisse (s’il s’agit
d’un crime) d’ignorer ce que l’autre sait.
2482 C. Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques »,
Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 978.
2483 Voir entre autres M. Mauss, Essais de sociologie, Les Éditions de Minuit, 1969.
2484 J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, tome II, « Tel », Gallimard, 1983, p. 1212.
2485 Freud a appelé prime de séduction le bénéfice psychologique retiré du
contournement/détournement de la censure.
2486 J. Lacan, Éthique de la psychanalyse, Le Séminaire livre VII, Seuil, 1986, p. 362. « Le phallus
n’est rien d’autre qu’un signifiant, le signifiant de cette échappée. La vie passe, triomphe tout de
même, quoi qu’il arrive. Quand le héros comique trébuche, tombe dans la mélasse, eh bien, quand
même, petit bonhomme vit encore » (ibid.). De fait, « drôle » viendrait d’un mot d’ancien néerlandais
signifiant « lutin », « petit bonhomme ».
2487 Baudelaire imagine le malaise mêlé de peur qui étreindrait Virginie (l’héroïne du roman de
Bernardin de Saint-Pierre) si celle-ci voyait pour la première fois une caricature (C. Baudelaire, « De
l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », op. cit., p. 979).
2488 D’où le rythme souvent frénétique des dessins animés et des films burlesques.
2489 « L’assassin, après avoir achevé sa victime, a dû descendre du train à contre-voie, en violation
des règlements administratifs ». Le comique de ce rapport de police tient à ce qu’il ruine le sérieux de
la situation en mélangeant les plans. Marc Twain raconte que son frère, qui travaillait dans une
entreprise de travaux publics, fut surpris par l’explosion précoce d’une mine et retomba,
heureusement sain et sauf, loin du chantier. La direction lui retint cependant une demi-journée de
salaire pour s’être éloigné du chantier sans autorisation.
2490 D’où l’effet comique des maximes absurdes (« Il faut manger la confiture la veille ou le
lendemain, mais jamais le jour même »).
2491 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 240, trad. fr., Œuvres I, Robert Laffont, 1993, p. 570.
2492 Si l’enfant n’a pas le sens du comique, ce n’est pas seulement à cause du faible
développement de son intelligence, c’est qu’il est trop pris par les choses.
2493 C’est pendant les années noires (les années 1930 de la Grande Crise) que le cinéma burlesque
américain a connu son âge d’or. Jamais probablement dans l’Histoire entière une société n’aura tant
ri. Il est significatif qu’une bonne part de ce burlesque repose sur la destruction (les Marx Brothers)
et l’échec (Laurel et Hardy) de cette entreprise dont le mythe fonde le rêve américain.
2494 Le dessin animé a conduit jusqu’au paroxysme cet imaginaire de la mort impossible.
2495 Le cinéma n’a pas seulement illustré le comique, il l’a élargi en des dimensions que le théâtre
ne connaissait pas. Le gag, par l’utilisation des trucages en particulier, est autre chose qu’un « jeu de
scène ».
2496 B. Spinoza, Éthique, Quatrième partie, proposition XLV, scolie, trad. fr., Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 529.
2497 Le petit enfant rit de l’eau du bain ou de l’apparition d’un animal. Cette perception joyeuse de
l’événement le plus simple est perdue chez l’adulte.
2498 Voir l’ouvrage que lui consacre Vladimir Jankélévitch (L’Ironie, Flammarion, 1999).
2499 L’association entre le sens grec ou socratique de l’ironie et le sens moderne vient de l’allure
de comédie qu’ont nombre de dialogues de Platon, surtout les premiers. Les sophistes auxquels
Socrate est confronté sont présentés de manière souvent ridicule et Socrate se joue d’eux par ses
questions et objections faussement naïves.
2500 Il existe chez Platon un extraordinaire trait d’humour poignant lorsque dans son Phédon,
évoquant les derniers moments de la vie de Socrate, il écrit : « Platon, je crois, était malade » (59b).
Cet humour du « je crois » est contrebalancé par le tragique particulier de l’événement : le jeune
Platon devait être trop malade pour supporter la scène de la mort de son père maître vénéré.
2501 Dans La Princesse Brambilla, Hoffmann oppose l’humour allemand qui est allégorique à la
bouffonnerie italienne.
2502 En faisant l’éloge de l’humour défini comme le sentiment de la distance, Bertolt Brecht lui
donnera un sens différent.
2503 La caricature est par excellence une forme d’ironie.
2504 C. Rosset, La Logique du pire, op. cit., p. 175.
2505 Il est connu que les « comiques » sont souvent tristes, profondément.
26. La communication
 
 
 
Le concept de communication et l’importance qu’il a fini par revêtir ne
sont pas venus du domaine que l’on aurait attendu : la mathématique
appliquée a précédé les sciences sociales. Mais dès l’origine (les années
1940), le concept a été pensé comme polydisciplinaire. Norbert Wiener, le
fondateur de la cybernétique, y reconnaissait l’élément commun aux
individus, aux machines et aux sociétés, qui pourrait permettre de les
comprendre ensemble. Lévi-Strauss y verra un concept unificateur possible
pour une vaste science de la communication qui engloberait
l’anthropologie, l’économie et la linguistique2506.. Le vocabulaire de la
communication a été utilisé en biologie2507., en un monde où il ne saurait y
avoir ni conscience ni intention. Ainsi parle-t-on de la « communication »
des cellules entre elles à l’intérieur de l’organisme ou de la communication
animale par le moyen des phéromones. En ce sens lâche toute propagation
est une communication. Depuis que Claude E. Shannon a fondé, en 1948,
une théorie mathématique de la communication, la communication est un
objet central dans ce qu’on appelle aujourd’hui sciences cognitives.
Pendant longtemps, en philosophie, le problème de l’expression a
recouvert celui de communication : celle-ci n’était pas pensée en tant que
telle. Ainsi reconnaissait-on dans l’expression de la pensée la finalité
première du langage. En mettant l’accent sur la transmission du sens, la
linguistique moderne inversera l’ordre de priorité. Comme l’a montré E.
Benveniste, le rapport fondamental institué par la langue est celui de Je à
Tu, du locuteur au destinataire. La communication est la pièce centrale du
holisme dans les sciences sociales, une protestation objective contre
l’individualisme méthodologique.
L’idéologisation du mot, la dégradation du concept en notion devaient
suivre son succès — au point qu’il est devenu la marque de notre société,
dite « société de communication ». Il n’est pas d’émission, aussi misérable
soit-elle, qui désormais ne se cache derrière ce mot2508.. Dans le monde
politique, la communication a remplacé le dialogue dans le monde
économique, la communication est devenue une force productive à part
entière.
La communication est inséparable de l’aventure humaine. Dans
l’évocation qu’il fait de « l’homme sauvage » dans son Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau
déduit explicitement l’absence de progrès (caractéristique des premiers
âges), de l’absence de communication : « Si par hasard il [l’homme
sauvage] faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la
communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. L’art périssait
avec l’inventeur ; il n’y avait ni éducation ni progrès, les générations se
multipliaient inutilement et chacune partant toujours du même point, les
siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges, l’espèce
était déjà vieille et l’homme restait toujours enfant ». Si aujourd’hui les
deux tiers de la population mondiale vivent le long des littoraux, c’est
évidemment pour des besoins de communication. Les enjeux ne sont
d’ailleurs pas seulement économiques, ils sont politiques aussi. L’utopie
communicationnelle de Norbert Wiener est incompréhensible sans le
contexte historique de l’époque : les régimes totalitaires sont ceux qui
réduisent la communication à la propagande (donc la suppriment),
inversement, il n’y a pas de démocratie sans communication2509..
Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Kant2510. insista sur le lien
qui unit la pensée avec son expression : le pouvoir qui prive l’homme de la
liberté de communiquer ses pensées le prive en même temps de sa liberté de
penser. La pensée pour Kant est inséparable de sa communication parce que
nous pensons en communauté avec les autres.
De nos jours les travaux de Jürgen Habermas (Théorie de l’agir
communicationnel) et de Régis Debray (Cours de médiologie générale) ont
contribué à relever la communication de la suspicion philosophique où elle
était tenue depuis que les penseurs de l’école de Francfort l’avaient
considérée sous le seul angle de la domination.
La communication est peut-être le meilleur signe de la spécificité du
vivant. Alors que la causalité physique suffit à la coordination des
machines, les vivants doivent échanger des signes — ce qui permet une
véritable causalité à distance. Par ailleurs, c’est justement parce qu’ils n’ont
pas communication immédiate à l’être que les vivants ont besoin de
communiquer : une ontophanie immédiate rendrait la communication
inutile. Physiquement, il y a communication lorsqu’il a contact ou
contiguïté (deux chambres « communiquent ») ; le terme dans son sens
usuel, à l’inverse, connote la distance plus ou moins grande.
Dans son sens le plus simple, la communication est la transmission d’une
information d’un émetteur à un récepteur par le biais d’un canal. Mais cette
finalité première, que Roman Jakobson appelait fonction référentielle, et
que privilégiera le point de vue intellectualiste, n’est peut-être pas
principale. La communication est une relation pragmatique, elle permet à
des individus de vivre ensemble et d’agir les uns sur les autres par
l’agression, la défense, la séduction, l’influence etc. Peut-on décrire la
communication en termes purement comportementaux ou bien doit-on faire
intervenir le jeu de la conscience ? Si la « communication » chimique est
une métaphore, devra-t-on réserver l’emploi de ce terme au monde humain
? Dan Sperber définit la communication comme la production par le
locuteur d’un certain effet avec la double intention d’informer le
destinataire de quelque chose, et de l’informer de son intention de
l’informer de quelque chose. C’est cette seconde intention qui serait la
véritable intention communicative, la première n’étant que de nature
informative. En ce sens la communication serait information de
l’information. Cette réflexivité a l’avantage de la placer d’emblée dans
l’univers du discours philosophique, mais l’inconvénient de rejeter comme
abusif le concept de communication animale. Voyons si l’étymologie et
l’histoire du mot nous éclairent.
Le mot communication apparaît au Moyen-Âge avec une acception proche
de son origine latine — communicare signifie être en relation avec,
partager, mettre en commun un état, donc une situation et une action.
Bientôt le mot signifiera aussi le résultat de l’action (ce qui est mis en
commun) puis, en amont, le moyen qui a permis d’y aboutir (l’action de
transmettre, de faire part de quelque chose). Le XVIIIe siècle ajoutera son
sédiment sémantique, l’idée de passage d’un lieu à l’autre, de transport et
de voie d’échange — ainsi parlera-t-on désormais de moyens et de voies de
communication. Lorsque Montaigne écrit que « nous n’avons aucune
communication à l’être »2511., il veut dire que ni du côté du sujet, ni du côté
de l’objet un substrat permanent ne peut être assigné : nous n’avons rien de
commun avec l’être stable. Lorsqu’il dit que « notre esprit se fortifie par la
communication des esprits vigoureux » 2512., à l’idée ancienne de
communauté (qui répond au fait d’avoir quelque chose en commun) se
joignent celles, modernes, de transmission et d’échange.
 
 
I. OMNIPRÉSENCE ET POLYMORPHISME DE LA COMMUNICATION
 
En se développant à l’échelle d’un œcoumène réunifié, la communication
s’est réduite à sa dimension humaine : jadis les hommes croyaient possible,
réelle et nécessaire la communication avec les dieux, et les forces de la
nature2513.. Dans les sociétés primitives la communication entre les hommes
n’est qu’une toute petite fraction de la communication universelle qui met
en présence les dieux2514., les morts, les animaux, les éléments de la nature,
et même les objets. À considérer cela, nous constatons à quel point ce que
nous appelons communication résulte d’un appauvrissement graduel, d’une
abstraction progressive. Il n’y a plus pour nous de communication qu’entre
des êtres humains vivants2515. ou bien entre les hommes et les
machines2516.. Sumpnoïa panta — « tout est conspirant » — l’expression
hippocratique retenue par Leibniz, de même que la sympathie des stoïciens,
étaient des idées de communication universelle. Nous ne pouvons plus y
croire même si nous avons conscience qu’au sein du Tout rien ne saurait
rester à l’état isolé. Il y a communication là où la distance peut être abolie.
C’est pourquoi les religions de la transcendance, mettant entre Dieu et les
hommes une distance infinie, ont imaginé des intermédiaires (les
anges)2517..
Pendant des millénaires les seuls moyens de communication dont les
hommes disposaient étaient « naturels »2518.. Lorsque la technique
intervenait (l’écriture), elle jouait un rôle minimal. Ce n’est plus du tout le
cas aujourd’hui. La technique moderne a rendu banal ce qui était resté
exceptionnel pendant des millénaires : la communication à distance.
La communication est nécessaire ; son absence est impossible. On ne peut
pas ne pas communiquer, répètent les psychologues de l’école de Palo Alto.
L’individu n’est pas une monade mais un système de relations pris dans
d’autres systèmes de relations. Même l’absence de communication a un
sens social2519.. P. Watzlawick a vu dans l’impossibilité de ne pas
communiquer l’une des principales règles de la « logique de la
communication » : le refus de la communication constitue en effet un
message2520.. Seuls la psychose (l’autisme) et le rêve placent le sujet
humain dans la non-communication. L’autisme est une maladie caractérisée
par l’incapacité à communiquer : l’enfant autiste n’a pas de regard ni de
sourire pour sa mère. Dans le rêve nous sommes fermés au réel et aux
autres ; et la barrière de l’inconscient est si haute que nous ne pouvons pas
même affirmer que nous communiquons avec nous-mêmes. En dehors de
ces deux cas-limites, c’est une question profonde que de savoir dans quelle
mesure l’expression n’est pas déjà de facto une communication2521.. Dans
l’état de plus grand isolement, il y a sans doute toujours un Autre, même
imaginaire, auquel notre corps et notre pensée s’adressent, et dont nous
attendons réponse. On n’écrit jamais seulement pour soi2522., même si
personne ne nous lit, on ne se maquille jamais seulement pour soi, même si
personne ne nous voit. Dans le chapitre de son Anthropologie structurale où
il traite des trois niveaux de communication, Lévi-Strauss émet l’hypothèse
que les règles de parenté et de mariage définissent un quatrième type de
communication : celui des gênes entre les phénotypes. Ce qui lui permet
d’élargir la notion de culture qui ne consiste donc pas exclusivement en
formes de communication qui lui appartiennent en propre (comme le
langage) mais aussi — et peut-être surtout — en règles applicables à toutes
sortes de « jeux de communication », que ceux-ci se découlent sur le plan
de la nature ou sur celui de la culture »2523.. Lévi-Strauss distingue dans
toute société trois niveaux de communication, communication des femmes,
communication des biens et des services, communication des messages. Le
premier détermine le système de parenté, le deuxième le système
économique, le troisième le système linguistique. L’auteur de
l’Anthropologie structurale cède peut être à son désir de système lorsqu’il
parle de la « communication des femmes » à côté de celle des biens et de
celle des messages : ainsi se trouve justifiée l’homologie structurale entre
système de parenté, économie et langage — mais peut-on réellement parler
de communication au lieu d’échange ? D’un autre côté, l’existence
irrécusable d’une communication animale signale le caractère trop restrictif
d’une conception de la communication comme réduite à une transmission
de significations. Les comportements de toilette réciproque chez certains
animaux (léchage mutuel, épouillage) ont par-delà leur fonction pratique de
propreté une valeur de communication et de lien social.
L’école de Palo Alto a vu dans toute conduite une communication. Le
corps est le premier voire le seul2524. instrument de communication et
l’intelligence supplée bien des impossibilités. Un journaliste atteint par le
locked-in syndrom dicta tout un livre en clignant de la paupière — la seule
partie de son corps, en dehors de son cerveau, qui ne fut pas atteinte par la
paralysie2525..
La communication préverbale de l’animal ou du petit enfant n’est pas
supprimée ni même « dépassée » par l’échange de paroles : elle subsiste et
s’y adjoindra. Les chercheurs de l’école de Palo Alto (G. Bateson, P.
Watzlawick) ont montré qu’un message contient plus d’un niveau de
communication : derrière le contenu explicite, il existe un contenu implicite
qui peut le renforcer, l’atténuer voire le contredire. Toute communication
s’accompagne d’une métacommunication. La forme du message est elle-
même un message. Les signes paraverbaux (timbre, débit, intensité vocale,
hauteur de la voix, intonations) sont souvent plus importants que le contenu
explicite du message lui-même — de même que les signes non verbaux (les
postures2526., les gestes, les mimiques2527. et le regard). Alors que la
syntaxe traite des problèmes relatifs à la transmission de l’information
(code, canal, bruit, redondance...) et que la sémantique se concentre sur les
sens symboliques du message, la pragmatique de la communication
humaine, elle, s’intéresse à l’influence de la communication sur le
comportement et à l’interdépendance entre l’individu et le milieu. Aussi
Watzlawick ne se limite-t-il pas à étudier l’esprit humain ou la nature de
diverses pathologies, ni les contenus manifestes ou latents dont veut rendre
compte la psychanalyse, il analyse les effets visibles qu’un comportement
dit anormal a sur les autres, les réactions qu’il suscite et le contexte où il
s’exprime.
 
 
II. IDÉOLOGIE DE LA COMMUNICATION
 
On peut définir le capitalisme comme le système économique qui tend à
élargir l’univers marchand à l’ensemble des réalités naturelles et des
activités humaines2528.. La communication ne relevait pas de l’univers
marchand, elle en constitue à présent l’une des régions essentielles. Non
seulement, par un effet de réification, elle est devenue une marchandise,
donc un objet (et non plus une relation) en tant que tel, mais elle
accompagne désormais tout le processus de production, celui-ci n’allant pas
sans la diffusion. Cette nouvelle universalisation s’accompagne de discours
non critiques dans les deux registres de la déploration et de l’éloge. Conçue
d’abord pour être signe et condition de liberté, la communication est
d’autant plus aliénante que celui qui s’y trouve pris n’en connaît ni les
raisons ni les enjeux.
 
 
1. La communication contre l’information2529.
 
La communication est inséparable de l’information qu’elle présuppose
(comme l’échange présuppose la production) ; scientifiquement, la théorie
de l’information est une théorie statistique de la communication. Or la
communication sans information est non seulement possible mais tend à
devenir la règle — jusqu’à devenir une négation de l’information. L’énoncé
fameux de Marshall McLuhan « Medium is message » n’est plus pris pour
ce qu’il était, un énoncé de fait, mais pour une stratégie, un objectif. La
puissance de séduction des nouveaux moyens de communication est telle
que désormais leur pragmatique évacue toute logique des informations2530..
Le fait est devenu idéal : puisque meilleure est la communication, moindre
est l’information, moindre sera l’information, meilleure sera la
communication. Chacun sait d’expérience que la richesse de l’information
brouille la communication ; inversement, le thé léger laisse voir le fond de
la tasse. Paradoxe, perversion d’une information devenue bruit ! Donc, les
moyens de communication ne transmettront plus que leur évidence propre :
peut-être est-ce cela, la transparence2531. ! Le moyen est devenu fin. La
communication connaît le même avatar chrématistique que l’argent2532.. La
connotation triomphe de la dénotation. Rien ne saurait mieux exprimer le
ravalement du langage humain : dans un message verbal adressé à un
animal, c’est la connotation (ton de colère, d’apaisement) qui est comprise
et non la dénotation2533.. La « communication » traite les hommes
littéralement comme des animaux. Et puis, elle constitue l’alibi idéal : un
échec politique ou financier ne sera plus attribué à une erreur de jugement
mais à un « déficit de communication ». Il est assez inquiétant que nombre
de techniciens et de spécialistes de la communication puissent faire leur
l’apophtegme « Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour
produire un effet ». La phrase est de Goebbels.
 
 
2. La communication contre la communication
 
Ce que les médias contemporains nomment communication est une idée
abstraite, mystifiée, de communication : que peut être une communication
sans réponse, sans répondant2534. ? On a fini par appeler communication
la simple diffusion, pour laisser croire à l’existence d’un cum dans ce dif-
2535..
Jean Baudrillard2536. voyait dans l’équivoque du verbe solliciter le double
lien avec lequel la publicité nous attache : d’un côté le don de la sollicitude
faite d’attention et de prévenance, de l’autre la demande, parfois
impérieuse2537. qui va jusqu’à la manipulation2538.. Nulle part ailleurs que
dans la publicité la déformation idéologique de la communication ne se fait
sentir avec autant de netteté. Publicité venait de public, lui-même né du
latin, publicus, « relatif au peuple », « commun à tous ». La publicité, par
opposition à toutes les stratégies de fermeture (le secret, l’interdit) était
ouverture (d’une idée, d’un discours, d’un débat). Le mot a fini par désigner
une technique de manipulation2539. dans laquelle la part de l’information est
réduite à la tautologie première (l’image du produit apparaît donc il existe).
La stratégie commerciale réclamant le secret, le publicitaire n’a plus rien de
public2540.. C’est pourquoi d’ailleurs il pénètre avec autant d’aisance dans
la sphère privée.
 
 
3. Le monde contraint de la communication
 
Norbert Wiener conçut la cybernétique en 1942, en pleine guerre
mondiale. Son utopie de la communication est née du constat que les
régimes totalitaires sont fondés sur le secret et l’exclusion2541. et
qu’inversement la communication est l’âme de la démocratie.
Lévi-Strauss fait remarquer2542. que la communication ne s’arrête pas aux
frontières de la société, et qu’il convient à son propos de parler plutôt de
seuils. Il est de la nature de la communication de déborder son contexte
dans une plage où elle se dégrade et s’affaiblit insensiblement. De nos jours
le monde de la communication est un monde par la communication ; il n’a
d’autres limites que la Terre2543. et d’autre société que l’humanité. La
technique moderne2544. délocalise l’espace et désynchronise le temps. Dans
le monde mondialisé de la communication, la distance et la proximité
échangent leurs signes et leurs valeurs. Associant Wiener et Teilhard de
Chardin, le New Âge2545., (où il n’est guère difficile de repérer la vieille
haine du corps et de la matière) appelle de ses vœux une société virtuelle
dans laquelle les hommes ne communiqueraient plus que sous forme
électronique. Les dangers d’un tel monde et d’une telle représentation sont
patents : dans un univers de communication autorégulé sans centre ni
périphérie, l’instance politique disparaît. D’ailleurs, l’idéologie de la
communication vise explicitement l’élimination du politique2546.. La
démocratie suppose un espace et un temps qui risquent d’être brisés par les
techniques modernes : les systèmes électroniques abolissent les distances et
les délais sans lesquels il n’y a ni réflexion ni débat possibles. Le mot forum
a été gardé, pour faire bonne mesure : mais dans cet espace sans lieu, même
les yeux et les oreilles sont virtuels2547.. Comment la communication
sortirait-elle intacte de cette métamorphose d’autrui en idée ? On a
remarqué que les gens qui se consultent par l’intermédiaire des ordinateurs
ont tendance à prendre des décisions extrêmes2548. — qu’ils ne prendraient
pas s’ils se voyaient — car alors disparaissent les inerties qui constituent
des obstacles pour les relations interpersonnelles mais aussi font leur
richesse. Mais ce qui fait l’atroce de l’idéologie de la communication, ce
n’est pas seulement qu’elle se fait sur les décombres d’une communauté
qu’elle prétend servir c’est qu’elle la rend désormais impossible. On a vu
dans la communication ce qui permet de compenser les effets
d’éparpillement de l’individualisme moderne mais loin de l’amoindrir, les
techniques de communication, parce qu’elles sont des techniques de
sollicitation, renforcent le narcissisme2549.. La communication peut peser
comme une servitude : doit-on rappeler que le silence est un droit, et que la
communication n’est pas un devoir ? Lorsque l’on sait qu’une théorie
formalisée de la communication réduit le sujet humain à une pure entité
dont le rôle peut aussi bien (voire mieux) être tenu par une machine ; que
l’utopie de la communication élimine l’intériorité de l’être humain (la
conscience n’est pour elle qu’un mythe2550. et le secret est coupable2551.),
qu’enfin l’espace (social ?) défini par la circulation incessante des
informations est devenu la destination de l’homme — on comprend les
tragédies et les tactiques de résistance qui voient le jour ça et là.
 
 
III. PHILOSOPHIE DE LA COMMUNICATION
 
La communication présuppose des relations mais d’un autre côté c’est elle
qui les rend possibles. La communication est avec l’expression la grande
fonction du langage, ce qui ne signifie ni que toute communication soit
langage ni que tout langage soit communication. Le modèle de
représentation de la communication, élaboré par Shannon et Weaver en
1949 (La Théorie mathématique de la communication) et repris par Roman
Jakobson (Essais de linguistique générale) comprend six éléments : la
source (ou contexte), le message, l’émetteur (qui code), le destinataire (qui
décode), le code et le canal. Le code est l’ensemble des signes et des règles
qui permettent de mettre en forme un message. Si le canal est le moyen de
transmission et de communication du message — la communication ne se
réduit pas au canal mais englobe la totalité du dispositif2552..
Chacune des six fonctions du langage distinguées par Roman Jakobson
correspond à l’un des facteurs de l’acte de communication linguistique : la
fonction appellative ou conative à l’émetteur ou au locuteur ; la fonction
expressive ou émotive au récepteur ou au destinataire ; la fonction phatique
au canal de transmission ou au contact ; la fonction métalinguistique au
code ; la fonction poétique au message ; la fonction référentielle au référent
ou au contexte. La fonction conative vise à multiplier les moyens d’action
de l’émetteur ou du message sur le récepteur. La fonction phatique est celle
qui sert à s’assurer que le canal est libre (exemple : « allô ? »). La fonction
métalinguistique est celle qui nous permette d’utiliser le langage pour parler
du code (exemple : « Napoléon est un nom propre »).
Le journaliste de la télévision et de la radio, l’homme politique, le
chanteur ne communiquent pas : ils transmettent2553.. C’est justement parce
que la communication (le dialogue) devient exceptionnelle qu’on en parle
sans cesse — pour donner le change. Le dialogue est en effet la forme la
plus accomplie de la communication mais aussi la plus rare2554.. Il implique
la reconnaissance de l’autre2555. comme égal à soi : Robinson seul sur son
île ne dialoguait pas, mais il ne dialoguera pas non plus avec Vendredi.
La transmission de l’information n’est pas la seule, ni même toujours la
première finalité de la communication : il y a aussi la nécessité de nouer des
relations, de partager des affects, d’agir sur autrui, de conforter notre
identité, d’obtenir la reconnaissance. Erwin Goffman a montré qu’une des
fonctions essentielles de la communication est le maintien de la face, c’est-
à-dire l’image positive de soi que l’on tente de présenter aux autres. À la
différence de l’information qui se diffuse partout à l’insu de l’homme, la
communication est une activité intentionnelle2556.. L’inconscient ne
communique pas : il se signale2557..
Paul Watzlawick distingue deux aspects dans la communication : la
signification et la relation. Dans la mesure où la seconde détermine la
première, est constituée une métacommunication. On appelle représentation
du premier ordre celle qui associe simplement un sujet à un objet : « je vois
qu’il parle » ; représentation du second ordre, celle qui médiatise une
représentation du premier ordre : « je crois qu’il ment » représentation du
troisième ordre, celle qui médiatise une représentation du second ordre : «
je pense qu’il pense que je crois qu’il ment ». De nombreux auteurs
considèrent que la communication commence à ce niveau. Aucun autre
animal que l’homme n’est capable d’y accéder. Est supposée dans l’esprit
de l’interlocuteur l’intériorisation de la pensée de l’autre sur sa propre
pensée à lui — une manière de dialogue condensé.
La philosophie classique relègue la communication à l’arrière-plan de
l’expression. En enfermant la conscience dans la solitude du cogito le
solipsisme cartésien fait de la communication un simple phénomène
indirect déduit par analogie. Malebranche écrit que nous ne connaissons les
âmes des autres hommes que par conjecture2558.. Quant aux monades
leibniziennes, « sans porte ni fenêtre », elles ne communiquent pas :
l’harmonie préétablie les a réglées comme des horloges. Dans le Système
nouveau de la nature et de la communication des substances2559., Leibniz
énonce que c’est parce qu’elles sont sans liaison directe que toutes les
choses communiquent. Cette « communication » renvoie à l’ordre commun,
comme chez Montaigne, mais pas à un échange d’informations. Dans une
lettre à Arnauld, Leibniz utilise la métaphore de l’orchestre pour exprimer
l’harmonie totale des substances : l’harmonie est meilleure lorsqu’il n’y a
pas « connexion » entre les musiciens : « C’est comme à l’égard de
plusieurs bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparément leurs parties,
et placés en sorte qu’ils ne se voient et même ne s’entendent point, qui
peuvent néanmoins s’accorder parfaitement, en suivant leurs notes, chacun
les siennes, de sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie
merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y avait de la connexion entre
eux » 2560..
On peut dire de Kant qu’il fut le premier philosophe de la communication.
Lorsque Henri  Poincaré écrit que ce qui nous garantit l’objectivité du
monde dans lequel nous vivons, c’est que ce monde nous est commun avec
d’autres êtres pensants, il reprend une idée kantienne. Alors que Hobbes
fondait la communication sur la convention du langage, et que Locke voyait
en la sensibilité son origine nécessaire (communiquer avec autrui, c’est
produire en lui l’idée que l’on a et qui vient du sensible), Kant fait observer
que la créance, à la différence de la vérité, ne se communique pas2561. : la
communicabilité est la pierre de touche de l’objectivité de nos pensées. Ce
qui ne signifie pas que la communication concerne la connaissance seule.
La Critique de la faculté de juger se chargera d’établir les conditions de
possibilité de la communication esthétique : le paragraphe 39 intitulé « La
communicabilité d’une sensation » montre que le jugement esthétique, bien
que sans concept, tire plaisir de sa communicabilité même. L’art est une
expérience d’intersubjectivité. « Humanité, écrit plus loin Kant, veut dire,
d’une part, le sentiment universel de sympathie, d’autre part la faculté de
pouvoir se communiquer de façon intime et universelle ; ces propriétés
réunies constituent la sociabilité conforme à l’humanité, par laquelle elle se
distingue de la restriction animale »2562.. Par où l’on reconnaît le sens
proprement politique que Kant donne à l’expérience esthétique.
Plus tard, la phénoménologie repérera dans la communication un mode
d’être immédiat de l’existant humain et Karl Jaspers différenciera une
communication empirique et objective, d’une part, et une communication
existentielle de l’autre où le soi cherche à appréhender l’autre comme soi :
c’est à propos de ce second type de communication que sera forgée
l’expression de communication des consciences.
Parti d’un projet critique d’inspiration marxiste, J. Habermas pose une
question de type kantien : à quelles conditions une restauration de la
rationalité (celle des Lumières) est-elle possible ? Cette raison
émancipatrice, Habermas la découvrira dans la communication,
transcendantale au sens kantien  de condition a priori de possibilité du
langage, de la pensée et de la connaissance. La Théorie de l’agir
communicationnel est le produit de cette découverte. À une conscience
représentative dont les objets ou les contenus varient mais dont l’existence
comme sujets pensant est garantie et fondée par le cogito cartésien, et
l’unité assurée par le « je pense » kantien, Habermas oppose l’interaction de
sujets parlants et agissants, se construisant comme je singulier dans la
coopération sociale et l’apport d’une culture collective transmise par la
tradition. Communicationnel est un néologisme rendu nécessaire par
l’absence d’adjectif en français se rapportant au substantif : « communicatif
» a un sens trop étroit, il en va de même avec le gérondif « communiquant
». C’est la communication en acte qu’analyse Habermas avec ce monde
commun qu’elle présuppose et qui ne peut être que celui de la raison. À
l’agir communicationnel Habermas oppose l’agir stratégique — qui est
celui, dominant, du commerce et de la publicité et qui impose ses sens
uniques, en quelque sens qu’on les comprenne, à la relation de réciprocité
sans laquelle il ne saurait exister de véritable communication2563.. Autant
dire qu’aux yeux d’Habermas ce que les médias modernes nomment
communication n’est justement pas de la communication. Celle-ci suppose
une interaction. Une éthique, dont le « principe de charité » constitue le
cœur (il énonce que le message sera interprété selon la ligne du meilleur
sens possible, opinion vraie, croyance rationnelle etc.) doublera par
conséquent l’analytique de la communication. Lorsqu’un locuteur affirme
quelque chose sur le monde objectif d’état de chose existant, il invite
l’auditeur à faire la même constatation. Éthique élargie en politique : chez
K.O. Apel, la communauté de communication se confond avec l’humanité
même. On voit ce qui sépare une telle philosophie de l’idéologie de la
communication : le sens de l’universel concret, celui de la « vraie » totalité
qui exalte le singulier au lieu de l’annihiler2564..
Francis Jacques distingue la communicativité qui est l’aptitude d’un
message a être transmis d’un locuteur à l’autre en tant qu’il est déjà chargé
de sens et univoque (comme avec le si bien nommé communiqué, qui ne
laisse à l’autre que le loisir de comprendre) et la communicabilité, qui est
l’aptitude à instaurer un sens par l’échange en commun, une construction
mutuelle de sens. Seule la communicabilité permet une innovation
sémantique par l’intersubjectivité2565.. Avec elle, l’intention de sens est une
production conjointe : il n’y a pas au départ un sens déjà établi mais
simplement un potentiel de sens. Les messages ne sont pas seulement
échangés comme dans le jeu du tip for tat.
 
 
IV. OBSTACLES ET IMPOSSIBILITÉS
 
Depuis 1948, date de la publication de l’article de C.E. Shannon The
Mathematical Theory of Communication, la communication est l’objet
d’une théorie scientifique : l’objectif de Shannon (qui travaillait pour la Bell
Telephon), était de formaliser la communication optimale, celle qui
supprime tous les bruits. Seulement la communication humaine est
difficilement réductible à un modèle mathématique. La communication a
ses canaux mais aussi ses murs2566., ses espaces mais aussi ses frontières.
 
 
1. Le bruit
 
On appelle bruit tout ce qui peut faire obstacle à la communication.
L’émetteur a non seulement l’intention d’informer mais aussi l’intention
que cette intention soit reconnue. Or la précision du message brise
paradoxalement la communication. McLuhan distinguait les médias «
chauds » (la parole, le téléphone) et les médias « froids » (la presse, la
radio)2567. : plus le message est explicite, plus difficile est l’interaction.
L’interlocuteur (il en va de même avec le spectateur), n’est pas une boîte
d’enregistrement : il filtre les informations selon ses opinions et croyances
préalables et recherche l’effet cognitif (ou ludique...) le plus grand avec le
minimum de travail. Le primat, évoqué plus haut, de la connotation, est une
occasion importante de bruits. On a montré que la majeure partie d’un
contenu de communication est donnée par l’expression du visage et la
manière dont les mots sont dits — et que très peu (moins du dixième) est
véhiculé par le sens des mots. Cela fait reposer la communication sur
l’interprétation — dont il n’y a pas de raison a priori de penser qu’elle
puisse être bonne. Un autre brouillage possible de communication tient à
l’écart entre la compétence (la connaissance que le locuteur-auditeur a de sa
langue) et la performance (l’emploi effectif de la langue dans des situations
concrètes). Personne, en fait, ne dispose du code général de sa langue. On
s’exprime dans le sous-code de son idiolecte — lequel est déterminé par les
facteurs sociaux, personnels, éducatifs, etc. Enfin la valeur d’une
communication ne saurait être mesurée à l’aune de son aisance technique.
C’est un préjugé que de croire que le dialogue permet de résoudre les
conflits qui peuvent opposer deux individus. Souvent il les avive.
 
 
2. L’incommunicable
 
De tout ce qui pourrait être communiqué, seule une infime partie l’est :
l’être humain ne dit presque rien de ce qu’il pense, et il ne pense pas
toujours ce qu’il dit. L’incommunicable, s’il existe, peut tenir à des raisons
objectives ou subjectives
Il existe des réalités ou des pensées que les mots ne traduisent pas, soit
parce qu’elles sont au-delà de toute expérience commune possible (la mort,
l’existence de Dieu) soit parce qu’elles renvoient à des singularités. Victor
Hugo disait « L’émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi ; de là
l’impossibilité d’exprimer l’émotion ». L’être humain est singulier, pour
exprimer donc communiquer ce qu’il éprouve et pense, il est contraint
d’utiliser les « mots de la tribu » qu’il n’a pas choisis ni a fortiori créés. Un
mot passe de langue en langue comme une pièce de monnaie — cet autre
signe — passe de main en main. Le mal-entendu, loin d’être l’exception, est
la règle. Il existe une obscurité du sujet, aussi profonde que toutes les nuits
physiques. À l’incommunicabilité intersubjective s’ajoute l’intraduisibilité
interculturelle. Les mots de la tribu sont de la tribu et non d’une autre : le
Sehnsucht allemand n’est ni la nostalgie française ni la saudade portugaise.
Les docteurs de la loi islamique disent que sans connaissance de l’arabe, le
Coran est incompréhensible — les cultures ne sont pas comme les
différentes images d’un même monde mais comme différents mondes.
 
 
3. L’aporétique
 
Pourquoi faut-il communiquer ; et surtout : pourquoi faudrait-il tout
communiquer ? Dans l’idée kierkegaardienne d’une communauté des
uniques, des isolés devant Dieu, il y a l’intuition forte que la force de la
communication réside dans le secret lui-même. De plus, l’idéologie de la
communication présuppose une cohérence et une rationalité qui sont loin
d’être universelles. Gregory Bateson a développé le concept de double
contrainte ou double lien (double bind) pour caractériser la communication
« paradoxale », celle qui comprend des messages contradictoires. Un cas de
figure typique est celui des énoncés dont la forme nie le contenu2568..
Bateson explique le comportement du schizophrène comme une forme
d’adaptation aux doubles liens répétitifs délivrés par son entourage2569..
De même que l’ineffable de l’amour et l’indicible de la mort remplissent
les bibliothèques, (c’est de ce qui ne peut pas être dit que l’on parle le plus),
de même disserter sur l’incommunicable, c’est le dépouiller de sa qualité
dans le temps même qu’on prétend le mettre en évidence.
L’incommunicable est le point aveugle de la communication : il fait partie
d’elle, il ne la contredit pas. De même, au cœur du cyclone il existe une
zone d’inquiétante tranquillité que l’on appelle l’œil du cyclone ; on se
pourrait croire loin de la tempête, alors qu’on y est en son milieu plein. Par
cette curieuse rencontre sémantique, le point aveugle peut être un œil. Peut-
on penser les cultures si fermées les unes aux autres que leurs valeurs et
leurs produits seraient incommunicables ? S’il en était ainsi, ni l’histoire ni
l’anthropologie ne seraient possibles.
Dans sa préface pour sa pièce de théâtre Narcisse, Rousseau écrivait : «
Tout ce qui facilite la communication entre les diverses nations porte aux
unes, non les vertus des autres, mais leurs crimes, et altère chez toutes les
mœurs qui sont propres à leur climat et à la constitution de leur
gouvernement »2570.. Comment ne pas penser, en considérant la part énorme
prise aujourd’hui par l’argent du crime2571. dans le commerce mondial, que
Rousseau avait raison ? « Le fait qu’il n’y ait sans doute pas de
communication idéale n’entraîne pas qu’il n’y ait pas d’idéal de la
communication»2572., répond Jean-Marc Ferry. Les échecs de la
communication ont ceci de bon qu’ils montrent qu’il existe chez l’être
humain une part irréductible au traitement technique. On peut nommer
liberté ce qui ainsi échappe à la manipulation programmée.
 
*
 
Voir aussi
 
Autrui. Le comportement. Le dialogue. Le discours. L’échange.
L’expression. L’information. L’interprétation. Le langage. La
représentation.
 
*
Bibliographie
 
G.W. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, Flammarion,
1996.
Gregory Bateson et J. Ruesch, Communication et société trad. G. Dupuis, Seuil 1988.
Philippe Breton, L’utopie de la communication, La Découverte, 1997.
Jean-Marc Ferry, Philosophie de la communication, Les éditions du Cerf, 1994 (2 tomes).
J. Habermas, — Morale et communication, trad. C. Bouchindhomme, Les Éditions du Cerf, 1986.
— Théorie de l’agir communicationnel, trad. J.-M. Ferry et J.-L. Schlegel, 2 vol., Fayard, 1987.
Arnaud et Michelle Mattelard, Histoire des théories de la communication, La Découverte, 1996.
Michel Serres, Hermès ou la communication, Les Éditions de Minuit, 1968.
Lucien Sfez (direction), Dictionnaire critique de la communication, P.U.F., 1993.
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. XV, Plon 1974.
Claude Shannon et Warren Weaver, La Théorie mathématique de la communication, trad. fr., CEPL,
1975.
Norbert Wiener, Cybernétique et société, trad. fr., UGE 10/18, 1971.
 
 
 
2506 Voir infra.
2507 Le code génétique, l’ARN messager, etc.
2508 La publicité s’appelle communication comme le strip-tease s’est appelé art.
2509 Voir aujourd’hui l’idéologie libertarienne de l’Internet.
2510 À la différence de Spinoza qui jugeait l’incapacité à cacher ses pensées comme le propre de la
non-philosophie.
2511 Essais II, 12.
2512 Essais III. 8.
2513 Et même les « esprits » : le spiritisme est une « technique » de communication avec les
esprits.
2514 Chez les Indiens Ojibwa, les dieux parlent aux hommes par le truchement des coups de
tonnerre, et ils jonchent de pierres le désert pour aider les hommes à le traverser.
2515 Avec certains animaux aussi, mais cela demeure très ponctuel. Reste la communication
cellulaire, chimique voire physique (on parle, en mécanique quantique, de communication entre deux
particules) — mais il s’agit là d’échange sans sens.
2516 Une branche des sciences cognitives, l’ergonomie cognitive, traite de la communication entre
l’homme et la machine. Les sciences cognitives ont travaillé dans les deux directions, de la machine à
l’homme en mettant au jour les mécanismes de la pensée chez l’homme, et de l’homme à la machine,
en inventant des machines capables de reproduire certaines démarches humaines.
2517 Dont le nom en grec, signifie « messager ». Michel Serres a fait des anges auxquels il a
consacré un ouvrage, le symbole même de la communication.
2518 Au milieu du XIXe siècle, Paul Julius Reuter. le fondateur de la célèbre agence de presse,
faisait transmettre les cours en Bourse de Bruxelles à Aix-la-Chapelle par ses pigeons.
2519 Le téléphone qui ne sonne pas, la lettre qu’on ne reçoit jamais valent pour messages.
2520 Que ce soit l’abstention lors d’un vote ou le refus de répondre à un sondage : l’absence de
réponse est une forme de réponse.
2521 Chez le vieillard, le souci excessif pour sa santé intervient comme ultime moyen de rétablir la
communication rompue avec son entourage — lequel en se souciant de sa maladie réinvestit
indirectement le corps délaissé. Le corps malade devient alors l’objet d’un pouvoir sur l’autre.
2522 Même si l’on s’accorde, comme Roland Barthes le fit, à reconnaître que la communication
n’est pas la fonction principale de l’écriture.
2523 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. XV, Plon, 1974.
2524 La commande (manuelle digitale ou vocale) à la machine ne peut se faire qu’avec le corps.
2525 Alexandre Dumas décrivit un cas de locked-in syndrom dans Le Comte de Monte-Cristo. Le
locked-in syndrom est un accident cérébral qui paralyse la victime mais laisse intacte son activité
mentale. Ainsi la pensée se retrouve-t-elle prisonnière du corps. J.D. Bauby « écrivit » en 1997 un
livre Le Scaphandre et le papillon grâce au système dit esarintulom : le scripteur égrène dans cet
ordre de fréquence décroissante en français les lettres de l’alphabet, un mouvement de paupière
l’arrête à la bonne lettre ; dans ce livre le scaphandre figure le corps et le papillon l’esprit. Un film,
Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny got his Gun, de D. Trumbo, 1971) met en scène un soldat réduit à
l’état de tronc muet, aveugle, sourd et paralysé et parvenant tout de même à communiquer grâce à ses
coups de tête sur l’oreiller et à son sens tactile.
2526 La « bonne distance » que l’on adopte vis-à-vis de son interlocuteur — ce qu’on nomme
comportement proxémique.
2527 Le sourire est un important mode de communication non verbal. Un psychologue a répertorié
dix-neuf sens différents du sourire...
2528 Voir Le capitalisme.
2529 Un ouvrage de D. Bougnoux (Hachette, 1995) s’intitule ainsi.
2530 D’où l’échec imprévu mais inévitable des rares « politiques culturelles » qui ont été tentées en
ce domaine.
2531 La télévision est devenue son propre sujet : son monde (le monde de la télévision) est devenu
le monde, en l’annihilant.
2532 Voir L’argent.
2533 Contrairement à ce que croient les maîtres de l’animal. Une illusion semblable est le fait du
téléspectateur qui croit avoir été informé par un « journal télévisé ».
2534 Baudrillard écrivait des médias qu’ils « sont ce qui interdit à jamais la réponse » (Pour une
critique de l’économie politique du signe, Gallimard, p 208). En outre, il arrive que les moyens de
communication non seulement pallient une absence de communication mais servent justement à ne
pas communiquer (voir les répondeurs téléphoniques qui après avoir simulé la présence simulent
l’absence : par eux la communication est mise à distance).
2535 Voir également l’usage idéologique du mot contrat dans le domaine commercial, lorsque une
seule volonté (au lieu de deux) est en jeu : la plupart des contrats sont désormais des contrats
d’adhésion (on ne discute pas du prix du gaz).
2536 J. Baudrillard, La Société de consommation, Denoël. 1970. p. 267.
2537 Être sollicité.
2538 Solliciter des chiffres et des faits.
2539 Dans la communication, la municatio s’appliquait aux travaux de terrassement et de
fortification, qui faisaient partie de l’art de la guerre. L’étymologie a inscrit la violence jusqu’au cœur
de la communication.
2540 Voir J. Habermas, L’Espace public, chap. VI, trad. M.B. de Launay, Fayard, 1986.
2541 Dans le Cambodge des Khmers rouges, la poste et le téléphone avaient été supprimés, en
même temps que l’argent.
2542 Anthropologie structurale, chapitre XV.
2543 Une sonde américaine voyageant hors du système solaire contient des messages à l’adresse
d’éventuelles intelligences extra-terrestres. Il va de soi qu’une telle expérience ne peut faire sens que
pour les humains eux-mêmes.
2544 L’ordinateur, le téléphone portable.
2545 Dont l’importance ne doit pas être sous-estimée : pour la première fois un mouvement sectaire
accepte la modernité technologique et jette sur le futur un regard sans transcendance.
2546 Les internautes partagent massivement une véritable haine de l’État. Plutôt qu’anarchistes (ils
adorent les règles tout en détestant la loi), ils sont des anarques au sens qu’Ernst Jünger a donné à ce
terme inventé par lui.
2547 Le monde virtuel de l’Internet peut-il être autre chose qu’une communauté réduite aux
caquets ?
2548 D’où l’inévitable prolifération des messages pervers et fanatiques — le téléphone et la
messagerie électronique libèrent le champ fantasmatique que la parole publique met sous
surveillance.
2549 Le téléphone portable est par excellence l’objet fétiche de cette importance imaginaire dont
l’homme moderne a toujours davantage besoin : il faut être indispensable, en effet, pour pouvoir être
ainsi sollicité à tout moment et en tout lieu.
2550 Descartes est la philosophie à abattre tant à cause de son dualisme que de l’intériorité du
cogito.
2551 D’où le thème de la visibilité. Les activistes homosexuels, au nom de la lutte contre la
discrimination, sortent les homosexuels cachés du silence et de l’ombre. Le risque totalitaire est réel
(l’abolition de la vie privée est une dimension importante du totalitarisme).
2552 J.R. Searle repère l’unité minimale de communication non dans la phrase (comme
Benveniste) mais dans la production de celle-ci, c’est-à-dire dans l’acte de langage.
2553 Régis Debray (Cours de médiologie générale, Gallimard, 2001) place la distinction ailleurs :
la transmission ou transport de l’information dans le temps est d’un autre ordre que la
communication ou transport de l’information dans l’espace. La culture est transmission : les animaux
communiquent, ils ne transmettent pas.
2554 Voir Le discours.
2555 À l’inverse du « dialogue » homme-machine, le dialogue humain repose sur la réciprocité de
principe et la souplesse des mécanismes régulateurs.
2556 Les pieds qui remuent d’impatience sous la table pendant une conversation sont un signe mais
hors communication.
2557 S’il est vrai qu’il n’y a pas de médecine sans communication (d’où les difficultés auxquelles
peut s’exposer une médecine déshumanisée) la psychanalyse, à cause du transfert, est par excellence
une thérapie de la communication.
2558 N. Malebranche. De la recherche de la vérité, III, II, 7, § 5, Œuvres I, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1979, p. 352.
2559 Flammarion. 1994.
2560 G.W. Leibniz, lettre à Arnaud du 30 avril 1687, in Discours de métaphysique et
Correspondance avec Arnaud, Vrin, 1993, p. 163.
2561 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 532, trad. fr., Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p.1376.
2562 E. Kant, Critique de la faculté de juger, AK V, 355, trad. fr., Œuvres philosophiques II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1985, p. 1146.
2563 Voir L’action.
2564 Les discours d’apocalypse contre la communication se fourvoient en devinant un
anéantissement de l’humain : les personnes qui téléphonent le plus sont aussi celles qui rencontrent le
plus de monde.
2565 F. Jacques, L’Espace logique de l’interlocution, PUF, 1985.
2566 Voir la métaphore du « mur » du silence.
2567 Le message qui transite par le canal un-tous (radio, télévision, presse) est nécessairement
impersonnel.
2568 « Sois spontané ! ». « sois libre ! ». « sois responsable ! » sont des exemples d’énoncés
contredits par leur énonciation.
2569 Abandonnant la métaphore énergétique freudienne, Grégory Bateson fait jouer un rôle central
au double lien dans sa théorie de l’information et de la communication. Le double lien est un
complexe à la fois logique et psychique. Il désigne un message contenant trois injonctions à la fois
inextricablement liées et impossibles à suivre en même temps : une injonction négative primaire, une
injonction secondaire qui contredit la première, et une injonction négative tertiaire qui interdit aux
récepteurs du message la stratégie de fuite. L’exemple le plus simple de ce message à double lien est
le « désobéissez-moi ! » lancé par un supérieur hiérarchique à son subordonné. Cette situation,
analyse Bateson, est schizogène. Elle se rencontre assez souvent dans certaines familles.
2570 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. 1964, p. 964
2571 Drogue et armes.
2572 J.-M. Ferry, Philosophie de la communication, tome I, Les Éditions du Cerf, 1994, p. 38.
27. Le comportement
 
 
 
La thématique du comportement est venue à la philosophie contemporaine
à partir de deux disciplines scientifiques : l’éthologie et la psychologie
béhavioriste.
« Éthologie » est un terme forgé par John Stuart Mill pour désigner la
science déductive (qu’il appelait de ses vœux) des lois déterminant la
formation du caractère (« caractère » se disait « êthos »2573. en grec). Cette
science aurait donné un fondement sûr aux pratiques éducatives. Par la
suite, le psychologue Wilhelm M. Wundt a utilisé le mot pour désigner la
science historique des mœurs et des représentations morales — mais c’est
au sens de science du comportement animal que le terme d’éthologie est
aujourd’hui utilisé.
Quant au béhaviorisme, il opérera une révolution décisive en abandonnant
l’intériorité aux écrivains et aux philosophes et en déterminant la
psychologie comme science du comportement humain2574..
Mais si le concept de comportement est récent, son idée remonte à
Aristote, lequel opposait l’hexis, la manière d’être, la disposition
permanente, à la diathésis, la disposition passagère. L’hexis — que traduira
le latin habitus — est une disposition stabilisée à agir d’une certaine façon,
acquise à force d’habitude et d’exercice. Par ailleurs, l’êthos comme
caractère s’oppose au pathos, qui est un affect ponctuel. L’éthos est un
véritable schème pratique, détermination de l’affectif par le rationnel. Max
Weber utilisera ce terme pour désigner la manière dont les individus et le
groupe social interprètent et intériorisent les règles morales : ainsi parle-t-il
d’un éthos capitaliste2575..
Le comportement peut être défini comme l’ensemble des réponses de
l’organisme (animal ou humain) à des stimulations exogènes ou endogènes.
Il est un ensemble de dispositions, mais il ne se réduit pas à cela si l’on
entend par disposition un ensemble de potentialités. Le comportement est
effectif. Il est un mode d’apparition des corps, la manifestation d’un rapport
qu’un être (lui-même manifesté par son corps) entretient avec son entour.
L’expression de « comportement extérieur » est pléonastique : il n’y a pas
de comportement intérieur.
Avec le comportement, c’est le corps tout entier qui devient émetteur de
signes, donc langage. « L’acquisition d’un comportement est semblable à
l’acquisition d’un langage dont le corps serait la langue », dit Merleau-
Ponty2576.. Il n’y a pas de différence entre l’organisation du corps et le
comportement puisque le corps est le lieu du comportement. Le sommeil et
la veille sont des comportements, l’aptitude à dormir se conquiert, observe
Merleau-Ponty2577.. Il y a une réciprocité entre le corps et le
comportement : « le corps est comme l’enveloppe, l’esquisse du
comportement » mais aussi « le comportement est, à la lettre, un deuxième
corps qui s’ajoute au corps naturel »2578..
La plupart du temps le comportement se traduit par l’activité — mais il
peut rester sur les franges de l’action2579. : l’hibernation, par exemple, est
un comportement type de certaines espèces animales.
Le comportement peut être passager et correspondre à une attitude
circonstanciée. Mais il peut également — et c’est ce sens que l’on retient
lorsque l’on parle du comportement — désigner une manière d’exister dans
le monde caractéristique d’un collectif ou d’un individu. Il est à noter
d’ailleurs que l’attitude circonstanciée (avoir eu ce comportement à cette
occasion) est liée au comportement global, même si elle ne paraît pas
conforme au caractère habituel de l’individu ou du collectif en question.
Même s’il n’est pas intentionnel, le comportement est orienté. C’est pour
l’avoir oublié qu’un certain comportementalisme2580. a fini par effacer non
seulement la frontière entre l’homme et l’animal, mais celle entre le vivant
et l’inerte2581.. Le comportement est une certaine découpe du monde.
Les comportements peuvent être classés et hiérarchisés selon les
dichotomies classiques de l’inné et de l’acquis, du conscient et de
l’inconscient, du volontaire et de l’involontaire. Le béhavioriste B.F.
Skinner, l’inventeur de la fameuse « cage », distinguait deux grands types
de comportements : le comportement respondent (la réponse suit le
stimulus) et le comportement operant (le stimulus propre à la réponse est
masqué). Au comportement moléculaire ou élémentaire de John B. Watson,
le fondateur du béhaviorisme, E.C. Tolman opposait le comportement
molaire ou global ; au comportement mécanique de Watson, il opposait le
comportement directionnel ou finalisé2582.. Dans La Structure de
l’organisme, K. Goldstein distinguait le comportement ordonné et le
comportement catastrophique.
Au-delà de ces divisions, le concept de comportement est éminemment
synthétique ; il permet d’englober le caractère et l’activité, le langage et
l’attitude. « Le comportement, écrit Merleau-Ponty, apparaît comme un
principe immanent à l’organisme lui-même, comme un principe qui
émergerait d’emblée comme totalité ». Dès son premier ouvrage, La
Structure du comportement2583., jusqu’à ses cours du Collège de France à
la fin de sa vie, Merleau-Ponty n’a pas cessé de contester la conception
atomistique du vivant. Le comportement est une structure et doit être saisi
comme un tout. La philosophie entière de Merleau-Ponty a été une lutte
conceptuelle contre les dualités classiques. Si La Structure du
comportement prend pour objet un phénomène aussi négligé par la pensée
philosophique traditionnelle, c’est parce que, aux yeux de son auteur, il
permet de remettre en question la distinction classique du psychique et du
physiologique2584.. La notion de comportement a joué pour Merleau-Ponty
le rôle qu’a rempli la notion d’existence pour Sartre en rendant possible
l’abandon d’une pensée causale ou mécanique. Le comportement permet de
penser de manière nouvelle sur un mode qui n’est ni de coexistence, ni
dialectique, l’articulation du psychique et de l’organique2585.. « La
structure du comportement, écrit Merleau-Ponty, (…) n’est ni chose ni
conscience et c’est ce qui la rend opaque pour l’intelligence »2586.. « Le
comportement n’est pas une chose, mais il n’est pas davantage une idée, il
n’est pas l’enveloppe d’une pure conscience et, comme témoin d’un
comportement, je ne suis pas une pure conscience. C’est justement ce que
nous voulions dire en disant qu’il est une forme. Nous avons donc trouvé
avec la notion de ‘forme’2587. le moyen d’éviter les antithèses classiques
»2588.. Or, en réduisant le psychique au comportemental, le béhaviorisme
n’avait fait que perpétuer ces antithèses.
 
 
I. LA RÉACTION COMPORTEMENTALISTE
 
C’est dans un article publié en 1913 « Psychology as the Behaviorist views
it », que John B. Watson fonde le béhaviorisme2589.. Cette conception
nouvelle de la psychologie est résolument antimentaliste et s’inscrit dans un
héritage positiviste, physicaliste et pragmatique2590.. L’intériorité de la
conscience est mise entre parenthèses (réduction méthodologique)
lorsqu’elle n’est pas purement et simplement niée (réduction ontologique).
Elle est considérée comme un reste de métaphysique que la science positive
du comportement se doit de rejeter. Le béhaviorisme réoriente ainsi
radicalement la psychologie : de science du psychisme qu’elle était elle
devient science du comportement. Il entend faire de la psychologie une
science naturelle et donc dépasser l’opposition établie par Dilthey entre
sciences de la nature et sciences de l’esprit. Avec le béhaviorisme,
l’opposition entre l’homme et l’animal est contestée. Watson doit beaucoup
à la réflexologie de Pavlov dont il partage les présupposés mécanicistes et
atomistiques. Il s’en tient strictement à la « loi » (on dit aussi « principe »)
de Morgan2591. — principe d’économie en matière épistémologique et qui
stipule qu’on ne doit pas interpréter une action comme le produit d’un
processus psychique supérieur lorsqu’on peut l’interpréter comme le
produit d’un processus psychique inférieur.
Le schéma comportemental est mécanique et linéaire : à un stimulus
répond une réaction. La médiation individuelle (il faut bien que ce soit
l’individu qui soit stimulé et réagisse) apparaît comme contingent. On
comprend que le béhaviorisme se soit particulièrement intéressé au
phénomène d’apprentissage qu’il tend à réduire à un seul mécanisme :
l’alternative de la récompense et de la punition. Ainsi l’apprentissage n’est-
il plus distingué du conditionnement. Entre la stimulation et l’inhibition, la
motivation est comme écrasée2592.. L’effet de Thorndike (le comportement
est fonction de ses résultats escomptés ou obtenus) réinjectera un peu de
finalisme dans le physicalisme béhavioriste.
Le béhaviorisme ignore le négatif2593. et réduit le comportement à la
seule adaptation2594.. Les thérapies comportementales et cognitivo-
comportementalistes2595. s’inscrivent dans la lignée béhavioriste et
s’opposent avec virulence aux psychothérapies qui, comme la
psychanalyse, prétendent retrouver par le langage le mécanisme psychique
du dysfonctionnement. Les thérapies comportementalistes jugent vaine la
recherche de l’étiologie du symptôme, et s’attachent à faire disparaître le
symptôme lui-même sans se préoccuper de sa signification2596.. Elles
partent du postulat que face aux conséquences négatives d’une action, le
patient cherchera à éviter celle-ci jusqu’à son extinction. Elle rejette
évidemment les concepts psychanalytiques de conduite d’échec et de
pulsion de mort.
 
 
II. LA DUALITÉ NATURE/CULTURE
 
La distinction-opposition entre comportement instinctif animal et
comportement intelligent humain est traditionnelle. Kant différenciait le
tempérament inné et le caractère acquis : l’opposition nature/culture peut
traverser l’être humain lui-même.
Merleau-Ponty hiérarchise les comportements en « réflexes » et en «
supérieurs »2597.. Le comportement instinctif est plus complexe que le
comportement réflexe, mais inférieur au comportement intelligent.
Le comportement est un principe d’équilibre vital. Il est à l’activité du
vivant ce que l’homéostasie est à sa physiologie. Jakob von Uexküll définit
le milieu de vie propre à chaque espèce (Umwelt)2598. comme constitué
d’un Merkwelt (le morceau de monde auquel l’espèce est sensible) et d’un
Wirkwelt (le morceau de monde sur lequel elle agit). Konrad Lorenz, le
fondateur de l’éthologie moderne avec Tinbergen, forge le concept
d’éthogramme pour désigner l’ensemble des formes stables de
comportement recensées dans une espèce animale2599..
Alors que l’instinct est un véritable programme de comportement, le
comportement humain obéit à des règles, à des normes, à des modèles que
les sociologues américains appellent patterns. Pierre Bourdieu utilisera le
terme d’habitus pour désigner la détermination des modes d’action, de
comportement et de perception de soi par un sujet social pris par la structure
du groupe auquel il appartient2600.. La transformation du « caractère » de
l’homme, si elle est (jusqu’à présent) moins apparente que celle de son
milieu de vie, n’est sans doute pas moindre. « La coutume est notre nature
»2601., dit Pascal après Montaigne. L’auteur des Pensées ajoute : « Qu’est-
ce que nos principes naturels sinon nos principes accoutumés ? Et dans les
enfants, ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la
chasse dans les animaux ? »2602. et encore : « J’ai grand peur que cette
nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est
une seconde nature »2603., et enfin : « La vraie nature étant perdue, tout
devient sa nature »2604.. L’habitude n’est pas seulement une seconde
nature, elle se fait passer pour une nature première. « Les lois de la
conscience que nous disons naître de la nature, naissent de la coutume
»2605., disait Montaigne. La confusion est un paralogisme d’usage
commun : le spontané n’est pas nécessairement naturel (il peut être
acquis2606.), l’inné non plus (il peut être le résultat d’un acquis ancien). «
Déjà, écrit Merleau-Ponty, la simple présence d’un être vivant transforme le
monde physique, fait apparaître ici des ‘nourritures’, ailleurs une ‘cachette’,
donne aux ‘stimuli’ un sens qu’ils n’avaient pas. À plus forte raison, la
présence d’un homme dans le monde animal. Les comportements créent des
significations qui sont transcendantes à l’égard du dispositif anatomique…
»2607.. Il existe une interaction entre la pensée et le comportement. La
pensée dirige et transforme le comportement, elle le manipule jusqu’à
l’inhibition. Mais inversement, le comportement induit la pensée :
agenouillez-vous, et vous croirez, disait Pascal2608..
Il y a deux façons de relativiser et de contester la dualité comportement
humain intelligent/comportement animal instinctif : on exhibera d’un côté
ce qu’il peut y avoir d’inné dans le premier et de l’autre ce qu’il peut y
avoir d’acquis dans le second. Plus est large le niveau auquel les
phénomènes sont rapportés, et plus les analogies entre le monde animal et le
monde humain sont étroites : ainsi les trois options entre lesquelles doit
choisir un être vivant confronté à une épreuve (l’agressivité : combattre ; la
fuite : laisser le terrain à l’adversaire ; l’inhibition : ne rien faire) concernent
aussi bien les hommes que les animaux.
La génétique du comportement, qui cherche dans la naturalité du génome
la clé du comportement humain demeure une discipline controversée mais
la plupart des chercheurs s’accordent aujourd’hui à reconnaître
l’inopérabilité du concept de gène du comportement2609.. D’une part le
comportement est un phénomène si complexe qu’il ne saurait être issu d’un
gène, ni même de plusieurs gènes. D’autre part, la fonction commandée par
le gène (si tant est qu’elle existe) n’a pas de sens sans l’environnement où
elle s’inscrit. Par ailleurs, les gènes ne sont pas associés avec le même
comportement d’un individu à l’autre. Enfin, les gènes impliqués dans un
comportement indiquent seulement une vulnérabilité ou une protection
favorisant ou réduisant ce comportement, et non un déterminisme ; on est
alors dans une conception probabiliste, et non prédictive.
La relativisation et la contestation de la dichotomie entre nature instinctive
de l’animal et intelligence humaine ont développé des arguments plus
convaincants à partir de l’éthologie. Celle-ci a montré que la dualité
nature/culture n’est pas superposable à la dualité inné/acquis — que le
concept d’instinct est trop schématique pour rendre compte du
comportement animal. Il existe chez les animaux bien des comportements
acquis (par imprégnation et imitation)2610. et certains auteurs n’hésitent
plus à parler de « culture animale ». Il n’est pas jusqu’à la notion de
programme qui ne soit trompeuse car elle implique une prédétermination
invérifiable2611.. P.-P. Grassé a forgé le concept de stigmergie pour
désigner le processus grâce auquel un animal constructeur (par exemple la
guêpe maçonne) travaille stimulé par sa construction même : en ce cas, le
comportement est littéralement construit à mesure de son effectuation. Point
n’est besoin d’en appeler à l’hypothèse lourde d’un comportement déjà tout
entier inscrit dans une « nature » si les séquences qui le constituent
s’appellent successivement les unes les autres.
 
 
III. LES VARIATIONS DU COMPORTEMENT
 
Merleau-Ponty note que la théorie de l’animal-machine est difficilement
compatible avec la notion de comportement2612.. « Le comportement n’est
ni un simple effet architectural ni un faisceau de fonctions, écrit-il, c’est
quelque chose qui est en avance sur le fonctionnement, qui comporte une
référence à l’avenir »2613.. Merleau-Ponty parle d’un « principe de
tendance optima » : « tout comportement tend à un certain optimum »2614..
Il existe une « asymétrie » du comportement. L’organisme n’affronte pas le
monde suivant le plan frontal, mais suivant un angle : l’homme, dit
Merleau-Ponty, a des relations obliques2615..
L’éthologie nous a peu à peu habitués à regarder le monde animal de
manière à la fois dynamique et individualisée. Le même stimulus n’est pas
également efficace à tous les moments de la vie de l’animal2616., ni chez
tous les animaux de la même espèce2617..
Une éthologie non holiste est-elle possible ? Le comportement n’est pas
réductible aux mécanismes physiologiques et physico-chimiques qui
pourtant le rendent possible. L’« intelligence » globale que manifeste une
société d’insectes n’est évidemment pas réductible au comportement de
chacun d’eux pris à part, ni à leur hypothétique somme, dont on ne pourrait
en toute rigueur rien déduire. D’où la théorie du superorganisme, de
conception holiste : lorsque, dans les sociétés animales, la structure normale
est troublée, il y a une tendance spontanée au rétablissement à l’état
antérieur par un processus de régulation sociale, de même que certains
animaux régénèrent les parties manquantes, de même que tout organisme
pluricellulaire est le siège de régulations humorales complexes. Dans le
superorganisme que constituerait une colonie de fourmis, les individus
tiennent la place des cellules ou des organes de l’organisme. Bien, plus, il
existe une action directe du groupe sur chacun de ses membres, tant sur le
plan de la morphologie que sur celui de la physiologie et du comportement :
les éthologues appellent effet de groupe cette puissance d’action du tout (la
population) sur la partie (l’individu). La densité de la population par
exemple déclenche à partir d’un seuil critique un véritable effet holiste (on
parlera en ce cas d’effet de masse). On distinguera néanmoins avec soin cet
effet de masse (où l’action de la population sur l’individu se fait par
l’intermédiaire de modifications du milieu) de l’effet de groupe proprement
dit qui résulte de la réception, par l’individu, de certains stimuli provenant
directement de ses congénères. La grégarisation des criquets migrateurs est
l’exemple le plus connu et le plus spectaculaire de cet effet de groupe : la
population (le tout) n’est pas un simple agrégat puisque elle-même, en tant
que population, a contribué à constituer les individus dont elle est composée
— jusque dans leur morphologie (lors d’un phénomène de phase, la couleur
des criquets migrateurs change). L’animal social est biologiquement
différent de l’animal solitaire. C’est alors que l’on pourrait parler à bon
droit d’une véritable physiologie sociale2618. en un sens très différent de
celui qu’avaient retenu les réformateurs du siècle dernier pour les sociétés
humaines. Cela dit, la théorie du superorganisme qui voit dans une
population un individu réel avec ses propres systèmes de nutrition, de
reproduction de protection et de régulation a péché sans doute par excès
holistique.
On appelle habitude la disposition acquise par des actes réitérés et
possédant une certaine stabilité. Le terme est synonyme d’expérience.
Aristote la considère comme spécifique aux êtres vivants et l’oppose à
l’inertie des corps bruts. L’habitude va de l’accoutumance passive (la
drogue) au travail volontaire (la mémoire). Parfois elle ne va pas sans
l’assomption de la répétition par le sujet lui-même : on peut se lever très tôt
le matin tous les jours pendant des années pour aller à son travail sans
jamais s’y habituer. En un sens plus large, l’habitude est une manière de
vivre, une façon constante de se comporter, d’agir. Le mot est volontiers
utilisé au pluriel. La routine est l’appellation péjorative de l’habitude.
Aristote disait de l’habitude qu’elle n’est ni naturelle comme la sensation
ni contre nature comme la violence, mais semblable à la nature2619..
L’Éthique à Nicomaque2620. la définit comme un fait naturel acquis —
source de cette expression de « seconde nature » qui fera florès.
Thomas d’Aquin, qui reprend les concepts aristotéliciens, utilise le terme
latin d’habitus pour désigner l’intermédiaire entre la pure puissance et
l’acte pur, disposition qui permet au sujet de réaliser la fin vers laquelle il
tend. Ainsi l’habitus de science, sans être la science même, est ce qui
permet à l’intelligence de connaître ; mais elle est davantage que la simple
puissance. L’habitus est une disposition permanente qui s’ajoute à la
substance de l’homme, la modifie et lui confère une certaine aisance pour
agir en vue d’une certaine fin. Thomas d’Aquin distingue l’habitus opératif
(disposition des facultés à agir d’une certaine manière par rapport à un
certain type d’objets) et l’habitus entitatif (disposition de l’être lui-même,
de la nature comme telle : la santé et la beauté sont des habitus entitatifs).
En sociologie (Durkheim, Max Weber), l’habitus désignera un système de
dispositions durables acquis par l’individu dans sa socialisation. Le terme
sera emprunté à Mauss par Pierre Bourdieu pour désigner l’ensemble des
dispositions intériorisées (et, de ce fait, devenu inconscient et durable), de
schèmes qui orientent les perceptions, les appréciations et les actions des
individus. L’habitus marque l’institution du social dans les corps. Il n’est ni
personnel ni universel mais de classe. À la différence de l’habitude, il
produit plutôt qu’il ne reproduit. Il est une structure a priori de l’activité.
Signe de l’introduction du social dans l’individuel, il résorbe, tout comme le
comportement chez Merleau-Ponty, l’opposition de l’objectivité et de la
subjectivité, de l’extériorité et de l’intériorité. « En tant que principe d’une
praxis structurée (…), l’habitus, intériorisation de l’extériorité, enferme la
raison de toute objectivation de la subjectivité »2621..
Hume voyait dans la capacité à acquérir des habitudes le principe de la
nature humaine, et même un principe de la nature2622.. L’habitude est une
affection de l’esprit qui le porte à étendre aux cas semblables ce qu’il a
remarqué dans ses expériences passées et le détermine par conséquent à
inférer une existence future.
Kant définit l’habitude comme « une contrainte physique interne » et dit :
« La raison qui fait que l’habitude de quelqu’un d’autre éveille en nous
l’écœurement, c’est qu’en l’homme elle fait surgir bien trop visiblement
l’animal, qu’il se trouve dicté par la règle de l’habitude comme par un
instinct, à la manière d’une autre nature (non humaine), et qu’il court ainsi
le risque d’en venir à ne former avec la bête qu’une seule et même classe
»2623..
Pour Maine de Biran, l’habitude dégrade ce qui n’est pas en notre pouvoir
et renforce ce qui est en notre pouvoir. C’est pourquoi il distingue
l’habitude passive des sensations correspondant à une diminution de la
conscience et l’habitude active des opérations
Dans l’habitude, dit Hegel, l’homme est dans le mode d’être d’une
existence naturelle, et de ce fait il n’est pas libre. Mais l’habitude libère
aussi celui qui l’a d’une attention qui autrement aurait été mobilisée et traite
un certain nombre de choses, justement, comme sans intérêt2624.. Hegel
rappelle par ailleurs qu’il existe une habitude du droit, une habitude éthique
Félix Ravaisson, qui consacre à l’habitude tout un livre (rédigé en 1839), y
reconnaît le point de jonction de l’esprit et du corps, une pensée sans
volonté ni même conscience distincte, en même temps que le moyen grâce
auquel la liberté s’extrait de la nature2625. (une thèse diamétralement
opposée à celle de l’empirisme, selon lequel l’habitude est un savoir-faire
résultant d’une expérience aveugle).
Jean Piaget utilisera le concept de schèmes d’action pour rendre
compte du développement psychomoteur de l’enfant. Il s’agit de
groupes d’actions élémentaires à partir desquelles les comportements
moteurs induits par les variations des données sensibles semblent se
développer selon le modèle de la complexité et de la combinatoire. Les
schèmes d’action sont des unités motrices ou plutôt comportementales
élémentaires qui s’organisent initialement autour des récepteurs
sensoriels, se renforcent de par l’action du milieu en évoluant chacun
pour son propre compte sans liaison apparente avec les autres schèmes
et se consolidant ainsi pour eux-mêmes de par l’action du milieu selon
le mécanisme de l’adaptation et selon l’équilibre entre assimilation et
accommodation.
Le rite est une séquence comportementale déterminée par une loi de
succession rigide. C’est pourquoi il est le comportement type en matière
religieuse. Mais le terme a été utilisé en psychanalyse (Freud disait de la
névrose obsessionnelle qu’elle est un rituel à usage personnel) et en
éthologie (la parade amoureuse chez les animaux est souvent qualifiée de
rituelle).
Peut-être est-ce parce qu’elles ont perdu toute stabilité dans les sociétés
contemporaines que les mœurs ne font plus partie du vocabulaire courant.
Montesquieu les définissait comme des usages que les lois n’ont pas
établis2626., établissant par là un hiatus entre société et politique. Les
mœurs constituent une espèce d’inertie dont les gouvernements doivent
tenir compte : « Plus d’États ont péri parce qu’on a violé les mœurs que
parce qu’on a violé les lois »2627.. Cela dit, il y a aussi une interaction
entre les lois et les mœurs — que Montesquieu prévoit — et qui ne fera que
s’amplifier dans les sociétés démocratiques. Les mœurs vont jusqu’à
changer les lois (que l’on songe aux droits de la famille), corollairement, les
lois modifient les mœurs.
Mais le cas de variation de comportement le plus net chez l’être humain
est celui que l’on observe avec le changement de milieu. La psychologie
sociale montre que le comportement de l’individu change en fonction du
contexte dans lequel il se trouve (famille, amis, étrangers, milieu
professionnel etc.).
 
 
IV. LA CONDUITE
 
Aristote définit l’hexis comme la disposition à se conduire bien ou mal
2628.
face aux passions . Habitus, qui traduit en latin l’hexis grecque
2629.
relève comme elle de la catégorie de l’avoir . Il y a, dit Aristote, des
2630.
états passagers comme la maladie ou le plaisir et d’autres qui, comme
le savoir ou la vertu, sont durables. Si une hirondelle ne fait pas le
printemps, c’est pour dire qu’il ne suffit pas de commettre un acte vertueux
pour être vertueux.
Avec le comportement « supérieur », structuré par les « formes
symboliques », « le comportement n’a plus seulement une signification,
écrit Merleau-Ponty, il est lui-même signification »2631.. Le comportement
orienté est celui qui existe en vue d’atteindre un certain objectif. Il n’est pas
nécessairement intentionnel et le but peut être compris indépendamment de
l’idée de cause finale. L’acte comportemental — comme féliciter — fait
partie des cinq catégories d’actes illocutoires du langage2632., tels qu’ils
ont été distingués par J.L. Austin. Mais, à la différence de comportement,
qui ne connaît que des normes, la conduite implique nécessairement des
valeurs. La conduite est un marqueur d’humanité. Alors que le
comportement englobe dans l’unité de son concept le monde immense de la
vie, la conduite est spécifique à l’être humain, dans la mesure où elle est un
comportement structuré par des valeurs. Il existe des comportements
instinctifs (chez les animaux), il ne saurait, en revanche, y avoir de conduite
instinctive. La conduite est nécessairement liée à des règles et à des
conventions — ce dont l’animal n’a nul besoin2633.. Pour qu’il y ait règle
ou convention, il faut que les agents aient au minimum la possibilité de
l’intention de la suivre, c’est-à-dire qu’ils soient conscients d’agir en
conformité avec elle et capables de reconnaître une intention semblable
chez les autres. Un comportement est en deçà du bien et du mal, il peut être
seulement, selon des critères pragmatiques, défini comme adapté, profitable
ou pas. Alors qu’une conduite peut être sage ou folle, décente ou obscène,
admirable ou ridicule, honnête ou perverse.
Max Weber utilisait l’expression de Lebensführung, de « conduite de vie »
comme équivalente à l’éthos. Abram Kardiner forgera le concept de «
personnalité de base » (on dit également : personnalité modale) pour
désigner la figure normale, moyenne de l’individu dans une société donnée
et qui sert à tous de paradigme. Erving Goffman emprunte la notion de
cadre à Gregory Bateson : toute expérience, toute activité sociale se prête à
plusieurs versions ou cadrages. Ceux-ci entretiennent des rapports les uns
avec les autres ; ils fixent la représentation de la réalité, orientant les
perceptions, et influencent les engagements et les conduites.
Habituellement, ils passent inaperçus et sont partagés par toutes les
personnes en présence2634.. Dans La Présentation de soi, E. Goffman
analyse la vie sociale comme une scène ; les acteurs se mettent en scène,
offrant à leur public l’image qu’ils se donnent. La tendance à la
démoralisation du vocabulaire dans les sociétés postmodernes aboutira à
l’évacuation de la « conduite » au profit du « comportement » : ainsi
préférera-t-on parler de « troubles du comportement »2635. plutôt que de
mauvaise conduite.
 
*
 
Voir aussi
 
L’activité. L’animal. La conscience. Le corps. L’éthique. L’inconscient.
L’intelligence. La morale. Le vivant. La volonté.
 
*
 
Bibliographie
 
F. Ravaisson, De l’habitude, Rivages Poche, Payot et Rivages, 1997.
Pierre Naville, La Psychologie du comportement, Gallimard, 1963.
M. Merleau-Ponty, — La Structure du comportement, « Quadrige », PUF, 1990.
— La Nature, cours du Collège de France, « Traces écrites », Seuil, 1994, p. 188-204.
K. Lorenz, — Évolution et modification du comportement. L’inné et l’acquis, trad. fr., Payot, 1967.
— Essais sur le comportement animal et humain. Les leçons de l’évolution de la théorie du
comportement, trad. fr., Seuil, 1970.
H. Laborit, — Éloge de la fuite, Gallimard, 1981.
— La Nouvelle grille, « Folio », Gallimard, 1986.
E. Goffman, — Les Cadres de l’expérience, trad. fr., Les Éditions de Minuit, 1991.
— La Présentation de soi, trad. fr., Les Éditions de Minuit, 1973.
P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, chapitre III, Les Éditions de Minuit, 1979.
Dictionnaire du comportement animal, ouvrage collectif, dir. David McFarland, « Bouquins »,
Robert Laffont, 1990.
2573 Le mot signifiait également les mœurs (il a été traduit par « mores » en latin). Il avait par
conséquent une dimension à la fois individuelle et collective.
2574 Voir infra.
2575 Voir Le capitalisme.
2576 M. Merleau-Ponty, La Nature, cours du Collège de France, Seuil, 1994, p. 196.
2577 Ibid.
2578 Ibid., p. 197.
2579 Voir L’action.
2580 Voire infra.
2581 Certes, il est habituel d’entendre parler en physique du « comportement d’une particule ».
Mais il s’agit là d’un usage métaphorique du mot.
2582 Dans un article de 1943, Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, divisait les
comportements en actifs et non actifs, les comportements actifs en comportements avec but et sans
but (aléatoires), les comportements avec but en comportements avec feed-back (téléologiques) et sans
feed-back, les comportements avec feed-back en comportements prédictifs (extrapolants) et non
prédictifs.
2583 Comme Goldstein dont il s’inspire, Merleau-Ponty s’attaque à un mode d’explication
mécaniciste et atomistique du vivant.
2584 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, « Quadrige », PUF, 1990, p. 2.
2585 La Structure du comportement s’achève sur un chapitre consacré aux relations de l’âme et du
corps.
2586 Ibid., p. 138.
2587 La Gestalt de la Gestalttheorie.
2588 Ibid.
2589 Ou « béhaviourisme », si l’on conserve l’orthographe anglaise de « behaviour » (« behavior »
en américain). Le terme de « comportementalisme » a été donné comme équivalent à celui de «
béhaviourisme ». Mais nombre d’auteurs l’utilisent seulement pour désigner les pratiques de dressage
et de conditionnement les plus directes.
2590 Même si Watson s’oppose frontalement à la philosophie de la conscience de William James.
2591 Lloyd Morgan est l’auteur de L’Intelligence animale (1894).
2592 Il n’est pas étonnant dès lors que la plupart des économistes soient implicitement
béhavioristes : selon eux, les préférences des agents ne sont pas révélées par leurs intentions mais par
leurs choix. Le « comportement du consommateur » est aujourd’hui l’un des domaines les plus
étudiés en sociologie économique.
2593 Il s’inscrit très bien de ce fait dans l’optimisme idéologique de l’Amérique.
2594 Il n’est pas intellectuellement honnête d’évaluer une théorie par le caractère et la vie de son
auteur mais dans le cas de béhaviorisme, la chose confine à la caricature. Délinquant des rues dans sa
jeunesse, Watson était convaincu que grâce à la discipline qu’il avait fondée, chacun bientôt
comprendrait et contrôlerait sa conduite et celle des autres. Mais en 1920 Watson fut brutalement
privé de sa chaire d’université et quitta les milieux académiques. « Il avait eu le tort, notent
malicieusement J-L Renck et V. Servais, de répondre aux stimuli adressés par l’une de ses étudiantes,
d’autant qu’il fut encouragé dans sa conduite par quelques récompenses subséquentes. Ce fut sa
femme qui le dénonça aux autorités universitaires, non sans avoir d’abord tenté en vain de
reconditionner son époux à d’autres sentiments en lui délivrant des renforcements négatifs sous la
forme de lettres anonymes accompagnées de photos. Watson rebondit rapidement dans la publicité...
» (J.-L. Renck et V. Servais, L’Éthologie. Histoire naturelle du comportement, Seuil, 2002, p. 61).
2595 TCC en abrégé.
2596 Cela dit, la thérapie cognitivo-comportementaliste s’intéresse à la modification progressive
des schémas d’interprétation de la réalité pour éliminer les troubles. Elle tient compte des croyances,
même erronées, qu’a le sujet sur lui-même et sur son entourage.
2597 La Structure du comportement est organisée selon ce plan.
2598 Voir Le monde.
2599 Il les classe en quatre catégories : la dimension de causalité immédiate (réaction à un
stimulus) ; la dimension ontogénétique (le comportement inné) ; la dimension phylogénétique (les
différences et ressemblances entre espèces) ; la dimension adaptative ou fonctionnelle (les facteurs
extérieurs qui ont généré un comportement).
2600 Voir infra.
2601 B. Pascal, Pensées, 89 (Brunschvicg).
2602 Ibid., 92 (B).
2603 Ibid., 93 (B).
2604 Ibid., 496 (B).
2605 M. de Montaigne, Essais, I, 22.
2606 La « nature » d’un individu est, malgré le mot, acquise, comme le yaourt « nature » est,
malgré le mot, fabriqué.
2607 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 221.
2608 La rapidité avec laquelle des individus sensibles et cultivés chutent dans la barbarie en temps
de guerre peut s’expliquer par le fait qu’ils ne savent pas résister aux schémas induits par le
comportement du soldat.
2609 C’est surtout le comportement sexuel, délinquant et criminel qui a attiré l’attention des
chercheurs en génétique du comportement.
2610 Par contrainte également, lorsque l’homme intervient (domestication, dressage). Ainsi le
rythme de veille-sommeil peut être inversé chez l’animal pourvu que soit respectée la durée totale de
24 heures (cette pratique est utilisée dans les jardins zoologiques pour permettre aux visiteurs
d’observer les animaux nocturnes).
2611 La prédétermination du vivant était une notion providentialiste ; elle supposait en effet une
Intelligence supérieure qui avait tout prévu.
2612 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, op. cit., p. 137.
2613 M. Merleau-Ponty, La Nature, op. cit., p. 201-202.
2614 Ibid., p. 199.
2615 Ibid., p. 195.
2616 Le jeune est à peu près toujours polyphasique : de courtes phases d’activité succèdent
rapidement à de courtes phases de repos, les critères externes de passage de l’un à l’autre étant
parfois assez flous comme l’ont signalé les psychologues de l’enfant. Ces alternances de phases
semblent liées au métabolisme et non aux événements du milieu extérieur. Progressivement, en
quelques mois chez l’enfant, on observe l’établissement d’un rythme fondamentalement diphasique
d’activité globale par fusion des phases primaires. Le rythme nycthéméral est, chez les Vertébrés,
probablement acquis sous l’impulsion de la mère.
2617 La loi d’habitude énoncée par Lamarck stipulait que les modifications du milieu provoquent
le changement des besoins. Les animaux contractent alors de nouvelles habitudes qui sont aussi
durables que le besoin qui les a fait naître. Le changement d’habitude entraîne un changement dans
les actions. L’usage fortifie l’organe, le non-usage l’atrophie et peut le faire disparaître. Cette loi
complétée par celle de l’hérédité des caractères acquis constitue le lamarckisme.
 
 
2618 G. Le Masne, « Sociétés animales » in Encyclopaedia Universalis, vol. XV, 1968, p. 59.
2619 Rhétorique I, 2, 1370 a 7-8.
2620 Éthique à Nicomaque II, 1, 1103 b 25.
2621 B. Lahire, Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, 1999, p. 138.
2622 Voir Traité de la nature humaine I, 3, 14 et Enquête sur l’entendement humain, IX.
2623 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique I, § 13, trad. A. Renaut, GF-Flammarion,
1993, p. 81.
2624 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, Philosophie de l’Esprit § 410.
2625 Ravaisson écrit que l’habitude « est (…) pour ainsi dire la différentielle infinitésimale ou
encore la fluxion dynamique de la Volonté à la Nature. La Nature est la limite du mouvement de
décroissance de l’habitude » (F. Ravaisson, De l’habitude, Rivages Poche, Payot et Rivages, 1997, p.
83).
2626 De l’esprit des lois XIX, 12 et XIX, 16.
2627 C.L. de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des
Romains, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1951, p. 114. Les déboires des
révolutions politiques dans le monde musulman depuis un siècle confirment amplement l’idée de
Montesquieu.
2628 Éthique à Nicomaque, II, 5, 1105 b 26-27.
2629 Habere en latin, ékhein en grec.
2630 Catégories 8, 8 b 25-9 a 15 ; Métaphysique E 19, E 20 1022 b 10-12.
2631 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, op. cit., p. 133.
2632 Avec l’acte verdictif (prononcer un jugement), l’acte exercitif (formuler une décision), l’acte
commissif (s’engager à une action), et l’acte exposif (poser une conception, objecter).
2633 Le vol en V des oiseaux migrateurs a beau être d’une remarquable régularité, il ne suit pas
une règle, et encore moins une convention.
2634 E. Goffman, Les Cadres de l’expérience, trad. fr., Les Éditions de Minuit, 1991.
2635 À propos des addictions, par exemple (voir L’aliénation).
28. Le concept
 
 
 
Socrate dit à Hippias, dans le dialogue de Platon2636. : entre « qu’est-ce
qui est beau ? » et « qu’est-ce que le beau ? », ne vois-tu pas de différence ?
Hippias répond : Pas la moindre ! Le sophiste tel que Platon le dépeint pour
les siècles à venir est l’antiphilosophe attaché aux exemples
empiriques2637. et incapable de penser l’idée. Les sophistes avaient une
conception pragmatique de la pensée. Il est de fait que dans l’usage courant
l’énoncé d’un concept est dépourvu de toute fonction utile : commander à
un pâtissier « un gâteau » n’est pas sérieux.
La philosophie, disent Deleuze et Guattari, est « la discipline qui consiste
à créer des concepts »2638.. « Platon disait qu’il fallait contempler les
Idées, mais il avait fallu d’abord qu’il crée le concept d’Idée »2639.. Mais
si la recherche (ou la construction) du concept définit la philosophie, elle
définit également la science2640. ou du moins une partie celle-ci. Le terme
de « concept » est souvent pris pour synonyme de celui d’« idée » et de
celui de « notion ». Les découpages ne sont pas les mêmes d’une langue à
l’autre. Historiquement, il est vrai que le concept (logique) a tendu à
détrôner l’idée (à la fois métaphysique et psychologique). Cela dit, dans les
textes classiques, ce qui est pensé avec le terme d’idée correspond la plupart
du temps à ce que nous appelons « concept »2641..
La distinction entre concept et notion est plus facile à établir, du moins en
français. Les termes de la langue commune renvoient presque toujours à des
notions, par contraste avec les langages formalisés qui, eux, utilisent des
concepts. Une notion est entourée d’un halo vague de valeurs et de
représentations qui diffèrent selon les époques, les cultures, et les individus.
Les dictionnaires définissent le concept comme idée générale et abstraite,
mais toutes les idées le sont. Le concept est une idée universelle, c’est-à-
dire qu’il s’applique à la totalité d’une classe d’objets. C’est son
universalité qui le caractérise, la notion, l’idée2642. ne sont que
générales2643.. On ne dira pas « la notion de » table, « la notion de » chien,
ni « la notion de » masse chez Newton. La notion est empirique et
largement indéterminée, le concept est intellectuel2644. et rigoureusement
défini2645..
Kant donne cette définition : « Toutes les connaissances, c’est-à-dire
toutes les représentations rapportées consciemment à un objet, sont ou bien
des intuitions ou bien des concepts. L’intuition est une représentation
singulière (…), le concept est une représentation générale (…) ou réfléchie
»2646.. Cicéron rapporte cette leçon par geste de Zénon2647.. Montrant sa
main ouverte, les doigts étendus, le maître stoïcien disait : « Voici la
représentation ». Puis Zénon contractait légèrement les doigts : « Voici
l’assentiment ». Puis il fermait la main et serrait le poing en disant : « Voici
la compréhension ». Enfin, avec la main gauche qu’il approchait, il serrait
fortement le poing droit en disant : « Voici la science, que personne ne
possède, sinon le sage »2648.. Le concept correspond au poing fermé : il est
à la fois saisie et ramassement. « Begriff », le concept en allemand, vient de
« begreifen », qui signifie « saisir ». Le concept est un moyen
d’attraper2649.. Il se caractérise aussi par son pouvoir d’unification (le
poing fermé par opposition à la main écartée). Le concept manifeste la
puissance synthétique de la pensée.
Par opposition aux termes syncatégorématiques, qui n’ont de sens qu’en
établissant une relation entre termes significatifs (« comme », « et », « si »,
« alors »...) le concept est, pour reprendre ce vocabulaire de logique
médiévale, catégorématique2650.. Il est l’unité élémentaire du jugement et
du raisonnement, mais il est lui-même le produit de jugements et de
raisonnements2651.. Le concept ne nous est jamais donné isolé dans une
expérience de pensée.
 
 
I. LES TYPES DE CONCEPTS
 
Le terme de « concept » renvoie à des réalités suffisamment différentes
pour que l’on puisse parler de types ou de familles. Le concept aristotélicien
doublement déterminé par une essence et par son domaine d’application a
été l’élément premier de la logique classique, et il a été pour la pensée et la
connaissance un modèle. Longtemps la plupart des philosophes ont cru que
tous les concepts étaient de ce type. Mais les concepts philosophiques et les
concepts scientifiques possèdent des particularités suffisamment différentes
de celles du concept aristotélicien pour qu’on puisse en parler comme
représentant d’autres types. Par ailleurs, il convient de réserver une place
aux catégories et aux transcendantaux, qui constituent encore des concepts
d’un genre particulier.
 
 
1. Le concept aristotélicien
 
La logique d’Aristote, qui fut la première à construire une analytique du
concept de manière systématique2652., trouve son modèle épistémologique
dans une biologie descriptive qui classe les êtres en genres et en espèces.
Les individus qui possèdent suffisamment de traits semblables constituent
une espèce et les espèces qui elles aussi possèdent des traits suffisamment
semblables entre elles forment un genre. Le genre et l’espèce sont des
concepts. En grec, le même mot eïdos, peut être traduit par « idée » et par «
espèce ».
Un concept englobe la totalité des êtres auquel il se rapporte : le concept
d’animal renvoie à la totalité des animaux, sans exception. Chaque concept
possède une essence, laquelle est analysable en éléments : ainsi dans le
concept d’homme l’élément « langage » ou « pensée » est essentiel. Le
domaine d’application (dit plus tard « extension ») et la nature (dite plus
tard « compréhension ») du concept constituent ses deux dimensions.
Un concept est plus abstrait qu’un autre si son extension est plus grande, et
moins abstrait si sa compréhension est plus grande. L’abstraction varie en
sens directement proportionnel avec le degré d’extension du concept, et en
sens inversement proportionnel avec le degré de compréhension du concept.
Ainsi le concept d’opposition a-t-il une extension plus grande que celui de
lutte, et le concept de lutte une extension plus grande que celui de guerre.
Le concept de lutte est moins abstrait que celui d’opposition, mais
davantage que celui de guerre. Autre exemple : la notion de remède est plus
compréhensive que celle de médicament : tout médicament est un remède,
mais tout remède n’est pas un médicament (la saignée, le baquet de
Mesmer, le régime alimentaire sont des remèdes — pas des médicaments).
En compréhension, le concept est sujet (« l’homme est un animal doué de
pensée ») ; en extension, il est attribut (« Socrate est un homme »).
L’association de plusieurs concepts forme un jugement (« l’homme est
mortel »). L’association de plusieurs jugements forme un raisonnement. La
théorie du syllogisme2653. est une logique de la déduction fondée sur
l’extension du concept. Les concepts en effet peuvent être hiérarchisés en
fonction de leur extension, plus ou moins grande. Le syllogisme repose sur
le mécanisme de l’inclusion de classe que figurent de manière simple les
cercles d’Euler : « Tous les hommes sont mortels » est la majeure du
syllogisme, le concept de mortel qui a l’extension la plus grande est figuré
par le cercle qui englobe le concept d’homme figuré par un cercle plus petit
; « Socrate est un homme » est la mineure du syllogisme, qui énonce
l’appartenance de l’individu à l’espèce (l’individu Socrate sera figuré
comme un point appartenant au cercle du concept d’homme). La conclusion
du syllogisme que « Socrate est mortel » est la déduction de cette double
relation d’inclusion : si C (l’individu) appartient à B (l’espèce) et si B
appartient à A (le genre), alors C appartient à A.
Une loi logique simple (dite « loi de Port-Royal ») stipule que la
compréhension et l’extension d’un terme varient en sens inverse l’une de
l’autre. « Des concepts très abstraits nous font peu connaître de beaucoup
de choses, disait Kant ; des concepts très concrets nous font beaucoup
connaître de peu de choses »2654.. Le concept d’homme a une
compréhension plus grande que celui d’animal mais une extension plus
petite. Le concept d’animal a une compréhension plus petite que celui
d’homme, mais une extension plus grande.
En principe, la grandeur de l’extension peut aller de zéro à l’infini. Un
concept d’extension nulle serait un concept qui ne pourrait s’appliquer à
aucun être. La question sera de savoir si ce « concept » constitue encore un
objet logique. Un concept d’extension infinie serait un concept qui pourrait
s’appliquer à tous les êtres sans qu’ils pussent être comptés. La
métaphysique classique a cru reconnaître dans l’Être ce concept ultime.
Aucun autre concept ne peut avoir d’extension plus grande puisque même
le non-être qui est son autre peut justement être dit « être ». Quant à la
compréhension de l’Être, elle est minimale, réduite à l’unité tautologique :
de l’Être, il est difficile de dire autre chose qu’il est. À l’autre bout de l’arc
l’individu a une extension minimum identique à lui-même, ou nulle, mais sa
compréhension est sinon infinie (c’est ce que pensait Leibniz), du moins
indéfinie. Pour cette double raison, la plupart des philosophes n’ont pas
considéré l’individu comme un concept.
La scolastique médiévale, héritière de la logique aristotélicienne, croyait
possible de définir tous les concepts par genre et par espèce — genre
prochain et différence spécifique. Dire que la Lune est le satellite de la
Terre ou que le carré est un quadrilatère régulier dont les quatre côtés égaux
se coupent à angle droit, c’est définir la Lune (qui est un individu) et le
carré (qui est une espèce) par genre prochain et différence spécifique.
L’emboîtement de classe satisfaisait le goût médiéval pour la hiérarchie et
l’ordre ; la logique était la servante de la théologie. Le concept aristotélicien
convenait pour un ensemble dénombrable et empiriquement constatable, le
monde des êtres et des choses, pour une nature achevée, close, finie c’est-à-
dire, pour les anciens Grecs, parfaite.
Deux concepts peuvent avoir entre eux quatre types de rapports logiques :
un rapport d’exclusion (aucun oiseau n’est un mammifère ; aucun fascisme
n’est démocratique), un rapport d’inclusion (les animaux font partie d’un
écosystème), un rapport de co-extension (tout ce qui est humain est culturel,
tout ce qui est culturel est humain) et un rapport d’intersection (il y a des
musulmans qui sont Arabes, il y a des Arabes qui sont chrétiens).
Étymologiquement, la connotation, synonyme de compréhension, signifie
« connaître avec » — cum notio, en latin2655.. L’idée mêlait les registres
ontologique, logique et langagier. La Logique de Port-Royal disait
compréhension pour connotation et étendue pour dénotation. En logique, le
terme d’intension a été utilisé pour la première fois par Hamilton à la place
de celui de compréhension pour désigner l’ensemble des caractères
représentés par un terme général et entrant dans sa définition. J.M. Keynes
distinguera dans l’intension la connotation qui s’applique surtout au mot
(ensemble des caractères considérés comme essentiels à une classe et
comme constituant la définition du terme qui la désigne), l’intension
subjective qui en est le correspondant mental et la compréhension
constituée par l’ensemble des caractères objectifs qui appartiennent à
chacun des individus auxquels s’applique le nom considéré.
L’extension est la propriété qu’a un terme de s’appliquer à un nombre plus
ou moins grand d’êtres ou d’objets ; elle correspond à la sphère plus ou
moins grande des êtres ou des espèces auxquels s’applique un attribut2656..
L’extension d’un terme ou d’une expression est l’ensemble des objets qui le
(ou la) satisfont ; l’intension, quant à elle, est la condition qu’un objet doit
satisfaire pour que le terme lui soit appliqué de façon véridique. Deux
termes peuvent avoir même extension, mais différer quant à leur intension.
Ainsi, l’ensemble des animaux rationnels est identique à l’ensemble des
bipèdes sans plumes ; les expressions « animal rationnel » et « bipède sans
plumes » ont donc même extension. Néanmoins, leurs intensions sont
différentes. On ne peut en effet appliquer le terme « animal rationnel »
qu’aux individus qui possèdent la propriété d’être un animal rationnel. S’il
y avait d’autres bipèdes sans plumes que les hommes, on ne pourrait pas
leur appliquer le terme. De nombreux théoriciens au XXe siècle ont identifié
la signification des termes avec leurs intensions. La signification d’un
prédicat est alors la propriété qui détermine son extension, la signification
d’un terme singulier, le concept qui permet d’identifier l’individu auquel le
terme s’applique. Opposée à la compréhension ou à l’intension, l’extension
d’un terme individuel (par exemple un nom) est l’individu concret qu’il
désigne. L’extension d’une propriété est la classe ou l’ensemble des objets
qui ont cette propriété. L’extension d’une proposition est son caractère
abstrait de correspondance ou de non-correspondance aux faits (sa valeur de
vérité).
L’extension peut également être définie comme la propriété qu’a une
proposition d’être vraie pour un ensemble de cas donnés2657. ; par suite,
elle désigne l’ensemble des hypothèses dont elle peut être la conséquence.
Frege a défini l’extension d’un concept comme un cas particulier de ce qu’il
nomme le parcours de valeurs (Wertverlauf) d’une fonction. Il définit les
parcours de valeurs à la manière indirecte caractéristique d’une logique
fondée sur le principe de substituabilité des identiques. Les fonctions
prenant les mêmes valeurs pour les mêmes arguments ont les mêmes
parcours de valeurs. Ainsi définis, les parcours de valeurs constituent des
entités logiques au sens strict. Ils correspondent à ce que les mathématiciens
et les logiciens doivent entendre par classe ou ensemble. Frege considère
que cette définition est à ce point cruciale dans son système qu’il la présente
comme un axiome logique fondamental.
 
 
2. Le concept philosophique
 
Les doxographes qui ont classé les dialogues de Platon leur ont donné
pour sous-titre le concept qui était en jeu et en question : Le Petit Hippias
ou Du faux, Le Grand Hippias ou Du Beau, Criton ou Du devoir, Lachès ou
Du courage, Lysis ou De l’amitié, Ménon ou De la vertu, La République ou
De la justice etc. Les difficultés, voire les apories rencontrées dans la
définition de ces concepts viennent de l’impossibilité de les ranger
définitivement dans des classes : si l’amitié est une vertu, l’est-elle toujours
? Si la piété est le respect dû aux dieux, n’y a-t-il pas des honneurs impies
rendus aux dieux ? Si la vertu est objet de connaissance, comment se fait-il
qu’elle ne puisse pas s’enseigner ? etc. En fait, très peu de concepts
philosophiques peuvent être assimilés à des espèces ou à des genres de type
aristotélicien. Par ailleurs, chaque philosophie possède non seulement sa
façon de concevoir le concept, mais également sa manière de le traiter. Si
Spinoza prend le soin au début de son Éthique de définir ses concepts de
substance, d’attribut, de mode, et si Kant ne cesse de déterminer ses
concepts par le jeu des oppositions, ces deux penseurs font plutôt figure
d’exceptions dans l’histoire de la philosophie. On serait bien en peine de
trouver une définition de dictionnaire de la Volonté chez Schopenhauer, ou
de la force chez Nietzsche. Comment d’ailleurs le concept philosophique
serait-il déterminé au départ, puisque c’est lui qu’il s’agit de déterminer à la
fin ? Une œuvre entière de philosophe n’est pas de trop pour établir un
concept.
Rudolf Carnap a forgé le concept de concept individuel à partir de la
notion leibnizienne de substance individuelle : c’est un concept dont le
référent est un individu. Pour Leibniz, la notion individuelle ou
haeccéité2658. est ce qui permet à un entendement omniscient comme celui
de Dieu de déduire la série de ses prédicats : ainsi de la notion individuelle
de César, Dieu peut tirer qu’il franchira le Rubicon et sera assassiné. Carnap
distingue l’extension d’une expression individuelle (l’individu désigné
ainsi) et son intention (le concept individuel qu’elle exprime). « Walter
Scott » désigne en extension un individu et en intension un concept
individuel, par exemple l’auteur d’Ivanhoé. Dans les phrases modales, les
variables réfèrent à des intensions et donc à des concepts individuels.
C’est en un sens différent, non logiciste, que Deleuze et Guattari parlent de
personnages conceptuels, dont ils disent qu’ils contribuent à la définition
des concepts2659.. Le premier exemple donné est l’ami, qui est au cœur du
nom même de philosophe (« l’ami de la sagesse »). Le Socrate de Platon, le
Dionysos de Nietzsche sont des personnages conceptuels2660., à savoir des
constructions de concept. C’est en cela qu’ils diffèrent des personnages
symboliques de la littérature : Harpagon n’est pas un personnage
conceptuel, même s’il est l’Avare, Alceste n’est pas un personnage
conceptuel, même s’il est le Misanthrope. L’avarice et la misanthropie ne
sont pas des concepts construits par Harpagon et par Alceste, mais des idées
déjà établies pour lesquelles Molière a inventé des types. En revanche, le
Socrate de Platon n’illustre pas le sage déterminé par opposition aux
sophistes, puisque c’est avec lui que cette figure s’inscrit pour la première
fois dans l’histoire.
 
 
3. Les catégories et les transcendantaux
 
Le concept est une idée simple à laquelle aboutit la décomposition de la
pensée ou un terme simple auquel aboutit la décomposition du discours. La
simplicité du concept, cette finitude que l’on retrouve dans le double sens
du terme, est toute relative car un concept est décomposable. S’il ne l’était
pas, il ne pourrait être défini. Certains philosophes néanmoins ont estimé
qu’il existait des concepts premiers et fondamentaux, à partir desquels les
énoncés étaient possibles : ce sont eux qu’Aristote appelait « catégories
»2661..
Les catégories sont des manières principales d’attribuer (en grec :
katègoreïn) l’être ou une manière d’être. Ce sont les prédicats les plus
larges pouvant être affirmés essentiellement des diverses entités
nommables.
Les dix catégories d’Aristote correspondent aux différentes manières de «
dire sans combinaison » : la substance, la quantité, la qualité, la relation, le
lieu, le temps, la situation, l’avoir, l’action et la passion. Aristote a varié sur
leur nombre ; les catégories plus importantes sont les quatre premières. Plus
décisive encore est la différence de statut entre la substance (ousia) et les
autres catégories car la substance est ce dont tout le reste se dit, sans être
elle-même l’attribut de rien d’autre ; c’est par rapport à elle que les autres
catégories se définissent comme sens de l’être2662..
Les stoïciens réduiront à quatre le nombre des catégories : les substrats, les
qualifiés, les manières d’être et les manières d’être relatives. Refusant l’idée
que les mêmes catégories, en particulier celle de substance, puissent
s’appliquer à la fois au monde intelligible et au monde sensible, Plotin
limita à ce dernier leur champ d’application et fit des « plus grands genres »
du Sophiste de Platon (l’être, le même et l’autre, le mouvement et le repos)
les genres premiers du monde intelligible.
Kant définit les catégories comme les concepts purs de l’entendement, qui
sont les concepts fondamentaux de la connaissance. Les catégories sont
transcendantales, c’est-à-dire les conditions de possibilité a priori de la
connaissance des phénomènes. Comme chez Aristote, elles ne désignent pas
les choses elles-mêmes, fût-ce du point de vue de l’universel, mais les
cadres logiques à l’intérieur desquels les choses peuvent être saisies par
l’entendement. Les catégories de la logique ne sont pas les genres de l’être
mais les modes de l’attribution. Elles sont à la fois le moyen et l’expression
des jugements2663..
Kant reproche à Aristote le désordre empirique (« rhapsodique ») de sa
liste des catégories. Il la remplace par l’ordre systématique d’une table de
douze catégories rangées par groupe de trois sous les quatre rubriques de la
quantité (unité, pluralité, totalité), de la qualité (réalité, négation,
limitation), de la relation (inhérence et substance, causalité et dépendance,
communauté réciproque : action réciproque entre l’agent et le patient), et de
la modalité (possibilité/impossibilité, existence/non existence,
nécessité/contingence). La troisième catégorie de chaque rubrique est
présentée comme la synthèse des deux précédentes.
Plus près de nous, Bertrand Russell développera l’idée, déjà présente chez
Aristote et Kant, selon laquelle les confusions de catégories produisent des
non-sens syntaxiques et sémantiques. Gilbert Ryle dénoncera comme une «
erreur de catégorie » la confusion de l’esprit avec une substance, alors qu’il
est une propriété. Malgré les « grammaires catégorielles » formulées par
des logiciens comme Ajdukiewicz, il n’existe pas de logique exhaustive des
catégories. La théorie la plus compréhensive est celle de Charles Peirce qui
distingue les catégories de priméité (spontanéité du quale sensible), de
secondéité (force réactive de l’existence) et de tiercéité (intelligibilité et
réalité du sens et de la loi) dans le triple cadre d’une analyse logique
(élargie à une théorie des signes, ou sémiotique), d’une description
phénoménologique (Peirce dit : « phanéroscopique ») et d’un engagement
ontologique réaliste.
Dans sa Logique, Kant définit le genre suprême comme celui qui n’est pas
espèce et l’espèce dernière comme celle qui n’est pas genre mais il ajoute
qu’en vertu de la loi de continuité, il ne peut y avoir ni d’espèce dernière ni
d’espèce prochaine2664.. Dans la philosophie médiévale, un transcendantal
est une entité qui, par-delà les catégories d’Aristote et antérieurement à
elles, s’applique à tous les êtres : l’Être, le premier des transcendantaux,
puis les « convertibles », l’Un, le Vrai, le Beau, sont des transcendantaux
(certains auteurs ajoutent la chose, le quelque chose, le même, l’autre, le
nécessaire et le contingent, l’acte et la puissance). Les transcendantaux sont
des concepts transgénériques dont l’universalité est supérieure à celle des
catégories. La métaphysique est la science des transcendantaux — lesquels
ne déclinent pas les sens de l’être comme les catégories, mais valent pour
l’être même, dans chacun de ses sens. Par exemple, tout être n’est pas
animal ou accident, mais tout être est un. Un transcendantal n’a aucun
prédicat au-dessus de soi, il n’est contenu dans aucun genre, sinon l’étant.
 
 
4. Le concept scientifique
 
La rigueur d’un concept philosophique n’est pas, à la différence de celle
d’un concept scientifique, universellement admissible. Le concept
d’inconscient chez Freud est rigoureusement déterminé, mais il existe des
psychologues et des biologistes pour le récuser.
Par ailleurs, le concept scientifique tend à se libérer de la représentation
sensible : le concept d’onde dans la mécanique quantique est un objet
formel qui ne peut être figuré par une image.
Alors que le concept aristotélicien a une définition topique, taxinomique
qui correspond à sa place dans un système hiérarchisé d’emboîtement de
classes, donc une définition statique, le concept scientifique a une définition
opératoire, dynamique, qui comporte la description d’un procédé régulier
pour repérer, mesurer et généralement atteindre et identifier le concept
défini. Le mathématicien crée le concept d’inconnue, puis place celle-ci
dans une fonction. Les seules opérations que connaisse le concept
aristotélicien sont les relations d’inclusion et d’exclusion, lesquelles sont
données dans la définition même des termes. Mais lorsqu’il est écrit que
F=mg ou que E=1/2mv2, m (la masse) est un élément d’opération. Or
effectuer ces opérations, c’est déjà agir sur le réel, ou se donner les moyens
de le faire.
Le caractère opératoire du concept le rend indépendant de la vérité
étymologique du mot qui le désigne : l’atome n’est pas insécable, le proton
n’est pas premier comme leurs origines le disent, cela n’empêche pas ces
concepts d’accomplir leur fonction dans le procès de connaissance.
Comprendre un concept (l’expression confine au pléonasme), c’est posséder
au moins implicitement sa loi de composition. Tant que l’enfant n’a pas
compris que le cercle est produit par la rotation d’un segment autour d’un
point, il a seulement l’idée générale de cercle.
Bachelard a montré qu’avec le concept scientifique la loi de Port-
Royal2665. ne s’applique plus : la compréhension la plus grande est
associée à l’extension la plus grande. Bachelard prend l’exemple de la
pythagoricité du triangle rectangle : on obtient la pleine compréhension de
cette propriété lorsqu’on lui donne sa plus grande extension, en faisant
varier au maximum les figures qu’on peut construire sur les trois côtés.
Mais si la compréhension s’accroît avec l’extension, c’est que ces notions
ne s’entendent plus en termes classificatoires2666..
Un concept scientifique est toujours sous-tendu par une théorie
scientifique. On ne peut dire du concept de masse qu’il est abstrait des
masses concrètes, existantes, puisqu’on ne peut parler de telle masse
particulière qu’à partir du concept. En alignant les cinq représentations du
concept de masse en figurant chaque modèle par un rectangle plus ou moins
haut selon l’importance relative de la représentation2667., Bachelard
obtient un « profil épistémologique » du concept2668..
 
 
II. LES FONDEMENTS DU CONCEPT
 
Le « sophisme du rat »2669. repose sur la confusion entre la réalité
physique et le mot qui sert à la désigner. Dans les trois propositions
suivantes : « la rose est en train d’éclore », « la rose est une espèce
botanique », « la rose est un mot de quatre lettres », la rose appartient à trois
mondes différents : celui de la réalité physique, celui de la pensée, et celui
du langage.
Chez les commentateurs anciens d’Aristote, il existait trois théories sur la
nature des catégories : celle qui en faisait des êtres ou des étants, celle qui
en faisait des noèmes (objets de pensée), et celle qui en faisait des « sons
vocaux ». À cette triade, a succédé celle des choses, des concepts et des
noms.
C’est de la hiérarchie logique de Porphyre (le genre, l’espèce, la
différence, le propre et l’accident) qu’est issu le problème connu sous le
nom de « querelle des universaux ». Les universaux (du latin universalia,
pluriel de universale, universel2670.) étaient le nom donné au Moyen Âge
aux termes universels, c’est-à-dire aux classes (genres et espèces) contenant
un nombre indéfini d’individus et aux différentes manières par lesquelles un
prédicat est lié au sujet. Porphyre distinguait les cinq universaux cités plus
haut. La querelle des universaux commence au XIe siècle avec la doctrine
nominaliste dite « des voix » (voces) ou « souffles » (flatus vocis). Elle
prend sa source au début de l’Isagoge de Porphyre, dans lequel ce
philosophe néoplatonicien se pose la question de savoir si les genres et les
espèces « existent ou bien s’ils ne consistent que dans de purs concepts » «
ou à supposer qu’ils existent s’ils sont des corps ou des incorporels et, en ce
dernier cas, s’ils sont séparés ou bien s’ils existent dans les sensibles et en
rapport avec eux »2671.. Comme le fameux arbre auquel Porphyre a donné
son nom2672. le problème du statut ontologique des genres et des espèces
est exposé sous forme d’alternatives successives.
Une autre source de la querelle des universaux fut les Questions
d’Alexandre d’Aphrodise, plus importantes encore que l’Isagoge car c’est à
partir d’un passage du traité De l’âme d’Aristote qu’Alexandre pose la
question topique : « Que signifie la parole d’Aristote (…) : L’animal pris
universellement ou bien n’est rien ou bien est postérieur ? ». La thèse
d’Alexandre est que l’animal n’existe qu’en tant que réalisé dans un
individu au moins mais que l’universalité ne fait pas partie de son « essence
».
La querelle des universaux a été l’un des deux grands débats
philosophiques au Moyen Âge — l’autre étant celui des rapports entre la foi
et la raison. C’est Albert le Grand qui formulera le problème sous la forme
de la triade universale ante rem, universale in re, universale post rem, «
avant », « dans », et « après » la chose. L’universale ante rem est l’universel
antérieur à la pluralité, l’universel théologique, il correspond à l’Idée
platonicienne ; l’universale in re est l’universel dans la pluralité, ou
universel physique, il correspond à la « forme participée » chez Platon, ou à
la forme immanente aux singuliers chez Aristote ; l’universale post rem est
l’universel postérieur à la pluralité ou universel logique, il correspond au
concept abstrait chez Aristote.
Le problème des universaux admet par conséquents trois grands types de
réponse : le réalisme platonicien (les concepts transcendent leurs
représentants empiriques)2673. ; le conceptualisme aristotélicien et
thomiste (les concepts sont à la fois dans l’esprit et dans les choses, «
abstraire n’est pas mentir ») ; et le nominalisme (les concepts ne sont que
des signes commodes pour appréhender les ressemblances entre les choses).
Le conceptualisme peut tendre vers le réalisme (tel est le cas de
l’hylémorphisme aristotélicien, selon lequel les choses sont un composé de
matière et de forme) ou vers l’intellectualisme (les formes ne sont pas dans
les choses mais tirées des choses par la pensée). Cette dernière position était
celle d’Abélard selon lequel les concepts n’existent pas dans les choses
mêmes mais ont une existence propre dans notre esprit. D’une manière
générale, le conceptualisme admet l’existence de deux pôles indépendants,
le singulier matériel et l’universel construit par l’esprit d’où résulte une
objectivité plus conceptuelle que réelle. Des historiens de la philosophie ont
parlé de conceptualisme modéré ou de réalisme mitigé pour désigner la
position selon laquelle l’idée peut être exprimée sous divers modes, dans la
matière par individuation, dans les concepts par abstraction, et en Dieu pris
comme source créatrice ou cause exemplaire. La tripartition retenue ici pour
des raisons didactiques (réalité/pensée/langage) a été rarement pensée de
manière aussi catégorique.
 
 
1. Dans la réalité
 
Socrate demande à Ménon ce qu’est la vertu. Ménon lui donne tout « un
essaim de vertus »2674. en lui répondant par la vertu de l’homme d’État, la
vertu de la femme, la vertu de l’enfant2675.. Ménon comme tous les
sophistes, confond la définition avec l’énumération : il dresse une liste au
lieu de montrer une essence.
Il n’y a pas de cercle sans choses rondes, disent les empiristes, puisque ce
sont les choses rondes qui réalisent (au sens propre de donner la réalité) le
cercle. Pour Platon, comme pour tous les réalistes des Idées, c’est à
l’inverse parce qu’il existe d’abord, de toute éternité, un Cercle en soi que
nous pouvons voir des choses rondes dans le monde sensible. Du point de
vue réaliste, le concept se distingue à la fois du prédicat qui l’exprime et de
la propriété qu’il signifie. Dans son commentaire de l’Isagoge de Porphyre,
Ammonius reprend l’image platonicienne du sceau, de la cire et de la figure
imprimée2676. : « Imaginons donc un anneau, avec une empreinte
[représentant] par exemple Achille, ainsi qu’une multitude de pains de cire ;
supposons que l’anneau marque de son sceau tous les pains de cire ;
supposons maintenant que quelqu’un vienne plus tard et qu’il regarde les
pains de cire, en constatant que toutes [les marques] viennent d’une unique
empreinte : il aura en lui-même la marque, c’est-à-dire l’empreinte dans sa
faculté discursive2677. ; on peut donc dire que le sceau sur l’anneau est
‘antérieur aux multiples’ ; que la marque dans les pains de cire est ‘dans les
multiples’, tandis que celle qui est dans la faculté discursive de celui qui l’a
imprimée, est ‘postérieure aux multiples’ et « postérieure dans l’ordre de
l’être ». Eh bien, c’est cela qu’il faut comprendre dans le cas des genres et
des espèces »2678..
Dans le platonisme, on appelait éponymie l’expression linguistique de la
relation ontologique de participation. Une Forme (ou Idée) est éponyme
dans la mesure où tout ce qui participe d’elle en reçoit et son être et son
nom. René Thom dira que deux qualités (par exemple, deux couleurs)
appartiennent au même genre si l’on peut les déformer continûment de
l’une à l’autre (par expérience mentale). L’Idée platonicienne est un absolu,
donc non dérivable. Mais dire qu’elle est un concept, c’est en nier l’absolu
ontologique, donc contester le platonisme2679.. Dans l’idée de la
connaissance, c’est du concept qu’on est en quête et ce concept doit être
adéquat à l’objet. Inversement, dans l’Idée du Bien, le concept est premier,
il joue le rôle d’une fin qui est en lui-même et qui doit être réalisée au
niveau de la réalité effective.
À l’époque récente, dit Hegel dans ses cours d’esthétique, aucun concept
ne s’est aussi mal porté que le Concept lui-même. La génération romantique
à laquelle appartenait l’auteur de La Phénoménologie de l’Esprit cultivait
contre le rationalisme de l’Aufklärung la sentimentalité et le vague à l’âme,
l’impression floue et l’intuition enthousiaste. Même s’il lui doit un souffle
et un style, Hegel pense contre le romantisme de son temps en définissant le
concept comme la puissance substantielle à la fois libre, totale et consciente
d’elle-même. Chez lui, la chose comme concept dépasse le concept de
chose.
La philosophie de Hegel est une philosophie du Concept. Le Concept n’est
pas un moyen (de pensée) — il est la pensée même, il n’est pas un moyen
de saisir le réel, il est la réalité effective elle-même. Le concept ne doit pas
son existence au contenu offert par la représentation sensible (qui donnerait
l’être) ni au contenu de la représentation (qui fournirait l’essence) — c’est
lui qui à l’inverse constitue la vérité de l’être et de l’essence. Le Concept est
sujet, et il est la totalité. L’Idée qui chemine à travers la triade de
l’Encyclopédie des sciences philosophiques, qui est le principe du système
tout entier parce qu’elle récapitule par le mouvement de l’essence le
contenu de l’être, c’est le Concept ; l’Esprit qui l’accomplit, c’est encore le
Concept. L’être est le Concept sous la modalité de l’en-soi (la totalité
immédiate) ; l’essence est le Concept sous la raison de son opposition
intérieure entre le pour-soi et le pour-un-autre ; le Concept, unité de l’être et
de l’essence, est la réalité concrète sous la modalité de l’en-soi et pour-soi,
c’est-à-dire de l’absolu. Si, au terme de la Science de la Logique le concept
est sursumé par l’Idée (l’Idée absolue), cela ne signifie évidemment pas
qu’il lui laisse la place.
En un sens, Hegel a précédé Frege dans son entreprise de démentalisation
du concept : « Les espèces ordinairement admises de concepts clairs,
distincts et adéquats2680. n’appartiennent pas au concept, écrit Hegel, mais
à la psychologie »2681.. Hegel conçoit le concept par opposition à la
représentation. Le concept ne dérive pas du réel, il le constitue, il l’est
même : « le concept est (…) le principe de toute vie et par là en même
temps ce qui est absolument concret »2682.. C’est ce caractère concret,
c’est-à-dire effectif, total, qui oppose le Concept hégélien à l’Idée
platonicienne. La transcendance de celle-ci appartient en effet encore à
l’abstraction unilatérale de l’entendement incapable de surmonter ses
divisions.
La Théorie (ou Doctrine) du Concept constitue le troisième membre de la
triade de la Science de la Logique après la Théorie de l’Être et la Théorie de
l’Essence. Elle reprend la triade de l’ensemble du système exposé dans
l’Encyclopédie avec sa tripartition du concept subjectif (correspondant à la
Science de la Logique), de l’objet (correspondant à la Philosophie de la
Nature) et de l’Idée (correspondant à la Philosophie de Esprit) — c’est-à-
dire de l’immédiateté abstraite, de l’aliénation, et de la conscience concrète.
Le concept, écrit Hegel au début de la Science de la Logique est « l’unité
de l’être et de l’essence. L’essence est la négation première de l’être, qui par
là est parvenu à l’apparence ; le concept est la négation seconde ou la
négation de cette négation ; donc l’être rétabli, mais comme la médiation ou
négativité infinie de ce même être dans soi-même »2683.. Le Concept est
un universel, mais un universel singulier, un universel concret, c’est-à-dire
un universel qui est passé par les différences de la particularité. Hegel
distingue la détermination simple (Bestimmheit), qui est l’unité de l’être en
soi et de la limite, et la détermination précise (Bestimmung), qui est la
détermination en rapport avec le « quelque chose » en tant que pour soi.
À l’époque contemporaine, le réalisme platonicien sera essentiellement
représenté en mathématiques2684.. A.N. Whitehead, qui en collaboration
avec Bertrand Russell avait écrit les Principia Mathematica, a développé
dans son Procès et Réalité une sorte de platonisme dynamique2685. dans
lequel les essences autonomes vis-à-vis des réalités empiriques et des
représentations subjectives se produisent mutuellement. La théorie des
universaux proposée par Rudolf Carnap dans Meaning and Necessity est
également une manière de platonisme conceptuel. Une propriété y est
conçue comme une classe : c’est la collection des individus pour lesquels
elle se vérifie. Les classes obéissent au principe d’extensionalité, elles sont
déterminées par les individus qui en font partie (deux classes sont
identiques si et seulement si tout individu qui appartient à l’une appartient à
l’autre). Mais une propriété peut aussi être interprétée comme une entité
abstraite, indépendamment des individus à propos desquels elle se vérifie.
Carnap a proposé de caractériser les concepts par un principe
d’intensionalité : deux concepts sont identiques si et seulement si tout
individu qui exemplifie l’un exemplifie aussi nécessairement l’autre.
 
 
2. Dans la pensée
 
Dans l’énoncé du problème de Porphyre, le terme stoïcien d’épinoïa a été
utilisé pour désigner la pensée représentative, le concept, la conception.
C’est lui qui a été traduit en latin par intellectus employé habituellement
pour rendre le noûs aristotélicien. Le terme de conception renvoie d’abord à
la formation d’un concept puis, plus largement, un ensemble de
représentations (voir la « conception du monde »). La conceptualisation
insiste davantage sur le travail effectué par l’esprit. Dans le Begriff
allemand, il y aura l’idée de saisie (greifen). Cet acte n’est pas celui de
l’accueil, ni du recueillement.
La thèse selon laquelle les concepts résident ou bien dans les choses elles-
mêmes ou bien dans la pensée part du refus critique de l’Idée platonicienne
séparée, tel qu’il est connu dans la tradition philosophique sous le nom de
troisième homme ou d’argument du troisième homme). Avant qu’Aristote, à
qui l’on doit cette désignation, ne l’utilise pour écarter la théorie
platonicienne des Idées, cet argument a été une objection que Platon s’est
adressée à lui-même dans son Parménide, lequel aborde la question difficile
de la participation à propos de l’exemple de la grandeur en soi. S’il existe
une Idée qui détermine un ensemble d’êtres singuliers à être ce qu’ils sont,
il devrait exister une Idée d’un nouveau type susceptible d’exprimer ce que
cette Idée et ces êtres singuliers ont de commun. Dès lors, nous tombons
dans une prolifération à l’infini parce qu’à son tour cette dernière Idée
devra avoir quelque chose de commun avec ce qu’elle subsume. Si l’Idée
d’Homme est nécessaire pour comprendre les hommes, objectera Aristote,
alors il faudra un « troisième homme » susceptible de nous faire saisir en
même temps cet Homme en soi et les hommes empiriques — et ainsi à
l’infini2686.. Le sophiste Polyxène, à qui l’invention de l’argument a été
attribuée, le présente sous une forme moins abstraite : lorsque nous disons «
l’homme se promène », il ne peut s’agir de l’homme universel, parce
qu’une idée ne se promène pas, ni de Socrate ou de Platon parce que nous
n’avons pas dit de qui il s’agissait, nous parlons donc d’un troisième
homme. Pour Aristote, l’argument du troisième homme, qui repose sur la
confusion due à l’homonymie entre le prédicat commun et la substance
individuelle, montre que la théorie platonicienne des Idées comme entités
séparées des êtres, bute contre un impensable logique, donc doit être
repoussée.
À la relation platonicienne de participation, Aristote substitue celle
d’inhérence. Pour le conceptualisme, Socrate est réellement un homme mais
l’humanité n’a pas d’existence réelle en dehors des individus qui la
composent. Les universaux sont dans une multiplicité de sujets — non
séparés d’eux. Le concept est une formation de l’esprit, le résultat d’une
double opération intellectuelle : l’abstraction (seuls certains caractères de
l’objet sont retenus à l’exclusion d’autres pourtant perçus) et la
généralisation (les caractères retenus sont étendus à tous les objets
semblables qui les possèdent). L’abstraction permet le passage de la
multiplicité à l’unité (signalée par l’unicité du mot), de la particularité à la
généralité et à l’universalité, et enfin de la différence (réelle) à l’identité
(idéelle)2687.. Le concept est à la fois le produit et la condition du
raisonnement. Il doit être construit (et pas seulement appris). Le
conceptualisme reformule l’ontologie en termes d’individus et de propriétés
interprétées intensionnellement. Ce qui est visé par le concept dans le réel,
c’est une propriété2688.. L’appartenance d’un objet à un concept est
équivalente à la subsomption de cet objet sous ce concept, d’un objet à une
classe. Les objets blancs existent dans la réalité, la blancheur, en revanche,
n’existe que dans la pensée et pour elle.
Chez Thomas d’Aquin, le concept désigne le fruit d’un acte de génération
naturelle, le résultat d’une fécondation réciproque de l’intellect et de ce qui
lui est donné à connaître, c’est-à-dire d’abord des choses sensibles, dont
l’existence est révélée par la perception et dont les qualités deviennent peu
à peu identifiables grâce à la mémoire et à l’imagination qui transforment
les sensations en expérience. Pour le Docteur Angélique, le concept n’est ni
une chose ni un mot mais un acte par lequel l’intellect ramène une
multiplicité de choses à l’unité d’une visée (intentio). Au Moyen Âge, les
concepts étaient nommés intentions (intentiones) et l’on distinguait les
intentions premières, concepts de choses et les intentions secondes,
concepts de concepts. Le sens vitaliste de « faire naître » est essentiel à la
conception thomiste de la conception : chez Thomas d’Aquin, l’analogie
entre l’engendrement du concept par l’intellect et l’engendrement du Fils
(le Verbe) par le Père (Dieu) est essentielle.
Dans sa Logique, Kant distingue les concepts donnés (empiriques2689. ou
purs2690. selon qu’ils sont a posteriori ou a priori) et les concepts
factices2691.. La forme d’un concept, comme représentation discursive, est
toujours factice, note Kant2692.. Les actes logiques de l’entendement qui
produisent les concepts selon la forme sont : a) la comparaison (la
confrontation des représentations entre elles en relation avec l’unité de la
conscience) ; b) la réflexion (la prise en considération de la manière dont
diverses représentations peuvent être saisies dans une conscience) ; c)
l’abstraction (la séparation de tout ce en quoi pour le reste les
représentations données se distinguent). Ces trois opérations logiques de
l’entendement sont les conditions essentielles de production de tout concept
en général2693.. L’abstraction n’est que la condition négative qui permet la
production des représentations à valeur universelle ; la condition positive,
c’est la comparaison et la réflexion. L’abstraction, en effet, ne fait naître
aucun concept ; elle ne fait que l’achever et l’enfermer dans les limites
déterminées qui sont les siennes2694..
Selon Kant, les intuitions sensibles et les catégories de l’entendement sont
les seules bases de la connaissance. Dès lors, l’un des problèmes qu’aura à
résoudre la Critique de la raison pure sera l’articulation des concepts a
priori aux données sensibles. La théorie du schématisme transcendantal est
destinée à rendre compte d’une telle articulation.
Kant appelle schème la représentation intuitive, mais soumise à une règle
conceptuelle, grâce à laquelle le concept peut recevoir une figuration
adéquate et le sensible être lié dans un concept. Le schème est une
représentation intermédiaire entre les phénomènes perçus par les sens et les
catégories de l’entendement ; grâce à lui nous nous représentons un concept
intellectuel : par exemple, la succession est le schème de la causalité. Le
schème est le produit d’une faculté spécifique, l’imagination. En tant que
transcendantal, il n’est pas une image mais une condition a priori de
possibilité de la formation d’images. Chaque catégorie comme concept pur
de l’entendement a son schème. En qualité de forme a priori de la
sensibilité, le temps fournit la matière des schèmes. Par exemple le schème
de la quantité est le nombre dont les unités s’ajoutent successivement l’une
à l’autre. C’est dans et par le temps que se produit le concept sensible qu’est
le schème ; le schème pur de la réalité est sensation et renvoie à ce dont le
concept implique une existence dans le temps. Le schème de la substance
est la permanence du réel dans le temps, le schème de la cause est la
succession réglée, le schème de la communauté est la simultanéité réglée, le
schème de la possibilité est l’accord de la synthèse des représentations avec
les conditions du temps, le schème de la nécessité est l’existence en tous
temps.
L’exposition transcendantale d’un concept montre comment il rend
possible une connaissance a priori. La déduction transcendantale du
concept montre comment il s’applique nécessairement à tout objet de
connaissance. « Déduction » signifie dérivation, établissement d’un
fondement, justification. Kant entend fonder la valeur objective des
concepts a priori. Il commence par exclure la « déduction psychologique »
ou « empirique » qui réduit les représentations des effets à l’affectivité
réagissant aux choses extérieures. Ensuite il distingue la « déduction
métaphysique » des catégories à partir des fonctions logiques générales (les
jugements), et la « déduction transcendantale » dont la tâche est d’expliquer
comment des concepts a priori peuvent s’appliquer à des objets. Il ne s’agit
pas, pour la déduction transcendantale, de données empiriques (quid facti)
mais de fonder une validité en droit (quid juris). Dans la déduction
transcendantale, Kant distingue encore une déduction objective, qui veut
expliquer la validité des concepts a priori — elle répond à la question : que
peut connaître l’entendement sans recourir à aucune expérience ? — et une
déduction subjective qui s’interroge sur l’entendement lui-même et son
pouvoir de connaître — elle répond à la question : comment le pouvoir de
penser est-il possible ?
L’analytique transcendantale de la Critique de la raison pure contient un
appendice consacré à l’« amphibolie transcendantale » et aux « concepts de
réflexion ». Par « concepts de réflexion », Kant entend les concepts au
moyen desquels l’entendement compare les représentations (identité et
diversité, accord et opposition, interne et externe, matière et forme).
L’amphibolie résulte de ce que les prédicats purement intellectuels
déterminés par ces concepts sont appliqués aux phénomènes sensibles, soit
pour les comprendre, soit pour les dépasser, sans souci des conditions
propres de la sensibilité. D’où chez Kant toute une critique de la
monadologie leibnizienne qu’il considère comme reposant sur cette
amphibolie.
Quant à la Dialectique transcendantale, qui fait pendant à l’Analytique
transcendantale dans la Critique de la raison pure, elle étudie les illusions
dans lesquelles la raison tombe lorsqu’elle prétend utiliser les concepts de
l’entendement pour constituer une science de l’âme, du monde et de Dieu,
et donc lorsqu’elle confond les concepts avec les idées.
À la conception de la science comme découverte s’est substituée la science
comme invention, et à l’idée d’objectivité, celle d’objectivation. Le concept
est un outil forgé, et non une image dérivée. La vérité n’est pas toute faite
mais conquise.
L’opérationalisme soutient que la signification d’un terme est déterminée
complètement et exclusivement par sa définition opératoire. « Le concept
est synonyme de l’ensemble correspondant d’opérations », écrit Percy W.
Bridgman2695.. Autrement dit, seuls peuvent être des concepts les termes
pouvant servir à des calculs. Inversement, seront considérés comme des
non-objets les prétendus concepts ne pouvant entrer dans aucun calcul.
L’opérationalisme permet d’écarter des concepts comme ceux d’espace et
de temps absolus comme dépourvus de sens et, plus globalement, tout
concept général, voire toute hypothèse.
Le psychologue E. Rosch a développé la thèse selon laquelle un concept
est représenté mentalement par un prototype condensant les propriétés les
plus typiques des objets tombant sous le concept (théorie des prototypes).
L’appartenance d’un objet à un concept est alors fonction de son degré de
ressemblance au prototype. Plusieurs philosophes, dont Fodor, ont reproché
à la théorie des prototypes de ne pas permettre de rendre compte de la
compositionalité des représentations mentales et linguistiques.
 
 
3. Dans le langage
 
Dans ses Problèmes de linguistique générale, Émile Benveniste fait
remarquer que les six premières catégories aristotéliciennes correspondent à
des formes nominales du grec et que la division en noms propres et noms
communs est à l’origine de la distinction entre substance première et
substances secondes.
Au Moyen Âge, la « doctrine des voix » (« sententia vocum ») attribuée à
Roscelin de Compiègne fait des genres et des espèces (les universaux) de
simples « voix » (voces) ou « souffles » (« flatus vocis »). On appelle
nominalisme2696. la doctrine qui rabat les idées générales sur les mots et
considère que la seule réalité est celle des objets singuliers. Les « nominaux
» étaient également appelés « terministes » ou « conceptistes ». Outre
Roscelin, Guillaume d’Occam est le grand représentant de cette philosophie
au Moyen Âge. À l’âge classique, Hobbes puis les empiristes Berkeley,
Condillac, seront nominalistes.
Le nominalisme a pour projet de construire l’ontologie en termes
d’individus. Selon lui, le concept n’est qu’un mot susceptible de désigner
une multitude d’individus. Il n’y a pas de concepts généraux, il n’y a que
des termes généraux. « Toutes les idées générales sont en réalité des idées
particulières attachées à un terme général qui rappelle, en l’occasion,
d’autres idées particulières, semblables pour certaines circonstances à l’idée
présente à l’esprit », écrit Hume2697.. En soulignant que la connaissance
sensible est un acte indépendant (et non la simple base de la connaissance
au sens propre), Guillaume d’Occam fait du concept abstrait et universel un
élément construit (fictum) par l’intellect afin de désigner le particulier mais
sans pouvoir aspirer à être sa véritable idée. Ainsi l’objet de la science, loin
d’être le réel lui-même, se circonscrit aux concepts et propositions
représentant le particulier dans la pensée rationnelle. De là le célèbre
principe d’économie2698. connu sous le nom de « rasoir d’Occam »,
qu’employait déjà Pierre Auriol et que Guillaume d’Occam formulait ainsi :
Nunquam ponenda est pluralitas sine necessitate2699., ou bien Entia non
sunt multiplicanda praeter necessitatem2700..
Dans son Commentaire des Sentences, Occam adoptait la thèse selon
laquelle les concepts universels formés par l’esprit ne sont pas des étants
réels : l’universel a seulement un être objectif dans l’âme, il est une certaine
fiction2701. ayant son être dans l’être objectif comme la chose extérieure
l’a dans l’être subjectif. En dehors de l’intellection et de la chose extérieure,
il n’y a pas d’être fictif intermédiaire qui serait le terme de l’acte, à la place
de la chose extérieure, car, dit Guillaume d’Occam, c’est en vain que l’on
ferait avec un plus grand nombre de facteurs ce qui peut se faire avec
moins. Il suffit que le concept soit un signe naturel de la chose : en tant que
terme du langage mental, il peut faire partie d’une proposition mentale, et
supposer pour la chose extérieure ; en tant que signe naturel, il est engendré
dans l’esprit par sa cause, le contact premier de l’esprit avec les choses.
Par opposition au réalisme, le nominalisme comme le conceptualisme
soutient que seuls les individus existent hors du sujet connaissant2702.. Par
opposition au nominalisme strict2703., le conceptualisme refuse de réduire
les termes généraux à des entités de nature linguistique et admet l’existence
d’entités mentales correspondantes possédant une compréhension et une
extension. On a parlé de conceptualisme linguistique pour désigner des
doctrines qui, comme celle de Locke ou la première philosophie de
Condillac, soutiennent que les entités linguistiques sont nécessaires à la
constitution des idées générales, sans que ces dernières s’y réduisent.
D’après le nominalisme, le concept est essentiellement un instrument, un
outil. Tel était d’ailleurs le sens de la Logique (Organon) d’Aristote.
L’analyse logique qui sous-tend la notation habituelle aujourd’hui repose
sur une distinction entre concept et extension de concept qui fait de celui-là
une manière en quelque sorte extrinsèque de ressaisir celle-ci. Wittgenstein
a donné le nom d’extensionalisme à ce point de vue. À partir de Gottlob
Frege, le concept subit directement les effets du « tournant linguistique ».
Frege et la première philosophie analytique opèrent une démentalisation du
concept. On appelle extensionalisme2704. la conception logiciste introduite
par Frege et caractérisée par son analycité et son extensionalité.
L’extensionalisme reproche à l’intensionalisme son essentialisme, donc son
caractère métaphysique. Un terme, un énoncé est mieux traduit par ses
applications que par ses caractères. L’intentionalisme juge au contraire
qu’un terme ne saurait être réduit à son extension et qu’il correspond à une
idée (en cela il est plus proche du sens commun). L’extensionalisme
s’oppose ainsi également au mentalisme et au réalisme ontologique. À la
différence de Leibniz et des logiciens classiques, Frege ne commence pas
par les concepts pour les assembler ensuite en un jugement et un
raisonnement. Il en arrive aux parties constituantes d’une pensée par
l’analyse de cette pensée ; cela distinguait son idéographie des inventions
similaires de Leibniz et de ses successeurs. Les concepts ne nous sont
accessibles que par l’analyse, c’est-à-dire par la décomposition des
jugements en leurs composantes non indépendantes. Les concepts ne nous
sont jamais donnés hors des jugements, et les jugements ne sont pas
construits à partir de composants antérieurs. Lorsque Frege parle du
contenu d’une proposition, il ne pense pas d’abord à son sens ou intension.
Du fait que la logique ne s’intéresse essentiellement qu’aux valeurs de
vérité des propositions plutôt qu’aux concepts ou aux propositions elles-
mêmes, Frege en vient à opter pour une approche vérifonctionelle qui
accorde la priorité aux relations entre extensions.
Aux yeux de Frege, le concept n’est pas formé par abstraction mais par
combinaison de caractères définis2705.. Frege le définit comme « la
signification d’un prédicat »2706.. La logicisation et la dépsychologisation
du concept de concept accomplies par Frege ont conduit, dans un premier
temps, à un dépérissement du concept au profit de la prédication et des
objets. La distinction entre le concept et l’objet procède de la nouvelle
logique selon laquelle les énoncés simples s’analysent en fonctions et
arguments. Dans la phrase « La Terre est une planète », on peut remplacer «
la Terre » par d’autres noms propres et obtenir ainsi les phrases : « Vénus
est une planète », « Mars est une planète » etc. Ce qui reste invariable dans
ces énoncés est une fonction, laquelle prend pour argument tel ou tel objet.
Un concept est une fonction à une place, ce qui peut être dit d’un objet. La
notion de concept ainsi définie a évacué toute dimension psychologique,
elle est indépendante de l’idée de saisie.
Frege nomme concept « une fonction dont la valeur est toujours une valeur
de vérité » et extension du concept son parcours de valeur2707.. « Un
concept est la dénotation d’un prédicat »2708.. Le concept est une fonction,
or ce qui spécifie une fonction, c’est son caractère « insaturé ». Ainsi est
brisée la clôture métaphysique qui faisait de la définition d’un concept sa
prison.
Sujet et prédicat correspondent à deux formes fondamentales
d’intentionnalité : l’une qui se rapporte au monde en tant qu’analysable en
totalités concrètes, l’autre qui se rapporte au monde en tant qu’analysable
en qualités participables, appréhendables dans leur généralité même. Or
cette généralité que le prédicat exprime, c’est celle du concept. Le prédicat
est dans le milieu du langage l’élément médiateur qui permet à la pensée de
restituer le concept, qui est un instrument de pensée, à l’univers concret que
saisit l’intuition.
Les propriétés d’un concept doivent être distinguées des caractères qui
composent le concept. Les caractères sont de même ordre que le concept,
tandis que ses propriétés sont des concepts d’ordre plus élevé que lui. Dans
certaines circonstances, note Frege, on peut néanmoins inférer a priori les
propriétés d’un concept à partir de ses caractères : cette possibilité
détermine la nature féconde d’une logique pourtant analytique.
Frege soutient que le prédicat dénote un concept, comme le sujet dénote
un objet. Il caractérise le statut du concept en s’appuyant sur l’idée
mathématique de fonction. La propriété essentielle de la fonction, c’est son
« insaturation », ou son indétermination, qui lui donne précisément un
caractère de généralité. Selon Frege, un concept est un cas particulier de
fonction : c’est une fonction dont la valeur est toujours une valeur de
vérité2709.. En tant que fonctions, les concepts sont insaturés, c’est
pourquoi une distinction absolue doit être maintenue entre les concepts et
les objets qui sont des éléments saturés. Si le prédicat est une entité
linguistique, le concept est une entité de pensée — ce qui signifie tout autre
chose qu’un « état mental ».
En situant sa réflexion sur les concepts dans le cadre d’une théorie du sens
et de la signification, Frege ne s’est pas préoccupé de l’acquisition des
concepts mais de leur saisie en tant que fonction. On parle de subsomption
d’un objet sous un concept (comme « Vénus est une planète ») et de
subordination d’un concept à un autre concept (comme « les planètes sont
en mouvement autour du Soleil »). La notion d’insaturation ne permet pas
seulement de distinguer entre les concepts et les objets, mais entre les
niveaux ou ordres de concepts : de même qu’un nom propre ne peut pas
céder sa place à un prédicat de premier ordre, de même un prédicat de
premier ordre ne peut prendre la place d’un prédicat de second ordre.
Seuls les noms propres renvoient à des êtres. Frege récuse l’expression de
« nom commun », et lui préfère celle de « terme conceptuel »2710.. Ainsi
une justification logique est-elle donnée à l’usage scientifique des concepts
vides comme « carré circulaire » : « Carré circulaire n’est pas un nom vide,
mais le nom d’un concept vide, et par conséquent n’est pas dépourvu de
signification, dans des propositions telles que ‘il n’y a pas de carré
circulaire’ ou ‘la Lune n’est pas un carré circulaire’ »2711.. Par opposition
aux noms propres vides (comme « Égloé, la mère d’Ève »), les termes
conceptuels vides ont leur place dans les déductions.
Pour Frege, l’extension d’un concept n’est pas identifiable à la pluralité
des objets subsumés sous ce concept : « Un concept sous lequel tombe un
seul objet a une extension aussi déterminée qu’un concept sous lequel ne
tombe aucun objet ou sous lequel tombent une infinité d’objets »2712.. Les
concepts vides ont donc une extension.
S’il n’y a pas de concepts sans mot pour le désigner, on ne peut dire
inversement qu’à chaque mot corresponde un concept. Selon la théorie dite
du concept-faisceau, le référent d’un nom est déterminé non par une
description singulière mais par un ensemble de descriptions. L’objet qui en
satisfait assez ou qui en satisfait la plupart est réputé le référent du nom.
Nelson Goodman est un représentant contemporain du nominalisme. À ses
yeux, les classes ne sont que des abstractions, il n’existe que des agrégats
d’individus2713.. Goodman a mis en évidence une difficulté de
l’extensionalisme : si deux expressions sont identiques à partir du moment
où elles ont une extension identique, alors on devrait dire qu’une licorne et
un centaure sont la même chose puisqu’ils ont tous deux une extension
nulle. D’où la nécessité, selon Goodman, d’ajouter une extension
secondaire à l’extension primaire. L’extension secondaire d’un terme est
l’extension de n’importe quelle expression composée comportant ce terme :
ainsi l’image de la licorne figurant dans la tapisserie du musée de Cluny, à
Paris, fera-t-elle partie de l’extension secondaire du terme « licorne ». La
conclusion que l’on tirera de cette distinction est que deux termes ont le
même sens si et seulement si ils ont les mêmes extensions première et
seconde.
À Fodor, selon qui le langage de la pensée est premier, s’oppose Edelman
pour qui aucun langage n’est nécessaire à l’apparition de concepts —
lesquels correspondent avant tout à la capacité du cerveau à constituer des
généralisations à partir de corrélations (Edelman cite l’exemple des
chimpanzés capables d’acquérir des concepts mais ne disposant d’aucune
capacité linguistique réelle).
Quine utilise l’expression de « schème conceptuel » pour neutraliser ce
que le concept peut avoir de dogmatique. Dans un article intitulé « L’idée
même de schème conceptuel »2714., Donald Davidson critique cette idée
comme source de relativisme conceptuel et l’associe, suivant en cela Quine
lui-même, à l’idée de différence linguistique et d’intraductibilité.
Dans un ouvrage récent, D.M. Amstrong distingue six réponses
contemporaines au problème des universaux : a) la théorie des classes
naturelles primitives (la classe des choses blanches constitue une classe
naturelle présentant un degré suffisant de naturalité) ; b) le nominalisme
fondé sur la ressemblance (les choses blanches constituent une classe
naturelle en vertu du fait objectif qu’elles se ressemblent toutes à un certain
degré ; la ressemblance est un fait objectif mais non analysable) ; c)
l’admission d’universaux (les choses blanches ont en commun une propriété
identique ou un ensemble de propriétés légèrement différentes
correspondant aux différences de nuances du blanc) ; d) la théorie des
classes naturelles de tropes (chaque chose blanche a sa propre propriété de
blancheur entièrement distincte des autres blancheurs ; la classe des
blancheurs constitue une classe naturelle primitive) ; e) la théorie des
classes de tropes fondées sur la ressemblance (chaque chose blanche a sa
propre propriété de blancheur, mais les membres de la classe des blancheurs
se ressemblent tous plus ou moins étroitement, la ressemblance étant un
élément primitif) ; f) l’admission de tropes et d’universaux (chaque chose
blanche a sa propre propriété de blancheur, mais ces propriétés particulières
elles-mêmes ont chacune une propriété universelle de blancheur)2715..
 
 
III. VIE ET MORT DES CONCEPTS
 
Hegel parlait de la patience et de la douleur des concepts. Le concept,
disait-il, c’est le temps de la chose. Le concept n’est plus comme dans la
tradition une totalité close enfermée dans sa compréhension et bornée par
son extension, mais le mouvement même de la totalisation en acte. Cela dit,
le développement du concept chez Hegel est la mise au jour de ce que le
concept contenait déjà en lui-même dès l’origine. Dans son processus, le
concept reste auprès de lui-même (bei sich) : comment pourrait-il en être
autrement dès lors qu’il est la totalité ? « Le mouvement du concept peut
être considéré en quelque sorte seulement comme un jeu, écrit Hegel ;
l’Autre qui est posé par lui n’est pas en fait un Autre »2716.. Puisque le
concept est la Totalité, il ne saurait en effet rencontrer un Tout Autre qui le
limiterait. Se souvenant peut-être d’un passage de Thomas d’Aquin, Hegel
rapporte cette capacité du concept à rester en soi à la théologie chrétienne
de la création : « Dieu n’a pas seulement créé un monde qui lui fait face
comme un Autre, mais a aussi engendré de toute éternité un Fils dans lequel
il est, en tant qu’Esprit, auprès de lui-même »2717..
La pensée contemporaine fera davantage que de reconnaître un devenir au
concept ; elle lui redonnera son historicité. Le concept passe par une genèse,
un développement, un triomphe, parfois un déclin, et une mort. Ainsi chez
Lucrèce aevum, « l’âge » est associé à l’expression de l’éternité. Mais avec
la pensée chrétienne, il devient indispensable de distinguer l’éternité divine
et celle des choses créées. Pour celle-ci, on parlera de « sempiternité » ou de
« perpétuité ». Fluctuant jusqu’au XIIe siècle, ce vocabulaire de la
surtemporalité se fixera ensuite de façon plus rigoureuse. Chez Thomas
d’Aquin, l’aevum désigne l’éternité créée, participée (une notion que
récusera le nominaliste Guillaume d’Occam). Dans le même sens
qu’aevum, on trouve parfois le terme de « siècle » (saeculum)
correspondant au grec aïôn, mais ce terme, davantage biblique que
philosophique, n’a pas eu grande fortune.
L’histoire de la science offre de nombreux exemples de concepts
métamorphosés : ceux d’atome, d’énergie, d’inconscient, ont changé de
sens au cours des siècles, parfois radicalement. Même en mathématiques où
ce qui est vrai le reste éternellement les concepts changent de sens : la ligne
droite aujourd’hui définie comme cas limite de la courbe, était autrefois la
norme qui faisait définir la courbe comme sa déformation. Dans La
Philosophie du non, Bachelard analyse la façon dont le concept scientifique
de masse s’est constitué à travers cinq étapes correspondant à des niveaux
spécifiques d’appréhension du réel. Au premier niveau, qui est celui de
l’animisme ou du réalisme naïf, la masse, le poids et la matière sont dans un
état d’indistinction. La masse correspond à l’appréciation quantitative,
gourmande de la réalité (pour l’enfant, le plus gros est forcément le
meilleur). L’étonnement viendra de la contradiction possible entre le gros et
le pesant : une coque vide enclenche toute une rêverie sur la matière. Au
second niveau, correspondant à l’empirisme, la notion de masse est liée à
l’usage de la balance. Au troisième niveau, qui est celui du rationalisme
classique et de la mécanique rationnelle de Newton, la masse entre dans des
relations qui vont lui donner sa consistance conceptuelle scientifique.
Newton la définit mathématiquement comme le quotient de la force par
l’accélération. La masse devient l’intersection des relations qu’elle soutient
avec toutes les forces possibles, de même que la force exercée en un point
est définie comme l’intersection des relations qu’elle soutient avec toutes
les masses possibles en ce point. Au quatrième niveau, qui est celui du
rationalisme complet, du rationalisme ouvert de la théorie de la relativité, la
notion de masse, qui était un atome notionnel, va se décomposer. On arrive
à ce paradoxe de la complexité de l’élément. De plus, alors que dans la
physique newtonienne la masse est indépendante de la vitesse, dans la
théorie de la relativité, elle est une fonction compliquée de la vitesse ; alors
que dans la physique newtonienne la masse est indépendante de l’énergie
(elle a une énergie en tant que propriété physique), dans la théorie de la
relativité, elle est identifiée à l’énergie2718. (ce qu’exprime la célébrissime
équation E=mc2). Enfin, au cinquième niveau, qui est celui du «
rationalisme dialectique »2719., et qui correspond à la mécanique de Dirac
fondée sur une conception globale du phénomène de propagation, la
mécanique est déréalisée, le calcul donne deux masses pour un seul objet,
l’une correspond à la mécanique classique, mais l’autre est une masse
négative — une expression absurde au regard de la physique classique2720..
Ainsi la masse perd-elle son privilège2721.. La mécanique de Dirac a
d’abord été une construction intellectuelle : les nouvelles particules
subatomiques ont été des concepts avant d’avoir été observées2722.. La
théorie précède l’expérience ; concepts et phénomènes sont en relation de
réciprocité : le photon explique les phénomènes lumineux et les
phénomènes lumineux expliquent ce qu’il faut entendre par photon ; le lien
qui les unit est la théorie qui rend compte des phénomènes (en les calculant,
en les prévoyant) et donne l’être aux photons (en les impliquant). Cette
fonction réaliste, comme dit Bachelard, est alors mobile, selon le progrès
même de la théorie ; les notions se modifient en même temps que les
relations qui les définissent.
Il y a eu dans les sciences des concepts morts faute de référents, donc
inopérants : le phlogistique, le calorique, l’éther, la génération spontanée.
Désormais ces concepts ne font sens que pour l’histoire des idées. Le réel
s’est dérobé sous eux, seule la pensée peut les accueillir encore. Un concept
en soi n’est ni vrai ni faux, seul un jugement peut l’être ; son critère de
légitimité est : a-t-il un référent ? Et si oui, dans quels domaines ? Nous
permet-il de comprendre mieux et de connaître davantage ? Un concept, en
effet, peut avoir un référent et néanmoins être infécond.
L’inflation a le même impact sur les concepts que sur la monnaie : ils
finissent par perdre une bonne partie de leur valeur. « Usage » et « usure »
ont la même origine.
Il y a eu également des créations radicales, que rien ou presque rien ne
préparait : le quark, le gène, la base (en chimie).
 
 
IV. LES LIMITES DU CONCEPT
 
Leibniz parlait de demi, de semi ou de quasi concepts justifiés par le
principe de continuité mais c’est Kant qui sera le penseur des limites du
concept. Soucieux de séparer la métaphysique de la physique, l’ordre de la
pensée morale et celui de la connaissance de la nature, Kant veut à la fois
ruiner la possibilité d’une connaissance « enthousiaste » et dépasser le
relativisme sceptique des empiristes. Sans l’intuition (sensible) le concept
est vide mais l’intuition sans concept est aveugle. Les « concepts purs de la
raison » auxquels Kant réserve le nom d’idées2723. ne sont pas des moyens
de connaissance (ils ont, en revanche, un usage pratique).
Il existe une inertie propre au concept qui le fait fonctionner en dehors de
tout appui sur l’expérience. Kant appelle subreptices ces concepts qui
mènent leur vie propre, et en dresse la critique au sujet du visionnaire
Swedenborg qui prétendait tirer une connaissance absolue de son commerce
avec les anges : « Beaucoup de concepts naissent de déductions secrètes et
obscures à l’occasion d’expériences, et se propagent ensuite de celles-ci à
d’autres sans que l’on ait conscience de l’expérience elle-même ou de la
déduction qui a fondé le concept sur celle-ci. De tels concepts peuvent être
appelés subreptices. Il en existe beaucoup qui pour partie ne sont rien qu’un
égarement de l’imagination et pour partie sont vrais, des déductions mêmes
obscures n’étant pas toujours erronées »2724.. Par ailleurs, pour Kant, le
concept n’est pas une unité suffisante pour la connaissance : « un concept
distinct n’est possible que par un jugement mais un concept complet ne l’est
que par un syllogisme »2725..
Dans un cadre théologique, les limites du concept sont celles-là mêmes de
l’intelligence et de la pensée humaines face à un infini et à une
transcendance mystérieuses, insaisissables. À partir du XIXe siècle, c’est au
nom de la vie, de l’existence, de la subjectivité singulière que se feront la
plupart des critiques du concept.
Kierkegaard dénonce dans le système hégélien l’immense oubli du sujet
individuel. À un Socrate accoucheur, il oppose dans les Miettes
philosophiques un Jésus fécondeur. Contre la tyrannie du concept qui du
même coup identifie et pulvérise tout, Kierkegaard, arc-bouté sur
l’expérience de la foi, fait entendre les protestations de la subjectivité dont
l’expérience existentielle première est l’angoisse. Le titre même de
l’ouvrage qu’il lui consacre, Le Concept de l’angoisse, ne manque pas
d’ironie : l’angoisse est le type même de vécu qui ne peut être
conceptualisé. D’où le caractère éminemment littéraire de l’écriture du
philosophe Kierkegaard — lequel s’est toujours voulu anti-philosophe. La
philosophie, c’est-à-dire le logos, est née dans l’Antiquité avec
l’étonnement. Kierkegaard oppose à l’étonnement le scandale (Abraham et
Job en sont les incarnations), car le scandale résiste au concept. La
prolifération des personnages chez Kierkegaard, à commencer par celle du
personnage de l’auteur émietté en une multiplicité de pseudonymes, a pour
fonction et sens de garder la singularité à l’abri de la généralité
conceptuelle.
Pour Nietzsche, le concept est issu d’une illusion spécifique, la croyance
que des choses différentes peuvent être identiques : « Tout concept surgit de
la postulation de l’identité du non-identique », écrit-il dans Vérité et
mensonge au sens extra-moral2726.. Partant, sans le citer, du principe des
indiscernables de Leibniz, Nietzsche considère l’identité sur lequel le
concept repose comme une falsification : il n’y a de réel que dans les
différences. Le concept est un lit de Procuste. Toute la connaissance repose
sur ce mensonge fondamental, qui est oubli et masque des différences.
Foncièrement, cet oubli est celui de la vie. Une conception tragique de
l’existence, telle que l’incarne Dionysos2727. rétablit les différences. Dans la
seconde moitié de sa vie philosophique, Nietzsche trouvera un mot pour
désigner le réseau des irréductibles différences : la volonté de puissance.
C’est également au nom de la vie, mais sous un regard tout autre, que
Bergson opposera l’intelligence (faculté du concept) à l’intuition. Le
concept est toujours spatial, il fige, découpe dans la trame de la durée des
plages temporelles selon un procédé véritablement cinématographique, qui
ne peut que manquer l’élan vital dans sa réalité profonde.
Au XXe siècle, la philosophie du concept a été opposée à la philosophie de
la conscience — ce qui aboutit à écarter l’ordre de la vérité de celui du sens.
Enfin il y a eu une critique anthropologique et historique de la domination
— voire de l’impérialisme — du concept, lequel n’a pas peu contribué à
conforter ce préjugé qu’il n’y a eu de philosophie qu’occidentale, que le
judaïsme qui pense par événements et que l’Inde et la Chine qui pensent par
figures n’ont pas connu de « véritables » philosophies.
 
*
 
Voir aussi
 
L’abstraction. La connaissance. La contradiction. La définition. La
dialectique. L’essence. L’être. La forme. L’idée. Le jugement. Le langage.
La philosophie. Le raisonnement. La substance. La vérité.
 
*
 
Bibliographie
 
 
Platon, — Ménon.
— Lachès.
Aristote, — Catégories, 4.
— Seconds Analytiques II, 19.
— Métaphysique A 7 et 9 ; Z 13 et 14.
— De l’âme, III, 4.
Arnaud A. et Nicole P., La Logique ou l’art de penser, « Tel », Gallimard, 1992.
E. Kant, — Critique de la raison pure, Analytique transcendantale.
— Logique, trad. Louis Guillermit, Vrin, 1997.
G.W.F. Hegel, — Science de la logique, deuxième tome, La Logique subjective ou Doctrine du
concept, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyck, Aubier Montaigne, 1981, avant-propos et chapitre I, p.
31-97.
— Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la Logique § 165, trad. B. Bourgeois,
Vrin, 1986.
G. Frege, — Écrits posthumes, trad. fr., Jacqueline Chambon, 1999.
— Écrits logiques et philosophiques, trad. Claude Imbert, Seuil, 1971.
G. Bachelard, La Philosophie du non, « Quadrige », PUF, 1981.
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991.
Alain de Libera, — La Querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Seuil, 1996.
— article « Universaux » in Vocabulaire européen des philosophies, Seuil/Le Robert, 2004.
2636 Hippias mineur.
2637 Voir infra.
2638 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 10.
2639 Ibid.
2640 Voir infra.
2641 Ce qui a été pensé sous le terme « idée » ou bien traduit par « idée » (comme l’eïdos
platonicien) figure dans le chapitre L’idée.
2642 Dans son usage non platonicien.
2643 Dans Annie Hall, un film de Woody Allen, un personnage dit : « Maintenant c’est une notion,
mais je pense avoir assez d’argent pour en faire un concept et ensuite une idée ».
2644 L’usage commercial où Deleuze et Guattari voyaient « le fond de la honte » (Que ce que la
philosophie ?, op. cit., p. 15) n’est pas tellement à contresens si l’on considère qu’en italien concetto
renvoie aussi à l’activité de l’imagination, à la compréhension métaphorique des choses. Cet usage a
donné naissance (entre les XVIe et XVIIIe siècles) en Italie et en Espagne à un courant de pensée
appelé conceptisme. D’inspiration jésuite, cultivant la rhétorique et l’art de la métaphore, ce
mouvement considérait que toute pensée et tout langage étaient in fine métaphoriques. Le
déconstructionnisme de Derrida est un néoconceptisme.
2645 Dans le chapitre sur les « idées en général » de la Critique de la raison pure, Kant divise les
concepts en empiriques et purs. Ces derniers qui ont leur origine dans l’entendement et non dans une
image de la sensibilité s’appellent « notions ». Cet usage prend à rebours le nôtre mais est conforme à
l’étymologie latine (notio vient de noscere qui signifie « connaître »). Par ailleurs, Kant récuse
l’usage classique consistant à classer les concepts en universels, particuliers et singuliers : ce ne sont
pas les concepts eux-mêmes, mais seulement leur usage qui peut être ainsi divisé (E. Kant, Logique,
trad. Louis Guillermit, Vrin, 1997, p. 99).
2646 E. Kant, Logique I, 1, § 1, ibid.
2647 Zénon de Citium, le stoïcien.
2648 Cicéron, Premiers Académiques, II, 47,145, in Les Stoïciens, éd. É. Bréhier, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1962, p. 255.
2649 Conceptus est le participe passé de concipere, qui vient de con-capere, littéralement « prendre
avec ».
2650 En logique contemporaine, les termes catégorématiques correspondent aux variables de
propositions et aux prédicats tandis que les termes syncatégorématiques renvoient aux opérateurs et
aux quantificateurs.
2651 Voir Le jugement et Le raisonnement.
2652 Chez Platon, cette analytique existe bien, mais elle est toujours subordonnée au problème
particulier dont traite le dialogue où elle figure.
2653 Le syllogisme est un raisonnement déductif composé de trois jugements. Il a joué dans la
logique classique le rôle de modèle à telle enseigne qu’il a été considéré comme synonyme de
raisonnement (en grec sullogismos signifie « raisonnement »). Voir Le raisonnement.
2654 E. Kant, Logique, op. cit., p. 109.
2655 Avec l’idée toutefois d’un certain déficit : « connotation » a d’abord désigné (dans la
Grammaire et la Logique de Port-Royal) la signification confuse d’un mot ou d’un concept par
opposition à la signification distincte.
2656 Kant établit des distinctions précises entre le champ, le territoire, le domaine et le domicile.
Des concepts, dans la mesure où ils sont rapportés à des objets, sans que l’on considère si une
connaissance de ceux-ci est ou non possible, possèdent leur champ, qui est déterminé seulement
d’après le rapport de leur objet à notre faculté de connaître en général (Critique de la faculté de
juger, Introduction II). Ces concepts ont leur territoire dans la partie du champ où la connaissance est
possible pour nous. La partie de ce territoire où ces concepts légifèrent est leur domaine. Ainsi les
concepts de l’expérience ont leur territoire dans la nature, mais pas leur domaine, car ils ne légifèrent
pas, les règles fondées sur eux ne sont qu’empiriques ; ils n’ont, dans la nature, qu’un domicile. La
notion de champ s’étend donc pour Kant aussi loin que les concepts a priori possèdent une
application ; elle recouvre l’usage de notre faculté de connaître. La notion de champ apparaît selon
deux modalités, le champ nouménal et le champ phénoménal. Il existe un champ illimité mais
inaccessible, le champ du suprasensible, où nous ne trouvons aucun territoire.
2657 Les Anglo-Saxons parlent de signification « référentielle », « conceptuelle » ou « cognitive »
à propos de la dénotation.
2658 Discours de métaphysique, VIII. On écrit aussi héccéité.
2659 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 8.
2660 Ibid., p. 63.
2661 On dit aussi « catégorèmes ».
2662 Voir L’essence et La substance.
2663 Voir Le jugement.
2664 E. Kant, Logique, op. cit., p. 106.
2665 Voir supra.
2666 G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, PUF, 1949, p. 82-101.
2667 Voir infra.
2668 G. Bachelard, La Philosophie du non, « Quadrige », PUF, 1981, p. 43.
2669 « Rat a trois lettres. Le rat mange le fromage. Donc trois lettres mangent le fromage ».
2670 Universal était la forme ancienne de « universel », d’où universaux au pluriel.
2671 Porphyre, Isagoge, § 2, trad. fr., Vrin, 1998, p. 1.
2672 Voir L’être.
2673 Au Moyen Âge, le réalisme des Idées fut défendu par saint Anselme, Guillaume de
Champeaux et Roger Bacon.
2674 Platon, Ménon 72a.
2675 Euthyphron rate pareillement le concept lorsqu’à la question (de Socrate) de savoir ce qu’est
la piété, il répond qu’elle consiste à poursuivre l’impie en justice (Euthyphron 5c) ou encore Hippias
lorsqu’à la question de savoir ce qu’est le beau, il répond que c’est « une belle vierge » (Hippias
Majeur, 287 e).
2676 Timée, 50c-d.
2677 Dianoïa.
2678 Cité par Alain de Libera, article « Universaux » in Vocabulaire européen des philosophies,
Seuil/Le Robert, 2004, p. 1332.
2679 On retrouve ici le problème signalé en introduction de ce chapitre. Voir L’idée.
2680 On reconnaîtra à travers ces qualificatifs Descartes et Spinoza.
2681 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la Logique § 165,
trad. B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 412.
2682 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la Logique, addition
au § 160, op. cit., p. 590.
2683 G.W.F. Hegel, Science de la logique, deuxième tome, La Logique subjective ou Doctrine du
concept, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyck, Aubier-Montaigne, 1981, p. 61.
2684 Voir Les mathématiques.
2685 C’est Whitehead qui a dit que la philosophie postérieure à Platon pouvait se réduire à un
ensemble de notes apposées en bas de page de ses dialogues.
2686 Dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise résume ainsi
l’argument : Si ce qui est prédiqué de plusieurs choses a aussi une existence séparée hors des choses
desquelles il est prédiqué, il existe alors un homme en soi différent des multiples hommes
particuliers. Mais alors il faut un troisième homme car si le prédicat est différent des choses et si
homme se prédique aussi bien des choses particulières que de l’Idée, alors il y a un troisième homme
en dehors de l’homme particulier et de l’Idée. Mais dans ce cas il en aura aussi un quatrième qui se
prédiquera du troisième, de l’Idée et des hommes particuliers, et de même un cinquième, et ainsi de
suite à l’infini.
2687 Voir L’abstraction.
2688 Selon la thèse abstractionniste, défendue par Alexandre d’Aphrodise, dont la philosophie
représente un syncrétisme d’aristotélisme et de stoïcisme, l’universel qui réside dans les particuliers
n’existe pas de la même manière qu’il est conçu.
2689 Kant les nomme aussi « concepts d’expérience ».
2690 Kant leur réserve le nom de « notions » (voir supra).
2691 E. Kant, Logique, op. cit., p. 101.
2692 Ibid., p. 102.
2693 Ibid., p. 103.
2694 Ibid., p. 104.
2695 Cité par C. Hempel, Éléments d’épistémologie, trad. B. Saint-Sernin, Armand Colin, 1972, p.
143.
2696 Le terme de vocalisme a été également employé pour désigner ce courant de pensée.
2697 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. M. Beyssade, GF-Flammarion, 1983, p.
240.
2698 On dit encore « principe de parcimonie » ou « principe de simplicité ».
2699 « Il ne faut jamais poser de pluralité sans nécessité ».
2700 « Il ne convient pas de multiplier les entités en dehors de toute nécessité ».
2701 En dehors de toute connotation péjorative, le terme doit être compris comme équivalent à ce
qui est formé ou forgé par l’intellect (et non comme une composition de l’imagination).
2702 J’ai toujours détesté toutes les nations, professions, ou communautés, et je ne puis aimer que
des individus, écrivait Jonathan Swift. J’abhorre et je hais surtout l’animal qui porte le nom
d’homme, bien que j’aime de tout mon cœur Jean, Pierre, Thomas etc.
2703 La formule « Il n’y a pas de maladies, il n’y a que des malades » est une forme de
nominalisme moderne appliqué à la médecine.
2704 On écrit également extensionnalisme.
2705 G. Frege, Les Fondements de l’arithmétique § 49, trad. fr., Seuil, 1969, p. 178.
2706 G. Frege, « Sur le concept de nombre », Écrits posthumes, trad. fr., Jacqueline Chambon,
1999, p. 110.
2707 G. Frege, « Fonction et concept », Écrits logiques et philosophiques, trad. Claude Imbert,
Seuil, 1971, p. 90.
2708 G. Frege, « Concept et objet », ibid., p. 133.
2709 G. Frege, « Fonction et concept », ibid., p. 90.
2710 G. Frege, « Précisions sur sens et signification », Écrits posthumes, op. cit., p. 147.
2711 G. Frege, « Élucidation critique de quelques points dans les Vorselungen über die Algebra der
Logik de E. Schröder » in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 208.
2712 G. Frege, « Compte-rendu de Philosophie der Arithmetik de E.G. Husserl », ibid., p. 149-150.
2713 Quine, qui s’est affirmé nominaliste, a une position plus nuancée en ce sens qu’il admet
l’existence des classes, en vertu du critère d’identité pour les classes (le principe d’extensionalité).
Mais selon lui ce critère ne vaut pas pour les concepts.
2714 D. Davidson, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, trad. fr., Jacqueline Chambon, 1993.
2715 Cité par Alain de Libera, article « Universaux », op. cit., p. 1330.
2716 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la Logique, addition
au § 161, op. cit., p. 592.
2717 Ibid. Un peu plus loin, Hegel écrit : « Le concept est bien plutôt ce qui est véritablement
premier, et les choses sont ce qu’elles sont grâce à l’activité du concept immanent à elles et se
révélant en elles. C’est là ce qui dans notre conscience religieuse se rencontre de telle manière que
nous disons que Dieu a créé le monde à partir de rien ou, si on l’exprime autrement, que le monde et
les choses finies sont issus de la plénitude des pensées divines et des décrets divins. Il est par là
reconnu que la pensée, et plus précisément le concept, est la forme infinie ou l’activité libre,
créatrice, qui n’a pas besoin d’une matière donnée hors d’elle pour se réaliser » (ibid., p. 594).
2718 Newton définissait la masse en relation avec la force, Einstein la définit en relation avec la
vitesse et l’énergie.
2719 Bachelard appelle surrationalisme les quatrième et cinquième niveaux.
2720 Avec la découverte de l’électron positif (le positron), la théorie de Paul Dirac recevra une
confirmation éclatante.
2721 La notion de spin désigne mieux un corpuscule élémentaire que sa masse. Or les spins ne
s’expérimentent pas. Ils sont désignés par des convenances mathématiques.
2722 Le neutrino a été un être de raison avant de devenir un objet d’expérience.
2723 Voir L’idée.
2724 E. Kant, Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques AK II, 320, trad. fr.,
Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 530.
2725 E. Kant, La fausse subtilité des quatre figures du syllogisme § 6, AK II, 58, trad. fr., ibid., p.
191.
2726 F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Œuvres posthumes 1870-1873, trad. fr.,
Gallimard,1975, p. 281.
2727 Il n’est pas outré de considérer que Dionysos a joué pour Nietzsche le rôle qu’Abraham a joué
pour Kierkegaard : l’incarnation existentielle de l’irréconciliable.
29. La connaissance
 
 
 
La connaissance occupe dans l’histoire et le domaine de la philosophie des
positions contrastées. Aristote2728. raconte qu’à la question de savoir pour
quelle raison on choisirait de naître plutôt que de ne pas naître, Anaxagore
répondit : « Pour connaître le ciel et l’ordre de l’univers entier ». Platon et
Aristote lui-même furent d’accord sur le contenu du bonheur suprême, la
fin dernière de l’homme : ce ne pouvait être pour eux que la connaissance.
Plus tard, la connaissance sera appelée le « pain des anges » et Spinoza
l’identifiera à la béatitude. Wittgenstein dira que la vie de la connaissance
est la vie qui est heureuse en dépit de la misère du monde. Et pourtant, peu
de philosophes ont reconnu dans le problème de la connaissance le
problème central de la pensée. Si Kant a fait sienne la devise d’Horace —
Sapere aude !, « Aie le courage de savoir ! » — c’est bien parce que l’idéal
de connaissance n’allait nullement de soi, même parmi les philosophes.
Toute une tradition d’antique sagesse considère en effet la connaissance
comme une activité assez vaine, somme toute, et dont il conviendrait
idéalement de se passer. Timon, cité par Sextus Empiricus2729. demandait
qu’on passât sa vie « Dans une grande aisance et tranquillité/De tout souci
et de tout trouble immuablement éloigné/ Méprisant les histoires2730. de la
science à la voix douce ». Cet abaissement et ce refus de la connaissance ne
furent pas moins présents — bien au contraire ! — dans les autres
civilisations : Marcel Granet2731. écrit que les Chinois ont été plus
intéressés par la nomination (« l’étiquette ») que par la science — et l’on ne
trouve en Orient aucun penseur pour faire de la connaissance une finalité en
soi.
En Europe, le christianisme hésitera constamment entre l’admission et le
rejet. Dans les temps modernes, la connaissance sera critiquée par d’autres
raisons, d’où la métaphysique ne sera jamais entièrement absente.
De Kierkegaard à Heidegger en passant par Nietzsche, tout un courant de
la philosophie contestera radicalement la connaissance comme rapport
privilégié de l’existant humain à l’Être. Aux questions traditionnelles — sur
l’origine, la valeur, le pouvoir et les limites de la connaissance — Nietzsche
en substituera une, autrement plus radicale : Pourquoi la connaissance ?
2732. Mais l’être humain aurait-il pu rester « sans savoir face au ciel, parmi
les fleurs » (pour reprendre la belle expression de Hegel) ?
 
 
I. NATURE DE LA CONNAISSANCE
 
Entre la pensée et l’action, la contemplation et la construction, les théories
de la connaissance ont balancé. Aux yeux de Husserl, une théorie de la
connaissance n’est pas déductive, elle n’a rien à expliquer (erklären), elle
doit plutôt élucider (aufklären).
Le savoir est information, c’est-à-dire mise en forme de l’informel et/ou
de l’informé — donc lutte objective contre le néant et contre la mort. Il
apparaît avec la vie et la conscience : ni les étoiles ni les arbres ne disposent
d’aucun savoir. Il fait échec à l’entropie qui est la loi commune des
systèmes physiques clos. Wittgenstein (s’)interrogeait : « L’enfant croit-il
que le lait existe ? Ou sait-il que le lait existe ? Le chat sait-il que la souris
existe ? ».2733.
Dans sa Logique, Kant distinguait le savoir (kennen en allemand, noscere
en latin) et le connaître (erkennen, cognoscere) qui est le savoir avec
conscience. « Les animaux aussi savent les objets mais ils ne les
connaissent pas »2734.. Même si l’on se refuse (à la différence de certains
éthologues), à parler de cognition à propos de l’animal pour désigner des
processus « mentaux » non directement observables, il n’en reste pas moins
vrai que les animaux disposent d’un savoir objectif dont nous sommes
encore loin de mesurer l’ampleur. D’où le caractère indispensable de la
distinction entre le savoir et la connaissance. Aucune fourmi n’a jamais
connu l’étendue de sa fourmilière. L’instinct est un savoir, mais pas une
connaissance : il ne dépasse en effet jamais les conditions de son
effectuation, alors que la connaissance est incompréhensible sans ce
dépassement grâce auquel l’être humain gagne à lui une portion de réalité
qui ne lui est pas vitalement indispensable. La connaissance est
biologiquement le résultat d’un long travail d’adaptation que le vivant doit
en même temps effectuer et subir dans son milieu. Mais elle suppose aussi
un détachement à l’égard des conditions seulement biologiques ou pratiques
: connaître, c’est faire abstraction des besoins immédiats — ce dont
l’animal est incapable. C’est pourquoi Nietzsche — qui était anti-
darwinien2735. — voyait dans la connaissance un instinct tout à fait
capable de mener l’homme à sa perte. En permettant l’anticipation et la
prévision, la connaissance déborde le présent ; elle maîtrise de façon
symbolique le temps car elle est finalisée. Son dynamisme peut être illimité
— on l’opposera à la clôture, même provisoire, du savoir. Schelling écrivait
: « Il y a également dans la connaissance quelque chose d’analogue à la
décence et à la pudeur, et aussi une forme de luxure et d’impudence, un
type de plaisir faunesque qui jouit de tout alentour, sans sérieux et sans
désir de produire ou d’élaborer quoi que ce soit »2736.. On a parlé souvent
— pour s’en féliciter (Kant) ou pour le déplorer (Nietzsche) de l’ascétisme
de la connaissance. Mais rien n’est plus proche du plaisir de la connaissance
que celui de la gourmandise, qui voit le réel proprement englouti par
l’esprit. Peut-être Bachelard pensait-il à ce paradigme rabelaisien2737.
lorsqu’il objectait à la phénoménologie qu’« un processus de réduction ne
saurait donner un programme suffisant pour une étude philosophique de la
connaissance. Si une philosophie se complaît dans une tâche de réduction,
elle devient fatalement involutive »2738.. La connaissance est une
conquête. « Tant que tu sens les étoiles ‘au-dessus’ de toi, il te manque
encore le regard de la connaissance ». Cette maxime de Nietzsche2739.
reprend une partie de la célèbre formule de Kant, (sur la conscience et le
ciel étoilé) en la retournant : aux yeux de l’auteur de Par-delà le bien et le
mal, Kant n’avait pas le vrai regard de la connaissance.
Le bouddhisme ne faisait pas de distinction entre la faculté de connaître et
la connaissance elle-même ou son résultat2740.. En français le mot
connaissance désigne à la fois une action et un acte2741..
Nietzsche saura reconnaître en Spinoza un précurseur à cet égard : le
philosophe qui le premier a discerné dans la connaissance le plus puissant
des affects. On se rappelle le jeu de mots de Claudel : la connaissance est
une co-naissance ; connaître, c’est naître avec. Davantage, donc, un mode
d’être que de penser.
D’où le paradigme de l’amour — sous les deux formes du désir et de la
possession. La compréhension de la connaissance (posséder la vérité) sous
le schème de l’union sexuelle (posséder une femme) est marquée par le
vocabulaire même : dans la Bible, connaître signifie s’unir à une femme. «
Adam connut Eve » : la connaissance instaure la vie (elle est féconde) en
s’ouvrant à l’autre. L’illusion possible n’y manque même pas : celle de ne
faire qu’un avec l’autre en l’absorbant et en s’absorbant en lui. La question
de la distance — que le désir, à la différence provisoire de la possession,
maintient — sera capitale en toute gnoséologie.
On peut lire Le Banquet comme une illustration allégorique du mot
philosophie. De Platon à Freud2742., en passant par la libido sciendi des
scolastiques, le lien établi entre le désir sexuel et le désir de connaissance
n’est pas de simple analogie ; il marque une communauté d’essence.
Tout désir, selon Platon, est situé entre une plénitude d’être et un néant : ni
les ignorants ni les connaissants (les dieux) n’ont le désir de connaître,
puisque les premiers ne savent pas encore qu’ils ignorent et que les seconds
savent déjà ce qu’il y a à savoir. Y aurait-il recherche2743. s’il n’y avait pas
désir ? On supposera donc chez l’homme un désir « naturel » de connaître.
Nietzsche2744. le fait remarquer : la connaissance de la réalité la plus
laide est belle. On comprend que Socrate et Platon aient identifié le vrai et
le beau : la connaissance, comme le désir amoureux, idéalise ses objets.
Mais elle peut également les dégrader : en l’objectivant la connaissance
désenchante le monde et dépossède autrui de sa subjectivité. L’homme de la
connaissance est un profanateur de sépulture, ou un embaumeur. Voilà
l’amant changé en nécrophile.
Un autre paradigme dominant fut celui de la vue — ce dont témoignent
depuis la Grèce ancienne les étymologies de nos mots, idée, théorie,
théorème. Platon et Aristote rapportaient le désir de connaître au plaisir de
voir et si le Dieu unique était censé tout savoir c’est parce qu’il était censé
tout voir. Dans le voir (où il faudrait distinguer la simple vue qui s’attarde
sur l’apparence des phénomènes et la vision profonde qui pénètre jusqu’au
cœur de leur essence) existent les deux mouvements, centripète de
saisissement, et centrifuge d’abandon au monde.
Platon nous a appris à reconnaître dans la connaissance la conscience de
notre propre ignorance. Est savant celui qui sait qu’il ne sait pas. Là où un
promeneur verra un insecte, un entomologiste découvrira une espèce encore
inconnue : c’est le propre de la connaissance que de reconnaître l’inconnu.
On ne voit que ce que l’on sait : Marco Polo a bien noté l’usage des pâtes
alimentaires en Chine mais n’a remarqué ni le thé ni l’imprimerie.
Rien de plus ambivalent — sinon l’amour, ou la mort — que l’inconnu : il
fait peur mais attire, suscite en même temps fascination2745. et angoisse.
La connaissance nous fait vivre dans un monde apaisé mais il est probable
que l’homme a moins le désir de connaître que celui de n’avoir pas
l’impression d’ignorer : il est en fait moins avide de recherche que de
possession, moins affamé de questions que de réponses. Ainsi Heidegger
définissait-il la curiosité comme ce qui se préoccupe moins de savoir que
d’avoir su2746..
L’ignorance est une servitude2747. (voir le mythe de la caverne)2748., la
connaissance, à la fois une libération et une liberté. L’antique sagesse
(l’épicurisme, le stoïcisme) voyait dans la peur — à juste titre sans doute —
l’affect le plus asservissant qui soit : la connaissance nous en délivre.
Aristote rapportait épistèmè, science, à stènaï, s’arrêter, et dit dans sa
Physique2749. que la pensée discursive (dianoïa) connaît et pense par repos
et arrêt. Cette idée d’arrêt est essentielle : le réel est fuyant, et de même
que le dessin immobilise l’animal qui bouge, le mot, l’idée, commencent
par nier le mouvement en cours. D’un autre côté, Thomas d’Aquin parla de
similitude (assimilatio) entre le sujet connaissant et l’objet connu ou encore
d’accord (concordia) et Locke définit la connaissance comme « la
perception de la convenance ou de la disconvenance de nos idées »2750..
Mais comment une telle adéquation2751. entre deux mondes aussi
hétérogènes est-elle possible ? Semblablement l’empirisme logique
détermine la connaissance non comme le  mouvement qui va du connu à
l’inconnu mais comme la mise en correspondance d’une série de concepts
avec la réalité empirique. Wittgenstein songeait à l’image
cinématographique : chaque plan est un tableau du monde. La réalité se
présente comme une structure d’ordre intégrable dans le système reconstruit
des propositions. La question de l’essence — de la réalité comme de la
connaissance — est métaphysique. Elle doit laisser place à l’analyse de la
corrélation — donc de la syntaxe. La connaissance n’est pas révélation de
l’Être mais grammaire. C’est l’idée et non le phénomène qui est l’élément
de la connaissance2752. : en latin notio (d’où notion), vient de notus,
participe passé de noscere, connaître. Une connaissance peut se présenter
sous la forme d’une simple proposition (l’association d’un sujet et d’un
prédicat est l’unité cognitive minimale) — mais toutes les propositions ne
correspondent pas à des connaissances — soit parce qu’elles sont purement
constatives (sans être descriptives) soit parce qu’elles sont prescriptives,
soit encore parce qu’elles sont invérifiables. Toute connaissance repose sur
des principes (ne serait-ce que le postulat d’une objectivité possible) mais
les principes eux-mêmes ne sont pas des connaissances.
Il y a une illusion, analyse Nietzsche — lequel plaidait par réaction pour
un gai savoir qui soit enfin vécu — à appeler « connaissance » la réduction
du monde à l’idée : parce que l’Idée lui est connue, le philosophe s’imagine
connu le monde devenu Idée2753.. En cette ruse, qui n’est pas de la raison,
Nietzsche décèle l’origine de notre notion de connaissance. « L’humanité,
écrira W. Heisenberg2754. se trouve dans la situation d’un capitaine dont le
bateau serait construit avec une si grande quantité d’acier et de fer que la
boussole de son compas, au lieu d’indiquer le Nord, ne s’orienterait que
vers la masse de fer du bateau ».
Parménide avait posé l’identité de l’être et de la pensée en un sens qui
n’avait rien d’idéaliste — car c’était moins l’être qui était idéalisé que la
pensée qui était ontologisée. Hegel est allé plus loin encore, si l’on peut
dire, en posant l’identité finale de l’Être et du savoir. L’auteur de La
Phénoménologie de l’Esprit est parti d’une récusation du projet criticiste
kantien consistant à analyser la connaissance à partir de la faculté de
connaître. Il n’y a pas, selon Hegel, de différence essentielle entre le
contenu et la forme de la connaissance. Or c’est cette différence
présupposée qui permet à Kant d’élaborer son projet d’une critique de la
raison pure. Connaître la faculté de connaître avant de connaître, c’est, dit
Hegel, comme vouloir nager avant d’aller à l’eau. Le criticisme tombe dans
un cercle logique : puisque l’examen de la faculté de connaître est lui-même
connaissant, il ne peut parvenir à ce à quoi il entend parvenir pour la raison
même qu’il est déjà avec la Chose, chez lui avec elle. En fait, c’est l’idée
même de fondement que Hegel récuse.
 
 
II. LES GENRES DE CONNAISSANCE
 
Là où le français (connaître et savoir) et l’allemand (kennen et wissen)
disposent de deux mots, le latin en a trois (scire, noscere, cognoscere).
L’usage confond volontiers les deux termes, mais il les sépare aussi : on «
connaît » quelqu’un ou un pays mais on ne le sait pas, on dit « connais-toi
toi-même », alors que « sache-toi toi-même » n’aurait pas de sens. Les
animaux et les petits enfants ont un certain savoir, puisqu’ils vivent, mais ils
n’ont pas de connaissance. La dualité formel/matériel2755., idéel/empirique
a longtemps joué en faveur de la connaissance, aux dépens du savoir. La
connaissance sera alors un savoir plus haut que le savoir même : l’un des
sens de l’opposition de Platon aux sophistes réside là.
Sapientia traduit en latin le grec sophia, sagesse, mais vient du verbe qui
signifie savoir. Chez les Grecs la sophia, en effet, était plus que l’épistèmè :
la connaissance suprême, celle des principes ou celle de l’essence. La
connaissance2756. est savoir conscient du soi. La plupart des savoirs sont
inconscients : un locuteur sait parler sa langue sans nécessairement en
connaître la grammaire2757.. On comprend dès lors que la connaissance ait
pu s’échapper vers la métaphysique.
Si la connaissance spirituelle est la connaissance la plus haute (de l’Europe
à l’Inde, toutes les métaphysiques religieuses l’ont pensé), inversement
l’ignorance la plus grave est l’ignorance spirituelle. Dans les Upanishad,
elle est appelée avidyâ, (« non-savoir » en sanskrit), elle correspond à une
nuit de l’âme. Mais quelle clarté celle-ci peut-elle espérer atteindre sans
illumination ? « En des ténèbres aveugles entrent ceux qui se vouent à
l’ignorance ; et en plus de ténèbres ceux qui sont adonnés à la connaissance
»2758.. La connaissance véritable, en effet, est la conscience que tout est
un, que l’absolu (brahman) et l’âme (atman) ne sont pas séparés (leçon
centrale des Upanishad) ; dès lors, la connaissance du « savant » le plonge
dans une multiplicité illusoire.
Excepté lorsqu’elle porte la marque de l’absolu2759. l’ignorance sera une
figure du mal que la nuit symbolise2760.. Imagine-t-on un dieu ignorant ?
Mais si l’on ne connaît jamais tout, l’on n’ignore jamais tout non plus. Tous
les degrés sont possibles entre ces deux états asymptotiques que, par
commodité, l’on appelle connaissance, ignorance. Entre elles, s’étend un
vaste espace occupé par l’opinion (doxa) dont l’objet propre est
intermédiaire entre l’être et le non-être (Platon). Les sciences et les
techniques modernes l’admettent dans leurs exercices de simulation, à
équidistance de la réalité physique et de l’idée hypothétique. Les
mathématiques exceptées, il n’existe en fait aucun domaine où le connu et
l’inconnu s’exposent à l’état pur.
La question de la certitude a divisé les philosophes car elle dérive de la
conception de la vérité. Alors que les Anciens, sous l’influence des
stoïciens et des platoniciens de la Nouvelle Académie, admettaient des
connaissances qui ne fussent que probables, Descartes dans sa deuxième
des Règles pour la direction de l’esprit entend rejeter « toutes les
connaissances qui ne sont que probables ». Pour Descartes l’incertitude est
le signe de l’ignorance ou de l’erreur2761.. La mécanique newtonienne et le
déterminisme laplacien conforteront cette conception. Il sera donné au
philosophe du hasard, Cournot, de réintroduire le concept de probabilité en
philosophie : à ses yeux la connaissance n’obéit pas à la logique du tout ou
rien mais admet une multiplicité de degrés de certitude.
La méconnaissance est un autre lieu : ni ignorance, ni connaissance
probable, elle est, comme l’indique l’étymologie, une mauvaise
connaissance, elle implique donc la présence d’une certaine connaissance
qui pourtant n’est pas la connaissance. Dans la langue classique,
méconnaître c’était ne pas reconnaître la présence d’une chose ou d’un être
— dans cette acception, qui a disparu, l’existence préalable de la
connaissance est aussi impliquée. Si la connaissance a rapport à la vérité, la
méconnaissance a rapport à l’erreur : elle est à côté, pas en dehors. Mais si
la connaissance correspond à la réalité, la méconnaissance correspond à
l’illusion : elle est en dehors, pas à côté. À cause des gigantesques systèmes
d’information qui engloutissent le monde sous une avalanche de mots et
d’images, l’homme moderne vit plus que jamais sous le signe de la
méconnaissance.2762.
Le nihilisme de la curiosité, qui annule les valeurs en les égalisant toutes
ou bien qui renverse la hiérarchie considérée comme normale des choses, a
fait porter sur la connaissance un juste soupçon. Les cabinets de curiosités,
où l’embryon desséché d’un veau à deux têtes voisinait avec un prétendu
lait de vierge étaient d’invraisemblables bric-à-brac où la connaissance
avait du mal à camper. Le désir de la connaissance n’en est pas
nécessairement la volonté réduite à l’affectif ; il peut en être la négation, le
substitut symbolique de son absence. Ce n’est pas le rare2763. que la
volonté de la connaissance cherche.2764. La curiosité est plutôt
méconnaissance puisqu’elle substitue l’accidentel2765. à l’essentiel et le
plaisir subjectif à l’intérêt objectif. Bachelard a montré quel obstacle
épistémologique pouvait constituer l’émerveillement devant les
choses2766. : trop occupé à béer devant les merveilles de la nature, l’esprit
alors ne songe pas à en étudier les mécanismes et les articulations.
Le problème des degrés de la connaissance a le même présupposé que
celui des genres de connaissance : qu’il existe entre la connaissance et la
non-connaissance des types intermédiaires. C’est pourquoi dans le cadre
d’une théorie de la connaissance la distinction entre les degrés et les genres
est plus formelle que réelle : les degrés déterminent des genres, et
inversement les genres sont distingués hiérarchiquement selon des degrés
spécifiques.
De Platon à Hegel, en passant par Spinoza, la tripartition sensation, raison,
intuition est une constante de la gnoséologie occidentale. Certes les termes
diffèrent parfois, reste cet invariant d’une pensée triple qui saisit a)
immédiatement les choses par la sensation, b) médiatement par la réflexion,
c) immédiatement par la vision. Ce schéma triadique place la raison dans
une position médiane entre une connaissance infra-rationnelle (celle du
corps) et une connaissance supra-rationnelle (celle du « ciel »)2767.. Il est
intéressant de noter la présence de la même tripartition dans la philosophie
indienne : Ramanuja2768. faisait de l’autorité scripturaire2769., avec le
raisonnement et la perception l’une des trois sources de connaissance.
Il est compréhensible que la métaphysique et la théologie aient considéré
la vision comme le genre supérieur de connaissance. Platon plaçait la noèsis
au-dessus de la dianoïa et Denys l’Aréopagite verra dans l’illumination le
mode de la connaissance suprême2770.. La dévalorisation des genres
inférieurs peut être plus ou moins forte, selon les auteurs, allant parfois
jusqu’à l’exclusion. Tel n’était pas le point de vue d’Aristote qui dans De
l’âme distingue aïsthèsis la sensation, doxa l’opinion, épistèmè le savoir et
noûs l’intuition et accorde à chacun de ces modes de connaissance (la
source et le mode étant inséparables) sa nécessité propre. Dans les Seconds
Analytiques2771. Aristote englobe sous le terme de connaissance (gnôsis)
la sensation, l’expérience, la mémoire et la science (épistèmè). De là les
quatre instances de connaissance : les sens externes, le sens commun (ou
imagination), la mémoire et l’entendement. Cette extension large est
aujourd’hui reprise dans les sciences cognitives qui traitent aussi bien de la
mémoire que de la perception, du raisonnement que du langage.
Spinoza a distingué à trois reprises les trois genres de connaissance. Dans
le Court Traité2772. les termes néerlandais utilisés sont généralement
traduits par : a) croyance ou opinion, expérience, b) croyance vraie, c)
connaissance claire. Dans le Traité de la réforme de l’entendement2773.,
écrit en latin, le premier genre de connaissance est subdivisé en perception
et en expérience vague, tandis que les deux autres genres sont appelés
raisonnement et intuition de l’essence. Tripartition appelée imaginatio (sous
ses deux formes, par expérience vague et par signes2774.) ratio et scientia
intuitiva dans L’Éthique2775.. La ratio est la connaissance des notions
communes par concepts. La « science intuitive » est jouissance et
possession de l’être (Court Traité), connaissance des choses singulières
(Éthique, V) ou encore « amour intellectuel de Dieu ». Le premier genre de
connaissance porte sur des choses singulières mais de manière sensible,
confuse et désordonnée. À la différence de celui-ci, le second genre de
connaissance s’appuie sur des idées adéquates, mais il s’en tient aux
généralités. Seule la connaissance du troisième genre permet d’atteindre
l’essence des choses singulières. La scientia intuitiva de Spinoza serait
analogue à la noèsis platonicienne ou à la « connaissance angélique » de
Thomas d’Aquin si elle avait conservé la transcendance : elle vise
semblablement à définir une connaissance universelle qui ne soit pas
seulement une connaissance de l’universel, c’est-à-dire une connaissance
ignorante de l’essence des choses singulières2776.. C’est en cela que la
connaissance du troisième genre dépasse la ratio : la distance entre le sujet
et l’objet est abolie (Hegel définira ainsi la Raison), et l’idée qui tend à
noyer la chose dans l’indifférence se voit dépassée par l’activité pure.
Hegel inversera le sens de la hiérarchie entre le logos (ratio) et le noûs
(intellectus), en attribuant à l’entendement la discursivité et à la raison la
saisie adéquate de son objet. En disant impossible l’intuition suprasensible,
Kant avait chassé la raison du domaine de la connaissance réservant celle-ci
à la sensation, à l’imagination et à l’entendement. Du simple représenter
(vorstellen) au comprendre (begreifen), Kant, dans sa Logique2777., ne
discerne pas moins de sept degrés de la connaissance ; les deux genres
extrêmes de la tradition, la perception et l’intuition métaphysique ont
disparu.
Le positivisme2778. achèvera ce processus entamé de double spécification
: d’une part le mot de science qui jusqu’au XVIIIe siècle, désignait n’importe
quel genre de savoir, arts et lettres compris, verra son champ d’extension
restreint au domaine de la connaissance positive (démonstrations
mathématiques, observations dûment vérifiées) d’autre part il renverra à la
connaissance en tant que telle (et pas seulement à son genre le plus
accompli2779.) : la gnoséologie devient une épistémologie2780..
Kant et le positivisme l’ont emporté : la sensation2781. et l’intuition ne
sont pas des moyens de connaissance, car ils n’ont pas de règles. Nous ne
pouvons plus considérer, ainsi que le faisaient nombre d’auteurs médiévaux
la vision béatifique comme la connaissance suprême ni même comme une
connaissance et il nous est désormais difficile de voir dans la « science
intuitive » de Spinoza, ou dans l’intuition de Schelling et de Bergson, des
formes de connaissances. Il n’en reste pas moins vrai que des genres de
connaissances doivent continuer à être différenciés selon les objets sur
lesquels ils portent : la connaissance de l’art, par exemple, n’est pas du
même genre que celle de la nature.
 
 
III. ORIGINE ET FONDEMENT DE LA CONNAISSANCE
 
Dès l’Antiquité, la connaissance a été pensée selon deux orientations : une
odyssée de l’âme (Platon, saint Augustin) ou une iliade des idées (Aristote).
À partir de la distinction topique du sujet et de l’objet, on peut repérer
autour des problèmes de l’origine et du fondement de la connaissance,
quatre modèles heuristiques : le réalisme des Idées qui attache la
connaissance à une transcendance, l’idéalisme qui la lie au sujet, le réalisme
qui la lie à l’objet, et le constructivisme qui la lie aux deux2782..
La fondation de la connaissance est-elle à chercher du côté de la certitude
ou bien de celui de la vérité ? Il arrive que l’une joue contre l’autre.
 
 
1. La transcendance de la connaissance
 
Le paradoxe de la connaissance a été exposé pour la première fois par
Platon dans le Ménon : pour connaître, il faut reconnaître, or pour
reconnaître, il faut connaître2783.. Si la non-connaissance absolue existait à
l’origine, aucune connaissance ne serait possible. Pour apprendre, il faut
déjà avoir appris. On le vérifie avec l’expérience du dictionnaire : la
compréhension de la définition d’un mot ignoré suppose des connaissances
préalables. Chez les philosophes chrétiens du Moyen Âge, la connaissance
est un attribut de Dieu avant d’être une faculté de l’âme2784.. De là la thèse
courante — avant que Malebranche n’en fasse le centre de son système —
de la connaissance en Dieu.
La théorie des idées innées donne aussi à la connaissance un fondement
transcendant (puisque la nature de la pensée humaine est une création de
Dieu)2785..
 
 
2. La fondation de la connaissance dans le sujet
 
Le dualisme cartésien est à l’origine de ce qu’on a pu appeler le postulat
d’objectivité : le sujet et l’objet de connaissance sont face à face. Le savoir
constitue une absorption symbolique de l’objet par le sujet, du monde
extérieur par le monde intérieur. Le point d’aboutissement de cette
représentation sera la Wissenschaftslehre (doctrine de la science) de Fichte
qui fait reposer tout le procès de la connaissance sur l’acte autocréateur du
Je. Kant écrit dans la Préface de la seconde édition de la Critique de la
raison pure : « On admettait jusqu’ici que toute notre connaissance devait
se régler sur les objets (...). Que l’on essaie donc de voir une fois si nous ne
serions pas plus heureux (...) en admettant que les objets doivent se régler
sur notre connaissance »2786.. Kant établit entre ce renversement
gnoséologique et l’idée première de Copernic une analogie — mais en fait
ce que la tradition a appelé « révolution copernicienne » va à rebours de la
révolution prônée par Kant puisqu’elle a précisément consisté à décentrer le
sujet du monde. On connaît la distinction établie par Kant dans son
Introduction à la Critique de la raison pure : « Mais bien que toute notre
connaissance commence avec l’expérience, elle ne résulte pas pour autant
toute de l’expérience »2787.. Une origine n’est pas un fondement, une
occasion n’est pas une cause. Kant voit dans la connaissance moins un
processus d’expression qu’un processus d’unification : le divers de
l’expérience saisi par la sensation est soumis à l’unité des catégories. Kant
fait de la connaissance le résultat de la co-opération de la sensibilité, et de
l’entendement : « Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné2788. ;
sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont
vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles »2789. ; « L’entendement
ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule peut
résulter la connaissance».2790. Ce fut un coup de génie de la part de Kant
que d’avoir mis fin à l’affrontement stérile du rationalisme et de
l’empirisme, du réalisme et de l’idéalisme en théorie de la connaissance. Le
rationalisme innéiste fonde bien la nécessité et l’universalité des
connaissances, mais sans lien avec l’expérience ; l’empirisme, philosophie
de l’acquis, établit à bon droit le lien des connaissances avec l’expérience
mais s’avère incapable de légitimer leur nécessité et leur universalité, et
donc tombe dans le subjectivisme et le scepticisme. La solution
transcendantale de Kant repose sur la distinction entre la forme et la matière
de la connaissance2791. : la forme est a priori (ce sont les cadres a priori
de la sensibilité, l’espace et le temps, et les douze catégories de
l’entendement), la matière, a posteriori.
Kant reproche à Hume d’avoir confondu occasion et fondement :
l’expérience est l’occasion pour les formes de la sensibilité et les catégories
de l’entendement de s’appliquer, celles-ci ne dérivent pas d’elle. Cela dit,
les formes et catégories a priori n’ont de sens pour la connaissance que
dans la mesure où elles se rapportent à une expérience possible ; le
transcendantal n’est pas le pur.
Husserl disait de la connaissance qu’elle est accomplissement (Erfüllung)
de l’intention. À partir du principe d’intentionnalité de la conscience pure,
la phénoménologie pose la corrélation entre noèse et noème : dès lors, la
connaissance est à la fois description de contenus eidétiques et présence à
soi de la conscience. Pour Husserl, une connaissance empirique est une
contradiction dans les termes : il n’y a de connaissance que des essences
obtenues par la suspension (épochè) des faits du monde.
La logique dite épistémique intégrera l’inhérence de la conscience de soi
comme connaissant à l’acte de la connaissance : si je connais P, je sais que
je connais P. Une version réaliste pourra même établir que : si je sais P,
alors P (croire savoir, ce n’est pas savoir).
 
 
3. La fondation dans l’objet
 
La notoriété ou connaissance publique atteste le fait que le sujet de la
connaissance n’est pas nécessairement individuel. Les empiristes ont été,
parmi les philosophes, les premiers à reconnaître l’importance décisive du
langage pour le procès de connaissance. L’hypothèse de la tabula rasa est
celle d’une absence de connaissance préalable, laquelle depuis Platon
constitue un thème métaphysique récurrent. L’empirisme est cette
philosophie pour laquelle le monde vient à l’homme (seul parmi les
empiristes Berkeley maintiendra les attaches avec la métaphysique).
Cudworth, de l’école platonicienne de Cambridge, était fondé à soutenir
que le principe empiriste conduit à l’athéisme. Reprenant un raisonnement
de Platon2792., Cudworth établit que si la connaissance n’est rien d’autre
que l’empreinte que les choses font sur nos âmes alors il est inévitable que
le monde soit, avant que son idée et sa connaissance n’existent. Or la
création par Dieu implique que l’intelligence précède le monde.
Evidemment, Cudworth présupposait que l’intelligence de l’homme
fonctionne comme celle de Dieu.
On voit en quoi le combat de Locke pour la liberté et la tolérance est lié à
sa théorie de la connaissance : en prétendant découvrir dans l’entendement
une certitude universelle l’innéisme finit par prendre l’habitude et la
coutume pour la vérité ; le dogmatisme est un fanatisme des idées. Au
rationalisme, l’empirisme objectera le fait de la relativité et de la
progressivité des connaissances : ni universalité ni éternité, donc, au risque
du scepticisme. Le mérite de l’empirisme fut d’avoir reconnu dans la
connaissance un processus lié au temps. Le sub specie aeterni n’a pas de
sens gnoséologique. On comprend que ce n’est pas de la mathesis
universalis cartésienne que l’encyclopédie des Lumières est l’héritière mais
de l’empirisme.
 
 
4. La co-opération du sujet et de l’objet
 
Schelling disait : nous ne connaissons que ce dont nous avons l’intuition ;
nous n’avons l’intuition que de ce que nous sommes ; mais nous ne sommes
que ce à quoi nous appartenons. La célèbre métaphore de la table rase, déjà
utilisée par Platon2793. a été détournée de son sens à partir d’un passage
mal compris du De l’âme2794. d’Aristote. Le Stagirite, à propos de l’acte
d’intellection, écrit sur l’hypothèse de l’impression : « c’est potentiellement
que l’intelligence s’identifie d’une certaine façon aux intelligibles ; mais
elle n’est effectivement rien avant d’opérer. Et il doit en être comme sur un
tableau où aucun dessin ne se trouve réalisé, ce qui est très précisément le
cas de l’intelligence »2795.. Autrement dit, c’est au dessin que
l’intelligence est comparée et non au tableau lui-même : avant que
l’intelligence ne saisisse l’intelligible, elle n’existe qu’en puissance comme
un dessin sur le tableau encore vierge.
À Locke, Leibniz (qui faisait de la connaissance une espèce dont
l’expression est le genre2796.) répliquera d’une part que s’il est vrai que
nos connaissances viennent de l’expérience, nos moyens de les acquérir,
eux, n’en dérivent pas (au principe empiriste Nihil est in intellectu quod non
prius fuerit in sensu2797., l’auteur des Nouveaux Essais ajoutera nisi
intellectus ipse2798.), d’autre part qu’il convient de distinguer l’histoire de
nos découvertes et leur origine. Dans la théorie leibnizienne de la «
conspiration » ou « sympathie » universelle où toutes les substances
s’entrexpriment, la connaissance est partout diffuse, simplement plus
confuse ici, plus claire là. Aristote et Leibniz peuvent donc être considérés
comme les précurseurs lointains d’une théorie de la connaissance qui fait de
celle-ci le résultat d’un commun travail (d’une coopération) entre le sujet
connaissant et l’objet connu.
Le constructivisme piagétien et le cognitivisme se refusent à fonder la
connaissance, qui est d’abord relation, sur autre chose que sur la relation
elle-même. C’est un dépassement non kantien de la dualité du rationalisme
et de l’empirisme que tente Jean Piaget avec son épistémologie génétique :
« la connaissance ne procède en ses sources ni d’un sujet conscient de lui-
même ni d’objets déjà constitués (du point de vue du sujet) qui
s’imposeraient à lui : elle résulterait d’interactions se produisant à mi-
chemin entre eux et relevant donc des deux à la fois ».2799. Or c’est par
l’action et non par la perception (qui laisse l’objet dans son inertie) que cet
échange peut se faire. Les travaux contemporains de psychologie ont
montré que l’acquisition des connaissances ne devait pas être comprise
comme une accumulation régulière d’eau dans un récipient vide (le
paradigme empiriste) mais comme un réaménagement constant de circuits
neuronaux. D’abord, l’apprentissage ne va pas sans désapprentissage (ce
que les chercheurs anglo-saxons appellent « learning by unlearning
»)2800.. Ensuite contrairement à ce que croyaient les philosophes de l’âge
classique, l’inné ne s’identifie pas à l’endogène, et l’acquis n’est pas la
même chose que l’exogène. Les mécanismes d’autorégulation rendent
impossible la détermination d’une nette ligne de démarcation entre l’inné et
l’acquis : l’acquis ne cesse de modifier la structure cérébrale, laquelle
commandera le possible et l’impossible en matière d’apprentissage.
Les sciences cognitives forment un champ pluridisciplinaire où se croisent
la logique, l’informatique, la linguistique, l’intelligence artificielle et les
neurosciences. Elles ont pour tâche l’étude des conditions et des formes de
traitement de l’information et pour réaliser cette tâche, elles mettent entre
parenthèses la subjectivité (laquelle constituait le centre des théories
philosophiques classiques de la connaissance) de la même manière que la
psychologie béhavioriste étudie le comportement humain en soi sans tenir
compte de la subjectivité des intentions. Cela dit, il n’est pas exact de
soutenir que le cognitivisme élimine le sujet. Les sciences cognitives
distinguent deux grands types de processus de traitement : le « traitement de
bas en haut » (ou traitement dirigé par les données) et le « traitement de
haut en bas » (ou traitement dirigé par le concept). On reconnaît dans cette
distinction la dualité de l’empirisme qui accordait à l’objet la priorité sur le
sujet et du rationalisme, qui accordait au sujet la priorité sur l’objet.
L’expérience donne tantôt au sujet tantôt à l’objet l’avantage : devant un
texte facile par exemple, ou familier, le sujet sera guidé par sa
précompréhension — chose qui sera impossible devant un texte difficile ou
nouveau. Le connexionnisme définit la connaissance par la stabilisation des
activations neuronales et la mise en place dans le cerveau de certaines
régularités (les circuits synaptiques). Connaître c’est connecter entre elles
des unités fonctionnelles (les neurones) de manière que des « cartes »
mentales soient ainsi dessinées.
Les travaux en intelligence artificielle ont suscité un débat dont l’enjeu est
rien moins que l’essence de la pensée humaine : une machine peut-elle
reproduire tous les résultats de la pensée humaine ? À cette question von
Neumann répondait oui. Maintenant, pour reproduire les résultats de la
pensée, est-il nécessaire d’en simuler le fonctionnement ? Les avis
divergent sur ce point : certains conçoivent une identité de résultats
compatible avec une différence de cheminements : c’est ainsi qu’un
ordinateur joueur d’échecs, n’ayant ni émotivité ni intuition, développera à
chaque coup l’arbre entier des possibilités — ce qu’aucun joueur humain,
bien sûr, ne fera. Mais d’autres observateurs, sur la question du
fonctionnement mécanique, croient à une nécessaire identité de structure :
les ordinateurs ont été conçus pour qu’il y ait communication ; ils sont, pour
paraphraser Bachelard, de la connaissance matérialisée. On n’imagine pas
une machine dont le contenu cognitif serait tel que ses utilisateurs devraient
s’adapter à elle. Ce n’est pas l’homme qui pense comme l’ordinateur mais
l’inverse. Les modules d’inférence ont moins été inventés que trouvés. Cela
dit, puisque les substrats sont différents (physiques dans le cas de
l’ordinateur, neurophysiologiques dans le cas du cerveau) les modalités du
fonctionnement seront évidemment différentes. Après tout n’y a-t-il pas
aussi différence entre deux cerveaux humains dès lors que leurs populations
de neurones ont été arrangées (se sont arrangées) différemment ? Cela ne
les empêche pas de raisonner de manière semblable ni d’avoir, du moins sur
certains points, des pensées identiques.
Reste à savoir si les sciences cognitives méritent leur nom, et si c’est bien
de connaissances qu’elles traitent. Un stock d’informations ne suffit pas à
constituer une connaissance : un livre ne connaît rien de ce qu’il renferme,
une machine non plus. La connaissance présuppose une élaboration de
l’information que seul un sujet conscient est en mesure d’effectuer. Une
pensée en revanche, parce qu’elle réside dans les plus petites unités de
signification peut très bien être émise par une machine même si une
machine ne pense pas. C’est pourquoi les sciences dites cognitives, traitant
davantage de la pensée que de la connaissance proprement dite (laquelle
constitue un travail par et sur la pensée) devraient être plutôt appelées
sciences noétiques.
 
 
IV. LE PROBLÈME DES LIMITES DE LA CONNAISSANCE
 
Les sophistes et Démocrite exceptés, aucun philosophe grec n’a fait du
savoir total un idéal, ni a fortiori une réalité. Mais il convient de
différencier l’esprit encyclopédiste (d’avant le XVIIIe siècle) et l’esprit
encyclopédique. L’encyclopédisme comme tendance, projet et réalisation,
est beaucoup plus ancien que son triomphe. Tout se passe comme si des
siècles durant, existait en puissance un idéal de savoir total que seul l’âge
moderne pourra mener à bien2801.. La connaissance fut conçue selon le
modèle géographique de l’exploration2802. (voir les plages blanches des
terrae incognitae sur les anciennes cartes). Mais de même que le navigateur
n’a pas besoin de connaître chaque île pour connaître l’océan, la totalité qui
appartient au savoir absolu hégélien (le seul concept, en philosophie à avoir
traduit le savoir total comme réalisé) n’est pas de l’ordre du tout extensif de
la liste qui énumère mais du tout intensif du concept qui comprend. Dieu
lui-même, disait-on, ne compte pas les mouches.
Philon d’Alexandrie est le premier — avant Maimonide — à avoir posé le
problème de la connaissance en termes de limites. Il semble que la
connaissance, depuis Hume, et malgré l’idéalisme allemand, ait abandonné
la voie de la certitude et se soit modestement contentée de la probabilité. On
parle de moins en moins de savants et de plus en plus de chercheurs.
Condillac disait qu’une connaissance est vraie lorsqu’à chaque idée
correspond un objet, et complète lorsqu’à chaque objet correspond une idée.
Il est clair, à retenir ces critères, qu’aucun domaine de connaissance n’est «
vrai » ou « complet ». La question de fait ne se pose donc même pas. La
question en revanche se pose de savoir si la connaissance rencontre des
limites de droit : y a-t-il dans l’inconnu un inconnaissable ? Les métaphores
désignant l’extension des connaissances sont, en logique, d’ordre spatial :
on dit le champ, le domaine des connaissances, l’univers du discours. Le
concept de limite prend son sens dans le cadre de cette spatialisation, dont il
faudra interroger la pertinence.
 
 
1. Le secret
 
Le terme de « secret » vient du latin secretum qui signifie lieu écarté puis,
par métonymie, pensée ou fait qui ne doit pas être révélé. Le substantif
neutre secretum vient de l’adjectif secretus (séparé, isolé, caché), lequel est
issu du participe passé passif de secernere, séparer (du préfixe se- indiquant
la séparation, et du verbe cernere, trier distinguer — d’où en français
concerner, décerner, discerner).
L’inconnu n’a pas été d’abord une notion gnoséologique. Avant de
constituer un problème ou un défi, l’inconnu, par la crainte proprement
religieuse qu’il suscitait chez les êtres humains, était de l’ordre du mystère.
Toutes les sociétés humaines ont eu le sentiment qu’à côté et au-delà du
bien-connu quotidien existait un domaine immense d’ombre et de nuit.
Seuls certains privilégiés (les sorciers par exemple) pouvaient y avoir accès,
et encore de manière exceptionnelle (par initiation, transe...2803.). En
réservant l’omniscience à Dieu, le seul absolu, le seul infini, les religions
monothéistes ont arrêté la connaissance humaine aux portes du ciel. Le
désir de savoir — libido sciendi — fut avec le désir charnel2804. et la soif
de domination2805. l’une des trois pulsions condamnées par l’Église. C’est
elle qui fut à l’origine du péché originel : le péché originel est un péché de
connaissance2806.. Inscrite sur le fronton du temple de Delphes la fameuse
injonction du « Connais-toi toi-même » avait un sens religieux que la
tradition philosophique2807. a contribué à occulter : elle prescrivait aux
hommes de ne pas s’aventurer au-delà des bornes assignées par le Destin à
cet égard. L’hybris grecque correspond assez précisément à l’orgueil
biblique2808. : le désir d’un franchissement de condition dont la
connaissance est l’expression. Mais à la sagesse grecque qui définit la
tranquillité d’âme par le savoir approprié, la sagesse juive oppose la sainte
ignorance respectueuse de la supériorité de Dieu. « Qui augmente sa
science accroît sa douleur », dit L’Ecclésiaste : proclamation qui vaut
condamnation. Saint Jérôme écrit un Traité des vanités dont le premier
chapitre porte sur le « Néant des travaux de l’homme et de ses
connaissances ». À l’âge classique, les peintures de vanités comprendront
les symboles des connaissances humaines — la carte, le globe, l’équerre
etc. — toutes inconsistantes et fugaces comme les bulles de savon elles
aussi souvent figurées. Par contrecoup, l’ignorance sera exaltée. On trouve
chez Denys l’Aréopagite cette expression « rayon de ténèbres » et avant que
Nicolas de Cues2809. ne théorisât la docte ignorance, un texte mystique du
XIVe siècle s’intitula Le Nuage d’inconnaissance2810.. Le chapitre XXIII
du Livre des XXIV philosophes énonce : « Dieu est celui que l’ignorance
seule fait connaître à l’esprit »2811.. Ce texte du Moyen Age — constitué
de 24 chapitres dont chacun aurait été écrit par un « philosophe » différent
— s’inscrit dans la lignée de la théologie négative (dite aussi théologie
apophatique) d’un Denys l’Aréopagite : on ne peut connaître Dieu, infini et
transcendant, tout au plus peut-on savoir ce qu’il n’est pas. D’où la
thématique de la connaissance ignorante et de l’ignorance connaissante.
Saint Paul disait que la raison des hommes est folie aux yeux de Dieu : que
peut être la connaissance humaine au regard de l’infini ? La connaissance
des singuliers n’est pas de même nature chez l’homme et chez Dieu, écrit
Averroès2812., car « notre science est un effet causé par l’objet connu »
tandis que Dieu est le créateur de cet objet. Semblablement, saint
Bonaventure voit dans l’appréhension — opposée à la compréhension
divine — le caractère et la marque d’imperfection de la connaissance
humaine qui laisse toujours extérieur à elle-même l’objet qu’elle connaît.
Pendant des siècles, on a soupçonné bien des rêveurs (alchimistes,
sorciers...) d’entretenir un rapport proprement diabolique au savoir.2813. Il
n’est pas sûr que cette représentation ait disparu : Mary Shelley a sous-titré
son Frankenstein, le Prométhée moderne et bien des gens aujourd’hui
perçoivent comme une véritable violation des « secrets de la Nature » (avec
la catastrophe attendue, vrai châtiment immanent) les travaux des
chercheurs en physique nucléaire et en génétique.
Le secret a donc d’abord appartenu au domaine religieux. Les sociétés
traditionnelles reposent en grande partie sur lui. En fait, chez elles, tout ce
qui est revêtu d’une importance quelconque est secret. Il n’y a de savoir que
d’initié. Avec la sécularisation, le secret passera du religieux au politique.
Changent alors ses détenteurs : les princes2814. à la place des dieux. Puis
de l’ordre politique le secret gagnera la sphère privée. Ce déplacement est
sensible avec l’expression de « sceau du secret » qui désignait au Moyen
Âge le sceau royal utilisé pour cacheter les plis secrets et qui sous la forme
de « sous le sceau du secret » apparue à l’âge classique veut dire « en
confidence, en faisant promettre de ne rien révéler ». C’est au XVIe siècle,
époque de la naissance du moi moderne2815., que le secret s’intériorise
pour devenir le signe de l’intimité même de la personne. Ainsi le secret
peut-il être l’objet d’un triple discours : magique, politique et
psychologique.
Quelle est l’origine du secret ? Il faut remonter assez haut, sans doute,
jusqu’aux stratégies du vivant, lequel doit subsister dans un espace
concurrentiel. Le secret est un signe de puissance (c’est pourquoi les dieux
étaient censés le détenir). Le premier vers du célèbre sonnet d’Arvers : «
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère », dans lequel le poète confesse
discrètement un amour ignoré de celle qui en est l’objet, suppose le mystère
plus obscur et profond que le secret — la vie plus opaque encore que le
sentiment (« l’âme ») qui procède d’elle. Le sens religieux du mystère
creuse la différence : alors que le secret renvoie à une connaissance réservée
et préservée, le mystère signale une connaissance impossible, sinon aux
initiés et à Dieu. Par ailleurs, le secret (tout comme l’énigme, qui en est une
modalité) n’a jamais l’irrationalité du mystère.
Si le secret est une mise à part — qui met à part ? Le secret suppose qu’un
sujet (substrat ou subjectivité) le détienne — et en possède la clé. La police
secrète ne l’est pas pour tout le monde. On détient un secret comme on
détient un prisonnier. Cela suppose, sinon une conscience, du moins un
sujet.
Jadis le sujet était mythique. La notion de secret de la nature utilisée par
Vanini qui en a fait le titre de son ouvrage principal (1616) est
contemporaine de la mise à l’écart de l’idée d’un Dieu créateur ou d’une
Providence. Bientôt cette idée de secret de la nature paraîtra bien
mythologique à la science positive. La conscience humaine sera donc
réputée la seule origine possible du secret : d’abord parce qu’il n’y a de
secret que pour elle, ensuite parce qu’il n’y a de secret que par elle.
Plus profondément, le secret sera considéré comme la nature même d’une
conscience largement incommunicable — et pas seulement comme une
information réservée. Le secret — adjectif substantivé — serait la
dimension de toute conscience2816..
La psychanalyse contestera cette identification : c’est l’inconscient qui,
bien à l’inverse, devient le support du secret ; le substrat psychique se
substitue alors au sujet classique.
Alors que le discret se contente de se soustraire aux regards publics, le
secret s’y refuse. Le secret renvoie à l’idée de sens caché. Il ne concerne
pas seulement une information factuelle dérobée à la curiosité et à la
connaissance mais une valeur préservée et touche, en tant que valeur, à
l’existence même (en ce sens, il est beaucoup plus de l’ordre de la
connaissance que de celui du savoir). Le secret est le rare et le choisi, aussi
se trouve-t-il fortement valorisé2817.. C’est pourquoi il suscite le désir.
Le désir de connaître le secret est contradictoirement celui de le posséder
et celui de le détruire car un secret connu, éventé, n’est plus un secret. Dans
la mesure où le secret représente le noyau de puissance de celui qui le
détient, sa divulgation l’anéantit. Elsa ne peut pas respecter la promesse
faite au chevalier qui l’a sauvée, de ne l’interroger ni sur son nom ni sur son
origine2818. — car son désir amoureux est inséparablement désir de savoir.
Mais en posant la question interdite à Lohengrin, en gagnant ce que lui seul
avait, elle le perd.
Lorsque nous disons que telle chose « n’a plus de secret pour nous », nous
voulons dire que nous la connaissons totalement. D’ailleurs, du point de vue
de la science positive, la nature n’a pas de secret : elle pose seulement un
nombre indéfini de problèmes. C’est parce qu’il renvoie à une connaissance
valorisée que le terme de secret est souvent utilisé pour désigner la méthode
la plus efficace pour réussir dans un art quelconque2819..
La possession d’un secret peut être contradictoirement vécue comme un
motif de fierté ou de honte. Mais la dissymétrie fait pencher le secret plutôt
du côté de la honte. L’idée de honte se retrouve dans l’acception médiévale
du mot « secrets », qui signifiait les parties sexuelles et de secret qui
signifiait les besoins naturels2820..
« Rien ne pèse tant qu’un secret », disait La Fontaine2821.. Pourquoi un
secret pèse-t-il autant (de lui on dira qu’il est lourd) ? Parce qu’on ne se
rend maître (relativement) du pulsionnel qu’à partir du moment où l’on est
capable de l’insérer dans la seule trame qui soit la marque de l’humain :
l’ordre du discours.
L’idée de secret inconscient semble mettre en question la nécessité d’un
détenteur : peut-on admettre que l’inconscient sache quelque chose ? Telle
était en substance la critique frontale que Sartre adressait à la psychanalyse
: elle suppose un inconscient doté en somme de tous les attributs de la
conscience puisque capable de choisir parmi les représentations celles qu’il
laissera libres de s’exprimer et celles qu’il censurera. Mais avec la
psychanalyse, c’est la notion classique de sujet qui est contestée. Reste le
substrat, le support (l’origine étymologique de notre concept de « sujet »).
La thèse selon laquelle « il n’y a pas de secret » est énonçable : ce que l’on
sait est beaucoup plus partagé qu’on ne le croit. Du point de vue
psychanalytique, il n’y a pas de secret en soi destiné à le rester car tout
secret finit par être secrété (le mot est le même) : les rêves, les lapsus, les
symptômes sont les sécrétions de l’inconscient, lequel ainsi ne cesse de
divulguer ses secrets. En fait, pour la psychanalyse, tous les secrets sont de
polichinelle non seulement parce que les désirs ne cessent de s’exprimer
par-delà le refoulement, mais aussi parce qu’ils tournent toujours autour des
mêmes choses du sexe et de la mort.
La maxime de Louis XI a souvent été répétée : « Qui ne sait pas dissimuler
ne sait pas régner ». Le secret d’État, au XVIIe siècle, renvoyait directement
à un abus de pouvoir puisqu’il désignait un projet de coup d’État. Par la
suite, l’expression, atténuée, a désigné une simple prérogative de puissance.
De fait, le secret est inhérent au despotisme2822.. Inversement, la
publicité, au sens originel, étymologique des Lumières (Öffenlichkeit en
allemand, littéralement « ouverture ») est la marque propre de la démocratie
moderne, ainsi que l’a montré Habermas2823. : il n’y a pas de démocratie
sans espace public susceptible de servir de cadre et de condition au débat
entre les citoyens.
D’un autre côté, et c’est en cela que consiste le double lien2824. dans
lequel se trouvent les démocraties modernes, les secrets, certains secrets
sont protégés par la loi pénale pour prévenir les dommages matériels ou
moraux que leur révélation par ceux qui les détiennent pourrait causer aux
particuliers et à l’État. Il y a les secrets professionnels2825., les secrets
d’État, les secrets de fabrique. Aucun État, fût-il exemplairement
démocratique, ne peut se permettre de n’avoir pas de secret (le secret-
défense est le plus connu). Enfin, dans le monde de forte concurrence qui
est le nôtre, le secret est un moyen nécessaire de conserver un avantage.
Peut-être le monde économique est-il celui qui aujourd’hui est le
dépositaire des secrets les plus nombreux et les plus importants : il
commence aux portes des laboratoires de recherche. Ce que l’on a appelé
l’« économie de la connaissance », « société de la connaissance »2826. est
contradictoirement une économie du secret, une société du secret.
Notre société est en effet déchirée sur la question de secret, tenaillée par
une double exigence contradictoire de transparence et de protection. Le
secret est tyrannique, il conforte la puissance de celui qui le détient, et il est
inégalitaire, car il confère à son possesseur un privilège inacceptable. Mais
d’un autre côté, parce qu’il est l’expression parfois inexprimée, voire
inexprimable, de l’intimité de la personne, il est le signe d’une inaliénable
liberté. Ainsi le secret se trouve-t-il partagé et ballotté entre deux droits :
celui de savoir et celui de garder pour soi ce que l’on sait.
Notre société tend contradictoirement à multiplier les secrets, à les
renforcer (processus parallèle à celui de l’individualisation croissante de
l’existence humaine), et à anéantir les secrets par divulgation (processus de
marchandisation absolue de tous les secteurs de l’existence humaine). D’un
côté, le secret est cultivé comme signe de liberté, de l’autre, il est aboli
comme obstacle à la circulation des informations. Sur la question de savoir
s’il convient ou non de divulguer ou de préserver le secret, et qui est une
question axiologique, la distinction du public et du privé et au sein du
public la distinction de celui qui touche l’intérêt général et de celui qui ne le
touche pas, semble indispensable.
 
 
2. Le doute2827.
 
Un apologue bouddhiste raconte qu’un homme ayant reçu une flèche
empoisonnée refusa de se la faire retirer par le médecin tant qu’il ne saura
pas qui est cet homme, s’il est grand ou petit, sombre ou pâle, de quelle
famille il est etc. : de même, conclut l’apologue, l’homme sera vaincu par la
souffrance universelle avant d’avoir pu résoudre tous les problèmes
métaphysiques.
Dieu n’est pas le seul infini à faire échec à la connaissance humaine. La
réduction de la connaissance à la pensée, et de la pensée à l’opinion fut
l’une des constantes du scepticisme. Lucrèce2828. avait fait cette objection
: si l’on pense que l’on ne sait rien, l’on ne sait donc pas s’il est possible de
savoir.
Il est un autre infini que celui qui court au devant de la connaissance et
recule sans cesse comme un horizon : c’est celui qui revenant sur lui-même
ferme le cercle. La première notion de ce que Heidegger appellera le cercle
herméneutique se trouve peut-être dans l’école bouddhiste indienne dite
Mâdhyamika, les disciples de la Voie Moyenne. Leur raisonnement était le
suivant : on ne peut connaître la nature d’une chose que par rapport à
d’autres mais réciproquement, on ne peut connaître la relation entre les
choses en dehors de la connaissance de leur nature propre. Ce cercle
conduit à la négation de toute connaissance : il est dessiné par le renvoi
perpétuel des parties au tout et du tout aux parties. La Pensée de Pascal,
Disproportion de l’homme2829. est la première expression du cercle
herméneutique2830. : « L’homme, écrit Pascal, a rapport à tout ce qu’il
connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de
mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et
d’aliments pour le nourrir, d’air pour respirer ; il voit la lumière, il sent les
corps ; enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc pour connaître
l’homme savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister ; et pour
connaître l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme etc. La
flamme ne subsiste point sans l’air ; donc, pour connaître l’un, il faut
connaître l’autre. Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et
aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel
et insensible qui lie les plus éloignées et les plus indifférentes, je tiens
impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de
connaître le tout sans connaître particulièrement les parties »2831.. On
pourrait faire observer que l’argument de l’enchaînement des phénomènes,
donc des connaissances, pourrait aussi bien valoir contre le scepticisme :
savoir un peu de tout, n’est-ce pas déjà savoir tout un peu ?
 
 
3. La borne et la limite
 
Lorsque Kant dit que nous ne connaissons rien de la nature des objets
considérés en eux-mêmes, il ne fait que déduire la définition même de la
connaissance, car il est clair qu’en l’absence de toute relation à un objet (la
connaissance est une relation) nous ne pouvons pas savoir ce qu’est cet
objet. La chose en soi est inconnaissable, elle ne peut être que pensée
comme fondement des phénomènes : elle est un objet transcendantal que
nulle intuition ne peut embrasser2832.. Les Prolégomènes à toute
métaphysique future2833. établissent la distinction entre la borne
(Schranke) et la limite (Grenze) : la limite est une notion positive qui
circonscrit, la borne est une notion négative qui interdit. Alors que la limite
fait signe au-delà d’elle, la borne définit son en-deçà. De plus, la borne est
une notion quantitative tandis que la limite est d’ordre qualitatif ; c’est
pourquoi Kant écrit : « Dans la mathématique et la science de la nature, la
raison humaine reconnaît certes des bornes mais point de limites, c’est-à-
dire qu’elle reconnaît assurément qu’il y a quelque chose hors d’elle, où elle
ne peut jamais parvenir mais non pas qu’elle puisse elle-même se
parachever quelque part dans sa progression intérieure »2834.. C’est donc à
la présence de bornes qu’il faut joindre l’absence de limites : non seulement
tout n’est pas connaissable, mais ce qui est connaissable n’a pas de fin.
Kant reproche à Hume de formuler une censure au lieu d’élaborer une
critique. La raison n’est pas bornée. Certes on ne peut pas davantage
connaître au-delà des limites qu’au-delà des bornes — mais du moins peut-
on regarder dans cette direction : la borne, elle, arrête le regard.
Un peu plus tard, par un cheminement de penser tout autre, Auguste
Comte retrouvera quelques idées essentielles du criticisme. Pour le
positivisme, il n’est de connaissance que scientifique. Comte rejette donc la
métaphysique et ses prétentions illusoires et limite le champ de la
connaissance possible à celui du calcul et de l’expérience. Il y a donc une
butée de la raison humaine, un « tu n’iras pas plus loin ».
Mais il existe une autre façon de concevoir les limites de la connaissance,
non plus cette fois du côté de la faculté de connaître, mais de celui de la
réalité à connaître. Cournot prétendait que la raison est plus apte à connaître
scientifiquement l’avenir que le passé : c’est ce que l’on appelle le paradoxe
de Cournot, que l’on peut expliquer de la manière suivante : la connaissance
est, pour ainsi dire, chez elle dans le futur puisqu’elle est, par nature,
finalisée. « Savoir pour prévoir afin de pouvoir », disait Auguste Comte. La
connaissance du futur a en effet une utilité pratique plus encore que
théorique2835.. Mais son concept ne manque pas de faire question.
Sous le mot de « futur », nous entendons trois réalités très différentes : a)
un événement particulier ; b) un ensemble fini d’événements ; c) la suite
indéfinie des événements à venir. Il est déjà clair que la connaissance du
futur est impossible en ce troisième sens puisque la connaissance
présuppose le caractère fini de l’objet sur lequel elle porte2836..
Plusieurs termes renvoient à une connaissance supposée du futur : la
prophétie, la prédiction, la prévision. La prophétie est une révélation et
suppose un dieu transcendant qui transmet sa connaissance des événements
à venir à un élu. Avant d’être utilisée dans le champ techno-scientifique
moderne, et d’être assimilée à la prévision, la prédiction était l’annonce de
l’avenir effectuée par certains initiés réputés voyants2837.. Quant à la
prévoyance, elle est résolument anthropocentrée (la prévision porte plutôt
sur des phénomènes objectifs). La prévision est ontologique, la prévoyance
axiologique (toute prévoyance est soumise à des valeurs). Enfin la
prévention est la dimension négative de la prévoyance : elle vise à
empêcher l’apparition de phénomènes indésirables.
On peut distinguer trois grands types de prévisions : a) celles qui
procèdent de manière intuitive (la futurologie est de ce type) ; b) celles qui
procèdent de manière théorique et calculatoire (ainsi construit-on des
scénarios) ; c) celles qui procèdent de manière expérimentale ou formalisée
(les prospectives entrent dans cette catégorie).
En fait, la prévision de l’avenir ou prédiction est tout bonnement
impossible : l’avenir n’est écrit nulle part, au sens rigoureux le futur
n’existe pas. Comment pourrait-on connaître ce qui n’existe pas ? Une
condition néanmoins pourrait contourner cette impossibilité : le caractère
répétitif ou périodique de certains phénomènes2838.. Ainsi prévoit-on la
date des éclipses et l’amplitude des marées. Mais il ne s’agit là que
d’exceptions. Le futur n’est pas un livre déjà écrit mais une musique qui n’a
pas été encore composée. On demanda un jour à Bergson : Quelle sera selon
vous la littérature de demain ? Et l’art dramatique de demain ? À quoi
Bergson répondit : Si je le savais, je le ferais ! L’intuition du philosophe
était qu’il y a contradiction à vouloir prévoir le futur puisque ce serait le
traiter comme déjà passé. De fait, nous voulons connaître le futur pour le
supprimer2839.. Sa part d’inconnaissable est celle de notre invention, donc
de notre liberté.
Au début du XXe siècle, Bachelier émit une hypothèse révolutionnaire
lorsqu’il considéra les variations des valeurs boursières comme obéissant à
des lois statistiques. On sait qu’un dé n’a pas de mémoire et que s’il est
tombé dix fois de suite sur la face 6, il n’aura ni plus ni moins de chance
d’y tomber une onzième fois. L’outil probabiliste qui permet aujourd’hui de
modéliser la suite des variations boursières s’appelle processus stochastique
stationnaire markovien (stationnaire signifie que les caractéristiques
probabilistes ne changent pas au cours du temps, markovien renvoie à
Markov, mathématicien russe). Selon ce point de vue, l’état de la Bourse se
présente non comme un jeu de bridge mais comme un jeu d’échecs :
puisque la connaissance du passé n’est pas utile pour celle du présent, elle
n’est pas utile non plus pour celle du futur. Toute l’information disponible
et pertinente pour la prise de décision est complètement intégrée et révélée
dans le dernier cours coté2840..
On est arrivé à ce paradoxe que plus la connaissance du futur progresse, et
moins elle est fiable. L’histoire ne cesse pas de nous déjouer : à l’origine,
l’automobile fut considérée comme un remède à la pollution urbaine causée
par les … chevaux !
La conscience humaine introduit dans les phénomènes un trouble qui finit
par rendre impossible toute prévision exacte dès lors qu’elle porte sur des
phénomènes historiques. Alors que la micro-économie classique part des
choix des décideurs individuels (agents ou entreprises) soumis à certaines
contraintes, la théorie des jeux s’attache à dégager l’interaction de leurs
décisions avec les anticipations mutuelles qu’elles ne manquent pas
d’engendrer. Dès lors que l’action à entreprendre s’inscrit dans le cadre
d’une économie monétaire, l’interprétation du fonctionnement global du
système économique est requise. C’est pourquoi une conception purement
objectiviste de l’économie est insuffisante : la réalité économique n’est pas
seulement le produit mécanique des contraintes de rareté et des données
fondamentales mais dépend également des croyances des agents.
Quel est l’impact qu’une prévision peut avoir sur un événement à venir ?
Les deux cas de figure existent : il y a des événements qui se produisent
parce qu’ils ont été prévus et des événements qui ne se produisent justement
pas parce qu’ils ont été prévus. On retrouve là les deux types de prophétie
selon la Bible : la prophétie qui se dit et qui se réalise (c’est le cas de celle
de Jérémie) et celle qui se dit pour ne pas se réaliser (c’est le cas de celle de
Jonas2841.).
Il y a d’abord le cas des prévisions qui se réalisent par elles-mêmes : le fait
prévu n’arrive que parce qu’il était prévu, en d’autres termes, ce n’est pas
parce qu’un événement devait arriver qu’il a été prévu, c’est parce qu’il
était prévu qu’il est arrivé. La représentation n’est plus l’image du futur
mais son facteur de production. Les Américains appellent self-fullfilling
prophecy cette prévision auto-réalisante. Elle est beaucoup plus courante
qu’on ne croit2842.. Mais il y a également l’effet inverse, la prédiction
auto-irréalisante : l’annonce d’une catastrophe peut aboutir à la rendre
impossible2843.. On devine le paradoxe : plus le futur est exactement
déterminé, et plus il s’indétermine lui-même et donc moins exactement il
est déterminé. Cela veut dire que plus il y aura de pronostics, de projets, de
prospectives et de prévisions, et moins ils auront de validité scientifique.
Cela s’explique par le fait que l’information sur le futur n’est pas une
information comme une autre, qu’elle induit toute une stratégie par rapport
à ce futur (prévision intensifiée si le futur annoncé est souhaité, prévision
déjouée si le futur annoncé n’est pas souhaité).
Plus un système est complexe, plus il comprend de variables (ou de degrés
de liberté, comme on dit), et moins son état futur est prévisible. L’action qui
s’effectue en fonction de ce que l’on pense que les autres vont faire — donc
l’action économique la plus banale — s’appelle spéculation. Le mot vient
du latin speculum qui signifie « miroir », et dont le sens se retrouve dans le
terme de « réflexion ». Chacun des deux protagonistes, ou partenaires, ou
concurrents, ou adversaires pense à ce que l’autre va faire et adapte son
comportement à cette représentation. Cela signifie que la représentation que
les gens se font d’eux-mêmes et des autres entre constamment en jeu dans
leurs activités. Entrer en jeu : la métaphore est bonne. Dans un jeu de poker,
les cartes en main ne sont pas le seul facteur, entre en jeu l’idée que chaque
joueur peut se faire du jeu de l’autre, et l’idée de son jeu que chaque joueur
veut induire dans l’esprit de l’autre. Ce que l’on nomme vulgairement le
bluff est un jeu compliqué où se mêlent de façon inextricable une réalité
objective (les cartes en main) et des représentations subjectives. Il serait
erroné de croire que les représentations subjectives, sous le prétexte qu’elles
sont des faits de conscience, souffriraient — par opposition aux faits
objectifs — d’un trop peu de réalité : en fait ces représentations sont aussi
réelles que les choses puisqu’elles contribuent à les modifier. Un bluff
réussi, par exemple, peut compenser une mauvaise donne. Les stratégies de
propagande et de désinformation, si courantes de nos jours, sont réellement
susceptibles de modifier un rapport de force2844..
La mise en évidence de l’importance décisive de la représentation a pour
conséquence le brouillage de la frontière, si évidente en apparence, entre la
réalité et la pensée : la pensée de la réalité est une réalité qui modifie la
réalité elle-même. Ce mécanisme, qui n’existe pas dans la réalité physique
(en macrophysique, du moins) est en revanche très commun dans la réalité
humaine. Un astrophysicien peut faire toutes les mesures qu’il veut, il ne
change rien à la trajectoire d’un corps céleste. Il en va tout autrement avec
le médecin, le psychologue ou l’économiste car la réalité humaine qu’ils
traitent réagit face au regard que l’on porte sur elle. Lorsqu’un médecin
prend le pouls d’un patient inquiet, l’émotion du patient qui constitue une
réaction face à une situation médicale interfère avec le phénomène observé
et le brouille (le cœur, par exemple, bat plus vite). Résultat : le médecin finit
par observer un phénomène qu’il provoque lui-même2845.. Cette
expérience banale pose un problème méthodologique important car le
principe d’objectivité, en vertu duquel un phénomène doit pouvoir être
observé en lui-même comme si l’observateur n’existait pas, ce principe se
trouve ici mis à mal. On rencontre un problème analogue avec les sondages
d’opinion2846..
 
 
4. L’inconnaissable inconnaissable
 
Admettons qu’il existe des limites à la connaissance et admettons qu’en
dehors des mathématiques (mais ce dehors, on l’avouera, est déjà
beaucoup) ces limites sont celles-là même du champ de l’expérience
possible. Comment peut-on fixer a priori les limites de l’expérience
possible ? Comment même concevoir ce possible ? S’il est une chose que
montre l’histoire des sciences, c’est bien l’extension progressive du champ
du possible. C’est une banalité de dire que ce qui paraît impossible à une
époque est fort possible à une autre. Du temps des Babyloniens, le champ
de l’expérience possible dans la connaissance du ciel était déterminé par les
capacités visuelles de l’œil humain — c’est ainsi que, jusqu’au XVIIIe siècle,
on ne connaissait que six planètes dans le système solaire, les cinq visibles
à l’œil nu plus la Terre. Lorsque Galilée a inventé la première lunette
astronomique, il a reculé le champ de l’expérience possible en découvrant
les cratères de la Lune ; lorsque fut construit le premier télescope optique,
ce fut un nouveau monde qui fut gagné à la science ; puis les télescopes
furent de plus en plus gros ; plus ils étaient gros, plus ils permettaient de
voir loin. Or, dans l’univers, l’espace, c’est du temps — plus on voit loin
dans l’espace, plus on voit loin dans le passé. Il y a quelques années, un
télescope fut envoyé au-dessus de l’atmosphère terrestre, et ses machines à
bord ont enregistré des millions d’images qu’aucun œil humain n’aurait
jamais vues seul. Ce n’est pas seulement l’univers qui est en expansion,
c’est aussi l’univers de notre connaissance. Kant pensait que l’univers
comme totalité était inconnaissable. Deux siècles plus tard, il existe une
cosmologie, une véritable science de l’univers, qui ne se contente plus de
penser, comme le faisait la métaphysique ou la théologie, mais qui observe,
mesure, déduit, induit, classe, compare, bref connaît. Dans son Cours de
philosophie positive, Auguste Comte avait lui aussi fixé des bornes à la
connaissance — et il avait cru prendre toutes les précautions en donnant
pour exemple de connaissance à jamais inaccessible la composition
chimique des étoiles. Le raisonnement du fondateur du positivisme était
simple : on n’arrivera jamais à faire des prélèvements dans ces astres
éloignés car jamais on n’y abordera ; ils échappent donc à notre expérience,
donc leur composition chimique nous sera à jamais inconnue. Quelques
années plus tard, un physicien anglais invente une nouvelle branche de la
physique — la spectrographie de masse — qui permet de déduire la
composition chimique d’un corps rayonnant à partir de son émission
lumineuse. La lumière d’une étoile devenait ainsi un message ; il n’y avait
plus qu’à le traduire. On n’a pas besoin d’aller sur le Soleil pour savoir de
quoi il est fait. Cet exemple montre à quel point il convient d’être prudent
lorsque l’on aborde la question des limites de la connaissance. Qu’il y ait
des limites de fait, c’est une évidence : il y a de l’inconnu déterminé par le
champ de la connaissance même. Qu’il y ait des limites de droit, des limites
assignables a priori, c’est possible mais nul ne serait en état de dire
lesquelles. Pour le savoir, il conviendrait en effet de concevoir l’état d’une
connaissance totalement achevée : il suffirait alors de constater ce qui figure
dans cet ensemble et ce qui en est exclu. Mais la connaissance totalement
achevée est un état inconcevable. Le processus de la connaissance est en
cours, et nul ne saurait dire à l’avance quelles voies il empruntera, quelles
formes il revêtira. De fait, il n’y a pas de problèmes insolubles. Le propre
d’un problème, en effet, est d’avoir une solution. Si un énoncé n’a pas de
solution — pas même la solution qui consiste à prouver l’absence de
solution, comme on le voit couramment en mathématiques —, c’est qu’il
est dépourvu de sens. Sous prétexte par exemple, que ma raison ne peut pas
décider si la table sur laquelle j’écris a une âme ou non, je ne peux pas en
tirer argument en faveur de la prétendue faiblesse de ma raison. Simplement
la question que je me suis posée est dépourvue de sens. Le mystère2847. est
un objet de croyance, pas un fait. Le travail de la connaissance repose sur
cet axiome que tout finit par se savoir. Il n’est pas de secret qui ne soit
découvert.
Maïmonide2848. comme la plupart des philosophes du Moyen Age voyait
deux limites à la connaissance : le futur et l’infini. Or le futur (les
prévisions, la prospective) et l’infini (les mathématiques) sont eux aussi, au
moins partiellement, devenus des objets de connaissance.
La raison, disait Kant, se plaît à imaginer ce qui la dépasse. Mais il ne
suffit pas que quelque chose soit imaginé pour exister. Pour déterminer
quelque chose comme inconnaissable, encore faut-il être certain de son
existence : il n’y aurait pas de sens à déclarer inconnaissables les projets de
mon chien. Mais si pour affirmer qu’un phénomène donné est
inconnaissable il est nécessaire de connaître son existence, alors quelque
chose est déjà connu, et l’on ne peut plus dès lors parler d’inconnaissable.
Si la réincarnation échappe à la connaissance, ce n’est pas parce qu’elle est
un objet inconnaissable — lequel, par conséquent dépasserait notre pouvoir
de connaître — c’est parce qu’elle n’est pas un objet. De l’existence de
Dieu ou de l’immortalité de l’âme, nous ne dirons pas qu’elles sont
inconnaissables mais qu’elles n’ont pas de rapport avec notre
connaissance2849.. N’ayant aucun rapport avec la connaissance, elles ne
peuvent par conséquent en fixer les limites.
L’entendement infini de Dieu est-il limité de ne pas connaître le détail de
l’intendance du monde ? Leibniz faisait remarquer que si nous ne
connaissons pas la date de la prochaine éruption du Vésuve, ce n’est pas
que ce fait soit au-dessus de notre raison, il est seulement au-dessus de nos
sens.2850. Rien n’indique en outre que chaque phénomène doive être connu
isolément. Les éléments de la totalité d’une singularité objective sont-ils
eux-mêmes irréductiblement singuliers ? Notre corps, unique, a la même
structure que les autres corps de l’espèce humaine. Notre pensée, unique,
fonctionne selon les règles générales de la pensée. Notre existence, unique,
se construit sur fond d’histoire et de société elles-mêmes connaissables. La
découverte d’une structure, d’un invariant représente une considérable
économie de pensée : la connaissance n’a pas besoin de tous les savoirs.
Certes nous interprétons comme il convient la promesse que firent les Vers
dorés2851. à l’initié (la connaissance du principe et de la fin de Tout) mais
nous ne déterminerons pas comme Kant ou Auguste Comte l’inconnaissable
par la faiblesse des facultés humaines — mais plutôt par des apories
logiques et physiques. Par exemple, nous ne saurons sans doute jamais avec
certitude s’il existe d’autres univers que le nôtre (univers extérieurs,
parallèles, antérieurs ou postérieurs) pour la bonne raison que toute visée
s’effectue dans le cadre même de cet univers-ci et seulement dans celui-là.
De plus, une connaissance exhaustive présuppose une réalité déterminée et
finie. On peut, par exemple, dresser le tableau complet des éléments
naturels parce que ceux-ci sont en nombre fini2852.. Mais si la réalité est
indéterminée ou inépuisable2853., parce qu’en perpétuelle transformation
ou pourvue d’une grande complexité, alors la connaissance est infinie.
Notre savoir total, à la différence de l’omniscience divine, ne se meut pas
dans l’éternel. Il est historique — ce qui implique crise, progrès et
ouverture. L’encyclopédie court après un savoir qu’elle contribue elle-
même à dépasser. Mais une accumulation de savoirs constitue-telle la
connaissance ? La connaissance est-elle possible sans unité ? Une
connaissance est-elle possible sans objet ? On ne lit pas une encyclopédie :
on la consulte2854..
Il n’y a pas d’inconnaissable, il n’y a que de l’inconnu. Or le domaine de
l’inconnu grandit avec celui de la connaissance. Ce paradoxe, que le
progrès des connaissances induit automatiquement, est explicable : s’il est
vrai, comme disait Marx, que l’homme ne se pose que les problèmes qu’il
peut résoudre, il est également vrai que plus sont nombreuses les solutions,
et plus nombreux aussi sont les problèmes qu’il ne peut pas (encore)
résoudre. Les Grecs n’avaient pas même idée des milliers de problèmes
qu’aujourd’hui nous nous posons dans chaque discipline scientifique. Si
l’on compare la connaissance à une sphère et son développement à une
sphère en expansion2855., l’inconnu est l’espace situé en dehors de la
sphère. Supposons cet espace fini : la sphère gagnera son volume sur lui
mais les points de contact avec l’inconnu seront toujours plus nombreux à
mesure qu’elle grossira. Le cercle des connaissances ne cesse de s’agrandir,
déplaçant et relativisant sans arrêt le connu en l’englobant dans des
ensembles de plus en plus vastes. La géométrie d’Euclide qui a été pendant
plus de vingt siècles la géométrie n’est plus, depuis Riemann, qu’une
géométrie, et la physique de Newton, qui était la physique n’est plus, depuis
Einstein, qu’une physique. Tout progrès fixe rétrospectivement les limites
de la connaissance antérieure : la chimie est une science achevée,
proclamait imprudemment Marcellin Berthelot ; exceptés deux ou trois
petits problèmes, déclarait Rayleigh, la physique est parvenue à sa fin.
C’était il y a 120 ans. Or entre eux et nous, il y a eu infiniment plus de
découvertes qu’entre Archimède et eux. La connaissance n’est pas une
image de la réalité mais une représentation symbolique dont les règles ne
sont pas identiques aux lois qui font tenir le tissu du monde. Il est par
conséquent hasardeux de la comparer à un espace, et donc de parler de
limites à son propos. Par définition, les combinaisons possibles entre des
éléments en nombre croissant sont indéfinies en nombre, et le nombre
d’énoncés vrais est logiquement infini puisqu’il est toujours possible de
formuler un énoncé sur un énoncé précédent. Et si, pour reprendre
l’opposition de Dilthey, l’expliquer (Erklären) est fini, parce qu’un
phénomène naturel n’a pas un nombre infini de causes, le comprendre
(Verstehen) ne l’est pas parce que le sens, lui, est inépuisable. Quant à
déterminer en quoi consiste l’inconnaissable, autant vouloir dessiner
Alberich coiffé du heaume qui le rend invisible.
 
*
 
Voir aussi
 
La conscience. La croyance. La culture. Le déterminisme. L’encyclopédie.
L’inconscient. L’information. La mémoire. La pensée. La sagesse. La
science. La vérité.
 
*
 
Bibliographie
 
 
Nicolas de Cues, Apologie de la docte ignorance in Trois traités sur la docte ignorance et la
coïncidence des opposés, trad., F. Bertin, Cerf, 1991.
B. Spinoza — Court Traité.
— Éthique, Deuxième partie.
J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. Coste, Vrin, 1972.
G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, GF-Flammarion, 1990.
G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, trad. D. Berlioz, Flammarion, 1991.
E.B. de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, in Œuvres philosophiques, PUF,
1947.
E. Kant, — Critique de la raison pure.
— Logique, trad. L. Guillermit, Vrin, 1997.
A.-A Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et les caractères de la critique
philosophique, Œuvres complètes II, Vrin, 2000.
E. Husserl, L’Idée de la phénoménologie, trad. A. Lowit, PUF, 1970.
G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938.
E. Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, tome 3 : La phénoménologie de la
connaissance, trad. J. Lacoste, Les Éditions de Minuit, 1972.
J. Habermas, Connaissance et intérêt, trad. G. Clemençon, Gallimard, 1976.
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1967.
P. Watzlawick, L’Invention de la réalité, trad. fr., Seuil, 1988.
G.-G. Granger, De la connaissance philosophique, Odile Jacob, 1988.
D. Andler D. (direction), Introduction aux sciences cognitives, Gallimard, 1992.
Les Sciences de la prévision, ouvrage collectif, Seuil, 1996.
 
2728 Aristote, Éthique à Eudème, I, 5, 1216 a 12-14, trad. V. Décarie, Vrin, 1991, p. 58-59.
2729 Sextus Empiricus Contre les moralistes, 1, Œuvres choisies, trad. J. Grenier et G. Goron,
Aubier, 1948, p. 97.
2730 Texte altéré : on peut suivant le mot choisi  lire : « terreurs » ou « histoires » (note des
traducteurs, ibid.).
2731 M. Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1968, p. 25-26.
2732 Par-delà le bien et le mal, § 230.
2733 L. Wittgenstein, De la certitude, trad. J. Fauve, Gallimard, 1976, p. 116.
2734 E. Kant, Logique, trad. L. Guillermit, Vrin, 1967, p. 72.
2735 S’il admettait l’idée d’évolution, Nietzsche refusait « l’optimisme » darwinien.
2736 F.W.J. Schelling, Œuvres métaphysiques (1805-1821), trad. J.-F. Courtine et E. Martineau,
Gallimard, 1980, p. 195.
2737 Rabelais fut, n’oublions pas, l’introducteur du terme encyclopédie dans la langue française.
2738 G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, P.U.F., 1986, p. 132.
2739 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal IV, § 71, trad. fr., Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p.
614.
2740 E. Guillon, Les Philosophies bouddhistes, P.U.F., 1995, p. 66.
2741 En cette dernière acception, le mot peut se mettre au pluriel : les connaissances.
2742 Lequel voyait dans la curiosité sexuelle de l’enfant le prototype et l’archétype de la curiosité.
Le pourquoi ? de l’adulte serait une question déviée.
2743 Comme le mot le souligne, il existe dans la recherche un retour, donc une origine perdue
(rechercher signifiait proprement, en ancien français, retourner chercher).
2744 Aurore, § 550.
2745 Omne ignotum pro magnifico, « nous tenons pour admirable tout ce que nous ignorons »,
disaient les Latins.
2746 M. Heidegger, Être et Temps, § 36, trad. F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 220. La curiosité
s’éteint vite en effet car ce n’est pas l’objet en lui-même qui l’intéresse.
2747 « Nul n’est méchant volontairement » signifie : nul ne veut ignorer. Le bouddhisme range
l’ignorance parmi les passions.
2748 Et aussi le cercle vicieux de l’ignorance et de la misère dans les pays pauvres : l’ignorance est
mère de la misère mais elle-même est fille de la misère.
2749 VII, 3, 247 b 10.
2750 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre IV, 3, trad. Coste, Vrin,
1972, p. 439.
2751 C’est également la définition de la vérité (voir La vérité). Une connaissance fausse est-elle
possible ?
2752 Les adversaires de l’empirisme appelaient idéisme la thèse selon laquelle nous n’avons pas
une connaissance immédiate des choses, mais seulement de nos idées.
2753 Le Gai Savoir, § 355.
2754 W. Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, trad. U. Karvelis et A.-E. Leroy,
Gallimard, 1962, p. 35.
2755 Précisément, en dépassant l’opposition de la forme et du contenu, Hegel nomme savoir absolu
ce qui représente réellement une connaissance absolue.
2756 Lorsqu’elle n’entre pas dans l’exorbitante prétention de l’opinion (connaître quelqu’un
lorsqu’on ne peut que le reconnaître, connaître un pays pour y être allé une fois...).
2757 Il y a ce que Leibniz appelait les connaissances suppositives et qui sont des connaissances
impliquées : la connaissance d’un objet en suppose d’autres que je n’ai présentement pas besoin
d’avoir clairement en mon esprit pour les penser (Discours de métaphysique, § 24 et 25).
2758 Ishâ Upanishad, in Shri Aurobindo, Trois Upanishads, trad. fr., Albin-Michel, 1972, p. 66.
2759 La « docte ignorance » de Nicolas de Cues.
2760 En Inde avidya, non-savoir, est plus que l’ignorance : elle est vide spirituel, comme la « nuit
obscure » en Europe (à la différence de la logique occidentale, qui est formelle, la logique indienne
— nyaya — est une logique de connaissance).
2761 Leibniz admettra l’existence d’une connaissance confuse, simple reconnaissance de l’objet ;
la connaissance est distincte lorsqu’elle saisit les propriétés de l’objet (Discours de métaphysique, §
24).
2762 On croit connaître quelque chose dès lors qu’on « en a entendu parler ». Comme si l’entendu
parler (c’est-à-dire le « vu-dire » de ce ouï-dire) pouvait être une source d’autre chose que de
divertissement.
2763 L’idée de rareté est comprise dans l’usage courant de l’adjectif curieux.
2764 Les informations télévisées modernes sont les héritières des cabinets de curiosités de jadis :
seulement l’accidentel a remplacé le monstrueux et le miraculeux. C’est dire si ces prétendues
informations n’ont pas grand-chose à voir avec la connaissance du monde (voir L’information).
Comme le dit Mark Twain de Wilson Tête de Mou, mieux vaut ne rien savoir que de savoir ce que
savent beaucoup de nos contemporains.
2765 Les deux sens de l’accidentel se rejoignent évidemment.
2766 La physique amusante est peut-être amusante mais ce n’est pas de la physique.
2767 Au Moyen Age et à l’âge classique, sous l’influence de la religion chrétienne, on verra dans la
révélation une source de connaissance (la raison et l’expérience étant les deux autres).
2768 XIe-XIIe siècle.
2769 On appelle shruti en Inde la Révélation primordiale, divine et prajna la connaissance au-delà
de l’intellect, pure illumination transcendant le jugement et l’analyse.
2770 Saint Bonaventure distinguera une connaissance (cognitio) selon la raison et une connaissance
selon la grâce, plaçant la seconde au-dessus de la première.
2771 II, 19, 99 b 15-100 b 17.
2772 II, 1.
2773 § 19.
2774 « Par exemple : entendant ou lisant certains mots, nous nous souvenons de choses et en
formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses » (B. Spinoza,
L’Éthique II, scolie II de la proposition XL, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1954, p. 394).
2775 L’Éthique II, scolie II de la proposition XL.
2776 La théosophie orientale a admis à côté d’une connaissance représentative une connaissance
intuitive, que Henri Corbin appelle connaissance présentielle (En Islam iranien, tome 2, Gallimard,
1971, p. 63). La connaissance spinozienne du troisième genre est une connaissance présentielle sans
transcendance.
2777 E. Kant, Logique, op. cit., p. 72.
2778 Le positivisme est la philosophie selon laquelle la science est la seule forme légitime de
connaissance. Le scientisme va plus loin en n’accordant de sens (et pas seulement la vérité comme
pour le positivisme) qu’aux énoncés scientifiques.
2779 Mettant hors circuit la phénoménologie, J. Habermas (Connaissance et intérêt, trad. G.
Clemençon, Gallimard, 1976, p. 101) voit dans le positivisme la philosophie qui a mis fin à la théorie
de la connaissance pour la remplacer par une théorie de la science.
2780 Dans cette optique, la science est à la connaissance ce que la connaissance est au savoir :
l’épistémologie est une partie de la gnoséologie.
2781 L’idée bachelardienne d’obstacle épistémologique qu’on peut trouver voisines de celle des
offendicula de Roger Bacon et de celle des idola de Francis Bacon — est d’origine kantienne et
comtienne.
2782 Bien entendu il s’agit là de modèles que l’on ne retrouve pas toujours purs chez les
philosophes.
2783 En allemand, erkennen signifie reconnaître aussi bien que connaître. Une légende juive nous
dit que le fœtus dans le ventre de sa mère connaît tout, jusqu’aux textes sacrés mais qu’au moment de
sa naissance, un ange survient, qui le frappe du revers de sa main sur la lèvre supérieure (c’est de là
que vient le pli que nous avons tous) — ainsi l’enfant a oublié tout et il devra tout réapprendre.
2784 Il existe, en islam, un ange de la connaissance.
2785 Thomas d’Aquin se servait de l’expression scientia innata ou scientia connaturalis et dont la
« science infuse » qu’Adam et Jésus étaient censés posséder est l’exact équivalent. L’expression de «
science infuse » n’est plus utilisée qu’ironiquement.
2786 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III 11-12, trad. fr., Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 739.
2787 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 27, ibid., p. 757.
2788 E. Kant n’admet pas l’existence d’une intuition suprasensible.
2789 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 75, op. cit., p. 812.
2790 Ibid., p. 813.
2791 Cette distinction remonte à l’Antiquité. L’Organon d’Aristote est l’étude des modes grâce
auxquels la connaissance peut s’effectuer et Épicure a écrit un Canon, premier volet (les deux autres
étant la physique et l’éthique) du triptyque constitutif de la philosophie.
2792 Au livre X des Lois.
2793 Théétète, 91 c.
2794 De l’âme III, 4, 429 b-430 a.
2795 Aristote, De l’âme, trad. R. Bodéüs, Flammarion, 1993, p. 227.
2796 « Une chose exprime une autre (...) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se
peut dire de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral ».
(lettre à Arnaud du 9 octobre 1687 in G.W. Leibniz, Discours de métaphysique et Correspondance
avec Arnaud, Vrin, 1993 p. 180-181).
2797 . « Il n’est rien dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens ».
2798 « Si ce n’est l’intellect lui-même ».
2799 J. Piaget, L’Épistémologie génétique, PUF, 1970, p. 12.
2800 L’exemple type est l’apprentissage des phonèmes d’une langue. À la naissance un enfant peut
prononcer potentiellement tous les phonèmes de toutes les langues, mais lorsqu’il aura appris sa
langue maternelle, il lui sera dorénavant impossible de prononcer correctement les phonèmes des
autres langues : ce qu’on appelle l’accent résulte d’un désapprentissage. L’information correspond à
la fermeture d’une multitude de potentialités.
2801 Les métaphores de l’encyclopédie seront celles de la totalité : le cercle (reconnaissable dans
l’en-cyclo-pédie), la chaîne, l’arbre, le filet (voir L’encyclopédie).
2802 On trouve en Inde un « océan des contes » et en Chine un « océan des mots » (tzu hai).
2803 A ce thème de la connaissance absolue accessible à l’initié (et à lui seul) se superpose le
mythe du savoir originel perdu (voir le rêve égyptien, de Platon à la franc-maçonnerie).
2804 Libido sentiendi.
2805 Libido dominandi.
2806 Au reste, il y eut dans le christianisme (une observation analogue pourrait être faite à propos
du judaïsme et de l’islam) une tension perceptible entre l’orgueil de la créature qui désire ravir à Dieu
son privilège et la noblesse de l’homme qui tente de découvrir les merveilles de la création. Selon les
époques, les théologies et les politiques, l’un des deux courants l’emportait sur l’autre.
2807 Platon (Charmide 165 b-c, Alcibiade, 132 b-133 c, Apologie de Socrate, 21 a, 28 c) interprète
le gnôthi séauton comme une règle de sagesse, contre le pragmatisme polytechnique des sophistes.
Hegel y verra l’invitation à penser l’essence humaine au-delà la singularité empirique de la
subjectivité.
2808 Le mythe de Prométhée a ceci de commun avec celui du péché originel qu’il représente le
savoir comme le résultat d’une effraction.
2809 Après saint Augustin, qui inventa l’expression.
2810 Trad. A. Guerne, Seuil, 1977.
2811 Le Livre des XXIV philosophes, trad. F. Hudry, Jérôme Millon, 1989, p. 166.
2812 Averroès, Discours décisif, trad. M. Geoffroy, Flammarion, 1996, p. 129.
2813 Voir la légende docteur Faust. Les accusateurs de Campanella pensaient que le philosophe
logeait sous l’ongle de son petit doigt un démon qui lui soufflait tout son savoir — qui était
considérable en effet.
2814 Le secrétaire est étymologiquement le dépositaire des secrets du prince.
2815 Voir La subjectivité.
2816 Le cabinet secret de l’histoire de Barbe-Bleue (inspiratrice du film de Fritz Lang, Le Secret
derrière la porte) est la métaphore de la conscience même du personnage : non pas une part réservée
et cachée de lui mais lui tout entier.
2817 Dans la langue commune, « dire un secret », « révéler un secret » sont des marqueurs
d’intensité pour l’information divulguée. Le locuteur sait d’avance que le secret ne sera pas gardé.
2818 Dans Lohengrin, l’opéra de Wagner, dont l’histoire antique d’Éros et de Psyché fut la
lointaine source (voir L’âme).
2819 On ne compte plus les ouvrages qui délivrent au public le plus large les « secrets » de l’amour,
ou ceux de la cuisine, ou encore ceux de la vie professionnelle.
2820 Au XVIIe siècle, « laisser un secret » signifiait faire un pet discret. Les « lieux secrets »
étaient les lieux d’aisance ou les parties sexuelles (on disait aussi pour elles « lieu secret », au
singulier), la maladie secrète était la maladie vénérienne.
2821 « La Femme et le Secret », Fables VIII, 6.
2822 Le totalitarisme, qui est un despotisme exacerbé, est un régime qui repose entièrement sur le
secret et le mensonge.
2823 J. Habermas, L’Espace public, trad. fr., Payot, 1988.
2824 L’école de Palo Alto (Gregory Bateson, Paul Watzlawick) appelle double lien (double bind) la
coexistence de deux injonctions contraires qui placent l’individu devant l’impossibilité de les
respecter toutes les deux (puisque l’obéissance à l’une correspond à la désobéissance à l’autre). Le
modèle le plus simple de l’injonction à double lien est : « Désobéis-moi ! ».
2825 Tout un ensemble de métiers est lié au secret professionnel : médecins, avocats, notaires,
huissiers etc.
2826 Traduction de l’expression anglo-saxonne knowledge society.
2827 Pour les arguments sceptiques voir La vérité.
2828 De la Nature, IV, v. 469-470.
2829 Pensées 72 (Brunschvicg), 199 (Lafuma).
2830 Lequel peut se présenter sous plusieurs formes mais qui se caractérise par le renvoi mutuel du
tout et de la partie, de la condition et du conditionné, de l’élément et du contexte.
2831 B. Pascal, Pensées, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 1110.
François Sanchez, dans son Quod nihil scitur, à la fin du XVIe siècle, avait développé déjà
l’argument sceptique selon lequel une science parfaite et complète est rendue impossible par
l’enchaînement des choses.
2832 Ne prenant du criticisme que la chose en soi, Jacobi s’efforcera de fonder contre Fichte une
doctrine du non-savoir (Unwissenheitslehre).
2833 § 57 (AK IV, 352).
2834 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future § 57, AK IV, 352, trad. fr., Œuvres
philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 136.
2835 Durant la Seconde Guerre mondiale, des officiers étaient chargés de faire des prévisions
météorologiques pour le mois suivant. Ceux-ci savaient bien que les prévisions à long terme ne
valaient pas plus que des numéros tirés à la loterie. Ils en référèrent au commandant, lequel leur
rétorqua : « Le général est conscient que ces prévisions sont fausses mais il en a besoin pour planifier
sa stratégie » (cité par P.L. Bernstein, Plus forts que les dieux. La remarquable histoire du risque,
trad. fr., Flammarion, 1998).
2836 Une mathématique de l’infini devra le finitiser (voir L’infini).
2837 À Rome, les oiseaux furent un objet privilégié d’observation. C’est d’eux que sont nés les
augures (le mot, par relation métonymique, signifie à la fois le présage et celui qui l’énonce) et les
auspices. À partir de l’étymologie latine, Thomas d’Aquin rapportera l’augure à l’audition du chant
des oiseaux et l’auspice à la vue de leur aspect (Somme théologique II-II, q. 95, a. 3, r.).
2838 Voir Le déterminisme.
2839 Un futur trop prévisible si l’on peut dire peut bloquer l’action au lieu de l’enclencher. Ainsi
l’explosion prévue du régime des retraites en France a-t-elle pour principal effet l’inertie des
gouvernants.
2840 Le futur statistiquement non prévisible est dit non ergodique.
2841 Jérémie prophétise la destruction de Jérusalem et l’exil des Juifs à Babylone. Jonas prophétise
la destruction de la ville de Ninive parce que Yahvé est en colère contre ses habitants. Ceux-ci,
terrorisés, changent de comportement, ce qui épargne à Yahvé la décision de la destruction.
2842 L’exemple classique est celui d’une annonce de baisse boursière, qui finit par la produire.
2843 Voir La catastrophe et Le risque.
2844 La théorie des jeux démontre que le hasard, dans une situation où les adversaires seraient
également informés et adopteraient le comportement le plus efficace (profitable pour eux) constitue
la meilleure stratégie. Dans un jeu comme le poker, il faut observer simultanément deux règles :
deviner le jeu de l’adversaire et rester imprévisible à ses yeux. L’analyse des jeux de société ou de
stratégie conduite à ne plus considérer le hasard comme un ennemi de la rationalité dont il convient
de réduire l’importance mais comme l’allié de la raison (déjà Descartes estimait que pour un
voyageur égaré dans la forêt, la conduite la plus raisonnable consisterait à choisir une route au
hasard) lorsqu’il faut prendre une décision face à un adversaire intelligent. En effet, pour ne pas être
deviné par l’adversaire, le plus sûr moyen est de jouer au hasard : un théorème de la théorie des jeux
l’énonce.
2845 Les praticiens parlent de « l’effet de la blouse blanche ».
2846 C’est parce que les sondages prétendent fournir les images adéquates de l’électorat à un
moment donné qu’ils compliquent la situation objective et placent les intentions de vote dans des
stratégies inédites. Ce faisant, en creusant l’écart entre les intentions de vote telles qu’elles peuvent
être exprimées et le vote réel, les sondages créent les moyens de leur propre falsification.
2847 L’énigme ne fait pas problème puisqu’elle suppose des gens qui savent.
2848 M. Maïmonide, Le Guide des égarés, trad. fr., Verdier, 1979, p. 479.
2849 J. Locke (Essai philosophique concernant l’entendement humain IV, 3, op. cit., p. 461) était
imprudent de donner pour exemple de limite de notre connaissance « l’existence actuelle des anges et
de leurs diverses espèces ».
2850 G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain,. GF-Flammarion, 1990, p. 390.
2851 La légende attribua à Pythagore ce célèbre écrit hermétique. On sait aujourd’hui qu’il a été
composé plus tard, à basse époque.
2852 92.
2853 Plusieurs dizaines de nouvelles maladies humaines sont apparues en différents points du globe
ces trente dernières années.
2854 Jadis, c’était les oracles qu’on consultait.
2855 Sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part : un réseau.
30. La conscience2856.
 
 
 
Depuis Descartes la conscience est un commencement possible pour la
philosophie. Si l’auteur du Discours de la méthode est considéré (à partir de
Hegel) comme le premier philosophe moderne, c’est parce qu’il crut trouver
en la conscience son point d’Archimède. Descartes fut le premier en effet à
voir dans la conscience individuelle le lieu et le sujet de la pensée ; son acte
décisif fut d’unir la conscience (même si le mot ne figure jamais comme tel
dans ses œuvres) et la pensée — que les Grecs, presque toujours, avaient
séparées. Désormais, durant tout l’âge classique, jusqu’à Fichte et Maine de
Biran, qui reconnaîtront dans le moi une causalité spécifique, « conscience
» et « sujet » seront synonymes.
Le XIXe siècle fut l’âge du soupçon : Marx montra le caractère à la fois
illusoire et illusionné d’une conscience objectivement ou subjectivement
détachée du procès de la vie réelle, et Nietzsche par sa critique de la
superficialité d’un phénomène, tenu jusque-là en considération pour sa
profondeur même, ouvrit sans le savoir une voie décisive pour la
psychanalyse future.
Mais il y a une question plus radicale encore que celle de savoir en quoi la
conscience consiste. C’est celle que posait William James dans un article
publié en 1904 : « La ‘conscience’ existe-t-elle ? »2857.. Le philosophe
américain se demandait si cette « faible rumeur » à laquelle certains se
cramponnaient encore n’est pas le dernier écho d’une « âme » en train de
disparaître2858.. Et peut-être à l’adresse de ceux qui étaient déjà tentés de
le rapprocher rapidement de Bergson, William James écrivait : « Je suis on
ne peut plus sûr qu’en moi-même le courant de pensée (que j’admets
résolument comme phénomène) n’est qu’un nom imprudemment donné à ce
qui, à l’examen, se révèle consister principalement de le flux de ma
respiration »2859.. De fait, ce n’est pas seulement à une critique de la
conscience que la pensée moderne procèdera, mais bel et bien à une
élimination, et ce aussi bien du côté de la philosophie que de celui de la
psychologie. Qu’elles se soient déterminées comme pensée du concept
(néopositivisme), ou analyse du langage (Wittgenstein), ou encore
méditation de l’Être (Heidegger2860.), la plupart des grandes philosophies
du XXe siècle ont récusé la conscience comme fondement, voire comme
objet. Du côté de la psychologie, le béhaviorisme qui voulait faire de cette
discipline une science véritable, trouva dans le rejet de la conscience son
point de rupture épistémologique2861.. Quant à la psychanalyse, si elle
garda la conscience, elle lui laissa une portion congrue et la cantonna dans
un rôle second, voire secondaire. La conscience fut deux fois détrônée par
Freud : une première fois lorsque son évanescence fut mise en regard de
l’abîme de l’inconscient, une seconde fois lorsque la nouvelle topique (la
triade moi/ça/surmoi) remplaça l’ancienne
(conscient/préconscient/inconscient). Car si le ça et le surmoi sont
inconscients de part en part, le moi n’est pas assimilable à la conscience
(des pans entiers du moi sont inconscients). Chez Freud, la conscience n’est
plus un substrat, ni même une dimension de l’individu humain — mais la
provisoire émergence de forces qui « normalement » restent cachées2862..
Dans son Abrégé de psychanalyse, Freud dit de la conscience qu’elle est un
fait sans équivalent qui ne peut ni s’expliquer ni se décrire ; tel est l’effet de
la psychanalyse : elle a rendu le manifeste plus opaque que le caché.
Mais ce n’est pas la psychanalyse qui est de nos jours le plus déterminé
adversaire de la conscience, c’est le cognitivisme. Arc-bouté sur les succès
des neurosciences, dont l’interprétation matérialiste est largement
dominante2863., le cognitivisme étudie les mécanismes d’une pensée dont
la conscience comme substrat contingent est écartée. Inconnaissable ou
secondaire, la conscience n’est plus objet de science (si tant est qu’elle l’ait
jamais été). Pour une neurophysiologie toujours plus assurée, le cerveau,
s’il est encore loin d’avoir livré tous ses secrets, n’a plus de mystère.
Pourtant l’affaire est loin d’être définitivement entendue. Objectivisée,
voire niée par les sciences neurologiques et sociales, la conscience n’a
jamais entièrement disparu du champ de la pensée. Trois grandes
philosophies modernes lui accordent une place centrale — celle de Bergson
(qui en fait l’expression de la vie), celle de Husserl (qui renouvelle la
conception kantienne de la conscience transcendantale) et celle de Sartre
(qui la rattache à l’existence). La radicale opposition de Husserl à la «
psychologie » doit être comprise comme le refus de réduire la conscience à
un statut d’objet — d’où les thématiques de la conscience donatrice et de la
conscience pure ; d’où aussi la définition de la conscience comme
intentionnalité. De là partiront des pensées aussi différentes que celles de
Sartre et de Merleau-Ponty. Sur l’autre front — celui des neurosciences et
du cognitivisme — le débat n’est pas clos non plus, bien au contraire ! Ce
qu’aux États-Unis on appelle The Mind-Body Problem représente même,
avec la philosophie du langage, l’un des secteurs les plus actifs de
recherches aujourd’hui. Il est intéressant de constater à cet égard que les
points de vue et arguments de Descartes, de Spinoza, de Malebranche et de
Leibniz se retrouvent presque toujours dans les débats actuels, car même
inégales, toutes les positions sont occupées.
 
 
I. LA NATURE DE LA CONSCIENCE PSYCHOLOGIQUE
 
L’homme a mis longtemps à s’apercevoir qu’il était seul à penser dans
l’univers. Son premier mouvement, sa première « philosophie » fut de
reconnaître une conscience diffuse en chaque force de la nature, du brin
d’herbe qui pousse à l’étoile qui brille. La croyance aux dieux, aux forces
surnaturelles fut un premier amoindrissement. La science et la technique
firent le reste, en réduisant les êtres et les choses du monde à de purs
mécanismes. Après avoir chassé le divin de la nature, l’homme le chassa de
son esprit et se retrouva seul avec sa conscience. Un moment, il la crut
transparente comme l’eau, jusqu’au jour où il s’aperçut que la simplicité
caractérise moins la réalité qu’une certaine manière de la considérer.
 
 
1. Définition de la conscience
 
La langue anglaise dispose de trois mots là où la française, contrainte
d’utiliser l’adjectif déterminant, n’en a qu’un : consciousness est la
conscience psychologique, globale, awareness, la conscience objectale et
conscience, la conscience morale. L’allemand a deux mots aux radicaux
étrangers pour désigner la conscience psychologique (Bewusstsein) et la
conscience morale (Gewissen). Par ailleurs, il différencie l’état
(Bewusstheit) et l’être (Bewusstsein). La conscience renvoie à la dimension
psychologique et morale de la pensée : on ne dira pas « conscience » mais «
pensée logique ».
Plotin, à propos de l’Un, parle de « la conception qu’il a de lui-même, par
une sorte de conscience2864. ». Le mot utilisé est sunaïsthèsis, littéralement
« sensation simultanée ». Dans son Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau écrit : « Le premier sentiment de
l’homme fut celui de son existence ». La conscience est présence à soi,
expérience d’immanence2865.. Lorsque j’ai mal, que je pense à mon
enfance, ou que j’éprouve du remords, je le sais, d’un savoir immédiat, non
réflexif. Je n’ai pas besoin de réfléchir pour savoir que j’ai mal — la
conscience est le rapport intérieur que j’établis entre moi-même et ma
représentation. Une représentation — c’est-à-dire n’importe quel contenu
psychique, idée, rêve, projet, souvenir, fantasme — peut être consciente ou
inconsciente. Elle est consciente lorsqu’elle est aperçue comme telle
(savoir, par exemple, c’est savoir qu’on sait), inconsciente dans le cas
contraire. « Conscience » vient de deux mots latins, cum et scire, qui
signifient « savoir » et « avec ». Avec qui ? Avec soi-même. De quelle
nature est ce savoir ?2866. En écrivant que « nous n’avons point d’idée
claire de notre âme, mais seulement conscience ou sentiment intérieur2867.
», Malebranche faisait de la conscience une réalité vague, aux contours mal
définis. Locke est le premier à donner une définition explicite de la
conscience : « La conscience [consciousness] est la façon dont un homme
perçoit ce qui (se) passe dans son propre esprit [mind] »2868.. Une
définition qui fait intervenir trois ou quatre éléments : la perception, la
durée et l’événement, l’esprit. La conscience n’est, selon Locke, ni substrat
ni même activité, mais mode d’activité. Même, en effet, si la conscience est
étymologiquement état de science avec soi-même, elle déborde le champ de
la science : il existe bien des formes de conscience (la conscience
émotionnelle par exemple) qui ne sont pas accompagnées de connaissance,
même confuse. Mais la langue courante confond les deux dans la même
notion de savoir immédiat : « reprendre conscience » et « reprendre
connaissance » veulent dire la même chose. La conscience est la relation
intériorisée immédiate ou médiate qu’un être est capable d’établir avec le
monde où il vit et avec lui-même.
 
 
2. Les formes de la conscience
 
L’extension du terme de « conscience » est si vaste que le concept ne peut
manquer de se diversifier en une multitude de formes, parfois même au sein
d’un seul système philosophique. Dans La Phénoménologie de l’Esprit —
qui est l’analyse philosophique de l’ensemble des apparitions de la
conscience — la conscience désigne la totalité des figures de l’Esprit,
depuis la sensation jusqu’au savoir absolu. Dans l’Encyclopédie des
sciences philosophiques, elle ne figure plus que comme moment
intermédiaire dans la dialectique de l’esprit subjectif2869., entre l’âme,
encore engluée dans la naturalité de l’existence, et l’esprit enfin chez lui
dans sa propre essence.
On peut accorder à la conscience l’extension la plus vaste, en la faisant
descendre jusqu’à l’excitabilité, le plus bas degré de la sensibilité ; on peut
à l’inverse, à l’instar de Feuerbach2870., en réserver la primeur aux formes
les plus élaborées de la pensée, comme la réflexion et la conscience de soi.
La dualité de la conscience d’objet (conscience objectale2871.) et de la
conscience de soi (que Kant, reprenant le mot de Leibniz, tout en en
modifiant le sens, nommait « aperception ») constitue la typologie la plus
simple. C’est Christian Wolff qui, à la place du terme de conscience, fait un
usage systématique de celui d’aperception. Comme il y a un moi empirique
et un moi pur, Kant distingue l’aperception empirique, conscience
psychologique des phénomènes intérieurs, et l’aperception transcendantale,
perception de soi-même comme d’un sujet pensant en général, laquelle,
purement formelle, est la condition originaire de toute connaissance
objective. L’idée de progression — déjà implicite dans la distinction
aristotélicienne des âmes2872. — entre la sensation (conscience immédiate)
et la réflexion (conscience médiate2873.) par la médiation de la perception
(grâce à laquelle l’objet n’est pas seulement donné mais construit)
apparaîtra la mieux établie (elle constitue l’ordre de La Phénoménologie de
l’Esprit) — d’autant que la théorie de l’évolution lui apportera une
confirmation inattendue.
« La rose est sans pourquoi ; elle fleurit d’être en sa fleur/ Insoucieuse
d’elle-même, sans demander si on la voit » écrivait Angelus Silesius. «
Nous sommes ; nous savons que nous sommes ; nous aimons cet être aussi
bien que ce savoir2874. » : saint Augustin, qui voyait dans ces trois temps
l’image de la Trinité, considérait comme inséparables l’existence, la
conscience de soi et l’amour de soi. Ce sont aussi trois données
irréductibles au doute. Saint Augustin fut le premier à déterminer la
conscience comme certitude : il ne peut jamais être trompé ni mentir, celui
qui dit savoir qu’il vit, écrivait-il. « Si je me trompe2875., je suis », énonce
saint Augustin2876. en une formule qu’on n’a pas manqué de rapprocher du
cogito cartésien2877.. Comment pourrai-je me tromper en pensant que je
suis puisqu’il est certain que je suis si je me trompe ? De plus le doute ne
pouvait non plus emporter la conscience de cette conscience : je ne peux me
tromper en sachant que je sais que je suis.
La démarche cartésienne consistera à faire du résidu du doute à la fois
l’archétype et le prototype de la certitude2878.. L’actuelle avance de la
physiologie sur la psychologie en matière de scientificité nous rend difficile
à admettre la thèse de Descartes sur l’âme plus aisée à connaître que le
corps. Mais l’âme est de fait toujours présente à elle-même, et en elle, l’acte
et l’objet de la connaissance se confondent. Je connais mieux ma tristesse
que ma digestion, mieux mon projet que ma respiration. Je peux vivre en
ignorant complètement les mécanismes qui se déroulent en moi comme en
une terre étrangère tandis qu’il est nécessaire que la conscience
accompagne mes représentations, mes sentiments et mes émotions. Aimer,
avoir peur, penser, c’est savoir qu’on aime, savoir qu’on a peur, savoir
qu’on pense et aussi savoir comment on ressent et se représente tout cela.
Wittgenstein fera remarquer qu’à la question : « Es-tu déjà allé en Chine ?
», on n’attend pas, en guise de réponse : « Je ne sais pas2879.».
Une main ne se prend pas elle-même (d’où le trouble suscité par ce dessin
d’Escher représentant deux mains se dessinant mutuellement), un estomac
ne se digère pas, le cerveau, lui, présente cette particularité de pouvoir se
prendre comme objet de sa propre fonction2880.. L’œil, également, peut se
voir lui-même, c’est pourquoi il a symbolisé la conscience. L’ob-jet est jeté
devant, le su-jet, jeté dessous. D’un côté, l’extériorité d’une chose, de
l’autre l’intériorité d’une conscience. Or le propre du sujet est de pouvoir se
prendre pour son propre objet : lorsque Descartes énonce « Je pense, je suis
», il pense qu’il pense. L’extériorité est introduite au sein de l’intériorité : je
me pense comme être pensant ; en tant que je, je suis sujet, en tant que moi
(me), je suis pour moi-même mon propre objet. Cette scission à l’intérieur
du sujet qui polarise la conscience entre un sujet-sujet et un sujet-objet, se
retrouve dans toute prise de conscience : les verbes pronominaux
l’expriment avec précision : lorsque je me révolte, il y a un je qui se révolte
contre un moi soumis — car je ne me révolte pas seulement contre une
réalité devenue soudainement insupportable, je me révolte contre le moi qui
jusqu’alors ne s’était pas révolté. Cette distinction entre le je et le moi a un
sens philosophique fort : le je est le sujet en tant qu’il est source d’activité,
la condition de toutes les représentations ; le moi est la forme, l’image que
prend le je à un moment donné de son histoire, ou bien dans l’une de ses
dimensions particulières. L’homme est capable de se regarder comme s’il
était extérieur à lui-même ; jusque dans l’expérience de la maîtrise de soi, le
sujet est dédoublé. Car telle est la dialectique d’une conscience qui
n’acquiert son identité que par l’épreuve d’une différence qui n’aurait
jamais existé sans elle. Puisque la conscience est relation, en tant que
relation de soi à soi, la conscience de soi suppose l’écart de soi à soi. C’est
pourquoi il convient d’interpréter avec précaution le test réussi du miroir,
par quelques espèces de singes. Comment comprendre l’expérience2881.,
que peut signifier pour un singe « se reconnaître » dans une glace ? En quoi
est-on autorisé à parler d’une « conscience de soi » chez l’animal qui passe
avec succès ce test ? Car l’aptitude à se représenter son propre corps, c’est-
à-dire à en reconnaître l’image, n’implique pas nécessairement la
conscience de soi. Le miroir n’est pas seulement ce grâce à quoi l’enfant
accède à cette forme de conscience de soi qu’est la reconnaissance de soi —
il représente aussi le symbole de la conscience de soi2882.. Le petit enfant
doit, pour la première fois, se reconnaître alors qu’il ne se connaît pas !
Reconnaître quelqu’un signifie que l’on est capable d’établir une relation
d’adéquation entre une perception et une image : c’est ainsi que le
malfaiteur (perception) est reconnu grâce à son signalement (image). Mais
avec l’expérience du miroir, toute comparaison entre l’image perçue et le
soi est impossible, puisque ce soi n’est pas visible autrement que par la
médiation de l’image même (si nous identifions l’autre comme être de
l’autre et son image dans le miroir, c’est parce qu’en réalité nous
reconnaissons une relation d’équivalence entre deux images). Pourtant,
malgré l’impossible, nous n’hésitons pas à reconnaître notre reflet, à nous
identifier dans l’image spéculaire — et à identifier cette image (le stade du
miroir met en œuvre deux identifications : celle de l’image à soi et celle de
l’image comme soi). Dans le jugement simple « c’est moi »2883., l’identité
est affirmée en même temps que récusée (ce c’ qui est moi n’est pas moi
pourtant). Lorsque je me regarde dans un miroir, j’existe en quelque sorte
deux fois, en tant que sujet regardant et en tant qu’objet regardé — ce
qu’expriment les deux pronoms différenciés, je, me. Il en va de même avec
l’exercice le plus banal de la mémoire : lorsque je me souviens de mon
enfance, je suis à la fois mémoire et souvenir. Or pour s’identifier, rapporter
l’image de soi à soi (stade du miroir) — il faut qu’il y ait dualité préalable,
séparation entre l’être et son image (l’idée)2884.. Cette scission n’est pas
secondaire, dérivée, mais primaire, originaire. Le stade du miroir nous
apprend que l’identification présuppose la scission, et d’abord celle qui
éloigne l’un de l’autre le réel et l’imaginaire : l’image spéculaire est certes
une perception réelle mais elle s’inscrit dans un espace imaginaire — qui
n’est pas sans faire songer au « par-delà le miroir » de Lewis Carroll. À
cause de cet espace illusoire, je me vois là où je ne suis pas, et je suis là où
je ne me vois pas2885.. Il existe en outre un langage intérieur, un « discours
pour soi » que nous sommes les seuls à pouvoir entendre, et qui constitue
un vrai dialogue de soi à soi. « Se parler » n’est pas moins énigmatique que
« se voir ».
 
 
3. Les degrés de la conscience
 
Daniel Dennett a dit que personne n’est conscient. Depuis l’âge classique,
les philosophes s’opposent sur le caractère discontinu (l’adéquat et
l’inadéquat chez Spinoza) ou continu (le clair et le confus chez Leibniz) des
différents états de la conscience. D’un côté, la logique du tout ou rien, de
l’autre, celle du plus ou moins. Parler de degrés de la conscience, c’est déjà
admettre la continuité de ses différents états, quand bien même un saut
qualitatif les séparerait les uns des autres.
La conscience n’est pas nécessairement liée à la volonté : nombre de
phénomènes physiologiques par exemple échappent à notre volonté tout en
étant conscients2886.. La neurophysiologie a montré qu’entre l’état de
veille, accompagné de l’attention la plus vive, et le sommeil profond,
existent toute une série d’états intermédiaires, correspondant à des périodes
d’activité spécifiques du cerveau. Mais il n’est pas d’attention, si ardente
soit-elle, qui ne s’accompagne d’oubli, comme il n’est pas de sommeil, si
profond soit-il, qui enferme le sujet dans une forteresse impénétrable2887..
« Dans toute l’étendue du règne animal, écrit Bergson, la conscience
apparaît comme proportionnelle à la puissance de choix dont l’être vivant
dispose2888. ». «Il me paraît donc vraisemblable que la conscience,
originellement immanente à tout ce qui vit, s’endort là où il n’y a plus de
mouvement spontané, et s’exalte quand la vie appuie vers l’activité
libre2889.». C’est d’un point de vue tout différent — dépouillé de toute
dimension biologique — que la conscience, chez Sartre, jouera elle aussi
sur une gamme variée de degrés. « Le Je transcendantal, affirme
brutalement Sartre dans La Transcendance de l’Ego, c’est la mort de la
conscience2890.». Car si Sartre récuse l’hypothèse de l’inconscient, la
conscience irréfléchie est pour lui plus fondamentale que la conscience
réfléchie : l’identité cartésienne du conscient et du psychique est, comme
chez Freud, mais par d’autres voies, dissoute. Sartre utilise également les
expressions de cogito préréflexif, de conscience non thétique : il s’agit pour
lui de couper les liens privilégiés que la conscience, de Descartes à Husserl,
pouvait avoir avec la connaissance. De Husserl, Sartre a néanmoins
conservé le mouvement de désubstantialisation de la res cogitans
cartésienne selon les deux modes de la phénoménalité (L’Être et le Néant
commence par l’idée de phénomène) et de l’intentionnalité. Avec la
mauvaise foi — ce substitut sartrien, du côté de la conscience, d’un
inconscient refoulé — la conscience s’abuse elle-même, car si c’est la
même chose qu’exister (et non simplement être) et qu’avoir conscience, il y
a un jeu possible entre soi et soi, une distance, une contradiction qui sont la
conscience même. Seulement le jeu au sein de la conscience ne peut être
total : on fait comme si la division des consciences (Janet parlait de
dissociation) était volontaire mais ce qu’on appelle hypocrisie est peut-être
de l’ordre de la schizophrénie. Il faut bien être fou pour « jouer au fou »,
malade pour feindre la maladie. La simulation est une situation limite que la
conscience n’atteint jamais. Le personnage de Molière n’est pas en fait un
malade imaginaire, il est un malade de l’imaginaire. Il n’y a pas « en lui »
un sujet qui resterait en bonne santé et qui tiendrait les ficelles d’un pantin
malade2891. — l’hypocondrie est une maladie réelle.
Que ce soit au nom de l’idéal de la connaissance claire ou bien au nom
d’une sagesse pratique définie comme mesure en toutes choses, la
philosophie occidentale a presque toujours repoussé les états de conscience
extrêmes (extase, transe, catalepsie, etc.) que la plupart des cultures ont au
contraire valorisés fortement. Quelle distance entre la méditation
cartésienne et la méditation, telle qu’elle fut comprise en Inde : la pensée en
tant qu’elle abolit tout objet autre qu’elle-même — et qui peut même aller
jusqu’à s’abolir dans la saisie de sa propre illusion ! Sans être anéantie, la
conscience peut être altérée sous l’effet de substances chimiques (drogues)
ou de l’autosuggestion (état de transe). Toutes les cultures ont connu des
personnages qui, cultivant les états altérés de la conscience (adeptes du
vaudou en Haïti, chamanes de Sibérie, moines zen du Japon, sorciers
africains, etc.), étaient réputés comme étant parvenus au-delà de la réalité
ordinaire des autres hommes. À propos des pratiques mexicaines entre
drogue et transe, Castaneda parlait d’« états de conscience accrue ». La
conscience est un pays que l’on peut quitter. Revenir à soi c’est reprendre
conscience, comme si l’on avait voyagé hors d’elle.
 
 
4. Les fonctions de la conscience
 
C’est à bon droit que Berkeley voyait dans le cogito cartésien une
tautologie. Descartes lie la conscience à la pensée au point de les identifier :
« Pour ce qui est du principe par lequel il me semble connaître que l’idée
que j’ai de quelque chose, non redditur a me inadaequata per
abstractionem intellectus2892., je ne la tire que de ma propre pensée ou
conscience ».
C’est par l’activité que Fichte définira le Moi. La position du Non-Moi par
le Moi n’est pas une pensée, mais une action. Dès lors, la volonté et la
liberté remplacent la certitude et la vérité pour définir l’être-là de la
conscience, et, à travers lui, celui de l’être humain même. Alors que le point
de départ du cogito cartésien était trouvé dans l’irréductible don d’une
pensée infinie, Maine de Biran rattachera la prise de conscience à
l’expérience de l’effort qui est celle qu’éprouve une volonté lorsqu’elle se
confronte à l’inertie du monde. Sans résistance première, il n’y aurait, selon
Maine de Biran, de connaissance seconde d’aucune sorte.
C’est en fonction de la vie que William James et Bergson définissent la
conscience — avec, chez James, un mélange de continuité2893. et de
discontinuité2894. et chez Bergson le dynamisme évolutif. Épictète disait
que la mort ne peut être douloureuse puisqu’elle abolit la conscience. La
conscience n’assiste jamais à sa propre disparition : il ne dort pas encore
celui qui se surprend en train de s’endormir. Notre inconscient même nous
interdit de nous voir mort. La conscience est durée, cette continuité qui relie
entre elles les différentes stases de l’existence.
C’est pour mieux repousser les tentations et tentatives de la psychologie
substantialiste que Husserl détermine la conscience par l’intentionnalité.
Hume avait défini le sujet (l’identité subjective) comme une série d’états
qui se pense elle-même, et dont l’unité serait donnée par un acte de pensée
immanente à cette série. Mais cet acte, comme le remarquera Husserl,
s’ajoute à la série comme un Erlebnis supplémentaire, pour lequel il faudra
par conséquent une nouvelle saisie synthétique de la série, c’est-à-dire un
nouveau vécu : on se trouvera alors devant une série inachevée dont l’unité
sera toujours différée. Mais c’est dans cette différance, qui ne met pas en
péril l’unité du moi, que la conscience s’insurge. La conscience pure est le
champ même de la phénoménologie2895.. Elle est le résidu
phénoménologique2896. de la réduction phénoménologique. Différente en
cela du cogito cartésien a priori séparé de ce qui sera révoqué en doute, et
du je pense kantien, un donné transcendantal qu’aucune opération ne
constitue2897., la conscience pure de Husserl émerge comme une grève
après que la mer se fut retirée. La conscience pure est une forme. C’est
pourquoi les Recherches logiques2898. établiront que pour la conscience,
le donné est toujours le même, quel que soit le niveau ontologique de l’objet
(réel, imaginaire ou absurde).
Enfin Sartre détachera la conscience phénoménologique de la
connaissance, et même de la pensée, pour la relier à l’être : en cela, le
pour-soi sartrien est plus proche du Dasein heideggérien que de la
conscience transcendantale.
 
 
II. CONSCIENCE FONDATRICE, CONSCIENCE FONDÉE
 
L’idéalisme croit que les idées mènent le monde, le matérialisme pose que
le monde mène aux idées. La conscience est-elle processus ou résultat,
cheminement ou point d’arrivée ? On notera le parallélisme des deux
consciences, la psychologique et la morale, dans leur surgissement, leur
facticité et leur évanouissement.
 
 
1. Conscience fondatrice
 
De Descartes à Freud (inclus) la conception dominante de la conscience a
été substantialiste. De même qu’une chose reste la même (l’essence) à
travers les modifications qui peuvent l’affecter (les accidents), de même la
conscience a été représentée comme un substrat pouvant accueillir un
nombre indéfini de déterminations sans être modifié par elles. D’où la
prégnance du modèle spatialisant — et les problèmes de localisation qu’il
induit. Dans la philosophie classique, la conscience est, comme l’espace
newtonien, un espace intérieur foncièrement indifférent à ses contenus, une
scène de théâtre susceptible d’accueillir toutes sortes de pièces différentes.
C’est sur la conscience qu’est fondée l’identité personnelle — sans laquelle
récompense et châtiment n’auraient plus de sens. En écho lointain à saint
Augustin, la phénoménologie a défini la conscience comme flux de vécus
(Erlebnis) qui sont tous au présent. Par l’anticipation, la conscience se
projette au-delà du présent, et force le futur à répondre présent pour elle. Il
y a plus : la conscience métamorphose son objet : du fait qu’il sait qu’il est
un animal, écrit Hegel, l’homme cesse de l’être. Un raisonnement analogue
a été tenu à propos de la mort : avoir conscience de devoir mourir, c’est déjà
ne plus être totalement soumis à la mort. Tout est second sous le regard de
la conscience puisque tout passe par la représentation, à commencer par ce
qui doit lui échapper. À Hobbes lui objectant que le cogito est un inutile
détour, qu’on pourrait tout aussi bien affirmer « je me promène, donc je suis
», Descartes répond que dire « je me promène », c’est encore penser que je
me promène. Semblablement, il n’est pas sûr que, comme on le dit souvent,
les hommes agissent selon leurs intérêts : ils agissent bien plutôt en fonction
de l’idée qu’ils se font de leurs intérêts, ce qui est tout autre chose. On peut
donc penser la conscience comme un absolu, sans préalable. Tel est le
cogito cartésien — à la fois empirique et transcendantal, objet d’expérience
et source de connaissance2899.. Telle est la conscience pure que Kant
appelle aperception transcendantale : « Nous avons conscience a priori de
la complète identité de nous-mêmes relativement à toutes les
représentations qui peuvent jamais appartenir à notre connaissance, comme
d’une condition nécessaire de la possibilité de toutes les représentations
(…). Ce principe est fermement établi a priori et on peut l’appeler le
principe transcendantal de l’unité de tout le divers de nos
représentations2900. ». Tel est aussi le Moi de Fichte, car le Non-Moi est
passivité « et c’est par une activité que le Moi doit poser celui-ci en
soi2901. ». Le Non-Moi est pour le Moi une limitation, mais le Moi la
dépasse. L’illimitation du Moi est le corollaire de son auto-fondation : « Le
Moi est illimité et illimitable absolument dans la mesure même où son
activité ne dépend que de lui, n’est fondée qu’en lui, ou pour nous exprimer
comme nous l’avons toujours fait, dans la mesure même où son activité est
idéale. Une telle activité purement idéale est posée, et posée en tant que
dépassant la limitation2902. ».
Sens interne, intériorité, for intérieur, intimité — il existe plusieurs mots
pour désigner l’espace symbolique de la subjectivité. Mais, comme l’écrit
Hegel, « il est clair que derrière le rideau qui doit recouvrir l’intérieur, il n’y
a rien à voir à moins que nous n’allions nous-mêmes derrière, tant pour
qu’il y ait quelqu’un pour voir que pour qu’il y ait quelque chose à voir ».
La conscience de soi est chez Hegel négation en même temps
qu’achèvement de la conscience. « L’acte par lequel la conscience acquiert
une détermination est en même temps un acte d’autodétermination, et
inversement2903. ».
L’intuition qui peut légitimer toute signification visée par la conscience
sera chez Husserl donatrice (le contraire de captatrice) et puisqu’elle n’est
précédée d’aucune visée antérieure, elle sera dite originaire. La conscience
est un « résidu phénoménologique » qu’aucune exclusion ne peut réduire :
telle est sa « spécificité eidétique 2904.». Dans un chapitre des Idées
directrices pour une phénoménologie, intitulé « La conscience absolue
comme résidu de l’anéantissement du monde », Husserl va jusqu’à écrire : «
L’être de la conscience et tout flux du vécu en général serait certes
nécessairement modifié si le monde des choses venait à s’anéantir mais (…)
il ne serait pas atteint dans sa propre existence »2905..
Mais comment penser une conscience fondatrice qui ne soit pas
substance2906. ? Telle fut la question que la phénoménologie de Husserl
résolut grâce au concept, pris chez Brentano, d’intentionnalité. Descartes
commit l’erreur, selon Husserl, de substantialiser le cogito et donc d’en
faire le moyen et non le but de sa recherche, c’est pourquoi, toujours selon
Husserl, Descartes, bien que fondateur de la philosophie moderne, ne fonda
pas la véritable philosophie transcendantale.
Enfin le propre du pour-soi chez Sartre est d’être à soi-même son
fondement : l’Ego est ce qui du sujet est tombé du côté de l’en-soi, il
n’appartient pas à la conscience2907..
 
 
2. Conscience fondée
 
Le moi, dira Freud, n’est qu’une pauvre chose (« eine armes Ding »).
Nietzsche avait dénoncé dans le cogito un préjugé de philosophe — et
d’abord le préjugé qu’il puisse exister des « certitudes immédiates » : si je
ne savais pas déjà (c’est-à-dire si je ne croyais pas déjà savoir) ce que c’est
que penser, comment pourrais-je établir que je pense « car si je n’avais déjà,
en mon for intérieur, tranché la question, quel critère me permettrait de
décider si cet acte intérieur n’est pas ‘vouloir’ ou ‘sentir’2908.? ».
C’est d’un autre point de vue que Jean Cavaillès fit la critique des
entreprises transcendantales, dont la phénoménologie fut la dernière en date
: « Ce n’est pas une philosophie de la conscience mais une philosophie du
concept qui peut donner une doctrine de la science »2909..
La conscience appartient à la classe des fonctions supérieures dites
exécutives. Pour aucune science, elle ne constitue un phénomène originaire.
Elle apparaît au contraire comme dépendant de trois séries de conditions,
qui correspondent aux trois dimensions de l’existant humain : physiques,
sociales et psychiques.
 
A. Les déterminations physiques de la conscience
 
L’univers a connu trois sauts qualitatifs : du néant à l’être, de la matière à
la vie et de la vie à la conscience. La vie est un effet émergent d’un
processus de complexification croissante de la matière, la conscience est un
effet émergent d’un processus de complexification croissante de la vie. La
matière réagit, elle subit des processus. La conscience commence là où
apparaît le comportement. Tel était le point de vue, matérialiste, d’Engels :
la nature produit le cerveau, lequel produit la pensée2910.. La conscience
est une surface — écrit Nietzsche2911., il y a toujours quelque chose
derrière elle2912., une histoire, des pulsions, des antécédents. Annonce de
l’idée freudienne selon laquelle la conscience est un destin possible, mais le
plus rare et le plus fugitif qui soit, de l’inconscient, Nietzsche voyait dans la
conscience « l’évolution dernière et tardive du système organique, et par
conséquent aussi ce qu’il y a dans ce système de moins achevé et de moins
fort »2913.. Sans la vigilance exercée par les « instincts », l’humanité,
diagnostique Nietzsche, aurait depuis longtemps péri à cause de l’absurdité
des jugements proposés par sa conscience. Seulement, la théorie
nietzschéenne pâtit d’une incertitude : tantôt la conscience est décrite
comme un affleurement du corps, tantôt elle est présentée comme l’effet
d’une intériorisation des pulsions, d’un retournement sur soi des pulsions.
« En droit, sinon en fait, écrit Bergson, la conscience est coextensive à la
vie »2914.. L’auteur de L’Évolution créatrice place la conscience dans le
dynamisme évolutif de la vie : « Tout se passe comme si un large
courant2915. de conscience avait pénétré dans la matière »2916.. « La vie
c’est-à-dire la conscience lancée à travers la matière » écrit Bergson un peu
plus loin2917. ou encore : « toute l’histoire de la vie » a été « celle d’un
effort de la conscience pour soulever la matière »2918..
Le naturalisme, comme celui de W.V.O. Quine, soutient que tout ce qui
touche à « l’esprit » peut être compris et expliqué comme n’importe quel
autre phénomène naturel. La physiologie et la paléontologie feront de la
conscience un phénomène tardif émergent après une longue et lente
évolution. Parole de paléontologue : la pensée n’a pas fracassé les cloisons
anatomiques pour se construire un cerveau (André Leroi-Gourhan). Dans
chacun de nos deux hémisphères, le cortex renferme trois types d’aires
(motrices, sensitives et associatives) agissant de concert pour produire un
comportement conscient. Certes, sur le plan phylogénétique, les biologistes
ont abandonné la théorie des palliers2919., trop schématique (le cerveau de
l’homme n’est pas plus évolué que celui d’un dauphin). Cela dit, on sait
aujourd’hui, grâce à la forme des boîtes crâniennes des différents
hominidés, que le cerveau, de l’Australopithèque à l’Homme moderne en
passant par les différentes espèces du genre Homo, a augmenté de volume
en même temps qu’il s’est complexifié2920.. De ces boîtes, la conscience a
surgi comme un diable.
Du point de vue évolutionniste, la conscience réflexive (mémoire
identitaire, pensée du possible, anticipation de la mort etc.) a pu donner à
ses détenteurs un avantage sélectif certain. La domination et la violence
qu’Homo sapiens a exercées sur l’écosystème terrestre ne viennent pas de
sa force physique.
 
B. Les déterminations sociales de la conscience
 
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est
inversement leur être qui détermine leur conscience ». L’énoncé de
Marx2921. fait de la conscience un produit social marqué comme tout ce
qui est social par la contradiction et l’historicité. L’homme ne vit pas ce
qu’il pense, il pense ce qu’il vit. « Dans un palais, écrivait L. Feuerbach, on
pense autrement que dans une chaumière dont le plafond bas semble
exercer une pression sur le cerveau2922. ».
Chaque moment historique de la constitution de la conscience correspond
à un contexte culturel particulier : avec le moment grec se met en place
l’individu face au Destin, avec le moment chrétien, l’intimité déchirée par
le péché, avec le moment moderne, la personne libre de son travail et de ses
choix. À partir du XVIe siècle, la conscience moderne a été à la fois un
facteur d’individualisation2923. et une réaction de repli face aux désordres
religieux et à l’émergence de la souveraineté de l’État.
Parmi les déterminations sociales, il convient de ranger l’ensemble de la
culture, avec l’état des techniques, l’art et la religion, les coutumes — le
langage surtout. L’idée que le langage est le fondement de la conscience est
induite par le fait d’expérience que « parler » équivaut à « rendre conscient
». Vers l’âge de 18 mois, l’enfant accède à la fonction symbolique :
apparaissent alors de façon concomitante la reconnaissance de soi, le
schème de la permanence de l’objet et la communication langagière.
Kant2924. faisait à bon droit dériver la conscience de soi comme pensée, et
non plus seulement comme sentiment, de la première utilisation par l’enfant
du pronom personnel je. De plus, c’est par notre langage (et notre corps)
que nous existons aux yeux des autres. Nietzsche fit sortir la conscience du
besoin de communiquer2925. (sur un plan biologique, dit-il, elle est
superflue2926.). Dans L’Idéologie allemande, Marx avait vu dans la
physicalité du langage le signe du caractère nécessairement matériel de la
conscience : le langage, écrit-il « est la conscience réelle, pratique, aussi
présente pour les autres hommes que pour moi-même »2927.. Or le langage
naît du besoin, de la nécessité du commerce et de la communication. « La
conscience est donc, dès l’origine, un produit social »2928..
 
C. Les déterminations psychiques de la conscience
 
Ce que Hegel appelle le Maître et l’Esclave sont d’abord des formes de la
conscience en tant que celle-ci se confronte avec autrui et s’affronte à lui.
Loin d’être des modèles historiques dont les types psychologiques dérivent,
le Maître et l’Esclave n’existent comme formes historiques que pour autant
qu’ils constituent déjà des modèles psychologiques2929.. Alors que Fichte
part de la conscience de soi, Hegel y aboutit. La conscience vient toujours
après que l’idée se fut réalisée ; elle n’est pas principe mais résultat ; qu’elle
soit singulière ou universelle, elle est marquée par l’après-coup. Certes,
c’est le désir et le travail, donc le rapport à l’objet et à l’autre qui permettent
à la conscience, dans La Phénoménologie de l’Esprit, de passer à la
conscience de soi, mais eux-mêmes n’ont d’existence que par la médiation
de la conscience qui se les représente2930.. Hegel appelle Raison l’unité
dialectique de la Conscience et de la Conscience de soi, l’en-soi et le pour-
soi réconciliés (l’en-soi devenant pour-soi et le pour-soi, en-soi). Dans
l’Esthétique, adoptant un point de vue plus empirique, Hegel fait de la
conscience de soi le produit d’une double activité — théorique
(l’observation de ce qui se passe en soi) et pratique (la transformation du
monde extérieur2931.) : elle se fonde en soi et pour soi par l’autre, que cet
autre soit l’autre en soi ou bien l’autre pour soi.
Leibniz avait objecté à Descartes que si nous réfléchissions expressément
à toutes nos pensées, nous serions pris dans un renvoi à l’infini sans jamais
pouvoir passer à une nouvelle pensée. Les fondements sont déjà là. Chaque
âge, chaque étape de notre existence laisse des sédiments psychiques
(souvenirs, désirs refoulés, actes accomplis, projets réalisés ou avortés…)
qui constituent la fondation même du présent. C’est pourquoi l’inné et
l’acquis, le biologique et le psychologique se mêlent inextricablement. Soit
le premier sourire du nouveau-né : c’est un phénomène hormonal et
comportemental où n’entre aucune « reconnaissance », mais ce n’est
évidemment pas ainsi que l’interprète la mère, ignorante de toute biochimie
et trop heureuse de croire que son bébé est heureux grâce à elle. Pourtant,
ce contresens, si l’on peut dire, va induire autour du nourrisson des
circonstances favorables qui vont aider son développement : la mère crée un
champ sensoriel bénéfique, fait d’odeurs, de voix, de regards et de caresses
— qui déclenchera chez l’enfant la sécrétion de l’hormone de croissance.
Inversement, si la mère place son corps en retrait, alors se crée un champ
sensoriel « froid » qui peut inhiber le déclenchement de cette hormone.
Cela dit, s’il y a un déterminisme pour les phénomènes humains, il est
statistique et non pas absolu. La conscience est capable à la fois
d’échappement et de renversement. Hegel disait que les circonstances et les
mobiles n’ont sur nous que l’importance que nous voulons bien leur
accorder : aucune situation objective n’est en effet assez forte par elle-
même pour déterminer nécessairement un mode de conscience défini. Si la
même situation provoque soit la révolte soit la soumission, soit le
découragement, soit le surcroît d’activité, c’est bien que la conscience n’est
pas entièrement soumise au déterminisme extérieur. Cette échappée
s’appelle liberté.
 
 
III. LES CONSCIENCES
 
Montaigne parlait du frottement des cervelles. La boîte crânienne n’est pas
en effet un mur infranchissable. L’intersubjectivité peut être personnelle,
abstraitement entre deux consciences, ou collective.
 
 
1. L’intersubjectivité personnelle2932.
 
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Rousseau faisait de l’amour-propre et de la pitié les deux
sentiments naturels de l’être humain, équilibre harmonieux de conscience
de soi et de reconnaissance d’autrui. Chaque conscience a la capacité de
reconnaître en l’autre non seulement un autre que la conscience mais une
autre conscience. Dès lors, la dialectique de l’identité et de la différence —
la même que celle qui est en jeu avec l’expérience du miroir — se met en
place. En reconnaissant l’autre conscience comme semblable2933. à soi, la
conscience l’éprouve aussi comme étrangère, voire opaque, et ce trouble
même la rend étrangère à elle-même. Car tel est l’impossible d’une identité
des consciences que la conscience ne cesse de les différencier par leur
reconnaissance même. C’est pourquoi, à l’opposé de Rousseau, certains
philosophes ont vu dans le rapport des consciences une relation de type
agonistique. « L’essence de la conscience de soi n’est pas l’être » écrit
Hegel2934. : elle surgit sur fond de lutte et de risque. La lutte l’affronte à
l’autre conscience de soi, le risque étant celui de la mort. Mais on a peut-
être trop tiré la lutte hégélienne des consciences du côté du pathos de la
violence et de la mort. En fait, la mort de l’autre est catastrophique pour
celui qui désire être reconnu par lui. La lutte s’exerce plutôt comme mise en
péril de l’autre, avec la double signification du periculum latin : l’essai et le
danger.
« Je suis pour moi-même objet psychologique mais je suis objet
physiologique pour un autre » écrivait L. Feuerbach2935.. De ce hiatus naît
la timidité, cette sorte de conscience désespérée de ne pouvoir aboutir à se
faire reconnaître comme adéquate à l’idée qu’elle a d’elle-même. Les
questions inlassables de l’enfant sont moins déterminées par la curiosité que
par le désir d’exister aux yeux des adultes ; elles aussi sont une espèce de
guerre.
Nous éprouvons de la colère lorsque nous constatons qu’autrui ne nous
considère pas à la hauteur de ce que nous estimons valoir, de la fierté
lorsqu’il y a égalité de plan entre son attente et ce que nous avons montré de
notre personnalité et de la honte lorsque l’apparence que nous avons donnée
de nous est inférieure à ce qu’autrui était en droit d’attendre de nous. Sartre
considérait la honte comme la chosification d’un pour-soi en en-soi sous le
regard d’autrui2936.. La honte est une conscience de soi amoindrie par
l’idée qu’elle se fait de l’idée que l’autre conscience doit se faire d’elle. Il
n’est pas nécessaire qu’autrui soit physiquement présent pour que nous
éprouvions les sentiments de colère, de fierté et de honte : nous pouvons
très bien intérioriser — introjecter — ce regard d’autrui, et l’éprouver
comme si autrui était là. De fait, il y a toujours un autre pour la conscience
de soi et lorsque le réel fait défaut, l’imaginaire y supplée.
La projection — processus psychique par lequel un sujet2937. investit
partie ou totalité de ses affects sur autrui — est l’inverse et le corollaire de
l’introjection. Un exemple classique de projection est celui des mythes qui
mettent en scène l’hostilité du père envers le fils (exposition ou abandon du
nouveau-né). En réalité, c’est le fils qui est hostile au père, mais le fils a
projeté son hostilité sur son père. Ce mécanisme psychologique est habituel
au racisme : le raciste imagine chez l’autre la haine qu’il ressent lui-même
pour l’autre — et trouve ainsi une justification inconsciente ; ainsi se sent-il
en quelque sorte en état de légitime défense — il se dédouane sur l’autre haï
des mauvaises tendances qu’il porte en soi2938..
 
 
2. L’intersubjectivité collective
 
Lors de la fête athénienne des Bouphonies, un bœuf était sacrifié
collectivement puis on faisait le procès de l’assassin du bœuf, et comme
chacun rejetait la faute sur les autres, on a fini par déclarer le couteau le
seul coupable, et l’instrument était jeté dans la mer. Chez les Juifs, lors de la
fête des Expiations, le grand prêtre chargeait un bouc de toutes les fautes et
injustices commises par le peuple d’Israël, avec des imprécations variées,
puis l’animal était expulsé dans le désert. Ce bouc émissaire avait donc pris
sur lui ce qui pouvait peser sur la conscience du peuple — et c’est par
allusion à ce rite ancien que l’on parle aujourd’hui, dans la société, de
phénomène de bouc émissaire. L’idée de l’héritage collectif d’une
culpabilité originaire trouve à s’exprimer de manière privilégiée dans la
catégorie de la dette dont les liens étymologiques et sémantiques avec celle
de la faute sont attestés en plusieurs langues.
G.E. Edelman distingue une conscience primaire permettant à l’organisme
de hiérarchiser les signaux provenant de l’environnement, et une conscience
supérieure qui intègre la dimension biologique à la dimension sociale.
Nombre de valeurs présupposent l’existence d’une conscience collective à
la fois comme sujet parmi d’autres sujets, et comme sujet global. Ainsi
peut-on définir la générosité cartésienne comme la conscience de soi de
l’honnête homme et la dignité comme la forme que prend la conscience de
soi lorsqu’elle se pense comme le représentant de l’espèce raisonnable. Le
romantisme croyait à un esprit du peuple et voyait dans le langage, l’art ou
la religion son contenu propre. Dans La Phénoménologie de l’Esprit, le
passage de l’esprit subjectif à l’esprit objectif est exprimé dans la formule :
le Moi est devenu un Nous et le Nous un Moi. Mais le Nous de Hegel n’est
pas celui de Herder puisque le Il de l’Esprit le surplombe. Mais si le Nous
est plus et autre chose qu’une somme de Moi, quelle réalité peut-on lui
accorder ? Est-ce un être collectif, détaché des différents existants
singuliers, les précédant même2939., ou bien n’est-ce qu’une commodité
symbolique permettant de subsumer sous l’unité d’un mot une multitude
indéfinie ? Les sciences de l’homme n’ont pas pu faire l’économie d’une
querelle des universaux, loin d’être terminée.
Lorsque, dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx
définit la religion comme la conscience de soi qu’a l’homme qui ne s’est
pas encore trouvé lui-même, il utilise encore un vocabulaire hégélien dont
L’Idéologie allemande montrera bientôt le caractère idéaliste. Pourtant les
luttes politiques dans lesquelles Marx s’engagera, sa philosophie de
l’histoire aussi, supposent une prise de conscience (comme on dit : prise de
pouvoir) laquelle, toute déterminée qu’elle est par les conditions «
matérielles », n’en conserve pas moins son originarité propre. Par
définition, aucun combat historique, aucune lutte politique ne sont
individuels — et même si ce n’est pas la conscience révolutionnaire qui «
fait » la révolution, il n’y a pas de révolution sans elle.
Le marxisme n’aura pas la même prudence théorique que Marx. Il ne fera
pas de doute pour lui que les masses (peuple est « bourgeois ») ont une
conscience2940.. Le classique de cette littérature — le meilleur aussi — est
l’ouvrage de G. Lukács, Histoire et conscience de classe, dans lequel le
prolétariat est analysé dans sa singularité historique : cette classe
particulière est douée, non d’une conscience particulière, mais d’une
conscience universelle, d’une conscience de la totalité2941.. Mais dans la
pratique historique, cette conscience collective, qu’elle soit «
révolutionnaire » ou « de classe », servira de simple prétexte idéologique à
l’écrasement des consciences individuelles.
Du côté des sciences de l’homme, c’est Durkheim qui diffusera l’idée de «
conscience collective » et fut indirectement à l’origine de la transformation
de la mentalité (ou mieux : des mentalités, au pluriel) en objet historique.
Lucien Febvre, dans cette voie, parlera d’outillage mental — manière
synthétique d’articuler les faits de conscience avec la réalité effective.
Durkheim voyait dans la conscience collective non seulement le centre de la
théorie sociologique mais aussi la conscience par excellence : « La
conscience collective est la forme la plus haute de la vie psychique, puisque
c’est une conscience de consciences. Placée en dehors et au-dessus des
contingences individuelles et locales, elle ne voit les choses que par leur
aspect permanent et essentiel qu’elle fixe en des notions communicables
»2942.. En tant que conscience de soi dans l’effectuation de sa propre unité,
la conscience collective se présente chez Durkheim d’abord sous la forme
de la conscience religieuse car par la religion la société se rend un culte à
elle-même comme totalité.
Ce qu’on appelle psychologie sociale est né aux États-Unis à partir de
problèmes pratiques d’éducation, de publicité et de propagande. La volonté
de savoir y était subordonnée à des impératifs pratiques. Aux antipodes de
cette conception, C. Lévi-Strauss fera observer que si les sciences de
l’homme veulent atteindre la rigueur des sciences exactes, elles doivent
opérer comme si les hommes n’étaient pas conscients. La controverse a
perduré. Elle porte sur l’interprétation du vécu, traité tantôt comme un
phénomène objectif, analogue à un fait physique, tantôt comme un
phénomène subjectif dont le sens par définition appartient à la conscience
qui l’exprime. En fait, la question est de savoir ce qu’une science sociale
(anthropologie, sociologie, psychologie sociale) peut faire de la conscience
— la considérer comme un épiphénomène porteur d’illusions, ou bien
comme l’indispensable support de sens ?2943.
Le Moi solitaire est une abstraction. Même isolé, il porte en lui le Nous.
De même que chaque cellule contient en elle, sous forme de programme
génétique, la totalité du corps qui la contient, chaque individu par
introjection contient la société dont il fait partie. « Jadis, disait Nietzsche, le
moi se cachait dans le troupeau ; à présent, le troupeau se cache au fond du
moi ». Mais s’agit-il toujours de conscience ?
En reprenant la formule de Mallarmé sur la danseuse2944., on pourrait
dire de la conscience collective qu’elle n’est ni collective ni consciente.
C’est ce que Sartre concluait, lorsqu’il disait que le nous n’est ni une
conscience intersubjective, ni une conscience collective, mais « est éprouvé
par une conscience particulière »2945..

 
IV. LA CONSCIENCE ET LE CORPS
 
Pendant longtemps les chercheurs en intelligence artificielle et en sciences
cognitives, spontanément béhavioristes, se sont refusés à aborder le
problème de la conscience. Au nom du réalisme de la chose, ils refusaient
l’idéalisme de la représentation. Avec les découvertes faites récemment en
neurobiologie, le problème des relations entre la conscience et le corps (le
cerveau) a connu un regain de vigueur. Aux États-Unis ce domaine, très
actif, de recherches en philosophie s’appelle « philosophie de l’esprit »
(philosophy of mind). Le problème était déjà celui de Descartes : comment
un psychisme peut-il « résider dans » un corps, ou émerger de lui ?
L’incarnation n’est pas seulement un mystère christique, elle a valeur de
paradigme.
On peut penser la relation entre le physique et le psychique sous les trois
modes de l’identité, de la causalité et de l’émergence. On peut également
refuser l’idée d’une spécificité du psychique et le réduire entièrement au
physique. Le débat n’est pas de pure théorie. Pour les troubles
psychologiques, deux philosophies thérapeutiques s’affrontent toujours : les
tenants de la chimiothérapie qui considèrent que des méthodes comme la
psychanalyse sont illusoires, et les tenants de la psychothérapie qui tiennent
à réserver à l’esprit un domaine et une efficace propres.
 
 
1. Les dualismes
 
Le platonisme et le christianisme sont des dualismes, mais l’opposition de
l’âme et du corps ou celle de l’esprit et de la chair ne recoupe pas
exactement celle de la conscience et du corps (que la neurophysiologie
moderne réduit le plus souvent au cerveau).
La dualité du corps et de la conscience n’est pas seulement une déduction
de la pensée ; elle est éprouvée dans les expériences quotidiennes de l’effort
(Maine de Biran) et de la volonté. Henri Ey disait de la conscience qu’elle
est au temps ce que le corps est à l’espace : les deux, en effet, ne semblent
pas appartenir au même plan de réalité. « Rien dans le champ visuel, disait
Wittgenstein, ne permet de conclure qu’il est vu par un œil »2946..
Pareillement, on pourrait dire que rien, dans le champ de la conscience, ne
permet de conclure qu’il est pensé par un cerveau. Chomsky objecte contre
le béhaviorisme que définir la psychologie comme science du
comportement est aussi déplacé que de définir la physique comme science
de la lecture des instruments. Ce que nous éprouvons en nous-mêmes n’est
pas directement lié aux mécanismes qui accompagnent ou engendrent nos
états de conscience. La preuve en est justement que nous n’en avons pas du
tout conscience. Le cerveau ne fait pas partie de notre expérience
corporelle2947.. Le raisonnement de ceux qui penchent pour le caractère
irréductible des états mentaux est le suivant : nous connaissons nos qualia
de conscience immédiatement par introspection. Or les propriétés de nos
états cérébraux restent inaccessibles à l’introspection, donc nos qualia de
conscience sont autre chose que des propriétés de nos états cérébraux2948..
À lui cet argument, les matérialistes répliquent que l’on peut connaître
l’effet d’un médicament sans en connaître la composition chimique —
seulement la connaissance que l’on peut avoir d’un phénomène n’est pas
une propriété objective de ce phénomène. Mais justement, il en va tout
autrement avec nos contenus de conscience, la perception que nous en
avons est inséparable d’eux.
L’âme et le corps sont pour Descartes deux substances mais non deux
corps : c’est cela que signifie le célèbre passage de la Méditation sixième : «
Je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son
navire ». L’expérience de la douleur montre qu’il existe une union et «
comme » un mélange (Descartes utilise le mot) de l’esprit avec le
corps2949.. La métaphysique ne suffit pas à rendre compte du dualisme
cartésien : dans une lettre au Père Mesland2950., Descartes fait remarquer
que ce n’est pas la matière du corps qui constitue son unité et sa
permanence (puisque cette matière ne cesse de changer) mais sa « forme »
qui est l’âme.
Bergson fera observer que si à tout fait psychologique correspond un état
cérébral concomitant, la réciproque ne se vérifie pas, car à un même état
cérébral peuvent correspondre des états psychologiques très divers2951.. Il
y a un excès du psychique sur le physique : l’état cérébral ne « dessine »
qu’une petite partie de l’état psychologique, « celle qui est capable de se
traduire par des mouvements de locomotion »2952.. Bergson pense qu’il
existe entre l’action et la représentation une différence irréductible de
nature. Il ne croit pas réellement que le cerveau soit l’organe de la pensée :
« Mon corps, objet destiné à mouvoir des objets, est (…) un centre d’action
; il ne saurait faire naître une représentation »2953.. Le cerveau, dit encore
Bergson, est un « organe de pantomime, jouant ce que pense l’esprit », «
l’activité cérébrale est à l’activité mentale ce que les mouvements du bâton
du chef d’orchestre sont à la symphonie ». Imaginons des spectateurs
voyant tout ce que les acteurs font sur scène mais n’entendant pas un seul
mot de ce qu’ils disent. Les localisations ne nous permettent pas de
conclure au-delà d’une coprésence du mental et du cérébral. « Le cerveau
est la pointe acérée par où la conscience pénètre dans le tissu compact des
événements, mais il n’est pas plus coextensif à la conscience que la pointe
ne l’est au couteau »2954.. Bergson admet entre le cerveau et la conscience
une solidarité mais pas plus : « Qu’il y ait une solidarité entre l’état de
conscience et le cerveau, c’est incontestable. Mais il y a solidarité aussi
entre le vêtement et le clou auquel il est accroché, car si l’on arrache le
clou, le vêtement tombe. Dira-t-on, pour cela, que la forme du clou dessine
la forme du vêtement ou nous permette en aucune façon de le pressentir ?
»2955..
Mais si le corps et l’esprit sont deux réalités à ce point étrangères l’une à
l’autre, comment expliquer leur interaction, que chaque être humain peut à
tout moment, éprouver en lui-même ? Nous sentons la dépendance de notre
conscience par rapport au corps : les états physiques de bonne santé et de
maladie, de repos ou de fatigue, de veille ou de sommeil induisent des états
psychiques évidemment contrastés. Inversement, nous voyons comment
notre corps est littéralement mû par notre conscience2956.. Un état
psychologique (joie ou dépression) entraîne le corps dans son triomphe ou
dans sa chute2957..
Karl Popper, défenseur du point de vue dualiste, distinguait trois mondes :
le monde matériel, le monde des états de conscience et le monde des
connaissances objectives. Ces mondes entretiennent des relations récursives
: le monde des états de conscience crée celui des connaissances objectives
mais est en partie créé par lui grâce à un processus de rétroaction. De fait,
les recherches récentes en neurophysiologie montrent que le cerveau n’est
pas une boîte noire contenant des informations définitives. Lorsque des
aveugles lisent en braille, cela signifie que les aires visuelles de leur
cerveau ont été réafférentées à d’autres fonctions. Mais une chose est de
constater l’interaction psychophysique, autre chose est de l’expliquer.
Le paradigme le plus courant de la conscience substantialisée fut l’idée
(apparue chez les alchimistes) d’homoncule, ce « petit homme » qui tel un
chef d’orchestre ou encore tel le nain manipulateur de l’automate joueur
d’échecs de Maelzel2958., dirigerait de son réduit cérébral l’ensemble des
fonctions du corps et de l’esprit. On a objecté à ce point de vue l’argument
de la régression à l’infini car si l’homoncule est le maître d’œuvre, il doit
lui-même avoir des représentations, lesquelles doivent être situées dans une
certaine partie de son cerveau à lui ; il y a donc une conscience de la
conscience de la conscience etc. L’hypothèse cartésienne de la glande
pinéale2959., ce logis de l’âme dans le cerveau, où celle-ci exerce
directement ses fonctions, dérive de ce paradigme. C’est peut-être chez
Lucrèce, un matérialiste, que l’on trouve prospectivement la meilleure (la
plus vigoureuse et la plus belle) illustration de cette impulsion de l’âme sur
le corps. L’auteur du De la Nature compare les mouvements du corps aux
chevaux de course dans les cirques : « Ne vois-tu pas qu’à l’instant où
s’ouvrent les stalles/le désir des chevaux n’arrive pas à s’élancer/aussi vite
qu’il se forme dans leur esprit ?/Car toute la masse de matière dans
l’organisme / doit être mise en branle à travers les divers membres / et
suivre d’un commun effort l’intention de l’esprit »2960..
Malebranche et Leibniz chercheront à résoudre l’énigme mais leur
solution recourra à une hypothèse plus lourde encore : celle de
l’intervention de Dieu. Malebranche garde de Descartes le dualisme
ontologique : les « pensées de l’âme » ne sont pas de même nature que les «
traces du corps ». Mais Dieu — qui trouve ainsi l’occasion d’exprimer son
pouvoir — peut les mettre en phase les unes avec les autres2961..
C’est pour éviter les difficultés nées de l’idée d’une influence (Descartes)
et de celle d’une détermination extérieure (l’occasionnalisme de
Malebranche) que Leibniz conçut l’âme et le corps comme deux horloges
simultanées réglées une fois pour toutes par Dieu2962.. L’harmonie
leibnizienne est concomitance. L’harmonie de l’âme et du corps est une
figure particulière de l’harmonie universelle des substances, qui règle
celles-ci comme un chef d’orchestre fait jouer ensemble ses musiciens.
Leibniz est mathématicien : pour lui, la solution d’un problème consiste à
intégrer un cas particulier sous une loi générale. L’union de l’âme à son
corps est une entrexpression homologue à celle qui fait communiquer toutes
les substances de l’univers.
Bien que dualiste, Bergson reprochait au dualisme de rester lié au modèle
spatialisant : la conscience, bien qu’inétendue, est toujours censée occuper
un lieu. En outre, la dualité d’une matière dans l’espace et d’un esprit hors
de l’espace rend incompréhensible la « transaction possible entre eux
»2963.. Bergson croit trouver dans la durée ce liant qui manque à l’espace :
« Au contraire, écrit-il dans Matière et mémoire, si le rôle le plus humble de
l’esprit est de lier les moments successifs de la durée des choses, si c’est
dans cette opération qu’il prend contact avec la matière et par elle aussi
qu’il s’en distingue d’abord, on conçoit une infinité de degrés entre la
matière et l’esprit pleinement développé, l’esprit capable d’action non
seulement indéterminée, mais raisonnable et réfléchie »2964..
Chez Freud, c’est la pulsion, définie comme le représentant psychique des
excitations, qui constituera le concept limite entre le psychique et le
somatique, la représentation devant être comprise dans ses deux dimensions
de délégation et de construction symbolique2965.. Le primat du schème de
la possession, de la capture de l’objet par la conscience rendait d’autant plus
difficile la compréhension de son incarnation. La nécessité n’était plus dans
l’union de la conscience avec le corps mais dans le fait de penser. Si
Merleau-Ponty, aux antipodes de Sartre, voit dans la psychanalyse une
confirmation de la phénoménologie, c’est grâce à cette conception d’une
conscience investie, et d’un sens qui ne se réduit pas à la représentation.
Car si, comme le postule le dualisme, l’esprit est à la fois réel et
immatériel, la question du contact avec le corps a-t-elle un sens ? Des
penseurs ont cru trouver dans la mécanique quantique — cette physique de
la matière paradoxalement dématérialisée — une voie et une solution
possibles. Roger Penrose pense que la conscience est un problème relevant
de la physique quantique. Pour J. Eccles2966., une interaction au niveau
quantique s’établit entre le cerveau et la conscience grâce aux particules
élémentaires dont celle-ci serait composée, les « psychons », chaque
psychon correspondant à ce que Hume appelait une idée : une unité
élémentaire de la représentation. Certains, avec J. Eccles, tentent de se
figurer des espèces de glandes pinéales quantiques, des micro-sites qui
aideraient à comprendre comment des événements mentaux peuvent
produire des événements neuraux : l’esprit est comparé à un champ de
probabilités quantiques permettant l’activation de vésicules du réseau
présynaptique. Ainsi la thèse d’un contrôle de l’activité cérébrale par la vie
mentale serait étayée sans que fussent pour autant enfreintes les lois de la
conservation de l’énergie2967..
Il existe en fait deux types de dualismes : celui des substances, défendu
par Descartes, et celui des propriétés. Le dualisme pose que les états
cérébraux doivent posséder des propriétés non cérébrales. Il n’est pas
nécessaire de postuler une substance spirituelle pour rendre compte d’une
conscience irréductible au substrat physique. Seulement le dualisme des
propriétés risque ainsi de tomber du côté de l’épiphénoménisme et de ne
plus pouvoir se distinguer de l’émergentisme et du fonctionnalisme. Le
problème des relations entre la conscience et le corps est à la fois celui où
les positions apparaissent les plus fermes et celui où sont possibles des
passages continus de l’une à l’autre.
 
 
2. Le monisme non matérialiste
 
Nous sommes corporels et nous avons des pensées, nous sommes
conscients et nous avons un corps : les deux se disent. Ce qu’on appellera
par la suite le parallélisme psychophysique a été défendu par Spinoza : «
L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la
connexion des choses »2968.. Un même phénomène peut être décrit
(exprimé) tantôt sur le mode de l’attribut étendue (le corps), tantôt sur le
mode de l’attribut pensée. Substantialiser la conscience, c’est commettre
une erreur de catégorie2969.. Entre la physique et le psychisme, il y a
isomorphisme structurel. William James (B. Russell parlait de « monisme
neutre » à propos de sa philosophie) se refusait, comme Spinoza, à voir
dans la conscience une entité. L’expression de stream of consciousness ne
signifie pas seulement le refus de la discontinuité dans la durée — elle
renvoie à l’inséparabilité du physique et du mental, éprouvée en particulier
dans la sensation. « L’énigme consistant à se demander comment une même
et unique pièce peut se trouver en deux endroits, écrivait William
James2970., est au fond exactement l’énigme consistant à demander
comment un même point peut se trouver sur deux droites : il le peut, s’il est
situé à leur intersection »2971.. De lointaine filiation spinozienne, la «
théorie du double aspect » considère qu’entre le mental et le cérébral la
dualité est de perspective et non ontologique, psychique et physique
désignant deux apparitions d’une même réalité. L’identité des états mentaux
et des états ou processus neurophysiologiques se déroulant dans le cerveau
est dite « de type à type » lorsqu’elle est totale et « d’occurrence à
occurrence » lorsqu’elle est partielle (la distinction entre type et
occurrence2972. est due à Peirce : un type est une notion générale, une
occurrence une application particulière du type).
 
 
3. Les matérialismes
 
À la différence de ce qui se passa en Inde, la thèse de la conscience
comme illusion fut en Europe inséparable du matérialisme. La Mettrie
concluait son ouvrage L’Homme-machine par l’affirmation « qu’il n’y a
dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée ». En
1802, Cabanis énonça une formule qui restera comme la profession de foi
du matérialisme biologique : « Le cerveau sécrète la pensée comme le foie
la bile ». Plus près de nous, le béhaviorisme philosophique2973. (G. Ryle,
C.G. Hempel) pose que les états mentaux ne sont que des modèles
comportementaux (patterns of behaviour) où n’entre aucun élément
conscient. Le rejet de la conscience2974. est également méthodologique : la
conscience est un four noir dont une psychologie scientifique n’a pas à
s’occuper. Dans La Notion d’esprit Gilbert Ryle voudra dissiper enfin « le
fantôme dans la machine », c’est-à-dire l’illusion selon laquelle l’esprit
habiterait le corps et obéirait à des lois propres. La quasi-totalité des
neurophysiologistes seront spontanément, si l’on peut dire, matérialistes et
associationnistes : les processus mentaux sont ramenés à des liaisons entre
cellules nerveuses.
Il convient néanmoins, même si les idées et arguments de base sont les
mêmes, de faire le départ entre deux sortes de matérialismes : le
réductionniste et l’éliminatif. Selon le premier, les états mentaux ne sont
que des états cérébraux2975. ; selon le second, ils sont une fiction
philosophique. Ou bien la conscience est un épiphénomène ou bien elle est
elle-même matérielle, la prétendue substance spirituelle n’étant qu’une
illusion. Ryle dit qu’affirmer que l’esprit est distinct du corps, c’est
commettre la même erreur que d’établir une distinction entre un régiment et
les soldats qui le composent. Selon l’épiphénoménisme, le fait psychique
n’est que la prise de conscience de modifications cérébrales ; cette prise de
conscience est dépourvue de toute efficacité sur le déroulement des faits,
lequel est déterminé uniquement par des processus organiques. Quant au
matérialisme réductionniste, il a trouvé ses modèles aussi bien en physique
(réduction de la thermodynamique classique à la mécanique statistique)
qu’en biologie (réduction de la génétique mendélienne à la biologie
moléculaire).
Bergson a donné à la thèse matérialiste la forme suivante2976. : « Une
intelligence surhumaine, qui assisterait au chassé-croisé des atomes dont le
cerveau humain est fait et qui aurait la clef de la psycho-physiologie,
pourrait lire, dans un cerveau qui travaille, tout ce qui se passe dans la
conscience correspondante »2977.. Le matérialisme a en effet pour principe
que seules des entités physiques peuvent exercer une action causale. La
croyance en la causalité psychique n’est-elle pas au cœur même de la
magie, et, au-delà, le centre de toutes les représentations irrationnelles du
monde ?2978. Le matérialisme reproche au dualisme et au fonctionnalisme
de confondre la raison et la cause : la volonté, par exemple, peut être la
raison d’un comportement, elle n’en est pas la cause.
La plupart des Grecs situaient la pensée dans le cœur2979. (il en est resté
dans la langue courante, nombre de traces). C’est Descartes qui, à l’âge
moderne, imposera la « doctrine cérébrale ». Malgré leur part (qui est
considérable) de rêverie, la phrénologie de Gall et la physiognomonie de
Lavater, en faisant des formes de la tête2980. et du visage des expressions
de l’intériorité de la pensée, prépareront les esprits à la théorie des
localisations.
Dans l’univers entier il n’est pas de réalité aussi complexe que le cerveau
humain si ce n’est cet univers même, qui le contient. Mais, contrairement à
ce que disait Descartes (qui s’appuyait sur le vieux principe selon lequel le
semblable connaît le semblable) de l’être humain, la dimension physique est
mieux connue et mieux connaissable que la dimension psychologique. De
fait, la biologie est scientifiquement plus avancée que la psychologie. On
sait mieux la façon dont on digère que la façon dont on pense ; l’estomac
est moins énigmatique que le cerveau. Et le battement du cœur est un
phénomène plus simple que la fluctuation d’un sentiment.
Sur le plan neurophysiologique, il n’existe pas la conscience comme il
existe la mémoire ou la perception : dans ce grand parlement qu’est le
cerveau, elle n’a pas de siège. Il existe plutôt un ensemble de propriétés
marquées par l’adjectif « conscient » et dont le substantif « conscience »
serait l’abstraction. Dans De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une
science de la conscience2981., Daniel C. Dennett reprend et discute une
célèbre expérience de pensée : imaginons une personne isolée depuis
toujours du monde qu’elle n’aurait connu que par l’intermédiaire d’un écran
noir et blanc mais disposant d’une connaissance encyclopédique des
données scientifiques disponibles sur la perception des couleurs. Dennett
soutient, contre la thèse dominante, qu’il n’y a aucune raison de supposer
que cette personne serait étonnée si elle était confrontée pour la première
fois à un monde coloré réel. La richesse prétendument ineffable de notre
rapport conscient au monde ne contient rien de plus que ce qui est
susceptible d’être décrit et expliqué par un discours scientifique neutre.
Dennett dénonce ce qu’il appelle le « théâtre cartésien », c’est-à-dire l’idée
d’un point de vue unique et continu coïncidant avec la « conscience » à
laquelle nous nous référons lorsque nous faisons usage des mots « je », «
moi ». Il n’existe pas, selon Dennett, de « moi total » qui serait le spectateur
désincarné de notre vie mentale, il n’y a pas dans le cerveau de lieu unique
correspondant à un « siège » de la pensée ou de la personnalité, mais
seulement de multiples flux d’activité localisés dans des zones diverses.
À la fiction cartésienne du moi, Dennett substitue son modèle,
d’inspiration darwinienne2982., de « célébrité cérébrale » : au lieu de
devoir rejoindre une imaginaire scène privilégiée pour devenir conscients,
les contenus cérébraux d’abord inconscients peuvent remporter quelque
chose qui ressemble plutôt à ce qu’est la notoriété dans une lutte avec
d’autres contenus eux-mêmes en quête de notoriété ou en passe de l’obtenir.
Le cerveau ne vit pas sous un régime monarchiste ou impérial, il ne connaît
ni guide suprême ni contrôleur officiel ; les populations de machines
neuronales entretiennent entre elles des relations globalement
démocratiques, voire anarchistes. Ce qui implique, à rebours derechef de la
thèse cartésienne, que le sujet ne dispose d’aucun point de vue privilégié
pour savoir ce qui se passe en lui.
Le cerveau humain contient plus de cent milliards de neurones, le nombre
de liaisons synaptiques de chaque neurone allait de quelques centaines à
plusieurs dizaines de milliers. Le long des axones (extensions partant des
neurones) courent les impulsions électriques, aux points synaptiques les
informations sous forme électrique se transforment en messages chimiques
par les neurotransmetteurs. Chaque événement psychique a son
inscription2983. cérébrale. À des objecteurs, qui soutiennent que les états
mentaux ont un surcroît de réalité par rapport aux états cérébraux, le
matérialisme réductionniste réplique que l’identité affirmée n’est pas de
type analytique, autrement dit, de même qu’un nuage n’est qu’un ensemble
de molécules d’eau (H2O) mais que cela ne nous autorise pas à identifier
nuage et H2O, de même un état mental avec ses qualia n’est qu’un
arrangement cérébral sans que pour cela ces qualia puissent être dits
cérébraux.
La complexité du système cérébral suffirait à interdire une interprétation
purement mécaniste de la production de la conscience. S’y ajoute le
mouvement même de la vie. Refusant d’assimiler le cerveau à une sorte
d’ordinateur, G. Edelman (qui appelle darwinisme neuronal sa théorie2984.)
considère les processus cérébraux comme des processus dynamiques
stochastiques dont les unités de base sont des groupes de neurones
organisés en réseaux. Différentes formes de sélection entre ces groupes
permettraient le fonctionnement et le développement épigénétique du
cerveau. La structure du système nerveux, loin d’être établie une fois pour
toutes, est constamment modifiée par son activité de sorte qu’à tout instant,
cette structure résulte de l’ensemble de l’activité du système.
Enfin, D. Davidson a présenté sous le nom de « monisme anomal » un
matérialisme doux consistant à admettre qu’un événement mental survient
sur un événement cérébral sans s’y réduire. C’est parce que, selon
Davidson, il n’y a pas de loi générale permettant de rapporter l’un à l’autre
les deux niveaux, que le monisme qu’il défend est dit anomal. Il n’en reste
pas moins que toute modification de l’un des états induit une modification
dans l’autre. Certes l’idée de « survenance »2985. peut sembler vague mais
elle a l’avantage de rendre compte de la multiréalisabilité du mental par le
cérébral : une multitude d’états mentaux prennent appui sur un même
événement physique. Ainsi l’univers de la pensée se voit-il ménager une
certaine autonomie.
 
 
4. L’émergentisme et le fonctionnalisme
 
Rejetant aussi bien le monisme que le dualisme, les deux interprétations
connues sous le nom d’émergentisme et de fonctionnalisme, tout en
s’affirmant matérialistes — le fait que, sans le cerveau, il n’y aurait pas de
conscience leur apparaît comme une donnée première — veulent faire droit
à une conscience qu’aucun hasard neuronal ne saurait abolir. Comment
l’activité de 100 milliards de cellules nerveuses élémentaires peut-elle
aboutir à l’impression subjective d’un tout unifié ? En postulant l’unité de
l’âme, les spiritualistes résolvaient le problème d’un mot. La difficulté vient
du point de vue matérialiste : « Chaque molécule sensible avait son moi
avant l’application, écrit Diderot dans Le Rêve de d’Alembert : comment
l’a-t-elle perdu, et comment de toutes ces pertes en est-il résulté la
conscience d’un tout ? »2986.. L’étude neurophysiologique du cerveau fait
découvrir une telle variété2987. et une telle multiplicité, que l’unité de la
conscience devient franchement mystérieuse. Entre le caractère analytique
de la neurophysiologie et la nature holistique de la notion de conscience,
une contradiction difficilement surmontable apparaît.
Dans la Préface de ses Nouveaux essais, Leibniz résolvait le problème de
manière logique : l’aperception est la sommation, l’intégrale d’un très grand
nombre de petites perceptions infinitésimales, inconscientes. On sait
aujourd’hui que la conscience naît de la vie mais ne s’y réduit pas, comme
le montre l’anesthésie qui supprime la première sans menacer la seconde.
Elle est le facteur émergent, l’effet de totalité d’une organisation physico-
chimique qui ne la contient pourtant pas. L’émergentisme est un holisme :
ce n’est pas à partir de la structure de la lampe, ni de la forme de l’ampoule
que l’on connaîtra la nature de la lumière. Certes, le cerveau fixe les règles
du jeu, mais la partie est loin d’être jouée.
Au matérialisme éliminatif, on peut objecter qu’il y a auto-contradiction à
affirmer l’inexistence des états mentaux, puisque cette affirmation même
constitue un état mental. Si un état mental comme une croyance n’est que la
traduction d’un état cérébral, à quel état cérébral correspondrait une
croyance fausse comme l’est, d’après la neurobiologie elle-même, la
croyance selon laquelle l’état mental est irréductible à l’état cérébral ?
Devra-t-on supposer le cerveau travaillant à produire un état qui nie sa
propre réalité ? Lorsqu’une nouvelle nous plonge dans l’affliction, la
physico-chimie de la souffrance suit et ne précède pas la compréhension
sans laquelle cette souffrance n’existerait même pas. Certes, il y a une
physico-chimie de la compréhension, mais le problème n’est que repoussé,
au lieu d’être résolu : le facteur qui déclenche cet état cérébral n’est pas lui-
même d’ordre cérébral. Un programme informatique n’existe que grâce à
une machine qui le crée, le réalise et l’effectue. Une machine est composée
d’atomes — cela n’implique pas qu’un programme informatique soit
composé d’atomes. La notion de cause est trop physicaliste et ne saurait
convenir quand bien même on userait du subterfuge dialectique de la
causalité circulaire. Si l’on pose que le cerveau produit la conscience,
l’abîme entre les deux est déjà creusé et demeure infranchissable. Si l’on
considère à l’inverse que la « conscience » est l’expression du cerveau,
c’est-à-dire la phénoménalité de ses états neurobiologiques, de même que la
pureté du diamant n’est autre chose que l’expression de la disposition des
atomes qui le composent, alors tombe la conception exclusivement
physicaliste de la causalité qui voudrait que la conscience fût un produit du
cerveau, comme la bile est un produit du foie.
L’émergentisme objectera au béhaviorisme son présupposé d’un état
mental simple et ultime : en réalité, chaque état mental en implique une
quantité d’autres (une croyance par exemple en induit un nombre indéfini
d’autres). On appelle fonctionnalisme le point de vue, défendu par des
philosophes (H. Putnam, J. Fodor) et des cogniticiens (A. Newell, Herbert
Simon) qui se détermine, tel l’émergentisme, à la fois comme matérialiste et
comme non réductionniste. Il professe, contre l’idée réductionniste
d’identité catégorielle entre les états mentaux et les états physiques, celle
d’identité occasionnelle : tout état mental est identique à un état physique,
mais les catégories d’états mentaux que font intervenir les énoncés
généraux de la psychologie ne correspondent pas à des catégories
définissables dans le vocabulaire des sciences physiques (au sens large,
biologie comprise). Les types ou catégories d’états mentaux auxquels doit
se référer la psychologie sont définis à partir du rôle fonctionnel que ces
états jouent dans le déroulement régulier des processus cognitifs. À
l’échelle atomique, en effet, la fonction, concept holistique par excellence,
entendu au sens mathématique aussi bien que téléologique, se dissout. H.
Putnam donne l’exemple suivant pour illustrer les insuffisances du
réductionnisme : comment expliquer le fait qu’un dé de 4,5 centimètres de
côté passe à travers un trou carré de 5 centimètres de côté mais pas à travers
un trou circulaire de 5 centimètres de diamètre ? Une analyse physique
échouerait à le faire, tandis qu’une analyse géométrique y réussirait.
Le fonctionnalisme distingue les propriétés de premier ordre — de type
physique — et les propriétés de second ordre — de type mental — et
considère qu’une propriété de second ordre peut avoir des effets analogues
à ceux qu’aurait déclenchés une propriété de premier ordre. Le placebo en
est l’exemple canonique : la croyance en l’efficacité d’un médicament peut
avoir l’effet qu’aurait un « vrai » médicament grâce à ses propriétés
chimiques.
 
 
V. LA CONSCIENCE ET LE MONDE
 
À la question de savoir ce qu’est « être normal », Freud avait répondu : «
Aimer et travailler ». Aimer renvoie au rapport entre les consciences,
travailler, au rapport entre la conscience et la réalité. Le fou, en effet, n’est
plus capable ni de l’un ni de l’autre. Toute conscience est conscience pour
quelque chose et pour quelqu’un. La capacité de faire référence à d’autres
êtres ou objets est peut-être la première caractéristique de l’esprit. « La
conscience, écrit Sartre, est conscience positionnelle du monde »2988.. Il
n’y a pas, pour l’auteur de L’Être et le Néant, de subjectivité
transcendantale. C’est pourquoi, reprenant la définition du Dasein par
Heidegger (un être pour lequel il est dans son être question de son être),
Sartre ajoute « en tant que cet être implique un être autre que lui »2989..
Cogito à l’origine signifie « élaguer » ; medeor, qui a donné méditation, a
également produit « médecine ». Penser c’est retrancher et c’est guérir,
mutiler et restaurer. La conscience, en effet, est au cœur d’une série
d’oppositions conceptuelles qui ont fait le partage des écoles
philosophiques. Le réalisme et l’idéalisme, le rationalisme et l’empirisme,
le matérialisme et le spiritualisme mettent tous en jeu une certaine
conception de la conscience dans ses rapports au monde. Mais il est
possible de comprendre ceux-ci sous l’aspect de la synthèse, et non de
l’alternative. La conscience est à la fois identité et différence du sujet et de
l’objet : identité car la conscience de l’objet n’est en rien l’objet, différence
car sans l’objet la conscience n’est rien. La conscience est à la fois
intériorité et extériorité, subjectivité et objectivité. Elle est à la fois
affirmation et négation, pouvant poser son objet comme existant ou comme
n’existant pas. La conscience est à la fois dévoilement et dissimulation,
découverte et recouvrement. La tournure, « entretenir des relations avec son
objet », présuppose unilatéralement l’extériorité de l’objet : si la conscience
est cette relation même, elle n’« entretient » pas des relations. Il n’en reste
pas moins vrai que de l’engluement au détachement, la conscience dispose
d’une riche palette d’états dans ses relations au monde. Dans notre rapport
au réel, la question de la distance est primordiale. Parce qu’elle a pensé en
profondeur toutes ces positions, la phénoménologie fut à la fois la
philosophie du monde et celle de l’oubli du monde. Il y a, en effet, d’une
part ce qui différencie Husserl de Descartes : le cogito est bien la condition
de la représentation, mais sans le monde, il n’y aurait pas de représentation ;
toute conscience est conscience de quelque chose. Il n’y a pas de cogito
sans cogitatum : Husserl appelle constitution transcendantale du monde par
la conscience la relation par laquelle la conscience intègre différemment les
types de présence rencontrés. Mais, d’autre part, Husserl va jusqu’à
supposer que la conscience ne serait pas atteinte dans son existence si le
monde venait à disparaître2990.. Cela ne signifie pas que la conscience soit
une forme vide, à la façon du Je transcendantal kantien avant tout contenu
d’expérience : toute conscience est thétique, précise Husserl2991..
 
 
1. La représentation : voir La représentation
 
 
2. La négation : voir La négation
 
 
3. La projection
 
Si la conscience était réduite à la perception auditive, alors pour elle le
monde entier serait musique, de même que pour la statue de Condillac, c’est
la réalité totale qui est d’abord odeur de rose. Ce qui trouble les hommes,
disait Épicure, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent
sur les choses. La mère rit tant qu’elle ne sait pas que son enfant est mort :
l’événement étant déjà passé, ce n’est pas le réel qui change mais la
conscience qu’elle en a.
Les scolastiques appelaient intentio l’acte de l’esprit par lequel il tend vers
un objet : de là, l’intentionnalité de la phénoménologie. La conscience est
une projection autant qu’un écran2992.. À la place de la traditionnelle
conscience digérant, ingérant au moins le monde extérieur (comme chez
Condillac), la phénoménologie révèle une conscience qui « s’éclate vers »
(l’expression est de Sartre), une conscience qui en somme n’est rien, si ce
n’est rapport au monde.
Préperceptions, prénotions, préconceptions — la conscience précède le
monde : le propre de l’attention n’est-il pas justement de ne pas attendre
que le réel arrive pour penser à lui ? L’objectivité, loin d’appartenir à l’objet
lui-même, n’existe que par et pour la conscience. La conscience est un
monde en sus. Penser, c’est toujours penser à autre chose, et si nous nous
contentions de rêver à ce que nous vivons, il n’y aurait pas de rêve. Nous ne
voyons pas le monde tel qu’il est mais tel que nous sommes2993.. Freud a
appliqué au domaine psychique le concept économique d’investissement —
qui exprime bien cette prise de participation personnelle que la notion
objectiviste de projection pourrait faire oublier : les affects projetés ne sont
en réalité jamais détachés de soi. « S’investir, écrit Renaud Barbaras, c’est
mettre quelque chose de soi-même dans un autre que soi-même, se
retrouver soi-même hors de soi-même. L’investissement se distingue à la
fois de la réserve, où la distance demeure, et du don de soi, où elle est
annulée »2994.. C’est lorsque le sujet se perd ou s’oublie lui-même (on ne
pense plus à soi quand on est absorbé par son travail), qu’il se gagne : cette
sortie hors de soi est une retrouvaille.
 
 
VI. LA CONSCIENCE MORALE : VOIR LA MORALE
 
 
VII. LA CONSCIENCE ET LA MACHINE
 
Les automates fascinent depuis l’Antiquité mais tant qu’ils étaient voués à
reproduire des mouvements, ils émerveillaient sans inquiéter. Tant il était
entendu qu’un abîme ontologique séparait à jamais la conscience et la
machine. Mais le fait que tant de crédules se soient laissé prendre par le truc
du joueur d’échecs de Maelzel montre qu’il y a deux siècles déjà, nombre
de gens croyaient qu’une machine pouvait sinon penser, du moins imiter si
bien le comportement induit par la pensée qu’un observateur ne pourrait
plus nier a priori l’existence de la conscience en elle.
Dans les années 1940, les cybernéticiens assimilaient l’esprit à une
machine logique, puis ils feront de même avec le cerveau avant de
construire les ordinateurs, si bien que la machine et le cerveau intervertiront
leurs fonctions. Du cerveau-machine, on est passé ainsi à la machine-
cerveau. De fait, il y a eu autant, sinon plus, d’humain introduit dans la
machine que l’inverse (le mécanique dans l’humain) : comportement,
information, communication sont des concepts anthropocentriques qui ont
été couramment utilisés en cybernétique.
Alors que les neurosciences cherchent un modèle qui résolve la question
du lieu dans le cerveau, le cognitivisme cherche un modèle qui explique
quelles fonctions la conscience réalise et par quels moyens. Les
neurosciences sont de tendance réductionniste, le cognitivisme est plutôt
finaliste. Mais, en mettant entre parenthèses à la fois la dimension sociale et
la dimension émotionnelle de la pensée, il rejoint un point de vue
réductionniste — d’où son anti-dualisme et son anti-cartésianisme virulents.
Seulement la question est de savoir si l’on peut établir une théorie de la
conscience à partir de cette double réduction. De plus, le problème de
savoir si une machine peut être douée de conscience est différent de celui de
savoir si une machine peut nous informer sur la nature de la conscience.
C’est dans l’oubli de cette dualité de niveaux que réside une bonne part de
la dimension passionnelle du débat.
Le fonctionnalisme cognitiviste, qui fait de la pensée la fonction d’une
structure, admet la possibilité d’une conscience artificielle puisque la
structure peut être technique aussi bien que naturelle. Dès lors que la
relation de causalité entre le cerveau et la pensée est rompue, rien n’interdit
d’imaginer qu’un ordinateur puisse simuler la pensée. Or il n’y a pas de
différence de nature entre la pensée « naturelle » et sa simulation lorsqu’elle
obéit aux règles logiques. Puisque la pensée équivaut à un comportement, et
que celui-ci peut être réalisé sur une machine aussi bien que sur un système
nerveux, rien n’oblige désormais à subordonner l’analyse de la cognition à
celle de son support. Le fonctionnalisme rend indifférente la question du
fondement de la pensée : la fonction ne dépend pas de la structure, a fortiori
elle ne dérive pas d’elle. Seulement souvenons-nous de la supercherie de
Vaucanson : son canard mimait la digestion2995., il ne digérait pas.
Semblablement il est possible que la machine mime la conscience sans être
elle-même consciente. La modélisation mécanique possible d’un
phénomène ne signifie pas que ce phénomène soit de nature mécanique.
Le connexionnisme est une sorte de cognitivisme holistique. Il pose que le
comportement humain et les opérations qui le définissent seraient
directement exécutables (sans représentations mentales intermédiaires) par
des réseaux d’automates communiquant entre eux et simulant les
comportements neuronaux2996..
D’après la thèse fonctionnaliste, un état mental peut émerger d’une
machine si elle est correctement programmée. L’agressivité que certains
philosophes ont manifestée à l’endroit du connexionnisme et du
cognitivisme tendrait à nous faire penser que le pari d’une machine
consciente a déjà été gagné. Pourtant l’écart entre les deux mondes reste
considérable. C’est parce qu’ils sont dépourvus de conscience que les
ordinateurs se révèlent incapables de résoudre des problèmes simples de
sémantique : aucun logiciel de reconnaissance vocale ne « sait » faire la
distinction entre l’homonymie et la synonymie. De plus, la conscience est
exclusive, elle produit un effet de séquentialisation. Elle fonctionne comme
une machine de von Neumann, pas comme une machine parallèle.
Roger Penrose a montré dans ses travaux sur la calculabilité que certains
raisonnements ne sont réductibles à aucun algorithme. Et puis il n’y a pas
de démonstration sans volonté de démontrer — ce qu’aucune machine ne
possède. En fait, le connexionnisme prouve indirectement que Husserl était
fondé à voir dans l’intentionnalité l’essence de la conscience. Aucune
machine, en effet, ne fera jamais preuve d’intentionnalité — simplement
parce qu’il n’y aura jamais nécessité à la programmer pour cela. Ce qui a le
plus troublé le champion du monde d’échecs dans ses parties contre une
machine, ce fut l’absence d’intention de celle-ci. Une boucle se ferme : il se
pourrait que ce que Husserl considérait comme l’essence même de la
conscience fût aussi son point d’arrivée. Ce n’est pas la conscience que la
machine simule mais seulement une petite partie de ses fonctions et
manifestations.
 
*
 
Voir aussi
 
L’aliénation. L’âme. L’animal. Le comportement. La connaissance. Le
corps. La croyance. Le désir. L’esprit. L’être humain. L’inconscient.
L’intelligence. La morale. La négation. La pensée. La perception. La
rationalité. La représentation. La responsabilité. Le rêve.
 
*
 
Bibliographie
 
J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain.
E. Kant, Critique de la raison pure.
J.G. Fichte, Doctrine de la science 1794-1797 in Œuvres choisies de philosophie première, trad. A.
Philonenko, Vrin, 1972.
G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit.
K. Marx, L’Idéologie allemande.
W. James, Essais d’empirisme radical, trad. fr., « Champs », Flammarion, 2007, chapitres 1 et 8.
H. Bergson, — L’Énergie spirituelle.
— Matière et mémoire.
M. Heidegger, Être et Temps, trad. F. Vézin, Gallimard, 1986.
E. Husserl, — Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Gallimard, 1950.
— Méditations cartésiennes, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Vrin, 1992.
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Les Éditions de Minuit, 1974.
J. Wahl, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, PUF, 1951.
J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » in Écrits, Seuil, 1966.
Renaud Barbaras, « Le conscient et l’inconscient » in Notions de philosophie I, ouv. coll., Gallimard,
1995.
J.-P. Changeux, L’Homme neuronal, Fayard, 1983.
D. Dennett, — La Conscience expliquée, trad. P. Engel, Odile Jacob, 1993.
— De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une science de la conscience, trad. fr., Éditions de
l’Éclat, 2008.
J. Eccles, — Évolution du cerveau et création de la conscience, trad. J.-M. Luccioni, Flammarion,
1994.
— Comment la conscience contrôle le cerveau, trad. B. Laroche et J.-M. Luccioni, Fayard, 1997.
G.E. Edelman, Biologie de la conscience, trad. A. Gerschenfeld, Odile Jacob, 1992.
 
2856 Ce chapitre est une version modifiée de celui publié dans Le Nouveau cours de philosophie
(Éditions du temps, 2004).
2857 W. James, Essais d’empirisme radical, trad. fr., « Champs », Flammarion, 2007, p. 35-56.
2858 Ibid., p. 36.
2859 Ibid., p. 55.
2860 Ce n’est pas par la conscience que le Dasein se définit.
 
2861 Voir Le comportement.
2862 Tentant une synthèse de Freud et de Heidegger, L. Binswanger, par son analyse existentielle,
cherchera à fonder une psychologie qui ne fût ni science de la conscience ni science du sujet mais
étude de l’existant comme être-dans-le-monde.
2863 Dans son ouvrage L’Homme neuronal, J.-P. Changeux nous invite à « en finir avec l’esprit ».
 
2864 Plotin, Ennéades V, 4, 2, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1956, p. 81.
2865 « Dès l’enfance, écrit Maine de Biran, je me souviens que je m’étonnais de me sentir exister
». Les quatre verbes de cette phrase sont autant d’expressions de la conscience de soi à travers le
temps (Maine de Biran, Journal intime, 27 octobre 1823).
 
2866 Les deux termes allemands désignant la conscience contiennent le radical wissen, savoir.
2867 N. Malebranche, Éclaircissements sur la Recherche de la Vérité, in Œuvres I, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 933.
2868 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, I, 19.
2869 Lui-même premier moment de la triade esprit subjectif/esprit objectif/esprit absolu.
2870 Feuerbach distinguait le sentiment de soi (que l’animal possède) et la conscience, propre à
l’homme. « La conscience au sens le plus strict n’existe que là où un être a pour objet son genre, son
essentialité ». (L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, François Maspero, 1968,
p. 117).
2871 De préférence à « conscience objective » qui connote l’idée d’adéquation juste.
2872 Voir L’âme.
2873 Descartes établissait une analogie explicite entre la réflexion mentale et la réflexion
lumineuse d’une part, la conscience et la vision directe d’autre part : à la différence de la simple
pensée que même un enfant peut avoir, la réflexion est consciente d’elle-même (lettre du 29 juillet
1648).
2874 Saint Augustin, La Cité de Dieu, XI, 26, trad. J.-C. Fraisse, PUF, 1968.
2875 Hypothèse et argument sceptiques. Dans sa Méditation seconde, Descartes supposera une
tromperie venant d’un trompeur, une tromperie extérieure (« Je suis, s’il me trompe », Œuvres et
Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 275).
2876 Un croyant ayant la foi est celui qui pourrait dire : je suis plus certain de l’existence de Dieu
que de la mienne propre.
2877 Dans le traité La Trinité, saint Augustin écrit que toute âme se connaît elle-même avec
certitude et que si l’homme doute, il pense. Il ajoute même qu’on peut douter de tout le reste, mais
que des actes de l’esprit, on ne doit pas douter. Et si cette analyse même se révèle fallacieuse, elle ne
ferait que confirmer la certitude de l’existence : si je me trompe, je suis — si fallor, sum (La Trinité,
II, 14). Cela dit, le mouvement de pensée augustinien reste dans un contexte platonicien et
néoplatonicien : il s’agit de soustraire l’âme au sensible, on peut douter de celui-ci, mais non de
celle-là. Descartes ignorait ce texte de saint Augustin, ainsi qu’il le révèle indirectement à un
correspondant.
2878 On n’a pas assez observé que l’un des effets du cogito fut de révoquer l’existence de Dieu en
doute. Aucune philosophie du Moyen Âge n’eût admis qu’une chose pût être plus certaine que Dieu.
2879 L. Wittgenstein, De la certitude, trad. J. Fauve, Gallimard, 1976, p. 87.
2880 Mais cet organe de la sensibilité est lui-même insensible.
2881 La fameuse expérience de la tache. Ceux qui parmi les singes portent la main sur leur face
barbouillée après l’avoir vue dans un miroir sont réputés avoir conscience d’eux-mêmes, les autres,
non.
2882 Dans un tableau de Paul Delvaux, Le Miroir, une femme habillée (que l’on voit de dos) se
voit nue dans une glace. Une photographie d’Helmut Newton représente un modèle debout et nu, de
dos mais qu’un miroir montre aussi de face ; le miroir réfléchit le photographe lui-même en train de
prendre la scène : la photographie s’intitule Autoportrait.
2883 Je n’ai aucune difficulté, lorsque je regarde de vieilles photographies, à déclarer : « c’est moi
» lorsque je tombe sur une image de moi enfant. Pourtant, ce jugement d’identité, « c’est moi »,
suppose une double et impossible identification : celle du morceau de papier à moi — et celle du moi
de jadis au moi d’aujourd’hui.
2884 Saint Augustin avait déjà fait remarquer qu’un visage ne peut se voir directement lui-même,
qu’il lui faut passer par l’intermédiaire d’un miroir (La Trinité, IX, 12).
2885 Voir J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » in Écrits, Seuil,
1966.
2886 Voir l’exemple de l’attention attirée par la surprise.
2887 Le sommeil n’est pas le coma.
2888 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Œuvres, PUF, 1970, p. 647.
2889 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, ibid., p. 822.
2890 Outre La Transcendance de l’Ego (mais l’Ego justement, tel que Sartre le conçoit,
n’appartient pas à la conscience), l’analyse de la conscience a commencé avec l’imagination
(L’Imagination et L’Imaginaire) et l’émotion (Esquisse d’une théorie des émotions). La pensée n’est
pas pour Sartre l’essence de la conscience.
. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 20.
2891 La fin de Molière illustre cette impossibilité du jeu : c’est en jouant son propre personnage de
malade imaginaire que Molière est pris d’une attaque — dont il mourra peu après, en coulisses.
2892 « Je ne la rends pas inadéquate par l’abstraction de l’entendement ».
2893 « The Stream of Consciousness » est le titre du chapitre XI des Principles of Psychology.
2894 James disait que la vie de la conscience humaine ressemble à celle d’un oiseau : tantôt elle
vole de branche en branche, tantôt elle se pose.
2895 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Gallimard, 1950, p.
164-167.
2896 Ibid., p. 165.
2897 Mais qui inversement constitue toute opération de pensée en lui fournissant son cadre.
2898 II, 2e partie.
2899 Kant dissociera ces deux dimensions.
2900 E. Kant, Critique de la raison pure, AK IV, 87, trad. fr., Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1418.
2901 J.G. Fichte, Doctrine de la science 1794-1797 in Œuvres choisies de philosophie première,
trad. A. Philonenko, Vrin, 1972, p. 192.
2902 Ibid., p. 194.
2903 G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, trad. M. de Gandillac, Les Éditions de Minuit,
1963, p. 77.
2904 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit., p. 108.
2905 Ibid., § 49, p. 161.
2906 Ibid., p. 194.
2907 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 142.
2908 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 16, trad. H. Albert, Œuvres II, R. Laffont, 1993, p.
572.
2909 J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, Vrin, 1987, p. 78.
2910 F. Engels, Anti-Dühring, trad. fr., Éditions Sociales, 1973, p. 66.
2911 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si malin », § 9.
2912 Le Gai savoir, § 335.
2913 F. Nietzsche, Le Gai savoir, § 11, trad. H. Albert, Œuvres II, op. cit., p. 59.
2914 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, Œuvres, PUF, op. cit., p. 824.
2915 Bergson reprend à William James l’expression de « courant de conscience ».
2916 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Œuvres, op. cit., p. 649.
2917 Ibid.
2918 Ibid., p. 719. On ne saurait exagérer l’importance de la douleur pour expliquer l’émergence
d’une conscience de soi, autrement endormie. « La souffrance est l’unique cause de la conscience »,
disait Dostoïevski.
2919 Émise vers 1910 par L. Edinger, la théorie des palliers — du latin pallium, manteau —
énonçait que le cerveau humain, le plus évolué, est né de l’adjonction de couches et parties
successives à partir du cerveau le plus primitif — celui des poissons — en suivant l’échelle
phylogénétique
2920 La multiplication des plis a augmenté la surface néo-corticale et rendu nécessaire une
vascularisation méningée de plus en plus divisée.
2921 Dans L’Idéologie allemande.
2922 L. Feuerbach, « Contre le dualisme du corps et de l’âme, de la chair et de l’esprit » in Pensées
sur la mort et sur l’immortalité, trad. L. Mercier, Presses Pocket, 1997, p. 169.
2923 Voir La personne et La subjectivité.
2924 Anthropologie du point de vue pragmatique § 1 (« De la conscience de soi-même »).
2925 Le Gai savoir, § 354.
2926 Dès lors, constate et regrette Nietzsche, la singularité fut aplatie au profit de la généralité.
2927 K. Marx, L’Idéologie allemande, Œuvres. Philosophie, éd. M. Rubel, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1982, p. 1061.
2928 Ibid.
2929 Le terme de psychologique est non hégélien voire anti-hégélien mais il reste le plus commode
pour désigner la détermination interne à la conscience même.
2930 Ce qui ne signifie pas qu’ils n’existent que par cette représentation. L’idéalisme absolu de
Hegel n’est justement pas un idéalisme subjectif.
2931 G.W.F. Hegel, Esthétique, introduction, tome 1, trad. C. Bénard, L.G.F., 1997, p. 85.
2932 Voir également Autrui.
2933 Semblable plutôt qu’identique (l’identité n’étant vécue que dans les cas extrêmes de
pithiatisme).
2934 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hyppolite, Montaigne, 1941, p. 159.
2935 L. Feuerbach, « Contre le dualisme du corps et de l’âme, de la chair et de l’esprit », op. cit., p.
155
2936 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 336-338.
2937 Et pas seulement une conscience. La plupart des projections sont inconscientes, aussi bien
dans leurs tenants que dans leurs aboutissants.
2938 Voir Le racisme.
2939 Le « peuple français » a existé avant qu’un Français ne naisse, et il subsistera après sa mort.
2940 Celle-ci sera inlassablement exaltée par l’iconographie officielle (le cinéma en particulier).
2941 Il y a là une différence notable entre les deux totalitarismes, le nazi et le communiste. Jamais
le nazisme ne s’est pensé comme porteur d’une conscience universelle.
2942 E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, LGF., 1991, p. 735.
2943 Les linguistes et anthropologues anglo-saxons opposent l’approche émique qui est interne et
qui prend le point de vue du locuteur pour centre, et l’approche étique, externe, qui prend pour centre
le point de vue de l’observateur.
2944 Ce n’est pas une femme et elle ne danse pas.
2945 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 465.
 
2946 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.633, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1961,
p. 143.
2947 Excepté en cas de céphalalgie.
2948 P. Jacob, « Le problème du rapport du corps et de l’esprit aujourd’hui » in Introduction aux
sciences cognitives, ouv. coll. dirigé par D. Andler, Gallimard, 1992, p. 329.
2949 Ce qu’oublient volontiers les actuels tenants du matérialisme éliminatif qui ont fait de
Descartes un ennemi personnel.
2950 R. Descartes, lettre au P. Mesland, 1645 ou 1646, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1224 (A.T. IV, 346).
2951 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, Œuvres, op. cit., p. 961.
2952 H. Bergson, Matière et mémoire, ibid., p. 165.
2953 Ibid., p. 172.
2954 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Œuvres, op. cit., p. 718.
2955 H. Bergson, Matière et mémoire, ibid., p. 164.
2956 Chez Platon l’âme était le moteur du corps, et l’idée d’âme du monde était d’abord conçue
comme pouvant rendre compte des mouvements célestes.
2957 Maine de Biran parlait, à propos de cette capacité qu’a la conscience de survoler le corps, de
puissance « hyperorganique ».
2958 Edgar Poe en a tiré une nouvelle.
2959 Aujourd’hui appelée hypophyse.
2960 Lucrèce, De la Nature II, v. 264-268, trad. J. Kany-Turpin, Flammarion, 1997, p. 129.
2961 N. Malebranche, De la recherche de la vérité, livre I, chap. 10.
2962 Chez Descartes l’horloger est l’âme qui règle sur elle l’heure du corps ; chez Malebranche,
c’est Dieu qui, à chaque événement, règle l’horloge de l’âme et celle du corps l’une sur l’autre. Chez
Leibniz il y a un réglage originel effectué par Dieu, et qui fait pour toujours l’âme et le corps
synchrones.
2963 H. Bergson, Matière et mémoire, Œuvres, op. cit., p. 355.
2964 Ibid.
2965 « Il ne faut (…) pas dire seulement que la pulsion s’exprime par des représentations — c’est
là un des aspects dérivés de la fonction présentative de la pulsion. Il faut dire plus radicalement que
la pulsion elle-même présente, exprime, le corps dans l’âme, sur le plan psychique ». (P. Ricœur, De
l’interprétation, Seuil, 1965, p. 140).
2966 Son « dualisme interactionniste », est finalement assez proche de la théorie cartésienne.
2967 Par ailleurs, Eccles revient à l’hypothèse créationniste. Si la conscience est le produit de
l’évolution, interroge-t-il, comment expliquer que des êtres vivants aient acquis des expériences
mentales dans un monde qui, par définition, leur offrait tout ce dont ils avaient besoin ? La
conscience va bien au-delà de l’adaptation.
2968 B. Spinoza, Éthique, proposition VII de la Deuxième partie, trad. fr., Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 359.
2969 Pour Spinoza, il n’existe qu’une seule substance, Dieu ou Nature (voir La substance).
2970 Le philosophe américain prenait l’exemple d’une pièce de maison qui semble exister en deux
espaces hétérogènes, un espace physique objectif et un espace mental subjectif.
2971 W. James, Essais d’empirisme radical, op. cit., p. 41.
2972 Token en anglais.
2973 Il convient de distinguer le béhaviorisme logique ou philosophique et le béhaviorisme de la
psychologie expérimentale.
2974 Le béhaviorisme ne nie pas nécessairement l’existence de la conscience. Il affirme qu’elle
n’est pas de son ressort, mais de celui de la philosophie, sinon de la métaphysique.
2975 Est affirmée l’identité physicaliste entre leurs propriétés.
2976 On peut y reconnaître la trace du démon de Laplace.
2977 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, Œuvres, op. cit., p. 960.
2978 De l’alchimie au spiritisme en passant par tous les ésotérismes et hermétismes, la constante de
l’irrationalité est le triomphe absolu de l’esprit sur les lois de la matière.
2979 Aristote faisait du cœur le centre des fonctions vitales et mentales. La doctrine cérébrale
apparaît chez Démocrite (lequel appelait le cerveau « la citadelle du corps »), Platon, Hippocrate et
Galien.
2980 Il en est resté la populaire « bosse des math. ».
2981 Trad. fr., Éditions de l’Éclat, 2008.
2982 Dennett considère qu’une extension des concepts darwiniens au-delà du domaine de la
biologie est légitime pour rendre compte des phénomènes psychiques, moraux et culturels.
2983 Comme on le voit avec la fameuse illusion du membre fantôme que connaissait Descartes. Le
cerveau « ne sait pas » que le bras ou la jambe a disparu mais continue d’envoyer le signal de la
douleur.
2984 Edelman voit dans le cerveau le résultat d’une sélection constante entre les groupes de
neurones, lesquels sont comparables aux populations des espèces vivantes s’adaptant à leur milieu et
luttant pour leur survie.
2985 Traduction de l’anglais « supervenience ».
2986 A cette question, Diderot répondra par la thèse de la sensibilité comme propriété générale de
la matière plutôt que comme produit de l’organisation du système nerveux.
2987 Il existe 10 puissances plusieurs millions d’états possibles du cerveau, soit infiniment plus
qu’il n’y a d’atomes dans l’univers matériel tout entier.
 
2988 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 18.
2989 Ibid., p. 29.
 
2990 Voir supra la citation.
2991 E. Husserl, Idées directrices, op. cit., p. 397.
2992 Ambivalence de l’écran qui à la fois fait voir (l’écran de projection) et empêche de voir (faire
écran). L’idée de séparation domine : le mot francique d’où vient « écran » signifie bouclier ;
originellement, l’écran était un pare-feu. C’est bien de cela qu’il s’agit : le cinéma et la télévision
contre le feu du réel.
2993 Il est difficile à un vieil homme de ne pas confondre sa propre décrépitude avec la décadence
de tout un monde.
2994 R. Barbaras, « Le conscient et l’inconscient » in Notions de philosophie I, ouv. coll.,
Gallimard, 1995, p. 537.
 
2995 Des aliments broyés avaient été au préalable introduits dans l’automate.
2996 C’est pourquoi les réseaux connexionnistes sont appelés neuromimétiques.
 
31. La continuité
 
 
 
Leibniz voyait dans la continuité l’un des deux labyrinthes de la raison,
l’autre étant le problème de la liberté et du mal2997.. Mais la continuité
(ainsi que la discontinuité qui la contrarie) est peut-être d’abord un fait
d’expérience. Expérience intérieure : nous éprouvons tous la continuité de
nos états de conscience, rendue manifeste par ses ruptures mêmes (la perte
de conscience dans le sommeil, les moments d’absence...). Expérience
sensible : la trace du moineau n’est pas celle du serpent, la montée des
étages par l’escalier ne met pas le corps au même rythme que la montée par
l’ascenseur. La légende, présente en Inde comme en Chine, d’un archer si
rapide que ses flèches se touchent au point de former une ligne continue
dans l’air signale une impossibilité : la discontinuité des gestes interdit la
continuité de la figure.
Le point est une discontinuité face à la ligne continue, l’instant est une
discontinuité face à la durée continue. Du point de vue temporel, la
continuité est associée à ce qui dure (d’où le verbe « continuer »)2998.. Du
point de vue spatial, est continu ce qui n’est pas composé de parties
séparées. L’élément commun à ces deux dimensions est l’absence de vide.
La discontinuité se signale par ses lacunes dans l’espace, ses interruptions
dans le temps, et ses changements de direction lorsqu’il s’agit d’un
mouvement2999..
La grande question en philosophie sera de savoir si le continu3000. et le
discontinu sont des réalités objectives ou des conceptions, si la réalité du
monde est à l’image du sable de la plage ou à celle de la mer3001..
Aristote a été le premier à donner une définition : « Il y a continuité quand
l’une et l’autre des extrémités par lesquelles deux choses se touchent ne
sont qu’une seule et même chose et, comme le nom l’indique, tiennent
ensemble »3002.. Le propre du continu, est d’être divisible à l’infini3003. :
« Dans le continu, l’infini apparaît en premier lieu ; c’est pourquoi les
définitions qu’on donne du continu se trouvent utiliser souvent la notion de
l’infini, en tant que le continu est divisible à l’infini »3004.. « J’appelle
continu ce qui est divisible en parties toujours divisibles »3005..
Tout quantum, dira Kant, est continu ou discret : « Un quantum dont la
grandeur est telle que le nombre des parties reste indéterminé est dit continu
; il consiste en autant de parties qu’il me plaît de lui attribuer ; mais il ne
consiste pas en parties isolées. En revanche, tout quantum dans lequel la
grandeur est telle que j’entends représenter la pluralité de ses parties est
discret »3006.. Une grandeur est continue quand elle n’est pas composée
d’éléments simples. Est continu le quantum « dans lequel il n’y a pas de
minimum possible, où l’on ne peut déterminer en soi combien de parties y
sont contenues »3007.. L’espace et le temps, selon Kant, sont des quanta
continus ; l’instant dans le temps et le point dans l’espace sont des
déterminations ou des limites, et non des parties3008..
Est continue toute grandeur qui n’est pas actuellement composée
d’éléments distincts, c’est-à-dire qui n’est pas présentée à l’esprit par
l’intermédiaire de ses éléments mais qui peut en recevoir par une opération
de l’esprit3009.. Toute grandeur extensive continue est divisible à l’infini.
Est continu tout ce qui interdit la division réelle et ne manifeste aucune
interruption entre ses éléments. Continu est donc synonyme de divisible à
l’infini et d’ininterrompu. Par opposition à celle des nombres naturels, la
classe des nombres réels est l’illustration mathématique du continu. Les
grandeurs sont continues : par exemple celle d’une masse d’eau peut croître
ou décroître de manière insensible ; elle ne peut passer d’un état à un autre,
si voisin qu’on le suppose, sans avoir traversé une infinité d’étapes
intermédiaires. Pareillement, les grandeurs géométriques (longueurs,
angles, aires, volumes) et mécaniques (vitesse, résistance...) sont continues.
Cela dit, la définition du continu par la divisibilité à l’infini apparaîtra
comme trop intuitive, trop vague d’un point de vue mathématique3010..
La continuité simultanée s’applique aux effets et aux causes dans l’ordre
physique ; elle constitue de toute nécessité l’hypothèse du physicien, du
chimiste, du naturaliste etc. car on ne peut imaginer la variation sensible
d’un effet sans que la cause elle-même subisse une variation. Selon le
principe de continuité, tous les intermédiaires possibles s’intercalent entre
deux repères, et par là les relativisent.
Le contraire de continu est discontinu, discontinuité ; on dit également
discret, discrétion en mathématiques. En mathématiques, une discontinuité
n’est pas une interruption, encore moins un arrêt, elle est une continuation,
une poursuite sur un mode imprévisible.
La solution de continuité est une discontinuité au double sens de
séparation des parties et d’interruption dans la trame de l’ensemble.
Le concept philosophique de continuité met en jeu, sinon en cause, le
statut de l’un, du tout, de l’infini et de l’identité. « Pourquoi attribuons-nous
une existence continue aux objets, même lorsqu’ils ne sont pas présents par
les sens, et pourquoi supposons-nous qu’ils ont une existence distincte de
l’esprit et de la perception ? »3011., interroge Hume.
L’ensemble des nombres réels est continu, l’ensemble des nombres
rationnels ne l’est pas. La question est de savoir si le monde est « réel » ou
« rationnel » en ce sens mathématique.
 
 
I. UNE OPPOSITION UNIVERSELLE
 
La controverse et l’opposition du continu et du discontinu concerne tous
les domaines, traverse tous les champs. Tout d’abord le domaine et le
champ métaphysiques.
Quelle est la texture de l’Être ?3012. Et celle de l’existence ? La mort est-
elle une rupture, ou un passage ?
La Bible développe une vision discontinuiste du monde. Celui-ci prend
place entre la Genèse (qui est une catastrophe au sens mathématique) et
l’Apocalypse (qui est une catastrophe au sens commun). Par ailleurs,
l’humanité est issue d’une double catastrophe, celle de l’expulsion du
Paradis et celle du Déluge, qui recommence son histoire. À l’inverse, la
Chine ancienne conçoit la réalité en termes de procès3013., et non de
création et de destruction3014..
 
 
1. Dans le champ scientifique
 
Dans toutes les sciences, la dualité du continu et du discontinu sépare ou
bien deux types d’objets ou bien deux spécialités ou bien encore deux
conceptions du réel.
 
A. Continuité et discontinuité en mathématiques
 
Albert Lautman opposait une mathématique du fini (celle du dénombrable)
et une mathématique de l’infini (celle du continu). Henri Poincaré disait que
c’est l’expérience des grandeurs physiques variant de façon insensible qui
aura donné aux mathématiciens l’idée du continu.
Pour les Grecs, les mathématiques comprennent deux domaines : celui de
l’arithmétique qui s’occupe du nombre et qui traite du discontinu, et celui
de la géométrie qui s’occupe de la figure et qui traite du continu. La
découverte des nombres irrationnels et celle de la divisibilité à l’infini
bouleverseront cette dichotomie : il y a du continu dans les nombres aussi.
Tel est le sens de la révolution opérée plus tard par Descartes avec
l’invention de la géométrie analytique : n’importe quel nombre peut être
exprimé par un point sur une courbe. L’analyse, apparue au XVIIe siècle, sera
une mathématique du continu et reléguera l’arithmétique du discontinu au
rang de cas particulier. Le calcul infinitésimal3015. de Newton et de
Leibniz est fondé sur la notion de « quantité fluente »3016. variant de façon
continue comme les grandeurs physiques3017.. C’est au début XIXe siècle,
dans son Analyse algébrique que Cauchy fit de la continuité ce qu’elle est
restée de nos jours : une relation élémentaire apte à servir d’instrument pour
l’étude d’une fonction. L’assimilation entre fonction et continuité sera
remise en question à la fin du siècle avec la découverte des fonctions
discontinues.
Une autre branche des mathématiques traitant de la continuité fut la
topologie3018.. Elle inventa des figures paradoxales, comme le ruban de
Möbius qui met la surface sens dessus dessous. La connexité est une
condition pour penser la continuité3019..
La question de la continuité joue également un rôle central dans la théorie
des groupes. On distingue la symétrie continue (une rotation dans l’espace,
par exemple) et la symétrie discrète (par exemple une réflexion dans
l’espace ou une inversion du temps). Sophus Lie a fondé la théorie des
groupes continus3020..
La dualité continu/discontinu met en jeu également la nature du tout : les
réels sont complets (ce que les mathématiques appellent proprement
continuité), les rationnels ne le sont pas. De la continuité de l’ensemble des
réels on tire cette définition de la continuité : « Si tous les points de la ligne
droite se répartissent en deux classes de telle sorte que tout point de la
première soit à gauche des points de la seconde, alors il existe un point et un
seul qui produit cette division ». Alors que les nombres entiers forment un
ensemble discret, l’ensemble des rationnels en revanche est dense (entre
deux rationnels quelconques, il y en a toujours d’autres). L’ensemble des
nombres réels, qui comprend tout à la fois les rationnels et les irrationnels,
est non seulement dense mais continu (entre deux réels quelconques, aussi
rapprochés qu’on voudra, il y en a toujours une infinité d’autres). Sur un
segment de ligne donné (image géométrique des réels), il y a un nombre
infini de points. Ces points sont partout denses — ce qui signifie qu’entre
deux points, il y en a une infinité d’autres. L’idée de deux points
immédiatement contigus, qui arrêtait les Grecs, est donc dépourvue de sens.
Cette propriété d’être « partout dense » constitue un caractère essentiel d’un
continu.
L’une des grandes idées révolutionnaires de la mathématique du transfini
de Georg Cantor3021., est l’opposition entre la puissance du dénombrable,
cardinalité de l’ensemble des nombres naturels et la puissance du continu,
cardinalité de l’ensemble des réels. La puissance du continu a la propriété
de demeurer la même quel que soit le nombre de dimensions attribuées à
l’ensemble3022.. Par définition, le continu n’est pas dénombrable. Cantor
parlait de sa « force prodigieuse » : il n’y a pas davantage de points dans la
droite entière que dans le segment dont il fait partie !3023. Dans le cadre de
la théorie des ensembles créée par Cantor, le problème consistant à
déterminer s’il existe ou non une classe d’objets d’une cardinalité plus
grande que celle des nombres naturels mais moins grande que celle des
nombres réels, autrement dit s’il existe un infini intermédiaire entre le
dénombrable et le continu, a pour nom problème du continu. On appelle
hypothèse du continu la conjecture faite par Cantor affirmant que la réponse
à cette question est négative3024.. Plus tard P. Cohen démontrera qu’une telle
hypothèse est indécidable.
La question de la continuité est au centre d’une autre théorie
mathématique par le biais de son contraire, la discontinuité : la théorie des
catastrophes. La catastrophe est un type de discontinuité qu’un système
dynamique doit franchir pour passer d’une région de son déploiement dans
une autre3025.. Enfin on peut considérer les logiques modales et la théorie
des ensembles flous comme des moyens d’annexer le continu dans des
domaines qui jusqu’alors l’excluaient.
 
B. Continuité et discontinuité en physique
 
Les philosophes présocratiques, dont la « physique » était métaphysique,
s’affrontèrent sur la question de la « texture » de la phusis (Nature ou Être)
et pas seulement sur celle de son contenu substantiel. Parmi eux, les Éléates
(Parménide et Zénon d’Élée) soutenaient la thèse de la continuité ; à
l’inverse, les pythagoriciens étaient discontinuistes.
Le continuisme des Éléates dérivait de la proposition première de
Parménide : l’Être est, le non-être n’est pas. Assimilé au non-être, le vide
est impossible ; or le discontinu implique le vide. « Rien n’est vide car le
vide n’est rien » disait Mélissos, disciple de Parménide. Les arguments de
Zénon d’Élée étaient destinés à contredire la thèse pythagoricienne de la
multiplicité. Selon les pythagoriciens, il existe un espace vide entre les
points qui symbolisent géométriquement les nombres ; par ailleurs les «
vrais » nombres, qui organisent la totalité du cosmos sont les neuf premiers
nombres entiers. Entre deux entiers, il n’y a rien, du moins rien de réel ou
de logique — d’où le scandale intellectuel représenté par la découverte des
irrationnels, effectuée par les pythagoriciens eux-mêmes.
Les arguments ou paradoxes de Zénon reposent sur l’idée de divisibilité à
l’infini. Achille ne devrait jamais rattraper la tortue partie avant lui car,
même si la distance qui les sépare ne cesse de diminuer, il en restera
toujours quelque chose. De même, la flèche avant d’atteindre sa cible doit
parcourir une infinité de points (parvenir à mi-chemin, mais d’abord au
milieu de cette moitié, puis encore au milieu, etc. jusqu’à l’infini). En fait, il
existe chez Zénon deux représentations de l’espace et du temps : pour la
pensée, celle d’un continu, mais du point de vue de l’objet, celle d’un
agrégat de points et d’instants. Le caractère paradoxal de ses arguments
vient de la superposition de deux conceptions contradictoires, géométrique
et arithmétique. Comme tous les Grecs, Zénon ne pouvait pas imaginer
qu’une quantité finie pût comprendre une infinité d’éléments réels.
La physique aristotélicienne sera opposée à la fois à l’atomisme
discontinuiste et à l’éléatisme continuiste ; elle représente une synthèse des
deux points de vue : ainsi le mouvement est-il continu et le repos discontinu
(le problème restant de savoir si l’Être est foncièrement mouvement ou
repos) ; le temps est à la fois continu dans sa durée et discontinu dans ses
instants.
La question de la structure continue ou discontinue du temps s’est
retrouvée au centre des débats issus des découvertes de la mécanique
quantique. Supposer une structure granulaire, c’est imaginer une suite
d’instants isolés, séparés les uns des autres par une « durée » qui serait
nécessairement privée de temps puisque celui-ci est contenu dans les grains.
Ainsi n’y aurait-il de temps que …de temps en temps ! Le cours du temps
serait une succession d’arrêts et de reprises. Mais combien de temps dure
l’interruption entre deux grains de temps ?
Le problème de la nature de la lumière a divisé les physiciens du XVIIIe au
XXe siècle. La lumière est-elle ondulatoire (continue) ou bien corpusculaire
(discontinue) ? Certaines expériences confirmaient la première hypothèse,
mais certaines autres donnaient raison à la seconde. La physique moderne
tranchera : la lumière est à la fois ondulatoire et corpusculaire3026.. Niels
Bohr en tirera son « principe de complémentarité ».
Le concept de champ qui commence à s’imposer en physique à partir du
XIXe siècle est de nature continuiste. La mécanique classique raisonnait en
termes de points matériels. Alors que l’espace de Newton est discontinu,
celui de Faraday et de Maxwell est continu3027.. Mais de nouveau le
discontinu l’emportera avec la résurgence, dans un cadre scientifique cette
fois, de la théorie atomiste. Ce n’est pas seulement la discrétion des atomes
qui donne à la matière sa structure discontinue, c’est l’omniprésence du
vide qui troue son tissu : contrairement à ce que croyait la philosophie3028.
le vide n’équivaut pas au non-être ou au néant. L’énergétisme représentera
une réaction continuiste face à un discontinuisme qui semblait triompher —
jusqu’à ce que la théorie quantique révélât le continu jusque dans l’énergie.
De même, l’hypothèse de l’éther comme milieu de transmission des ondes
lumineuses — et que ruinera définitivement l’expérience de Michelson-
Morlay — participe d’une philosophie continuiste du monde. La mécanique
quantique donnera au discontinuisme un avantage indiscutable. La réalité
physique connaît de nombreuses discontinuités : ruptures de symétrie,
transitions de phase, catastrophes (incommensurabilité entre les causes et
les effets), structures dissipatives etc.
 
C. Continuité et discontinuité en biologie
 
La question de la continuité et de la discontinuité commence en biologie
avec le problème de l’apparition de la vie. Le créationnisme est
discontinuiste : le fiat divin est un événement absolu. Le matérialisme, en
revanche, voit la vie comme le prolongement d’une matière éternelle. On
comprend que le mythe de la génération spontanée a pu être entretenu aussi
bien du point de vue théologique (à cause de la puissance créatrice de Dieu
ou celle de la nature, qui est une créature de Dieu) que du point de vue
matérialiste (la matière est en elle-même féconde, point n’est besoin d’en
référer à un esprit extérieur pour rendre compte de l’apparition des êtres
vivants).
L’embryogenèse est un autre domaine biologique qui sera traversé par la
dualité du continu et du discontinu. Face au préformationnisme qui
imaginait la vie comme un développement successif de générations
contenues les unes dans les autres, l’épigénétisme considérait la conception
du germe et sa croissance comme une série de sauts qualitatifs3029..
La taxinomie et la systématique rencontreront un problème philosophique
remontant à Platon : l’espèce est-elle une réalité naturelle ou logique ? En
grec, le même mot eïdos signifiait la forme, l’idée et l’espèce. C’est ce mot
que l’on traduit par « Idée » pour les textes platoniciens. Le principe selon
lequel « la nature ne fait pas de sauts » militait en faveur d’une conception
artificialiste de l’espèce3030. : entre deux types d’animaux, il serait
toujours possible de trouver des types intermédiaires. D’où l’intérêt
particulier pour les animaux amphibies, pour les singularités comme les
poissons pourvus d’ailes, d’où également la persistance des croyances
fabuleuses dont la science positive mettra longtemps à se débarrasser.
Durant le XVIIIe siècle, l’image de la chaîne (continue) des êtres s’oppose à
celle de l’échelle (discontinue) de la nature3031.. Pour Lamarck, les
espèces sont des créations artificielles ; la nature ne connaît que la
continuité entre les êtres vivants. La théorie de l’évolution sera partagée
entre un « gradualisme » continuiste et un « saltationnisme »
discontinuiste3032.. Le transformisme est anticatastrophiste3033. : c’est de
manière continue que le cou de la girafe s’est allongé, c’est petit à petit que
certains animaux ont perdu ou acquis leurs pattes. L’évolutionnisme, qui
partage avec le transformisme son anticréationnisme est, lui aussi, plutôt
continuiste. Pour Herbert Spencer, l’évolution qui va de l’homogène à
l’hétérogène, du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur, est
continue. Mais le mutationnisme, qui constituera la première théorie
génétique moderne, réhabilitera la conception discontinuiste. Mendel
pensait que les structures qui déterminent l’hérédité des êtres vivants sont
de nature discontinue. La génétique sera discontinuiste.
La biologie verra également s’affronter les deux théories sur la
constitution morphologique des êtres vivants : l’une qui y reconnaît une
substance fondamentale continue, l’autre qui y décèle une composition de
parties. La théorie des catastrophes de René Thom3034. a pu servir de cadre
formel pour l’étude des discontinuités morphogénétiques3035.. La loi du
tout-ou-rien de l’activité nerveuse est analogue au fonctionnement du
circuit électrique (ouvert ou fermé) — d’où les analogies à double sens
entre le fonctionnement du cerveau et celui d’une machine électronique.
« L’idée de la continuité entre le normal et le pathologique est elle-même
en continuité avec l’idée de la continuité entre la vie et la mort, entre la
matière organique et la matière inerte », écrit Georges Canguilhem3036..
Claude Bernard a eu le mérite d’avoir nié les oppositions jusque là admises
entre le minéral et l’organique, entre le végétal et l’animal, d’avoir affirmé
l’universalité du postulat déterministe et l’identité matérielle de tous les
phénomènes physico-chimiques. La science positive tendra ainsi à rejeter
comme métaphysiques les anciennes dichotomies.
 
D. Continuité et discontinuité en histoire
 
Il existe, en histoire, un lien fort entre contingence et discontinuité d’une
part, nécessité et continuité de l’autre. Enjeu : le statut de la causalité. Les
sociétés traditionnelles privilégiaient la continuité (la tradition est elle-
même une continuité3037.). La seule grande discontinuité était celle de
l’Origine récitée par les mythes.
La modernité est révolutionnaire, du passé elle fait table rase — à cet
égard, l’économie a été d’une autre efficacité que la politique3038..
Épistémologiquement, l’opposition passe entre une histoire événementielle
(discontinuiste) et une histoire structurale (plutôt continuiste). On peut se
représenter l’histoire comme une trame traversée par des points de rupture :
les événements. Une histoire totalement continuiste, en effet, ou bien nierait
l’événement (comme apparence trompeuse) ou bien en diminuerait
radicalement la portée. De fait, l’histoire non événementielle met l’accent
sur la longue durée.
Contre cette dualité, Michel Foucault a pensé un structuralisme de la
discontinuité. La grande nouveauté du travail de l’historien, selon lui,
consiste en « un certain usage réglé de la discontinuité pour l’analyse des
séries temporelles »3039.. Le discontinu n’est plus une dispersion à réduire
(par le biais des généralités et l’usage dogmatique des constantes) mais un
kaléidoscope à traduire.
La théorie des trois temps historiques de Fernand Braudel3040. intègre à
la fois l’éparpillement événementiel, les changements lents et une durée
presque immobile. Trois rythmes, trois vitesses constituent l’histoire des
sociétés.
 
E. Continuité et discontinuité en psychologie
 
L’atomisme psychologique qui caractérise la toute nouvelle psychologie
expérimentale au XIXe siècle, est issu de l’associationnisme de Hume. Le
philosophe écossais voyait dans l’identité une illusion issue du langage. Le
champ de la vie intérieure est constitué de blocs3041.. Et c’est sans
transition que nous passons d’une représentation à une autre.
William James développera à l’inverse une conception continuiste de la
vie mentale. Il emprunte à Peirce le concept de synéchisme3042., de
lointaine origine stoïcienne3043., pour désigner le principe de continuité
par lequel la nouveauté se glisse dans le courant de l’expérience au lieu d’y
pénétrer d’une manière abrupte. James parlait de « courant de conscience »
(« stream of consciousness ») en un sens bergsonien. Cela dit, il ne niait pas
la possibilité d’arrêts et de ruptures. Il comparait la vie de la conscience à
un oiseau : tantôt elle vole de branche en branche, tantôt elle se pose.
La Gestalt représentera un retour à la discontinuité, mais dans un sens anti-
atomistique. La Forme est une découpe sur un fond, mais elle est une
totalité, c’est globalement qu’elle est perçue.
La conception des stades dans le développement individuel (stades de
l’intelligence chez Piaget, stades dans l’histoire personnelle de la sexualité
chez Freud) a également un sens discontinuiste. Mais Freud3044. a montré
que l’une des difficultés auxquelles le sujet avait à s’affronter était le hiatus
entre le caractère continu de la source d’excitation provenant de l’intérieur
de l’organisme et le caractère discontinu de l’excitation extérieure,
nécessairement ponctuelle.
 
 
2. Dans le champ culturel
 
La controverse entre continu et discontinu touche également les autres
domaines de la culture : l’épistémologie, les arts et la littérature, la
technique.
 
A. Continu et discontinu en épistémologie
 
Deux grands problèmes ici : celui de l’origine de la connaissance
scientifique, et celui de son développement3045.. La connaissance existe-t-
elle déjà à l’état enveloppé dans les comportements les plus primitifs et
immédiats — voire chez les animaux — ou bien n’existe-t-elle que comme
développée une fois qu’ont été dissipées les brumes de la non-connaissance
? Durkheim pensait en termes de continuité, Lévy-Bruhl (avec son concept
de mentalité prélogique) en termes de discontinuité. Entre le calcul
empirique et les mathématiques, l’alchimie et la chimie, l’astrologie et
l’astronomie, y a-t-il rupture épistémologique comme le pensait Bachelard
(contre Duhem), ou bien développement progressif comme le pensera Lévi-
Strauss ? Par ailleurs, le développement de la connaissance scientifique est-
il un progrès continu, cumulatif ou s’effectue-il par sauts brusques ? Le
réaliste conçoit le plus souvent le progrès scientifique comme un
développement continu et cumulatif3046. sous-tendu par un schéma de type
téléologique, tandis que l’antiréaliste conçoit le progrès comme un
processus discontinu non cumulatif3047. sous-tendu par un schéma de type
évolutionniste. Le principe du déterminisme qui postule que la
connaissance parfaite des conditions d’un système induirait celle de leurs
effets est une expression du principe de continuité. Mais depuis la
Renaissance, la tendance est de mettre l’accent sur les ruptures. La
modernité a forcé jusqu’à la caricature ce trait : comme le scandale est
spectaculaire, on le cherchera partout, et on finira par le voir partout.
La théorie des paradigmes de Kuhn et celle des « épistémès » de
Foucault3048. sont des épistémologies historiques discontinuistes. Elles
s’opposent aux épistémologies continuistes de Karl Popper et de Quine.
Une épistémologie discontinuiste repose sur l’idée de révolution
scientifique ; une épistémologie continuiste se « contente » de l’idée
d’aménagement. Une épistémologie discontinuiste conçoit l’histoire des
idées comme celle des techniques : la plus puissante remplace la moins
puissante ; une épistémologie continuiste conçoit cette histoire comme celle
d’un organisme : celui-ci a besoin pour survivre de continuité autant que de
changement. L’épistémologie continuiste accorde une grande importance au
processus d’accumulation dans l’histoire des sciences ; pour une
épistémologie discontinuiste, la nature des cadres intellectuels d’une époque
déterminée est plus importante que le contenu empirique des données qui
viennent se ranger sous eux.
 
B. Continu et discontinu dans les arts et la littérature
 
L’histoire de l’art a rencontré les mêmes controverses que l’histoire
générale : la succession des cultures, des styles, des mouvements doit-elle
être comprise en termes de développement ou en termes de révolution ? Par
ailleurs, l’histoire du goût n’est pas parallèle à celle des œuvres : il y a dans
l’histoire de l’art des résurrections3049..
L’opposition faite par Baudelaire entre les artistes du dessin et ceux de la
couleur recoupe en partie le contraste entre les figures nettement découpées
et la technique des nuances et des dégradés. Dans la mesure où il donne
forme à des espaces et à des temps, l’art ne peut que s’affronter à
l’alternative du continu et du discontinu. La mélodie infinie de Wagner qui
met fin au découpage traditionnel des opéras en arias, duos, chœurs,
récitatifs est au centre de la révolution esthétique du drame lyrique. Le
dodécaphonisme (pourtant largement issu de Wagner) et d’une manière
générale l’atonalité hacheront à l’inverse le discours musical : la durée est
pulvérisée en instants autonomes. Même révolution stylistique en peinture,
et presque au même moment : à la fluidité impressionniste (un wagnérisme
en couleurs) s’opposeront le fauvisme, le pointillisme et le cubisme, qui
sont trois manières de représenter le monde des formes par le discontinu à
cause de l’intervalle entre les notes.
Mais les révolutions en art ne vont jamais à sens unique. La musique
électronique postérieure au dodécaphonisme réintroduira une continuité
qu’en réalité la gamme n’avait jamais connue.
D’une manière générale, la littérature contemporaine a cultivé la rupture,
l’éclatement, le collage pour déconstruire le récit organique du roman
classique.
 
C. Continu et discontinu dans le domaine technique
 
Comme en art et en épistémologie, deux plans de réalité sont à distinguer :
l’histoire des techniques et les techniques elles-mêmes. À l’amélioration qui
transforme un objet déjà existant s’oppose l’innovation qui ajoute quelque
chose au réel. L’invention est une discontinuité : on n’a pas inventé les
ampoules électriques en cherchant à améliorer les bougies ; l’automobile
n’est pas une charrette améliorée.
Au niveau de la réalité même, la dualité du continu et du discontinu
gouverne une bonne partie du monde technique : ainsi distingue-t-on en
électricité le courant continu et le courant alternatif, et à l’analogique fidèle
aux lignes et aux formes s’oppose le numérique qui les traduit de manière
discrète par une succession de 1 et de 0. La transmission analogique
implique une opération continue, la transmission numérique est discontinue.
On appelle digitalisation3050. la transformation d’une grandeur continue en
grandeur discrète pour en permettre la représentation chiffrée et la
réduction.
 
 
II. LES PENSÉES CONTINUISTES
 
Les philosophies continuistes sont des philosophies du mouvement, de
l’infini et de la totalité. Les changements qui affectent la réalité sont
compris de manière quantitative, en termes de plus ou moins. Dans la trame
englobante du continu, le discontinu n’est, de ce point de vue, qu’une
apparence, un arrêt de l’esprit. Schématiquement, on peut dire que les
pensées de la continuité sont celles de la qualité (Aristote) et de la
temporalité (Bergson), que les pensées de la discontinuité sont celles de la
quantité et de la spatialité (les atomistes de l’Antiquité) ; que les pensées de
la continuité sont organicistes (Leibniz), que les pensées de la discontinuité
sont mécanicistes (Descartes). Depuis Héraclite le « panta rheï », « tout
coule » figure la continuité de la phusis ou du cosmos par le cours d’un
fleuve. « Tout est un » dit un autre fragment du philosophe d’Éphèse.
Pour Aristote, le temps, l’espace et le mouvement sont des réalités
continues : on peut les diviser à l’infini par une opération de l’esprit ; leur
infini n’est donc que potentiel, et non actuel3051.. Aux yeux du Stagirite,
les arguments présentés par Zénon d’Élée pour nier la pensabilité du
mouvement (Achille et la tortue, la flèche, le stade) proviennent d’une
confusion entre ces deux types d’infinis — Zénon croyant ou feignant de
croire qu’Achille devrait parcourir une infinité réelle de segments de plus
en plus petits.
Pour des raisons évidentes, Aristote refusera et réfutera la théorie atomiste
du vide à l’aide de sa théorie du lieu naturel : tout corps, selon lui, a
tendance à se diriger vers son lieu naturel ou à y revenir ; dans le vide, rien
de semblable ne saurait se produire ; aucun lieu naturel ne pouvant
désormais être assigné, les corps n’auraient pas plus de raisons de se
mouvoir dans un sens plutôt que dans un autre, ils devraient donc ne jamais
se trouver en mouvement mais demeurer éternellement en repos à la place
que leur fixe la nature. En outre, aucun obstacle ne pouvant opposer une
quelconque résistance à un mobile éventuel, tout corps, si par aventure il
était mis en mouvement, devrait se voir animé d’une vitesse infinie. Le vide
rendrait par conséquent le mouvement inconcevable.
Comme Aristote, Descartes refusera l’existence des atomes et du vide avec
le même argument (la divisibilité à l’infini) en y ajoutant une conception
géométrique de la matière (celle-ci est assimilée à l’espace).
Tout continu enveloppe l’infini en puissance, dit Aristote. Il est impossible
d’imaginer qu’une ligne puisse être composée d’une multiplicité de points
distincts : « Il faudrait (…) que les points dont serait fait le continu fussent,
ou en continuité, ou en contact réciproque ; même raisonnement pour tous
les indivisibles. Or ils ne peuvent être continus (…) et, quant au contact, il
faut qu’il ait lieu, soit du tout au tout, soit de la partie à la partie, soit de la
partie au tout ; mais l’indivisible étant sans parties, ce sera forcément du
tout au tout ; or le contact du tout au tout ne fera point une continuité, car le
continu a des parties étrangères des unes aux autres et il se divise en parties
qui se distinguent de cette façon, c’est-à-dire qui sont séparées quant au lieu
»3052.. Il est impossible qu’un continu existe à partir d’indivisibles. Si la
ligne était composée de points, le continu serait divisible en indivisibles, si
ce qui est composé se divise en ce dont il est composé ; mais nul continu
n’est divisible en éléments sans parties.
Aristote définit la continuité par rapport à la contiguïté et à la
consécutivité. Le genre englobant est la consécutivité qui se dit des choses
entre lesquelles ne se trouve aucun intermédiaire3053. du même genre (on
peut la rapprocher de notre notion de successeur immédiat). Le contigu est
une espèce de consécutif, et le continu une espèce de contigu. Les deux
dimensions, spatiale et temporelle, s’entrecroisent. Aristote donne cet
exemple3054. : lorsque le flambeau passe de main en main, le transport est
contigu (les moments se touchent) mais non continus (car dans le continu
les extrémités font un, les limites sont fondues). « Est dit contigu ce dont les
extrémités sont en même temps, continu ce dont les extrémités ne font
qu’un »3055.. Les extrémités du contigu sont discernables, celles du
continu ne le sont pas. Selon Aristote, les parties contiguës occupent un lieu
en acte tandis que les « parties » continues (elles ne sont des parties que
pour la pensée) occupent un lieu en puissance.
Cela dit, l’idée de continu n’informe pas l’ensemble de la philosophie
d’Aristote. L’une de ses conceptions centrales — largement confirmée par
la biologie moderne — est qu’on ne peut passer d’un genre à l’autre de
manière continue, qu’entre deux genres, il y a un trou qui ne peut être
réduit.
La « physique » stoïcienne s’inscrit dans l’héritage d’Héraclite. Dans un
cadre hylozoïste, ou panzoïste, chaque être est une partie expressive du tout.
Il existe une continuité cosmique entre la matière, la vie et la pensée. Par
ailleurs, cette continuité possède une dimension éthique : non seulement il
n’y a pas de sagesse sans constance (« équanimité » signifie « âme égale »)
mais le sage est celui qui a claire conscience de faire partir d’une famille
qui n’a d’autres limites que celles du monde. Appartenant à une tradition de
pensée tout autre, l’Ecclésiaste dit quelque chose de voisin : « Le fou
change comme la lune, le sage demeure comme le soleil ». La brusque
saute d’humeur est inquiétante, car elle signale un déséquilibre psychique.
L’âme égale comme la mer étale, à l’inverse, rassure. Le continuisme
stoïcien concerne également la durée et finit par ôter toute consistance à la
tripartition du passé et du présent et du futur. Dans le retour éternel chaque
moment est à la fois répétition et préfiguration. Est fou du point de vue
stoïcien celui qui s’inquiète d’une existence qu’il ne vivrait pas s’il lui
arrivait de mourir maintenant.
Les deux labyrinthes de l’esprit humain selon Leibniz, la composition du
continu et la nature de la liberté, prennent leur source à un même infini.
Leibniz reprend l’adage médiéval « Natura non facit saltus », « La nature
ne fait pas de sauts », car la plénitude de la création divine l’exige. « La
nature n’est pas faite à bâtons rompus »3056., dit encore Leibniz. Or ce qui
est vrai dans le réel l’est aussi dans la pensée. Leibniz compare l’ensemble
des sciences à l’océan : il n’y a pas de discontinuité réelle entre les parties
mais nous distinguons celles-ci est leur donnant un nom par
commodité3057..
La continuité naturelle est double : elle existe entre les êtres, et au sein de
chacun d’eux. Leibniz est le premier à formuler le principe de continuité
d’après lequel : a) les changements qui surviennent dans les êtres ne s’y
produisent que par degrés insensibles ; b) les êtres forment une série
graduée, de telle sorte que l’on passe de l’un à l’autre sans rupture3058.. Ce
principe gouverne aussi bien la pensée mathématique de Leibniz
(l’invention du calcul infinitésimal) que sa pensée métaphysique (le passage
des petites perceptions inconscientes à l’aperception consciente)3059.. Il
permet de considérer le repos comme un mouvement infiniment petit,
l’égalité comme une inégalité infiniment petite etc.3060. C’est à cause de
son caractère continu que Leibniz refuse la substantialité à l’étendue. En
vertu de la continuité et de la divisibilité de la matière le moindre
mouvement étend son effet sur les corps voisins, jusqu’à l’infini. Et le
principe de continuité vaut pour le temps autant que pour l’espace : ce qui
est continu continue car tout est continuation : le présent est gros de
l’avenir, dit Leibniz.
Conséquence logique du principe de continuité : la dualité substantielle du
cartésianisme tombe, il n’a pas d’un côté l’esprit et de l’autre la matière,
mais passage insensible de l’un à l’autre. Sur ce point, Leibniz se sent en
accord avec Locke : l’ordre des esprits est analogue à celui des corps, en ce
sens qu’il n’y a pas de vide en lui ; aux degrés continus de perfection des
corps correspond la même continuité dans les esprits. C’est à cette loi de
continuité qu’il convient de lier l’universelle présence de la perception. Une
chose ne passe jamais d’un état à un autre immédiatement mais en
parcourant tous les états intermédiaires3061.. Le principe de continuité et le
principe des indiscernables3062. sont liés : « En vertu des variations
insensibles, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement
semblables, et (…) elles doivent toujours différer plus que numero3063., ce
qui détruit les tablettes vides de l’âme, une âme sans pensée, une substance
sans action, le vide de l’espace, les atomes et même des parcelles non
actuellement divisées dans la matière, l’uniformité entière dans une partie
du temps, du lieu ou de la matière, les globes parfaits du second élément,
nés des cubes parfaits originaires, et mille autres fictions des philosophes
qui viennent de leurs notions incomplètes, et que la nature des choses de
souffre point… »3064..
Il n’y a pas de rupture entre la matière et la vie, ni entre la vie et la
conscience : « L’animal et tout autre substance organisée ne commence
point lorsque nous le croyons (…), sa génération apparente n’est qu’un
développement et une espèce d’augmentation »3065.. La mort n’est pas la
fin de la vie ou son absence, elle est une limite inférieure qui ne correspond
pas au néant. Il en va de même avec le sommeil ou l’évanouissement : la
mort n’est pas la cessation de toutes les fonctions, mais seulement une
suspension de certaines d’entre elles. Leibniz va jusqu’à évoquer des «
ressuscitations » de mouches noyées3066..
« Il y a une infinité de créatures dans la moindre parcelle de la matière, à
la cause de la division actuelle du continuum à l’infini. Et l’infini, c’est-à-
dire l’amas d’un nombre infini de substances, à proprement parler, n’est pas
un tout ; non plus que le nombre infini lui-même, duquel on ne saurait dire
s’il est pair ou impair. C’est cela même qui sert à réfuter ceux qui font du
monde un Dieu, ou qui conçoivent Dieu comme l’âme du monde ; le monde
ou l’univers ne pouvait pas être considéré comme un animal ou comme une
substance »3067.. On comprend que Leibniz ait soutenu la théorie du
préformationnisme : les germes contiennent déjà la plante ou l’animal en
puissance.
Il existe également un lien entre le principe de continuité et le principe de
raison suffisante. S’il y avait des hiatus entre les êtres ou entre les
événements, cela signifierait un monde livré entièrement au hasard ou au
miracle.
Un siècle plus tard, la génération romantique de la Naturphilosophie3068.
ne cessera pas de penser contre les dichotomies kantiennes (nature/liberté,
phénomène/chose en soi, connaissance/pensée etc.). Elle aurait pu faire
sienne la phrase de Paul Eluard : « Il n’y a pas loin par l’oiseau du nuage à
l’homme ». La continuité est pensée non seulement entre l’organique et
l’inorganique, mais entre les différents organismes. Si l’on reconnaît dans la
plante déjà une sensibilité3069., ce n’est pas à la manière matérialiste de
Diderot mais du point de vue d’un idéalisme transcendantal. Contre son
ancien condisciple et ami Hegel, Schelling dira que la nature est l’esprit
devenu visible, et l’esprit la nature devenue invisible.
Dans son Essai sur les fondements de nos connaissances, Cournot soutient
que par une loi générale de la nature la continuité est la règle et la
discontinuité l’exception, dans l’ordre intellectuel et moral comme dans
l’ordre physique. Mais cette loi est restée dissimulée car pour exprimer sa
pensée l’homme utilise un système de signes discontinus et abstraits. Une
imperfection radicale frappe par conséquent le langage. C’est dans le
contexte du discours que les éléments discontinus du langage pourront
rendre compte de la continuité des choses.
Bergson partira de cette thèse : la continuité constitue la trame de la vie
mais l’intelligence qui se sert des mots et des concepts comme d’outils à
des fins pratiques ne cesse de la découper en éléments séparés, rendant ainsi
impossible la pensée du flux. Sans continuité, aucune identité ne serait
possible. Pour qu’une chose change, remarque Bergson après Aristote, il
faut bien que quelque chose ne change pas3070..
Pour Bergson, le temps est continu comme la vie et toute discontinuité
porte trace de l’interruption de l’intelligence fragmentatrice et spatialisante.
Le temps est une durée traduite, donc trahie, en espace. Aux yeux de
l’auteur de L’Évolution créatrice, les paradoxes de Zénon sont
symptomatiques et paradigmatiques de cette spatialisation de la durée. La
continuité de la durée est celle-là même de nos états mentaux : « L’erreur
constante de l’associationnisme est de substituer à cette continuité de
devenir, qui est la réalité vivante, une multiplicité discontinue d’éléments
inertes et juxtaposés.(…). Le principe de l’associationnisme veut que tout
état psychologique soit une espèce d’atome, un élément simple. De là la
nécessité de sacrifier, dans chacune des phases qu’on a distinguées,
l’instable au stable, c’est-à-dire le commencement à la fin. S’agit-il de la
perception ? On ne verra en elle que les sensations agglomérées qui la
colorent ; on méconnaîtra les images remémorées qui en forment le noyau
obscur »3071.. Le symbolique discontinu se substitue au réel continu.
L’illusion du discontinu, qu’illustre bien l’image de l’image
cinématographique, vient selon Bergson du langage : entre deux mots
contraires, il y a un vide que la série des adjectifs possibles n’ira jamais
combler. Le langage est incommensurable au réel. Il doit laisser la place à
l’intuition.
 
 
III. LES PENSÉES DISCONTINUISTES
 
On les trouvera représentées chez les philosophes du fini, de la limite, de
l’élémentaire, les philosophes du tout ou rien.
Si la pensée du continu fut philosophiquement dominante, celle du
discontinu fut historiquement première. La mythologie, en effet, que l’on
peut concevoir comme la plus ancienne mise en forme de la pensée du
monde, développe une image discontinuiste du réel. L’existence même du
mythe, sa raison d’être, en fait une parole de rupture3072.. Partout le mythe
oppose radicalement un avant à un maintenant, partout il raconte l’histoire
d’une catastrophe. De même, le rite, qui peut être compris comme
l’expression du mythe, représente toujours une trouée dans la trame de
l’existence. De même, la fête, dont on sait l’importance décisive dans les
sociétés primitives, constitue pour elles une brusque chute dans un chaos
sacré d’où l’ordre ressortira régénéré3073..
 
 
1. Les philosophies du discontinu
 
Si l’arithmologie pythagoricienne3074. développe une conception
discontinuiste du cosmos, c’est parce que le pythagorisme ne considérait
comme vrais nombres que les nombres entiers. Par ailleurs, à l’unité
arithmétique « principe, source et racine de toutes choses » selon
l’expression de Théon de Smyrne, étaient identifiées l’unité géométrique et
l’unité physique. Chez les Grecs le vide avait un sens physique (il
représente une faille dans la continuité de la matière) et métaphysique (il
représente une béance dans la plénitude de l’être). Dans le pythagorisme, le
vide existe à deux niveaux : il sépare les unités, et il signale l’espace
extérieur au cosmos (celui-ci étant un grand vivant, il a besoin de respirer).
Dans la conception de Leucippe et de Démocrite, reprise par Épicure, le
monde est un agrégat d’atomes séparés par du vide3075.. La « déclinaison
»3076. d’Épicure introduit par ailleurs une discontinuité radicale dans la
chute parallèle des atomes dans le vide : c’est grâce à elle que par une
réaction en chaîne les corps ont fini par s’organiser.
La pensée de l’individu3077. dont le nom en latin traduit très exactement
l’atome grec, fait l’incomparable originalité de la philosophie de Duns Scot
dans le contexte de la scolastique médiévale. Depuis l’Antiquité, les
attributs de l’être et ceux de la connaissance n’ont pas cessé de se croiser.
Saint Augustin pensait la continuité dans la connaissance parce qu’il la
concevait comme dérivée de la continuité dans l’être. Pour Thomas
d’Aquin, en revanche, la continuité dans l’être n’empêche pas la
discontinuité dans la connaissance. Duns Scot pensera la discontinuité à la
fois sur le plan ontologique et sur le plan gnoséologique. Pour ce faire, il
abandonne le principe d’analogie universelle3078. qui, chez saint
Bonaventure et Thomas d’Aquin, était le grand moteur de la continuité.
Autant que Hegel, et par des moyens tout différents, Kierkegaard a été le
penseur de la crise qui représente dans l’ordre de ce qui arrive la
discontinuité de l’existence. Seul, en effet, ce qui concerne l’existence
humaine peut connaître la crise : une éruption volcanique n’est pas une
crise. Kierkegaard reproche à la négativité hégélienne de n’être pas une
négativité véritable : dans la dialectique, tout est joué d’avance, la
dialectique est jeu d’avance. À l’Aufhebung bonhomme qu’il soumet au feu
de son ironie, il oppose le pathétique du saut, toujours effectué dans la
crainte et le tremblement. Le concept hégélien est peut-être patient, et il
travaille beaucoup, mais il ne souffre pas réellement. Le moment hégélien
n’est jamais pathétique : il suffit d’attendre qu’il passe. Le stade
kierkegaardien en revanche est toujours le résultat d’une conversion
effectuée dans un instant que rien ne prépare et qui ne prépare rien. De
l’esthétique à l’éthique, et de l’éthique au religieux — les trois stades de
l’existant — il n’y a nul développement, mais un bouleversement inouï.
Contre le pain dur de la philosophie, Kierkegaard lançait ses miettes.
Nietzsche mime la dispersion et la contradiction des forces en écrivant par
aphorismes. Le traité classique depuis le Discours de la méthode jusqu’au
Monde comme Volonté et comme représentation est un organisme qui se
pense comme le miroir du tout du monde. Pour Nietzsche, le monde est
intraitable, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être traduit dans un traité.
L’aphorisme est un cheminement, et non pas un voyage, ni même un
parcours. Une pensée dramatique aboutit toujours à une solution
satisfaisante parce qu’elle n’a jamais perdu l’unité de vue (elle n’a jamais
perdu de vue l’unité). Une pensée tragique3079., elle, prend acte de
l’irréductible dispersion du sens, de cette dissémination dont parlera
Jacques Derrida. La croix est un objet dialectique car elle réconcilie
transcendance et immanence. Dès La Naissance de la tragédie, Nietzsche
joue Dionysos le dépecé contre le Crucifié.
L’identité est une illusion, il n’y a que des différences et des différends. La
volonté de puissance n’est pas un pot commun dans lequel chacun irait
puiser à mesure de ses forces propres. Elle est un point d’intensité, une
différentielle de force, comme l’aphorisme est une différentielle de sens.
 
 
2. Une physique du discontinu
 
Nous savons désormais que l’hypothèse de Swift (toute puce a des puces,
lesquelles ont des puces, et cela jusqu’à l’infini) et qui reprenait le
raisonnement de Pascal sur l’infiniment petit, est burlesque. La vie s’arrête
et commence à la cellule. On ne peut pas la diviser à l’infini. La matière
non plus et même s’il est vrai que l’atome3080. ne mérite pas son nom, du
moins existe-t-il des particules élémentaires3081.. On appelle « loi de
discrétion des phénomènes » la loi cosmologique établie par l’école
néocriticiste et selon laquelle la continuité mathématique n’est pas
applicable aux phénomènes physiques : la réalité physique est constituée de
quantités discrètes. Cette thèse implique l’abandon de l’idée d’un
déterminisme absolu et universel — lequel suppose l’unité, la continuité et
la solidarité des phénomènes.
La physique quantique a imposé à l’échelle subatomique une
représentation résolument discontinuiste. Ni la matière (cela va de soi avec
le triomphe du modèle atomiste3082.), ni l’espace, ni le temps, ni même
l’énergie ne sont des réalités continues. Si un corps macroscopique comme
une boule de billard ou la terre change son énergie de manière continue, un
système microscopique ne peut posséder que certaines quantités
discontinues d’énergie appelées ses niveaux énergétiques particuliers. Le «
saut quantique » désigne la transition d’un état à un autre. L’énergie
associée à chaque fonction d’onde ou à chaque état stationnaire varie de
façon discontinue de l’un à l’autre. C’est cette séparation des états et des
énergies, traduite par l’intervention de nombres entiers dans les équations
qui caractérise la notion de quantum d’action3083..
La mécanique quantique a également mis fin à la spéculation d’une
divisibilité infinie des grandeurs physiques d’espace et de temps : l’espace
de Planck, le temps de Planck3084. sont des grains physiques qui ne
peuvent être davantage divisés que les points géométriques.
 
 
IV. LA COMPLÉMENTARITÉ
 
Le concept de complémentarité a été diffusé par Nils Bohr pour surmonter
l’aporie dans laquelle se trouvait la physique depuis le XVIIIe siècle au sujet
de la lumière lorsqu’elle croyait devoir choisir entre deux interprétations
exclusives. La dualité de l’onde et du corpuscule ne tombe pas sous le
principe de non-contradiction. On peut se demander si le débat entre
continu et discontinu ne rencontre pas une difficulté analogue à celle de la
physique classique à propos du phénomène particulier de la lumière. Mais
si le continu et le discontinu, au lieu de s’exclure mutuellement, doivent
être pensés comme coexistants, reste la question de savoir si cette «
complémentarité » doit être considérée objectivement au niveau
ontologique (on parlera alors d’une question d’échelle, par exemple la
continuité pourra décrire les phénomènes au niveau macroscopique et la
discontinuité les phénomènes au niveau microscopique) ou bien si elle
constitue un principe méthodologique universellement applicable.
S’il n’y avait que du continu, le changement serait impossible parce que
rien ne changerait, mais s’il n’y avait que du discontinu, le changement
serait impossible également car alors plus d’aucun substrat on ne pourrait
dire : il a changé. La dialectique du continu et du discontinu semble voisine
de celle de l’identité et de la différence. Qu’est-ce qu’une cause, sinon une
discontinuité ? Si tous les phénomènes coulaient de manière uniforme, plus
aucune cause ne serait assignable. La science serait alors réduite à une
simple phénoménologie ; elle dirait : c’est ainsi, sans jamais pouvoir
énoncer : voilà pourquoi les choses se sont passées ainsi. La critique
bergsonienne du langage a été évoquée mais c’est aussi parce qu’il y a du
continu (c’est-à-dire du stable, du permanent) que le langage est possible.
Une totale discontinuité eût affolé les signes.
De la perception visuelle on peut déduire aussi bien la continuité (les
choses sont contiguës) que la discontinuité (les formes se détachent les unes
sur les autres). La neurophysiologie associe la discontinuité (les neurones)
et la continuité (l’influx nerveux). Une accumulation lente suivie d’une
brusque décharge — tel est le caractère de notre physiologie. Ni les
battements du cœur ni la digestion ni la naissance ni la mort ne sont des
opérations continues. Le développement de l’organisme connaît à la fois
des phases continues (la croissance) et des modifications soudaines (les
mues). Loin de menacer la stabilité du vivant, la discontinuité la garantit.
Une petite molécule sert à la transmission nerveuse : la stimulation d’une
cellule nerveuse est un phénomène de tout ou rien (un signal est transmis ou
ne l’est pas, il n’existe pas de signaux d’intensité intermédiaire). Mais pour
que cet effet binaire ou « numérique » se transforme en effet gradué ou «
analogique »3085., il faut que la cellule nerveuse stimulée émette un signal
chimique. Cette conjonction est habituelle aux systèmes physiques : si la
vitesse d’un véhicule varie de manière continue, le changement de vitesse,
lui, est commandé par des discontinuités3086..
C’est à cause de la difficulté, voire de l’impossibilité à penser comme
coexistants le continu et le discontinu que les Mégariques, disciples de
l’école éléate (pour laquelle, selon la leçon de Parménide, c’est tout un
qu’être et que penser) ont inventé les sophismes du tas3087. et du
chauve3088.. Une variation continue, insensible, peut sur le long terme se
traduire en catastrophe. La tectonique des plaques montre qu’un
tremblement de terre (une catastrophe au sens empirique) résulte d’un
processus très lent et graduel, à très long terme : la discontinuité est
produite par la continuité.
Dans La Science de la Logique, Hegel présente la quantité comme l’unité
de la continuité et de la discontinuité (discrétion). L’antinomie de la
divisibilité infinie de l’espace, du temps et de la matière consiste, aux yeux
de Hegel, en ce qu’on est contraint d’admettre la discrétion aussi bien que
la continuité. La transformation de la quantité en qualité (l’exemple
canonique étant l’eau qui ayant subi une diminution progressive de
température se change brusquement en glace) sera interprétée par Engels
comme une « loi dialectique » que plus tard le marxisme officiel appliquera
à la pratique révolutionnaire.
Le tableau de Mendeleïev constitue un triomphe de la continuité sous la
discontinuité qu’énonce la loi périodique : les propriétés des corps simples,
comme les formes et les propriétés des combinaisons sont une fonction
périodique de la grandeur du poids atomique. Citant André Lalande (« la
sérialité peut être considérée comme un cas particulier de la continuité »),
Bachelard écrit à propos de la classification de Mendeleïev : « Il semble
(…) que la continuité d’un ordre transcende la discontinuité des faits au
point qu’on pourrait parler de la continuité d’un discontinu bien ordonné
»3089..
Même le sautillement du moineau peut être vu comme un mouvement
continu. Et si la mécanique quantique a imposé une conception
discontinuiste de la réalité physique à l’échelle subatomique, la théorie de la
relativité est une théorie continuiste à l’échelle de l’univers (c’est elle qui a
popularisé l’expression de continuum spatio-temporel).
La distinction faite par Fernand Braudel entre les différentes histoires —
une très lente, incrustée dans le sol et le climat, une moyenne, structurale,
inscrite dans les civilisations et une rapide, insérée dans les événements —
conduit à admettre la coexistence des deux niveaux de réalité, continu et
discontinu en histoire. De même qu’une tempête en surface peut surmonter
un calme étrange dans les profondeurs de l’océan, de même une crise
brutale (guerre ou révolution) peut recouvrir le fil continu des générations,
des gestes et des croyances. La chronologie elle-même est une synthèse de
continuité temporelle (elle est une ligne) et de discontinuité événementielle
(elle comprend un certain nombre de points-repères, les dates).
En mathématiques, le calcul infinitésimal conduit à concevoir le
mouvement comme un continu discret. On sait engendrer une fonction
continue à partir d’une structure discontinue. Dans la plupart des secteurs
de la recherche mathématique contemporaine, les points de vue algébriques
et topologiques s’associent : d’une part les objets étudiés sont souvent
définis au moyen d’une intrication de notions topologiques et algébriques,
d’autre part certaines constructions permettent aux problématiques des deux
domaines de passer l’une par l’autre (la topologie algébrique et la géométrie
algébrique qui se sont constituées au XXe siècle illustrent cette synthèse).
Ces interférences peuvent être interprétées de deux manières : ou bien
comme une présomption en faveur de l’idée que la topologie et l’algèbre,
l’analyse et l’algèbre, le continu et le discret sont la même chose, ou bien
comme la manifestation du fait que la tension entre le continu et le discret
est féconde, se prête à d’autant plus de constructions synthétiques que ces
termes sont profondément hétérogènes.
Les électrons sont à la fois corpusculaires, discontinus (on peut les
compter) et ondulatoires. Le moiré, phénomène d’optique géométrique bien
connu des techniciens, illustre bien la coexistence de motifs microscopiques
et discrets gravés sur deux films et du motif macroscopique continu
résultant de la superposition des films. L’art a souvent réalisé cette synthèse
du continu et du discontinu : dans l’opéra, le langage gouverné par la
discontinuité des mots est sublimé par le chant (aidé par l’orchestre) qui lui
superpose sa continuité. Le cinéma, qui a servi à Bergson de métaphore
pour exprimer la discontinuité spatialisante de l’intelligence, est une
technique particulièrement habile de synthèse, à la fois du côté de la
machine et de celui de l’œil, c’est-à-dire du cerveau.
Les neurologues attribuent au mode de fonctionnement par impulsion de
notre cerveau notre relative inaptitude à penser le continu et à notre façon
de traiter le signal notre tendance à penser plutôt par disjonction plutôt que
par conjonction. Alors que dans l’imaginaire et le réel, il existe un seuil,
une marge, une continuité, dans l’ordre symbolique, tout élément vaut
comme opposé à un autre. Le signe a un caractère discret, ce qui ne
l’empêche pas d’en imposer3090.. Le réel (continu) est irréductible au
symbolique (discontinu).
La continuité a également un sens politique (que l’on songe seulement à la
continuité du fonctionnement de l’État) et social (le « métier » exalté en «
carrière ») qui peut-être est en train de disparaître. Les États tiennent de
moins en moins leur parole et les techniques nouvelles développent une
normalité d’un travail à la fois intermittent et discontinu3091.. Or un monde
discontinu est à la fois plus inquiétant et plus complexe. Le discontinu
n’appelle pas seulement une manière de penser, mais également une façon
de vivre.
 
*
 
Voir aussi
 
L’analyse. La catastrophe. Le changement. La création. La dialectique.
L’événement. L’histoire. L’identité. L’infini. La matière. La naissance.
L’origine. La quantité. La révolution. Le singulier.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, Physique, V et VI, trad. Henri Carteron, Les Belles Lettres, 1986.
G.W. Leibniz, — Nouveaux essais sur l’entendement humain, GF-Flammarion, 1990, p. 41-44.
— lettre du 16 octobre 1707 in F. Burbage et N. Chouchan, Leibniz et l’infini, PUF, 1993, p. 122-124.
E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 436-438, trad. fr., Œuvres philosophiques I, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1259-1261.
G.W.F.Hegel, La Science de la logique I, La doctrine de l’Être, trad. fr., Aubier-Montaigne, 1972, p.
168-169 et 184-188.
A.-A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances, chapitre XIII et XIV, Vrin, 1975.
H. Bergson, Matière et mémoire, Œuvres, PUF, 1970.
Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse, « Champs », Flammarion, 1968.
Lilian Silburn, Instant et cause. Le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde, De Boccard,
1989.
R. Hooykaas, Continuité et discontinuité en géologie et en biologie, trad. R. Pavans, Seuil, 1970.
J. Cavaillès, Philosophie mathématique, Hermann, 1984.
A. Lautman, Essai sur l’unité des mathématiques, UGE, 1977.
2997 G.W. Leibniz, Essais de théodicée, GF-Flammarion, 1990, p. 29.
2998 Il y a davantage qu’une nuance entre « continûment » qui signifie sans interruption et «
continuellement » qui signifie qui se répète. La répétition, en effet, implique l’interruption.
2999 Il existe ainsi une articulation de l’espace et du temps hors mouvement, comme le chantait
magnifiquement Charles Péguy : « C’est la nuit qui fait un long tissu continu,/Un tissu continu sans
fin où les jours ne sont que des jours./Ne s’ouvrent que comme des jours./C’est-à-dire comme des
trous,/Dans une étoffe où il y a des jours. (…). Ces jours ne sont jamais que des clartés./Douteuses, et
toi, la nuit, tu es ma grande lumière sombre » (C. Péguy, Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu,
Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957, p. 662 et 664).
3000 Comme tout adjectif substantivé (le vrai par rapport à la vérité, le beau par rapport à la
beauté...), le continu englobe la continuité à titre d’application ou de cas particulier.
3001 Vu de loin, le sable constitue une plage continue, inversement, vue de très près, l’eau de la
mer est constituée de molécules séparées.
3002 Aristote, Physique, V, 227 a 10-12, trad. Henri Carteron, Les Belles Lettres, 1986. En grec, «
sunékhès », qui signifie « continu », vient de « sunékhein », qui veut dire « tenir avec », et qui a été
traduit en latin par « contenere » (d’où vient notre « contenir » et d’où est issu « continuum »).
Charles Peirce en tirera son « synéchisme » (voir infra).
3003 Aristote, Physique, I, 185 b 10.
3004 Aristote, Physique III, 200 b 18-20, trad. H. Carteron, Les Belles-lettres, 1966, p. 89.
3005 Aristote, Physique VI, 232 b 24-25.
3006 E. Kant, Leçons de métaphysique, trad. M. Castillo, Librairie Générale Française, 1993, p.
165.
3007 Ibid., p. 204.
3008 Ibid., p. 210.
3009 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1968, p. 183.
3010 Voici la définition de Cauchy de la fonction continue : « La fonction f(x) restera continue par
rapport à x entre des limites données si, entre ces limites, un accroissement infiniment petit de la
variable produit toujours un accroissement infiniment petit de la fonction elle-même ».
3011 D. Hume, Traité de la nature humaine I, trad. P. Saltel, GF-Flammarion, 1995, p. 270-271.
3012 Voir infra le sens de l’opposition entre pythagorisme et éléatisme.
3013 F. Jullien, Figures de l’immanence, Grasset, 1993, p. 175.
3014 Le Yi King figure le yang par un trait continu, et le yin par deux petits traits séparés par un
vide.
3015 Dit « analyse infinitésimale » ou, plus simplement, « analyse ».
3016 D’où l’expression de « calcul des fluxions » appliquée alors à l’analyse.
3017 Newton ne considérait pas les grandeurs mathématiques comme engendrées par juxtaposition
de toutes petites parties mais par le mouvement continu de points, les surfaces par le mouvement de
lignes, les solides par le mouvement des surfaces, les angles par la rotation de leurs côtés etc.
Considérant que les grandeurs qui croissent dans des temps égaux sont plus grandes ou plus petites, il
cherchait une méthode pour déterminer les grandeurs d’après les vitesses des mouvements ou
accroissements qui les engendrent et nommera fluxions les vitesses de ces mouvements ou
accroissements.
3018 Indifférente aux quantités, seulement attentive aux relations d’ordre, la topologie montrera la
parenté entre deux objets aussi différents qu’un pneu ou une chope de bière (les deux n’ont qu’un
seul trou, on peut donc passer de manière continue de l’un à l’autre), et l’hétérogénéité entre une
chope de bière et une monture à lunettes.
3019 L’ensemble des réels est un corps topologique connexe.
3020 On appelle groupe de Lie un groupe continu de transformations. Un carré n’a que huit
symétries différentes, quatre rotations et quatre symétries par réflexion ; son groupe de symétries est
donc fini et d’ordre huit, mais certains objets tels que le cercle et la sphère ont une gamme continue
de symétries.
3021 Voir L’infini.
3022 « Si l’on fait abstraction de la continuité de la correspondance entre deux ensembles continus,
il n’y a pas de différence essentielle entre les ensembles continus à une dimension et les ensembles
continues à deux (ou trois) dimensions, entre les fonctions d’une variable et les fonctions de plusieurs
variables », écrit Cantor (cité par L. Brunschvicg, Les Étapes de la philosophie mathématique,
Blanchard, 1972, p. 389).
3023 Puisque un ensemble contient 2n parties (n correspondant au nombre de ses éléments), il
existe nécessairement d’autres infinis que le dénombrable et le continu. Quelle que soit la finitude
d’un ensemble, on peut toujours en construire un autre qui soit d’une infinitude supérieure. Il existe
une infinité d’infinis.
3024 L’énonciation mathématique de la puissance du continu est la suivante : 2 puissance aleph 0
est égal à aleph 1 (voir L’infini).
3025 Voir La catastrophe.
3026 La perception des couleurs illustre cette synthèse : nos yeux voient comme discrètes des
réalités qui passent continûment de l’une à l’autre. On peut figurer l’ensemble des couleurs soit
comme un segment (correspondant à la lumière visible) découpé en bandes distinctes (ce sont celles
de l’arc-en-ciel) ou bien comme l’aire d’un cercle à l’intérieur duquel les différentes couleurs
semblent insensiblement se transformer les unes dans les autres. Du premier point de vue, le rouge (la
longueur d’onde la plus grande) est aux antipodes du violet (la longueur d’onde la plus petite). Du
second point de vue, ces deux couleurs se touchent et passent de l’une à l’autre.
3027 Les équations différentielles seront l’outil privilégié de la physique du continu.
3028 Du moins la philosophie occidentale, car l’Inde et la Chine ont tôt admis la réalité du vide
(voir La matière).
3029 Voir Le vivant.
3030 Kant disait que la recherche d’une continuité entre les genres et les espèces trace la voie d’une
unité naturelle systématique.
3031 Scala naturae en latin.
3032 Débat analogue en géologie. L’uniformitarisme, qui aura gain de cause contre le
catastrophisme de Cuvier, est un principe et une conception défendus par Charles Lyell : les causes
aujourd’hui actives à la surface du globe ont toujours eu la même puissance. L’uniformitarisme est
une application et un approfondissement dans le domaine géologique de l’actualisme fondé sur le
principe analogique de constance des lois naturelles (les causes ayant déterminé jadis le
développement d’un phénomène physique doivent avoir été les mêmes que celles qui sont
actuellement observables). Ce principe touche des phénomènes non répétables en laboratoire.
3033 Au catastrophisme de Cuvier s’opposait au début du XIXe siècle le gradualisme selon lequel
les extinctions des espèces n’avaient pas été brutales mais graduelles.
3034 Voir La catastrophe.
3035 En chirurgie, on distingue l’amputation dans la continuité (celle dans laquelle on scie l’os
après la section des chairs) et l’amputation dans la contiguïté (celle dans laquelle on sépare les os
après avoir tranché les liens qui les unissent aux articulations).
3036 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, 1966, p. 37.
3037 Les jeunes Spartiates chantaient à l’adresse de leurs aînés : « Nous sommes ce que vous fûtes
; nous serons ce que vous êtes ».
3038 Voir Le capitalisme. En stratégie militaire, à la défense de la ligne ou du front continu
s’oppose la trouée décisive. La guérilla est née (en Espagne, où elle a trouvé son nom, contre
Napoléon) de la découverte de l’efficacité tactique des opérations ponctuelles.
3039 M. Foucault, « Réponse au cercle d’épistémologie », Cahiers pour l’analyse n° 9, été 1968,
Seuil, p. 11.
3040 Voir infra.
3041 Pour Descartes, la conscience est en continuelle activité (« l’âme pense toujours »). Mais cela
n’implique pas une absence de rupture : « Celui qui dort et songe ne peut pas joindre et assembler
parfaitement et avec vérité ses rêveries avec les idées des choses passées, encore qu’il puisse songer
qu’il les assemble » (Réponse aux Troisièmes objections, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1953, p. 420).
3042 Peirce appelait synéchisme la tendance de la pensée philosophique à insister sur l’idée de
continuité. Herbart a forgé le terme de « synécologie » pour désigner la science du continu dans
l’espace et dans le temps.
3043 Voir La causalité.
3044 Voir le premier des Trois essais sur la sexualité.
3045 Voir La connaissance et La science.
3046 On parle de réalisme convergent pour désigner la théorie d’une croissance du savoir par
addition de nouvelles vérités aux anciennes et par précision des énoncés scientifiques déjà
disponibles.
3047 Les théories en vigueur subissant parfois des refontes théoriques massives, comme avec les
changements de paradigme étudiés par Thomas Kuhn.
3048 Dans L’Archéologie du savoir, Foucault entend donner « une théorie générale de la
discontinuité, des séries, des limites, des ordres spécifiques, des autonomies ».
3049 Celle de Georges de La Tour en est une éclatante illustration.
 
3050 De l’anglais « digital » que l’on a rendu par « numérique ».
3051 Voir L’infini.
3052 Aristote, Physique VI, 231 a-b, op. cit., p. 39.
3053 L’intermédiaire est le terme qui précède le terme extrême pour une chose qui change ou qui se
meut de façon continue. Il y a évidemment circularité logique entre les définitions données par
Aristote, le point fixe étant représenté par le mouvement conçu de manière non relativiste comme
l’opposé absolu du repos (qui représente la discontinuité, l’interruption du mouvement).
3054 Physique V, 228 a.
3055 Physique VI, 231 a 22 ; Métaphysique X, 1068 b 27 et 1069 a 6 ; Physique V 227 a 11 sqq.
3056 G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain III, 6, GF-Flammarion, 1990, p.
247-248.
3057 G.W. Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine, trad. M. Fichant, Vrin, 1991, p. 35.
3058 C’est pour obéir à un implicite principe de continuité que Thomas d’Aquin pensait comme
nécessaire l’existence des anges : sans eux, la distance infinie entre l’homme et Dieu n’eût pas été
comblée, un vide infini eût été incompatible avec la perfection de la création.
3059 Bertrand Russell distingue trois types de continuité chez Leibniz : la continuité spatio-
temporelle, la continuité des cas et la continuité des existences actuelles, ou des formes. Le second
type seul correspond au principe de continuité. Russell en traite brièvement comme d’un élément
extrinsèque à la philosophie leibnizienne : « C’est là proprement un principe mathématique et qui fut
employé comme tel par Leibniz avec grand profit contre la mathématique cartésienne, en particulier
contre la théorie cartésienne du choc » (B. Russell, La Philosophie de Leibniz, trad. fr., Félix Alcan,
1908, p. 71). Une thèse difficile à soutenir si l’on considère les multiples usages du principe de
continuité dans le système, dans l’univers physique, dans la théorie de la connaissance, dans la
psychologie et dans la métaphysique (la monadologie).
3060 Le mathématicien Poncelet appellera principe de continuité en un sens tout différent de celui
de Leibniz le principe en vertu duquel un résultat peut être généralisé : ce qui est vrai d’une quantité
réelle doit l’être d’une quantité imaginaire, ce qui est vrai de l’hyperbole dont les asymptotes sont
réelles doit être vrai de l’ellipse dont les asymptotes sont imaginaires etc.
3061 C’est à partir d’une même intuition que Maupertuis (Système de la nature, 1754) considérera
que la sensibilité est contenue dans la plus petite partie de matière.
3062 Voir L’identité.
3063 « Selon le nombre ».
3064 G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, op. cit., p. 43.
3065 G.W. Leibniz, Le Système nouveau de la nature, GF-Flammarion, 1994, p. 68.
3066 Ibid., p. 69.
3067 G.W. Leibniz, Essais de théodicée, GF-Flammarion, 1969, p. 234.
3068 Voir La nature.
3069 Elle a une « ombre de bien-être et de malaise » écrira Schopenhauer de la plante (Le Monde
comme Volonté et comme représentation, § 22).
3070 Voir Le changement.
3071 H. Bergson, Matière et mémoire, Œuvres, PUF, 1970, p. 277.
3072 Voir Le mythe.
3073 Voir La fête.
3074 Voir Le nombre.
3075 Voir La matière.
3076 Le « clinamen » de Lucrèce traduit un mot grec.
3077 Voir L’individu.
3078 Voir L’analogie.
3079 Voir Le tragique.
3080 Il signifie en grec « ce qui ne peut pas être coupé ».
3081 De même, la physiologie et la psychologie modernes ont donné tort à Leibniz : il existe des
seuils de perception.
3082 Le mouvement brownien est considéré comme l’une des meilleures preuves expérimentales
de la structure discontinue de la matière.
3083 En 1900, Max Planck étudie le rayonnement émis par les corps chauffés. Il entend expliquer
les résultats des mesures, c’est-à-dire la densité d’énergie rayonnée en fonction de la fréquence du
rayonnement émis (sa couleur). Les calculs classiques ne rendent pas compte de la répartition
observée. Max Planck postule alors que les échanges d’énergie entre les objets chauffés se font par
paquets, les quanta. La « constante de Planck (symbolisée par h) est une constante de
proportionnalité reliant l’énergie et la fréquence. Alexandre Kojève a traduit par « atome d’action »
le Wirkungsquantum de Max Planck (L’Idée du déterminisme, Librairie Générale Française, 1990, p.
35).
3084 La longueur de Planck est égale à 10-33 cm, le temps de Planck, à 10-43 seconde.
3085 Norbert Wiener considérait que si l’analogique et le digital peuvent être considérés comme
équivalents ou convertibles du point de vue technique, il faut néanmoins accorder une sorte de
priorité ontologique au signal continu. L’idée était que les états digitaux et discrets correspondent aux
états d’équilibre des systèmes dynamiques. La plupart du temps le système se trouve à l’état
d’équilibre et demeure insensible aux petites variations continues. Mais si les variations dépassent un
certain seuil, alors le système change brusquement d’état. Le comportement numérique d’un système
est donc le résultat d’une dynamique sous-jacente d’ordre continu.
3086 La physique utilise des « groupes de renormalisation » pour les passages du continu au
discontinu et du discontinu au continu.
3087 Dit également « sorite », ce raisonnement consiste à se demander si un tas de blé reste encore
un tas lorsque l’on enlève un grain. Si l’on répond oui, on réitère la question ainsi que l’opération —
jusqu’au dernier grain — lequel devrait encore constituer un tas en vertu de la majeure accordée au
départ. Cet argument prouve l’impossibilité d’analyser les notions qualitatives ainsi que le caractère
arbitraire de l’opposition quantitative du peu et du beaucoup et de l’opposition entre la quantité
(changement de degré) et la qualité (changement de nature). Le sorite est un paradoxe du flou. La
moderne logique du flou traite de ce type de paradoxes.
3088 Formellement analogue au sophisme du tas, le sophisme du chauve, présenté par le Mégarique
Eubulide de Milet (IVe siècle avant Jésus-Christ) montre que l’infini potentiel n’engendre pas moins
de paradoxes que l’infini actuel, contrairement à ce que croyait Aristote. Un cheveu est ôté à la tête
d’un homme puis un autre puis encore un autre. Si l’on doit attendre l’arrachage du dernier cheveu,
personne n’est chauve, car tout le monde a au moins un cheveu. Si par ailleurs, on est chauve tout en
ayant des cheveux, à partir de quel cheveu retiré le devient-on ?
3089 G. Bachelard, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, Vrin, 1973, p. 227.
3090 Le signe signifie par oui ou par non, tout ou rien. Une femme ne dira pas : « je suis un petit
peu enceinte ».
3091 La moitié des actions des cadres ne durent pas plus de neuf minutes en continu. Le temps de
travail est aujourd’hui très fragmenté et sans cesse interrompu. Cela dit, les bergers ne regardaient
pas leur mouton avec une égale attention douze heures durant.
32. La contradiction
 
 
 
Dans son ouvrage, renié plus tard, La Mentalité primitive, Lucien Lévy-
Bruhl voyait dans l’indifférence à la contradiction le signe distinctif de la
mentalité primitive, qu’il nommait « prélogique » pour cette raison. La
contradiction est une catégorie de la dialectique — que celle-ci soit prise
dans son usage péjoratif (une logique inférieure) ou dans son usage positif
(une logique intégrant la puissance affirmative de la négation)3092..
Dans les Topiques3093., Aristote définit le problème philosophique
comme une interrogation sur une contradiction apparemment inévitable.
Épictète disait que le commencement de la philosophie est le sentiment du
conflit des hommes entre eux. Le paradoxe, qui manifeste un conflit de la
raison, et le scandale, qui manifeste un conflit de valeurs, sont des
contradictions qui contraignent la pensée à intervenir3094.. En méditant sur
la chimère qu’est l’homme, Pascal plaçait la contradiction au cœur de
l’existant humain. La contradiction, en effet, ne laisse pas la conscience
inerte. Elle la place devant l’exigence d’un choix, d’une solution ou d’une
esquive. Si la philosophie est « fille de l’étonnement », c’est qu’elle naît de
la contradiction. C’est aussi le spectacle de la contradiction qui a donné
naissance au scepticisme (lequel y voyait le signe le plus probant de
l’absence d’un bien et d’un vrai indiscutables)3095., que toutes les autres
écoles philosophiques ont traité en adversaire capital.
Mais où se situe la contradiction ? G.E. Moore disait que si l’un affirme
qu’il aime les huîtres et que l’autre affirme qu’il ne les aime pas, nous ne
sommes pas en présence d’une contradiction. Il y aurait en revanche
contradiction si l’un affirme que quelque chose est juste et que l’autre
soutient le contraire. Pour qu’il y ait contradiction, il faut que les discours
soient, sinon mis ensemble, du moins rapprochés.
La contradiction est une opposition d’un certain genre : les contraires et
les contradictoires sont, en effet, opposés de manière différente. Cela dit,
dans la pensée dialectique moderne, c’est le terme de contradiction qui
acquiert l’extension du genre, l’opposition étant ravalée au rang d’espèce.
Chez Hegel et chez Marx, par exemple, les oppositions sont des
contradictions. Pour clarifier les problématiques, le mieux est de tenir
compte des usages de la langue commune.
L’opposition (du latin oppositio, obstacle, contraste, antithèse, du verbe
opponere, placer devant) signifie : a) au sens premier, une réplique ayant
caractère d’objection ; b) au sens physique : soit la position matérielle d’une
chose vis-à-vis d’une autre, face à une autre ou de deux mobiles qui
s’écartent ou se rapprochent d’un même point ; soit la contrariété entre deux
choses, le contraste (on parle ainsi de l’opposition de l’ombre et de la
lumière dans un tableau)3096. ; c) au sens logique : soit l’ensemble des
relations pouvant exister entre deux termes corrélatifs (exemple :
contenant/contenu), contraires (vrai/faux), ou contradictoires (vrai/non vrai)
; soit l’ensemble des relations pouvant exister entre deux propositions qui,
ayant même sujet et même attribut, diffèrent soit en quantité, soit en qualité,
soit en quantité et en qualité à la fois3097.. Opposition est un terme
générique : la contrariété, la contradiction, la subcontrariété3098. et la
subalternation sont des espèces différentes d’opposition. Les oppositions
logiques sont au nombre de quatre : deux propositions différant en qualité
sont dites contraires si elles sont universelles, subcontraires si elles sont
particulières ; deux propositions différant en quantité sont dites subalternes ;
deux propositions différant en quantité et en qualité sont dites
contradictoires3099.. Enfin, d) au sens pratique : soit la différence radicale
dans les manières de voir ou d’éprouver entre deux personnes ou deux
partis (ici opposition est synonyme d’antagonisme) ; soit l’obstacle, la
résistance, l’hostilité, l’empêchement apporté à une action3100. ; soit enfin
au sens politique, l’ensemble des forces politiques qui ne participent pas au
gouvernement ou le combattent activement.
Un opposé est une chose directement et absolument contraire à une autre.
Les opposés peuvent être matériels (comme les acides et les bases en
chimie, qui ont des propriétés contraires) ou idéels (comme le vrai et le
faux). Aristote appelle opposés (antikeïména) : a) les termes relatifs l’un à
l’autre (comme double et moitié) ; b) les termes contraires (comme blanc et
noir) ; c) les termes qui expriment la privation et la possession d’un même
caractère ; d) les termes dont l’un affirme ce que l’autre nie3101.. C’est
cette dernière opposition qui constitue la catégorie.
La contradiction (du latin contradictio, de contra, contre et dictio, action
de dire) est : a) l’action d’opposer à un pouvoir une autorité, une force ou
un discours contraires (« apporter la contradiction ») ; b) l’action de se
mettre soi-même en opposition avec ce que l’on a dit ou fait (« les
contradictions d’un accusé ») ; c) l’opposition logique entre deux termes (A
et non-A) ou entre deux propositions dont la seconde nie ce que la première
affirme (« le Soleil tourne autour de la Terre »/  « le Soleil ne tourne pas
autour de la Terre »). Alors que deux propositions contraires ne diffèrent
que par la qualité (« ceci est blanc/ceci n’est pas blanc »), deux propositions
contradictoires s’opposent à la fois par la qualité et par la quantité (« tous
les hommes sont blancs »/« quelques hommes ne sont pas blancs »). Les
propositions contradictoires ne peuvent pas être toutes les deux vraies ni
toutes les deux fausses3102.. Si l’une est vraie, l’autre est fausse ; si l’une
est fausse aussi, l’autre est vraie3103.. C’est en cela que la contradiction
possède une certaine fécondité logique — à la différence de la contrariété.
Entre l’universelle affirmative et la particulière négative, il n’y a pas de
milieu ; de même, entre l’universelle négative et la particulière affirmative.
S’il est faux de dire par exemple que tous les hommes sont bons, il s’ensuit
nécessairement qu’un au moins ne l’est pas, car entre tous et tous moins un,
il n’y a pas de milieu.
« Contradictoire » signifie également : qui contient une contradiction ; une
proposition contradictoire, qui affirme comme vraie une proposition fausse,
est une proposition dont les deux termes s’excluent, elle est la négation du
principe d’identité (comme 3=4). Par opposition à l’énoncé identique ou
tautologique, nécessairement vrai, l’énoncé contradictoire est
nécessairement faux. Alors que le premier renvoie au nécessaire, le second
renvoie à l’impossible.
Pour qui concerne le contraire, le terme signifie : a) qui s’oppose à, qui
diffère totalement ; au sens matériel, qualifie les extrêmes d’un même genre
(comme blanc et noir, bon et mauvais) ; b) de direction opposée (« vents »,
« courants contraires ») ; c) au sens pragmatique, défavorable, voire
nuisible (la drogue est contraire à la bonne santé) ; d) au sens formel,
qualifie en logique deux propositions universelles opposées, l’affirmative
(tous) et la négative (aucun)3104.. « Tout homme est juste »/  « aucun
homme n’est juste » sont des propositions contraires. Si l’une des
propositions contraires est vraie, l’autre est fausse car elles s’excluent
mutuellement mais la fausseté de l’une n’entraîne pas la vérité de l’autre.
Alors que deux propositions contradictoires ne peuvent être ni vraies ni
fausses en même temps, deux propositions contraires ne peuvent être vraies
toutes les deux mais peuvent être l’une et l’autre fausses3105. (un oiseau
n’est pas ou bien blanc ou bien noir, une proposition peut être ni vraie ni
fausse)3106.. La vérité peut résider dans les propositions particulières («
Tout homme est juste » est faux, « Aucun homme n’est juste » est faux
aussi, il est vrai en revanche que quelques hommes soient justes). On
appelle contrariété en logique l’opposition entre choses (phénomènes,
termes, propositions) contraires. Alors que la contradiction fait signe vers
une nécessaire alternative, la contrariété est l’expression d’une
incompatibilité.
La multitude de ces usages, on le voit, fait à la fois l’équivoque et la
richesse de ces notions. Les controverses qui ont animé la philosophie
depuis vingt-cinq siècles y sont en partie contenues. La contradiction est-
elle une action (dire le contraire de ce qu’a dit quelqu’un) ou bien un fait (la
coexistence de deux actions, ou bien de sentiments, ou bien de deux idées
qui s’opposent) ? Quelles relations y a-t-il entre les opposés et les
contradictoires ? Bien des conceptions du monde reposent sur les couples
d’opposés ou de contraires dont il est difficile de dire que ce sont des
contradictoires : ainsi l’univers pythagoricien s’organise-t-il en grandes
oppositions à partir du limité et de l’illimité, et du pair et de l’impair. Dans
le Yi King, l’hexagramme symbolisant l’opposition (k’ouei) est formé du
trigramme symbolisant la flamme surmontant le trigramme symbolisant le
lac3107.. Mais le taoïsme pense la relation des opposés ou des contraires
non pas sur le mode de la contradiction mais sur celui de l’alternance. Yin
et yang ne s’opposent pas3108. ; dans le Tao, tous les contraires se
résorbent. En Chine, la contradiction n’est pas perçue comme la position
arrêtée de deux éventualités mutuellement exclusives, mais comme une
alternative qui met en jeu deux possibilités. Cela dit, si les cultures non
occidentales ne semblent pas avoir fait de la contradiction le mal logique
absolu3109., cela ne signifie pas qu’elles l’aient ignorée, ni a fortiori
cultivée. Même lorsqu’il n’est pas développé formellement, le principe de
non-contradiction a une validité implicite dans toutes les sociétés
humaines3110..
Il est le fait que la pensée occidentale est plus tragique, en ce sens qu’elle
a mis en scène ses propres conflits. Hegel dit de la pensée non
spéculative3111. qu’elle éprouve devant la contradiction un sentiment
d’horreur3112.. La prétention du discours à la vérité fait de la contradiction
un négatif à éliminer. Wittgenstein remarquait que les mathématiciens ne
craignent jamais qu’une chose « une chose qui est pour eux une sorte de
cauchemar — la contradiction » et s’étonnait qu’ils ne craignent pas du
tout, en revanche, la tautologie « bien que la contradiction ne soit pas pire
»3113.. La contradiction est en effet devenue bien plus qu’une faute logique
: une figure de l’impensable. Mais de la confrontation entre Parménide qui
identifiait la contradiction à l’impossible et à l’impensable, et Héraclite qui
y voyait la loi universelle de l’être et de la pensée, est issue une bonne part
de la philosophie occidentale. Que l’horreur de la contradiction puisse aussi
avoir une vertu — voilà de quoi susciter la spéculation. Les grandes
découvertes en mathématiques ont d’abord été perçues comme des
contradictions — que ce soient les nombres irrationnels3114., les nombres
imaginaires3115., ou l’arithmétique du transfini3116.. Peut-être est-ce là le
trait principal : la contradiction est ce qui contraint la pensée à réagir. Avec
la dialectique, elle ne sera même plus le malheur de la connaissance, mais
sa chance. Reste la question de savoir à quel domaine ou à quel monde la
contradiction appartient : à celui du discours ? à celui de la pensée ? ou à
celui de la réalité extérieure elle-même ? Et s’il n’y a de contradiction que
dans et par la pensée, à quel niveau se situe-t-elle ? Nombre de logiciens
considèrent que la contradiction ne saurait exister qu’entre des énoncés, et
non entre des concepts (à la différence des jugements contradictoires
mutuellement exclusifs, les concepts ne rendent pas impossibles les
concepts contraires)
Pour la clarté didactique de l’exposé, on distinguera la contradiction
logique, la contradiction ontologique, et la contradiction onto-logique, qui
réalise la synthèse des deux précédentes.
 
 
I. LA CONTRADICTION LOGIQUE
 
Le Fragment VII de Parménide peut être considéré comme la toute
première expression historique du principe de contradiction : « Non, jamais
sous le joug de ce qui n’est pas ne se soumettra l’être »3117.. Cette formule a
une valeur indissociablement logique et ontologique — c’est la même
chose, dit un autre célèbre fragment de Parménide, que l’être et le pensée.
C’est à partir de ce principe d’identité posé comme un absolu par les
Éléates, que certains sophistes ont prétendu la prédication, et donc la
contradiction impossible (thèse connue sous le nom de « paradoxe
d’Antisthène »3118.). À la suite de Platon, Aristote établira non seulement
la possibilité de la contradiction, mais l’impossibilité de sa vérité.
Dans le dialogue platonicien qui porte son nom, Euthydème prend appui
sur l’équivalence de l’être et du penser pour soutenir que la contradiction
est impossible : dire, en effet, c’est toujours dire ce qui est, donc dire vrai.
Par conséquent il est impossible de dire faux, de dire ce qui n’est pas3119..
Lorsque deux personnes s’entretiennent entre elles, ou bien elles parlent de
la même chose, et disent la même chose, ou bien elles ne parlent pas de la
même chose.
Si Platon revient à plusieurs reprises sur ce sophisme, c’est parce qu’il est
troublé par lui. Une Idée, en effet, ne peut être négative ni absente. Et
pourtant, il est nécessaire de conserver ce qui peut-être représente
l’opposition la plus importante pour Platon : celle du sophiste et du
philosophe3120.. Dans Le Sophiste, précisément, Platon soutient que le
discours faux est bien un discours sur quelque chose.
Le scepticisme, quant à lui, jouera à l’inverse sur le langage en montrant
que la contradiction est omniprésente — l’impossibilité de déterminer un
critère en faveur de l’une ou de l’autre thèse devrait aboutir à la conclusion
de l’impossibilité de la vérité. Platon comme après lui Aristote suppose que
le sceptique est de mauvaise foi, ou qu’il ne comprend pas ce qu’il dit3121..
Contre le relativisme de Protagoras, Platon met en évidence ce que les
logiciens modernes appelleront autocontradiction pragmatique ou
performative : les présupposés logiques et linguistiques de l’énoncé
sceptique ruinent celui-ci.
La problématique de la contradiction est née dans la Grèce antique avec
les conflits politiques que les cités démocratiques ont été les premières à
connaître, ainsi qu’avec la pratique de la réfutation, juridique avant d’être
philosophique. Dans Le Sophiste3122., Platon énonce qu’une réfutation doit
porter sur l’assertion d’une même chose à propos des mêmes objets et en
même temps, posant ainsi les jalons du futur principe de non-contradiction.
Dans La République, il affirme à propos de l’âme qu’il est évident que le
même ne consentira pas en même temps à produire ou à subir les contraires
selon le même et relativement au même3123., ce qui correspondait
également à une formulation implicite du principe de non-contradiction.
 
 
1. La théorie aristotélicienne de la contradiction
 
Dans les Réfutations sophistiques3124., Aristote définit la réfutation
comme la contradiction d’un attribut unique et identique non pas d’un mot
mais d’une chose, non pas d’un mot synonyme mais du même. Elle découle
avec nécessité des prémisses concédées et s’effectue selon le même point de
vue, par rapport à la même chose, de la même manière et dans le même
temps. La réfutation est un syllogisme de la contradiction. L’analyse
aristotélicienne du contenu logique des dialogues platoniciens les réduit à
des discussions. Plus tard la scolastique, n’y reconnaissant qu’un exercice
d’école, les transformera en « questions »3125..
« Contradiction » vient d’une traduction latine littérale du grec antiphasis,
le fait de dire ou de parler contre. Avec Aristote, qui prend la contradiction
en son sens strictement logique, l’élément pensée refoule l’élément parole,
lequel était évidemment décisif dans les dialogues platoniciens. Or la parole
renvoie directement à son locuteur : « derrière » les discours contraires, il y
a des individus qui sont confrontés/affrontés. Cette dimension existentielle,
dramatique de la contradiction disparaît avec l’Organon, et c’est ce en quoi
celui-ci inaugure réellement la science logique. Le principe de contradiction
a une valeur absolue pour Aristote — point n’est besoin d’individus réels
pour l’incarner.
Aristote définit la contradiction comme l’opposition d’une affirmation et
d’une négation3126.. Cette conception marque par rapport à Platon une
inflexion logiciste importante. Chez Platon, en effet, ce sont des individus
qui se contre-disent par des logoï, des discours ; l’antilogie3127. est à la
fois exprimée et incarnée. Chez Aristote, les énoncés ou propositions sont
dépersonnalisés ; ils valent par ou pour eux-mêmes. Chez Platon,
contredire, c’est parler contre quelqu’un (fût-ce soi), chez Aristote, c’est
affirmer contre quelque chose.
Aristote définit la contradiction comme l’espèce dont l’opposition
(antithésis) est le genre. Alors que la contrariété implique une disjonction,
et que la différence renvoie à une compossibilité (le mur est blanc, le mur
est vieux), la contradiction est une exclusion réciproque. Deux propositions
contradictoires ne sont pas seulement incompatibles (ce pourrait être le cas
de deux propositions fausses), mais présentent une alternative : ou bien p,
ou bien non-p3128.. Il n’y a pas de moyen terme entre deux
contradictoires3129. : c’est ce qu’énonce le principe du tiers exclu3130.. La
contrariété est ainsi comme une forme atténuée de la contradiction qui est,
selon Aristote, l’opposition première.
Le traité De l’interprétation prend en compte la quantité logique des
propositions :  « L’opposition que j’appelle de contradiction est (…) celle
d’une affirmation exprimant un sujet universel à une négation exprimant le
même sujet non pris universellement. Par exemple : ‘ Tout homme est
blanc’/‘Quelque homme n’est pas blanc’ ; ‘Nul homme n’est
blanc’/‘Quelque homme est blanc’ »3131.. L’opposition de contradiction est
la seule à avoir lieu entre « dits avec combinaison » (les autres opposés
s’opposent d’abord comme « dits sans combinaison »)3132..
C’est dans le livre gamma de la Métaphysique qu’Aristote donne la
formulation classique de ce qui deviendra le principe de contradiction3133.
: « Il est impossible que le même attribut appartienne ou n’appartienne pas
en même temps et sous le même rapport à une même chose »3134.. Les
deux précisions du temps et du rapport ont pour effet d’éviter l’hypothèque
moniste (éléate et mégarique) négatrice du devenir et de la pluralité. Dans
sa Dissertation de 1770, Kant insistera sur ce facteur de temps en tant que
condition du principe de contradiction : « A et non-A ne sont
contradictoires que si on les pense simultanément (…) du même sujet ; mais
ils peuvent convenir au même sujet l’un après l’autre »3135..
Aristote appuie également le principe de contradiction sur un considérant
psychologique : il est impossible de croire en même temps deux énoncés
contradictoires3136.. Le principe de contradiction est un principe, ce qui
signifie qu’il n’est dérivable d’aucun énoncé qui lui serait antérieur et
supérieur. Ceux qui, parmi les sophistes et les sceptiques, en réclament une
« démonstration » et arguent du fait de son absence pour le récuser ne font
que témoigner de leur ignorance de la nature d’un principe. Le principe de
contradiction a une nécessité absolue : dire une chose quelconque, c’est
exclure d’emblée sa négation. Celui qui énonce quelque chose, fût-ce pour
nier le principe de contradiction, en a déjà, en réalité, fait usage. Parler, dire
quelque chose ayant une signification suppose la reconnaissance immédiate
de sa validité. Ceux qui récusent ce principe sont en situation d’«
autocontradiction performative ». Par ailleurs, on ne peut à la fois refuser ce
principe et en demander une démonstration car il faudrait pour cela accepter
des prémisses non contradictoires.
Dans les Premiers Analytiques, Aristote se sert du principe de
contradiction pour fonder la théorie de ce que l’on appellera plus tard le
raisonnement par l’absurde : il explique que l’on peut prouver une
proposition en prenant pour hypothèse sa contradictoire ; la déduction tirée
de celle-ci entraîne une impossibilité ; dès lors, c’est la contradictoire de la
contradictoire, à savoir la proposition à prouver, qui est vraie3137.. Par
ailleurs Aristote présente la contradiction comme l’un des moyens de
trouver des prémisses semblables aux idées admises3138.. Soit la
proposition « il faut bien traiter ses amis ». Aristote montre comment, en
faisant subir à cette idée admise une double transformation, on obtient
encore une idée admise3139..
Aristote examine les exceptions au principe « nécessairement de deux
propositions opposées contradictoirement, l’une est vraie et l’autre fausse »
(formulation possible du principe du tiers exclu). Parmi ces exceptions, il y
a les propositions singulières sur les futurs contingents3140.. « Demain il y
aura une bataille navale », « demain il n’y aura pas de bataille navale » sont
bien deux propositions contradictoires, mais il n’est pas possible de
déterminer laquelle est vraie et laquelle est fausse. La chose vraie et
nécessaire ici est l’alternative elle-même (ou bien... ou bien...). Aristote
repousse la thèse des Mégariques qui posaient la valeur absolue du principe
de contradiction qu’ils appliquaient même aux propositions concernant le
futur3141. et considère le Dominateur3142. comme une application abusive
de ce principe.
Dans un opuscule publié en 1910, le philosophe et logicien polonais Jan
Lukasiewicz a soutenu l’idée que le principe de contradiction défendu par
Aristote n’est pas d’abord un principe logique mais essentiellement un
principe éthique sans lequel il nous serait impossible de vivre les uns avec
les autres. Pour le Stagirite, en effet, l’homme est un animal politique3143..
 
 
2. Prolongements et aménagements
 
La logique médiévale retiendra d’autant plus et mieux le principe de non-
contradiction d’Aristote que d’une proposition et de sa négation prises
ensemble, n’importe quoi peut être tiré (ex contradictione quodlibet)3144.,
ce qui est inacceptable non seulement du point de vue logique mais aussi du
point de vue religieux. Cela dit, même si elles furent minoritaires, il y eut
dans le cadre théologique des tentatives métaphysiques pour se libérer des
contraintes logiques aristotéliciennes, sans qu’on puisse pour autant parler
de dialectique. Saint Paul avait dit que ce qui est folie aux yeux des
hommes peut être sagesse aux yeux de Dieu. Origène voyait dans les
multiples obscurités des Écritures (incohérences, naïvetés
anthropomorphiques, métaphores incongrues etc.) autant de signaux nous
invitant à chercher le sens de ces textes sur un plan supérieur, spirituel. Le
Livre des XXIV philosophes dit de Dieu qu’il « est les opposés en tant que
médiation de l’étant »3145.. Il définit Dieu par une série d’expressions
oxymoriques (la plus célèbre étant l’assimilation de Dieu à un cercle dont le
centre est partout et la circonférence nulle part : Pascal s’en souviendra).
Plus tard Nicolas de Cues théorisera cette oxymorique3146. et lui donnera
une justification mathématique : à l’infini, les contradictions logiques se
résorbent3147. ; ce qui est une règle au regard de la raison humaine, à
savoir la non-contradiction, ne vaut plus pour Dieu, qui est au-delà des
opposés. Il ne s’agit par conséquent pas de ruiner la logique d’Aristote,
mais seulement de la relativiser3148.. La coïncidence des opposés3149. ne
vaut que pour la réalité divine. Mais elle opère au sein de la logique un
divorce scandaleux. L’absolu est ce qui absorbe et dépasse les opposés :
ainsi le cercle infiniment grand voit-il sa circonférence (« courbe »)
coïncider avec sa tangente (« droite »), la corde et l’arc finissent par
s’identifier. L’universalité et la singularité, les êtres et les qualités, l’actif et
le passif se rejoignent à l’infini. La coïncidence dépasse les contraires sans
dialectique, c’est-à-dire sans négativité mais par passage à la limite. « La
droite infinie devient un cercle infini. Voici donc que non seulement le
maximum et le minimum convergent vers un seul être (…) mais aussi que
dans le maximum et le minimum s’unifient et se confondent les contraires
». Cette dernière citation est de Giordano Bruno qui sur ce point reprend
intégralement les idées du Cusain.  « Dans cet un, dans cet infini, écrit
encore de Giordano Bruno, les contraires coïncident »3150.. Le monisme
du philosophe italien retrouve les grandes intuitions du cardinal allemand :
dans l’unité, les opposés finissent par coïncider. 
Pour Leibniz, qui associe contradiction logique et impossibilité
métaphysique, il n’est pas question de contester la validité universelle du
principe de contradiction. Seulement, à ses yeux, ce principe n’a qu’une
valeur formelle, et c’est pourquoi il faut lui joindre le principe de raison
suffisante. Si, en effet, le principe de contradiction énonce la condition
nécessaire de la vérité ou de l’existence, il n’en donne pas la condition
suffisante puisqu’il peut être satisfait d’une infinité de façons. Il ne suffit
pas qu’une chose soit non contradictoire pour être vraie ou réelle. Si les
vérités de raison sont réductibles à des identiques, et que leur contraire
implique contradiction, les contraires des vérités contingentes ou vérités de
fait n’impliquent pas contradiction3151.. Pareillement, Kant considère que
le principe de contradiction est « le principe universel et pleinement
suffisant de toute connaissance analytique »3152. mais qu’il est trop formel
pour établir la vérité d’un jugement synthétique. C’est parce qu’il ne
concerne que la structure logique de la pensée que le principe de
contradiction permet d’effectuer la distinction entre vérité formelle et vérité
matérielle3153..
Mais c’est avec sa théorie de l’antinomie de la raison pure que Kant
apporte quelque chose de nouveau à la pensée de la contradiction. En
logique, l’antinomie désigne un énoncé qui est tel que son affirmation, tout
comme sa négation, implique une contradiction. Chez Kant, à l’inverse,
chacune des thèses de l’antinomie apparaît comme irréfutable. L’antinomie
n’est pas n’importe quelle contradiction, mais seulement celle qui joue entre
les lois (le mot vient du grec anti, contre, et nomos, loi), qu’elles soient lois
du droit3154. ou lois d’un Dieu ou lois de la raison (Kant) ou lois logiques
(théorie des ensembles)3155..
Kant introduit dans la langue philosophique le mot « antinomie » pour
désigner le système constitué par la contradiction des thèses et des
argumentations dans des domaines qui, comme la cosmologie rationnelle,
ne peuvent être l’objet d’une connaissance certaine. Le terme d’antinomie a
été préféré à celui d’antilogie car ce sont les lois de la raison pure et le
caractère systématique des arguments qui sont ici en jeu. Dans la critique de
la cosmologie rationnelle, l’antinomie renvoie à la fois à chaque couple de
thèses contraires (Kant en distingue quatre) et à l’ensemble formé par ces
quatre couples (l’antinomie de la raison pure).
Le monde en tant que totalité est inconnaissable aux yeux de Kant
puisqu’il échappe comme tel à l’expérience, il ne peut être qu’une Idée au
même titre que l’âme ou que Dieu. Mais la raison, toute à son ardeur de
franchir les limites de l’expérience possible, s’empare des concepts de
l’entendement pour les appliquer aux objets inaccessibles : tel est le sens
général de la métaphysique. Dans sa recherche de l’inconditionné, que ce
soit dans la série totale des conditions ou dans un premier terme absolu, la
raison traite le monde comme s’il était un objet de l’expérience. Aussi
tombe-t-elle dans des contradictions dont elle ne peut sortir.
La première antinomie repose sur la contradiction du fini et de l’infini. La
thèse affirme que le monde a un commencement dans le temps et des
limites dans l’espace (une série infinie ne serait pas, par définition, donnée)
; l’antithèse le nie (un temps et un espace vides enveloppant le temps et
l’espace finis sont inconcevables). La deuxième antinomie repose sur la
contradiction du composé et du simple. La thèse affirme que toute
substance composée l’est de parties simples (autrement, dans le cas d’une
décomposition, c’est-à-dire lorsque la forme de l’agrégat disparaîtrait, il ne
resterait plus rien) ; l’antithèse nie qu’il existe des parties simples (aussi
loin que pousse la division, la partie est dans l’espace, or ce qui est dans
l’espace possède une étendue et est donc toujours divisible). La troisième
antinomie repose sur la contradiction entre l’idée de cause libre et celle de
détermination strictement naturelle. La thèse affirme l’existence d’une
liberté, car dans la série des causes naturelles, nous ne parvenons jamais à
un dernier terme inconditionné ; la liberté constitue cet inconditionné car
elle n’exige pas une autre cause supérieure à elle ; l’antithèse le nie : tout
dans le monde arrive selon les lois de la nature, car l’idée de liberté rendrait
toute expérience impossible en remettant en cause le principe de causalité ;
de plus, la raison ne peut renoncer à demander quelle est la cause qui
détermine la raison à aller dans un sens plutôt que dans un autre. La
quatrième antinomie repose sur la contradiction de la nécessité et de la
contingence. La thèse affirme que le monde doit avoir pour cause quelque
chose de nécessaire en soi, car tout changement dépend d’une cause qui le
rend nécessaire ; l’antithèse le nie car la raison se refuse à admettre
l’existence d’une nécessité ultime, elle demande toujours sous quelle
condition telle chose est nécessaire.
La contradiction de la raison dans les antinomies n’est pas réelle, dit Kant,
car considérée d’un point de vue idéaliste critique, la thèse et l’antithèse
subsistent très bien ensemble3156.. Kant présente l’idéalisme
transcendantal comme solution des antinomies. Concernant les deux
premières, il énonce que, en tant que chose en soi, le monde n’est ni limité
ni illimité, ni composé d’atomes ni infiniment divisible puisqu’il n’est pas
un objet physique et donc ne s’étend ni dans l’espace ni dans le temps. Pour
ce qui concerne la troisième antinomie, l’idéalisme transcendantal affirme
que l’antithèse est vraie dans le monde phénoménal (tout a sa cause
naturelle si l’on entend par « tout » n’importe quel phénomène) et que la
thèse peut être vérifiée pour le monde nouménal (la chose en soi, qui ne
tombe pas sous les conditions de la connaissance, peut être absolue
spontanéité). Solution analogue pour la quatrième antinomie : dans le
monde phénoménal, tout est conditionné mais nous ne savons rien de la
chose en soi et il se peut que dans ce domaine existe un être nécessaire,
condition non empirique et par conséquent non conditionnée de la série
entière des phénomènes3157..
Il existe également chez Kant une antinomie de la raison pratique touchant
le concept de souverain bien, une antinomie du jugement téléologique
touchant le mécanisme et la finalité et une antinomie du goût.
Une autre forme de contradiction, qui sera un objet de réflexions
stimulantes pour la logique moderne, est représentée par les paradoxes. Du
grec para, à côté et doxa, opinion, le paradoxe est d’abord une idée
contraire à l’opinion commune (exemple : les sociétés contemporaines sont
les plus sûres de toute l’histoire) et contre-intuitive (exemple : la couleur
n’appartient pas aux objets eux-mêmes), elle renverse à la fois la
vraisemblance et la prévision. Le paradoxe peut être vrai ou faux. Dans la
mesure où la philosophie est « anti-doxe », où elle considère l’opinion
(depuis Platon) comme non-savoir et préjugé, le paradoxe est son mode
normal d’exercice. Mais c’est la conception logique et épistémologique qui
a fini par donner au paradoxe son sens le plus rigoureux : le paradoxe est un
résultat notoirement faux ou absurde mais qui semble rigoureusement établi
et irréfutable (les paradoxes de Zénon d’Élée en sont une illustration
classique.). Il rapproche ou fait coexister des idées ordinairement
considérées comme contradictoires. Il surgit lorsqu’une conclusion
apparemment acceptable est tirée de prémisses acceptables apparemment.
Spécialement dans la théorie des ensembles, il est une proposition circulaire
et autocontradictoire. On divise les paradoxes en trois classes : ceux qui
révèlent une contradiction dans la texture même du monde (paradoxes
physiques)3158., ceux qui viennent d’erreurs de raisonnement (sophismes)
et ceux qui, bien que reposant sur un cosmos cohérent et un logos
rigoureux, présentent une conclusion impossible à tirer (une contradiction) :
les dilemmes logiques.
La tradition philosophique a buté sur quelques grandes questions
paradoxales : outre les arguments de Zénon d’Élée, déjà évoqués, les
dialogues platoniciens développent un certain nombre de paradoxes dits «
paradoxes socratiques » (il est meilleur de subir l’injustice que de la
commettre, il faut déjà savoir pour apprendre etc.). Au Moyen Âge, la
pensée s’est débattue avec les « paradoxes de la toute-puissance », une série
d’apories issues de la notion de toute-puissance divine : Dieu peut-il se
contredire ? faire que 2 fois 2 ne fasse pas 4 ? que ce qui a été n’ait pas été ?
peut-il cesser d’être tout-puissant ? créer un autre être tout-puissant ? créer
un être plus puissant que lui ? créer une pierre si lourde qu’il ne pourrait de
lui-même la mouvoir (« paradoxe de la pierre ») ? Les deux réponses,
positives et négatives, à ces questions semblent également impossibles.
Cela dit, les paradoxes n’ont occupé qu’une place somme toute marginale
dans l’histoire de la philosophie. C’est la théorie des ensembles qui va les
mettre sur le devant de la scène. En jeu : rien de moins que la cohérence de
la logique et des mathématiques. La mathématisation de l’infini va faire
découvrir des objets singuliers : tout en étant pensables comme objets, ils
sont logiquement impossibles. Ainsi en va-t-il avec le concept de « plus
grand cardinal », contradictoire en soi3159.. Pour Bertrand Russell, toutes
les contradictions issues de la théorie des ensembles « présentent une
caractéristique commune, qu’on peut appeler autoréférence ou réflexivité
»3160.. L’exemple classique d’autocontradiction est le paradoxe du
menteur3161. : « je mens » enclenche un tourniquet qui affole la pensée.
L’Antiquité avait inventé un certain nombre d’historiettes qui, au-delà de
leur pittoresque, posaient de profonds problèmes3162..
Le paradoxe de Russell (dit encore « antinomie de Russell » ou « paradoxe
de l’ensemble de tous les ensembles ») est le paradoxe de la théorie des
ensembles issu du caractère indécidable de la question de savoir si
l’ensemble de tous les ensembles qui ne s’incluent pas eux-mêmes s’inclut
ou non lui-même (on peut imaginer deux classes d’ensemble : ceux qui, à la
manière des catalogues qui se mentionnent eux-mêmes, s’incluent eux-
mêmes, et ceux qui, comme les catalogues qui ne se mentionnent pas eux-
mêmes, ne s’incluent pas eux-mêmes ). La propriété réflexive de ce
paradoxe fait de lui un analogue de celui du menteur3163.. Ces paradoxes
ont été à l’origine de la crise des fondements3164.. De nombreuses
variantes et illustrations ont été imaginées par la suite3165.. Bertrand
Russell a construit une « théorie des types » pour résoudre les paradoxes
issus de l’autoréférence : un énoncé n’a de sens et de valeur de vérité que
s’il porte sur un objet qui n’est pas lui-même. La confusion des plans du
discours est à l’origine d’impossibilités logiques3166..
On appelle « contradiction performative » (on dit aussi « autocontradiction
performative » ou encore « autocontradiction pragmatique ») l’opposition
logique entre le contenu de l’énoncé et les conditions de son énonciation.
Alors que la contradiction logique se situe dans les énoncés et est d’ordre
purement logique, la contradiction performative met en opposition le
contenu logique et ses conditions non logiques. Ainsi celui qui fait un long
discours pour prouver l’inanité des longs discours se met-il en situation de
contradiction performative3167.. Par opposition au paradoxe logique et au
paradoxe sémantique, le paradoxe pragmatique est celui où la contradiction
ne se situe pas à l’intérieur de ce qui est dit mais dans l’effet que produit ce
qui est dit. Paradoxe issu de la contradiction entre le contenu de l’énoncé (le
dire) et l’acte de même de l’énonciation (le faire) : un homme prête le
serment de devenir quelqu’un qui ne respecte pas ses serments, « ne tenez
pas compte de ce message » sont l’expression de paradoxes
pragmatiques3168..
Mais l’autocontradiction n’est pas seulement langagière ou logique
(comme « Toutes les phrases de huit mots sont fausses »), elle peut être
pratique, voire morale. Sous la forme d’une exigence de cohérence entre les
paroles et les actions, elle stipule qu’on ne peut faire le contraire de ce
qu’on dit qu’on fait. Or à cause de la difficulté qu’il y a à définir la
contradiction entre un discours et une action, cette exigence prend souvent
la forme d’une dénonciation de l’hypocrisie ou du mensonge.
Bien qu’issue d’axiomes contraires à ceux de la géométrie euclidienne, la
géométrie non euclidienne s’est avérée non contradictoire et a de ce fait
bouleversé la conception (aussi ancienne que la géométrie même) selon
laquelle les axiomes sont des vérités d’évidence. La non-contradiction, qui
constitue l’un des principes de l’axiomatique de Hilbert, ne vaut plus que
pour un système logique déterminé. Deuxième nouveauté : alors que dans la
logique classique la non-contradiction d’un concept ne fait que le rendre
possible, elle équivaut pour Hilbert (tout au moins pour les concepts
mathématiques définis axiomatiquement) à l’existence de ce concept. La
logique contemporaine définira comme consistance ou cohérence la
propriété d’une théorie qui rend impossible la coexistence en elle de deux
énoncés contraires. Hilbert entendait fonder chaque système mathématique
sur un ensemble optimum d’axiomes qui pût assurer la consistance du
système3169.. Kurt Gödel ruinera ce projet en démontrant que la
démonstration de la non-contradiction d’un système mathématique ne peut
se faire que par des moyens conceptuels plus puissants que les siens. Ainsi
l’arithmétique ne peut-elle démontrer elle-même sa propre cohérence qu’en
faisant appel aux outils de l’algèbre. Les théorèmes d’incomplétude de
Gödel signifient qu’aucune démonstration de non-contradiction interne ne
sera jamais donnée. Or, plus on monte dans la hiérarchie des théories, et
plus on prend le risque de rencontrer des contradictions.
La contradiction fait partie de la vie intérieure de l’être humain. Il n’y a
que la raison pour vouloir la chasser. L’imaginaire cultive les
contrastes3170. et il ignore la contradiction. Freud disait de l’inconscient
qu’il est indifférent à la contradiction3171. : d’où l’incohérence apparente
des rêves, d’où l’ambivalence des désirs et des sentiments (le sujet aime et
hait simultanément le même objet), d’où les errances de la volonté (le sujet
veut faire en même temps une chose et son contraire), d’où l’ambiguïté des
symptômes qui peuvent aussi bien procurer une satisfaction pulsionnelle
(dans le cas de l’hystérie), que l’éluder et lui servir de substitut (dans le cas
de la névrose obsessionnelle). Non seulement la littérature et la poésie ont
intégré la contradiction3172., mais ils s’en sont servis et l’ont cultivée à des
fins esthétiques. La contradictio in adjecto3173. (contradiction entre un
substantif et son adjectif comme « un géant petit ») est une faute logique
mais elle peut produire aussi un effet rhétorique (voir l’oxymore de
Corneille : « l’obscure clarté »)3174.. Plus banalement, « ce chat est noir et
blanc » est une phrase tout à fait acceptable d’un point de vue sémantique et
linguistique. La contradictio in terminis (contradiction qui se manifeste par
la forme même des termes entre lesquels elle existe ou qui la renferment
comme dans le jugement affirmatif dont l’attribut est la négation du sujet)
est également une faute logique mais elle peut exprimer une pensée tout à
fait soutenable : l’injustice est parfois juste, la guerre froide, la paix armée
correspondent à des situations historiques réelles etc.
La logique évidemment ne l’entendra pas de cette oreille et continuera à
chasser la contradiction comme son ennemi propre. Du moins, certaines
logiques, car l’extraordinaire prolifération des logiques au XXe siècle3175. a
permis à des systèmes non classiques de réitérer dans ce domaine l’exploit
des géométries non euclidiennes. C’est peut-être à cause de l’improuvabilité
de la non-contradiction établie par les théorèmes de Gödel que des
tentatives ont été conduites pour accepter franchement la contradiction,
l’idée étant de modifier la logique classique afin d’éviter la contagion
généralisée des contradictions, autrement dit empêcher l’effet du ex falso
quodlibet3176.. Après tout, lorsque nous nous contredisons, nous ne nous
mettons pas à délirer hors de propos. Une logique peut remettre en question
les principes classiques les mieux établis (comme celui du tiers exclu3177.,
ou justement celui de non-contradiction) sans pour autant verser dans
l’incohérence.
Les logiques dites paraconsistantes établissent des règles de raisonnement
n’incluant pas le ex falso quodlibet. Elles prétendent faire l’économie du
principe de non-contradiction. La relation de contradiction n’est valide que
dans une logique bivalente. Elle ne l’est plus dans les logiques trivalentes et
tétravalentes.
 
 
II. LA CONTRADICTION ONTOLOGIQUE
 
« La tautologie et la contradiction ne sont pas des images de la réalité.
Elles ne représentent pas des états de choses possibles », dit
Wittgenstein3178.. Dans son Entretien avec Burman, Descartes rejetait
pareillement la possibilité de la contradiction dans les choses mêmes : « Les
idées, en vérité, dépendent des choses dans la mesure où elles les
représentent ; cependant il n’y a pas de contradiction dans les choses, mais
dans nos seules idées, car c’est seulement les idées que nous lions de telle
sorte qu’elles peuvent se faire opposition. Les choses ne se font pas
opposition les unes aux autres, parce que toutes peuvent exister et qu’ainsi
l’une ne fait pas opposition à l’autre ; le contraire se produit dans les idées
parce que nous y lions ensemble des choses différentes, qui, prises à part,
n’enferment pas d’opposition : nous en faisons une seule chose, et ainsi naît
la contradiction »3179.. « Il n’y a pas d’objets contraires entre eux, à
l’exception de l’existence et de la non-existence », dira Hume3180..
Dans la pensée dite dialectique (Héraclite, Hegel, Marx), la contradiction à
l’inverse, n’est pas seulement une opposition logique mais aussi
ontologique. C’est la contradiction qui constitue, dans le cadre de ces
philosophies, la dynamique de la réalité (Logos chez Héraclite, Idée chez
Hegel, Histoire chez Marx). Altérité, contraste, différence, opposition —
c’est la non-identité sous tous ses modes que Hegel englobe sous le terme
de contradiction.
Si Héraclite a été considéré (par Hegel) comme le « père de la dialectique
», c’est parce qu’on y trouve pour la première fois l’idée de lutte et de
coexistence des contraires : les contraires peuvent s’impliquer
mutuellement au lieu de s’exclure. Nous entrons et n’entrons pas dans le
même fleuve, nous sommes et nous ne sommes pas. Les contraires sont
bien opposés les uns aux autres mais leur confrontation même constitue la
dynamique de la réalité. « Les contraires s’accordent, disait Héraclite, la
discordance créée la plus belle harmonie. Le devenir tout entier est une lutte
»3181.. Le philosophe d’Éphèse reproche à Hésiode de n’avoir pas compris
ni le jour ni la nuit, faute d’avoir saisi leur unité3182.. La lyre est à la fois
séparée de son archet et unie à lui, la corde de l’arc est à la fois courbe et
tendue. Nœud des touts et des non-touts, de toutes choses l’un et de l’un
toutes choses, dit un autre fragment3183.. L’Un et le Tout sont leur mutuelle
matrice, mais aussi des opposés comme l’entier et le non-entier. « La route
montante descendante/Une et même »3184..
L’énantiodomie3185. a servi de paradigme pour dire la réversion des
contraires dans la totalité omnicompréhensive. Le célèbre fragment L
définit le Tout par une suite d’oxymores : divisé-indivisé, engendré-
inengendré, mortel-immortel, Logos-éternité, père-fils, Dieu-droit, puis
conclut : « Si ce n’est moi, mais le Logos que vous avez écouté, il est sage
de convenir qu’est l’Un-Tout »3186..
L’hèn panta d’Héraclite — « Un-tout » — l’identité de ce singulier et de
ce pluriel, Heidegger le nommera Zwiefalt, traduit en « diptyque » par Jean
Beaufret3187.. La pensée grecque à son aurore est la pensée de ce dyptique,
celle du dépli de l’être comme Un-tout. Diptyque ou dépli, il fait paraître
chaque chose en tant qu’elle se dédouble à égalité, sans qu’aucun des côtés
du dédoublement qui s’abrite en elle soit le principe dont l’autre ne serait
qu’une conséquence. Plus originel que le rapport du principe à la
conséquence est le diptyque Un-tout3188.. Selon J. Beaufret, qui se fait
l’interprète de Heidegger, l’hèn panta dit « pour la première fois », « l’unité
duelle de l’étant et de l’être »3189..
Les couples de contraires qui désignent la nature du tout ou du divin ne
sont pas unis, comme l’usage le réclame, par la conjonction de coordination
kaï (« et »). Il est possible qu’Héraclite ait voulu marquer ainsi de manière
plus nette encore leur unité. Comme le Tristan de Wagner, qui souffrait de
ce que ce et le sépare d’Isolde3190., Héraclite supprimait graphiquement
les signes de la division de la Totalité. Et le caractère fulgurant,
fragmentaire de son écriture échappait par ce procédé à la dispersion. Hèn
panta : où est le sujet ? où le prédicat ? Est-ce le Un qui est Tout, ou bien le
Tout qui est Un ? Un problème analogue se pose au sujet de ces couples de
contradictoires dont Héraclite a émaillé ses fragments : « mortels-immortels
», « immortels-vivant-la-mort », « mourant-la-vie », « engendré-inengendré
», « père-fils », « jour-nuit », « guerre-paix ». En fait chaque élément du
couple peut être dit tour à tour sujet et prédicat, car la fonction de ces
oxymores est précisément de signifier l’unité des contraires. Le Tout
héraclitéen est à la fois divisible et indivisible ; il est Un, comme l’Un est le
Tout. L’hèn panta en tant qu’Un-Tout est l’unité du « Tout est Un » et du «
Un est Tout ». Et c’est parce que cette unité n’existait pas encore dans la
pensée, qu’Héraclite a forgé cette association. Ses expressions ne lient pas
deux contradictoires mais deux contraires. Ce n’est pas — ainsi que
l’énonce (peut-être à tort) Marcel Conche3191. — parce que les
contradictoires seraient exclusifs de l’unité (la dialectique hégélienne forge
bien l’unité de contradictoires) ; ce n’est pas non plus parce qu’un jeu de
contradictoires s’annulerait lui-même, frappant par l’autoréférence logique
d’impossibilité l’énoncé : « Tout est contradictoire » (car si tout est
contradictoire, on doit pouvoir poser la contradictoire ou le caractère
contradictoire de cet énoncé même). Il n’y a pas que l’hèn panta,
l’affirmation de l’Un-Tout, qui échappe à la contradiction (on ne peut pas
poser l’existence de l’Un-Tout, puis son inexistence) — tous les énoncés
d’Héraclite obéissent évidemment à cette exigence. « Le conflit est le père
de tout », dit l’un des fragments les plus célèbres3192.. Dans le combat, les
guerriers ne sont pas des contradictoires. Les oppositions héraclitéennes
sont de contrariété. Tout est un signifie : le tout est l’unité de l’un et du non-
un. « Le sage veut et ne veut pas être appelé Zeus » signifie : Zeus est un
nom du sage, mais pas le nom du sage. La pensée d’Héraclite est la
première qui ait formulé d’une manière aussi explicite le principe de
complétude. Ce n’est pas, comme ce sera le cas chez Hegel, l’Idée qui se
différencie elle-même pour se retrouver dans son unité ; le Tout héraclitéen
est une montagne vue sous ses deux versants.
Les oxymores d’Héraclite (comme ceux plus tard des poètes baroques)
pourraient induire l’idée que la contradiction assumée tient d’abord à un jeu
de langage. De fait, vie et mort, jour et nuit, etc. sont-ils des contraires pour
Héraclite ? Le sont-ils, même, pour nous ? Cela revient à la question de
savoir s’il existe en réalité une « unité des contraires ». L’ombre n’est pas le
contraire de la lumière puisque la lumière la fait être (sans lumière, il n’y a
pas d’ombre) non pas au sens logique, dialectique, qui nous fait dire qu’il
n’y a pas de grand sans petit ni de vrai sans faux, mais au sens physique de
la production. Dans la physis c’est la lumière qui produit l’ombre. L’ombre
n’est par conséquent pas le contraire de la lumière mais son envers.
Comment dans ce flux universel qui emporte toutes choses (panta rheï),
les eaux du fleuve et le feu du soleil, pourrait-il y avoir des contraires ? La
nuit n’est pas plus le contraire du jour que le haut du chemin n’est le
contraire de son bas : le jour est ce que l’on aperçoit lorsque l’on a voyagé
jusqu’au bout de la nuit. De même, si le divin lui-même n’est pas seulement
vie, le mortel n’est pas seulement mort — constamment il vit sa mort, et
meurt sa vie — de la mort le traverse comme de l’eau, comme un feu.
Léon Robin disait qu’Héraclite cherchait, non pas l’identité des
contradictoires (ils lui étaient inconnus) mais bien plutôt l’unité des
contraires3193. : la dialectique d’Héraclite n’est ni celle de l’identité ni
celle de la synthèse mais celle de l’englobement.
Tout « est » devenir. Si ce mot est d’Héraclite, il ne signifie pas : tout est
simple changement, coulant sans cesse et se perdant en s’écoulant ; il veut
dire : la totalité de l’étant est, dans son être, jetée sans cesse d’un contraire à
l’autre, l’être est la recollection de cette agitation antagoniste3194.. « Il n’y
a pas chez Héraclite un devenir de l’Être mais un devenir dans l’Être
»3195.. La conflagration universelle n’anéantit pas le Tout de l’Être pour
laisser place à un Néant infini mais n’affecte que les étants. C’est
précisément parce que tout coule que tout est un : le devenir est la raison de
l’unité des contraires, comme on dit aussi en mathématiques la raison d’une
série. Tout devient sauf le devenir car éternellement rien n’est éternel.
Le philosophe d’Éphèse a plusieurs mots pour dire l’Un-Tout : nature
(phusis), feu, logos, Zeus, la justice (dikè). Ils valent les uns pour les autres.
À la pensée parménidienne immobile et comme suspendue à l’éternité,
Hegel opposera le logos héraclitéen qui a intégré le principe et le
mouvement de la différence. Le noûs est au logos ce que l’entendement
(Verstand) est à la raison (Vernunft).
Que le Logos n’ait pas de contraire n’implique pas qu’il soit extérieur au
tout (sous-entendu, puisque tout a un contraire et que le Logos n’en a pas, il
ne fait donc pas partie du tout) — cela signifie simplement qu’il est le Tout.
Le Tout en effet ne saurait avoir de contraire.
Maurice Blanchot disait que pour Héraclite « ce qui parle essentiellement
dans les choses et dans les mots, c’est la Différence, secrète parce que
toujours différant de parler et toujours différente de ce qui la signifie
»3196.. Les contraires se versent l’un dans l’autre — excepté le vrai et le
faux qui rendent le Logos possible. Le Logos ne se totalise pas avec
l’ensemble des êtres, il est hors du tout pour dévoiler le tout. Telle est
l’interprétation qu’en donne M. Conche : le hèn panta eïnaï du fragment L
exprime la loi d’unité des contraires. Or le Logos n’a pas de contraire, il ne
fait donc pas partie de ce panta, de ce tout des choses réelles3197.. M.
Conche va jusqu’à parler de la « transcendance » du Logos héraclitéen au
sens d’une loi qui domine les faits sans dépendre d’eux3198.. Le confirme
le fait que le Logos n’est pas emporté dans le flux du panta rheï : la vérité
du devenir n’est pas elle-même en devenir.
La nature aime les contraires dont elle extrait l’harmonie, et ne s’intéresse
pas aux semblables : les sexes, l’art (les différentes couleurs en peinture, les
notes aiguës et graves, brèves et longues en musique, constituent une seule
harmonie finale), le langage (les voyelles et les consonnes), la justice même
trouvent en la lutte leur essence. Ce combat entre les contraires n’est, au
fond, que la tragédie même qui oppose l’Un au multiple et le multiple à
l’Un. L’identité court à travers la Différence et la Différence se loge au
cœur même de l’Identité — la vie est la mort, on la meurt quand on vit.
Avec Héraclite nous avons affaire à une philosophie du déchirement : à la
totalité quiète de Parménide et des Éléates s’oppose celle, inquiète, du
philosophe d’Éphèse.
Platon a rencontré d’abord la contradiction aporétique (c’est elle qui est
mise en scène dans les premiers dialogues) ; elle surgissait du choc de deux
paroles affrontées. Les dialogues de la maturité transposent le problème sur
le plan ontologique. Mais déjà dans le Phédon, c’est à partir du principe que
« toutes les choses viennent à l’existence ainsi, les contraires à partir des
contraires »3199. qu’est proposé l’argument principal en faveur de
l’immortalité de l’âme : de la vie provient la mort, et de la mort la vie3200..
Platon semble ici prendre résolument le parti d’Héraclite contre Parménide.
Le contraire n’est pas la simple absence de ce dont il est le contraire
puisqu’il peut engendrer son contraire. Néanmoins, Platon voit bien en quoi
ce principe ne peut avoir d’application universelle. Ce serait tomber dans la
sophistique que de croire que toutes choses pourraient ainsi verser dans
leurs contraires ; entre le philosophe et le sophiste, comme entre le juste et
injuste, il faut maintenir l’écart. Dans les dialogues de la fin, l’opposition
entre le Même et l’Autre, comme celle entre le Mouvement et le Repos est
irréductible. Dans Le Sophiste Platon s’efforce de surmonter l’opposition
parménidienne de l’être et du non-être par le biais de l’idée de la
communauté des genres et de la distinction entre l’altérité et la
contrariété3201.. En s’opposant à l’être, le non-être crée de l’autre, et non
un contraire. Ce qui est mis en question, c’est rien de moins que la
formulation parménidienne du principe de contradiction3202..
Parallèlement, dans le livre gamma de la Métaphysique, Aristote restituera
au concept et au principe de contradiction, analysés au seul plan du discours
dans De l’interprétation, leur fondement ontologique en montrant que le
rejet du principe de contradiction ruine l’idée de substance3203.. Aristote
reprend la formulation qui était celle de Platon dans l’Euthydème : « Il est
impossible, pour une chose, d’être et de n’être pas en même temps »3204..
Est-ce à dire que la dimension ontologique de la contradiction est affirmée
pour mieux être repoussée ? En fait, Aristote admet dans une certaine
mesure la possibilité d’une intégration réciproque des contraires. Dans la
Métaphysique3205., il s’interroge sur les contraires matériels. Il distingue
parmi les contraires (énantia) les choses contraires et les qualités contraires.
Une chose noire peut devenir blanche par un processus de génération et, en
ce sens, on peut dire qu’un contraire vient d’un contraire. Il peut arriver
également qu’un contraire laisse sa place à un contraire, immédiatement,
sans processus de génération. Dans la théorie de la génération et de la
corruption, les deux processus correspondent bien au passage d’un contraire
à l’autre3206..
Leibniz confère à la non-contradiction une portée ontologique : c’est elle
qui caractérise la possibilité métaphysique des essences, c’est-à-dire leur
présence à titre d’idées dans l’entendement divin, même s’il est vrai que
l’actualisation de ces essences exige leur possibilité mutuelle et la mise en
œuvre du principe du meilleur. La contradiction est alors le caractère
logique de ce qui est métaphysiquement impossible.
La distinction entre l’opposition privative (un terme est en corrélation
avec son absence) et l’opposition qualitative (un terme en corrélation avec
son opposé) renvoie à deux types essentiels de catastrophes, la bifurcation
et le conflit. Dans un texte précritique intitulé Essai pour introduire en
philosophie le concept de grandeurs négatives, Kant établit une distinction
essentielle entre l’opposition logique, qui définit une impossibilité (elle
relève du principe de non-contradiction) et l’opposition réelle qui met en
jeu deux forces ou deux phénomènes inverses. Ainsi Kant est-il conduit à
reconnaître la positivité du négatif3207.. « Deux choses sont opposées
lorsque l’une supprime ce qui est posé par l’autre. Cette opposition est
double : ou bien logique, par la contradiction, ou bien réelle, c’est-à-dire
sans contradiction »3208.. Certes, Kant garde le terme de contradiction pour
l’opposition logique et pour elle seule — mais il n’en reconnaît pas moins
la réalité d’une opposition entre les choses, et suffisamment proche de la
précédente pour que la distinction apparaisse comme nécessaire à préciser :
« L’opposition réelle est celle où deux prédicats d’une chose sont opposés,
mais non par le principe de contradiction. Certes, ce qui est posé par l’un
est aussi supprimé par l’autre ; mais la conséquence est quelque chose. La
force motrice d’un corps d’un côté et un effort égal du même corps dans
une direction opposée ne sont pas contradictoires et, comme prédicats, sont
possibles en même temps dans un corps. La conséquence en est le repos qui
est quelque chose. C’est pourtant là une véritable opposition »3209..
L’opposition réelle est irréductible à la contradiction. Les prédicats sont
tous deux affirmatifs, mais opposés. L’incompatibilité réelle entre les deux
choses provient de ce que l’une détruit la conséquence de l’autre. Kant
appelle privation la forme de négation provenant d’une opposition réelle.
Par exemple, si en haute mer un navire ne parvient pas à se déplacer
proportionnellement à la force du vent qui le pousse, c’est qu’un courant
marin l’en empêche : la destruction de la conséquence d’un principe positif
réclame toujours un principe positif. Kant applique cette règle à un certain
nombre d’exemples empruntés à la physique, à la psychologie, et à la
philosophie pratique. Dans ce dernier domaine, il parvient à l’idée que le
démérite n’est pas une simple négation, mais une vertu négative. Le
démérite, en effet, suppose l’existence d’une loi intérieure, principe de
l’action bonne, et que l’on enfreint : il faut pour cela une opposition réelle,
et non un simple manque, c’est-à-dire une force intérieure qui annule celle
de la loi. C’est pourquoi amour et non-amour ne constituent pas une simple
opposition logique mais une opposition réelle, étant donné la conscience
d’une obligation.
À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, les sciences de la nature, à
partir du paradigme newtonien de l’opposition entre les forces (actions et
réactions), prendront l’habitude d’interpréter les phénomènes en termes
d’opposition. En chimie et en biologie3210. « positif » et « négatif » auront
un sens réaliste.
L’une des grandes idées de Hume était que les événements futurs possibles
ne contredisent jamais logiquement les événements passés. Mais tel ne sera
pas le point de vue de la philosophie dialectique de Hegel3211. et de Marx.
Alors que pour Hegel les contradictions réelles représentent les
contradictions idéelles, pour Marx, c’est l’inverse. « L’erreur principale de
Hegel, écrit Marx dans l’un de ses tout premiers textes, est de percevoir la
contradiction apparente comme unité dans l’essence, dans l’Idée, alors que
cette contradiction est dans son essence la plus profonde (…) une
contradiction essentielle »3212.. Autrement dit, Marx reproche à Hegel d’en
être resté à une conception abstraite, idéaliste de la contradiction — de
n’avoir pas en fait pris la contradiction au sérieux. Selon Louis Althusser,
une autre différence centrale sépare les deux conceptions de la contradiction
: pour Marx, la contradiction est toujours surdéterminée, c’est-à-dire insérée
dans un réseau complexe3213..
On ne trouvera pas chez Marx de théorie de la contradiction. Celle-ci, en
revanche, à partir de L’Idéologie allemande, joue à des niveaux multiples.
La lutte des classes et la révolution sont évoquées à la fois comme des
contradictions concrètes et comme des effets de la contradiction. Toute
opposition observable dans le champ social (l’opposition philosophique
entre matérialisme et idéalisme, par exemple) est l’expression d’une
contradiction. L’Idéologie allemande présente la révolution nécessaire
comme issue de la contradiction entre les forces productives (les conditions
matérielles, techniques de la production) et les rapports de production (la
structure dualiste de la société partagée entre classes antagonistes) — c’est
cette contradiction3214. qui finira par entraîner, aux yeux de Marx, le
capitalisme vers sa fin3215.. Dans Le Capital, la contradiction centrale est
celle du Capital et du Travail qui matérialisent la contradiction entre
bourgeoisie et prolétariat3216.. L’opposition de classe est une véritable
contradiction. Mais les contradictions touchent également les différents
niveaux : la classe par exemple ne constitue pas un bloc homogène, la
superstructure idéelle, expression globale de l’infrastructure, est elle-même
aussi traversée par des contradictions, Engels dans L’Anti-Düring parlera à
plusieurs reprises de la contradiction entre la ville et la campagne etc. Il
différenciera également lutte et opposition de classe, la lutte étant la
manifestation objective de l’opposition. Même en l’absence de révolte ou
de révolution, il y a toujours opposition de classe3217..
Dans le cadre du rapport d’opposition-inclusion, surtout à partir des
derniers écrits d’Engels, la dialectique marxiste mobilisera les catégories
d’identité des contraires, de négation de la négation, de dépassement-
conservation et de transformation de la quantité en qualité. Le communisme
est censé « résoudre » les contradictions du capitalisme — on voit ici en
quel sens la résolution d’une contradiction ontologique peut différer de la
solution d’une contradiction logique.
Dans son essai De la contradiction (1937), Mao Tsé toung distingue la
contradiction principale (celle de la bourgeoisie et du prolétariat) et les
contradictions secondaires3218.. Cette contradiction principale reçoit le nom
spécifique d’antagonisme3219. lorsqu’elle est parvenue à son achèvement : «
C’est seulement lorsque la contradiction entre les deux classes a atteint un
certain stade de son développement qu’elle prend la forme d’un
antagonisme ouvert et qu’aboutit à la révolution »3220.. Il existe donc des
contradictions antagonistes et des contradictions non antagonistes : « Les
contradictions entre nous et nos ennemis sont des contradictions
antagonistes, dit Mao Tsé toung dans De la juste solution des contradictions
au sein du peuple3221.. Au sein du peuple, les contradictions entre
travailleurs ne sont pas antagonistes »3222.. Mao Tsé toung se réfère à cette
phrase de Lénine : antagonisme et contradiction ne sont pas la même chose,
sous le socialisme, le premier disparaîtra, la seconde subsistera. Les
contradictions antagonistes sont issues de la lutte des classes tandis que les
contradictions non antagonistes naissent nécessairement de la praxis, et à ce
titre sont insurmontables. L’idée a pour finalité de rappeler le caractère «
réaliste », c’est-à-dire résolument anti-utopiste, de l’idée communiste, mais
elle a sans doute eu pour fonction principale de justifier la lutte des clans au
sein du Parti après le triomphe de la révolution et l’établissement du régime
dit socialiste.
Évoquant le chapitre de la Critique de la raison pure dans lequel Kant
traite du « principe de détermination complète » selon lequel « si tous les
prédicats possibles sont pris en considération même temps que leurs
contraires, dans chacune des paires d’éléments opposés il y a un prédicat
qui convient à la chose » (autrement dit, une chose étant donnée, pour
n’importe quelle propriété p que cette chose peut avoir, à un instant donné
ou bien cette chose a la propriété p ou bien elle a la propriété contraire,
celle de ne pas avoir la propriété p), Bernard d’Espagnat dit qu’« au vu des
données de la physique quantique cette conception n’est plus tenable »3223..
La physique quantique est, en effet, paradoxale de part en part : elle
contredit les intuitions communes, et elle ruine les principes et les concepts
les mieux établis de la physique classique au point de nous faire douter de
la consistance du réel matériel. Le célèbre paradoxe du chat de Schrödinger
illustre de manière pittoresque la façon dont la réalité sous notre échelle
peut faire faux bond3224..
 
 
III. LA CONTRADICTION ONTO-LOGIQUE
 
Des concepts, des jugements et des raisonnements peuvent être
contradictoires. Mais la pensée dialectique fait de la contradiction la loi
même du réel en mouvement en même temps que celle de la pensée
identifiée au réel. Puisque les contraires sont dépendants l’un de l’autre, il
nous faut les penser dans leur coexistence et implication mutuelle. Alors
que pour Kant la contradiction témoignait de l’invalidité de la
métaphysique, pour Hegel elle est le fond de la raison et du réel identifiés
l’un à l’autre. La contradiction n’est plus la négation de toute pensée
logique mais le moteur et le mouvement d’un réel à la fois conscient et
effectif. Par opposition à l’identité (du principe d’identité) associée à la
mort, la contradiction chez Hegel est synonyme de vie : « L’identité est
seulement la détermination de l’immédiat simple, de l’être mort ; tandis
qu’elle [la contradiction] est la racine de tout mouvement et de toute vitalité
; c’est seulement dans la mesure où quelque chose a dans soi-même une
contradiction qu’il se meut, a une tendance et une activité »3225.. Après
Kant, qui avait semblé marquer l’échec d’une conscience déchirée,
incapable d’atteindre l’absolu, la génération romantique de la
Naturphilosophie communie dans le culte de l’unité des contraires3226..
Aux yeux de Hegel, la contra-diction est un effet de la contradiction,
laquelle est une détermination aussi essentielle et immanente que l’identité.
Sans elle, l’Histoire ne serait plus qu’un immobile morceau d’éternité.
Qu’est-ce qu’un changement, sinon le produit d’une négation ? La
réfutation apparente des philosophies les unes par les autres (Leçons sur
l’histoire de la philosophie) est en fait une complétion réelle. Il faut que la
contradiction entre l’identité et la non-identité soit dépassée pour que le
devenir puisse prendre la place de la confrontation stérile de l’Être et du
Non-Être (début de la Science de la Logique).
Seulement la reconnaissance de la contradiction comme positive et
féconde aboutit contradictoirement à sa suppression. Dans l’absolu terminal
qui est à la fois réalité totale et conscience de soi, la coïncidence des
opposés métamorphose les contradictoires en complémentaires. Alors que
chez Kant la contradiction logeait dans la raison, pour Hegel, c’est bien
plutôt le monde, la nature qui est la contradiction non résolue, la raison
étant la solution de toute contradiction.
La contradiction onto-logique englobe n’importe quel type d’opposition,
qu’il soit logique ou ontologique. Altérité, contraste, opposition — c’est la
non-identité dans son ensemble que Hegel englobe sous ce terme. On lui en
fera souvent le reproche3227. — mais c’est ce coup de force théorique qui
assurera à la dialectique son extraordinaire fécondité. Pour Hegel, ce qui se
donne d’abord comme contraire, c’est-à-dire mutuellement étranger, en
figure d’exclusion, est en réalité contradictoire, en relation d’extériorité
dialectique3228.. La distinction aristotélicienne entre contradiction et
contrariété est donc rejetée. Même la différence devient un mode de
contradiction : « La différence en général est déjà la contradiction en soi
»3229..
Dans la Doctrine de l’essence, partie médiane de la Science de la Logique,
la contradiction est présentée comme l’accomplissement, la réalisation de
l’opposition. La contradiction est l’identité de la différence (dont les
moments, posés par l’identité, s’appellent mutuellement) et de la diversité
(dont les termes sont mutuellement indifférents) : « Si maintenant les
premières déterminations de réflexion, l’identité, la diversité et l’opposition,
se sont trouvés établis dans une proposition, alors celle dans laquelle ils
passent comme dans leur vérité, savoir la contradiction, devrait encore bien
plus se trouver saisie et dite dans une proposition : Toutes les choses sont en
soi-même contradictoires »3230.. La contradiction redouble la différence,
mais, au lieu que la pensée s’y trouve annulée en une opposition
irréconciliable, cette catégorie permet de comprendre l’essence, qui est
l’expression de l’être.
La dialectique hégélienne aura de nombreuses suites, dont les plus
intéressants sont évidemment les moins fidèles3231.. Mais peut-être le lieu
d’effectuation le plus convaincant de la contradiction onto-logique se
trouve-t-il moins dans des essais théoriques sans postérité que dans une
recherche scientifique qui au contact de monde nouveau, s’est vue
contrainte de penser de manière tout autre. L’antimatière est née des deux
solutions mathématiquement possibles des équations de Dirac. C’est
également, entre autres, à partir des découvertes de la microphysique que
Stéphane Lupasco a tenté de construire une logique du contradictoire
fondée sur la notion de tiers inclus. Lupasco développe une dialectique de la
potentialisation et de l’actualisation permettant de penser logiquement une
contradiction réelle : dans la logique du contradictoire, la négation d’un
terme donne le terme antagoniste tel que si l’un s’actualise, l’autre se
potentialise.
La logique des ensembles flous (fuzzy sets), à cause de ses immédiates
applications pratiques3232., peut être considérée comme une véritable onto-
logie des contradictoires. Alors que la théorie des ensembles conservait la
traditionnelle loi de bivalence (le degré d’appartenance d’un élément à un
ensemble est ou bien égal à 1 : l’élément appartient à l’ensemble, ou bien
égal à 0 : l’élément n’appartient pas à l’ensemble), avec l’ensemble flou, il
existe une transition continue entre appartenance et non-appartenance : des
éléments peuvent appartenir à l’ensemble avec des degrés compris entre 1
et 0. Plus le degré sera proche de 1, et plus l’élément sera caractéristique de
l’ensemble flou, lequel sera interprété comme l’ensemble des valeurs plus
ou moins possibles que peut prendre une variable3233..
 
*
 
Voir aussi
 
Le comique. La corruption. La démonstration. La dialectique. La guerre. L’inconscient.
L’interprétation. La logique. Les mathématiques. La négation. Leur raisonnement. La rationalité. Le
sens. Le tragique. La vérité.
 
*
 
Bibliographie
 
 
Héraclite, Fragments, in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1988.
Platon, — Euthydème.
— Phédon.
Aristote, — Catégories, chapitres 10 et 11.
— De l’interprétation, trad.. J. Tricot, Vrin, 1977.
— Métaphysique, livre gamma, chapitres 3 et 4 ; livre delta, chapitre 10 ; livre K, chapitres 5 et 6.
Nicolas de Cues, Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés, trad. F. Bertin,
Les Éditions du Cerf, 1991.
E. Kant, — Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, trad. fr., Œuvres
philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 251-302.
— Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, « L’antinomie de la raison pure ».
G.W.F. Hegel, Science de la Logique, Doctrine de l’essence, deuxième tome, premier livre, trad. J.-P.
Labarrière et G. Jarczyck, Aubier Montaigne, 1976, p. 69-87.
E. Husserl, Recherches logiques, tome I, trad. H. Élie, PUF, 1959, p. 84-105.
Jean-François Lyotard, Le Différend, Les Éditions de Minuit, 1984.
Stéphane Lupasco, Logique et contradiction, PUF, 1947.
Jean-François Kervégan, article « Contradiction », in Encyclopédie philosophique universelle.
Notions philosophiques, PUF, 1998, p. 468-471.
Emanuele Severino, Le fondement de la contradiction, traduction française, Éditions Mimésis, 2017.
3092 Voir La dialectique.
3093 I, 11.
3094 Kierkegaard, qui a développé toute une philosophie post-hégélienne de la contradiction, en
définissant la foi comme le maintien de la contradiction, opposait le paradoxe (l’existence historique
du Dieu éternel) et le scandale (la mort historique de ce Dieu).
3095 En Inde, les oppositions diverses entre les systèmes de pensée (darshanas) ont servi aux
écoles bouddhiques et au monisme brahmanique (Shankara en est le plus illustre représentant)
d’argument premier en faveur de l’idée d’une illusion complète où nous nous trouvons en ce qui
concerne la nature de la réalité.
3096 Dom Deschamps disait du vide qu’il est l’opposé (et non le contraire) du plein. Le contraire
implique l’absence, l’opposé renvoie à la différence du plus et du moins.
3097 En algèbre deux quantités de même valeur absolue mais de signes contraires sont dites
opposées.
3098 Alors que les propositions contraires peuvent être fausses toutes les deux, les subcontraires
peuvent être vraies toutes les deux.
3099 Dans le chapitre 7 de De l’interprétation, Aristote établit les relations d’exclusion contre les
propositions affirmatives et les propositions négatives selon leur quantité (voir infra). Le « carré
logique » qui représente et systématise ces relations apparaît dans le traité d’Apulée latin (IIe siècle
après Jésus-Christ) intitulé lui aussi De l’interprétation. Les quatre propositions seront ensuite
symbolisées par les quatre premières voyelles : A désigne l’universelle affirmative (« tous »), E,
l’universelle négative (« aucun »), I la particulière affirmative (« quelques »), O la particulière
négative (« quelques…ne pas »). Le carré logique a pour sommet en partant du haut à gauche et en
tournant dans le sens des aiguilles d’une montre A, E, O et I. A et E sont contraires, A et O ainsi que
E et I sont contradictoires (elles sont figurées par les diagonales du carré), A et I ainsi que E et O sont
subalternes, I et O sont subcontraires.
3100 D’où l’expression : faire opposition après le vol d’un chéquier.
3101 Aristote, Catégories 10, 11 b17-23.
3102 Deux concepts sont contraires lorsqu’ils ne peuvent être simultanément affirmés d’aucun
sujet. Soient deux concepts P et Q : dire qu’ils sont contraires, c’est dire que « si S est P, S n’est pas
Q » et que « si S est Q, S n’est pas P ». Deux concepts sont contradictoires lorsqu’ils ne peuvent être
ni affirmés ni niés simultanément d’aucun sujet, en sorte qu’aux deux jugements précédents
s’ajoutent les deux suivants : « si S n’est pas P, S est Q » et « si S n’est pas Q, S est P ». Quatre
jugements sont donc nécessaires pour que deux concepts soient contradictoires, deux seulement pour
qu’ils soient contraires. En calcul logique des propositions, la distinction entre contradiction et
contrariété correspond à celle de la disjonction exclusive et de l’incompatibilité.
3103 Aristote, Catégories 10, 13 b2-3 ; De l’interprétation, 7,17 b26-29. « Tout ce qui n’est pas
vers est prose, tout ce qui n’est pas prose est vers », n’est vrai que parce qu’il n’y a pas de troisième
possibilité.
3104 Les mathématiques distinguent le contraire de l’inverse (3/4 n’est pas le contraire de 4/3, mais
son inverse), de l’opposé (-1 n’est pas le contraire de +1 mais son opposé), et de la réciproque (un
théorème réciproque est celui qui a pour conclusion l’hypothèse du théorème direct et pour hypothèse
sa conclusion, soit seule, soit accompagnée de nouvelles hypothèses).
3105 C’est ce que l’on appelle le « principe de contrariété » (on dit aussi « règle des contraires »).
Deux raisonnements contraires — c’est-à-dire deux raisonnements dont les conclusions sont
contraires — peuvent être faux tous les deux. L’attitude naïve vis-à-vis des jeux de hasard offre
l’illustration d’un pareil cas de figure. Lorsqu’un numéro sort, mettons le 3, plusieurs fois de suite, à
la roulette, certains joueurs sont tentés de jouer le 3 parce que « c’est son moment », tandis que
d’autres joueurs joueront au contraire n’importent quel numéro sauf le 3 « parce que le 3 a épuisé ses
chances ». Deux déductions contraires, deux erreurs, car le principe de l’indépendance de chaque
coup est ignoré.
3106 Deux concepts contradictoires ne peuvent être ni affirmés ni niés simultanément d’aucun
sujet, tandis que deux concepts contraires ne peuvent être simultanément affirmés d’aucun sujet (voir
supra).
3107 Yi King, trad. E. Perrot, Librairie de Médicis, 1973, p. 179.
3108 Symptomatique est la lecture à contresens du symbole du taï chi en Occident. Le contraste
entre la zone blanche et la zone noire qui partage l’air du cercle en deux moitiés égales a été
couramment interprété comme le symbole d’un conflit de type manichéen.
3109 Dans la Bhagavat Gita, Krishna dit à Arjuna : « Libère-toi des couples d’opposés ! ».
3110 Une histoire chinoise ancienne raconte comment un vendeur d’armes fut confondu par un roi
après lui avoir présenté tour à tour une lance imparable et un bouclier intransperçable. Si la
contradiction (ici : celle de la prétendue toute-puissance d’une arme offensive et celle de la prétendue
toute-puissance d’une arme défensive) n’avait pas été comprise chez les Chinois, l’anecdote n’aurait
plus eu lieu d’être.
3111 Celle qui précisément n’a pas intégré la contradiction comme une positivité.
3112 Hegel utilise le terme latin d’horror (Science de la Logique, Doctrine de l’essence, deuxième
tome, premier livre, trad. J.-P. Labarrière et G. Jarczyck, Aubier Montaigne, 1976, p. 85).
3113 L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, trad. J. Fauve, Gallimard, 1975, p. 311.
3114 Les Grecs ressentirent la découverte de l’irrationalité de la diagonale du carré (la racine carrée
de 2 n’est pas le quotient de deux entiers) comme une contradiction, car ils partaient du principe que
toute grandeur pouvait être exprimée par une fraction.
3115 Tout d’abord appelés, de manière significative, nombres « impossibles ».
3116 Les apparentes contradictions de l’infini (il y a autant de points dans le diamètre d’un cercle
que dans la demi-circonférence de ce cercle, autant dans un segment de droite que dans un autre
segment deux fois plus grand que celui-ci etc.) ont arrêté Galilée et tous les mathématiciens jusqu’à
Bolzano et Cantor.
3117 J. Beaufret, Parménide. Le Poème, PUF, 1996, p. 8.
3118 Le cynisme frappait ainsi le langage de nullité.
3119 Platon, Euthydème, 283 e9-284 a8.
3120 Dans le Protagoras, Platon établit qu’« il n’existe qu’un seul contraire » (Protagoras, 332d).
Le contraire du sage, par exemple, est le non-sage, et seulement lui.
3121 Arnaud et Nicole (La Logique ou l’art de penser, « Premier discours ») diront du pyrrhonisme
que c’est une « secte de menteurs » : le sceptique peut bien dire qu’il doute de tout, mais il ne peut
pas réellement le croire.
3122 230 b-d.
3123 Platon, La République IV, 436 b.
3124 Chapitre 5, 167 a23-27.
3125 Dans les sommes scolastiques, la question est fondée sur l’affrontement de deux thèses
contradictoires et sur l’échange des arguments et des réfutations. Mais elle n’a plus la forme du
dialogue, elle se contente de son armature logique qu’elle expose de façon assez mécanique.
3126 Aristote, De l’interprétation, 17 a31.
3127 « Antilégein », en grec, signifie proprement « contredire ».
3128 Aristote, De l’interprétation, 17 b25.
3129 Aristote, Seconds Analytiques I, 2, 72 a 12.
3130 Aristote, Métaphysique, livre gamma, 7, 1011 b23 et 17 1057 a31.
3131 Aristote, De l’interprétation, chapitre 7, 17 b 16-25, Organon. I Les Catégories. II De
l’interprétation, trad. J. Tricot, Vrin, 1977, p. 90-91. Dans Le Livre de science (trad. fr., Les Belles
Lettres/Unesco, 1986, p. 88), Avicenne reprend presque terme pour terme l’analyse aristotélicienne :
« la contradictoire de ‘ tout’ est ‘ pas tout’ ; le contraire de ‘ aucun’ est ‘ quelques’ ».
3132 Aristote, Les Catégories, chapitre 10.
3133 On dit également (et de meilleure façon) : principe de non-contradiction. Principe selon lequel
une chose n’est pas ce qu’elle n’est pas (A est différent de non-A), une chose ne peut à la fois être et
ne pas être, posséder ou ne pas posséder tel attribut en même temps et sous le même rapport. Ce
principe est une conséquence logique du principe d’identité (A est A, une chose est ce qu’elle est) et
a pour conséquence logique le principe du tiers exclu (une chose est ou n’est pas, possède ou non tel
attribut, il n’y a pas de troisième possibilité logique : ou bien A est égal à B ou bien A n’est pas égal
à B). La pensée dialectique (Héraclite, Hegel) est un dépassement ontologique du principe de non-
contradiction (voir infra).
3134 Aristote, Métaphysique, livre gamma, chapitre 3, 1005 b 19-20.
3135 E. Kant, Dissertation de 1770, AK II, 401, trad. fr., Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 651.
3136 Aristote, Métaphysique, livre gamma, 1005 b23-26. Dans ses Recherches logiques, E. Husserl
critique l’interprétation psychologique et empiriste du principe de contradiction par John Stewart
Mill et Herbert Spencer pour en donner une interprétation rigoureusement logiciste (Recherches
logiques, tome I, trad. fr., PUF, 1959, p. 85sq). Sur le plan psychologique, l’école de Palo Alto a
montré comment l’injonction contradictoire a un impact schizogène (voir Le comportement).
3137 Aristote, Premiers Analytiques I, 23, 41a23-30. Aristote donne comme exemple la
démonstration par l’absurde de l’incommensurabilité de la diagonale du carré : si l’on prend en
hypothèse que la diagonale est commensurable, on en vient à la conclusion que les nombres impairs
sont égaux aux nombres pairs, ce qui est évidemment impossible.
3138 Aristote, Topiques I, 10, 104a 20-22.
3139 On prend d’abord le contraire de cette proposition : « il faut mal traiter ses amis ». Puis on
reformule cette proposition en lui ajoutant une négation : « il ne faut pas mal traiter ses amis ». La
formule contradictoire du contraire de l’idée admise permet d’obtenir une prémisse semblable à une
autre prémisse.
3140 Aristote, De l’interprétation, chapitre 9.
3141 Aristote, Métaphysique, livre thêta, chapitre 3.
3142 Voir La nécessité.
3143 J. Lukasiewicz, Du principe de contradiction chez Aristote, trad. fr., Éditions de l’Éclat, 2000.
3144 Un étudiant demanda un jour à Bertrand Russell s’il pouvait déduire qu’il était pape à partir
de 2+2=5. Russell répondit : certainement ! Supposons que 2+2=5, en soustrayant 2 de chaque côté,
on obtient 2=3. Par symétrie, on a aussi 3=2. En soustrayant 1 de chaque côté, 2=1. Maintenant, le
pape et moi nous sommes deux mais puisque 2=1, le pape et moi ne sommes qu’un, et donc je suis le
pape.
3145 Le Livre des XXIV philosophes, trad. F. Hudry, Jérôme Millon, 1989, p. 135.
3146 Signalée par le titre du plus fameux traité du Cusain : La Docte ignorance.
3147 Nicolas de Cues ne manque pas de faire observer que c’est l’ensemble de la géométrie qui
repose sur le principe de non-contradiction.
3148 Pour Nicolas de Cues, le rapport entre l’intelligence (intellectus) qui réunit les contraires et la
raison (ratio) qui les oppose est l’inverse de celui qui structure la philosophie de Hegel (chez celui-ci,
c’est l’entendement, Verstand, qui sépare et la raison, Vernunft, qui réunit).
3149 Coincidentia ou contradictio oppositorum. Nicolas de Cues disait également union des
opposés (complexio oppositorum).
3150 G. Bruno, De la cause, du principe et de l’un, trad. fr., Œuvres complètes III, Les Belles
Lettres, 1996, p. 314.
3151 Christian Wolff, le plus célèbre disciple de Leibniz, s’efforcera de faire entrer le principe de
raison suffisante dans le principe de contradiction. Pour ce faire, dans son Ontologie, Wolff entendra
« démontrer » le principe de raison suffisante par l’absurde : si un être était sans raison suffisante,
cela voudrait dire que « rien » permettrait de comprendre son existence. Or le « rien » ne peut
contenir de raison. Il y a donc contradiction à dire que le « rien » est la raison suffisante d’un être.
Conclusion : tout ce qui est a une raison suffisante (Michel Puech, Kant et la causalité, Vrin, 1990, p.
83).
3152 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr., Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 894.
3153 Ibid., p. 818.
3154 En langage juridique et théologique, l’antinomie est la contradiction entre deux lois ou
principes dans leur application à un cas particulier.
3155 L’antinomie en science n’est pas un simple paradoxe (lequel, selon l’étymologie, ne heurte
qu’une opinion reçue) mais déjoue l’attente d’une cohérence absolue dans un système rationnel ou
logique. En outre, une antinomie n’engendre pas nécessairement une aporie : il y a une solution aux
antinomies (Kant), elles sont le mouvement du réel (Hegel), on peut forger des outils pour les éviter
(Bertrand Russell).
 
3156 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 1318.
3157 E. Kant, « L’antinomie de la raison pure », Critique de la raison pure, ibid., p. 1069-1192.
3158 En physique, le paradoxe est soit un fait expérimentalement établi mais contre-intuitif
(exemple : le paradoxe hydrostatique en vertu duquel la pression exercée par un liquide sur le fond
d’un vase est la même si la hauteur est identique, quelle que soit la forme du vase) ; soit une
expérience de pensée conduisant à une contradiction ou à une absurdité (relativement aux données
évidentes de notre monde) à cause de l’interférence de deux plans de réalité (macrophysique et
microphysique par exemple) : la mécanique quantique et la théorie de la relativité ont engendré de
nombreux paradoxes.
3159 C’est le paradoxe de Cantor, né de l’expression « l’ensemble de tous les cardinaux ». Un
ensemble étant donné, le cardinal de l’ensemble de ses parties est supérieur au cardinal de cet
ensemble. L’ensemble de tous les cardinaux verrait donc sa puissance dépassée par celle de
l’ensemble de ses parties : son concept est contradictoire.
3160 B. Russell, « La logique mathématique fondée sur la théorie des types », in Logique et
fondements des mathématiques. Anthologie (1850-1914), dir. F. Rivenc et P. de Rouilhan, Payot,
1992, p. 314.
3161 Épiménide le Crétois dit : « Les Crétois sont menteurs ».
3162 Au sophiste Protagoras est lié un épisode indémêlable. Protagoras avait dit à son élève
Euathlos qu’il pourra ne payer ses cours qu’après qu’il eut gagné son premier procès. Mais plus
retors que son maître, Euathlos n’avait pas l’intention de payer. Alors Protagoras intente contre lui un
procès : « De toute façon tu seras obligé de payer, lance-t-il à son élève, car ou bien je gagne ce
procès et tu paieras en vertu de la décision du tribunal, ou bien je le perds, et alors tu me paieras en
vertu de notre convention passée qui stipulait que tu me paierais après ton premier procès gagné ».—
« Pas du tout, c’est l’inverse, réplique élève, car ou bien je gagne ce procès, et je ne te devrai rien en
vertu de la décision du tribunal, ou bien je le perds et alors en vertu de notre convention passée, je
n’aurai pas à te payer ! ». L’impossibilité de décider de la valeur logique (vrai ou faux) de ces
propositions vient de la confusion entre deux plans, celui de l’énoncé et celui de l’énonciation d’une
part, et celui du jugement présent et celui de la réalité possible d’autre part. Le paradoxe du crocodile
(ou « sophisme crocodilien ») illustre une semblable impossibilité logique : un crocodile attrape un
enfant et dit à sa mère : « Je te rendrai ton enfant si tu me dis la vérité ; dans le cas contraire je le
mangerai ». La mère réplique : « Tu ne me rendras pas mon enfant », empêchant ainsi le reptile
d’agir dans aucun des deux sens. Plus tard, dans son Don Quichotte, Cervantès imagine ce paradoxe
sui-falsificateur : à l’entrée d’un pays, des soldats demandent à l’étranger : « Pourquoi venez-vous ici
? ». S’il dit la vérité, il a la vie sauve, mais s’il ment, il est pendu. Un jour un voyageur déclara : « Je
viens ici pour être pendu » et plaça ainsi les soldats devant l’impossibilité d’agir. Ce paradoxe a une
forme analogue au paradoxe du crocodile.
3163 Bertrand Russell a lui-même donné une illustration pittoresque de son paradoxe avec son
histoire de barbier : un barbier ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes. Qui rase le barbier ?
S’il ne se rase pas lui-même, alors il entre dans la catégorie de ceux qu’il devrait raser. Mais s’il se
rase lui-même, il s’exclut de la catégorie de ceux qu’il devrait raser.
3164 Voir Le fondement et Les mathématiques.
3165 Le paradoxe de Grelling (dit également paradoxe de Weyl) est un paradoxe sémantique
constituant une variante du paradoxe de Russell (il remplace l’ensemble par l’adjectif) : un adjectif
est prédicable (autologique) s’il possède lui-même la propriété qu’il décrit, imprédicable
(hétérologique) dans le cas contraire. Par exemple, en français, «  bref » et « pentasyllabique » sont
autologiques, « long » et « « bisyllabique » sont hétérologiques. Maintenant, est-ce que «
 imprédicable » est imprédicable ? Le paradoxe de Grelling définit comme hétérologique le terme qui
ne possède pas lui-même la propriété qu’il décrit : « hétérologique » est hétérologique si et seulement
s’il ne l’est pas. La question de savoir si hétérologique est autologique ou hétérologique est
indécidable. Le paradoxe de Berry est le paradoxe sémantique mis au jour par l’énoncé : « Il y a un
plus petit nombre naturel non définissable en français en moins de cent lettres ». Le nombre des
naturels est infini tandis que celui des expressions de moins de cent lettres est fini. Mais « le plus
petit nombre naturel non définissable en français en moins de cent lettres » est une définition en
français de moins de cent lettres du plus petit nombre non définissable en français en moins de cent
lettres.
3166 Le « paradoxe de violation de loi interne » est un paradoxe sui-falsificateur du type « il est
interdit d’interdire », « toutes les règles ont leurs exceptions », « je vous ordonne de désobéir » : la
contradiction interne entre le contenu sémantique du sujet et celui du prédicat a pour conséquence
que ces énoncés constituent une violation de la loi qu’ils prétendent imposer.
3167 La seule évocation des thèses négationnistes est un délit en France mais lorsqu’une affaire est
plaidée devant un tribunal, l’avocat de l’inculpé est contraint de les rappeler.
3168 On parle même de paradoxes graphiques à propos de dessins d’apparence cohérente mais qui
transgresse la consistance de l’espace de la représentation. Les figures impossibles de Maurits Escher
sont les plus célèbres des paradoxes graphiques.
3169 Voir Les mathématiques.
3170 De l’italien contrasto, qui signifie « lutte », le contraste est l’opposition sensible entre deux
phénomènes, dont l’un fait ressortir l’autre. L’identification du contraste (blanc/noir, jour/nuit,
aigu/grave etc.) avec la contrariété et la contradiction caractérise les plus anciennes cosmologies. On
appelle « association par contraste » un mode d’association des idées, l’inverse de l’association par
ressemblance : une représentation en appelle une autre automatiquement si elle est en relation
d’opposition sensible avec elle. Certains psychologues et psychiatres expliquent l’esprit de
contradiction et le délire de négation par l’association par contraste.
3171 Voir La négation.
3172 « Tout porte à croire, écrit André Breton, qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et
la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le
bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste
un autre mobile que l’espoir de déterminer ce point » (cité dans Histoire des littératures, tome III,
Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1978, p. 227).
3173 On dit aussi contradiction in adjecto.
3174 On disait jadis « alliance de termes » pour oxymore. « Oxymore » vient de deux mots grecs
signifiant « pointu, aigu, amer » et « doux ». L’oxymore est une formule poétique à la sauce aigre-
douce. Lorsque Paul Valéry écrit (dans Le cimetière marin) « l’amertume est douce », non seulement
il invente un oxymore, mais il en dévoile l’étymologie. Le cimetière marin accumule d’ailleurs les
oxymores : c’est lui qui comprend l’« Achille immobile à grands pas » renvoyant au paradoxe de
Zénon d’Élée.
3175 Voir La logique.
3176 Voir supra.
3177 Il y eut dans les années 1920 une controverse entre Brouwer, défenseur de l’intuitionnisme,
adversaire du tiers exclu, et Hilbert. Brouwer fit valoir que même si Hilbert réussissait à démontrer la
consistance des mathématiques classiques, celles-ci ne deviendraient pas correctes pour autant : «
Une théorie incorrecte qui n’est pas arrêtée par une contradiction n’en est pas moins incorrecte,
objectait-il, exactement comme une politique criminelle qui n’est pas réprimée par une cour suprême
n’en est pas moins criminelle ». À quoi Hilbert répondit : « Ôter la loi du tiers exclu au
mathématicien équivaudrait à priver l’astronome de son télescope et le boxeur de son poing ».
3178 Tractatus logico-philosophicus 4.462.
3179 R. Descartes, Entretien avec Burman, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 1376.
3180 D. Hume, Traité de la nature humaine I, III, 15, trad. P. Saltel, GF-Flammarion, 1995, p. 251.
3181 Fragment B VIII.
3182 Fragment B LVII.
3183 Fragment B X.
3184 Héraclite, Fragment B LX, in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1988, p. 160.
3185 Course en sens contraire pratiqué par les Grecs. C.G. Jung reprendra ce terme rare pour
désigner le mouvement de conversion d’une chose en son contraire (comme lorsqu’un effet devient
une cause).
3186 Héraclite, Fragment B L, Les Présocratiques, op. cit., p. 157.
3187 J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger III. Approche de Heidegger, Les Éditions de Minuit,
1974, p. 165.
3188 Ibid.
3189 J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger I. Philosophie grecque, Les Éditions de Minuit, 1973,
p. 94.
3190 R. Wagner, Tristan et Isolde, acte II, scène 2.
3191 M. Conche, Héraclite. Fragments et témoignages, traduction et commentaires, PUF, 1986, p.
27.
3192 Fragment B LIII.
3193 L. Robin, La Pensée grecque et les origines de la pensée scientifique, Albin-Michel, 1948, p.
93.
3194 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. fr., Gallimard, 1967, p. 141.
3195 J. Brun, Héraclite ou le philosophe de l’éternel retour, Seghers, 1965, p. 45.
3196 M. Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 454.
3197 M. Conche, Héraclite. Fragments et témoignages, op. cit., p. 238.
3198 Ibid., p. 239.
3199 Phédon, 31a.
3200 Ibid., 71d.
3201 Le Sophiste, 257d.
3202 Ibid., 258d.
3203 Aristote, Métaphysique, livre gamma, 4, 1007 a20.
3204 Ibid., 1006 a3.
3205 Livre H, chapitre 5.
3206 Voir La corruption. Dans Humain, trop humain, Nietzsche se demandera : « Comment
quelque chose peut-il naître de son contraire, par exemple la raison de l’irrationnel, le sensible de
l’inerte, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir avide, l’altruisme de
l’égoïsme, la vérité des erreurs ? » (F. Nietzsche, Humain, trop humain, trad. fr., Gallimard, 1968, p.
23).
3207 Voir La négation.
3208 E. Kant, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, AK II, 71,
trad. J. Ferrari, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 265.
3209 Ibid., p. 266.
3210 « Guérir par les contraires » (« Contraria contrariis curantur ») est un principe de la
médecine classique auquel s’opposera le principe de l’homéopathie « Similia similibus », les
semblables guéris par les semblables.
3211 La théorie hégélienne de la contradiction est évoquée au chapitre suivant.
3212 K. Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, Œuvres. Philosophie, éd. M. Rubel,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1982, p. 973-974.
3213 L. Althusser, Pour Marx, François Maspero, 1966, p. 99-100.
3214 Contradiction entre le caractère socialisé de l’économie capitaliste et la propriété privée des
moyens de production.
3215 La formulation qui figure dans la préface de la Critique de l’économie politique est célèbre : «
À un certain stade de leur développement, les forces productives entrent en contradiction avec les
rapports de production existants (…). Alors s’ouvre une époque de révolution sociale ».
3216 Voir Le capitalisme.
3217 Plus tard, J. Habermas analysera la « contradiction sociale » non pas comme un conflit
enraciné dans les structures objectives d’un système social (la conception marxiste dominante) mais
comme un affrontement entre des prétentions de vérité émises par des sujets parlants, la théorisation
des contradictions relevant alors moins d’une politique que d’une pragmatique du discours pratique
(J. Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. fr.,
Payot, p. 44-47). Un problème implicite est celui de savoir si un conflit de normes peut être assimilé
à une contradiction logique.
3218 Ainsi la contradiction entre petite et moyenne bourgeoisie, ou entre moyenne et grande
bourgeoisie sera-t-elle considérée comme moins essentielle que la contradiction entre la bourgeoisie
et le prolétariat.
3219 Du moins par le biais des traducteurs du texte chinois.
3220 Mao Tsé toung, De la contradiction, in Quatre essais philosophiques, trad. fr., Éditions en
langues étrangères, Pékin, 1966, p. 77.
3221 Discours prononcé en 1957, donc huit ans après la prise de pouvoir.
3222 Mao Tsé toung, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, in Quatre essais
philosophiques, op. cit., p. 90.
3223 B. d’Espagnat, Candide et le physicien, Fayard, 2008, p. 64-65.
3224 L’expérience de pensée connue sous le nom de « chat de Schrödinger » peut être
approximativement résumée de la manière suivante. On enferme dans une pièce un chat avec une
ampoule contenant un gaz toxique, un laser, un photodétecteur, un miroir semi-transparent et un
marteau. Une fois la pièce fermée, le laser envoie un photon vers le miroir. Si le photon traverse le
miroir, rien ne se passe, mais si le photon est réfléchi vers le photodétecteur, celui-ci actionne le
marteau qui casse l’ampoule : le gaz se répand et asphyxie le chat. Un observateur qui reste à
l’extérieur de la pièce ignore si le chat est vivant ou mort. Dans le monde quantique, les deux états,
chat mort et chat vivant, coexistent, — chose évidemment impossible en mécanique classique comme
dans la vie quotidienne.
3225 G.W.F. Hegel, Science de la Logique, Doctrine de l’essence, deuxième tome, premier livre,
op. cit., p. 81.
3226 Schelling écrit dans Les Âges du monde : « La contradiction que nous avons saisie (…) est la
source d’où jaillit la vie éternelle ; la construction de cette contradiction constitue la tâche la plus
haute de la science. Faire au philosophe le reproche de commencer la science par une contradiction,
c’est comme si on disait à un poète tragique, après avoir entendu l’introduction de son œuvre, qu’un
pareil commencement ne peut comporter qu’une fin terrible, avec des actions cruelles et des
événements sanglants, puisqu’il pense lui-même qu’il doit en être ainsi. Nous non plus, nous ne
reculons pas devant la contradiction ; nous cherchons plutôt, dans la mesure de nos moyens, à nous
faire une idée exacte même de ses détails particuliers » (F.W.J. Schelling, Les Âges du monde, trad. S.
Jankélévitch, Aubier, 1949, p. 161).
3227 Jean Wahl reprochera à Hegel d’avoir, contrairement à Platon qui les différenciait
soigneusement (voir supra), confondu les idées d’altérité et de contrariété. Il voyait dans cette
transformation de la diversité en opposition et de l’opposition en contradiction un malheur, une sorte
de maladie de la philosophie. Du point de vue épistémologique, Karl Popper reprochera à Hegel
d’avoir hypostasié la contradiction : si celle-ci joue un rôle moteur dans la science, elle n’est pas
productrice par elle-même, objectera-t-il.
3228 G.W.F. Hegel, Science de la Logique, La Logique subjective ou Doctrine du concept, trad. P.-
J. Labarrière et Gwendoline Jarczyck, Aubier Montaigne, 1981, p. 88.
3229 G.W.F. Hegel, Science de la Logique, Doctrine de l’essence, deuxième tome, premier livre,
op. cit., p. 70.
3230 Ibid., p. 81.
3231 En dehors de Marx, il convient de mentionner le travail spéculatif d’Octave Hamelin, (Essai
sur les éléments principaux de la représentation) qui a pour originalité de présenter l’antithèse non
comme la négation de la thèse, mais comme son pendant. Les deux qui se combinent dans une
synthèse sont certes opposées mais pas contradictoires. Plus tard, sous le nom d’« idonéisme »,
Ferdinand Gonseth entendra promouvoir une théorie de l’adéquation reliant des antithèses comme le
subjectif et l’objectif, l’abstrait et le concret, le pensé et le donné, le métaphysique et le physique, le
rationnel et le réel, le théorique et expérimental (Les Mathématiques et la réalité. Essai sur la
méthode axiomatique, 1936).
3232 On a construit des systèmes experts réalisant des diagnostics médicaux mettant en œuvre des
mécanismes d’inférence logique dérivés de la théorie des ensembles flous.
3233 Dans ce cadre, les possibilités se différencient complètement des probabilités, car elles ne
satisfont plus l’axiome d’additivité. Les probabilités quantifient la fréquence des événements, les
possibilités leur faisabilité. L’incertitude n’est pas forcément due au hasard.
33. Le corps
 
 
 
Le corps est une évidence universelle ; toutes les langues nomment ses
mêmes différentes parties3234.. Mais il n’appartient pas seulement au réel ;
ses dimensions symboliques et imaginaires sont au moins aussi importantes.
Dans presque toutes les sociétés anciennes, le corps est placé avec la
maison, le temple, la ville, la société, l’univers dans un vaste réseau de
correspondances. Les métaphores organicistes, qui abondent dans la langue
commune3235. témoignent de cette représentation antique — qui gouverne
encore une bonne part de notre conception du monde3236..
Par ailleurs, le corps a été diversement jugé : il a été tout à la fois (et pas
seulement tour à tour ou ici et là) aimé et détesté, glorifié et méprisé,
protégé et exploité. Il est des philosophes qui ne traitent pratiquement pas
de lui (Kant, Heidegger) et d’autres qui en ont fait un thème central de
réflexion (Nietzsche, Merleau-Ponty). C’est avec Maine de Biran que la
philosophie du sujet devient philosophie du corps : tout se passe comme si,
pour certains penseurs, l’esprit pouvait s’en passer. Quoi qu’il en soit, nous
ne dirions plus aujourd’hui, comme Descartes, que l’âme est plus aisée à
connaître que le corps3237. : nous voyons bien, en effet, que la physiologie
a atteint plus rapidement et plus efficacement le stade scientifique que la
psychologie. Mais ce dont témoignait Descartes, c’est de la difficulté pour
l’esprit à penser une réalité aussi étrangère à lui (et pourtant si proche, plus
que proche, unie) que le corps. Cela explique-t-il le fait que l’histoire ne
s’en soit que très récemment emparée — ou bien faut-il renvoyer à
l’existence du vieux préjugé pour rendre compte d’une absence que l’on a
aujourd’hui tôt fait de prendre pour une occultation ? Il est possible que la
représentation s’engouffre là où la pensée et la connaissance deviennent
problématiques. Tous les arts (l’architecture et la musique exceptées)
exaltent le corps. Jamais on n’a autant parlé du corps qu’aujourd’hui, il est
le seul sujet (à prendre dans les deux sens) de bien des revues (à prendre
dans les trois sens). Jamais on ne l’a autant montré non plus : tout se passe
comme si, contre la peinture qui l’a exclu après l’avoir démantibulé3238.,
contre l’âme aussi, qui n’a pas d’image, le cinéma avait donné au corps sa
plus éclatante revanche.
Les caractères que distingue Descartes, en guise de définition, dans sa
Méditation seconde, concernent le corps vivant aussi bien que le corps
inerte : a) sa forme finie3239. (sa « figure ») ; b) sa situation dans l’espace ;
c) son volume ; d) son antitypie (un corps exclut un autre corps, deux corps
différents ne peuvent pas occuper le même lieu) ; e) son accessibilité aux
sens ; f) sa possibilité de mouvement (reçu de l’extérieur, précise
Descartes). Trois pages plus loin, intervient l’épisode du morceau de cire —
qui établit que la seule qualité nécessaire du corps est son étendue3240..
Il est notable que Descartes passe sous silence ce qui à nos yeux constitue
une qualité intrinsèque : le corps est un tout organisé — d’où l’emploi du
mot pour désigner des ensembles réels (« corps de métier », « corps
d’armée ») ou idéels (« corps de doctrine ») qui n’ont rien à voir
directement avec l’organisme. C’est cette ampleur ontologique qui empêche
le concept de corps de définir à lui seul le matérialisme : pour les stoïciens,
l’esprit est « corporel » et dans le christianisme les anges ont un « corps
»3241. ; la philosophie de Hobbes est un corporalisme, et non un
matérialisme. Certes, le corps ne pense pas et l’âme a tiré presque toute la
littérature philosophique à elle ; il n’en reste pas moins vrai que la vulgate
(rien de tel pour une liberté qui se dit nouvelle que de s’inventer des
oppresseurs) frôle le contresens lorsqu’elle fait de Platon et du
christianisme — sancta simplicitas du mot ! — des ennemis du corps.
C’était, réduisant Platon à Phédon3242., oublier le mot du Cratyle sur le
corps signe3243. de l’âme, c’était omettre que le Timée donne au corps une
importance véritablement paradigmatique3244.. Pour le christianisme,
c’était oublier (ou ignorer) que celui-ci est, peut-être, de tous les systèmes
de pensée, celui qui a donné au corps les statuts les plus variés : du corps de
pêché soumis au mal au corps transfiguré ou glorieux, a été développée une
somatologie extrêmement riche3245.. Qu’il s’agisse de l’Incarnation3246.,
de la transsubstantiation3247., de la résurrection3248. et de la
réincarnation3249., tous les grands mystères du christianisme mettent le
corps en scène et en jeu. Il existe même, et pas seulement dans le
christianisme, une vénération religieuse du corps : autrement le culte des
reliques ne s’expliquerait pas. Il faut à cet égard considérer la profondeur de
l’influence stoïcienne3250. sur le christianisme. Certes, dit Tertullien, Dieu
est esprit mais un esprit est un corps3251.. Le corps glorieux que le
christianisme accorde aux bienheureux, le corps subtil des anges sont autant
des façons d’affirmer la nécessité du corps même pour l’esprit, que de le
refouler en niant la chair au nom de l’esprit3252.. En outre, la notion de
corps mystique3253. tend à montrer qu’on ne nie, qu’on ne dépasse le corps
qu’avec le corps même3254..
Toutes les sciences expérimentales ont affaire à des corps, de la chimie à la
physiologie en passant par l’astronomie3255.. Mais l’équivoque en français
n’existe pas dans la langue allemande, qui distingue Körper et Leib3256., ni
dans la langue anglaise, qui distingue pareillement corpse et body. Körper
et corpse désignent le corps inerte, matériel ; Leib et body, le corps vivant
que l’esprit (dans le cas de l’homme) informe.
Le corps est un tout, un phénomène lié, lors même que nous n’en
percevons qu’une partie. Autant que la matière, c’est cette cohérence
formelle qui constitue l’articulation entre le corps physique et le corps
vivant. Le corps est un ensemble (d’où « l’esprit de corps ») déterminé par
sa limite dans l’espace et sa relative stabilité dans le temps. Il ne sera ici
question que du corps humain3257. — mais sa rencontre avec les corps
physiques n’est pas fortuite.
D’autres dualités sont possibles. Dans Les Deux corps du roi, E.
Kantorowicz a montré que le roi, au Moyen Âge, avait deux corps : un
corps naturel, mortel, semblable à celui de n’importe quel humain, et un
corps institutionnel, immortel. Cette dualité du corps du roi, à la fois mortel
et immortel, individuel et collectif, répétait celle du corps du Christ3258..
À ces particularisations la philosophie contemporaine, depuis Max Scheler
qui en fut l’initiateur, a ajouté la distinction du corps-objet (celui traité par
la médecine, par exemple) et du corps-sujet3259. — une dualité qui faisait
dire à Merleau-Ponty que notre corps est « un être à deux feuillets »3260..
La phénoménologie et la psychanalyse théoriseront le corps propre et
donneront au corps phénoménal désobjectivé la priorité sur le corps
anatomique objectivé3261.. Notre corps, en effet, n’est pas seulement un
certain morceau de matière3262. assigné en un lieu et en un temps donnés,
il est notre mode d’inscription nécessaire dans ce monde et avec autrui.
Sans le corps, pas d’esprit, donc pas de culture. Pascal a dit : par l’étendue,
l’univers me comprend, par la pensée, je le comprends. Il faudrait dire : par
le corps, je le comprends. C’est mon corps qui articule mon être au monde
(Merleau-Ponty parlait d’ancrage). Le corps est ce grâce à quoi je suis
présent au monde : « Le corps, écrit Erwin Straus, est le médiateur entre le
Je et le monde, il n’appartient ni à l’intérieur ni à l’extérieur »3263.. Thèse
reprise par François Dagognet pour qui le corps institue le point de jonction
entre l’intérieur et l’extérieur3264..
C’est aussi avec le corps que l’on va mourir ; notre âme n’a pas de
vêtements de rechange. Ce corps que nous avons reçu par le hasard
s’impose à nous comme un destin3265.. Nous ne pouvons pas nous en
dépouiller pour aller à la rencontre des autres et tant que nous serons dans
ce monde, nous serons avec lui. Le possédons-nous même ? On a dit qu’il
nous possède plus que nous ne le possédons. « Il nous appartient un peu
moins que nous ne lui appartenons », écrivait Paul Valéry3266.. Il n’est, en
effet, pas si aisé de réfléchir à l’expression banale : « avoir un corps ».
 
 
I. LE CORPS ET LE MONDE
 
Nombre de mythologies représentent l’univers comme un corps
immense3267. et inversement le corps comme un microcosme, manière
symbolique d’exprimer l’intrication du corps et du monde. La
phénoménologie définira le corps comme une interface, et non comme un
isolat ou une limite qui séparerait le moi du monde.
 
 
1. Le corps dans le monde
 
Le corps est un facteur d’individuation, mais il n’a pas toujours été
reconnu comme tel dans les sociétés anciennes et traditionnelles, il y était
considéré comme une partie du corps social total autant que comme une
partie du monde : ne dit-on pas encore aujourd’hui de l’individu qu’il est
membre de la société dont il fait partie comme si celle-ci représentait un
grand corps total ? Chez les Canaques, le même mot, kara, désigne la peau
de l’homme et l’écorce des arbres, et les entrailles sont associées aux lianes
qui vont d’arbre en arbre dans la forêt3268.. Il ne s’agit pas là de simples
métaphores, mais d’identité proprement substantielle3269..
Si un cadavre est encore un corps, le corps n’est pas un cadavre. Le
cadavre est délié du monde et c’est pourquoi il se délite. Le lien qui unit le
corps au monde n’est pas une relation d’englobement, mais d’appartenance.
« Être corps, écrit Merleau-Ponty, c’est être noué à un certain monde », «
notre corps n’est pas d’abord dans l’espace : il est à l’espace »3270.. En
reprenant à la théologie le concept d’incarnation, la phénoménologie définit
l’homme comme indissociablement sens et chose. « Une structure, écrit
encore Merleau-Ponty, qui n’appartient en propre ni au monde extérieur ni à
la vie intérieure »3271.. C’est en phénoménologue que Levinas s’exprime
lorsqu’il dit : « L’incarnation de la pensée n’est pas un accident qui lui
serait arrivé et qui lui alourdirait la tâche en détournant de sa droiture le
mouvement droit selon lequel elle vise l’objet. Le corps est le fait que la
pensée plonge dans le monde qu’elle pense et, par conséquent, qu’elle
exprime ce monde en même temps qu’elle le pense. Le geste corporel n’est
pas une décharge nerveuse, mais célébration du monde, poésie »3272.. La
physiologie matérialiste voyait dans le corps un morceau de matière pourvu
d’un ensemble de mécanismes. C’est contre cette représentation que
Merleau-Ponty parlera de chair (autre concept chrétien d’origine), de corps
vécu et animé. La chair est présence au monde (du cadavre ne restera
bientôt plus que l’os3273.) ; par elle, le corps fait sens immédiatement. Ce
n’est pas un rapport d’appropriation : le corps atteint le monde sans le
posséder, l’investit sans le connaître. Notre corps n’est pas une machine à
enregistrer le réel tel qu’il est en soi, mais un appareil à traduire le réel tel
qu’il apparaît pour nous. Contrairement à ce que l’on a pu croire
spontanément pendant des milliers d’années, l’œil ne photographie pas le
réel, il le sélectionne. S’il ne voit pas tout, ce n’est pas seulement parce que
son champ de vision est limité, mais d’abord parce que la lumière visible ne
représente qu’une petite lucarne interrompant la ligne continue du spectre
électromagnétique. De plus, le cerveau n’est pas une machine définie une
fois pour toutes par les règles de sa construction mais un système
dynamique qui s’auto-organise en fonction des stimuli de l’expérience. La
neurophysiologie moderne montre que l’inné et l’acquis ne peuvent être
pensés dans une relation de mutuelle exclusivité. Le corps est plus qu’un
outil, davantage qu’une machine, c’est une usine. À la différence de celui
des animaux presque toujours monofonctionnel, le corps de l’homme est
imparfait et inachevé, et c’est pourquoi il est prêt pour toutes les fonctions.
Un corps saurait-il jamais être entièrement passif ? Vivre n’est pas ne rien
faire ni à plus forte raison subir. L’habitude même invente3274. ; le
machinal n’est pas le mécanique (la machine n’a pas d’habitudes).
Loin de menacer l’unité, cette diversité la constitue — excepté dans le cas
de la maladie. Le corps est à la fois multiple et un3275.. Faute d’unité une
plante, même un arbre, n’a pas de corps : ses parties sont trop
indépendantes par rapport au tout. « Le corps est une grande raison, écrit
Nietzsche, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un
troupeau et un berger »3276..
 
 
2. La transcendance du corps
 
Saint Paul écrit : « La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais
c’est le mari ; et pareillement le mari n’a pas autorité sur son propre corps,
mais c’est la femme »3277.. Manière de dire que le corps ne nous appartient
d’abord pas.
Le processus historique d’individualisation, de privatisation des corps fut
très lent et il n’est pas achevé. Les lois interdisent encore de traiter le corps
comme une chose, une marchandise : avec l’œuvre d’art, le corps est notre
dernier reste de sacré. Un cadavre est encore un corps : il est beaucoup plus
qu’une charogne.
Merleau-Ponty dit que « l’usage qu’un homme fera de son corps est
transcendant à l’égard de ce corps comme être simplement biologique
»3278.. Les attitudes du corps sont aussi conventionnelles que les mots de
la langue. On prend comme nature ce qui est institution. Merleau-Ponty use
de la métaphore mécanique de l’échappement pour dire cette façon qu’a
l’homme de proposer son corps au monde symbolique3279.. Mais si le
corps est acculturé, c’est que le corps de l’être humain, à la différence du
corps des animaux aliéné à l’instinct de l’espèce, appartient, tout compte
fait, à lui-même.
Marcel Mauss a élargi le concept de technique en reconnaissant dans le
corps le premier objet technique de l’homme. Celui-ci en use différemment
selon le sexe, l’âge, la civilisation, le groupe social3280.. Toute marche est
prise dans une démarche, qui a son style, c’est-à-dire son pays et son
époque. La fin de l’hypothèse répressive (le mythe contemporain de la «
libération » du corps) ne signifie pas la fin des normes, bien au
contraire3281..
La culture somatique propre à un groupe n’est cependant pas réductible à
un ensemble de règles prescriptives comparable aux codes moraux ou
juridiques, explicites, inscrit dans des textes, et auquel les individus
devraient se conformer à la façon dont on obéit à une convention, un
règlement ou une discipline. Collective et en ce sens extérieure aux
individus, elle est aussi intériorisée par chacun d’eux sous la forme de
schèmes inconscients de pensée, de perception et d’action, et même
incorporée sous la forme de dispositions organiques, de montages
physiologiques, l’activité motrice quasi réflexe pouvant s’exercer en dehors
du contrôle des individus et contribuant néanmoins à façonner leurs goûts et
leurs dégoûts, leurs désirs et leurs répulsions. C’est ce système, socialement
produit, de schèmes intériorisés et de montages incorporés que Pierre
Bourdieu appelle habitus3282..
Rien n’est naturel pour le corps d’un homme : le comestible n’est pas
simplement le mangeable3283., et la nudité a été partout supprimée3284..
Le vêtement n’a pas seulement une fonction pratique, qui est de protection
thermique ; il a valeur imaginaire (la pudeur, qui est une autre protection) et
symbolique (la parure). Beaucoup d’anthropologues pensent que cette
dernière est, de loin, la plus importante. Le vêtement ne fait pas que
recouvrir un corps individuel, il constitue un corps public qui recouvre
l’autre3285. : la robe du juge, l’uniforme du policier représentent les signes
les plus voyants de ces corps publics. Mais sous le vêtement le corps n’a
pas été laissé intact. Partout il est peint (tatouage, maquillage), et sculpté
(taille des cheveux, de la barbe, des ongles, scarification). D’où des
pratiques qui nous étonnent3286.. Le sexe même n’a pas été laissé en l’état
: le corps sexué est un corps sexu alisé3287.. Toutes ces techniques du corps
expriment sa transcendance par rapport au monde.
 
 
II. LE LANGAGE DU CORPS
 
Que veut-on dire lorsque l’on parle d’un langage du corps ? Pas seulement
que le corps parle, mais qu’il s’exprime et fait sens par d’autres moyens que
la voix. Il y a des langages du corps ; le corps, en effet, émet des signes sur
des registres multiples. L’écriture même vient du corps — d’où la trace où
Jacques Derrida a reconnu quelque chose de plus originaire que la parole
même.
Avant d’exprimer, le corps est expression. C’est pour signifier cela que
Schopenhauer le définissait comme « l’objectité de la Volonté ». Le corps,
écrit-il dans Le Monde comme Volonté et comme représentation est la
connaissance a posteriori de la Volonté ; la Volonté, la connaissance a
priori du corps.
Sous la forme d’émissions, les premières traces du corps sont organiques.
Toutes3288. ont été l’objet, partout, d’interdits spécifiques. Ces excrétions
sont déjà des signes car leur sens n’est pas seulement organique3289..
Dans Cratyle3290., Platon rapporte l’interprétation orphique d’après
laquelle le corps est à la fois le signe et le tombeau de l’âme (les deux mots
se disent « sêma » en grec et jouent avec « sôma », le corps). Plotin dira du
corps qu’il est une cithare dont l’âme joue3291.. Platon voyait dans le corps
ce qui individualise l’âme, et c’est ainsi que nous concevons le corps, même
si nous ne croyons plus à l’âme : un fragment d’espace-temps limité. Dans
les sociétés primitives, le corps, à l’inverse, n’est pas perçu comme un
principe d’individuation, mais comme relation : il n’est jamais cet atome
isolé qui nous apparaît spontanément et dont le spectacle des foules
urbaines nous donne l’image. C’est le corps, et non l’esprit qui dresse entre
moi et autrui une limite infranchissable. Alors que la communauté des
esprits, sous quelque forme que ce soit, peut être l’un des idéaux les plus
nobles que l’on conçoive, la fusion des corps n’est qu’une illusion au mieux
(l’acte d’amour), une folie violente au pire. Mais cette limite, qui est le
signe de la finitude, est également, comme le souligna Levinas, la condition
de la communication.
 
 
1. Les signes
 
Dans le passage déjà cité du Cratyle, Platon, entre l’interprétation du corps
comme tombeau et celle du corps-prison, laisse significativement une place
pour l’interprétation du corps comme signe grâce à l’assonance signalée : «
C’est au moyen du corps, écrit-il, que l’âme signifie »3292.. Ainsi convient-
il de comprendre la pratique rituelle de l’incorporation. Le cannibale
perçoit le corps comme un champ de forces vitales différenciées, d’énergies
multiples, comme une sorte de géographie physiologique où chaque lieu
(membre, organe) serait associé à une qualité particulière.
Hegel parle de « corporéité idéelle », de « corporéité abstraite », de «
corporéité pour ainsi dire incorporelle » à propos de la voix. La voix, en
effet, traduit les « sensations intérieures », mais, à la différence du rire et
des larmes, elle les nie et les dépasse en même temps : le son s’évanouit
après avoir été proféré3293.. Mais il y a peut-être un autre moyen, plus
fondamental, plus originaire, de faire signe.
Le corps propre — le corps que je suis, et non que j’ai — est, selon
Merleau-Ponty, une véritable forme spirituelle, un ensemble de
significations vécues : il est mon point de vue sur le monde. « Le corps
propre est dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient
continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit
intérieurement, il forme avec lui un système ». Tout ce qui bouge peut faire
signe — la tête, les lèvres, les paupières, la main, les bras etc. Les signes du
corps constituent une part essentielle du sens dans le procès de
communication3294. : sans eux, les mots, souvent, n’auraient qu’une
signification3295..
Le corps est spontanément bio-graphe : il écrit sa vie. Les cicatrices et les
rides sont l’écriture de ce journal intime. Mais le journal est aussi un
palimpseste — il vit sur le mode de la reprise, comme au théâtre.
Par l’habillement, par la parure l’être humain transmet des significations.
Dans le Bharat Natyam, danse sacrée de l’Inde classique, le corps devient
temple — espace religieux habité par le dieu3296.. Est-ce à dire que tout
fait sens ? Darwin avait distingué les deux types de signes émotionnels,
ceux qui imitent l’affect (la grimace de celui qui est en colère) et ceux qui
sont diffusés en pure perte. Mais cette « pure perte » n’a rien de gratuit ;
elle est tout sauf insignifiante.
On peut également considérer que c’est le corps tout entier qui est
expression — non plus cette fois d’un sens volontaire et conscient, mais
d’un insu qui est de l’ordre de la puissance. « Celui qui a un corps apte à
faire le plus grand nombre d’actions est le moins dominé par les sentiments
qui sont mauvais », écrit Spinoza3297.. La grandeur de l’esprit et la
puissance du corps s’entrexpriment, de même que la faiblesse du corps et la
petitesse de l’esprit. Une thèse que Nietzsche accentuera dans sa théorie de
la volonté de puissance. Dans Le Gai savoir, il écrit : « L’inconscient
déguisement des besoins physiologiques sous le manteau de l’objectif, de
l’idéal, de l’idée pure va si loin que l’on pourrait s’en effrayer, et je me suis
assez souvent demandé si, d’une façon générale, la philosophie n’a pas été
jusqu’à présent surtout une interprétation du corps, et un malentendu du
corps »3298.. Ainsi passe-t-on avec Nietzsche continûment du signe au
symptôme.
 
 
2. Les symptômes
 
On utilise en médecine le terme d’origine linguistique de sémiologie pour
désigner l’étude des signes d’une maladie. Comme signe, le symptôme est
du visible renvoyant à l’invisible. En cela, il est l’analogue du signifiant par
rapport au signifié3299.. Mais c’est la psychanalyse qui fera de la
physiologie une véritable symptomatologie — et Alain aura à la fois raison
et tort de dire que l’inconscient est « une idolâtrie du corps »3300..
Freud utilise le terme de « conversion »3301. pour décrire le passage dans
le corps d’un affect qui ne reste pas dans le domaine psychique. Dans ses
Considérations générales sur l’attaque hystérique, il interprète ainsi le
phénomène : les symptômes hystériques sont des lambeaux, des fragments
de scènes érotiques, c’est-à-dire des fantasmes traduits dans le langage
moteur, projetés sur la motilité et figurés sur le mode de la pantomime. Le
terme allemand dargestellt (utilisé pour les arts plastiques) doit être compris
au sens fort d’« actualisé », de « présentifié », en même temps que de « mis
en forme ». Dans la conversion hystérique, la métaphore est prise au mot.
L’hystérie rend le corps homogène au langage3302..
 
 
III. L’IMAGE DU CORPS/L’IMAGE DE SOI
 
La croyance, très répandue, en la métensomatose témoigne de cette idée
d’une solidarité, d’une circulation des corps à travers l’espace et le temps.
Ce qui nous semble aller de soi (c’est parce qu’il a un corps que l’être
humain existe sous la forme d’in-dividu) est le résultat d’un long processus,
aussi bien psychique que culturel. La psychanalyse a vu dans les
élaborations théoriques infantiles destinées à fournir une représentation du
corps la première manifestation de cette pulsion de savoir (Wisstrieb) qui
ensuite s’élargira au monde. La phénoménologie a analysé l’ambivalence
du corps, tiraillé entre l’intériorité du sujet qui lui appartient et auquel il
appartient, et l’objectité de la chose inerte, offerte au monde ou au regard
d’autrui.
Les rapports de la personne à son propre corps sont au-delà du droit, et en
deçà de la raison. Or je ne m’apparais que sous forme d’image et j’entre en
contact avec l’autre par l’intermédiaire d’une image. Le corps rend possible
ce qui eût paru à Descartes contradictoire en soi : le cogito préréflexif.
 
 
1. La présence à soi
 
On distingue les deux fonctions d’identification (qui produit l’image du
corps) et de localisation (qui produit le schéma corporel)3303.. Image du
corps, image de soi — les deux expressions peuvent renvoyer à la même
chose, mais l’accent est mis tantôt sur la dimension physiologique, tantôt
sur la dimension psychologique. Une longue tradition veut que le corps soit
une chose, et l’âme un esprit. Contre elle, Sartre a dit que le corps est
l’objet psychique par excellence, et même le seul objet psychique. C’est
parce que le corps est pour le pour-soi contingence nécessaire que Sartre
use du terme de transcendance3304. pour dire à la fois le corps d’autrui et le
corps-pour-autrui.
Mon corps n’est pas dans le temps et dans l’espace, il les habite. D’où la
définition que donne Merleau-Ponty du sens : « L’expérience du corps nous
fait connaître une imposition du sens qui n’est pas celle d’une conscience
constituante universelle, un sens qui est adhérent à certains contenus. Mon
corps est ce noyau significatif qui se comporte comme une fonction
générale (…). En lui nous apprenons à connaître ce nœud de l’essence et de
l’existence que nous retrouverons en général dans la perception »3305..
Nous éprouvons tous à l’état de veille, et dans des conditions normales, la
sensation globale de notre corps interne (cénesthésie)3306.. Aristote
reconnaissait que ce seul sentiment d’exister s’accompagne d’un certain
bonheur. C’est cette relation vivante du sujet à ses organes, la saisie
immédiate de la causalité de soi sur soi que Maine de Biran nommait effort.
On parle, pour désigner ce sens interne, de proprioception, par opposition à
l’extérioception tournée vers le monde. La proprioception correspond aux
sensations fournies par les capteurs musculaires, articulaires et tendineux
qui conditionnent les mouvements et l’orientation spatiale. Les muscles
moteurs du mouvement sont des organes des sens à part entière, de la même
façon que l’œil, par exemple. Ils assurent une véritable « vision » intérieure,
qui constitue une source pour la connaissance du corps. On peut considérer
qu’ils sont à la fois acteurs du corps et spectateurs de celui-ci. Le milieu
intérieur du corps est pour nous indéterminé3307. : l’absence de perception
endo-autoscopique explique par contrecoup la longévité des légendes
construites à ce sujet et la difficulté que la science eut à les chasser.
La psychanalyse a reconnu le caractère proprement fantasmatique de
l’image du corps. Dans le stade du miroir, l’enfant s’identifie à la Gestalt de
son corps : c’est donc par la médiation du corps, et non en soi, par
l’immédiate adéquation à sa propre expérience, que la conscience de soi se
constitue. Ce que le stade du miroir nous apprend aussi3308., c’est que
l’image de soi se construit sous le regard de l’autre3309. et à partir
d’autrui3310..
Le corps peut également être éprouvé comme extérieur, étranger à soi.
 
 
2. Menaces et destruction
 
En faisant du corps un mode de l’attribut « étendue » de Dieu (la
substance unique identifiée à la Nature), Spinoza s’interdisait de penser sa
négation possible : « Rien de ce qui peut détruire notre corps ne peut se
trouver en lui », disait-il3311.. Or l’image du corps connaît une grande
variété d’intermittences et de dysfonctionnements3312.. Déjà Descartes
s’interrogeait sur l’énigme du « membre fantôme »3313.. Un trouble
psychique grave (autohéautoscopie) consiste à voir son double. Déjà, dans
le sommeil, c’est bien le corps qui est oublié, et non le soi puisque le rêve
est égocentrique. Peut-être l’angoisse de la disparition est-elle plus forte que
celle de la mort même3314.. Le corps ne peut être privé de cerveau, en
revanche, le cerveau peut être privé de corps, c’est-à-dire penser comme si
le corps n’existait plus. Olivier Sacks a décrit le cas d’une « femme
désincarnée » : une polynévrite aiguë, qui avait entraîné la disparition
sélective des plus grosses fibres nerveuses sensitives, avait conduit à une
véritable « cécité proprioceptive » et à la perte, pour la patiente, de tout
sentiment d’appartenance à un corps3315..
C’est à partir d’Antonin Artaud — qui a inventé l’expression — et de la
schizophrénie (qu’ils opposent à la paranoïa totalitaire), que Gilles Deleuze
et Félix Guattari ont, dans L’Anti-Œdipe théorisé le corps sans
organes3316. réinvesti dans une pensée de la vie libre du pouvoir politique
et du savoir médical conçus comme également répressifs. Renversement
radical des valeurs, qui transforme un trouble en une conquête. À quel
bouleversement renvoie la disparition du visage3317. et du corps dans la
peinture contemporaine ?3318. La danse a disloqué le corps : elle ne croit
plus à aucune harmonie. Peut-être pour mieux faire pièce à l’imaginaire
commercialisé des magazines, la photographie a montré le corps blessé,
mutilé, mort. Les performances du Body Art ont systématiquement cultivé
le morbide. Dans le théâtre de Samuel Becket, « le corps vit un calvaire et
est traité comme une ordure »3319.. La disparition du corps ne figure-t-elle
pas la mort de l’homme ? Et c’est peut-être cette histoire que la science-
fiction nous raconte en illustrant ces deux tendances inverses du corps
devenant machine et de la machine devenant corps, le cyborg représentant
la synthèse accomplie.
 
 
IV. ÊTRE ET AVOIR
 
C’est peut-être du jour où Thalès, contemplant le ciel, est tombé dans un
puits, que date la séparation de l’âme et du corps. Le problème
philosophique, lui, naît de la confrontation d’Aristote avec son ancien
maître. Contre Platon Aristote pense que l’union de l’âme et du corps est
une réalité physique. Le débat n’est pas clos3320..
 
 
1. Sens de l’opposition
 
Leibniz écrit dans son Système nouveau de la nature et de la
communication des substances : « Après avoir établi ces choses, je croyais
entrer dans le port : mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme
et du corps, je fus comme rejeté en pleine mer ».
Descartes déterminait ainsi la dualité substantielle du corps et de l’esprit :
« Je conçois pleinement ce que c’est que le corps (c’est-à-dire je conçois le
corps comme une chose complète), en pensant seulement que c’est une
chose étendue, figurée, mobile etc., encore que je nie de lui toutes les
choses qui appartiennent à la nature de l’esprit ; et je conçois aussi que
l’esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut etc., encore
que je n’accorde point qu’il y ait en lui aucune des choses qui sont
contenues en l’idée du corps ; ce qui ne se pourrait aucunement faire, s’il
n’y avait une distinction réelle entre le corps et l’esprit »3321.. Le corps est
visible et divisible, l’esprit, invisible et indivisible. Dans sa Méditation
seconde, Descartes pousse jusqu’à sa conséquence logique le modèle
mécaniciste ; en l’absence d’âme, le corps perd sa différence d’avec le
cadavre : « Je me considérais premièrement comme ayant un visage, des
mains, des bras et toute cette machine composée d’os et de chair, telle
qu’elle paraît en un cadavre laquelle je désignais par le nom de corps
»3322..
On peut se demander si la problématique des rapports de l’âme et du corps
n’est pas dérivée de celle qui tracassa les premiers siècles de la pensée
chrétienne : les rapports que les deux natures, divine et humaine,
entretiennent entre elles dans l’unique personne du Christ. Trois théories
sont logiquement possibles : la première (celle des nestoriens, décrétés
hérétiques) reconnaît dans le Christ deux natures indépendantes, divine et
humaine ; la seconde (celle de Cyrille, reconnue par les autorités) distingue
réellement les deux substances au sein de la véritable unité ; la troisième
(celle d’Eutychès, condamnée elle aussi comme hérétique) affirmait une
seule nature née de la fusion des deux.
« Je suis un corps » est un énoncé matérialiste, « j’ai un corps », un énoncé
dualiste ou idéaliste. Ces deux énoncés sont forcés. Je n’ai un corps
réellement que dans la maladie et la souffrance ; c’est alors qu’il m’apparaît
comme une charge. Un corps qui n’est qu’un corps dans l’inertie de sa
chair3323. est obscène. Si je n’étais que mon corps, il n’y aurait plus de
distinction entre le corps vivant et le cadavre. Un cadavre n’appartient plus
à personne3324. même si un reste de l’ancien moi flotte sur lui.
Pour le droit, le corps est la personne même, ce qui ne signifie pas que
celle-ci soit réduite à une chose — bien à l’inverse. C’est parce que le corps
est la personne même qu’il ne saurait constituer un bien, un objet. Le corps
selon le droit est inviolable et indisponible. Il est donc du côté de l’être de
la personne, et donc toujours bien plus qu’une chose3325..
 
 
2. Dépendance du corps
 
« Celui qui cesse de s’identifier avec le corps est délivré de la peur »,
disait le grand philosophe indien Shankara. L’Inde et le christianisme ont
fait du corps un vêtement de chair, mais point n’est besoin d’une
métaphysique religieuse pour penser la subordination du corps. « Je
possède, je ne suis pas possédé », se vantait Aristippe lorsqu’il parlait de sa
relation avec une courtisane.
Thomas d’Aquin voyait dans le corps une perfection dans son genre qui ne
peut être dépassée que par une autre substance : l’âme3326.. Par opposition
à l’âme, principe de mouvement, le corps est conçu comme inerte par
Thomas d’Aquin. La vie ne lui appartient pas. La distinction, donc, entre
corps vivant et corps inerte, n’est pas pertinente dans le cadre de cette
philosophie. Semblablement, dans sa Méditation seconde, Descartes niera
que le corps puisse contenir en lui-même le principe de son mouvement.
Mourir, c’est « rendre l’âme » : on ne rend pas le corps.
Dans Matière et mémoire, Bergson définit le corps comme image3327. : il
n’est pas producteur de pensée, mais instrument d’action. Le cadavre que
Descartes disséquait était une horloge arrêtée, une machine brisée. C’est
pourquoi l’équivoque du mot « corps » en français (corps vivant/corps
physique) ne paraît pas pertinente à Descartes. Tous les corps sont des
morceaux de matière étendue susceptibles d’être en repos ou en
mouvement, et pouvant avoir plusieurs figures. Dès lors, les qualités de
l’âme sont incommensurables à celles du corps : les passions et les
perceptions ne peuvent être traduites en termes mécaniques. J’éprouve de la
douleur lorsqu’une épine me pique le doigt, dit Malebranche, mais le trou
qu’elle y fait n’est pas de la douleur, le trou est dans le doigt, donc dans le
corps, mais pas dans l’âme. Dans la même idée, Plotin disait que l’âme «
n’est pas contrainte d’accueillir en elle les affections du corps », « pas plus
que l’artisan ne ressent ce qu’éprouvent ses outils »3328.. Peut-être l’âme et
le corps sont-ils aussi disparates que la ligne et la couleur blanche3329..
L’entrelacement, rappelle Plotin, n’est pas la sympathie3330..
L’impact de la représentation sur le corps est bien connu. Des facteurs
extra-physiques, comme des arguments, des considérations morales,
peuvent influencer le comportement physique des individus. Dans les
situations extrêmes (emprisonnement, torture, misère), la force de l’esprit
renforce le corps faible, tandis que sa faiblesse affaiblit le corps fort. Les
rescapés des camps ne furent pas les plus résistants sur le plan physique
mais les mieux résistants sur le plan psychique.
 
 
3. L’impact du corps
 
« L’âme, prison du corps », disait Foucault3331. en renversant la formule
de Platon.
L’homme avait été appelé pour la première fois microcosme par
Démocrite. Le cerveau sera conçu comme un véritable microcosme, un
corps en miniature. Gall voit en lui le centre qui commande tout jusqu’aux
sentiments, aux vertus et aux qualités. Épictète3332. rangeait le corps parmi
les choses qui ne dépendent pas de nous. Puissance du corps : Pascal disait
que l’éternuement absorbe les fonctions de l’âme aussi bien que la
besogne3333.. Un thème iconographique récurrent au Moyen Âge montre
Aristote nu chevauché par la prostituée Campaspe (ou Phyllis)3334. —
double allégorie de l’esprit dominé par le corps, et de l’impuissance de la
sagesse antique au regard de la sainteté chrétienne.
Mais le corps ne fait pas qu’humilier l’esprit, il le sert également. Lui-
même peu soupçonnable de physicalisme, Kant n’avait-il pas parlé de «
pensée extérieure » à propos de la main ? Les sculpteurs et les pianistes
savent combien peut être profonde la mémoire de la main3335.. On a dit du
corps, en guise de boutade, qu’il est une intelligence contrariée par ses
organes. À l’inverse, Jules Renard écrivit que le corps est le bon chien de
notre âme aveugle...
 
 
4. L’unité du corps et de l’esprit3336.
 
Une tradition rapporte la saisissante métaphore d’Héraclite dans laquelle
l’araignée représente l’âme et la toile le corps : « De même que l’araignée
immobile au milieu de la toile sent, dès qu’une mouche rompt quelque fil et
y court rapidement comme affectée de douleur par la coupure du fil, de
même l’âme de l’homme, lorsqu’une quelconque partie du corps est
blessée, s’y précipite, comme si elle ne pouvait supporter la blessure de ce
corps auquel elle est solidement et harmonieusement attachée »3337..
Dans la Méditation sixième Descartes reprend une métaphore déjà utilisée
par Plotin3338. : « Je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi
qu’un pilote en son navire », mais « je lui suis conjoint très étroitement, et
tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui
»3339.. « Car, continue Descartes, si cela n’était, lorsque mon corps est
blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une
chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement,
comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son
vaisseau »3340.. La douleur, le plaisir, et la conscience affective en général
sont aux yeux de Descartes une incontestable preuve de l’union réelle de
l’âme et du corps. Il n’en reste pas moins vrai que les deux constituent des
substances incommensurables l’une à l’autre. C’est que l’unité est une
notion complexe qui peut être pensée de bien des façons. Ce peut être une
union, comme chez Descartes, mais aussi un parallélisme, ou bien encore
une correspondance. On peut aussi y voir une réalité foncièrement une, dont
« corps » et « esprit » serait les deux noms, ou encore reconnaître dans
l’esprit une réalité émergente.
La pensée de l’unité commence chez Aristote, contre Platon. L’opposition
de l’âme et du corps chez Aristote n’est plus, comme chez Platon, celle du
céleste et du terrestre, du divin et de l’humain, mais celle de la puissance et
de l’acte. La célèbre définition du traité De l’âme, « une entéléchie
première d’un corps physique ayant la vie en puissance »3341. fait de l’âme
le principe de réalisation du corps (et non plus, comme chez Platon, sa
négation).
Aux yeux de Leibniz, le corps, n’étant pas une substance mais une nature
composée, ne peut pas être en rapport avec l’âme, substance absolument
simple. Il y a parallélisme entre les deux, comme entre l’esprit et la lettre.
Le corps est le point de vue de l’âme, et l’âme l’unité du corps. Le corps
développe les replis de l’âme : si l’âme est l’idée, il est le livre qui l’expose.
C’est Spinoza qui, à l’âge classique, pensera l’unité (et non pas
simplement l’union) de l’âme et du corps de la manière la plus radicale.
Pour l’auteur de l’Éthique, l’esprit et le corps sont « une seule et même
chose » conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous l’attribut de
l’étendue3342.. La série des événements qui affectent le corps est semblable
à celle des événements qui affectent l’esprit. C’est parce qu’il refuse
l’hypothèse d’une action unilatérale de l’esprit sur le corps que Spinoza
écrit que « personne, en effet, n’a jusqu’ici déterminé ce que peut le corps
»3343. — une phrase presque toujours citée, avec des frissons de plume,
hors de son contexte philosophique. Il est caractéristique que Spinoza, pour
illustrer cette puissance autonome du corps, renvoie non à l’on ne sait quel
exploit inédit, mais à l’automatisme des somnambules et au comportement
des animaux... Il est caractéristique aussi que Spinoza parle du corps là où
Descartes ne parlait que du cerveau.
C’est à une critique « spinoziste » de Descartes que procédera Geulincx.
Pourquoi, si l’esprit et la matière ne peuvent avoir d’action réciproque, mon
corps se conduit-t-il comme s’il était contrôlé par mon esprit ? Geulincx
inventa pour réponse la théorie des deux horloges : supposez que vous ayez
deux horloges qui donnent chacune l’heure exacte, dès que l’une indique
l’heure, la seconde se met à sonner de sorte que si vous voyez l’une et
entendez l’autre, vous penserez que l’une fait sonner l’autre. Il en va de
même de l’âme et du corps. Tous deux sont remontés par Dieu afin de
marcher de concert en sorte que, en ce qui concerne ma volonté, ce sont de
pures lois physiques qui font bouger mon bras, ma volonté n’ayant pas
réellement agi sur mon corps. Appuyée sur le caractère incommensurable
de l’âme et du corps, la théorie de Geulincx expliquait l’apparence de
l’action réciproque tout en niant sa réalité.
Schopenhauer écrira que le corps est la Volonté même, la Volonté devenue
visible. De fait, il n’est rien dans notre esprit qui ne soit aussi dans notre
corps. Le corps produit sur l’esprit des effets qui, par rétroaction, vont agir
sur le corps, et inversement. Le physique et psychique ne s’affrontent pas
comme la matière et l’antimatière. Il n’y a pas une partie physique et une
partie psychique, mais deux dimensions d’un même soi. Dans tous les
phénomènes physiologiques, il existe une composante psychologique et
dans tous les phénomènes psychologiques, il y a une composante
physiologique. L’esprit n’est pas ce qui descend dans mon corps, mais ce
qui en émerge, écrira Merleau-Ponty — lequel voit dans la notion de
comportement ce qui permet de penser de manière neuve (ni coexistence ni
dialectique) l’articulation du psychique et de l’organique3344..
Contre le dualisme du corps et de l’âme3345., Ludwig Feuerbach donnait
l’exemple de la pudeur, qui va même au-delà de la mort, remarquait-il,
puisque la femme qui se suicide prendra soin de cacher aux regards ses
organes sexuels3346..
Il a déjà été évoqué plus haut l’usage que Merleau-Ponty fait de la notion
de chair pour désigner l’unité du corps et de la conscience. Ni matière, ni
esprit, la chair est l’articulation originaire du sentir et du monde. Je
m’inscris dans le monde et le monde s’inscrit en moi : ce chiasme forme la
« chair du monde » qui est comme la texture de l’Être.
En psychanalyse, c’est la pulsion qui constitue le nœud du corps et du
psychisme. Plus près de nous, le fonctionnalisme est la philosophie de
l’esprit fondée sur la distinction que fait l’informatique entre le hardware,
ou composition physique, et le software, ou programme. La psychologie
d’un système tel qu’un être humain, une machine ou un esprit désincarné ne
dépend pas de la matière qui constitue ce système mais de la façon dont la
matière est assemblée. Le fonctionnalisme ne rejette pas la possibilité, si
improbable qu’elle puisse sembler, que des systèmes mécaniques et des
êtres « impalpables » possèdent des états et les processus mentaux.
La contradiction principale aujourd’hui ne passe plus entre l’âme et le
corps, puisque l’âme a disparu, mais entre le corps et soi. Un corps
séparable ou même simplement différent du moi, et de ce que l’on a appelé
l’âme, ce n’est plus un corps, c’est un cadavre3347..
 
 
V. AXIOLOGIE DU CORPS
 
Puisque le corps est la source de toutes les émotions, il fallait qu’il fût
aussi l’objet des désirs et des craintes. Jusqu’à l’époque contemporaine, la
danse évoluait entre deux pôles : elle exprimait ou bien le désir de l’âme de
s’en libérer (c’est le ballet classique européen avec ses pointes et ses sauts)
ou bien la volonté du corps de s’attacher à la terre (c’est la danse africaine
avec le martèlement du sol)3348..
 
 
1. La dévalorisation du corps
 
Dans toutes les sociétés, le corps a été l’objet d’interdits spécifiques. Les
deux grandes catégories de tabous (sexualité et nourriture) concernent les
deux grandes fonctions vitales du corps. Cela dit, c’est en Occident — et
pas seulement dans sa composante judéo-chrétienne — que le corps a été
l’objet d’une systématique dévalorisation.
Le corps, chez Platon, est un lieu d’exil pour l’âme. Le mythe de l’attelage
ailé dans Phèdre3349. raconte comment, proprement déplumée, l’âme chute
dans un « corps de terre ». L’incarnation est une incarcération. C’est à cause
du corps, dit Platon3350., qu’il y a des disputes, des guerres, des batailles :
le corps aveugle l’âme, et ne cesse de l’entraîner3351.. Dans le Phédon,
Platon joue l’âme contre le corps : philosopher, c’est se préoccuper de l’âme
exclusivement3352.. La formule platonicienne, que Montaigne a rendue
célèbre, « philosopher, c’est apprendre à mourir », ne s’explique que par ce
mouvement d’abandon du corps par l’âme. Les textes de l’Inde (le yoga est
une sagesse, pas une gymnastique) disent que l’âme quitte le corps comme
le corps abandonne un vieux vêtement. Au Moyen Âge, les « arts libéraux »
seront opposés aux « arts mécaniques » et jugés supérieurs à eux parce que
ces derniers font intervenir le corps. La précellence de la théorie sur la
pratique, de la science pure sur la technique est la transposition de cette
hiérarchie qui place l’âme avant le corps. Le christianisme considère, en
effet, le corps comme une réalité déchue par le péché originel. Mais,
contrairement à ce que propage la vulgate « libertaire » contemporaine, ce
n’est pas d’abord parce qu’il est un lieu de plaisir que le corps a été refoulé
par saint Paul au nom de l’âme, mais parce qu’il traîne la mort après lui. La
chair — catégorie chrétienne — est, si l’on peut dire, l’existential du corps.
Le vieillissement du corps, sujet en outre aux blessures et aux maladies,
puis le pourrissement du cadavre étaient vus comme les signes évidents de
la faiblesse de la chair. Le corps est le charnier de l’âme (« corpus »
signifiait également « cadavre » en latin). Nietzsche a vu dans l’ascétisme le
symptôme d’une vie épuisée, qui retourne contre elle-même ses forces,
mais l’ascétisme pourrait bien n’être que l’effet de cette prise de conscience
du caractère absolu de la mort.
Au reste, ce refoulement du corps n’est pas un trait spécifique de la
nouvelle religion. « Il avait honte d’être dans un corps » dit Porphyre de son
maître Plotin, lequel néanmoins, joignant Aristote à Platon, considérait que
l’individuation dans la matière (l’« entosomatose ») donne à l’âme
l’occasion d’actualiser ses facultés.
Il y eut, dans les premiers siècles, une hérésie appelée docétisme, selon
laquelle l’incarnation du Christ ne fut qu’apparente. Par haine de la matière
et de la chair, les gnostiques la professèrent (une tendance analogue est
observable dans le bouddhisme)3353.. Calvin supprimera le corps de Jésus
de la messe : le mystère sera désormais sans chair ni sang. La présence
réelle était en effet une conséquence logique de l’Incarnation.
Lorsque saint Augustin écrit que nous naissons « inter fesces et urinam »,
entre les fèces et l’urine, il ne faut pas l’entendre seulement par métaphore.
Une tendance dominante y trouvera matière à condamner la sexualité. C’est
le corps qui est atteint par le péché originel, pas l’âme ; d’où l’idée que le
coït, qui donne naissance à tout homme sur le plan physique, est la source
suprême du péché. C’est le sexe qui est le péché par excellence, puisqu’à
cause de lui c’est le péché originel qui se perpétue. L’effet réagissant sur sa
cause, c’est le sexe qui a fini par être condamné en tant que tel. Le corps est
accepté seulement « chaste et pur ». Tel est le corps glorieux, corps sans
chair, forme sans matière : n’est-ce pas celui, tout compte fait, que peignit
presque toute la peinture ?
Contre les excès de la dévalorisation, le catholicisme rappellera que le
corps a été créé par Dieu lui-même, et que, même déchu par le péché, il
reste toujours en lui de son ancienne gloire.
 
 
2. Réhabilitation du corps
 
La Renaissance a remplacé le cosmos par le corps. C’était un moyen
détourné d’évacuer Dieu du centre des représentations. La peinture est un
bon témoin — ce qui ne signifie pas image fidèle. Son histoire, de Giotto à
Manet, fut une lente et progressive monstration du corps humain. Les
visages de Giotto sont encore des icônes, mais plus ceux de Mantegna. Les
femmes nues de Rubens ou de Delacroix sont encore des déesses, mais plus
la prostituée du Déjeuner sur l’herbe3354..
La disparition progressive du corps dans la peinture3355. a trouvé dans le
cinéma sa compensation. Jamais, dans aucune société antérieure à la nôtre,
le corps ne fut aussi systématiquement représenté. La photographie et le
cinéma lui ont donné une promotion sans pareille : la nudité3356. est entrée
dans le champ de la représentation ; elle ne peut appartenir qu’au monde de
l’image, car s’il y a bien une littérature pornographique, il n’y a pas de nu
en littérature3357.. Les scènes de déshabillé au cinéma ne sont ni le nu de
la peinture3358. ni la nudité de la vie quotidienne. Avec le cinéma, la nudité
prend une tout autre dimension. Pour paraphraser Heidegger, on pourrait
dire qu’avec le cinéma s’accomplit une histoire de vingt siècles de
métaphysique occidentale : celle qui identifie la vérité au dévoilement3359..
Le cinéma n’est que le lieu immédiatement visible d’une marchandisation
et d’une capitalisation du corps. Il y en a d’autres3360.. Naguère, l’hygiène
était repoussée comme sensualité, elle est aujourd’hui imposée comme un
devoir3361.. La santé est au corps ce que le salut est à l’âme ; elle est une
désacralisation du salut3362.. Jadis, c’était l’âme qui enveloppait le corps ;
aujourd’hui, c’est la peau.
Il en est du corps comme de la force de travail : il faut qu’il soit « libéré »,
« émancipé » pour pouvoir être exploité rationnellement à des fins
productivistes. Le corps a été arraché à la sphère religieuse pour être
introduit dans la sphère économique. Il est devenu à la fois capital (source
de profit) et marchandise (source de consommation). Il fait vendre et fait
acheter ; il est le premier moteur du système capitaliste. Puisque l’âme (la
religion, la morale) est un verrou qui bloque la circulation de l’argent, il
faut le faire sauter. Le biopouvoir théorisé par Foucault émane de l’État et
est exercé par lui à travers un ensemble de procédures d’expertise
(recensement, démographie) et de décisions (eugénisme, stérilisation). Or
l’objectivation du corps et sa transformation en marchandise ne viennent
pas de l’État mais du système économique3363. et de la fantasmatique des
individus. Capitalisation et marchandisation : comme l’argent (qui est son
représentant symbolique comme il est aussi son substitut symbolique), le
corps, dans le capitalisme contemporain, est devenu fétiche. Avoir un corps
s’entend désormais au sens économique. Le droit — avec les contradictions
où il se trouve pris justement en ce qui touche le corps — témoigne de cette
économisation. Certes, les organes ne peuvent être ni achetés, ni vendus,
mais le litre de sang et le rein ont bien un coût.
 
 
3. Les tentations du dépassement
 
À la Renaissance et au début des temps modernes, au XVIIe siècle, avec la
révolution expérimentale, le corps humain a subi trois processus qui l’ont
radicalement bouleversé aussi bien dans son être-là que dans sa
représentation : un processus d’objectivation, un processus
d’individualisation3364., et un processus de marchandisation.
La transformation du corps en objet est le résultat d’une histoire lente qui
est à la fois idéologique et technique, sociale et économique. Il a fallu
arracher le corps à ses anciennes attaches — Dieu, le cosmos, la société.
Objectiver le corps, cela signifie à la fois le désacraliser, le décosmiciser, et
le désocialiser. Avec les premières dissections officielles, le savoir
anatomique apparaît dans les universités italiennes du Quattrocento,
Florence, Padoue, Venise. Le regard change avec l’instrument. Mais le
mouvement de matérialisation du corps n’est qu’amorcé3365.. La
publication du De Corporis Humani Fabrica de Vésale (1543) sera une date
décisive. Car les planches qui accompagnent le texte mettent littéralement
le corps à plat : ouvert et étalé, le corps ressemble à une dépouille. Le
modèle mécaniciste triomphera au début du XVIIe siècle. Voici ce qu’écrit
Descartes dans son traité L’Homme : « Et véritablement l’on peut fort bien
comparer les nerfs de la machine que je vous décris aux tuyaux des
machines de ces fontaines ; ses muscles et ses tendons aux divers engins et
ressorts qui servent à les mouvoir ; ses esprits animaux à l’eau qui les
remue, dont le cœur est la source et les concavités du cerveau sont les
regards »3366..
Le microscope, puis l’imagerie électronique3367., seront l’aboutissement
de cette impulsion : l’être est devenu chose et la chose est devenue image.
Cette extériorisation du corps (mis proprement hors de soi) est une réelle
aliénation. Lorsque l’on dit d’une machine qu’elle marche, on utilise une
métaphore organiciste. Lorsque l’on dit d’un corps qu’il fonctionne, on
utilise une métaphore techniciste. L’analogie est réversible. Le corps peut
être décrit comme une usine à traiter de la matière, de l’énergie et de
l’information (ce sont les trois constituants du réel, les trois matériaux du
travail), avec une entrée et une sortie, un fonctionnement optimum, un
rendement, des pannes (la fatigue, la maladie), l’obsolescence (la
vieillesse), et puis pour finir la casse (la mort). On disait jadis (Kant) : à la
différence d’une pièce de machine, un organe ne peut être remplacé ; ce
n’est plus vrai aujourd’hui3368..
Sartre parlait de la facticité du pour-soi comme d’une « double
contingence enserrant une nécessité »3369.. La nécessité, c’est d’être «
engagé dans tel ou tel point de vue » ; les deux contingences sont le fait que
je sois « car je ne suis pas le fondement de mon être » et le fait que je sois
précisément engagé dans ce point de vue à l’exclusion de tout autre3370..
L’homme contemporain supporte de moins en moins cette double
contingence et même la nécessité, qu’il voudrait transformer en objets de sa
volonté. Désormais, la césure principale ne passe plus entre le corps et
l’âme, mais entre le corps et soi. Après avoir émancipé son corps du cosmos
et de la société, l’homme est en passe de le détacher de soi.
La pharmacie et la technique sont les deux moyens disponibles pour le
projet posthumaniste de la transformation du corps dans le sens du surplus
de puissance.
À la fin du Discours de la méthode, évoquant la maîtrise de la nature grâce
à la connaissance, Descartes écrivait : « Car même l’esprit dépend si fort du
tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible
de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages
et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine
qu’on doit le chercher »3371.. Cette technique sur soi, désormais si
habituelle, a accoutumé les individus à traiter leur corps pièce par pièce, et à
ne plus croire à son unité. Le médicament ne soigne plus seulement les
maladies, il est devenu prothèse chimique. Les xénogreffes et les
manipulations génétiques montrent que Prométhée est devenu Pygmalion et
qu’il est désormais capable de sculpter sa propre statue. Dans ce contexte,
le transsexuel qui est un « artefact technologique »3372. devient une
manière de héros3373..
L’autre moyen de dépasser le corps, et peut-être d’en terminer avec lui, est
de combler l’abîme réputé infranchissable entre lui et la machine, ce qui
peut se faire dans les deux sens : mécaniser le corps humain et humaniser la
machine, l’homme-robot et le robot-homme. Cette fantasmatique est
devenue une thématique, elle a déjà dépassé le stade imaginaire de l’utopie
et de la science-fiction3374.. Certains pensent déjà à relier le corps «
biotechnologique » truffé de microprocesseurs à Internet via les satellites.
Cette artificielle liquidation du corps poussé jusqu’à l’outrance/outrage a
même été l’objet d’un art3375.. « L’évolution s’achève quand la machine
envahit le corps », dit Stelarc. « Le corps est obsolète », proclame-t-il. Dans
un article intitulé « Stratégies post-évolutives », il écrit : « Il est temps de se
demander si le corps bipède respirant, avec sa vision binoculaire et son
cerveau de 1400 cm cube, est une forme biologique adéquate. Il est
incapable de se mesurer à la quantité, à la complexité et à la qualité de
l’information qu’il a accumulée »3376.. On voit comment fonctionne cette
grande fantasmatique du caprice infini transformé en volonté libre. Jusqu’à
présent les modifications physiques ne touchaient que l’apparence ; à
présent la technique pénètre la peau et s’enfouit sous les chairs. Puces,
émetteurs, fibres optiques, électrodes, les prothèses deviennent des organes.
La machine s’humanise et l’homme se mécanicise. La différence
ontologique qui séparait l’organisme de la machine par un abîme tend à
disparaître. D’où ce paradoxe : si la seule dimension universelle du
purement humain, abstraction faite de sa culture et de son histoire, c’est son
corps, alors, contre la machine, le purement humain est animal.
L’anatomie est un destin, disait Freud ; cela commence à n’être plus vrai.
La technique ne vise pas seulement à remplacer nos corps par ses machines,
elle accrédite chaque jour un peu plus l’idée que notre corps n’est qu’une
espèce de vêtement mal taillé dont il conviendrait que nous nous
débarrassions au plus vite. L’homme a toujours été malade de son corps ; ce
qui est nouveau, c’est qu’il est malade de l’image de son corps3377.. Et
l’entreprise de la construction du corps (body-building) n’a pas de limites a
priori puisqu’elle est animée par le désir3378..
Le corps peut être exalté pour la jouissance, mais aussi martyrisé au nom
de celle-ci3379.. Marcuse parlait de « désublimation répressive » : des
chaînes se forgent sous couvert de libération. Le refoulement ne disparaît
pas ; il s’est déplacé. Le corps idéal n’est plus physique (réel), mais
imaginaire. C’est un corps glacé, comme le papier qui le supporte, un corps
sans parole, ni bruit ni odeur : un corps inodore et muet. Même le
christianisme n’avait pas à ce point repoussé la chair.
Il n’est dès lors pas étonnant que l’ascétisme revienne en force — si tant
est qu’il ait jamais déserté la scène. Dans une société d’abondance
consommatoire, le régime, comme jeûne permanent, est le substitut
symbolique de la prière d’autrefois : l’ascétisme repousse les tentations et
révèle un moi plus fort que les désirs du corps3380..
Dans le chapitre de Zarathoustra, « Des hallucinés de l’arrière-monde »,
Nietzsche écrit : « Le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers
ils sortiraient de leur peau »3381.. La nécessité du corps est aujourd’hui
l’objet d’un formidable déni. Seulement, c’est la technique et non plus la
religion ni la morale, comme le croyait encore Nietzsche, qui constitue
aujourd’hui la plus terrible puissance pour nier le corps. Les technologies
nouvelles ont induit deux fantasmatiques à la fois antinomiques et
complémentaires : celle du corps bionique et celle de l’esprit bionique.
D’un côté, l’abîme ontologique entre le corps et la machine est comblé, de
l’autre, le corps tombe dans l’abîme pour laisser libre cours à l’esprit. Les
deux tendances sont à la fois complémentaires et antagonistes car le désir
d’imitation est un secret désir d’élimination. Les techniques de
communication induisent un véritable déni du corps : les messagers par
excellence n’étaient-ils pas, justement, les anges, esprits au corps subtil,
sans chair ni sexe ? David Le Breton a écrit un ouvrage intitulé L’Adieu au
corps dans lequel il montre que la cyberculture tend à l’élimination radicale
du corps perçu désormais comme une pauvre chose. Avec l’informatisation
du corps, certains rêvent d’une véritable sécession génétique, qui casserait
en deux parts très inégales l’unité du genre Homo Sapiens3382.. On mesure
tout ce que peut avoir d’équivoque l’expression de « libération du corps »
entendu au sens du génitif subjectif comme le corps qui se libère ou au sens
de génitif objectif comme libération par rapport au corps. La disparition du
corps a en fait toujours été au cœur du projet de la technique. C’est une
manière de vérifier l’étrange thèse de Heidegger : la technique est
l’accomplissement de la métaphysique. Mais derrière ce désir de
refoulement du corps par la science et la technique, l’angoisse de la mort est
omniprésente, car n’est-ce pas dans le corps que, pour l’homme, la mort
inscrit son signe funeste et indélébile ?
 
*
 
Voir aussi
 
L’âme. La beauté. Le comportement. La conscience. L’esprit. La maladie.
La matière. La mort. Le mouvement. La naissance. L’organisme. Le
sensible. La sexualité. Le vivant.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, Phédon.
Plotin, Ennéades I, 1.
R. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde.
Henri Bergson, Matière et mémoire.
Marcel Mauss, « Techniques du corps » in Sociologie et anthropologie, PUF, 1973.
J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 350-409.
M. Merleau-Ponty, — Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.
— Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964.
Didier Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Les Éditions de Minuit, 1982.
F. Dagognet, Corps multiple et un, Les Empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, 1992.
David Le Breton, — L’Adieu au corps, Métailié, 1999.
— Anthropologie du corps et modernité, PUF, 2005.
Histoire du corps, ouvrage collectif dirigé par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges
Vigarello, 3 tomes, Seuil, 2006.
Dictionnaire du corps, ouvrage collectif dirigé par B. Andrieu, CNRS Éditions, 2006.
 
3234 Ce fait linguistique est un argument fort contre la théorie conventionnaliste de la perception.
3235 Que l’on songe à la diversité des usages des mots « tête » et « bras » dans tous les domaines.
3236 « Symétrie fondée sur la figure de l’homme, écrivait Pascal, d’où il arrive qu’on ne veut la
symétrie qu’en largeur ».
3237 Thomas d’Aquin disait que mon prochain est plus proche de moi que ne l’est mon corps.
3238 Dans les arts plastiques le corps a été traité de toutes les manières : réaliste, idéalisé, stylisé,
abstrait. L’art contemporain se caractérise ou bien par une absence radicale du corps ou bien par un
démantèlement systématique de ses représentations mimétiques et idéalisées (voir infra).
3239 Finitiste, la culture grecque a exalté le corps humain, infinitiste, la religion chrétienne l’a
sublimé.
3240 Spinoza (Éthique II, définition 1) définira le corps comme un mode de l’attribut étendue.
3241 Il fallait bien que les anges et Dieu lui-même fussent en quelque façon corporels pour pouvoir
être peints. Le concile de Latran a admis la possibilité d’une représentation picturale des anges.
3242 Voir infra.
3243 « Sôma sêma » — Platon, on le sait, ne croyait pas aux jeux de mots.
3244 « Il n’y a qu’un moyen de salut : ne pas exercer l’âme sans le corps ni le corps sans l’âme »
(Timée, 88 b).
3245 Les trois états du corps illustrés par l’histoire de Jésus sont trois modèles : l’Incarnation est
l’acte d’humilité par lequel l’esprit (Dieu) consent à revêtir un corps d’homme ; la Crucifixion est le
drame du corps souffrant jusqu’à la mort ; la Résurrection est le retour au ciel sous forme de corps
glorieux.
3246 « Le Verbe s’est fait chair ». C’est le christianisme qui a inventé cette catégorie de chair (que
reprendra, en lui ôtant sa dimension métaphysique, Merleau-Ponty). En cela, le christianisme est
foncièrement antiplatonicien : un platonicien ne peut admettre l’incarnation du logos divin comme
moyen de délivrance.
3247 « Ceci est mon corps ». La transsubstantiation du corps du Christ au moment de l’eucharistie
(l’un des grands problèmes philosophiques du XVIIe siècle) exprime la difficulté à penser une réalité
qui peut changer de substance.
3248 Le christianisme a fait de la résurrection des corps le contenu d’une espérance : si l’âme doit
être sauvée, le corps doit l’être aussi. Il y eut, au sein de la théologie catholique, controverse pour
savoir quel corps ressuscitait : celui qui a rendu le dernier soupir, le corps tel qu’il fut dans l’éclat de
sa jeunesse ou bien encore un corps régénéré et transfiguré ? Toujours est-il que le christianisme a
constamment défendu l’intégrité du corps charnel condamnant avec célérité, par exemple, les
mutilations sexuelles que s’infligeaient les gnostiques dans leur rage ascétique. À la fin du XIIIe
siècle, le pape Boniface VIII publie une bulle De Sepulturis dans laquelle il condamne au nom du
dogme de la résurrection (inséparable de l’intégrité des corps) la pratique des Croisés en Terre sainte
qui faisaient bouillir les cadavres de leurs compagnons chevaliers pour pouvoir rapporter
commodément leurs squelettes dans leur terre natale...
3249 L’affaire a été débattue devant tribunal, en Espagne : un rat avait mangé une hostie ; devait-on
considérer qu’il avait en lui le corps du Christ ?
3250 La dichotomie fondamentale de l’ontologie stoïcienne n’est plus celle de l’être et du non-être
mais celle du corporel et de l’incorporel. Dès lors, l’être se trouve dévalué au profit d’une catégorie
plus englobante, le quelque chose (ti en grec). Les stoïciens admettaient quatre sortes d’incorporels :
le lieu, le temps, le vide et l’exprimable (lekton en grec). La distinction entre le corporel et
l’incorporel existe toujours dans nos codes : le droit différencie les biens corporels et les biens
incorporels (le nom par exemple est un bien incorporel).
3251 Cette idée sera jugée hérétique.
3252 Il y a au Portugal une chapelle dont les murs sont entièrement recouverts de crânes et de
tibias. Inversement, si l’on peut dire, dans nombre d’églises, des ex-voto représentaient par des
images ou des petits bas-reliefs des membres ou organes du corps — les fidèles les faisaient apposer
là pour obtenir une guérison ou remercier pour une guérison déjà faite. Telle est la double postulation
du christianisme à l’égard du corps.
3253 C’est saint Paul qui pour désigner la communauté des chrétiens a le premier parlé du « corps
mystique du Christ ». L’expression sera utilisée pour l’Église. À partir de Marsile de Padoue, elle
sera laïcisée en « corps politique ».
3254 Le bouddhisme distingue semblablement plusieurs corps — dharmakaya, le corps de vacuité,
sambhogakaya, le corps de jouissance et nirmanakaya, le corps de manifestation. L’école bouddhique
des Sarvastivadin donnait au Bouddha trois corps : un corps matériel, un corps apparent et un corps
fictif. D’autres écoles lui en ajouteront un quatrième : le corps cosmique. On trouve, en Chine, l’idée
du « corps fluide » si subtil, si transparent (il est comparé à l’eau claire) que l’œil ne peut le détecter.
3255 Les corps célestes.
3256 Didier Franck traduit le Leib des phénoménologues par « chair » (Chair et corps. Sur la
phénoménologie de Husserl, Les Éditions de Minuit, 1982).
3257 Pour le corps physique, voir La matière.
3258 Il n’y a pas de pouvoir sans incarnation. Le pape incarne l’Église universelle et le Christ lui-
même (A. Paravicini Bagliani, Le Corps du pape, trad. fr., Seuil, 1997).
3259 On dit aussi « corps propre » ou « corps vécu ». Sartre introduisit l’expression de « corps-
pour-soi » (par opposition au « corps-pour-autrui », qui est le corps objectif).
3260 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 180.
3261 Au reste, cette dualité ne signifie pas que nous ayons affaire à deux corps : dans ses Idées
directrices Husserl prenait l’exemple de la main gauche touchée par la main droite : chacune est tour
à tour sentante et sentie, « intérieure » et « extérieure ».
3262 Dans nombre de traditions de pensée, la répartition des quatre éléments se faisait ainsi : à
l’âme, l’air et le feu, au corps, l’eau et la terre (les éléments les plus lourds).
3263 E. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. fr.,
Jérôme Millon, 1989, p. 393.
3264 F. Dagognet, Corps multiple et un, Les Empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo,
1992, p. 141.
3265 D’où les biotechnologies qui tendent à le remplacer.
3266 P. Valéry, « Réflexions simples sur le corps », Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1957, p. 927.
3267 Plusieurs traditions racontent comment les choses et les êtres de l’univers sont issus du
dépècement d’un corps cosmique primordial.
3268 M. Leenhard, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, « Tel »,
Gallimard, 1985.
3269 Il est dans nos campagnes longtemps resté trace de cette idée d’une connivence secrète entre
le corps et les choses : ainsi la femme, lors de ses règles, devait-elle s’abstenir d’un certain nombre
d’actions (on disait que sa seule présence faisait tourner le lait, gâter le vin etc.).
3270 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 173.
3271 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, PUF, 1942, p. 246.
3272 E. Levinas, Humanité de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 27.
3273 C’est le squelette plus que le cadavre qui servit à symboliser la mort dans la peinture
religieuse.
3274 Voir Le comportement.
3275 Tel que le titre d’un livre de François Dagognet (voir supra).
3276 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, trad. H. Albert, Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p.
308.
3277 Saint Paul, Épître aux Corinthiens I, 7, 4.
3278 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 220.
3279 Certes, des automatismes existent (on ne dit pas au bébé : pour dormir, ferme les yeux !), mais
ce qu’on lui apprend par exemple c’est que pour dormir il faut changer le vêtement (tel n’est pas
l’usage en Inde).
3280 Mauss énumère les techniques du sommeil : gens à natte et gens sans natte, à oreiller et sans
oreiller, populations dormant debout, à cheval, couvertes ou non couvertes, suspendues en hamac etc.
De même, il existe diverses techniques du repos : couché, assis, accroupi, avec siège ou sans siège ;
des techniques du mouvement : marche avec pied en dehors ou pieds en dedans ; des techniques du
tousser et du cracher, du manger et de l’acte sexuel (dans certaines régions du Pacifique, la femme a
les jambes suspendues par les genoux aux coudes de l’homme). Il existe bien entendu des techniques
de miction et de défécation. Chez les Sénoufo de Côte d’Ivoire les femmes pour uriner (et enfanter)
se tiennent debout. Les musulmans, en revanche, urinent accroupis.
3281 L’assouplissement des codes vestimentaires dans les sociétés modernes est loin d’avoir
correspondu à un affaiblissement de la normativisation des corps.
3282 Voir Le comportement. C’est à Marcel Mauss que Bourdieu a pris son concept d’habitus : «
L’ensemble des habitus du corps est une technique » écrit Mauss dans son Manuel d’ethnographie
(Payot, 1967, p. 30).
3283 La nourriture est davantage qu’une simple alimentation, et le repas la place et l’organise dans
une forme introuvable dans la nature.
3284 Bernardin de Saint-Pierre disait des animaux qu’ils ont non un corps mais un vêtement. La
nudité n’existe pas chez l’animal. Lorsqu’elle existe (comme dans la secte des Nagas en Inde) il
s’agit d’une pratique réactionnelle dont la valeur est toujours extrême. La nudité peut connoter
contradictoirement la fragilité, le dépouillement, et la force, l’affirmation de soi. Il est significatif que
pour cette seconde valeur, on utilisera davantage le terme de nu, qui est celui des arts plastiques.
 
3285 À la différence des adultes, les enfants parlent plus librement lorsqu’ils sont dévêtus.
3286 Les Mayas appréciaient le strabisme (ils le créaient en fixant un pompon au milieu du front
des jeunes enfants) et se teignaient les dents en rouge avec la cochenille.
3287 L’une des explications les plus solides de la pratique largement répandue dans les sociétés
traditionnelles des mutilations sexuelles (circoncision, excision) veut que par celles-ci soit supprimée
l’androgynie naturelle du corps humain (le caractère « féminin » du prépuce, le caractère « masculin
» du clitoris) : ainsi la culture confirme-t-elle l’enfant dans son sexe dominant apparent ; par-là elle
s’approprie ce qui sans elle demeurerait pure nature.
3288 Fèces, urine, lymphe, sang, salive, sperme, sueur.
3289 Le sperme renvoie au désir, la sueur à l’émotion ou à l’effort — ils ont donc par là un sens qui
est aussi psychologique.
3290 Platon, Cratyle, 400c. Voir aussi Gorgias 493a et Phèdre 250c. Selon la croyance orphique
(pythagoricienne aussi), le corps est la prison (le tombeau) de l’âme — celle-ci y expie ses fautes
antérieures.
3291 C’est le corps qui constitue à la fois l’origine et le fondement, le moyen et le signe de l’unité
des arts du spectacle, d’abord parce qu’il est la conjonction des sens (lui seul voit et entend), ensuite
parce qu’il est le seul phénomène à produire des actes sensibles pour lui (à l’origine de la musique,
du chant, de la parole, du costume, du masque etc. il y a le corps et lui seul).
3292 Platon, Cratyle 400c, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 635.
3293 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, Philosophie de l’Esprit, trad. B.
Bourgeois, Vrin, 1988, p. 460. Rappelons que persona, d’où est venue « personne », désignait à
Rome l’orifice buccal du masque par où sortait la voix de l’acteur.
3294 Napoléon, qui s’y entendait en manipulation des hommes, disait qu’on passe de la tragédie à
la comédie par le seul fait de s’asseoir. La tragédie masquait la matérialité du corps réduit à être
l’origine de la voix. Le héros tragique ne mange pas, ni ne dort.
3295 Un clin d’œil peut vouloir dire : « il ne faut pas prendre au sérieux ce que je viens de dire ! »,
un sourire atténue la violence d’un mot ou d’une expression etc.
3296 Il est possible que la pratique du sport, inconnu de la plupart des sociétés, ait pour fonction de
remplacer une ritualisation disparue.
3297 B. Spinoza, Éthique V, démonstration de la proposition XXXIX, trad. fr., Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 592.
3298 F. Nietzsche, Le Gai savoir, avant-propos de la deuxième édition, § 2, trad. H. Albert, Œuvres
II, Robert Laffont, 1993, p. 29. Notons que ce sont les « nietzschéens » qui refuseront avec le plus
d’énergie l’application de ce principe à Nietzsche lui-même…
3299 Mentionnons cette particularité lexicale : le corps d’une devise est la figure représentée, par
opposition à l’âme de la devise, qui désigne les mots accompagnant cette figure.
3300 Alain, Éléments de philosophie, Gallimard, 1941, p. 150.
3301 Le terme de « somatisation » a fini par l’emporter sur l’expression de « conversion somatique
».
3302 Ainsi la paralysie des membres peut-elle traduire un : « cela ne peut pas marcher », qui n’est
pas dit ; ainsi la cécité peut-elle traduire (inconsciemment) un « je ne veux plus voir cela » qui n’est
pas dit.
3303 Ces constructions psychiques sont propres à l’être humain. Le chat qui joue avec sa queue ne
sait pas qu’elle est à lui.
3304 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 389.
3305 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 172.
3306 On utilise parfois le terme de somesthésie pour désigner la sensibilité du corps en général.
3307 Néanmoins, le corps n’est pas un ensemble indifférencié — ce que traduit effectivement la
synesthésie d’un organisme en bonne santé qui n’éprouve rien de particulier — mais une totalité
partagée en zones.
3308 Voir La conscience.
3309 À entendre dans les deux sens du génitif objectif et du génitif subjectif.
3310 La reconnaissance de l’image spéculaire de soi succède à celle de l’image spéculaire d’autrui
et est en grande partie conditionnée par elle.
3311 B. Spinoza, Éthique III, proposition X, trad. B. Pautrat, Seuil, 1999, p. 221.
3312 L’indépendance pathologique du corps est illustrée par les douleurs fonctionnelles à travers
lesquelles la fonction est perturbée, mais pas l’organe.
3313 On appelle asomatognosie toute atteinte au schéma corporel. Un trouble psychique nommé
autotopoagnosie désigne l’inaptitude de certains malades à localiser ou à signifier certaines parties de
leur corps. La dysmorphophobie est la crainte obsédante de voir son corps se déformer ou devenir
laid.
3314 Voici ce que clamait Bossuet dans son Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre : « Notre
chair change bientôt de nature ; notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit
Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine ne lui demeure pas longtemps ; il
devient un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue » (B. Bossuet, « Oraison funèbre
d’Henriette-Anne d’Angleterre », in Oraisons funèbres. Panégyriques, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1961, p. 93).
3315 En état d’apesanteur, l’astronaute connaît au début une incertitude corporelle qui lui fait
douter de l’appartenance à son propre corps.
3316 « L’organisme suppose lui-même un corps sans organes, défini par ses lignes, ses axes et ses
gradients, tout un fonctionnement machinique distinct des fonctions organiques autant que des
relations mécaniques » (G. Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996, p. 127).
3317 Un visage n’est pas un corps ; il peut en être le substitut, voire la négation. Les premiers
portraits connus (ceux du Fayoum) ornaient les tombeaux des morts ; pendant vingt siècles, le visage
sera peint non comme une partie du corps mais comme une représentation de l’âme. Il disparaîtra
lorsque s’évanouira la croyance à l’âme.
3318 Il n’y a pas de chair chez Picasso — lequel pourtant a peint beaucoup de corps. Un plaisantin
qui lui demanda pourquoi il avait dessiné six orteils à un pied, Picasso répondit qu’il n’y a pas de
pieds dans la nature. Il n’y a pas de chair non plus chez Francis Bacon : c’est qu’alors elle est
devenue viande.
3319 F. Braunstein et J.-F. Pépin, La Place du corps dans la culture occidentale, PUF, 1999, p. 150.
3320 Voir La conscience.
3321 R. Descartes, Premières réponses aux Objections, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1950, p. 359.
3322 R. Descartes, Méditations métaphysiques, ibid., p. 276.
3323 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 452.
3324 Être mort, c’est être en proie aux vivants, écrivait Sartre. Est-ce pour échapper à ce destin ou
au contraire pour l’accompagner que certains font « don » de leur corps à la médecine ?
3325 Comment interpréter cette pratique de la momification du chef dans les régimes communistes
(de Lénine à Kim Il-sung, en passant par Dimitrov, Staline, Choybalsan, Ho Chi Minh, Mao Tsé
toung, ils ont presque tous embaumé leurs chefs) : comme un signe « matérialiste » ou bien, à
l’inverse, comme une trace immémoriale, ineffaçable de croyance religieuse ?
3326 Thomas d’Aquin, L’Être et l’Essence, trad. C. Capelle, Vrin, 1985, p. 28.
3327 «. J’appelle matière l’ensemble des images et perception de la matière ces mêmes images
rapportées à l’action possible d’une certaine image déterminée, mon corps », écrit Bergson au début
de Matière et mémoire.
3328 Plotin, Ennéades I, 1, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997, p. 11.
3329 Aristote s’était servi de cette image pour dire l’impossibilité d’une action réciproque.
3330 Plotin, Ennéades I, 1, op. cit., p. 13.
3331 M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 38.
3332 Entretiens I, 22.
3333 L’acte sexuel dans la langue classique.
3334 Un lai d’Henri d’Andely a lancé la légende au Moyen Âge. Aristote le précepteur
d’Alexandre veut mettre fin à l’indigne liaison entre son élève et la belle Campaspe. La courtisane
invente alors un stratagème pour piéger le philosophe : elle va et vient (c’est le sens étymologique de
la péripatéticienne, qui est celui-là même des péripatéticiens !) sous sa fenêtre, vêtue de presque rien.
Bien qu’ayant toujours prêché la tempérance, Aristote à un moment, n’y tient plus et fait à Campaspe
une déclaration enflammée. Mais avant de lui céder, elle demande que le maître de vertu et de
sagesse joue à dada et la porte sur son dos. Aristote s’exécute, mais Alexandre, prévenu, assiste à la
scène…
3335 Au XIXe siècle, deux biologistes allemands découvrent, en stimulant le cortex d’un chien,
que les différentes parties du cerveau contrôlent les mouvements des différentes parties du corps. Il
existe donc un schéma précis du fonctionnement du cerveau en tant que moteur de l’organisme,
schéma appelé « homonculus moteur ». À partir de là, un schéma du même type sera établi pour les
phénomènes sensoriels, dénommé « homonculus sensoriel » : comme les souvenirs, les fonctions
sont localisées à des endroits précis du cerveau. L’aire de Broca commande à la parole, l’aire de
Wernicke permet la compréhension du langage. Plus tard Henri Laborit verra dans l’hypothalamus
(qu’il appelle cerveau reptilien) le centre de l’agressivité.
3336 Voir L’âme et La conscience.
3337 Héraclite, Fragment B LXVIIa, in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1988, p. 161-162. Certains spécialistes attribuent aux stoïciens l’invention de
cette image rapportée par Chalcidius dans son Commentaire sur le Timée de Platon.
3338 Dans sa première Ennéade, Plotin se demande si l’âme est « une forme qui touche le corps
comme le pilote touche le gouvernail » (Première Ennéade, 1, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres,
1997, p. 11).
3339 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 326.
3340 Ibid.
3341 De l’âme, 412 a27-412 b1.
3342 B. Spinoza, Éthique III, scolie de la proposition II.
3343 B. Spinoza, Éthique III, scolie de la proposition II, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 416.
3344 Voir Le comportement.
3345 Chapitre de son ouvrage Pensées sur la mort et sur l’immortalité, trad. C. Mercier, Presses
Pocket, 1997.
3346 Ibid., p. 173.
3347 Le droit civil se trouve aujourd’hui sur un fil : d’un côté il doit reconnaître au corps le statut
d’une chose, sans quoi l’homme serait dépossédé de lui-même et démuni face aux hommes de
science qui manquent de matériel génétique, de sang, de cellules humaines pour leurs recherches ;
mais d’un autre côté, le droit civil doit aussi protéger le corps du domaine commercial dans lequel
tombe toute chose à proprement parler. Jean-Pierre Baud a écrit un ouvrage intitulé L’Affaire de la
main volée (Seuil, 1993) à partir d’un fait réel. Un homme se tranche la main avec une scie. Pendant
le temps de son évanouissement, quelqu’un lui vole sa main. D’où la contradiction : le droit doit
considérer tout ou partie du corps comme une chose pour pouvoir interdire qu’on le considère ainsi.
3348 La danse classique indienne (Bharat Natyam) représente une synthèse de ces deux
postulations. En 1913, Le Sacre du printemps de Diaghilev (sur la musique de Stravinsky) fit
scandale parce qu’au lieu de représenter l’âme (le corps qui s’arrache à la matière), la danse niait
l’élévation à laquelle elle substituait le terre à terre avec des gestes anguleux, les pieds tournés en
dedans, et avec des corps entièrement soumis aux rythmes.
3349 246 c.
3350 Phédon, 66 c.
3351 Sur ce point, saint Augustin se séparera de Platon : pour l’auteur des Confessions, c’est l’âme,
et non le corps, qui est la seule responsable du mal.
3352 Platon, Phédon, 64 c.
3353 Paradoxalement, le bouddhisme qui considère l’incarnation comme un mal fondamental fait
toujours passer la délivrance par l’exercice du corps alors que le christianisme pour lequel
l’Incarnation, l’Esprit fait chair, est un dogme central, a tendance à voir dans le corps l’obstacle à
franchir sur le chemin du salut.
3354 D’où le scandale que provoqua l’exposition de cette peinture de Manet.
3355 Au XXe siècle, l’histoire du corps en peinture fut, à partir du double refus systématique du
réalisme et de l’idéalisation, celle d’un effacement progressif : Picasso le disloque, Francis Bacon le
déforme. La stylisation aura préparé la voie à l’abstraction et à l’absence.
3356 C’est-à-dire, tout compte fait, le corps féminin.
3357 Caractéristique à cet égard est la véritable haine que Sade conçoit pour le corps, et
singulièrement pour le corps féminin.
3358 La nudité, pour l’âge classique, c’est l’héroïsme plus que l’érotisme : elle n’est pas le
déshabillé. Napoléon sera le dernier chef à être représenté par le sculpteur torse nu.
3359 Il n’est pas impossible que la répulsion de l’Occident à l’égard du voile islamique s’explique
aussi en fonction de cette histoire : nous avons du mal à concevoir que ce qui est caché puisse encore
être réel.
3360 Puisqu’une image (à la différence, par exemple, d’une perception) de corps se vend, le corps
est un capital, en même temps qu’une marchandise. Celui d’un mannequin est comme une source qui
donnerait des images en guise d’eau.
3361 Dans la salle de bains moderne, le miroir et la balance sont les signes emblématiques du
contrôle social des corps.
3362 Le mannequin est plus près de l’automate que du corps vivant, en quoi il rejoint son
étymologie.
3363 Que Foucault, par antimarxisme, passe sous silence.
3364 Et même de privatisation — processus qui rend de plus en plus problématique la conception
de la société entière comme un corps et donc la croyance en l’antique métaphore du corps social.
3365 Il est à cet égard caractéristique que les dissections se font d’abord sur les cadavres des
condamnés, dont on pense qu’ils ont déjà perdu leur âme.
3366 R. Descartes, L’Homme, in Le Monde, L’Homme, Seuil, 1996, p. 126 (A.T. XI, 130-131).
3367 Voir L’image.
3368 Cela dit, le corps reste une totalité dynamique. Il n’y a dans les machines (pour l’instant...) pas
de répondant au phénomène de vicariance typique de l’organisme (la main droite peut prendre le
relais de la main gauche blessée, tandis que chaque machine est adaptée à une fonction unique).
3369 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 356.
3370 Ibid.
3371 R. Descartes, Discours de la méthode VI, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 168-169. Au XXIe
siècle, la « sagesse » est devenue la volubilité du journaliste sous cocaïne après une nuit blanche,
tandis que l’« habileté » est devenue la capacité du cycliste dopé à grimper les cols alpins sans
essoufflement.
3372 David Le Breton, article « Corps », Le Dictionnaire des sciences humaines, ouv. coll., «
Quadrige », PUF, 2006, p. 212.
3373 Pour faire gagner quelques centimètres à une jeune femme qui se jugeait trop petite, des
chirurgiens anglais lui ont cassé les deux fémurs pour y insérer des plaques métalliques.
3374 Grâce à des puces implantées dans le corps, un individu peut révéler sa présence aux
ordinateurs et aux systèmes d’éclairage et de chauffage. Une publicité dans le magazine Transfert
spécialisé dans les nouvelles technologies a montré un bébé avec un cordon ombilical raccordé à une
machine. La légende disait : « Jusqu’où iront les nouvelles technologies ? ».
3375 L’Australien Stelarc est l’un des grands apôtres du Body Art : « Il faut se préparer à vivre avec
les machines dans un environnement inhumain », proclame-t-il. En 1996, encagé dans un «
exosquelette », il se présente comme le prophète du post-humanisme : des influx nerveux
commandent les mouvements de ses membres. À travers le monde entier, des internautes peuvent «
danser » avec lui en le manipulant comme un pantin par téléguidage…
3376 Cité par Agnès Giard, « Les cyborgs sont-ils déjà là ? », Le Monde, 8 novembre 2000, page X.
3377 Le silicone fait déjà des poitrines qu’aucun enfant n’allaitera jamais, et la graisse de bœuf
gonfle les lèvres non pour le baiser (elles deviennent insensibles) mais pour la photographie.
3378 Le cinéaste David Cronenberg, grand contempteur du corps naturel, fait dire en ouverture de
son Festin nu : « Rien n’est vrai, tout est permis ».
3379 Piercing, branding, scarification, tatouage : « Expression paradoxale d’un même refus du
corps, uniquement toléré comme support de ce qu’il n’est pas » (Annie Le Brun, Du trop de réalité, «
Folio Essais », Gallimard, 2004, p. 236-237).
3380 On distinguera l’amincissement qui va vers la santé et la beauté, donc vers la vie, et
l’amaigrissement qui va vers la disparition, donc vers la mort.
3381 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, trad. H. Albert, Œuvres II, op. cit., p. 307.
3382 K. Warwick, chercheur en cybernétique et auteur de The Mind of The Machine (1988) a dit
que « c’est une étape inévitable de notre évolution. Certaines personnes pourront cependant choisir
de rester humaines — c’est leur droit. Mais quelque chose me dit qu’elles constitueront une espèce
inférieure » (cité par David Le Breton, article « Corps », Le Dictionnaire des sciences humaines, op.
cit., p. 213).
34. La corruption
 
 
 
La domination de l’argent donne aujourd’hui à la corruption un sens
exclusif qu’elle n’avait pas dans l’Antiquité. Pour nos ancêtres, la
corruption était avant tout celle des mœurs, une dépravation qui investissait
la vie morale de l’homme.
Dans le corrumpere latin d’où est issu notre verbe « corrompre », il y a
deux axes de sens : une dimension faible renvoyant à l’idée de détérioration
et une dimension forte renvoyant à l’idée de destruction3383.. Par ailleurs,
le processus de corruption peut être compris dans un sens moral3384. aussi
bien que physique. La dimension faible de l’altération touche l’essence
d’une chose ou d’un être ; la dimension forte de l’anéantissement frappe
son existence même. C’est la dimension faible qui l’emporte aujourd’hui
dans le champ moral et politique. Mais la corruption signifie toujours, sinon
la mort imminente, du moins la mort menaçante ou prochaine.
Corrompre quelqu’un, c’est l’amener à agir contre sa conscience et contre
son devoir. Le modèle est théologique : c’est celui de la tentation
diabolique.
La corruption peut toucher l’intégrité et la composition des ensembles
matériels et symboliques : on parle de la corruption d’un fruit, comme de la
corruption d’un goût, d’un jugement, d’une langue, d’un texte...
Une autre dualité de sens comprise dans la notion de corruption est celle
du processus et du résultat. La corruption renvoie aussi bien à l’action de
corrompre qu’au fait d’être corrompu.
 
 
I. LA DIMENSION PHYSIQUE ET MÉTAPHYSIQUE
 
La distinction/opposition entre le physique et le métaphysique a été
creusée par l’esprit scientifique moderne ; elle était ignorée des Anciens
pour qui il y avait interpénétration des deux domaines : Aristote traitait en
fait les mêmes problèmes dans sa Physique et dans sa Métaphysique.
De plus, la qualification métaphysique des essences n’était pas séparée de
tout jugement moral. Depuis les présocratiques et Platon la valeur morale
d’une nature est intrinsèquement liée à son essence. Il en est resté des traces
dans notre manière commune de dire : une viande corrompue, une eau
corrompue sont passées du bon au mauvais. La corruption signale une
infériorité par rapport à une nature pure ou intacte. Avec la génération qui, à
cet égard, est son envers plutôt que son contraire, elle est le signe le plus
manifeste d’un monde (sensible chez Platon, sublunaire chez Aristote,
terrestre chez les chrétiens) soumis au temps par rapport au monde
supérieur (intelligible chez Platon, supralunaire chez Aristote, céleste chez
les chrétiens) réputé incorruptible3385..
 
 
1. La théorie aristotélicienne de la corruption
 
Devant les transformations qui affectent les êtres et les choses, les
philosophes de l’Inde et de la Grèce furent placés devant ce dilemme : ou
bien seul l’Un immobile éternel existe ou bien à l’inverse le changement est
le fond des choses.
Le thème de la corruption n’apparaît pas avec Aristote. Empédocle disait
que l’amitié est la cause de la génération et la discorde celle de la
corruption ; dans La République, Platon avait établi toute une théorie de la
corruption de la cité et de l’âme3386.. Seulement c’est Aristote qui, le
premier, pense et conceptualise la corruption (phthora en grec) comme
telle.
Aristote oppose corruption à génération : alors que la génération est le
passage du non-être à l’être, la corruption est le passage inverse de l’être au
non-être. Pour Aristote, tout changement s’effectue entre des contraires, ou
du moins entre des réalités comportant quelque contrariété. Dans la
Métaphysique il donne des définitions suivantes : « Le changement d’un
non-sujet à un sujet, qui est son contradictoire, est une génération ; pour le
changement absolu, génération absolue et, pour le changement relatif,
génération relative. Le changement d’un sujet à un non-sujet est une
corruption ; pour le changement absolu, corruption absolue, et pour le
changement relatif, corruption relative »3387.. Dans le Traité du ciel,
Aristote dit qu’une chose peut être qualifiée de corruptible si elle peut ne
pas exister, autrement dit, si elle est contingente3388.. Inversement, est
incorruptible ce qui est assuré de conserver son existence et son essence
comme nécessaire. La génération peut être absolue (lorsqu’une substance
nouvelle surgit) ou relative (lorsqu’un organe nouveau, par exemple,
advient à un corps). La génération absolue n’a pas lieu d’un contraire à
l’autre, comme les autres changements (ou, plus exactement, comme les
mouvements) parce que la substance n’admet pas de contraire. Ce
changement a donc lieu « selon la contradiction »3389..
La définition que donne l’Encyclopédie de Diderot de la corruption est
aristotélicienne : « L’état par lequel une chose cesse d’être ce qu’elle était ;
on peut dire que le bois est corrompu quand nous ne le voyons plus
subsister et qu’au lieu du bois nous trouvons du feu ; de même l’œuf est
corrompu quand il cesse d’être un œuf et que nous trouvons un poulet à sa
place ». La phthora est le processus par lequel une chose cesse d’être telle
qu’on puisse encore la désigner par le même nom ; elle est perte d’identité
par altération qualitative.
La corruption, argumente Aristote, n’est pas un mouvement ; en effet ce
qui est contraire à un mouvement, c’est un mouvement ou un repos ; or
corruption est contraire de génération3390..
Le changement est la catégorie la plus générale. L’arbre des concepts se
présente ainsi : le changement (métabolè) s’effectue selon l’essence ou la
substance (c’est lui qui correspond à la génération ou à la corruption)3391.
ou bien selon le mouvement (kinèsis)3392.. La génération et la corruption
caractérisent le monde de la contingence en même temps que la contingence
du monde car ce qui est engendré et détruit peut être ou n’être pas. La
génération est pour Aristote un signe d’imperfection. Génération et
corruption vont de pair, en effet. Aristote réfute dans son Traité du ciel3393.
la conception exposée par Platon dans le Timée d’un univers engendré puis
persévérant dans l’être pour toujours3394.. Au début de son traité De la
génération et de la corruption, il fait observer que ceux qui soutiennent que
l’Univers est une seule substance et qui font dériver toute chose à partir
d’un seul élément (comme Thalès pour qui le principe est l’eau,
Anaximène, pour lequel c’est l’air, Anaximandre pour qui c’est l’Illimité...),
ceux-là sont contraints d’admettre que la génération est une altération ; en
revanche, ceux qui, comme Empédocle ou Leucippe, posent en principe que
la matière est multiple, pour ceux-là la génération et l’altération diffèrent —
la génération est une union et la corruption une séparation d’éléments
multiples3395.. Au chapitre 10 de son Traité du ciel Aristote pose l’univers
comme à la fois ingénérable et incorruptible et comme non soumis à des
cycles d’engendrement et de destruction, donc comme éternel. Pour
Aristote, tout ce qui est ingénérable et incorruptible est éternel : est
ingénérable « ce qui existe maintenant et dont il n’a pas été vrai auparavant
de dire qu’il n’existait pas », est incorruptible « ce qui existe maintenant et
dont il ne sera pas vrai plus tard de dire qu’il n’existe pas »3396..
Le traité De la génération et de la corruption est le complément des deux
derniers livres du Traité du ciel. Il analyse les corps sublunaires dont la
génération et la corruption sont les propriétés essentielles. Dans le livre I
Aristote distingue les pathê des autres changements (altération,
accroissement et décroissement) et définit leurs causes. Il existe selon lui
une véritable continuité entre la génération et la corruption3397.. « La
corruption d’une chose est la génération d’une autre » sera considéré
comme un véritable axiome, qui a une valeur que l’on peut dire dialectique
par rapport à la contrariété des deux concepts opposés au départ. Ainsi les
Anciens croyaient-ils que certains insectes s’engendraient par
corruption3398.. Le mythe de la génération spontanée — dont beaucoup
plus tard Pasteur montrera scientifiquement l’inanité — a eu Aristote sinon
pour source du moins pour caution. Pour le Stagirite, il n’y a pas de
génération ni de corruption absolues : la génération d’une chose, en effet,
est la corruption d’une autre et la corruption d’une chose débouche sur la
génération d’une autre. Même la mort d’un homme génère quelque chose :
un cadavre. C’est par la même action que l’eau est corrompue et l’air
engendré, dira Thomas d’Aquin3399.. Quant aux causes de la génération et
de la corruption, elles peuvent être matérielles, formelles, efficientes et
finales3400..
 
 
2. La théorie chrétienne de la nature corrompue
 
Par rapport à la pensée gréco-latine, le christianisme, qui en dérive aussi,
représente une véritable révolution intellectuelle et morale. Aux yeux des
Grecs et des Romains, la responsabilité du mal revient finalement au
Destin. Le christianisme découvre la tragédie intérieure — le poids de la
faute qualifiée de péché.
Parfait, Dieu a créé un monde et une humanité, sinon parfaits comme lui,
du moins sans tache — ce que figure le Paradis terrestre. Or, dès le départ,
l’homme brouille son « image » divine. Certes, même dans le Jardin
d’Éden, il y avait le serpent rusé dont la parole entraînera Eve et Adam dans
la chute. L’une des paroles du Notre-Père dit : « Ne nous laissez pas
succomber à la tentation ». Satan est le grand corrupteur. Cela étant, on peut
lire l’histoire du serpent comme métaphorique : le principe du mal se trouve
en fait non pas à l’extérieur mais dans le cœur de la créature humaine elle-
même.
Le christianisme ne cessera d’être partagé entre une interprétation
optimiste et une interprétation pessimiste de la faute — les lectures pouvant
dériver toutes deux de saint Paul. L’apôtre — le véritable inventeur du
christianisme, comme Nietzsche le reconnaîtra — adapte à la religion
nouvelle le dualisme platonicien : le corps est incorruptible, l’âme est
incorruptible. C’est pourquoi la résurrection n’est pas une réanimation — ce
n’est pas le corps terrestre, mais le corps céleste, glorieux, qui resurgira de
terre. « Je l’affirme, frères, écrit saint Paul, la chair et le sang ne peuvent
hériter du royaume de Dieu, ni la corruption hériter de l’incorruptibilité
»3401.. Paul appelle « corruption » le corps composé car celui-ci ne peut
être que décomposé. Pour l’apôtre, ce n’est pas ce corps-là qui ressuscitera
mais le corps spirituel. C’est pourquoi il n’est pas de représentation possible
de la Résurrection, mais seulement une vision.
Saint Augustin développera une conception beaucoup plus pessimiste.
C’est lui l’inventeur du péché originel (dans la Genèse, il n’est question que
d’une transgression particulière, aussitôt sanctionnée par un châtiment
spécifique). Le péché originel est un péché originaire — dont le pouvoir de
corruption s’étend à la nature et à l’humanité entières. C’est en effet la
création terrestre — le lieu de la faute — qui est déchue depuis et par le
péché originel — une thèse qui eût paru incompréhensible aux Grecs et qui
aura des implications historiques considérables3402.. Pour saint Augustin,
le corps est l’instrument et l’occasion du péché — spécifiquement sexuel —
mais l’âme n’est pas pure. Par exemple, la faiblesse du corps est innocente
chez l’enfant, mais non son âme : « J’ai vu et observé un petit enfant jaloux
: il ne parlait pas encore et il regardait, tout pâle et l’œil mauvais, son frère
de lait »3403.. Cette invidia qui jette un œil mauvais3404. est la marque du
péché originel, l’enfant est malicieux, au sens le plus fort du terme.
Il ne faut pas moins que la grâce divine pour contrebalancer et annuler les
effets de la faute. Saint Augustin sera l’inspirateur de tous ceux qui, à
l’instar des jansénistes, tendront à insister sur la toute-puissance de Dieu,
fût-ce aux dépens de la liberté de l’homme.
Pour Thomas d’Aquin, comme pour saint Augustin, la nature a été privée
de la grâce par la corruption du péché originel. Cela étant, de nature
spirituelle (elle est spécifiquement créée par Dieu au cours de la gestation),
l’âme est incorruptible — à la différence du corps. Le pessimisme de saint
Augustin dérivait du dualisme platonicien. L’optimisme de Thomas
d’Aquin découle, lui, de l’hylémorphisme3405. aristotélicien. Thomas
d’Aquin distingue trois façons pour une forme de se corrompre : par
l’action d’un contraire, par la corruption de son sujet et par la disparition de
sa cause. Il en conclut que l’âme humaine ne peut se corrompre : « Si
quelque vertu de l’âme est affaiblie, lorsque le corps s’affaiblit, ce n’est
qu’un résultat accidentel »3406.. Thomas d’Aquin s’appuie sur l’autorité
d’Aristote, lequel disait dans le traité De l’âme que l’intellect semble être
une certaine substance et ne peut se corrompre. Le chapitre LV du livre
deuxième de la Somme contre les Gentils traite de cette question : les
substances intellectuelles sont incorruptibles. Pour argumenter en faveur de
cette thèse, Thomas d’Aquin recourt aux catégories aristotéliciennes : «
Toute corruption s’explique par la séparation de la forme et de la matière :
corruption pure et simple par séparation de la forme substantielle ;
corruption relative par séparation d’une forme accidentelle. La forme
demeurant, la chose garde nécessairement son être ; par la forme, en effet,
la substance devient proprement réceptrice de ce qui constitue l’être. Mais
là où il n’y a pas composition de forme et de matière, il ne saurait y avoir
séparation de ces deux principes. Donc pas de corruption. Or nous avons vu
qu’aucune substance intellectuelle n’est composée de matière et de forme.
Donc aucune substance intellectuelle n’est corruptible »3407.. Par ailleurs,
dans toute corruption, l’acte disparaît mais la puissance demeure : aucune
corruption ne saurait aboutir à un pur néant. Ensuite, pour qu’il y ait
corruption, il faut que la chose corruptible contienne « puissance au non-
être »3408. — une puissance étrangère à la substance intellectuelle. Enfin,
tout être qui se corrompt se corrompt par soi ou par accident ; or la
substance intellectuelle ne se corrompt ni par soi ni par accident3409..
 
 
3. La révolution galiléenne
 
En 1572, Tycho Brahé découvre une « nouvelle » étoile dans le ciel (en
fait, une supernova) : le ciel est donc, tout comme la Terre, soumis aux
événements, donc au temps, donc à la corruption. Bouleversement dans la
représentation de l’univers physique, que l’astronomie moderne ne fera
qu’aggraver : les étoiles meurent aussi. C’est Galilée, fondateur de la
physique moderne, qui met fin à la conception aristotélicienne des deux
mondes et c’est pourquoi, entre autres, il est le fondateur de la physique
moderne. Le savant rejette l’identité aristotélicienne de l’inaltérabilité et de
la perfection : tout ce qui est corruptible n’est pas pour autant imparfait.
Dans son Dialogue sur les deux systèmes du monde Galilée fait remarquer
que ceux qui exaltent l’incorruptibilité ont en réalité peur de la mort. La
terre est bien plus parfaite comme elle est, altérable et changeante, que si
elle était une masse de diamant. Dans la Genèse rien n’indique que Dieu ait
utilisé des matériaux différents pour créer le ciel et la terre. Mais il a fallu
attendre Galilée pour que les deux mondes soient unifiés. Grâce à sa loi de
la gravitation universelle, Newton apportera la première démonstration
pratique de cette unification.
La théorie antique des éléments s’effacera au profit de la chimie à partir du
XVIIIe siècle. La science aristotélicienne était qualitative, la science moderne
sera quantitative. La classification remplacera alors la hiérarchie. Les quatre
éléments étaient rangés par ordre de légèreté croissante : tout en bas la terre,
l’élément le moins pur, puis l’eau, puis l’air, et enfin le feu, à la fois
l’élément le plus pur et l’instrument de toute purification. Le feu est
l’élément du « ciel » parce qu’il est incorruptible. L’or est son répondant
métallique3410.. Au-dessus du feu, la tradition ajoutera un cinquième
élément (quinta essentia — d’où le mot de « quintessence ») appelé éther
— dont le mythe subsistera jusqu’à l’expérience de Michelson-Morlay (fin
du XIXe siècle) et la théorie de la relativité.
Le tableau périodique des éléments, établi par Mendeleïev au milieu du
XIXe siècle, signale le triomphe définitif d’une rationalité classificatrice.
Lorsque fut découvert l’hélium par spectrographie de masse, ce nom lui fut
donné parce qu’on croyait qu’il n’existait que dans le soleil (hélios en grec).
Quelques années plus tard, des traces d’hélium furent découvertes dans
l’atmosphère terrestre : il n’y a pas une matière pour la terre et une autre
pour le ciel. Tous les éléments de l’univers sont sur terre et il n’existe pas
d’éléments présents sur terre qui seraient absents de l’univers.
Quant aux forces (interactions), leur universalité a été reconnue et
confirmée par la physique moderne. La terre est une poussière d’étoile.
 
 
4. L’obsession de la dégénérescence
 
La corruption était identifiée à la décomposition tant que dominait le
paradigme spatial (un ensemble organisé se délite, les parties se séparent).
Elle sera identifiée à la décadence et à la dégénérescence lorsque le
paradigme temporel, et plus spécifiquement historique, prendra la suite,
c’est-à-dire au XVIIIe siècle. C’est Condorcet qui introduit en français le
terme de dégénérescence venu remplacer l’ancien mot de « dégénération ».
La notion de dégénérescence n’a pu se constituer et s’imposer qu’à partir du
moment où le progrès — dont elle est l’envers ou la destruction — est
devenu le concept central pour décrire et expliquer le mouvement du temps
et la marche de l’histoire.
Mais le modèle reste biologique : degenerare en latin signifie perdre les
qualités de sa race (genus), s’abâtardir, s’abaisser à, et, transitivement,
altérer, ruiner. La dégénérescence peut affecter tous les corps, qu’ils soient
individuels ou collectifs3411..
Certains individus seront réputés dégénérés. La misère du prolétariat
urbain au XIXe siècle donnera à ce thème la force d’une obsession. Avec
l’apparition de la médecine expérimentale et de la biologie scientifique,
cette obsession se donnera l’alibi de l’objectivité. Lombroso, le fondateur
de la criminologie, détermine les traits du criminel type à partir de l’étude
statistique comparée de crânes3412.. L’idéologie de la dégénérescence —
qui est l’envers de celle du progrès — est spontanément lamarckienne, elle
croit à l’hérédité des caractères acquis3413.. Cette idéologie de la
régression biologique aura des répercussions particulièrement dramatiques
lorsqu’elle sera appliquée aux êtres collectifs que sont les peuples. Le
racisme3414. moderne est né de la conjonction de l’historicisme et du
biologisme — laquelle se met en place au XVIIIe siècle avant de s’épanouir
au XIXe. Le racisme est obsédé par la dégénérescence. Gobineau, qui fut
l’un de ses plus influents idéologues, a été à la fois hanté et fasciné par le
phénomène de l’écroulement : « La chute des civilisations est le plus
frappant et en même temps le plus obscur de tous les phénomènes
d’histoire. Effrayant l’esprit, ce malheur réserve quelque chose de si
mystérieux et de si grandiose que le penseur ne se lasse pas de le considérer,
de l’étudier, de tourner autour de son secret »3415.. Gobineau commence
son Essai sur l’inégalité des races humaines par la thèse selon laquelle « la
condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d’une cause
générale et commune »3416., titre du chapitre premier du premier livre. «
Le principe de mort » « visible au fond de toutes les sociétés » est « non
seulement adhérent à leur vie mais encore uniforme et le même pour toutes
»3417.. Gobineau écarte les raisons morales et politiques les plus souvent
invoquées par ceux qui, au XVIIIe siècle, s’étaient penchés sur le phénomène
de la décadence : « le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l’irréligion
n’amènent pas nécessairement la chute des sociétés »3418.. Non seulement
l’abaissement moral n’est pas nécessairement mortel, mais il peut constituer
une force pour les sociétés qui en sont atteintes. Les causes politiques, elles
aussi invoquées, n’ont pas cette influence délétère qu’on leur a assignée : «
Le mérite relatif des gouvernements n’a pas d’influence sur la longévité des
peuples »3419.. La cause donnée par Gobineau est d’ordre biologique —
elle tient à la dilution de la force originelle, littéralement matérialisée par le
sang : « Je pense (…) que le mot dégénéré s’appliquant à un peuple doit
signifier et signifie que ce peuple n’a plus la valeur intrinsèque qu’autrefois
il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le même sang, dont des
alliages successifs ont graduellement modifié la valeur ; autrement dit,
qu’avec le même nom, il n’a pas conservé la même race que ses fondateurs
»3420..
Le XIXe siècle européen, impérialiste mais chrétien, avait besoin d’une
idéologie pour justifier ses préjugés et ses exactions. C’est Herbert Spencer,
en Angleterre, qui aura le rôle théorique décisif en identifiant progrès
(historique) et évolution (biologique). À la même époque, Ernst Haeckel,
l’inventeur de l’écologie, distingue et classe plusieurs dizaines de « races »
humaines. Deux thèses sont alors en compétition pour rendre compte de
l’état d’arriération des sociétés primitives : ou bien elles sont restées un
stade que les sociétés blanches ont dépassé depuis longtemps (d’où le terme
de primitif et l’expression « être resté à l’âge de pierre »), ou bien elles ont
régressé au fil du temps sous l’action conjuguée du climat, de la mauvaise
alimentation, des alliances consanguines etc. La morale chrétienne parlait
de crimes contre nature. Désormais, le référent sera l’histoire : alors que la
marche normale de l’humanité est progressive, il existe des sociétés qui
vont à rebours.
 
 
5. Le fantasme de la régénération
 
La régénération est le mouvement inverse de la dégénérescence. Vers le
milieu du XIXe siècle se met en place une idéologie à la fois pessimiste dans
son constat (la société humaine contredit les progrès de l’évolution, elle
dégénère) et optimiste dans son programme (il convient de contrecarrer par
des actions spécifiques les effets néfastes des lois sociales). Cette idéologie
est foncièrement élitiste et raciste — elle alimentera les fascismes du XXe
siècle.
Dans un article de 1854, Ernest Renan écrit : « Si l’on pouvait se résigner
au sacrifice de quelques-uns en vue des besoins de l’œuvre commune ; si
l’on admettait, comme le faisait l’Antiquité, que la société se compose
essentiellement de quelques milliers d’individus vivant de la vie complète,
les autres n’existant que pour la procurer à ce petit nombre, le problème
serait définitivement simplifié et susceptible d’une plus haute solution (…).
L’élévation d’une civilisation est d’ordinaire en raison inverse du nombre
de ceux qui y participent »3421.. La thématique du sacrifice — entièrement
dépouillée de son sens religieux d’origine — va préparer les esprits aux
solutions les plus radicales et les plus violentes. Elle est tout à fait
intégrable à une conception utilitariste et pragmatique — donc dans un
cadre politiquement démocratique.
Francis Galton, le cousin de Darwin, invente le mot et le concept
d’eugénisme (eugenics en anglais). L’État, selon lui, se doit de favoriser la
« reproduction » des éléments les plus beaux et les meilleurs de la société
(le paradigme de l’élevage est transposé sans précaution aux sociétés
humaines). Bientôt certains ne se contenteront pas de cet eugénisme «
positif », et militeront pour l’élimination des malades et des handicapés
(eugénisme négatif).
Ces fantasmes de la régénération ont été dénoncés par celui dont on fera
plus tard un inspirateur du fascisme. Dans un aphorisme de Humain, trop
humain intitulé « Ennoblissement par dégénérescence », Nietzsche écrit : «
Les natures dégénérescentes sont d’extrême importance partout où doit
s’accomplir un progrès. Tout progrès d’ensemble doit être précédé d’un
affaiblissement partiel. Les natures les plus fortes conservent le type fixe,
les plus faibles contribuent à le développer. Quelque chose d’analogue se
produit pour les hommes pris isolément ; rarement une décadence, une
mutilation, même un vice, et généralement une perte corporelle ou morale,
est sans profit d’un autre côté »3422.. Ainsi Nietzsche prend-il à contre-
pied l’optimisme évolutionniste qui dans les années 1870-1880 en Europe
allait déboucher sur les fantasmes et utopies eugénistes : « Dans ces
conditions, la fameuse lutte pour la vie me paraît n’être pas le seul point de
vue d’où peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de force d’un
homme, d’une race. Il y a plutôt concours de deux éléments divers : d’abord
l’augmentation de la force stable par l’union des esprits dans la
communauté de croyance et de sentiment ; puis la possibilité d’atteindre des
fins plus hautes par le fait qu’il apparaît des natures dégénérescentes, et par
suite des affaiblissements et les lésions de cette force stable ; c’est
précisément la nature la plus faible qui, étant la plus délicate et la plus
indépendante, rend tout progrès généralement possible »3423..
La biologie et la médecine contemporaine ont confirmé l’analyse de
Nietzsche par des découvertes dont il ne pouvait évidemment pas avoir
l’idée : lors des épidémies, ce sont leurs anomalies génétiques qui protègent
certains individus. La résistance de l’espèce humaine aux agents bactériens
est venue pour une grande part de sa diversité, et donc des différentes
anomalies dont certains individus ont été porteurs.
 
 
II. LA DIMENSION POLITIQUE ET HISTORIQUE
 
Littré donne pour illustration de la corruption celle du latin dans les temps
qui suivirent l’invasion des Barbares. « Corruption » était utilisé à la place
de décadence. Aujourd’hui on considérera plutôt la décadence comme un
type spécifique de corruption.
La langue latine possédait un grand nombre de vocables pour désigner la
décadence, la décrépitude, le déclin : decadentia, declinatio, inclinatio,
eversio, conversio, perversio, subversio. « Décliner » vient du latin
declinare, verbe transitif et absolu signifiant « détourner », « éloigner »,
ainsi que « s’écarter » avec une idée accessoire de chute (d’où « tomber »),
« dévier » ainsi que « parer », « éviter » (comme dans « décliner une
invitation »), et enfin « dériver » (décliner un mot, c’est en donner les
flexions). Dès ses premières attestations en français, le verbe s’applique au
soir qui tombe puis à l’astre qui décroît à l’horizon.
Le terme de décadence a d’abord eu un sens matériel : il renvoyait à l’état
d’une construction qui se dégrade. La décadence (dont l’étymologie renvoie
à la chute) est littéralement une déconstruction. Comme la ruine elle-même,
elle est passée du sens physique au sens abstrait.
C’est au XVIe siècle, époque marquée par les idées de renaissance et de
réformation, que l’idée de décadence se diffuse. Le terme a aujourd’hui une
valeur plus prononcée que celui de déclin : alors que le déclin peut n’être
que provisoire, la décadence apparaît comme un processus général et
nécessaire. Par ailleurs, la décadence se différencie de la déchéance qui
renvoie à un individu et de la dégénérescence, qui est organique.
Cicéron disait « Nihil optimi corruptio pessimum », rien n’est pire que la
corruption du meilleur. Rien n’est pire qu’une autorité qui devient
despotique, qu’une religion qui devient intolérante etc. Les premiers textes
illustrant l’idée de décadence ont raconté des mythes. Tous voient dans les
temps présents une chute dramatique par rapport à une belle origine. Dans
Les Travaux et les Jours, Hésiode développe le mythe des quatre races, la
race d’or, la race d’argent, la race de bronze et la race de fer, chacune après
la race d’or étant caractérisée par un degré d’impiété d’injustice et de
violence supplémentaire par rapport à la précédente. Avec la race de fer
(l’actuelle), l’hybris (la démesure) qui ruine l’ordre naturel est à son
comble3424.. La succession cyclique des âges se retrouve en Inde. Les Lois
de Manu distinguent quatre âges (yuga) dont le dernier, le Kaliyuga, l’âge
de Kali, le nôtre, est le pire3425.. La philosophie rationalisera cette idée de
décadence en en établissant la théorie.
 
 
1. La corruption des régimes politiques et des sociétés
 
Pour Platon, tout ce qui est de l’ordre du principe est incorruptible, tout ce
qui dérive du principe est corruptible. Platon se sert de cette équivalence
ontologique pour établir l’incorruptibilité de l’âme3426.. Chez lui, la
corruption d’un régime politique marque son degré d’éloignement par
rapport à son essence. Ainsi la tyrannie est-elle la corruption de la
monarchie, la ploutocratie, l’oligarchie et la timocratie sont la corruption de
l’aristocratie, la démagogie est la corruption de la démocratie qui est elle-
même toute entière corruption3427..
Le livre VIII de La République fait de la corruption une résultante de la
discorde. Au niveau politique, c’est lorsque la discorde s’introduit entre les
détenteurs du pouvoir que le régime se corrompt ; au niveau individuel, la
corruption de l’âme suit la ruine de la hiérarchie entre ses trois parties.
L’âme corrompue, au lieu d’être conduite par sa partie rationnelle, est
dévorée par les passions, l’ambition, la cupidité, la vanité. Platon analyse
les régimes politiques dégradés ainsi que les « tempéraments » qui y
correspondent. La décadence est une nécessité dans le monde sensible
soumis au temps : « puisque tout ce qui est né est sujet à se corrompre, une
pareille composition [la cité stabilisée politiquement] ne subsistera pas non
plus la totalité du temps »3428..
Qu’est-ce qui conduit l’aristocratie sur la voie de la corruption
timocratique ou oligarchique ? L’acquisition des richesses et leur
désir3429.. « Quand la considération dans un État va à la richesse et aux
riches, la déconsidération augmente à l’égard de la vertu et des gens de bien
»3430.. Plus loin3431., Platon compare les parasites profiteurs de la Cité à
des bourdons. Plus loin encore, il décrit avec une extraordinaire finesse la
manière dont l’homme timocratique dégénère en homme oligarchique. La
corruption politique est un mélange complexe d’expérience personnelle,
d’éducation et d’inertie fatale des choses.
Nietzsche dira3432. que la démocratie moderne est la forme historique de
la décadence de l’État. Que le hasard (le « sort ») puisse décider des
emplois publics3433. est pour Platon le comble de l’absurdité : le pouvoir
selon Platon doit être exercé par ceux dont l’âme est riche de savoir et de
vertu. En régime démocratique, les lois ne sont plus respectées. Platon fait
allusion à ce qu’aujourd’hui on appellerait « laxisme »3434.. La démocratie
représente le comble de la corruption politique et l’homme démocratique, le
point d’aboutissement de la corruption du tempérament : haineux, vindicatif
et « plein d’amour pour l’innovation »3435.. De tous les régimes, c’est le
démocratique le plus immoral : « la démesure, le refus de se laisser
commander, le libertinage, l’impudence » caractérisent l’homme
démocratique3436.. Et ces vices sont déguisés en vertus par la manipulation
de la langue que Platon fut le premier à voir et à dénoncer : « la démesure
appelée distinction élégante ; le refus de se laisser commander, dignité
d’homme libre ; le libertinage, grandes manières ; l’impudence, virilité
»3437.. L’homme démocratique est celui qui appelle libre et heureuse une
existence sans discipline ni contrainte3438.. La démocratie bouleverse
l’ordre rationnel des choses : les pères n’ayant plus aucune autorité sur leurs
fils ont désormais peur d’eux3439.. L’ordre générationnel est bouleversé
jusque dans la manière de se comporter3440.. Livré à ses appétits, refusant
d’être commandé par quiconque, l’homme démocratique est tyrannique. La
tyrannie est l’aboutissement fatal de la démocratie3441..
Machiavel marque une date capitale dans l’histoire des idées politiques.
Ses deux grands livres (Le Prince et le Discours sur la première décade de
Tite-Live) répondent à la même question : à quelles conditions l’État peut-il
se constituer et perdurer ? La corruption d’une société est une donnée
politique fondamentale contre laquelle les lois et les constitutions restent
souvent impuissantes. Machiavel en donnait cette définition : une société
corrompue est une société dans laquelle les hommes sont dans l’incapacité
d’user de leur liberté. Or le pouvoir est la forme concrète que prend la
liberté. Machiavel faisait dériver la corruption de l’État d’une défaillance du
sentiment civique : elle se produit lorsque le sens de l’intérêt général et le
goût de la liberté font défaut parmi les citoyens.
Plus tard Montesquieu se posera la question de savoir ce qui fait qu’un
pouvoir fonctionne et qu’un régime perdure. À ses yeux la réponse ne tient
pas à la qualité du chef et des gouvernements. Elle réside dans un concept
nouveau qu’il appelle tour à tour « passion dominante », « ressort » « âme »
et « principe ». Le principe de la république3442. est la vertu3443., le
principe de la monarchie est l’honneur, le principe du despotisme est la
crainte. Le livre huitième de l’Esprit des lois s’intitule « De la corruption
des principes des trois gouvernements ». Chaque régime est défini par sa
nature qui le fait être tel et par son principe qui le fait agir3444.. Le livre
huitième commence par cette thèse : « La corruption de chaque
gouvernement commence presque toujours par celle des principes ».
Montesquieu va donc analyser la corruption des principes de chaque
gouvernement. « Le principe de la démocratie se corrompt non seulement
lorsqu’on perd l’esprit d’égalité mais encore quand on prend l’esprit
d’égalité extrême et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui
commander »3445.. La démocratie, en effet, a deux excès à éviter : «
l’esprit d’inégalité, qui l’amène à l’aristocratie ou au gouvernement d’un
seul ; et l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul
»3446..
L’aristocratie se corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient
arbitraire3447.. La monarchie se perd lorsque le prince, rapportant tout à
lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour et la cour à sa seule
personne3448.. La corruption des régimes politiques, chez Montesquieu,
vient, on le voit, de l’exercice du pouvoir. Le principe se corrompt lorsque
celui ou ceux qui l’incarnent l’ignorent.
Quant au principe du gouvernement despotique, dit Montesquieu, il se
corrompt sans cesse parce qu’il est corrompu par sa nature3449.. Fondé sur
la crainte, le despotisme est un cas-limite du politique3450.. Alors que la
corruption ne corrompt pas le despotisme, elle corrompt radicalement la
république car celle-ci est fondée sur la vertu. La corruption dans la
république n’est pas un accident qui lui arrive du dehors, elle est une
corruption de la république. Le gouvernement républicain se corrompt par
la corruption, ce n’est pas une tautologie, mais le signe de l’identité entre
vertu et république3451..
 
 
2. Le déclin et la ruine des civilisations
 
Dans Les Ruines sous-titrées Méditation sur les révolutions des empires,
Volney décrit la mélancolie qui l’avait envahi lorsqu’il contemplait les
ruines de Palmyre. Le XVIIIe siècle, qui découvrit et exalta le Progrès, apprit
aussi à voir l’histoire comme un champ de ruines. La ruine est le terme et le
reste de la décadence.
Outre le cas de l’empire romain qui suscita une abondante littérature, la
rapidité de la décadence de l’Espagne juste après son temps de splendeur
frappa les esprits à l’âge classique. Mais à côté des décadences qui ne se
voient que rétrospectivement, il en est qui sont immédiatement perceptibles.
Analysant les sens du mot « décadence », Julien Freund observe que,
durant le XVIIe siècle, ce fut le sens esthétique qui a plutôt prévalu, en
relation avec le baroquisme ; que, durant le XVIIIe siècle, ce fut le sens moral
de dépravation des mœurs et des esprits qui fut prépondérant, et que le sens
historique de décomposition d’une totalité culturelle ou d’une civilisation a
plutôt prédominé pendant la seconde moitié du XIXe siècle3452.. À l’âge
classique, on utilisait le terme de ruine pour désigner la décadence.
Inversement, le terme de décadence s’est appliqué — avec une nuance de
pathétique — à la ruine (matérielle ou morale, souvent les deux) d’un
individu3453..
Comme la corruption dont elle est une modalité, la décadence est à la fois
un processus et son résultat. Appliquée à une société ou à une culture, elle
renvoie à un affaiblissement, à une dégradation et parfois à une fin. Le
concept présuppose une essence inhérente à un tout et qui finit par
disparaître. Il est rare cependant que la décadence soit totale au point
d’aboutir à la destruction complète. Le paradigme organique de la
dégénérescence et de la maladie est souvent utilisé pour la désigner3454..
Les théories de la décadence se partagent en externalistes (les causes
viennent de l’extérieur) et internalistes (elles viennent de l’intérieur). Une
synthèse des deux points de vue est possible : dans ses Leçons sur la
philosophie de l’histoire, Hegel montre que c’est l’hégémonie d’une
puissance nouvelle qui précipite la puissance précédente dans la décadence
mais que chaque empire contient en lui sa propre négation.
Dans l’Antiquité, le Destin a été le principal facteur invoqué par la
conception externaliste de la décadence3455.. Il est une autre façon (non
dialectique) de relativiser la dualité de l’explication externaliste et de
l’explication internaliste, c’est de mettre l’accent sur le caractère fatal de la
décadence — un fatal qui renvoie moins à un mythique Destin qu’à
l’absolue nécessité liée à l’ordre et au désordre des choses3456..
Contradictoirement, la force des sociétés peut entraîner leur ruine. Ibn
Khaldoun, le premier grand historien des civilisations, assignait pour cause
du déclin le luxe et la puissance coercitive. Or la richesse et la puissance
sont des forces objectives. Dans ses Considérations sur les causes de la
grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu voit dans la
grandeur même de Rome la cause directe de sa perte : « Lorsque la
domination de Rome était bornée dans l’Italie, la république pouvait
facilement subsister. Tout soldat était également citoyen »3457.. La
conquête va dissoudre l’esprit civique du citoyen-soldat : dans les pays
soumis, en effet, le soldat va petit à petit perdre sa qualité de citoyen —
c’est-à-dire sa vertu, pour reprendre le concept de l’Esprit des lois. « La
grandeur de l’empire perdit la république »3458.. Plus loin, Montesquieu
donne une cause morale (l’influence de la « secte d’Épicure »3459.) à cette
décadence. Enfin la richesse joua un rôle capital.
Au lieu d’être une destruction du principe, la corruption peut être
considérée comme un écart par rapport à lui. Dans un texte intitulé «
Superstition et enthousiasme », David Hume analyse et dénonce les deux
corruptions possibles de la religion : la superstition vient de la faiblesse de
la crainte, l’« enthousiasme » (on dirait aujourd’hui : le fanatisme) de la
force du fol orgueil3460..
« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, écrivait
Rousseau, tout dégénère entre les mains de l’homme »3461.. Rousseau
parle souvent de dénaturation à propos de l’être humain. Les deux Discours
analysent une catastrophe : par la pensée, l’homme est passé de la présence
naturelle heureuse et innocente à la représentation sociale, factice et
mensongère. Cela dit, la pensée de Rousseau ne manque pas d’être
équivoque. Le mythe platonicien du dieu Glaucus3462. lui sert pour deux
lignes de sens divergentes : l’âme humaine a dégénéré et ne retrouvera pas
sa beauté première (interprétation pessimiste) ; l’âme humaine a été
recouverte, mais sa nature persiste cachée (version optimiste). Sans cette
seconde version, Du contrat social resterait incompréhensible.
La thématique de la décadence va suivre au XIXe siècle deux voies : l’une,
biologisante, est celle de la dégénérescence3463., l’autre est esthétisante. À
la fin du siècle un certain nombre d’artistes se diront décadents et se
glorifieront de l’être. Dans un article qu’il consacre à Baudelaire, Paul
Bourget définit la décadence comme « l’état d’une société qui produit un
trop petit nombre d’individus propres aux travaux de la vie commune
»3464., autrement dit par l’égoïsme et l’anarchie. Le même notion selon
Bourget — que Nietzsche lira avec une attention particulière — peut servir
à rendre compte d’un esprit et d’un style déterminés en art et en littérature :
« Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour
laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour
laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la
place à l’indépendance du mot »3465..
C’est à partir de cet article que Nietzsche se sert du terme français de
décadence. Dans l’avant-propos du Cas Wagner, il avoue que le problème
de la décadence est celui dont il s’est le plus profondément occupé, que la
question du « Bien » et du « Mal » n’en est qu’une variété. Il définit la
décadence comme vie appauvrie, volonté de périr, grande lassitude3466..
Dans Ecce Homo, il se dit à la fois un décadent et le contraire d’un
décadent3467.. La décadence est conjointement manque de style et mélange
de tous les styles. La corruption « exprime l’anarchie qui menace au sein
des instincts et l’ébranlement de cet édifice des passions qu’est la vie
»3468.. Ainsi, diagnostique Nietzsche dans cet aphorisme de Par-delà le
bien et le mal, la noblesse française de 1789 était corrompue (la
renonciation aux privilèges aristocratiques étant le symptôme le plus
évident du processus) dès lors qu’elle se ravala à une fonction de la
monarchie dans l’oubli de ses instincts cruels de domination. Dans
L’Antéchrist, Nietzsche définit la corruption — abstraction faite, précise-t-
il, de toute « moraline » — comme une perte d’instinct lorsque ce qui est
désavantageux pour soi est choisi et préféré — symptôme d’un déclin de la
volonté de puissance : « Où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin
»3469.. Nihilisme est le nom que donne Nietzsche à cette perte. Dans un
autre passage de L’Antéchrist, il voit dans le christianisme l’agent de
corruption de l’empire romain. « Tant que la vie est ascendante, bonheur et
instinct sont identiques »3470.. Aux yeux de Nietzsche, c’est la morale elle-
même et non, comme on a toujours dit, le déclin de la morale qui est
symptôme de décadence : « ‘Ne pas chercher son intérêt’ — c’est là
simplement la feuille de vigne morale pour une réalité toute différente, je
veux dire physiologique : ‘Je ne sais plus trouver mon intérêt…’ »3471..
Nietzsche entend analyser, diagnostiquer la décadence d’un point de vue
amoral, d’où la dimension centrale que prend l’esthétique chez lui. La
décadence est ce qui remplace la joie par l’excitation, et le grand style par le
raffinement outré3472..
Dans les années 1920, Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler aura un
impact considérable. La guerre de 1914 aura sonné un glas. La conception
de Spengler est organiciste. Mais le déclin fatal n’affecte que des cultures
particulières, il ne touche pas le tout que représente l’humanité. Le déclin
concerne une particularité (individus, groupes, pays) alors que la décadence
affecte un ensemble. Le déclinisme n’est pas le décadentisme.
 
 
3. Critique du décadentisme
 
Il existe plusieurs façons de récuser le caractère indépassable de la
décadence ou du déclin. La première s’inscrit dans une conception cyclique
de l’Histoire qui, en Europe, remonte à Héraclite : il y aurait alternance
entre des cycles d’accroissement et de dégradation sous l’effet des
contraires que sont le conflit et la discorde. Machiavel reprendra cette
conception. De même que, dans la théorie de la métempsycose, la mort est
moins la cessation de la vie que le passage à une autre vie, dans la théorie
cyclique de l’histoire la décadence n’est qu’un passage à une vigueur
nouvelle3473..
Une deuxième façon de surmonter symboliquement la décadence est de la
neutraliser dans l’espoir et l’anticipation d’un redressement3474.. La
décadence est soluble dans une vision résolument optimiste de l’Histoire.
Une troisième manière de faire pièce au décadentisme est de considérer la
décadence d’un lieu particulier comme compensé par la naissance et le
progrès d’un autre. De même que le vieux laisse la place au jeune, l’empire
décadent est censé transmettre ses biens à son héritier direct3475..
Une autre façon de contester le décadentisme est de relativiser le drame de
la décadence, de considérer que les choses, tout compte fait, ne sont pas si
apocalyptiques que cela. Dans les temps modernes, la notion de crise,
moins pathétique, moins dogmatique que celle de décadence, finira par la
supplanter.
Enfin, inversion radicale de la valeur, la décadence peut être vue comme
une chose éminemment favorable, soit indirectement, soit immédiatement.
Gobineau faisait observer que les Barbares avaient eu un rôle bénéfique
pour l’Europe même si leur irruption a été funeste pour l’empire romain. La
décadence, en effet, n’est dépourvue ni de force ni de vertu. Le
décadentisme sera exalté par les esthètes à partir de la seconde moitié du
XIXe siècle3476.. Mallarmé fait l’éloge des poètes de la décadence latine
dans Plainte d’automne et Jean Cocteau dira que « la décadence est la
grande minute où une civilisation devient exquise »3477..
Mais la décadence peut être également défendue sur un plan
civilisationnel. Raymond Aron a écrit en 1977 un Plaidoyer pour l’Europe
décadente : « La décadence de l’Europe ne prête pas au doute. Il suffit, pour
écarter l’objection, de remplacer le mot de décadence par celui
d’abaissement. La décadence suggère des jugements de valeur ou un
schème du devenir. L’abaissement désigne simplement un rapport de forces
»3478.. La décadence n’est pas une tragédie si le niveau de vie et les
libertés sont sauvegardés.
 
 
III. LA DIMENSION MORALE
 
L’interjection de Cicéron « O tempora ! O mores ! », « Quels temps !
Quelles mœurs ! », est devenue légendaire. La déploration de la décadence
est presque toujours nostalgique. Même si les thèmes se rejoignent, on peut
distinguer un discours moral religieux et un discours moral laïc.
 
 
1. Le discours moral religieux
 
Le péché est volontiers objectivé : dans la Genèse, le serpent l’incarne.
Saint Augustin interprétera à l’inverse le péché — et plus particulièrement
le péché originel, c’est-à-dire originaire — comme un drame intérieur. Aux
yeux de l’auteur des Confessions, c’est la volonté (dont il fut littéralement
l’inventeur) qui se corrompt elle-même. Se corrompre, c’est se diminuer.
Mais comment la volonté créée peut-elle se diminuer elle-même ? C’est en
voulant, dit saint Augustin, car si la volonté était diminuée par autre chose
que par son propre vouloir, elle ne se diminuerait pas elle-même. Cette
diminution volontaire est son péché.
En mettant l’accent sur le thème eschatologique, apocalyptique de la fin
des temps, le Moyen Âge rejettera à l’arrière-plan le thème de la décadence.
Cela dit, l’Église médiévale a été hantée par l’idée de sa propre décadence
morale, d’où les hérésies et les schismes, d’où également les multiples
entreprises de restauration. Chaque fondation d’un ordre monastique visait
au retour à la pureté rêvée des premiers temps.
La thématique chrétienne de la corruption a toujours rapport au corps : la
richesse, le désir sexuel. Elle a un usage contre-performatif : comme la
prophétie de Jonas3479., les prêches sur la décadence ont pour finalité sa
mise hors circuit.
 
 
2. Le discours moral laïc
 
La dépravation peut être comprise en dehors du contexte théologique
comme une chute (une dé-chéance) à partir d’une nature bonne
originellement. La notion de péché n’est pas nécessaire pour traduire la
perversion qui écarte l’être humain de son chemin droit. Depuis Platon,
c’est le désir (désir érotique et désir de richesse) qui a été pointé comme le
grand facteur et le grand fauteur de corruption. En fait, morale laïque et
morale religieuse ont développé les mêmes thèmes, et porté les mêmes
condamnations contre la cupidité et contre la libido3480..
La phrase de Cicéron, « Nihil optimi corruptio pessimum »3481., peut
s’appliquer aussi bien à l’individu qu’à la collectivité. La corruption
anéantit la personne : à cause d’elle, elle n’est plus celle qu’elle était. D’une
personne moralement inattaquable, nous disons justement qu’elle est
intègre. Rien ne saurait l’entamer. Être intègre, c’est être tout entier une
personne — jamais un individu manipulable. « Intégrité » et « intégralité »
viennent tous deux d’un même mot latin, ces mots renvoient à un tout
auquel aucune partie ne manque3482..
Mais de même qu’il a pu exister une apologie critique de la décadence
historique, on n’a pas manqué de relever les bienfaits de la corruption
morale. Le titre complet de l’ouvrage de Bernard de Mandeville est « La
Fable des abeilles ou les vices privés font le bien public contenant plusieurs
discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité
dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on
peut leur faire tenir la place des vertus morales ». Le livre de Mandeville
commence par un poème intitulé « La Ruche mécontente ou les coquins
devenus honnêtes ». Une ruche travailleuse et pleine de vices concourt à la
prospérité de tous3483.. Des indignations savamment orchestrées
parviennent aux oreilles de Jupiter qui décide de mettre bon ordre à tout
cela. Les vices sont éradiqués, les vertus les remplacent. Dès lors, la ruche
tombe en ruine. Par un raisonnement économique encore rare à l’époque,
Mandeville donne pour premier symptôme : « Le prix des terres et des
maisons s’effondre »3484.. Cette conception aura bientôt les faveurs du
libéralisme.
Une représentation pessimiste et cynique claironne que l’incorruptible
n’existe pas, que tout est une question de prix. Mais il existe un soupçon
plus radical encore : est-ce vraiment aux corrompus que l’Histoire doit sa
part la plus sombre ? Cioran disait que si l’on mettait sur le plateau d’une
balance le mal que les purs ont déversé sur le monde et sur l’autre le mal
venu des hommes sans principes et sans scrupules, c’est du côté du premier
plateau que pencherait le fléau de la balance. « La fange est plus agréable
que le sang », « Les opportunistes ont sauvé les peuples ; les héros les ont
ruinés »3485..
 
 
IV. LA DIMENSION SOCIO-ÉCONOMIQUE
 
Sur la question de la corruption passée, les historiens se partagent en deux
camps : il y a ceux que l’on pourrait qualifier d’universalistes, et qui
pensent qu’il existe une nature et des critères objectifs de corruption, en
vertu desquels on pourrait juger comme plus ou moins corrompus tel
régime politique et tel système de société ; et il y a ceux que l’on pourrait
qualifier de relativistes et qui pensent qu’il n’existe pas de corruption en
dehors des coutumes et des consciences (forcément variables) qui la
définissent. Selon les relativistes, on ne pourrait appeler corruption ce qui
relèverait de la pure et simple ingénuité3486.. On ne manquera pas non plus
d’invoquer les aléas de l’histoire : la vénalité des charges, pratique courante
sous l’ancien régime, ressortit-t-elle de la corruption ? Elle était alors
parfaitement légale. Et pourtant à nos yeux elle est aussi scandaleuse qu’un
système de corruption institué3487..
Des travaux d’historiens ont montré comment au XVIIIe siècle on est passé
de la valorisation du pouvoir d’influence légitime de l’aristocratie à la
criminalisation progressive de la corruption. Rétrospectivement, des
pratiques tout à fait légitimes dans le cadre du système féodal ont pu être
requalifiées de corrompues et de corruptrices. L’importance posée par le
problème de la corruption dans les États modernes est évidemment liée à
l’exigence démocratique ne serait-ce que parce que sans la liberté
d’expression, la corruption ne serait ni dite ni dénoncée.
La corruption est définie comme l’utilisation et l’abus de pouvoir à des
fins privées. « Privé » ne veut pas dire forcément personnel : une corruption
peut par exemple avantager des tiers. La corruption est de nature tyrannique
; elle détourne un pouvoir politique social au profit d’un individu. Cette
notion générique englobe toutes les formes d’abus de fonction, qu’elle soit
publique ou privée.
Normalement, le verbe « corrompre » est transitif : on corrompt quelque
chose ou quelqu’un. Mais il peut y avoir un usage intransitif (comme dans
le dicton popularisé par Saint-Just : « Le pouvoir corrompt ») et pronominal
(« il se corrompt »).
Certains régimes sont de véritables kleptocraties. La corruption est leur
fonctionnement normal. Dans les démocraties de marché, en revanche, elle
est présentée comme une anomalie, car elle ruine la transparence sans
laquelle il ne saurait y avoir de véritable liberté publique. Le libéralisme
veut croire au caractère non essentiel, contingent de la corruption — pensée
comme un accident ou une dérive du système. Les adversaires les plus
critiques du libéralisme voient à l’inverse dans la corruption un mode
normal de fonctionnement inhérent au système. Quant aux opinions
publiques, elles sont dans le partage schizophrène, tantôt scandalisées,
tantôt résignées, voire compréhensives3488..
 
 
1. Définitions et diagnostics
 
Immixtion de pratiques privées dans la sphère publique, « transformation
d’un échange non-marchand en échange marchand »3489., la corruption
subvertit les catégories et les sphères de la vie commune3490.. « L’un vend
ce qu’il ne doit pas vendre et l’autre achète ce qu’il ne devrait pas acheter »,
écrit Alain Etchegoyen3491.. La corruption bafoue les lois du commerce :
le vendeur devient acheteur et l’acheteur devient vendeur ; l’un vend ses
produits ou ses prestations (c’est son métier) mais il doit acheter la décision
d’acheter que prend l’autre ; l’autre achète des produits et des prestations
(c’est sa fonction) mais il décide de vendre sa décision. Une fois la chose
faite, chacun reprend son rôle3492..
Sous le nom de corruption, la loi pénale vise deux infractions distinctes :
celle qui consiste à se laisser corrompre, c’est-à-dire à trafiquer de son
influence ou de son emploi (corruption passive) et celle qui consiste à
corrompre (corruption active)3493.. Le droit français ne fait plus de
distinction entre la tentative de corruption et la corruption elle-même. La
corruption est constatable dès qu’il y a démarche et accord entre les parties,
même si aucune réalisation n’a vu le jour. Le délit de corruption est
consommé dès que les sollicitations ont lieu et reste indépendant du marché
illicite. Tel est le sens du recours à la notion de « pacte de corruption »
décisive dans l’acte d’accusation3494..
La corruption est d’abord un acte de langage : elle se manifeste par la
promesse (si…) ou par la menace (si… ne pas…). La parole est le premier
moyen de corruption. Usage performatif de la langue : c’est par la parole
que le serpent corrompt Eve. Cette parole corruptrice se présente sous la
forme d’une promesse (« Vous serez comme des dieux »). On remarquera
que le mal contenu dans cette promesse ne tient pas à sa fausseté : la
promesse de Satan est une véritable promesse. Dans le monde économique,
les promesses corruptrices sont généralement tenues.
Après la parole, le geste est le second moyen. Il est caractéristique que ce
geste prenne l’apparence du don — spécifiquement du don d’argent. Mais
alors que la promesse est une vraie promesse, le don qui corrompt n’est pas
un vrai don, mais le premier terme d’un échange. On l’appelle un don parce
que dans cet échange esquissé, l’autre (le corrompu, déjà corrompu ou sur
le point de l’être) ne peut que rendre une promesse.
Dans les pays les plus misérables, la corruption est un fléau qui entretient
le cercle vicieux de la pauvreté (« trappe à pauvreté »). C’est la société tout
entière qui finit par pâtir de la corruption. La corruption génère par elle-
même tout un ensemble de transgressions ; elle est un mal qui produit une
série indéfinie d’autres maux — ce qui correspond assez bien à ce que la
théologie classique entendait par « péché capital ». La corruption est source
d’immobilisme social et de conservatisme, personne n’acceptant plus de
sacrifier son intérêt personnel à l’intérêt général. Le corrompu est un
usurpateur : il s’arroge un pouvoir qui ne lui appartient pas. La corruption
avalise l’idée que le travail n’est pas la meilleure ni la plus simple manière
de gagner de l’argent.
 
 
2. Les causes de la corruption
 
Parmi les causes possibles, il convient de distinguer les structurelles et les
conjoncturelles. L’importance hégémonique de l’argent dans le monde
moderne est le cadre général dans lequel s’inscrit le phénomène de la
corruption. Mais d’autres facteurs entrent en jeu. Machiavel disait que la
corruption, ce peu d’aptitude à goûter les avantages de la liberté, a
nécessairement sa source dans une extrême inégalité. On ne corrompt que
celui qui a, sinon le pouvoir, du moins du pouvoir. Le cadre concurrentiel
généralisé qui est celui de la mondialisation constitue une condition
éminemment favorable. La promotion exorbitante du client dans l’économie
de marché ne peut que favoriser la corruption. Car le client est celui qui ne
veut pas savoir par quel biais le produit qu’il achète a le prix qu’il a.
Les causes politiques souvent invoquées sont la mauvaise gouvernance et
la faiblesse des institutions. Par mauvaise gouvernance, les organisations
internationales entendent un cadre législatif flou, un système judiciaire
dépendant et l’absence de liberté de la presse. Dans les États démocratiques
la corruption serait favorisée par la décentralisation tandis que dans les pays
pauvres elle le serait par la faiblesse de l’État.
L’émergence de l’individu est un facteur de diffusion infinie. En séparant
l’espace politique et l’espace privé, le siècle des Lumières aura donné
indirectement matière à corruption3495..
À partir de la fin des années 1960, aux États-Unis, la sociologie a proposé
trois types d’approche du phénomène. La première approche met l’accent
sur la mobilité sociale et en particulier l’afflux d’immigrés, disposant
d’autres codes culturels que ceux du pays hôte. Les besoins et les valeurs
des nouveaux citoyens porteurs d’une culture d’immigration seraient une
forte incitation au favoritisme et à la corruption. Les immigrants à faible
statut économique, confrontés à un univers social étranger et en partie
hostile, rechercheraient davantage des aides que la justice. Les activités
corrompues comme les délinquantes 3496. seraient les moyens
infraculturels permettant d’atteindre des objectifs sociaux légitimes. Ainsi
la corruption proviendrait-elle du mécontentement ou du décalage de
certains groupes sociaux à l’égard des lois.
La seconde approche, fonctionnaliste, s’attache aux structures
d’opportunité. Ce sont les interactions entre acteurs politiques et
économiques, le jeu des offres et des demandes qui créent les cadres
d’échanges corruptibles. Depuis R.K. Merton, tout un ensemble de travaux
s’attache à montrer l’utilité sociale de la corruption, c’est-à-dire son
insertion dans les fonctions sociales légitimes : la corruption a pour effet la
redistribution des richesses et l’intégration nationale (en facilitant l’accès à
des ressources rares comme le logement, l’exercice du commerce ou les
titres de séjour)3497.. Par ailleurs, elle permettrait de contourner les
contraintes bureaucratiques. R.K. Merton montre à travers l’exemple de la
corruption quelles peuvent être les fonctions latentes des structures sociales.
Les structures officielles présentent un certain nombre d’insuffisances qui
sont compensées par des structures informelles indispensables au maintien
d’un équilibre d’ensemble.
La troisième approche est institutionnelle. Pourquoi la corruption est-elle
plus fréquente aux États-Unis qu’en Europe ? On mettra en évidence
l’absence de centralisation et la forte séparation des pouvoirs ainsi que leurs
contrôles réciproques. Une société libérale est beaucoup plus indulgente à
l’égard d’une pratique diffuse comme la corruption3498., dont le dommage
individuel n’est pas perceptible, qu’à l’égard de la délinquance qui fait des
victimes immédiatement déterminables. Et puis, entre la corruption et
l’obligeance, la frontière n’est pas toujours facile à tracer. Le cynisme (des
corrupteurs) et le réalisme (de ceux qui ne peuvent l’être), qui tous deux
font le constat que « cela a toujours été ainsi », sont eux-mêmes des signes,
des symptômes de corruption : c’est d’une certaine façon être déjà
corrompu que de croire que la corruption a toujours été et qu’une absence
de corruption est impossible.
Les organisations internationales et non-gouvernementales fustigent
désormais la corruption comme un fléau ; des critères sont définis, des
statistiques et des classements sont diffusés. Les pratiques les plus graves
sont criminalisées, même si nombre d’États, même parmi les plus
démocratiques, répugnent à condamner franchement des comportements
commercialement efficaces3499.. En dehors de la sanction juridique, le
moyen le plus efficace de la lutte contre la corruption est la conjonction
d’une justice indépendante3500. et de médias libres. Mais la très large
tolérance de l’opinion (qui n’est scandalisée qu’à la faveur de quelques
affaires montées en épingle) favorise le statu quo. De plus, la lutte contre la
corruption va presque toujours dans un sens causal et linéaire alors que le
phénomène lui-même est plutôt de nature systémique3501..
 
*
 
Michel Foucault a forgé le concept d’« illégalisme de droit » pour qualifier
les comportements transgressifs de la bourgeoisie du XIXe siècle lorsqu’elle
contourne ses propres lois afin d’assurer une circulation économique « dans
les marges de la législation — marges prévues par ses silences, ou libérées
par une tolérance de fait »3502.. On a appelé « corruption blanche » la
délinquance acceptée par les élites et tolérée par les populations. De
l’euphémisation au déni : on voit comment dans les sociétés démocratiques
la corruption échappe à sa disqualification morale et sociale. La théorie
fonctionnaliste de la « régulation par le bas » a eu pour effet de justifier les
situations les plus injustes, dont les membres les plus défavorisés de la
société sont évidemment les premières victimes. La corruption est
conservatrice3503., elle avantage ceux qui ont déjà des avantages. Dans les
pays les plus pauvres, elle est franchement criminelle.
Mais il existe également une forme inquiétante d’incorruptibilité. Hannah
Arendt voyait dans le fonctionnaire impérialiste le précurseur du
bureaucrate totalitaire en ce qu’il était totalement insensible au sort de ses
sujets. Son inhumanité se marque précisément en ce qu’il n’était pas
susceptible d’être corrompu. La corruption obéit à une rationalité qui est
celle des intérêts réciproques ; de plus, cette réciprocité renvoie à un fond
d’égalité : le corrupteur et le corrompu vivent dans le même univers et se
battent pour les mêmes choses. Précurseur du système totalitaire, le système
impérialiste a ceci d’inhumain qu’il rendait la corruption impossible.
L’absence de corruption ne saurait par conséquent être définie absolument
comme une vertu. Cela dit, la corruption ruine la confiance sur laquelle
repose la démocratie3504.. Elle pourrit la vie en commun et c’est pourquoi
elle reste une figure du mal.
 
*
 
Voir aussi
 
L’argent. Le capitalisme. Le changement. Le crime. La folie. Le mal. La
maladie. Le mouvement. Le progrès. Le racisme.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, — Physique, livre V.
— Métaphysique, livre K, chapitre 11.
— De la génération et de la corruption, trad. J. Tricot, Vrin, 1971.
— Traité du ciel, trad. C. Dalimier et P. Pellegrin, GF-Flammarion, 2004.
Platon, La République, livre VIII.
C.L. de Montesquieu, — Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1951.
— De l’esprit des lois, livre huitième.
Julien Freund, La Décadence. Théorie sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience
humaine, Sirey, 1984.
 
3383 Corrumpere pouvait signifier « briser complètement », « détruire ». Tel était le sens de «
corrompre » en français classique.
3384 Le verbe « corrompre » a eu le sens particulier (aujourd’hui vieilli) de séduire, débaucher une
femme.
3385 Dans toutes les sociétés, les matières incorruptibles ou censées être telles ont toujours été
préférées aux autres : l’or en Europe, le jade en Chine, le cristal de roche au Mexique. Souvent les
pierres précieuses ou semi précieuses symbolisent pour cette raison la puissance et l’immortalité.
3386 Voir infra.
3387 Aristote, Métaphysique, livre K, 11, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 630. Définitions semblables
dans la Physique (V, 225 a). Le changement absolu affecte la substance (exemple, le passage de la vie
à la mort) tandis que le changement relatif (proprement appelé altération) affecte la qualité de la
substance (exemple, le passage du blanc au non-blanc). Voir Le changement.
3388 Aristote, Traité du ciel, chapitre 10.
3389 Aristote, Physique V, 1, 225 a 12.
3390 Aristote, Métaphysique livre K, 11, op. cit., p. 632.
3391 Dans certains textes Aristote inclut ce changement dans les mouvements — ce que confirme
la chimie moderne.
3392 Pour les différentes sortes de mouvements selon Aristote, voir Le mouvement.
3393 V, 10.
3394 Dans le Phèdre, Platon disait à propos de l’âme qu’inengendrée elle est nécessairement
incorruptible (245 d).
3395 Aristote, De la génération et de la corruption, I, 1, 314 a.
3396 Aristote, Traité du ciel, I, 12, trad. C. Dalimier et P. Pellegrin, GF-Flammarion, 2004, p. 173.
3397 Aristote, De la génération et de la corruption II, 10, 336 a 24.
3398 Dans ses Géorgiques Virgile conseillera aux paysans désireux d’avoir des essaims d’abeilles
de laisser pourrir un cadavre de bœuf.
3399 Somme contre les Gentils II, 41.
3400 Aristote, De la génération et de la corruption II, 9. Pour la théorie des quatre causes, voir La
causalité.
3401 Saint Paul, Première Épître aux Corinthiens, chapitre XV, 35 sq.
3402 C’est cette nature déchue par la faute de l’homme qui deviendra objet de connaissance
scientifique, de maîtrise technique et d’exploitation industrielle. L’idéologie commençante du
capitalisme est une dynamique optimiste contradictoirement issue d’une conception radicalement
pessimiste de l’existence.
3403 Saint Augustin, Les Confessions, I, 7, trad. J. Trabucco, GF-Flammarion, 1964, p. 22.
3404 Telle est l’étymologie du terme latin.
3405 Voir La substance.
3406 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils II, 79, trad. fr., Les Éditions du Cerf, 1993, p.
331.
3407 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils II, 55, ibid., p. 269.
3408 Ibid., p. 270.
3409 Ibid.
3410 L’alchimie visait la transmutation des métaux par la pierre philosophale afin de les rendre à la
pureté première dont ils avaient joui jadis sous la forme d’or.
3411 Il convient de mettre à part l’usage singulier qu’Imre Lakatos fait de la notion de
dégénérescence dans son épistémologie, où elle désigne le rejet de programmes de recherche
scientifique selon des critères rationnels, et où elle répond au critère de falsification présenté par Karl
Popper. Tel programme de recherche sera dit dégénérescent s’il n’assure aucun progrès tant sur le
plan théorique qu’au niveau empirique.
3412 Voir Le crime.
3413 En Angleterre, on pensait que les descendants d’un criminel de lèse-majesté présentaient une
tache imprimée sur le corps — appelée « corruption du sang ». Le fantasme de la dégénérescence
héréditaire est très présent chez Zola, il constitue un fort principe d’unité de la série des Rougon-
Macquart.
3414 Voir Le racisme.
3415 Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Pierre Belfond, 1967, p. 39.
3416 Ibid., p. 39sq.
3417 Ibid., p. 40.
3418 Titre du chapitre 2 du livre Ier de l’Essai. Gobineau a beau jeu de montrer que les Spartiates,
par exemple « n’ont vécu et gagné l’admiration que par les effets d’une législation de bandits » (ibid.,
p. 45), que « c’est cette corruption qui a été l’instrument principal de leur puissance et de leur génie »
(ibid.).
3419 Titre du chapitre 3 du livre Ier.
3420 A. de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, op. cit., p. 58.
3421 Cité par L. Retat, introduction aux Dialogues philosophiques d’E. Renan, CNRS Éditions,
1992, p. 13.
3422 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 224, trad. fr., Œuvres I, Robert Laffont, 1993, p. 560.
3423 Ibid., p. 561.
3424 Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 109-202, trad. P. Mazon, Les Belles Lettres, 1967, p. 90-
93.
3425 Les Lois de Manu, trad. A. Loiseleur-Deslongchamps, Éditions d’Aujourd’hui, 1976, p. 16-
17.
3426 Phèdre, 245d.
3427 La République, livre VIII.
3428 Platon, La République livre VIII, 545a, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1142.
3429 La République VIII, 548a.
3430 Platon, La République VIII, 551a.
3431 552c.
3432 Dans Humain, trop humain I, § 472.
3433 A Athènes, un certain nombre de charges étaient tirées au sort ; on y voyait le meilleur moyen
de garantir l’isonomie (l’égalité des citoyens devant la loi).
3434 « La gentillesse dont on fait preuve envers certains condamnés n’est-elle pas exquise ? N’as-
tu pas déjà vu cela : dans un tel régime des hommes contre qui il y a eu un décret de mort ou de
bannissement et qui néanmoins ne quittent pas la place, qui circulent en public, comme s’ils étaient
indifférents à tous, invisibles pour tous, le fantôme errant d’un Héros ? » (Platon, La République
VIII, 558a, Œuvres complètes I, op. cit., p. 1158).
3435 Platon, La République VIII, 555d, ibid., p. 1155.
3436 La République VIII, 560e.
3437 Ibid.
3438 La République, 561e.
3439 La République, 562e.
3440 « D’une façon générale, les jeunes donnent l’air d’être les vieux et ils leur tiennent tête en
parole comme en acte, tandis que les vieillards, pleins de condescendance pour les farces de la
jeunesse, se gorgent de badinage à l’imitation de cette jeunesse, afin de ne point passer pour des gens
moroses et pour des despotes » (Platon, La République VIII, 563a-b, Œuvres complètes I, op. cit., p.
1165).
3441 Polybe, qui, à la suite d’Aristote, estimait que le meilleur régime politique est un mélange des
trois formes, forge le concept d’ochlocratie (le pouvoir de la populace) pour désigner la décadence du
régime démocratique (Polybe, Histoire VI, VIII, 17, trad. fr., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1970, p. 520).
3442 Chez Montesquieu ce terme englobe l’aristocratie et la démocratie, qui constituaient pour
Platon et Aristote deux régimes de nature différente.
3443 Une pratique actuelle vérifie l’identité que pose Montesquieu entre la république et la vertu :
le système des examens et des concours est incompatible avec toute forme de corruption.
3444 De l’esprit des lois III, 1.
3445 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, VIII, 2, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la
Pléiade, 1951, p. 349.
3446 Ibid., p. 351.
3447 De l’esprit des lois, VIII, 5.
3448 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, VIII, 6, Œuvres complètes II, op. cit., p. 355.
3449 De l’esprit des lois, VIII, 10.
3450 On peut se demander si le totalitarisme, dont le principe est, selon Hannah Arendt (qui sur ce
plan s’était directement inspirée de Montesquieu), la terreur, n’est pas une corruption du despotisme.
3451 Parmi les moyens les plus efficaces pour conserver les principes, et donc pour éviter la
corruption, Montesquieu place la conservation du territoire : tout agrandissement par conquête
aboutit à un bouleversement des principes.
3452 J. Freund, La Décadence, Sirey, 1984, p. 8.
3453 Exemple : le titre d’un roman de Balzac Histoire de la grandeur et de la décadence de César
Birotteau.
3454 En réponse à la formule célèbre de Paul Valéry, Georges Bernanos disait : « Les civilisations
sont mortelles, les civilisations meurent comme les hommes, et cependant elles ne meurent pas à la
manière des hommes. La décomposition chez elles précède leur mort, au lieu qu’elle suit la nôtre »
(G. Bernanos, La Liberté pour quoi faire ?, Gallimard, 1953, p. 155).
3455 Ainsi au début de sa Guerre civile, Lucain évoque comme cause essentielle de la catastrophe
(la guerre entre César et Pompée qui ruine la patrie) le Destin : « Les grandeurs s’effondrent sur
elles-mêmes ; c’est le terme que les dieux ont assigné au développement de ce qui prospère »
(Lucain, La Guerre civile, livre I, v. 81-82, trad. fr., Les Belles Lettres, 1976, p. 5).
3456 Polybe raconte que pendant qu’il contemplait en compagnie de Scipion Carthage détruite, le
général vainqueur se retourna vers lui et lui saisissant la main lui dit : « C’est un beau jour, Polybe,
mais j’éprouve je ne sais pourquoi quelque inquiétude et j’appréhende le moment à venir où un autre
pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie » (Polybe, Histoire,
XXXVIII, IV, 21, op. cit., p. 1193).
3457 C.L. de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence, chapitre IX, Œuvres complètes II, op. cit., p. 116.
3458 Ibid., p. 117. Le grand ouvrage d’Edward Gibbon sur la décadence et la chute de l’empire
romain (1776) représentera le couronnement de cette thématique au XVIIIe siècle. Pour l’historien
anglais également, « La décadence de Rome fut l’effet naturel et inévitable de l’excès de sa grandeur
». Gibbon ajoutait : « L’histoire de sa ruine est simple, et facile à concevoir ; ce n’est point la
destruction de Rome mais la durée de son empire qui doit nous étonner » (E. Gibbon, Histoire de la
décadence et de la chute de l’empire romain, trad. C. Buchon, tome I, Paris, 1848, p. 934). L’ouvrage
a été récemment publié sous le titre d’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain («
Bouquins », Robert Laffont, 2005).
3459 C..L. de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence, chapitre X, Œuvres complètes II, op. cit., p. 120.
3460 D. Hume, « Superstition et enthousiasme », trad. M. Malherbe, in L’Histoire naturelle de la
religion et autre essais sur la religion, Vrin, 1971, p. 33.
3461 Émile ou de l’éducation, livre I.
3462 La République, X, 611. Ayant séjourné longtemps au fond de la mer, la statue du dieu est
devenue méconnaissable. Au début du Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes Rousseau se sert de cette image pour traduire la défiguration de l’homme en
société par rapport à la pureté de sa figure naturelle.
3463 .Voir supra.
3464 P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Gallimard, 1993, p. 14.
3465 Ibid. Nietzsche reprendra presque mot pour mot cette analyse dans Le Cas Wagner (§ 7).
3466 F. Nietzsche, Le Cas Wagner, avant-propos, trad. fr., Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p. 899.
3467 Ecce homo, « Pourquoi je suis si sage », § 2.
3468 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 258, trad. H. Albert, Œuvres II, op. cit., p. 708.
3469 F. Nietzsche, L’Antéchrist, § 6, trad. H. Albert, ibid., p. 1043-1044.
3470 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 11, trad. H. Albert,
Œuvres II, op. cit., p. 960.
3471 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel », § 35, ibid., p. 1008.
3472 L’art de Wagner lui paraît exemplaire de ce mélange.
3473 Le ricorso de la théorie des cycles de Vico n’est pas exactement la décadence même si par
opposition au corso, il y correspond. Nécessaire, il est la condition de la renaissance d’une nation.
3474 Les révolutionnaires de 1789 ont fait inscrire ces mots en tête de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen : « Les seules causes des malheurs publics et de la corruption des
gouvernements sont l’ignorance, l’oubli et le mépris des droits de l’homme ».
3475 C’est Othon de Freising qui au XIIe siècle a pour la première fois développé la théorie de la
transmission des empires (translatio imperii), promise à belle fortune : l’histoire de la succession des
empires serait comme un passage de témoin. Héritier de l’empire romain via les Grecs (de
Constantinople), les Francs et les Lombards, le Saint-Empire romain germanique recevait ainsi, aux
yeux d’Othon de Freising, la plus indiscutable des légitimités. La plupart des auteurs du Moyen Âge
voyaient dans l’empire de Charlemagne puis dans le bien-nommé Saint-Empire romain germanique
les héritiers directs de l’empire romain. Une raison eschatologique fonda cette interprétation. Daniel
avait prophétisé que la chute du quatrième empire (le romain) devrait s’accompagner de la fin des
temps. Puisque celle-ci n’avait pas eu lieu, le Saint-Empire romain germanique devait être l’héritier
et le continuateur de l’empire romain. Dès lors, il était hors de question de parler de la décadence de
Rome d’autant que la papauté avait toujours tenu à cette continuité (l’universalisme contenu dans le
terme même de catholicisme était censé reprendre l’universalité politique de l’empire romain). C’est
à partir du moment où après le Moyen Age le facteur religieux passera à l’arrière-plan et où la
continuité de l’empire carolingien avec l’empire romain sera reconnue comme une fiction que le
thème de la décadence de Rome occupera les esprits.
3476 Appliqué à un mouvement artistique et littéraire de la fin du XIXe siècle, le terme de
décadence est souvent utilisé par Théophile Gautier, Flaubert et les Goncourt au sens de raffinement.
En réaction contre l’utilitarisme et le matérialisme de l’époque, le décadentisme cultive le nouveau,
l’étrange et l’artificiel.
3477 J. Cocteau, Maalesh, Gallimard, 1949, p. 145.
3478 R. Aron, Plaidoyer pour l’Europe décadente, Robert Laffont, 1977, p. 23-24.
3479 Voir La connaissance.
3480 Aujourd’hui, significativement, la dimension sexuelle de la corruption a presque entièrement
disparu — à l’exception de la corruption des mineurs (excitation de mineurs à la débauche).
3481 Voir supra.
3482 Dans Le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde imagine un personnage dont la corruption
physique ne toucherait que le portrait fait de lui : inquiétante dissociation de l’âme et du corps, les
vices en effet ne laissent pas automatiquement de traces.
3483 « Voilà quelles étaient les bonheurs de cet État :/ Leurs crimes [ceux des insectes] conspiraient
à leur grandeur, / Et la vertu, à qui la politique/ Avait enseigné mille ruses habiles/ Nouait, grâce à
leur heureuse influence/Qualité avec le vice. Et toujours depuis lors/ Les plus grandes canailles de
toute la multitude/ Ont contribué au bien commun » (B. de Mandeville, La Fable des abeilles, trad.
L. et P. Carrive, Vrin, 1985, p. 33).
3484 Ibid., p. 37.
3485 E. Cioran, Précis de décomposition, Œuvres, « Quarto », Gallimard, 1995, p. 662.
3486 Se souvient-on que le mot de « candidat » fait référence à une pratique romaine (interdite
mais courante) consistant pour les citoyens briguant des mandats électifs à blanchir leur toge pour
mieux séduire les foules (« candidatus » en latin signifiait « qui a été blanchi ») ?
3487 En fait, la corruption est clairement condamnée par la Bible (« Tu ne feras pas acception de
personne et tu n’accepteras pas de présent, car le présent aveugle les yeux des sages et compromet la
cause des justes », dit le Deutéronome). Il n’est pas exact non plus de soutenir que la notion de
corruption n’existait pas dans l’ancien régime (le péculat et la concussion — détournement de fonds
royaux et obtention de sommes indues par des agents royaux — étaient sanctionnés comme des
crimes).
 
3488 La corruption est volontiers considérée comme un fait divers — c’est ainsi qu’elle est traitée
dans les journaux. Elle illustre de façon caricaturale l’hypocrisie foncière du monde actuel : elle est à
la fois unanimement réprouvée et universellement répandue.
3489 A. Etchegoyen, Le Corrupteur et le corrompu, Julliard, 1995, p. 18.
3490 Pour des raisons faciles à deviner, l’attention sociale est portée sur la corruption politique,
alors que la corruption n’impliquant que des acteurs privés, en particulier celle qui s’accomplit dans
les relations entre les entreprises, est l’objet d’une curiosité bien plus faible.
3491 A. Etchegoyen, Le Corrupteur et le corrompu, op. cit., p. 44.
3492 Ibid., p 42.
3493 Pas moins de 46 infractions concernent la corruption, et chaque pays a ses mots pour la
désigner.
3494 La notion de « pacte de corruption » inscrit dans le code pénal vient du Faust de Goethe, et,
plus loin, du Livre de Job dont Goethe s’était inspiré.
3495 Jean Baudrillard disait (dans Libération le 19 février 1996) que la corruption en démocratie
n’est que la reconversion du privilège.
3496 Selon Samuel Huntington, la corruption et la violence remplissent la même fonction sociale et
sont donc alternatives. Pour J. Scott, « la corruption est chez les riches le substitut fonctionnel de ce
qu’est la violence chez les pauvres comme moyen de rétablir l’équilibre » (cité par J.-C. Waquet, De
la corruption. Morale et pouvoir à Florence au XVIIe et XVIIIe siècle, Fayard, 1984, p. 81).
3497 Le douanier qui, moyennant finances, facilite les activités commerciales d’une minorité
ethnique normalement exclue des relations avec l’étranger, est corrompu ; il exerce pourtant une
action qui pourrait être jugée positivement sur le plan social et moral.
3498 Le lobbying par exemple n’est pas du tout considéré de la même façon aux États-Unis et en
Europe.
3499 La Convention des Nations unies contre la corruption est dans le double lien : d’un côté elle
affirme vouloir combattre le fléau sous toutes ses formes, et par tous les moyens, mais de l’autre elle
rappelle la nécessité de la « protection de la souveraineté » des États.
3500 Une justice efficace suppose qu’elle soit dotée de moyens d’investigation étendus et de
pouvoirs de sanction réels.
3501 V. Nkelzok Komtsindi, La Corruption. Une lecture systémique, Éditions Dianoïa, 2004, p. 77.
3502 M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 90.
3503 Elle a probablement permis à l’Union soviétique de durer jusqu’en 1993.
3504 Ce qui n’empêche pas les démocraties modernes d’être des sociétés de tricheurs : plus de la
moitié des étudiants américains avouent tricher aux examens et 15 % seulement disent en éprouver
des remords.
35. La création
 
 
 
Aristote distinguait la praxis, l’action, et la poïèsis, la production3505.. À
la différence de la praxis, dont la fin et le moyen coïncident, la poïèsis a une
œuvre pour fin. Un marcheur (praxis) ne produit rien en marchant tandis
qu’un sculpteur (poïèsis) produit une œuvre. La création est une causalité
spécifique, donatrice d’être. Elle signifie qu’une origine a débordé, qu’elle
est sortie d’elle-même. Le concept a un sens radical ou absolu : il ne
renvoie ni à une procession (sans division de substance, une nature
immuable est communiquée tout entière à plusieurs êtres comme les
personnes de la Trinité), ni à une émanation (en vertu de laquelle l’être créé
partage la substance du créateur et en est un mode d’être3506.), ni à une
transformation ni à une génération3507. ni à un changement — lesquels
désignent des processus réglés entre deux existants. La création n’est ni une
imitation, laquelle suppose une soumission au réel et un processus de
duplication, ni une représentation, qui suppose un référent préalable. Une
pensée continuiste comme la chinoise qui concevait la réalité en termes de
processus et de mutation rejette l’idée de création. Toute création, en effet,
est une catastrophe au sens étymologique du terme, c’est-à-dire une rupture.
La Création, disait Franz Rosenzweig3508. à propos de la création divine,
ne décrit pas un état de choses. La création transcende ses conditions. Si
quelqu’un observe un peintre en train de travailler comme Picasso dans le
film de Clouzot3509., il sera incapable de deviner ce qui surgira de sa main.
C’est pourtant à la notion d’engendrement que renvoie l’étymologie du
mot. Le latin creare est dérivé de crescere, qui signifie naître, croître, faire
pousser. Cette dimension biologique est restée dans notre « procréer ». Le
terme a également un usage juridique au sens de « nommer »3510..
« Création » désigne aussi bien l’action que son résultat. La Création (avec
majuscule) renvoie spécifiquement à la totalité de l’Etre créé par Dieu ainsi
qu’au Fiat originaire.
L’idée de création est loin d’avoir l’universalité et l’évidence que l’on
croirait. Elle était, par exemple, étrangère aux Grecs parce que pour eux la
nature était éternelle et qu’il n’y avait que des transformations3511.. Si les
Septante, les traducteurs grecs de la Bible, intitulèrent « Genèse » le récit de
la Création, c’est parce qu’ils ne purent trouver aucun autre mot grec pour
en exprimer l’idée. C’est le christianisme qui introduira ce concept de
création en faisant de l’univers une création divine — seulement cette
capacité sera justement réservée longtemps à Dieu. Thomas d’Aquin, l’un
des plus grands inventeurs d’idées de l’histoire de la pensée, eût été
scandalisé de se voir célébré comme un novateur et la plupart des chefs-
d’œuvre du Moyen Âge, à commencer par les cathédrales, sont restés sans
nom d’auteur. C’est la Renaissance qui, en substituant le héros et le génie
au saint en tant qu’idéal surhumain de l’homme a fait de la création un
pouvoir supérieur de l’humanité. La création, même humaine, a été pendant
longtemps conçue comme extérieure à l’homme. Il faudra attendre le XVIe
siècle avec l’humanisme et le XVIIIe siècle avec le mythe du génie pour que
la conception de la création passe de l’hétéronomie à l’autonomie. C’est au
XVIIIe siècle, à l’époque où l’esthétique se constitue en discipline autonome,
que la création prend un sens esthétique. Mais cette esthétisation a fini par
faire oublier les autres dimensions de la notion : technique, scientifique,
voire pratique et existentielle. Après tout, même l’art a admis la possibilité
d’une création en dehors d’une œuvre matérielle (tel est le cas des arts du
spectacle). L’invention et la fabrication peuvent être comprises sous le
terme de création. Cela dit, « trouver » et « inventer » sont des termes
équivoques car ils renvoient aussi bien à la découverte d’une réalité déjà
existante qu’à la création d’une réalité nouvelle.
Si l’idée de création a une origine métaphysique, elle peut être comprise
en termes physiques comme ce qui fait échec à la loi d’entropie qui veut
que les choses aillent nécessairement vers leur état de désordre maximal.
Non seulement elle crée de l’ordre, mais elle crée un ordre supérieur parce
que le plus improbable de tous, le moins aisément déductible de ses
conditions.
 
 
I. LE MODÈLE DE LA NATURE
 
L’homme moderne a fini par s’arroger la puissance que pendant des
millénaires il avait donnée à la Nature et à Dieu. L’histoire du concept de
création est liée à cette double assomption.
L’écrivain chinois Sie Ho3512. disait que l’art n’a pas été créé par
l’homme mais révélé à lui par la Nature. Tandis que la Nature parle,
l’homme écrit : l’art est une transcription. Pour la pensée traditionnelle
chinoise, c’est calomnier le Ciel que d’en faire un « ouvrier ». Le procès qui
se déroule de toute éternité n’est pas personnel et il n’a aucune intention.
À propos de la nature3513., Jacobi parlait de « l’acte pur de la production
sans fin », de « la productivité absolue », ou encore de « productivité sans
sujet, sans objet »3514.. À la différence de l’artiste qui reste extérieur à son
œuvre, la Nature artiste conserve en elle ce qu’elle produit.
L’idée de nature universelle infiniment féconde et dont l’être humain fait
intégralement partie a été représentée dans l’histoire de la philosophie par
plusieurs courants et penseurs (le stoïcisme est le plus important) mais a été
entravée, voire refoulée par le monothéologisme chrétien.
Dans les temps modernes, cette idée a été illustrée par la philosophie de
Bergson, qui est, plus que toute autre, une philosophie de la création. La
Création est créatrice — Dieu crée des créateurs3515.. Dans L’Énergie
spirituelle, Bergson a cette formule à propos de la nature : « une immense
efflorescence d’imprévisible nouveauté »3516.. La répétition de la forme
n’a lieu qu’une fois l’espèce provisoirement fixée.
Cette imprévisibilité, selon Bergson, rend le vivant et la conscience
impropres à l’analyse mathématique. Si celle-ci s’avère efficace en
physique, c’est parce que, en ce domaine, les phénomènes présents
découlent des phénomènes passés3517. et que cette dérivation s’effectue
dans un temps qui ignore la véritable durée. Pour l’artiste, en revanche, la
durée est le contenu même de son activité, et non le simple cadre3518.. « Le
mystère répandu sur l’existence de l’univers vient, dit Bergson, pour une
forte part (…) de ce que nous voulons que la genèse s’en soit faite d’un seul
coup, ou bien alors que toute matière soit éternelle. Qu’on parle de création
ou qu’on pose une matière incréée, dans les deux cas, c’est la totalité de
l’univers qu’on met en cause »3519..
Si la Nature est créatrice, et la seule ou la première à posséder cette
puissance, il ne reste plus à l’être humain qu’à l’imiter. L’esthétique de la
mimèsis, qui sera prévalente pendant des siècles, même en contexte
chrétien, est issue de ce présupposé.
Zénon (le Stoïcien) définissait la nature comme un feu artiste et Cicéron
écrit : « Toute nature est artiste, en ce sens qu’elle a une route et des
principes qu’elle suit »3520.. De même que l’injonction éthique du « suivre
la nature » s’est appuyée sur la reconnaissance d’une sagesse dans et de la
nature, l’injonction esthétique d’« imiter la nature » s’est appuyée sur la
reconnaissance d’une créativité et d’une beauté de et dans la nature.
Pendant longtemps les œuvres de l’art sont restées comme enfouies dans
une nature dont elles ne se séparaient pas encore : seuls les initiés devaient
voir les peintures rupestres dans le fond des grottes et les temples de l’Inde
ont été excavés avant d’avoir été construits. À Sigirya (Ceylan), les
apsaras3521. aux seins nus, somptueusement parées de bijoux, semblent
réellement surgir des nuages car elles ont été peintes sur les parois à pic
d’un énorme rocher. Chateaubriand faisait dériver de la forêt3522. les
colonnes des cathédrales, et dans toutes les traditions architecturales où elle
existe, la coupole hémisphérique représente le ciel. Selon les canons de la
sculpture indienne, l’œil ressemble au cyprin3523. ou au hochequeue3524. :
comme dans les rêves, les métaphores de la poésie sont prises au mot.
Chaque partie du corps humain, destiné par la grâce de l’artiste à devenir
celui d’un dieu, a son répondant dans la nature. En Asie, une
correspondance lie étroitement la peinture et la musique3525. aux saisons,
voire aux heures de la journée3526..
La nature imitée brouille les frontières du réel et de l’imaginaire. Une
histoire chinoise raconte qu’un empereur avait fait accrocher dans sa
chambre à coucher un rouleau représentant une cascade, peinte par le
meilleur artiste du temps, mais qu’il avait fini par la faire enlever parce que,
disait-il, le bruit de la cascade l’empêchait de dormir. La fable3527. mettant
aux prises Zeuxis et Parrhasios montre assez que le plus habile des peintres
n’est pas celui qui imite la nature le plus fidèlement possible, mais celui qui
parvient à faire croire qu’il le fait. Le paradoxe du réalisme en art est de
confondre la vérité avec l’illusion3528.. Cet aboutissement3529. ne pouvait
qu’inciter les artistes à renoncer à l’usage du concept de vérité en art : une
œuvre n’est ni vraie ni fausse, simplement parce qu’elle n’est pas de l’ordre
du jugement. Cela dit, jusqu’à l’aube du siècle écoulé, toutes les révolutions
esthétiques, de Mantegna à Monet, se sont faites en Europe au nom de la
nature et de la vérité. L’invention de la perspective fut en particulier
considérée comme une grande et double conquête de la nature par l’art, et
de la manière naturelle de peindre.
L’apparition d’une peinture non figurative, d’une musique atonale, et d’un
roman sans récit a rétrospectivement reposé de manière radicale la question
de la légitimité même des exigences de la mimèsis, où l’on finira par
retrouver le déni du caractère conventionnel, donc arbitraire, de la
représentation : il n’y a pas d’imitation de la nature, il y a que des façons
plus ou moins immédiates, plus ou moins habituelles de l’évoquer3530..
Les aborigènes de Nouvelle-Irlande dessinent les poissons avec leurs
entrailles et leurs squelettes comme si leur chair soudain était devenue
transparente ; eux aussi, en un sens, imitent la nature et pourtant leurs
représentations paraissent irréelles à un œil étranger. L’art n’imite pas la
nature, il la double, comme on le dit d’un véhicule par rapport à un autre,
ou mieux encore, comme on change la voix et la parole d’un film étranger.
Le primat de la mimèsis dans l’esthétique classique non seulement rendait
impossibles le regard et l’écoute des traditions lointaines — il existe en art
des obstacles esthétiques pas moins puissants que les obstacles
épistémologiques dans le monde de la connaissance scientifique — mais de
plus il interdisait que l’on comprît comme refus (et non ignorance) leur
absence de « réalisme ». Le mépris dans lequel était tenu l’art non
occidental reposait en effet sur le présupposé qu’il manquait
systématiquement une réalité naturelle que l’on présupposait visée. Ainsi
l’absence de perspective dans les miniatures persanes ou l’absence de
proportion des sculptures africaines n’étaient-elles pas comprises pour ce
qu’elles étaient (des partis pris esthétiques) mais comme le signe d’une
incapacité objective à représenter fidèlement le réel. On n’admettait pas
qu’un art de l’allusion fût possible à côté d’un art de l’illusion. Or la
mimèsis, loin d’être d’universelle nécessité, part de deux présupposés : il
existe une réalité objective de la nature à laquelle le sujet peut avoir
esthétiquement accès. Ainsi la perspective en peinture, tout en traduisant un
espace anthropocentré, était-elle censée rendre compte de l’espace en soi.
« Nous ne dialoguons avec les animaux que pour les domestiquer, avec les
choses que pour les asservir »3531., écrit Malraux. Si, dans sa Poétique,
Aristote réhabilite la mimèsis contre Platon, c’est qu’il y voit un moyen
d’apprentissage (théorique) et de maîtrise (pratique) — c’est-à-dire une
propédeutique : loin de nous éloigner des choses et de tomber dans
l’évanescence du non-être, l’imitation nous les rend proches en facilitant
leur accès3532.. Il y a une volonté de savoir, donc une volonté de puissance
dans les études (mot ô combien significatif !) que Dürer et Léonard de Vinci
font des animaux, des plantes et du corps humain. Jamais ils n’eussent dit,
comme Su Tung-Po : « Avant de peindre un bambou, laisse-le d’abord
pousser en toi-même »3533.. L’Orient s’absorbe dans la nature, l’Occident
absorbe la nature. Au Japon, l’esprit est moins avec le corps qu’avec les
choses : « Mon âme/Plonge dans l’eau et ressort/Avec le cormoran »3534..
De même, il y a paysage à partir du moment où la fleur n’est plus un
symbole mais une présence. La nature en Orient n’est pas objectivée dans
un vis-à-vis qui la livrera à la conquête mais intériorisée dans le mouvement
même qui conduit l’artiste à s’y fondre. Cette expérience est aussi celle du
spectateur-contemplateur. La peinture chinoise de paysage imprègne le
spectateur comme elle imprègne le papier (presque un buvard) sur lequel
elle s’est inscrite. Si bien que ce ne sont pas seulement les brumes et les
eaux qui expriment l’impermanence bouddhique mais aussi la manière dont
physiquement la tache s’est diluée, jusqu’à l’évanouissement, dans le
papier. La représentation et le représenté se confondent — ou plutôt, la
représentation est le représenté même.
L’art occidental est un art tôt soumis à la volonté de savoir. L’art oriental,
lui, cherche à figurer ce qu’il ne connaît pas, ce qu’il ne peut pas connaître.
La réalité qu’exprime le sourire de la statue khmère n’appartient pas au
monde des choses. Et d’ailleurs s’agit-il pour le fidèle d’exprimer ? Il est
plus essentiel pour lui d’atteindre. Aussi comprend-on que le peintre
chinois, le sculpteur indien ne travaillent pas d’après nature : leurs modèles
sont dans les textes et la tradition et non au bord de la mer ou au pied des
montagnes. Les Japonais ne pensaient pas que les peintures « hollandaises
»3535. méritaient le nom d’art, pour eux elles relevaient plutôt de l’artisanat,
à cause de leurs effets de réalité, justement. « La peinture est sacrée, dit un
peintre Tang. Elle suscite ce que le ciel et la terre ne montrent pas et révèle
ce que le soleil et la lune n’éclairent pas »3536.. Il ne s’agit pas d’imiter des
formes mais d’exprimer des forces — ce que les Chinois nomment le
souffle. Pareillement, la statue africaine sera aussi éloignée du corps que le
masque pourra l’être du visage — car les puissances qu’elle recèle sont
invisibles.
La dichotomie de la nature naturante et de la nature naturée3537. est ici
décisive car c’est une chose d’imiter ce que la nature a fait, et c’en est une
autre que de faire comme la nature, de tâcher de lui ressembler. À l’instar
des musiciens de l’Inde, John Coltrane pensait que le son était la première
manifestation de la création. Il ne s’agit pas, par la musique, de le transcrire,
mais de le retrouver.
 
 
II. LA CRÉATION MONOTHÉOLOGIQUE
 
Les mythes racontent la création du monde de quatre manières : a) par le
démembrement (violent) ou l’auto-immolation (volontaire) d’un être
cosmique primordial ; b) par la séparation d’un chaos3538. ou d’un œuf
originel ; c) par l’arrachement à l’eau de la Terre ; d) par l’action, la pensée
ou les mots d’un être supérieur. Les trois premières versions présupposent
l’existence d’une matière éternelle ; seule la dernière fait de la création un
acte absolu3539..
Certains mythes ou certains courants de pensée (comme la gnose)
attribuent la création non pas à l’Être suprême mais à une divinité
secondaire, le « démiurge », qui est d’ailleurs souvent en opposition avec
lui. Chez Platon3540., le démiurge organise une matière informe dont il n’est
pas la cause. Ainsi n’est-il pas responsable du mal.
L’originalité de la conception judaïque de la Création3541. fut d’avoir
considéré Dieu comme l’inventeur de la matière même de l’univers, et par
voie de conséquence comme le seul initiateur de son existence. Le
christianisme héritera de ces dualités, inconnues des Grecs, du créateur et
du non-créateur, du créé et de l’incréé3542.. En islam également l’univers est
créé par Dieu et après son anéantissement à la fin des temps il sera recréé
par la Résurrection finale. L’acte créateur (khalq) est le propre de Dieu et le
distingue radicalement de toutes les créatures, y compris les anges. C’est ce
que les théologiens musulmans appellent la dissemblance du Créateur et des
créatures.
Mais si dans le cadre du monothéisme Dieu est le seul créateur de
l’univers, l’axiome de Lucrèce ex nihilo nihil fit, « rien ne naît de rien »
n’est pas réellement transgressé. Les auteurs chrétiens et musulmans
reprennent à leur compte ici les raisonnements des philosophes grecs. Le «
rien » ne saurait être cause de quoi que ce fût. « Ex nihilo » ne signifie pas
que le « rien » est la matière première de la création divine, mais que celle-
ci n’a pour origine ou condition que la nature même de Dieu. Créer ex
nihilo, c’est créer ex Deo, dit saint Anselme3543..
Mais quel besoin Dieu avait-il de créer le monde ? Les néoplatoniciens
refusaient d’admettre la création pour trois raisons principales : elle anéantit
la divinité des astres, elle supprime la nécessité du monde et elle suppose
pendant une éternité un dieu inactif, donc imparfait3544.. La raison de la
création par l’Être infini et éternel fut l’une des plus redoutables de la
théologie. L’absence de raison étant hors de question (elle répugnerait à la
perfection divine), restent deux possibilités entre lesquelles les théologiens
et philosophes ont eu à choisir (ils les ont souvent mêlées) : a) la Création
est un acte de puissance, Dieu surabonde, le monde est l’expression de sa
plénitude ; b) la Création est un acte d’amour3545., la création est un don
gratuit, la vie et le monde sont donnés à l’homme. Il n’en reste pas moins
vrai que la création ouvre un espace intermédiaire entre la fusion et le rejet.
Elle est un rapport absolu, contradictoirement un rapport sans relation. Le
monde créé est le négatif de l’esprit créateur, dit Hegel3546..
Alors que les Grecs confondaient principe et commencement (ils avaient
le même mot, arkhê, pour les désigner), Thomas d’Aquin les distingue : le
principe est éternel, le commencement est dans le temps. Pour Thomas
d’Aquin, l’idée de création n’implique pas nécessairement celle d’un
commencement du monde. Dieu étant le seul être qui existe par essence, il
est aussi la seule cause capable de faire exister, et non pas seulement,
comme toute autre cause, de communiquer une forme à un sujet susceptible
de la recevoir. Mais si Dieu est dans l’éternité, comment comprendre qu’il
puisse accomplir un acte qui présuppose la temporalité ? Chez les
philosophes du Moyen-Âge, on trouve de nombreuses discussions sur
l’éternité du monde ou sa création dans le temps. Alors que pour les
franciscains (Alexandre de Halès, saint Bonaventure, Pierre de Jean Olivi),
le monde a été créé dans le temps, les disciples de l’averroïsme latin (Siger
de Brabant, Jean de Jandun) considèrent comme philosophiquement
irréfutable la création ab aeterno, de toute éternité. « Dieu a produit ses
œuvres dans l’immobilité et sans aucun travail », écrit Thomas
d’Aquin3547.. Il n’y a pas de priorité de Dieu sur le monde selon le temps,
mais seulement une priorité de nature.
Nombre de scolastiques s’efforcèrent d’adapter la théologie de la création
à la théorie des quatre causes d’Aristote3548.. Les médiévaux distinguaient
le terminus a quo, le point de départ, et le terminus ad quem, le point vers
lequel tend l’acte créateur. Par ailleurs, la création active, considérée
comme acte créateur, était différenciée de la création passive, entendue
comme devenir de l’effet, et de la création participative comprise dans son
principe (l’agent et ses facultés), et enfin de la création terminative,
considérée quant à son résultat, la créature. Ces distinctions permirent de
séparer, dans le récit de la Genèse, une création première, qui est la création
de la matière cosmique (l’œuvre des six jours) et la création seconde3549..
Comment Dieu a-t-il procédé pour créer ? Trois modèles principaux ont
été proposés (les variantes et les mixtes ont, bien sûr, été également
théorisés) : a) le modèle de la génération : Dieu est appelé Père dans le
christianisme, le Christ est son Fils ; l’inconvénient de ce paradigme tient à
son naturalisme et à son anthropomorphisme ; b) le modèle de
l’émanation3550. : le référent empirique est le Soleil (par ailleurs dieu ou
image de Dieu dans pratiquement toutes les cultures) qui, tout en restant lui-
même, ne cesse de diffuser sa chaleur et sa lumière ; l’émanatisme
(défendu, entre autres, par Avicenne3551.) a l’avantage de couper court à
toute tentation anthropomorphique mais l’inconvénient de tomber dans le
panthéisme ; c) le modèle de la production : celle-ci peut être artisanale
(l’un des deux récits de la création dans la Genèse montre Yahvé pétrissant
l’homme dans la glaise3552.) ou mathématique (« Dum Deus calculat,
mundus fit », dit Leibniz, « Tandis que Dieu calcule, le monde se fait »), les
images de l’architecte3553. et de l’horloger étant la synthèse de ces deux
figures du Dieu artiste et du Dieu logicien.
Le Dieu de Leibniz possède trois attributs : la puissance créatrice,
l’entendement qui présente les essences ou les possibles, et la volonté qui
choisit parmi eux. La création divine fait passer à l’être ce que Leibniz
nomme « le meilleur des mondes possibles » satisfaisant à la fois un
principe esthétique (la création est une figure harmonique) et un principe
économique (la création est la plus simple en hypothèses et la plus riche en
phénomènes).
La théorie cartésienne de la création continue3554. est une théorie de la
causalité continuée : pour Descartes, la création ne se réduit pas à un fiat
initial lancé par Dieu avant sa retraite, et il ne faut pas moins de perfection
pour conserver une chose en son état que pour la faire être. Aussi le monde
retournerait-il au néant comme un décor de théâtre après la pièce jouée si
Dieu lui retirait son actuelle efficace3555.. L’implication directe de cette
théorie est de briser la continuité entre le futur et le présent : celui-ci n’est
plus, pour reprendre la formule de Leibniz, gros de l’avenir. La cohérence et
l’unité du monde ne sont plus originaires — données dans le fiat — mais
dérivées d’un réseau de relations.
Dans le Timée, Platon décrit un démiurge organisant l’univers à partir des
Formes idéales et éternelles. Épicure jugeait impossible que le monde fût
issu d’une puissance divine : où les dieux aurait-il pris l’idée du monde
antérieurement à l’existence même du monde ? La théologie et la
métaphysique de la création se retrouveront devant cet autre dilemme : si
Dieu crée d’après des Idées, cela signifie que celles-ci ont priorité
ontologique sur lui. Ou bien admettra-t-on que Dieu a créé les Idées comme
il a créé les êtres, que son entendement a conçu les Idées comme sa
puissance a conduit les êtres à l’existence ? Selon Descartes, Dieu a créé les
vérités éternelles3556., et par « vérités éternelles » il convient d’entendre (en
notre langue moderne) les évidences logiques, les structures
mathématiques, les essences des choses et les valeurs éthiques.
Le droit d’exclusivité que Dieu possède sur la création ira évidemment
conforter l’esthétique de la mimèsis et l’assimilation de l’art humain à un
humble artisanat. À la différence de l’âge classique postérieur, le Moyen-
Âge ne croyait pas possible la perfection à portée d’homme. La plupart des
cathédrales sont inachevées (l’illusion de l’achèvement vient du caractère
grandiose de ces constructions et de l’oubli de l’inachèvement). La légende
des œuvres (images et sculptures) acheiropoïètes, c’est-à-dire non faites de
main d’homme, et qui fut très vivace à Byzance et en Inde, illustre ce
soupçon de l’origine transcendante des œuvres. Sans doute les artistes
anonymes de la Préhistoire attribuaient-ils à une force extérieure les formes
qui naissaient de leurs mains.
 
 
III. LE MYTHE DU GÉNIE
 
L’idée de création est métaphysique. Si l’homme crée, il est à son œuvre
ce que Dieu, le Créateur suprême, est au monde3557.. Prométhéenne,
l’analogie vaut aussi pour Dieu (Dieu est un artiste) et puis, à côté de
l’orgueil d’un homme créant ce que Dieu n’a pas pu faire (le beau idéal,
donc conçu par l’homme, supérieur au beau naturel créé par Dieu), il y a
place pour la conception humble d’un artisan manifestant par son travail
l’infinie puissance du Créateur d’où tout découle.
L’être humain a mis longtemps à se découvrir auteur, c’est-à-dire, selon
l’étymologie, quelqu’un qui augmente la réalité. Il aura fallu toute une
histoire achevée pour penser l’art en termes de création. « L’art est à
l’homme ce que la nature est à Dieu » écrivit Victor Hugo. C’est ce
prométhéisme de la création faisant de l’homme l’égal et le rival de Dieu
que refusèrent le judaïsme et l’islam ; dans cette démesure, ils virent non
sans raison un véritable blasphème : leur iconoclasme est une protection de
l’infini. Si le christianisme admit (non sans détours) les images, c’est qu’il
fut une religion de la médiation de l’homme-Dieu3558.. Avec la
métaphysique de la création, l’art, qui avait toujours été pensé par rapport à
des règles, devint le symbole et le témoignage de la plus souveraine des
libertés. De tout art, on pourra désormais penser ce qu’écrivit Claudel de la
peinture hollandaise : de même, dit-il3559., que le pays hollandais est, par
son aplanissement, une espèce de préparation à la mer, de même la peinture
hollandaise est une espèce de liquidation de la réalité. « L’objet de la
création artistique, c’est d’exprimer, à travers l’apparence, ce qui
n’appartient pas à l’apparence »3560.. Diderot3561., semblablement, avait
écrit que la peinture a pour ainsi dire son soleil qui n’est pas celui de
l’univers et Mallarmé avait dit de la ballerine de Degas que la danseuse
n’est pas une femme qui danse car ce n’est pas une femme et elle ne danse
pas.
Le nu de la peinture n’appartient pas au même monde que la nudité, même
si c’est celle-ci que l’on regarde à travers celui-là. Le motif d’une œuvre
n’est pas davantage l’œuvre que le motif d’un acte n’est l’acte. Le mot de
Kant, que l’art est la belle représentation d’une chose et non la
représentation d’une belle chose est toujours validé. Les femmes de
Domergues sont séduisantes, les vieilles de Goya sont repoussantes, mais la
beauté est en celles-ci et non en celles-là. La mauvaise peinture d’une
beauté reste mauvaise tandis que la peinture géniale d’une laideur devient
belle. On comprend dès lors le paradoxe cher à Oscar Wilde : loin que l’art
imite les choses, ce sont les choses qui paraissent imiter l’art. Heidegger
voyait là la supériorité de la poésie sur la science, car tandis que l’homme
de science est déjà au milieu des choses (le couvert a été mis en son
absence) le poète parle comme si l’étant était pour la première fois
interpellé au banquet du monde.
Le pur en esthétique est une espèce de finalité sans fin : poésie pure (par
opposition à poésie engagée), musique pure (par opposition à musique à
programme), cinéma pur (par opposition à cinéma romanesque). Paul
Valéry disait que le sujet d’un ouvrage est ce à quoi se réduit un mauvais
ouvrage. On ne résume en effet pas davantage un roman qu’un concerto.
Une œuvre d’art n’est pas un message : son sens excède de beaucoup sa
signification, laquelle peut d’ailleurs être nulle3562.. Ce n’est pas avec une
« histoire » mais après elle qu’un film peut commencer. Un discours qui se
contente d’informer au lieu de transformer n’est pas artistique.
L’artiste crée les sons et les couleurs, et pas seulement des formes :  ni le
mi bémol majeur ni le vert Véronèse n’existent dans la nature3563.. La
création artistique déborde celle de l’œuvre. L’artiste invente aussi des
affects. Bergson disait que Rousseau a créé l’émotion que nous éprouvons
devant la montagne3564..
L’art qui refuse l’imitation de la nature dispose de plusieurs stratégies. Il
peut d’abord vouloir la sublimer, tel est le sens du platonisme esthétique qui
ne fait pas seulement de la beauté sensible l’écran qui nous empêche de
contempler la beauté idéale mais le moyen grâce auquel cette beauté idéale
peut être atteinte3565.. C’est le propre de l’art sacré que de cultiver
l’idéalisation : l’art sacré, en effet, ne figure pas, il transfigure.
Le surréalisme3566. est un autre moyen de déjouer la dictature du fait. Les
taureaux de Khorsabad3567. ont cinq pattes : par cet artifice, étaient rendus
le mouvement de l’animal, et la puissance du symbole qu’il représentait.
Surréels également, quoique de manière moins évidente (mais l’artifice
aime au moins autant que la nature à se cacher) sont ces peintures
hollandaises qui dans un immense bouquet réunissaient toutes les fleurs qui
dans la nature ne pouvaient s’épanouir que successivement, ou encore ces
personnages de bas-reliefs égyptiens3568. pourvus de deux mains droites
ou deux mains gauches.
Un poème Song dit : l’art produit quelque chose au-delà de la forme des
choses, quoique son importance consiste à préserver la forme des choses.
Ce pourrait être une définition de la stylisation. La stylisation représente un
degré d’éloignement supplémentaire par rapport à une nature (pré)supposée
originelle dont un élément est abstrait aux dépens de l’ensemble. Alors
qu’avec l’idéalisation le signe devient idée, avec la stylisation l’idée devient
signe. La stylisation est une manière de conceptualisation des formes. Elle
procède par conséquent d’un véritable parti pris esthétique. Ainsi les
miniaturistes persans, pour respecter l’interdit coranique de la figuration,
ont-ils obéi à un véritable principe d’invraisemblance en peignant leurs
animaux de couleurs impossibles3569.. Les plus saisissants effets poétiques
ne viennent-ils pas d’une improbable rencontre de certains mots ? Mais la
stylisation n’est pas nécessairement une indifférence à l’égard de la nature :
avec les jardins secs3570. des temples zen au Japon, l’amour de la nature
s’exprime à travers son plus radical refus3571.. Mais le refus du naturel
comme étant-là immédiat ne se manifeste au Japon peut-être pas plus
nettement que dans la manière de traiter les végétaux : le bonsaï est un
arbre que l’on a contraint à rester rachitique, et certaines compositions de
l’ikebana3572. admettent des tiges cassées (ce qui ne se rencontre jamais
dans les bouquets occidentaux3573.).
Dernier et extrême degré d’éloignement : l’abstraction. Elle commença
avec la ligne mais elle accompagna l’histoire entière de l’architecture et de
la musique. À propos de l’arabesque, Paul Valéry écrivait : « J’aime cette
défense. Elle élimine de l’art l’idolâtrie, le trompe-l’œil, l’anecdote, la
crédulité, la simulation de la nature et de la vie — tout ce qui n’est pas pur,
qui n’est point l’acte générateur développant ses ressources intrinsèques, se
découvrant ses limites propres, visant à édifier un système de formes
uniquement déduit de la nécessité et de la liberté réelles des fonctions qu’il
met en œuvre »3574.. C’est à partir du moment où l’art occidental, après
l’impressionnisme, tourna résolument le dos à la nature, qu’il reconnut les
autres arts, non comme des tentatives maladroites de représenter le monde
mais comme des moyens originaux d’en créer un autre. Il fallut pour cela
prendre toute la conscience de ce travail. Certes, la nature est belle mais
cette beauté même ne vient pas d’abord d’elle : le sentiment de la nature
n’est pas naturel. En esthétique, comme en éthique, le naturalisme est une
illusion3575.. Car ce que l’artiste pense sous le terme de « nature » est le
plus personnel des choix et il ne l’exprimera qu’au travers du prisme d’un
ensemble de codes culturels et psychologiques.
Lucien Goldmann disait que le problème le plus important en esthétique
était celui du génie. Cette notion a eu une longue histoire. Avant d’incarner
la puissance de créer chez l’homme, le génie était un esprit (voir le « malin
génie » de Descartes). À Rome, on donnait le nom de génie (genius) à une
sorte d’ange gardien de l’individu qui naissait et mourait avec lui, après
avoir été pendant sa vie le guide de ses actions, le gardien et l’animateur de
son bien-être3576.. Chez Marsile Ficin, il sera un mode d’être intermédiaire
entre l’ange et l’homme. C’est à la Renaissance que la figure du génie, avec
celle du héros, commence à prendre la place du saint, qui fut l’idéal
dominant au Moyen Âge. Par métonymie, le génie passera de l’être (l’esprit
protecteur) à l’avoir (« avoir du génie ») avant de repasser par métonymie
inversée de l’avoir à l’être (être un génie). Au XVIIIe siècle se constitue le
mythe moderne du génie. C’est à cette époque également qu’apparaît
l’usage matériel technique du terme comme ensemble de gros œuvres ayant
une utilité publique (génie civil, génie militaire). Cette dimension pratique
se retrouve dans l’adjectif « ingénieux »3577. et dans le substantif «
ingénieur ».
Tout commence avec la Lettre sur l’enthousiasme (1708) de Shaftesbury,
que traduira Diderot. Le philosophe anglais définit l’enthousiasme comme
l’accord de l’artiste avec cette artiste souveraine qu’est la nature — une
sorte de mysticisme dans lequel la nature aurait remplacé Dieu. Dans son
Soliloque ou Adresse à un auteur, Shaftesbury dit du poète qu’il est un
second créateur, un véritable Prométhée. Il ne s’agit plus, comme à l’âge
classique, d’imiter les formes de la nature mais de s’inspirer de ses forces
pour rivaliser avec elles.
Le génie est un don, il ne s’apprend pas. C’est par la vivacité de
l’impression et de l’émotion que l’article « Génie » de l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert3578. le définit : « L’homme de génie est celui dont
l’âme plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à
tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille un
sentiment, tout l’anime et tout s’y conserve ». C’est alors, en ce milieu du
XVIIIe siècle, que l’artiste des beaux-arts (concept inédit) devient un génie
en s’émancipant à la fois de l’autorité de Dieu, de l’imitation de la nature et
du modèle artisanal des arts mécaniques. Le génie n’est ni un
imitateur3579. ni un producteur mais un créateur, il prend donc la place de
Dieu.
Dans la Critique de la faculté de juger, Kant oppose « les résultats de l’art
considérés en tant qu’œuvre » et les « produits de la nature considérés en
tant qu’effet »3580.. En outre, l’art comme savoir-faire doit être distingué
du savoir : « On ne qualifiera pas d’art ce que l’on est en mesure de faire
dès qu’il s’agit de savoir ce qui doit être accompli »3581.. Distinction
décisive qui servira à la définition du génie : l’art ne suit pas des règles
préalables et il ne remplit pas un programme prédéterminé3582..
Kant fut le premier à circonscrire la notion de génie au domaine artistique.
L’originalité n’est pas la nouveauté ; l’art transcende la technique. Le
paragraphe 46 de la Critique de la faculté de juger a pour titre : « Les
beaux-arts sont les arts du génie ». Kant définit le génie comme « le talent
(le don naturel) qui permet de donner à l’art ses règles », « la disposition
innée de l’esprit par le truchement de laquelle la nature donne à l’art ses
règles »3583.. Autrement dit, en amont des œuvres, et en tant que leur
condition de possibilité, le génie est celui qui crée un « monde » ou un «
esprit », on dira aujourd’hui plus volontiers un « style »3584..
La première qualité du génie est l’originalité. Loin de suivre les modèles,
c’est lui qui devient un modèle. L’opposition du goût et du génie est un
topos au XVIIIe siècle. La dualité du beau et du sublime qui se met en place à
cette époque la recoupe en grande partie. Alors qu’à l’âge classique l’artiste
se caractérisait par la force de son imitation et son respect des règles, à
partir du romantisme le génie est défini par son absolue originalité. Le génie
fonde dans l’histoire de l’art une nouvelle série de conditions. Par ailleurs,
il est largement inconscient ; il ignore, dit Kant, comment et d’où lui
viennent les idées de ses créations3585.. Le paragraphe suivant développe
l’opposition entre l’homme de science qui, comme Newton, est capable de
justifier sa démarche, et le poète comme Homère qui ne pourrait rien en
dire3586..
Mais si l’art crée ses règles au lieu de les suivre, cela ne signifie pas qu’il
verse dans l’arbitraire. Bien au contraire, il doit, pour être accompli,
suggérer sa propre nécessité. C’est ce que signifie cette formule : « Les
beaux-arts doivent revêtir l’apparence de la nature »3587.. Le génie fut à la
fois l’héritier et le meurtrier de Dieu. Il y a chez Kant un évident
parallélisme entre la dévalorisation de l’idée de création divine3588. et la
valorisation de l’idée de création humaine. Alors que le Moyen Âge
comparaît Dieu à l’artiste, les temps modernes comparent l’artiste à Dieu «
afin d’héroïser la création artistique », écrit Erwin Panofsky3589.. « Les
hommes de génie sont les véritables dieux », disait Saint-Simon dans sa
Lettre aux Européens. La création du génie est une création continue,
toujours recommencée.
Hamann, qui a développé une conception enthousiaste, irrationnelle sans
limite du génie, a parlé « d’incidents de frontière entre le génie et la folie ».
Plus tard Schopenhauer insistera sur cette parenté entre le génie et la folie
qu’il expliquera par la prédominance absolue de la connaissance sur la
volonté. Cette thématique, très romantique, bute toutefois sur cette aporie
car si le génie est inspiré par des forces qui le dépassent au point de le
détruire, alors il ne crée pas. Platon avait mis l’accent sur ce paradoxe dans
Ion : l’orgueil du poète est malvenu, le poète est un « enthousiaste »
(littéralement : possédé par le dieu), il n’est pas plus responsable de ses vers
que le fou ne l’est de son délire.
Même si l’on prend avec réserve ce rapprochement (la folie est presque
toujours terriblement inféconde, Michel Foucault la définira comme
absence d’œuvre), il n’en reste pas moins vrai que la création est ce qui
rend le mieux compte de l’inéquivalence de la cause et de l’effet.
Seulement, alors qu’avec la création divine la créature est inférieure au
créateur, avec la création humaine, elle peut lui être supérieure. Bergson
dira de l’esprit qu’il est « une force qui peut tirer d’elle-même plus qu’elle
ne contient, rendre plus qu’elle ne reçoit, donner plus qu’elle n’a »3590..
Créateur de ses valeurs propres, le génie ignore la dualité du bien et du
mal comme il ignore celle du beau et du laid. En ce sens, il est innocent. Il
est « littéralement en deçà de la dichotomie du bon et du mauvais goût
comme Adam supralapsaire demeure en deçà de la dissociation du bien et
du mal », écrit Jankélévitch3591..
« Le génie est une faculté contre nature », selon Schopenhauer3592.. Il
consiste dans « l’aptitude à s’affranchir du principe de raison », à faire
abstraction des choses particulières, lesquelles n’existent qu’en vertu des
rapports, « à reconnaître les Idées » et enfin « à se poser soi-même en face
d’elles comme leur corrélatif, non plus à titre d’individu mais à titre de pur
sujet connaissant »3593.. L’art est la contemplation des choses
indépendantes du principe de raison3594.. L’essence du génie consiste dans
une aptitude éminente à cette contemplation, « elle exige un oubli complet
de la personnalité et de ses relations » ; « ainsi la génialité n’est pas autre
chose que l’objectité la plus parfaite, c’est-à-dire la direction objective de
l’esprit opposée à la direction subjective qui aboutit à la personnalité, c’est-
à-dire à la volonté »3595..
Au XXe siècle, les valeurs de liberté et d’authenticité entreront en conflit
avec celle d’originalité et finiront par dissoudre le mythe du génie3596..
 
 
IV. WORK IN PROGRESS
 
L’angoisse de la mort est peut-être le moteur le plus puissant de la
créativité. Elle est évidemment ignorée de Dieu. Si Allah « commence la
création »3597. et s’il « a décrété un terme final »3598., il n’en va
pratiquement jamais ainsi chez le créateur humain3599..
 
 
1. L’idylle des commencements
 
Le mot « esquisse » vient du verbe italien schizzare qui signifie « jaillir »,
« éclabousser ». La forme d’esquisse la plus répandue est le croquis,
commun aux peintres, aux sculpteurs et aux architectes. Pour le sculpteur,
l’idée première se traduit aussi directement en volume, sous l’aspect d’une
esquisse modelée en argile ou en cire (le bozzetto), point de départ de la
création de la sculpture. Pour le travail des inventeurs, scientifiques et
techniciens, on parlera également d’ébauches : des idées nouvelles peuvent
apparaître vaguement comme des fantômes puis petit à petit prendre de la
consistance.
L’esquisse du plasticien ne se réduit ni à une étude ni à une ébauche tout
en empruntant quelques éléments à l’essence de chacune. L’étude est une
analyse de détail, d’exécution précise, servant à préparer l’œuvre ; elle est
suffisamment finie pour pouvoir être en pensée transposée dans l’œuvre
globale à laquelle elle est destinée : une main, un visage, un drapé peuvent
constituer des petits touts en soi. Souvent l’étude constitue un fragment
abandonné du work in progress3600.. L’ébauche, quant à elle, n’est que le
commencement d’un ouvrage non terminé : l’inachèvement qu’elle suggère
est chronologique ; elle est dans l’ordre du temps ce que l’étude est à
l’espace. Le principe de reconnaissance, si essentiel à l’art, ne joue pas dans
les deux cas de la même manière3601..
Diderot a été le premier à reconnaître la supériorité, en son genre, de
l’esquisse. À partir de cette reconnaissance, le regard sur l’œuvre, et sur
l’art en général, va changer : l’esquisse ne sera plus le signe d’une absence,
mais l’éclat d’une présence. Lorsque Delacroix3602. souhaitait « ébaucher
et finir en même temps, contenter l’imagination et la réflexion du même jet
», il témoignait de cette recherche proprement faustienne de l’impossible fin
qui aurait aussi la splendeur des commencements. L’esquisse nous donne
l’incomparable plaisir d’une sorte de présence fraternelle qui va de pair
avec l’admiration. Est-ce le plaisir de savoir le génie si proche ? Les
esquisses de Rubens nous touchent parfois davantage que certaines de ses
œuvres monumentales. Ce que Delacroix disait de l’ébauche vaut pour
l’esquisse : « L’édifice achevé enferme l’imagination dans un cercle et lui
défend d’aller au-delà. Peut-être que l’ébauche d’un ouvrage ne plaît tant
que parce que chacun l’achève à son gré »3603.. Ce plaisir serait en somme
l’inverse de ce sentiment du sublime analysé par Kant : alors que celui-ci
vise l’infini dans le fini, celui-là réduirait l’infini au fini.
L’ébauche, comme l’esquisse, est à la fois plus et moins que l’œuvre
achevée. Elle relève d’une autre catégorie que l’esquisse qui a pour fin de
donner une image d’ensemble de l’ouvrage et qui, si elle a été menée à son
terme, est en soi une œuvre achevée. L’esquisse est une non-totalité relative,
l’ébauche, une non-totalité absolue. Avant, pendant et après l’œuvre
achevée, l’artiste peut détacher du tronc de l’arbre des branches plus ou
moins formées, croquis, études, esquisses. L’ébauche, elle, vient toujours
avant l’achèvement ; elle seule présente, elle témoigne de l’impossibilité de
celui-ci. « Qu’est-ce en effet qu’une ébauche, sinon un premier jet, un
premier dégrossissage qui ne fournit guère, comme la maquette ou
l’esquisse, un croquis de l’œuvre à faire, mais confère à cette œuvre même,
dans sa matérialité, une façon qui ne soit rien de plus qu’une entamure et ne
puisse oser se présenter comme définitive ? »3604.. Les œuvres qu’aucune
esquisse ne précède, qu’aucun croquis ne suit, nous intriguent par leur
mystère ; elles sont semblables aux météorites3605..
 
 
2. La création en mouvement
 
Van Gogh disait : « Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer
du bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque
chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer ».
Refusant l’irrationalité de Hamann tout en reconnaissant que le créateur
échappe aux règles préalables, Kant s’est efforcé de déterminer le génie à
partir d’une analyse des facultés. Le point de départ est la distinction entre
les idées de l’imagination et les concepts de l’entendement. Alors que le
concept représente la nature de l’objet, la forme esthétique la présente en
décalage et allusivement. Ainsi la foudre que tient l’aigle de Jupiter dans
ses serres n’était pas un attribut au sens logique du mot mais, dit Kant, «
quelque chose d’autre, qui donne à l’imagination occasion de s’appliquer à
une foule de représentations apparentées, qui permettent de penser plus
qu’on ne peut exprimer dans un concept défini par des mots »3606.. L’idée
esthétique enclenche une série indéfinie de représentations secondaires,
c’est-à-dire non logiquement liées à l’objet aussi bien dans l’esprit du
créateur que dans celui du spectateur. Le génie vient de l’association de
l’imagination et de l’entendement, mais alors que dans la connaissance
l’imagination est au service de l’entendement, dans l’art l’imagination est
libre3607..
Goethe disait de Dieu que le monde lui a filé entre les doigts3608.. Le
créateur ne sait pratiquement jamais ce qu’il fait pendant qu’il le fait. Les
arts poétiques et les méthodes philosophiques lui sont de peu de recours.
L’échappée de l’œuvre est la règle3609..
Bergson disait l’intelligence incapable de saisir l’invention « ni dans son
jaillissement, c’est-à-dire dans ce qu’elle a d’indivisible, ni dans sa
génialité, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de créateur »3610.. « L’expliquer
consiste toujours à la résoudre, elle qui est imprévisible et neuve, en
éléments connus ou anciens, arrangés dans un ordre différent ». L’idée
bergsonienne de création récuse à la fois le modèle platonicien du démiurge
et le modèle théologique du Créateur. Dans les deux cas, la durée, qui seule
est véritablement créatrice, est mise entre parenthèses. À la différence du
temps qui représente un cadre inerte dans lequel les événements déjà
constitués viennent prendre place, la durée invente sans cesse.
Luigi Pareyson a constitué une « théorie de la formativité »3611. dans
laquelle il distingue forme formée et forme formante. Le travail s’effectue
selon une règle créée par le travail lui-même. Sous le nom de « stigmergie
», le biologiste Pierre-Paul Grassé a observé un processus analogue chez les
insectes bâtisseurs3612..
Dans ce jeu de la volonté et du hasard, de la contingence et de la nécessité
que représente la création, l’accent peut être mis tantôt sur le pôle de la
volonté et de la nécessité, tantôt sur celui de la contingence et du hasard.
Dans le premier cas, le créateur sera assimilé à un artisan, dans le second, il
sera considéré comme un prophète.
De Tartini que le diable a inspiré durant son sommeil à Victor Hugo
écrivant par le truchement des esprits des tables tournantes en passant par
Coleridge qui dit avoir composé son poème Kubla Khan pendant un rêve,
nombre de témoignages montrent qu’un état altéré de conscience peut chez
certains et dans certains cas favoriser la création artistique. Et cette voie fut
loin d’être l’apanage des écrivains et des artistes. Dans un article intitulé «
L’invention mathématique »3613. Henri Poincaré a raconté comment il eut
par un brusque éclair de pensée présente à l’esprit la solution au problème
des fonctions fuchsiennes qui le préoccupait depuis longtemps, alors qu’il
posait le pied sur la plate-forme d’un omnibus. Poincaré fait référence à un
moi subconscient dont les capacités, dit-il, ne sont nullement inférieures à
celles du moi conscient.
 
 
3. La tragédie de l’inachèvement
 
Le classicisme fut une esthétique de l’achevé, parce qu’il est inséparable
d’une ontologie de la perfection3614.. L’achèvement correspond également
à un besoin psychologique. L’homme aime que la chose lui renvoie l’image
d’une certaine complétude. Imaginons un roman, une musique, un film
amputés de leur fin ; une profonde insatisfaction s’ensuivrait. Quelques
mesures suffisent pour achever une symphonie ; sans son accord final, c’est
la symphonie entière qui nous paraîtrait comme suspendue au-dessus du
vide ; la fin (terme) est la fin (finalité). Il n’y a pas de satisfaction sans
achèvement.
Terminer une œuvre, c’est l’amener matériellement à terme comme on dit
d’un fœtus qui naît après la gestation et le travail de l’enfantement. Finir
une œuvre, c’est lui donner un caractère d’intégrité tel qu’il puisse
constituer pour son créateur aussi bien que pour son contemplateur un motif
de satisfaction. Terminer est d’ordre physique, finir, d’ordre psychologique.
La plupart des œuvres terminées ne sont pas finies — c’est même la raison
pour laquelle l’auteur se lance dans la création d’une œuvre nouvelle3615..
Enfin, achever représente la synthèse du terminer et du finir et désigne en
conséquence un état définitif3616..
Dans sa dernière livraison, qui l’acheva, la Nouvelle Revue de
Psychanalyse présenta son numéro sur L’Inachèvement3617. en parlant
pour notre temps d’une véritable « culture de l’inachèvement ». Or, pendant
longtemps, l’inachèvement fut vécu comme un échec et une laideur, et la
plupart des entreprises engagées perdaient toute valeur à n’être pas abouties
(rien ne donne avec autant de force une image de laideur qu’un chantier
abandonné). Comme avec le fragment, c’est l’art qui a d’abord donné sens à
ce mode de non-totalisation. L’inachevé n’existe ni dans le domaine de la
science ni dans celui de la technique, sinon de manière inessentielle,
contingente. Lorsqu’un homme de science meurt avant d’avoir achevé son
travail — et telle est la règle — d’autres après lui le poursuivront et feront
surgir d’autres questions, énonceront des relations inconnues. Qu’un
scientifique meure à 20 ou à 40 ans, cela change tout de sa destinée, mais
cela ne change presque rien à l’histoire de la science. Il en va de même avec
la technique. La contingence de l’inachèvement y est même plus forte
encore qu’en la science. La mort d’un artiste, elle, est irréparable.
Alors que l’art classique identifiait le beau au tout achevé, à partir de la
Renaissance l’inachevé gagna une valeur esthétique qu’il ne perdit plus
depuis. Mieux : des courants de pensée (la psychanalyse en particulier)
jetèrent sur l’achèvement une suspicion qui profita d’autant à son contraire.
Le désir de totalité et de perfection voue nécessairement le projet à
inachèvement3618.. C’est parce qu’au terme du travail de l’artiste l’œuvre
devient objet qu’il y a reprise, indéfinie, par le créateur.
Il n’y a pas de verbe « inachever » en français comme si l’inachèvement
était une inaction ; or il peut être une stratégie. L’inachevé n’est pas
seulement le non-achevé : celui-ci désigne un fait, celui-là une réalité, donc
une valeur. L’inachevé fait de son manque apparent une vertu en offrant à
l’esprit une prime de séduction. Souvent la perfection dans les œuvres d’art,
écrit Balzac dans Gambara, empêche l’âme de les agrandir. N’est-ce pas le
procès gagné par l’esquisse contre le tableau fini, au tribunal de ceux qui
achèvent l’œuvre par la pensée, au lieu de l’accepter toute faite ? « Il faut
aussi, écrit André Green, considérer l’inachèvement comme jetant un pont
entre ce qui est donné à voir et ce qui se dérobe à la vue »3619.. Prévoyant
l’inévitable inachèvement de son interminable roman Le Lieutenant-colonel
de Maumort Roger Martin du Gard imagine de masquer sa propre mort
d’auteur par celle de son personnage : « C’est un ouvrage qui pourra, sans
inconvénient, être interrompu à n’importe quel moment, puisque c’est
fictivement la correspondance d’un septuagénaire dont la mort peut survenir
d’un jour à l’autre »3620.. « Achever » signifie aussi « tuer ». Qu’est-ce que
l’euthanasie? Une certaine folie d’achever. André Green voit dans le suicide
« le paradigme de l’inachèvement »3621.. Kafka, qui laisse Le Château
inachevé, se compare à un homme qui aurait une maison délabrée, faite de
ses souvenirs, et s’en servirait pour prendre des matériaux afin de construire
une autre maison, ses romans. Mais les forces lui manquent au milieu du
travail, de sorte qu’il se retrouve avec une maison à moitié démolie, et
l’autre inachevée. Mais si la vie est inachèvement, inversement
l’inachèvement est la vie. Ce paradoxe veut que cela soit aussi la mort.
« L’esquisse, écrit J.-B. Pontalis, comme l’état amoureux, redoute, retarde
la clôture du fini. Ce n’est pas que le pinceau, le crayon, la plume se soient
arrêtés en chemin : ils n’ont pas voulu que le chemin s’arrête, nulle fin ne
peut être plus belle »3622.. Rousseau écrivit sur une carte à jouer, au cours
de l’une de ses promenades : « Tandis qu’à pas lents la mort s’avance et
prévient le progrès des ans, tandis qu’elle me fait voir et sentir ses tristes
approches…». L’inachèvement même de cette phrase en donne le sens
complet, comme le dernier mot de Moïse dans l’opéra inachevé de
Schönberg, Moïse et Aaron, se termine par le mot qui manque.
Malraux fait remarquer que la promotion de l’inachevé et de l’esquisse en
art va de pair avec la substitution du faire au rendu. D’où cette révolution
est-elle venue ? La totalité est impossible, et toute totalisation est provisoire
parce qu’une totalité du temps est inenvisageable. Ce que Paul Ricœur
nomme « l’aporie de la totalité du temps » et « l’aporie de la totalisation
»3623. se retrouve dans les philosophies contemporaines de l’Être et de
l’existence. Ainsi convient-il de comprendre la notion heideggérienne
d’achèvement non à la manière hégélienne d’une fin réalisée ni comme
l’arrêt définitif d’un processus mais comme la fin d’une possibilité de
compréhension. Et c’est précisément à partir d’un tel achèvement que peut
apparaître la nécessité d’un autre commencement. La création est naissance,
surgissement. Toute œuvre la dit en se faisant. Si bien que l’inachevé
signifie moins une fin qui tarde à venir qu’une origine qui dure encore.
« Achever un ouvrage, disait Paul Valéry, consiste à faire disparaître tout
ce qui montre ou suggère sa fabrication »3624. — donc montrer un effet
sans sa cause, une œuvre inconditionnée. Le travail doit effacer les traces du
travail et de la même façon qu’en photographie plus la pose sera étudiée et
plus elle paraîtra « naturelle », en art plus il y aura de travail et moins il
semblera y en avoir. Une œuvre achevée est, proprement, une œuvre
tombée du ciel. Nombre d’artistes, surtout à l’époque contemporaine, se
refuseront à jouer cette comédie.
Dans son étude sur la génération des animaux, Aristote distingue
l’inachèvement accidentel, dû à une cause extérieure, et l’inachèvement
processuel, dû à une détermination interne. Il existe également dans le
domaine de la création un inachèvement involontaire et un inachèvement
volontaire. Dans le premier cas, le destin empêche l’artiste de continuer son
travail ; dans le second, c’est lui, l’artiste, qui laisse son travail. Il y a
inachèvement par la mort et inachèvement par abandon.
Certes la mort voue l’homme et tout ce qu’il entreprend à
l’incomplétude3625.. Aucune œuvre d’artiste n’est entièrement achevée, au
sens rigoureux du mot. Le Titien, Picasso nonagénaires sont morts la tête
pleine de projets inaboutis. Novalis est mort — à 29 ans ! — sans avoir
écrit la seconde partie de son roman Heinrich von Ofterdingen, celle qui
aurait dû justement s’intituler « accomplissement ». Mozart reçoit
commande d’un requiem et le compose comme s’il s’agissait de mettre sa
propre mort en musique ; la mort le frappera avant qu’il n’ait eu le temps
d’achever cette œuvre3626..
Mais il y a plus fondamentalement l’inachèvement volontaire, l’abandon.
Une œuvre n’est jamais terminée mais seulement abandonnée, disait Paul
Valéry. Dans le film, déjà évoqué, d’Henri-Georges Clouzot, Le Mystère
Picasso, on voit Picasso dessiner sur des feuilles blanches, les formes
s’engendrer, se détruire, se succéder en une série éblouissante de
métamorphoses. Brusquement, sans que rien ne prépare cette sortie, Picasso
lance : « On peut laisser comme ça ! » comme si l’acte principal de la
création consistait chez lui dans la décision de mettre fin à un processus qui
le dépassait3627.. Dans un cas semblable, il est clair qu’une œuvre, au lieu
de se fermer sur elle-même, s’ouvre sur celles qui vont lui succéder :
l’artiste cesse de travailler à une œuvre pour pouvoir passer à la suivante.
L’inachèvement volontaire est ce par quoi l’artiste trouve, par-delà
l’informe, la forme à un autre niveau. Car, de toute manière, la forme est
présente, même dans l’informe, même dans le chaos. Sartre disait que chez
tout écrivain l’inaccomplissement lui-même était un choix existentiel.
Le regret d’avoir fini ou la crainte de la douleur du déjà fini peut aussi
l’emporter sur le plaisir de l’achèvement. On peut, par amour du possible,
laisser l’œuvre inachevée. On a tant parlé de l’angoisse de la page blanche
qu’on a oublié la poésie et l’exaltation des commencements. Et ceux de
l’œuvre valent pour toutes les origines : l’enfance, le lever du soleil, l’aube
du monde. C’est alors que le créateur peut se sentir libre, joyeux, léger,
irresponsable. Une œuvre commencée fait corps avec son auteur, une œuvre
achevée l’exproprie d’où la difficulté (d’achever), d’où la tentation (de ne
pas achever).
L’inachèvement peut également affirmer la liberté suprême du créateur
contre tout ce qui peut l’écraser, la mort et le hasard, la nécessité et le
public. L’œuvre que l’artiste commence est à lui, l’œuvre que l’artiste
achève est à tout le monde. Mais comment l’œuvre pourrait-elle échapper à
l’aporie ? Avance-t-elle vers son terme, c’est la fin ; se prend-elle dans les
filets du recommencement, c’est l’échec. Des deux côtés, la mort3628..
Scrupules, découragements — dont l’impuissance est à la fois la cause,
l’effet et le symptôme. Les interdits liés à la création remontent loin, et pas
seulement dans le temps. Si elle a souvent eu des formes religieuses,
l’iconoclastie n’est pas de nature exclusivement religieuse. Mais pousser
jusqu’au bout le geste désespéré de l’impuissante rage est un masque
possible de la puissance, de son image du moins3629..
On pourrait appeler complexe de Pénélope le dispositif psychique qui
interdit au créateur l’achèvement par le perpétuel recommencement, et
complexe de Shéhérazade le dispositif psychique qui interdit au créateur
l’achèvement par l’ouverture sans cesse renouvelée de la création même.
Pénélope n’achève pas parce qu’elle revient sans cesse au point de départ,
défaisant la nuit ce qu’elle avait fait le jour ; Shéhérazade n’achève pas
parce qu’elle revient sans cesse à un point de départ, toute fin de récit
n’étant que le départ d’un nouveau récit. Pénélope tisse3630., Shéhérazade
file. Les deux héroïnes cherchent ainsi à échapper au malheur fatal — pour
Pénélope, celui d’être prise pour femme par un autre que son époux, pour
Shéhérazade, celui d’être tuée ainsi que ses compagnes. Pénélope défait
pour n’avoir pas à faire l’amour, Shéhérazade n’achève pas pour n’avoir pas
à être assassinée. La répétition n’est pas seulement du côté de la mort, elle
peut signifier la maîtrise, de soi et de son destin. Pénélope est l’héroïne
emblématique du désœuvrement actif, de la reprise ; Shéhérazade est celle
de la différance. Toutes deux incarnent une remise de la fin à un plus tard
indéfini. L’inachèvement est une remise3631.. Il est remarquable que les
deux grandes figures imaginaires de la remise soient des femmes — est-ce
parce qu’elles sont l’origine de la naissance, l’archétype de toute création,
ou bien parce que, dans l’inconscient de l’enfant, la femme est inachevée ?
 
 
V. LE MODÈLE ÉCONOMIQUE
 
L’exaltation de la puissance créatrice du génie refoule les brouillons et les
repentirs. Tout comme la création divine, son œuvre est censée surgir ex
nihilo3632.. Évidemment, aucun art ne saurait naître de rien. Toute œuvre
provient de la rencontre d’une société, d’une individualité et d’un langage.
C’est pourquoi certains ont parlé de production pour démystifier la création.
Une production, en effet, renvoie à ses conditions de possibilité : origines
historiques, contextes culturels, sociaux et économiques, matériaux.
Au XVIIIe siècle, Helvétius avait déjà donné dans De l’esprit3633. une
explication démystifiante du génie comme produit d’une rencontre de
conditions sociales et de hasards. L’individualisme du mythe du génie a
recouvert le caractère collectif de nombre de créations et la nécessaire
inscription historique de l’inventeur, aussi isolé eût-il été. Dans Les Mondes
de l’art3634., Howard Becker montre comment toute activité artistique,
jusqu’à la plus solitairement créatrice, comme celle du poète, mobilise le
concours de multiples catégories de professionnels au long d’une chaîne de
coopération sans laquelle les œuvres ne seraient ni produites, ni distribuées,
ni commentées, ni évaluées, ni conservées. Dans Portrait de l’artiste en
travailleur sous-titré Métamorphoses du capitalisme, P.-M. Menger
développe la thèse selon laquelle l’art contemporain s’est retrouvé dans une
logique de concurrence et de surenchère alors même qu’il avait cru pouvoir
s’émanciper du système capitaliste en cultivant les modes les plus
provocateurs de l’originalité3635..
La production implique un travail. Le mythe de l’inspiration l’avait fait
oublier et l’esthétique du dandy frivole et souverainement libre n’a fait que
continuer le vieux préjugé contre le travail associé à la servilité. « Le génie,
c’est la patience », disait Ingres. Les grands artistes, les grands écrivains,
les grands savants ont été d’infatigables travailleurs3636..
Des écrivains comme Edgar Poe ou Paul Valéry n’hésiteront pas à parler
de leur travail comme d’une fabrication. L’artiste devient un chercheur, un
expérimentateur. Loin des illusions lyriques où s’était complue la peinture
classique, Maurice Denis écrivit dans son article-manifeste de 1890 : « Se
rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue
ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane
recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Citation d’autant
plus significative que l’art de Maurice Denis resta figuratif.
D’où le créateur tire-t-il sa force de travail ? Nietzsche eut ce soupçon :
c’est la même force qui se dépense dans la conception artiste et dans l’acte
sexuel3637.. Certains ont cette capacité de diriger l’essentiel de leur
énergie, sinon sa totalité vers ce but qui est leur œuvre3638.. L’artiste,
comme le névropathe, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans le
monde imaginaire mais, à l’inverse du névropathe, il s’entend à retrouver le
chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. La légende de l’artiste
rêveur ou fou a fini par masquer le sérieux réalisme de calculateur de la
plupart des créateurs.
 
 
VI. LA DISSOLUTION DE L’IDÉE DE CRÉATION
 
Alors que dans sa troisième Considération inactuelle Nietzsche avait écrit
que « l’enfantement du génie est le but de toute culture »3639., après sa
rupture avec Wagner il procède à une démolition systématique de cette
idole. Un aphorisme de Humain, trop humain s’intitule « Le culte du génie,
dangers et avantages ». Le génie est devenu, diagnostique Nietzsche, une
croyance spécifique. Dans ce texte le terme de « surhumain », issu de
Goethe, est utilisé, en passant, de façon ironique et péjorative3640.. La
conviction d’être un génie enivre celui qui l’atteint3641. alors qu’il n’a
bénéficié que d’un « concours heureux de circonstances » et qu’il a su
appliquer de manière constante son énergie à son objet3642.. Dans un autre
aphorisme de Humain trop humain, « La genèse du génie », Nietzsche parle
du « procédé » dont se sert parfois la nature pour produire le génie : « Elle
l’enferme dans un cachot et exaspère son désir de s’évader »3643.. Dans un
troisième aphorisme « Culte du génie par vanité », Nietzsche explique par
la « bonne opinion » que nous avons de nous-même notre croyance dans les
pouvoirs exceptionnels du génie : si celui-ci nous dépasse à ce point, faut-il
qu’il soit divin ! En fait, dit Nietzsche, « l’activité du génie ne paraît
vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de
l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en
tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes
dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent
de matière »3644.. Par ailleurs, remarque Nietzsche, on admire tout ce qui
est achevé, parfait et l’on sous-estime ce qui est en train de se faire. Or
personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite : «
c’est là son avantage, car partout où l’on peut observer une genèse on est
quelque peu refroidi »3645..
Bientôt Nietzsche substituera au génie la figure du surhomme
souverainement affirmatif et créateur de valeurs : « Vous êtes stériles, lance
Zarathoustra à la foule : c’est pourquoi vous manquez de foi. Mais celui qui
devait créer possédait toujours ses rêves et ses étoiles — et il avait foi en la
foi ! »3646..
La création du génie possédait ces trois caractères : l’unicité, la singularité
et l’authenticité. L’art contemporain ne cessera de mettre en question et en
crise ces trois valeurs.
Bachelard disait à propos de l’industrie moderne : étrange création où le
général prime le particulier ; à certains égards, la fabrication en série est une
application de la cause formelle aristotélicienne. Du ready-made de Marcel
Duchamp aux images en série d’Andy Warhol, la génialité de l’œuvre
unique a été perdue dans l’objet banal et la série. Les collages, les
emprunts, les détournements (emprunts décalés), les citations seront autant
de stratégies visant à déconstruire le mythe de la création et du créateur. Le
hasard se taille la part du lion avec l’écriture automatique et la musique
aléatoire : la volonté de l’auteur est tournée en dérision. Man Ray
photographie en lumière rasante un amas de poussière déposé sur le Grand
Verre de Marcel Duchamp et intitule l’image Élevage de poussière (1920).
Par contrecoup, et contradictoirement, l’artiste contemporain jouit d’une
liberté naguère impensable. Pour expliquer son retrait durant quinze ans,
Hantaï a eu ce mot magnifique : « La société s’apprêtait à faire ma peinture
à ma place ». Aucun artiste avant le XXe siècle n’eût tenu ce langage.
Seulement cette liberté est celle qui aux yeux de Hegel dissout l’art en
même temps qu’elle l’accomplit3647.. « Plus le jeu admet de règles, moins
il pousse à leur transgression », remarque Catherine Millet3648..
La dissolution de la création a emprunté une double voie. D’un côté, celle
de la dématérialisation. La récurrence du terme de « création » dans les arts
du spectacle (mises en scène, performances) a pour sens obvie de
contrebalancer le caractère problématique de l’œuvre3649.. L’inscription de
l’activité artistique dans une temporalité avec laquelle elle se confond (c’est
le cas de la performance) est une façon de démolir la création. Le message
étant : il n’y a plus d’œuvre, il n’y a que des manières de faire. Dans les
technosciences, le brevet n’est plus nécessairement la preuve d’une
invention. Il peut désormais dériver d’une découverte et la protéger
financièrement.
Une manière inverse de subvertir la notion ancienne de création consiste à
assumer le matériau dans ce qu’il peut avoir de plus vil et de plus dérisoire :
le reste, le rebut, le déchet3650..
La créativité est la création adéquate à l’âge postmoderne, celui, qui selon
la définition de Jean-François Lyotard, en a fini avec les « grands récits ».
Alors que le terme désignait la puissance inhérente au créateur, il a été
utilisé à des fins idéologiques qui lui ont donné un sens politique et social
prévalent. Expression de l’égalitarisme démocratique en matière
esthétique3651., la thématique de la créativité a eu raison de celle de la
création. La valeur, hautement aristocratique, du génie réservé à une élite,
l’esprit démocratique ne l’accepte plus. Ainsi que l’avait discerné
Tocqueville, l’envie remplace l’admiration comme affect dominant à l’âge
démocratique. Comme la liberté et la responsabilité, la créativité doit
appartenir à tous, du moins en théorie, comme une manière de droit
naturel3652.. L’informatique s’en est mêlée : on a tenté une « créatique »
pour désigner un ensemble de techniques ayant pour objectif d’analyser, de
systématiser, voire de favoriser la créativité.
Le créateur était une figure prométhéenne : on songe à Michel-Ange
tenant tête au pape, Beethoven qui, au moment d’expirer, pendant un
violent orage, tend son poing vers le ciel. Le créatif, lui, ne s’inscrit pas
dans ce cadre épique. Il ne se révolte contre rien, ni contre personne, tout ce
qu’on attend de lui, c’est qu’il réagisse le plus rapidement possible dans une
économie de l’incertitude. Le créateur, dans la version héritée du
romantisme, était un rival de Dieu ; le créatif n’est que le concurrent des
autres créatifs3653..
On comprend que le génie devienne désormais superflu. Le génie était
dans une logique de la rupture — sa qualité principale était l’originalité. On
n’en demande pas tant au créatif ; la flexibilité sera sa vertu cardinale. Au
fond, par un étrange paradoxe, le meilleur créatif, c’est-à-dire le plus
efficace, sera celui qui, par adaptation, ne crée pas3654..
Si le terme de créativité a remplacé celui de création dans le domaine
artistique, c’est que l’art, au fond, ne croit plus à ses anciens idéaux (beauté,
perfection, harmonie etc.). Le geste fondateur à cet égard, celui qui a
réellement introduit l’art dans la modernité, fut celui, fameux, de Marcel
Duchamp lorsqu’il exposa un urinoir baptisé Fontaine et une reproduction
de la Joconde à laquelle il s’était contenté d’ajouter des moustaches et de lui
coller ce titre salace : LHOOQ. Ces objets ne sont pas le résultat d’une
création puisqu’ils sont, comme le dit leur nom anglais, « tout faits »
(ready-made). On parlera, en revanche, à propos de ce geste de Duchamp,
de créativité.
Mais même si elle dérive de l’esprit démocratique, la créativité marque
encore une supériorité, ne serait-ce que par rapport à son absence. Il y a les
actifs et parmi ceux-ci, ceux qui le sont éminemment. Ce sont eux que l’on
appelle les créatifs.
 
*
 
Voir aussi
 
L’art. La beauté. Le divin. L’existence. La musique. La nature. La
perfection. La technique. Le travail.
 
*
 
Bibliographie
 
 
Thomas d’Aquin, Somme théologique, première partie, questions 44-46 et 73-74.
E. Kant, Critique de la faculté de juger I, Analytique du sublime § 43-50.
A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, livre III, chapitres 36 et 37 ;
supplément au livre III, chapitre 31, trad. A. Burdeau, PUF, 1978.
F. Nietzsche, Humain, trop humain I.
Henri Bergson, — L’Évolution créatrice.
— « Le possible et le réel » in La Pensée et le Mouvant.
Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, trad. fr., Seuil, 2003.
A.D. Sertillanges, L’Idée de création et ses retentissements en philosophie, Aubier, 1945.
Michel Lambert, article « Création », in Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay,
Larousse, 2003.
Alain Pons, article « Génie », in Vocabulaire européen des philosophies, dir. B. Cassin, Seuil/Le
Robert, 2004, p. 497-502.
3505 Éthique à Nicomaque VI, 4. Voir L’action et La pratique.
3506 Par l’émanation, l’être produit une nouvelle manière d’être à la fois distincte de lui-même
(dans la mesure où il peut être sans elle) et indissociable (puisqu’elle ne peut être rapportée qu’à lui).
3507 Les déesses-mères sont les déesses de la fécondité mais seul un Dieu le Père sera imaginé
comme dieu de la Création. Cela dit, le paradigme de la génération ne disparaîtra jamais tout à fait
(voir infra).
3508 Dans L’Étoile de la Rédemption, Franz Rosenzweig substitue à la triade Dieu/homme/monde
qui organisait la trilogie métaphysique de la théologie, de l’anthropologie et de la cosmologie, le
triangle de la Création (rapport de Dieu au monde), de la Révélation (rapport de Dieu à l’homme), et
de la Rédemption (rapport de l’homme au monde).
3509 Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso.
3510 Il en est resté une expression comme « créer un poste ».
3511 « Nul être n’est ni engendré, ni détruit, mais tout se trouve composé et discriminé à partir des
choses qui existent, dit un fragment d’Anaxagore. Ainsi conviendrait-il de désigner plus correctement
la génération par le terme de composition et la mort par celui de discrimination » (Anaxagore,
Fragment B XVII, in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1988, p. 618).
3512 Xie He (VIe siècle).
3513 Voir La nature.
3514 F.H. Jacobi, Des choses divines et de leur révélation, in Œuvres choisies, trad. J.-J. Anstett,
Aubier, 1946, p. 423.
3515 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, PUF, 1970, p.1192.
3516 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, ibid., p. 833. L’article sur « Le possible et le réel » dit : «
création continue d’imprévisible nouveauté » (La Pensée et le Mouvant, ibid., p. 1331). L’Évolution
créatrice dit : « création continue d’imprévisible forme » (ibid., p. 519).
3517 H. Bergson, L’Évolution créatrice, ibid., p. 511.
3518 Ibid., p. 783.
3519 Ibid., p. 699.
3520 Cicéron, De la nature des dieux, II, Les Stoïciens, éd. É. Bréhier, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962, p. 429.
3521 Divinités célestes dans la religion brahmanique.
3522 On dit fût pour la colonne comme pour le tronc.
3523 Un petit poisson.
3524 Un petit oiseau.
3525 La musique a une dimension cosmique dans toutes les cultures. Les cinq notes de la gamme
pentatonique utilisée en Chine étaient associées aux cinq éléments reconnus dans cette culture (bois,
feu, eau, terre, métal).
3526 C’est le cas des ragas de l’Inde.
3527 Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXXV, 64) raconte cette joute picturale : Zeuxis peignit
des raisins si ressemblants que des oiseaux vinrent les becqueter. Mais Parrhasios peignit un rideau si
ressemblant que Zeuxis réclama qu’on le tirât pour voir la peinture. Détrompé, Zeuxis reconnut alors
la supériorité de Parrhasios, car il est plus difficile de tromper les artistes que les oiseaux.
3528 L’Occident, qui croit à la réalité objective du monde, a cultivé les arts de l’illusion, tandis que
l’Orient, qui croit à l’impermanence de toutes choses, est resté étranger à l’illusionnisme en art.
3529 L’illusionnisme triomphe avec le trompe-l’œil — lequel ne se contente pas de représenter une
troisième dimension (comme le fait la perspective), mais y fait croire.
3530 Nul, évidemment, dans l’ignorance du titre, ne reconnaîtrait les quatre saisons dans les quatre
concertos de Vivaldi qui portent ce titre. Ce n’est qu’après être passé par le filtre de l’information
acquise que l’auditeur « entendra » le gazouillis des oiseaux, le martèlement des gouttes de la pluie
d’orage qui s’annonce ou bien le bruit feutré de la neige qui tombe.
3531 A. Malraux, L’Intemporel, Gallimard, 1976, p. 230.
3532 Dans sa Métaphysique, Aristote donne significativement comme exemple de « cause par
accident » Polyclète cause de la statue « car ce n’est que par accident que le statuaire est Polyclète »
(Aristote, Métaphysique, livre delta, chapitre 2, 1013 b37, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 250).
3533 Cité par F. Cheng, L’Espace du rêve. Mille ans de peinture chinoise, Phébus, 1980, p. 9.
3534 Haïku d’Onitsura in Haïku, texte français de R. Munier, Fayard, 1978, p. 79.
3535 Ainsi appelaient-ils toute peinture d’origine européenne.
3536 F. Cheng, Souffle-esprit. Textes théoriques chinois sur l’art pictural, Seuil, 1989, p. 25.
3537 Voir La nature.
3538 La séparation la plus importante étant celle du Ciel et de la Terre.
3539 Des versions moyennes sont évidemment possibles. Chez les Indiens Uitoto de Colombie,
tout n’était qu’illusion à l’origine. Le Père de toutes choses lui-même rêvait mais par le moyen de ses
rêves il réussit à capturer les phantasmes et les transforma en réalités physiques. Ainsi le monde vint-
il à l’existence (M. Eliade, « Les mythes de la Création », in Encyclopaedia Universalis, tome V,
1968, p. 60).
3540 Dans le Timée.
3541 Certains spécialistes ont émis l’hypothèse que l’idée d’un Dieu créateur de l’univers est venue
de celle d’un Dieu sauveur du peuple juif.
3542 La dualité du créateur et du créé structure la quadripartition du Periphyseon de Jean Scot
Érigène qui distingue : a) la Nature créatrice non créée : Dieu comme Principe ; b) la Nature créatrice
et créée : les Idées, causes primordiales de tous les existants, qui ont été créés de toute éternité dans
le Verbe ; c) la Nature non créatrice et créée : les effets procédant des Idées, c’est-à-dire les existants
; d) la Nature non créatrice et non créée : Dieu en tant que cause finale de tout ce qui existe (Jean
Scot Érigène, De la division de la Nature, deux volumes, trad. fr., PUF, 1995).
3543 Monologion, 8.
3544 L’émanatisme néoplatonicien ne pose pas moins de problèmes : pourquoi l’Un n’est-il pas
resté seul à jamais ? Pourquoi est-il allé se disperser ? La réponse de Plotin fut analogue à celle
donnée plus tard par les théologiens et philosophes chrétiens : l’Un est profusion d’être, générosité,
richesse infinie.
3545 La définition de Dieu comme Amour est spécifiquement chrétienne mais Platon dans le Timée
précise que le démiurge a formé le monde parce qu’il est bon, donc sans envie, donc désireux d’être
imité (Timée, 29d-30c).
3546 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit II, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1941,
p. 276.
3547 Thomas d’Aquin, Somme théologique, première partie, q. 73, o. 2, trad. fr., Les Éditions du
Cerf, 1984, p. 639.
3548 Voir La causalité.
3549 Michel Lambert, article « Création », in Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel
Blay, Larousse, 2003, p. 220.
3550 Le terme d’influentia était utilisé par les médiévaux comme équivalent de celui d’emanatio.
3551 La conception d’Avicenne qui s’écarte sensiblement de la théologie sunnite orthodoxe, a
souvent été rapprochée du néoplatonisme, lequel fut une source d’inspiration pour le philosophe
persan. Avicenne conçoit le monde comme constitué de 10 sphères dirigées par 10 Intelligences
créées par émanations successives. Dieu ne crée directement que la Première Intelligence.
3552 La Bible a repris le paradigme mésopotamien de la création de l’homme comme modelage
d’une statue d’argile.
3553 Voir la symbolique franc-maçonne du Grand Architecte de l’univers.
3554 Certes, on trouve chez Isaïe l’idée nouvelle d’un Dieu qui ne s’est pas contenté de créer une
fois pour toutes, mais la continuation de l’acte créateur ne touche que les événements dans le temps,
et non pas les êtres eux-mêmes (Isaïe, 48,7).
3555 En islam, certains théologiens mutazilites et asharites sont allés, dans leur souci de mettre en
relief l’acte créateur permanent de Dieu, jusqu’à nier toute consistance et toute durée à la créature.
Celle-ci n’est qu’un assemblage d’éléments juxtaposés que Dieu crée à chaque instant ; retombant
dans le néant à l’instant suivant, il est recréé par Dieu, et ainsi de suite.
3556 Lettres à Mersenne du 15 avril et du 27 mai 1630.
3557 Parmi les œuvres les plus grandes, il est habituel de parler de « monde » (exemple : le «
monde de Dostoïevski »).
3558 Le protestantisme fut iconoclaste (ce pourquoi par compensation il cultiva la musique) : de
fait, il relégua la christologie au second rang.
3559 Dans L’œil écoute.
3560 A. Malraux, L’Irréel, Gallimard, 1974, p. VII.
3561 Dans Sur l’art de peindre.
3562 Comme en musique.
3563 Bien que bruyante, la nature est singulièrement dépourvue de sons purs. Si les compositeurs,
surtout à partir de l’époque romantique, ont souvent introduit le chant du coucou dans leur musique,
c’est parce qu’il est l’un des rares qui puisse être transcrit dans la gamme (ses deux tons forment une
tierce). Une légende grecque raconte comment Hermès inventa la lyre en trouvant une carapace de
tortue dont les tendons, encore attachés, produisaient des sons musicaux lorsqu’on les pinçait.
L’image est belle mais ne correspond pas à la vérité historique : l’homme n’a pas davantage trouvé
son art que ses lois et ou sa technique dans la nature.
3564 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, op. cit., p. 1009.
3565 Le point de vue de Thomas d’Aquin, d’inspiration aristotélicienne, se traduisait en esthétique
par l’idée que la nature, œuvre de Dieu, prête sa beauté à l’art. La Renaissance marquera un retour au
platonisme : l’art est l’artifice qui permet de découvrir le sens caché des choses naturelles. Botticelli
fut l’exemple glorieux de cette tendance pour laquelle le beau n’ayant pas de formes qu’on puisse
imiter, l’art, qui est la volonté de la beauté, n’en est pas la représentation (voir La beauté).
3566 Le mot vient de Guillaume Apollinaire, qui l’a inventé à propos du cubisme parce que ce
mode de peinture, en faisant coexister dans une même représentation des aperçus qui dans le réel ne
peuvent être que successifs, semble renchérir sur lui.
3567 L’un des palais des empereurs d’Assyrie.
3568 Contrairement à ce que l’on a longtemps cru (toujours ce contresens naturaliste), les deux
couleurs contrastées dont les artistes égyptiens se servaient pour peindre le corps des hommes et celui
des femmes ne correspondaient à aucune donnée naturelle.
3569 Les chevaux mauves, les chèvres roses, les chacals bleus et les chameaux violets…
3570 Petits rectangles attenants aux temples, ces jardins sont faits de gravier (soigneusement
ratissé) et de rochers (disposés de manière symbolique) — évoquant respectivement la mer et les îles,
supports de la méditation.
3571 La Chine voua un véritable culte à l’artificiel. En témoigne l’invention de nombreux
matériaux (soie, porcelaine, émaux, papier). La Grèce, trop amoureuse des formes belles, n’inventa
aucun matériau.
3572 L’art japonais du bouquet végétal (où les herbes et brindilles peuvent avoir autant
d’importance que les fleurs).
3573 En fait seul l’Occident a connu le bouquet.
3574 P. Valéry, Regards sur le monde actuel, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1960, p. 1044.
3575 Quoi de plus artificiel, de plus irréel, et pour tout dire de socialement et historiquement
invraisemblable que l’idée qui fonde chez Zola sa série des Rougon-Macquart sous-titrée Histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ? A-t-on jamais vu une seule famille, même
élargie aux collatéraux, résumer la société entière et comprendre parmi ses membres des échantillons
de tous les états de fortune et de toutes les conditions, du ministre à l’ouvrier ?
3576 Un devin dit à Marc Antoine qu’il ferait bien de s’éloigner d’Auguste parce que son génie
craignait celui d’Auguste.
3577 En latin moderne, « ingenium » signifie « esprit » comme faculté de penser. Le titre du texte
de Descartes Regulae ad directionem ingenii est généralement rendu par : Règles pour la direction de
l’esprit.
3578 Article écrit par Saint-Lambert mais auquel Diderot a sans doute participé.
3579 Le Neveu de Rameau de Diderot met en scène une figure préromantique du génie :
l’originalité absolue du personnage ne débouche sur aucune œuvre. À la différence de Rameau, le
musicien, le neveu exprime son génie par son caractère et son existence.
3580 E. Kant, Critique de la faculté de juger I, Analytique du sublime § 43, AK V, 303, trad. A. J.-
L. Delamarre, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 1084.
3581 E. Kant, Critique de la faculté de juger § 43, AK V, 304, ibid., p. 1085.
3582 De Raymond Lulle à Leibniz, nombre de penseurs ont cru à un ars inveniendi, ou à un art
combinatoire qui permettrait de dessiner les arbres entiers des inventions, parfois (comme chez
Leibniz) sur le modèle de l’engendrement de la suite des entiers naturels.
3583 E. Kant, Critique de la faculté de juger, AK V, 307, p. 1089.
3584 Le style est pour l’artiste principe de création et pour l’amateur moyen de reconnaissance.
Principe de création : le génie de Mozart ne consiste pas tant à composer la symphonie Jupiter qu’à
posséder un langage musical propre qui lui permettra, entre autres, de composer cette symphonie.
3585 E. Kant, Critique de la faculté de juger § 46, AK V, 308, op. cit., p. 1090.
3586 E. Kant, Critique de la faculté de juger § 47, ibid., p. 1091.
3587 E. Kant, Critique de la faculté de juger AK V, 307, ibid., p. 1088.
3588 Dans la Critique de la raison pure, Kant établit l’impossibilité de donner un contenu positif à
l’idée de création et de remonter à un Dieu créateur comme cause du monde. Tout au plus est-il
possible de poser un architecte du monde.
3589 E. Panofsky, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. fr.,
Gallimard, 1989, 150-151.
3590 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, Œuvres, op. cit., p. 838. Le saisissant témoignage de
Balzac, qui comparait ses idées et personnages à la Grande Armée en marche, est connu : « Tout
s’agite ; les idées s’ébranlent comme des bataillons de la Grande Armée sur le terrain de bataille et la
bataille a lieu ; les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des
comparaisons se développe dans un magnifique galop ; l’artillerie de la logique arrive avec son train
et ses gargousses ; les traits d’esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent, le papier se couvre
d’encre... ».
3591 V. Jankélévitch, L’Austérité et la vie morale, Flammarion, 1992, p. 17. « Supralapsaire »
signifie : avant la chute.
3592 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, supplément au livre
troisième, chap. 31, trad. A. Burdeau, PUF, 1978, p. 1116.
3593 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, op. cit., p. 250-251.
3594 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, livre III, § 36, p. 239.
3595 Ibid., p. 240.
3596 Voir infra.
3597 Le Coran XXX, 11.
3598 Le Coran VI, 2.
3599 Selon une exégèse rabbinique, 26 créations avortées auraient précédé celle que rapporte la
Genèse — ce qui déjà fait un Créateur plus humain.
3600 La série proliférante des études préparatoires pour Les Demoiselles d’Avignon est un cas
célèbre.
3601 Découpage idéel comme l’étude, amorçage temporel comme l’ébauche, l’esquisse, à la
différence de l’une et de l’autre, peut suivre et non précéder l’œuvre achevée : après avoir terminé
son tableau, le peintre réalise parfois une ou plusieurs versions réduites de facture rapide pour garder
par exemple le souvenir de l’œuvre dans l’atelier. L’esquisse n’est plus alors le signe d’une non-
totalisation comme l’étude et l’ébauche, mais celle d’une détotalisation, puisqu’elle succède à
l’œuvre achevée au lieu de la précéder. L’esquisse en musique ne peut être que du côté de la non-
totalisation. Une symphonie ne se résume pas.
3602 Qui a laissé d’extraordinaires esquisses de La Mort de Sardanapale.
3603 E. Delacroix, Journal, 23 avril 1853.
3604 Daniel Charles, « Ébauche (brève) d’une politique de l’ébauche », in L’Ébauche, « Corps écrit
» numéro 30, PUF, 1989.
3605 C’est le cas des Ménines de Vélasquez. Picasso en fut si troublé qu’il se lança dans une série
de variations autour de ce tableau.
3606 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 49, AK III, 315, op. cit., p. 1099.
3607 Ibid., p. 1101.
3608 Schelling, qui s’efforça de concilier la Personne et l’Absolu, aimait citer cette expression.
3609 En fait, la volonté de l’artiste n’est jamais respectée. On a toujours passé outre aux testaments
réclamant la destruction ou la non-publication de papiers inédits.
3610 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Œuvres, op. cit., p. 634.
3611 L. Pareyson, Esthétique : théorie de la formativité, traduction française, Rue d’Ulm, 2007.
3612 Le travail des termites est stimulé par la construction même qu’ils sont en train de réaliser.
3613 Publié dans Science et méthode, Kimé, 1997, p. 43-57.
3614 Voir La perfection. Au Portugal, les chapelles inachevées du monastère de Batalha sont dites
capelas imperfeitas — et un traducteur trop pressé a fait écrire sur un panneau en français « chapelles
imparfaites ».
3615 La mort seule termine une entreprise d’art. Elle peut la finir mais ne saurait l’achever.
3616 La jurisprudence estime que seul l’auteur a qualité pour désigner l’œuvre achevée et que
l’opposition de la signature en est le signe.
3617 Numéro 50, automne 1994, p. 11.
3618 Le cas de Léonard de Vinci est exemplaire à cet égard. Son activité universelle débouche
presque toujours sur l’inaccompli. La plupart de ses innovations techniques ont tourné court. Sa
métaphysique rivée à l’infini le paralyse : comment pourrait-il y avoir un terme à la création
artistique ? On a dit de lui que, remontant la série indéfinie des moyens et des conditions, s’il veut
découper un morceau d’étoffe, il commence par inventer de nouveaux ciseaux et un nouvel alliage de
métaux pour les ciseaux qu’il souhaite. Pour Freud, Léonard revit sans le savoir ce schème de
l’abandon inscrit dans son inconscient : il se comporta avec ses œuvres comme son père naturel vis-
à-vis de lui. Toutes les causes psychologiques d’inachèvement en art, toutes les modalités
d’inhibition — le refoulement (l’autocensure), l’idéalisation (la soif d’infini, d’absolu), Vinci les a
vécues et en a donné les signes protéiformes. Ce qui ne l’a pas empêché de nous laisser quelques-uns
des tableaux les mieux accomplis de l’histoire de la peinture.
3619 A. Green, Révélations de l’inachèvement. Léonard de Vinci, Flammarion, 1992, p. 90.
3620 Cité par R. Grenier, « La frivolité ou la mort », in L’Inachèvement, Nouvelle Revue de
Psychanalyse, op. cit., p. 15. Le journal intime est avec la correspondance l’œuvre inachevée par
excellence : la mort seule y mettra son point final. D’où peut-être un désir inconscient d’écrire.
3621 A. Green, « Vie et mort dans l’inachèvement », ibid. p. 172.
3622 J.-B. Pontalis, « Le souffle de la vie », ibid., p. 27.
3623 P. Ricœur, Temps et récit, tome 3, Seuil, 1985, p. 351.
3624 P. Valéry, « Degas Danse Dessin », Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1960, p.
1175.
3625 Lors de la création de Turandot en 1926, Toscanini posa sa baguette de chef d’orchestre après
la mort de Liu (l’héroïne), se tourna vers le public et dit avec l’émotion et la solennité que l’on
devine : « À cet endroit, Giacomo Puccini dut interrompre son travail. La mort en cette occasion se
montra plus forte que l’art ».
3626 Le cas Mozart est ici d’autant plus exemplaire que ce compositeur nous a laissé très peu
d’œuvres inachevées.
3627 On songe au mot plein de fierté de l’enfant devant son dessin : « J’ai fini ! ».
3628 Juste avant de se jeter dans le vide, Nicolas de Staël écrit : « Je n’ai pas la force de parachever
mes tableaux ».
3629 Tinguely compose La Machine à casser les sculptures puis la détruit.
3630 Voir la parenté étymologie tissu/texte.
3631 Un modèle intermédiaire est fourni par le Sukasaptati, un recueil de contes sanskrits (Les
Contes du perroquet, trad. A. Okada, Gallimard, 1984). Pour empêcher une dame de tromper son
mari en trompant son ennui pendant son absence, un perroquet trompe son attente en lui récitant des
contes qui, comme dans les Mille et Une nuits, ne finissent pas… jusqu’au retour du mari. L’histoire
et le temps œuvrent contre le désir — en le mettant en scène.
3632 Indiquer la façon de procéder de l’artiste, disait Proust, c’est comme laisser l’étiquette de prix
sur un cadeau.
3633 Livre V.
3634 Traduction française, Flammarion, 1988.
3635 Theodor Adorno croyait que le pouvoir critique de l’œuvre moderne, en rompant avec les
solutions esthétiques traditionnelles (la poésie soumise au sens, la musique soumise à la mélodie
etc.), pourrait, en ruinant la mystification de l’harmonie de l’œuvre, subvertir le système capitaliste
(voir Le capitalisme). Les stratégies de neutralisation ont également pu émaner du pouvoir politique :
en France, l’État a institutionnalisé la révolte et noyé la subversion par des subventions (R. Rochlitz,
Subversion et subvention, Gallimard, 1994).
3636 Balzac écrivait jusqu’à 18 heures par jour. Lettre de Flaubert à Louis Boulhet du 7 juin 1855 :
« Je vais bien lentement. Je me donne un mal de chien. Il m’arrive de supprimer, au bout de cinq ou
six pages, des phrases qui m’ont demandé des journées entières. Il m’est impossible de voir les effets
d’aucune avant qu’elle ne soit finie, parachevée, limée. C’est une manière de travailler inepte, mais
comment faire ? J’ai la conviction que les meilleures choses en soi sont celles que je biffe. On
n’arrive à faire de l’effet que par la négation de l’exubérance. Et c’est là ce qui me charme,
l’exubérance ».
3637 Alors que Quesnay et les physiocrates croyaient à une production absolue, Schumpeter
pensait qu’il n’y avait pas de création sans destruction (d’où son concept oxymorique de destruction
créatrice). Pour ce qui concerne les créateurs, on pourrait également se demander sur quel fond de
destruction (extérieure ou interne) ils travaillent.
3638 Alors qu’on demandait à Samuel Beckett pourquoi il écrivait, « Bon qu’à ça ! » répondit-il.
3639 F. Nietzsche, Schopenhauer éducateur § 3.
3640 « Etwas Uebermenschliches », « quelque chose de surhumain ».
3641 Nietzsche pense évidemment à Wagner.
3642 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 164, trad. R. Rovini, Gallimard, 1968, p. 130-131.
3643 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 231, ibid., p. 163-164.
3644 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 162, ibid., p. 128.
3645 Ibid.
3646 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, « Du pays de la culture », trad. H. Albert, Œuvres
II, Robert Laffont, 1993, p. 377.
3647 Voir L’art.
3648 C. Millet, L’Art contemporain en France, Flammarion, 1994, p. 297.
3649 Un cas particulier intéressant est celui de l’interprète. Le musicien exécutant, l’acteur jouant
un rôle ne sont assurément pas en droit d’en revendiquer la genèse. Pourtant un usage bien établi
permet d’employer le terme de création pour désigner le fait d’être le premier exécutant de l’œuvre.
L’exécutant dans les arts qui ont besoin d’un interprète distinct de l’auteur (ceux que Nelson
Goodman appelle allographiques) apporte réellement un complément de création à l’œuvre. L’on
appelle aussi « création » la première représentation d’un spectacle, même si l’œuvre n’a aucune
originalité.
3650 Le courant appelé Nouveau Réalisme dans les années 1960 a particulièrement cultivé cette
dimension contemporaine de l’art.
3651 Daniel Bell a parlé de « démocratie du génie ».
3652 Ainsi ne dit-on plus « éclairagiste » mais « concepteur de lumière », ni « costumier » mais «
concepteur de costumes » etc. Un économiste américain, Richard Florida, a introduit la notion de
creative class qui engloberait les ingénieurs, les architectes, les scientifiques, les professionnels de
l’enseignement et de l’information, des médias et du sport, des loisirs et du design et bien sûr les arts
— ce qui fait beaucoup de monde. Ainsi la sculpture ne bénéficie-t-elle plus d’aucun statut privilégié
par rapport au football ou à la présentation du journal télévisé. Signalons un usage tout à fait sérieux
du terme de créativité par l’école générative de Chomsky en linguistique pour désigner la capacité
spécifique de l’usage de la langue chez les êtres humains par opposition au langage animal.
3653 La concurrence a fait de la créativité une injonction. « Soyez créatifs ! », traduction : « Aidez-
moi à gagner beaucoup d’argent ! ».
3654 Aujourd’hui la valeur personnelle réside moins dans les œuvres que l’on crée que dans les
signes que l’on affiche. La création est prise dans un grand mouvement de dématérialisation qui la
dévalorise.
36. Le crime
 
 
 
Dans son Léviathan Hobbes rappelle l’étymologie judiciaire du mot latin
crimen : cernere signifie percevoir3655. ; est criminel ce qu’un juge peut
cerner, dis-cerner. Crimen a peut-être signifié à l’origine « ce qui sert à trier,
à décider », puis la « décision ». C’est en passant dans la langue juridique
qu’il s’est spécialisé au sens de décision judiciaire, d’accusation. Par
métonymie, il s’est appliqué à l’acte sur lequel se fonde cette décision, le
grief, l’inculpation, souvent avec une valeur péjorative due au contexte
pénal. L’accusation se confondant avec l’acte délictueux lui-même (scelus
en latin, d’où vient notre « scélérat »), a fini par désigner, dès l’époque
classique, l’action coupable, perdant ainsi tout rapport avec le cernere de
départ.
Jadis, la religion, la morale et le droit étaient mêlés, aussi le péché3656., la
faute et l’infraction étaient-ils confondus. Notre concept moderne de crime
vient de sa désacralisation et de sa démoralisation : « Un crime, écrit
Hobbes, est une faute qui consiste à commettre, par l’action ou par la
parole, ce que la loi interdit ou à omettre ce qu’elle a ordonné3657.. Ainsi
tout crime est une faute, mais toute faute n’est pas un crime »3658.. La
faute est une notion morale et religieuse, le crime est d’ordre juridique :
aussi l’intention peut-elle être fautive mais non pas criminelle3659..
Durkheim reprochait à Garofalo — l’un des fondateurs de la criminologie
— de s’être appuyé sur des critères moraux plutôt que juridiques pour
déterminer la notion de crime : « Pour constituer cette notion, il ne compare
pas indistinctement tous les actes qui, dans les différents types sociaux, ont
été réprimés par des peines régulières, mais seulement certains d’entre eux,
à savoir ceux qui offensent la partie moyenne et immuable du sens moral
»3660.. Pour Durkheim, les actes qualifiés de crimes par les sociétés
primitives et qui ne sont plus des crimes pour nous doivent être considérés
comme réellement criminels par rapport à ces sociétés3661..
La détermination juridique du crime comme infraction ne s’oppose pas
seulement à sa détermination morale comme faute ; elle peut également
entrer en conflit avec la détermination sociologique comme déviance ou
délinquance3662.. L’attention alors se détourne de l’acte pour se porter vers
l’agent. « Nullum crimen sine lege » — pas de crime sans loi. Chaque
système de lois dessine l’espace de ses transgressions possibles. Le crime
représente la transgression la plus grave, donc il induit la peine la plus
lourde.
Sur le plan moral, le crime est plus grave que la faute (Kant3663. oppose
la faute non délibérée au crime délibéré, c’est-à-dire conscient de la
transgression commise). Sur le plan juridique, le crime est plus grave que le
délit : il est passible d’une peine afflictive ou infamante, prononcée en cour
d’assises, alors que le délit est passible d’une peine seulement
correctionnelle prononcée par un tribunal correctionnel3664.. Le crime est
le superlatif de la faute et du délit. D’où le sens restreint3665. d’homicide
— dans lequel il est pris la plupart du temps et qui témoigne a contrario de
la valeur incomparable que nous attribuons à l’existence humaine.
Hegel dit que le crime est le jugement infini, car il ne nie pas seulement le
droit particulier mais la sphère universelle, le droit comme droit3666.. «
Nos codes juridiques, rappellera Hannah Arendt, établissent une distinction
entre les crimes qui doivent être obligatoirement réprimés parce qu’ils sont
dommageables à la communauté considérée dans son ensemble, et les délits
où seuls l’auteur et sa victime sont en cause ; cette dernière peut alors
renoncer à son droit de poursuite »3667..
Il existe un nombre considérable de crimes possibles — d’où la nécessité
d’une classification. C’est au nom de la société tout entière que le crime est
poursuivi, et non pas seulement au nom du particulier qui a été lésé par cet
acte3668.. Le criminel engage en effet par son acte bien autre chose que sa
propre individualité. À travers lui, c’est un ordre social entier, tout un
système de lois et de valeurs qui se trouvent troublés.
Les distinctions du droit moderne sont issues de la Révolution mais ont de
plus lointaines origines (le droit romain) : il y a les crimes contre les
particuliers et les crimes contre l’État, les crimes contre les particuliers se
subdivisent en crimes contre les personnes et crimes contre les propriétés.
L’être humain est inventif en matière de crime — d’où la nécessité (pénale)
de définir des catégories de plus en plus fines qui qualifient non seulement
l’acte mais ses modalités3669.. Ce travail de conceptualisation est une
nécessité pénale : on ne peut punir un crime que dans la mesure où il est
écrit par la loi, inscrit en elle.
Est-il possible de traiter le crime comme un phénomène physique ? Tel
était l’espoir du positivisme. Or, précisément, la notion de crime montre
l’impossibilité de dépouiller les concepts juridiques de toute dimension
morale : dire d’un acte qu’il est criminel, c’est le qualifier de répréhensible
moralement et pas seulement légalement. Le crime est aussi l’expression
d’un jugement de valeur. La criminalisation rétrospective du passé
historique, à laquelle nous assistons aujourd’hui (les Croisades, la traite des
Noirs, la colonisation sont désormais de plus en plus comprises comme des
entreprises criminelles) témoigne d’une judiciarisation croissante en même
temps que d’une éthicisation croissante de l’existence humaine collective.
Avant d’être pensé comme un problème logique, le crime est vécu par tous
(les auteurs3670., les victimes, les témoins) comme un acte formidablement
pathétique. Même la condamnation morale (et pénale) à laquelle il donne
lieu semble faible à côté de l’impact psychologique qu’il suscite. Il est, au
sens profond, bouleversant. Il est ce qui dé-vie (fait sortir hors de la voie) le
cours naturel des choses ; il est au sens propre un acte contre nature (en fait,
originellement, « crime contre nature » est un pléonasme)3671.. Le crime
introduit dans la trame des choses et des êtres une brutale rupture. Dans
toutes les sociétés anciennes, il est vécu comme une invraisemblable
trahison. Chez les primitifs, la société est un univers, elle est l’univers
même — aussi tout crime est une faute envers la totalité. L’existence du
crime est un scandale pour une pensée avide d’harmonie : « le seul fait (…)
de penser que chez nous il existera un pareil homme, écrit Platon à propos
du criminel, c’est en un sens un déshonneur pour l’État que nous imaginons
»3672.. Car si la société définit le crime, inversement le crime définit la
société dont il est, pour ainsi dire, le miroir sombre.
Cela dit, à la répulsion que le crime suscite se joint une fascination au
moins aussi intense. Le criminel n’est pas seulement un monstre, il apparaît
souvent comme un héros. Ne parle-t-on pas, pour certains pervers
particulièrement intelligents, de génie du crime ? « Rien ne ressemble à la
vertu comme un grand crime », s’exclamait Saint-Just. La plupart des
grands assassins ont été très populaires3673.. Les reliques des condamnés
ont souvent été l’objet d’une ferveur presque analogue à celle des
saints3674.. On attribuait aux criminels une puissance hors du commun.
Cette ambivalence de l’attirance et de la répulsion ne peut que faire signe
vers notre inconscient : le crime est aussi notre miroir sombre.
 
 
I. RELATIVITÉ DU CRIME
 
La criminalité dépend de l’incrimination — or celle-ci varie selon les
lieux, les temps et les conceptions. « Là où manque le pouvoir souverain, le
crime manque aussi », signale Hobbes3675.. La loi est littéralement la
cause formelle du crime : telle est la thèse dite constructiviste. Pendant des
siècles la sorcellerie était définie et pourchassée comme l’un des crimes les
plus graves. Elle a entièrement disparu de nos codes. Inversement, il ne
serait jamais venu à l’esprit de quiconque d’inculper les Assyriens, les
Vikings et les Mongols pour crimes contre l’humanité ou crimes de guerre
puisque le concept n’existait pas. Au XIXe siècle, la justice se trouva dans
l’impossibilité de condamner un homme qui violait dans leurs tombeaux les
jeunes mortes : le code n’avait pas prévu ce comportement. Le crime
organisé date de la prohibition, dans les années 1920, aux États-Unis, il
servit d’abord à définir les bootleggers3676. : la loi dans ce cas est
immédiatement criminogène3677.. Les théocraties de jadis et les
totalitarismes modernes ont criminalisé des actes comme le blasphème ou la
dissidence dont le caractère criminel n’est plus reconnu par les sociétés
démocratiques. Mais il y a également le contexte techno-économique :
chaque société circonscrit le champ de sa criminalité possible (il n’y a pas
de terrorisme chez les Hottentots et les attaques à main armée n’ont pas le
même sens chez les Papous et chez les Américains). Certes, depuis le XVIe
siècle, la piraterie est restée mais les pirates ont beaucoup changé.
« Ainsi que la vertu le crime a ses degrés », disait Racine3678.. La
hiérarchie du crime sera la troisième question abordée après celles de la
construction et de la relativité. En 1866, Jesse James, le légendaire bandit
de l’Ouest américain, réalise le premier braquage de banque de l’histoire. Il
se spécialisera aussi dans l’attaque des trains. Il existe une création
renouvelée de la criminalité — à la fois légale et comportementale — qui
vient contrebalancer, et au-delà, la tendance des sociétés modernes à la
décriminalisation.
 
 
1. La construction du crime
 
Dans une épître aux Romains, saint Paul écrit : « La loi est-elle péché ?
Loin de moi, mais je n’ai connu le péché que par la loi. Car je n’aurais pas
connu la convoitise si la loi ne m’eût pas dit : tu ne convoiteras pas. Et le
péché saisissant l’occasion produisit en moi par le commandement toutes
sortes de convoitise. Car sans la loi le péché est mort ».
Le crime est du réel déterminé par le symbolique (pensée et langage).
Locke fut avec Spinoza le premier à s’en aviser. Pour Locke, à la différence
des mots renvoyant aux substances et aux idées simples, ceux qui désignent
les modes mixtes sont arbitraires3679. : l’esprit humain combine les idées
simples entre elles, donne un nom à cette synthèse et croit ainsi (à tort) que
les modes mixtes ainsi obtenus constituent une idée simple. Exemple :
l’idée de meurtre vient de la combinaison de l’idée d’homme avec celle de
tuer, elle ne correspond à aucune substance dans la nature3680.. « Dans les
modes mixtes, l’esprit réunit arbitrairement en idées complexes telles idées
simples qu’il trouve à propos ; pendant que d’autres qui ont en elles-mêmes
autant de liaisons ensemble sont laissées désunies, sans être jamais
combinées en une seule idée, parce qu’on n’a pas besoin d’en parler sous
une seule dénomination »3681.. Ainsi a-t-on créé la catégorie de parricide,
en associant l’idée de père à celle de tuer, mais aucun mot, donc aucune
idée distincte, ne correspond au mélange de l’idée de tuer et de celle de
voisin.
Locke remarque par ailleurs que ce n’est pas seulement la qualité de
victime qui détermine (grâce à une décision de l’esprit) la dénomination du
crime, mais également l’instrument et le moyen de l’action. En anglais,
stabbing se dit pour l’acte de tuer par l’enfoncement de la pointe du
poignard tandis que le mot français « poignarder » n’est pas l’équivalent
exact de cette action (on disait « frapper d’estoc » pour dire enfoncer l’épée
dans le corps de l’adversaire)3682..
Spinoza est allé plus loin encore que Locke dans l’affirmation du caractère
fictif du crime. Le crime n’exprime aucune essence aux yeux de Spinoza —
lequel va jusqu’à écrire : « Le meurtre de sa mère, dont Néron s’est rendu
coupable, n’était pas un crime sous l’aspect positif de l’acte accompli ;
Oreste a pu agir extérieurement de même et tuer sa mère de propos délibéré,
sans mériter une condamnation aussi grave. En quoi consiste donc le crime
de Néron ? Uniquement en ce que dans ce meurtre Néron s’est montré
ingrat, impitoyable et rebelle. Aucune de ces qualifications n’exprime le
moins du monde une essence »3683.. À Spinoza, Blyenbergh rétorque que
si l’on suit ces idées, alors on devrait dire que « je suis aussi parfait quand
je commets des crimes de tout genre que quand je pratique la vertu et la
justice »3684.. Le correspondant de Spinoza avait oublié (ou feint
d’oublier) que pour celui-ci une action motivée par la haine ou la tristesse
ne peut être dite bonne car la tristesse ou la haine correspond à une
diminution de la puissance d’agir de l’individu. Or, pour Spinoza, est bon
tout ce qui renforce la puissance d’agir, mauvais tout ce qui l’amoindrit.
 
 
2. La relativité socio-historique
 
À Garofalo qui définissait le crime comme « un acte qui constitue en tout
temps et en tout lieu une atteinte à un certain sentiment moyen de pitié et de
probité », Gabriel Tarde répliquait : « Quel est l’acte inoffensif qui n’ait été
incriminé quelque part ? Et quel est l’acte monstrueux qui n’ait été quelque
part innocenté ou applaudi ? »3685.. Les exemples historiques ne manquent
pas : Tite-Live raconte que lors des bacchanales étrusques des violences de
toute espèce se perpétraient, qu’on avait soin de couvrir les cris des
victimes par des grands bruits de clairon et de tambours3686.. Les
mutilations sexuelles féminines, que nous considérons comme autant de
violations des droits fondamentaux de l’être humain ont été conçues dans
les sociétés qui les pratiquaient (et qui les pratiquent encore) comme
éminemment bonnes. Il n’existe pas de terme désignant le viol dans la
langue de la Grèce ancienne et l’infanticide était une pratique normale — il
le restera d’ailleurs bien après sa criminalisation opérée par l’Église3687..
Puisque la souveraineté fait le crime, elle peut tout aussi bien le défaire.
Si, par exemple, tuer en temps de paix est un crime, tuer à la guerre est un
devoir. L’activité du corsaire ne différait pas intrinsèquement de celle du
pirate3688. (le mot vient de l’italien corsaro, qui signifie « pirate ») —
seulement, alors que le pirate agissait en son nom propre, le corsaire avait
armé son navire de course avec l’autorisation du gouvernement de son pays.
Le pirate attaquait tous les bâtiments — y compris ceux de sa nation ; le
corsaire, quant à lui, était une espèce de capitaine de guerre.
« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime », écrit Boileau3689..
Rien n’absout comme le succès ; l’amnésie fait le reste. Or la tradition est à
la fois une réussite et une amnésie. Les philosophes n’échappent pas à cette
inconscience. Ni Platon ni Aristote ni Thomas d’Aquin ni Spinoza ne font
la moindre allusion au génocide ou au viol des enfants. Mais il y a pire
lorsque l’habileté argumentative ou simplement le style du philosophe se
met au service du crime absous. Kant, le penseur du règne des fins, celui
qui a élevé à la dignité du concept le respect de la personne humaine,
justifie dans sa Doctrine du droit l’infanticide pour les enfants illégitimes :
puisque l’enfant né en dehors du mariage est né en dehors de la loi, il ne
saurait bénéficier de la protection de la loi : « Il s’est pour ainsi dire glissé
dans la communauté publique (comme une marchandise prohibée) ». Cet
enfant n’aurait pas dû exister, dit Kant : « la communauté publique peut
ignorer son existence et par conséquent aussi son anéantissement »3690..
Quant à Nietzsche, il adoptera un point de vue résolument eugéniste et
justifiera l’élimination des tarés et des malades mentaux — un programme
qu’un demi-siècle plus tard les nazis appliqueront littéralement.
D’un côté donc, ce que nous considérons comme criminel a été banalisé et
justifié. Inversement, nombre de pratiques que nous jugeons désormais
indifférentes voire normales ont été jadis grandement criminalisées. Pour
saint Augustin, le mal, ce sont les adultères, les homicides, les
sacrilèges3691. ; pour nous, ni les adultères ni les sacrilèges ne sont des
crimes ou plutôt ce n’est pas à eux que nous songerions aussitôt si nous
avions à donner des exemples de crimes. Que l’on prenne un à un les sept
péchés capitaux : nous ne leur reconnaissons plus cette qualité de mal par
excellence dont les stigmatisait la théologie chrétienne, bien mieux, nous
les avons dialectiquement transformés en biens. La paresse ? Nous
l’envions. La luxure ? Nous la regardons avec gourmandise (le secret du
désir se vend désormais en pharmacie) ou la cultivons avec orgueil.
L’orgueil ? Il nous paraît une force essentielle pour échapper à
l’indistinction des sociétés égalitaristes. La colère ? Que serait l’indignation
sans elle ? Il n’y a plus guère que l’avarice pour rester mauvaise, parce
qu’elle contredit au devoir de consommation. Inversement, aucun de nos
grands crimes (le viol, l’infanticide, le crime de guerre, le génocide) ne
faisait les grands criminels de jadis. Les cercles de l’Enfer de Dante se
nomment luxure, gourmandise, avarice, colère, hérésie, violence, fraude et
trahison : non seulement ces actes et ces affects ne nous paraissent pas
nécessairement criminels en soi mais de plus ils ne nous semblent pas
devoir mener nécessairement au crime. Le suicide n’est pour nous plus du
tout un crime : il était jadis l’un des plus graves. Platon définit le suicide
comme un crime contre soi-même, d’autant plus grave qu’il « frustre la
Destinée du lot qui est le sien »3692.. Le christianisme y ajoutera d’autres
arguments : d’une part le suicidé a pris ce qui ne lui appartenait pas (la vie
donnée par Dieu), d’autre part il est mort en état de péché mortel puisque
son acte rend par définition impossible toute contrition, donc tout pardon.
Même s’il plaçait l’homicide au sommet de la hiérarchie des crimes,
Maïmonide justifiait la peine capitale pour les « cas graves ». Outre
l’homicide, il rangeait parmi les cas graves l’idolâtrie, l’adultère, l’inceste,
la profanation du sabbat, la fausse prophétie, la malédiction prononcée par
un fils contre ses parents. Seraient également punis de mort « le fils
désobéissant et rebelle, à cause de ce qu’il pourra devenir plus tard, car il
sera nécessairement un assassin », le voleur avec effraction et celui qui
s’empare d’un homme pour le vendre comme esclave. Maïmonide conclut :
« Tu ne trouveras la peine capitale dans aucun autre cas en dehors de ces
crimes graves »3693. — ce qui à nos yeux fait déjà beaucoup.
En définissant le crime, la loi le détermine. Tout ce qui n’est ni interdit ni
obligatoire est autorisé. Cela signifie que la loi délimite — symboliquement
— le champ de la délinquance et de la criminalité possibles, et donc celui
du châtiment légitime. Les pères de famille de la Rome ancienne détenaient
le droit de vie et de mort sur leurs enfants et leurs esclaves. Tuer un enfant
ou un esclave est devenu un crime à partir du moment où le système
juridique leur a accordé une vie, une valeur semblables à celles des autres
êtres humains. On comprend qu’ainsi, au sens rigoureux du terme, c’est la
loi qui fait le criminel. Lorsque Descartes écrit dans une lettre à
Mersenne3694. « ce n’est pas un crime d’être curieux de l’anatomie », il
faut donc comprendre que c’en était un. Pendant plus de cinquante ans en
France l’avortement fut considéré comme l’un des crimes les plus
graves3695. — désormais il est considéré comme un droit — radical tête-à-
queue symbolique. Lors de la présentation du projet de Code pénal à
l’Assemblée, le 22 mai 1791, Le Peletier de Saint-Fargeau dit : « Vous allez
voir disparaître cette foule de crimes imaginaires qui grossissaient les
anciens recueils de lois »3696.. Dans cette « foule » figuraient les crimes
contre la religion (le blasphème, l’athéisme, la magie, le sortilège,
l’apostasie, le schisme, la sorcellerie, les hérésies) et les crimes sexuels
(luxure, fornication, stupre, débauche, concubinage, sodomie). En
privatisant la vie sexuelle, le droit issu de la révolution la décriminalisera en
grande partie3697. : à partir du moment où un comportement est consenti et
qu’il ne menace pas l’ordre public, il ne saurait plus être qualifié de
criminel3698.. Par ailleurs, les sociétés démocratiques contemporaines ont
tendance à recriminaliser les comportements sexuels imposés sur des
personnes jugées faibles et non consentantes3699..
 
 
3. La hiérarchie du crime
 
La sévérité avec laquelle la société sanctionne ses criminels révèle moins
la gravité objective de leurs actes que la variation et la relativité de ce
qu’elle juge intolérable. Au XVIIIe siècle, sous l’ancien régime, le crime des
crimes est le régicide3700.. Au XIXe siècle, le code napoléonien définira le
parricide comme le plus grand crime3701.. Aujourd’hui, l’acte qui aux yeux
du plus grand nombre est le plus inexpiable est l’infanticide. Le roi, le père,
l’enfant : en deux siècles, la société française a varié deux fois dans sa
façon de définir l’être qui méritait la plus grande des protections parce que
détenteur de la valeur la plus haute (l’innocence l’a emporté sur l’autorité).
En l’absence de la notion d’accident3702., les sociétés primitives
criminalisent beaucoup plus que les modernes les comportements. Le
criminel ne fait pas que déranger l’ordre des lois humaines, dans la mesure
où celles-ci sont conçues comme analogues, équivalentes, voire identiques
aux lois naturelles, divines ou cosmiques, c’est à l’Ordre lui-même
(Dharma en Inde, Tao en Chine) que le criminel attente. Les crimes les plus
graves jadis n’étaient presque jamais des crimes de sang car la vie humaine
était loin d’être considérée comme une valeur suprême : la violation d’un
espace sacré, par exemple, était considérée comme infiniment plus grave
qu’un assassinat — lequel, d’ailleurs, ne suscitait d’horreur que dans le cas
où il portait sur un personnage sacré (un roi, un prêtre...). En faisant de la
vie humaine personnalisée la valeur suprême (puisqu’elle est la condition
de toutes les autres) les sociétés modernes ont entièrement réorienté la
notion de crime. Elles ne conçoivent plus leur ordre comme divin ou naturel
; elles ne croient plus qu’un meurtre puisse bouleverser les étoiles. Le crime
devient en conséquence la négation la plus grave de la personne dans sa
dignité (viols, tortures) et dans son existence. La difficulté que les droits
occidentaux éprouvent à l’endroit de l’idée de « crimes économiques » (une
notion, en revanche, centrale dans le droit des anciens pays communistes)
ne correspond pas seulement à une défense idéologique du système
économique en place ; elle provient de la position véritablement
transcendante de la personne par rapport aux objets en même temps que du
primat de l’individu sur la collectivité (la vindicte des tribunaux et de
l’opinion frappe davantage le cambriolage que l’abus de biens sociaux).
La gravité d’un crime est une réponse dont la question échappe au droit. «
Parmi tous les crimes de l’homme, disait Maïmonide à propos de
l’homicide, il n’y en a pas de plus grand que celui-là »3703.. Mais cette
voix resta longtemps isolée. Le premier crime auquel pense l’Athénien dans
Les Lois de Platon, c’est le pillage des temples ; puis vient la sédition,
viennent enfin les crimes contre les particuliers3704..
Hobbes a combattu la thèse stoïcienne de l’égalité des crimes : certes, tout
ce qui s’écarte de la ligne droite mérite le nom de déviation mais toutes les
lignes ne sont pas également déviantes3705.. Tous les crimes ne sont pas
également injustes : « Tuer son père ou sa mère est un plus grand crime que
de tuer quelqu’un d’autre ; en effet, un parent doit être honoré comme un
souverain parce que, bien qu’ayant fait abandon de son pouvoir au profit de
la loi civile, il le possédait, à l’origine, par nature »3706.. Voler le trésor
public est plus grave que voler un particulier parce que c’est voler beaucoup
d’hommes à la fois3707. et « voler un pauvre est un plus grand crime que
de voler un riche parce que le dommage est plus sensible pour le pauvre
»3708.. Dans l’ancien régime, le crime était relatif à la fois à l’auteur et à la
victime. Plus le statut social de l’auteur était élevé, et moins le crime était
grave, plus le statut social de la victime était élevé et plus le crime était
grave. Le viol d’une gardeuse d’oies par un seigneur était une vétille, le viol
d’une dame par un manant était en revanche un crime horrible3709..
Maïmonide était très en avance sur son temps lorsqu’il considérait qu’une
vie humaine vaut toujours une vie humaine, qu’elle soit celle d’un enfant ou
celle d’un adulte, celle de l’esclave ou celle de l’homme libre, celle du
savant ou celle de l’ignorant3710.. Il arrive que la sophistication
philosophique débouche sur d’inacceptables paradoxes : pour Kant, le
mensonge est plus grave que le meurtre, la première faute ne fut pas le
crime de Caïn ni la désobéissance d’Adam ni la tentation d’Eve, ce fut le
mensonge du serpent. Le mensonge ruine la condition de possibilité de
toute socialité : il est proprement un mal transcendantal.
La hiérarchie des crimes est par ailleurs reconnue par les criminels eux-
mêmes : dans les prisons les sadiques et assassins d’enfants sont des
réprouvés3711. car ils n’ont pas seulement transgressé le droit, ils ont violé
la morale. La plupart des criminels n’ont pas conscience d’avoir violé la
morale, entre la responsabilité et la culpabilité, ils dressent un mur épais.
Dans les sociétés modernes, les crimes contre « la chose publique » qui était
les plus réprimés après la Révolution sont passés derrière les crimes contre
les personnes et les crimes contre les biens. Désormais, la personne privée
prévaut sur le sujet politique. L’histoire du crime est celle d’une
individualisation et d’une personnalisation croissantes : individualisation de
la responsabilité, personnalisation du dommage subi3712..
 
 
4. Les progrès de la criminalisation
 
Le crime est le résultat d’une reconnaissance, donc celui d’un processus
plus ou moins long d’incrimination. Les progrès de la criminalisation ne
sont pas nécessairement ceux de la criminalité. Dans les sociétés
contemporaines, une spirale législative tend à accroître considérablement le
champ de la criminalité. L’inquiétude de l’opinion publique devant l’essor
de la criminalité suscite la multiplication des lois pénales, laquelle
augmente les occasions de transgression, et par suite la criminalité.
Cela dit, il y eut, dans le siècle écoulé, une réelle intensification du crime.
Les despotismes ont certes toujours tendu à criminaliser la contestation.
Mais le totalitarisme représente l’achèvement pathologique de cette
tendance en criminalisant la société entière — puisqu’en ce type de régime
celui que la répression épargne en est le nécessaire complice.
Les crimes de masse sont des crimes collectifs — ce qui ne signifie pas
que « tout le monde » y participe (la responsabilité et la culpabilité
universelles sont des mythes funestes ; elles peuvent être, au pire,
collectives). Après la Seconde Guerre mondiale, évoquant Auschwitz,
Winston Churchill avait eu ce mot : « Le crime sans nom ». L’Histoire a
connu nombre de massacres collectifs — jamais elle n’avait connu cela. Le
crime contre l’humanité est une notion nouvelle parce qu’il est une pratique
nouvelle : il vient de la négation de l’essence universelle de l’homme —
dont les Assyriens ou les Mongols n’avaient pas l’idée.
Au XXe siècle, la notion de crime s’est par ailleurs élargie dans deux
directions de la vie sociale : l’activité économique et l’activité
bureaucratique, l’idée étant que le crime n’est pas toujours l’acte singulier
d’un homme isolé mais qu’il peut être l’élément d’un système global (qu’on
pourrait à ce propos parler de crime systémique).
En 1948, le sociologue américain Edwin Sutherland forge l’expression
promise à fortune de « criminalité en col blanc ». Peu après, en Allemagne,
pour rendre compte de la responsabilité des fonctionnaires nazis ayant
participé à la politique d’extermination des Juifs d’Europe fut inventée la
notion de criminalité de bureau3713.. L’éloignement entre l’agent et la
victime caractérise ce type de crime : au lieu de la tuer directement —
chose impossible lorsque la mort programmée porte sur des millions
d’individus — l’assassin envoie sa victime sur les lieux du meurtre. Alors
l’anonymat de la mort est total : le plus responsable et le plus coupable
n’ont pas de sang sur les mains ; ils peuvent de plus abriter leur conscience
derrière le respect des ordres reçus.
En 1999, en réponse au vandalisme des guerres dans l’ex-
Yougoslavie3714. un texte international a défini une nouvelle classe de
crimes — les crimes de guerre culturels — et une nouvelle classe de
criminels : les criminels contre la culture.
La technique produit aussi des criminalités nouvelles. La cybercriminalité
sous ses deux dimensions3715. est une forme contemporaine de crime
directement induite par un nouveau moyen technique : le cyberterroriste et
le hacker n’existaient pas il y a vingt ans.
Enfin les déséquilibres sociopsychologiques et socioculturels font naître
de nouveaux criminels. Les Américains distinguent les serial murderers
(connus sous le nom de serial killers dans l’opinion), qui commettent de
nombreux crimes sur une longue période, et les mass murderers qui
commettent un grand nombre de crimes sur une période très courte, voire en
une seule fois. Ces types de criminels étaient impensables dans les sociétés
traditionnelles. Cela dit, il est difficile de parler d’une progression de la
criminalité globale. Nous avons sans doute davantage affaire à un
déplacement.
Le crime de masse se situe sur un tout autre plan ontologique que le crime
en série. Il serait parfaitement inadéquat de qualifier Pol Pot ou Ben Laden
de tueurs en série. Même lorsqu’il semble être d’abord le fait d’un individu
(le dictateur ou le chef d’une organisation terroriste qui décident, le «
kamikaze » qui exécute), le crime de masse est d’abord l’acte d’un collectif
animé par une idéologie nihiliste ; la révolution, la justice, le peuple, la
religion ne sont que des prétextes, la mort est sa victoire.
Certes l’histoire est parcourue de violences de toutes sortes et de grande
ampleur, mais jamais le crime de masse n’avait été à ce point justifié en
raison. En outre, et cette dimension est centrale, la technique moderne lui
donne des moyens inégalés.
Tout crime, par définition, détruit bien autre chose par-delà sa victime : un
univers symbolique dont il n’est pas possible de dire avec précision où il
s’arrête à cause de sa dimension imaginaire. Le caractère exorbitant du
crime apparaît évidemment dans une violence accrue avec la criminalité de
masse contemporaine. Le totalitarisme et le terrorisme ne commettent
jamais des crimes seulement singuliers : leur criminalité est totale. C’est
cette totalité que traduit le concept de crime contre l’humanité.
Le crime de guerre, le génocide et le crime contre l’humanité sont les trois
crimes de masse reconnus et interdits par les conventions internationales.
Le terrorisme qui se caractérise à la fois par des dommages matériels et
corporels exorbitants d’une part et par un effet psychologique d’épouvante
collective de l’autre devrait évidemment être qualifié de crime contre
l’humanité lorsqu’il n’est plus l’expression d’une lutte politique (qu’un
contexte non démocratique rendrait sinon nécessaire en droit, du moins
inévitable en fait). Ainsi le terrorisme basque et le terrorisme palestinien
sont-ils de nature absolument différente — nous sommes ici trahis par la
modestie du vocabulaire dont les gouvernements profitent. Ainsi comprend-
on qu’au-delà des calculs et des craintes des différents pays, le terrorisme
n’ait jamais été condamné en tant que tel dans les conventions
internationales et qu’il ne soit pas près de l’être. Il y a trop de bons
terrorismes, en tout cas trop de terrorismes politiquement rentables.
Négation de l’universel par le particulier (Hegel), rupture radicale de
l’ordre symbolique sur lequel est censée reposer toute société, le crime doit
d’abord être nommé avant d’être châtié. L’acte de dénomination — qui est
presque toujours celui d’une reconnaissance (quelque horrible que soit le
crime, il n’est pas tout à fait hors symbolique puisqu’il peut être subsumé
sous des catégories prévues) en tant que telle, signifie déjà une revanche du
symbolique, le signe que le silence n’aura pas le dernier mot. Or l’irruption
d’une criminalité de masse inédite dans le monde contemporain jette
d’abord les consciences dans un espace d’indicibilité auquel il semble tout
d’abord qu’elles ne pourront pas s’arracher. « Le droit lui aussi sembla
frappé de stupeur, incapable de nommer ce qui venait de se produire » écrit
Claire Tréan au sujet des événements du 11 septembre 20013716.. De fait,
aucun mot n’était disponible pour qualifier juridiquement ce qui s’est
produit ce jour-là.
 
 
II. L’ANORMALE NORMALITÉ DU CRIME
 
Dans l’Antiquité le criminel était dit sacer3717., banni de la communauté
et souvent il apparaîtra comme un véritable monstre. Il reste trace de cette
anomalie dans la façon dont Kant notait que le crime rendait son auteur «
inapte à être citoyen »3718.. Sur la question de l’(a)normalité du crime, la
psychologie, le droit et la sociologie ont des points de vue nécessairement
différents. La distinction entre les criminels normaux et les criminels
aliénés est implicite dans les codes et dans les tribunaux : seuls les premiers
sont jugés responsables de leurs actes3719. et donc passibles d’une peine.
Or la grande majorité des criminels sont de ce type3720.. Il existe donc déjà
d’un point de vue psychologique3721. et juridique une normalité3722. du
crime.
Mais c’est du point de vue sociologique que la normalité du crime est
encore la mieux établie. Puisqu’il n’y a pas de société sans loi, et qu’il n’y a
pas de loi sans crime, il n’y a pas de société sans crime. Cesare Beccaria
remarquait que la contrebande naît de la loi même qui la défend parce que
l’avantage qu’il y a à se soustraire au droit croît en raison de ce que ces
droits augmentent3723..
Le traitement mathématique du crime date du XIXe siècle. Il aura pour effet
de dissoudre les singularités (individus et événements) dans les généralités.
Dans sa Physique sociale ou essai sur le développement des facultés de
l’homme (1835), Adolphe Quételet propose de quantifier, par le calcul
statistique, le concept de penchant au crime : « En supposant les hommes
placés dans les mêmes circonstances, je nomme penchant au crime la
probabilité plus ou moins grande de commettre un crime »3724.. De même
que le courage pourrait être mesuré par la quantité d’actes courageux, de
même le penchant au crime peut être évalué par la quantité de crimes
commis et enregistrés3725.. Quételet, inventeur de la recherche statistique,
ne raisonne pas en termes individuels, mais de tendance sociale : le
penchant au crime ne renvoie pas à la potentialité criminelle des individus
mais à la criminalité sociale, globale. De ces études, Quételet dégage une
constante : il existe selon lui « un rapport à peu près invariable entre les
délits commis et jugés et la somme totale inconnue des délits commis
»3726.. La découverte de régularités le conduisit à conclure que c’est la
société qui prépare les crimes, dont les criminels ne sont que les exécutants.
Semblablement, l’un des inventeurs de la criminologie, Enrico Ferri,
croyait à la constance de la criminalité réelle, et il l’expliquait par une « loi
de saturation criminelle » : « Comme dans un volume d’eau donné, à une
température donnée, se dissout une quantité déterminée d’une substance
chimique, pas un atome de plus et pas un de moins, de même, dans un
milieu social donné avec des conditions individuelles et physiques données,
il se commet un nombre déterminé de délits, pas un de plus, pas un de
moins »3727..
La normalité du crime fut l’une des thèses centrales de la sociologie de
Durkheim. « Un fait social est normal pour un type social déterminé
considéré à une phase déterminée de son développement quand il se produit
dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la phase
correspondante de leur évolution »3728.. En vertu de ce critère, il est
nécessaire de qualifier de normal le crime : « Le crime ne s’observe pas
seulement dans la plupart des sociétés de telle ou telle espèce, mais dans
toutes les sociétés de tous les types. Il n’en est pas où il n’existe une
criminalité »3729.. En d’autres termes, « le crime est normal parce qu’une
société qui en serait exempte est tout à fait impossible »3730.. De fait, les
seules sociétés où l’on constate une absence totale de crime sont celles qui
ont été imaginées par les inventeurs d’utopie. « À moins d’admettre, écrit
Durkheim, qu’un même phénomène puisse être dû tantôt à une cause, tantôt
à une autre, c’est-à-dire à moins de nier le principe de causalité, les causes
qui impriment à un acte, mais d’une manière anormale, le signe distinctif du
crime, ne sauraient différer en espèce de celles qui produisent normalement
le même effet ; elles s’en distinguent seulement en degré ou parce qu’elles
n’agissent pas dans le même ensemble de circonstances »3731.. Durkheim
refuse pour le crime la métaphore organique de la maladie : « Faire du
crime une maladie sociale, ce serait admettre que la maladie n’est pas
quelque chose d’accidentel mais, au contraire, dérive dans certains cas de la
constitution fondamentale de l’être vivant ; ce serait effacer toute distinction
entre le physiologique et le pathologique »3732.. La normalité sociologique
de la criminalité n’implique pas la normalité physique ou psychologique du
criminel : « De ce que le crime est un phénomène de sociologie normal, il
ne suit pas que le criminel soit un individu normalement constitué au point
de vue biologique et psychologique. Les deux questions sont indépendantes
l’une de l’autre »3733.. Le crime est pour la société un accident nécessaire,
ce que la maladie pour l’individu n’est pas. Il existe dans toute société une
quantité constante de crimes incompressibles qu’une plus grande sensibilité
au mal ne ferait que déplacer : « Imaginez une société de saints, un cloître
exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront inconnus mais les
fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale
que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette
société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces
actes de criminels et les traitera comme tels »3734.. Mais Durkheim fait
plus que constater la normalité statistique du crime : « Classer le crime
parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement dire
qu’il est un phénomène inévitable quoique regrettable dû à l’incorrigible
méchanceté des hommes ; c’est affirmer qu’il est un facteur de la santé
publique, une partie intégrante de toute société saine »3735..
De fait, il serait trompeur de situer le criminel dans les marges de la
société à moins que l’on rappelle que la marge n’est pas en dehors de la
page mais fait partie d’elle. Chaque société a ses criminels — et le crime est
moins le masque du droit que sa caricature. De même, en effet, qu’un
dessinateur garde les traits d’un visage en les appuyant (art subtil qui doit
conserver la forme à travers la déformation même), un mafioso caricature la
société italienne par son machisme et son familialisme, un gangster
caricature la société américaine par son pragmatisme et son organisation
industrielle, à telle enseigne qu’il y a moins de distance entre Al Capone
(un gangster) et Rockefeller (un banquier) qu’entre Rockefeller et un artiste
de Greenwich Village. Comme le voleur est une caricature de commerçant,
l’assassin est une caricature de général d’armée ou de chef
d’entreprise3736.. Marx était allé plus loin que Durkheim en faisant du
crime un travail productif3737.. Le crime n’est pas, comme on pourrait le
croire, une perte pure pour la société, il produit une augmentation de
richesse.
Derrière toute grande fortune il y a un crime, disait Balzac. Christian Carle
définit la société contemporaine comme une société du crime3738.. Le
système capitaliste, qui vit de la mise à sac de la planète entière et du
continuel bouleversement des rapports sociaux est criminel non par accident
mais par essence3739.. Le peu de répression que subit cette criminalité en
confirme l’actuelle normalité.
 
 
III. EXPLIQUER LE CRIME
 
L’étude des causes de la criminalité s’appelle étiologie criminelle. C’est
Garofalo, disciple de Lombroso, qui inventa et popularisa le terme de
criminologie3740.. Dès le départ la criminologie rencontra une difficulté
méthodologique : à la différence des autres sciences humaines dépendantes
comme elle de l’examen d’un échantillon limité de population globale, sa
faiblesse particulière est de ne pouvoir observer qu’une partie de son champ
d’étude, une partie probablement différente de la partie non éclairée
composée de criminels en liberté. En d’autres termes, l’échantillon auquel
la criminologie a affaire est biaisé3741.. L’objet que les positivistes
assignent à la criminologie n’est ni le crime ni la peine mais le criminel,
être distinct du non-criminel. Le crime n’est pour eux qu’une abstraction,
une notion juridique sans intérêt. La réalité concrète, la seule qui donne
prise à l’examen scientifique est le criminel.
Position difficile à tenir, car comment séparer le crime et le criminel ?
3742. Le criminel est une entité ni moins ni plus abstraite que le crime.
Alors que du point de vue holiste c’est la criminalité en général qui
représente la pathologie du corps social dans son ensemble, du point de vue
individualiste, c’est le criminel lui-même qui constitue un cas pathologique.
Comme n’importe quel phénomène humain3743. la criminalité est a été
l’objet de trois réductionnismes : le physique, le social et le psychologique.
 
 
1. L’explication physique
 
On parlait à la fin du XIXe siècle d’anthropologie criminelle mais
l’anthropologie à cette époque était exclusivement physique. Le biologisme
bénéficiait du préjugé matérialiste mais il était loin d’être libre de toute
équivoque (les facteurs biologiques peuvent être aussi bien acquis,
héréditaires ou constitutionnels). Franz Josef Gall, fondateur de la
phrénologie3744., visita au début du XIXe siècle nombre de prisons en
Allemagne, en Autriche et en France : il tâtait le crâne des condamnés pour
déceler leurs particularités et en déduisait que l’instinct carnassier du
meurtrier est signalé par la saillie des os situés au-dessus du conduit auditif
externe tandis que la saillie de l’os frontal dénonce le penchant vicieux du
voleur. À cette influence directe (la criminologie de Lombroso s’inscrira
dans la lignée de la phrénologie de Gall) s’ajoutera un facteur idéologique
capital : convaincu que le progrès était la loi universelle de l’Histoire, le
XIXe siècle fut hanté par la dégénérescence qui la contredisait. Le criminel
dont l’existence était comme une objection incarnée à cette foi, était
considéré comme une espèce de brute restée à l’âge antérieur de l’humanité,
un sauvage égaré dans le monde moderne. La criminologie est née en Italie
sous inspiration positiviste. Elle entendait traiter le crime comme un fait
objectif indépendamment de tout jugement moral. Il s’agissait également
d’expliquer l’acte par la connaissance de son auteur (ce que ne faisait pas le
droit pénal classique qui prétendait juger l’acte criminel sans référence au
criminel lui-même). Les fondateurs de la criminologie souhaitaient retracer
l’influence des facteurs héréditaires personnels et environnementaux dans le
comportement criminel afin que ce fût ce comportement qui fût jugé et non
l’acte. Pour Lombroso il existe des criminels-nés3745. atteints d’une sorte
de perversité congénitale, inassimilable à une maladie mentale (ainsi
l’imputabilité reste entière, la possibilité du choix demeure en dépit des
pressions de l’instinct). Le type criminel se distingue de l’homme normal
par une longue série de stigmates physiques, mélange de primitif (l’homme
de Neandertal), de sauvage (l’Africain) et d’animal (le singe). L’atavisme,
cette réapparition de certains caractères venus des ancêtres, caractères qui
pouvaient ne pas se manifester dans les générations intermédiaires,
paraissait à Lombroso de nature à expliquer ce retard et cette
dégénérescence. Le criminel n’est pas seulement un contrevenant ; il
appartient en réalité à une sous-espèce primitive d’Homo sapiens3746..
On ne tarda pas à s’apercevoir que tous les types morphologiques, toutes
les constitutions, tous les caractères fournissent un contingent à peu près
égal de criminels. Mais le biologisme se déplaça plutôt que de renoncer :
c’est à un autre niveau, d’abord hormonal, puis chromosomique et
génétique qu’il opérera désormais. De la morphologie, l’explication
biologique passera à la physiologie cellulaire. Sans plus de succès, mais le
fantasme d’une prévention possible du crime est si puissant dans les
sociétés modernes que l’absence de preuves et même d’indices ne suffira
pas à arrêter ce genre de travaux. Que serait un criminel avant même qu’il
n’accomplît un acte criminel ?3747. Toute politique éliminationniste,
fondée sur des présupposés biologiques, bute sur cette contradiction3748..
 
 
2. L’explication sociologique
 
Le criminel est un symptôme incarné3749.. Créateur en 1886 de la Revue
d’anthropologie criminelle, Alexandre Lacassagne opposa à la théorie du
criminel-né celle de la détermination par le milieu : le milieu social,
écrivait-il, est le bouillon de culture de la criminalité. Le microbe, c’est le
criminel ; un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve un
bouillon qui le fait fermenter. Lacassagne ne croyait pas à la tare originelle
du criminel ni à la fatalité du crime ; il pensait qu’il s’agissait d’un acte
préparé par la société. Ce qui signifiait la relégation à l’arrière-plan des
constantes historiques et des variables individuelles. La « physique sociale
» de Quételet, par la mise en évidence de régularités statistiques, avait rejeté
du côté de la métaphysique toute explication par le libre arbitre et la
responsabilité. Mais tout en étant de nature sociale, la criminalité était aussi
pensée comme largement indépendante de la société puisqu’elle ne dépend
pas de ses variations3750.. Plus tard des sociologues américains établiront
des corrélations entre le taux de délinquance, l’âge et la structure sociale de
la population.
Si la détermination sociale de la criminalité doit lever l’hypothèque de la
physicalité, elle ne conduit pas nécessairement à hypostasier la société.
Gabriel Tarde, qui faisait de l’imitation le facteur décisif de la sociabilité et
de la socialisation, insista sur l’importance des comportements appris dans
le processus criminel ; il n’en fit pas moins (contre Durkheim) de l’individu
et de lui seul la réalité humaine concrète. Il réfute la théorie du criminel-né :
pourquoi un criminel-né serait-il blasphémateur au XVIe siècle pour cesser
de l’être au XIXe ? « On tue ou on ne tue pas par imitation », disait-il. Jadis
un noble se battait en duel pour continuer d’être respecté dans sa caste ;
aujourd’hui on cambriole en imitant un cambrioleur expérimenté. La
coutume et la mode influent sur les comportements, le comportement
criminel ne fait pas exception3751..
Aucune statistique n’a jamais prouvé la corrélation entre le taux de
criminalité et la sévérité de la répression des crimes. Par exemple, la police
peut se targuer de succès auxquels elle n’a participé en rien3752.. En
revanche, les grands bouleversements historiques ont un impact direct sur le
comportement des hommes par rapport à la loi. Le passage des sociétés
agricoles aux sociétés industrielles entraîne un changement de criminalité et
sans doute un accroissement de celle-ci. Des lois, déjà citées3753. ont
littéralement criminalisé la société qu’elles étaient censés protéger. Aux
contraintes législatives se mêlent les inerties sociales3754.. Il faut compter
également avec la possible insertion sociale par la criminalité : le crime
peut faire des carrières. À l’opposé du bandit d’honneur dont Cartouche et
Mandrin furent les figures populaires, hommes libres et héroïques proches
du peuple, et qui défient le pouvoir et les puissants, on trouve le gangster
allié et même ami de ceux qui détiennent le pouvoir (le yakuza japonais est
de ce type)3755..
Si la criminalité des étrangers est plus forte que celle des nationaux, cela
est dû à la fois à des conditions circonstancielles (l’intolérance est plus
grande à l’égard des étrangers), sociales (les étrangers jouissent d’un niveau
de vie inférieur) et psychoculturelles (le dépaysement arrache l’individu à
sa sphère symbolique ; l’étranger transgresse plus volontiers une loi qui
n’est pas la sienne).
T. Hirschi a proposé une théorie du lien à partir d’un point de vue inversé :
plutôt que de se poser la question de savoir pourquoi certains individus
commettent des crimes, il se demande pourquoi la plupart des gens
respectent la loi. Durkheim pensait que l’instabilité dans l’économie ou la
famille produit de l’anomie : les normes sociales perdent alors leur pouvoir
contraignant. Une intuition largement confirmée par les faits. La
délinquance juvénile, sauf exceptions rares, vient de la rupture du lien
familial et social.
Au-delà de la société, des contextes historiques globaux seront réputés
plus criminogènes que d’autres. On a déjà évoqué le passage de la société
agricole à la société industrielle et l’urbanisation. Le totalitarisme
représente une tentative (partiellement réussie) de criminalisation totale de
la société civile. D’ordinaire, le contestataire, à la différence du criminel,
agit publiquement parce qu’il se sait porteur d’un autre droit, supérieur. En
le condamnant au silence et à la clandestinité, le totalitarisme le contraint à
vivre comme un criminel.
 
 
3. L’explication psychologique
 
Le père de Cartouche était un honnête marchand de vin. Mais le petit
Louis-Dominique Bourguignon (le vrai nom du célèbre bandit) a été enlevé
par des bohémiens qui feront de lui un voleur professionnel.
Il y a les petits artisans et les gros industriels du crime : si le point de vue
macrologique de la sociologie parvient à rendre compte des agissements de
ceux-là, il échoue le plus souvent à expliquer les actes de ceux-ci.
Aristote parle de bestialité à propos d’une femme qui éventrait les jeunes
mères enceintes pour dévorer leur fœtus3756.. Avec la bestialité, dit
Aristote, nous sommes en dehors des limites du vice. La comtesse Erzsebet
(Élisabeth) Bathory3757. — qui assassinera 610 jeunes filles — s’aperçut
un jour que ses maux de tête disparaissaient lorsqu’elle mordait jusqu’au
sang ses servantes. Elle était hantée par la vieillesse et son obsession
s’exprimait en haine mortelle pour les jeunes filles trop belles. Aussi ses
meurtres avaient-ils deux fins complémentaires : ils anéantissaient la beauté
rivale mais en capturaient la source de vie3758.. Certes, les facteurs sociaux
et historiques sont aisément repérables3759. — mais il y a autre chose.
La « science du psychisme » ne donnera d’ailleurs pas toujours la clé de
l’énigme. La psychologie, avait déjà constaté Hegel, ne peut cesser de
balancer entre d’une part « la force trop grande de la volonté mauvaise », et
d’autre part « la faiblesse trop grande de la volonté libre »3760.. Plus le
crime est horrible et plus il appelle une analyse psychologique en
profondeur : le droit civil juge selon la causalité en s’efforçant d’établir un
lien de consécution entre l’acte et le préjudice ; l’intention importe peu. Le
droit pénal, au contraire, juge l’acte lui-même, plus dans ses motivations
que dans ses conséquences3761.. On notera d’ailleurs que l’intention sans
l’acte peut être criminelle, même sur le plan du droit (et pas seulement sur
celui de la morale) : c’est le cas du complot.
Bien que la notion de psychologie soit absente de la philosophie grecque,
il n’est pas excessif de dire que la cause que Platon assigne au crime est
d’ordre psychologique. Les criminels réels (Archélaos)3762. et légendaires
(Gygès)3763. qui sont évoqués dans ses œuvres sont victimes du désordre
de leur âme, de leur intempérance qui place l’épithumia au-dessus des
meilleurs parties de l’âme. Dès qu’il s’aperçoit que son anneau le rend
invisible, Gygès le berger séduit la reine et tue le roi pour prendre son
pouvoir. Pour Platon, c’est le désir qui est le premier mobile du crime3764.,
l’envie est le second, la peur, le troisième3765.. À propos des meurtres
passionnels, Platon dit qu’ils tiennent le milieu entre le volontaire et
l’involontaire, qu’ils ne sont pas complètement involontaires bien qu’ils
soient une image de l’involontaire3766.. C’est le christianisme qui
rattachera le crime et, au-delà de lui, à la malveillance, à la volonté
mauvaise. Hobbes, comme Platon, ne mentionne que des causes d’ordre
psychologique : « La source de tout crime, c’est quelque défaut de
compréhension, quelque erreur de raisonnement ou quelque soudaine
violence des passions »3767.. Pour montrer que la soudaineté de la passion
ne saurait excuser le crime, Hobbes fait remarquer que « tout le temps
écoulé entre le moment où l’on a pour la première fois connu la loi et celui
où l’on a commis l’acte doit être compté comme un temps de délibération,
parce qu’on doit corriger l’irrégularité des passions par la méditation de la
loi »3768..
Pour garder au crime son infracassable noyau de nuit, Dostoïevski a
développé une pensée de l’irrationalité de l’acte libre, étrangère aux
philosophes occidentaux (même pour l’existentialisme, la liberté est
rationnelle). Chaotique, dispersée, délirante, la liberté pour Dostoïevski
s’inscrit dans un mouvement de déchéance entre le terrestre et le divin.
Ainsi s’exprime-t-elle le plus crûment dans le crime. L’acte du criminel est
fatal en même temps que libre, en ce sens qu’il témoigne de forces qui le
dépassent. C’est pourquoi pour s’arracher à cette condition l’homme doit
s’arrimer par un acte de foi, c’est-à-dire retrouver en lui-même cette part de
divinité qu’il ignore.
En accordant la première place aux motivations inconscientes, la
psychanalyse apportera sur la psychologie du criminel un éclairage
nouveau. Certes, sont distingués les crimes du moi (ceux motivés par
l’intérêt, par exemple) et les crimes du soi (les crimes pulsionnels)3769.
mais l’intérêt lui-même est motivé inconsciemment. Les facteurs
occasionnels ne sont pas niés mais ils passent au second plan : si la dérive
criminelle de Gilles de Rais3770. commence après la mort de Jeanne d’Arc
dont il fut l’un des compagnons d’armes, on peut penser raisonnablement
que des composantes psychiques prédisposaient déjà cet homme à ce
comportement. Certes une circonstance en appelle toujours d’autres : le
cinéma a souvent illustré le destin de ces gens chez qui le crime avait
presque par hasard fait irruption ; ils n’étaient pas prédisposés au crime
mais le premier crime commis fait destin, il en provoque d’autres. Peut-on,
cela dit, penser qu’une telle catastrophe pourrait arriver à n’importe qui ?
Ce que l’on appelle hasard ou circonstance est interprété par la
psychanalyse comme dérivant de désirs inconscients. Certes il est juste que
la loi parle de « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de
la donner » mais du point de vue psychologique les coups et les blessures
constituent déjà un meurtre symbolique.
Un crime gratuit est-il possible ? Des romans3771. le mettent en scène.
Pour la psychanalyse, ce ne peut être qu’une idée de l’imagination. Sans
hasard, rien ne saurait être gratuit. Il existe une détermination
psychologique du crime3772.. L’explication sociologique a cette faiblesse
d’en référer toujours à des causes extérieures. Des auteurs au XIXe siècle ont
avancé la notion de « folie morale » (moral insanity) à propos du criminel
privé de la capacité à discerner le bien et le mal. Mais, exception faite du
psychopathe, le criminel n’est pas dépourvu de tout sens moral —
seulement son sens moral a déplacé les valeurs : pour lui, un mensonge ou
un contretemps peut être plus grave qu’un meurtre. Tout criminel a un
mobile et une justification qui finit par abolir à ses yeux le caractère
criminel de son acte. Des spécialistes ont insisté sur le fait que la plupart
des criminels ont éprouvé dans leur passé un très fort sentiment d’injustice
subie. Ce que l’on a appelé la « carte de visite » du criminel3773. a reçu
une explication physiologique immédiate (la peur contracte et dilate les
sphincters) mais les psychanalystes l’entendent autrement3774..
L’égocentrisme est peut-être le trait le plus commun : le criminel est
incapable de faire quelque chose qui ne découle pas de ses pulsions. La
rationalité de l’acte criminel est à court terme (les avantages sont
immédiats). À long terme, en revanche, le crime est irrationnel (ses
conséquences sont catastrophiques). Les criminels et délinquants payent si
cher leur médiocres avantages que nous serions enclins à penser qu’ils sont
animés moins par une volonté rationnelle que par une obscure compulsion
d’échec. Les criminologues de jadis expliquaient la « malchance du
criminel » (l’indice qui le dénonce sur le lieu du crime) comme le signe
certain d’une infériorité intellectuelle due à des causes congénitales. La
psychanalyse interprétera ce comportement comme le signe inconscient du
désir d’être puni. Freud parlait des « criminels par sentiment de culpabilité
»3775. : au lieu de suivre le crime, la culpabilité peut non seulement le
précéder mais le produire. Aux yeux de Freud, ce sentiment de culpabilité
est l’héritier du complexe d’Œdipe. Dans son article, Freud cite le passage
de Ainsi parlait Zarathoustra dans lequel Nietzsche évoque le « pâle
criminel » et sa folie d’avant l’acte.
« Tout crime est toujours un peu un cogito », disait Sartre3776.. Tout
crime comporte sa signature, surtout s’il a été le fait d’un pervers ou d’un
psychopathe3777.. Pour Theodor Reik, le crime est déjà un aveu puisqu’il
révèle des pulsions et des désirs ressentis comme interdits ou reconnus
comme tels3778.. La forte dimension symbolique de l’acte criminel — dans
ses occurrences des plus impressionnantes — marque son lien avec
l’inconscient.
Dans La Délinquance juvénile Kate Friedlander établit qu’une
identification peut être criminogène. La théorie de l’imitation, développée
par Tarde, disait déjà quelque chose d’analogue : on peut devenir un
criminel par volonté (ou désir) de ressembler à un criminel3779.. Quant à la
cause première, si elle existe, elle est indéterminable. Une même cause peut
induire chez des sujets différents des comportements contraires,
inversement des comportements semblables peuvent être provoqués par des
causes très diverses. Certains criminels ont souffert d’avoir eu un père trop
faible ou absent ; d’autres, à l’inverse, ont pâti d’un père trop autoritaire.
Quelles conclusions en tirer ? Rien n’est pire que l’absence de sanction qui
renforce chez le délinquant son illusion de toute-puissance. Mais une
sanction trop sévère risque d’assimiler le fautif à sa faute et de produire
l’inverse de l’effet recherché : l’incruster dans la contre-socialité. Un
délinquant doit être blâmé mais non stigmatisé.
Dans un article plein de vivacité, Hegel donne comme exemple de pensée
abstraite les réflexions du peuple sur un assassin totalement identifié à son
acte3780.. La détermination fondamentale du crime, disait Hegel, est
l’infinité de l’acte3781..
 
 
IV. JUSTIFICATION DU CRIME
 
« Tous les crimes sont accrus en proportion du scandale qu’ils donnent »,
écrivait Hobbes3782. : la gravité du crime vient de ce qu’au-delà de son
événement, ils sont encore causes et occasions de faire. Or rien n’est plus
scandaleux que la justification du crime puisqu’elle vise à le nier comme tel
et à le métamorphoser en vertu. La justification du crime est d’abord le fait
du criminel lui-même3783.. Pierre-François Lacenaire, le plus célèbre
assassin de la Monarchie de Juillet, a écrit : « Je me suis regardé comme
étant en état de légitime défense contre la société ; je comprends que celui
qui n’a rien tue et pille celui qui possède ». Le criminel invoque volontiers
la justice. Parfois, il en appelle à la liberté gratuite3784.. Les assassins les
plus impitoyables se protègent encore en faisant des distinctions3785..
Parfois encore, et cela arrive très souvent dans les affaires de viol3786., le
criminel décharge sur la victime l’entière responsabilité de son acte.
Certains enfin vont jusqu’à invoquer la loi3787..
Mais le criminel a également été justifié par le non-criminel. Le criminel
n’a pas toujours été un monstre répugnant, souvent il est apparu comme un
héros, voire comme un saint ou comme un génie. On a justifié le crime en le
politisant, en le psychologisant, en l’esthétisant.
 
 
1. La justification historico-politique
 
Hobbes évoque « la déficience du raisonnement » et les « faux principes »
qui autorisent le criminel à perpétrer son crime, « il en est ainsi quand,
après avoir observé comment en tout lieu et en tout temps les actions
injustes ont été justifiées3788. par la violence et les victoires de ceux qui les
ont commises et que, les puissants réussissant à forcer la toile d’araignée
des lois de leur pays, seuls les plus faibles et ceux qui ont échoué dans leurs
entreprises ont été tenus pour des criminels, les gens prennent pour principe
et fondement de leur raisonnement que la justice n’est qu’un vain mot
»3789.. Pourtant, un peu plus loin, Hobbes distingue lui-même les crimes «
féconds », qui font exemple pour le futur, et les crimes « stériles » qui ne
sont nuisibles que pour le seul présent3790..
Hegel justifie le crime dans le cadre global de sa philosophie de l’Esprit.
Le crime est aussi une manifestation de l’Esprit : seule la pierre est
innocente, écrit Hegel. De fait, si l’homme a été créé lorsque la vie fut
insufflée par Dieu dans un morceau d’argile, il ne devint véritablement
homme que lorsqu’il fut chassé du paradis à la suite de son premier crime.
En ce sens son péché fut véritablement originaire. C’est aussi ce que
signifie (entre autres) le mythe de Prométhée volant Zeus et violant ses lois.
C’est encore ce que voudra exprimer Freud par son mythe du meurtre du
père par la horde primitive3791.. « Voudrait-on prétendre qu’il eût été
préférable pour Marie-Madeleine de se conformer au destin de la vie juive,
demande Hegel, de dérouler sa vie comme un automate réglé par son
époque selon l’honnêteté vulgaire, sans péché et sans amour ? »3792..
Plus tard, Durkheim passera insensiblement de la normalité à la nécessité
et de la nécessité à l’utilité du crime : « Le crime est donc nécessaire ; il est
lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale mais, par cela même,
il est utile ; car ces conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes
indispensables à l’évolution normale de la morale et du droit »3793.. « Que
de fois, en effet, écrit Durkheim un peu plus loin, il n’est qu’une
anticipation de la morale à venir, un acheminement vers ce qui sera !
»3794.. Et le sociologue de citer l’exemple de Socrate, condamné comme
criminel : « La liberté de penser dont nous jouissons actuellement n’aurait
jamais pu être proclamée si les règles qui la prohibaient n’avaient été
violées avant d’être solennellement abrogées »3795.. La délinquance brise
les cadres trop étroits du droit et le force à s’amender. Ainsi le criminel
devient-il une manière de précurseur : « Contrairement aux idées courantes,
le criminel n’apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme
une sorte d’élément parasitaire, de corps étranger et inassimilable, introduit
au sein de la société ; c’est un agent régulier de la vie sociale »3796..
Comment l’action politique pourrait-elle se passer de crimes ? Mais
puisque c’est la loi qui fait le crime, il est loisible à l’État de se
décriminaliser autant qu’il le voudra. La possibilité de tuer sans commettre
de crimes n’est-elle pas l’un des signes de la souveraineté ? La maxime « la
fin justifie les moyens » sera la devise de tous les « machiavélismes ». «
C’est pire qu’un crime, c’est une faute », ce mot de Boulay de la
Meurthe3797. prononcé après l’exécution du duc d’Enghien résonne
comme un paradoxe cynique. Il signifie que certains actes sont peut-être
plus condamnables par leurs conséquences néfastes que par leur injustice en
soi. Dans un sens assez voisin, Rivarol avait écrit : « En morale, on périt par
des crimes, et en politique par des fautes ». Une telle pensée qui veut juger
le contenu d’une action non d’après des critères moraux mais d’après des
considérations pragmatiques remonte à Machiavel : un crime opportun ne
permet-il pas d’en éviter de plus grands ?
 
 
2. La justification psychologique
 
Il y a d’abord le satanisme de la volonté. « Il n’y a que deux ou trois
crimes à faire dans le monde, fait dire Sade à l’un de ses personnages, et
cela fait tout est dit, le reste est inférieur et l’on ne sent plus rien. Combien
de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver
l’univers ou s’en servir pour embraser le monde ; ce seraient des crimes
cela et non pas les petits écarts où nous nous livrons qui se bornent à
métamorphoser au bout d’un an une douzaine de créatures en mottes de
terre »3798.. Sade rêve d’un crime qui les réunirait tous : « Un incestueux,
grand amateur de sodomie, pour réunir ce crime à ceux de l’inceste, du
meurtre, du viol et du sacrilège et de l’adultère, se fait enculer par son fils
avec une hostie dans le cul, viole sa fille mariée et tue sa mère »3799..
Toute l’œuvre de Sade branle entre deux positions contradictoires : d’un
côté tout est crime, de l’autre rien n’est crime. Son apologétique tourne
autour de cette contradiction : le plus grand crime est la plus grande
jouissance mais en fait il n’y a pas de crimes.
La justification du crime n’a pas besoin de la fascination du mal pour
exister. Dans toutes les sociétés, la transgression de la Loi signale le
caractère suprahumain de certains hommes : le Pharaon et l’Inca épousaient
leur sœur car ils étaient censés descendre directement du dieu Soleil3800..
La violation d’un tabou était signe de surhumanité. On comprend dès lors la
fascination suscitée par le criminel, être supérieur qui serait l’incarnation de
nos pulsions et désirs refoulés ; le représentant et le substitut de ce qui en
nous aurait toujours voulu braver l’interdit sans jamais oser franchir le pas
de la transgression. La ruse n’est-elle pas avec la violence le mode général
du crime ? Or elle ne va pas sans intelligence. Contrairement à ce que
prétendent les théoriciens de la dégénérescence, loin d’être des brutes sans
idées, nombre de criminels de haute volée ont une intelligence supérieure à
la moyenne. La froideur du criminel, sa capacité à raisonner dans une
situation qui devrait rendre le raisonnement impossible ont souvent suscité
l’admiration. Nietzsche disait du criminel qu’il est « un homme fort que
l’on a rendu malade »3801., un homme dont les vertus sont honnies par la
société. Dans les souvenirs que Dostoïevski a rapportés du bagne de
Sibérie3802. Nietzsche trouve confirmation de sa propre analyse : le
criminel est le type même de l’homme fort.
 
 
3. Justification esthétique
 
C’est la littérature3803. (la tragédie et le roman) puis le cinéma3804. qui a
fait de l’antique réprouvé un héros. Il y a un romantisme du crime comme il
y a un romantisme de la folie. Contre un ordre social vécu comme
monotone ou contraignant, le criminel devient le personnage où vont se
projeter les désirs de transgression. Des siècles avant la psychanalyse un
philosophe3805. avait dit que la seule différence qui existe entre un honnête
homme et un criminel, c’est que le premier se contente de rêver ce que
l’autre fait en réalité. Le criminel est le désir réalisé, objectivé de l’honnête
homme, toujours virtuel ennemi de la civilisation. Les écrivains ont
toujours aimé les assassins dandys. Lacenaire3806. disait : « Je tue un
homme comme je bois un verre de vin » et aussi : « J’aime la mort comme
on aime une fiancée ». Ce dilettantisme provocateur et inconscient a paru
une réplique spirituelle à l’ordre bourgeois du régime de Louis-Philippe.
Dans les années 1930, les sœurs Papin sont devenues le symbole de la
révolte contre l’oppression de classe et Violette Nozière a été celui de la
révolte contre l’oppression familiale3807.. Avec le recul, ces envolées
lyriques apparaissent ridicules sinon scandaleuses. Peut-être en la matière la
seule voie probante reste celle de l’humour. L’humour a toujours été la
revanche de l’esprit contre la tragédie de la vie3808.. « Pour peu qu’un
homme se laisse aller à l’assassinat, disait Thomas de Quincey, il en viendra
bientôt à boire et à enfreindre le sabbat, et de là il tombera dans
l’impolitesse et la nonchalance. Une fois engagé sur cette pente, qui sait où
il s’arrêtera ? »3809..
En exaltant le criminel, le romantisme du crime tend à oublier le crime lui-
même, c’est-à-dire la victime. Aucun crime (de sang) ne peut être
justifié3810. — même s’il en est beaucoup qui, pour des raisons fort
diverses, peuvent être excusés. La littérature et le cinéma jouent sur le
crime ou à partir de lui : l’idée de crime a remplacé le crime. En fait le
crime est hors représentation — il n’est ni dans les mots3811. ni dans les
images. Quant à sa justification politique et historique, c’est l’honneur du
régime démocratique, son pari également que de n’avoir presque plus
besoin de ce moyen de pouvoir.
 
*
 
Voir aussi
 
Le droit. Les droits de l’homme. La guerre. La justice. La loi. Le mal. La
normalité. Le racisme. Le tragique. L’utopie. La violence.
 
*
 
Bibliographie
 
 
Platon, Les Lois, livre IX.
G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. R. Derathé, Vrin, 1975.
É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, PUF, 1997.
Theodor Reik, Le Besoin d’avouer. Psychanalyse du crime et du châtiment, trad. fr., Payot, 1997.
J. Léauté, article « Criminologie », in Encyclopaedia Universalis V, 1968.
3655 T. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Sirey, 1970, p. 313.
3656 Les « péchés mortels » se disaient criminalia peccata.
3657 Le droit classique considérait qu’un crime pouvait être commis de quatre manières : par
l’acte, par la parole, par l’écrit et par le simple consentement.
3658 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 313.
3659 La sanction de la criminalité de masse contemporaine (voir infra) réintègre néanmoins la
dimension intentionnelle (par exemple, la préparation même inaboutie d’attentats terroristes est en
soi déjà criminelle).
3660 É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, PUF, 1997, p. 39.
3661 Ibid., p. 40.
3662 L’ouvrage de Lombroso connu sous le titre français L’Homme criminel, s’appelle en italien
L’Uomo delinquente.
3663 Pour Kant, ce qui différencie un crime d’une simple faute, c’est la préméditation, donc la
conscience : « une transgression non préméditée quand on peut cependant l’imputer, se nomme une
simple faute (culpa) ; préméditée (autrement dit, liée à la conscience d’être une transgression) elle se
nomme crime (dolus) » (E. Kant, Métaphysique des mœurs, Introduction IV, trad. fr., Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 471).
3664 Plus bénins que les délits sont les actes dits infractions (au sens restreint) punis de peines de
police (contraventions).
3665 Inversement, par exagération, « crime » peut désigner n’importe quelle faute — ce qui ne
contribue pas peu à l’indécision de la notion.
3666 G.W.F. Hegel, Science de la logique II, La logique subjective ou doctrine du concept, trad. P.-
J. Labarrière et G. Jarczyck, Aubier Montaigne, 1981, p. 123.
3667 H. Arendt, Du mensonge à la violence, trad. G. Durand, Presses Pocket, 1994, p. 64 -65.
3668 En France le procureur est littéralement la voix de la République que le crime a violée.
3669 Ainsi la loi retient-elle trois formes de viol : par violence, par contrainte et par surprise.
3670 À l’exception notable des psychopathes, moralement indifférents.
3671 C’est parce que les lois civiles ont été conçues comme naturelles que tout crime est contre
nature, et donc que les châtiments les plus cruels sont justifiés.
3672 Platon, Les Lois IX, 853c, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 955.
3673 Qui sait encore que Tartempion fut l’un des pseudonymes que s’était inventés Landru ?
3674 Les bourreaux se faisaient beaucoup d’argent en vendant les objets et souvenirs des
suppliciés. De nombreuses croyances entouraient les pendus (voir la légende de la mandragore).
Tourgueniev raconte avoir vu des hommes tremper leur mouchoir dans le sang de Troppmann (un
grand criminel de l’époque) qui venait d’être guillotiné.
3675 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 314.
3676 Trafiquants d’alcool.
3677 Un mécanisme semblable s’est répété avec la prohibition des drogues.
3678 Phèdre, IV, 2.
3679 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain III, 4.
3680 Ibid., III, 5.
3681 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, 15, trad. Coste, Vrin,
1972, p. 346.
3682 Au temps de Locke, en Angleterre, l’homicide commis par la pointe (l’estocade) était jugé
plus grave que celui provoqué par le tranchant de l’épée.
3683 B. Spinoza, lettre XXIII à Blyenbergh, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1954, p. 1162.
3684 Lettre de Blyenbergh à Spinoza, ibid., p. 1156.
3685 G. Tarde, Philosophie pénale III, Cujas, 1972, p. 3.
3686 Les bacchanales, originaires de Grèce, furent ensuite introduites à Rome mais le Sénat les
interdit au bout de quatre ans, tant elles lui parurent dangereuses.
3687 Les travaux d’historiens ont montré que la mise en nourrice des bébés était une manière
d’infanticide indirect et différé.
3688 Le pirate des Antilles avait le nom spécifique de flibustier. Belle illustration de la théorie de
Locke sur les modes mixtes.
3689 Satire XI.
3690 E. Kant, Métaphysique des mœurs I, Doctrine du droit 49 E, AK VI, 336, trad. fr., Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, op. cit., p. 607.
3691 Le Libre arbitre I, 6.
3692 Platon, Les Lois IX, 873 c, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, op. cit., p. 986.
3693 M. Maïmonide, Le Guide des égarés, trad. S. Munk, Verdier, 1979, p. 558.
3694 R. Descartes, lettre à Mersenne du 13 novembre 1639, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1063. Descartes reprend pour l’approuver l’expression de son
correspondant.
3695 Le régime de Vichy prononça des condamnations à mort pour cet acte.
3696 Cité par G. Vigarello, Histoire du viol XVIe-XXe siècle, Seuil, 1998, p. 110.
3697 La sodomie est demeurée plus longtemps un crime grave en Angleterre : des peines de
pendaison ont été prononcées jusqu’en 1861.
3698 Voir La sexualité.
3699 Le consentement est le critère décisif. Le nombre de condamnations pour crimes sexuels
représente aujourd’hui presque la moitié des condamnations pour crime. Aux assises désormais le
crime sexuel est plus sévèrement puni que l’homicide.
3700 Avec le blasphème, le suicide et la défloration d’une jeune vierge. Damien subira le supplice
de l’écartèlement pour avoir porté la main sur le roi (crime de lèse-majesté) : on disait « l’assassinat
de Louis XV par Damien » pour désigner l’attentat.
3701 Signe particulier d’infamie, le criminel auteur du parricide aura les poings coupés avant
d’avoir la tête tranchée. Le parricide était considéré comme un crime contre nature — c’est-à-dire un
crime contre la loi naturelle.
3702 Voir Le hasard.
3703 M. Maïmonide, Le Guide des égarés, op. cit., p. 554.
3704 De tous les homicides, le plus grave aux yeux de Platon est le parricide (et le matricide) : «
S’il était possible au même être de mourir plus d’une fois, rien ne serait plus légitime que d’infliger
de multiples morts à celui qui a été le meurtrier de son père ou de sa mère, et dont le forfait a été
commis dans l’emportement de la passion » (Platon, Les Lois IX, 869 b, op. cit. p. 980). On
remarquera que Platon, à l’inverse de notre droit, fait de la passion une circonstance aggravante.
3705 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 322.
3706 Ibid., p. 329.
3707 Ibid., p. 328.
3708 Ibid., p. 329. Cette prise de position allait à l’encontre des idées communes à l’époque.
3709 On trouve chez Malebranche ce passage édifiant : « Donner un soufflet à son prince est un
plus grand crime que de donner la mort à son valet parce que l’offense croît à proportion de la dignité
de l’offensé par dessus la personne qui offense » (N. Malebranche, Conversations chrétiennes,
Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 1229.
3710 M. Maïmonide, Le Guide des égarés, op. cit., p. 554. On remarquera que le philosophe ne
mentionne pas l’égalité de l’homme et de la femme, tant la chose à ses yeux allait de soi.
3711 Voir M le Maudit de Fritz Lang : non seulement la pègre se fait l’auxiliaire de la police pour
retrouver le violeur assassin d’enfants mais (dans l’une des scènes les plus impressionnantes de
l’histoire du cinéma) elle s’érige en tribunal.
3712 Les trois grandes valeurs protégées par le code napoléonien étaient l’empire, la famille et le
négoce. La fabrication de fausse monnaie était considérée comme un crime particulièrement grave. Si
les sanctions pénales sont restées lourdes, ce « crime » bénéficie aujourd’hui de l’indulgence
générale du public — qui tend à ne plus y voir que ruse et art.
3713 On dit aussi « criminalité administrative ».
3714 Bombardement ou destruction des villes historiques de Mostar, Sarajevo, Dubrovnik.
3715 Ou bien l’instrument informatique est utilisé comme moyen (comme avec le cyberterrorisme)
ou bien il est la cible même des attaques (piratage, escroquerie, diffusion de virus en ligne etc.).
3716 C. Tréan, « Terrorisme, guerre : les armes du droit international  « , Le Monde, 18-19
novembre 2001, p. 13.
3717 C’est le mot même qui a donné notre « sacré ».
3718 E. Kant, Doctrine du droit AK VI, 331, trad. fr., Œuvres philosophiques III, op. cit., p. 600.
3719 L’article 64 de l’ancien code pénal stipulait qu’il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu
était en état de démence au moment de l’action.
3720 Parmi les criminels normaux, on distingue les criminels professionnels et les criminels
occasionnels.
3721 Du point de vue psychologique, il existe même une banalité du crime.
3722 Voir La normalité.
3723 Toutes les lois de prohibition (alcool, drogue) ont confirmé cette thèse.
3724 A. Quételet, Physique sociale ou essai sur le développement des facultés de l’homme II, 1869,
p. 249.
3725 Si nous constatons qu’un million de Français de 25 à 30 ans commettent deux fois plus de
meurtres qu’un million de Français de 40 à 45 ans, nous conclurons que le penchant au crime des
premiers est le double de ce qu’il est chez les seconds.
3726 A. Quételet, Physique sociale, op. cit., p. 251.
3727 Cité par J. Léauté, article « Criminologie » in Encyclopaedia Universalis V, 1968, p. 93.
Enrico Ferri a également formulé une loi complémentaire dite de « sursaturation » valable en cas de
changement social important. Lorsque ces conditions se modifient, en s’aggravant, un nombre plus
élevé de crimes peut être commis. La saturation se produit plus tard ; mais elle a lieu aussi.
Confirmant ce point de vue, on a pu constater que le taux de criminalité légale — c’est-à-dire le
rapport entre le nombre des accusés jugés par les cours d’assises et des prévenus jugés par les
tribunaux correctionnels par 100  000 habitants — présente une remarquable stabilité sur les deux
derniers siècles en France, mais il n’est pas aisé de faire le départ rigoureux entre l’inertie de
l’institution et celle de la société en ce domaine. On appelle criminalité légale l’ensemble des
jugements ou bien celui des condamnations prononcées par les juridictions répressives d’un pays. La
criminalité légale est distinguée de la criminalité apparente, qui est l’ensemble des infractions
portées à la connaissance des autorités de police par voie de plaintes, dénonciations ou procès-
verbaux. Mais cette criminalité apparente est distinguée à son tour de la criminalité réelle, de
beaucoup supérieure, constituée de toutes les infractions effectivement commises au sein de la
société considérée à un moment donné. On appelle « chiffre obscur » ou « chiffre noir » la différence
quantifiée entre la criminalité apparente et la criminalité réelle.
3728 É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 64.
3729 Ibid., p. 65.
3730 Ibid., p. 67.
3731 Ibid., p. 40-41.
3732 Ibid., p. 66.
3733 Ibid.
3734 Ibid., p. 68.
3735 Ibid., p. 66.
3736 Une organisation comme la mafia condense trois niveaux (ou dimensions) de pouvoir : le
traditionnel (la famille, la parenté, le clan), le militaire (la hiérarchie, l’obéissance), et l’économique
(la maximisation des profits) ; en ce sens, elle est hypernormale. La mafia japonaise des yakusas est
un cas particulièrement explicite de la normalité sociale du crime car tout en étant réprimée elle n’est
pas hors la loi (cette conjonction est également le fait de la prostitution en France).
3737 Voir Le capitalisme.
3738 C. Carle, La Société du crime, Les Éditions de la Passion, 1996.
3739 Actuellement une bonne partie des affaires du monde sont des affaires criminelles, une bonne
partie de l’argent en circulation est de l’argent criminel (le marché de la drogue est le second marché
mondial juste après celui des armes). Dans le système capitaliste désormais mondialisé le crime est
une dimension essentielle, voire constitutive. Mafias italienne, américaine ou russe, triades chinoises,
cartels colombiens, la criminalité organisée aujourd’hui est analogue à une grande entreprise. Les
grandes organisations criminelles sont homologues aux grandes firmes capitalistes : certaines sont de
type cartel (confédéral) comme celles qui vivent de la drogue en Amérique latine, d’autres, comme
les mafias italiennes et américaines, les triades chinoises et les yakuzas japonais sont de type holding
(fédéral).
3740 Il publia un ouvrage sous ce titre en 1885.
3741 On appelle criminalistique l’ensemble des techniques policières et des sciences
d’investigation en matière criminelle. À la différence de la criminologie, elle intervient après le
crime. Elle comprend la police technique (qui englobe les méthodes et technologies tendant à
constater le crime, à en rechercher l’auteur et à administrer la preuve de sa culpabilité) et la police
scientifique (qui englobe les sciences et les méthodes tendant à établir la preuve externe d’une
culpabilité à partir de la recherche et de l’exploitation d’indices matériels).
3742 On songe à la plaisanterie d’Alphonse Allais : il faut demander plus à l’impôt et moins au
contribuable.
3743 Voir La folie et La maladie.
3744 Gall divisait le cerveau humain en 27 organes distincts.
3745 C’est Ferri qui popularisera l’expression.
3746 Émile Zola, qui avait lu Lombroso, croyait comme lui à la connexion entre les caractéristiques
physiques et la violence du caractère (la « bête humaine » qui donne son titre à l’un des romans des
Rougon-Macquart n’est pas seulement la locomotive, mais aussi Jacques Lantier, personnage
principal).
3747 Thème de science-fiction, plusieurs fois illustré dans les livres et au cinéma.
3748 En ce domaine la volonté de défendre peut avoir les mêmes intérêts objectifs que la volonté
de punir. Des avocats crurent trouver dans le « chromosome du crime » le moyen d’obtenir pour leurs
clients des circonstances atténuantes.
3749 Lacenaire symbolise la face obscure de la Monarchie de juillet, Landru et Petiot représentent
la monstruosité d’une France en guerre.
3750 Quételet a constaté que le rapport entre la propriété et la criminalité ne va pas du tout dans le
sens anticipé par l’opinion commune. Les départements les plus pauvres de la France sont aussi ceux
où l’on connaît le moins de crimes contre les propriétés. Quételet pensait que le crime est stimulé non
par la pauvreté ou la richesse en soi mais par le passage brusque d’un état à l’autre, et surtout par
l’inégalité : le miséreux qui vit dans une ville opulente est souvent tenté par le luxe qui s’étale sous
ses yeux.
3751 G. Tarde, La Philosophie pénale, op. cit., p. 279-280.
3752 Le regroupement des familles ou le vieillissement naturel de la population fait baisser
automatiquement le taux de criminalité.
3753 Comme le XVIIe amendement à la Constitution américaine, voté en 1920, qui provoquera une
véritable explosion de la criminalité. Il sera supprimé en 1933.
3754 Les infanticides maternels, très nombreux, étaient la conséquence directe, d’une part de la
criminalisation de l’avortement, d’autre part du rejet radical des naissances illégitimes.
3755 Yakusa vient de trois mots japonais ya (8), ku (9) et za (3) — les trois chiffres perdants d’un
jeu de cartes. Dans un sens imagé, le mot signifie l’exclu, le hors-caste. Mais le yakusa d’aujourd’hui
n’a plus rien d’un hors-caste.
3756 Aristote, Éthique à Nicomaque VII, 6, 1148 b 19-21.
3757 Fin XVIe-début XVIIe siècle.
3758 Les jeunes filles étaient enfermées dans la « vierge de fer » — une statue creuse qui s’ouvrait
comme un triptyque et dont l’intérieur était muni de poignards lacérés. Le sang des malheureuses
était recueilli au pied de la statue et servait à la toilette de la comtesse.
3759 Une paysanne n’aurait évidemment pas pu faire la même chose.
3760 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit § 101, trad. F. Derathé, Vrin, 1975, p. 145.
3761 À côté d’une criminologie générale qui repose sur des observations et des statistiques
globales, il existe une criminologie clinique qui étudie les cas individuels sous leurs aspects
médicaux, psychologiques et sociaux. L’expertise criminelle inclut désormais le profilage —
détermination psychologique de la personnalité du criminel.
3762 Dans Gorgias 470d-471d.
3763 Dans La République II, 359 d-360 b.
3764 Les Lois IX, 870 a.
3765 Ibid., 870 c.
3766 Ibid., 867 a.
3767 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 314.
3768 Ibid., p. 325.
3769 J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, 1975, p.
302.
3770 Lors de son procès, il a avoué avoir assassiné 300 enfants.
3771 Les Caves du Vatican d’André Gide, L’Étranger d’Albert Camus.
3772 Oscar Wilde l’a illustré plaisamment dans sa nouvelle Le Crime de Lord Arthur Saville.
3773 Nombre de criminels laissent sur le lieu de leur méfait une trace fécale.
3774 T. Reik, Le Besoin d’avouer. Psychanalyse du crime et du châtiment, trad. fr., Payot, 1997, p.
57.
3775 S. Freud, « Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse », in Essais de
psychanalyse appliquée, trad. fr., Gallimard, 1933, p. 133.
3776 J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, 1983, p. 418.
3777 Jack l’Éventreur disposait les intestins de ses victimes autour de leur cou comme une longue
guirlande, les sœurs Papin ont énucléé leur patronne.
3778 T. Reik, Le Besoin d’avouer. Psychanalyse du crime et du châtiment, op. cit.
3779 Comme dans le rêve, l’inconscient suit volontiers une ligne de déplacement métonymique : un
malade délirant, atteint de schizophrénie sévère, de type paranoïaque et hallucinatoire à connotation
érotomaniaque s’est identifié à l’assassin (un tueur en série) après avoir vu dans un magazine une
photographie de victime, une jeune femme sur laquelle il avait fait une fixation amoureuse.
3780 Voir L’abstraction.
3781 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 101, op. cit., p. 145.
3782 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 327.
3783 Sun Yee On, la triade basée à Hong Kong, est la plus grande mafia du monde (elle comporte
plus de 60 000 membres). Son nom signifie en chinois : « Vertu nouvelle et paix ».
3784 Lors de son procès, le docteur Petiot a revendiqué avec fierté 63 assassinats et déclaré qu’il a
agi par « esprit sportif ».
3785 Jacques Mesrine disait : « J’ai du sang sur les mains, mais du sang d’hommes de mon milieu
ou de flics. Je n’ai jamais touché un innocent. Tueur peut-être, mais pas assassin ».
3786 Les psychologues américains ont proposé l’expression de rape-myth pour désigner le scénario
auquel le violeur adhère pour neutraliser, minimiser, voire justifier ses crimes et abolir tout sentiment
de culpabilité : confondant le réel et l’imaginaire, l’agresseur croit qu’il a répondu au désir profond
de sa victime.
3787 Nombre de hackers américains s’appuient sur le premier amendement de la Constitution des
États-Unis protégeant la liberté d’expression.
3788 « Authorized ».
3789 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 316.
3790 Ibid., p. 327.
3791 Dans Totem et Tabou.
3792 G.W.F. Hegel, L’Esprit du christianisme et son destin, trad. fr.,Vrin, 2000, p. 65.
3793 É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 70.
3794 Ibid., p. 71.
3795 Ibid.
3796 Ibid., p. 71-72.
3797 Un mot souvent attribué à Talleyrand ou à Fouché.
3798 Cité par M. Hénaff, « Tout dire ou l’Encyclopédie de l’excès », in Sade, Obliques numéro 12-
13, 1977, p. 36.
3799 Les Cent vingt journées de Sodome.
3800 Râ chez les Égyptiens, Inti chez les Incas.
3801 Le Crépuscule des idoles § 45.
3802 Souvenirs de la maison des morts.
3803 Le traitement littéraire du criminel n’est pas propre à la littérature occidentale. Le Japon
raffolait des « histoires de brigands » et Au bord de l’eau, l’un des grands classiques chinois, met en
scène une bande de brigands.
3804 Le code Hayes qui fut en vigueur dans le cinéma américain de 1934 à 1965 environ stipulait :
« Le crime ne sera jamais montré de manière à provoquer la sympathie pour le crime par opposition à
la loi et à la justice ou à inspirer à autrui le désir de l’imiter ». Nombre de films aujourd’hui
cherchent un effet inverse.
3805 Platon.
3806 Il tua à coups de hache (l’arme que Dostoïevski met entre les mains de Raskolnikov) «
seulement » deux personnes : une veuve et son fils.
3807 Paul Éluard a rendu hommage à la meurtrière de ses parents : « Violette a rêvé de défaire/A
défait/L’affreux nœud de serpent des liens du sang ».
3808 Voir Le comique.
3809 T. de Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, trad. P. Leyris, Gallimard,
1962, p. 73.
3810 La croyance (fausse) selon laquelle une femme non consentante ne pourrait jamais être violée
— croyance partagée non seulement par la plupart des auteurs du viol mais par l’opinion vient de
cette incapacité à se représenter la réalité nue de la violence criminelle.
3811 « Écrite, la merde ne pue pas », disait Roland Barthes à propos des Cent vingt journées de
Sodome.
37. La croyance
 
 
 
La croyance est humaine : les animaux n’en savent pas assez, et les dieux
en savent trop pour croire.
L’absence de croyance est impossible : la thèse du monde est une
croyance, rappelle Husserl. Et puisque l’on ne peut croire à rien, il faut
définir le nihilisme autrement. Comme le fit remarquer Pascal, le désespéré
qui va se pendre croit encore en l’amélioration de son état.
La première difficulté sur laquelle bute l’analyse des croyances vient de ce
que celles-ci ne laissent pas de traces3812. (on ne saura jamais ce que
croyaient les hommes de la préhistoire), seulement des témoignages. Une
croyance n’existe pour nous que si elle est exprimée. Et rien ne garantit a
priori la conformité d’une expression avec ce qui est exprimé puisque la
réalité en question ici est d’ordre mental3813.. Et comme nous avons affaire
à une réalité mentale, le seul moyen d’en découvrir le sens est
l’interprétation dont il n’est pas, par ailleurs, possible d’établir des règles
universelles3814..
Ce sont les stoïciens qui ont introduit la notion d’assentiment, essentielle
pour comprendre la croyance3815.. La croyance fait partie de ce que
Bertrand Russell appelait les attitudes propositionnelles3816.. Mais il existe
une équivoque : le même mot de croyance sert à désigner l’assentiment et
ce sur quoi il porte. D’où la dualité des points de vue qui traverse toute la
philosophie de la croyance : ou bien une psychologie centrée sur le sujet ou
bien une logique centrée sur l’objet. On peut expliquer les croyances par les
causes, et les interpréter par les raisons. D’un côté, on voit en elles des
faits, de l’autre, on y décèle des intentions. D’un côté, l’on aura une
sociologie de la causalité, de l’autre une herméneutique de la finalité.
De plus, l’intensité de l’adhésion de l’esprit à l’objet du jugement varie
considérablement, depuis le degré le plus faible de l’assentiment (l’opinion)
jusqu’au plus intense (la conviction) : les différences ne sont pas toujours
perceptibles dans la langue : employé absolument, croire signifie avoir la
foi (d’où le doute est exclu), et l’allemand Glauben conjoint la foi et la
croyance3817..
La croyance constitua une ligne de démarcation philosophique : alors que
le rationalisme la rejetait dans la ténèbre de la pensée à moins qu’elle ne fût
légitimée par la révélation, l’empirisme et l’irrationalisme fondèrent sur elle
toute représentation.
C’est Hume qui a extrait la croyance de son champ gnoséologique pour en
faire le thème central d’une nouvelle anthropologie. Le philosophe écossais
définit la croyance par l’impression : « Croire, c’est (...) éprouver une
impression immédiate des sens ou la répétition de cette impression dans la
mémoire »3818.. Il ne s’agit pas d’un acte intellectuel mais d’un sentiment.
Hume donne l’exemple d’un roman qui serait lu par deux personnes
différentes : l’une le considère comme une fiction, tandis que l’autre le
prend pour une histoire vraie3819.. Ce n’est pas sur le plan des idées que les
deux lectures divergent — « l’incrédule » et le « croyant » comprennent la
même histoire3820.. La croyance ne consiste donc pas dans la nature ni dans
l’ordre de nos idées, mais dans la manière dont nous les concevons et dont
nous les sentons (feel) dans l’esprit. La croyance est à la base de n’importe
quel jugement.
Le fait qu’il existe des croyances vraies et des croyances fausses alors que
par définition un savoir est vrai, constituait pour Platon3821. la meilleure
preuve de l’opposition entre le croire et le savoir. Le mot célèbre de la
préface de la Critique de la raison pure — je devais supprimer le savoir
pour faire place à la foi3822. — définit explicitement la croyance comme
non-savoir. La croyance comme opinion désigne un assentiment à des
représentations relatives à des réalités qui ne sont que possibles. Mais celui
qui possède une croyance lui accorde valeur de vérité. Alors que celui qui
sait sait qu’il sait, celui qui croit croit qu’il sait. La croyance est une
présomption. Le contraste né de l’excès de confiance subjective accordée à
une réalité problématique est la marque spécifique de la croyance. Celle-ci
est inséparable de la vérité comme qualité du jugement auquel on souscrit :
croire que quelque chose est faux, c’est croire que son contraire est vrai.
Dans une première partie nous allons étudier ce que Husserl appelait les
modalités doxiques ; dans la seconde nous ferons l’analyse des trois
antinomies où la croyance se trouve prise.
 
 
I. LES MODALITÉS DOXIQUES
 
Dans Foi et Savoir comme dans La Phénoménologie de l’Esprit, Hegel
voit dans la foi (Glauben) une pensée qui ne s’est pas encore hissée au stade
de la conscience de soi. Croire, c’est ne pas savoir. Si je dis « je crois qu’il
va pleuvoir » ou « je crois que l’uranium est l’élément naturel le plus lourd
» c’est que je n’en suis pas sûr, donc que je ne le sais pas.
Mais contrairement à ce que pensaient Platon et Hegel, on peut considérer
l’ordre ontologique de l’évidence, l’ordre logique de la vérité et l’ordre
psychologique de la certitude comme ni identiques ni parallèles. B. Russell
disait qu’il n’y a pas à faire une psychologie de la vérité. Pour la croyance,
une psychologie, une logique et une syntaxe (le cardinal Newman parlait
d’une « grammaire de l’assentiment ») sont également nécessaires.
« Le sens de la notion [de croyance] rappelle Vincent Descombes, varie
selon le degré de garantie objective accordée à la représentation et selon le
degré de confiance subjective que le sujet éprouve quant à la vérité de cette
représentation3823. ». Les modalités doxiques peuvent ainsi être mises en
correspondance avec les degrés ontologiques. À la série noématique
réel  /  possible/vraisemblable/problématique/douteux, Husserl rapporte la
série noétique certitude/supputation/conjecture/question/doute3824.. Le réel
ne peut pas toujours être saisi intégralement, soit à cause de sa complexité
intrinsèque, soit à cause de la faiblesse de notre esprit d’où une nécessaire
incertitude qui ne peut pas être réduite à l’ignorance. Croire, douter sont
encore des manières de poser l’objet. C’est le probabilisme de Carnéade,
chef de la Nouvelle Académie qui donna à « l’opinion droite » de Platon ses
lettres de noblesse gnoséologique. En l’absence de certitude, la probabilité
est le guide nécessaire de la pensée et de l’action : la croyance est à la
connaissance ce que la probabilité est à la vérité. Dans son Essai sur les
fondements de nos connaissances, Cournot, prenant le contre-pied du
déterminisme laplacien, montre comment la probabilité correspond à une
connaissance positive.
On peut analyser la croyance comme un genre dont les différents types
seraient les espèces ou bien comme une spécification de l’assentiment pris
comme genre. Cette dernière conception a été défendue par Kant. Parmi les
trois déterminations de la modalité dans la table des catégories
(correspondant aux jugements problématiques, assertoriques et
apodictiques), la croyance correspond au jugement problématique. Un des
derniers chapitres de la Critique de la raison pure traite de la distinction de
l’opinion, de la foi et du savoir, en lesquels Kant voit les trois espèces du
genre créance. Le terme français de croyance, qui renvoie à la simple
opinion aussi bien qu’à l’acceptation forte d’un fait ou d’une valeur, en
matière religieuse notamment, ce terme n’a pas son équivalent en allemand.
Meinen signifiant l’opiner, on traduira Glauben par foi3825.. Pour désigner
le genre, dont la « foi » n’est qu’une espèce, l’allemand utilise le terme de
Fürwahrhalten, littéralement le tenir-pour-vrai, que l’on traduit à l’aide du
vieux mot cartésien de créance.
Dans l’introduction de sa Logique, Kant distingue encore la certitude,
conscience de la nécessité et l’incertitude, conscience de la contingence :
cette incertitude s’appelle opinion lorsqu’elle est insuffisante aussi bien
subjectivement qu’objectivement, et croyance lorsqu’elle est objectivement
insuffisante mais subjectivement suffisante. Bien que très proche par son
caractère problématique, l’opinion3826. est en effet à distinguer de la
croyance : elles ne se rapportent pas aux mêmes champs de représentations
même si par ailleurs des recoupements sont possibles. Si l’on dit «
croyances religieuses » et « opinions politiques » (et non l’inverse), si l’on
parle de croyance (et non d’opinion) à propos de l’astrologie et d’opinion
(et non de croyance) à propos de questions de société, c’est bien parce que
dans les premiers champs de représentation, en l’absence de tout savoir
positif, donc de toute certitude, l’argumentation elle-même est impossible,
tandis que dans les seconds champs de représentation, l’argumentation est
possible. C’est pourquoi, considérée du point de vue de l’objet, l’opinion
tient le milieu entre la croyance et le savoir.
Maintenant, si nous considérons la croyance selon le degré d’intensité,
nous constatons que depuis le doute ou le soupçon jusqu’à la conviction, en
passant par la supputation, l’hypothèse et la conjecture, la croyance peut
passer par un grand nombre d’états. Le mot croire lui-même connaît en
français trois degrés, de l’affirmation entachée de doute (« je crois que le
Liberia et la Sierra Leone ont des frontières communes ») à la conviction de
la foi (« je crois en Dieu ») en passant par l’adhésion complète à des valeurs
(« je crois à la justice »). Croire que, croire à, croire en n’ont ni le même
sens ni la même valeur. Le seul croire que possède deux acceptions : il
renvoie à la réalité présente ou passée, dont on n’est pas certain, ou bien à
une réalité future que l’on juge probable ou simplement possible.
La croyance à se rapporte au domaine des valeurs dont elle donne la
réalisation et la réalité comme possibles. Elle implique un engagement
personnel (et non une simple adhésion) absent du croire que. Dans cette
dernière modalité l’objet de la croyance est détachable du sujet (si je crois
qu’il fera beau demain et qu’il pleut, mon moi n’en ressentira qu’une
modeste déconvenue alors que si je crois à la révolution et que la révolution
ne vient pas ou n’apporte que des horreurs, une partie de mon moi se trouve
proprement insultée par le réel). La croyance en s’appelle proprement la
foi. Elle est l’adhésion totale d’un sujet à un autre sujet. La foi comme
conviction3827. montre que le doute n’est pas essentiel à la croyance3828..
Dans L’Être et le Néant Sartre a analysé ce paradoxe inhérent à la
croyance : « Croire, c’est savoir qu’on croit et savoir qu’on croit, c’est ne
plus croire. Ainsi croire, c’est ne plus croire parce que cela n’est que croire
»3829.. La croyance ne cesse de se nier elle-même (celui qui croit en Dieu
n’admettra pas que l’existence de Dieu puisse n’être qu’une croyance) et
tombe dans la contradiction performative.
Enfin, à la différence des propositions extensionnelles dont la vérité est
fonction des éléments qui les composent3830. et dont le sens peut être
maintenu par-delà la permutation de ces éléments, les propositions qui
expriment des croyances sont intentionnelles3831. : dire que Rembrandt est
le plus grand peintre du XVIIe siècle, c’est dire que le plus grand peintre du
e
XVII siècle est un Hollandais mais croire que Rembrandt est le plus grand
peintre du XVIIe siècle, ce n’est pas nécessairement croire que l’auteur de
l’Homère est le plus grand peintre du XVIIe siècle. La proposition
extensionnelle est atomistique, la croyance est holistique.
 
 
II. LES ANTINOMIES
 
Les croyances sont prises dans un réseau de contradictions qui n’ont pas
nécessairement de solution.
 
 
1. Déraison et raison
 
Le credo quia absurdum a été souvent mal compris : Tertullien ne voulait
pas dire (certains pères et théologiens iront jusqu’à cette extrémité) que
l’absurdité des dogmes est un motif de croyance, mais que la croyance
s’établit là où la raison a perdu sa maîtrise. Un thème constant du
scepticisme (Sextus Empiricus, Hume, Nietzsche) fut le primat accordé à la
croyance aux dépens de la connaissance certaine.
La crédulité est l’état de celui qui accueille toute croyance, sans le filtre de
la raison3832. : aux yeux du crédule, il n’y a ni merveilleux ni impossible,
toute fable est fiable3833.. Il semble que le jugement lui-même ait disparu.
Face à cette confiance, le réel n’a plus de prise. « Les faits, écrivait Proust,
n’entrent pas dans le monde des croyances. Ils ne les ont pas fait naître, ils
ne les détruiront pas »3834.. Une preuve — ou son absence — n’est jamais
assez forte pour supprimer une croyance : elle a même souvent l’effet
inverse. Se sentant menacé dans son identité, le croyant y réagit par un
surcroît d’assentiment. Nées de la passion, les croyances la favorisent aussi.
Hume fait remarquer qu’un poltron accueillera volontiers tout ce qui lui
annoncera un danger3835.. La passion détermine la croyance qui la
détermine à son tour ; elle ravale la réalité au rang de prétexte et d’aliment.
C’est pourquoi la théorie de la religion comme consolation n’est pas à l’abri
de toute critique. Il n’est pas vrai que la croyance soit toujours l’expression
d’un intérêt : l’intérêt est trop rationnel pour rendre compte de certains
mouvements de l’âme. Au début du Moyen-Âge les théologiens et les juges
canoniques refusaient d’admettre la réalité du vol des sorcières, et c’est
parce que celles-ci continuèrent à s’en vanter ou à s’en accuser que l’Église
finit par avaliser cette croyance qui les condamnait.
Nietzsche a établi qu’en amont de toute connaissance, de toute recherche
de la vérité, il y a une croyance préalable — ne serait-ce que la croyance en
la valeur de la connaissance et de la vérité. Aux yeux de Nietzsche, ces
croyances ne sont pas, comme les catégories kantiennes, a priori,
puisqu’elles expriment les forces de ceux qui les soutiennent, mais elles
sont présupposées dans toute activité de la pensée.
Si la raison correspond à la mise en ordre idéelle du réel, alors la croyance
comme susceptible de nier le réel est irrationnelle. Le paradoxe de Moore
est ce fait commun : il y a tel fait indiscutable, mais je n’y crois pas3836..
Sartre a appelé mauvaise foi ce jeu pervers dans lequel tombe la conscience
lorsqu’elle est fascinée par l’inertie de l’en-soi. Ainsi les Allemands durant
la Seconde Guerre mondiale : d’un côté ils pensaient que les Juifs envoyés
dans les camps n’étaient pas vivants mais de l’autre ils ne croyaient pas
nécessairement qu’ils étaient morts. Ce refus de se placer dans la grande
dualité du symbolique — celle du « oui » et du « non », du « vrai » et du «
faux » — est caractéristique de la pensée irrationnelle. Plus nette encore, la
coexistence de deux croyances contraires n’est pas si rare : elle se marque
dans les pensées de doute, les attitudes d’hésitation : on croit que l’ennemi
attaquera le premier, et en même temps on ne le croit pas.
Si les croyances sont par définition conscientes — il existe des croyances
virtuelles3837., mais pas de croyances inconscientes, à proprement parler —
leurs causes ne le sont presque jamais. L’identification3838. inconsciente qui
est au fondement des croyances ne se fait jamais sur des idées mais sur des
valeurs. La psychanalyse a montré quels avantages comparatifs le
psychisme retirait de la croyance : alors que la pensée et la connaissance
exigent une grande quantité d’énergie, la croyance, elle, exprime d’un coup
l’affect qu’elle décharge. Croire signifie toujours obéir : personne ou
presque personne ne choisit ses convictions religieuses — on hérite de
celles du groupe auquel on appartient. À la croyance est attachée une prime
de plaisir (pour reprendre l’expression que Freud utilisait dans un autre
contexte). C’est la raison pour laquelle le roman jadis3839., le cinéma
aujourd’hui3840. se donnent comme l’image de la réalité même.
Pourtant, nous ne pourrions même pas croire, disait saint Augustin, si nous
n’étions des êtres doués de raison : et l’auteur des Confessions de donner
deux maximes complémentaires : « crois pour comprendre »3841. «
comprends pour croire ». Le principe de charité nous enjoint de penser a
priori les croyances comme pourvues de raisons. Même irrationnelle en
effet, une croyance n’est pas sans raison, quel que soit le sens dans lequel
on prend ce mot. Et lorsque manque la fondation dans l’objet, alors la
fondation dans le sujet s’y substitue.
Au IIIe siècle avant notre ère, Evhémère écrivit une Histoire sacrée dans
laquelle il montrait que les divinités sont la transposition de personnages
ayant réellement existé. L’évhémérisme est un rationalisme qui voit dans les
croyances non l’invention sans règles de faits imaginaires, mais la
déformation explicable de faits réels.
Plusieurs philosophes ont admis une certaine rationalité de la croyance :
Platon accordait de l’importance à l’opinion droite située à mi-chemin de
l’opinion ignorante et du savoir, et capable de juger avec justesse et justice
sur des matières incertaines. Semblablement dans Qu’est-ce que s’orienter
dans la pensée ? Kant parle de « besoin de la raison » et de « foi rationnelle
». Le déisme doit être compris comme l’expression d’une rationalisation de
la croyance dépouillée de ses ornements et de ses anecdotes. Participant
d’un même effort, l’éclectisme et le syncrétisme religieux considèrent les
croyances comme équivalentes car ils voient dans la diversité de leurs
objets l’apparence superficielle recouvrant une même adhésion
fondamentale : peu importe le nom du dieu, du moment qu’il est perçu
comme existant.
Il existe un critère du crédible : tout ce qui ne contrevient ni aux lois
logiques de la cohérence de la pensée ni aux lois physiques de la nature.
Donc est crédible tout ce qui est possible. En général, les croyances d’un
individu sont non contradictoires ; elles satisfont par conséquent à un
principe fondamental de la raison. Une des avancées décisives de la théorie
économique, récemment, a consisté à étendre le principe de rationalité aux
croyances. L’hypothèse des anticipations rationnelles a soumis les
croyances et opinions individuelles aux mêmes principes d’arbitrage et
d’efficacité que ceux qui commandent les actions. Les croyances sont
considérées comme des moyens et c’est alors l’intégralité de la conduite
individuelle qui passe sous le contrôle de la rationalité instrumentale.
Si les croyances sont suffisamment cohérentes pour ne pas se
contredire3842., elles ne sont pas assez rationnelles pour être acceptées dans
toutes leurs implications : même ceux qui croient aux horoscopes
n’attribueront pas aux astres leurs difficultés sentimentales ou
professionnelles. En reconnaissant la part d’irrationalité de leurs croyances,
les individus font preuve de rationalité. De plus, la dissonance cognitive qui
couche la réalité sur le lit de Procuste des désirs, peut être aussi dans
certains contextes une stratégie de la raison : tel est le cas des causes les
plus fortes au nom desquelles l’homme est capable de sacrifier ses biens et
sa vie.
Enfin, une croyance ne va et ne vient jamais seule, elle s’insère dans de
vastes ensembles — les mythologies, les idéologies, les opinions publiques
— dont les individus généralement ne connaissent ni les règles ni le sens
faute d’en avoir pris conscience. Il est impossible d’isoler un contenu de
croyance d’autres contenus de croyance : on a, à ce propos, parlé de
holisme des croyances.
 
 
2. Liberté et déterminisme
 
Les hommes préfèrent croire plutôt que savoir parce que croire est facile,
cela dispense de penser : il suffit d’adhérer, comme l’huître à son rocher.
Dans De l’esprit géométrique Pascal fait remarquer que les hommes « sont
presque toujours emportés à croire non par la preuve mais par l’agrément
»3843. — ce qui est une manière de dire que la clé de la croyance n’est pas
du côté de ce qui est cru mais de celui qui croit.
Le sujet qui croit est toujours plus important que l’objet de la croyance :
celui-ci peut même être donné comme une simple occasion. La question est
de savoir si la volonté est nécessaire à la formation d’un jugement :
Descartes pensait que oui, Spinoza le niait. Pour le volontarisme, la
possibilité du vouloir croire est l’expression de l’absolue liberté humaine —
alors que pour ceux qui ne soutiennent pas cette conception, la volonté de
croire est une contradiction dans les termes (celui qui veut croire, en réalité,
ne croit pas). De bons arguments peuvent être donnés à l’appui de la thèse
volontariste. Aucune menace, aucune gratification ne me fera jamais croire
ce que je ne suis pas disposé à croire. Dans l’Espagne de la Reconquista, où
les Juifs n’avaient de choix qu’entre la spoliation, l’exil et la conversion,
certains se convertirent apparemment3844. mais conservèrent intérieurement
leur foi3845. : les rabbins l’admirent, cela ne constituait pas pour eux une
apostasie. Cette irréductible liberté intérieure, que rien ne peut soumettre ni
écraser fut de tout temps la falaise-limite où vinrent échouer les
despotismes. On ne croit que ce qu’on voit ? Peut-être. Mais on ne voit que
ce qu’on regarde et l’on ne regarde que ce que l’on veut. Il existe une
volonté de ne pas croire qui est au moins aussi puissante que la volonté
contraire : certains antisémites ont une telle haine des Juifs que les
reconnaître comme victimes du nazisme équivaudrait pour eux à les
admettre comme humains — d’où leur négationnisme. Sartre a appelé
mauvaise foi3846. ce travail de la conscience sur et contre elle-même
lorsqu’elle se nie comme pour-soi et se chosifie comme en-soi.
Nos croyances sont toujours liées à des autorités qui elles-mêmes
n’existent qu’en fonction de notre croyance en leur légitimité. Loin
d’arrêter la croyance, l’incroyable la stimule comme un défi : il y a parfois
du plaisir de la transgression dans le fait de croire des choses que l’ordre de
la raison sait absurdes3847..
D’un autre côté, on ne croit pas ce qu’on veut : vouloir croire, n’est-ce pas
douter, donc ne pas croire ? Certes Descartes considérait que la volonté est
la seule force qui puisse nous faire consentir à une représentation mais il
opposait le jugement volontaire et actif et la croyance, involontaire et
passive — il associait même la croyance à la tromperie (les préjugés hérités
de l’enfance et renforcés par l’enseignement des maîtres scolastiques). Des
stéréotypes mentaux, ne dit-on pas, justement, qu’ils sont des idées reçues ?
L’acceptation d’une nouvelle représentation dépend des anciennes
représentations déjà formées beaucoup plus que de sa valeur intrinsèque ou
que de la libre disposition du sujet3848..
À ce déterminisme psychologique s’ajoute un puissant déterminisme
social. La coutume, écrivait Pascal3849. « fait nos preuves les plus fortes et
les plus crues ». On ne croit jamais seul. Il est à cet égard significatif qu’on
dise partager une croyance, pour dire l’avoir. Entre une erreur proférée par
un ami et une vérité émise par un étranger, on choisira presque toujours la
première aux dépens de la seconde. Lorsque le chamane guérisseur prétend
extraire du corps d’un malade un objet (caillou, plume, insecte...) qu’il avait
au préalable dissimulé dans sa bouche, aucun des participants à la scène ne
songe qu’il puisse s’agir d’un subterfuge. Leur croyance sauve le
surnaturel, l’objet n’est là que pour capter le mal. Il est certain que le
chamane partage lui-même cette conception. Croire, c’est obéir. Partout
l’argument d’autorité a fait l’autorité de l’argument.
La force immanente à la croyance collective va jusqu’à jouer comme
critère de vérité (l’argument du consensus est l’un des plus efficaces qui
soit) : la croyance collective possède une inertie propre, qui induit son auto-
confirmation ; on croit une fable parce qu’on la croit.
 
 
3. Faiblesse et force
 
La croyance fait vivre mais elle fait aussi mourir ; la science, elle, n’a pas
de martyr, parce qu’elle n’en a pas besoin. Galilée a bien fait de se rétracter.
Nietzsche voyait dans la croyance un symptôme de faiblesse — la béquille
d’une humanité incapable de se tenir naturellement debout. Mais comme
croire rassure, comme croire c’est exister, la croyance induit une force dont
on a dit qu’elle pouvait déplacer les montagnes.
Le plan trilogique3850. de La Destination de l’homme de Fichte s’achève
par la croyance et non par le savoir. Reprenant une idée chère à Goethe,
tirant la leçon de Kant en un sens que Kant n’aurait pas reconnu3851., Fichte
écrit « Ta destination n’est pas simplement de savoir, mais d’agir selon ton
savoir »3852.. C’est sa finalité pratique3853. qui conduit Fichte à désigner la
croyance comme le terme de la destination de l’homme, celui où l’esprit
atteint enfin la réalité. De plus, alors que le savoir maintient toujours
séparés le sujet et l’objet (Fichte ne croit pas au savoir absolu hégélien), la
croyance les unit : croire, ce n’est pas simplement avoir une croyance mais
être croyant. Enfin aucun savoir ne pouvant « se fonder ni se démontrer lui-
même »3854. la croyance sera « la résolution de la volonté de donner une
valeur au savoir »3855..
Au lieu de parler comme Peirce d’une disposition à l’action, Gilbert Ryle
préfère parler de disposition « à multiples entrées »3856. : la croyance laisse
indéterminée l’action qu’elle engage — d’où justement son efficacité.
Hume a fait remarquer que « l’effet de la croyance est (...) d’élever une
simple idée jusqu’à l’égalité avec nos impressions et de lui conférer une
influence similaire sur les passions »3857.. Il y a un dynamisme propre à la
croyance dont Hume avouait lui-même qu’il ne l’avait pas entièrement tiré
au clair : la croyance introduit au sein de la vie humaine une causalité
propre, dont on peut trouver des illustrations dans la vie individuelle et
collective. Qu’est-ce que, par exemple, l’effet placebo sinon l’action
spécifique d’une croyance (celle de la guérison ou du soulagement) sur le
corps3858. ? Représentation téléologique, la croyance induit des
comportements différenciés3859.. L’optimisme3860. et le pessimisme sont des
croyances autoréalisatrices. Maître Eckhart avait raison de dire que « Dieu
n’apparaît que quand les créatures l’énoncent ». Le Sphinx se tue après la
réponse d’Œdipe parce qu’un oracle lui avait prédit sa mort si son énigme
était résolue. De même on peut se demander si l’oracle de Delphes qui
annonça à Socrate qu’il était le plus sage des hommes n’entre pas dans la
catégorie des prédictions autoréalisatrices : en interrogeant les autorités et
les spécialistes des différents domaines de la pensée et de l’action, Socrate
testa une croyance déjà bien ancrée en lui — et chaque dialogue qu’il eut,
en confirmant cette croyance, confirmait l’oracle3861.. Les clients des «
voyants » et astrologues donnent raison rétrospectivement, et sans le
vouloir, à leurs prédictions en se comportant de manière justement à les
valider3862.. La croyance finit par conséquent par conférer à un facteur
imaginaire la même efficacité que celle qu’aurait eue une cause réelle. Dans
les années 1920, une théorie stipulait qu’il existait une relation de cause à
effet entre l’activité du Soleil et la production agricole. Cette théorie, dite
des taches solaires, était fausse mais comme les agents économiques
continuaient de la croire vraie, leur comportement (anticipation de la crise
ou de la prospérité) lui conférait une réalité objective. L’activité
économique offre maints exemples de ces prévisions autoréalisatrices : les
cours en Bourse ne sont pas tant l’expression des données économiques
objectives que celle des croyances dominantes des acteurs financiers.
La situation se complique lorsque les croyances ne portent plus sur des
faits mais, comme il arrive communément dans le monde humain, sur des
croyances ; le propre des phénomènes mentaux est en effet de pouvoir se
redoubler3863.. Lorsqu’un joueur de poker croit que l’autre croit qu’il a un
jeu gagnant, son audace sera celle dont il aurait fait preuve s’il avait
seulement cru son jeu gagnant (en l’absence de la croyance supposée de
l’adversaire).
Durkheim pensait que la force des croyances vient de leur dimension
sociale. Les croyances collectives apparaissent comme des faits et non
comme des croyances — et plus que comme des faits : comme des vérités
— de là leur force de contagion à laquelle il est difficile d’échapper.
Dans un livre paru en 1970, Z. Brzezinski annonçait une « ère des
convictions éphémères »3864.. Il est douteux que la modernité avec son
pouvoir de déréalisation puisse avoir raison de l’inertie des croyances. Les
croyances religieuses ont survécu aux religions, les métamorphoses ne sont
pas des disparitions.
 
*
 
Voir aussi
 
La connaissance. Le fait. L’illusion. L’image. L’imagination.
L’inconscient. L’information. L’interprétation. Le jugement. Le mythe.
L’opinion. La perception. La rationalité. La science.
 
*
 
Bibliographie
 
D. Hume, Traité de la nature humaine, tome I, trad. P. Saltel, GF-Flammarion, 1995.
E. Kant, — Critique de la raison pure.
— Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?
J.G. Fichte, La Destination de l’homme, trad. J.-C. Goddard, GF-Flammarion, 1995.
G.W.F. Hegel, — Foi et savoir,
— La Phénoménologie de l’Esprit.
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Gallimard, 1950.
L. Wittgenstein, De la certitude, trad. J. Favre, Gallimard, 1975.
Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, 1983.
Vincent Descombes, « Les croyances », in Notions de philosophie, tome 2, ouv. coll., Gallimard,
1995.
 
 
 
3812 Existe-t-il des croyances purement mentales qui ne se manifesteraient ni dans le langage ni
dans le comportement ? Wittgenstein l’a nié.
3813 Paul Veyne a posé la question troublante : les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
3814 Voir L’interprétation.
3815 On appelle lexis un énoncé susceptible d’être dit vrai ou faux mais considéré seulement dans
son contenu, sans négation ni affirmation actuelle : ce « jugement virtuel » (pour reprendre
l’expression de Goblot) est dépourvu de croyance (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de
la philosophie, PUF, 1968, p. 557).
3816 Du même genre font partie les désirs, les souhaits, les regrets.
3817 D’où le problème des traductions.
3818 D. Hume. Traité de la nature humaine I, trad. P. Saltel, GF-Flammarion,1995, p. 148.
3819 Ibid., p. 162.
3820 Doit-on conclure, comme le fait Hume, que les deux lecteurs mettent le même sens dans le
roman ? Il est clair que Don Quichotte donnait un autre sens aux romans de chevalerie en voulant
vivre comme Amadis des Gaules.
3821 Gorgias 454 d. Platon par ailleurs, avait bien vu le cercle : la croyance n’est pas le savoir mais
il n’y a pas de savoir sans croyance. Même si la croyance n’est jamais la condition suffisante du
savoir, elle en est toujours la condition nécessaire.
3822 Cette croyance s’exprime dans les trois postulats de la raison pratique (existence de Dieu,
immortalité de l’âme et liberté).
3823 V. Descombes, « Les croyances » in Notions de philosophie II, ouv. coll. publié sous la
direction de D. Kambouchner, Gallimard, 1995, p. 10.
3824 E. Husserl. Idées directrices pour une phénoménologie, § 103.
3825 Il existe un évident décalage entre Glauben et foi. La foi en effet n’est qu’une espèce bien
particulière de croyance religieuse. Elle n’existe guère que dans les monothéismes puisqu’elle
suppose l’adhésion à un Dieu personnel et la croyance au salut individuel. Glauben a une extension
bien plus large : aussi ne pourra-t-on pas en français appeler « foi » (comme font certains traducteurs
de la Critique de la raison pure. AK III, 575) la croyance qu’il existe des habitants en d’autres
mondes.
3826 Voir L’opinion.
3827 Kant distinguait deux types de créance : la conviction (ses motifs sont objectivement
suffisants) et la persuasion (ses motifs sont suffisants seulement subjectivement). Mieux vaut garder
le terme de certitude pour la créance objectivement suffisante. Une conviction peut reposer sur de
funestes illusions : le racisme en est la preuve. Le contraste peut être très grand entre le peu de
certitude et la force de la conviction.
3828 C.G. Jung disait du fanatisme qu’il est une surcompensation du doute : cela est vrai aussi bien
objectivement (il n’y a pas de fanatisme dans les domaines de connaissance possible) que
subjectivement (le fanatisme peut être provoqué par la peur de ne pas croire assez).
3829 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 106. « Quand Stavroguine croit, écrit
Dostoïevski, il ne croit pas qu’il croit. Et quand il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croit pas » (F.
Dostoïevski, Les Démons, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1955, p. 645).
3830 On la dit pour cette raison vérifonctionnelle.
3831 Donc non vérifonctionnelles.
3832 Cette absence n’était pas si marquée jadis. On appelait serment de crédulité le serment de
sincérité que l’on devait faire devant le juge.
3833 Il n’y a pas symétrie entre croyance et incroyance non plus qu’entre crédulité et incrédulité.
L’incroyance désigne le rejet des croyances spécifiquement religieuses ; et pour ce qui est de
l’incrédulité, elle désigne un acte et non plus (comme la crédulité) un état.
3834 Diagoras de Mélos, dit l’Athée, était un philosophe vivant au Ve siècle avant Jésus-Christ à
Athènes ; il dut quitter la ville pour échapper à une condamnation à mort. Alors qu’on lui montrait les
offrandes des marins dans un temple de Poséidon, il répliqua : « On compte les sauvés, on ne compte
pas les noyés qui cependant avaient fait des vœux comme les autres ! ». Le raisonnement est
impeccable, mais il n’a jamais ébranlé la croyance d’un seul superstitieux.
3835 D. Hume, Traité de la nature humaine, I, op. cit., p. 188.
3836 Wittgenstein répliquera : jamais je ne dirai : il pleut mais je ne le crois pas !
3837 Toute croyance s’inscrit dans un système de croyances virtuelles : croire en Dieu, c’est croire
qu’il existe une réalité transcendante au monde, croire que la science est insuffisante, croire que la
croyance peut valoir davantage que la connaissance etc. Ces croyances, en nombre infini, sont
virtuelles en ce sens qu’elles ne sont pas explicitement formulées par le sujet. Ainsi convient-il
d’ajouter un correctif à la thèse de la non-extensionnalité des croyances.
3838 Et pas seulement avec la croyance en. Croire, c’est d’abord s’identifier à ceux qui croient la
même chose.
3839 Cervantès feint de découvrir un manuscrit arabe (Don Quichotte), V. Hugo feint (dans le
dernier chapitre des Misérables) d’avoir vu la tombe de Jean Valjean etc.
3840 Pour beaucoup de spectateurs le « on n’y croit pas » vaut pour condamnation d’un film.
3841 Le credo ut intelligam sera repris par saint Anselme.
3842 Le même individu ne dira pas en général, et dans les conditions normales du discours,, qu’il
croit et ne croit pas aux fantômes.
3843 B. Pascal, De l’esprit géométrique, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1954, p. 592.
3844 Ils durent en particulier accepter le baptême.
3845 On les appela marranes.
3846 Voir supra.
3847 Aux États-Unis les croyances relatives aux extra-terrestres, qui peuvent s’exprimer sous la
forme d’un véritable culte, contiennent un sens politique non négligeable comme protestation contre
le pouvoir fédéral (lequel est réputé cacher des « choses »). Les croyances populaires (comme celle
en l’influence des astres) sont parfois interprétées comme des protestations objectives et
inconscientes contre l’ordre technoscientifique dominant.
3848 Leibniz raconte que le roi de Siam ne voulut pas croire que l’eau en gelant devient si dure
qu’elle peut supporter un éléphant (Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, 16).
3849 Pensées (821 L., 252 B).
3850 Livre I : Doute ; livre II : Savoir ; livre III : Croyance.
3851 Kant n’accordait pas, comme le fait Fichte, une supériorité de la raison pratique sur la raison
théorique parce que selon lui, il s’agit de deux usages (situés sur des plans différents) d’une seule
raison.
3852 J.G. Fichte, La Destination de l’homme, trad. J.-C. Goddard, Flammarion, 1995, p. 152.
3853 Dans un sens voisin, C.S. Peirce définira la croyance comme « disposition à l’action ».
3854 J.G. Fichte, La Destination de l’homme, op. cit., p. 157.
3855 Ibid.
3856 Voir V. Descombes, « Les croyances », op. cit., p. 27.
3857 D. Hume, Traité de la nature humaine I, op. cit., p. 187. Cette dernière citation devrait nous
écarter définitivement d’une certaine lecture paresseuse, mais tenace, de l’empirisme comme
philosophie de la passivité mentale. Aucun philosophe, pas même Engels, n’a jamais correspondu à
la caricature de la thèse de la conscience-reflet.
3858 Au reste, il convient de distinguer la croyance active et la croyance passive : un pèlerin n’est
pas un simple spectateur (depuis 1858, pas un seul habitant de Lourdes n’a été guéri par la Vierge).
3859 Le droit reconnaît implicitement l’importance de la croyance : un hold-up commis avec des
armes non chargées ou avec des jouets d’enfant qui ont trompé les agressés sera sanctionné comme
s’il avait été fait avec des armes véritables et chargées.
3860 Voir la fameuse méthode du docteur Coué.
3861 Alexandre verra confirmée par l’oracle du désert d’Égypte sa croyance en son ascendance
divine, et donc sera définitivement convaincu du caractère surnaturel de sa mission.
3862 Oscar Wilde a donné dans Le crime de Lord Arthur Saville une amusante illustration de
prédiction autoréalisatrice.
3863 Un entraîneur de rugby fit croire à son protégé qu’il avait parié une grosse somme d’argent
que son équipe l’emporterait : le joueur eut ainsi la conviction que son entraîneur était convaincu
qu’il gagnerait. Dans ce cas de figure, la croyance fut renforcée considérablement par ce détour
imaginaire vers le tiers.
3864 La Révolution technométrique, trad. fr., Calmann-Lévy, 1971.
38. La culture
 
 
 
Culture est un concept chargé d’histoire qui en changeant de dimension, a
changé de sens. Il peut concerner : en premier lieu, le donné naturel (la «
culture d’un champ »), en deuxième lieu, l’individu humain (un « homme
cultivé »), puis un ensemble géohistorique plus ou moins étendu (la «
culture chinoise », la « culture des banlieues »), en dernier lieu, le
phénomène universel de l’aptitude humaine à transcender les conditions de
pure nature ou d’animalité et, partant, l’ensemble des résultats nés de cette
aptitude. La culture est le propre de l’homme : pas d’homme sans culture,
pas d’animal avec. L’homme est le seul animal à ne pas se contenter de ce
que la nature lui donne. Dans La Civilisation primitive, E.B. Tylor définit la
culture comme « un ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances,
les arts, les mœurs, des coutumes ainsi que toute disposition ou usage
acquis par l’homme vivant en société ».
La culture voit donc son extension aller de l’universel du fait culturel (la
culture philosophiquement opposée à la nature) à la particularité du
phénomène culturel (la culture anthropologiquement différenciée d’une
autre) et à la singularité du contenu culturel d’une existence (la culture
individuellement possédée). Malgré leur hétérogénéité, les quatre
acceptions peuvent être comprises sous le même concept : dans tous les cas,
une donnée immédiate, de l’être, de la vie, ou de la conscience a été
travaillée, transformée, dépassée voire détruite pour laisser la place à un
résultat proprement humain. La culture, comme la civilisation, comme le
travail, est à la fois transformation et produit, résultat de cette
transformation. Ernst Cassirer3865. assignait pour tâche à la philosophie
une critique analogue à celle que Kant fit pour la raison mais élargie à la
culture tout entière. La Philosophie des formes symboliques se pose la
question de savoir quelles sont les formes a priori de toute culture possible.
Premier problème : l’élargissement de la culture comme formation de
l’individu à la culture en tant que civilisation. A la différence du français
qui a fini par identifier les deux, l’allemand qui dispose de deux mots pour
culture (Bildung et Kultur) distingue jusqu’à les opposer culture et
civilisation3866.. Certains auteurs (Hegel) dialectiseront les opposés — la
civilisation sera alors conçue comme l’objectivation de la culture, et la
culture comme l’intériorisation de la civilisation.
Deuxième problème : la détermination de la culture comme anti-nature. Le
mythe d’Épiméthée dans le Protagoras, fait de l’homme non pas un être
possédant une âme qui sait déjà tout, comme Platon voulait le penser, mais
un être absolument nu, vulnérable, démuni.
Enfin, troisième problème, la relation qu’une culture anthropologiquement
définie peut entretenir avec l’universel, lors même qu’elle se définit par son
irréductible singularité. « La culture, disait Malraux3867. nous apparaît
d’abord comme la connaissance de ce qui a fait de l’homme autre chose
qu’un accident de l’univers ».
 
 
I. DE L’INDIVIDU À LA COLLECTIVITÉ
 
Aristote, au début des Parties des animaux3868. définit la culture par
opposition au savoir spécialisé, comme le jugement de la totalité. Kant dans
la Critique de la faculté de juger dit de la culture qu’elle est « la production
de l’aptitude d’un être raisonnable à des fins quelconques en général (et
donc dans la liberté)3869. ». La culture serait donc moins un contenu positif
de savoir que la capacité à donner du sens à sa vie. De l’opposition
d’Héraclite à la polymathie des pythagoriciens, du rejet par Platon du
prétendu savoir total des sophistes au refus par Descartes de la pansophie de
Comenius, la philosophie a privilégié une conception de la culture générale
qui allait contre l’érudition. Mais il y a aussi l’autre tradition qui refuse de
sacrifier la totalité extensive du savoir à la totalité intensive de la
connaissance, qui considère qu’il ne peut y avoir de pensée positive sans
savoir positif — cette tradition est illustrée par les pythagoriciens (dont le
cosmos fait la synthèse de la musique et de l’astronomie), par Aristote, par
Leibniz qui cultiva tous les domaines de la connaissance, par Hegel, bien
sûr, dont l’Encyclopédie fond la forme universelle de l’Idée dans le contenu
total de la réalité. À cette conciliation possible de l’extension du savoir et
de la compréhension de la pensée, s’ajoute l’unité, promue par la Bildung
de l’Aufklärung, de l’esprit étendu jusqu’aux limites de l’universalité des
connaissances d’une part, et du moi qui, de moment en moment, progresse
vers son achèvement.
Tout commence avec la païdeia à laquelle les Grecs n’assignaient d’autres
bornes que celles de la vie entière3870.. Étymologiquement, elle est la
formation de l’enfant. C’est Cicéron qui, dans les Tusculanes3871.,
transpose pour traduire la païdéia, qui n’avait pas d’équivalent en latin,
le  terme « économique » de culture dans le domaine de l’esprit en
établissant l’analogie entre le champ et l’âme, le travail de la terre et
l’enseignement. Le premier humaniste de l’histoire file alors cette
métaphore : cette culture de l’âme (cultura animi), fille ou sœur de la
païdeia assimilée à la philosophie, a ses semences et ses récoltes, et de
même que le cultivateur arrache les mauvaises herbes de son champ, la
culture extirpe les vices de l’âme3872.. Jusqu’au XVIIIe siècle le mot culture
sera toujours employé dans les expressions composées ; la culture est alors
déterminée comme culture des lettres, culture des arts3873. etc. C’est
d’Allemagne que viendra l’idée de culture considérée en soi comme une
formation (Bildung) intellectuelle et morale de l’homme. Dans L’Éducation
du genre humain, Lessing définit l’éducation comme une révélation au
niveau individuel et la révélation comme une éducation au niveau
universel3874.. C’est d’Allemagne que viendra également avec les
écrivains romantiques (les frères Schlegel, Novalis) l’ethnicisation de la
culture correspondant à une synthèse de l’intériorité et de l’extériorité du
processus. La « culture grecque » sera alors d’abord comprise comme la
façon dont les Grecs ont pensé leurs idées, vécu leurs valeurs, et, en second
lieu comme la manière dont ils ont donné une forme objective à ces idées et
ces valeurs grâce à leurs écrits, leurs monuments etc. Les valeurs morales et
celles, intellectuelles, de l’esprit, sont fondues. Kant dans sa Métaphysique
des mœurs place la culture au premier rang des devoirs envers soi-même : «
La culture (cultura) de ses forces naturelles (les forces de l’esprit, de l’âme
et du corps) en tant que moyen pour toutes sortes de fins possibles, est un
devoir de l’homme envers lui-même ».3875. On a souvent différencié
jusqu’à les opposer éducation et instruction comme la formation à
l’information, la tête bien faite à la tête bien pleine, comme anima à
animus. La culture représente l’unité concrète des deux : moment de
l’extériorisation (é-ducation, c’est littéralement le fait d’être conduit hors de
son immédiate aliénation), moment de l’intériorisation (l’in-struction, c’est
le fait d’être réceptif au plus grand nombre de médiations extérieures).
Toute la Phénoménologie de l’Esprit, qui est de fait une phénoménologie de
la culture, montre comment celle-ci se constitue à partir de moments
surmontés. Une identité ne peut être que vide si elle ne s’affronte et ne se
confronte à la double négativité de l’inertie du réel et de l’autre identité.
Il ne fut pas aisé pour les représentants des sciences humaines de
maintenir cette unité de l’individuel et du collectif, tant la propension à
l’analyse est puissante (et nécessaire). D’un côté, en définissant l’individu
par son appartenance (la « personnalité de base » d’Abram Kardiner) le
culturalisme résorbe la dimension individuelle dans la dimension collective
de la culture, de l’autre côté, la plupart des écoles de psychologie traitent
l’individu en monade comme si une société était une somme arithmétique.
L’acquisition d’une culture au sein d’une culture se fait par imprégnation et
identification : l’individu n’est pas le simple récepteur d’un contenu entier
délivré de l’extérieur. En outre la relation qu’un individu entretient avec sa
culture

(sa société) est aussi faite de rejets — et pas seulement en ce que l’individu
peut contester tel aspect de la culture qui est la sienne — mais parce que,
plus fondamentalement, l’homme, comme disait Freud, est virtuellement
l’ennemi de la civilisation. Dans son opuscule Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique Kant fait dériver la culture du
concept oxymorique d’insociable sociabilité : « Toute culture et tout art
dont se pare l’humanité, ainsi que l’ordre social le plus beau, sont les fruits
de l’insociabilité »3876.. La loi qui soumet le désir ne peut apparaître aussi
que comme une chose étrangère, inacceptable. Cette contradiction — qui
fait que l’homme rejette avec virulence ce qui justement fait de lui un
homme — prendra à l’âge moderne les formes les plus tragiques. L’idée
(idéal) de la formation de soi présuppose une maîtrise qui se rencontre
rarement dans l’expérience. Dans l’éducation et l’instruction, la part de
l’apprentissage conscient ne détermine pas tous l’acquis : l’imprégnation
par identification inconsciente y joue un rôle essentiel.
C’est à un conflit de cet ordre, (mais pas seulement) que renvoie aussi la
séparation entre la culture et la civilisation3877.. Cette dualité a une origine
socio-historique précise en Allemagne : elle vient de la séparation entre une
bourgeoisie cultivant les humanités et s’exprimant dans les universités,
d’une part, et une aristocratie francophile et francophone ayant adopté les
civilités d’un pays étranger d’autre part. De là l’extériorité de la civilisation
à laquelle s’oppose l’intériorité de la culture. Cette distinction deviendra
chez Hegel celle de l’«esprit subjectif » et de l’« esprit objectif », la culture
désignant l’ensemble des efforts faits par l’homme pour aller au-delà de sa
propre nature tandis que la civilisation renvoie à l’ensemble des efforts faits
par l’homme pour modifier la nature et se projeter de cette manière dans des
œuvres concrètes. Toute dialectique ôtée, le couple fera bientôt place,
l’ethnologie aidant, à la dualité arrêtée de l’Esprit et de la Matière. La
définition de Tylor donnée plus haut présente deux inconvénients : d’une
part à une énumération qui ne saurait échapper à l’arbitraire du choix de ses
éléments, s’ajoute le reste, l’et cetera qui annule rétroactivement la
succession des termes qui précèdent ; d’autre part, séparer la sphère des
idées de celle des objets pour lui réserver le mot « culture » présuppose la
pertinence des oppositions abstrait/concret, idée/objet dans le
fonctionnement et l’histoire des sociétés humaines. Or il paraît impossible
d’écarter ainsi les idées des objets pour en faire deux domaines
indépendants, d’abord parce que l’objet technique est la forme d’une idée,
une idée en acte, ensuite parce que le corps reste la médiation nécessaire
des deux. Un geste, un comportement est à la fois « matériel », physique, et
idéel. L’idée et l’objet ne sont pas deux parties du tout de civilisation, ils en
sont deux dimensions. D’ailleurs, aucune société traditionnelle ne séparait
comme nous le faisons les objets et les valeurs, les techniques et les mythes
et si nous considérons que la première tâche de l’interprète est de dégager le
sens que les phénomènes ont d’abord pour ceux qui les vivent et les
produisent, alors l’abandon de la dichotomie s’avère indispensable. La
culture est un système symbolique, lui même constitué de systèmes
symboliques (la langue, le droit, l’art, la religion...). Tout découpage est une
abstraction, donc un artifice. Entre l’ordre des choses et l’ordre des raisons,
il n’y a, en ce domaine, pas de commune mesure.
Durant toute sa vie de philosophe, de La Naissance de la tragédie à Ecce
Homo, Nietzsche développe une philosophie de la culture dont les
déterminants valent aussi bien pour l’individu que pour la collectivité. « La
culture, écrit-il dans sa première Considération inactuelle, c’est avant tout
l’unité de style artistique dans toutes les manifestations de la vie d’un
peuple »3878.. La barbarie, c’est « le manque de style ou le pêle-mêle
chaotique de tous les styles »3879.. Le pamphlet contre David Strauss,
philosophe et grand intellectuel alors très réputé, est un avertissement lancé
à une Allemagne ivre de sa victoire récente contre la France et qui croit que
cette supériorité militaire signale sa supériorité culturelle3880.. Nietzsche
dénonce le « philistinisme » et les « philistins de la culture » — des
expressions utilisées en Allemagne au XIXe siècle par les étudiants pour
fustiger l’esprit borné des bourgeois3881..
 
 
II. L’ANTI-NATURE
 
Aristote appelle « nature »3882. un principe et une cause de mouvement et
de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement (et non par
accident)3883.. Par opposition à la phusis, la technè ne possède pas en elle-
même le principe de son changement. La nature est à la fois matière et
forme. En tant que forme, elle agit en vue d’une fin qui n’est autre qu’elle-
même. La fin de l’objet technique, en revanche, n’a pas été tirée de lui-
même.
La philosophie hégélienne est déjà tout entière une philosophie de la
culture analysée sous les deux angles de la phénoménologie de l’Esprit
(l’odyssée de la conscience, de la certitude sensible au savoir absolu) et de
l’encyclopédie des sciences philosophiques (de la logique de l’Être à
l’Esprit absolu). L’opposition de la nature et de la culture y a un double
sens, psychologique (pour une ontogenèse de la personne humaine) et
historique (pour une phylogenèse de l’humanité).
La reconnaissance de la dualité nature/culture peut être comprise à la fois
comme immémoriale et récente. Dans la série de ses Mythologiques3884.,
C. Lévi-Strauss prend cette dichotomie comme l’origine, le fondement et la
matière même des mythes qui couvrent l’espace des Amériques, de l’Alaska
à la Terre de Feu. Si l’on suit cette leçon, le naturel est, à tous les niveaux
de l’expérience objective et de l’existence sociale, opposé au culturel : ainsi
les deux mondes sont-ils compris en sens contraire : le cru d’un côté, le cuit
de l’autre, le nu d’un côté et le vêtu de l’autre imaginé etc. De fait, la nature
n’aurait jamais été véritablement comprise comme la totalité de l’être,
puisque face à elle, contre elle, un autre monde se dressait construit par les
hommes. Le sauvage est toujours l’autre ; aucune société, évidemment, ne
s’est conçue comme une horde de sauvages, surtout pas celles qui vivaient
dans la forêt3885.. Pourtant, Lévi-Strauss évoque des mythes d’Amérique
du Sud faisant état d’un mélange de lignées humaines et animales à
l’origine de l’humanité3886.. Presque partout l’homme s’est conçu comme
né de la terre, fils de la nature. En faisant d’un Dieu unique et transcendant
le créateur de l’homme, le monothéisme représente du même coup ce
dernier de manière inédite comme soumis à la nécessité de l’esprit. D’un
côté, toutes les sociétés semblent avoir eu conscience de l’opposition de la
nature et de la culture, et du passage de l’une à l’autre, et en même temps,
les sociétés primitives ont nié la rupture que ce passage constituait en
concevant leur ordre comme analogue au cosmos et englobé en lui.
De même qu’Aristote voyait dans l’animal un homme incomplet, les
sociétés occidentales ont vu dans les sociétés qu’elles appelaient primitives
des sociétés incomplètes : sans écriture, sans État, sans machines, sans roue,
sans métallurgie, il leur manquerait quelque chose d’essentiel pour qu’elles
fussent de vraies sociétés. Toutes les sociétés, semble-t-il, ont connu le
mythe de l’état de nature d’avant « l’état civil » mais alors que les «
sauvages » le pensaient dépassé, les Occidentaux qui désiraient voir
l’antérieur dans l’ailleurs, le lointain du temps dans celui de l’espace, l’ont
cru toujours vivant. Nous savons désormais que l’état de nature n’a pas
existé. Ceux que l’on appelait sauvages ont fini par être reconnus comme
les héritiers d’une histoire aussi longue que la nôtre — tous les hommes ont
le même âge — et comme les membres actifs d’une culture au moins aussi
complexe que la nôtre. Et lorsque l’archéologie et les recherches
préhistoriques eurent remplacé, grâce aux découvertes matérielles, la pure
spéculation par des documents, lorsque l’homme comme tout autre vivant
eut été resitué dans une histoire plus longue et au rythme plus lent
(l’évolution), le concept de l’état de nature tomba définitivement au rang de
mythe. Et il ne put plus sortir du cercle logique où la science l’a enfermé :
Homo commence avec les premiers outils, qui déjà constituent une culture.
L’homme d’avant la culture n’est pas encore un homme, l’être sans la
culture est encore un animal. L’état de nature est impossible car si nous
parlons d’un être qui n’a ni langue ni loi, ni société ni technique, alors cet
être est peut-être un parent animal, il n’est pas un homme. L’état de nature
est donc une espèce de concept aporétique qui présuppose la permanence
d’un être dont on voudrait par ailleurs penser la radicale métamorphose. Si
l’Europe crut reconnaître chez les peuplades de Polynésie des Adam et des
Eve qui n’auraient pas été chassés de leur paradis, c’est qu’elle avait besoin
de croire à un passé enchanteur. Les lendemains qui chantent prendront
bientôt la place de ce passé perdu3887.. Le vivre « en conformité avec la
nature » des stoïciens avait un sens cosmique que le « vivre naturellement »
perdra. Rien de plus opposé au logos divin que la sensualité d’une vie
heureuse. Mais l’expression « vivre naturellement » est une contradiction
dans les termes pour l’homme ; et pour l’animal, elle n’est qu’une
tautologie.
Quant aux thèmes naturalistes, qui font dériver la culture d’un élément
naturel (climat, sol, végétation), ils oublient ce fait partout constatable
qu’une culture s’édifie plus encore contre son milieu qu’à partir de
lui3888.. Certes les Eskimos construisent des cabanes de glace et non des
cathédrales de pierre mais ni leur religion ni leurs coutumes ne sont
dérivables simplement du désert de froid où ils se sont installés. C’est pour
avoir voulu ignorer cette fonction négative de la culture qu’on a (à tort)
donné aux tabous — sexuels et alimentaires — des raisons purement
pratiques, comme si ce n’était justement pas les meilleures choses ou les
plus faciles d’accès qui devaient être en premier lieu l’objet d’interdits ! Si
Spinoza ne put admettre que l’homme fût dans la nature comme un empire
dans un empire3889. c’est parce qu’il refusait l’idée d’une causalité par soi
de l’homme indépendante de la nature. Définir la culture comme anti-
nature, c’est admettre à l’inverse un ordre de causalité transcendant. À
supposer même qu’il soit nécessaire que l’homme produise des idées
comme l’arbre produit des fruits, il n’est pas pour autant nécessaire qu’il
construise Angkor Vat ou écrive Les Misérables, alors qu’il est nécessaire
qu’un pommier donne des pommes.
Le culturel (le caractère culturel d’une réalité) a été l’objet d’un
systématique déni. Il n’est guère, en effet, de convention que l’être l’humain
n’ait, à un moment donné (mais surtout, disons, depuis trois siècles) appelé
« naturelle ». On peut qualifier de naturels un enfant, un père, une maladie,
la mort, des richesses, des parties, des nombres, des aliments, un vin, des
besoins, des frontières, des sciences, des lois, un air, un mouvement, une
explication, une couleur, une gamme, une classification, une religion, un
droit. La mort et la maladie exceptées (mais elles-mêmes sont des
événements pénétrés de sens humain3890., quand bien même l’homme ne
les aurait pas directement provoqués), tous ces phénomènes sont de l’ordre
de la culture. Comme l’avaient vu Montaigne et Pascal, chaque société tend
à nommer « nature » ce qui correspond à ses propres habitudes : aussi se
donne-t-elle l’illusion que sa contingence est nécessaire et que sa
particularité a valeur universelle. Parce que la nature est l’empire de la
nécessité, et que l’idéologie ne cesse de nier ses propres contingences, une
couverture naturelle sera pudiquement jetée sur les conventions. Puisque
l’historique est dépassable, l’histoire sera naturalisée. Derrière le naturel,
c’est l’impératif catégorique du il faut qui revient au galop. Dieu avait
légitimé le pouvoir de la noblesse, remarque Marx, la nature justifiera le
pouvoir de la bourgeoisie3891.. « L’habitude est une seconde nature » doit
être compris comme : l’habitude nous apparaît comme la nature elle-même.
Coutumes, usages et traditions seront proprement délogés de leur monde.
Mais comment une réalité resterait-elle « nature » dès lors qu’il ne saurait y
avoir de réalité humaine sans travail ? En justifiant le droit de propriété
pour le premier occupant du sol, Locke faisait remarquer que le fruit du
paradis appartenait à celui qui le cueillait : cueillir un fruit, même au
paradis, c’est déjà effectuer un certain travail, et quand bien même
couleraient des ruisseaux de lait et de miel comme dans les jardins rêvés, il
faudrait encore s’y pencher pour boire. Le corps lui-même a, dès l’origine,
été modifié par les techniques3892.. « L’usage qu’un homme fera de son
corps, écrit Merleau-Ponty, est transcendant à l’égard de ce corps comme
être simplement biologique. Il n’est pas plus naturel ou pas moins
conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que
d’appeler table une table »3893..
C’est avec le verbe naturaliser et le substantif naturalisation que le terme
de « nature » est le plus manifestement utilisé à contre-emploi. Que ce soit
en taxidermie (l’animal empaillé) ou en droit (l’étranger qui acquiert la
nationalité du pays d’adoption), la naturalisation est, à rebours de ce qu’elle
prétend, le comble de l’artifice et de la convention. L’idéologie donne une
légitimité à une réalité sociale soit directement, par justification, soit
indirectement, par déni. Le naturel, presque toujours, est du culturel dénié.
De nos jours, c’est l’identification idéologique du naturel et du
normal3894. qui représente le signe le plus fort du déni de culture. La
fantasmatique à laquelle les premières tentatives de clonage sur des
animaux ont donné lieu montre à quel point l’être humain constitue pour
nous une nature — à quel point inversement l’acquis est proprement refoulé
dans nos représentations. On ne clonera évidemment jamais une histoire.
Partout, toujours, les hommes doivent répondre efficacement à deux défis :
vivre dans le réel, exister ensemble. La culture est l’ensemble des réponses
données à ces deux nécessités, ce qui correspond à la formulation de Freud :
tout ce qui élève l’homme au-dessus de l’animalité3895..
L’élément commun aux divers sens du mot culture tient à la
transformation d’un donné originel pensé comme nature : un terrain sera
transformé en champ, un esprit sera éduqué, et un peuple, civilisé. La
culture est nature médiatisée et niée. Le travail est cette médiation ; c’est lui
qui crée la culture3896.. La culture est création puisqu’elle est tout ce sans
quoi la réalité terrestre serait plus pauvre si elle n’avait pas existé. Elle
ajoute à la nature, la remplaçant parfois, la transformant toujours, les plus
improbables des formes. Le processus d’accumulation sur lequel repose une
bonne part de la vie de la culture n’a aucun équivalent dans la nature. Il est
le signe d’une intelligence qui avec l’évolution a su se dégager de
l’inlassable répétition à laquelle l’instinct est voué. L’hérédité (naturelle) est
une re-production3897., l’héritage (culturel), une re-création. Alors qu’on
ne peut repousser une hérédité (même si l’on a les moyens d’en modifier les
effets), on peut refuser un héritage, le céder, le dilapider ou l’enrichir. Face
à son passé, l’homme dispose d’une stratégie que son génome issu de ses
parents ne lui laisse pas3898.. La culture et l’ordre symbolique sont
coextensifs. On appellera artificiel tout produit qui n’est pas naturel, et
conventionnel tout fait symbolique qui n’est pas d’origine. On a souvent
confondu conventionnel avec arbitraire. Arbitraire renvoie à une volonté
contingente : il présuppose un sujet (un « arbitre ») et contredit la nécessité.
Or les conventions peuvent être absolument nécessaires, et la plupart ne
dérivent pas d’une volonté.
Ce sont les sophistes qui ont à propos de l’origine des mots et des
coutumes ont été les premiers philosophes à établir la distinction entre la
nature et la loi (ou convention), parce qu’ils ont été les premiers à concevoir
une loi qui ne fût point de nature. Dans la théologie chrétienne, il y a aura le
débat sur les deux natures de l’homme, celle qui a été créée par Dieu, et
celle qui a été souillée par le péché. À lui l’âge classique, la question des
idées innées met aux prises les rationalistes qui en admettaient l’existence et
les empiristes qui la refusaient3899.. Sur le plan politique, le concept de
droit naturel (par opposition au droit positif) détermine comme opposés un
état de nature, antérieur à la constitution sociale, et un état de société3900..
La distinction entre une découverte et une invention est, pour nous, des
plus claires3901., et il ne nous paraît guère possible, par exemple, de mettre
en cause la pertinence de la dualité, traditionnelle depuis Vidal de la Blache,
entre géographie physique et géographie humaine. La culture est une anti-
nature qui n’a besoin pour s’établir comme concept d’aucun présupposé
métaphysique. Par rapport à la nature, le monde de l’art et celui de la
technique ne sont pas dérivés, mais des rivaux. Ce n’est pas parce que
l’oiseau construit un nid que l’homme bâtit une maison, mais c’est parce
que l’homme bâtit une maison qu’il appelle « maison » un nid et « nid »
une maison. Certes nombre de termes techniques viennent de la nature
organique (« tête », « bras », « membre », « cœur », « patte », « arbre »…)
mais il y a au moins autant de distance entre une pince à sucre et une pince
de crabe qu’entre la peinture d’une pomme et la pomme mangée par
Newton. Malgré son nom, l’avion3902. n’est pas un oiseau, il ne bat pas des
ailes3903.. Il est à cet égard caractéristique que le latin factum ait donné «
fait » et « factice » — comme si seul existait véritablement le fabriqué,
comme si la nature n’était qu’un rêve3904..
Pour balancer le panaturalisme de son temps, Voltaire avait écrit : Et si je
vous disais qu’il n’y a point de nature, que tout est art dans l’univers, et que
l’art annonce un ouvrier ?. L’âge classique conçoit le naturel par opposition
à l’artificiel aussi bien qu’au surnaturel — soit pour le valoriser soit pour le
dégrader. Déjà Pline l’Ancien voyait la nature victime de l’artifice, et
prévoyait sa disparition en un temps pourtant où la puissance technique
restait modeste : son Histoire naturelle avait pour motivation celle-là même
de l’Histoire d’Hérodote : le désir de faire pièce à l’inévitable oubli. À
l’époque de Voltaire, Swift écrivit un texte intitulé « Méditation sur un balai
» dans lequel il comparait l’homme à un balai, fait d’un arbre mis sens
dessus dessous : les rameaux de l’arbre ne sont-ils pas ce qui du balai
touche le sol ? Comme le balai, l’homme est un arbre qui finira par perdre
toute vigueur : la perruque poudrée qui remplace les cheveux tombés
semble à Swift l’image significative de cette nature perdue.
Dans l’article « Naturel » qu’il rédigea pour l’Encyclopédie de Diderot et
de d’Alembert, L. de Jaucourt dit qu’« il n’est presque rien dans l’usage des
choses qui soit totalement naturel, que ce qui n’a point été à la disposition
des hommes ». De fait, écrit Jaucourt, un prunier est naturel lorsqu’il a
grandi dans la forêt sans avoir était transplanté ni greffé, mais dès qu’il a été
l’objet de ces opérations, « il perd (...) autant de naturel qu’il a reçu
d’impressions par le soin des hommes ». Ce que nous appelons nature n’est
en fait qu’un jardin de dimensions un peu grandes, et il n’y a, évidemment,
et depuis belle lurette, rien d’absolument naturel chez les marchands de
fleurs et dans les magasins de fruits et de légumes3905.. Quant aux
animaux, il n’est que de considérer la distance qui sépare l’aurochs du
charolais, et de comparer leur nourriture respective. Même les déserts
reculés, même la couche de l’atmosphère qui entoure la terre comme un
bouclier invisible ont été modifiés par l’action continue des hommes,
surtout depuis les derniers siècles3906.. La science aujourd’hui se pose
sérieusement la question de savoir dans quelle mesure les cyclones qui
balaient les zones tropicales en nombre accru ne sont pas l’effet du
réchauffement global de la planète, lui-même dû à l’émission en quantité
croissante de gaz carbonique dans l’atmosphère. La technique a mis son
monde à la place de celui de la nature. Désormais, le milieu de vie de
l’homme n’est plus la nature, mais la technique ; la technosphère a
remplacé la biosphère.
La culture est la création d’un nouveau monde, anti-monde de la nature.
Elle est cette étonnante alchimie grâce à laquelle un cri devient une parole,
un bruit, un son et une odeur, un parfum. L’humanité qui la constitue n’est
pas son seul caractère : la culture est aussi un surcroît de sens. Les
nébuleuses même ne lui échappent pas puisqu’au lieu de dormir dans leur
simple matière, elles deviennent images et nombres. Le passage de la
cueillette à l’agriculture, et de la chasse à l’élevage, l’invention de la
métallurgie à partir du minerai, l’habillement et les parures qui ornent le
corps, la cuisson des aliments, le dessin qui remplace la trace, la maison qui
succède à l’abri — tous ces éléments et signes de culture sont l’effacement
d’un donné antérieur qui était la réalité de la nature. La nature fait pousser
de l’herbe, l’homme sème une pelouse. La plante cultivée n’est déjà plus
naturelle : elle a été choisie, ses graines ont été conservées — le blé
sauvage, le riz sauvage n’existent plus. Puis vient le deuxième moment,
celui de l’hybridation : de même que des particules nouvelles naissent du
choc de deux particules, de nouvelles plantes naissent du croisement de
deux plantes naturelles3907.. Troisième saut loin de l’origine : la
fabrication de plantes transgéniques qui sont de véritables artefacts. Cette
histoire rythmée par la sélection, l’hybridation et la manipulation génétique
a aussi emporté les animaux d’élevage et domestiques loin de leur
sauvagerie3908.. L’histoire des techniques est celle d’un progressif
éloignement de la nature. D’abord l’homme utilise le matériau brut que la
nature lui offre : l’abri sous roche, la peau de bête. Puis il travaille les
matériaux naturels et leur donne une forme voulue : la maison construite en
bois ou en pierre, le vêtement tissé de lin ou de laine. Enfin il invente, à
partir de la toujours nécessaire matière première naturelle, des matériaux
synthétiques, artificiels : la maison en parpaing, les vêtements synthétiques.
Ces trois temps (matériau naturel, matériau naturel travaillé, matériau
synthétique) se retrouvent dans toutes les techniques.
Dans le Livre du Sage Charles de Bovelles opposait l’homme de culture
(studiosus homo) à l’homme de nature (natura homo). Le tourbillon qui fit
naître le monde de la culture emporta l’homme lui-même. On ne naît pas
femme, disait Simone de Beauvoir, la femme n’existe pas, renchérira
Lacan. La nature peut bien faire la puberté du garçon qui devient jeune
homme, mais c’est la société qui littéralement fabrique l’adolescence. Le
corps n’est pas une balise de la nature. Le vêtement — qui est autre chose et
davantage qu’un habit — met sur lui une seconde peau qui finit par se
substituer à la première et par valoir pour elle. L’être humain est inapte à
vivre selon la nature. Nulle part il ne laisse son corps nu, nulle part il ne se
satisfait de ses besoins animaux. Que l’on compare les instincts des
animaux aux pulsions de l’homme, ou bien les besoins des animaux aux
désirs de l’homme : la nature a fixé pour chaque espèce animale des lois de
comportement auxquelles elle ne peut échapper, mais ce n’est pas la nature
qui dicte à l’homme ses choix en matière de résidence, de métier, de goûts
et de plaisirs. Un système d’alliance et de réciprocité, sans équivalent dans
le monde animal, va marquer le lieu de transition de la nature (procréation)
à la culture (parenté). Aucun événement du corps ne reste purement
organique3909.. Quant au domaine de la pensée et de la vie sociale, la
question semble devoir ne même plus se poser. Lorsque Rousseau écrit dans
le Discours sur les sciences et les arts : « L’état de réflexion est un état
contre nature et l’homme qui médite est un animal dépravé », il porte
d’abord constat et non condamnation. Rien dans la nature physique, ni chez
les plantes et les animaux, ne possède la pensée comme sa nécessité propre.
Dans Du Contrat social3910. Rousseau oppose l’état de nature à l’état civil
: la justice remplace l’instinct, et le devoir se substitue à l’impulsion
physique. Il n’y a pas de société humaine sans institution, et pas de société
animale avec. Lévi-Strauss définit l’état de culture par « le fait de la règle
»3911., c’est-à-dire par la normativité et l’état de nature par la causalité : «
Partout où la règle se manifeste, nous savons être à l’étage de la culture.
Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l’universel le critère de la
nature »3912.. Mais s’il existe une règle universelle, elle n’est plus
simplement l’expression d’une ou de plusieurs cultures, mais peut être une
condition de la culture en général. Tel est le cas de la prohibition de
l’inceste. La culture a tant modelé la terre que la nature elle-même n’existe
plus que médiatisée par ce qui la nie. La nudité par exemple n’est naturelle
que grâce à la médiation de la culture3913.. Il est impossible que l’homme
ait un rapport direct, immédiat à la nature. Sa relation est préparée et
constituée par un ensemble d’objets techniques3914. et de valeurs, même
dans les sociétés primitives. La vie dans la nature, étalée en elle, est un rêve,
pas une réalité.
 
 
III. LA BARBARIE
 
Selon la doxa intellectuelle dominante aujourd’hui, les termes de « barbare
» et de « barbarie » recouvrent des notions inconsistantes puisque
fatalement relatives, et n’ont de sens que polémique. D’un côté, on est
toujours le barbare de quelqu’un, de l’autre, nul n’est barbare puisque,
quelle que soit l’atrocité des actions que nous commettons et des
comportements que nous adoptons, nous restons tous des humains. Coincée
entre une extension tellement large qu’elle ne connote plus rien, et une
singularité si exceptionnelle qu’elle en devient introuvable, la notion de
barbarie n’aurait aucun contenu propre en dehors de celle, opportuniste, que
lui confère sa fonction de légitimation dans certains combats politiques et
dans certains discours médiatiques.
Contre cette doxa intellectuelle, issue du relativisme philosophique
(Montaigne : le plus barbare n’est pas celui qu’on pense) et anthropologique
(Lévi-Strauss : le barbare est celui qui croit à la barbarie), le terme de «
barbarie » peut posséder un sens objectif, et correspond non pas à une
notion vague, qui n’aurait qu’une fonction idéologique, mais à un concept.
Rien à voir avec le terme de « sauvage » auquel il est volontiers associé et
qui ne correspond de fait qu’à un fantasme, car tout homme possède une
culture et l’expression d’« homme sauvage » est oxymorique. Seul un
animal peut être dit sauvage, aucun animal, en revanche, ne peut être dit
barbare.
Le premier fil conducteur susceptible d’arracher le terme de « barbarie » à
son indétermination peut être trouvé dans l’usage que fait désormais de
celui-ci le langage juridique. Dans le Code pénal, certains actes sont
qualifiés d’« actes de barbarie »3915., et ceux qui s’en sont rendus
coupables sont sanctionnés de manière spécifique. Un crime n’est jamais «
simplement un crime » : son mode opératoire, l’attitude de son auteur par
rapport à son acte sont des éléments déterminants pour l’appréciation des
juges. C’est par allusion aux crimes nazis que les rédacteurs du Préambule
de la Déclaration universelle des droits de l’homme ont utilisé l’expression
d’« actes de barbarie » : « La méconnaissance et le mépris des droits de
l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de
l’humanité ».
Ce que le droit contemporain qualifie d’actes de barbarie correspond à des
actes d’une particulière cruauté qui, du point de vue métapsychologique
(dont le droit n’a pas à tenir compte, sauf lorsqu’il y a altération de la
conscience), sont motivés par la jouissance éprouvée à infliger le maximum
de souffrances à autrui. La barbarie est, dans l’ensemble des comportements
humains possibles, celui qui est le plus opposé au respect, lequel signifie la
reconnaissance de la dignité de la personne, c’est-à-dire de son intégrité
physique et morale.
Un deuxième facteur issu, lui, de l’Histoire, donne sa pleine légitimité, et
même sa nécessité à l’emploi de ce terme de « barbarie ». C’est peu dire
que de dire que le XXe siècle n’a pas comblé les anticipations et les espoirs
des penseurs du Progrès des XVIIIe et XIXe siècles. Contre les antiques
paradigmes du Cycle et de la Décadence, la grande majorité des
philosophes et des écrivains ont alors partagé ce que d’aucuns appelleront
une « foi », mettant ainsi l’accent sur ce que pouvait avoir de religieux le
vœu des lendemains enchantés.
Mais il est difficile de penser le mal et la méchanceté radicale3916.. À la
différence des penseurs classiques, inscrits dans le cadre général d’une
conception de l’homme marqué par le péché, nous ne nous pensons plus
aujourd’hui, en tant qu’humains, à travers la catégorie du mal. Pour nous, le
mal, lorsque nous consentons encore à le nommer, n’est qu’un accident de
l’existence individuelle ou collective, un mixte de hasard et de contingence.
Or la question du mal et de la méchanceté radicale est la base même du
problème moral.
La pire interprétation du concept arendtien de « banalité du mal » forgé à
l’occasion du procès de l’un des principaux responsables de la Solution
finale3917., revient de façon récurrente lorsqu’il s’agit des auteurs des
massacres de masse. Le relativisme culturel et moral, issu de l’application
de l’idée d’égalité en dehors de la sphère juridique et politico-économique
où elle aurait dû rester cantonnée (une extension anticipée par Tocqueville),
a pour effet de fonder l’impossibilité de croire encore au Mal, et donc
l’impossibilité de penser la barbarie car celle-ci est pire que le mal.
Comment, en effet, pourrait-on concevoir un pire que le mal si l’on n’est
plus capable de concevoir le mal lui-même ? D’autant que la barbarie n’est
pas « simplement » pire que le mal, elle est le pire, le superlatif du mal.
Peut-on soutenir que ce superlatif n’est qu’une désignation idéologique
destinée à stigmatiser certaines catégories d’êtres humains ?3918. On
devrait alors se résoudre à affirmer qu’un génocide est « injuste », qu’un
crime contre l’humanité est un « dérapage ». S’il n’y a pas de Mal en soi, et
donc pas de Pire dans l’absolu, on devra se contenter de répéter qu’il y a du
bien et du mal « partout », qu’il n’y a pas d’un côté le bien, et de l’autre le
mal.
Comment peut-on définir ce qui, dans le mal, est le pire ? Par la
destructivité totale qui, en ruinant les conditions mêmes du
symbolique3919., rend impossibles la justice et la tolérance. Hannah Arendt
disait des crimes contre l’humanité qu’ils dépassent à ce point la commune
mesure du droit et de la morale qu’ils ne peuvent être ni punis ni pardonnés.
Même s’il pose davantage de questions qu’il n’apporte de réponses, le
terme de « nihilisme » semble approprié pour désigner la barbarie comme
destructivité totale, mais il convient de le prendre au sens de Dostoïevski
plutôt qu’au sens de Nietzsche, même s’il y a, historiquement et
conceptuellement, passage d’un sens à l’autre3920.. Dostoïevski a compris
qu’il y a des idées qui rendent fou et que le désir de détruire le monde est
issu d’une pulsion autodestructrice. On peut définir le nihilisme comme
destructivité totale, désir d’anéantissement sans reste qui doit emporter
l’assassin aussi bien que sa victime. Dans cette figure éminemment
moderne, que la psychanalyse s’efforcera de comprendre par le concept de
« pulsion de mort », nous retrouvons une hypothèse de la métaphysique
traditionnelle, issue de Platon, et qui, dès lors que l’Être était identifié au
Bien, assimilait le Mal au non-être3921..
Mais ici une difficulté se présente. Nietzsche avait été frappé par la boucle
de contradiction dans laquelle étaient enfermées les figures les plus ardentes
de la vie religieuse, les ascètes et les mystiques. En cherchant à anéantir le
plus complètement leur moi, ceux-ci aboutissaient, bien à l’inverse, à
l’exalter, leur volonté d’humilité absolue masquait et révélait en même
temps un orgueil porté à incandescence. Est-il possible de vouloir tout
détruire, et que peut signifier le désir d’anéantissement total ?
L’idée de destructivité totale se heurte en effet à une objection que l’on
trouve déjà implicitement dans une Pensée de Pascal : celui qui va se
pendre manifeste par là qu’il n’est pas entièrement désespéré, puisqu’il
pense qu’en étant mort il souffrira moins qu’en restant vivant. Seulement,
s’il est vrai qu’on ne peut pas vouloir le rien dès lors que vouloir est
toujours vouloir quelque chose3922., on peut, en revanche, vouloir
l’anéantissement de toutes choses, soi-même compris, et donc vouloir le
néant.
Kant disait que le mal est issu du refus de la liberté nouménale (qui obéit
aux lois de la raison), qu’il dérive de la volonté de n’être qu’un être
phénoménal (lequel n’obéit qu’aux lois de la nature). Le barbare est celui
qui refuse une liberté qu’il déteste3923., qui refuse d’être un être obéissant
à une causalité autre que celle de la nature (ce que Kant appelait ainsi peut
être aujourd’hui désigné par le terme de « pulsions »). Même s’il semble
arrimé à un absolu, c’est-à-dire à une Idée, le nihiliste n’obéit en réalité
qu’à ses pulsions car son Idée est un signifiant sans autre contenu que ces
pulsions mêmes : tel est le cas du signifiant Race chez les nazis, du
signifiant Révolution chez les staliniens, et du signifiant Allah chez les
islamistes. Le seul sens concret, effectif de ces signifiants est : tu dois tuer
l’autre, le tuer et détruire tout ce qu’il a fait.
La destructivité totale peut s’accomplir et se satisfaire avec deux sortes de
crimes : l’extermination de populations humaines et l’anéantissement de la
culture. L’exterminationnisme nazi visait les juifs et les « races inférieures
»3924., l’exterminationnisme djihadiste vise les « mécréants ». Certes, cette
volonté d’anéantissement ne peut parvenir concrètement à la fin qu’elle se
représente, et il y a souvent bien loin entre le fantasme d’élimination totale
de l’ennemi, et la réalité. Mais, outre le fait que le terme d’extermination
n’est pas une simple façon de parler dans le cas nazi, il convient de
reconnaître dans les massacres perpétrés par les djihadistes le substitut
symbolique d’une extermination rêvée.
La barbarie peut se définir comme l’incapacité à reconnaître l’humanité de
l’autre, et, par le fait même, sa propre humanité puisque celle-ci est un
universel. C’est la raison pour laquelle l’exterminationnisme comme
idéologie coïncide, de façon inconsciente, avec un désir d’auto-
anéantissement. À l’opposé de la révolte, qui recherche la victoire, la haine
ne veut que la destruction. Tous les nihilismes anticipent la défaite, et donc
la mort qu’ils désirent secrètement. Le mouvement perpétuel dans lequel ils
sont pris, cette fuite en avant qui ne peut avoir que la mort pour fin, rend
impossible tout arrêt, tout état déterminé. C’est la raison pour laquelle cette
violence particulière ne vise rien d’autre que sa propre réalisation, elle est
une fin en soi. À cet égard, il convient de distinguer deux modalités
pratiques dans ce fanatisme de la pureté : alors que l’épuration est
provisoire parce qu’elle s’arrête lorsque les éléments impurs sont éliminés,
la purification, elle, est infinie.
Le barbare est celui qui tue l’humanité car il a déjà détruit l’humanité en
lui, à supposer qu’il l’ait jamais connue. Montesquieu a écrit : « L’homme,
cet être flexible, se pliant, dans la société, aux pensées et aux impressions
des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la
lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe
»3925.. On pourrait, pour reprendre une vieille notion tombée en désuétude
et que François Cheng a tenté récemment de réhabiliter3926. contre
l’empire et l’emprise de « l’esprit », pourtant le seul terme susceptible de
résister au « psychisme » et aux neurosciences, que le barbare est celui qui a
perdu son âme, souffle qui insuffle la vie et s’efforce de faire échec à la
pulsion de mort.
L’anéantissement de la culture est la seconde dimension, corollaire de la
précédente, de la destructivité barbare. Et, de même qu’à travers le
génocide d’un seul peuple, c’est l’humanité entière qui est visée (puisque
celle-ci ne peut se définir, en dehors de sa valeur morale, en extension, que
par la multiplicité entière des peuples qui la composent), de même, à travers
la destruction de la culture comme trace du monde extérieur, donc ennemi,
c’est la culture entière en tant que manifestation du génie de l’humanité qui
se trouve anéantie3927..
Tous les totalitarismes, qu’ils soient nazis, staliniens ou djihadistes,
reposent sur ce fantasme : il ne s’agit pas seulement de détruire l’Autre,
mais de faire en sorte qu’il n’aura jamais existé. Cette forclusion du réel a
quelque rapport avec la déstructuration psychotique. Du point de vue
totalitaire, le seul passé admissible est une image fantasmatique, comme
celle des « pieux ancêtres » propagée par le salafisme. Or, en dehors du
présent créateur (mais précisément le totalitarisme incapable de créer des
œuvres ne peut faire autre chose que de produire des images de
propagande), c’est le passé qui représente le contenu de la culture. Si, par
aventure, un totalitarisme parvenait à établir sa domination mondiale, alors
on pourrait dire que c’en serait fini de l’histoire humaine.
La destruction barbare est totale aussi dans son intensité. Il ne suffit pas de
tuer des êtres vivants et de démolir des monuments, il faut les faire
disparaître, car c’est le seul mode opératoire qui puisse réaliser la
forclusion du réel. Les nazis ont brûlé des millions de corps, les djihadistes
ont pulvérisé, au marteau-piqueur et à la dynamite, des centaines de
sculptures et de monuments. La fumée et la cendre d’un côté, la poussière
de l’autre. Un peuple enfermé et affamé, des statues mutilées3928. et des
ruines antiques sont encore trop de présence, tout doit être effacé de la
surface de la Terre.
La destruction totale signale un niveau infrapolitique. On ne règne, en
effet, ni sur des ruines ni sur des morts. Ceux qui se sont étonnés que les
nazis n’aient pas exploité les juifs montrent par là qu’ils n’ont pas compris
la nature du totalitarisme, étrangère au calcul utilitariste des avantages
possibles3929..
Aujourd’hui, la barbarie s’affiche mondialement grâce à Internet et aux «
réseaux sociaux »3930.. Telle est également l’une des déterminations de la
psychose : l’objet halluciné fait irruption dans le réel.
Adorno  écrivait « Aujourd’hui surtout, la sociologie aurait à comprendre
l’incompréhensible : l’entrée au pas de charge de l’humanité dans
l’inhumanité »3931..
 
 
IV. LES CULTURES ENTRE LA SINGULARITÉ ET L’UNIVERSEL
 
L’ethnicisation de la culture par les romantiques allemands, correspondant
en outre à une réintériorisation de la nature comme rêve d’origine et
paradigme de vie heureuse, aboutira à faire de la culture non pas l’ensemble
des efforts grâce auxquels l’homme nie la nature — à commencer par la
sienne propre — mais l’expression particulière d’une nature.
Paradoxalement — l’équivoque est présente chez Herder, l’initiateur de ce
mouvement de pensée — l’ethnicisation de la culture se confondit avec sa
naturalisation. De même que telle espèce vivante a ses traits propres,
physiques et comportementaux, tel peuple a ses caractéristiques, physiques,
comportementaux et moraux — la culture est donc l’ensemble de ces traits
caractéristiques. Il semble que chaque culture produit ses objets expressifs
— au sens de la partie expressive qui fournit l’image de la totalité dont elle
fait partie. Ainsi le temple chez les Grecs et le drakkar chez les Vikings
peuvent-ils être lus comme la signature qu’un peuple imprime au monde qui
est le sien. Et parce qu’il n’existe aucune raison a priori pour privilégier la
science et la technique aux dépens des lois et des mœurs, on peut affirmer à
bon droit qu’une société en tant que telle est absolument inévaluable. Même
si le bien et le mal n’ont de sens que dans et par la culture, la culture est au-
delà ou en-deçà du bien et du mal. Le crime est un acte de culture au même
titre qu’un chef-d’œuvre artistique. Si une culture prise en soi est
globalement inévaluable, deux cultures, prises ensemble sont globalement
incommensurables3932.. Le culturalisme qui enferme chaque peuple dans
son irréductible singularité3933. finit par concevoir la culture sur le mode
de l’avoir, et par oublier qu’elle est d’abord une façon d’être. La notion de
patrimoine, nécessaire pour penser la culture comme un tout solidaire de
son passé, peut s’avérer équivoque à cet égard. Elle arrête la culture à un
ensemble de richesses et lui assigne pour tâche la seule transmission.
Le Zarathoustra de Nietzsche s’écrie : « Ils ont quelque chose dont ils sont
fiers. Comment nomment-ils ce dont ils sont fiers ? Ils le nomment culture,
c’est ce qui le les distingue des chevriers »3934.. Depuis que la culture s’est
détachée du culte, et s’est fait culte elle-même, dira Thomas Mann, elle
n’est plus qu’un déchet. En assimilant la culture à une « identité » collective
à laquelle participeraient magiquement un certain nombre d’individus par
voie de naissance, on lui retire tout ce qu’elle peut avoir de critique,
d’hésitant et de contradictoire3935., c’est-à-dire de vivant. La culture est
entrée dans l’âge du « désœuvrement », à prendre au sens étymologique de
l’absence d’œuvre3936.. Elle est devenue un drapeau derrière lequel on se
range — alors qu’elle devrait être une bataille à mener3937.. Si, selon la
formule célèbre, la culture est ce qui reste quand on a tout oublié, à
l’échelle du groupe, elle est ce qui reste quand on a tout perdu. Ainsi les «
minorités » qui ont du mal à se reconnaître dans la société dont elles font
partie invoquent-elles une culture fétichisée qui, ne créant jamais rien, n’a
plus que la fonction d’un signal indéfiniment répété.
Les plus grandes cultures n’ont pas toujours été celles qui ont été fidèles à
leurs propres valeurs ; au contraire, quelques-unes des plus hautes
réalisations de l’Histoire sont nées d’une rupture qui interdisait au passé
d’être la cause du présent. En hypostasiant les cultures, en leur attribuant
une identité et une homogénéité comparables à celles des systèmes de
pensées, le culturalisme (dont le multiculturalisme est l’actuel relais
idéologique) a oublié (ou feint d’oublier) que les différences intraculturelles
peuvent être aussi vives que les différences interculturelles. Aucune culture
n’a la cohérence ni la fermeture d’un système philosophique. Rousseau
dans son Discours sur les sciences et les arts fut le premier à répondre par
la négative à ce problème — celui de l’unité de la culture. En montrant que
la culture des arts et des lettres, les « humanités » peuvent être dévastatrices
pour la moralité et la socialité, Rousseau ruine à l’avance l’illusion selon
laquelle la culture pourrait constituer un ensemble harmonieux dont tous les
éléments iraient de concert. Kant lui fait écho lorsque dans la Critique de la
faculté de juger il fait remarquer que « les beaux-arts et les sciences3938.
(...) par un plaisir se communiquant universellement et par la politesse et le
raffinement de la société, rendent l’homme sinon meilleur moralement du
moins plus civilisé »3939.. Nous savons bien, deux siècles après, grâce à
l’anthropologie, que la totalisation de la culture est impossible — et que
c’est cela qui fait l’incommensurabilité des cultures. Les hommes qui
ignoraient les métaux et l’élevage ont peint Lascaux ; la même culture a vu
naître Beethoven et Hitler. Il y a mille exemples de ce type. Est-ce à dire
qu’il faille renoncer à la totalité (la culture universelle) au nom du tout (la
culture particulière) ?
Les communautariens considèrent les cultures comme également valides
et dénoncent dans l’universalisme l’écrasement des particularités. Certains,
plus retors, rejettent l’universalité dans le particulier : l’universalité n’est
que la particularité de l’Occident. Dès lors de quel droit imputer à crime ce
qui est une coutume ?3940.
Sur le modèle des échanges entre disciplines scientifiques sont apparues la
multi-, l’inter- et la transculturalité. L’utopie de la grande tolérance en
matière culturelle ne fait qu’accomplir les vœux d’un marché où toutes les
marchandises finissent par se valoir — et s’échanger toutes contre de
l’argent. Le multiculturalisme peut constituer contre la culture une
formidable machine de guerre et c’est pourquoi elle peut bénéficier de
l’État libéral, sinon d’une connivence, du moins d’une neutralité. Un
chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra s’intitule « Du pays de la culture ».
Zarathoustra parle : « Et que m’est-il arrivé ? Malgré la peur que j’ai eue —
j’ai dû me mettre à rire ! Mon œil n’a jamais rien vu d’aussi bariolé !/ Je ne
cessai de rire, tandis que ma jambe tremblait encore et que mon cœur
tremblait, lui aussi : ‘ Est-ce donc ici de pays de tous les pots de couleurs ?’
— dis-je ». Un peu plus loin : « Tous les temps et tous les peuples jettent
pêle-mêle un regard à travers vos voiles ; toutes les coutumes et toutes les
croyances parlent pêle-mêle à travers vos attitudes »3941..
La position de ceux qui se refusent à ériger la particularité en absolu, et à
identifier l’universalisme au totalitarisme, n’est pas aisée à tenir, d’autant
qu’il n’est pas sûr que l’universel le meilleur soit réalisé par l’idéal d’un
patrimoine commun pour lequel chaque culture apporterait sa contribution.
C’est la philosophie qui a présidé à la constitution de l’UNESCO ; elle
correspond par ailleurs à ce que L.S. Senghor appelait la « civilisation de
l’universel ». L’inconvénient d’une telle représentation est qu’elle transpose
le point de vue fonctionnaliste, dont on sait les insuffisances au niveau
local, à l’échelle universelle de l’humanité tout entière. Comment ne pas
songer à la formidable inégalité des apports, dès lors que ceux-ci sont, quoi
qu’on veuille et quoi qu’on en dise, des utilités ? L’Occident donnera sa
technique, et l’Afrique ses rythmes et ses danses...
Lévi-Strauss proposait de remplacer le terme d’anthropologue par celui
d’entropologue. Dans Tristes Tropiques, il faisait remarquer que les cultures
sont devenues pour nous objets de connaissance et de reconnaissance au
moment de leur mort. La chouette de l’anthropologie elle aussi ne prend son
vol qu’à la tombée de la nuit. Parlerait-on tant des cultures si elles étaient
toujours vivantes ? Il est possible que sur leur mort3942., le racisme
prospère. Lorsque les différences culturelles sont abolies,3943. les
différences sont déplacées, dans la nuit du fantasme, et donc exacerbées.
Menacées de disparition, les identités se momifient et s’imaginent des
différences irréductibles (Freud parlait du « narcissisme des petites
différences ») ; comme elles ne les trouvent pas dans une culture, qui
n’existe plus, elles les inventent dans une supposée nature. Restent deux
choses, qui ne sont pas rien : la mémoire et le droit. Si les culturalistes
avaient raison, nos musées et nos bibliothèques seraient remplis de livres et
d’œuvres incompréhensibles. La singularité d’une culture n’est pas telle que
son contenu doive nécessairement rester opaque à tout ce qui lui est
extérieur — ou bien on ne comprendrait plus la raison d’être de
l’anthropologie et de l’histoire.
 
*
 
Il n’y a pas de culture sans rupture mais beaucoup aujourd’hui craignent,
en fait de rupture, une disparition. La tragédie de la culture diagnostiquée
par Georg Simmel il y a un siècle provient d’une trop grande objectivation
des biens qui produit par son déséquilibre un véritable empêchement
d’intériorité. Habitués à ne plus considérer la culture que dans les choses, la
modernité finit par ôter tout sens aux productions de l’esprit. Des moines
franciscains, on disait jadis « Nihil habentes, omnia possidentes » — ils
n’ont rien mais ils possèdent tout ; des hommes modernes, on pourrait dire
l’inverse : ils ont tout mais ils ne possèdent rien. La culture aujourd’hui en
tombant dans la sphère marchande est revenue à l’état de ce que Hegel
appelait, à propos de la frivolité qui maintient extérieurs les uns aux autres
tous les moments, la pure culture3944.. État que Hegel dit de perversion
(Verkehrung) et qui est marqué à la fois par l’équivalence de toutes les
formes et par leur con-fusion, aux antipodes d’une authentique
synthèse3945.. La ville où descend le Zarathoustra de Nietzsche s’appelle la
Vache Multicolore. En tombant dans la sphère marchande, la culture est
devenue une accumulation et une succession d’objets d’échange : la culture
se produit et se distribue, s’achète et se vend. L’être est devenu avoir, la
formation personnelle a fait place à la consommation de masse. L’École de
Francfort a forgé l’expression oxymorique de culture industrielle
(Kulturindustrie) pour désigner un phénomène inédit : la capture de la
sphère de l’esprit par la sphère de la production. Les choses de la culture
sont devenues des biens et les biens culturels sont aliénés à la logique
marchande3946.. Alors que la culture sublime, l’industrie culturelle
réprime3947.. L’industrie culturelle est l’un des symptômes majeurs du
renversement de la raison des Lumières en domination.
Quant à la « politique culturelle », elle apparaît à la fois comme une
dépolitisation de la culture et comme une déculturation du politique.
Un autre trait — (qui risque d’être mortel) —, caractéristique de la culture
contemporaine est son éparpillement extrême. « Aujourd’hui, le barbare est
celui qui affirme que tout est culture », écrit Frédéric Schiffter3948.. Le
particularisme de la mode et le narcissisme des petites différences
fragmentent la culture en une multitude de pratiques et de
comportements3949. : contre-butée de la mondialisation où l’identité
s’égare. La nostalgie néanmoins, devrait garder en mémoire que la culture
populaire est largement mythique3950., et que la Bildung n’a jamais
concerné qu’une poignée d’individus. Devrions-nous redouter une soudaine
perte de mémoire au moment même où les moyens les plus modernes
permettent de lui donner une forme objective ? Ce domaine où, selon le mot
de Malraux « au fond de notre mémoire, se lèvent ensemble, sur l’immense
indifférence des nébuleuses, les petites silhouettes invincibles des pêcheurs
de Tibériade et des bergers d’Arcadie ». Ce domaine qu’aucune nature
n’explique, ni a fortiori ne justifie, fera le sens de cette terre tant que les
hommes y habiteront.
 
*
 
Voir aussi
 
L’animal. L’art. La civilisation. Le comportement. L’enfant.
L’environnement. L’être humain. La nature. La technique. Le travail.
 
*
 
Bibliographie
 
Denis Kambouchner, « La culture » in Notions de philosophie, tome 3, Gallimard, 1995.
J.-J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts.
G. Simmel, La Tragédie de la culture, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Rivages, 1988.
E. Cassirer, — Logique des sciences de la culture, trad. J. Carro et J. Jaubert, Le Cerf, 1991.
— La philosophie des formes symboliques, 3 volumes, trad. J. Lacoste, O. Hansen-Love et C. Fronty,
Les Editions de Minuit, 1972.
S. Freud, — Malaise dans la civilisation.
— Totem et Tabou.
B. Malinowski, Une Théorie scientifique de la culture, trad. P. Clinquart,

F. Maspero, 1968.
G. Roheim, Origine et fonction de la culture, trad. R. Dadoun, Gallimard, 1972.
W. Jaeger, Païdeia, trad. fr., Gallimard, 1964.
H. Arendt, La Crise de la culture, Trad. P. Lévy, Gallimard, 1972.
Louis Dumont, L’Idéologie allemande, Gallimard, 1991.
 
 
 
 
 
 
 
 
3865 La Philosophie des formes symboliques, 3 vol., trad. J. Lacoste, O. Hansen-Love et C. Fronty,

Les Éditions de Minuit, 1972.


3866 Voir La civilisation.
3867 Discours du 30.05.1952 in La Politique, la culture, Gallimard, 1996, p. 218.
3868 639 a.
3869 E. Kant, Critique de la faculté de juger AK V, 431, trad. fr., Œuvres philosophiques II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 1234.
3870 Les Grecs eussent considéré comme tautologique notre concept de « formation permanente ».
3871 II, 13.
3872 L’analogie agricole est toujours présente dans notre vocabulaire courant : « semer », « récolter
», « fructifier » le sol, le terrain, le champ, « fertile », « inculte », « productif », tous ces termes ont
un usage intellectuel.
3873 La culture morale de l’être humain — cultura animi — F. Bacon la désignait par la superbe
expression de géorgiques de l’âme.
3874 .. G.E. Lessing, L’Éducation du genre humain § 2, trad. fr., Aubier Montaigne, 1946, p. 91.
3875 E. Kant, Métaphysique des mœurs AK VI, 444, trad. fr., Œuvres philosophiques III,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 735.
3876 E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, AK VIII, 22, trad. fr.,
Œuvres philosophiques II, op.. cit., p. 194.
3877 Voir La civilisation.
3878 F. Nietzsche, Considération inactuelle I, David Strauss, le confesseur et l’écrivain, trad. fr.,
Œuvres I, Robert Laffont, 1993, p. 156.
3879 Ibid.
3880 Par ailleurs, ce texte est publié alors que Bismarck que lance son Combat pour la culture
(Kulturkampf) — en fait un combat politique mené contre une Église catholique à laquelle il était
reproché de mettre en péril l’unité du nouveau Reich allemand.
3881 Le mot vient du nom d’un peuple de Palestine, opposé aux Hébreux. Il est parallèle à celui de
« béotiens », des gens de Béotie incapables d’accéder à la culture des Athéniens. Dans l’avant-propos
de Humain trop humain, Nietzsche revendiquera la paternité de l’expression « philistins de la culture
», dont il dit qu’elle a eu grand succès.
3882 Voir La Nature.
3883 Aristote, Physique II, 192b.
3884 Les Mythologiques sont un ensemble comprenant quatre volumes dont les titres indiquent
tous, directement ou allusivement, l’opposition nature/culture (Le Cru et le cuit, Du miel aux cendres,
L’Origine des manières de table, L’Homme nu).
3885 Sauvage vient du latin selvaticus (« de la forêt ») et s’oppose à civilisé (l’homme de la « cité
»). Voir La civilisation.
3886 C. Lévi-Strauss, La Potière jalouse, Plon, 1985, p. 13-14.
3887 La conception de la culture comme nécessairement maladive ou décadente sera un trait
distinctif du fascisme.
3888 Si la thèse lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis s’est avérée fausse, il n’est plus
impossible aujourd’hui, dans le cadre néodarwinien, de poser l’hypothèse d’une détermination
indirecte des caractères génétiques d’une population par des facteurs socioculturels : on peut
imaginer comment, au niveau de la distribution des gènes dans les populations (et non, certes, de
génomes d’individus), des facteurs socioculturels peuvent modifier le patrimoine génétique en créant
de nouveaux environnements, source de pressions de sélection nouvelles. « S’il n’y a pas hérédité des
caractères acquis au niveau des individus, tout se passe comme s’il y en avait une, indirectement et
statistiquement, au niveau des populations, par l’intermédiaire de modifications de fréquence de
gènes » (H. Atlan, Entre le cristal et la fumée, Seuil, 1979, p. 183).
3889 B. Spinoza, Ethique III, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1954, p. 411.
3890 Le fait de mourir, le fait de tomber malade est naturel, mais il s’agit là d’une généralité
abstraite. Les modalités de la maladie et de la mort ont une détermination sociale, culturelle et
historique qui l’emporte de très loin sur la dimension naturelle de leur inscription.
3891 Il est possible que nous assistions aujourd’hui à la disparition de cette justification par la
nature, ce qui correspondrait au remplacement de la bourgeoisie par une classe qui n’a pas encore
trouvé de nom. La technique, en effet, est si puissante (et surtout si séduisante) qu’elle emporte avec
elle désormais sa propre légitimité.
3892 C’est Marcel Mauss qui a introduit le concept de «techniques du corps » — un concept qui
paraissait étonnant car il semblait faire l’économie de l’outil matériel, indispensable à une définition
de la technique.
3893 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 220.
3894 Voir La norme.
3895 « La culture humaine — j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus
de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de
séparer culture et civilisation — présente, comme on sait, deux faces à l’observateur. Elle englobe,
d’une part, tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces
de la nature et de gagner sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et d’autre part,
tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux, en particulier
la répartition des biens accessibles » (S. Freud, L’Avenir d’une illusion, trad. fr., Œuvres complètes
XVIII, PUF, 1994, p. 146). On trouve une même définition dans Malaise dans la civilisation —
récemment traduit en Malaise dans la culture — (trad. fr., PUF, 1976, p. 37).
3896 La théorie freudienne de la sublimation (qui est un travail psychique) fait de la culture une
anti-nature.
3897 Jamais à l’identique, néanmoins.
3898 Les relations entre l’inné et l’acquis sont d’une complexité que la dialectique même ne résout
pas. Apprendre, c’est désapprendre. Les nouveau-nés peuvent distinguer tous les sons élémentaires

(les phonèmes) de toutes les langues du monde. Vers l’âge d’un an, ils perdent cette capacité pour ne
conserver en mémoire que les contrastes en usage dans leur langue maternelle.
3899 Voir L’expérience.
3900 Voir la première phase du Contrat social de Rousseau : « L’homme est né libre et partout il est
dans les fers ».
3901 Le brevetage du vivant est en train de la brouiller.
3902 Du latin avis, « oiseau ».
3903 Cela dit, il existe une discipline, la bionique, qui cherche et donne les moyens d’appliquer les
formes et qualités de la nature au monde technique et industriel. Selon J. Steele, son inventeur, la
bionique est « la science des systèmes naturels ou qui présentent des caractéristiques spécifiques des
systèmes naturels ou encore qui leur sont analogues ».
3904 C. Rosset, L’Anti-nature, PUF, 1973, p. 309-310.
3905 Toutes les fleurs vendues aujourd’hui sur le marché sont artificielles, même celles qui ne sont
pas synthétiques car aucune n’aurait pu être cueillie telle quelle en pleine nature.
3906 Mais pas seulement : des particules de plomb, traces des mines à ciel ouvert exploitées par les
Romains, ont été décelées dans les glaces de l’Antarctique.
3907 La nature a créé la pêche, l’homme a fait la nectarine et le brugnon. À partir du chou et du
navet qu’il a mariés, l’homme a inventé le colza. Parfois c’est la nature qui jette ses dés, mais si
l’homme n’avait pas été présent pour les ramasser, certaines variétés seraient passées inaperçues : en
Algérie, le père Clément découvrit un jour que ses mandariniers donnaient des fruits sans pépin.
Aubaine pour l’abbé — la clémentine était née.
3908 Non seulement les dissemblances morphologiques sont importantes mais le comportement
n’est plus le même : les poules pondeuses des élevages industriels sont devenues incapables de
couver : leur comportement inné a été éliminé.
3909 La recherche du plaisir sans l’enfant — qui fut un souci dominant pendant des siècles —
n’était pas plus naturelle que l’obtention de l’enfant sans plaisir sexuel (fécondation in vitro).
3910 Livre I, chap. 8.
3911 C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1967, p. 37.
3912 Ibid., p. 10.
3913 Un animal ne peut être nu. Et il n’y a rien de plus artificiel, en matière et manière de loisir,
que le « naturisme ».
3914 Les véhicules (le train qui nous conduit à la montagne ou l’avion au désert), les objets (le ski,
la tente) etc.
3915 Depuis 1992, le Code pénal, dans son article 221-1, énonce que « le fait de soumettre une
personne à des tortures et à des actes de barbarie est puni de 15 ans de réclusion criminelle », ce qui
signifie qu’il peut y avoir des actes de barbarie indépendamment d’un meurtre ou d’un viol.
3916 Voir Le mal.
3917 H. Arendt, Eichmann à Jérusalem.
3918 Le non-dupe est celui qui croit détenir la vérité à partir du moment où il s’attaque à un
préjugé. Mais le contraire d’un préjugé n’est pas une idée vraie, c’est un préjugé contraire. Si le «
manichéisme » doit être dénoncé comme une forme de bêtise, il existe aujourd’hui une bêtise anti-
manichéiste.
3919 Le totalitarisme en effet rend la communication, et donc la négociation, impossible. Avec les
régimes et les mouvements totalitaires, les accords ne peuvent être que des Munich.
3920 L’élément commun à l’analyse de l’auteur des Démons (ce roman a d’abord été traduit sous le
titre de Les Possédés) et à celle du philosophe de la volonté de puissance, c’est la mort de Dieu. Mais
alors que pour Dostoïevski la mort de Dieu est la cause du nihilisme, pour Nietzsche, elle n’en est
que le symptôme (la cause se trouvant dans l’effondrement de la volonté de puissance affirmative).
3921 Si la métaphysique chrétienne a été profondément marquée par le platonisme, c’est parce
qu’elle y trouvait le moyen d’écarter l’hypothèque d’une substantialisation du Mal, le Diable ne
pouvant avoir la même puissance que Dieu. D’où cette difficulté : si le Mal n’est que l’absence du
Bien, et non son principe opposé, que peut signifier faire le mal ?
3922 Pareillement, on ne peut pas croire en rien puisque « ne croire en rien » est encore
l’expression d’une croyance.
3923 Après le nazisme, l’islamisme terroriste est la réaction la plus violente, la plus déterminée
opposée aux idéaux des Lumières.
3924 Pour les nazis, les juifs n’étaient pas des hommes, et donc ils ne constituaient même pas une «
race inférieure ». Même chose pour les islamistes, aux yeux de qui les juifs ne sont que des chiens,
des singes ou des porcs (attributs que l’on trouve dans les textes de la sunna).
3925 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, Préface, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 230.
3926 François Cheng, De l’âme, Paris, Albin-Michel, 2016.
3927 Le fait que ce sont des sites inscrits au patrimoine de l’humanité de l’Unesco qui sont
prioritairement visés par la barbarie islamiste (laquelle, pour s’inscrire hors du champ symbolique,
n’en est pas moins très attentive aux désignations) est évidemment de première importance. Les
soldats de Daech savaient que Palmyre était un objet d’admiration chez les « Croisés », et c’est la
raison pour laquelle leur rage s’en est prise à ces splendides et émouvantes ruines. Leurs vidéos de
propagande mettent en scène la destruction de la Tour Eiffel et de Saint-Pierre de Rome, car tel est
l’objectif affiché de ceux qui, à défaut de pouvoir changer le monde (la conversion ne les intéresse
pas), cherchent à le détruire.
 
3928 Ils n’ont pas été bien inspirés ceux qui, en Occident, disaient que décidément on faisait
beaucoup d’histoires pour des pierres (la destruction par les talibans, en mars 2001, des bouddhas de
Bamiyan, en Afghanistan, qui étaient une merveille du monde, inscrite elle aussi sur la liste du
patrimoine mondial de l’Unesco). Six mois plus tard, dans un parfait mimétisme (les deux bouddhas
étaient des statues colossales, de 58 et de 38 mètres de hauteur), les Twin Towers partaient en fumée
et en poussière.
3929 Cela dit, la rationalité de l’intérêt ne fait pas entièrement défaut aux barbares. Avant de les
exterminer, les nazis s’emparaient des biens des juifs. En Syrie et en Irak, Daech a organisé tout un
trafic de pièces archéologiques. De même, ce n’est pas le pouvoir qui intéresse les islamistes, mais la
domination qui leur permettra de mener à bien leur programme de destruction. Si nous parlons d’État
islamique, n’oublions pas que la forme « État », d’origine occidentale, est considérée comme impie
par les islamistes, et que le califat, qui a pour vocation d’étendre son emprise sur le monde entier,
ignore les frontières des États.
3930 On ne manquera pas de noter cette ironie de l’histoire qui veut que cette pratique proprement
obscène (les homosexuels jetés du haut d’un immeuble, le pilote d’avion jordanien brûlé vif dans une
cage, toutes ces scènes ont été filmées) s’inscrit dans le cadre d’une idéologie issue d’une religion
iconoclaste. Daech réalise, c’est-à-dire littéralement rend réel l’imaginaire de cruauté et de
destruction dont un certain cinéma américain abreuve le monde depuis quelques décennies.
3931 Theodor W. Adorno, Société : Intégration, désintégration. Écrits sociologiques, traduction
française, Paris, Éditions Payot, 2011.
3932 Dans cette détermination, qu’il faut bien appeler une fossilisation, l’espace est plus décisif que
le temps, et les cultures l’emportent sur l’histoire. On le constate chez Spengler, la succession des
cultures, qui n’est plus qu’une simple juxtaposition, finit par éliminer toute historicité.
3933 C’est par refus de l’ethnocentrisme, par probité scientifique, que Lévy-Bruhl fut conduit à
parler de mentalité primitive (1922), de pensée pré-logique.
3934 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, « Le prologue de Zarathoustra »,
trad. H. Albert, Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p. 294.
3935 Pas de culture sans contre-culture ni sous-culture (on dit également subculture) — lesquelles
font aussi partie de la culture, bien sûr. Dans ses Mythologies, Roland Barthes faisait remarquer que
la culture dominante tend à masquer le code arbitraire qui la constitue et à se présenter sous le régime
de l’évidence, obéissant aux « lois de l’ordre naturel ». À l’inverse, parce qu’elles ne peuvent exister
que grâce à un travail de démarcation, les sous-cultures exhibent leur propre code, affiche le caractère
ostensiblement fabriqué de leurs objets (Dick Hebdige, Sous-culture, le sens d’un style, trad. fr.,
Zones, 2008)
3936 Voir H. Arendt, La Crise de la culture, trad. P. Lévy, Gallimard, 1972.
3937 La prétendue « égalité culturelle » repose sur la confusion entre l’égalité devant la culture et
l’équivalence des choix culturels.
3938 Depuis la génération romantique, nombre de poètes et de philosophes déploreront le fait que
la culture moderne repose sur ce qu’il y a de plus antinomiques avec la culture, à savoir la science,
qui ne cesse de briser le lien avec le divin (Hölderlin).
3939 E. Kant, Critique de la faculté de juger AK V, 433, trad. fr., Œuvres philosophiques II, op.
cit., p. 1237.
3940 Voir les affaires d’excision et de burqa.
3941 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, Œuvres II, op. cit., p. 376.
3942 Avec le processus de mondialisation.
3943 Les Noirs et les Blancs aux Etats-Unis parlent la même langue, écoutent la même musique,
regardent les mêmes films, mangent la même nourriture etc. Simplement les premiers sont moins
riches que les seconds.
3944 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, tome 2, trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne,
1941, p. 78.
3945 Hegel cite un passage du Neveu de Rameau où il est dit qu’il « entassait et brouillait ensemble
trente airs italiens, français, tragiques, comiques... ».
3946 D’où le débat autour de « l’exception culturelle » (voir Le capitalisme).
3947 T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, trad. fr., Gallimard, 1974, p. 148.
3948 F. Schiffter, Traité du cafard, Finitude, 2007, p. 52.
3949 Ainsi parle-t-on (le on des médias mais il n’y a pratiquement plus d’autre parole publique) de
culture d’entreprise, de culture automobile, de cyberculture, de culture homosexuelle...
3950 Le folk-lore. Ce n’est pas le peuple qui a écrit l’Odyssée ni bâti les cathédrales.
39. La définition
 
 
 
« Au départ d’une philosophie, écrit Hegel, rien ne saurait avoir plus
mauvaise allure que de commencer, comme Spinoza, par une définition
»3951.. Aux yeux du philosophe de l’Esprit absolu, en effet, s’il doit y avoir
définition, ce ne peut être qu’à la fin du processus achevé de la pensée. La
détermination de la position originale ou finale de la définition discrimine
les philosophies entre elles.
La circularité de la définition de la définition ne manque évidemment pas
de faire problème. Comme le concept ou la pensée, la définition est une
notion réflexive qui a besoin de s’englober elle-même pour être comprise.
La définition repose sur l’identité d’un terme et d’une expression. Elle est
à la fois une action et un acte, une action de l’esprit et son résultat : d’une
part la mise en équivalence d’un terme (le défini) avec l’expression de son
essence (le définissant), d’autre part ce définissant lui-même. La
philosophie scolastique appelle definiens le définissant d’une définition et
definiendum son défini. Par exemple, si l’on définit l’assassinat comme le
meurtre avec préméditation, « assassinat » est le definiendum et « meurtre
avec préméditation » le definiens. La définition est une proposition
affirmative analytique donnant la compréhension et l’extension d’un nom
afin de le faire comprendre. Elle doit être équivalente au défini : c’est
pourquoi Quine disait que définir un terme, c’est montrer comment l’éviter.
Si comprendre un mot, c’est savoir l’utiliser (Wittgenstein), c’est aussi
savoir s’en passer (dire les choses autrement).
Mais la rigueur risque la rigidité. Comme le suggérait Hegel, la définition
peut être un arrêt de et pour la pensée. L’idée de certitude se retrouve dans
l’usage religieux du terme et celle d’analyse dans son usage technique. En
dogmatique religieuse, définir signifie formuler un dogme par l’autorité
suprême, fixer officiellement un point de doctrine : les conciles définissent
les dogmes. En ce sens, définir se confond avec régler, prescrire. Dans les
techniques des télécommunications, la définition de l’image radiodiffusée
est sa division en un certain nombre de lignes et de points : la qualité de
l’image transmise dépend de sa définition.
L’article dit justement « défini » renvoie à la singularité3952. de la chose
mais aussi à l’universalité du concept. Il existe en effet aux deux pôles de la
catégorie de quantité deux déterminations — comme chose-ci et comme
concept. L’in-défini, au contraire, sera l’in-déterminé, dont le chaos primitif
ou l’illimité (apeiron) primordial d’Anaximandre a donné l’une des
premières idées. La forme est une définition — d’où la définition des
images électroniques. La physique définit le rouge par une longueur d’onde.
Une définition peut remplir deux fonctions : a) énoncer la ou les
significations admises d’un terme usuel (« c’est... ») ; b) attribuer une
signification spéciale à un terme donné (« par... j’entends... »). Carl Hempel
appelle descriptives les définitions du premier type et stipulatives celle du
second type3953.. Les définitions descriptives se subdivisent à leur tour en
définitions analytiques lorsqu’elles spécifient la signification ou intension
du terme, et en définitions non analytiques lorsqu’elles spécifient l’étendue
de ses applications ou extensions. Seules les définitions descriptives
peuvent être qualifiées de vraies ou de fausses. Lorsque Spinoza stipule : «
Par substance j’entends ce qui existe par soi et est conçu par soi », il serait
hors de propos de lui objecter qu’il se trompe. Le « j’entends par…» et le «
j’appelle… » sont des fiat sémantiques.
Par ailleurs, la définition a une fonction de connaissance (heuristique) ou
de reconnaissance (confirmative).
La dualité de la conception essentialiste et de la conception limitative
recoupe celle de la définition intentionnelle (définition en intension) et de la
définition extensionnelle (définition en extension). À cette conception
succédera à l’âge classique une définition générative et intuitive. Mais
l’idée claire et distincte n’est pas critère de rigueur (Leibniz) : la définition
exacte repose sur un symbolisme logique comme celui qui permet de définir
un nombre fractionnaire, irrationnel ou transcendant par une série.
Des choses très réelles peuvent être indéfinissables (comme l’existence de
la pensée chez Descartes, le temps et l’espace chez Pascal)3954. ;
inversement, des entités purement imaginaires (comme la chimère ou le
phlogistique) ont pu être parfaitement définies. Rien, en effet, dans la
définition même ne garantissait l’échappée vers le réel ou l’objectif — hors
du jeu symbolique syntaxique des signes — qui paraît pourtant sa raison
d’être.
 
 
I. LA CONCEPTION ESSENTIALISTE
 
Définir, c’est proprement assigner un lieu à un être. Les deux fonctions,
logique ou lexicale, et pragmatique, de la définition sont liées : il s’agit de
lever l’équivoque et d’empêcher les vaines disputes.
La définition est, dit Aristote, « le discours qui explique ce qu’est une
chose »3955., « un discours qui exprime la quiddité de la chose »3956..
Plus tard, Jean Scot Érigène fera remarquer que si certains postulent
l’existence de maints types de définitions, « la seule définition à mériter
véritablement ce nom est la définition que les Grecs appellent d’ordinaire
ousiôdês et que les Latins appellent définition essentielle. Car les autres
types de définitions correspondent ou bien à des énumérations des
composantes intelligibles de l’ousia, ou bien à des corollaires extrinsèques
déduits de ses accidents, ou bien à des hypothèses quelconques formulées à
son sujet. Mais seule l’ousiôdês entreprend de définir cela seul qui
correspond pleinement et parfaitement à la perfection de la nature qu’elle
définit »3957.. De même, pour Leibniz, l’activité définitionnelle exprime
l’essence, elle n’est en rien une convention ou une construction arbitraire
comme le prétendait Hobbes, même si elle suppose un dialogue entre les
esprits. « Pour être dite parfaite, écrit Spinoza dans un sens analogue, la
définition devra rendre explicite l’essence intime de la chose et nous
prendrons soin de ne pas mettre certaines propriétés (propria) de l’objet à la
place de son essence »3958.. Inversement, le nominaliste Condillac dira
ironiquement des définitions qu’elles sont les proverbes des philosophes.
La conception essentialiste de la définition suppose : a) sur le plan
ontologique, le primat métaphysique de la substance première indépendante
de ses attributs et une hiérarchie des formes substantielles ; b) sur le plan
logique, un parallélisme logico-grammatical qui entraîne à son tour le
primat du jugement de prédication et du sujet-substance ; c) sur le plan
épistémologique, le primat du jugement de perception. On voit par là ce qui
associe le défini au définitif : ce qui échappe à la prise du temps et du
mouvement.
Les premiers dialogues de Platon sont centrés sur le problème
définitionnel et dénoncent l’incapacité des sophistes et de l’opinion à saisir
l’essence de la chose qu’ils prétendent savoir. Hippias est ridiculisé par
Socrate lorsqu’il définit la beauté par la belle vierge3959.. C’est Platon qui
le premier a fait de la définition l’objet central du travail philosophique. S’il
s’agit de savoir ce qu’est le beau, énumérer ce qu’il y a de beau, comme le
fait Hippias, ne nous avance pas car comment savoir si ce qu’il y a de beau
est beau si l’on ne sait pas ce qu’est le beau ? Ménon commet la même
erreur logique à propos de la vertu : on ne saisit pas l’essence d’un concept
en parcourant son extension mais en déterminant sa compréhension.
L’essence d’une chose n’est pas tout ce qu’elle est mais ce qu’elle ne peut
pas ne pas être. Le propre du défini est justement de n’être pas infini. Or
une extension est par nature infinie. Cette incapacité à définir et cette
propension à remplacer l’essence qui importe seule par l’étalage d’un savoir
d’autant plus vide qu’il se veut total, sont aux yeux de Platon
caractéristiques du sophiste.
Contre cette pseudo-définition par énumération, les dialogues de la
maturité fournissent plusieurs exemples de définitions élaborées par le biais
de la division (diairésis) en genres et en espèces. Ainsi Le Sophiste définit-
il le sophiste à partir du modèle de la pêche à la ligne comme un chasseur
de jeunes gens riches : il y a d’un côté l’art d’acquérir et de l’autre celui de
produire ; dans l’art d’acquérir, la chasse aux êtres animés et la chasse aux
êtres inanimés etc. Les Idées doivent pouvoir être ainsi atteintes. Restent les
genres suprêmes que plus tard le Moyen Âge appellera les transcendantaux
et qui loin de pouvoir être définis par dichotomies successives les
conditionnent. L’Idée de Bien est chez Platon le définissant suprême.
Aristote attribue à Socrate la découverte de la définition, c’est-à-dire la
recherche de ce qu’est la chose (to ti esti). Il le crédite de deux inventions
philosophiques : celle de la définition universelle qui couvre la totalité du
défini parce qu’elle en atteint l’essence, et celle de l’induction qui dégage
cette essence universelle par la confrontation des exemples particuliers.
Ainsi la définition que Nicias propose du courage dans Lachès est-elle trop
vaste : Socrate lui objecte que « la science des choses à craindre » pourrait
se dire de la vertu tout entière. Même si le champ d’extension d’un terme ne
saurait suffire à le définir, une définition implique nécessairement ce champ
: on ne peut, en effet, savoir véritablement ce qu’est une chose donnée qu’à
partir du moment où l’on sait jusqu’où elle peut exister.
Toute définition doit être réciproque, c’est-à-dire pouvoir se convertir
simplement sans changer de quantité. La définition fait intervenir la relation
d’identité et la copule « est ». La fausse conversion est source classique de
sophismes. La méthode qui consiste à substituer la définition à la place du
défini est bonne, mais comment éviter le cercle ? Aucune définition ne peut
se passer de mots.
La définition hypostasie le défini et peut ainsi faire croire à la réalité
objective de ce qui ne constitue qu’un acte décisoire de l’esprit : « De la
définition d’une chose quelconque, écrivait Spinoza, ne suit pas
nécessairement l’existence de la chose définie : elle découle exclusivement
(…) de la définition ou de l’être d’un attribut, c’est-à-dire (…) d’une chose
qui se conçoit en soi et par soi »3960.. La désignation peut être un procès
interne au symbolique aussi bien qu’une jetée du symbolique vers le réel.
Aristote disait que s’il est impossible de définir le bouc-cerf, c’est parce que
cet « animal » n’existe pas. La définition est subordonnée à l’existence de
l’objet. Kant montrera que la preuve ontologique ne fait exister Dieu que
par la seule vertu de sa définition.
Pour atteindre l’essence d’une chose, on peut procéder par synthèse en
partant du genre universel auquel elle appartient puis par genres inférieurs
successifs on parvient au genre prochain et à la différence spécifique ; on
peut à l’inverse procéder par analyse en dégageant les différents sujets
auxquels s’applique l’idée à définir, l’élément commun qui fonde cette
attribution commune, en visant d’abord le cas le plus typique.
On distingue par ailleurs les définitions analytiques et les définitions
génétiques. Les définitions analytiques expriment la nature de l’objet sans
dire sa génération, elles disent ce qu’est l’objet qu’elles font ainsi découvrir
(définir l’oiseau, ce n’est pas le créer). La définition par genre prochain et
différence spécifique (exemple : la Lune est le satellite naturel de la Terre)
est analytique3961.. Les définitions génétiques (on dit aussi « définitions
par génération ») ou causales sont constitutives de leur objet. Nombre de
définitions mathématiques qui exposent le mode de production de leur
objet, fournissent le moyen procédural de le constituer, sont de ce type (la
définition du cercle comme l’ensemble des points équidistants d’un point
appelé centre crée le cercle qui n’existe pas dans la nature ; 3 est le nombre
obtenu en ajoutant l’unité à 2 etc.)3962..
Spinoza, qui dans l’Éthique fait des définitions le point de départ de la
pensée, donne dans le Traité de la réforme de l’entendement la règle de la
définition parfaite : rendre explicite l’essence intime de la chose3963. en
évitant de confondre cette essence avec un ensemble de propriétés. Pour les
choses créées, la définition devra comprendre la cause prochaine3964. —
ainsi le cercle sera-t-il défini selon son mode d’engendrement, comme «
une figure décrite par toute ligne dont une extrémité est fixe et l’autre
mobile »3965..
On distinguait jadis3966. les définitions, les postulats et les axiomes
comme points de départ de la démonstration mathématique. Aujourd’hui,
l’axiomatique a réduit ces trois termes à un seul — celui d’axiome — tout
en reconnaissant en eux (et dans les postulats) des définitions implicites
mais en les débarrassant des « vérités éternelles » qu’ils étaient censés
inclure. La désubstantialisation des axiomes et des postulats par le
formalisme logique en fait des définitions à part entière, implicites et
opératoires. « Un postulat n’est qu’une définition déguisée », disait Henri
Poincaré3967., lequel montrait que les postulats sous-entendus de la
géométrie euclidienne sont en fait une définition de l’espace euclidien lui-
même ; de même, ce que l’on a appelé principe d’inertie en physique
équivaut à une définition de la force. Les postulats et les définitions jouent
d’ailleurs le même rôle dans la démonstration et apparaissent souvent
comme de simples règles opératoires.
La logique classique dressait la liste des mauvaises définitions : a) la
tautologie (exemple : le temps est la durée du mouvement) ; b) l’obscurité
ou l’évidence du définissant égale à celle du défini (« le noir est une couleur
opposée au blanc ») ; c) l’obscurité accrue du définissant3968..
Le franchissement de la limite que la définition contient est donné par le
terme même d’ex-pliquer. On peut se demander s’il y a lieu de faire, comme
le firent Aristote, les scolastiques et Port-Royal, la distinction entre les
définitions réelles (de choses) et les définitions nominales (de mots).
Définir les choses, n’est ce pas user de mots ? Et définir les mots, n’est-ce
pas désigner des choses, quand bien même celles-ci n’existeraient pas dans
le réel ?3969.
 
 
II. LA CONCEPTION LIMITATIVE
 
Définir, dit Kant, c’est « présenter originairement le concept détaillé d’une
chose à l’intérieur de ses limites »3970.. Comme la délimitation (la limite)
ou la détermination3971. (le terme), la définition contient l’idée de
frontière3972.. Mais aussi « Omnis determinatio est negatio », comme
l’écrivait Spinoza. Toute détermination, en effet, ouvre un champ illimité de
négations : si x est y, il n’est ni ceci, ni cela, ni encore ceci, ni encore cela
etc.
Aristote, qui fit le premier une théorie de la définition, utilise les termes
d’horos et d’horismos dont le sens originel était la frontière, le bord, la
limite — idée que l’on retrouve dans le finis latin de la dé-finition. Selon le
Stagirite, le problème de la définition que Platon avait cru résoudre par la
dialectique n’est, en réalité, ni du ressort de la dialectique qui juge
simplement de la valeur des définitions effectuées, ni de celui de la science
démonstrative qui en use comme de principes, mais d’une science nouvelle
et encore inconnue, la philosophie première qui s’occupe de l’être en tant
qu’être. Aristote tantôt identifie horismos et logos, tantôt les distingue. Le
logos (concept) est l’essence d’une chose dans la pensée, il se forme
mentalement par expériences sensibles accumulées. Le concept, perception
intellectuelle de l’essence ou de la quiddité3973., doit être différencié de la
définition de cette quiddité. Définir n’est pas seulement appréhender une
essence (saisir l’humanité en Socrate), mais l’expliquer. L’appréhension des
essences est le fait du noûs et elle demeure en dehors de la dianoïa ; comme
telle, elle ne fait pas partie de la science qui est discursive et est située au-
dessus d’elle. La définition, au contraire, appartient au domaine de la
dianoïa, elle est essentiellement un discours, un logos qui comporte
nécessairement des parties. Pour définir, en effet, il convient de briser
l’unité du concept intuitif dans la multiplicité de ce discours. J’ai la
perception sensible de Socrate, j’ai l’intuition de l’humanité en lui, je ne
posséderais la définition de l’humanité, la science discursive de l’humanité
qu’en distinguant de l’humanité l’animalité et la rationalité.
La définition n’est pas non plus le résultat d’un raisonnement et ne peut
pas être mise en syllogisme, elle est ce à quoi peut conduire une historia,
une investigation méthodique. La définition n’est pas un principe
puisqu’elle implique toute cette recherche préparatoire mais en même temps
elle est un principe car toute démonstration l’implique et c’est d’elle que
part toute science.
Il n’y a rien d’autre dans la définition, écrit Aristote, que le genre (génos)
dit premier et les différences (diaphoraï). La définition est donc constituée
du genre qui est ce qui est commun à plusieurs espèces et des différences
non accidentelles par lesquelles ce genre est distingué d’elles : le genre
(exemple : animal) comprend plusieurs espèces (homme, cheval etc.) qui se
distinguent par des différences. L’homme (espèce) est un animal (genre)
raisonnable (différence) : telle est la définition par genre prochain et
différence spécifique3974..
La définition est donc un universel ; il n’y a pas de définition de
l’individu. Ce qu’elle nous donne, c’est le to ti hên einaï3975. de l’espèce
(eidos), une qualité supérieure de la substance.
Aristote distingue3976. trois sortes de définitions : la définition essentielle
ou formelle ; la définition réelle par la cause ; et la définition nominale ou
matérielle. La dualité de la définition de mot et de la définition de chose en
découle. L’exercice de la définition comporte un double travail : le
dévoilement de l’acception d’un mot, et l’étude de la relation de ce mot à la
chose qu’il dénomme. Définir, écrit Aristote, « c’est montrer soit ce qu’est
la chose, soit ce que signifie son nom »3977.. Le premier type de définition
donne une signification mais ne prouve pas tandis que le second type est
une quasi-démonstration de l’essence3978.. L’idée d’une définition
nominale distincte de la définition de l’essence ou de l’être même de la
chose n’apparaîtra qu’avec le nominalisme, c’est-à-dire avec la négation de
la réalité des universaux.
La scolastique parlera de definitio quid nominis et de definitio quid rei
pour désigner le sens nominal et la réalité d’une chose. Une définition mot-
à-mot relie un mot à un autre comme ayant la même signification. Une
définition mot-à-chose relie un mot à une chose comme signifiant cette
chose ; elle fait connaître le sens d’un mot par un mot plus connu par une
périphrase ou grâce à l’étymologie. La definitio quid nominis,
essentiellement obtenue par le jeu de la synonymie, est donc purement
étymologique ; mais la definitio quid rei, en tant qu’elle exprime l’essence,
a une véritable portée ontologique, elle dit ce qu’est l’objet exprimé par
l’idée, par le mot. Suivant un exemple d’Aristote, on définira l’essence du
concept « tonnerre » comme « le feu qui s’éteint dans les nuages » et le mot
lui-même comme « le bruit du feu s’éteignant dans les nuages »3979..
La définition réelle se subdivise elle-même en définition intrinsèque qui
fait connaître la nature de l’objet et en définition extrinsèque lorsque pour
définir l’objet on énonce des relations externes qui ne font rien connaître de
sa nature. La définition intrinsèque se subdivise en définition descriptive
qui énonce des propriétés suffisantes pour faire reconnaître l’objet3980. et
en définition essentielle, laquelle à son tour peut être métaphysique (c’est
elle qui procède par genre prochain et différence spécifique)3981. ou
physique (qui énonce les parties constitutives d’un être)3982.. Quant à la
définition extrinsèque, elle peut se faire par la cause efficiente ou
finale3983. ou par le mode de production (définition génétique)3984.. Pour
les scolastiques, la définition essentielle est la plus parfaite de toutes3985..
Dans son Discours de métaphysique3986. Leibniz caractérise la définition
nominale comme celle qui indique les caractères distinctifs d’une chose,
c’est-à-dire un nombre suffisant d’éléments pour pouvoir distinguer la
chose en question de ses semblables, mais qui n’indique pas la possibilité
même de la chose définie, c’est-à-dire la totalité des éléments et leur
compatibilité mutuelle, dont en fait la possibilité dépend (ainsi la définition
de la vis sans fin comme une ligne dont les parties sont congruentes, c’est-
à-dire constituée de telle façon qu’elles peuvent avancer les unes sur les
autres, énonce effectivement une propriété réciproque, mais néglige la
question de la possibilité)3987.. Quant à la définition réelle, dont Leibniz
établit l’existence contre Hobbes, qui ne concevait que des définitions
nominales, elle indique non seulement les caractères distinctifs d’une chose
mais la possibilité de celle-ci (ainsi, pour la vis sans fin, la définition réelle
montre qu’une telle vis est possible, parce qu’elle vient s’engrener sur une
roue dentée qui lui permet de tourner sur place). Il apparaît par conséquent
que d’une définition nominale rien de certain ne peut être tiré puisque, faute
d’établir la possibilité du défini, elle peut envelopper une contradiction,
alors qu’au contraire, et pour la raison inverse, on peut tirer quelque vérité
d’une définition réelle.
La distinction entre définition nominale et définition réelle est
unanimement récusée aujourd’hui car la définition, faite de mots, ne peut
réellement sortir du langage.
Selon la logique classique, il existait cinq règles pour une bonne définition
: a) être réciproque, c’est-à-dire pouvoir se convertir simplement sans
changer de quantité (l’homme est un animal raisonnable/ l’animal
raisonnable est l’homme) ; b) être plus claire que le défini ; c) être juste
(adéquate ou caractéristique), c’est-à-dire convenant à tout le défini et au
seul défini3988. (seuls les caractères essentiels sont retenus, les accidentels
sont écartés) ; d) n’être pas circulaire, c’est-à-dire ne pas contenir le défini
(une définition correcte doit éviter l’utilisation dans son énoncé du terme à
définir ou d’un terme de même radical, faute de quoi la définition tombe
dans la tautologie)3989. ; e) ne pas être négative3990., faute de quoi elle
tombe dans l’indéfini3991., sauf en cas d’impossibilité de définir
autrement, par exemple dans les idées de négation ou de privation (ainsi «
spirituel » se définit par « immatériel », « cécité » par « privation de la vue
»)3992.. Dans sa Logique, Kant rapporte ces règles auxquelles une
définition rigoureuse doit obéir aux quatre moments principaux qui
organisent la table des catégories dans la Critique de la raison pure : a)
selon la quantité, en ce qui concerne la sphère de la définition, la définition
et le défini doivent être des concepts réciproques, ce qui veut dire que la
définition ne doit être ni plus large ni plus étroite que son défini ; b) selon la
qualité, la définition doit être un concept détaillé et en même temps précis ;
c) selon la relation, elle ne doit pas être tautologique ; d) selon la modalité,
les caractères doivent être nécessaires et par conséquent ne pas être du
genre de ceux que procure l’expérience3993..
Pour former une bonne définition, on peut procéder par synthèse, partir
d’une note universelle qui appartient à l’objet en question puis par des
genres inférieurs successifs arriver aux genres prochains et à la différence
spécifique de cet objet ; on peut également procéder par analyse, dégager de
différents sujets auxquels s’applique l’idée à définir l’élément commun qui
fonde cette attribution commune, en visant d’abord le cas le plus pur et le
plus typique.
Kant3994. distingue les définitions analytiques qui portent sur un concept
donné et les définitions synthétiques qui portent sur un concept construit.
En mathématiques, les définitions se font par génération : elles sont
construction et résultat, et non plus donation et donné. À la différence des
définitions d’objets naturels, elles sont rationnelles et a priori. La définition
mathématique est une règle opératoire : alors que la définition empirique
n’est qu’une copie, la définition mathématique est un modèle.
L’idée centrale de l’opérationnalisme, défendue par le physicien P.W.
Bridgman, est que la signification de chaque terme scientifique doit pouvoir
être déterminée par la spécification d’une opération de vérification bien
définie lui fournissant un critère d’application. De tels critères sont souvent
appelés « définitions opératoires ». Ainsi, en chimie, on peut donner au
terme « acide » la définition opératoire suivante : pour déterminer si le
terme « acide » s’applique ou non à un liquide donné, c’est-à-dire pour
savoir si ce liquide est un acide, il convient d’y tremper un papier bleu de
tournesol : ce liquide est un acide si et seulement si le papier vire au rouge.
Ce critère indique une opération (tremper un papier de tournesol)
permettant de tester si le terme s’applique ou non au liquide donné et un
résultat déterminé du test (le papier virant au rouge) qui sert d’indicateur
pour l’application du terme au liquide donné3995.. L’opérationnalisme
soutient que la signification d’un terme est déterminée complètement et
exclusivement par sa définition opératoire. Ainsi selon Bridgman le concept
de longueur est fixé lorsque les opérations au moyen desquelles on mesure
la longueur le sont, ce qui signifie que le concept de longueur ne comprend
rien de plus que l’ensemble des opérations au moyen desquelles une
longueur est déterminée. Le concept est synonyme de l’ensemble
correspondant d’opérations3996..
En mathématiques, le terme de définition n’a pas seulement le sens de
description/explication qu’il a dans la langue courante, il renvoie à
l’existence même de l’objet. Alors que dans l’usage commun on peut
définir un objet ou un être inexistant3997., en mathématiques la définition
correspond à la possibilité d’existence. Le domaine de définition d’une
fonction, par exemple, déterminée par des bornes, est l’ensemble des
valeurs qui vérifient la fonction3998..
On appelle imprédicativité la propriété d’une définition qui caractérise un
objet par référence à une classe à laquelle cet objet appartient (« l’être est…
»). Une entité ou notion est dite imprédicative si elle ne peut être définie
que de manière imprédicative (dans le cas contraire, elle est prédicative). La
théorie ramifiée des types de Bertrand Russell vise à écarter les notions
imprédicatives3999.. Selon Poincaré, suivi en cela par Bertrand Russell, la
définition d’un objet doit être prédicative, c’est-à-dire ne doit pas se référer
à la totalité des éléments de la classe dont il fait partie, pour éviter un cercle
vicieux. La définition du maximum d’une fonction comme la plus grande
des valeurs que prend cette fonction est non prédicative, le maximum lui-
même étant l’une de ces valeurs. Nombre de paradoxes comportent une
définition non prédicative.
Les mathématiques modernes établissent une analogie entre l’idée de
fonction calculable et celle de fonction définissable dans un modèle. Dans
le cas de la définissabilité aussi, les mathématiques sont confrontées au
problème de définir une classe de fonctions (ou d’ensembles ou de
relations) pour lesquels il existe des procédures formelles finies de
définition dans le modèle considéré.
La première définition du livre I des Éléments d’Euclide énonce qu’un
point est ce dont il n’y a aucune partie. Elle n’est certes pas une définition
constructive. Par ailleurs, chez Euclide, les définitions ne sont pas toujours
stables4000.. Mais les mathématiques ne cessent de refondre leurs
divisions. Ainsi le logarithme sera-t-il désormais défini comme le nombre
qui mesure l’aire comprise entre une hyperbole équilatère et ses asymptotes.
Dans ses Fondements de la géométrie, David Hilbert avait dit des axiomes
qu’ils sont des « définitions implicites ». Frege, à l’inverse, tiendra à
marquer la distinction entre axiomes et définitions. Il reprend la distinction
déjà classique des définitions constructives et des définitions analytiques :
selon lui, seules les premières sont des définitions au sens strict, c’est-à-dire
des abréviations de signes et des stipulations de sens. Dans le second cas, il
est préférable de parler d’axiomes. Frege considère que les définitions,
importantes du point de vue psychologique, ne sont pas essentielles à la
logique ; ce sont, selon lui, de simples abréviations.
En mathématiques, on pourrait vider de toute signification les mots dont
on se sert pour ne considérer que les relations qu’ils instaurent entre les
objets, relations qui pourront être alors interprétées différemment selon la
façon dont on les remplira de sens. Revenant d’une conférence où ce point
de vue venait d’être soutenu, David Hilbert lança sa fameuse boutade :
Finalement, on pourrait parler tout le temps au lieu de droites, points et
plans, de tables, chaises et chopes de bière ; et l’on pourrait en tirer
l’énoncé : par deux chaises, il passe une table et une seule. En logique et en
mathématiques, la définition devient un ensemble d’axiomes (de
propositions primitives) ou de conditions auxquelles on donne une certaine
dénomination et que doit satisfaire une entité pour recevoir cette
détermination (ainsi parle-t-on de la définition d’un espace topologique
pour désigner les axiomes que doit satisfaire un ensemble afin d’être appelé
espace topologique).
Contre l’axiome du choix de Zermelo, les empiristes invoquent la règle de
Poincaré : ne jamais envisager que des objets susceptibles d’être définis par
un nombre fini de mots. Lebesgue énonce qu’un objet est défini ou donné
lorsqu’on a prononcé un nombre fini de mots s’appliquant à cet objet et à
celui-là seulement, c’est-à-dire quand on a nommé une propriété
caractéristique de l’objet.
La Logique de Port-Royal avait appelé proprement description une
définition approximative qui « donne quelque connaissance d’une chose par
les accidents qui lui sont propres et qui la déterminent assez pour en donner
une idée qui la discerne des autres »4001.. Bertrand Russell forge le concept
de description définie pour désigner l’expression renvoyant à un être
singulier et qui le décrit par l’un de ses traits caractéristiques précédé de
l’article défini (exemple : « le vaincu de Waterloo » pour Napoléon). Moins
conventionnelle que le nom propre, on peut contester plus facilement la
nature purement référentielle de sa signification. La théorie des descriptions
définies est une solution aux paradoxes logiques issus de l’usage de noms et
expressions nominales dont la signification est à tort réduite à leur éventuel
référé. Ainsi un énoncé du type « le F est G » doit être analysé en trois
moments : il existe un F ; il n’en existe qu’un seul ; ce F est G. Cette
analyse permet de donner une solution au problème des énoncés singuliers
existentiels négatifs du type « l’actuel roi de France n’existe pas »
puisqu’un tel énoncé ne présuppose pas l’existence d’un roi de France pour
être doté de signification mais tout au plus l’existence de la propriété ou du
concept « être roi de France ».
On appelle définition indirecte l’opération utilisée en logique et en
mathématiques et qui comprend deux types : a) la définition par abstraction
d’une fonction logique consiste à indiquer à quelles conditions on obtient
l’égalité (logique ou mathématique) de cette fonction avec une autre. Par
exemple, on définit par abstraction la température ou le potentiel électrique
en indiquant les conditions d’égalité de ces grandeurs ; b) la définition par
postulats consiste à déterminer un ensemble de notions en énonçant comme
axiomes ou postulats les relations fondamentales que ces termes vérifient et
qui constituent les fondements nécessaires et suffisants de leur théorie. Par
exemple, on peut constituer la géométrie euclidienne au moyen d’un certain
nombre d’axiomes ou de postulats contenant les notions premières de point
et de segment ou de point et de mouvement. Ces notions indéfinissables
sont considérées comme définies par l’ensemble des postulats.
Le logicien A. Tarski a introduit le concept de définissabilité pour
caractériser certains systèmes formels. Ce concept appartient à ce que
Tarski appelait « métamathématique générale », c’est-à-dire l’étude des
concepts généraux communs à toutes les métathéories déductives
particulières. La définissabilité bute sur l’indéfinissabilité des termes
primitifs.
 
 
III. LE PROBLÈME DES INDÉFINISSABLES
 
La réalité des indéfinissables, c’est-à-dire des limites de la définition, a été
soutenue de cinq points de vue différents, avec des arguments et des
objectifs différents.
 
 
1. La critique sceptique
 
« Je ne définis rien » est un énoncé sceptique dont Sextus Empiricus4002.
nous dit que logiquement il ne doit même pas être défini. Il y a en effet un
paradoxe et même une aporie de la définition : il faut savoir pour définir, le
commencement est déjà une fin. Les sceptiques préféraient le terme de
délimitation, de séparation (diastolè) à celui de définition (diorismos). À la
définition qui atteint ce qui est caractéristique (le type), ils substituaient
l’esquisse approximative (l’hypotypose). D’où le titre de l’ouvrage de
Sextus Empiricus.
Les sceptiques voyaient dans la régression à l’infini4003. de la définition
le signe de l’impossibilité à définir4004.. Et ils pensaient que dans les rares
cas où les définitions pouvaient être possibles, elles seraient inutiles car
celui qui définit ne comprend pas la chose par la définition qu’il en donne
mais il applique la définition à une chose qu’il a comprise. Par ailleurs, si
nous accordons qu’il y a quelque chose que l’on peut comprendre sans
définition, il s’ensuit que les définitions sont inutiles. La règle de la
substitution qui stipule que l’on doit pouvoir toujours mettre la définition à
la place du terme utilisé est intenable. Sextus Empiricus fait avec humour
remarquer : « Par exemple, pour plaisanter un peu, supposons que
quelqu’un, voulant s’enquérir auprès d’un autre s’il a rencontré un homme
monté sur un cheval et entraînant derrière lui un chien formule sa demande
de cette manière : ‘O animal rationnel mortel, susceptible d’intellect et de
science, s’est-il rencontré avec toi un animal capable de rire, aux ongles
larges, susceptible de sciences politiques, qui a assis ses fesses sur un
animal mortel hennissant, entraînant derrière lui un animal quadrupède
aboyant ?’, comment ne serait-il pas ridicule d’amener l’homme à cette
obscurité du fait des définitions, pour un objet aussi bien connu »4005..
 
 
2. Le refus métaphysique
 
La théologie négative (apophatisme)4006. définissait Dieu par ce qu’il
n’était pas, ce qui était une manière de ne pas le définir car il n’y a pas de
définition négative, une définition indéfinie se contredisant dans les termes.
 
 
3. Les limites logiques
 
Elles se situent aux deux extrémités de l’arbre de Porphyre.
Dans la Métaphysique, Aristote écrit qu’« il n’y a qu’une seule espèce de
substance dont il puisse y avoir définition et énonciation : c’est la substance
composée, qu’elle soit sensible ou intelligible ; mais les composants les
plus généraux dont cette substance est formée sont indéfinissables, puisque
formuler la définition d’une chose signifie la rapporter à une autre, et
qu’une partie de la définition doit jouer le rôle de matière, et l’autre partie,
celui de forme »4007.. Pareillement, selon Antisthène, la substance simple
ne peut être définie, toute définition étant un entrelacement de noms ; elle
peut être seulement nommée, tel est par exemple le cas de l’argent. Quant
aux substances composées, elles ne sont définies qu’au moyen de leurs
éléments simples, indéfinissables comme tels : l’homme, par exemple,
composé sensible, est analysable en animal plus bipède, éléments
inanalysables ; la ligne, composé intelligible, est analysable en dyade plus
longueur ; dans ces définitions composées, un élément (animal, longueur)
joue le rôle de matière, l’autre (bipède, dyade), celui de forme. Reprenant
Aristote, les scolastiques poseront que les gens suprêmes (summa genera)
sont inanalysables en genre et différences et, par suite, indéfinissables. À
l’autre bout, il n’y a, dit Aristote, pour les substances sensibles,
individuelles, pas de définition parce que la définition n’appartient qu’à la
science et que si les substances sensibles ont une matière leur nature est
contingente4008.. Il est aussi impossible de définir l’Idée des platoniciens
parce que celle-ci est un individu4009..
Les deux extrémités de l’arbre de Porphyre échappent à la définition : tout
en haut le genre suprême (la substance), tout en bas l’espèce
spécialissime4010. (l’homme) et l’individu (Socrate). L’individu est
indéfinissable parce que sa compréhension est infinie. Il en va de même
avec les choses sensibles qui peuvent être considérées comme des
individus.
 
 
4. La démarche poétique
 
François Jullien4011. oppose la « modulation » confucéenne à la
définition socratique. La pensée confucéenne et, au-delà, la pensée chinoise
ne définit pas les termes qu’elle utilise. Elle joue sur les termes et autour
d’eux de manière à former un halo qui finira par faire sens dans l’esprit du
lecteur/auditeur.
L’indéfinissable n’est pas l’ineffable car si l’on ne peut analyser la
structure d’un objet, du moins peut-on en décrire la forme.
Le déconstructionnisme de Jacques Derrida est une entreprise
philosophique visant à dénoncer l’illusion de la définition et, partant, celle
d’un sens univoque. Loin d’être des exceptions, les « indécidables » comme
le pharmakon grec qui signifiait à la fois remède et poison, l’hymen qui
renvoie à la fois à l’union et à la clôture, le tympan qui fait signe à la fois
vers l’intérieur et l’extérieur deviennent les paradigmes de tous les mots de
la langue dans un incessant jeu de renvois et d’interprétations.
 
 
5. Le constat épistémologique
 
Dans ses Principes de la philosophie, après avoir défini le penser (« Par le
mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous
l’apercevons par nous-mêmes… »4012.), Descartes dit « qu’il y a des
notions d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à
la façon de l’École et qu’elles ne s’acquièrent point par l’étude mais
naissent avec nous »4013.. Et, rappelant le « je pense, donc je suis », il
donne pour exemple de notion claire par elle-même « être »4014.. La
Recherche de la vérité par la lumière naturelle, écrite probablement
quelques années auparavant, contient les mêmes formules et les mêmes
exemples : seul, écrit Descartes, « celui qui veut faire le recteur ou disputer
dans les écoles » s’ingénie à trouver le genre prochain et la différence
spécifique — la lumière naturelle suffit à savoir ce que c’est que le doute, la
pensée, l’existence4015.. « En outre, il y a bien des choses que nous
rendons plus obscures en voulant les définir parce que, comme elles sont
très simples et très claires, nous ne pouvons mieux les connaître ni les
percevoir que par elles-mêmes »4016.. Aux yeux de Descartes, c’est une
erreur que de vouloir définir ce qui doit seulement être conçu, c’est
méconnaître la distinction du clair et de l’obscur4017.. La définition
s’arrête par conséquent aux indéfinissables, aux « natures simples » et à leur
intuition immédiate. Dans une lettre au père Mersenne, Descartes dit de «
plusieurs choses » qu’elles sont « fort simples et se connaissent
naturellement » : tels sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le
temps : « lorsqu’on veut définir ces choses on les obscurcit et on
s’embarrasse »4018..
Dans son opuscule De l’esprit géométrique et de l’art de persuader,
Pascal détermine la « véritable méthode » des démonstrations géométriques
par deux finalités : « définir tous les termes » et « prouver toutes les
propositions »4019.. Seulement cette méthode, ajoute-t-il, est « absolument
impossible »4020. : on tombe nécessairement, en effet, dans la régression
logique. Les premiers termes qu’on voudrait définir en supposent de
précédents pour servir à leur explication. Or puisque le nombre de termes
n’est pas lui-même infini, la régression qui nous fait aller d’un défini à
l’autre n’est pas infinie, il existe des « mots primitifs qu’on ne peut plus
définir »4021. de même qu’il y a des propositions qu’on ne peut plus
prouver. Au rang de ces mots primitifs que la géométrie ne définit pas, et
qui sont clairs et évidents pour tout le monde, Pascal place l’espace, le
temps, le mouvement, le nombre, l’égalité et « les semblables qui sont en
grand nombre »4022.. Les inconvénients d’une définition de ces atomes de
pensée l’emporteraient de loin sur les avantages que l’on pourrait en tirer : «
ces termes-là, dit Pascal, désignent si naturellement les choses qu’ils
signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on en
voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction »4023.. Ce qui
présuppose une double évidence — celle de la « désignation » (la référence
du terme à la chose) et celle de la « signification » (le contenu de pensée du
terme). Pour justifier cette absence de définition, Pascal prend l’exemple de
la notion commune d’homme et raille l’artifice logique imaginé par Platon :
« Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le
mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut désigner
par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon en disant que
c’était un animal à deux jambes sans plumes ? Comme si l’idée que j’ai
naturellement et que je ne puis exprimer n’était pas plus nette et plus sûre
que celle qu’il me donne par son explication inutile et même ridicule ;
puisqu’un homme ne perd pas l’humanité en perdant les deux jambes et
qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes »4024..
Il y a donc des indéfinissables. Mais, précise Pascal, « la nature a suppléé
à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous les hommes »4025..
Et par « idée », il ne convient pas d’entendre ici l’essence de la chose mais
son existence, son être-là. Certes, les hommes ont une conception différente
du temps, il n’en reste pas moins vrai qu’ils pensent à la même chose (au
même référent) lorsqu’ils entendent le mot « temps »4026. « car les
définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l’on nomme et
non pas pour en montrer la nature »4027.. Pascal, qui adopte sur le
problème de la définition une position nominaliste, et non réaliste comme
Leibniz, voit dans le manque de définition « plutôt une perfection qu’un
défaut parce qu’il ne vient pas de leur obscurité [de ces objets] mais au
contraire de leur extrême évidence »4028..
Au début de ses Principes mathématiques de philosophie naturelle,
Newton précise que pour ne pas se perdre dans les hypothèses il ne définira
pas le temps ni l’espace ni la position ni le mouvement puisque, dit-il, ces
notions sont bien connues de tous à cause de leurs applications
quotidiennes.
On appelle primitifs les termes au-delà desquels on ne peut remonter. Les
notions primitives en mathématiques sont indéfinissables. Ceux qui ont
malgré tout voulu les définir sont tombés dans le cercle logique : Poincaré
s’étonnait de voir défini le nombre 1 à partir du mot « un ». Frege, pour qui
toutes les entités sont ou bien des objets ou bien des fonctions pensait qu’il
n’est pas possible d’expliquer à l’aide de définitions véritables ce que sont
respectivement un objet et une fonction. Nous voyons qu’il y a des
fonctions et ce qu’elles sont, dès lors que nous comprenons qu’il y a des
signes incomplets (comportant des places vides) parmi les signes du
système et connaissons les règles spécifiques qui gouvernent l’usage de ce
genre de signes. La notion de fonction, logiquement simple, est
indéfinissable. « On ne saurait demander que tout soit défini, pas plus qu’on
ne pourrait demander à un chimiste qu’il analyse toute matière. Ce qui est
simple ne peut pas être analysé et ce qui est logiquement simple ne peut pas
être véritablement défini »4029.. Mais si les indéfinissables ne peuvent être
expliqués, selon Frege, du moins peuvent-ils être élucidés. Les élucidations
(Erläuterungen) n’ont pas de fonction syntaxique ni sémantique, mais
pragmatique.
Dans l’axiomatisation de la géométrie euclidienne par Hilbert les termes
non définis sont le point, le plan et les relations qu’ils entretiennent entre
eux : « sont situés », « entre », « parallèle », « congruent », « continu ».
Dans l’axiomatique des nombres naturels de Peano, les termes
indéfinissables sont zéro, nombre et successeur.
On appelle définition ostensive celle qui consiste à montrer quelque chose
et à dire « c’est… », « c’est un... ». Apparemment ce type de définition
nous fait sortir du langage. Wittgenstein montre qu’il n’en est rien : le saut
du langage à la réalité est un mythe philosophique (auquel peut-être
Wittgenstein lui-même a sacrifié dans son Tractatus logico-philosophicus).
 
*
 
Voir aussi
 
L’analyse. Le concept. La démonstration. L’essence. Le langage.
L’universel.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, — Hippias Majeur.
— Le Sophiste.
Aristote, — Métaphysique — Les Seconds Analytiques II, 10. — Les Topiques
Antoine Arnaud et Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser.
B. Pascal, De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, section I.
B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement.
E. Kant, Logique, trad. L. Guillermit, Vrin, 1997.
Carl Hempel, Éléments d’épistémologie, trad. B. Saint-Sernin, Armand Colin, 1972, chapitre 7.
 
 
 
3951 G.W.F. Hegel, La Différence entre les systèmes de Fichte et de Schelling, trad. fr., Vrin, 2000,
p. 122.
3952 « Mets les couverts sur la table » : « la » n’est pas «une » seulement, c’est cette table-ci.
3953 C. Hempel, Éléments d’épistémologie, trad. B. Saint-Sernin, Armand Colin, 1972, p. 134.
3954 Voir infra.
3955 Aristote, Les Seconds Analytiques II, 10, 93 b29, trad. J. Tricot, Vrin, 1987, p. 194.
3956 Aristote, Les Topiques, 101 b38-39, trad. J. Tricot, Vrin, 1990, p. 10.
3957 Jean Scot Érigène, De la division de la nature I, trad. F. Bertin, PUF, 1995, p. 129.
3958 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement § 95, trad. fr., Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 135.
3959 Hippias Majeur.
3960 B. Spinoza, lettre IV, trad. fr., Œuvres complètes, op. cit., p. 1066.
3961 La définition binominale en usage en histoire naturelle comprend deux termes, celui qui
donne le caractère dominateur ou genre prochain et celui qui donne le caractère subordonné ou
différence spécifique.
3962 Auguste Comte parlait de définitions réellement explicatives par opposition aux définitions
simplement caractéristiques.
3963 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, § 95.
3964 Ibid., § 96.
3965 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, trad. fr., Œuvres complètes, op. cit., p. 136.
3966 Voir par exemple la Préface des Principes de la philosophie de Descartes, de Spinoza.
3967 En inversant le sujet et le prédicat, la proposition reste vraie : une définition n’est bien
souvent qu’un postulat déguisé (voir les définitions préliminaires de l’Éthique de Spinoza). Lorsque
Euclide énonce pour axiome (il disait « notion commune ») : « Les choses qui coïncident l’une avec
l’autre sont égales », il donne en réalité la définition de l’égalité géométrique ou congruence.
3968 Avicenne, Le Livre de science, trad. M. Achena et H. Masse, Les Belles Lettres/Unesco, 1986,
p. 75.
3969 On peut définir le centaure et même le bouc-cerf d’Aristote puisque celui-ci lui a conféré un
mode d’existence comme impossible.
3970 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 477, trad. fr., Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1308.
3971 Hegel distingue la Bestimmheit (souvent traduit en français par « déterminité») qui fait qu’un
phénomène est ce qu’il est et la Bestimmung (la détermination proprement dite) qui fait qu’il est ce
qu’il est dans son rapport à soi. À la déterminité en soi et à la détermination pour soi s’ajoute la «
disposition » (Beschaffenheit) qui fait qu’un phénomène est ce qu’il est dans son rapport à autre
chose. La détermination achevée d’un phénomène est l’unité de ces trois moments.
3972 En chimie, une substance définie est une substance composée dont la composition est
parfaitement déterminée.
3973 Le to ti hên eïnaï aristotélicien a été traduit en latin par quidditas par les scolastiques.
3974 Autre exemple : le rectangle est un parallélogramme dont un angle est droit.
3975 Les Topiques (I, 5) disent de la définition qu’elle est le logos du to ti hên eïnaï.
3976 Les Seconds Analytiques II, 10.
3977 Aristote, Les Seconds Analytiques II, 7, 92 b26-27.
3978 Ibid. II, 10, 94 a1-4.
3979 Ibid., 94 a3-6.
3980 Comme le célèbre « l’homme est un bipède sans plumes » de Platon, qui avait attiré les
railleries de Diogène (voir infra les remarques ironiques de Pascal).
3981 Comme « L’homme est un animal raisonnable ».
3982 L’homme est composé d’une âme et d’un corps.
3983 La bile est secrétée par le foie ; une horloge est une machine destinée à indiquer l’heure.
3984 C’est la définition de la géométrie : « La sphère est le volume délimité par un cercle tournant
autour de son diamètre », voir supra. C’est Hobbes qui, dans sa controverse avec le mathématicien
Wallis, a défini le premier la définition génétique, celle que Kant nommera plus tard à propos de la
pensée mathématique « par construction de concepts ».
3985 Seulement notre ignorance des différences spécifiques précises la rend souvent impossible,
surtout pour les êtres matériels.
3986 § 24.
3987 Les linguistes distinguent les définitions lexicographiques qui décrivent l’usage que fait d’un
mot telle communauté linguistique, et les définitions explicatives qui visent à rendre rigoureux
l’usage d’un terme déjà en circulation.
3988 Une bonne définition se doit d’être exhaustive. Ainsi il est inexact de définir le carré comme
un parallélogramme dont tous les côtés sont égaux car tous les côtés du losange (qui est un
parallélogramme) sont égaux aussi.
3989 Comme celle du Père Noël, que daube Pascal. Le révérend père jésuite avait défini la lumière
« mouvement luminaire des corps lumineux » (B. Pascal, Œuvres complètes, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1964, p. 580). La fameuse définition de l’ensemble donnée par Georg Cantor «
groupement en un tout d’objets bien distincts de notre intuition ou de notre pensée » est évidemment
circulaire (on appelle « définition circulaire » celle qui définit l’objet par une classe d’objets
contenant l’objet à définir). La logique classique autorisait la définition circulaire. L’élimination des
paradoxes passera pour l’école logiciste par la refonte de la logique qui doit interdire des définitions
de ce type. On appelle récursive (ou inductive) la définition qui contient des éléments susceptibles
d’être indéfiniment réappliqués aux résultats de sa propre application (exemple : « les descendants
d’une personne englobent les enfants de cette personne et tous leurs descendants »). Une définition
récursive est logiquement impeccable, à la différence de la définition circulaire. Une définition
inductive est une procédure permettant de caractériser de manière exhaustive des classes d’objets en
mettant en évidence des processus selon lesquels ces classes sont constituées. Exemple : la classe des
nombres entiers positifs est constituée à partir du nombre 1 suivant le processus de l’addition d’une
unité : 1, 1+1, 1+1+1, etc. Les concepts de proposition, de démonstration formelle, et de vérité d’une
proposition sont définis inductivement.
3990 Un terme dont la compréhension n’est pas déterminée (tel est le cas de la négation du terme
comme dans « non-homme ») et une proposition qui n’est ni affirmative ni négative (comme « l’âme
est non mortelle ») sont dits indéfinis.
3991 Excepté lorsque ce sont les idées de négation et de privation qui doivent être définies.
3992 Les définitions négatives ont surtout été utilisées en métaphysique. Tous les courants de
pensée qui ont fait de l’absolu un indicible (le taoïsme, le néoplatonisme, la théologie apophatique)
ont abondamment usé de définitions négatives (exemple : Dieu n’est pas un esprit et il n’est pas un
corps). Kant fait observer que « Des définitions simplement négatives ne peuvent (…) s’appeler
définitions réelles car si des caractères négatifs peuvent servir à distinguer une chose d’une autre tout
aussi bien que des caractères affirmatifs, ils ne peuvent cependant servir à la connaissance de la chose
selon sa possibilité interne » (E. Kant, Logique, § 106, trad. L. Guillermit, Vrin, 1997, p. 154). La
science moderne abonde dans le sens de cette critique. La cladistique, par exemple, reproche aux
classifications traditionnelles de la science classique d’accorder une nature à un groupe d’animaux
selon le seul critère de l’absence de tels attributs déterminés — ainsi pour les « invertébrés ». Cela
dit, les définitions négatives qui déterminent l’objet par l’absence de certaines propriétés ont été
utilisées en logique (un nombre impair est un nombre qui n’est pas divisible par 2).
3993 E. Kant, Logique, § 107, op. cit. p. 154-155.
3994 Ibid., § 100.
3995 C. Hempel, Éléments d’épistémologie, op. cit., p. 138.
3996 Ibid., p. 142-143.
3997 Voir supra.
3998 Bolzano fut le premier à reconnaître dans le paradoxe de l’infini (le fait que l’une de ses
parties propres puisse être égale à lui-même) le caractère même de l’infini. Renversement
épistémologique considérable, mais qui ne va pas assez loin, car Bolzano n’a pas l’idée de se servir
de cette caractéristique comme définition d’un ensemble infini — ce que fera bientôt Dedekind (voir
L’infini).
3999 Voir La totalité.
4000 Dans leur Logique (chapitre IV), Arnauld et Nicole font remarquer que le terme d’angle n’est
pas toujours pris dans le même sens chez Euclide : parfois il est défini comme la rencontre de deux
lignes droites inclinées sur un même plan, parfois il est l’objet d’une division.
4001 A. Arnauld et P. Nicole, La Logique ou l’art de penser, II, 16, « Champs » Flammarion, 1993,
p. 216.
4002 Esquisses pyrrhoniennes XXIII.
4003 Voir La vérité.
4004 Ibid., II, 16. L’expérience commune du renvoi à l’infini dans les définitions du dictionnaire
illustre cette thèse.
4005 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 16, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997, p. 321-322.
4006 Voir La négation.
4007 Aristote, La Métaphysique H, 3, tome 2, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 466.
4008 Métaphysique Z, 15, 1039 b27-33.
4009 Ibid., 1040 a7-9.
4010 L’espèce spécialissime est l’espèce après laquelle il ne saurait y avoir d’autre espèce
subordonnée. « Animal » est une espèce non spécialissime, il est à la fois espèce et genre (il peut être
divisé en espèce « animal raisonnable » et en espèce « animal non raisonnable ») ; « homme » en
revanche est une espèce spécialissime.
4011 Le Détour et l’Accès, Grasset, 1995.
4012 R. Descartes, Principes de la philosophie, Première partie, § 9, Œuvres et Lettres,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 574.
4013 Titre du § 10 de la Première partie des Principes de la philosophie.
4014 R. Descartes, Principes de la philosophie, Première partie § 10, Œuvres et Lettres, op. cit., p.
575.
4015 R. Descartes, Recherche de la vérité par la lumière naturelle, ibid., p. 898-899.
4016 Ibid., p. 899.
4017 Ibid.
4018 R. Descartes, lettre à Mersenne 16 octobre 1639, A.T. II, 597, ibid., p. 1059.
4019 B. Pascal, De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, Œuvres complètes, op. cit., p. 577.
4020 Ibid., p. 578.
4021 Ibid.
4022 Un peu plus loin (ibid., p. 582), Pascal range parmi ces mots primitifs la « majorité », la «
dimension », « tout ». L’être (ibid., p. 580) est l’indéfinissable par excellence en quelque sorte
puisque toute définition le présuppose (en commençant par « c’est… »).
4023 Ibid., p. 579.
4024 Ibid.
4025 Ibid., p. 580.
4026 Ibid.
4027 Ibid.
4028 Ibid., p. 583.
4029 G. Frege, « Concept et objet » in Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil,
1971, p. 128.
40. La démocratie
 
 
 
Depuis Héraclite, la philosophie a toujours eu du mal à penser la
démocratie de façon positive. Comment, en effet, pourrait-on croire que le
Bien et la Vérité — les deux grandes affaires de la philosophie — puissent
être l’affaire de tous ? Dans l’Antiquité, les seuls défenseurs de la
démocratie sont les sophistes dont on commencera seulement après vingt-
cinq siècles à laver la mémoire souillée par Platon. C’est peu dire que de
dire que la philosophie n’a pas aimé la démocratie : certains, parmi les plus
grands philosophes (Platon, Nietzsche) ont même conçu contre elle une
véritable haine. Qu’il fût fils de la raison (le roi-philosophe) ou élu de Dieu,
le monarque a semblé de loin préférable. L’aristocratie aussi a rallié de
nombreux suffrages ; n’a-t-elle pas pour elle son nom (qui voudrait aller
contre le « gouvernement des meilleurs ») ? Le mépris du peuple fut assez
habituel aux philosophes.
À ce refoulement s’ajouta un oubli : si l’on excepte Locke (le père du
libéralisme moderne) et Spinoza (qui, dans son Traité politique, fait de la
démocratie un régime conforme à la fois à la nature et à la raison), tous les
philosophes de l’âge classique considèrent la démocratie comme un régime
appartenant à une période révolue. Le mot même de « démocratie » disparut
du vocabulaire courant jusqu’au XVIIIe siècle où il commença à réapparaître,
mais comme terme péjoratif. Même parmi les philosophes français, avant la
Révolution, il est rare de trouver quelqu’un qui utilise ce mot en un sens
favorable.
Si la philosophie ne se trouvait que chez les philosophes, la philosophie de
la démocratie se réduirait à peu de choses — du moins jusqu’à ces dernières
années, car, sous l’action conjuguée d’une menace disparue (le
totalitarisme) et d’un triomphe acquis (la démocratie est devenue l’exigence
universelle par excellence), un élan nouveau est aujourd’hui perceptible.
La difficulté, mais aussi l’intérêt d’une réflexion philosophique sur la
démocratie, vient de ce qu’elle se situe à la fois sur le plan du fait et sur
celui de l’idée, de ce qu’elle est à la fois une réalité historique, politique, et
une norme. Le caractère démocratique d’un régime n’est pas seulement de
l’ordre du fait constaté, mais aussi une affaire d’interprétation — plus : il
n’est un fait que dans la mesure où il passe par la médiation d’une
interprétation. Déterminer si l’emploi du mot « démocratie » est propre ou
impropre, légitime ou pas, dans telles circonstances données, c’est énoncer
un jugement d’ordre politique, et non lexical.
Certes, l’histoire est un précieux guide : le mot « démocratie » est grec, et
en Grèce, à Athènes en particulier, certains régimes politiques se sont dits «
démocratiques ». Partant de ce fait, nombreux sont parmi les historiens et
les philosophes ceux qui considèrent qu’en inventant la démocratie les
Athéniens ont du même coup inventé la politique4030.. Dans Le
Citoyen4031., Hobbes renouvelle radicalement la façon d’envisager la
chose : puisqu’il faut bien supposer que tous les hommes ont pris part à la
décision qui instaure le contrat, la démocratie serait la forme originaire,
nécessaire de l’État. Mais peut-il y avoir un État sans société civile, à la fois
séparée de lui et organiquement liée à lui ? R. Barber pense que l’existence
d’une société civile est la condition sine qua non de l’existence d’une
démocratie — autrement dit, la démocratie ne saurait réellement exister
dans les sociétés sans État, qui sont aussi, par le fait même, des sociétés
sans politique. Proche de ce point de vue, Bergson lorsqu’il disait que la
démocratie est la conception de la politique la plus éloignée de la nature,
celle qui transcende le plus les conditions de la société close4032. et que «
dans l’état d’âme démocratique », on trouve « un grand effort en sens
inverse de la nature »4033.. À l’opposé, Pannekoek pense que la démocratie
a été la forme naturelle d’organisation des communautés humaines
primitives. Une idée qui remonte au « communisme primitif » de Marx et
que développera Amartya Sen, pour qui il existe une véritable universalité
de la forme démocratique du pouvoir4034.. Dans la même optique, Jean
Baechler dit de la démocratie qu’elle est « le régime politique naturel de
l’espèce humaine »4035.. La démocratie n’est pas une invention grecque, ni
une redécouverte révolutionnaire, elle n’a été trouvée par personne, elle est
le régime qui correspond le mieux à la nature des problèmes que les
hommes réunis en société ont à affronter. La démocratie n’a pas attendu
Solon pour exister ; elle était en vigueur déjà dans les sociétés de chasseurs
du paléolithique, elle constitue le mode de vie le plus courant dans les
sociétés primitives.
Quoi qu’il en soit, en Grèce même, le mot de « démocratie » renvoyait
moins à un type d’organisation de la Cité qu’à une conception politique
défendue par un parti. Les Grecs, souligne Moses Finley, n’ont pas
développé une théorie de la démocratie4036.. Pas même les philosophes.
On trouvera seulement, chez Platon, une critique de la démocratie.
Ce qui, en revanche, est clairement déterminé est la place de la démocratie
dans la typologie tripartite inaugurée par Platon, reprise par Aristote et par
presque tous les philosophes de l’âge classique. Dans Le Politique, Platon
distingue trois types et six formes de gouvernement, chaque type
(gouvernement d’un seul, d’un petit nombre, d’un grand nombre) ayant
deux formes — celle qui est conforme aux lois et celle qui va à l’encontre
des lois4037.. Semblablement, dans Les Politiques, Aristote distingue six
formes de gouvernement à partir de deux critères, les détenteurs de la
souveraineté qui peuvent être un seul ou un petit nombre ou un grand
nombre et le sens du gouvernement qui va soit vers l’intérêt commun soit
vers l’intérêt des détenteurs de la souveraineté. Aristote appelle «
gouvernement constitutionnel » (politéia) celui dans lequel le plus grand
nombre détient la souveraineté et l’exerce dans l’intérêt commun, et réserve
le nom de démocratie au régime dans lequel le plus grand nombre exerce sa
souveraineté dans son intérêt propre (de grand nombre) et non dans l’intérêt
commun4038.. Pour Aristote, la « constitution droite » donne lieu aux trois
régimes que sont la monarchie, l’aristocratie et la politéia, parfois traduite
en français par « république ». Ce sont les formes perverties de ces
constitutions qui engendrent respectivement la tyrannie, l’oligarchie et la
démocratie. Celle-ci apparaît donc comme une forme altérée du
politique4039..
De cette typologie tripartite, il ressort que la démocratie se définit
positivement comme le pouvoir du grand nombre (du « peuple ») et
négativement comme le régime qui n’est ni monarchique ni aristocratique.
Hobbes, qui définit comme république (commonwealth) toute forme de
gouvernement, reprend la tripartition et détermine la démocratie comme «
république populaire »4040.. Dans Le Citoyen, il reprend la tripartition
démocratie/aristocratie/monarchie et définit l’État démocratique comme
celui où « la puissance souveraine est donnée en une assemblée », « où
chaque bourgeois a droit de suffrage »4041.. Locke, Spinoza, Montesquieu,
Rousseau adopteront ce schéma tripartite avec des variantes minimes : il a
l’avantage de reposer sur des concepts logiques simples (le singulier, le
particulier, le général et l’universel).
Ce n’est qu’à partir de la Révolution française que le terme de démocratie
passe dans le vocabulaire courant. Le XIXe siècle voit son triomphe. En
1859, Étienne Vacherot commence son livre La Démocratie par ces mots : «
C’est l’abus du mot démocratie qui m’a donné l’idée de ce livre »4042.. À
l’époque, en effet, le régime impérial, par ses plébiscites, se targuait de
reposer sur la légitimité populaire du suffrage universel. Événement capital
que le XXe siècle répétera des centaines de fois, hommage que le vice rend à
la vertu politique, les régimes les moins démocratiques ne peuvent faire
autrement que de prétendre l’être. Même le régime nazi qui a la démocratie
en horreur (différence importante avec l’autre totalitarisme4043.) reprend le
concept de peuple (Volk). Bafouée dans le réel, la démocratie a donc
triomphé dans le symbolique. Qui aujourd’hui pourrait se prétendre non
démocrate, ou, pire, antidémocrate ? La démocratie est sortie victorieuse de
son combat (qu’il soit de forme guerrière ou idéologique) contre le
totalitarisme. Elle est donc le nom du Bien en politique ; elle a une
incontestable valeur morale.
La démocratie n’est pas seulement une certaine forme de gouvernement ;
elle est au centre d’une idéologie devenue mondiale que les organisations
internationales, qu’elles soient gouvernementales ou pas, véhiculent. Pour
la première fois dans l’histoire de l’humanité, un consensus universel est en
train de se faire sur un certain nombre de valeurs politiques fondamentales
qui sont celles-là mêmes des droits de l’homme. De plus cet idéal a pour lui
la plus efficace des machines économiques : la démocratie a partie tant liée
au capitalisme qu’il est possible de dire qu’elle constitue la dimension
politique de celui-ci et que le capitalisme inversement représente la
dimension économique de la démocratie. Pour reprendre une expression
rendue célèbre par Sartre qui l’avait appliquée au marxisme, la démocratie
apparaît comme l’horizon indépassable de notre temps.
Rançon de sa richesse, la notion ne manque pas d’indétermination. Elle se
décline en compréhension (ainsi parlera-t-on de démocratie libérale,
radicale, sociale, socialiste, populaire, chrétienne, parlementaire, marxiste)
et en extension (ainsi parlera-t-on de démocratie française, américaine etc.)
; elle servira aussi comme adjectif à qualifier un nombre indéfini de réalités
— ainsi parlera-t-on de régime, d’État, de société, de capitalisme, de
socialisme « démocratiques ». Or toutes ces dimensions ou applications ne
jouent pas nécessairement de façon parallèle. Déjà Jean Bodin reprochait à
Aristote d’avoir confondu la forme du gouvernement avec l’état de la
république : « l’état peut être en pure monarchie royale et le gouvernement
sera populaire », écrivait-il4044.. La tripartition platono-aristotélicienne,
malgré sa clarté logique, à cause de sa simplicité logique, est devenue
facteur de confusion. Il y a des monarchies plus démocratiques que bien des
républiques. Si la notion de démocratie a un sens, elle doit aller au-delà des
étiquettes. Or l’analyse philosophique se heurte ici à un obstacle
gnoséologique : la démocratie n’est pas seulement un état mais un
processus, son essence n’est pas éternelle, elle a un passé derrière elle, et
tout un avenir devant. Or, de nouveau, et contrairement à ce qui s’est passé
dans bien d’autres domaines, force est de constater que l’approfondissement
du concept de démocratie est moins venu de la spéculation des philosophes
que des transformations objectives de la société. Claude Lefort a parlé
d’invention démocratique. En matière politique, en effet, le fait a souvent
précédé l’idée4045..
On comprendra que pour une analyse philosophique du phénomène,
l’abstraction du positivisme juridique n’est guère tenable. Pour Hans
Kelsen, la démocratie est une question de droit mais le fait démocratique va
bien au-delà. Tel était d’ailleurs le point de vue de Platon, le premier
penseur de la démocratie. Dans le livre VIII de La République il étudie
successivement la genèse du régime démocratique puis sa nature et enfin le
caractère de l’homme démocratique. Il montre qu’à un type de régime
politique doit correspondre un type d’homme particulier — donc que le
sens de l’ordre politique ne devait pas se réduire au politique même. Il y a
un siècle, Bergson déjà disait que l’avènement de la démocratie est le fait
capital des temps modernes, et que ce fait est longtemps passé
inaperçu4046.. Il y a pourtant un auteur qui a pris de ce fait toute la mesure
: Alexis de Tocqueville. Celui-ci écrivait en 1835, dans l’introduction de
son ouvrage sur la démocratie en Amérique : « Une grande révolution
démocratique s’opère parmi nous ». L’aristocrate qu’était Tocqueville dit
même que c’est « sous la pression d’une sorte de terreur religieuse » qu’il
écrivit son livre : le « développement graduel de l’égalité des conditions »
où il voit l’essence même du fait démocratique n’a-t-il pas les trois
caractères du fait providentiel : universalité, durée et nécessité (il échappe à
la volonté humaine) ?4047. Dans l’introduction de son grand œuvre,
Tocqueville écrit que pratiquement tous les grands événements de notre
histoire depuis 700 ans ont tourné au profit de l’égalité — il cite l’invention
des armes à feu (qui égalise le noble et le vilain sur le champ de
bataille4048.) l’imprimerie4049., la poste, le protestantisme4050.. Luther,
Descartes et Voltaire sont allés dans le même sens4051.. Pour Tocqueville,
la démocratie est bien autre chose, et bien davantage qu’une forme
politique, qu’un mode de gouvernement. Elle est une philosophie complète,
une manière de vivre, une conception du monde ; elle est véritablement une
culture. Aussi, sous sa plume, « démocratie » désigne à la fois un type de
gouvernement (le gouvernement représentatif) et un fait de civilisation (la
tendance à l’égalisation croissante). Tocqueville définit la société
démocratique comme celle qui est née de la société aristocratique qu’elle a
supplantée. Société démocratique et non simplement régime démocratique.
Façon de vivre, de penser et de croire aussi — la démocratie chez
Tocqueville est, pour reprendre le concept forgé plus tard par Marcel Mauss
dans un autre contexte, un fait social total. Remarquable à cet égard est le
chapitre intitulé « Comment l’égalité suggère aux Américains l’idée de la
perfectibilité indéfinie de l’homme ». Faisant allusion aux sociétés d’ancien
régime, Tocqueville montre que « quand les citoyens sont classés suivant le
rang, la profession, la naissance, et que tous sont contraints de suivre la voie
à l’entrée de laquelle le hasard les a placés, chacun croit apercevoir près de
soi les dernières bornes de la puissance humaine et nul ne cherche plus à
lutter contre une destinée inévitable »4052.. Les peuples aristocratiques
certes peuvent concevoir une amélioration de leur situation, ils ne
conçoivent en revanche pas de changement possible. Tocqueville montre la
consubstantialité de l’idée de progrès à la société démocratique. Dans les
sociétés démocratiques où s’impose la mobilité sociale, chaque individu a
l’espoir ou la perspective de s’élever dans la hiérarchie sociale, aussi l’idée
d’une ascension comparable pour l’humanité dans son ensemble finit-elle
par s’imposer. De l’espoir d’une amélioration personnelle, l’homme
démocratique passe volontiers à l’idée d’une perfectibilité indéfinie de la
nature humaine. Dans une société aristocratique, à l’inverse, où chacun
reçoit à sa naissance sa condition en héritage, la fixité des rangs et des
ordres induit les idées de répétition et de décadence4053.. Fait politique
capital de notre temps, la démocratie ne peut pas être analysée en termes
exclusivement politiques.
 
 
I. NATURE GÉNÉRALE DE LA DÉMOCRATIE
 
La démocratie est un régime politique qui a pris la résolution de ne reposer
sur aucune transcendance (Dieu ou Nature). C’est ce régime de
l’immanence que Claude Lefort évoque lorsqu’il dit que la démocratie fait
du pouvoir un lieu vide qu’aucune force ne peut définitivement
s’approprier.
Cinq éléments conceptuels déterminent l’essence de la démocratie : le
peuple, la liberté, l’égalité, la confrontation et la loi.
 
 
1. Le peuple
 
Le seul philosophe démocrate de l’Antiquité grecque fut Protagoras. Le
mythe de Prométhée raconté dans le dialogue platonicien qui porte son nom
s’achève par le don fait par Zeus à tous les hommes sans distinction de la
politikè teknè, de l’art du jugement politique4054.. Aristote définit la
démocratie par le nombre et par ses fins (gouvernement de la cité par le
peuple dans la visée du Bien commun « chacun étant à son tour gouvernant
et gouverné »). Comme le remarque Kelsen, la démocratie a ceci de
remarquable qu’en elle le sujet et l’objet du pouvoir sont identiques4055..
La démocratie est le régime politique qui réalise l’identité du peuple-sujet et
du peuple-objet, et qui pose le peuple-objet comme l’objectivation même
(extériorisation sans aliénation) du peuple-sujet. Montesquieu appelle
démocratie la république dans laquelle « le peuple en corps a la souveraine
puissance »4056.. « Toute république où la souveraineté réside entre les
mains du peuple est une démocratie », écrit le chevalier de Jaucourt dans
l’article qu’il consacre à la démocratie dans l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert4057..
Démos-kratein, « pouvoir du peuple » dit l’étymologie. Mais qu’est-ce que
le peuple ? Qui est le peuple ? La question ne se poserait pas si la réponse
avait toujours été : « tout le monde ». Car le peuple, justement, n’est
presque jamais « tout le monde » — du moins en politique.
Le grec dispose de deux termes pour désigner le peuple : ethnos et démos.
Ethnos est une réalité naturelle (la population, l’ethnie), démos, une réalité
politique. « Peuple » en français tire tantôt vers l’un tantôt vers l’autre de
ces deux sens. En grec, la dualité ethnos/démos coïncide pratiquement avec
la dualité zôê/bios (la vie naturelle/l’existence humaine) ou encore, de
manière plus médiatisée, avec l’opposition pathos/logos. Alors qu’ethnos
renvoie à la passion, démos renvoie à la raison. Par métonymie démos
signifie aussi assemblée et finalement le régime démocratique lui-même.
La référence à l’idée de nature à la fin du XVIIIe siècle fut l’expression d’un
extraordinaire déni car la Déclaration des droits était, comme le souligne
Claude Lefort, une autodéclaration « c’est-à-dire une déclaration dans
laquelle les hommes, à travers leurs représentants, s’avéraient être
simultanément les sujets et les objets de l’énonciation dans laquelle tout à la
fois ils nommaient l’homme en chacun, ils ‘se parlaient’ eux-mêmes,
comparaissaient les uns devant les autres et, ce faisant, s’érigeaient en
témoins, en juges les uns des autres »4058..
Le peuple et la démocratie se fondent mutuellement. Loin d’être une
donnée primitive que la démocratie in-formera politiquement, le peuple est
proprement institué par le projet démocratique même4059.. Clisthène4060.
supprima les groupements locaux traditionnels en procédant à une réforme
profonde du découpage géographique : on songe mutatis mutandis à la
suppression des provinces et à la création des départements par la
Révolution française. Il s’agissait de briser les anciennes relations
familiales, tribales et géographiques, donc « naturelles ». Dans la tragédie
— cette autre invention de la démocratie athénienne, avec le sport et la
philosophie — le chœur figure le peuple4061.. Plus tard, chez les
théoriciens du contrat social, le peuple pareillement sera pensé comme
devant être institué pour exister. C’est un pacte qui, chez Locke, fonde la
société politique (et non, comme chez Aristote, la « nature »). Par la
démocratie, c’est la société civile qui devient objet d’action politique
instituante.
Du même coup, la politique implique la création, pour la première fois
dans l’histoire, d’un espace public. Est public ce qui a rapport au peuple
(publicus en latin est de la même famille que populus). L’espace du
politique est l’espace public — d’où la nécessaire présence du peuple —
même dans un contexte non démocratique. L’espace public se définit par
opposition d’abord (chez les Grecs) avec l’espace domestique, ensuite (à
partir du christianisme) avec l’espace privé. Dans l’espace non public,
l’homme ne fait plus partie du démos, il réintègre l’ethnos. On appelle
citoyen le membre du démos, l’homme « du peuple » proprement. Le mot a
rapport à la cité4062. — laquelle est à la ville dans la même relation que le
démos à l’ethnos. Ce qui, en effet, caractérise la cité de l’âge démocratique,
c’est la constitution d’un espace public inédit, radicalement irréductible aux
espaces communautaires précédents4063..
Arraché à ses solidarités « naturelles », le citoyen risque de n’être plus
qu’un atome séparé de ses semblables. Aussi pour que le peuple existe, il
faut qu’il constitue une unité. Hobbes parlait à son propos de « personne
publique » et l’opposait expressément à la « multitude confuse »4064.. « Il
y a, écrit Hobbes, deux choses qui établissent une démocratie,  l’indiction
perpétuelle des assemblées d’où se forme cette personne publique que j’ai
nommée le peuple, et la pluralité des voix, d’où se tire la puissance
souveraine »4065.. Même insistance sur l’unité du peuple chez Rousseau.
Le peuple est un collectif et non un agrégat — d’où la décisive distinction
entre la « volonté générale » qui ne regarde qu’à l’intérêt commun et la «
volonté de tous » qui n’est qu’une somme de volontés particulières4066.. Il
est à cet égard caractéristique que Du contrat social utilise indifféremment
l’un pour l’autre les termes d’intérêt et de volonté comme si la volonté était
« une sorte d’articulation automatique de l’intérêt » (la formule est
d’Hannah Arendt)4067.. On comprend ainsi le sens et la fonction du
paradigme organiciste présent aussi bien chez Hobbes4068. que chez
Rousseau : « La puissance législative est le cœur de l’État, la puissance
exécutive en est le cerveau, qui donne le mouvement à toutes les parties. Le
cerveau peut tomber en paralysie et l’individu vivre encore. Un homme
reste imbécile et vit : mais sitôt que le cœur a cessé ses fonctions, l’animal
est mort »4069.. Si, en effet, le peuple a un entendement et une volonté, ne
faut-il pas qu’il ait un corps ? Déjà Aristote disait qu’assemblés les hommes
forment une sorte d’homme unique aux multiples pieds, aux multiples
mains et avec beaucoup d’organes des sens4070.. Or, et ceci est
d’importance pour la pensée de la démocratie, ce corps collectif doit être
pourvu de qualités et puissances supérieures. La multitude, fait observer
Aristote, est meilleur juge en ce qui concerne les arts et les artistes ; les uns
jugent une partie, les autres une autre, et tous jugent de tout4071.. En
soutenant que les hommes rassemblés manifestent une valeur plus grande
que les hommes isolés, Aristote prend l’exact contre-pied de Platon — pour
lequel le peuple est toujours une foule, qu’il compare à un gros animal.
Alors que pour Platon, en foule, le meilleur (la pensée) est perdu, il est
possible, dit Aristote, que de nombreux individus, dont aucun n’est un
homme vertueux, quand ils s’assemblent soient meilleurs4072.. Plus tard,
l’adage dira : « Vox populi, vox Dei »4073.. Une confiance analogue —
avec une réserve toutefois — est repérable chez Spinoza : « Il est presque
impossible que la majorité des hommes, au sein d’un groupe un peu
considérable, se mettent d’accord sur une absurdité »4074.. Pour Spinoza,
c’est dans la mesure où elle est écartée des affaires de l’État que la plèbe se
montre aveugle. Les ennemis de la démocratie arguent d’une ignorance
qu’ils contribuent eux-mêmes à créer ou à maintenir. Qui d’autre que le
peuple lui-même pourrait savoir où se situe l’intérêt général ? Pour
Rousseau, il est de toute nécessité que la souveraineté ait une structure
démocratique. Inversement, la souveraineté du peuple suffit à caractériser la
démocratie, quels que soient par ailleurs le corps ou le magistrat chargé de
l’administration de l’État. Chez l’auteur du Contrat social, la priorité
logique de la démocratie résulte en fait de la définition du contrat social
comme « engagement réciproque du public avec les particuliers »4075. et
non plus comme pacte de chaque individu avec chacun des autres. Le
paradoxe de l’association politique est que l’un des contractants naît de
l’acte même dont il est partie prenante, ce qui revient à dire que cette
association se présuppose elle-même. La souveraineté, dit Rousseau, est
inaliénable4076. et indivisible4077.. Elle est aussi infaillible, en ce sens
qu’elle tend à « l’utilité publique »4078., c’est-à-dire le bien commun. Cela
dit, Rousseau précise : « on veut toujours son bien mais on ne le voit pas
toujours »4079.. On a pu dire que si Platon demandait que le roi fût
philosophe, Rousseau, lui, demandait que le peuple fût philosophe.
En jeu et en question derrière ce problème de la souveraineté, le caractère
d’uni-totalité du peuple même, dont on peut se demander s’il correspond à
une réalité objective (« physique ») ou s’il n’est qu’un être de raison.
Retournons au démos, car le terme en grec est loin d’être libre
d’équivoques. Il désigne à la fois le corps des citoyens, et les classes
inférieures, le « petit peuple ». Les deux catégories pouvaient se
conjoindre4080. mais pas nécessairement. De plus, les citoyens — dont
n’étaient ni les femmes, ni les enfants, ni les étrangers, ni les esclaves, soit
les neuf dixièmes de la population totale — ne constituaient qu’une petite
minorité. Si le peuple est un tout, il n’est qu’un petit tout. Cette
discrimination aura bien sûr une dimension qualitative : au « bon peuple »
sera opposé un « mauvais peuple ». Dès l’origine romaine, il y a deux
peuples, plebs, la populace, et populus, la nation. Plebs, la vile multitude,
est un nombre sans esprit, un conglomérat aveugle ; populus, le peuple «
véritable » est un ensemble doué de conscience, une association de
citoyens. Machiavel distinguera le peuple de la plèbe (trop basse pour avoir
un sens politique) et de la multitude (qui, sans chef, ne peut mener aucune
action). Le mot « peuple » subira donc deux inflexions : tantôt il jouera
positivement contre ces réalités négatives que sont la plèbe, la
canaille4081., la populace tantôt il sera scindé (à partir du XIXe siècle) entre
une conception libérale, nationale, voire nationaliste (le « peuple français »,
le « peuple allemand »…) et une conception révolutionnaire, socialiste et
communiste (le peuple, c’est l’ensemble des exploités, des humiliés et des
offensés contre les privilégiés de la bourgeoisie, héritière de l’aristocratie).
À une conception unitaire du peuple s’opposera donc une conception
polémique, exclusiviste. D’ailleurs, dès le départ — avec le démos grec —,
ce n’est pas au nom du droit mais au nom du tort qui lui est fait par les
autres parties que le peuple s’identifie au tout de la communauté4082.. Or,
si le peuple est victime, tout le monde n’est pas victime.
Chez les théoriciens de la démocratie, la ligne de fracture passera entre la
démocratie unitaire (d’Athènes à Rousseau) et la démocratie majoritaire
(théorisée par Locke). Or le passage de l’unité à la majorité implique le
renoncement au paradigme organiciste, et donc la substitution de
l’ensemble statistique au tout intégré. C’est ce passage que Pierre
Rosanvallon dans un ouvrage au titre caractéristique, Le Peuple
introuvable, fait allusion lorsqu’il écrit : « Dans la démocratie, le peuple n’a
plus de forme : il perd toute densité corporelle et devient positivement
nombre »4083.. Le peuple ainsi perd sa qualité d’être ; dès lors le tout qu’il
représente et constitue n’est plus, contrairement à ce que pensaient Aristote
et Rousseau, différent de la somme de ses parties et supérieur à elles, mais
bien équivalent à elles.
Pour Locke, c’est le pouvoir législatif qui est le souverain. Or « ce pouvoir
n’étant autre chose que le pouvoir de chaque membre de la société, remis à
cette personne ou à cette assemblée, qui est le législateur, ne saurait être
plus grand que celui que toutes ces différentes personnes avaient dans l’état
de nature »4084.. Dans les pays anglo-saxons, l’utilitarisme définit l’intérêt
général comme la simple résultante des intérêts particuliers, aussi la
conciliation du nombre et de la raison politique par le suffrage
universel4085. y pose-t-elle moins de débats de conscience qu’en France
(héritière de la conception rousseauiste). Si l’avènement du suffrage
universel, c’est-à-dire presque universel, celui qui n’exclut que les enfants,
les fous et les prévenus, fut à ce point long et laborieux, c’est que même
avec un critère aussi commode que la quantité il n’a pas été évident, même
pour les démocrates, d’accorder réellement au peuple ce qu’on lui avait
reconnu formellement — à savoir sa souveraineté.
 
 
2. La liberté
 
« La démocratie, écrit Georges Burdeau, est d’abord un système de
gouvernement qui tend à inclure la liberté dans le rapport politique, c’est-à-
dire dans les relations de commandement à obéissance, inhérentes à toute
société politiquement organisée »4086.. Dès l’origine, dans la Grèce
antique, il y avait cette claire conscience — que la monarchie perse
excluait. Au XXe siècle, c’est face au totalitarisme que la démocratie se
définira comme régime de la liberté. La démocratie, en effet, se détermine
par opposition à un despotisme soit antérieur soit extérieur. Elle est ce
régime qui trouve inacceptables les métaphores monarchistes du roi-pasteur
et du peuple-troupeau (le pastorat théorisé par Platon dans Le Politique).
Être libre, c’est être majeur (Kant) — le despotisme n’est qu’un
paternalisme qui traite les hommes comme des enfants.
Gouvernement du peuple par lui-même — les Anglo-Saxons disent « self-
government ». L’autonomie (affirmative) est plus que l’indépendance
(négative) même si l’usage de ces deux termes en politique internationale a
fini par inverser les valeurs4087.. Elle est proprement la possibilité et la
capacité (qui est la possibilité pratique) de se donner à soi-même ses
propres lois. C’est précisément parce que la liberté est la valeur centrale et
fondatrice de démocratie que la prison est devenue le mode le plus répandu
de châtiment.
Rousseau distingue la « liberté naturelle » « qui n’a pour bornes que les
forces de l’individu » et « la liberté civile » « qui est limitée par la volonté
générale »4088.. L’idéologie qui reste au cœur de la démocratie est celle des
droits naturels qu’elle seule serait à même de respecter.
Benjamin Constant distinguait la liberté des Anciens et la liberté des
Modernes : la première est centrée sur la collectivité (Louis Dumont
utilisera le concept d’origine anglaise de « holiste »), la seconde est centrée
sur l’individu (« individualiste », dit Louis Dumont). Alors que celle-là
anime l’idéal républicain de Rousseau et des révolutionnaires français,
celle-ci est dominante dans la tradition libérale anglo-saxonne.
À la personnalisation (c’est-à-dire à l’individualisation morale de la
liberté) correspond la multiplication des types de liberté. Aujourd’hui, la
démocratie n’est pas seulement le régime de la liberté, elle est le système
des libertés : liberté de pensée et d’expression (médias, réunions,
manifestations), liberté de travail et de déplacement, liberté d’association
(syndicats, groupes de pressions) et de protestation (partis). L’anglais
dispose de deux mots pour signifier la tolérance : tolerance (l’état d’esprit)
et toleration (le comportement, l’action)4089.. Semblablement, la liberté
n’est pas seulement (plus d’abord) celle de l’entendement (comme chez
Descartes) mais celle de la volonté (comme chez Kant). C’est une liberté
pratique en même temps qu’existentielle.
 
 
3. L’égalité
 
En remplaçant, à la fin du VIe siècle avant Jésus-Christ, l’idéal
aristocratique de l’eunomie par celui de l’isonomie, Clisthène fut le
véritable fondateur de la démocratie athénienne. C’est ce terme même
d’isonomie, et non de celui de démocratie, qui servait à qualifier le régime
athénien.
La polis, rappelle Hannah Arendt, était censée être une « isonomie » et
non une démocratie. Le mot de « démocratie » exprimant la domination de
la majorité, le règne du nombre, a été inventé précisément par ceux qui
s’opposaient à l’isonomie et voulaient dire : ce que vous appelez l’autorité
de personne n’est en fait qu’une autre domination, le pire des
gouvernements4090..
Le mode d’élection des dirigeants est caractéristique de cette pensée de
l’égalité. Fustel de Coulanges a accrédité l’idée selon laquelle, puisque le
sort était pour les Anciens l’affaire des dieux, le tirage au sort pour désigner
les magistrats était une façon de s’en remettre à eux. Mais pourquoi ne pas
conserver la leçon d’Aristote ? Le Stagirite fait observer que si l’élection est
un procédé aristocratique (elle favorise les meilleurs4091.), le tirage au sort,
parce qu’il repose sur l’égalité des chances entre tous les citoyens, est
foncièrement démocratique. Plus tard, Montesquieu répondra en écho au
Stagirite lorsqu’il écrira : « Le suffrage par le sort est de la nature de la
démocratie ; le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie »4092..
Avec la démocratie le sens et la fonction du chef sont radicalement
bouleversés — les dieux et les hommes de Dieu quittent le pouvoir et sont
remplacés par des simples hommes. Les pères deviennent des pairs.
L’égalité institue le règne de l’immanence en politique4093..
L’isonomie athénienne craignait que le chef ne prît trop de pouvoir grâce à
son prestige — aussi l’ostracisme le frappait-il volontiers et il frappera
souvent les meilleurs4094.. On aurait pu craindre qu’un tel système ne
tombât dans l’absurdité (tel était le point de vue de Platon) mais Aristote
lui-même reconnaissait que « l’égalité que les partisans de la démocratie
cherchent à appliquer à la masse, quand elle est appliquée à des gens de
même valeur est non seulement juste mais avantageuse. C’est pourquoi si le
corps des citoyens est important il y a avantage à adopter bon nombre de
dispositions législatives d’orientation démocratique »4095.. En suscitant
l’émulation, l’égalité cultive la différence, au lieu de l’anéantir. L’égalité
démocratique est aux antipodes de l’identité despotique.
À l’âge classique, l’égalité sera volontiers considérée comme un droit
naturel. C’est l’égalité qui, aux yeux de Hobbes, caractérise l’état de nature
(et donc son désastre)4096.. En un sens, disait Jean Bodin, l’état populaire
(l’une des trois formes légitimes de république) est le plus louable comme «
celui qui cherche une égalité et droiture en toutes lois, sans faveur ni
exception de personne, et qui réduit les constitutions civiles aux lois de
nature ; car tout ainsi que nature n’a point distribué les richesses, les états,
les honneurs aux uns plus qu’aux autres, de même aussi l’état populaire
tend à ce but-là, d’égaler tous les hommes, ce qui ne peut être fait, sinon en
égalant les biens, les honneurs et la justice à tous, sans privilège ni
prérogative quelconque »4097..
Un Anglais dira : « Lorsque Adam bêchait/Et qu’Eve filait/Où donc était
le gentilhomme ? ». La Révolution française fera du citoyen le véritable
sujet politique transcendantal : le tutoiement de rigueur est un signe lexical
d’égalisation révolutionnaire4098.. On assiste donc à une scission (que
Marx dénoncera comme aliénante) entre l’individu privé et le citoyen. Dans
Qu’est-ce que le Tiers-État ?, Sieyès écrivait que « Les avantages par
lesquels les citoyens diffèrent entre eux sont au-delà du caractère de
citoyen. Les inégalités de propriété et d’industrie sont comme les inégalités
d’âge, de sexe, de taille etc. Elles ne dénaturent point l’égalité du civisme ».
Les intérêts par lesquels les citoyens se ressemblent sont donc les seuls par
lesquels et au nom desquels ils puissent réclamer des droits politiques,
c’est-à-dire une part active à la formation de la loi sociale. L’élection4099.
n’est pas seulement un mode de désignation des dirigeants ; elle constitue
un véritable rituel de la citoyenneté. L’égalité démocratique (un homme
égale une voix) équivaut à l’annulation, le temps d’un vote, de toutes les
hiérarchies de la société, où chaque institution, à l’inverse, est fondée sur le
principe d’inégalité. Le suffrage universel, qui assimile l’ouvrier au
dirigeant d’entreprise, et l’étudiant au professeur, semble ignorer le
fondement même de tout pouvoir. On comprend que c’est en ce point précis
que s’articulent la liberté et l’égalité démocratique. Comme le dit Victor
Hugo, le suffrage universel consiste à rendre à ceux qui jusqu’alors
n’avaient eu que leur part de souffrance leur part de souveraineté4100..
Cela dit, même naturelle, l’égalité a besoin d’être instituée — d’où ce
paradoxe d’un droit censément naturel que seule la lutte politique permet
d’officialiser dans les textes et dans les faits. Gambetta dit un jour à la
Chambre des députés : « Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n’est pas
de reconnaître des égaux, c’est d’en faire ». Aussi la démocratie sera la
société sans caste ni ordre, l’accès de tous aux fonctions publiques,
l’absence de préséance, la suppression des titres et honneurs attachés à la
naissance. Aux États-Unis, par exemple, les titres de noblesse furent, dès
l’origine, expressément interdits. Toutes ces mesures impliquent une égalité
jusque dans les manières d’être et de penser. Ainsi la publicité remplace-t-
elle l’immémorial secret. En démocratie, la connaissance est publique, elle
n’est plus le privilège d’une minorité qui garde ses informations comme
autant de trésors. Inversement, comme l’a bien vu Tocqueville, tout progrès
dans les connaissances est allé dans le sens d’une démocratie plus
développée4101.. L’opinion est le nom spécifique donné à cette pensée
publique : alors que chez Platon la doxa se définit par opposition à
l’épistèmè, l’opinion dans les démocraties modernes se définit par
opposition au secret des pouvoirs et des puissances4102..
Sous l’influence et la poussée des critiques et mouvements socialistes,
l’égalisation pénétrera aussi le monde économique et social. Marx a montré
comment le marché, avec son système des prix fixes qui placent tous les
clients potentiels dans une situation d’égalité a remplacé le marchandage.
Des transports en commun4103. aux marchandises les plus diverses, les
biens, dans une démocratie, sont présentés à tous, offerts pour tous. Même
dans les pays les plus hostiles au socialisme, l’impôt progressif sur le
revenu a été présenté comme une grande mesure démocratique. Notre
concept de justice est résolument antihiérarchique — inséparable qu’il est
désormais de celui d’égalité4104..
La démocratie est un régime de publicité ; alors que le despotisme cherche
à se cacher, la démocratie aime à se donner en spectacle. Si les jeux et les
sports sont autant cultivés en démocratie, c’est qu’ils en représentent
l’illustration et la mise en scène : la position originelle d’égalité des
participants, la victoire comme récompense du seul mérite ou bien de la «
chance » dont chacun pourrait disposer, la liberté comme acceptation de
l’obéissance à des règles assumées — ces trois caractères communs aux
jeux et aux sports4105. sont aussi fondateurs en démocratie.
 
 
4. La confrontation
 
Solon avait moins l’intention de donner le pouvoir au peuple que
d’imposer aux deux groupes qui s’affrontaient dans la cité athénienne (les
eupatrides, riches patriciens, et le peuple) des concessions réciproques.
Solon voulait moins le pouvoir du peuple dont il se méfiait que l’harmonie
de la cité. Il voulait que la polis ressemblât au cosmos, qu’elle fût
caractérisée par l’eunomia, c’est-à-dire par la cohésion de la vie
quotidienne, par la résistance à toute hybris, donc par la mesure et la
pondération. Il n’en reste pas moins vrai que si Solon est considéré, avant
Clisthène, comme le fondateur de la démocratie athénienne, c’est grâce à ce
pari du logos contre l’hybris.
La démocratie marque le triomphe du symbolique sur la violence : son
monde est un monde de signes. Qu’est-ce, en effet, que voter, manifester,
débattre, signer une pétition, sinon agir par des signes ? Or la violence est
toujours une défaite du symbolique. Victor Hugo disait du suffrage
universel qu’il abolit le droit d’insurrection. La confrontation (agôn) est
l’hybris sublimée qui renonce à la mort. Elle est l’élément commun de la
tragédie, du sport4106. et du dialogue philosophique — trois inventions de
la démocratie athénienne. Théâtre, sport et dialogue philosophique ont
chacun des traits qui les identifient aux deux autres. La cérémonie, le rituel
des sociétés anciennes soumises à la loi de l’Un ignoraient, excluaient la
confrontation4107..
La publicité des débats est une condition essentielle de la démocratie. À la
monstration qui n’est que la parade de son secret, propre au régime
despotique, la démocratie oppose sa visibilité. Le tyran de Syracuse allait
écouter en secret devant le trou d’une grotte ce que les habitants de sa ville
disaient de lui, un dirigeant d’aujourd’hui consultera le baromètre qui lui
indiquera la pression que l’opinion exerce sur lui. La démocratie renonce au
rêve — souvent viré en cauchemar — de l’Un comme expression parfaite
de l’unité de la communauté. Elle conçoit celle-ci comme totalité véritable
(l’unité de la pluralité, l’unité dans la pluralité). Inversement, le
totalitarisme induit une pseudo-totalité car il ne va pas sans la destruction,
physique et symbolique, de parties entières du socius. Dans un régime
despotique, toute division est considérée comme une opposition, et toute
opposition comme une hostilité. Le logos démocratique intègre l’opposition
comme différence — laquelle, loin de la menacer, l’enrichit. D’où le
renoncement au paradigme organiciste dont le vocabulaire courant véhicule
encore tant de traces. « La société démocratique, écrit Claude Lefort,
s’institue comme société sans corps, comme société qui met en échec la
représentation d’une totalité organique »4108.. La totalité démocratique
(peuple, nation, État) est un ensemble agrégatif ; si elle fait système, c’est
parce qu’un système peut être ouvert et évolutif. Assemblée est un terme
assez juste pour dire la souplesse de ce tout. L’unité relationnelle a remplacé
l’unité substantielle4109..
Le relativisme est inhérent à la conception démocratique du monde —
laquelle arrache l’organisation politique à son éternité imaginaire pour la
plonger (au risque de l’y engloutir) dans le temps de l’Histoire. Alors que
les lois de la monarchie sont pensées comme définitives, celle de la
démocratie sont conçues comme révisables, donc éphémères. La
transcendance laisse place à l’immanence ; l’horizon remplace l’au-delà.
On comprend que les religions dogmatiques aient été longtemps hostiles à
ce mode d’organisation des sociétés humaines. La démocratie est cette
conception du pouvoir politique qui renonce à assimiler le juste au vrai, et
donc qui prend acte du caractère irréductible des valeurs de l’action par
rapport à celles de la pensée et de la connaissance. Tant que le pouvoir
politique et le pouvoir religieux se confondent, la démocratie est impossible
parce que le propre du pouvoir religieux est de se penser comme éternelle
vérité divine (inversement, et corollairement, la démocratisation des
sociétés est toujours allée de pair avec un double processus
d’affaiblissement et d’intériorisation du fait religieux). Telle fut la tâche de
Locke dans son combat pour la tolérance4110. : dépolitiser la religion par la
subjectivation de la croyance. Il n’y a pas de tolérance tant que la religion
est jugée en fonction des valeurs de vérité. Une religion dogmatique et
institutionnelle tend à assimiler toute opposition à l’hérésie et au schisme :
c’est cela que l’esprit de tolérance cherche à éradiquer.
L’immanentisme de la démocratie ne va pas sans une certaine
objectivation du pouvoir : c’est elle qui, en effet, par opposition à la
monarchie et à l’aristocratie, fait du pouvoir une chose qui peut se gagner
mais également se perdre. L’identité ontologique entre le pouvoir et son
détenteur supposé sacré est ainsi brisée : le pouvoir n’est plus ce qu’on est
(définitivement) mais ce qu’on a (provisoirement). En excluant l’hérédité
comme mode de transmission de pouvoir, la démocratie lui ôte du même
coup sa naturalité. En fait, en démocratie, le pouvoir ne se « transmet » pas
véritablement, mais se délègue. Or toute délégation est sujette à révision.
Claude Lefort dit de la démocratie qu’elle est la seule forme politique où
le pouvoir est « voué à demeurer en quête de son fondement »4111.. La
démocratie suppose le passage (pour reprendre les termes de Cornelius
Castoriadis) d’une société instituée à une société instituante. Elle défait le
lien social et le refait autrement. En ce sens, elle tend à replacer les hommes
dans une espèce d’état de nature pour leur redemander de (re)constituer la
société. Claude Lefort écrit : « À la notion d’un régime réglé par des lois,
d’un pouvoir légitime, la démocratie moderne nous invite à substituer celle
d’un régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime
»4112.. Ainsi l’idée d’un fondement absolu du pouvoir s’écroule-t-elle en
même temps que celle de pouvoir absolu. La parole n’est plus le signe
révélé tombé de la bouche d’un dieu et contenu dans un texte sacré mais
l’expression d’une pensée humaine qui, dans l’échange, va au-devant de sa
propre négation. L’orateur, cette figure centrale de la démocratie, ne parle
pas dans le même monde que le devin ou le prophète : il ne dit pas la Vérité
— du Destin ou du dieu — mais simplement ce qu’il pense être juste.
Symboliquement, le lieu change aussi : avec Clisthène, l’agora remplace le
temple et l’aréopage (aristocratique) en tant que centre de la vie politique.
Le logos est aussi raison : la parole démocratique analyse, compare, déduit,
induit, argumente : même les meilleurs orateurs sont aux antipodes du dit
poétique4113.. Le pour-et-contre intellectuel et le face-à-face électoral sont
deux expressions d’un même fait dialogique. C’est, dit Habermas, dans la
mesure où le principe de discussion prend une forme juridique qu’il se
transforme en démocratie4114.. De Platon aux fascismes, il s’est toujours
trouvé des pourfendeurs de la parole vaine4115.. Les critiques de la
démocratie peuvent être aisément retournées : reprochera-t-on à ce régime
d’être un régime de discussions interminables ? Mais le silence des
despotismes est cent fois pire. Reprochera-t-on à la justice d’être lente ?
Mais que dire de la justice expéditive des tyrannies ? etc.
La démocratie est le régime qui rend possibles ces actes de négation
symbolique que sont la protestation et la revendication — lesquelles sont
elles aussi de la violence sublimée (il y a, étymologiquement, de la
vengeance dans la « revendication »). Comme leur nom l’indique, les partis
sont les parties du tout social et politique qui se pense — pour reprendre
l’expression de Hegel — comme universel concret. Dans les régimes de
l’Un, les partis sont impossibles4116. et c’est à contre-emploi que dans les
régimes totalitaires le Parti unique dirigera tout jusqu’à se substituer à l’État
lui-même. Contre la démocratie bourgeoise toujours considérée comme «
décadente », le totalitarisme réinstaure avec l’Un le paradigme organiciste :
au sein du Parti, toute opposition était jugée comme une trahison4117..
La division que sublime la démocratie n’est pas seulement celle de la
pensée et du langage, elle est aussi celle de l’exercice du pouvoir. La théorie
de la séparation des pouvoirs s’analyse en deux principes simples : un
principe de spécialisation et un principe d’indépendance. On dit aussi
séparation des fonctions pour le principe de spécialisation. La démocratie
est donc le régime de la pluralité. La seule universalité qu’elle admette est
celle du droit et des valeurs. Ce n’est pas le consensus mais la concorde
qu’elle vise. Le consensus est une idée despotique. L’unanimité (l’âme
unique, l’esprit unique) est une horreur pour la démocratie4118.. Est
démocratique le régime qui, renonçant à toute définition transcendante du
Bien, considère comme juste ce qui paraît seulement tel à une majorité de
citoyens. Cette majorité sera considérée comme une représentation
nécessaire et suffisante du peuple tout entier (la généralité réelle à la place
de l’impossible universalité de fait). En démocratie la minorité conserve son
entière dignité ; le vaincu n’est pas anéanti (le sport, à cet égard, est un bon
paradigme). En démocratie les fonctions du gouvernant et de l’opposant
sont réversibles : le gouvernant d’aujourd’hui sera l’opposant de demain,
l’opposant d’hier est le gouvernant d’aujourd’hui.
Si l’on considère à présent la politique étrangère on constate que la
démocratie, en organisant la division à l’intérieur de la nation, atténue la
tension par rapport à l’extérieur4119.. Inversement, le despotisme, en
anéantissant les germes de division à l’intérieur accentue jusqu’à l’hostilité
la tension par rapport à l’extérieur. La paix est la finalité de la démocratie,
la guerre celle du despotisme. Toutes les guerres ont mis aux prises ou bien
deux despotismes ou bien une démocratie et un despotisme. Jamais deux
démocraties ne se sont fait la guerre.
 
 
5. La loi
 
Aristote cite ces vers de Solon : « J’ai donné au peuple le pouvoir qui
convenait sans attenter à sa dignité ni l’étendre à l’excès. Quant à ceux qui
détenaient la puissance et brillaient par leurs richesses, j’ai pris soin qu’ils
ne souffrissent rien non plus qui fût contraire à l’équité. Sur les uns comme
sur les autres, j’ai étendu l’abri d’un bouclier puissant et je n’ai permis à
aucun des deux partis de triompher contrairement à la justice ». Il est rare
que dans les faits les choses se soient passées de manière si pacifique —
mais il est vrai qu’il n’y aurait pas de démocratie (réalité ou idéal) s’il n’y
avait pas eu la pensée que derrière la loi ou au-dessus d’elle une autre loi est
encore possible. La Magna Carta disait l’obligation du roi de respecter les
lois et le droit pour les sujets de s’insurger dans le cas où elles seraient
violées. « Ce qui distingue la démocratie, écrit Claude Lefort, c’est que si
elle a inauguré une histoire dans laquelle s’abolit la place du référent d’où
la loi gagnait sa transcendance, elle ne rend pas, pour autant, la loi
immanente à l’ordre du monde ni, du même coup, ne confond son règne
avec celui du pouvoir »4120..
La démocratie place le peuple dans une position double : « Dans la
démocratie, faisait observer Montesquieu, le peuple est à certains égards le
monarque, à certains autres il est le sujet »4121.. « Démocratie, écrit Hans
Kelsen en écho, signifie identité du sujet et de l’objet du pouvoir, des
gouvernants et des gouvernés »4122.. Identité du peuple sujet et du peuple
objet du pouvoir : cette identité s’appelle conscience de soi. En tant qu’acte
fondateur, en même temps que loi suprême, la constitution est l’expression
privilégiée de cette conscience de soi car s’il est vrai que ce n’est pas la
constitution qui fait la démocratie, il ne saurait y avoir de démocratie sans
constitution. Lorsque Husserl parle de l’activité constitutive de la
conscience, il renvoie à une activité souveraine agissante de donation de
sens. La constitution en politique est elle aussi donatrice de sens, c’est
pourquoi, pour Aristote, elle est véritablement l’âme de la cité. Le fait
même que Platon refuse de penser la constitution (le mythe en tient lieu) est
l’expression de son rejet du politique comme immanent à l’existant humain.
Aristote dit de la constitution qu’elle est dans les cités un ordre de
magistratures fixant leurs attributions4123. : la constitution, en effet, définit
les rapports entre les gouvernants et les gouvernés. Aussi cela revient-il au
même de définir une cité et d’identifier sa constitution — laquelle est
l’entéléchie de la cité, ce qui porte sa singularité à son point de perfection.
Dans un texte de jeunesse, au vocabulaire et aux concepts encore
hégéliens, Marx faisait de la constitution, et singulièrement de la
constitution démocratique, l’expression de la détermination du peuple par
lui-même : alors que dans la monarchie, écrit Marx, « le tout, le peuple est
subsumé sous l’un de ses modes d’existence, la constitution politique »,
dans la démocratie, « la constitution elle-même apparaît uniquement
comme une seule détermination, la détermination du peuple par soi-même
»4124.. « La démocratie, ajoute Marx, est l’énigme résolue de toutes les
constitutions. Ici, la constitution est non seulement en soi, selon son
essence, mais selon son existence, la réalité constamment ramenée à son
fondement réel, l’homme réel, le peuple réel, et elle est posée comme
l’œuvre propre de celui-ci »4125..
Thème récurrent chez tous les penseurs de la loi : la liberté n’est pas la
licence. Voici comment Polybe définit la démocratie : « Un régime dans
lequel la masse entière des citoyens a tout pouvoir pour faire tout ce qu’il
lui plaît et pour imposer tous ses désirs ne saurait passer pour une
démocratie. C’est là où les citoyens respectueux de la coutume et de la
tradition vénèrent les dieux, honorent leurs parents, respectent leurs anciens
et obéissent aux lois, là où d’autre part la volonté de la majorité est
souveraine, qu’il y a démocratie »4126.. Plus tard Montesquieu donnera sa
célèbre définition : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois
permettent »4127.. C’est de Montesquieu également que viendra ce thème,
promis à belle fortune (philosophique et révolutionnaire) de la vertu définie
comme l’amour des lois. Dans son article de l’Encyclopédie, le chevalier de
Jaucourt écrit que « la vertu dans la démocratie est l’amour des lois et de la
patrie : cet amour demandant un renoncement à soi-même, une préférence
continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus
particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Ainsi la démocratie, sans
prendre le risque de politiser la morale (un projet despotique de principe) se
proposait-elle de moraliser la politique.
 
 
II. LES FORMES ET TYPES DE DÉMOCRATIE
 
La démocratie est une réalité contradictoire qui a donné lieu à des
interprétations contradictoires. Seront analysés ses formes et types à travers
trois dichotomies.
 
 
1. Démocratie directe/démocratie représentative
 
L’une des formes de la liberté, dit Aristote, c’est d’être tour à tour
gouverné et gouvernant4128.. Aristote dit encore qu’est citoyen celui qui
participe activement aux affaires de la Cité. Dans son Oraison funèbre,
Périclès avait dit à propos des Athéniens : « Nous sommes (...) les seuls à
penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non
pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile »4129.. En l’absence
d’administration, donc de bureaucratie, les affaires de la Cité athénienne
étaient gérées sans médiation par le peuple, en même temps que les grandes
décisions étaient prises par lui. À Athènes, plusieurs milliers de citoyens se
retrouvaient sur l’agora. Caractéristiques de la démocratie grecque,
l’extrême division des pouvoirs et la brièveté des mandats. Ainsi le pouvoir
de l’épistate qui présidait à la fois le Conseil et l’Assemblée du peuple ne
durait-il qu’un seul jour4130.... De cette manière, tous les citoyens avaient
une chance raisonnable d’accéder au moins une fois en leur vie aux
honneurs4131.. Autre principe essentiel de la démocratie athénienne : tout
détenteur d’une parcelle de pouvoir devait, en sortant de sa charge, rendre
des comptes au peuple.
Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant écrira que « la démocratie rend
la représentation impossible, chacun y voulant faire le maître »4132.. Au
XVIIIe siècle, en France et aux États-Unis, le débat sur la démocratie resurgit
à la faveur des révolutions : la logique voudrait que le pouvoir du peuple fût
direct mais la réalité (et aussi la prévention de nombre de « démocrates »)
l’interdit. Une démocratie sans aucune médiation semble impossible ; elle
peut même tomber dans une sorte d’autocontradiction performative :
l’affirmation de la suprématie de la démocratie directe relativise le pouvoir
législatif et finit même par relativiser le pouvoir du peuple car il y a des
choses que le peuple ne peut pas faire lui-même. Pendant la Révolution
française, une conception radicale inspirée de Rousseau voit le jour durant
la Convention : la Constitution de 1793 prévoyait d’une part la sanction
plébiscitaire des lois votées par le législatif, d’autre part le droit du peuple à
résister à l’oppression. Ce faisant elle instaurait la démocratie directe, ce qui
signifiait que des milliers de sections allaient siéger en permanence d’un
bout à l’autre de la France, bombardant l’Assemblée nationale de
résolutions, de protestations, de pétitions et surtout de députations ayant le
droit de prendre la parole à l’Assemblée. De plus, parce que les
représentants pourraient s’écarter de la volonté du peuple, ils seraient
révocables à tout instant. Il est clair qu’un tel système tend à la paralysie.
J.L. Talmon dit que « ce perfectionnisme démocratique est en fait un
totalitarisme à l’envers »4133.. Bien avant Rousseau, Aristote avait estimé
incompatibles la liberté et la délégation de pouvoir. Mais, au XVIIIe siècle,
c’était un lieu commun que d’affirmer l’impossibilité d’établir la
démocratie dans des États de vastes dimensions — donc dans des États
modernes4134.. C’est le concept de délégation qui a permis d’envisager que
la démocratie pût être le régime politique d’un grand pays. Il y a bien de la
différence entre la représentation et la délégation, même si les deux termes
sont le plus souvent confondus. Alors que le représentant ne représente
presque toujours que lui-même et parle à la place de ses électeurs, le
délégué reste sous leur contrôle grâce à un ensemble de dispositifs tels que
la révocabilité permanente, le principe de la responsabilité des élus, les
mandats semi-impératifs, l’interdiction du cumul des mandats et
l’instauration d’un salaire des élus égal au salaire moyen de la population.
Aux États-Unis, les partisans de la démocratie représentative l’ont emporté
largement (il en est resté une importante trace avec le système de l’élection
indirecte du président). Mais si le « peuple » a la liberté de choix, encore
faut-il qu’il soit « éclairé ». En France, l’instruction apparaîtra rapidement
comme une condition nécessaire de la démocratie. Barnave disait que «
Pour qu’un gouvernement représentatif soit essentiellement bon, il faut lui
garantir la pureté et l’incorruptibilité du corps électoral. Il trouve dans une
certaine fortune une garantie d’éducation et de lumières »4135..
Mais qu’entend-on par représentation ? Dans son sens général, le concept
comprend les deux dimensions de la figuration (une peinture de pomme
représente une pomme) et de mandat (l’ambassadeur représente la France à
l’étranger)4136.. Le lien entre le représentant et le représenté peut donc être
« réel » (plus ou moins), physique ou bien purement symbolique. En
démocratie, doit-on entendre la représentation comme l’image fidèle,
réaliste du représenté ? En ce cas, l’assemblée devrait être comme l’image
en réduction de la société tout entière. Or, dès l’origine, cette conception «
photographique » a été repoussée4137.. La théorie classique du mandat
représentatif ne fait pas de l’élu le mandataire de ses électeurs dont il serait
chargé d’exprimer les conceptions et les intérêts. L’élection est un moyen
grâce auquel les élus sont investis d’une fonction : celle de vouloir pour la
nation entière. C’est ce que signifiait la formule utilisée par les Constituants
de 1791 lorsqu’à propos des députés nommés dans (et non par) les
départements, ils déclaraient qu’ils ne seront pas les représentants d’un
département particulier mais de la nation entière. D’où le terme de député
qui en France l’a emporté sur celui de représentant4138.. Le député est à
bonne distance entre le délégué (trop près), le représentant (encore trop
près), et le mandataire (trop loin).
Seulement la représentation, si elle est une présence redoublée, signifie
aussi une absence. Telle est la croix de la démocratie : comment faire en
sorte que la délégation de pouvoirs ne soit pas une aliénation de pouvoir ? «
Le peuple qui a la souveraine puissance, écrivait Montesquieu, doit faire par
lui-même tout ce qu’il peut bien faire et ce qu’il ne peut pas bien faire il
faut qu’il le fasse par ses ministres »4139.. Le peuple, dit Montesquieu, est
« admirable » pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son
autorité ; en revanche, il ne saura pas « conduire une affaire, connaître les
lieux, les occasions, les moments, en profiter »4140.. Seul peut être délégué
le pouvoir d’exécuter les lois. Pour Rousseau, la souveraineté est
inaliénable parce que la volonté, qui est sa source, ne se délègue pas : on
peut faire quelque chose à la place de quelqu’un, on ne saurait vouloir
quelque chose à la place de quelqu’un4141.. Rousseau admet la
représentation mais dans la seule puissance exécutive : « La loi n’étant que
la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance
législative le peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit l’être dans
la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi »4142..
L’originalité de Rousseau est de dissocier la souveraineté populaire qui ne
concerne en toute rigueur que l’activité du législateur, de la démocratie qui
est une forme de gouvernement, c’est-à-dire d’organisation du pouvoir
exécutif. On a interprété comme un refus (celui de l’utopie au nom du
réalisme) les réserves que Rousseau émet dans Du contrat social à trois
reprises4143. mais cette interprétation est un contresens car les réserves ne
portent pas sur la capacité du peuple à légiférer mais sur la corruption
qu’engendre inéluctablement l’irruption du peuple dans la sphère du
gouvernement par laquelle sa volonté cesse d’être générale puisqu’il fait
porter son attention sur des « objets particuliers »4144.. À ceux qui disaient
l’assemblée du peuple impossible, Rousseau répondait : « Le peuple
assemblé, dira-t-on ! Quelle chimère ! C’est une chimère aujourd’hui, mais
ce n’en était pas une il y a deux mille ans : les hommes ont-ils changé de
nature ? »4145..
Point n’est besoin, aux yeux de Benjamin Constant, que les hommes aient
changé de nature, il suffit qu’ils aient changé d’histoire. Pour Benjamin
Constant la démocratie moderne ne peut pas avoir la même forme que la
démocratie antique parce que la liberté pour les Anciens consistait dans la
participation active au pouvoir collectif tandis que la liberté pour les
Modernes tient dans la jouissance de l’indépendance individuelle4146..
D’où l’opposition entre la démocratie directe qui convenait en un temps où
la sphère privée de l’existence n’avait pas d’importance, et la démocratie
représentative, seule convenable en un temps où les hommes attachent
davantage d’importance à leur existence privée qu’à leur existence
publique4147..
Qu’en est-il aujourd’hui du débat démocratie directe/démocratie
représentative ? Une coexistence est généralement jugée possible : il suffit
de distinguer les échelons (locaux ou globaux, particuliers ou généraux). À
l’échelle de l’État, comme y insistera Kelsen, la démocratie réelle repose
moins sur le peuple que sur les partis politiques. Le peuple ne choisit pas
une politique ; il choisit des gens qui choisissent une politique. « Il faut,
écrit Schumpeter, être disposé à laisser tomber le gouvernement par le
peuple et lui substituer le gouvernement approuvé par le peuple »4148.. La
démocratie ne se définit plus que comme une méthode politique.
Schumpeter défend une conception procédurale de la démocratie : « Une
théorie alternative de la démocratie », tel est le titre du chapitre 22 de
Capitalisme, socialisme et démocratie. Schumpeter définit la « méthode
démocratique » comme « le système institutionnel aboutissant à des
décisions politiques dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de
statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les
votes du peuple »4149..
Les trois caractères de la délégation de pouvoir en démocratie sont les
suivants : elle est volontaire, circonscrite et temporaire. Cela ne signifie pas
que la démocratie directe soit impossible, mais elle ne peut fonctionner que
de manière locale, ponctuelle et particulière4150..
 
 
2. Démocratie formelle/démocratie réelle
 
C’est le marxisme qui a distingué jusqu’à les opposer démocratie formelle
et démocratie réelle à partir de la critique du caractère partiel de la
révolution bourgeoise (qui s’en tient à la seule égalité juridique) et de
l’émancipation cantonnée au niveau politique. La revendication d’une
démocratie complète passe par le rejet de cette démocratie formelle :
l’opposition de la démocratie politique et de la démocratie sociale
deviendra un lieu commun du marxisme. Politiquement, la social-
démocratie naîtra de la nécessité d’intégrer complètement (et pas seulement
juridiquement) la classe ouvrière à l’ensemble de la société civile. Ainsi
Jaurès dira-t-il vouloir compléter la démocratie politique par la démocratie
sociale.
La dénonciation du caractère fallacieux du discours démocratique n’est
pas du ressort exclusif du marxisme. Blanqui, qui disait de la démocratie
qu’elle n’est qu’une « phraséologie d’escamoteurs » développa une
véritable mystique de l’insurrection : à ses yeux, la souveraineté du peuple
ne peut s’exprimer qu’en dehors de toute institution — dans la levée du
peuple en armes. Victor Hugo4151. vit avec Napoléon III que la démocratie
pouvait être le masque du despotisme4152.. Toutes les constitutions du
monde sont aujourd’hui démocratiques, et elles se disent telles. Sur le
papier, les droits ne mangent pas de pain.
Les relations que le marxisme (et Marx lui-même) entretient avec l’idée de
démocratie sont ambivalentes4153. : d’un côté le rejet d’une tromperie et
d’une mascarade, de l’autre l’affirmation que le communisme seul réalisera
la démocratie. Le jeune Marx concevait le communisme moins comme la
négation de la démocratie que comme son accomplissement.
Semblablement, Lénine qui a eu des mots d’une violence extrême contre la
démocratie bourgeoise écrira dans L’État et la révolution que « seul le
communisme est capable de réaliser une démocratie réellement complète
»4154.. En 1936, Staline dit de la constitution de l’Union soviétique qu’elle
était la plus démocratique du monde et à la fin du régime, dans les années
1970, les autorités n’hésitaient pas à dire que leur État était celui du «
peuple tout entier », ce qui, du point de vue marxiste lui-même, constitue
une aberration4155..
Marx identifiait la séparation à l’aliénation — et sans doute peut-on
repérer ici le péché originel du marxisme en matière politique et son
articulation avec le futur totalitarisme. La séparation de la vie individuelle
et de la « vie générique » (le concept vient de Feuerbach), de la société
civile et de la vie politique, séparation qui caractérise l’État démocratique
bourgeois, loin d’être aux yeux de Marx une garantie de liberté, est bien au
contraire un signe d’aliénation4156.. L’homme de l’État démocratique est
un homme abstrait. Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx
fustigera « la vieille litanie démocratique » du parti social-démocrate et lui
opposera la « dictature révolutionnaire du prolétariat ». Dans un texte cité
par Lénine dans L’État et la révolution, Engels dit du parti communiste que
son but politique final est « la suppression de tout État » et « par conséquent
de la démocratie »4157.. Le mépris et la haine de la démocratie formelle
chez Lénine (le « parlementarisme bourgeois ») justifieront « la dictature du
prolétariat » évoquée rapidement par Marx. Pour Lénine, la démocratie
n’est qu’une espèce de ruse très efficace grâce à laquelle les exploiteurs
prennent le pouvoir à leur profit et le consolident4158.. Mais Lénine ne
rejette pas pour autant la démocratie ; au contraire, pour lui, la dictature du
prolétariat, bien qu’apportant « une série de restrictions à la liberté pour les
oppresseurs, les exploiteurs, les capitalistes »4159. constituera « un
élargissement considérable de la démocratie »4160.. La dictature du
prolétariat n’est elle-même qu’un régime de transition vers le communisme,
lequel verra la démocratie intégralement réalisée : « Alors seulement
deviendra possible et sera appliquée une démocratie vraiment complète,
vraiment sans aucune exception »4161.. Mais ce n’est pas tout car (Lénine a
lu Hegel) : cet accomplissement de la démocratie coïncidera avec son
extinction4162.. La démocratie réelle porte encore les stigmates de
l’ancienne société ; le communisme est bien pensé comme un au-delà de la
démocratie.
On sait ce qu’il en a été. Ironie de l’histoire : l’idéologie qui a le plus
milité pour donner au mot de « démocratie » un contenu réel est aussi celle
qui en a fait, en la dépouillant entièrement de son sens, un pur instrument de
propagande, un slogan. Les démocraties populaires de l’Europe de l’Est
n’étaient ni démocratiques, ni populaires. Quant au fameux « centralisme
démocratique » en vigueur dans tous les partis communistes du monde, il
n’avait de démocratique que l’adjectif. Seul un aveuglement fanatique a pu
faire dire à Antonio Gramsci que « fascisme et démocratie sont deux
aspects d’une même réalité, deux formes différentes d’une même action
»4163.. La critique de la démocratie formelle a débouché sur la constitution
d’un totalitarisme réel. La dualité liberté formelle/liberté réelle n’est pas
tenable : comme le souligne Claude Lefort, ce sont les libertés dites
formelles qui ont rendu possibles les revendications qui ont réussi à
améliorer la condition des hommes4164., et là où les libertés dites formelles
n’existaient pas, les libertés réelles n’ont pas existé non plus. L’économiste
Amartya Sen a montré que la démocratie est un facteur de développement
et inversement que les plus grandes tragédies sociales et économiques (les
famines) n’avaient lieu que dans les pays où n’existe aucune liberté
d’expression.
 
 
3. Démocratie active/démocratie passive
 
Bergson reprochait à Nietzsche d’avoir substantialisé le maître et l’esclave
: « La vérité, écrit-il, est que le dimorphisme fait le plus souvent de chacun
de nous en même temps un chef qui a l’instinct de commander et un sujet
qui est prêt à obéir, encore que la seconde tendance l’emporte au point
d’être seule apparente chez la plupart des hommes »4165.. La Constituante
rangeait les citoyens en deux catégories : les citoyens actifs et les citoyens
passifs (une expression qui eût paru absurde à Aristote). L’opposition entre
démocratie active et démocratie passive est présente dans la dualité
démocratie directe/démocratie représentative mais elle ne la recoupe pas
exactement. Georges Burdeau parlait de démocratie gouvernée et de
démocratie gouvernante. D’une démocratie à l’autre, la répartition des
pouvoirs peut être fort diverse (que l’on songe à la distinction entre les
régimes présidentiels et les régimes parlementaires). Ici encore, à la
tradition libérale anglo-saxonne s’oppose la tradition républicaine française.
Guy Hermet distingue une « démocratie de protection » (théorisée par
Locke) et une « démocratie d’épanouissement » (théorisée par Rousseau).
D’un côté, une démocratie déterminée par défaut, de l’autre, une démocratie
définie positivement. On y retrouve les deux conceptions de la liberté —
comme émancipation individuelle (être libre, c’est être libre de) et comme
puissance commune (être libre, c’est être libre pour). Dans l’optique
libérale, il est plus aisé de dire ce que la démocratie n’est pas plutôt que ce
qu’elle est. « Les formules démocratiques, écrit Bergson, énoncées d’abord
dans une pensée de protestation, se sont ressenties de leur origine. On les
trouve commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins
facile d’en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire »4166.. Aux
États-Unis, si l’on excepte la parenthèse du New Deal, la démocratie ne se
définit pas par la participation de tous aux affaires intéressant le bien
commun mais par la capacité des gouvernés à résister à ce qu’ils
considèrent comme des empiétements du pouvoir central4167.. D’où
l’importance de l’opinion publique en démocratie, d’où aussi l’expression
de « démocratie d’opinion ». La question se posera de savoir si la
démocratie d’opinion est l’expression actuelle de la démocratie
représentative ou bien son substitut. Comme le tsarisme était dit être un
despotisme tempéré par l’assassinat, la démocratie pourrait être un
despotisme tempéré par l’opinion. Seulement, loin d’être cet
accomplissement rêvé par le libéralisme du marché, la démocratie
d’opinion est le plus bas degré de la démocratie, une démocratie sans
citoyenneté. L’opinion, en effet, n’est que réactive ; elle n’agit pas. Elle
proteste et elle approuve mais elle ne promeut pas. Le non-politique est son
domaine de prédilection. Et pourtant il n’y a pas de doute que l’opinion
possède une activité, donc une efficacité propre.
Récemment, l’expression de « démocratie participative », qui eût semblé
redondante à un ancien Grec, a tenté de redonner un souffle nouveau à un
régime d’implication politique pour des citoyens de plus en plus sceptiques
et indifférents.
 
 
III. LES CRITIQUES DE LA DÉMOCRATIE
 
Depuis l’Antiquité grecque, la démocratie a été l’objet de critiques
croisées et contradictoires. Deux thèmes fédèrent ces critiques : la
démocratie n’est pas ce qu’elle prétend être, le gouvernement du peuple par
le peuple pour le peuple, elle est mensongère et illusoire ; la démocratie
n’est pas ce qu’elle prétend être, à savoir le gouvernement de la raison et de
la liberté, elle est dangereuse.
 
 
1. La démocratie illusoire
 
Tocqueville raconte qu’à son arrivée à New York, il fut surpris
d’apercevoir le long du rivage un certain nombre de petits palais de marbre
blanc mais que le lendemain, revisitant les lieux, il ne trouva que des murs
de briques blanchies et des colonnes de bois peint. Et Tocqueville de
conclure : « L’état social et les institutions démocratiques donnent (…) à
tous les arts d’imitation, de certaines tendances particulières qu’il est facile
de signaler »4168.. La démocratie, en effet, et l’américaine en particulier
développe une fascination pour la simulation, où l’on peut reconnaître
l’expression du désir d’égalité en même temps que celle de la volonté de
puissance. On peut trouver une idée voisine chez les premiers critiques
grecs de la démocratie.
La démocratie, dit Isocrate après Platon, est le régime par excellence de la
non-vérité. D’une part, personne n’ose dire la vérité, d’autre part personne
ne supporte de l’entendre. « Pour ma part, lance Isocrate, je sais bien qu’il
est rude d’être en opposition avec votre état d’esprit, et qu’en pleine
démocratie il n’y a pas de liberté de parole, sauf en ce lieu4169. pour les
gens les plus déraisonnables qui n’ont nul souci de vous, et au théâtre pour
les auteurs de comédie »4170.. Loin d’être le régime du logos qu’elle
prétend réaliser, la démocratie aux yeux de Platon est foncièrement
irrationnelle. Pour l’auteur de La République, « le plus grand sophiste » est
le peuple lui-même4171. et cela est la charge la plus grave contre la
démocratie : il est impossible que le peuple soit philosophe4172..
Dans les temps modernes, la dénonciation du caractère illusoire de la
démocratie portera d’abord sur le concept de volonté du peuple. Le peuple,
dit Hegel, ne sait pas ce qu’il veut4173.. « Sans son monarque, écrit-il, et
sans l’organisation qui s’y rattache nécessairement et immédiatement, le
peuple est la masse informe, qui n’est plus un État et à laquelle ne revient
plus aucune de ces déterminations qui ne sont réellement présentes que dans
un tout organisé en soi »4174.. La démocratie présuppose en effet la
conception du peuple comme une personne collective. Le concept de
souveraineté du peuple, selon Hegel, n’a de sens qu’en politique extérieure :
alors une souveraineté s’affirme contre une autre souveraineté4175..
Ce qui pour Hegel était une apparence représente pour Proudhon une
tromperie, une mystification. La critique de Proudhon est nominaliste, elle
serait dite aujourd’hui de type individualiste, antiholistique. Le Peuple est
une entité qui ne correspond à rien de réel : il n’a pas de bouche pour parler,
pas d’yeux pour voir, pas d’oreilles pour entendre4176.. À la fiction du
Peuple conçu comme unité agissante, répond, aux yeux de Proudhon, la
fiction du suffrage universel. « Le suffrage universel est une sorte de théorie
atomistique par laquelle le législateur, incapable de faire parler le peuple
dans l’unité de son essence, invite les citoyens à exprimer leur opinion par
tête (…) Absolument comme le philosophe épicurien explique la pensée, la
volonté, l’intelligence par des combinaisons d’atomes. Comme si de
l’addition d’une quantité quelconque de suffrages pouvait jamais sortir
l’idée générale, l’idée du peuple ! »4177..
La critique des entités deviendra un lieu commun de l’individualisme
ontologique et méthodologique. Selon ce point de vue, le peuple est un
agrégat et non pas un être collectif. Faire du peuple un sujet collectif, c’est
oublier sa réalité statistique4178.. L’opinion publique n’est pas moins
hypostasiée. De même qu’Alfred Binet disait que l’intelligence est ce que
mesurent ses tests, Pierre Bourdieu dans un article intitulé « L’opinion
publique n’existe pas » disait que l’opinion publique est une invention des
sondages.
C’est dans une optique semblable que Schumpeter écrivait que « la
volonté du peuple est le produit, et non pas la force motrice de l’action
politique »4179.. À la fiction « volonté du peuple » est liée la fiction « bien
commun » également dénoncée par Schumpeter : les hommes ne pourraient
se mettre d’accord sur ce qu’ils entendent par là4180.. La seule façon pour
la « volonté du peuple » de s’exprimer et de se faire connaître est le
suffrage universel. Or d’une part le suffrage universel ne vient pas de la
volonté du peuple, d’autre part il n’est jamais universel4181.. Après avoir
noté que « le peuple ne s’est pas donné le suffrage universel », Nietzsche
écrit : « Le suffrage universel ne peut pas être seulement l’expression de la
volonté d’une majorité : il faut que le pays tout entier le désire. C’est
pourquoi l’opposition d’une petite minorité suffit déjà à le rendre
impraticable : et la non-participation à un vote est précisément une de ces
oppositions, qui ruine tout le système électoral »4182..
C’est à partir d’un point de vue juridique et non politique que Kelsen
démonte le concept de peuple. Pour Kelsen, le concept de peuple est un
artifice intellectuel, une fiction ; il ne représente une unité qu’en tant que les
individus qui le composent sont soumis à un même système normatif. Pour
Kelsen (lequel, contre Carl Schmitt, veut défendre la démocratie du point de
vue juridique) le peuple n’a de sens que juridique, justement. Kelsen définit
le peuple comme « un système d’actes individuels déterminés et régis par
l’ordre étatique »4183.. Définition à la fois positiviste et individualiste : le
peuple n’est pas un être collectif. Le peuple réel n’est pas le peuple-sujet
mais le peuple-objet du pouvoir, le peuple soumis aux lois. L’État
démocratique qui proclame : « Moi, l’État, je suis le peuple » est bien le
mensonge que dénonçait Nietzsche.
Une autre façon de pointer la fiction démocratique est de considérer que la
démocratie n’est jamais le pouvoir du peuple, mais celui d’une majorité.
Mais qu’est-ce que le pouvoir du nombre, sinon celui du plus fort ? Loin
d’être l’achèvement du pouvoir politique, la démocratie ne serait que le
retour au droit du plus fort. Dans la bataille pour le pouvoir qu’est la
démocratie, ceux qui ne sont pas représentés sont nécessairement écrasés :
ainsi les enfants ou la frange la plus démunie de la population qui ne vote
pas sont négligés et ce qui intéresse leur bien-être est sacrifié4184.. La
critique peut aller plus profondément : qu’en est-il au juste de cette majorité
démocratique ? Le passage du général (majorité) à l’universel (tous) est
déjà un paralogisme auquel toutes les démocraties sacrifient. Mais il y a un
autre paralogisme, antérieur à celui-là : l’identification d’une minorité à une
prétendue majorité. Vilfredo Pareto disait qu’un gouvernement légitime est
celui qui a réussi à persuader les gouvernés qu’il est conforme à leur intérêt,
à leur devoir d’obéir au petit nombre4185.. En fait tous les régimes sont des
variantes d’oligarchie puisque jamais, nulle part, on n’a vu « un seul » ou «
tous » diriger. Qui exerce le pouvoir, en démocratie ? L’élu. Mais qui est élu
? Pour être élu, il faut être en position de l’être, c’est-à-dire posséder un
capital matériel et symbolique qui ne peut être celui de la grande masse des
électeurs. Déjà Rousseau avait décelé ce trait : « Les chefs que vous élisez
ont, indépendamment de votre choix, d’autres pouvoirs qu’ils ne tiennent
pas de vous et qu’ils étendent aux dépens de ceux qu’ils en tiennent »4186..
« Que sert d’élire solennellement des magistrats qui d’avance étaient déjà
vos juges, et qui ne tiennent de cette élection qu’un pouvoir qu’ils
exerçaient auparavant ? », s’interroge par ailleurs Rousseau4187..
Si l’on se penche à présent sur le système électoral, qui est comme le cœur
tactique du régime démocratique, force est de constater qu’aucun n’est
véritablement satisfaisant car aucun ne réalise cette idéale synthèse de la
liberté et de la justice commune. Les historiens et politologues, mais aussi
les mathématiciens n’ont pas manqué de noter la présence d’un certain
nombre de paradoxes inévitables : a) comme la grande majorité des
citoyens est peu informée ou indifférente à l’égard des choses politiques, ce
sont les indécis qui à chaque élection font la décision ; b) lors d’une
élection où la victoire a joué sur peu de choses, le citoyen peut avoir
l’impression que sa voix compte réellement ; d’où ce paradoxe : la
démocratie ne se rapproche jamais autant de ce qu’elle ambitionne d’être
que lorsqu’elle devient une gigantesque loterie ; c) au nom d’une expertise
dont la population est par définition exclue, il est demandé à cette même
population de choisir le plus compétent de ces prétendants (et prétendus)
experts ; d) la théorie logico-mathématique dite du choix rationnel a mis au
jour les paradoxes mathématiques du vote : le paradoxe de Condorcet
démolit la légitimité du scrutin majoritaire car la logique des préférences est
supposée transitive4188. ; la force de l’adhésion ou du rejet n’est jamais
prise en compte dans le vote (et elle ne peut pas l’être en pratique) — aussi
toutes les préférences et hiérarchies sont-elles égalisées.
Enfin, dernière question, derniers doutes : qu’est-ce qui, en fait, peut être
démocratique ? Tocqueville avait mis au jour cette aporie : la démocratie
présuppose des mœurs déjà démocratiques. Un État ne peut jamais, en fait,
être impartial. « État démocratique » est donc une contradiction in adjecto.
Comme on l’a montré à maintes reprises, tous les régimes sont, en fait,
mixtes : tout n’est pas démocratique dans une démocratie, de même que
tout n’est pas monarchique dans une monarchie. Même si l’État n’est pas
réellement démocratique, la société civile l’est-elle davantage ? Bien à
l’inverse : c’est le propre précisément des sociétés démocratiques d’être
moins démocratiques que les États qui les gouvernent4189.. Ainsi la
démocratie est-elle proprement introuvable.
 
 
2. La démocratie dangereuse
 
À la différence des critiques qui stigmatisent l’illusion démocratique, les
critiques qui pointent son caractère dangereux présupposent l’existence du
fait démocratique. Dès l’Antiquité grecque, l’idée du danger démocratique
colportée par les tenants des régimes monarchiques et aristocratiques
s’appuyait sur deux arguments contradictoires : la démocratie est
anarchique, la démocratie est despotique. À ces critiques s’est ajouté, à
l’âge moderne, un troisième argumentaire sur le caractère nihiliste du
régime démocratique.
 
A. L’anarchisme démocratique
 
Platon compare le régime démocratique à un manteau bariolé de toutes les
couleurs4190.. Le bariolé (poïkilos) caractérise la démocratie car il est le
chaos devenu visible. Nietzsche se souviendra de la métaphore lorsqu’il
fera descendre son Zarathoustra dans une ville appelée La Vache
multicolore. Il est significatif que Platon fasse commencer la démocratie par
la perte de l’harmonie musicale. Dans Les Lois la démocratie coïncide avec
le fait qu’en musique chacun prétend juger par lui-même4191.. Anarchie
des couleurs (le bariolé), anarchie des sons — le chaos démocratique est
partout dénoncé par Platon. Caractéristique de ce chaos, le fait par exemple
que les générations intervertissent leurs caractères, les jeunes se conduisent
comme des vieillards car ils ne reconnaissent plus aucune autorité, tandis
que les vieux se livrent à des gamineries4192.. Xénophon note également
que la démocratie est le régime de la dérision : on se moque de tout le
monde à condition de prendre les particuliers un par un, car le peuple entier,
lui, demeure inattaquable4193.. Le langage lui-même est mis sens dessus
dessous. La honte devient stupidité, la sagesse lâcheté, la démesure est en
revanche bien portée, elle devient « distinction élégante »4194.. Comment
ne pas reconnaître, dans ce texte vieux de vingt-cinq siècles, nos propres
manipulations lexicales ?
L’âme de l’homme démocratique figure en petit un tel chaos. Si la
démocratie, selon Platon, est le pire des régimes, c’est parce qu’elle fait
passer le désir avant la loi4195.. La République est la première expression
de la critique de ce qui sera nommé « laxisme » par les conservateurs de
tout poil : en démocratie, dit Platon, les lois sont indulgentes envers certains
condamnés, elles ne se font même pas respecter4196.. « Ne pas redouter
l’opinion de qui vaut mieux que nous, voilà précisément, écrit Platon,
l’impudence détestable »4197.. Car traiter également des hommes inégaux
est une injustice aux yeux de Platon. Plus tard, semblablement, Cicéron
écrira : « Dans la démocratie, si juste et modéré que soit le peuple, l’égalité
même constitue un manque d’équité, quand elle ne comporte pas de degrés
de dignité »4198.. Dans La République des Athéniens, Xénophon reproche à
la démocratie de réduire à l’impuissance les bons au profit des méchants. «
Bons » et « méchants » — c’est ainsi que l’aristocratie grecque désignait
couramment les riches et les pauvres, les nobles et le peuple — Nietzsche
s’en souviendra dans La Généalogie de la morale — de là le terme
d’aristocratie, le « pouvoir des meilleurs »4199.. La République des
Athéniens témoigne du mépris dans lequel les aristocrates (les
meilleurs4200.) tenaient la démocratie : « En aucun État les honnêtes gens
ne sont favorables à la démocratie ; c’est la populace qui dans chaque cité
sympathise avec les démocrates »4201.. Le peuple en démocratie est
entraîné aux actions honteuses par la pauvreté, par le défaut d’éducation et
par l’ignorance. Le cas Socrate — le plus sage des citoyens mis à mort par
le peuple — fut loin d’être isolé4202.. En démocratie, le Bien, le Juste et le
Vrai sont subvertis. Si, pour Platon, l’oligarchie finit par verser dans la
démocratie, c’est parce qu’elle ne peut satisfaire le désir infini de
richesse4203., aussi engendre-t-elle des frustrations multiples : la haine et
l’envie (à l’égard de ceux qui se sont enrichis) ainsi que l’amour de
l’innovation sont les mécanismes qui vont renverser l’oligarchie en
démocratie4204.. Ce passage d’un régime à l’autre est violent (Platon est le
premier théoricien de la révolution) : « La démocratie commence (…)
d’exister (…) quand les pauvres, victorieux, mettent à mort certains du parti
opposé, en bannissent d’autres, partagent à égalité avec ce qui reste,
gouvernement et emplois publics »4205.. La démocratie se targue d’être le
régime du dialogue ; elle est plutôt celui de l’invective4206.. L’envie,
diagnostique Isocrate, est le grand ressort de la démocratie4207.. La
démocratie est un régime de licence, elle se caractérise par « le mépris des
serments, de la parole donnée, le mépris total à l’égard des dieux »4208..
Xénophon reprochait aussi à la cité démocratique d’être un partenaire peu
fiable dans les relations avec l’étranger : faute de responsables déterminés,
l’engagement des traités n’est pas tenu : lorsque tout le monde parle, en
effet, nul n’est responsable4209.. Loin d’être une garantie de bon ordre dans
la cité, la prolifération des lois est la preuve qu’elle est mal gouvernée :
Isocrate fait observer que plus les lois sont nombreuses, moins est grand le
respect que nous leur portons. La démocratie est une médiocratie, le
triomphe de la nullité où le faire-valoir remplace le savoir-faire.
En démocratie, la malhonnêteté le dispute à l’incompétence : aujourd’hui,
dit Isocrate dans L’Aréopagitique4210., la première chose que font les
hommes politiques en arrivant en charge, c’est de s’enquérir de ce qui reste
à voler. La démocratie confie l’argent de l’État à des gens louches à qui
personne ne confierait sa propre bourse. Xénophon voit dans la démocratie
athénienne un régime de corruption4211..
Dans les temps modernes, les critiques de la démocratie se feront dans des
termes analogues, mêmes si rares ont été ceux qui, comme Voltaire, osent
dire des gens du peuple : « Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un
aiguillon et du foin » ou qui, comme Diderot, disaient : « Ma confiance
dans le peuple gouvernant est infinitésimale ; ma confiance dans le peuple
gouverné est infinie ».
L’antidémocratisme au nom de l’ordre et de l’efficacité a pris depuis le
début du XIXe XIXe XIXe siècle la forme de l’élitisme technocratique. Saint-
Simon voulait « le règne des hommes de science » : un « Conseil de
Newton » aurait dirigé la société industrielle appelée de ses vœux. Guizot
opposait à la souveraineté du peuple celle de la raison, produit d’une élite
capacitaire. La montée en puissance de la figure de l’expert caractérise les
démocraties modernes au point qu’on a pu parler d’un « gouvernement des
experts ».
L’expert peut se comprendre selon trois modèles : le pragmatique, le
technocratique et le décisionniste4212.. Selon le modèle pragmatique,
l’action politique se meut dans l’incertain, aussi doit-elle constamment
s’adapter à des situations singulières et mouvantes. Selon le modèle
technocratique, l’action politique peut se conformer à des critères objectifs
d’efficacité et de justesse. Selon le modèle décisionniste enfin (il est illustré
et défendu par Max Weber, Pareto et Schumpeter), l’action politique ne
saurait avoir la rationalité de la science, aussi doit-elle rester du ressort des
spécialistes des jugements de valeur.
Un autre courant antidémocratique, naturaliste cette fois, a donné à
l’élitisme et au despotisme leurs arguments les plus violents (le
lamarckisme servit à justifier l’idée que les qualités professionnelles
acquises sont héréditaires). Ce naturalisme sera au fondement du fascisme.
 
B. Le despotisme démocratique
 
Platon déjà avait mis en évidence les liens étroits qui attachent la
démocratie à la tyrannie. Cette critique est plus radicale encore que la
précédente car elle révèle la contradiction intrinsèque d’un régime qui
prétend reposer sur la liberté et n’aboutit qu’à la servitude. « La totale
liberté, écrit Platon dans Les Lois, et l’indépendance à l’égard de toute
autorité sont inférieures, et non de peu, à une autorité que d’autres autorités
limitent et mesurent »4213.. L’anarchie et le despotisme se contredisent et
s’impliquent en même temps. Le principe de la démocratie — le désir infini
— est aussi ce qui conduit à sa perte : la liberté finit par se supprimer elle-
même. De même que le désir infini de richesse a perdu l’oligarchie, le désir
infini de liberté, aux yeux de Platon, perd la démocratie4214.. Or ce désir
de liberté se change en son contraire : ce principe de compensation évoque
ce « possédé » de Dostoïevski (« parti de la liberté infinie, je suis parvenu à
la servitude infinie »). Le « trop de liberté » se change en « trop de
servitude » tant pour le particulier que pour un État4215..
Pour Aristote, le despotisme de la démocratie existe seulement dans ses
excès démagogiques. La démagogie est à la démocratie ce qu’est la tyrannie
à la monarchie ; les décrets du peuple sont analogues aux édits du tyran. Les
démagogues ressemblent aux courtisans et ils jouent auprès des masses le
même rôle que les flatteurs auprès du maître absolu. L’histoire dès
l’Antiquité a donné plusieurs exemples de connivence entre le peuple et la
tyrannie4216..
Un autre signe de despotisme démocratique peut être dégagé à travers les
liens étroits que les régimes de démocratie ont entretenus avec la guerre. La
démocratie, disait Jean Bodin, est un État guerrier. Moses I. Finley pense
même qu’il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne sans empire
athénien (l’idée était présente déjà chez Xénophon). L’impérialisme est à la
fois au cœur et au fondement du système démocratique — ce qui place
l’idéal de liberté en contradiction avec sa puissance d’universalité.
Thucydide fait dire à un Périclès sûr de son droit : « Nous en arrivons à
consommer les productions des autres peuples comme si elles étaient,
autant que celles de l’Attique, notre bien propre »4217.. Impérialisme
militaire et économique : « Il n’y a pas de terre, il n’est pas de mer que nous
n’ayons contrainte d’ouvrir une route à notre audace »4218.. Impérialisme
culturel : « J’affirme que notre cité dans son ensemble est pour la Grèce une
éducatrice »4219.. À Athènes, ce sont les démocrates qui étaient
impérialistes et les aristocrates, anti-impérialistes. Mutatis mutandis, cette
configuration se retrouve avec les États-Unis modernes où les démocrates «
de gauche » ont été plus volontiers interventionnistes que les républicains «
de droite », plutôt isolationnistes.
Le despotisme démocratique sera à la fois dénoncé et illustré dans les
temps modernes. On trouve dans De l’esprit des lois les distinctions et
mises en garde nécessaires : « Comme dans les démocraties le peuple paraît
à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de
gouvernement ; et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du
peuple »4220.. Aux yeux de Montesquieu, la démocratie est un régime «
extrémiste », donc non libre : « La démocratie et l’aristocratie, écrit-il, ne
sont point des États libres par leur nature. La liberté ne se trouve que dans
les gouvernements modérés »4221.. « Qui le dirait ! La vertu même a
besoin de limites ». D’où le fameux principe, énoncé à cette occasion : «
Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des
choses le pouvoir arrête le pouvoir »4222.. Il est caractéristique que, tout en
défendant le régime démocratique, Spinoza le déterminait par « son
absolutisme rigoureux »4223.. S’il préférait à tous les régimes le
démocratique, c’est parce que son pouvoir est « tout à fait absolu »4224..
Seule aux yeux de Spinoza une pure démocratie serait à même de fondre la
multitude en un véritable individu, ce qui est la nature même de l’ordre
politique4225..
Pour Kant, la démocratie qui proscrit la représentation est par nature
despotique puisqu’elle établit un pouvoir exécutif où tous décident par-
dessus, voire contre un seul (qui n’est donc pas du même avis), ce qui fait
que tous décident sans être tous — une contradiction de la volonté générale
avec elle-même et avec la liberté4226.. Toute forme de gouvernement qui
n’est pas représentatif, est, aux yeux de Kant, à proprement parler un vice
de forme parce qu’on ne saurait trouver en une seule et même personne le
législateur et l’exécuteur de sa volonté. Dans une constitution
démocratique, un mode de gouvernement représentatif est impossible «
chacun y voulant être le maître ». Au despotisme démocratique, Kant
oppose la liberté républicaine.
Dans Les Origines de la démocratie totalitaire, J.L. Talmon analyse et
dénonce Rousseau, Robespierre, Saint-Just et Babeuf comme les
précurseurs de la « démocratie totalitaire ». La force motrice de la
démocratie totalitaire fut le concept de volonté générale de Rousseau4227.
— une idée déjà énoncée par Benjamin Constant. Le désir infini de liberté,
propre aux utopies, débouche sur l’infinie servitude. Le « communisme »
du XVIIIe siècle (Morelly, Dom Deschamps) lui ouvrit la voie. Morelly
pensait que la véritable démocratie est un régime où les citoyens choisissent
à l’unanimité de n’obéir qu’à la seule nature.
Par leurs actes et leurs déclarations, les révolutionnaires illustreront avant
Dostoïevski, avant l’établissement des régimes communistes, cette
conjonction des extrêmes : partis de la liberté infinie, ils ont abouti au
massacre. Robespierre lui-même ne disait-il pas de la Terreur qu’elle « est
moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de la
démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie »4228. ? Saint-
Just nous inquiète lorsqu’il considère Sparte comme un modèle de liberté,
mais que penser de Sieyès, pourtant un modéré, lorsqu’il écrit que « la
démocratie est le sacrifice complet de l’individu à la chose publique, c’est-
à-dire celui de l’être sensible à l’être abstrait »4229. ? Dans un écrit de
1797, Des effets de la Terreur, Benjamin Constant interprète le scandale de
la Terreur (un gouvernement par la guillotine dans le pays le plus civilisé
d’Europe) comme le résultat d’une manière de contradiction historique :
alors que la Révolution française avait pour sens l’avènement du régime
représentatif et de l’individu moderne, Robespierre et ses amis, tous
inspirés de Rousseau, croyaient au contraire pouvoir travailler au retour de
la démocratie directe à l’antique, fondée sur la vertu civique. De là leur
acharnement à plier l’histoire à leur volonté et la tragédie de la Terreur.
Benjamin Constant pointe la difficulté de la doctrine rousseauiste de la
souveraineté : si la souveraineté ne peut être ni aliénée ni déléguée ni
représentée, cela signifie qu’elle ne peut être exercée4230.. Le contrat
social de Rousseau est, aux yeux de Benjamin Constant, le plus terrible
auxiliaire de tous les genres de despotisme. Le tout de l’existence humaine
ne doit pas lui être soumis. Il ne suffit pas de dire que le pouvoir exécutif
n’a pas le droit d’agir sans le concours d’une loi « si l’on ne déclare pas
qu’il est des objets sur lesquels le législateur n’a pas le droit de faire une loi
»4231., en d’autres termes si l’on ne prend pas le soin de préciser que la
souveraineté est limitée, et qu’il y a des volontés que ni le peuple ni ses
délégués n’ont le droit d’avoir.
C’est Tocqueville qui inventera l’expression, qui fera florès, de « tyrannie
de la majorité »4232. à propos de la démocratie. « L’empire souverain de
l’opinion publique » dont il parle au sujet des États-Unis participe d’une
inquiétude — qui sera répercutée par un certain nombre de penseurs
libéraux comme John Stuart Mill4233. qui, parce que « la nation n’a pas
besoin d’être protégée contre elle-même » reprocheront à la démocratie de
conduire à la tyrannie sociale, celle de l’opinion et du sentiment dominants.
Il y a chez Tocqueville quelque chose d’autre et de plus profond encore :
son pressentiment de la venue d’un despotisme tout nouveau, pour lequel
manque encore le mot4234.. Dans ce nouveau despotisme, le souverain «
étend ses bras sur la société tout entière », dont il couvre la surface « d’un
réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes »4235.. Il ne
brise pas les volontés, dit Tocqueville, il les amollit.
À ce pronostic — largement confirmé par l’Histoire —, Nietzsche fera
écho lorsqu’il écrira en 1886 que « la démocratisation de l’Europe nous
prépare (…) très involontairement une pépinière de tyrans dans toutes les
acceptions du mot, même la plus spirituelle »4236..
La démocratie ne s’institue presque jamais démocratiquement et il est
impossible que les moyens ne contaminent pas les fins (c’est pourquoi ils
ne sauraient les justifier). « Les opprimés en révolte n’ont jamais réussi à
fonder une société non oppressive », disait Simone Weil. La révolution, en
effet, n’est pas une bonne école de démocratie. Aussi comprend-on que
presque toujours les révolutions « démocratiques » ont engendré les pires
dictatures. Avec le stalinisme, le concept d’ennemi du peuple a permis aux
démocraties ou républiques dites populaires de justifier les plus sanglantes
répressions. L’Histoire est un enfer pavé de bonnes intentions.
 
C. Le nihilisme démocratique
 
Platon déjà avait compris que la démocratie n’était pas seulement un type
de régime politique mais qu’elle correspond également à un type d’homme
et de société, à ce que nous nommerions une civilisation. «
L’individualisme, écrit Tocqueville, est d’origine démocratique »4237.. Le
cercle de l’humanité se resserre sur ce qu’il y a de plus proche de soi : « on
oublie aisément ceux qui nous ont précédés et l’on n’a aucune idée de ceux
qui vous suivront »4238.. Et Tocqueville de terminer son chapitre par ces
mots : « Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chacun ses aïeux,
mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle
le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout
entier dans la solitude de son propre cœur »4239.. Dans les dernières pages
de son livre, Tocqueville écrit : « Je promène mes regards sur cette foule
innombrable composée d’hommes pareils, où rien ne s’élève ni ne
s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me
glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus »4240.. La
démocratie rend les hommes insondablement médiocres4241..
Nietzsche voit dans la démocratie à la fois une forme décadente de
l’organisation politique et une forme de la décadence de l’homme4242..
L’auteur de Par-delà le bien et le mal, qui a introduit le concept de
nihilisme en philosophie, identifiait explicitement nihilisme et démocratie :
la démocratie est le nihilisme sur le plan politique. Pour Nietzsche, rien
n’est plus antinomique avec l’esprit libre que l’esprit démocratique4243..
L’idée démocratique, héritière du christianisme, fait triompher la morale du
troupeau4244. et c’est le « préjugé démocratique » qui a exercé sur la
recherche généalogique en matière de morale une influence
inhibitrice4245.. La seule valeur qui subsiste dans le cadre du nihilisme
démocratique est le bonheur qu’incarne, aux yeux de Nietzsche, le « dernier
homme », le type le plus opposé au surhomme4246..
Dans ses Dialogues et fragments philosophiques, Ernest Renan, proche de
Nietzsche sur ce point, oppose « les grands hommes » à la démocratie et dit
que le « salut » se fera grâce à eux, et non grâce à elle. Le surhomme est le
type le plus éloigné de l’homme démocratique — mais sa puissance est
aussi ce qu’il y a de plus éloigné du despotisme.
 
 
IV. LA CRISE DE LA DÉMOCRATIE
 
L’optimisme caractérise la philosophie spontanée du démocrate —
inversement les partisans de l’absolutisme furent des pessimistes. La crise
de la démocratie a des symptômes, des causes, des effets et des remèdes
multiples. Le pessimisme en matière politique est aujourd’hui dominant
dans les pays démocratiques. Dans un ouvrage intitulé L’hiver de la
démocratie4247., Guy Hermet argumente la thèse selon laquelle la
démocratie représentative est moribonde.
 
 
1. Les symptômes de la crise
 
Guy Hermet a écrit un ouvrage intitulé Le Peuple contre la démocratie. La
démocratie n’a jamais été réellement un gouvernement par le peuple.
 
A. L’indifférence en matière politique
 
Lamennais avait écrit un traité sur l’indifférence en matière de religion. On
pourrait presque deux siècles après lui écrire aujourd’hui un traité sur
l’indifférence en matière de politique. La politique est un « grand récit »
(pour reprendre l’expression de Jean-François Lyotard) auquel le peuple
croit de moins en moins. Le scepticisme est inhérent à la conception
démocratique du monde. Or il n’y a pas de politique sans volontarisme,
lequel est incompatible avec le scepticisme. Dans l’économie de marché,
pour reprendre le mot célèbre, si tout a un prix, plus rien n’a de la valeur.
La distinction, chère à Sieyès, entre citoyens actifs et citoyens passifs
reprend un sens autre — car c’est d’eux-mêmes désormais que les citoyens
passifs se mettent à l’écart de la chose publique. L’abstentionnisme tend
aujourd’hui à constituer le parti majoritaire.
Le citoyen s’est dégagé des affaires publiques et ce faisant se supprime en
tant que citoyen. Il ne milite plus, il manifeste rarement, il ne vote plus, il
ne lit plus les nouvelles politiques. La parrhèsia, qui était dans la Grèce
ancienne l’obligation de dire en toute franchise ce que l’on pense des
affaires publiques, est une vertu oubliée4248..
À cette crise du politique correspond également une crise du social.
Retranché sur les intérêts privés de son travail et les affects privés de son
existence, l’individu ne se détermine plus comme citoyen et son
comportement témoigne d’un respect décroissant à l’égard de la loi et des
règles communes. Jean Baudrillard a parlé d’« incivisme régulateur »4249..
De même que la paresse et le sabotage de l’appareil de production étaient
des manières indirectes mais objectives de protester contre le totalitarisme
stalinien, l’incivisme est une manière de protester contre les lois et les
structures de la démocratie libérale. Les comportements sont de plus en plus
inciviques et incivils sans toutefois déboucher (sauf exception) sur la
violence de l’affrontement direct. Même éloignement du côté de l’État :
face aux concitoyens devenus étrangers, ils préfèrent pratiquer l’esquive (en
ne lui répondant pas ou en lui promettant de créer une commission).
À cette crise du citoyen (peut-être déjà mort) fait écho une crise morale au
moins aussi profonde. Dans une démocratie, les hommes peuvent faire à
peu près n’importe quoi mais ils savent qu’ils ne doivent pas le faire. C’est
pourquoi la démocratie, régime d’autolimitation, est un régime
tragique4250.. Ainsi comprend-on que la tragédie, cette présentation et cet
exorcisme du chaos, ait été par excellence le mode d’expression de la
démocratie grecque4251.. Le cinéma, qui massivement donne à voir toutes
les catastrophes joue aujourd’hui dans les démocraties modernes une
fonction analogue.
Mais la tragédie démocratique ne peut être entièrement objectivée ; elle
reparaît constamment chez l’homme démocratique lui-même : la liberté
laissée aux besoins et aux désirs, multipliés à l’infini, se heurte à
l’impossibilité objective et subjective de les satisfaire. Aussi l’homme
moderne vit-il constamment dans l’autodépréciation : à la névrose produite
par le refoulement succède la dépression produite par l’impuissance ; la
morale de la honte tend de nouveau à remplacer celle de la culpabilité.
 
B. La fin du prestige et de l’autorité
 
« Le principe de la démocratie se corrompt, écrit Montesquieu, non
seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend
l’esprit d’égalité extrême et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit
pour lui commander »4252.. Le prestige et l’autorité qui sont pourtant les
formes les plus civilisées (sublimées) du pouvoir subissent dans la
démocratie contemporaine un véritable effondrement4253.. Les
gouvernements démocratiques ont été les plus impopulaires de tous les
gouvernements. La constitution d’un personnel politique, d’une classe,
voire d’une caste politique a été fatale4254.. Alors que dans son travail le
citoyen subit immédiatement les conséquences d’une faute personnelle,
d’un échec collectif, voire d’une conjoncture défavorable, l’homme
politique, même désavoué par le suffrage universel ou inculpé par la justice,
reste à son poste. Cette impunité et cette irresponsabilité sont dévastatrices
en termes d’opinion. Du côté des hommes politiques, d’ailleurs, le pouvoir
n’est plus objet de désir. On ne veut plus le pouvoir, mais seulement la
puissance et les avantages qui vont avec. Quant au système électoral, ses
contingences4255. et ses absurdités contribuent à anéantir le prestige et
l’autorité. Une campagne électorale obéit à une loi d’utilité marginale
croissante : il s’agit pour les candidats d’attirer à eux de nouvelles
catégories d’électeurs indécis. Le paradoxe de la démocratie est que l’issue
d’un scrutin dépend toujours des moins motivés et des moins conscients,
c’est-à-dire de ceux dont le sens civique est le moins aiguisé.
Le pouvoir de la masse induit une autre philosophie de l’Histoire4256.,
l’âge des grands hommes est révolu4257.. L’homme politique s’est cru plus
près du peuple en devenant toujours plus médiocre. Ce faisant, il achevait
de détruire le peu d’autorité qui lui restait. À la dépolitisation du citoyen
répond la dépolitisation de l’homme politique lui-même. Au lieu de hausser
son caractère à la hauteur de sa fonction, celui-ci abaisse la fonction à la
hauteur de son caractère. La médiocrisation du discours, c’est-à-dire à la
fois sa banalisation et son uniformisation4258., n’est pas moins grande que
celle du comportement. Auprès des responsables politiques, les avocats et
les conseillers médias finissent par occuper une place et une fonction plus
importantes que les conseillers politiques. Le procédé a remplacé le grand
style.
 
C. Le rôle croissant de l’argent
 
Déjà Montesquieu écrivait : « Il ne faudra pas s’étonner si l’on voit les
suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au
peuple, sans retirer encore plus de lui »4259.. Déjà Darius rejetait la
démocratie à cause de la corruption qui y règne4260.. Dès l’Antiquité, la
démocratie a un rapport particulièrement étroit avec l’argent.
Caractéristique à cet égard est l’inflexion subie par le terme de « corruption
» dans un sens presque exclusivement financier4261.. Aux États-Unis, un
candidat se vend et s’achète — ce qui est la définition littérale de la
marchandise. La démocratie s’est achevée en ploutocratie4262..
L’argent ne corrompt pas seulement les mécanismes de la démocratie : il
induit toute une conception du monde qui à beaucoup d’égards est aux
antipodes de la démocratique4263..
 
 
2. Les causes de la crise
 
Elles sont aux deux extrémités de la chaîne signifiante — d’un côté
l’individualisation, de l’autre la globalisation.
 
A. L’individualisme
 
Comme l’avait deviné Benjamin Constant, « nous traînons toujours après
nous je ne sais quelle arrière-pensée qui naît de l’expérience et qui défait
l’enthousiasme »4264.. Aussi ni la démocratie ni la république antique ne
peuvent revivre ; c’est pour avoir méconnu ce fait fondamental — le
caractère résolument individualiste de la liberté moderne — que les
révolutionnaires sont tombés dans la Terreur. Rousseau d’ailleurs avait bien
aperçu cette différence des deux démocraties, antique et moderne, puisqu’il
écrit : « vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté et vous craignez
bien moins l’esclavage que la misère »4265.. La conception libérale de la
démocratie l’a emporté sur la républicaine : la loi n’a pas à promouvoir le
bien commun mais à protéger l’intérêt personnel. Selon cette conception,
l’individu s’exprime davantage dans son travail que par sa participation aux
affaires publiques — d’où le rôle croissant de l’argent devenu obsession
dominante. Or « L’amour de la démocratie, écrivait Montesquieu, est celui
de l’égalité » et il ajoutait aussitôt : « l’amour de la démocratie est encore
l’amour de la frugalité »4266.. Pourquoi la frugalité ? « Moins il y a de luxe
dans une république, plus elle est parfaite »4267. ; « À mesure que le luxe
s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier
»4268..
Une société démocratique est matérialiste. Le souci du vivre bien a anéanti
celui du vivre ensemble. De plus, l’irruption de l’idéologie des droits de
l’homme a changé le sens de la démocratie : du pouvoir du peuple on est
passé au respect des individus. L’espace collectif n’est plus politique mais
médiatique (la communication). Or le politique est le seul espace collectif
où la raison puisse l’emporter (ce qui ne signifie pas qu’elle domine
exclusivement : la politique est aussi le champ des passions). L’affectif a
ruiné le rationnel : désormais les électeurs n’expriment plus une volonté
mais une sympathie4269.. Le concept même de bien public disparaît, il
devient synonyme de gaspillage d’argent. Il n’y a plus de citoyens, il n’y a
plus que des clients ; parallèlement, les hommes politiques sont traités
comme des fournisseurs. Nietzsche constatait déjà : « le déclin, la
décadence et la mort de l’État, l’affranchissement de la personne privée (je
n’ai garde de dire : de l’individu) sont la conséquence de la conception
démocratique de l’État »4270.. « La démocratie moderne est la forme
historique de la décadence de l’État »4271.. Semblablement, la diffusion
des droits aboutit à l’abolition du droit : « quand tous sont égaux, on n’a
plus que faire de droits »4272..
Enfin, les statistiques et études dites sociologiques atomisent les notions :
le « grand groupe central » a remplacé le peuple et les « grandes tendances
» se sont substituées à la volonté générale. L’opinion prend la place du
peuple. Toute solidarité ôtée (d’où, par dissimulation, l’inflation de ce mot)
les individus entrent dans un processus de victimisation croissante4273..
 
B. La globalisation
 
La technique et l’économie qui ont donné à la démocratie ses forces
contribuent également à l’affaiblir en détruisant les structures de l’État-
nation dans lequel la démocratie pouvait vivre et s’incarner4274..
 
 
3. Les effets de la crise
 
Le pouvoir a horreur du vide. Lorsque l’un disparaît, il est aussitôt
remplacé par un autre4275..
 
A. La démagogie
 
La démagogie est à la fois une cause, un symptôme et un effet de la crise
de la démocratie. Loin d’être la meilleure expression du démos, le
populisme est une menace contre la démocratie. Presque toutes les
dictatures fascistes ont été populistes. Seuls les gouvernements
démocratiques osent parfois mener une politique que le peuple ne veut
pas4276.. De toutes les formes de démocratie, la « démocratie d’opinion »
est la pire parce qu’elle remplace la volonté générale par les désirs et
angoisses particuliers dont elle se contente de faire la somme4277..
 
B. La judiciarisation
 
Trois phénomènes sont compris sous ce terme (le « pouvoir des juges »
peut signifier trois choses différentes). D’abord l’importance croissante
prise par la loi dans les démocraties modernes. Certains parlent de
constitutionnalisme4278.. Ensuite la prolifération indéfinie des lois et
règlements. Plutôt que de faire appliquer les lois existantes, l’État dans une
fuite infinie en avant préfère en produire d’autres, ainsi donne-t-il l’illusion
de sa puissance et de son efficacité. De cette manière il contribue réellement
à son propre affaiblissement.
Enfin la justice tend à devenir l’arbitre suprême, l’ultime instance de
décision non seulement dans les conflits entre les personnes mais aussi dans
les affaires politiques. À la judiciarisation est liée une moralisation4279. ou
plutôt une éthicisation de la vie publique.
 
C. La technocratisation
 
À la fin de l’article, écrit en 1968, qu’il consacre à la démocratie, Georges
Burdeau parlait de « la méfiance des individus à l’endroit d’un monde dont
le contrôle leur échappe ». « Pour le dominer, ajoutait Burdeau, ils tiennent
pour nécessaire de disposer de compétences dont ils se croient dépourvus.
Leur pessimisme les incite au renoncement. Il leur suffit d’être gouvernés
selon les formes extérieures de la démocratie »4280.. Déjà Renan prévoyait
que le perfectionnement des armements « mène à l’inverse de la démocratie
» en donnant à un petit nombre d’hommes une énorme puissance. Les
experts gouvernent à la place du peuple. Les formidables progrès
techniques leur donnent un formidable pouvoir. D’où un double danger : a)
celui de voir se constituer une oligarchie technocratique prenant toutes les
décisions importantes à la place des politiques mêmes ; b) celui de briser la
légitimité même du débat démocratique en substituant les valeurs
d’efficacité et de vérité à celles d’utilité et de justice. La démocratie est le
régime politique qui prend le risque de se confronter à son autre ; elle
repose sur une conception foncièrement duale de la vie politique. Or la
puissance techno-économique induit toujours davantage l’idée qu’une autre
politique (que celle qui est actuellement conduite) n’est pas possible (il ne
saurait y avoir, en effet, de vérité sur le même objet et l’efficacité est
objective). En démocratie aujourd’hui les lobbys court-circuitent ce qui
reste de la volonté populaire : un groupe de pression, par définition, ignore
l’intérêt général et agit contre lui.
 
 
4. Les remèdes à la crise
 
À cette crise de la démocratie, deux réponses ont été apportées — le
formalisme de la règle et le communautarisme identitaire.
La théorie procédurale de la démocratie a été défendue par des auteurs
comme Jürgen Habermas et John Rawls. Pierre Rosanvallon parle à leur
sujet d’« illusion procédurale »4281.. Les partisans de cette théorie partent
du fait que la démocratie ne peut plus se penser en termes exclusifs de
démocratie représentative — aussi reviennent-ils à un artificialisme
contractualiste (Rawls)4282. ou à un formalisme de type kantien
(Habermas)4283. pour redonner sens à la démocratie.
À l’autre bout de l’arc philosophique il y a ceux qui, s’opposant à la
mondialisation, pensent que la nation ou la communauté ethnique est le
cadre nécessaire de la démocratie. Chez eux, l’éthique et le culturel
prennent le dessus sur le politique. Dans Mécontentement de la démocratie,
Michaël Sandel justifie le point de vue des communautariens en redonnant à
la vie politique une substance éthique. Tocqueville disait qu’aux États-Unis
la société est plus démocratique que l’appareil gouvernemental. Mais est-ce
si sûr ? Si la vie démocratique quitte le champ de la nation-État, les seuls
domaines où elle puisse retrouver actualité sont ou bien au niveau infra-
étatique la vie et les associations locales4284. ou bien au niveau supra-
étatique4285. la vie et les associations mondiales4286.. Ainsi la démocratie
participative pourrait-elle redonner sens à une démocratie qui ne peut être
réellement ni directe ni représentative.
À partir d’une distinction faite au Moyen Âge, entre deux types de
tyrannies, celle qui provient de l’acquisition du pouvoir, et celle qui
provient de son exercice, Yves Charles Zarka distingue une légitimité de
titre, qui est conférée par le vote, et une légitimité d’exercice qui doit être
assurée par le contrôle. Aujourd’hui, les démocraties ont bien une légitimité
de titre, mais si cette condition est nécessaire, elle est non suffisante. Elles
souffrent d’une légitimité d’exercice, ce dont rend compte la chute rapide
de l’adhésion populaire après une élection.
Si vous préférez les vices aux crimes, écrit Tocqueville, alors constituez un
gouvernement démocratique. « Le pire des régimes à l’exception de tous les
autres », disait Churchill à propos de la démocratie. Il n’est pas impossible
de penser que la crise est l’état normal de ce type d’organisation et qu’il en
va mieux ainsi.
 
*
 
Castoriadis disait que Platon a transformé aux yeux de l’histoire ce qui
aurait pu être une destruction de fait (la crise de la démocratie athénienne)
en une destruction de droit (l’illégitimité de cette politéia). À la fin du
Traité politique — tel qu’il nous a été conservé — Spinoza argumente
contre l’idée d’une égalité entre les hommes et les femmes à partir du fait
qu’en aucune société présente ou passée les femmes n’ont été les égales des
hommes !4287. Cela constitue pour lui la preuve que les femmes sont
naturellement inférieures aux hommes... C’est l’absence de sens historique
qui a fait partager par les plus grands philosophes les pires préjugés de la
foule. La démocratie n’est pas une nature réalisée mais un processus
inachevé. Elle se débat dans cette contradiction qui la constitue : elle doit
déterminer les conditions de sa réalisation alors même qu’elle les ouvre à
l’infini.
Deux facteurs ont été à la fois la condition, l’effet et l’expression de la
démocratie : la croissance économique et les droits de l’homme. L’élévation
universelle (quoique inégalitaire) du niveau de vie dans les pays les plus
riches4288. a autant fait pour la démocratie que l’appareil législatif4289..
Amartya Sen montre le lien qui peut exister entre le confort matériel et la
liberté. C’est pourquoi il refuse de réduire la pauvreté à la seule question du
revenu4290.. Il définit le développement comme « un processus
d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus ». Aucun pays
démocratique n’a connu la famine, observe Sen, il est pratiquement
impossible de remporter une élection après une famine. Inversement, au XXe
siècle, la famine a toujours été liée à l’absence totale de démocratie. Par
ailleurs, mettre les droits de l’homme en exergue de l’idée de démocratie,
c’est affirmer que les droits de l’individu et l’universalité de son
appartenance à l’humanité sont en principe antérieurs à toute forme de lien
civil, qu’ils en sont la condition de possibilité et forment le cadre à partir
duquel le politique peut être pensé4291..
Est-ce à dire que la reconnaissance de la démocratie comme horizon
indépassable de notre temps constitue un nouveau fatalisme ? Ce serait
oublier que la démocratie est encore toute à réaliser, ce que veut signifier
Claude Lefort lorsqu’il dit de l’invention démocratique qu’elle ne figure pas
seulement la limite de la domination totalitaire mais également la limite de
la domination capitaliste.
La thèse d’un épuisement démocratique, pour radicale qu’elle soit, mérite
d’être examinée. Nombre d’auteurs parlent désormais de situation post-
démocratique, pour traduire l’état décadent des sociétés modernes qui
gardent les apparences de la démocratie (élections, liberté d’expression…)
dans un monde désormais dominé par des défis et des pouvoirs
supranationaux échappant aux suffrages populaires.
 
*
 
Voir aussi
 
Le dialogue. Les droits de l’homme. L’égalité. L’État. La liberté. La
politique. Le pouvoir. La république. La société. La souveraineté. Le
totalitarisme.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, La République.
Xénophon, La République des Athéniens, Œuvres II, trad. P. Chambry, GF-Flammarion, 1967.
Aristote, Les Politiques, trad. P. Pellegrin, GF-Flammarion, 1993.
Jean Bodin, Les Six livres de la République, Livre de Poche, LGF, 1993.
C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois.
J.-J. Rousseau, Du contrat social.
Benjamin Constant, Principes de politique, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
V.I. Lénine, L’État et la révolution, trad. fr., Éditions sociales, 1967.
Hans Kelsen, La Démocratie. Sa nature. Sa valeur, trad. C. Eisenmann, Sirey, 1932.
J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme, démocratie, trad. G. Fain, Payot, 1969.
Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Payot, 1976.
Georges Burdeau, La Démocratie, Seuil, 1966.
Claude Lefort, — Essais sur le politique. XIXe-XXe siècle, Seuil, 1986.
— L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981.
 
 
4030 De même, Heidegger arguera du caractère grec du mot « philosophie » pour récuser l’idée
qu’il puisse y avoir en Orient une activité de ce genre.
4031 VII, 5.
4032 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, PUF, 1970, p. 1214.
4033 Ibid., p. 1216.
4034 Ainsi le Mali disposait-il d’une charte véritablement démocratique durant notre Moyen Âge
(voir La Charte du Mandé, trad. fr., Albin-Michel, 2003).
4035 J. Baechler, Démocraties (Calmann-Lévy, 1985), Précis de la démocratie (Calmann-Lévy,
1994).
4036 Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Payot, 1976,
p. 78.
4037 Platon, Le Politique 302 d-e.
4038 Aristote, Les Politiques, III, 7, 1279 a 22-1279 b 10.
4039 Dans sa Rhétorique (I, 8) Aristote distingue quatre politéiaï : la démocratie, l’oligarchie,
l’aristocratie et la monarchie. Dans Les Politiques, il oppose les politéiaï aux monarchies et aux
tyrannies et n’en reconnaît que trois espèces : aristocratie, oligarchie et démocratie.
4040 T. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971, p. 192.
4041 T. Hobbes, Le Citoyen VII, 1, trad. S. Sorbière, G -Flammarion, 1982, p. 167.
4042 Cité par A.-J. Tudesq, La Démocratie en France depuis 1815, PUF, 1971, p. 67.
4043 Tous les régimes communistes se sont dits « démocratiques », ceux de l’Europe de l’Est,
contrôlés par l’Union soviétique, s’appelaient même de façon redondante « démocraties populaires ».
L’épouvantable régime génocidaire des Khmers rouges se disait « Kampuchea démocratique ». Et
cette fiction était avalisée par nombre de politologues.
4044 J. Bodin, Les Six livres de la République II, Le Livre de Poche, LGF, 1993, p. 245.
4045 L’abolition des privilèges, en 1789, a précédé l’élaboration d’une Constitution et même
l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme.
4046 H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 1265-1266.
4047 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, Introduction, Œuvres II, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1992, p. 7.
4048 D’où l’attachement de l’Amérique à l’arme individuelle perçue comme un signe irrécusable
de liberté.
4049 Elle a démocratisé la lecture comme l’arme à feu a démocratisé la guerre.
4050 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, op. cit., p. 6.
4051 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, I, 1, op. cit., p. 515.
4052 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, I, 8, op. cit., p. 543.
4053 Tocqueville fait remarquer que l’aristocratie est plus favorable à la poésie car les choses
grandissent et se voilent à mesure qu’elles s’éloignent — et sous ce double rapport, elles prêtent
davantage à la peinture de l’idéal.
4054 Platon, Protagoras, 322 d.
4055 H. Kelsen, La Démocratie. Sa nature. Sa valeur, trad. C. Eisenmann, Sirey, 1932, p. 14.
4056 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois II, 2.
4057 La fameuse formule « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » a été
prononcée par Abraham Lincoln dans son discours de Gettysburg, le 19 novembre 1863. «
Gouvernement par le peuple pour le peuple » — l’expression figure dans la Constitution française de
1958.
 
4058 C. Lefort, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Seuil, 1986, p. 51.
4059 En rationalisant le Volk, le nazisme a dépolitisé totalitairement le peuple.
4060 Parce qu’il anéantit le pouvoir de l’aristocratie, Clisthène fut le fondateur de la démocratie
athénienne.
4061 Dans La Naissance de la tragédie (§ 7) Nietzsche critique cette interprétation comme
méconnaissance de l’origine religieuse de la tragédie.
4062 Voir La république.
4063 « L’air de la ville rend libre » dit un proverbe allemand. La démocratie est née dans les villes.
Cela dit, il y eu des expériences démocratiques dans des cadres non urbains (en Europe du Nord, en
Suisse).
4064 T. Hobbes, Le Citoyen VII, 5.
4065 T. Hobbes, Le Citoyen VII, 5, op. cit., p. 171. L’indiction (du latin indictio) désigne la
convocation à jour fixe de certaines assemblées.
4066 Du contrat social II, 3.
4067 H. Arendt, Essai sur la Révolution, trad. M. Chrestien, Gallimard, 1967, p. 111.
4068 Voir le célèbre frontispice du Léviathan.
4069 J.-J. Rousseau, Du contrat social III, 11.
4070 Aristote, Les Politiques III, 11, 1281b 6-8.
4071 Ibid., 1281b 9-10.
4072 Ibid., 1281 a 44-1281 b2.
4073 Mahomet disait qu’il est impossible que sa communauté se trompe sur un point de doctrine.
4074 B. Spinoza, Traité des autorités théologiques et politiques, trad. fr., Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 831.
4075 J.-J. Rousseau, Du contrat social I, 7.
4076 D’où le sel de la saillie de Bertolt Brecht, après l’insurrection ouvrière de Berlin-Est, en juin
1953 : « Le gouvernement n’a qu’à dissoudre le peuple ».
4077 Du contrat social, II,
4078 Ibid., II, 3.
4079 Ibid.
4080 « Qu’appelles-tu le peuple ?, demande Socrate à Euthydème dans Les Mémorables, — Les
citoyens pauvres », répond Euthydème (Xénophon, Les Mémorables IV, II, § 37).
4081 Le mot vient de canus, « chien » en latin.
4082 Voir Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995.
4083 P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Gallimard, 1998, p. 14.
4084 J. Locke, Traité du gouvernement civil, § 135, trad. D. Mazel, GF-Flammarion, 1984, p. 281.
4085 Selon l’expression de P. Rosanvallon, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en
France, Gallimard, 1992.
4086 G. Burdeau, La Démocratie, Seuil, 1966, p. 15.
4087 L’autonomie conçue comme simple phase préparatoire à l’indépendance, donc comme
indépendance incomplète, inachevée.
4088 Du contrat social, I, 8.
4089 Voir La tolérance.
4090 H. Arendt, Essai sur la Révolution, op. cit., p. 39. Le mot isègoria, signifiant le droit pour
tous de parler à l’assemblée, était parfois utilisé par les auteurs grecs comme un synonyme de «
démocratie ». À l’isègoria, droit égal à la parole, correspondait la parrhèsia, la liberté de parole
accordée à tout citoyen. À Athènes, tous les citoyens pouvaient siéger à l’assemblée.
4091 Il en est resté quelque chose dans la langue commune : « d’élection » équivaut à « le meilleur
».
4092 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois II, 2.
4093 Cela dit, le principe du tirage au sort pour les postes de responsabilité n’était pas en Grèce
d’application universelle : si les archontes qui exerçaient des fonctions administratives faciles à
remplir étaient tirés au sort, les stratèges qui devaient commander l’armée et la flotte étaient élus.
4094 L’ostracisme manifestait la toute-puissance de la cité : il était décidé par vote, sans accusation
ni défense préalable, donc sans procès. C’était une mesure prophylactique strictement personnelle
(l’ostracisme ne frappait ni la famille ni les biens).
4095 Aristote, Les Politiques V, 8, 1307 b 12-14, trad. P. Pellegrin, GF-Flammarion, 1993, p. 374.
4096 Voir L’égalité.
4097 J. Bodin, Les Six livres de la République, VI, 4, « Le Livre de Poche », LGF, 1993, p. 522.
4098 Les communistes retrouveront cela avec leur « camarade ».
4099 Le tirage au sort, sans avoir la même importance qu’à Athènes, n’a pas été tout à fait
abandonné (voir la constitution des jurys populaires).
4100 Victor Hugo, discours sur le suffrage universel du 21 mai 1850 (Actes et paroles I).
4101 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, Introduction, Œuvres II op. cit., p. 5-6.
4102 « Dans les temps d’égalité, écrit Tocqueville, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les
autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque
illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des
lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. Quand l’homme qui
vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent
avec orgueil qu’il est égal de chacun d’eux ; mais lorsqu’il vient à envisager l’ensemble de ses
semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre
insignifiance et de sa faiblesse. Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses
concitoyens en particulier le livre isolé et sans défense à l’action du plus grand nombre » (A. de
Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, 1, 2, Œuvres II, op. cit., p. 521).
4103 Le sens étymologique d’omnibus est « pour tous ».
4104 Voir L’égalité et La justice.
4105 Il faut préciser que si les despotismes peuvent favoriser le sport (on l’a vu avec les régimes
nazi et communistes), ils sont très méfiants vis-à-vis du jeu dont ils interdisent souvent certaines
pratiques (en pays islamiques, les jeux de hasard sont bannis).
4106 Les jeux olympiques subliment les exercices guerriers et pendant leur déroulement les
guerriers déposaient les armes (la trêve olympique).
4107 Les deux seules cultures au monde à avoir ignoré le théâtre comme mode privilégié
d’expression furent précisément celles qui furent soumises aux lois du plus rigoureux monothéisme
(les cultures juive et arabe).
4108 C. Lefort, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècle, op. cit., p. 28.
4109 Voir l’opposition entre les deux types de solidarité chez Ferdinand Tönnies (voir La société).
4110 Voir J. Locke, Lettre sur la tolérance et autre textes, trad. J. Le Clerc, GF-Flammarion, 1992.
4111 C. Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p. 47.
4112 Ibid., p. 53.
4113 Il existe un lien assuré entre l’antidémocratisme déterminé de Heidegger, et son rejet du logos
d’une part, et sa fascination pour le dit poétique d’autre part.
4114 J. Habermas, Droit et démocratie : entre faits et normes, trad. fr., Gallimard, 1997.
4115 Aux critiques du parlementarisme, Clemenceau répondait : « Ces discussions ont leurs
inconvénients, le silence en a davantage. Oui ! Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on
se tait. Si c’est le régime de discussion que vous croyez flétrir sous le nom de parlementarisme,
sachez-le, c’est le régime représentatif lui-même, c’est la République sur qui vous osez porter la main
» cité par C. Nicolet, L’Idée républicaine en France, Gallimard, 1982, p. 429).
4116 Dans sa période despotique, la Révolution française parlait de « factions ».
4117 Les partis marxistes, à partir de la distinction entre partis d’opposition et partis de masse,
prétendaient remplacer la liberté d’opinion par l’autocritique. Mais l’autocritique n’a jamais été que
l’absence et l’interdiction de la critique.
4118 Sage précaution dans l’ancien droit hébreu : lorsqu’un accusé était condamné à l’unanimité, il
était... acquitté !
4119 D’Athènes aux États-Unis, en passant par l’Angleterre, la démocratie, sûre de son bon droit, a
volontiers des tentations impérialistes.
4120 C. Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p. 52.
4121 De l’esprit des lois III, 2.
4122 H. Kelsen, La Démocratie. Sa nature, sa valeur, op. cit., p. 14.
4123 Les Politiques IV, 1.
4124 K. Marx, État et société civile, Œuvres. Philosophie, éd. M. Rubel, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1982, p. 901.
4125 Ibid.
4126 Polybe, Histoire, trad. D. Roussel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 471.
4127 De l’esprit des lois, XI, 3.
4128 Les Politiques VI, 2, 1317 a1.
4129 Thucydide, La Guerre du Péloponnèse II, 40, trad. D. Roussel, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1964, p. 813.
4130 Les Grecs, à juste titre, se méfiaient de la durée et de l’accumulation des pouvoirs où ils
voyaient un danger de tyrannie.
4131 Les stratèges, au nombre de dix, commandaient l’armée et la flotte. Ils étaient élus à main
levée par l’assemblée du peuple. Leur mandat était d’un an, mais pouvait être renouvelé : l’histoire
d’Athènes présente de nombreux exemples de stratèges reconduits dans leur fonction, l’exemple le
plus célèbre étant celui de Périclès.
4132 E. Kant, Projet de paix perpétuelle, AK VIII, 353, trad. H. Wismann, Œuvres philosophiques
III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 344.
4133 J.L. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, trad. fr., Calmann-Lévy, 1966, p. 136.
4134 Dans son article le chevalier de Jaucourt écrit : « Quant à la pure démocratie, c’est-à-dire celle
où le peuple en soi-même et par soi-même fait seul toutes les fonctions du gouvernement, je n’en
connais point de telle dans le monde, si ce n’est peut-être une bicoque comme San-Marino en Italie
où cinq cent paysans gouvernent une misérable roche dont personne n’envie la possession ».
4135 Cité par P. Bastid, L’Avènement du suffrage universel, PUF, 1948, p. 13.
4136 Voir La représentation.
4137 Inversement, la parité et le système des quotas sont des moyens de donner corps à une
conception réaliste, « microcosmique » de la représentation.
4138 En revanche, aux États-Unis, on dit « chambre des représentants » et non « chambre des
députés ».
4139 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois II, 2, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1951, p. 240.
4140 Ibid., p. 241.
4141 « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ;
elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté ne se représente point : elle est la
même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent
être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement.
Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple
anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ;
sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il
en fait mérite bien qu’il la perde » (J.-J. Rousseau, Du contrat social II, 15).
4142 Du contrat social II, 15.
4143 « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement » ; « un gouvernement
si parfait ne convient pas à des hommes » ; « il n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en
existera jamais » (Du contrat social III, 4).
4144 Rousseau se défiait tant de la centralisation des pouvoirs qu’il était favorable à l’institution de
la capitale tournante : alternativement le gouvernement siégerait dans chaque ville (Du contrat social
III, 13).
4145 Du contrat social III, 12.
4146 B. Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la
civilisation européenne, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957, p. 1010.
4147 Ibid., p. 1012-1013.
4148 J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme, démocratie, trad. G. Fain, Payot, 1969, p. 325.
4149 Ibid., p. 367.
4150 Exemples : une manifestation de rue, un mouvement de boycott, une campagne de pétitions.
4151 Il demanda grâce et l’obtint pour Blanqui auprès de Louis-Philippe.
4152 « C’est étrange, un plébiscite. C’est le coup d’État qui se fait morceau de papier. Après la
mitraille, le scrutin. Au canon rayé succède l’urne fêlée. Peuple, vote que tu n’existes pas. Et le
peuple vote. Et le maître compte les voix » (V. Hugo, Actes et paroles II, Œuvres complètes XIV, Le
Club français du livre, 1970, p. 880). La Constitution allemande interdit, pour des raisons historiques,
le recours au référendum.
4153 Même ambivalence à l’égard des droits de l’homme.
4154 V.I. Lénine, L’État et la révolution, trad. fr., Éditions sociales, 1967, p. 118.
4155 Puisque l’État est, du point de vue marxiste, toujours l’expression d’un rapport de classes.
4156 K. Marx, À propos de la question juive, in Œuvres. Philosophie, op. cit., p. 363.
4157 V.I. Lénine, L’État et la révolution, op. cit., p. 107.
4158 « La toute-puissance de la richesse est plus sûre en république démocratique parce qu’elle ne
dépend pas d’insuffisances du mécanisme politique, des défauts de l’enveloppe politique du
capitalisme. La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme »
(V.I. Lénine, L’État et la révolution, op. cit., p. 17).
4159 Ibid., p. 117.
4160 Ibid.
4161 Ibid., p. 117-118.
4162 « Alors seulement la démocratie commencera à s’éteindre pour cette simple raison que,
délivrée de l’esclavage capitaliste, des horreurs, des sauvageries, des absurdités, des ignominies sans
nombre de l’exploitation capitaliste, les hommes s’habitueront graduellement à respecter les règles
élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues, durant des millénaires dans
toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans
cet appareil spécial de coercition qui a nom : l’État » (ibid., p. 118).
4163 A. Gramsci, Écrits politiques tome III, 1923-1926, textes choisis par R. Paris, Gallimard,
1980, p. 145.
4164 C. Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p. 53.
4165 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, op. cit., p. 1212.
4166 Ibid., p. 1216.
4167 C’est pourquoi aux États-Unis, à l’inverse de ce qui se passe en France, les libéraux sont à
gauche.
4168 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, I, 11.
4169 L’ecclésia.
4170 Isocrate, Sur la paix § 3, 14.
4171 La République VI, 492 b.
4172 Ibid., 494a.
4173 Principes de la philosophie du droit, § 301.
4174 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 279, trad. R. Derathé, Vrin, 1975, p.
292.
4175 Principes de la philosophie du droit, § 279.
4176 Cité par P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Gallimard, 1988, p. 60.
4177 P.-J. Proudhon, Mélanges. Articles de journaux, 1848-1842, Paris, 1868, p. 19.
4178 Ainsi, après le référendum sur le traité de Maastricht, qui a donné un avantage au oui mais de
justesse (51 % contre 49 % au non), les politologues ont déclaré : dans sa grande sagesse le peuple
français a répondu oui à l’Europe mais il a aussi voulu donner un avertissement à ceux qui voulaient
précipiter les événements, le peuple a approuvé mais modérément. Comme s’il s’agissait d’un
individu qui aurait accordé une note de 5,1 au gouvernement !
4179 J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, op. cit., p. 347.
4180 Ibid., p. 343.
4181 Dans plusieurs cantons suisses présentés comme des démocraties exemplaires les femmes
sont toujours dépourvues du droit de vote.
4182 F. Nietzsche, Humain, trop humain II, § 276, trad. H. Albert, Œuvres I, Robert Laffont, 1993,
p. 931.
4183 H. Kelsen, La Démocratie, op. cit., p. 15.
4184 Ainsi, dans les démocraties occidentales, plusieurs millions de chômeurs n’ont littéralement
pas de voix politique.
4185 Cité par Guy Hermet, Le Peuple contre la démocratie, Fayard, 1989, p. 13.
4186 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, lettre VII, Œuvres complètes III, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1964, p. 814.
4187 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, lettre IX, ibid., p. 895.
4188 Une relation est transitive lorsque (xRy) et (yRz) impliquent (xRz). Les relations « plus grand
que », « moins que », « égal à », « plus lourd que » etc. sont transitives. Le paradoxe de Condorcet
montre qu’une relation exprimée en termes de préférence peut n’être pas transitive : soit 3
candidats A, B, C. : si je préfère A à B, et B à C, je peux préférer C à A. Dans un vote collectif, le
troisième peut être préféré au premier alors que par définition le premier est préféré au second et le
second au troisième.
4189 L’Inde offre un cas extrême de démocratie politique sans démocratie sociale (voir Christophe
Jaffrelot, Inde : la démocratie par la caste, Fayard, 2005).
4190 La République VIII, 557c.
4191 Les Lois III, 701a. Dans Prova d’orchestra, Fellini use de la même métaphore pour illustrer
l’anti-autoritarisme gauchiste des années 1970.
4192 Platon, La République 563 a-b.
4193 Xénophon, La République des Athéniens II, § 18. L’authenticité de ce texte a été contestée,
aussi a-t-il été attribué à un Pseudo-Xénophon.
4194 Platon, La République VIII, 560 d-e.
4195 Alors que Nietzsche voyait en Socrate, le plébéien, le type originaire de l’homme démocrate,
Cornelius Castoriadis pensait, à l’inverse, qu’en frappant l’opinion de nullité, Socrate sapait la base
même de la démocratie.
4196 « N’a-t-il pas déjà vu cela : dans un tel régime, des hommes contre qui il y a eu un décret de
mort ou de bannissement, et qui néanmoins ne quittent pas la place, qui circulent en public, comme
s’ils étaient indifférents à tous, invisibles pour tous, le fantôme errant d’un Héros ? » (Platon, La
République VIII, 558a, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1950, p. 1158). Dans les dernières années, des « responsables » politiques condamnés par la justice se
sont vus triomphalement réélus en France et en Italie.
4197 Platon, Les Lois III, 701 a-b, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 742.
4198 Cicéron, La République I, XXVII, 43, trad. É. Bréguet, Gallimard, 1994, p. 37.
4199 C’est pourquoi le parti démocrate, soucieux de se dégager de cette étreinte sémantique,
introduisit l’usage commun du terme d’« oligarchie ». 
4200 Semblablement, à Rome, les aristocrates seront dits boni (les « bons ») ou optimates (les «
meilleurs »).
4201 Xénophon, La République des Athéniens III, § 10. Polybe forgera le terme d’ochlocratie pour
désigner la démocratie dans sa déchéance ultime : le pouvoir par la populace.
4202 Dans Les Six livres de la République, Jean Bodin rappelle la désolante histoire de Phocion,
héros de sa cité, et lui aussi condamné à boire la ciguë.
4203 La République VIII, 555b.
4204 Ibid., 555d.
4205 Ibid., 557 a, Œuvres complètes I, op. cit., p. 1157.
4206 La remarque est faite par Isocrate.
4207 « Certaines gens sont tellement aigris et courroucés par l’envie et la misère qu’ils font la
guerre, non au crime, mais au succès, qu’ils ne détestent pas seulement les hommes les plus honnêtes,
mais même les actes les plus vertueux, et qu’outre leurs autres méchancetés, ils se font les alliés des
gens injustes auxquels ils pardonnent, tandis qu’ils perdent, s’ils le peuvent, ceux à qui ils portent
envie. Quand ils agissent ainsi, ce n’est pas qu’ils ignorent sur quoi ils ont à voter, mais ils espèrent
être injustes sans se laisser découvrir et, en sauvant leurs semblables, ils pensent se défendre eux-
mêmes » (Isocrate, Sur l’échange, § 142-143).
4208 Platon, Les Lois III, 701c, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, op. cit., p. 742.
4209 Xénophon, La République des Athéniens II, § 17, trad. É. Chambry, Œuvres II, GF-
Flammarion, 1967, p. 481.
4210 § 25.
4211 Double corruption car à la corruption des politiques s’ajoute celle des sycophantes, c’est-à-
dire des maîtres chanteurs qui mettent en accusation les riches devant le tribunal populaire dans un
but intéressé. Criton, un homme riche proche de Socrate, s’est plaint en ces termes : il y a des gens
qui me traînent en justice non pas parce que je leur ai fait du tort mais parce qu’ils pensent que
j’aimerais mieux leur donner de l’argent que d’avoir des embarras (Xénophon, Mémorables, II, IX, §
1).
4212 J. Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad.
fr., Payot, 1978.
4213 Platon, Les Lois III, 698b, Œuvres complètes II, op. cit., p. 738.
4214 Platon, La République VIII, 562b.
4215 Ibid., 563e-564a, Œuvres complètes I, op. cit., p. 1166.
4216 Pisistrate fut le modèle du tyran démocrate : non seulement il chassa du pouvoir les familles
qui le détenaient, mais il prit des mesures populaires.
4217 Thucydide, La Guerre du Péloponnèse II, 37, op. cit., p. 812.
4218 Ibid. II, 41, p. 814-815.
4219 Ibid., p. 814.
4220 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, II, XI, 2.
4221 Ibid., XI, 4.
4222 Ibid.
4223 B. Spinoza, Traité politique, XI, 1.
4224 Ibid.
4225 B. Spinoza, Éthique III, 34, scolie.
4226 E. Kant, Projet de paix perpétuelle, AK VIII, 352.
4227 J.L. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, op. cit., p. 17.
4228 M. de Robespierre, Discours et Rapports à la Convention, UGE, 1965, p. 222.
4229 Cité par Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, op. cit., p. 37.
4230 « Or, aussitôt que le souverain doit faire usage de la force qu’il possède, c’est-à-dire, aussitôt
qu’il faut procéder à une organisation pratique de l’autorité, comme le souverain ne peut l’exercer par
lui-même, il la délègue, et tous ses attributs disparaissent. L’action qui se fait au nom de tous étant
nécessairement de gré ou de force à la disposition d’un seul ou de quelques-uns, il arrive qu’en se
donnant à tous, il n’est pas vrai qu’on ne se donne à personne ; on se donne au contraire à ceux qui
agissent au nom de tous » (B. Constant, Principes de politique, Œuvres, op. cit., p. 1072).
4231 Ibid., p. 1074.
4232 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, II, 7.
4233 De la liberté.
4234 Il faut citer en entier ce texte admirable de lucidité : « Je veux imaginer sous quels traits
nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable
d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et
vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la
destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce
humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les
touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une
famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir
immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est
absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle,
il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les
fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne
songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le
seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit
leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne
peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est ainsi que tous les jours il
rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un
plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même » (A. de
Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, IV, 6, in Œuvres II, op. cit., p. 836-837.
4235 Ibid., p. 837.
4236 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 243, trad. H. Albert in Œuvres II, Robert Laffont,
1993, p. 690.
4237 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, II, 2.
4238 Ibid.
4239 Ibid.
4240 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, IV, 8.
4241 Si aux Etats-Unis, constate déjà Tocqueville, on trouve beaucoup d’ambitieux, on trouve très
peu de grandes ambitions (De la démocratie en Amérique II, III, 19).
4242 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal § 203.
4243 Ibid. § 44.
4244 Ibid. § 202.
4245 F. Nietzsche, La Généalogie de la morale I, § 4.
4246 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
4247 Armand Colin, 2007.
4248 Au temps de Solon, un citoyen qui refusait de se prononcer pouvait se voir retirer ses droits
civiques.
4249 J. Baudrillard, La Gauche divine, Grasset, 1985, p. 100.
4250 G. David, La Démocratie, Éditions du temps, 1998, p. 27.
4251 Les régimes soumis à la loi de l’Un transcendant ignorent ou interdisent le théâtre (judaïsme,
islam), de même que les régimes totalitaires.
4252 De l’esprit des lois VIII, 2.
4253 Voir L’autorité.
4254 Dans son Discours sur la première décade de Tite-Live (I, 34 et 35), Machiavel établit que
l’institution des décemvirs fut plus nuisible à la liberté dans la république romaine que celle des
dictateurs parce que le pouvoir de ceux-ci était limité à un an alors que celui des décemvirs était
beaucoup plus long.
4255 Un statisticien a démontré que si les élections présidentielles américaines avaient été
remplacées par un tirage au sort, les résultats sur deux siècles n’eussent pas été foncièrement
différents.
4256 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 1, 19.
4257 Déjà, il y a près de deux siècles, Tocqueville constatait : « À mon arrivée aux États-Unis, je
fus frappé de surprise en découvrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés et
combien il l’était peu chez les gouvernants. C’est un fait constant que, de nos jours, aux États-Unis,
les hommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonctions publiques » (De la démocratie
en Amérique I, II, 5). Une enquête réalisée en 2000 aux États-Unis et portant sur le prestige moral des
différentes professions situe l’homme politique en queue de liste juste derrière l’acteur et
immédiatement devant la prostituée.
4258 « Likebility » disent les Américains pour désigner la ressemblance des candidats et des partis
entre eux.
4259 De l’esprit des lois VIII, 2.
4260 Hérodote, L’Histoire III, 82.
4261 Voir La corruption.
4262 Aux États-Unis, dans plus de 9 cas sur 10 c’est le candidat qui dépense le plus d’argent pour
l’élection à la Chambre des représentants qui l’emporte.
4263 On dit libre un média vendu au commerce et vendu un média libre.
4264 B. Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la
civilisation européenne, Œuvres, op. cit., p. 1013.
4265 Du contrat social II, 15.
4266 De l’esprit des lois V, 3.
4267 Ibid., VII, 2.
4268 Ibid.
4269 Les sondages d’opinion dont on voit ici le sens idéologique n’ont pas cessé d’abonder dans ce
sens.
4270 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 472, trad. fr., Œuvres I, op. cit., p. 648.
4271 Ibid.
4272 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 202.
4273 Il est caractéristique à cet égard que l’activité des multiples associations locales qui subsistent
et se créent soit presque toujours de défense, de protection, de protestation et presque jamais de
proposition, d’incitation.
4274 Voir La mondialisation.
4275 Dès 1791, dans le journal des Cordeliers, la presse fut appelée le quatrième pouvoir.
4276 En France, la peine de mort a été abolie contre l’avis de la majorité de l’opinion et si celle-ci
avait été suivie nombre d’immigrés auraient été expulsés.
4277 Les sondages d’opinion n’expriment généralement que des préjugés privés.
4278 Créé en 1958, le Conseil constitutionnel résume ainsi ce qui désormais fonde le
constitutionnalisme : la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution.
4279 Voir les opérations dites « mains propres ».
4280 G. Burdeau, « Démocratie », Encyclopaedia Universalis V, 1968, p. 413.
4281 P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable, op. cit., p. 338-354.
4282 Voir La justice.
4283 Voir L’action.
4284 On parlera de « démocratie dans l’entreprise » à partir des années 1960.
4285 Nietzsche déjà envisageait l’Europe comme fin possible de la démocratie (Humain, trop
humain II, § 292).
4286 On a parlé, à propos d’Internet, de démocratie virtuelle. La campagne internationale contre les
mines antipersonnels a été initiée sur Internet qui a permis d’obtenir leur interdiction. Le Réseau est
un moyen grâce auquel la société civile peut avoir de l’influence sur l’opinion publique mondiale.
4287 B. Spinoza, Traité politique XI, 4.
4288 G. Burdeau parlait de « démocratie par la prospérité ».
4289 D’où l’insuffisance du point de vue du positivisme juridique défendu par Kelsen.
4290 Voir L’égalité.
4291 En Allemagne au Japon, la démocratie est allée de pair avec le renoncement à la guerre.
41. La démonstration
 
 
 
Le travail de la démonstration et de l’argumentation est né en Grèce
ancienne lorsque la parole rituelle et la formule juste ne sont plus apparues
suffisantes. Les tablettes mésopotamiennes et les papyrus égyptiens
contiennent nombre de problèmes arithmétiques et géométriques avec leurs
solutions. Aucune justification, a fortiori aucune démonstration n’y
figure4292.. À la différence de la foi, la raison ne peut admettre la
révélation, ce qu’on appelait lumière surnaturelle par opposition à la
lumière naturelle. Il y a un en deçà et un au-delà prétendu de la raison :
l’opinion et la foi ont en effet ceci de commun qu’elles adhèrent à leur objet
sans éprouver le besoin de démonstration (il y a une évidence sensible pour
l’opinion comme il y a une évidence métaphysique pour la foi). La
croyance est beaucoup plus répandue que la certitude (rationnelle).
L’autorité de l’ensemble (le consensus, la majorité) ou du maître (qui peut
être le père ou la télévision, le journal ou l’ami) suffit.
La démonstration a pour but l’établissement d’une vérité objective et
d’une conviction subjective. Démontrer, c’est vouloir convaincre. Aristote
définissait comme science la discipline « capable de démontrer »4293.. «
Avoir raison », c’est dire ou penser quelque chose qui peut être prouvé soit
par des moyens logiques (la vérité de type mathématique) soit par
vérification par rapport à la réalité. Le domaine est, comme on le voit,
relativement étroit — la plupart des énoncés que nous produisons échappant
à la preuve et à la vérification.
On peut vérifier une hypothèse aussi souvent qu’on le voudra4294., la
démontrer représente un dépassement vers l’universel. La démonstration est
inhérente à la méthode mathématique. Démontrer un théorème, c’est mettre
en relation la proposition à démontrer en l’analysant, c’est-à-dire en la
décomposant en unités élémentaires, avec des énoncés premiers appelés
axiomes ou avec d’autres théorèmes. Il faut et il suffit qu’un énoncé ne
contredise pas un axiome posé au départ ou un autre théorème connu pour
qu’il soit considéré comme vrai.
L’identification de la vérité à la démontrabilité formelle est le propre du
formalisme. La théorie de la démonstration est aujourd’hui une partie de la
logique. La démonstration est en effet elle-même devenue un objet de
formalisation à partir de Hilbert : c’est cette métamathématique que l’on
appelle « théorie de la démonstration »4295..
Peut-il y avoir des vérités sans démonstration ? Certains l’ont prétendu :
pour eux, les axiomes sont des vérités évidentes. Mais d’autres l’ont
contesté : il n’y a de vérité au sens rigoureux que lorsque la proposition est
démontrée. Attachée au critère de vérifiabilité et soutenue par les tenants du
positivisme logique, la théorie vérificationniste de la signification affirme
qu’un énoncé n’est pourvu de sens que s’il est expérimentalement vérifiable
en principe, sinon effectivement, à un moment précis de l’évolution de la
science. Le principe de vérification trouve une anticipation dans
l’aphorisme 4.063 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein : «
Pour pouvoir dire : ‘p’ est vrai (ou faux), je dois avoir déterminé dans
quelles circonstances j’appelle ‘p’ vrai, et par là je détermine le sens de la
proposition ». Schlick fut le premier à énoncer le principe : « Le sens d’une
proposition est sa méthode de vérification ».
Leibniz faisait remarquer combien « il est étrange qu’on ne voit point
d’ombre de démonstration dans Platon et Aristote (excepté ses Analytiques
Premiers) et dans tous les autres philosophes anciens »4296.. De fait, ce qui
par les philosophes a été appelé « démonstration » ou « preuve » (que l’on
songe seulement aux fameuses « preuves de l’existence de Dieu ») n’était
en réalité que des argumentations. C’est que si la démonstration est la voie
royale vers la vérité, son champ d’application n’occupe qu’un secteur
spécialisé de la pensée. Plus personne aujourd’hui ne dirait comme ce
mathématicien français que cite Schopenhauer et qui, après une lecture de
l’Iphigénie de Racine, demandait en haussant les épaules : « Qu’est-ce que
cela prouve ? »4297..
 
 
I. NATURE DE LA DÉMONSTRATION
 
Démonstration se dit « apodeixis » en grec, du verbe « deiknumi », qui
signifie « montrer ». La démonstration est une monstration. Mais elle est
une monstration rationnelle, non empirique. Dans le Timée4298., Platon fait
venir les oiseaux d’êtres humains qui dans leur naïveté croient qu’en
astronomie les démonstrations s’obtiennent par la vue. « L’universel, ce qui
s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, écrira Aristote, car ce
n’est ni une chose déterminée ni un moment déterminé, sinon ce ne serait
pas un universel puisque nous appelons universel ce qui est toujours et
partout. Puis donc que les démonstrations sont universelles, et que les
notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de
science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était
possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous
en chercherions encore une démonstration, et que nous n’en aurions pas
(…) une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement
sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance
universelle »4299..
Au début des Topiques, Aristote distingue deux genres de raisonnements :
la démonstration et le raisonnement dialectique. Dans sa Rhétorique4300. il
différencie trois genres de rhétorique, le délibératif, le judiciaire et le
démonstratif. À la différence de la dialectique, la démonstration ne se
contente pas de la vraisemblance ; et à la différence de la délibération et du
jugement judiciaire, elle n’a pas pour finalité une action pratique.
Il ne suffit pas de connaître la solution d’un problème pour en avoir la
science mathématique. Lorsque Galilée découvre, par manipulation
physique4301., que l’aire engendrée par la cycloïde est le triple de celle de
son cercle générateur, la propriété de la cycloïde n’est pas mieux
connue4302.. Inversement, ce qui est connu comme formule donnée peut
être objet de démonstration4303..
La démonstration est dite valide si elle conserve la vérité. Alors que la
notion de vérité est sémantique, celle de validité est syntaxique.
Selon Aristote, la démonstration est déductive (spécifiquement :
syllogistique) dans la forme et elle procède à partir de prémisses qui doivent
être vraies, premières, indémontrables, et explicatives des
conclusions4304.. La démonstration part d’hypothèses4305. évidentes qui
sont elles-mêmes indémontrables. Pour Imre Lakatos, la démonstration
mathématique commence par une conjecture, c’est-à-dire une hypothèse
supposant qu’un certain théorème est probablement vrai. Lakatos appelle «
schéma de preuve » le procédé selon lequel la marche à suivre pour établir
la conjecture est décomposée en plusieurs étapes appelées lemmes ou
conjectures subsidiaires. Ce qui avait été connu sous le nom de grand
théorème de Fermat4306. n’était en réalité qu’une conjecture jusqu’à sa
démonstration par Andrew Wiles. Avant cette démonstration cette
conjecture avait été vérifiée sur un très grand nombre de cas par des moyens
mécaniques. Il en est allé de même avec le « théorème » (en fait, lui aussi,
une conjecture4307.) des quatre couleurs4308. : on l’a vérifié par ordinateur
pour un nombre très grand de figures possibles, et même de figures
improbables (par exemple des aires labyrinthiques se chevauchant les unes
les autres), des milliers de cartes coloriées de centaines de milliers de
façons, mais on n’a pas encore réussi à la démontrer : seule, en effet, la
démonstration a valeur mathématique car elle seule atteint l’universel (la
totalité des cas et non pas seulement un très grand nombre). L’outil
informatique permet effectivement de vérifier une conjecture par
épuisement des cas — certains mathématiciens parlent de « démonstration
bestiale »4309.. L’esprit humain a sur la machine encore ce privilège
d’avoir seul accès à l’universel, c’est-à-dire à la totalité. Aucun algorithme
ne peut démontrer certaines propositions que nous savons être vraies.
Comme l’avait noté déjà Platon4310., la vérification est de l’ordre de la
répétition4311. (ainsi la reprise d’un exposé ou d’une intervention afin de
s’assurer de ce qui a été dit), tandis que la démonstration répond à une
exigence de vérité. Si par aventure des machines démontraient un théorème
(mais peut-il y avoir démonstration sans volonté de démontrer ?), encore
faudrait-il pouvoir vérifier qu’elles l’aient bien démontré.
À ce propos Jean-Louis Le Moigne fait remarquer que le critère
poppérien, post-néopositiviste, de falsifiabilité ou de réfutabilité ne
permettrait pas de tenir l’informatique pour une science positive : comment,
en effet, réfuter une proposition démontrée par la science informatique ?
4312. À supposer, interrogeait Mario Bunge, que l’on parvînt à trouver un
automate qui ne se comporte pas conformément à la théorie des automates,
devrait-on en conclure que l’informatique est un art ou une doctrine
philosophique, et non une science ?
Il arrive que la tentative de démontrer une conjecture aboutisse au
contraire de ce que le mathématicien croyait vrai. Ainsi c’est en cherchant
la méthode de résolution par radicaux des équations de degré supérieur à 4
que Abel et Galois trouveront que le problème, sauf cas particulier, n’a pas
de solution4313..
La démonstration mathématique, dira Goblot, est une déduction puisque la
généralité de la conclusion résulte de sa nécessité logique (tandis que dans
l’induction la nécessité résulte de la généralité). Mais cette nécessité n’est
pas, comme dans le syllogisme, analytique. Elle est synthétique. Elle ne
résulte pas de l’implication formelle de la conclusion dans les prémisses,
mais de la possibilité logique de construire la conséquence avec
l’hypothèse. Pour Gentzen, la démonstration ne consiste pas à comparer
certains termes de façon à dégager certaines liaisons ni à passer d’un certain
ensemble de formules à une formule nouvelle au moyen de certaines règles
de transformation, mais à construire progressivement la formule à
démontrer, élément par élément. La démonstration ne procède plus du plus
connu au moins connu par propagation de l’évidence comme dans une
axiomatique à contenu intuitif. Elle ne passera plus de formules considérées
arbitrairement comme valables à des formules nouvelles, comme dans une
axiomatique de type formel : elle n’est plus passage, cheminement, liaison
réglée mais procédé de construction, loi de formation.
L’idée que la démonstration est une construction est implicitement
présente dans les premières constructions de la géométrie. Ainsi les
pythagoriciens auxquels est attribuée la démonstration du théorème bien
connu selon lequel la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits
(180°), ont-ils imaginé pour ce faire de tracer une droite parallèle à l’un des
côtés du triangle : par l’égalité des angles alternes-internes (une proposition
déjà connue), on voit aussitôt que l’angle au centre de l’un des trois
sommets du triangle est égal à 180° et qu’il est constitué par trois angles qui
représentent ceux du triangle lui-même. Il existe également des
constructions en arithmétique4314. et en algèbre4315.. La démonstration
apparaît comme une ruse de l’intelligence. Georg Cantor démontre qu’on ne
peut établir aucune correspondance bijective entre l’ensemble des nombres
entiers et l’ensemble des points d’une droite, et donc que l’ensemble des
réels n’est pas dénombrable4316.. Supposons qu’il existe une
correspondance bijective entre l’ensemble des réels et l’ensemble des
nombres entiers ; cette hypothèse conduit à une contradiction, elle est par
conséquent fausse4317.. C’est également par construction que Cantor
démontre qu’il existe une correspondance bijective entre les points d’un
plan et ceux d’une droite, qu’on peut former une suite infinie d’ensembles
telle que chaque ensemble soit supérieur à l’ensemble précédent. Le
mathématicien allemand a utilisé la démonstration par la diagonale pour
montrer que l’ensemble infini des nombres rationnels (c’est-à-dire
l’ensemble des nombres qui sont le quotient de deux nombres entiers) n’est
pas, contrairement à ce que suggère l’intuition, d’une puissance supérieure
à l’ensemble des nombres entiers ; par le même procédé, il démontra que,
contrairement là aussi à l’intuition, il y a autant de points dans un segment
que dans un carré.
Nous démontrons les propositions de la géométrie parce que c’est nous qui
la faisons, disait Vico4318.. Si nous pouvions démontrer la physique, nous
la ferions, ajoutait-il. Le logicisme a tendu à retirer à la démonstration toute
dimension psychologique, de manière à maintenir la différence avec la
simple argumentation4319.. Et pourtant, il n’y aurait jamais eu de
démonstration sans l’intention de démontrer, laquelle renvoie à une
communauté d’hommes raisonnables. Jean Piaget écrivait : « Une chose
frappe dans la pensée du petit enfant : le sujet affirme tout le temps et ne
démontre jamais »4320.. Piaget rattache cette carence à l’égocentrisme de
l’enfant qui l’empêche de différencier son point de vue propre et celui des
autres. Platon disait que la démonstration du philosophe devait pouvoir
convaincre les dieux eux-mêmes4321..
 
 
II. LES TYPES DE DÉMONSTRATION
 
Aristote distingue les preuves analytiques comme le syllogisme qui
indique comment une conclusion vraie peut être tirée de prémisses vraies
par la vertu d’un raisonnement formellement correct et les preuves
dialectiques utilisées dans la délibération intime, dans les discussions avec
autrui et dans tout discours visant à persuader ou à convaincre un auditoire
quelconque. À nos yeux, la démonstration « dialectique » ressortit
davantage de l’argumentation que d’une démonstration au sens strict.
À partir d’Aristote, les logiciens du Moyen Âge distinguaient trois types
de démonstration : la démonstration propter quid qui fournit la raison de ce
qu’elle établit, qui prend la quiddité comme moyen et va de l’essence à ses
propriétés, ou de la cause à l’effet ; la démonstration a posteriori qui déduit
la cause des effets ; et la démonstration quia qui affirme un fait sans
l’expliquer. Nous ne parlerions plus de démonstration au sujet de ce dernier
type : il n’y a de démonstration que s’il existe un travail de légitimation
logique. De plus, cette logique a un usage métaphysique4322. que nous
n’acceptons plus depuis Kant. Nous ne pouvons plus dire comme Descartes
que non seulement l’existence de Dieu peut se démontrer mais qu’elle «
peut même se démontrer plus solidement (comme toutes les autres vérités
mathématiques) que les démonstrations mathématiques »4323..
La distinction faite par Descartes entre l’analyse des Anciens et l’analyse
des Modernes repose en revanche sur des critères logiques. L’analyse des
Anciens consiste supposer le problème résolu, à déduire de cette
supposition la proposition antérieure dont elle dépend, et à remonter ainsi
de proposition en proposition jusqu’à une vérité déjà démontrée ou à un
principe4324.. De là le nom de méthode régressive donné à ce type de
démonstration. Les géomètres grecs l’employaient en raisonnant sur les
figures elles-mêmes4325. : c’est pourquoi Descartes lui trouve
l’inconvénient de fatiguer l’imagination.
Le raisonnement par l’absurde est un mode de démonstration indirecte
régressive qui consiste à procéder des conséquences aux principes. Ainsi en
géométrie euclidienne « démontre-t-on » que d’un point on ne peut abaisser
qu’une seule perpendiculaire sur une droite : supposons qu’il y ait deux
perpendiculaires, alors celles-ci formeraient un triangle à deux angles
droits, triangle dont la somme des angles serait forcément supérieure à
180°, en contradiction avec la proposition bien connue sur la somme des
angles4326..
On distingue deux types de raisonnements par l’absurde : la preuve par
l’absurde qui établit la vérité d’une proposition, et la réduction à l’absurde
qui prouve la fausseté d’une proposition. Le premier mode a sur le second
l’avantage de ne pas présupposer le caractère englobant et exclusif de la
dualité du vrai et du faux, et d’éviter le paralogisme consistant à confondre
le contraire avec la contradictoire4327.. Aristote démontre de cette manière
l’irrationalité de racine de 2 en établissant l’impossibilité des quatre types
de fractions (numérateur pair ou impair, dénominateur pair ou impair). Le
théorème fondamental de Cantor, selon lequel il existe une infinité d’infinis,
a été démontré par l’absurde.
Les démonstrations peuvent être classées en fonction de leur degré de plus
ou moins grande certitude. Ainsi Bolzano proposait-il à la place d’une
démonstration proprement dite pour son théorème une simple « certification
» (Gewissmachung), c’est-à-dire une justification provisoire visant à
confirmer notre conviction, qui ne saurait rendre raison d’un énoncé
conformément à l’enchaînement propre à une théorie axiomatique comme
le fait une démonstration.
À chaque type de démonstration correspond un sophisme possible qui en
méconnaît ou ruine les règles. On appelle réfutation une démonstration
invalidante. Le champ de la réfutation est coextensif à celui de la
démonstration : puisque l’énoncé est le seul objet de la démonstration, seul
un énoncé peut être réfuté. Ce qui signifie qu’une théorie prise comme un
tout est irréfutable (elle est indémontrable aussi)4328.. La réfutation, qui est
la démonstration d’une fausseté, dit beaucoup plus que l’objection.
L’objection propose une difficulté à résoudre et ne prétend pas justifier un
rejet définitif de la thèse critiquée ; la réfutation, à l’inverse, se présente
comme une condamnation radicale de la thèse.
Le résultat de la démonstration peut être une absence de solution : pour
certains problèmes, la solution mathématique est qu’il n’existe pas de
solution mathématique4329..
La complexité atteinte par les mathématiques contemporaines requiert
parfois des démonstrations dont les classiques n’eussent jamais eu
l’idée4330..
 
 
III. DÉMONTRER, PROUVER, ARGUMENTER
 
La raison cherche la vérité et la certitude (qui est conscience de posséder
la vérité). Il n’existe que trois façons de prouver la vérité d’un énoncé : par
le raisonnement (la démonstration mathématique), par l’expérience (la
preuve expérimentale), par l’argument (lequel peut revêtir une forme
matérielle comme avec le document ou immatérielle quand il consiste en
une idée). Il y a par conséquent trois types de vérités correspondant à trois
modes de la preuve correspondant à trois familles de sciences (les sciences
logico-mathématiques démontrées, les sciences physiques expérimentées,
les sciences humaines argumentées). Une démonstration peut être réfutée,
une preuve peut être invalidée, un argument peut être récusé. L’argument a
davantage affaire au sens qu’à la vérité, laquelle est l’objectif de la
démonstration. Une argumentation ne rend jamais impossible une
argumentation contraire. Toute la différence entre la réfutation et l’objection
tient là : une objection est une raison que l’on oppose à une affirmation pour
la combattre4331. ; une réfutation est une démonstration que l’on oppose à
une autre démonstration pour la détruire.
En logique formelle, le mot « argument » indique une valeur déterminée
susceptible de remplacer une variable dans une fonction. Dans son sens
usuel, l’argument est soit un raisonnement destiné à légitimer ou à récuser
une proposition donnée, soit une raison avancée à l’appui d’une thèse ou
contre celle-ci. Dans ce sens, on opposera l’argument à la preuve et
l’argumentation à la démonstration.
Par opposition à la démonstration qui se présente volontiers sous la forme
d’un calcul, l’argumentation vise à persuader et n’est concevable que dans
un contexte psychosociologique. Sa force possible de conviction ne doit pas
être confondue avec la certitude : elle dépend de l’adhésion totale qu’elle a
su se gagner et non d’indiscutables raisons qu’elle aurait déployées. La
volonté de convaincre par des arguments rationnels doit être distinguée du
désir de persuader par des mobiles sensibles. L’argumentation suppose un
dialogue, une lutte d’idées entre deux parties. Elle se trouve à mi-chemin
entre la démonstration et la monstration. On le voit bien au cours d’un
procès où les arguments de l’avocat et du procureur peuvent être relevants
(valides rationnellement) ou irrelevants (invalides rationnellement). Le
raisonnement argumentatif se fonde non sur des vérités impersonnelles mais
sur des opinions, souvent même des préjugés. C’est cette dernière catégorie
de preuves qu’Aristote qualifiait de dialectiques : elles ne cherchent que la
vraisemblance, à la différence des preuves analytiques qui visent la vérité.
On peut persuader un auditoire particulier (un jury, voire un peuple), mais
on ne saurait convaincre qu’un auditoire universel (la communauté
internationale des physiciens, par exemple)4332.. Alors que la
démonstration est un calcul qui ne tient à aucun contexte nécessaire,
l’argumentation n’est concevable qu’à partir de ses conditions et finalités
psychologiques et sociales. La démonstration relève de la logique,
l’argumentation relève de la psychologie.
Selon Chaïm Perelman, l’argumentation mimerait la démonstration, donc
le raisonnement logique, tout en relevant d’autres règles. Avec
l’argumentation, le rôle de la rhétorique devient prévalent. Le langage de la
démonstration et de la preuve est un langage pragmatique, incapable de
développer un sens qui aille au-delà de ses significations. Il en va tout
autrement avec le langage argumentatif dont le sens ne cesse d’être en excès
par rapport à la sémantique et à la syntaxe. Alors que le sophisme est la
négation de la démonstration, il peut servir à une argumentation très
efficace. Ainsi, ce que les scolastiques appelaient ignoratio elenchi,
ignorance de ce que l’on doit prouver, est un procédé très habituel dans les
débats contradictoires : on feint de répondre à l’adversaire, on semble
soulever des objections alors qu’on traite de tout autre chose.
Le champ de l’argumentation est infiniment plus vaste que celui de la
démonstration. En métaphysique, en religion, en politique, en esthétique et
en éthique des arguments peuvent être avancés, mais ni des démonstrations,
ni même des preuves. Lorsque les preuves sont possibles, comme avec les
documents authentifiés et datés qui peuvent servir d’appuis aux discours,
elles ne touchent que la surface de la question. Le choix existentiel, signe de
liens sociaux et culturels mais aussi de l’inaliénable liberté de l’homme le
fait adhérer à telle ou telle valeur : lorsque la vérité est convoquée, elle l’est
abusivement, pour intimider l’autre et le sommer de suivre ou de se taire.
Une épistémologie de type cartésien, pour laquelle il n’existe qu’une seule
sorte de vérité et de certitude, tendra à creuser l’abîme entre la
démonstration et l’argumentation tandis qu’une épistémologie non
cartésienne s’attachera à déterminer la part de vérité et de conviction que
certains arguments peuvent contenir. Leibniz demandait une « nouvelle
espèce de logique » qui traiterait des degrés de probabilité4333.. Alors
qu’une démonstration obéit à la loi du tout ou rien (elle est correcte ou elle
ne l’est pas, elle n’échappe pas à la dualité du vrai et du faux, un théorème
existe entier ou bien n’existe pas), l’argumentation est susceptible d’être
plus ou moins convaincante. C’est pourquoi il est plus facile de formaliser
la première (et de l’appliquer mécaniquement) que la seconde.
L’argumentation reste de l’ordre du raisonnement. La propagande
politique et la publicité commerciale se situent en deçà. Une image
publicitaire ne cherche pas à démontrer que le produit affiché est le meilleur
: le voudrait-elle qu’elle ne le pourrait pas (une image ne raisonne pas),
mais à persuader le public que son produit est le meilleur. Lorsqu’on ne
peut pas démontrer, on montre. Mais nous sortons alors du cadre de la
raison.
 
 
1. La preuve
 
Les trois preuves principales retenues par l’opinion, l’évidence sensible,
l’autorité et le consensus n’en sont pas. C’est à cause de ces prétendus
critères que des ignorances et des préjugés ont pu durer pendant des
millénaires. Le Nyaya (école de logique dans l’Inde classique) admet le
témoignage d’une personne autorisée comme un moyen de connaissance
droite. Pour nous, le témoignage constituera tout au plus un signe à
interpréter4334..
La preuve pose, tout comme la vérité, le difficile problème de
l’articulation entre deux mondes : celui, physique, des choses sensibles, et
celui, symbolique, des signes. Prouver, c’est exhiber un élément du premier
monde pour légitimer le discours produit dans le second. L’élément
physique ne devient une preuve qu’à partir du moment où il est utilisé
comme tel. Il peut aussi bien appartenir au monde naturel en tant que trace
ou bien être fabriqué, être un document ou un fait expérimental.
Le principe selon lequel la charge de la preuve (onus probandi) incombe à
celui qui affirme et non à celui qui nie a été généralement admis. Il est
expérimentalement impossible de prouver que le monstre du Loch Ness
n’existe pas, et cela ne saurait pas même constituer un indice en faveur de
son existence.
Claude Bernard consacre un chapitre de son Introduction à l’étude de la
médecine expérimentale à la preuve et à la contre-épreuve : « Pour conclure
avec certitude qu’une condition donnée est la cause prochaine d’un
phénomène, il ne suffit pas d’avoir prouvé que cette condition précède ou
accompagne toujours le phénomène ; mais il faut encore établir que, cette
condition étant supprimée, le phénomène ne se montrera plus. Si l’on se
bornait à la seule preuve de présence, on pourrait à chaque instant tomber
dans l’erreur et croire à des relations de cause à effet quand il n’y a que
simple coïncidence »4335.. « La contre-épreuve, écrit Claude Bernard,
devient donc le caractère essentiel et nécessaire de la conclusion du
raisonnement expérimental »4336..
Karl Popper montrera qu’il y a dissymétrie entre la vérification et la
falsification dans les sciences de la nature : alors que la vérification n’est
que provisoire, la falsification, elle, est définitive. C’est le problème de
l’induction, qui avait retenu déjà l’attention de John Stuart Mill, qui a
conduit Popper à proposer l’idée que si l’on ne peut vérifier une théorie
juste, du moins peut-on réfuter une théorie fausse et adopter la réfutation
comme critère de validité en lieu et place de la vérification. Dans La Quête
inachevée, Popper se donne comme le meurtrier ou le fossoyeur du
positivisme logique. La critique de l’induction — dénoncée comme un
mythe —, aurait un sens analogue au théorème d’incomplétude en montrant
l’impossibilité d’un achèvement en matière de connaissance. Popper
reproche au holisme de confondre sous le même mot de totalité deux choses
différentes : l’ensemble des relations existantes entre les parties
constituantes et la structuration particulière grâce à laquelle un tout n’est
pas un simple agrégat. La vérification d’une hypothèse ou d’une théorie
universelle est, selon Popper, une tâche impossible. En matière de preuve, il
n’y a pas de symétrie entre la vérification et la falsification : la proposition
universelle (comme : « tous les merles sont noirs ») est falsifiable (il suffit
d’exhiber un merle blanc) mais pas vérifiable ; c’est l’inverse pour la
proposition existentielle (comme : « il y a des merles blancs ») : elle est
vérifiable (il suffit d’exhiber un merle blanc) mais pas falsifiable.
Dans toutes les disciplines s’occupant des questions d’origine, les preuves
sont difficiles à trouver. On n’a, par exemple, pas de preuve directe de
l’existence du langage ; on peut seulement rechercher des preuves
indirectes, qui impliquent des hypothèses et des présupposés. Ainsi peut-on
partir de l’idée que le langage est apparu chez des individus ayant accès à la
pensée symbolique. Les seules preuves indirectes d’une pensée symbolique
chez les hommes qui vivaient il y a des dizaines de milliers d’années sont
des produits matériels, sépultures4337. et objets d’ornements personnels.
Dans le domaine humain — psychologique, social, historique —, la
preuve n’a pas ce caractère indiscutable qu’elle semble posséder dans les
autres champs scientifiques. On le voit bien avec le système judiciaire où la
loi ne fait aux juges que cette seule question qui renferme toute la mesure
de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? ». L’intime
conviction a remplacé le système de la « preuve légale » de l’Ancien
Régime au cours duquel on pouvait admettre une rumeur comme « quart de
preuve », un témoignage comme « demi-preuve » — on faisait le total, la
preuve entière valait condamnation pour l’accusé4338.. C’est contre ce
procédé que la Révolution a instauré le principe de la « preuve morale ».
Le droit a développé toute une typologie des preuves, avec des différences
sensibles entre le civil et le pénal. Docere, qui a donné « document »,
signifie informer le juge des éléments du dossier d’accusation et argumenter
en se fondant sur eux. Dans la Rome ancienne, l’orateur instruisait les juges
au sens judiciaire du mot « instruction » car juges et jurés arrivaient à
l’époque en ignorant tout du dossier.
La grande nouveauté du droit romain classique est son approche originale
du raisonnement juridique par l’introduction de deux variétés de preuve :
les preuves « inartificiales » (le témoignage4339., la question c’est-à-dire la
torture, le serment, l’écrit, le précédent — il s’agit d’une forme de preuve
que l’on peut comparer à notre jurisprudence — et la rumeur publique) ; et
les preuves « artificiales » qui regroupent trois éléments : les signa (les
indices modernes), les exempla (les analogies), et les argumenta (les
présomptions4340.). Dans son plaidoyer Pro Milone, Cicéron place au rang
des argumenta les mobiles et les circonstances du crime, et au rang des
signa la forme, la précision et la violence révélatrice des blessures infligées.
Ainsi se trouve esquissée notre criminalistique.
On appelle « conglobation » une accumulation de preuves dans un procès.
Dans Des délits et des peines, Cesare Beccaria énonce un certain nombre de
règles concernant la preuve en matière judiciaire : « Lorsque les preuves
d’un fait se tiennent toutes entre elles, c’est-à-dire lorsque les indices du
délit ne se soutiennent que l’un par l’autre, lorsque la force de plusieurs
preuves dépend de la vérité d’une seule, le nombre de ces preuves n’ajoute
ni n’ôte rien à la probabilité du fait, elles méritent peu de considération
puisque si vous détruisez la seule preuve qui paraît certaine vous renversez
toutes les autres. Mais quand les preuves sont indépendantes l’une de
l’autre, c’est-à-dire quand chaque indice se trouve à part, plus ces indices
sont nombreux, plus le délit est probable parce que la fausseté d’une preuve
n’influe en rien sur la certitude des autres »4341..
Le principe selon lequel la preuve incombe au demandeur ou, en matière
pénale, à l’accusateur, peut être considéré comme une application au
domaine juridique du principe selon lequel c’est à celui qui affirme et non à
celui qui nie qu’incombe la charge de la preuve. Personne n’a jamais vu un
innocent être, ex abrupto, en mesure de décrire des faits qui lui sont
étrangers et ce, quelque pénibles que puissent être les conditions de son
interrogatoire. L’aveu, qui a longtemps été considéré comme une preuve en
justice criminelle, et même comme la preuve principale4342., a
considérablement perdu de son influence. Des moyens scientifiques
permettent de sortir de cette « religion de l’aveu » qui fut à l’origine de
graves erreurs judiciaires. Aujourd’hui la justice reconnaît parmi les modes
de preuve directes ou évidentes la flagrance et l’expertise. Si les indices
d’un crime4343. ne disent pas toute la vérité, du moins disent-ils rien que la
vérité4344..
Cesare Beccaria distinguait les preuves parfaites et les preuves imparfaites
: « Les preuves parfaites sont celles qui démontrent positivement qu’il est
impossible que l’accusé soit innocent. Les preuves sont imparfaites
lorsqu’elles n’excluent pas la possibilité de l’innocence de l’accusé. Une
seule preuve parfaite suffit pour autoriser la condamnation ; mais si l’on
veut condamner sur des preuves imparfaites, comme chacune de ces
preuves n’établit pas l’impossibilité de l’innocence de l’accusé, il faut
qu’elles soient en assez grand nombre pour valoir une preuve parfaite,
c’est-à-dire pour prouver toutes ensemble qu’il est impossible que l’accusé
ne soit pas coupable »4345.. Mais une preuve judiciaire n’aura jamais la
rigueur et la certitude d’une démonstration. La preuve absolue est
impossible, ainsi que le montre la preuve par l’ADN : le test en lui-même a
beau être d’une totale fiabilité, des erreurs de manipulation sont toujours
possibles en amont et en aval. Un test, en effet, ne s’effectue jamais sans
tout un protocole empirique qui lui sert de contexte et peut lui ôter sa
validité.
Plus encore qu’avec la démonstration, la dimension psychologique ne
manque pas d’interférer : la valeur d’une preuve dépend en bonne partie de
celle que l’on est disposé à lui accorder. Contre une croyance ancrée, une
preuve ne vaudra pas4346.. Inversement, pour une croyance établie, aucune
contre-épreuve ne vaudra4347.. Il y a également une folie de la preuve,
comme on le voit avec le négationnisme4348.. Qu’est-ce que serait, pour un
négationniste, une preuve ? Le négationniste est celui qui réclame une
preuve dont il ne veut pas.
 
 
2. L’argumentation
 
Aristote distingue quatre types d’arguments (logoï) dans la discussion : les
didactiques, les dialectiques, les critiques et les éristiques. « Sont
didactiques des arguments qui concluent à partir des principes propres à
chaque discipline, et non des opinions de celui qui répond (car il faut que le
disciple soit convaincu) ; sont dialectiques les arguments qui concluent, à
partir de prémisses probables, à la contradictoire de la thèse donnée ;
critiques, ceux qui raisonnent à partir de prémisses qui semblent vraies à
celui qui répond, et que doit nécessairement connaître celui qui se donne
pour posséder la science (…) ; sont éristiques, enfin, les arguments qui
concluent, ou paraissent conclure, à partir de prémisses, probables en
apparence mais qui en réalité ne le sont pas »4349.. Dans Les Topiques,
Aristote fait remarquer que le point de départ de l’argumentation est
constitué par des opinions admises et non des vérités démontrées. À la
dualité du vrai et du faux, qui structure la théorie platonicienne de la
connaissance4350., Aristote substitue la distinction entre le vraisemblable
et le certain. Une opinion que l’on discute n’est en effet pas une vérité, mais
elle a un sens. On n’a pas besoin d’argumenter sur ce qui est certain, on
n’argumente que ce qui est vraisemblable. L’argumentation occupe un
espace symbolique qui n’est pas encore saturé par la connaissance. Ainsi,
contre la théorie newtonienne des corpuscules, Euler donna-t-il un certain
nombre d’arguments qui pourront être pris comme autant d’hypothèses à
vérifier : si le Soleil jetait continuellement et en tous sens de tels fleuves de
matière lumineuse avec une si prodigieuse vitesse, alors il en devrait être
bientôt épuisé4351. ; par ailleurs, comment ces petits boulets de canon
pourraient-il ne pas crever les yeux ?4352. L’argumentation fait appel aux
faits, aux données chiffrées, aux témoignages — qui sont tous des données
empiriques. Tout ce que l’argumentation peut, c’est de justifier ce qu’elle
propose.
Les tropes de la rhétorique sont bien souvent des arguments condensés ou
elliptiques. Les Anciens usaient fréquemment du procédé appelé expolition
et qui consiste à mettre en valeur un argument en le répétant sous des
formes identiques ou voisines. Plus spectaculaire, on demandait aux
orateurs grecs qu’ils fussent capables de soutenir successivement deux
thèses contraires dans une affaire. Selon certaines sources, Protagoras était
expert dans l’art d’enseigner ces « doubles discours » (dissoï logoï). Mais
l’accusation la plus courante contre les sophistes était qu’ils faisaient
apparaître comme le meilleur l’argument le plus faible4353..
Les Anciens rhétoriciens parlaient de loci argumentorum auxquels on
pourrait rapporter les arguments dont on se sert dans les différentes
matières. Nicolas Arnaud et Pierre Nicole contestent la possibilité d’une
telle méthode — et surtout ils en nient l’utilité : on ne parle pas davantage
selon les règles de l’argumentation qu’on ne marche selon la volonté de
remuer certains muscles4354..
Comme pour la démonstration, il existe toutes sortes d’arguments : par
l’exemple, par l’analogie, par le modèle, par les conséquences, a pari, a
fortiori, a contrario, et alia4355.. L’argument d’autorité, peut-être le plus
faible de tous, était fort prisé en Inde et au Moyen Âge, il est loin d’ailleurs
d’avoir disparu, même dans la recherche scientifique4356..
C’est parce qu’il est singulier que l’exemple ne prouve jamais : on
argumente par des exemples, on ne prouve rien par eux. L’argumentation a
des indices à la place de preuve. Par exemple, la reconstitution d’un texte
original, un exercice familier aux philologues, est faite à partir de la
méthode dite stemmatique4357. élaborée au milieu du XIXe siècle par le
linguiste Karl Lachmann. Cette technique permet, par analyse de la
distribution des fautes communes à plusieurs variantes, d’établir des liens
de parenté entre les manuscrits et de remonter, pour ainsi dire de branche en
branche, jusqu’au document initial. Le procédé, qui conserve une certaine
part d’empirisme, ne peut toutefois être mis en œuvre que sur un corpus de
textes réduits.
Ce qui est connu dans la tradition comme « démonstrations » ou comme «
preuves » ne constitue en fait la plupart du temps que des arguments. Ainsi
les « preuves » données par Aristote de la sphéricité de la Terre4358. ne
sont que des arguments : la forme de l’ombre de la Terre lors des éclipses
de Lune n’est pas concluante si l’on n’ajoute pas que l’ombre a la même
forme partout quel que soit le point de l’écliptique où une éclipse a lieu (car
une Terre en forme de disque pourrait également produire cette ombre
circulaire). En outre, le présupposé de cette « preuve » est que la cause de
l’éclipse de Lune est l’interposition de la Terre, ce qui est vrai mais pourrait
être contesté.
De même, les prétendues « preuves » de l’existence de Dieu ne sont en fait
que des arguments en faveur de l’existence de Dieu. Elles n’ont jamais
converti un athée en croyant.
L’une des idées-forces du scepticisme est qu’à tout argument s’oppose
nécessairement un argument de force égale. Pour C. Perelman, c’est la
dimension sociale prévalente qui spécifie l’argumentation. Qu’est-ce qu’un
argument convaincant ? Plus que la démonstration et la probation, qui
obéissent à une exigence propre de la raison, l’argumentation implique la
présence et le jugement d’autrui. Et lors même que le travail de
l’argumentation s’effectuerait dans l’intimité d’une conscience, autrui est
pensé en soi comme possible contradicteur. Cette présence d’autrui comme
auditeur ou objecteur virtuel est nette dans ce qu’on appelle l’argumentation
ad hominem, et qui consiste à réduire l’autre à l’impossibilité de répondre
par les conséquences qui découlent de ses propres principes ou par ce qu’il
a lui-même accordé.
Dans la section de sa Critique de la faculté de juger consacrée à
l’antinomie du goût, Kant reprend la vieille distinction entre discuter et
disputer et lui donne cette définition rigoureuse : discuter et disputer sont
identiques en ce que par une résistance réciproque aux jugements on
cherche à produire l’accord et différents en ce que dans le cas où l’on
dispute on espère obtenir cet accord d’après des concepts déterminés
comme raisons démonstratives, et qu’en conséquence on admet des
concepts objectifs comme principes du jugement. Lorsqu’on considère que
cela ne peut se faire, on juge également qu’on ne peut disputer4359..
L’antinomie du goût, comme celle de la raison pure dans la Critique de la
raison pure, voit s’affronter une thèse et une antithèse ; thèse : le jugement
de goût ne se fonde pas sur des concepts car autrement on pourrait disputer
à ce sujet, c’est-à-dire décider par des preuves ; antithèse : le jugement de
goût se fonde sur des concepts, car autrement on ne pourrait même pas, en
dépit des différences qu’il présente, discuter à ce sujet, c’est-à-dire
prétendre à l’assentiment nécessaire d’autrui à ce jugement4360..
Dans le cadre de sa théorie de l’agir communicationnel4361., J. Habermas
définit l’argument comme ce qui contient des raisons systématiquement
reliées à la prétention à la validité d’expressions problématiques. La force
d’un argument se mesure dans un contexte donné au bien-fondé des raisons
; ce bien-fondé se montre entre autres par la capacité d’une expression à
convaincre les participants d’une discussion, c’est-à-dire à motiver
l’admission d’une prétention à la validité.
Certains arguments sont destinés à intervenir sur le contexte de réception
de manière à ouvrir un espace à l’opinion. On les appelle « arguments de
cadrage ». Ils sont de trois sortes : l’appel aux présupposés communs, le
recadrage du réel et le recours à l’autorité. Le recadrage du réel consiste à
modifier la situation sur laquelle on argumente pour la rapprocher de
l’opinion qu’on veut faire partager. La manière la plus évidente est de
redéfinir le sens des mots. Une fois l’accord préalable obtenu, l’usage
d’arguments dits « de lien » permet, dans un deuxième temps, de relier le
contexte de réception à l’opinion proposée. Ces mécanismes
d’argumentation, étudiés par la rhétorique classique, font appel à deux
grands types de liens logiques : la déduction et l’analogie.
Les arguments déductifs sont des arguments qui font découler la nécessité
de l’opinion proposée de la situation recadrée. Leur ressort consiste, selon
C. Perelman, à « passer de ce qui est admis à ce que l’on veut faire admettre
». Ce sont des arguments qui reposent, entre autres procédures, sur
l’implication logique4362., la règle de réciprocité4363. et les relations de
cause à effet4364..
Les arguments analogiques tissent un autre type de lien : ils transfèrent
l’accord obtenu sur la situation recadrée à un terme ou à une opinion au
nom d’une ressemblance. Dans sa Rhétorique Aristote met en scène un
philosophe qui veut convaincre l’assemblée que les magistrats de la cité (les
jurys de tribunaux) devraient être choisis en fonction de leurs compétences
et non pas tirés au sort comme cela se faisait à Athènes. L’orateur rappelle
que les joueurs des équipes sportives qui représentent la cité sont choisis
pour leurs compétences et non pas tirés au sort parmi ses habitants (cadrage
préalable). Puis (argument analogique), il s’étonne qu’il n’en aille pas de
même pour les magistrats. Il existe plusieurs figures d’argumentation par
l’analogie : la métaphore, la comparaison, l’exemple sont les plus souvent
utilisés.
La dynamique de l’argumentation ne repose pas seulement sur la réplique
de l’interlocuteur mais sur la représentation que le locuteur se fait de cette
réplique comme possible. La prolepse est l’anticipation d’une objection et
la réponse à celle-ci.
Il arrive que l’une des deux parties récuse la légitimité de l’autre : on
appelle « fin de non-recevoir » un moyen de défense qui tend à faire écarter
une demande par des arguments portant sur la forme et non sur le fond :
défaut de qualité, des capacités ou d’intérêt du demandeur, prescription
etc…
 
 
IV. LES LIMITES DE LA DÉMONSTRATION
 
Le principe de démontrabilité universelle est un principe de raison
largement contesté.
Empiriquement, et historiquement, les pseudo-démonstrations ou
démonstrations illusoires ont constitué les premières limites objectives de la
démonstration. Dans sa Physique, Aristote « démontre » l’inexistence du
vide ainsi : si un espace vide existait, alors tout mouvement serait
impossible, ce milieu n’offrant aucune résistance aux corps, ceux-ci
pourraient se mouvoir à une vitesse infinie. Plus tard, Avicenne utilisera la «
preuve par l’application » pour « démontrer » que l’existence de l’infini en
acte dans les grandeurs et les nombres ordonnés est impossible. Si cet infini
existait, argumente le philosophe, une demi-droite devrait être égale à la
droite où elle prend naissance — ce qui est absurde. Souvent les paradoxes
sont des pseudo-démonstrations. Soit le paradoxe de la division à l’infini :
la moitié d’une série infinie est-elle finie ou infinie ? Elle ne peut être finie
car si la moitié de l’infini est finie, l’infini l’est aussi, car le double du fini
ne saurait être infini. Mais elle ne peut pas non plus être infinie, car l’infini
est, par définition, une multitude à laquelle on ne peut rien ajouter ; or à la
moitié de l’infini on peut ajouter l’autre moitié. L’hypothèse qui implique
une telle incohérence est évidemment intenable. Les « démonstrations » ou
« preuves » de l’existence de Dieu ne sont, elles aussi, que des pseudo-
démonstrations. Déjà Gaunillon, contemporain de saint Anselme, avait
objecté à l’argument ontologique qu’il pourrait valoir pour une île perdue
fabuleusement riche.
Les pseudo-démonstrations sont loin d’être l’apanage des métaphysiciens.
Ainsi les premières démonstrations d’Euclide cachent presque toujours
l’appel à des postulats implicites dissimulés dans des recours à l’intuition.
Dans les vingt-six premières démonstrations des Éléments, Bertrand Russell
a révélé presque autant de cercles vicieux.
Le scepticisme aura beau jeu de dévoiler ces illusions. Sextus Empiricus
ne conteste pas seulement la validité du raisonnement démonstratif ; il va
beaucoup plus loin, il en récuse jusqu’à l’existence même et la possibilité.
Alors qu’Aristote avait défini la démonstration comme un syllogisme valide
reposant sur des prémisses vraies, Sextus s’appuie sur la logique
stoïcienne4365.. L’argument central opposé par lui à la possibilité d’une
démonstration valide est le caractère non synthétique de la démonstration :
« les parties du raisonnement ne coexistent pas entre elles »4366.. Les
autres arguments sont ceux qui sont déjà opposés à la valeur de vérité : la
régression à l’infini et le diallèle (pour prouver la valeur de ma raison, il
faut que je raisonne, donc que je me serve de cette raison dont la valeur est
en question).
C’est en un sens tout autre, non sceptique, que les limites de la
démonstration seront pensées dans le cadre du problème même de la
démontrabilité mathématique. Existe-t-il dans la suite décimale de pi une
séquence où les 9 premiers nombres se suivent dans l’ordre normal ? C’est
possible en ce sens qu’on ne peut pas démontrer que c’est impossible ; mais
pour avoir le droit d’affirmer qu’elle y figure effectivement, il faudrait
pouvoir dire où la chercher, ce que nous ne savons pas faire. Et qu’on
n’aille pas invoquer la loi du tiers exclu qui impose l’un des termes de
l’alternative même si nous ignorons lequel. Il n’y a pas d’alternative là où
n’existe aucun moyen de la trancher. Or ici nous ne pouvons ni prouver,
grâce à une démonstration par l’absurde, qu’une telle séquence ne peut pas
exister, ni prouver qu’elle existe.
C’est une preuve d’inculture que de ne pas savoir de quoi il faut chercher
des démonstrations et de quoi il ne faut pas, disait Aristote4367.. De plus, il
ne peut y avoir démonstration de tout, car on irait à l’infini4368. (on n’en
finirait jamais de remonter de démonstration en démonstration, en sorte
qu’il n’y aurait pas de démonstration non plus)4369.. La démonstration
absolue est une idée contradictoire, le savoir absolu ne peut pas être une
science démonstrative. Dans Les Seconds Analytiques Aristote établit que «
toute science n’est pas démonstrative », que les principes étant immédiats,
ils ne se démontrent pas4370.. À partir de la tripartition aristotélicienne,
Euclide distinguera trois classes d’indémontrables : les définitions
(qu’Aristote rangeait sous le terme d’hypothèses), les postulats et les
notions communes (axiomes)4371..
L’idée selon laquelle la démonstration repose sur des fondements qui eux-
mêmes ne peuvent pas être l’objet d’une démonstration fut un topos logique
dans la pensée classique. La première des « règles pour la démonstration »
énoncée par Pascal dans son opuscule De l’esprit géométrique stipule : «
N’entreprendre de démontrer aucune des choses qui sont tellement
évidentes d’elles-mêmes qu’on n’ait rien de plus clair pour les prouver
»4372.. Pour Pascal, l’impossibilité où nous nous trouvons de démontrer les
premiers principes ou de prouver que nous ne sommes pas en train de
rêver4373. ne fait que traduire la faiblesse de notre raison. Pascal donne
comme vérité indémontrable le fait que l’on peut toujours augmenter par la
pensée un nombre, un espace, un temps, et aussi le fait que ceux-ci se
tiennent entre le néant et l’infini4374.. La géométrie ne peut pas prouver les
principes parce qu’ils sont évidents, écrit Pascal4375.. De même, pour
Leibniz, « puisqu’on ne peut aller à l’infini dans la démonstration, il faut
donc que quelque chose soit reçu sans preuve, et non par cette espèce
d’obreption tacite, qui dissimule notre faiblesse et dont les philosophes ont
l’habitude de se servir, mais en avertissant explicitement quelles sont les
assertions que nous utilisons comme premières, à l’exemple des géomètres
qui, pour montrer leur bonne foi, avouent dès le commencement quels sont
les axiomes qu’ils ont adoptés et qu’ils ont l’intention d’utiliser, afin que
chacun sache que leurs conclusions ont pour le moins été démontrées
hypothétiquement à partir de ces positions d’axiome »4376.. Plus tard,
Henri Poincaré montrera qu’il n’y a de science qu’à partir de conventions
ou principes qui ne sont pas dictés par l’évidence première mais justifiés
par leurs conséquences dernières.
Dans un article publié en 1915, Löwenheim remplace la notion de
démontrabilité par celle de validité et la question centrale devient celle de la
validité d’une formule bien formée dans différents domaines envisageables.
Si une formule est valide dans un univers de cardinalité donnée, elle peut
l’être ou ne peut pas l’être dans un univers de cardinalité différente.
Löwenheim énonce que, si une formule bien formée du calcul est valide
dans un domaine dénombrable, alors elle est valide dans tout domaine.
L’émergence du problème de la complétude sémantique du calcul des
prédicats du premier ordre, qui sera résolu en 1930 par Gödel, est liée, entre
autres, au recul de la conception universaliste et absolutiste défendue par
Frege et Russell.
Gödel montre que pour une classe entière de systèmes formels il faut
renoncer à l’espoir d’une correspondance entre la notion sémantique de
vérité (qui n’a de sens que pour une interprétation du système) et la notion
purement syntaxique de démontrabilité. Le théorème d’incomplétude
stipule que la notion de démontrabilité est récursivement énumérable tandis
que celle de vérité ne l’est pas. Il confirme ainsi l’intuition de Leibniz selon
laquelle la démonstration peut être identifiée à un calcul. Gödel substitue au
concept de vérité celui de démontrabilité, ce qui le conduit à la phrase « la
présente proposition est indémontrable », assertion qui dans un système
formel donné est démontrable si et seulement si elle est fausse. Il en résulte
que ou bien une proposition fausse est démontrable, ce qui est exclu, ou
bien une proposition vraie est indémontrable, ce qui prouve que le système
formel est incomplet. Considérons en effet la proposition suivante : « Cette
proposition ne peut jamais être démontrée ». Si la proposition est fausse,
alors il est faux de dire qu’elle ne peut jamais être démontrée, donc elle peut
être démontrée, ce qui signifie qu’elle doit être vraie. Donc si elle est fausse
nous sommes placés dans une contradiction, car elle doit être vraie. L’aporie
vient de l’indétermination de l’indémontrable : une proposition est
démontrable (ou pas) dans le cadre d’une théorie. Une proposition que l’on
ne peut démontrer et dont on ne peut démontrer la négation est dite
indécidable. Bien qu’il soit possible d’exprimer toute proposition
mathématique dans un langage formel dépourvu d’ambiguïté, il n’existe pas
d’algorithme permettant de savoir si une proposition quelconque d’un tel
langage est ou n’est pas un théorème (théorème de Church). Church
démontra qu’il n’existe pas de procédé automatique pour démontrer un
théorème.
Aux réflexions sur la limite de la mathématisation il convient d’ajouter les
résultats de Gregory Chaitin sur l’impossibilité de démontrer qu’une suite
numérique donnée est aléatoire. Chaitin définit une suite aléatoire par
l’incompressibilité de l’algorithme minimal susceptible de l’engendrer
mécaniquement. On peut donc établir, à partir de là, des niveaux différents
du caractère aléatoire ou de complexité pour les suites (nombre de bits des
programmes minimaux qui les produisent). Dès lors, pour prouver qu’une
suite donnée est aléatoire, il faut montrer qu’il n’existe pas pour l’obtenir de
programme plus petit que son propre affichage. Ceci n’est possible que dans
la limite de la complexité du programme supposé exhiber cette preuve. Car
il serait, évidemment, impossible à un programme de démontrer que la
complexité d’une suite donnée de chiffres est supérieure au nombre de bits
composant le programme supposé l’engendrer. Ceci réalise une
transposition du théorème de Gödel en théorie de l’information.
Reste le champ immense du réel situé à la fois en deçà et au-delà de la
démonstration. « Leibniz affirmait et Wolff démontrait, c’est tout dire ! »,
s’exclamait Friedrich Schlegel. « Le mouvement de la démonstration
mathématique n’appartient pas au contenu de l’objet mais est une opération
extérieure à la chose » affirmait pour sa part Hegel4377.. L’existence du
monde et celle de la pensée — voilà ce que la raison est contrainte
d’admettre sans pouvoir le démontrer. Une existence se montre, elle ne se
démontre pas. On cherche, faisait remarquer Carlyle, à prouver par
l’intelligence l’existence de Dieu : autant vouloir éclairer le soleil avec une
lanterne ! Les seuls objets dont on puisse démontrer l’existence sont les
objets mathématiques parce que ce sont les seuls dont l’existence couvre
l’essence. Les objets de croyance, qu’elle soit religieuse ou politique,
échappent également à toute démonstration. Einstein disait qu’on ne peut
pas démontrer logiquement qu’il n’est pas bon de détruire l’humanité. Une
fois écartée le contresens diabolique, la phrase renvoie à
l’incommensurabilité qui écarte l’ordre du sens et de la valeur de celui de la
vérité. Dans la même lignée, René Char écrivait : « Un poète doit laisser
des traces, non des preuves. Seules les traces font rêver ».
 
*
Voir aussi
 
La contradiction. La croyance. La dialectique. L’expérience. Les
mathématiques. Le raisonnement. La science. La vérité.
 
*
Bibliographie
 
Aristote, Les Réfutations sophistiques, Organon VI, trad. J. Tricot, Vrin, 1977.
Aristote, Les Seconds Analytiques, trad. J. Tricot, Vrin, 2000.
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhonniennes, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997.
Nicolas Arnaud et Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser, chapitre XVII, GF-Flammarion,
1993.
Blaise Pascal, De l’esprit géométrique, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
2000.
G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre IV, chapitre 16.
Cesare Beccaria, Des délits et des peines, « Champs », Flammarion, 1979.
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Flammarion, 1984.
Rudolf Carnnap, La Science et la métaphysique devant l’analyse logique du langage, trad. fr.,
Hermann, 1934.
L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, trad. M.-A. Lescourret, « Folio », Gallimard, 1980.
Chaïm Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, 2 volumes, Éditions de
Université de Bruxelles, 1958.
 
4292 Le Livre du roi Chou Pei Suan, que la tradition chinoise donne comme plus ancien que le
théorème de Pythagore, contient un dessin de carré circonscrivant deux autres carrés et 8 triangles
rectangles et illustrant ce théorème. Si ce « puzzle » figure implicitement la propriété selon laquelle
le carré de l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des deux côtés de
l’angle droit, il n’en donne aucune démonstration à proprement parler.
4293 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 3, 1139 b 31-32.
4294 L’informatique y aide beaucoup (voir infra).
4295 J. S. Mill définissait la logique comme « la science de la preuve ».
4296 G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain IV, 2, GF-Flammarion, 1990, p.
293.
4297 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, PUF,
1978, p. 245.
4298 91 d-e.
4299 Aristote, Les Seconds Analytiques I, 31, trad. J. Tricot, Vrin, 1966, p. 147.
4300 I, 3.
4301 En comparant le poids de deux lames de métal ayant pour contour respectivement celui du
cercle et celui de la cycloïde.
4302 La solution géométrie du problème sera obtenue par Pascal et Wallis.
4303 On peut démontrer qu’une quantité quelconque élevée à la puissance zéro est toujours égale à
1 (x0=1) de la manière suivante : xn/xn=1 ; or xn/xn =xn-n ; xn-n =x0 ; donc x0=1.
4304 Aristote, Les Seconds Analytiques I, 71 b19sq.
4305 Le terme d’hypothèse est équivoque car il désigne aussi bien une supposition arbitraire que la
présupposition nécessaire à la démonstration.
4306 L’équation xn+yn=zn, n’a pas de solution autre que triviale (dans le cas où x et z sont égaux à
1, ou dans celui où y et x sont égaux à 0) pour n, entier quelconque supérieur ou égal à 3. Fermat
avait prétendu avoir découvert la démonstration ; on sait aujourd’hui que la chose était impossible eu
égard aux connaissances mathématiques de son époque.
4307 Formulée par Francis Guthrie au XIXe siècle.
4308 Pour colorier n’importe quelle carte découpée en territoires, il faut et il suffit de 4 couleurs
(deux territoires limitrophes devant être naturellement de couleurs différentes).
4309 La conjecture de Waring (1770) selon laquelle tout nombre entier est la somme d’au plus 4
carrés, d’au plus 9 cubes, d’au plus 19 bicarrés (carrés de carrés ou puissances quatrièmes) a
cependant pu être démontrée (en 1985) grâce aux vérifications données par les ordinateurs.
4310 Dans le Gorgias (487e).
4311 On ne démontre pas que 2+2=4, mais on le vérifie.
4312 J.-L. Le Moigne, « Sur les fondements épistémologiques de la science de la cognition :
contribution de la systémique aux constructivismes », in Systémique et cognition, ouvrage collectif
dirigé par E. Andreewsky, Dunod, 1991, p. 25.
4313 La croyance en la possibilité ou l’impossibilité de résoudre un problème est aussi une
conjecture ; de grandes conjectures comme la quadrature du cercle, la duplication du cube, la
trisection de l’angle, qui ont mobilisé l’attention des mathématiciens pendant des siècles, se sont
avérées être des problèmes dont l’impossibilité à les résoudre a été démontrée.
4314 Voici comment Euclide démontre dans ses Éléments l’existence d’une infinité de nombres
premiers. Pour construire un nombre premier plus grand qu’un entier n, il suffit de calculer le produit
P de tous les entiers de 1 jusqu’à n, et d’ajouter 1. On obtient ainsi un nombre N=P+1 qui ne peut pas
être divisible par des nombres inférieurs à n (en effet, P est par construction divisible par tous les
nombres inférieurs à n). Par conséquent, N est soit premier soit divisible par des nombres premiers
plus grands que n ; dans les 2 cas il existe alors un nombre premier supérieur à n et cela quelle que
soit la valeur choisie pour n. Ainsi on a démontré que s’il existait un dernier nombre premier, il y en
aurait un plus grand que lui. D’où l’existence d’une infinité de nombres premiers. C.Q.F.D.
4315 On démontre ainsi que la série 1/2+ 1/4+ 1/8….+ 1/2n+... converge vers 1. Soit S=1/2+1/4+
1/8….+ 1/2n+..., alors 2S=2x(1/2+ 1/4+ 1/8….+ 1/2n+...), soit 1+1/2+ 1/4+1/8….+ 1/2n+... ; par
conséquent 2S=1+S, donc S=1.
4316 Voir L’infini.
4317 On peut simplifier la démonstration en ne considérant que les nombreux réels compris entre 0
et 1 : si l’ensemble de ces nombres est supérieur à celui des nombres entiers, l’ensemble de tous les
réels sera a fortiori supérieur à l’ensemble des nombres entiers. Supposons que l’on puisse compter
tous les nombres réels compris entre 0 et 1 avec les nombres entiers. Si l’on peut compter les
nombreux réels, on peut aussi les ordonner selon une liste, chaque nombre réel étant représenté par
son développement décimal infini. Or on peut, à partir des nombres de cette liste construire un
nouveau nombre réel qui n’appartient pas à la liste, d’où la contradiction. Considérons la première
décimale du premier nombre réel de la liste : si cette décimale est égale à 1, on convient que la
première décimale du nouveau nombre réel que l’on veut former sera 9 ; si la première décimale du
premier nombre réel de la liste n’est pas égale à 1, on convient que la première décimale du nouveau
nombre sera égale à 1. On effectue ensuite la même opération avec la deuxième décimale du
deuxième nombre de la liste, puis avec la troisième décimale du troisième nombre et ainsi de suite
pour tous les nombres de la liste. Le nombre réel ainsi construit n’est pas dans la liste car il diffère de
chaque nombre réel de la liste par au moins une décimale ; et pourtant c’est un nombre réel compris
entre 0 et 1. Comme nous avons construit un nombre réel qui n’est pas dans la liste des nombres
réels, l’hypothèse selon laquelle on peut dresser la liste des nombres réels conduit à une
contradiction. Donc l’ensemble des nombres réels n’est pas dénombrable.
4318 Dissertation sur la méthode d’études suivies de notre temps. Voir aussi De l’antique sagesse
de l’Italie, chapitre III.
4319 Voir infra.
4320 J. Piaget, « Le Développement mental de l’enfant » in Six études de psychologie, Denoël,
1964, p. 45.
4321 Phèdre 273c.
4322 Thomas d’Aquin considérait que la démonstration propter quid est inaccessible à l’homme.
4323 R. Descartes, Entretien avec Burman, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 1400.
4324 L’invention de la méthode de réduction ou d’analyse (apagoge) est attribuée à Hippocrate de
Chios (ne pas confondre avec Hippocrate de Cos, le médecin). Proclus la définira comme la
réduction d’un problème ou d’un théorème à un autre qui, s’il est connu ou déterminé, entraîne la
solution de la question proposée.
4325 « Les géomètres dans leurs démonstrations mettent premièrement la proposition qui doit être
prouvée, et pour venir à la démonstration ils exposent par quelque figure ce qui est donné. C’est ce
qu’on appelle ecthèse » (G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain IV, 17, GF-
Flammarion, 1993, p. 422).
4326 En fait, le caractère unique de la perpendiculaire par rapport à une droite donnée ne peut être
l’objet d’une démonstration puisqu’il constitue un axiome définissant l’espace euclidien.
4327 Voir La contradiction.
4328 Hegel disait de la réfutation qu’elle est un « artifice paraphilosophique ». Connaître vraiment
un système, c’est, selon lui, l’avoir en soi justifié. La réfutation d’un système philosophique est peine
perdue.
4329 Ainsi Tarry a-t-il démontré en 1901 que le problème des 36 officiers posé par Euler est
insoluble, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de carré gréco-latin d’ordre 6. Euler avait demandé si
l’on peut former un carré à l’aide de 36 officiers de 6 grades distincts et appartenant à 6 corps
d’armée distincts (un seul officier de chaque grade et de chaque armée) de telle façon qu’on ne trouve
jamais deux fois le même grade ou le même corps d’armée dans une ligne ou une colonne.
4330 La démonstration du « théorème géant », qui a nécessité la collaboration de plus de 100
mathématiciens de plusieurs pays, ne tient pas en moins de… 15 000 pages !
4331 Une réplique (on disait jadis : réplication) est une réponse à une objection (voir l’exemple
classique des réponses que Descartes fit aux objections qui lui furent opposées à ses Méditations
métaphysiques). On appelait instance (ou « duplique ») l’objection nouvelle ou la réfutation de la
réplique.
4332 Cet auditoire peut très bien être empiriquement très restreint, et même n’être que virtuel.
4333 Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, 16.
4334 Dans son traité De la source de la connaissance, saint Jean Damascène raille la soi-disant
révélation de Mahomet qui se serait faite en état de sommeil et sans témoin alors que tout acte de
quelque importance dans la société musulmane exige la présence de plusieurs témoins.
4335 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Flammarion, 1984, p. 91.
4336 Ibid.
4337 Une sépulture est une tombe dans laquelle on dépose le corps avec des offrandes.
4338 Leibniz nous apprend que le droit classique distinguait les preuves entières, les preuves plus
que pleines, les preuves plus que demi-pleines et les preuves moins que demi-pleines (Nouveaux
essais sur l’entendement humain IV, chapitre 16).
4339 Dans le droit classique, on appelait « preuve par commune renommée » un mode de preuve
exceptionnellement admis par la loi consistant à faire déposer des témoins sur l’appréciation des
voisins et non sur des faits dont ils ont eu personnellement connaissance.
4340 Désormais la présomption n’est plus de l’ordre de la preuve ; la conjecture en matière
judiciaire n’est pas la conjecture mathématique. On raconte à propos de Neper, mathématicien
célèbre, inventeur des logarithmes, l’histoire suivante. Un jour, il annonce que son coq noir, doué
d’un pouvoir magique, va identifier celui de ses serviteurs qui le vole régulièrement. Chaque
serviteur devra passer dans une pièce obscure et caresser le coq. Mais Neper a au préalable enduit de
suie le dos de l’animal. Craignant d’être reconnu par celui-ci, le coupable ne le caresse pas ; il revient
la main immaculée et est ainsi démasqué.
4341 C. Beccaria, Des délits et des peines, « Champs », Flammarion, 1979, p. 60.
4342 La probatio probatissima, disait-on. Le juge se contentait de l’entériner avant de prononcer la
peine. Aujourd’hui l’aveu n’est plus considéré que comme un mode de preuve semblable à tous les
autres. Cela dit, il conserve une faveur inconsciente chez les acteurs d’un procès pénal. Quels que
soient les moyens de preuves rapportés, même si la condamnation est prononcée, l’absence d’aveu
laisse toujours une part de doute.
4343 Si l’indice est un élément dont la particularité de preuve est inconnue de l’enquêteur (du fait
qu’il réclame d’être soumis à un examen scientifique préalable à sa manifestation), la pièce à
conviction, en revanche, se présente comme une chose identifiable, ou tout au moins reconnaissable.
Plus que la française, la justice anglo-saxonne exige des preuves matérielles. Mais elle ne connaît que
deux états possibles pour l’accusé : coupable ou non coupable. Les tribunaux écossais connaissent,
quant à eux, trois verdicts : la culpabilité, l’acquittement et « l’absolution pour manque de preuves ».
4344 La police scientifique dispose aujourd’hui de moyens d’une grande sophistication.
L’entomologie légale, par exemple, étudie les quelque 140 espèces d’insectes nécrophages qui,
partagés en huit groupes, sont des indices précieux du stade de putréfaction d’un cadavre, donc des
horloges vivantes indiquant le moment du crime (on compte 8 stades de putréfaction : cadavre frais,
cadavre odorant, rancissement des graisses, fermentation caséique, fermentation ammoniacale,
cadavre de plus d’un an, cadavre desséché, cadavre de plus de trois ans).
4345 C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 61.
4346 On l’a vu avec l’analyse du « Saint Suaire » de Turin par la méthode du carbone 14 : la
suspicion immédiatement médiatisée des convaincus a annulé les travaux des laboratoires.
4347 Au sujet des Protocoles des sages de Sion, le faux antisémite concocté par la police tsariste,
Hitler écrivit dans Mein Kampf : « Le fait que l’on veuille prouver la non-authenticité de ce livre est
justement la preuve de son authenticité ».
4348 La perversité du négationnisme (voir Le raisonnement) tient d’une part à la remontée à
l’infini de la série des preuves exigées et d’autre part à l’impossibilité logique de la seule preuve qu’il
feint d’admettre (le témoignage des exterminés est par définition impossible).
4349 Aristote, Les Réfutations sophistiques I, 2, 165 a 35 -165 b9, Organon VI, trad. J. Tricot, Vrin,
1977, p. 5-6.
4350 Même si Platon laisse une part importante à « l’opinion droite » (voir La croyance et
L’opinion).
4351 C’est bien ce qui se passe, et qui a été vérifié scientifiquement, mais que Euler ne pouvait
évidemment pas admettre.
4352 Voir G. Bachelard, L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1997, p. 40.
4353 Dans Les Nuées, Aristophane présente le Raisonnement faible (personnage allégorique)
comme plus fort que le Raisonnement fort.
4354 N. Arnaud et P. Nicole, La Logique ou l’art de penser, chapitre XVII, « Champs »,
Flammarion, 1993, p. 295.
4355 L’argument et alia consiste à débouter une image en produisant des images concurrentes dont
les mêmes prétentions, au premier regard, paraissent tout aussi légitimes.
4356 Que l’on songe seulement à la valeur d’authenticité apportée par une signature ou une
référence prestigieuse dans les articles scientifiques.
4357 Du latin stemma, arbre généalogique.
4358 Hypothèse reprise au IIIe siècle avant notre ère par Aristarque de Samos, lequel avait
également imaginé le modèle héliocentrique.
4359 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 56.
4360 Ibid.
4361 Voir L’action.
4362 Exemple : Si vous êtes pour le respect de soi et de l’autre, alors vous ne pouvez pas être
violents avec autrui.
4363 Exemple : Comment la mendicité peut-elle être un délit dans une société où la charité est une
vertu ?
4364 Exemple : L’école est profitable puisque ceux qui en sortent trouvent du travail.
4365 Dans Esquisses pyrrhoniennes III, 134-143 et dans Contre les mathématiciens VIII, 300-315.
4366 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997, p. 283.
4367 Aristote, Métaphysique 1006 a6.
4368 Ibid., 1006 a8-9.
4369 Ibid., 1006 a9.
4370 Aristote, Les Seconds Analytiques, I, 3, trad. J. Tricot, Vrin, 2000, p. 16.
4371 Pour Aristote, les axiomes propres à une science peuvent néanmoins être démontrés à partir
d’une science plus haute, c’est-à-dire plus générale et plus abstraite : ainsi les principes premiers de
l’optique ou de l’acoustique peuvent-ils être démontrés par les mathématiques. Mais qu’en est-il des
principes communs à toutes les sciences comme le principe de contradiction ? Ici l’indémontrabilité
du principe ne sera plus relative, mais absolue : le principe de contradiction ne pourrait être démontré
sans pétition de principe, c’est-à-dire sans qu’il fût présupposé dans les prémisses de la
démonstration que nous en donnerions puisqu’il est le principe de toute démonstration. Ainsi le
principe « le plus solide de tous » et « le plus connu de tous » puisque sa possession est nécessaire
pour connaître quelque être que ce soit (Métaphysique, livre gamma, 3, 1005 b10 sq.) est-il aussi la
plus indémontrable de toutes les propositions. Ainsi l’équation du savoir et de la démontrabilité (la
vraie connaissance est la connaissance du nécessaire, c’est-à-dire de ce qui peut être démontré ou
encore : savoir, c’est savoir par les causes) ne vaut-elle pas pour le fondement du savoir lui-même : la
logique d’Aristote, dont Hegel dira quelle est la logique de la pensée finie, reconnaît ses limites dès
lors qu’il s’agit pour elle de se fonder elle-même. Le savoir dont les Analytiques nous fournissent le
canon s’enracine dans le non-savoir. La logique nous contraint à reconnaître que le rapport de
l’homme au fondement n’est pas un rapport d’ordre logique et appelle un autre mode d’élucidation.
4372 B. Pascal, De l’esprit géométrique, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2000, p. 176.
4373 Voir Pensées 479 (Lafuma) ou 289 (Brunschvicg).
4374 B. Pascal, De l’esprit géométrique, Œuvres complètes II, op. cit., p. 163.
4375 Ibid., p. 162.
4376 G.W. Leibniz, « Sur les critères pour distinguer le vrai du faux », trad. de J.-B. Rauzy, in
Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, ouv. coll., PUF, 1998, p. 456.
4377 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, tome I, trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne,
1941, p. 36.
42. Le désir
 
 
 
Locke définit le désir comme « le malaise4378. que ressent en lui un
homme en absence de quelque chose dont la jouissance actuelle entraîne
l’idée de joie »4379.. Locke ajoute que le « malaise » est « le principal,
sinon le seul aiguillon de l’activité humaine »4380..
À la jointure de l’âme et du corps, le désir est l’escompte d’un plaisir.
Entre être et non-être, manque et plénitude, joie et souffrance, il participe de
bien des équivoques. Son ambivalence traverse la philosophie de Platon :
alors que dans Phèdre et La République le désir est la partie de l’âme qui
est l’esclave du corps, opposé à la raison et à la vertu4381., dans Le
Banquet, il est cette force motrice qui exalte dans le sensible la beauté de
l’Idée et donne en conséquence à l’âme sa véritable destination.
« Desiderare » signifie littéralement en latin « cesser de contempler les
astres », et par déplacement constater avec regret [desiderium] l’absence de
quelqu’un, de quelque chose. La négativité du désir est donc inscrite dans le
mot latin : desiderium est davantage regret que désir, douleur d’avoir perdu
plutôt que plaisir de pouvoir gagner. C’est pourquoi appetitus, qui n’avait
pas cette charge négative, a occupé une grande partie du champ sémantique
de ce que nous appelons « désir »4382.. Mais l’appétit n’a pas survécu à
Spinoza et s’est retrouvé à table.
À la fois désir et regret, le desiderium tient ensemble l’avenir et le passé,
l’empan de l’existence humaine. Par ailleurs, le désir ne touche pas que le
sensible. La théologie chrétienne fera bonne place au désir de savoir à côté
du désir de sentir et de celui de dominer. Nicolas de Cues parle du
mouvement de l’âme vers Dieu comme d’un « désir intellectuel ». Dans son
commentaire du Banquet, Pic de la Mirandole dit que par la fureur charnelle
l’homme se trouve rabaissé au rang de la bête mais que par le délire divin il
s’élève au-dessus de sa propre nature et monte jusqu’à Dieu.
L’analyse philosophique du désir est immédiatement hypothéquée par la
question des traductions. S’il est un domaine où les transports d’une langue
à l’autre sont problématiques, c’est bien celui-là. Lorsque, par exemple, le
lecteur français lit dans De l’âme d’Aristote : « L’appétit est, en effet, désir,
ardeur et souhait »4383. — l’énoncé est incompréhensible sans les termes
grecs qu’il est censé traduire. Autre exemple, mieux connu : selon Freud, le
rêve est l’expression du désir. Or ce « désir » rend le Wunsch allemand, qui
ne coïncide pas avec ce qu’un Français entend par « désir ». Des traducteurs
ont proposé « souhait » ou « vœu »4384. mais la correspondance n’est pas
plus heureuse. Inversement, toute une série de termes utilisés par Freud
(Begierde, Begehrung, Lust, Gelüste, Sehnsucht, Gier…) peuvent être
rendus par « désir ».
Dans la langue commune aujourd’hui le désir renvoie prioritairement au
sexuel4385.. Chez Thomas d’Aquin, c’est le terme d’appétit qui est le terme
générique. Il se divise en un appétit rationnel et appétit sensible — celui-ci
se partageant à son tour en concupiscible et irascible4386.. À partir de
Hobbes, le terme de conatus viendra lui aussi occuper une partie du champ
sémantique de notre « désir ». Hobbes définit le conatus comme un petit
commencement de mouvement intérieur au corps humain et qui apparaît
dans le fait de marcher, de parler, de frapper et dans d’autres actions
visibles4387.. « Cet effort, quand il tend à nous rapprocher de quelque
chose qui le cause, est appelé appétit ou désir »4388.. Le terme de désir, dit
Hobbes, est générique, celui d’appétit est plus étroit (il désigne
spécifiquement un désir de nourriture).
Chez Spinoza, le terme générique est le conatus4389., par lequel chaque
chose s’efforce de persévérer dans son être : il n’est rien, dit le philosophe,
en dehors de l’essence actuelle de cette chose4390.. Lorsque cet effort se
rapporte à l’esprit seul, il s’appelle volonté, lorsqu’il se rapporte à la fois à
l’esprit et au corps, il se nomme appétit — lequel, dit Spinoza, n’est rien
d’autre que l’essence de l’homme. Le désir (cupiditas) est l’appétit
conscient de lui-même4391.. À cette cupiditas, Spinoza ôte toute dimension
morale pour lui accorder une valeur ontologique.
En français, toute une série de termes entrent en concurrence avec celui de
désir mais ils n’ont ni le même champ d’application ni la même intensité.
L’aspiration, l’inclination4392., la propension sont plus faibles. La tendance
est un terme plus général4393.. Le souhait et le vœu4394. suivent une ligne
de désintéressement que le désir ignore. À l’inverse, l’envie est un désir
souvent empoisonné4395..
 
 
I. LE DÉSIR ET SES RÉPONDANTS
 
Le désir a été défini et analysé par rapport et par opposition à la raison, à
la volonté et au besoin.
 
 
1. Désir et raison4396.
 
Nietzsche disait4397. que le désir fait qu’il y a plus d’idoles que de réalité
dans le monde. « Les meilleurs d’entre nous ne connaissent qu’en rêve ce
que d’autres font tout éveillés »4398. disait Platon. Dans La République
Platon fait de la partie désirante de l’âme la source des rêves de meurtre,
d’inceste, et de zoophilie4399. et c’est inversement la sauvagerie et le
dérèglement des rêves, même chez les hommes justes, qui donnent la
mesure de la démesure de cette partie4400.. Dans le livre IV de La
République4401., Platon a distingué trois parties (ou fonctions) de l’âme : la
partie rationnelle, qui nous permet d’accéder à la connaissance vraie, la
partie irascible ou agressive responsable de l’ardeur, et la partie désirante
(épithumétikon4402.) responsable de l’ensemble des appétits. Dans Phèdre,
Platon développe le mythe de l’attelage ailé pour illustrer cette tripartition :
l’âme est un attelage composé d’un cocher (la raison) et de deux chevaux,
l’un blanc et docile (l’ardeur), l’autre noir et rétif (le désir irrationnel et
démesuré)4403.. Le cheval noir est contrefait, rustaud, sanguin, sourd et
indocile. À la vue de « l’amoureuse apparition », c’est lui qui emportera
tout l’attelage et le déséquilibrera.
Platon n’est pas pour autant favorable à l’ascétisme : le manque
aiguillonne le désir. Pour le maîtriser, il convient de trouver la juste mesure
entre privation et satiété4404.. La République oppose les désirs nécessaires
à ceux qui ne le sont pas et avance deux critères pour distinguer les désirs
nécessaires : l’impossibilité de les supprimer et l’utilité de leur satisfaction.
« Les uns et les autres sont en effet l’objet d’une aspiration qui est une
nécessité de notre nature »4405.. Platon mentionne en premier lieu le désir
de subsistance : l’absence de nourriture conduit à la mort tandis que manger
nous donne santé et bien-être. La nourriture pourra même être cuisinée :
comme elle renforce le bien-être, elle entre dans la catégorie des désirs
nécessaires. Quant au désir de nourriture extravagante, il doit être banni
résolument car il n’est profitable ni au corps ni à l’âme, sa contingence le
frappe de nullité, il est le produit d’un pur caprice qui fait dépenser au lieu
de faire gagner. La même typologie vaut pour les désirs d’amour et tous les
autres désirs.
Aristote suit Platon lorsqu’il dit que « dans la partie propre au
raisonnement prend naissance le souhait4406. et dans la partie irrationnelle
le désir et l’ardeur »4407. mais il s’en écarte lorsqu’il dit que la décision,
principe de l’action, est une intelligence appétitive ou un appétit
intellectif4408.. La partie rationnelle et la partie irrationnelle de l’âme sont
distinguées mais non opposées. Le désir ou appétit (hormè) est aussi bien
rationnel en tant que souhait qu’irrationnel en tant qu’ardeur ou envie
(épithumia). L’orexis, également traduit par appétit, est selon Aristote une
faculté de l’âme, la tendance qui la pousse vers un bien. Elle représente la
fonction motrice de l’âme par opposition à la fonction végétative4409..
Aristote intellectualise le désir en même temps qu’il lui reconnaît son
irréductibilité. L’intellect pratique n’agit que par l’intermédiaire du désir qui
représente la fin dont il détermine les moyens. Mais le désir est en lui-
même un certain jugement : lorsque l’objet sensible est agréable ou pénible,
l’âme émettant une sorte d’affirmation ou de négation le poursuit ou l’évite.
Ainsi l’opposition platonicienne entre la raison et le désir devient-elle chez
Aristote une opposition entre deux désirs4410., l’un, raisonnable, porte sur
un bien réel dont le choix présuppose une délibération, l’autre ne poursuit
qu’un bien apparent attaché au seul plaisir présent et ignorant du futur. Rien
n’est bon en soi si cela n’a d’abord été l’objet d’un désir. Mais d’autre part
une chose ne peut être désirée que si on se la représente comme étant
bonne.
Descartes définit le désir comme une des six passions primitives (il dit : «
la passion du désir »), « une agitation de l’âme causée par les esprits4411.
qui la disposent à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente être
convenables »4412.. Trois éléments entrent donc en jeu : l’origine
physiologique, la volonté, et la représentation bonne. Ce n’est pas
seulement un bien futur absent que l’on désire, ajoute Descartes, mais aussi
la durée d’un bien présent. Le désir n’a pas de contraire4413. car la
recherche d’un bien implique la fuite d’un mal : l’aversion n’est pas le
contraire du désir mais son envers. Rechercher la richesse, c’est fuir la
pauvreté, rechercher la santé, c’est fuir la maladie. Une différence,
toutefois, sépare désir et aversion : le désir « est accompagné d’amour et
ensuite d’espérance et de joie », l’aversion est accompagnée de haine, de
crainte et de tristesse.
Si le désir se réalisait de lui-même, rien ne viendrait plus distinguer le réel
de l’imaginaire. Cecil Rhodes se désolait de ne pouvoir annexer les étoiles
du ciel à l’Empire britannique. La psychanalyse nomme « leurre » cette
illusion spécifique par laquelle le désir s’imagine s’épuiser dans l’avoir
alors que l’être seul est en jeu. Si le désir est conscient dans son expression,
il ne l’est ni dans son origine ni dans son sens.
 
 
2. Désir et volonté4414.
 
À partir du christianisme le désir devient la forme principale de la fatalité.
Les dieux grecs éprouvaient désir et passion4415.. Le Dieu unique ne désire
pas, il est volonté pure.
C’est Descartes qui le premier oppose le désir — une passion de l’âme —
à la volonté — une action qui vient de l’âme et ne dépend que d’elle4416..
Certes, le désir manifeste une activité mais l’activité n’est pas l’action. La
volonté chez Descartes est infinie, c’est elle qui nous fait proche de Dieu.
Spinoza contestera ce point de vue. Chez lui, l’âme ne saisit l’appétit que
sous forme d’affections (affectus) déterminées par l’action d’autres corps
sur le sien qui en modifient la puissance d’agir. Le désir fait partie avec la
joie et la tristesse des trois affections primitives. Il n’y a pour Spinoza pas
de sens à distinguer volonté et désir : celle-là ne désigne que le conatus
lorsqu’il est rapporté à l’âme seule.
Kant distinguait la faculté de connaître, la faculté du plaisir et du déplaisir,
la faculté de juger et la faculté de désirer (Begehrungsvermögen). Il
définissait le désir comme « en tant que principe de l’activité, un plaisir de
déterminer certaines représentations de l’objet »4417.. Dans l’introduction
de la Métaphysique des mœurs il détermine la faculté de désirer comme la
faculté d’être par ses représentations cause des objets de ses représentations.
L’opposition entre la volonté rationnelle et le désir, royaume des chimères,
est classique : je peux désirer l’impossible mais pas le vouloir. Le désir veut
la fin mais non les moyens. Vouloir, au contraire, sait tendre à la fin à
travers les moyens, vouloir ensemble la fin et les moyens. Alors qu’on peut
désirer n’importe quoi, on ne veut que le possible. À la différence de la
volonté, le désir se porte sur des choses incertaines, voire complètement
indéterminées. Le vœu et le souhait4418. ne sont que des représentations
d’un désir réalisé, ils n’en ont même plus la force organique. Mais ce qu’ils
perdent en énergie vitale, ils le gagnent en représentations intellectuelles.
On a volontiers situé le désir entre la tendance et la volonté — le besoin
étant une tendance particulière, celle de l’organisme. La tendance à la
sociabilité, par exemple, n’est ni de l’ordre du désir ni de celui de la
volonté. Elle est une force inhérente au sujet humain et elle peut avoir des
conditions aussi bien singulières que sociales. La psychologie classique
définit volontiers le désir par opposition à la tendance et dit du désir qu’il
est la tendance devenue consciente de son objet4419.. Par opposition à la
tendance inconsciente et indéterminée, donc simple et vague, le désir est
alors conçu comme une fixation d’une tendance sur un objet particulier. La
psychanalyse arrachera le désir à la conscience et, transformant la tendance
en pulsion, contribuera à éliminer cette notion.
 
 
3. Désir et besoin4420.
 
Celui qui a faim a une certaine quantité d’atomes en moins, celui qui
éprouve le désir amoureux une certaine quantité d’atomes en trop, disait
Lucrèce4421.. Se masturbant sur la place publique, Diogène regrettait
qu’on ne pût se soulager la faim par simple frottement du ventre.
L’opposition entre le désir et le besoin est implicite dans la tripartition
d’Épicure4422..
Le besoin exprime une stricte nécessité alors que le désir paraît contingent.
Le besoin est fini, il tend à disparaître avec la satisfaction ; le désir est
infini, est voué à l’insatisfaction. La satisfaction du besoin est réalisable,
celle du désir toujours partielle et inachevée. Alors que le besoin est lié à
l’objet de sa satisfaction, le désir, lui, est lié à la représentation de l’objet.
C’est pourquoi Rousseau refusait aux appétits sexuels aussi bien qu’aux
désirs d’honneur le nom de « vrais besoins » : les seconds sont issus de
l’opinion et les premiers de l’imagination, elle-même excitée par l’opinion.
Or l’homme peut apprendre à vaincre ses fantaisies par des fantaisies
opposées alors qu’il ne peut jamais supprimer le besoin de dormir et de se
sustenter. Il n’y a pas d’addiction à la satisfaction d’un besoin comme il y
en a à celle du désir : aucun animal n’est alcoolique.
Un schéma traditionnel décrit le désir comme moment ou trajet entre deux
extrêmes : le besoin défini par son caractère pénible serait cause ou origine
et la satisfaction marquée par le plaisir serait le but. Si le plaisir est la fin
suprême comme l’affirment les morales hédonistes alors le désir n’apparaît
plus que comme un moyen, un moment transitoire, un simple mécanisme de
déclenchement.
L’idée de la contingence du désir, toujours liée au projet moral du contrôle
et de la répression4423., a été fortement contestée dans les temps modernes.
« L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin »,
disait Bachelard4424.. Alors que le besoin marque la parenté avec les
animaux, le désir signale un caractère spécifiquement humain4425.. Le
désir — que Victor Hugo appelait l’anankê4426. du cœur — n’est pas
moins contraignant que le besoin. La bouche qui crie peut faire autant de
bruit que le besoin qui supplie. Le désir est si peu contingent que lorsqu’un
obstacle s’oppose à sa satisfaction, il s’exprime tout de même (sous forme
de rêves, de symptômes ou d’actes manqués).
Jacques Lacan introduit un troisième terme entre le désir et le besoin : la
demande4427.. La thèse centrale est que le désir « naît de l’écart entre le
besoin et la demande », « s’ébauche dans la marge où la demande se
déchire du besoin ». « Le désir, écrit encore Lacan, est ce qui se manifeste
dans l’intervalle que creuse la demande en deçà d’elle-même »4428.. Le
passage à la demande s’effectue par l’intermédiaire du langage. Aucun
besoin humain ne peut être séparé de son expression qui passe toujours par
le langage ; par le langage, la demande universalise le besoin, le sublime.
De plus, le besoin peut être l’expression d’un désir, et pas seulement celle
d’une nécessité vitale4429.. Avec la demande, le cri du besoin tend à se
transformer en appel. Alors que le besoin vise un objet extérieur, et que la
demande fait appel à autrui, le désir ne tient compte ni de l’objet ni de
l’autre4430..
La tripartition lacanienne du besoin de la demande et du désir renvoie à la
triade du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Le désir ajoute la
dimension du symbolique. La demande consiste en l’appel d’une
reconnaissance d’être, ouvrant ainsi sur toutes les opérations de
transcendance propres à l’assurer illusoirement. Le désir se situe dans
l’intervalle entre le besoin et la demande, c’est-à-dire entre la nécessité
physiologique et la nécessité affective qui touche à la demande d’amour. Il
est condamné à ne jamais coïncider avec son objet. Il n’y a pas de chance
que le désir soit satisfait, on ne peut satisfaire que la demande, c’est pour
cela qu’il est juste de dire que le désir, c’est le désir de l’autre.
Pour comprendre le mécanisme complexe qui enchaîne le besoin à la
demande et qui produit souvent des effets inversés, il faut poser que le désir
est désir de l’autre, c’est-à-dire émanant d’un lieu hétérogène, l’inconscient,
qui se sert du désir pour se dire.
De ce fait, la demande qui s’adresse au représentant de l’autre est toujours
demande d’amour, toujours insatisfaite ; comme par surcroît la demande
n’existe pas seule mais toujours en miroir, le besoin qui forme le support de
cette demande est le plus souvent désarticulé, dérivé, voire inversé4431..
De plus, le désir peut conduire le sujet à formuler une demande (soit en rêve
soit par symptômes4432.) qui contrarie et annule le besoin prétendu naturel.
Lacan désigne ce processus qui est celui même de la culture comme la
substitution du signifiant aux besoins : les besoins, pris dans le réseau des
mots, deviennent des signes entre autres, articulés comme tels avec le désir
et le manque qui les transforment et les rendent souvent méconnaissables.
Aliéné dans la réalité du besoin, le désir ne peut s’articuler qu’au niveau
imaginaire de la demande. Alors que le besoin crie, et que la demande
énonce, il appartient au désir de révéler cette dimension de l’homme qui fait
d’autrui non l’objet ou le moyen mais la cause du désir.
 
 
II. LE DÉSIR ENTRE LE MANQUE ET LA FORCE
 
Le désir est le signe d’une incomplétude que ni le Dieu unique des
monothéismes ni les animaux ne connaissent. « À part l’exception
insignifiante des stratagèmes de quelques bêtes ou quelques oiseaux, il n’y
a aucun faux-semblant, aucun inachèvement dans la nature jusqu’à
l’apparition de l’homme » notait Emerson4433.. Dans son ouvrage sur
Schelling, Heidegger écrit : « Dans le mot Sehnsucht (désir), le terme Sucht,
qui n’a rien à voir étymologiquement avec le verbe suchen (chercher),
signifie originellement — et aujourd’hui encore — la maladie, l’épidémie
qui tend à se propager (…). Le mal dont il s’agit ici est celui de l’effort
tendu, de l’appétition, c’est le mal qu’est le désirement lui-même, l’être-à-
mal en peine de soi-même »4434.. Dans la même lignée, Clément Rosset dit
du rapport du désir au réel qu’il est « un simple rapport d’allergie, de non-
tolérance »4435.. Rapportant le désir au doute, Descartes le définissait par
le manque et l’imperfection4436.. Ce que le mythe d’Aristophane4437.,
dans Le Banquet de Platon, nous enseigne, c’est que tout désir est
proprement désir de retour, c’est-à-dire nostalgie. Alors que le désir se porte
vers un objet qui est la fin vers laquelle il tend, sa direction est en réalité
celle de l’origine.
Tel fut le point de vue développé par Freud. Le désir (Wunsch) n’est pas
tant la visée d’un objet extérieur que celle d’une représentation ; tout
compte fait le désir est désir de soi puisque ce qui est visé, c’est la trace
mnésique d’une satisfaction originelle. Freud définit le Wunsch comme une
réaction à l’excitation provenant du besoin interne, excitation correspondant
à une force qui ne frappe pas instantanément mais agit de manière continue.
Le Wunsch est un mécanisme pulsionnel présentant comme caractéristique
propre la reviviscence hallucinatoire d’une expérience de satisfaction. La
différence entre désir et amour, disait déjà Hobbes, est que l’objet du désir
est absent4438.. Le désir, écrit Freud, sait exploiter une occasion offerte par
le présent afin d’esquisser une image de l’avenir sur le modèle du passé.
Toute image mnésique d’une perception demeure associée à la trace
mnésique de l’excitation née du besoin correspondant, si bien que lorsque
ce besoin réapparaît se produit une tendance à rétablir la situation
initiale4439.. Dans l’économie du désir, l’objet désiré est finalement
l’élément le moins important. Le sujet est la cause de la réalité même des
objets de ses représentations : par-là se marque l’affinité du désir avec
l’hallucination. La formule scolastique « Ignoti nulla cupido », « il n’y a
pas de désir de ce qu’on n’ignore » est donc à la fois confirmée et récusée
par la psychanalyse.
La frustration qui suggère un état de privation d’une satisfaction est dite en
allemand Versagung, qui permet de penser une forme de dédire (ver-sagen),
c’est-à-dire de refus de satisfaction. Le symptôme, qui est le substitut
(Ersatz) de la satisfaction frustrée peut être lui-même désiré. La dialectique
du fantasme peut être déchiffrée comme l’élaboration d’un rapport à l’objet
qui intègre la frustration4440. comme un moment paradoxalement
nécessaire de la satisfaction. La psychanalyse ne définit pas l’aversion
comme le contraire du désir mais comme son envers. Une aversion
manifeste en creux un désir ; elle en est le masque négatif.
Le manque n’est pas du même ordre chez Lacan et chez Freud : pour ce
dernier, il touche à l’écart entre le passé et le présent tandis que pour Lacan
le manque naît de l’écart entre le registre naturel et le registre culturel. Or le
registre culturel est tout entier supporté par l’organisation du langage : le
désir est ce qui se manifeste dans l’intervalle que creuse la demande en deçà
d’elle-même pour autant que le sujet, en articulant la chaîne signifiante,
amène au jour le manque à être avec l’appel d’en recevoir le complément de
l’Autre. Lieu de la parole, l’Autre est aussi le lieu de ce manque. Articuler
la chaîne signifiante découvre donc le manque, c’est-à-dire l’écart entre un
signifiant et un autre. L’Autre, qu’il faut entendre comme le lieu d’origine
des signes du langage, est le destinataire absolu du désir : comme père,
comme lien d’amour, comme Dieu, comme psychanalyste, comme texte.
Ainsi qu’il le fait pour la métaphore, qu’il assimile au symptôme et en
général au processus de condensation, Lacan assimile le désir au
déplacement et le déplacement à la métonymie. Dire que le désir est la
métonymie du manque à être revient à désigner une « béance » propre à
l’homme tributaire de l’écart entre sa « nature » (c’est-à-dire, pour Lacan,
son inachèvement organique à la naissance4441.) et sa « culture » (c’est-à-
dire l’espace des signes du langage qui sillonnent son corps et ses pulsions).
Avec Lacan, le jeu possible entre les structures symboliques se trouve réduit
à néant par la notion d’ordre symbolique. Et c’est cette obligation de se
soumettre à la loi de l’Autre qui est constitutive du désir commun. Le
prétendant à l’humanité, en effet, ne peut devenir sujet qu’en
s’assujettissant au code, et cela au prix d’une séparation d’avec l’objet de
son désir qui ne peut être énoncé dans le code. Il y a donc clivage du sujet
par le code qui sépare le dicible de l’indicible.
Lacan distingue la privation qui est de l’ordre du réel et qui se rapporte au
besoin, la frustration qui est de l’ordre de l’imaginaire et qui se rapporte à la
demande, et le manque qui est de l’ordre du symbolique et qui se rapporte
au désir. Suivant les modalités à travers lesquelles le manque sera repéré en
l’autre comme en lui-même, le sujet tendra, sur le versant de la névrose, à
refouler son désir ou, sur celui de la psychose, à dénier l’objet négatif
auquel il s’accroche primordialement : ce signifiant par essence trompeur
dont il se refuse à assumer les incidences aliénantes.
Dans la jouissance, dit le Faust de Goethe, je regrette le désir. Ernst Jones
a utilisé le terme grec d’aphanisis, qui signifie l’acte de faire disparaître,
pour désigner la disparition du désir sexuel. Elle serait, selon lui, l’objet
d’une angoisse plus fondamentale encore que celle de la castration4442..
Hegel avait fait remarquer que « la conscience de soi atteint sa satisfaction
seulement dans une autre conscience de soi »4443. ; à quoi Lacan répond en
écho que « Le sujet ne satisfait pas seulement un désir, il jouit de désirer et
c’est une dimension essentielle de sa jouissance »4444.. Madame de
Staël4445. définissait la coquetterie par le désir de plaire à ceux-là même à
qui l’on ferait volontiers du mal. Certains ont nié que le désir mimétique,
très courant chez l’enfant et de plus en plus courant chez les adultes restés
enfants, pût être un véritable désir. Mais le désir ne se porte pas
spontanément sur tel ou tel objet, il se porte électivement sur l’objet désiré
par l’autre, le rival : le désir se calque sur le désir que l’autre a, le désir de
l’autre répercuté par le désir ne doit pas être entendu au sens objectif (le
désir pour l’autre) mais au sens subjectif (le désir que l’autre a). Seulement,
en se soumettant à un désir extérieur, le désir se condamne à
l’insatisfaction, donc à la souffrance et à la mort4446..
À l’opposé de cette conception négative ou restrictive du désir, Spinoza lui
accordait l’énergie de la vie et de la pensée. Pour l’auteur de l’Éthique le
désir n’est pas une tendance car une finalité serait une imperfection ; il est
une tension, un effet de conscience du conatus. Spinoza ôte au désir toute
dimension négative de regret, de manque, de mal. Il en fait une puissance
d’adaptation. Ainsi renverse-t-il l’affirmation de Platon : le désir est
premier, il ne répond pas à un vide originaire. Pour Spinoza nous ne
désirons pas une chose parce que nous l’aimons, mais nous l’aimons parce
que nous la désirons. Nietzsche dira semblablement : « L’homme n’aime
que ses penchants, non ce vers quoi il penche ».
La philosophie spinozienne du désir ainsi que la philosophie nietzschéenne
de la volonté de puissance4447. ont été les deux sources inspiratrices de la
libération et de l’exaltation contemporaines du désir. Georges Bataille, qui
consacra à Nietzsche une étude et que Deleuze lut attentivement, inversa
avant celui-ci la signification du manque, qui n’est plus le signe de la
finitude humaine mais bien plutôt une manifestation d’excès d’être. Bataille
nomme « complexe de Phèdre » le gonflement d’amour suscité par l’effroi
issu de la possibilité même du crime. « Chaque horreur dissimule une
possibilité de séduction », écrit-il. « L’objet du désir est toujours la totalité
de l’être », dit-il d’autre part4448..
À la structure mythique de l’œdipe auquel est reprochée la continuation
des interdits platoniciens et chrétiens, la schizo-analyse défendue par Gilles
Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe oppose le concept de machine
désirante : l’essence du désir est machinique, le désir est un agencement de
circuits complexes à parcourir en tous sens, et pas seulement dans le sens
obligé que définit l’oedipe. Au divan du névrosé Deleuze et Guattari
opposent le voyage-promenade du schizophrène. Loin d’être l’expression
d’une absence ou d’une incapacité, le désir est producteur de réel. Il ne
manque de rien, et il ne manque pas de son objet. C’est bien plutôt à
l’inverse le sujet qui manque au désir ou le désir qui manque de sujet
fixe4449.. La psychanalyse a méconnu la nature du désir en le rabattant sur
la représentation : « Loin d’être l’audace de la psychanalyse, l’idée de
représentation inconsciente marque dès le début sa faillite ou son
renoncement : un inconscient qui ne produit plus, mais qui se contente de
croire... »4450..
La détermination du désir comme machine était une provocation anti-
organiciste mais il faut entendre la machine dans le sens d’une machination
plutôt que dans celui d’un mécanisme — une machination non concertée
d’ailleurs. De même que le langage est considéré par la linguistique
moderne indépendamment des sujets parlants, le désir, dans L’Anti-Œdipe,
apparaît comme une force qui va, s’agrippe à des objets et à des situations
mais ne cesse, ce faisant, de les fabriquer (d’où la machine)4451.. Dès lors,
les rapports des désirs aux besoins sont inversés : ce ne sont pas les désirs
qui dérivent des besoins mais bien plutôt les besoins qui dérivent des désirs.
« Je voudrais que l’univers cessât d’exister quand je bande » s’exclame
l’un des libertins de Sade. Peu de discours sur la contemporaine « libération
» du désir seraient capables d’intégrer une telle idée. Car si le désir surgit
d’une surabondance, il est aussi susceptible de faire le vide autour de lui.
L’ambition est un désir difficilement compréhensible si on ne lui suppose
pas le secret objectif de prendre la place des autres, et donc de les éliminer.
 
 
III. MORALES DU DÉSIR
 
En Europe comme en Asie, la sagesse a presque toujours consisté à
réfréner ses désirs, voire à les anéantir. Il ne faut pas, disait Cicéron,
chercher si l’objet qui le provoque est ou non un bien, c’est le désir lui-
même qu’il faut supprimer4452.. Changer ses désirs plutôt que l’ordre du
monde, dira Descartes en un sens stoïcien. Seulement le désir intervient
dans l’ordre du monde : l’idéal du nirvana chez les bouddhistes consiste
non pas à changer ses désirs mais bien à les supprimer. Car c’est au désir,
qui est la racine, et pas seulement au plaisir que l’ascétisme s’en prend. Le
renoncement désigne l’arrêt que le sujet est censé pouvoir effectuer sur ses
désirs. Il correspond à un retrait total4453. de l’être par rapport au monde.
Tout est douleur (dukha) : telle est la première des Quatre Nobles
Vérités4454. du Bouddha4455.. La source de cette douleur est le désir —
littéralement, la soif. La soif, c’est le lien qui enchaîne la créature à son
existence. Le nirvana est l’état dans lequel ce lien est dénoué. Dans la
cosmologie bouddhique, développée postérieurement, trois mondes sont
distingués : le monde du désir (kâmadhatu) qui inclut, outre l’univers
matériel, les destinées mauvaises ; le monde de la forme (rûpadhâtu)
constitué d’une matière subtile et le monde sans forme (arûpyadhâtu)
entièrement spirituel. Le désir est la cause du changement impliqué par les
agrégats. Toujours insatisfait, il contraint à la soif et à l’instabilité dans son
existence tout comme à l’errance d’une existence à l’autre (le cycle des
réincarnations). Bouddha compare le moi qui passe ainsi d’un état à l’autre
puis d’une existence à l’autre à la recherche des plaisirs, au singe qui saute
de branche en branche à la recherche d’un fruit qui ne le satisfera pas. La «
loi de la conditionnalité » est le principe fondamental de la philosophie
bouddhique. Elle est illustrée par la Roue de la Vie4456..
Le bouddhisme buta sur cette aporie — à laquelle Richard Wagner fait
écho dans le troisième acte de Tristan et Isolde4457. : si la délivrance est
dans la cessation du désir, et qu’il faut désirer cette délivrance, comment
peut-on désirer cesser de désirer ?4458.
Le désir est catastrophique, ainsi qu’on peut le voir dans la tragédie
grecque. Il est lié à la fois à l’impuissance et à la démesure, et à la double
contradiction entre ce que l’on veut et ce que l’on peut, entre ce que l’on
peut et ce que l’on obtient. C’est le désir et non le corps qui pour Platon
tient l’âme captive. Son caractère illimité et vain est symbolisé dans le
Gorgias par le tonneau des Danaïdes4459.. L’homme démocratique est par
excellence l’homme du désir4460.. Ce que Platon reproche aux sophistes,
c’est de prétendre ne manquer de rien — leur autarcie, leur autosuffisance.
Les sophistes sont suffisants. Pour Platon l’inachèvement trouve sa fin dans
le monde des Idées (Hegel dira : dans l’Esprit absolu).
Le stoïcisme et l’épicurisme ne développeront pas une morale du désir
sensiblement différente. La fameuse tripartition épicurienne des désirs
(épithumiaï) figure dans la Lettre à Ménécée4461.. Épicure y distingue
d’abord les désirs naturels et les désirs vides. Parmi les désirs naturels, les
uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs
nécessaires, les uns le sont pour le bonheur, les autres pour l’absence de
souffrance du corps, les autres pour la vie même4462.. Les désirs naturels et
non nécessaires varient le plaisir sans supprimer la douleur (comme les
nourritures raffinées). L’amour fait partie des désirs naturels non
nécessaires — Lucrèce le dénoncera comme mauvais4463..
À la différence de la nature qui est normative, l’opinion ne connaît pas de
limites4464.. Elle tombe dans ce que Hegel appellerait « le mauvais infini
». « L’ingratitude de l’âme rend le vivant avide à l’infini des variétés dans
le genre de vie »4465., dit Épicure. En outre, son ignorance la rend
incapable de décider ce qui serait bon ou mauvais pour soi : « À tous les
désirs, dit Épicure, il faut appliquer cette question : que m’arrivera-t-il si est
accompli ce qui est recherché conformément à mon désir, et quoi si ce n’est
pas accompli ? »4466..
Au début de son Manuel, Épictète distingue ce qui dépend de nous et ce
qui ne dépend pas de nous. Il met au rang des choses qui dépendent de nous
l’opinion, la tendance (hormè), le désir (orexis), l’aversion « en un mot
toutes nos œuvres propres »4467.. Le désir (qui est une espèce de tendance)
doit être supprimé « complètement pour l’instant »4468.. Il faut restreindre
ses désirs et aversions aux seules choses qui dépendent de la volonté, dit
Épictète4469.. L’homme fait son propre malheur en ignorant ce qui est bon
pour lui : si l’on n’a rien à mettre à la place de la richesse, on est
malheureux, mais si l’on a la faculté de se passer de richesse, alors on
dispose de quelque chose de plus important qu’elle4470.. « Combien ces
riches, ces magistrats (…), ces gens qui vivent avec de belles femmes
paieraient-ils pour pouvoir mépriser richesses, magistrature, et même les
femmes qu’ils aiment et qu’ils rencontrent ? Ne sais-tu pas ce qu’est la soif
quand on a la fièvre ? Elle ne ressemble en rien à celle de l’homme sain :
celui-ci la fait cesser en buvant ; le fiévreux, après quelques instants de
plaisir, a la nausée ; il change l’eau en bile ; il vomit, il a la colique, sa soif
devient plus ardente. Voilà ce que sont la richesse, la magistrature, la
fréquentation d’une belle femme, quand elles s’accompagnent de désirs ;
ajoute la jalousie, la crainte d’être dépouillé, le vilain langage, les vilaines
pensées, les actions indécentes »4471.. Plus tard Rousseau sera dans le droit
fil de l’épicurisme et du stoïcisme lorsqu’il dira qu’avec tout ce qui dépasse
les besoins physiques commencent la dépendance, la corruption, l’inégalité
parmi les hommes.
La pensée chrétienne reprendra une bonne part de la thématique stoïcienne
mais y ajoutera l’élément décisif du mal. Ce n’est pas du besoin mais du
désir qu’est né le péché originel : Adam et Ève n’ont pas voulu consommer
le fruit de l’arbre parce qu’ils avaient faim mais parce que tentés par le
serpent ils désiraient dépasser leur condition humaine en se rapprochant de
celle de Dieu. La colère, l’envie, la haine, tous les péchés proviennent du
désir. C’est parce que le désir est indéterminé, qu’il n’a pas de fin propre ou
fixe, qu’il n’y a pas d’indésirable, c’est-à-dire d’objets qui seraient hors de
portée du désir. Le mal n’aurait pas à ce point régné sur terre s’il n’avait été
désiré.
La question de l’intention prendra une place capitale dans la morale
chrétienne du désir. L’orthodoxie s’efforcera toujours de trouver un moyen
terme entre deux solutions extrêmes dont l’une aboutit à négliger la
matérialité de l’acte et l’autre à faire abstraction de l’intention qui y préside.
Au premier livre de son Éthique, Pierre Abélard évoque une expérience de
pensée qui devait être assez habituelle aux moines de son époque : si un
religieux était ligoté dans son lit et entouré de charmantes compagnes, il est
certain qu’il serait entraîné à la délectation. Et pourtant, dit Abélard, il ne
serait pas juste de lui en faire le reproche s’il n’a pas consenti à son désir.
En effet, on ne saurait imputer à faute ce que la nature a dicté comme
nécessité. La conséquence d’une telle thèse est que ni les désirs ni même les
actes qui en dérivent ne sont en tant que tels condamnables. Ils ne le sont
que dans la mesure où l’assentiment leur a été donné. L’assentiment seul
étant véritablement au pouvoir de l’homme, de lui et de lui seul dépendra la
nature blâmable ou louable de ses œuvres4472..
C’est à partir d’un célèbre passage de la Première épître dans laquelle saint
Jean demandait que l’on réprimât la concupiscence de la chair, la
concupiscence des yeux et l’ambition du siècle4473. que la philosophie et
la théologie catholiques développeront toute une pensée du désir. Telle
qu’elle a été théorisée par saint Augustin, la concupiscence4474. désigne
l’inclination au péché. Elle se rapporte moins à un péché déterminé qu’à la
condition humaine de pécheur. Elle est le résultat, la trace du péché originel.
Reprenant la distinction johannique, saint Augustin distingue trois
concupiscences : celle de la chair, celle des yeux et celle de l’orgueil. La
concupiscence de l’orgueil l’emporte selon lui sur les deux autres car elle
les contient4475.. Pour les théologiens catholiques la concupiscence sera
(avec le diable et le monde) l’une des trois causes possibles de la tentation
de séduction4476.. Elle comprend trois éléments : la suggestion, la
délectation et le consentement. La concupiscence est un détournement
d’âme au profit du monde et aux dépens de Dieu. Comme avec le désir, le
terme générique finira par désigner spécifiquement le désir sexuel — tel
qu’il fut lui aussi à partir de saint Augustin rapporté au péché. La
concupiscence est le désir qui se porte vers les biens sensibles. Le
philosophe scolastique distinguait trois concupiscences : celle du savoir,
celle des sens et celle du pouvoir.
Pascal traduit4477. par libido sentiendi, libido sciendi et libido dominandi
les trois concupiscences, de la chair, des yeux, et de la vie. Pascal dit
qu’elles sont « trois fleuves de feu » qui embrasent au lieu d’arroser.
L’ordre humain (le monde) est issu de la concupiscence : on a fondé et tiré
d’elle, écrit Pascal, « des règles admirables de police, de morale et de
justice »4478.. Mais dans la pensée 4604479., Pascal réserve le terme de
concupiscence à l’ordre de la chair pour la distinguer de la curiosité et de la
sagesse. Il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence qui
détourne de Dieu, écrit-il4480..
La légende de Faust4481., apparaît à la Renaissance et donnera lieu à deux
versions : l’une pessimiste (Faust est damné), l’autre optimiste (Faust est
sauvé parce que le désir de connaissance — la « concupiscence des yeux »
— contient quelque chose de bon). C’est surtout d’un point de vue politique
que Hobbes dans le Léviathan analyse le désir : ce n’est pas le plaisir que
vise le désir, selon le philosophe anglais, mais le pouvoir à l’infini : « Ainsi,
je mets au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité,
un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui
ne cesse qu’à la mort. La cause n’en est pas toujours qu’on espère un plaisir
plus intense que celui qu’on a déjà réussi à atteindre, ou qu’on ne peut pas
se contenter d’un pouvoir modéré : mais plutôt qu’on ne peut pas rendre
sûr, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend
le bien-être qu’on possède présentement. De là vient que les rois, dont le
pouvoir est le plus grand de tous, tournent leurs efforts vers le soin de le
rendre sûr, à l’intérieur du pays par des lois, à l’extérieur par des guerres. Et
quand cela est fait, un nouveau désir vient prendre la place... »4482..
Kant distingue dans la faculté de désirer4483. une faculté de désirer
inférieure et une faculté de désirer supérieure : celle-ci ne saurait se
déterminer par rapport à la matière sensible du désir (à la représentation de
l’agrément, au sentiment de plaisir, au principe du bonheur personnel qui
leur est toujours inévitablement lié), comme c’est le propre de la faculté de
désirer inférieure ; au contraire, la raison pure y est pratique par elle seule,
par la seule forme de la règle pratique : « c’est alors seulement que la
raison, et uniquement en tant qu’elle détermine par elle-même la volonté
(qu’elle n’est pas au service des inclinations), est une véritable faculté de
désirer supérieure à laquelle est subordonnée celle qui est pathologiquement
déterminable et qu’elle est réellement, spécifiquement même, distincte de
cette dernière »4484.. La volonté est la faculté de désirer considérée non
pas tant comme l’arbitre relativement à l’action que relativement au motif
déterminant qui engage l’arbitre à agir.
Hegel établira que le désir est moins désir d’objet que désir de désir. Le
désir amoureux, en effet, a face à lui un autre désir, et pas seulement un
objet de désir. Il en va de même avec le désir de domination dont le désir
amoureux est peut-être l’expression4485.. Dès lors, la morale du désir
n’impliquera plus tant le rapport à soi, au monde et à Dieu que la relation à
autrui. Si le désir est désir de désir, la volonté de le supprimer ne
correspond plus qu’au désir de supprimer Autrui.
C’est parce que l’objet fait toujours défaut que l’opposition entre
hédonisme et ascétisme n’a ni la radicalité ni la logique qu’elle paraît avoir.
Kant renonce au désir, Sade le subvertit, mais tous deux restent soumis à la
Loi, diagnostique Lacan4486.. Saint Paul l’avait noté déjà : « La Loi est-
elle une puissance de péché ? Non certes ! Mais je n’ai connu le péché que
par la Loi ; car je n’aurais pas connu le désir si la loi n’eût dit : ‘Tu ne
convoiteras pas !’ »4487.. Dans son Histoire de la sexualité, Michel
Foucault montre contre la vulgate que l’histoire du désir ne fut pas celle de
sa répression continue : « Il n’y aurait pas à imaginer que le désir est
réprimé pour la bonne raison que c’est la loi qui est constitutive du désir et
du manque qui l’instaure. Le rapport de pouvoir serait déjà là où est le désir
: illusion, donc, de le dénoncer dans une répression qui s’exercerait après-
coup ; mais vanité aussi de partir à la quête d’un désir hors pouvoir »4488..
Alors que la sagesse antique enjoignait à l’homme de se libérer du désir, la
non-sagesse moderne lui a enjoint de libérer le désir. Notre civilisation est
la première qui consacre autant d’énergie à la satisfaction des désirs4489.,
d’où les impasses subjectives et les rétorsions objectives. Désormais
l’absence de désir est conçue comme ennui, c’est-à-dire vide existentiel. Par
ailleurs, la spectacularisation du plaisir aboutit à un découplage entre celui-
ci et le désir : « Il y a beaucoup de haine ou de peur à l’égard du désir dans
le culte du plaisir », constatait Gilles Deleuze4490.. Dans un contexte où
l’émotion la plus forte est la peur, le désir le plus cher tend à être celui de
sécurité. Or ce que l’histoire des trois coffrets du  Marchand de Venise  de
Shakespeare illustre, c’est que le désir le plus cher ne peut être réalisé sans
renoncement4491..
La morale du désir prend aujourd’hui une dimension que les philosophes
du passé ne pouvaient pas imaginer. Le désir est tragique : il est un infini
qui ne peut se satisfaire que de manière finie, et il est un infini qui rencontre
devant lui un monde fini. Gandhi disait que le monde est assez vaste pour
satisfaire les besoins de tous mais trop petit pour contenter le désir de
chacun. Or, constatait Freud, « l’homme ne renonce jamais ».
 
*
 
Voir aussi
 
L’affectivité. L’amour. Autrui. La beauté. Le besoin. L’inconscient. Le
plaisir. La raison. Le rêve. La sexualité. L’utopie. La volonté.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, — La République, livres IV et IX.
— Phèdre.
Épicure, Lettre à Ménécée.
Saint Augustin, Les Confessions, livre X.
B. Spinoza, Éthique, troisième partie.
S. Freud, L’Interprétation des rêves, trad. fr., PUF, 1967.
J. Lacan, « La direction de la cure », Écrits, 1966.
G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, 1972.
M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Gallimard, 1976.
 
 
4378 Uneasiness. Coste traduisait par « inquiétude ».
4379 J. Locke, Essai sur l’entendement humain II, § 6, trad. J.-M. Vienne, Vrin, 2001, p. 368.
4380 Ibid.
4381 On peut traduire ainsi thumos plutôt que par le convenu « courage ».
4382 Nicolas de Cues distinguait le désir, mouvement intérieur de l’être vers l’objet qu’il cherche à
voir, et l’appétit, tension de l’être vers la réalisation de lui-même dans sa propre fin.
4383 De l’âme, II, 414 b2-3. Voir infra.
4384 Le chapitre fameux de L’Interprétation des rêves intitulé « Zur Wunscherfüllung », jadis
traduit par « Sur la réalisation du désir » a récemment été rendu à « Sur le remplissement du vœu ».
4385 Si l’appétit a fini à table, le désir a fini au lit.
4386 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, livre II, chapitre XLVII et Somme théologiques I,
q. 81, a. 2.
4387 T. Hobbes, Léviathan I, VI, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971, p. 46-47.
4388 Ibid., p. 47.
4389 Spinoza utilise ce terme en un sens fort différent de celui de la tradition reprise par Hobbes
(voir Le mouvement).
4390 Éthique III, proposition VII.
4391 Éthique III, scolie de la proposition IX.
4392 Voici comment Kant caractérise le désir par rapport à l’inclination et au souhait : « Le désir
(appetitio) est l’autodétermination du pouvoir d’un sujet par la représentation de quelque chose qui
est à venir et qui constituerait l’effet de ce pouvoir. Le désir sensible qui a la dimension d’une
habitude se nomme inclination. Le fait de désirer sans qu’on applique un quelconque pouvoir à
produire l’objet est le souhait » (Anthropologie d’un point de vue pragmatique, III, § 73).
4393 Voir infra.
4394 Voir infra.
4395 L’envie voit ce qui n’aurait pas dû être vu et inversement fait qu’on ne voit pas ce qu’il
convient de voir (invidia, l’envie en latin, signifie littéralement non-vision). Dans sa Divine comédie
(Purgatoire XIII, 43-84), Dante montre les envieux avec des yeux cousus d’un fil de fer.
4396 Voir La raison.
4397 Dans la préface du Crépuscule des idoles.
4398 Platon, La République IX, 574 e.
4399 Ibid. 571c-d.
4400 Ibid. 572b.
4401 435c-445b. Voir L’âme.
4402 Adjectif correspondant à épithumia, le désir.
4403 Phèdre 246a et 253e.
4404 La République IX, 571e.
4405 Platon, La République, Livre VIII, 559e, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1159.
4406 Boulèsis, parfois rendu par « volonté ».
4407 Aristote, De l’âme, III, 9, 432b, trad. R. Bodéüs, GF-Flammarion, 1993, p. 241.
4408 Aristote, Éthique à Nicomaque VI, 2, 1139 a31 et b4-5.
4409 Voir L’âme.
4410 De même qu’Aristote récuse l’opposition platonicienne entre le désir et la raison, Kant
récusera le dualisme substantiel de Descartes en rapportant le désir à une faculté.
4411 Les esprits animaux (voir L’âme).
4412 R. Descartes, Les Passions de l’âme, article 86, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 735.
4413 Les Passions de l’âme, article 87, ibid., p. 736.
4414 Voir La volonté.
4415 Pas chez Platon — lequel se refusait à reconnaître la part de non-être chez les dieux et
dénonçait les « mensonges » des poètes.
4416 Les Passions de l’âme, première partie, article 17.
4417 E. Kant, Leçons de métaphysique, trad. M. Castillo, LGF, 1993, p. 296.
4418 Le souhait est d’intensité plus faible que le vœu et ne possède pas sa dimension magique.
4419 Pradines distinguait la tendance à et la tendance vers. La tendance à implique un verbe, une
action ; la tendance vers, un substantif, un objet. La tendance à ne serait pas une véritable tendance
mais plutôt une réaction réflexe dans la mesure où il n’y a pas d’objet vers lequel nous tendrions.
4420 Voir Le besoin.
4421 De la Nature II, 437.
4422 Voir infra.
4423 Voir infra.
4424 G. Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, 1965, p. 39.
4425 « Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, il n’y a que cela qui nous distingue des autres
bêtes » écrit Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro. Même les animaux supérieurs sont loin
d’être arrêtés au stade rudimentaire de la satisfaction des besoins : les petits singes, selon la fameuse
expérience, préfèrent la fausse mère en peluche qui ne nourrit pas plutôt que la fausse mère en fil de
fer qui donne à manger.
4426 La nécessité, la fatalité en grec.
4427 En un sens antiéconomique : en économie, la demande désigne l’expression économique de
besoins solvables. Maine de Biran parlait déjà de demande ou réclame.
4428 J. Lacan, « La direction de la cure », Écrits, Seuil, 1966, p. 627.
4429 Ainsi avoir sommeil ne correspond pas seulement à un besoin mais peut être aussi bien
l’expression du désir de rêver ou de régresser à un état non conscient. De même, le fait d’avoir faim
peut signifier tout autre chose que le simple besoin de nourriture.
4430 Lacan appelle « objets a » (lire : « objets petit a », a abrégeant « l’autre ») les objets du désir
qui ne sont jamais l’autre en tant que tel mais des parties détachées de celui-ci.
4431 Ainsi dans l’anorexie du nourrisson qui demande de l’amour à sa mère et l’attente de la mère
qui demande à l’enfant d’accepter la nourriture qu’elle lui propose, le besoin est du côté de l’enfant et
de sa faim naturelle ; mais par le manque d’appétit, l’enfant inverse le besoin et refuse la nourriture
sans indexer son refus sur la colère ou l’angoisse, qui est le motif inconscient de son manque
d’appétit. Il refuse de satisfaire à la demande de la mère pour que celle-ci comprenne sa propre
demande, qui dépasse le besoin et veut l’annuler. Toute la difficulté de l’éducation provient de ce
clivage fondamental dont elle est affectée, le désir, expression d’un manque nécessaire ; de ce fait, la
satisfaction du besoin, non seulement ne comble pas le petit d’homme mais encore est un leurre où
vient se prendre la demande d’amour. Car dans l’exemple de l’enfant anorexique, c’est de la
satisfaction même de son besoin de manger, satisfaction trop vite et trop mal comblée, que
proviennent l’angoisse et le symptôme de privation sous la forme de la disparition de l’appétit.
4432 Chez Lacan, le symptôme exprime la demande correspondant au désir refoulé ; le principe de
la cure psychanalytique consiste à laisser la demande se dire à quelqu’un qui n’y répond pas ;
devenant sans objet précis, la demande se radicalise. Le sujet en analyse passe successivement par
toutes les demandes qu’il a pu faire depuis qu’il est en relation avec autrui. C’est la frustration qui
rend possible l’épuisement du registre des demandes.
4433 Dans Les Lettres et les fins sociales.
4434 M. Heidegger, Schelling, trad. J.-F. Courtine, Gallimard, 1977, p. 216.
4435 C. Rosset, L’Objet singulier, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 43.
4436 « Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute, et que je désire, c’est-à-
dire qu’il me manque quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune
idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma
nature ? » (R. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation troisième).
4437 Voir L’amour.
4438 T. Hobbes, Léviathan I, 6, op. cit., p. 47.
4439 À travers le clivage primitif entre l’envie et la gratitude (correspondant respectivement au
mauvais et au bon sein), Melanie Klein a confirmé l’idée selon laquelle le désir met en jeu une
réminiscence inconsciente : si le besoin est présupposé par le désir, celui-ci ne vise pas sa satisfaction
mais le retour de la première présence secourable grâce à laquelle cette satisfaction a été assurée.
4440 Freud distingue la frustration externe et la frustration interne. Celle-ci est nécessaire pour
déclencher une pathologie psychique.
4441 Néoténie.
4442 L’angoisse de castration produit la castration : un homme désire une femme mais, panne ou
impuissance, ne peut faire l’amour avec elle.
4443 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, 1941,
p. 153.
4444 J. Lacan, Le Séminaire livre V, Les Formations de l’inconscient, Seuil, 1998, p. 313.
4445 De l’Allemagne I, 11.
4446 Le mimétisme du désir ne se remarque pas mieux que dans la puissance séductrice du
narcissisme : ils inspirent le plus de désirs ceux qui semblent ne désirer qu’eux-mêmes et donc
désirent le moins en fait (la quasi-totalité des célébrités médiatiques dans le cinéma, la chanson, le
sport et la télévision sont dans ce cas).
4447 Voir La volonté.
4448 G. Bataille, Histoire de l’érotisme II et IV, in Œuvres complètes VIII, Gallimard, 1976.
4449 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe I, 4, Les Éditions de Minuit, 1972.
4450 Ibid., p. 352. La critique de Deleuze et Guattari est contestable : il existe bien une productivité
du désir selon la psychanalyse, le désir ne cesse de produire des signes et des fantasmes (par
exemple, en passant du besoin au désir, le sein change de sens et devient ce qu’il est devenu). Pour
Freud, le désir est une force pulsionnelle (Triebkraft) sans laquelle le rêve ne se formerait pas.
4451 « Le désir est toujours agencé, machiné sur un plan d’immanence ou de composition » (G.
Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996, p. 125).
4452 Cicéron, Tusculanes IV, 29, 62, in Les Stoïciens, éd. É. Bréhier, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962, p. 353.
4453 À la différence de la simple renonciation, qui est partielle. Alors que le renoncement touche
l’être, la renonciation ne concerne qu’une chose ou une situation.
4454 Dans son premier sermon du Parc aux gazelles de Sarnath, près de Bénarès, Bouddha
enseigna après son illumination Quatre Nobles Vérités : sur le sens universel des choses (le monde
des souffrances), sur l’origine de cette souffrance (le désir), sur la fin de cette souffrance (l’extinction
du désir), et enfin sur les moyens pour atteindre cette fin (le Noble Octuple Sentier).
4455 La naissance est dukha, la vieillesse est dukha, la maladie est dukha, la mort est dukha, le
chagrin, la peine, la douleur, l’affliction, le désespoir sont dukha, la non-obtention de ce que l’on
désire est dukha, en un mot, les cinq formes de l’existence fondées sur l’attachement sont dukha.
4456 Représentation allégorique centrale dans le bouddhisme tibétain (elle est un leitmotiv des
thankas, peintures suspendues), la Roue de la Vie est une aire circulaire divisée en zones
concentriques et en secteurs, et tenue par un démon symbolisant le temps et qui dérive de la
représentation terrible de Shiva. Dans l’aire circulaire centrale, qui figure le moyeu de la roue, trois
animaux forment cercle en mordant la queue de celui qui le précède : un coq rouge symbolise
l’avidité, un serpent vert la colère, et un cochon noir l’ignorance. Les six secteurs qui occupent la
plus grande partie de l’image représentent les différents mondes avec leurs habitants : ainsi les asuras
(démon) luttent sans cesse entre eux pour la possession des fruits de l’arbre-qui-exauce-les-souhaits ;
les pretas (esprits affamés) ont un ventre énorme et gonflé mais un cou étroit et une bouche
minuscule : ils sont furieusement affamés mais la nourriture qu’ils touchent se transforme en feu ou
en ordure ; dans le secteur du bas, des êtres tourmentés gèlent dans des blocs de glace, d’autres sont
brûlés par les flammes.
4457 Schopenhauer, que lut également Wagner, et qui connaissait les textes de l’Inde comparait le
monde à un théâtre recouvert par un rideau (le voile de Maya, l’illusion cosmique). Dans ce théâtre
on peut être acteur ou spectateur. Mais l’idéal est de le quitter. Le désir est manifestation de la
Volonté. Dès lors comment déserter la vie ? Aux yeux de Schopenhauer, le suicide n’est qu’une ruse
du vouloir-vivre, et non sa négation. Restent deux solutions : l’éthique (reconnaître par la pitié
l’universalité du vouloir-vivre et de la souffrance qu’il implique) et l’esthétique (contempler le
monde des Idées, pratiquer la musique parce qu’elle est le seul art capable de transcender la
représentation).
4458 L’ascétisme chrétien rencontra une difficulté analogue : n’y a-t-il pas de l’orgueil à vouloir
abattre l’orgueil, la volonté d’humilité peut-elle être humble ?
4459 Lucrèce (De la Nature II, 1003) reprendra l’image du tonneau des Danaïdes pour figurer
l’âme insatiable, littéralement ingrate (car elle manque de reconnaissance à l’égard des biens reçus).
4460 Platon, La République IX, 572a.
4461 On retrouve la même tripartition dans les Maximes capitales (XXIX).
4462 Épicure, Lettre à Ménécée, 127.
4463 Voir Le plaisir.
4464 Paul Valéry s’amusera à dresser une « table des désirs idiots de l’homme » tout à fait dans
l’esprit de l’épicurisme : « Connaître l’avenir. Être immortel. Agir par la seule pensée. N’être que
plaisir perpétuel. Impassible, incorruptible, ubique. Vaincre, conquérir, posséder. Être adoré, admiré
». Valéry ajoutait : « Ensemble d’impossibilités ou d’improbabilités. Construction naïve (par
négation) de toutes les perfections du dieu » (P. Valéry, Tel quel, Œuvres II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1960, p. 760-761).
4465 Épicure, Sentences vaticanes 69, in Épicure, Lettres et Maximes, trad. M. Conche, PUF, 1992,
p. 265.
4466 Épicure, Sentences vaticanes 71, ibid. Depuis la fable du roi Midas jusqu’au Conte des trois
souhaits de Madame Leprince de Beaumont, de nombreuses histoires racontent ce qu’il advient
lorsque les vœux sont exaucés : ou bien une catastrophe (c’est le cas du roi Midas qui ayant obtenu
de pouvoir tout changer en or ne peut même plus manger ni boire) ou bien un retour au point de
départ pour annuler la catastrophe précédente (dans le conte de Madame Leprince de Beaumont, paru
dans Le Magasin des enfants, un jeune couple de pauvres gens obtient d’une fée la possibilité de voir
exaucer trois souhaits : par le premier, un boudin vient magiquement agrémenter leur repas ; mais à
la suite d’une dispute, le second vœu fera que le boudin pendra au nez de la femme ; le troisième vœu
sera utilisé pour supprimer ce nouvel appendice gênant).
4467 Épictète, Manuel I, in Les Stoïciens, op. cit., p. 1111.
4468 Épictète, Manuel II, ibid., p. 1112.
4469 Épictète, Entretiens IV, 33.
4470 Épictète, Entretiens IV, 9, 3.
4471 Épictète, Entretiens IV, 9, 3-5, in Les Stoïciens, op. cit., p. 1090.
4472 Cette thèse, qui prenait l’exact contre-pied de la conception augustinienne de la corruption de
la nature humaine par le péché originel fut condamnée par le concile de Sens en 1140.
4473 Saint Jean, Première épître II, 16.
4474 « Mot dont toutes les syllabes blessent » disait par plaisanterie Paul Valéry.
4475 Saint Augustin, Les Confessions X, 29-34.
4476 La tentation de séduction était distinguée de la tentation d’épreuve envoyée par Dieu pour
tester la force de celui qui la subit.
4477 Après saint Augustin et Jansénius, lequel disait libido excellendi au lieu de libido dominandi.
4478 Pensée 453 (Brunschvicg).
4479 Édition Brunschvicg.
4480 Pensée 692 (Brunschvicg).
4481 Tirée de la vie d’un personnage historique.
4482 T. Hobbes, Léviathan I, 11, op. cit., p. 95.
4483 Voir supra.
4484 E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. fr., Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1985, p. 25.
4485 Il en va sans doute de même aussi avec le désir de savoir : on peut se demander si en dernier
ressort le désir n’est pas désir de vaincre l’autre.
4486 J. Lacan, « Kant avec Sade », Écrits, op. cit.
4487 Saint Paul, Épître aux Romains VII. L’interdit de convoitise figure dans le livre de l’Exode
XX, 17.
4488 M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 107.
4489 « Prenez vos désirs pour la réalité ! » — tel était en 1968 le mot d’ordre de la « libération du
désir ».
4490 G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996, p. 119.
4491 Une jeune fille a trois prétendants ; l’heureux élu sera celui qui ouvrira parmi trois coffrets, un
d’or, un argent et un de plomb, celui qui contient son portrait. Sur le coffret d’or est écrit : « Celui qui
me choisira gagnera ce que désirent beaucoup d’hommes » ; sur le coffret d’argent : « Celui qui me
choisira obtiendra autant qu’il mérite » ; sur le coffret de plomb : « Celui qui me choisit doit donner
et hasarder tout ce qu’il a ». Le coffret qui contient le portrait de la jeune fille est évidemment le
dernier, et c’est évidemment le préféré de la jeune fille qui le choisit.

43. Le déterminisme
 
 
 
Le mot « déterminisme » n’apparaît en français qu’en 1836 mais l’idée
qu’il recouvre est antérieure. Il signifie à l’origine l’explication complète de
la marche d’une machine. Et c’est parce que l’œuvre de savants comme
Laplace a conduit à considérer le monde comme une machine que s’est
introduit la conception d’un déterminisme de l’univers.
Le terme de « déterminisme » renvoie à la fois à une conception du monde
et à une réalité pensée comme objective (ensemble des conditions
nécessaires pour qu’un phénomène se produise). En ce second sens, il
renvoie à l’ensemble des forces censé produire des effets constatables selon
la loi de causalité (on parlera de déterminisme naturel ou historique, de
déterminisme physique, social et psychologique selon les divers domaines
d’application).
Au premier sens, le déterminisme est la conception selon laquelle les
événements de l’univers, y compris éventuellement ceux de l’Histoire
humaine, se produisent selon une loi de succession nécessaire (chaîne de
causalité). Le déterminisme nie à la fois le destin et le hasard. Le
déterminisme n’est pas le fatalisme. La nécessité des événements n’est pas
absurde ni aveugle comme celle que peut commander le Destin, elle donne
prise à une action technique possible. Le fatalisme est, à la différence du
déterminisme, inconditionnel. Mais, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ce qui
était implicitement pensé comme déterminisme était désigné par le terme de
fatalisme4542.. C’est l’apparition du terme de déterminisme qui, au début
du XIXe siècle, chassera celui de fatalisme qui occupait auparavant son
champ sémantique. Dorénavant, le fatalisme ne concernera plus que le
domaine religieux et métaphysique.
La question de savoir si le déterminisme est un principe méthodologique
ou bien une structuration objective du réel, ou encore les deux, est
évidemment décisive en épistémologie. Elle touche à l’ordre du monde et à
celui de la connaissance. On appelle principe du déterminisme le principe
épistémologique selon lequel les événements de l’univers se produisent
selon une loi de succession nécessaire (tout ce qui arrive a une cause et des
mêmes causes suivent les mêmes effets). Tel qu’il a été formulé par
Laplace, le principe du déterminisme est une application du principe de
raison à tous les phénomènes physiques, voire historiques. Il présuppose un
ordre constant dans les phénomènes de la nature et assure à la fois une
prédiction théorique et une action technique. Les choses étant ce qu’elles
sont à un moment quelconque du temps, il n’y aurait pour chacun des
moments antérieurs et ultérieurs qu’un état et un seul compatible avec le
premier. Le déterminisme désigne soit la possibilité de prévoir soit ce qui
engendre et garantit, dans la réalité, cette possibilité de prévoir. Cela dit, les
« déterministes » lient généralement les deux. Les lois qui fournissent des
prévisions certaines relatives à des cas individuels sont appelées
déterministes, celles qui ne débouchent sur de telles prévisions que de
manière statistique en vertu de la loi des grands nombres sont dites
indéterministes.
Les découvertes de la mécanique quantique ont déclenché en physique une
querelle du déterminisme analogue à la crise des fondements (qui lui fut
contemporaine) en mathématiques. Werner Heisenberg est allé jusqu’à
parler d’une « décomposition » du déterminisme4543.. L’idée de
déterminisme a suivi les développements critiques de la connaissance
scientifique.
 
 
I. ÉMERGENCE DU DÉTERMINISME4544.
 
C’est le mouvement régulier des astres dans le ciel qui a donné, selon
Gaston Bachelard, l’image et l’idée du Destin. Ainsi le déterminisme est-il
issu du fatalisme : « Le déterminisme est descendu du Ciel sur la Terre
»4545.. Point de vue d’autant plus intéressant que Bachelard fut
l’épistémologue de la rupture épistémologique. Entre le fatalisme et le
déterminisme, nous aurions affaire à une véritable continuité historique.
Peut-être cette continuité était-elle déjà inscrite dans la conception
stoïcienne du Destin. Les stoïciens, en effet, distinguaient les causes «
procatarctiques » et la cause « synectique ». Les premières sont les causes
auxiliaires et prochaines : elles renvoient à l’ensemble des facteurs
extrinsèques qui provoquent un événement sans pour autant en déterminer
la nature. Celle-ci dépend de la cause synectique, laquelle est liée à l’ordre
universel d’une Nature rationnelle et providentielle. L’image du « cylindre
de Chrysippe », telle qu’elle nous est rapportée par Cicéron dans son Traité
du destin illustre cette distinction : le mouvement d’un cylindre dépend à la
fois des conditions extérieures (la surface sur laquelle il se trouve, son
impulsion initiale) et de qualités intrinsèques (sa nature de cylindre qui fait
qu’il ne roulera pas, par exemple, comme un cône).
Le providentialisme, stoïcien, mais surtout chrétien, peut être considéré
historiquement comme un moment médiateur entre le fatalisme dans sa
version « dure » (celui qui est illustré dans la tragédie grecque) et le
déterminisme scientifique, dans la mesure où il introduit l’élément décisif
de la rationalité.
Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, disait Leibniz :
le principe de contradiction et « celui de la raison suffisante »4546.. En
vertu de ce second principe, « nous considérons qu’aucun fait ne saurait se
trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable sans qu’il y ait une
raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement »4547.. Aux
yeux de Leibniz, il ne suffit pas qu’une vérité ou qu’un fait soit non
contradictoire pour être déterminé(e) car, comme le commente Émile
Boutroux, « une infinité d’autres assertions relatives au même objet, une
infinité d’autres emplois de la force dont il s’agit peuvent également
n’impliquer pas contradiction »4548..
Leibniz avait d’abord parlé de « principe de raison déterminante » :
l’expression de principe de raison suffisante à laquelle il s’est arrêté est
peut-être empruntée aux mathématiques, où l’on distingue constamment
entre la condition nécessaire et la condition suffisante. Le principe de
contradiction énonce la condition nécessaire de la vérité ou de l’existence
mais non la condition suffisante, tout ce qui satisfait ainsi au principe de
contradiction n’est pas vrai ou existant4549..
Dans la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, la
troisième antinomie de la raison pure, qui porte sur les idées
cosmologiques, voit s’affronter la thèse selon laquelle « la causalité suivant
les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés les
phénomènes du monde dans leur ensemble » et une antithèse selon laquelle
« il n’y a pas de liberté mais tout dans le monde arrive suivant les lois de la
nature »4550.. La causalité est une catégorie a priori de l’entendement mais
c’est en faire un usage dialectique que de l’appliquer à l’univers dans sa
totalité. L’ordre de l’univers est inconnaissable en tant que tel — toute
connaissance est nécessairement partielle parce que liée à une expérience
possible.
Dans la seconde partie de la Critique de la faculté de juger, consacrée au
jugement téléologique, Kant établit la nécessité pour la faculté de juger de
postuler un ordre global de la nature — postulat dont la fonction est
régulatrice et non explicative. Le jugement de finalité est réfléchissant, et
non déterminant4551..
Le principe du déterminisme, tel que le formulera bientôt Laplace, passera
outre à cette prudence critique et retrouvera toute la nécessité déjà inscrite
dans les antiques fatalismes et providentialismes.
 
 
II. TRIOMPHE DU DÉTERMINISME
 
Le déterminisme universel est la conception selon laquelle les événements
de l’univers, quelles que soient leurs dimensions (macroscopiques ou
microscopiques), quel que soit leur domaine d’effectuation (naturel ou
humain), se produisent selon une loi de succession nécessaire. Dans son
Essai philosophique sur les probabilités, Pierre-Simon de Laplace donna la
formulation classique du principe du déterminisme étendu à l’univers entier
: « Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de
son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence
qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est
animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle
était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans
la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux
du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le
passé, serait présent à ses yeux »4552.. Dans l’application des
mathématiques à la physique, les phénomènes physiques sont régis par des
équations différentielles ou des équations aux dérivées partielles. La
solution est déterminée si l’on connaît à un certain moment la valeur de la
solution et des dérivées.
Trois idées sont associées dans ce texte célèbre de Laplace : l’homogénéité
de l’espace, l’homogénéité du temps et la possibilité théorique conséquente
d’un savoir total. Le domaine de validité d’une loi pour Laplace est
universel parce qu’indifférent au changement d’échelle. Laplace considère
que la théorie newtonienne, en joignant la mécanique à la géométrie,
dessine une esquisse de cette intelligence totale — présentée toutefois
comme un idéal asymptotique : l’esprit humain tendra à se rapprocher sans
cesse de cette intelligence mais il en « restera toujours infiniment éloigné ».
Selon le principe du déterminisme universel, il n’est aucun phénomène qui
puisse échapper à la constance de la causalité physique. Radical et
significatif changement de perspective : l’expression « tirer des plans sur la
comète » témoigne d’un temps où la trajectoire d’une planète (le mot
signifiait « errante » en grec) était encore considérée comme le comble de
l’imprévisible et de l’incalculable. La comète de Halley traverse le système
solaire tous les 76 ans avec une régularité d’horloge.
À partir du XIXe siècle, le principe du déterminisme devient la pièce
maîtresse d’une conception du monde où le hasard n’est que le prête-nom
de l’ignorance ou bien le nouveau masque de Dieu4553.. Bachelard disait
que l’hypothèse du mathématicien possesseur d’une formule qui réunirait le
passé et l’avenir de tous les mouvements est un substitut de l’hypothèse
Dieu. De fait, à Napoléon s’étonnant de l’absence de Dieu dans son système
du monde, Laplace fit cette réponse devenue fameuse : « Sire, je n’ai pas eu
besoin de cette hypothèse ».
Le principe du déterminisme est un principe de liaison : il ne saurait
exister de cause libre ou de phénomène isolé dans la nature. Dans son
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard utilise
le terme de « déterminisme » au sens de liaison causale constante, de
nécessité physique : « C’est la contre-épreuve, écrit-il, qui prouve le
déterminisme nécessaire des phénomènes »4554.. « L’expérimentateur veut
arriver au déterminisme, écrit encore Claude Bernard, c’est-à-dire qu’il
cherche à rattacher à l’aide du raisonnement et de l’expérience les
phénomènes naturels à leurs conditions d’existence, ou autrement dit, à
leurs causes prochaines. Il arrive par ce moyen à la loi qui lui permet de se
rendre maître du phénomène. Toute la philosophie naturelle se résume en
cela : Connaître la loi des phénomènes »4555..
Le déterminisme apparaissant comme une condition et un gage de
scientificité, l’histoire, la psychologie et la sociologie positives se feront,
après les sciences physiques, déterministes, avec les mêmes implications
philosophiques : l’élimination du hasard et de la contingence. Le
déterminisme dans les sciences humaines (qui prend la forme du
nécessitarisme) ira de pair avec la relégation de l’individualité et de la
singularité à une fonction d’effets, et à la mise en évidence de facteurs
globaux (le tout) et impersonnels (la structure). Il aboutira également au
rejet de la liberté comme facteur explicatif, métaphysique et illusoire.
Sur le plan moral, le déterminisme débouche sur la controverse entre
d’une part ceux qui défendent l’idée que le déterminisme est non seulement
compatible avec la liberté (le déterminisme n’est pas le fatalisme ni le
nécessitarisme4556.) mais conditionnant pour elle (être libre signifiant
utiliser le déterminisme selon son objectif propre), et d’autre part ceux qui,
rabattant le déterminisme sur le réductionnisme matérialiste, considèrent la
liberté comme un miracle vide de sens (aucune action ne pouvant échapper
à la loi de causalité). Kant donnera une réponse synthétique au problème :
sur le plan phénoménal, l’acte est conditionné comme n’importe quel autre
phénomène de la nature mais sur le plan nouménal, il est libre.
 
 
III. CONTESTATIONS DU DÉTERMINISME
 
Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson
dénonce l’application du calcul et de la physique aux domaines de la
biologie et de la psychologie. La vie et la conscience sont des phénomènes
irréductibles aux réalités physiques — à cause de leurs imprévisibles
singularités. Le déterminisme abolit la durée au profit d’un espace
homogène dans lequel les événements vont se répétant. « Dire que les
mêmes causes internes produisent les mêmes effets, c’est supposer que la
même cause peut se présenter à plusieurs reprises sur le théâtre de la
conscience, écrit Bergson. Or notre conception de la durée ne tend à rien
moins qu’à affirmer l’hétérogénéité radicale des faits psychologiques
profonds et l’impossibilité pour deux d’entre eux de se ressembler tout à
fait, puisqu’ils constituent deux moments différents d’une histoire »4557..
Reprenant l’ordre des sciences tel qu’il avait été donné par Auguste Comte
dans son Cours de philosophie positive, Émile Boutroux écrit dans De
l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines,
paru en 1925 : « Le déterminisme s’obscurcit à mesure qu’il se resserre
»4558.. La physique, par exemple, ajoute à la mécanique la notion de
qualité (l’énergie). Plus on grimpe l’échelle de complexité des phénomènes,
et plus le déterminisme devient difficile à dégager. « Le progrès se fait de
l’homogène à l’hétérogène, par conséquent de l’intelligible à l’obscur
»4559.. L’erreur de la philosophie contemporaine, dit Boutroux, fut d’avoir
confondu nécessité et déterminisme4560. : plus le phénomène est
complexe, et plus la nécessité se relâche, plus la contingence a la part
belle4561.. Si nous croyons que tout est déterminé nécessairement, c’est
parce que nous croyons que tout est mathématique4562.. Le déterminisme,
conclut Boutroux, est « une généralisation et un passage à la limite »4563..
Les restrictions qu’apportèrent l’épistémologie et la science modernes
furent autrement décisives pour la critique du déterminisme que les réserves
de philosophes que l’on pouvait soupçonner de nostalgie spiritualiste. Les
développements que les sciences et les réflexions qui les ont accompagnées
ont connus, ont conduit à la reconnaissance d’un déterminisme « partiel,
particulier, régional ».4564. Le déterminisme, à l’inverse de celui que
concevait Laplace, est aujourd’hui « saisi d’un point de vue spécial, dans un
ordre de grandeur désigné, dans des limites explicitement ou tacitement
fixées ».4565. Il se trouve que le principe du déterminisme universel n’a
pas de validité universelle. Nous savons désormais qu’il existe un
indéterminisme de base dans le « plus léger atome », qui rompt avec le
déterminisme global qui préside à la naissance, à la vie et à la mort des
étoiles. À l’échelle mégascopique de l’Univers comme à l’échelle
microscopique de la particule, le hasard est reconnu pour jouer un rôle
considérable — et il n’est pas simplement l’effet de notre propre incapacité
à prévoir. Le déterminisme que Laplace concevait comme universel est en
réalité une exception, comme peut l’être une figure de géométrie dans la
nature. C’est, dit Bachelard, l’origine astronomique du déterminisme4566.
qui explique « la longue négligence des philosophes pour les problèmes
relatifs aux perturbations »4567.. De fait, depuis un siècle et demi,
quelques-unes des plus grandes découvertes de la science ont infirmé
l’hypothèse de Laplace : aucun démon ne pourra jamais connaître l’état
futur de l’univers et ce quelle que soit l’échelle des phénomènes physiques
qui s’y déroulent. La connaissance totale de l’état physique de l’univers
n’est pas seulement un idéal asymptotique pour l’esprit humain, il est une
impossibilité pour n’importe quel type d’esprit.
La théorie cinétique des gaz, en induisant et en légitimant des lois
physiques « seulement » statistiques avait déjà été un premier coup. Mais
on pouvait continuer à penser que plus les phénomènes sont petits, plus ils
échappent à notre détermination, et inversement plus les phénomènes sont
grands (macroscopiques) et plus ils sont soumis au déterminisme. Cela est
en partie vrai et correspond d’ailleurs à notre expérience commune : même
au repos, les milliards de molécules d’eau qui remplissent un verre ne
cessent de s’entrechoquer, et l’on conçoit que la science est incapable de
calculer et de prévoir la trajectoire d’une molécule déterminée. En
revanche, la trajectoire d’une boule de billard obéit à des lois mécaniques,
elle ne peut pas être indéterminée. Or, à la fin du XIXe siècle, Henri Poincaré
montra que même à l’échelle macroscopique il pouvait exister une
indétermination objective.
L’exemple que Poincaré dans Science et Méthode donne du hasard (à
petite cause, grands effets) est celui d’un cône inversé qui tient en équilibre
sur sa pointe : si le cône est parfaitement symétrique, selon la loi de la
gravité, il doit rester dans cette position indéfiniment. Mais la plus petite
irrégularité du solide ou bien la plus petite agitation d’air suffira pour que le
cône tombe du côté où la différence de poids ou bien la poussée de l’air
l’entraîne. Poincaré sera à l’origine de l’une des plus grandes révolutions de
pensée en introduisant, avec le problème des trois corps, le hasard dans ce
qui semblait depuis Newton le sanctuaire imprenable du déterminisme : la
mécanique céleste. Poincaré va montrer, en effet, que l’état futur d’un
système physique donné, le système solaire par exemple, est imprévisible
dès lors que ce système comprend plus de deux corps.
Poincaré se demanda si une petite erreur commise sur les positions et les
vitesses des corps à l’instant initial débouche ou pas sur une grande
incertitude concernant leurs valeurs dans un avenir lointain. Pour un
système à deux corps, l’incertitude reste petite, même pour des durées très
longues4568.. Ce système est dit stable. En revanche, pour un système à
trois corps ou plus (comme celui que forment le Soleil, la Terre et Lune)
une erreur initiale, quelque infime qu’elle puisse être, débouche sur une
grande incertitude à long terme4569.. Le système est dit instable (on dira
plus tard : chaotique). La croissance de l’erreur est localement exponentielle
pour les systèmes chaotiques. Poincaré réservait le terme de déterministe
aux systèmes stables. Or ce terme ne s’appliquait déjà plus à ce qui
paraissait le domaine par excellence de la régularité : la mécanique céleste.
Il n’est pas possible de prévoir sur un long terme l’état d’un système
comprenant plus de deux corps ; les très légères perturbations apportées par
un troisième corps, et que l’on peut négliger à une échelle de temps
relativement petite, deviennent au bout d’un long laps de temps des
différences énormes qui rendent impossible la prévision de l’état futur du
système. Un système entièrement déterminé (les conditions initiales sont
connues) peut donc être imprévisible. Point n’est besoin de supposer une
indétermination objective pour constater l’existence du hasard, dès lors que
celui-ci est défini par l’imprévisibilité.
Le travail de Poincaré sur le problème des trois corps sera considéré
comme l’acte de naissance de la théorie du chaos. Mathématiquement, le
chaos se définit comme une instabilité exponentielle. Loin d’être la marque
des systèmes complexes, cette instabilité se manifeste dans de nombreux
systèmes déterministes simples à partir de trois degrés de liberté. Un
système est dit déterministe si une seule de ses trajectoires est compatible
avec les valeurs de ses variables d’état à un moment quelconque de son
existence, chaotique dans le cas contraire.
Plus grand est le nombre de facteurs qui produisent un phénomène, plus
grande est sa complexité : alors le hasard semble remplacer le
déterminisme. L’horloge et le cristal d’une part, les nuages et la fumée
d’autre part4570. sont les paradigmes de deux types contraires de systèmes
: les systèmes déterministes et les systèmes chaotiques. Plus un système est
complexe, c’est-à-dire plus grand est le nombre des éléments interagissant
qu’il contient, et moins son état futur est prévisible. Cette imprévisibilité est
le fait à la fois des phénomènes macrophysiques à long terme et des
phénomènes microphysiques. Cela dit, la connaissance n’est pas sans armes
: elle dispose du calcul des probabilités qui met le hasard en ordre et place
la contingence sous le signe d’une autre nécessité. Au déterminisme
laplacien qui traduisait une rigoureuse nécessité linéaire et homogène dans
ses différents niveaux de réalité (macro et microphysique), s’opposera un
déterminisme statistique qui admet le hasard et la contingence au niveau
local. Par opposition au déterminisme, tel que l’a formulé Laplace, le
déterminisme statistique tient compte de la complexité du système, et donc
de l’impossibilité de prévoir le comportement de chacun de ses
éléments4571..
On appelle chaos déterministe le système intermédiaire entre le système
déterministe gouverné par des causes simples et définies et le système
chaotique gouverné par une multitude de facteurs et sensible à la moindre
variation de ses conditions initiales. Le système des climats de la terre est
une illustration de chaos déterministe. Le météorologiste Edward Lorenz a
popularisé4572. cette idée de chaos déterministe avec l’image, devenue
célèbre, du battement d’ailes d’un papillon du Brésil qui, par sa toute petite
turbulence initiale, provoque après un certain temps une tornade au Texas.
Le caractère catastrophique de l’image4573. a fait la popularité de « l’effet
papillon »4574.. La source majeure d’imprévisibilité en météorologie tient
au fait que l’énergie des petits tourbillons alimente celle des grands (c’est la
« cascade inverse d’énergie »)4575.. Dans le cadre de l’astronomie et de la
physique classiques, le déterminisme et la prédictibilité allaient de pair ;
désormais, la théorie du chaos les dissocie. Un phénomène peut être à la
fois déterminé et imprévisible4576..
En exposant ce qui sera connu sous le nom d’« effet papillon », Lorenz a
donné deux précisions vite oubliées : d’une part, si un battement d’ailes de
papillon provoque une tornade, n’importe quelle perturbation locale comme
un éternuement peut le faire aussi bien ; d’autre part, si un battement d’ailes
de papillon provoque une tornade, il peut aussi l’empêcher. Enfin, il
conviendrait d’ajouter que le verbe « provoquer » est trompeur lorsqu’il
induit l’idée que c’est le battement d’ailes du lépidoptère qui est la cause
unique de la tornade. En fait, il peut la déclencher en agissant sur un
élément lié à tout un ensemble de séries causales complexes.
Par ailleurs, si pour les systèmes présentant une grande sensibilité aux
conditions initiales le mouvement dans l’espace réel est chaotique, la
transposition de ce mouvement dans l’espace des phases fait apparaître un
ordre calculable, nommé « l’attracteur étrange ». Grâce à ce dernier, les
prévisions sortent du chaos aléatoire et redeviennent possibles. D’où que
l’on parte, on se retrouvera sur l’attracteur, c’est-à-dire dans une toute petite
région de l’espace connue a priori : tel est le côté prévisible de l’évolution.
Mais où se retrouve-t-on exactement sur l’attracteur ? On est incapable de
répondre à cette question, cela en représente donc le côté imprévisible.
Si le déterminisme global (c’est-à-dire ni absolu ni universel) est avéré, le
déterminisme local ne l’est pas nécessairement. Si, par exemple, le système
solaire ou l’univers dans son ensemble se comportent comme des horloges,
ils peuvent très bien contenir une multitude indéfinie de nuages. La crise du
déterminisme apparue dans les années 1920 chez les physiciens et
épistémologues à partir des découvertes faites dans le domaine de la
mécanique quantique a remis le déterminisme laplacien en question de
manière autrement radicale que n’a pu le faire la théorie du chaos. À la
différence de la mécanique macroscopique classique, qui avait joué un rôle
paradigmatique dans la formulation du principe du déterminisme, la
mécanique quantique admet un indéterminisme objectif (qui n’est dû ni à
notre ignorance ni à notre interprétation). En établissant l’impossibilité de
mesurer exactement, à l’échelle microscopique, à la fois la position et la
vitesse d’une particule comme l’électron, donc en découplant les points de
vue statique et dynamique d’un système physique, les relations
d’incertitude de Heisenberg mettent en question la validité du
déterminisme, au moins pour ce qui concerne le niveau microscopique de
réalité. Alors qu’Einstein (comme Max Planck, le fondateur de la physique
des quanta4577.) voulait continuer à croire indépassable le principe du
déterminisme et donc envisageait la possibilité de variables cachées
susceptibles de rendre compte des relations d’incertitude, l’école de
Copenhague emmenée par Niels Bohr imposera une interprétation objective
de cet indéterminisme.
L’expression de « principe d’indétermination » a parfois été préférée à
celle de « principe d’incertitude » qui l’a emporté en français car le principe
ne porte pas sur l’ignorance par l’expérimentateur de certaines grandeurs,
mais bien sur l’impossibilité de les déterminer et même d’affirmer qu’une
détermination plus précise existe. Lors de la première rédaction de son
article, Heisenberg avait employé les termes d’Unsicherheit (incertitude) et
d’Ungenauigkeit (imprécision) puis, se rendant compte que ces termes
pouvaient prêter à confusion, il se résolut à utiliser le terme
d’Unbestimmheit (indétermination). Mais l’article avait déjà été traduit et
c’est l’expression de « principe d’incertitude » qui sera consacrée en
français4578..
Louis de Broglie disait que la définition du déterminisme par la
prévisibilité rigoureuse des phénomènes est la seule que le physicien puisse
accepter parce qu’elle est la seule qui soit réellement vérifiable4579.. Alors
que la mécanique cartésienne reposait sur les idées « claires et distinctes »
de figure (localisation du corps physique) et de mouvement (variables
dynamiques), la mécanique quantique établit l’impossibilité de la
détermination des deux conjointement.
L’indétermination quantique vient de ce que, à très petite échelle, la
séparation du sujet et de l’objet, qui fonde l’idéal d’objectivité scientifique,
ne peut plus être assurée parce que l’observateur fait intervenir des
phénomènes physiques qui sont du même ordre de grandeur que ceux qu’il
veut étudier4580.. La microphysique débouche sur ce paradoxe que le fait
même de l’observation fait échouer l’observation du fait4581..
Einstein n’a jamais accepté l’interprétation dite de Copenhague de la
mécanique quantique. Deux citations témoignent pour la foi spinoziste qu’il
garda entière pour le déterminisme : « Dieu est malin mais il est honnête »,
« Dieu ne joue pas aux dés »4582.. L’avenir a donné tort à Einstein et raison
à l’interprétation de Copenhague : il existe bel et bien une indétermination
objective, physique, au niveau des particules. Niels Bohr répliqua à son
illustre collègue : « Einstein, cessez de dire à Dieu ce qu’il doit faire ! »
La probabilité quantique ou déterminisme statistique diverge de la
probabilité classique. En effet, les énoncés issus de la probabilité quantique
n’ont pas pour fonction d’énoncer les propriétés de l’objet étudié mais celle
d’affirmer que si l’on fait sur cet objet la mesure correspondant à la
propriété étudiée, on obtient le résultat « oui ». La probabilité quantique
regroupe l’objet, le protocole de la mesure et le « nous » qui désigne la
collectivité des scientifiques. Elle dépend donc de trois variables alors que
la probabilité classique ne comprenait que celle de l’objet. Rétablir le
déterminisme supposerait que l’on puisse fixer avec certitude et en même
temps ces trois variables.
Du point de vue de l’indéterminisme, les lois ne sauraient être que des lois
de probabilité. Si, comme le pense le positivisme, n’a de réalité objective
que ce qui se mesure avec précision, alors le déterminisme absolu n’a pas
de sens puisque toute mesure est imparfaite. Alors que le déterminisme était
lié à la possibilité de la connaissance, il est à présent, sous le coup des
découvertes de la nouvelle physique, lié à la thèse de la nécessité de
l’ignorance : telle est la conception défendue par Karl Popper dans
L’Univers irrésolu. Pour Popper, l’indéterminisme est objectif et il ne
concerne d’ailleurs pas seulement la physique quantique. Même les
systèmes mécaniques ont une part d’indéterminisme. Alors que le
déterminisme laplacien considérait les nuages (systèmes complexes)
comme des horloges un peu compliquées, l’indéterminisme poppérien
conçoit à l’inverse les horloges (systèmes mécaniques) comme des nuages
simplifiés. Popper associe l’indéterminisme à l’incomplétude de la science
dans les deux sens, aller et retour : c’est parce que le déterminisme n’est pas
total que la science est incomplète, et c’est parce que la science n’est pas
totale que le déterminisme n’est pas absolu.
Le déterminisme laplacien promettait une prévision totale de l’avenir. Or
l’idée d’une prévision totale de l’avenir tombe sous le coup d’une
impossibilité logique analogue à celle de l’ensemble de tous les
ensembles4583.. Dès lors, en effet, que le prédicteur fait partie de l’univers
qu’il cherche à prévoir, il ne peut pas se mettre en position d’extériorité qui
seule assurerait à la fois l’objectivité et la stabilité de l’univers. Un « démon
de Laplace » purement spirituel est impossible : la connaissance totale de
l’univers ne peut être portée que par un sujet physique (ce pourrait être une
machine) qui lui-même fait partie de la réalité physique de l’univers. Aucun
prédicteur ne peut prédire ses propres états futurs4584. et ces états ne
peuvent être prédits par un autre prédicteur que si lui-même ne tente pas de
prédire les états futurs de cet autre prédicteur. En effet, un prédicteur ne
peut parvenir à ses fins que s’il ne modifie pas le comportement du corps
qu’il cherche à connaître et que s’il est lui-même très sensible aux plus
infimes changements de ce comportement. Un prédicteur ne peut donc être
prédit par un autre prédicteur qu’à la condition que celui-ci ne cherche pas à
le prédire car alors chacun modifierait le comportement de l’autre. Dans un
système de connaissance où chaque élément est en interrelation, aucun
résultat final ou total ne saurait émerger4585..
Selon l’argument, dit de Tristram Shandy4586., utilisé par Popper, une
complète description de l’état du prédicteur à un certain moment du futur ne
peut être faite qu’après que ce moment est passé. Dans la mesure où cette
description comporte une description totale de la mémoire du prédicteur
(donc des prédictions qu’elle contient), elle ne peut être complète que pour
décrire un moment précédent celui où elle s’effectue. Elle ne peut par
conséquent en aucun cas être une prédiction.
Il convient également de compter avec l’effet de la prédiction
autoréalisatrice, que Popper appelle « l’effet Œdipe »4587.. Toute
information reçue par le prédicteur sur son passé ou son présent pour lui
permettre de prédire son futur modifie l’état de ce prédicteur lui-même.
Aucun système de prédiction ne peut recevoir de l’information sur lui-
même sans se modifier, par conséquent son information est nécessairement
incomplète.
Par ailleurs, Popper retrouve le raisonnement de Bergson concernant
l’impossibilité d’une connaissance du futur : si le futur de la science est
déterminé, il est nécessaire qu’il soit interdit de le connaître puisque si nous
savons qu’une théorie donnée sera découverte à tel instant du futur, alors
nous rendons cette découverte impossible en l’anticipant au lieu de la
prédire. La connaissance du futur abolit le futur comme tel — son idée est
autocontradictoire.
La critique poppérienne du déterminisme laplacien a un sens politique.
L’univers irrésolu est un univers dans lequel la liberté humaine est
possible4588. ; inversement, le déterminisme fait de l’univers un automate.
Au concept de détermination Popper substitue celui de propension4589.,
plus souple, plus ouvert. Le monde physique est fait de propensions.
L’indéterminisme a causé moins de problèmes en biologie et dans les
sciences humaines. Lévi-Strauss oppose le bricolage au travail de
l’ingénieur : alors que le bricoleur accumule les objets les plus divers qui lui
serviront plus tard de moyens pour des fins qu’il ne connaît pas encore,
l’ingénieur dispose les moyens adéquats à des fins projetées d’avance. La
part du hasard dans la technique du bricoleur est considérable (hasard de la
rencontre de la chose, hasard de la transformation de la chose en objet par
son adaptation à la fin elle-même imprévue), la part du hasard dans la
stratégie de l’ingénieur est à l’inverse réduite à un quasi-néant. Dans Le Jeu
des possibles, reprenant l’opposition lévi-straussienne, le biologiste
François Jacob affirme que la sélection naturelle opère à la manière non pas
d’un ingénieur mais d’un bricoleur. Alors que l’ingénieur ne se met à
l’œuvre qu’une fois réunis les matériaux et les outils nécessaires à la
réalisation de son projet, le bricoleur, lui, n’a pas de projet et il se débrouille
avec le bric-à-brac légué par le passé ; ainsi les éléments vont-ils être
détournés de leur fonction première. L’évolution, selon François Jacob,
procède semblablement : elle fabrique un poumon avec un morceau
d’œsophage et une aile à partir d’une patte comme on taillait, pendant la
Guerre, une jupe dans le tissu d’un vieux rideau. La conséquence d’une
telle manière de faire est que si les ingénieurs s’attaquant aux mêmes
problèmes aboutissent à des solutions sinon identiques du moins semblables
(tous les avions se ressemblent), les bricoleurs, au contraire, sont conduits à
des solutions divergentes en fonction de leur matériel de départ respectif.
Ainsi l’œil apparaît-il, au cours de l’évolution, au moins selon trois
principes différents : la lentille, le trou d’aiguille et les tubes multiples.
Dans les sciences physiques comme en économie deux méthodes de
prévision sont possibles : une méthode pragmatique utilisant principalement
l’analogie et l’extrapolation et une méthode probabiliste qui emploie
essentiellement des modèles, systèmes mathématiques exprimant des
relations entre les grandeurs caractéristiques des phénomènes étudiés et les
facteurs jouant un rôle significatif dans leur apparition. Auguste Comte
disait que plus nous augmentons notre capacité de prévoir un phénomène,
plus diminue notre capacité d’agir sur lui — ce qui par ailleurs entre en
contradiction avec sa fameuse formule « Savoir pour prévoir afin de
pouvoir ». Serait-ce à dire que, comme vis-à-vis du Destin antique, notre
possibilité de prévoir le futur ne nous sert à rien, c’est-à-dire à rien d’autre
que la prévision elle-même ? Auguste Comte voulait dire que nous ne
pouvons pas agir du tout sur une éclipse que nous pouvons parfaitement
prévoir alors que nous pouvons agir sur une situation psychologique et
sociale que nous ne pouvons pas du tout prévoir. Seulement dans les
différents ordres et plans de phénomènes composant le réel dans sa totalité
on constate que, contrairement à la proposition d’Auguste Comte il n’y a
pas de relation univoque : a) entre la nature du déterminisme objectif auquel
un phénomène est soumis et le degré de certitude que la connaissance de ce
phénomène peut atteindre ; b) entre le degré de certitude que la
connaissance d’un phénomène peut atteindre et le degré de prévisibilité de
ce phénomène ; c) entre le degré de prévisibilité d’un phénomène et notre
capacité à agir sur lui et/ou à le modifier4590..
Une action sur un système complexe (nature, technique ou société) peut
entraîner trois sortes d’effets imprévus : a) les effets émergents : positifs ou
neutres, ils accompagnent ou suivent une intention sans avoir aucun rapport
avec elle ; comme un trésor mis au jour lors du creusement d’un tunnel,
l’effet émergent se manifeste dans la marge de notre action ; b) les effets
pervers sont des effets négatifs qui accompagnent et suivent une intention
réalisée ; c) les effets de contre-finalité sont des effets directement
contraires à ceux qui étaient voulus et prévus ; ils sont la réponse
tragiquement ironique que la réalité systémique fait à l’action humaine ; ce
sont eux qui mettent le plus sûrement en évidence l’ignorance où nous
sommes de l’état futur d’un système complexe ; ce sont eux qui nous
suggèrent aussi de considérer en toute chose le système et non seulement
l’élément.
L’unité du déterminisme est désormais rompue. À un déterminisme
universel presque toujours récusé désormais s’oppose un déterminisme
régional. Le déterminisme global — moins complet que l’universel —
auquel est opposé un déterminisme local peut en revanche être encore
admis. « Les expériences physiques n’étant jamais rigoureusement exactes,
seul le principe du déterminisme causal approché peut être en fait appliqué
et vérifié expérimentalement », écrit Alexandre Kojève4591..
 
*
 
Voir aussi
 
La cause. Le hasard. La liberté. La loi. La nécessité. L’ordre.
 
*
 
Bibliographie
 
P.-S. de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Christian Bourgois, 1986.
H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre III.
Jean Ullmo, La Pensée scientifique moderne, chapitre VI, « Champs », Flammarion, 1969.
A. Kojève, L’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, LGF,
1990.
René Thom, La Querelle du déterminisme, Gallimard, 1990.
G. Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, chapitre V, PUF, 1991.
K. Popper, L’Univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme, trad. R. Bourveresse, Hermann,
1984.
David Ruelle, Hasard et chaos, Odile Jacob, 1991.
James Gleick, La Théorie du chaos, trad. fr., « Champs », Flammarion, 1991.
 
4542 Jacques le Fataliste de Diderot pose également le problème du déterminisme (et pas
seulement celui du Destin).
4543 Titre d’un chapitre, « La théorie de la relativité et la décomposition du déterminisme » de son
ouvrage La Nature dans la physique contemporaine, trad. fr., Gallimard, 1962, p. 55-58.
4544 Voir La cause, La loi, L’ordre.
4545 G. Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1991, p. 104.
4546 G.W. Leibniz, La Monadologie § 31 et 32.
4547 G.W. Leibniz, La Monadologie § 32.
4548 G.W. Leibniz, La Monadologie, édition annotée par É. Boutroux, Delagrave, 1978, p. 158-
159.
4549 Christian Wolff, disciple de Leibniz, s’efforcera de faire rentrer le principe de raison
suffisante dans celui de contradiction (voir La contradiction).
4550 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 308, trad. fr., Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1102-1103.
4551 Voir Le jugement.
4552 . P.-S. de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Christian Bourgois, 1986, p. 32-
33.
4553 Anatole France disait que le hasard en définitive, c’est Dieu.
4554 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, « Champs », Flammarion,
1984, p. 92.
4555 Ibid., p. 92-93.
4556 Ainsi Leibniz : les conséquences géométriques et métaphysiques nécessitent mais les
conséquences physiques et morales inclinent sans nécessiter.
4557 H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre III, Œuvres, PUF,
1970, p. 131.
4558 É. Boutroux, De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines,
Vrin, 1925, p. 70.
4559 Ibid.
4560 Ibid., p. 102.
4561 Voir É. Boutroux, De la contingence des lois de la nature (voir La loi).
4562 É. Boutroux, De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines, op.
cit., p. 136.
4563 Ibid., p. 141.
4564 . G. Bachelard, L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1951, p. 217.
4565 . Ibid.
4566 Voir supra.
4567 G Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, op. cit., p. 105.
4568 La loi de Newton sur la gravitation universelle stipule que deux corps s’attirent en fonction
directe du produit de leur masse et en fonction indirecte du carré de la distance qui les sépare. C’est
grâce à cette loi que l’on peut calculer à l’avance la trajectoire des planètes du système solaire. C’est
grâce à cette loi que Le Verrier a découvert, à partir de l’observation et de la mesure des irrégularités
de l’orbite d’Uranus, l’existence d’une nouvelle planète, Neptune.
4569 D’où aujourd’hui le problème des approximations en informatique. Les ordinateurs ne
retiennent forcément qu’un nombre fini de décimales.
4570 Les images de l’horloge et du nuage viennent de Karl Popper (voir infra), celles du cristal et
de la fumée, d’Henri Atlan (Entre le cristal et la fumée, Seuil, 1979).
4571 La loi des grands nombres a pour conséquence que même une théorie qui, pour les cas
individuels, ne fournit que des probabilités, peut parfaitement déboucher sur des prévisions précises.
Par ailleurs, il arrive souvent qu’une même discipline utilise les deux moyens, qu’un même
phénomène puisse être étudié à deux niveaux, déterministe et statistique. Ainsi, en physique, le
déterminisme macrophysique avec causalité franche (mécanique) peut être considéré comme la
résultante statistique d’une causalité probabiliste.
4572 À partir d’une conférence donnée en 1972 et intitulée : « Prédictibilité : le battement d’ailes
d’un papillon au Brésil provoque-t-il une tornade au Texas ? ».
4573 Les théories scientifiques qui ont été les plus largement diffusées ces dernières décennies ont
été celles qui ont véhiculé des métaphores immédiatement saisissables par l’intuition : théorie du
chaos, théorie des ensembles flous, théorie des catastrophes.
4574 La « fontaine de Lorenz » (une ingénieuse roue hydraulique) est un exemple de machine
chaotique : une toute petite cause (une goutte d’eau en plus ou en moins, une infime perturbation de
l’air) suffit à inverser le sens de rotation de la roue. Les systèmes régis par des lois non linéaires,
c’est-à-dire dont les effets ne sont pas proportionnels aux causes, sont appelés systèmes dynamiques
non linéaires. Le billard de Sinaï (du nom d’un mathématicien russe) est un autre bon modèle de
chaos : dans cet espace parsemé d’obstacles circulaires (comme on en voit sur les flippers), la plus
petite différence de variation d’angle dans la trajectoire de la bille au départ aboutit à une trajectoire
entièrement différente : l’écart croît exponentiellement (par exemple d’un facteur 2 à chaque rebond).
Cette croissance exponentielle est la caractéristique du chaos.
4575 Le mathématicien Feigenbaum a montré qu’un système évolue parfois vers le chaos par
doublement de période : on appelle ce phénomène « transition vers le chaos par doublement de
période ». Ce phénomène est bien connu des biologistes.
4576 Ainsi la circulation atmosphérique est-elle régie par les équations de Navier-Stokes : à une
condition initiale donnée, c’est-à-dire à un certain état de l’atmosphère à la surface du globe
(pression, température, humidité) correspond une évolution future parfaitement déterminée.
Autrement dit, l’avenir de ce système dépend de manière déterministe de son passé. Mais ces
équations présentent la propriété d’instabilité exponentielle : la plus petite imprécision sur les
conditions initiales aboutira à une erreur colossale sur les résultats terminaux et la prévision sera
fausse.
4577 Pour sauver le déterminisme, Max Planck sépara le réel et la connaissance : la prévision des
événements du monde sensible qui, aux yeux du fondateur de la physique quantique, est le monde
réel, est toujours plus ou moins entachée d’incertitude alors que les lois qui régissent l’image
représentative physique de l’univers, c’est-à-dire le modèle, sont toujours déterminées par une
causalité stricte.
4578 Une autre inexactitude épistémologique porte sur le concept de principe : la découverte
d’Heisenberg n’est pas celle d’un principe mais celle de relations. La meilleure traduction du «
principe d’incertitude » serait donc : « relations d’indétermination ».
4579 L. de Broglie, Continu et discontinu en physique moderne, Albin-Michel, 1941, p. 59.
4580 Lorsque l’on éclaire une feuille de papier, on ne change rien à sa masse ni à son mouvement ;
il en va tout autrement avec une particule. J.-L. Destouches disait que le microphysicien se trouve
devant le même défi que l’observateur qui voudrait voir le comportement d’un chat dans le noir : s’il
n’éclaire pas l’animal, il ne le voit pas ; mais s’il l’éclaire, il modifie son comportement (Physique
moderne et philosophie, Hermann, 1939, p. 24). Les sciences de l’homme rencontrent un problème
analogue : la volonté de savoir d’un anthropologue ou d’un médecin est placée sur un même plan
ontologique et est du même ordre de grandeur que le phénomène étudié (les rites d’une tribu ou la
maladie d’un patient). Cette impossibilité est également évidente en neurophysiologie : nul ne peut
observer son propre état cérébral (correspondant à la position et à la vitesse des particules) sans le
modifier par là même.
4581 Cela étant, les lois quantiques ne sont pas toute indéterministes. L’équation de Schrödinger,
par exemple, est parfaitement déterministe. Elle permet de définir avec exactitude les énergies
internes des systèmes étudiés.
4582 Variante : « Dieu ne joue pas aux dés mais aux échecs ».
4583 Voir La totalité.
4584 Le « connais-toi toi-même » tombe ainsi dans l’autocontradiction.
4585 C’est par un raisonnement analogue que Friedrich von Hayek, collègue et ami de Karl Popper,
met au jour l’impossibilité d’une connaissance totale du marché, et donc le caractère ou bien illusoire
ou bien despotique du planisme économique.
4586 Vie et opinions de Tristram Shandy est un roman hors normes de Laurence Sterne (1760-
1767), qui commence avec la conception du héros (l’acte sexuel des parents) et qui a pour ambition
de faire la description totale de la vie du personnage. Lorsque le lecteur est parvenu à la moitié de
l’ouvrage, le héros sur le point de naître ; lorsqu’il le termine, il a 8 ans. La description totale d’une
existence est impossible étant donné qu’elle devrait se prendre en compte elle-même : un écrivain qui
voudrait raconter par écrit son existence entière non seulement n’atteindrait jamais le moment du
temps où il écrit, mais encore verrait le laps de temps séparant le passé écrit du présent de l’écriture
s’allonger inexorablement.
4587 C’est la prédiction du destin d’Œdipe qui a rendu possible ce destin. De même, le sphinx se
tue après la réponse d’Œdipe parce qu’il croyait à la prédiction selon laquelle il mourrait si quelqu’un
venait à résoudre son énigme.
4588 Déjà l’introduction du clinamen dans la stricte nécessité de la chute parallèle des atomes
d’Épicure était apparue dans l’Antiquité comme l’espace d’ouverture où la liberté pouvait s’insérer.
4589 Propensity.
4590 Ainsi peut-on distinguer six niveaux de réalité. Au niveau microphysique, le déterminisme est
probabiliste, le degré de certitude de notre connaissance est maximal, le degré de prévisibilité est
moyen (probabilité), notre capacité d’action très forte. Au niveau macrophysique le déterminisme est
simple, le degré de certitude maximal, le degré de prévisibilité lui aussi maximal et la capacité
d’action très forte. Au niveau mégaphysique (celui de l’univers) le déterminisme est simple, la
certitude et la prévisibilité moyennes, la capacité d’action nulle. Au niveau des systèmes physiques
complexes (comme en météorologie ou en géologie), le déterminisme est complexe, la certitude et la
prévisibilité moyennes, la capacité d’action d’abord nulle puis devenue très forte (le changement
climatique). Au niveau des systèmes vivants, le déterminisme est complexe, l’incertitude et la
prévisibilité moyennes, la capacité d’action très forte. Au niveau des systèmes sociaux, le
déterminisme est complexe, la certitude et la prévisibilité minimales, la capacité d’action faible.
4591 A. Kojève, L’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne,
LGF, 1990, 86.
44. Le devoir
 
 
 
Dans Du contrat social, Rousseau caractérise le passage de l’état de nature
à l’état civil comme le remplacement de « l’impulsion physique » par la «
voix du devoir »4592.. Même si la nécessité de la loi en offre l’image, rien
dans la nature n’existe sous la forme d’un devoir au sens d’obligation. En
récompense, le devoir apparaît comme une figure de l’universel humain car
si son quod est divers à l’infini, son quid est de partout et de toujours. Son
positivisme juridique n’a pas empêché Hans Kelsen de reconnaître que la
distinction de l’être (sein) et du devoir-être (sollen) est donnée à notre
conscience de façon immédiate.
Il faudra néanmoins attendre Kant pour voir un philosophe faire du devoir
(à la place du bien) le concept central de la morale. On a même parlé à
propos de Kant — pour l’opposer aux morales du plaisir, du sentiment, de
l’utilité… — de morale du devoir. L’expression en un sens n’est pas
heureuse : toute morale est par définition morale du devoir parce que toute
morale est la visée d’une réalité possible que la réalité présente n’épuise
pas. Il ne reste pas moins vrai que c’est Kant qui le premier a fait du devoir
l’essence même de la morale, en même temps qu’il l’a désobjectivé, car la
révolution copernicienne n’a pas seulement eu lieu dans le domaine de la
théorie de la connaissance.
Cette notion abstraite a été l’objet de nombreuses objectivations — voir,
entre autres, le sens boursier de l’obligation. De Cicéron (De Officiis, Traité
des devoirs) à Malebranche (la moitié de son Traité de morale4593. est
consacrée aux devoirs), le devoir s’impose à l’homme comme quelque
chose d’extérieur, voire de transcendant qui, certes, le concerne, mais ne le
touche pas dans son intériorité. Kant a remplacé la Nature et Dieu par la
personnalité, comme fondement ultime de cette figure morale de la
nécessité.
Le verbe « devoir » — dont « le devoir » est la forme substantivée —
correspond aussi bien à la nécessité logique ou physique4594. (le mussen
allemand4595.) qu’à la dette4596. et à l’obligation morale ou
juridique4597. (le sollen allemand). D’autres sens sont impliqués : la
destination, la probabilité et la présomption4598.. Les écrivains ont
beaucoup joué sur les flottements sémantiques auxquels ce terme de devoir
donne lieu4599..
 
 
I. DE LA DETTE AU DÉBITEUR
 
Primitivement, l’obligation était le lien de droit par lequel une personne
est astreinte envers une autre à faire ou à ne pas faire quelque chose. Plus
spécifiquement, l’obligation était un rapport juridique entre deux personnes
en vertu duquel l’une d’elles (le créancier) a le droit d’exiger un certain fait
de l’autre (le débiteur). Par la suite, le lien sera celui par lequel est tenu le
seul obligé.
Nul ne se souvient avoir été l’origine de son devoir. Aussi le devoir est-il
universellement rapporté à l’Autre comme son ordre (harmonie et
commandement). Durkheim disait que l’impératif que nous entendons sous
forme de voix et que l’on a partout rapporté à des puissances supérieures
(dieux, ancêtres etc.) est en réalité issu de la société4600.. Dans le serment
d’Hippocrate, le premier devoir que doit respecter le médecin concerne le
maître qui lui a enseigné son art. La vocation — dont l’étymologie dit qu’il
s’agit d’un appel, d’une voix — et la mission témoignent de cette
transcendance du devoir qui semble tomber du ciel sur la terre.
« Qu’il s’agisse des affaires publiques ou privées, des affaires du forum ou
de celles de la maison, dans la discussion avec nous-mêmes ou dans nos
rapports avec autrui, écrit Cicéron, il n’est aucune partie de notre vie qui
soit soustraite au devoir ; c’est à s’en bien acquitter que consiste la beauté
de la vie, et à le négliger, sa laideur »4601.. Chez Cicéron, la notion de
devoir est exprimée par l’officium — qui a une dimension politique et
sociale (c’est de là qu’est venu notre « office ») autant que morale. La
question kantienne du « Que dois-je faire ? » est une question moderne qui
présuppose le primat de la libre subjectivité. Dans l’Antiquité, la question
était plutôt « Comment devons-nous vivre ? » sans que ce « devoir »
impliquât justement le devoir. Dans un article intitulé « La morale ancienne
et la morale moderne »4602., Victor Brochard faisait remarquer que les
morales antiques sont étrangères à la notion d’obligation : les Anciens n’ont
jamais conçu l’idéal moral sous la forme d’une loi ou d’un commandement.
La raison en est que pour eux le souverain bien n’est pas différent du
bonheur. Or, écrit Brochard, les deux idées d’obligation et de
commandement ne sauraient avoir de raison d’être que dans une morale où
le bien est distingué du bonheur : on ne prescrit pas ce qui est naturel.
L’idée de devoir, du moins en Europe, vient du christianisme : l’homme a
une dette envers Dieu (et tel est le sens originel du mot « devoir »). Dans la
Chine traditionnelle l’idée de devoir (yi) est liée à celle de conformité aux
rites. Le fait que le yi désigne également la signification d’un mot est lourd
de sens — la doctrine confucéenne de la « rectification des noms » vient de
là. En Inde, l’idée de dette fonde tout le rituel du brahmanisme. « L’homme
naît dette », dit un texte célèbre4603.. L’existence entière était considérée
comme un long remboursement4604.. En Inde, le devoir fut personnifié et
divinisé sous la figure de Dharma4605. — dont le nom désigne également
l’ordre cosmique. L’épisode le plus célèbre du Mahabharata a donné forme
à un fragment détaché de l’épopée, la Bhagavat Gita, qui a représenté
comme l’évangile de l’hindouisme. Juste avant de s’engager dans la grande
bataille de Kurukshetra, Arjuna est pris de scrupules : ses ennemis sont ses
cousins, et l’issue prévisible de la guerre est un grand nombre de morts. Il
interroge là-dessus son cocher qui n’est autre que Krishna, l’avatar de
Vishnou : celui-ci répond qu’il lui faut en toutes circonstances accomplir
son devoir (dharma) de guerrier4606., et donc que son devoir est
présentement de faire la guerre.
En Europe, le stoïcisme considérera que les devoirs issus des situations
s’imposent à nous comme tel rôle à l’acteur. Dès lors, l’homme n’est
responsable ni du personnage qui lui a été confié, ni du temps dont il
dispose pour la représentation. Le seul devoir que reconnaisse le stoïcien est
de vivre en conformité avec la nature. Le christianisme substituera la
transcendance divine à l’immanence de la nature. Mais en assimilant le
travail à une prière, le protestantisme bouleversera la conception du
devoir4607.. Au XVIIIe siècle, la convenance sociale remplace Dieu comme
origine supposée des devoirs. Kant refuse absolument ce point de vue. Dans
sa Métaphysique des mœurs, il divise le « système de la doctrine générale
des devoirs » en « doctrine du droit » et en « doctrine de la vertu »4608..
L’opposition du droit et de la morale est fondamentale chez lui : le droit est
hétéronome, la morale est autonome, le droit soumet le devoir à la fin, la
morale fait du devoir un principe. « Dans l’éthique, ce sera donc le concept
du devoir qui devra conduire à des fins et fonder d’après des principes
moraux les maximes relativement aux fins que nous devons nous fixer
»4609.. Deuxième dichotomie fondatrice : dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs, Kant oppose l’action conforme au devoir et
l’action faite par devoir : seule cette dernière est véritablement
morale4610.. La volonté est bonne lorsque l’action a été accomplie par pur
respect de la loi morale. L’impératif catégorique4611. qui nous commande
inconditionnellement est unique puisqu’il ne se définit pas par un contenu
mais par la forme même de la loi. Cette forme, c’est l’universalité. Si je
peux universaliser la maxime de mon action sans me contredire, sans
qu’elle rende contradictoire l’idée d’une nature humaine où tous les
hommes feraient comme moi, alors j’agis par devoir. Kant entend déduire a
priori les devoirs de la structure même de la raison. Le devoir représente
une proposition synthétique a priori4612.. Il repose sur l’idée d’une raison
qui détermine la volonté par des principes a priori. La raison crée
spontanément — c’est-à-dire de sa force propre — un ordre suivant des
idées auxquelles elle adapte les conditions empiriques et d’après lesquelles
elle va jusqu’à proclamer nécessaires des actions qui pourtant ne sont pas
arrivées. Les conditions naturelles (dont la sensibilité fait partie) ne
sauraient produire le devoir. La théorie kantienne du désintéressement
s’oppose à tout conséquentialisme : le bien ne fait pas particulièrement
plaisir et il n’est pas toujours socialement utile. La conception kantienne du
devoir récuse absolument l’argument du double effet alors même qu’elle
privilégie l’intention aux dépens des conséquences4613.. Enfin, le devoir,
aux yeux de Kant, signe l’appartenance de l’être humain au monde
intelligible : il « exprime une action possible dont le fondement n’est rien
d’autre qu’un simple concept tandis que le fondement d’une simple action
naturelle doit toujours être un phénomène »4614.. Le devoir a une origine
suprasensible, il est quelque chose de sublime. Par la brutale rupture de ton
qu’elle introduit dans le texte, la fameuse apostrophe4615., dans
l’analytique de la Critique de la raison pratique, déploie un lyrisme
inaccoutumé qui cherche à traduire cette sublimité : « Devoir ! mot grand et
sublime, toi qui ne renfermes rien d’agréable... »4616.. Kant demande «
quelle origine est digne de toi ? »4617. et répond : la personnalité, c’est-à-
dire la liberté et l’indépendance à l’égard du mécanisme de la nature
entière. Ainsi Kant reprend-il à son compte ce qui sera plus tard nommé le «
principe de Hume » : de l’être, on ne saurait tirer le devoir-être. La
transgression de ce principe est appelée « paralogisme naturaliste ».
Il y a pour Kant une immédiate évidence du devoir : chaque être humain
sait ce qu’il doit faire4618.. Kant prétendait même qu’il nous est plus facile
de connaître notre devoir que de savoir ce qui nous rendrait heureux. On
comprendra qu’il donne non seulement une légitimité aux « devoirs envers
soi-même » (lesquels paraissaient incompréhensibles à cause de
l’identification de l’obligeant et de l’obligé) mais leur accorde la première
place. Cette difficulté disparaît avec l’idée d’autonomie du sujet moral. « Il
est évident, dit Kant, qu’on ne peut rien attendre d’un homme qui
déshonore sa propre personne »4619..
 
 
II. NATURE DU DEVOIR
 
Herbert Spencer voyait dans le sentiment moral (obligation ou devoir) le
produit d’une abstraction, analogue à celle que nous obtenons lorsque nous
tirons la couleur des différentes couleurs4620. mais la chose peut être dite
de n’importe quel concept philosophique. Il doit pouvoir exister le devoir
qui nous fasse reconnaître les devoirs comme tels.
« L’obligation4621., dit Kant, est la nécessité d’une action libre exercée
sous l’influence d’un impératif catégorique de la raison »4622.. Cette
nécessité n’est pas naturelle : Jankélévitch utilisera l’oxymore de «
nécessité facultative »4623.. Le devoir n’est pas une contrainte — il doit
conserver une part de contingence. Par ailleurs la nécessité du devoir n’est
pas une nécessité des moyens, selon Kant, mais une nécessité des fins4624..
Elle introduit une causalité intelligible qui transcende toute phénoménalité
et dont aucune loi naturelle ne pourrait rendre compte. Le devoir est une
cause finale possible de nos actions qui ne s’inscrit pas seulement en leur
départ et en leur aboutissement mais les accompagne intégralement
puisqu’il les qualifie (agir par devoir, c’est faire son devoir). Le devoir,
écrit Hegel, constitue pour l’individu une double libération : d’une part il le
libère de sa naturalité, d’autre part il le libère de son indétermination (la «
subjectivité indéfinie »)4625.. Il y a entre devoir-être et devoir-faire une
dialectique analogue à celle qui fait le passage entre le devoir-être et l’être.
Le devoir exprime la nécessité objective de l’action4626. et signifie que si
la raison déterminait complètement la volonté, l’action se produirait
infailliblement selon cette règle (Kant). Il n’en reste pas moins vrai que le
devoir creuse un trou dans la trame de la causalité naturelle — d’où l’idée
kantienne d’une causalité intelligible pour rendre compte de la liberté.
Après Hume, Jeremy Bentham divise l’éthique en deux parties : celle qui
traite de ce qui est et celle qui traite de ce qui doit être. Pour désigner cette
seconde partie, Bentham invente le mot de « deontology » qui, à partir du
grec, renvoie bien à l’idée de devoir-être mais peut s’entendre aussi comme
ce qui manque (dé-) à l’être. On vérifie le fait que le devoir est impossible
lorsque rien ne manque à l’être. Ainsi n’y a-t-il chez Spinoza aucune idée
de devoir. Persévérer dans son être n’est pas de l’ordre du devoir, la joie
non plus. D’où également le reproche que Hegel fit au devoir kantien de
n’être qu’un devoir-être qui repousse à l’infini l’effectivité.
Kierkegaard fait observer que nous ne disons pas : « je fais le devoir »
(comme nous disons : « je fais le bien ») mais : « je fais mon devoir »4627..
Pourtant le devoir n’a rien de singulier. Il ne m’appartient pas en propre,
mais il m’appartient de le faire. On ne se sent obligé que si l’on est libre ;
les seules obligations d’un prisonnier s’inscrivent dans l’espace de liberté
que son état lui laisse.
Bergson le souligne : « L’obligation que nous représentons comme un lien
entre les hommes lie d’abord chacun de nous à lui-même »4628.. Analyse
inverse de celle de Nietzsche : là où l’auteur de La Généalogie de la morale
voyait le résultat d’un processus d’intériorisation, Bergson décèle un
mécanisme de projection qui nous a masqué la foncière intimité du devoir.
Cette extériorisation — qui n’est pas sans faire songer à l’aliénation dont
parle Feuerbach à propos de la croyance en la divinité — présuppose une
dualité constitutive de la conscience même. Kant parlait d’un soi dédoublé
comme à la fois l’auteur et le sujet de l’obligation. C’est moi-même qui
m’oblige à faire mon devoir. À rigoureusement parler, nul ne saurait
m’obliger à faire quoi que ce fût.
Dans Du contrat social, Rousseau écrit : « Le plus fort n’est jamais assez
fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et
l’obéissance en devoir »4629.. Le prétendu « droit du plus fort » est au
mieux une tautologie, au pire une absurdité. Il n’y a pas de force stable («
être toujours le maître ») sans légitimation de celle-ci, une obéissance qui
n’est que soumission sous l’effet de la crainte ne manquera pas de
s’évanouir à la première occasion. Aucune force nue ne peut fonder le
pouvoir : il y faut une véritable alchimie. L’obéissance n’est un devoir que
lorsqu’elle se soumet à ce que Rousseau nomme les « puissances légitimes
». En d’autres termes, même dans ses formes absolues, le devoir ne va pas
sans assentiment.
La langue dit bien remplir ses devoirs comme pour montrer que le devoir
est une forme pure. Le devoir n’est, à proprement parler, ni un acte, ni une
valeur. Malebranche faisait observer que « tous nos devoirs ne consistent
proprement qu’en des jugements et en des mouvements de l’âme »4630.. Et
si ces « mouvements intérieurs » paraissent au-dehors, ajoute Malebranche,
c’est à cause de la vie en société4631.. Plus loin, Malebranche réaffirme la
supériorité des devoirs envers Dieu sur les devoirs envers les hommes par le
fait même que les premiers sont intérieurs4632..
Mais qui est le sujet du devoir ? Kant notera ce trait : l’obligation n’existe
que pour une volonté qui n’est pas absolument bonne. Dieu, bien sûr, n’a
pas de devoir, le saint non plus. La nécessité est l’idéal de l’obligation. En
fait, la manifestation de l’obligation est contingente, car on peut y échapper,
voire la transgresser. Est obligatoire ce qui réellement peut être fait ou
n’être pas fait mais ce qui est tel que l’agent ne peut omettre de l’accomplir
sans devenir fautif. Il a été dit que la nécessité est l’idéal de l’obligation. En
fait, l’obligation disparaîtrait avec la nécessité. Obligation et nécessité
induisent par conséquent des idées à la fois voisines et contradictoires.
Kelsen parlait à propos du sujet humain de « délinquant potentiel ».
Bergson dit à ce propos : « Érigeons donc en maxime pratique que
l’obéissance au devoir est une résistance à soi-même »4633.. Considérons
l’usage courant : je dois signifie et implique une contrainte sur soi (« je dois
me remettre au travail »). De plus, nous utilisons le verbe « devoir » à
l’adresse des autres lorsque nous ne sommes pas sûrs qu’ils aient l’intention
d’agir comme nous le désirons. Et si nous disons « je dois », c’est pour nous
excuser vis-à-vis d’autrui d’agir autrement qu’il l’aurait voulu et que nous
l’aurions voulu (« nous devons partir car… »).
L’effectivité du devoir se nomme bonne conscience4634.. Mais la
conscience n’est bonne que pour celui qui peut l’avoir mauvaise. Il n’y a de
devoir que pour une volonté qui devant elle a toujours le choix entre le faire
et le ne pas le faire. Il n’accomplit pas son devoir celui qui après des années
de routine fait toujours le même geste religieux.
 
 
III. TYPOLOGIES ET CONFLITS DES DEVOIRS
 
Il n’est pas d’homme assez dépravé, dit Kant après Rousseau, pour avoir
perdu tout sens du devoir. Mais si ce sens est universel, les devoirs
considérés quant à leur contenu sont variés.
 
 
1. Typologies
 
Au pluriel, les devoirs sont toujours relatifs à des conditions. On peut les
déterminer en fonction : a) de ceux qui y sont soumis ; b) de leurs
destinataires ; c) de leur nature.
Les Lois de Manou, en Inde, dressent la liste détaillée des devoirs de
chacune des quatre castes. Ce sont les devoirs spécifiques à chaque caste
qui la détermine socialement et religieusement4635.. En Grèce et à Rome,
l’idée était commune que le devoir variait en fonction du statut de celui qui
y était astreint.
Mais c’est la détermination du destinataire qui sépare le plus les courants
de pensée sur ce sujet. C’est envers nos parents, dit Platon dans Les Lois,
que nous avons les dettes les plus importantes4636.. Malebranche, pour sa
part, divisera les devoirs en trois groupes : ceux que l’on doit rendre à Dieu,
ceux que l’on doit rendre à son prochain et ceux que l’on doit rendre à soi-
même. Les premiers sont, évidemment, les plus importants. Quant à Kant,
on l’a vu, les devoirs envers soi-même sont ceux qui priment4637..
Pour ce qui est de la division des devoirs en fonction de leur nature, elle
s’est faite selon quelques grandes dichotomies conceptuelles. On a
distingué les devoirs positifs, qui disent ce qu’il convient de faire, et les
devoirs négatifs, qui disent ce qu’il convient de ne pas faire ; les devoirs
universels, qui incombent à tous, et les devoirs particuliers que
commandent par exemple les déontologies (le serment d’Hippocrate en est
l’illustre illustration). Dans sa Critique de la raison pratique, Kant
distingue les devoirs conditionnels et les devoirs inconditionnels : alors que
le devoir inconditionnel est une prescription absolue, rationnelle et
universelle, le devoir conditionnel peut être défini comme une conduite
convenable (tel est le sens du latin officium) qui repose sur la détermination
de ce qui est simplement préférable. On différencie encore les devoirs
parfaits et les devoirs imparfaits. Les premiers exigent une soumission
absolue tandis que nulle obligation n’est exigée pour les devoirs imparfaits
(les remplir est excellent mais ne pas les accomplir n’est pas abominable).
L’opposition entre les devoirs stricts et les devoirs larges est une variante de
la précédente.
Kant bouleverse la typologie traditionnelle en inscrivant l’ensemble des
devoirs à l’intérieur d’un quadriparti : il y a les devoirs envers soi-même
(qui peuvent être parfaits ou imparfaits) et les devoirs envers autrui (qui
peuvent être aussi parfaits ou imparfaits)4638..
 
 
2. Conflits des devoirs
 
La multiplicité des devoirs engendre des contradictions. La position du
sujet humain dans le monde et dans la société n’est, en effet, malgré
l’illusion engendrée par le concept d’identité, ni unique ni stable. Les
conflits de devoirs s’expliquent par le fait que la même personne
appartient4639. à plusieurs groupes à la fois et que les lois de ces groupes
ne coïncident pas toujours. Antigone est partagée entre deux devoirs qui
sont commandés par deux lois antagonistes. La situation du dilemme, que
met en scène le théâtre tragique, est l’expression d’un tel conflit qui traverse
aussi bien les ensembles (la famille et la cité) que les sentiments (l’honneur
et l’amour) et les valeurs (la liberté et la sûreté). La piété est un devoir, mais
l’obéissance aussi. L’obéissance est un devoir, mais la révolte aussi. Du
moins selon les circonstances. La casuistique — dont l’idée première
apparaît dans l’Éthique à Nicomaque lorsqu’Aristote s’interroge sur les
problèmes posés par l’application particulière d’une loi générale — a
véritablement cultivé les conflits de devoirs en même temps qu’elle
prétendait les résoudre. Dans Les Provinciales, Pascal montre comment la
casuistique avait en réalité pour objectif d’abolir le devoir4640..
À l’opposé, le devoir s’exagère en surérogation lorsqu’il devient à lui-
même sa propre fin. La dévotion était jadis le lieu par excellence du devoir
surérogatoire. La profession l’a remplacé4641.. C’est, en effet, l’exercice de
certains métiers qui, de nos jours, constitue l’occasion des conflits de
devoirs les plus nombreux et les plus inextricables4642..
Kant niait qu’un conflit de devoirs pût exister ou plutôt il niait que
l’expression eût un sens : deux nécessités, en effet, ne peuvent
s’opposer4643.. « En revanche, dans un sujet et dans la règle qu’il se
prescrit, écrit Kant, peuvent bien être liés deux principes de l’obligation,
dont l’un ou l’autre toutefois n’est pas suffisant pour obliger, auquel cas
l’un d’entre eux n’est pas un devoir »4644.. Cette thèse peut nous aider à
comprendre ce curieux passage de La Phénoménologie de l’Esprit dans
lequel Hegel, par opposition au conflit tragique de la passion et du devoir,
appelle comique le conflit du devoir avec le devoir4645..
 
 
IV. DROITS ET DEVOIRS
 
Les devoirs qui s’affrontent aux droits ou bien qui coexistent avec eux sont
de nature non éthique, même si la morale paraît constituer le fondement du
droit. Le droit contient le devoir (la loi peut obliger), l’induit (lorsque la loi
interdit, le devoir est de ne pas faire ce qu’elle interdit), ou l’ignore ; aucun
devoir ne correspond, par définition, à l’autorisation.
La relation immédiate est celle de l’opposition entre la liberté du droit et la
contrainte du devoir. Alors que le droit reste indéterminé dans une bonne
partie de son champ, le devoir est toujours strictement déterminé. En outre,
nous voyons bien que les droits et les devoirs varient en sens inverse les uns
des autres.
La seconde relation est celle de la réciprocité : ce qui constitue un droit
pour moi correspond chez autrui à une obligation à mon égard, et
inversement. Tout droit crée un devoir, et réciproquement. Hegel faisait
remarquer que les esclaves n’ont pas de devoir parce qu’ils n’ont pas de
droit4646.. Cela dit, l’asymétrie des droits et des devoirs connaît
aujourd’hui des exceptions : les enfants, par exemple, ont des droits mais
pas de devoirs.
Jusqu’au grand mouvement du libéralisme moderne, les cadres sociaux à
l’intérieur desquels l’homme vivait étaient conçus pour lui imposer des
devoirs plutôt que pour lui reconnaître des droits. Et puisque historiquement
les droits étaient pour les classes dominantes et les devoirs pour les classes
dominées4647. on comprend que le discours du droit ait été politiquement
progressiste et le discours du devoir, politiquement conservateur. Les débats
qui s’élevèrent autour de cette question durant la période révolutionnaire
sont instructifs à cet égard. Certains députés avant Thermidor proposèrent
une Déclaration des devoirs, symétrique de la Déclaration des droits, mais
l’idée fut rejetée car, arguait-on, les devoirs découlent naturellement des
droits. En fait, la Déclaration des droits avait été conçue comme une arme
contre l’Ancien Régime et une Déclaration des devoirs eût semblé un retour
en arrière. Il n’en reste pas moins vrai qu’après la période des plus grands
troubles, la nécessité se fit sentir de substituer une morale civique à la
morale religieuse en voie de disparition. Après Thermidor, une Déclaration
des devoirs de l’homme fut promulguée dans laquelle il était dit4648. : «
Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes
gravés par la nature dans tous les cœurs : Ne faites pas à autrui ce que vous
ne voudriez pas qu’on vous fît. Faites constamment aux autres le bien que
voudriez en recevoir ». La « revendication du devoir » contre ce que l’on
pourrait appeler « l’impérialisme du droit » s’est récemment déployée à une
échelle mondiale. En 1948, les représentants arabes à l’Assemblée générale
de l’ONU objectèrent à la Déclaration universelle des droits de l’homme
l’absence de la mention des devoirs envers la religion ; quant aux
représentants africains, ils pointèrent l’absence des devoirs envers les
coutumes. Certes, la Déclaration énonce4649. que « l’individu a des devoirs
envers la communauté… » mais sans préciser davantage en quoi consistent
ces devoirs.
C’est Auguste Comte qui a pensé philosophiquement de la manière la plus
radicale la « revanche » du devoir sur le droit après la période
révolutionnaire. Au sujet de la « régénération » positiviste qui doit
caractériser la société future par rapport et par opposition à l’ancienne,
Auguste Comte écrit qu’elle « consiste surtout à substituer toujours les
devoirs aux droits, pour mieux subordonner la personnalité à la sociabilité.
Le mot droit doit être autant écarté du vrai langage politique que le mot
cause du vrai langage philosophique. De ces deux notions théologico-
métaphysiques, l’une est désormais immorale et anarchique, comme l’autre
irrationnelle et sophistique »4650.. C’est donc à une véritable élimination
du droit au profit du devoir que procède la politique comtienne : « En
d’autres termes, nul ne possède plus d’autre droit que celui de toujours faire
son devoir. C’est uniquement ainsi que la politique peut enfin se
subordonner réellement à la morale »4651.. En écrivant cela, Auguste
Comte ne se plaçait pas, comme on pourrait le croire aujourd’hui, du point
de vue exclusif du conservatisme le plus borné4652. mais du point de vue
de la société accomplie car si tous les citoyens remplissaient leurs devoirs
envers tous leurs concitoyens, les droits de tous, en effet, se trouveraient
garantis sans qu’il fût même nécessaire d’en parler. Contrairement au droit
qui enferme le sujet dans une individualité sans portes ni fenêtres (voir
l’extension narcissique des « droits à »)4653. le devoir contraint à sortir
hors de soi.
Dans L’Enracinement, Simone Weil pose autrement la primauté du devoir
par rapport au droit : un droit n’est pas efficace par lui-même mais
seulement par l’obligation à laquelle il correspond. Les hommes n’ont pas
d’une part des droits, de l’autre des devoirs : les devoirs sont des droits, les
droits des devoirs considérés de l’autre côté. Cela dit, tous les contrats ne
sont pas synallagmatiques et toutes les relations ne sont pas de type
contractuel ; il existe des devoirs auxquels aucun droit ne correspond (les
devoirs envers le non-sujet de droit, en particulier)4654. mais notre époque
répugne tant à parler de devoirs qu’elle préfère supposer l’existence de
droits même dans un domaine où ils n’ont que faire : ainsi parle-t-on des
droits de la nature, des droits des animaux plutôt que des devoirs que nous
pourrions avoir les concernant4655..
 
*
 
Contre Kant, Hegel soutenait qu’« aucune doctrine immanente du devoir
n’est possible »4656.. Tous ceux qui, philosophes ou spécialistes en
sciences humaines ont cherché pour le devoir une origine extérieure ont
implicitement partagé cette critique pour la mener jusqu’au soupçon.
Schopenhauer contestait que le devoir pût avoir un autre fondement que
l’égoïsme : derrière le prétendu impératif catégorique, il conviendrait de
reconnaître le vieil adage selon lequel nous ne faisons pas à autrui ce que
nous ne voudrions pas qu’il nous fît4657.. Au début d’Ainsi parlait
Zarathoustra, Nietzsche figure « les trois métamorphoses de l’esprit » par
les images du chameau, du lion et de l’enfant. Le chameau qui s’agenouille
et veut un bon chargement pour la traversée du désert représente l’homme
du « Tu dois ». Le lion symbolise la révolte du « Je veux » et l’enfant
l’innocence du « Je suis ». Le devoir n’est donc ni du côté de la volonté ni
du côté de l’existence. Dans la deuxième dissertation de La Généalogie de
la morale, sur la mauvaise conscience, Nietzsche rapporte le devoir à son
origine matérielle de dette et le sentiment du devoir à un long dressage par
la terreur4658..
Par la suite, les sciences humaines mettront l’accent sur l’origine exogène
du devoir. Aux philosophes, Émile Durkheim objectera que l’autorité
morale tient de la société4659., et Freud4660. montrera qu’elle n’est pas
l’accomplissement de la conscience sublime.
Mais il y a plus grave, infiniment. Le sentiment d’avoir fait leur devoir
n’est-il pas commun aux tortionnaires ? N’est-ce pas ce sentiment qui
précisément leur permet d’achever en bonne conscience leur sale besogne ?
On n’a pas manqué de rappeler la conception explicitement kantienne du
devoir qu’Eichmann développa en guise de justification lors de son
procès4661. : l’impératif catégorique débouchant sur les camps de la mort !
Mais à Hans Jonas qui demanda, en 1945, à son maître Julius Ebbinghaus,
comment il avait surmonté l’épreuve (il était resté en Allemagne durant
toutes les années de nazisme et de guerre), celui-ci répondit : « Mais vous
savez, Jonas, sans Kant je n’en aurais pas été capable »4662..
Où est l’universel du bourreau ? Les nazis avaient oublié que le devoir
moral est de l’ordre du ich soll, et non de celui du ich muss. Ils avaient
oublié ou plutôt ignoraient le caractère d’autonomie de la loi morale. Le
devoir dont se réclamaient les nazis était la négation même du devoir au
sens kantien du mot4663..
Notre monde connaît-il le triomphe définitif du droit aux dépens du devoir
? Rien n’est moins sûr. Car si d’anciens devoirs sont tombés, d’autres ont
pris la relève. H.D. Thoreau parlait d’un « devoir de désobéissance civile
»4664.. Après Auschwitz fut évoqué un « devoir de mémoire » et contre la
souveraineté des États massacreurs de leur propre peuple, on a parlé d’un
possible « devoir d’ingérence »4665.. Dans ces trois notions nouvelles, qui
eussent paru incompréhensibles il y a peu, il n’y a rien moins que la liberté
de l’homme mais aussi que le contrôle des pouvoirs.
 
*
 
Voir aussi
 
Le droit. L’échange. L’engagement. L’éthique. La liberté. La morale. La
nécessité.
 
*
Bibliographie
 
Cicéron, Traité des devoirs.
N. Malebranche, Traité de morale, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1992.
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, trad. fr., PUF, 1999.
E. Kant, — Fondements de la métaphysique des mœurs.
— Critique de la raison pratique.
— Métaphysique des mœurs.
F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, deuxième dissertation.
René Le Senne, Le Devoir, PUF, 1949.
D. Selbourne, Le Principe de devoir, trad. M.-J. Minassian, Éditions de l’Éclat, 1997.
4592 Du contrat social I, 8.
4593 La première partie traite des vertus.
4594 « Devoir » peut également signifier une incertitude quant à la connaissance de la nécessité
logique ou physique (si je dis : « la somme des angles d’un triangle doit être égale à 180 degrés »,
c’est que je n’en suis pas sûr).
4595 Ich muss peut également avoir un sens moral mais il implique une force contraignante, quasi
physique, tandis que ich soll laisse ouverte la possibilité d’un devoir non rempli.
4596 « Je te dois 100 euros ».
4597 « Je dois aider les autres ».
4598 « Je dois être malade ».
4599 Dans sa pièce, Mille francs de récompense (II, 4), Victor Hugo met en scène un personnage
qui se jette dans la Seine pour sauver un jeune homme qui se noie. Il sort grelottant de l’eau.
Quelqu’un lui dit : — Vous devez geler ! Il répond : — Si c’est un devoir, je le remplis, je gèle ».
4600 É. Durkheim, L’Éducation morale, PUF, 1992, p. 75-76.
4601 Cicéron, Traité des devoirs I, trad. É. Bréhier, in Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962, p. 494.
4602 Repris dans Les Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne,Vrin, 1966, p.
489-503.
4603 Il est probable que le désir de transmettre la vie soit une reconnaissance inconsciente d’une
dette d’existence. Inversement, le refus de cette transmission (de plus en plus courant dans le monde
désacralisé) témoigne d’une absence de reconnaissance à l’égard des géniteurs.
4604 Voir L’échange. C’est le sentiment de la dette qui explique le geste des Grecs versant un peu
de vin pour les dieux au début du repas.
4605 Dans le brahmanisme, le deux-fois-né (dvija), c’est-à-dire l’homme qui a reçu l’initiation
religieuse, doit s’acquitter de trois dettes : vis-à-vis des dieux (dette acquittée par les sacrifices), vis-
à-vis des sages qui ont transmis la Révélation (dette acquittée par l’abstinence sexuelle dans le temps
de l’étude) et vis-à-vis des ancêtres (dette acquittée par la progéniture).
4606 La caste des guerriers (kshatriyas) est la seconde (après celle des brahmanes) dans la structure
hiérarchique de l’Inde.
4607 Dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber montre comment l’idée de
devoir professionnel (Berufspflicht) était consubstantielle à l’éthique protestante qui fut celle du
capitalisme (voir Le capitalisme).
4608 E. Kant, Métaphysique des mœurs, AK VI, 379, trad. fr., Œuvres philosophiques III,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 656.
4609 E. Kant, Métaphysique des mœurs AK VI, 382, ibid., p. 660-661.
4610 Mais, ajoute Kant, nous n’avons aucun moyen de savoir si jamais une seule action a été ainsi
accomplie dans le monde.
4611 Dont la forme chrétienne était « Aime ton prochain comme toi-même ».
4612 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, AK IV, 414, trad. fr., Œuvres
philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 325.
4613 D’après l’argument du double effet, tel qu’il a été théorisé pour la première fois par Thomas
d’Aquin à propos de la légitime défense, si un acte peut avoir deux effets, l’un bon, direct et voulu et
l’autre mauvais, indirect et non voulu, l’acte est néanmoins moralement permis à condition toutefois
que : a) l’acte ne soit pas mauvais en lui-même ; b) l’effet indirect mauvais soit non voulu même s’il
peut être prévu ; c) l’effet mauvais ne soit pas le moyen d’atteindre l’effet bon ; d) le bienfait de
l’effet bon l’emporte sur la nocivité de l’effet mauvais ; e) il n’existe aucun autre moyen pour obtenir
l’effet bon.
4614 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 571, trad. fr., Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1178.
4615 Laquelle n’est pas sans faire penser à l’apostrophe à la conscience dans Émile de Rousseau.
4616 E. Kant, Critique de la raison pratique, AK V, 86, Œuvres philosophiques II, op. cit., p. 713.
On trouve l’expression d’un lyrisme analogue dans l’opuscule Sur le lieu commun : il se peut que ce
soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point (AK VIII, 287). Nulle part ailleurs, dans
aucune autre circonstance, Kant n’a fait étalage d’un tel enthousiasme.
4617 E. Kant, Critique de la raison pratique, AK V, 86, op. cit., p. 713.
4618 Si Kant reconnaît la possibilité de l’acrasie (l’acratique connaît son devoir mais ne l’accomplit
pas), il nie en revanche qu’on puisse ne pas reconnaître son devoir.
4619 E. Kant, Leçons d’éthique, trad. L. Langlois, « Le Livre de Poche », LGF, 1997, p. 228.
4620 H. Spencer, Qu’est-ce que la morale ?, trad. Desclos-Auricoste, Schleicher, 1909, p. 134-136.
4621 Plutôt que d’élargir inconsidérément l’extension du concept d’obligation jusqu’à l’assimiler à
celui de devoir, mieux vaut le restreindre au domaine moral : l’obligation est le devoir moral. Cela
dit, il existe bien des lois sociales qui rendent tel ou tel acte obligatoire.
4622 E. Kant, Métaphysique des mœurs AK VI, 221, trad. fr., Œuvres philosophiques III, op. cit., p.
468.
4623 V. Jankélévitch, Cours de philosophie morale, Seuil, 2006, p. 145.
4624 Kant fait cette distinction dans sa Recherche sur l’évidence des principes de la théologie
naturelle et de la morale (AK II, 298, trad. fr., Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 245-246).
4625 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 149.
4626 Le devoir définit ce qui doit être sur le plan de la praxis et non sur celui de la poïèsis : il y a
des actions obligatoires mais aucune œuvre ne saurait l’être. L’idéal n’est pas nécessairement
obligatoire. Nul ne saurait exiger d’un homme qu’il fût génial.
4627 S. Kierkegaard, Ou bien…ou bien, trad. fr., Gallimard, 1943, p. 542.
4628 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, PUF, 1970, p. 986.
4629 Du contrat social I, 3.
4630 N. Malebranche, Traité de morale, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1992, p.
552.
4631 Ibid., p. 571.
4632 Ibid., p. 580. On fera observer que les devoirs envers Dieu dont parle Malebranche ne sont
pas des devoirs religieux dans la mesure où le rituel en est absent.
4633 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, op. cit., p. 991.
4634 Telle est la définition qu’en donne Hegel dans La Phénoménologie de l’Esprit (VI, C, c).
4635 On note cette particularité : alors qu’en Europe les ordres supérieurs, parce que bénéficiant de
privilèges, ont moins de devoirs que les inférieurs (le fait a été contesté : voir infra), en Inde c’est
inversement sur les castes supérieures que la charge des devoirs pèse le plus lourdement.
4636 Platon, Les Lois IV, 717 b.
4637 Dans l’Éthique à Nicomaque (IX, 8) Aristote n’éprouve aucune difficulté à affirmer que
chacun est particulièrement ami de sa propre personne et qu’en conséquence il semble devoir s’aimer
particulièrement lui-même.
4638 E. Kant, Métaphysique des mœurs, AK VI, 240, Œuvres philosophiques III op. cit., p. 490.
4639 Où l’on vérifie qu’une appartenance ne saurait suffire à définir une identité (voir L’identité).
4640 Le jeu sémantique est le moyen privilégié de la casuistique. Ainsi il est dit dans l’Évangile
qu’il faut « donner l’aumône du superflu » mais les plus riches peuvent toujours prétendre qu’ils
n’ont pas le superflu (B. Pascal, Les Provinciales, sixième lettre).
4641 Jean Valjean et Javert, dans Les Misérables font tout deux leur devoir, seulement l’ancien
bagnard accomplit une « promesse faite à la morte » tandis que l’inspecteur de police ne fait que
suivre la règle morte de la société.
4642 Plus que toute autre peut-être, la profession médicale est au centre de multiples conflits de
devoirs : conflit entre le devoir et la loi, conflit entre deux devoirs. Exemples : le serment
d’Hippocrate et la doctrine chrétienne interdisent l’avortement permis par la loi ; l’obligation légale
faite aux médecins de dénoncer un délinquant sexuel entre en conflit avec le devoir du secret médical
; le médecin ne peut en vertu de sa déontologie imposer une prise en charge thérapeutique à un
patient qui la refuse (un gréviste de la faim est dans ce cas) mais au nom du code pénal ce médecin
peut être poursuivi pour non-assistance à personne en danger : la seule issue est d’agir lorsque le
patient ne dispose plus de sa liberté de choix…
4643 E. Kant, Métaphysique des mœurs AK VI, 224, Œuvres philosophiques III, op. cit., p. 471.
4644 Ibid., p. 471.
4645 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, tome I, trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne,
1941, p. 31.
4646 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 261.
4647 Nombre de travaux récents d’historiens nuancent cette interprétation d’esprit marxiste : en fait
les classes supérieures des sociétés traditionnelles et d’ancien régime justifiaient leurs privilèges en
termes de richesse et de puissance par un certain nombre de devoirs qu’elles s’imposaient elles-
mêmes mais ces devoirs appartenaient presque tous à la sphère symbolique (il faut, en effet, toute une
discipline pour tenir son rang).
4648 Article II.
4649 Dans son article XXIX.
4650 A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, Flammarion, 1998, p. 385.
4651 Ibid., p. 386.
4652 Bien qu’existât chez l’inventeur du positivisme une intention explicitement
antirévolutionnaire.
4653 Voir Le droit.
4654 L’environnement, les animaux.
4655 Devoirs envers implique encore un sujet de droit. Nos devoirs concernant les animaux ne sont
pas des devoirs envers eux.
4656 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 135, trad. A. Kaan, Gallimard, 1940, p.
166.
4657 A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, PUF,
1966, p. 658-659.
4658 La conjonction de la dette et de la faute dans le terme allemand de Schuld, et qui détermine
pour une bonne part l’analyse de Nietzsche, n’existe pas en français.
4659 É. Durkheim, Sociologie et philosophie, PUF, 1951, p. 107.
4660 Le devoir, pour la psychanalyse, est la trace et l’héritage du complexe d’Œdipe comme le
surmoi dont il est l’expression.
4661 Voir H.Arendt, Eichmann à Jérusalem. Au juge qui s’étonnait de l’entendre citer une telle
référence Eichmann répondit effectivement qu’en un sens il avait désobéi à la loi kantienne.
4662 H. Jonas, Pour une éthique du futur, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Payot et Rivages, 1998, p.
47.
4663 Mais il est difficile pour ceux qui voient dans le nazisme un humanisme (sic) de le
reconnaître.
4664 Tel est le sous-titre de son ouvrage La Désobéissance civile.
4665 C’est d’ailleurs au nom de ce devoir d’ingérence qu’interviennent les Casques bleus de
l’ONU.
45. La dialectique
 
 
 
Dialectica en latin est l’art de raisonner avec méthode ; le mot vient du
grec dialektikê sous-entendu technê, art de la discussion, et est lui-même
dérivé de dialegein qui signifie parler, discourir, raisonner.
Dans son sens le plus général, conforme à cette étymologie, la dialectique
est l’art du dialogue dans lequel des points de vue contraires s’affrontent.
De là, la pensée étant définie par Platon comme une espèce de dialogue
intérieur, la dialectique prend le sens d’art de raisonner grâce à la
confrontation des différentes thèses sur un sujet donné (le logos grec
renvoie à la pensée aussi bien qu’au discours). La dialectique est traversée,
passage (dia) d’un logos à un autre logos, c’est-à-dire passage d’un discours
à un autre discours, passage d’un concept à un autre concept.
Les philosophes et historiens de la philosophie attribuent l’invention de la
dialectique tantôt à Zénon d’Élée (tel est le point de vue d’Aristote), tantôt à
Héraclite (c’est la thèse défendue par Hegel), tantôt à Platon. La troisième
hypothèse à ceci pour elle que Platon fut le premier à traiter explicitement
de la dialectique et à la définir à plusieurs reprises4666.. Dès la première
antiquité, la dialectique a été tantôt rapportée à l’ontologie, tantôt à la
logique formelle, tantôt à la technique d’argumentation. La richesse et les
équivoques de la pensée platonicienne font que l’on trouve en elle les deux
dernières dimensions. Dans Les Mémorables, Xénophon rapporte que
Socrate disait que « le mot dialectique vient de l’usage de se réunir pour
discuter ensemble en classant les objets par genre »4667.. Socrate faisait
dériver dialegegesthaï, « discuter », de l’actif dialegein, « classer ». Ainsi,
comme avec le logos, la dimension du langage et celle de la pensée étaient-
elles confondues dans un même ordre symbolique.
Au Moyen Âge, la dialectique représentait la logique formelle et occupait,
avant la grammaire et la rhétorique, la première place du trivium4668..
Varron avait comparé la dialectique au poing fermé car elle resserre les
mots, par opposition à la rhétorique, figurée par la main ouverte qui les
développe. Mais certains stoïciens, au lieu d’opposer rhétorique et
dialectique, y voyaient les deux espèces de la logique4669.. En déterminant
les règles du syllogisme démonstratif, ce qui était la fonction de la logique
aristotélicienne, et en apprenant à discuter, ce qui caractérisait la dialectique
originelle de Zénon d’Élée, la dialectique contribuait à la découverte de la
vérité. Ainsi, alors qu’Aristote, à partir de Platon, opposait la dialectique à
la logique, Chrysippe les identifiait pratiquement en les unissant étroitement
à la rhétorique et à la grammaire4670..
À ce balancement entre la pensée et le langage, il convient d’ajouter
l’opposition de valeur entre la compétence et le mensonge. Au sens laudatif,
un dialecticien est un individu habile à discourir et à manier les thèses les
plus diverses (Platon appelle dialecticien — dialektikos — celui qui sait
interroger et répondre) ; au sens péjoratif, c’est un individu habile à égarer
son interlocuteur par des subtilités obscures et des contradictions, capable
de soutenir des argumentations contraires, comme Protagoras — le
dialecticien est un sophiste.
Même au Moyen Âge, le terme de « dialectique » véhiculait chez nombre
de penseurs un contenu péjoratif. Mais c’est à partir des temps modernes, à
la fin de la Renaissance, que la dialectique subira une éclipse de deux
siècles dans le monde de la philosophie, jusqu’à ce que Hegel la réhabilite
de la plus éclatante des façons. Francis Bacon disait d’elle qu’elle est une
toile d’araignée bien faite mais qu’elle n’a aucune prise sur les choses, et
qu’elle n’invente rien ; selon lui, elle a été plus nuisible qu’utile. Dans son
Entretien avec Burman, Descartes oppose à la logique « qui donne des
démonstrations de toutes choses », la dialectique qui « nous enseigne à
traiter de toutes choses ». La dialectique, dit Descartes, « ruine (…) le bon
sens plus qu’elle ne le constitue car tandis qu’elle nous détourne et nous
égare dans ces lieux communs et divisions qui sont extérieures à la chose,
elle nous détourne de la nature même de la chose »4671..
Hegel et le marxisme remettront la dialectique sur l’avant-scène de la
pensée en lui donnant le poids ontologique qu’elle avait déjà chez Héraclite.
Par opposition à la conception statique du réel et des idées, la dialectique
qualifiera le processus de leur transformation et de leur effectuation grâce
au travail du négatif. « Dialectique » s’opposera à « métaphysique ». Elle se
définira par un ensemble de catégories fondamentales : contradiction,
négation, médiation, action réciproque, dépassement, totalité. Une pensée
dialectique est une pensée du processus ; or, comme l’avaient déjà vu les
Grecs, le processus n’est pas pensable sans négation. Ainsi, sans être
hégéliens ni marxistes, des philosophes comme Bachelard pourront-ils
utiliser le substantif de « dialectique »4672. et le verbe « dialectiser »
chaque fois qu’ils entendront exprimer et enclencher une dynamique. Les
concepts de masse, de force, de vitesse ne sont pas des essences tombées du
ciel des idées dans l’esprit des savants mais des résultats toujours à
contester ou à affiner d’un travail critique, donc dialectique. Dialectiser,
c’est opérer sur un concept une analyse historique, de manière à en dégager
la genèse et le processus de formation par des moments de négation. Ainsi
la dialectique pouvait-elle se libérer de la ritournelle
thèse/antithèse/synthèse dans laquelle la dogmatique moderne l’avait
enfermée. La dialectique, disait Brice Parain, c’est d’abord chez les Grecs
la conversation « et le sens d’aujourd’hui, c’est, au fond, comme si la suite
des événements se déroulait à la manière d’une conversation »4673.. C’était
l’époque où Paul Foulquié voyait dans la notion de complémentarité
introduite par Niels Bohr en microphysique un exemple et une illustration
de la dialectique en science4674.. Cet usage relâché faisait perdre à la
dialectique hégélienne ou marxiste toute espèce de consistance car si la
dialectique implique conflit, devenir, changement, progrès, tout progrès,
tout changement, tout devenir, tout conflit ne saurait être dit dialectique.
N’importe quelle contradiction ou antinomie n’est pas justiciable d’une
interprétation en termes dialectiques4675.. Il y a dialectique lorsqu’il y a
opposition et implication réciproque des opposés : ainsi parlera-t-on de la
dialectique du droit et de la violence4676., de la dialectique de la liberté et
de l’égalité4677., de la dialectique du langage et de la pensée4678., ou
encore d’une dialectique de l’a priori et de l’a posteriori, de la raison et de
l’expérience en science. Mais rares sont aujourd’hui les philosophes à faire
un usage effectif d’un concept aussi équivoque, et qui a été au service du
pire comme du meilleur.
 
 
I. LA CONFRONTATION DES DISCOURS ET DES IDÉES
 
Jeu de langage et jeu de pensée, entre vérités et illusions, cette dialectique
ne se représente pas la confrontation comme la logique du réel lui-même.
 
 
1. L’exercice de la réfutation
 
La réfutation (élegkhos en grec) consiste à prendre pour hypothèses les
arguments de l’interlocuteur puis à en déduire les conséquences jusqu’à
faire apparaître une contradiction. Diogène Laërce4679. nous apprend
qu’Aristote disait dans Le Sophiste (ouvrage aujourd’hui perdu)
qu’Empédocle a découvert la rhétorique et Zénon d’Élée la dialectique.
Dans Les Topiques, Aristote présente l’entretien dialectique comme une
sorte de « jeu à deux » où l’un des protagonistes peut adopter
provisoirement la thèse de l’adversaire afin de mettre en évidence sa
fausseté en en faisant découler des conséquences inacceptables. C’est dans
cette perspective qu’Aristote voit en Zénon l’inventeur de la dialectique
dans la mesure où ce dernier, avec ses célèbres paradoxes4680., prend pour
point de départ des thèses adverses (multiplicité de l’être, réalité du
mouvement) pour en démontrer l’absurdité. La dialectique est donc capable
d’en remontrer à l’évidence sensible par ses raisonnements.
Dans Parménide, Platon imagine un dialogue entre Socrate et Zénon dans
lequel Socrate compare la méthode de Parménide qui, dans son poème,
appuie sa thèse de l’unité de l’être sur des preuves directes, à celle de Zénon
(disciple de Parménide) qui par ses arguments fonde la négation de la
pluralité de l’être. Zénon répond à Socrate que son écrit est une réplique
aux adversaires des Éléates, qu’il leur rend coup pour coup, il parle même
de « revanche » : ceux-ci pensaient triompher en montrant l’absurdité à
laquelle on parvient si l’on pose l’unité de l’être, Zénon leur montre que les
conséquences de la thèse de la pluralité sont plus « bouffonnes »
encore4681..
 
 
2. La plus haute des sciences
 
Chez Platon, la dialectique possède trois sens correspondant aux trois
ensembles chronologiquement ordonnés de ses dialogues écrits. Elle est
d’abord un art d’interroger et de répondre ayant pour finalité la définition
des termes de la discussion et donc la saisie d’une essence (eidos) à partir
des exemples singuliers. Elle est ensuite la science des essences (Idées) qui
atteint celles-ci de manière exclusivement spéculative sans passer par la
considération du sensible. Cette dialectique comprend deux mouvements
complémentaires : la dialectique ascendante et la dialectique descendante.
Enfin, la dialectique chez Platon est la science de la relation entre les
genres, à partir de la dichotomie du même et de l’autre, qui établit leur
participation, leur indépendance ou leur compatibilité.
Platon appelle « art royal » la dialectique4682.. La République définit le
dialecticien comme expert en dialogue4683. et celui qui est expert en
dialogue a la faculté dialectique4684.. Le dialogue permet aux
interlocuteurs de « saisir la raison de ce qu’est chaque chose »4685.. Elle
est une musique de la pensée : de même que la musique mélange les sons
pour en tirer une harmonie, la dialectique mélange les idées pour en tirer la
vérité4686.. Ainsi Platon transforme-t-il une technique (ce que la
dialectique était chez Zénon) en science4687.. La dialectique est à la fois «
capacité d’interroger et de répondre »4688., science de l’intelligible qui
connaît les Idées, notamment l’Idée du Bien4689., et méthode de division et
de combinaison des formes4690.. À cet art d’interroger et de répondre qui a
la vérité pour objectif (dans Philèbe la « faculté dialectique » est définie
comme amour du vrai)4691., Platon oppose la controverse éristique4692.
ou la dispute sophistique4693..
La République définit la « démarche dialectique » comme l’acheminement
vers le principe, c’est-à-dire ce qui, au-delà des hypothèses, représente
l’anhypothétique de l’Idée, autrement dit l’absolu4694.. Si le dialecticien
est « celui qui saisit pour chaque chose la raison de son essence »4695.,
c’est parce que la raison de l’essence d’une chose est son Idée.
On a distingué chez Platon une dialectique ascendante et une dialectique
descendante. La dialectique ascendante correspond au travail de l’âme
visant à saisir l’un dans le multiple grâce à la généralisation et grâce à la
remontée (analyse) des hypothèses au principe anhypothétique.
L’expression s’emploie également pour désigner la montée de l’âme du
sensible à l’intelligible (ainsi dans Le Banquet l’âme passe-t-elle de l’amour
d’un beau corps à l’amour de la beauté en soi). La dialectique descendante
désigne le double mouvement inverse, du passage de l’un au multiple et du
travail de l’âme consistant à déduire les espèces d’un genre et donc les
multiples de l’un à partir de la méthode de division dichotomique. Ces deux
mouvements sont symboliquement illustrés par le cheminement de sortie et
de rentrée du prisonnier de la caverne4696..
Le dialecticien est celui qui « voit la totalité » (sunoptikos)4697.. Ce
caractère « synoptique » de la dialectique, énoncé pour la première fois ici,
mais implicite chez Héraclite, sera central dans la dialectique hégélienne.
Les dialecticiens capables de porter leur regard vers l’unité sont
véritablement divins, dit Platon4698.. Dans les dialogues de la fin, la
dialectique désignera la méthode double de division (diaïrésis) et de
rassemblement (sunthésis) ou d’unification (sunagôgê). C’est dans le
Phèdre que Platon décrit les deux procédés de cette méthode : saisir l’unité
de la multiplicité par une vue d’ensemble et diviser l’essence unique selon
les espèces « en suivant les articulations naturelles et en tâchant de ne
rompre aucune partie, comme ferait un cuisinier maladroit »4699.. Le
premier mouvement part des individus et des choses sensibles, s’élève aux
espèces intelligibles (aux Idées) et, progressivement, parmi ces dernières,
aux espèces les plus générales (Idées du Beau, du Bien, du Vrai, du Juste) ;
le second, celui de la division, atteint le particulier en suivant les différences
internes aux différents genres (d’où le fameux « bipède sans plumes » pour
définir l’homme). La division selon les genres est la reconnaissance du
même et de l’autre4700. puisqu’elle les met à part, le même d’un côté,
l’autre de l’autre, et procède à un regroupement (le même avec le même,
l’autre avec l’autre). La dialectique implique aussi la reconnaissance de
dualité de l’un et du multiple, de la limite et de l’illimitation4701..
Une tension « dialectique » apparaîtra entre les deux conceptions de la
dialectique, art de la division d’un côté, et art de la composition des mixtes
de l’autre (conception développée dans Le Sophiste). Le Philèbe s’efforcera
de résoudre le problème de cette manière : l’art de composer les mixtes a
pour résultat le classement et la division en espèces. La mixte, en effet,
n’est pas un mélange arbitraire mais une combinaison déterminée de deux
éléments, d’un élément illimité et d’une limite.
Plus tard Plotin entendra réhabiliter la dialectique et donc, dépassant les
arguties logiques, revenir à Platon, mais la conception qu’il donne de la
dialectique est plus large que celle de l’auteur de La République : « C’est
une science qui, pour chaque objet donné, rend capable d’exprimer par un
discours ce qu’est cet objet, en quoi il diffère des autres, et ce qu’il a de
commun avec eux, parmi quels objets et dans quelle classe il se trouve ; elle
détermine encore si l’existence lui appartient, quel est le nombre d’êtres
d’un genre donné, et le nombre d’êtres qui n’appartiennent pas à ce genre
mais en diffèrent. La dialectique porte encore sur le bien et son contraire, et
sur toutes les espèces subordonnées au bien et à son contraire ; elle définit
l’éternel et le non-éternel, procédant toujours scientifiquement et non par
opinion »4702..
 
 
3. La logique du vraisemblable
 
Chez Aristote, la dialectique distinguée de l’analytique et opposée à elle,
est une technique d’argumentation par questions et réponses qui permet de
traiter de toutes choses, mais ne délivre aucun enseignement parce qu’elle
repose sur des opinions admises et des notions communes sans égard pour
la vérité. Par opposition à la science démonstrative (l’analytique), qui
repose sur des vérités apodictiques (des prémisses certaines), la dialectique
n’est qu’une logique du probable. Le syllogisme dialectique, par opposition
au syllogisme apodictique, est celui dont les prémisses ne sont que
probables, parce que fondées sur l’opinion commune. La conclusion d’un
syllogisme dialectique est seulement probable elle aussi. Alors que les
Analytiques traitent du raisonnement (syllogisme) certain, Les Topiques
traitent du raisonnement partant de prémisses probables4703.. Le
raisonnement dialectique peut être déductif ou inductif4704..
Cette conception dérive de la dialectique telle que la pratiquaient les
sophistes et que Platon avait condamnée (parce que selon lui les sophistes
dans le dialogue recherchent l’apparence aux dépens de la réalité et le
pouvoir aux dépens de la connaissance, ils entendent triompher d’un
adversaire plutôt que d’une difficulté).
Aristote définit la dialectique comme une méthode par laquelle nous
serons capables aussi bien de raisonner sur tout problème qui peut nous être
proposé à partir d’opinions reçues, que de soutenir nous-mêmes un
raisonnement sans tomber dans la contradiction4705.. L’essentiel de la
méthode consistant à conduire le répondant par les conséquences
nécessaires de sa thèse à l’impossibilité et au paradoxe4706.. Dans la
mesure où la dialectique cherche essentiellement à réduire une thèse à la
contradiction par ses conséquences nécessaires, elle met en question des
propositions susceptibles d’affirmation ou de négation. C’est pourquoi la
proposition dialectique est essentiellement la proposition interrogative à
laquelle il est possible de répondre par oui ou par non4707.. La proposition
dialectique est « n’importe quelle moitié d’une contradiction »4708. dès
lors que l’on définit la contradiction comme l’opposition de propositions
entre lesquelles il n’y a pas d’intermédiaires. Les dialecticiens sont ceux qui
raisonnent sur les contradictions des opinions reçues4709.. Si la dialectique
ne démontre qu’en apparence, elle réfute réellement. À la différence de
l’argument démonstratif, qui porte sur l’universel, l’argument dialectique
n’est pas limité à un genre défini d’objets, il n’est que général. Ainsi,
puisque l’être n’est pas un genre, on ne peut parler que dialectiquement de
l’être en général4710.. Aristote reconnaît implicitement la nature
dialectique de la philosophie par opposition à la science déterminée.
Un passage de la Métaphysique est plus hostile : il y est question des
dialecticiens et des sophistes qui « prennent l’apparence de la philosophie
»4711.. Mais les Topiques reconnaissent au syllogisme dialectique trois
utilités : pour l’exercice intellectuel, pour les « rencontres quotidiennes »,
c’est-à-dire les conversations, et pour les « sciences philosophiques »4712..
La dialectique, en effet, possède une « nature investigatrice », aussi ouvre-t-
elle « la route aux principes de toutes les recherches »4713. — cette
découverte des premiers principes, eux-mêmes indémontrables, constitue
implicitement une quatrième utilité. Ainsi la dialectique est-elle conçue
comme la méthode permettant d’accéder au savoir philosophique.
L’autre point de divergence avec Platon touche aux rapports entre la
dialectique et la rhétorique. « La rhétorique se rattache la dialectique » ,
écrit Aristote au début de sa Rhétorique4714.. Les deux disciplines
concernent des connaissances communes à tous les hommes et qui
n’appartiennent à aucune science déterminée4715.. La spécificité de la
rhétorique tient à ce que, à la différence du discours dialectique s’adressant
à l’homme en tant seulement qu’il peut répondre à ce qu’on lui dit, c’est-à-
dire à l’homme en tant que parlant, elle s’adresse à l’homme complet
capable de jugement mais aussi de passions que, selon les circonstances,
l’orateur doit savoir apaiser ou, à l’inverse, exciter.
 
 
4. L’illusion de la raison
 
Kant traduit comme « logique de l’apparence »4716. ce qu’Aristote
appelait logique du vraisemblable pour désigner la dialectique. Pour lui,
c’est la logique générale, dans la mesure où elle est considérée comme
organon, qui est une logique de l’apparence, c’est-à-dire dialectique.
Kant accentue la distinction d’Aristote : la dialectique se définit par
opposition à l’analytique, comme l’illusion par opposition à la vérité. Alors
que l’analytique délivre les conditions de la connaissance (les catégories de
l’entendement), la dialectique prétend établir une connaissance
métaphysique de la totalité (l’âme, le monde, Dieu) en appliquant ces
catégories à des domaines qui ne sont plus ceux de l’expérience possible.
Cette illusion est le fait de la raison même. La dialectique chez Kant est une
logique de l’illusion rationnelle. En prétendant constituer une science
métaphysique, la raison tombe dans des contradictions inextricables puisque
rien dans l’expérience ne pourra venir confirmer ou infirmer les différentes
thèses en présence.
La critique de la dialectique s’appelle dialectique transcendantale. Elle a
pour fonction de mettre au jour les jugements « transcendants », c’est-à-dire
ceux qui s’appliquent à des objets outrepassant le champ de l’expérience et
d’empêcher qu’ils ne nous trompent4717.. Aux yeux de Kant, la dialectique
de la raison pure est « naturelle et inévitable » : « ce n’est pas celle où
s’engage un ignorant faute de connaissances, ni celle qu’un sophiste a
ingénieusement imaginée pour tromper les gens raisonnables, mais celle qui
est inséparablement liée à la raison humaine et qui, même quand nous en
avons découvert l’illusion, ne cesse pas de se jouer d’elle et de la jeter à
chaque instant dans des erreurs momentanées, qu’il faut constamment
dissiper »4718..
Comme la logique se divise en une analytique et une dialectique, la
Logique transcendantale, qui forme la seconde partie de la Théorie
transcendantale des éléments dans la Critique de la raison pure est divisée
en Analytique transcendantale et en Dialectique transcendantale. La
Dialectique transcendantale est la critique de « l’apparence dialectique ».
Elle étudie les conditions a priori des illusions de la raison pure, lorsque
celle-ci, s’emparant des moyens de la connaissance (les catégories de
l’entendement) prétend faire de ses idées (celle de l’âme, celle du monde
comme totalité et celle de Dieu) de véritables concepts : la Dialectique
transcendantale ruine les prétentions de la métaphysique à s’ériger en
science véritable.
La Dialectique transcendantale comprend deux parties principales qui
traitent successivement des concepts transcendantaux de la raison pure
(auxquels Kant réserve le nom spécifique d’idées4719.) et des
raisonnements transcendantaux et dialectiques (les paralogismes, les
antinomies, et l’idéal de la raison pure). Les trois types de raisonnement
dialectique correspondent aux trois noumènes : l’âme, le monde, Dieu. Les
paralogismes de la raison pure sont les raisonnements dialectiques portant
sur l’âme, l’antinomie de la raison pure, les raisonnements dialectiques
portant sur le monde, l’idéal de la raison pure, les raisonnements
dialectiques portant sur Dieu (c’est ici que l’on trouvera les fameuses «
preuves » de l’existence de Dieu).
Les deux autres Critiques de Kant, la Critique de la raison pratique et la
Critique de la faculté de juger contiennent elles également une Analytique
et une Dialectique. Comme dans la Critique de la raison pure, la dialectique
signale un excès à la fois spontané et nécessaire, propre à la raison. La
dialectique naturelle de la raison pratique réside dans le penchant à
ratiociner contre les règles strictes du devoir, à mettre en doute leur validité,
du moins leur pureté et leur rigueur, et à chercher à les accommoder aux
désirs et aux inclinations, c’est-à-dire à les corrompre dans leur fond et à
leur faire perdre toute dignité4720.. Ainsi la raison pratique cherche-t-elle
la totalité inconditionnée de son objet sous le nom de Souverain Bien4721. ;
ce faisant, elle tombe dans une antinomie (la vertu et le bonheur pensés
comme nécessairement unis)4722. analogue à celle dans laquelle tombe la
raison pure lorsqu’elle tente d’avoir de la totalité du monde une
connaissance réelle.
Le jugement esthétique et le jugement téléologique — objets respectifs de
la Critique de la faculté de juger — ont eux également leur Analytique et
leur Dialectique : la faculté de juger devient dialectique lorsqu’elle prétend
à l’universalité a priori de ses jugements4723.. C’est cette prétention qui
constitue la dialectique : l’opposition entre les diverses sensations
subjectives d’agréable et de désagréable ne constitue pas une dialectique, le
conflit (tout aussi banal) des jugements de goût ne saurait à lui seul former
non plus une dialectique dans la mesure où le jugement émis ne prétend pas
à une validité universelle. L’antinomie du goût qui manifeste la dialectique
du jugement de goût porte sur la présence ou pas des concepts au
fondement de ce jugement, la thèse soutenant que le jugement de goût ne se
fonde pas sur des concepts, l’antithèse soutenant le contraire4724.. Quant à
l’antinomie du jugement téléologique, et qui manifeste la dialectique dans
laquelle tombe le jugement téléologique lorsqu’il prétend légiférer pour
l’ordre de la nature comme totalité, elle voit s’opposer une thèse
mécaniciste (toute production des choses matérielles et de leurs formes doit
être considérée comme possible selon de simples lois mécaniques) à une
thèse finaliste4725..
 
 
II. LE JEU DES CONTRADICTIONS RÉELLES
 
Héraclite, Hegel, Marx (et le marxisme) ne pensent pas la dialectique
d’abord ni prioritairement en tant que tactique discursive et que logique
mais comme le mouvement même du réel.
 
 
1. L’unité des contraires4726.
 
Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel dit qu’il n’y a pas
une proposition d’Héraclite qu’il n’ait reprise dans sa Logique. Si Héraclite
a été considéré comme le père de la dialectique, concurremment avec
Zénon d’Élée, c’est parce qu’il fut le premier philosophe du devenir et de
l’égalité des contraires.
Cela dit, la réversibilité des contraires qui versent les uns dans les autres
pour finir par revenir au point de départ, dans le cadre d’une cosmologie
cyclique, est étrangère à ce que la philosophie moderne appelle «
dialectique ». Lorsque Héraclite écrit « que la mort de la terre engendre
l’eau, la mort de l’eau engendre l’air, et celle de l’air le feu, et inversement
»4727., il énonce une thèse que ni du point de vue hégélien ni du point de
vue marxiste on ne pourrait qualifier de dialectique.
Semblablement, l’idée de « coïncidence des opposés » qui est au cœur de
la métaphysique de Nicolas de Cues, et qui a souvent été rapportée à la
dialectique moderne, n’en retient en réalité qu’un élément. Il n’y a pas de
dialectique, au sens hégélien ou marxiste, sans l’idée d’un procès productif.
 
 
2. La logique du Tout
 
Hegel n’use du terme de « dialectique » qu’avec parcimonie. Ainsi le
fameux épisode spéculatif de La Phénoménologie de l’Esprit connu sous le
nom de « dialectique du maître et de l’esclave » n’est-il pas nommé de cette
manière par Hegel. Quant à la ritournelle thèse/antithèse/synthèse, on ne la
trouve nulle part.
Nombre de commentateurs, à partir des allusions faites par Hegel lui-
même, ont cherché et trouvé dans l’histoire de la philosophie les
précurseurs directs du philosophe de l’Esprit absolu : Héraclite, Plotin,
Maître Eckart. Ainsi chez ce dernier trouvera-t-on en guise de thèse
l’affirmation de Dieu qui est l’Être même (« Je suis celui qui suis ») ;
comme antithèse l’idée que Dieu n’est rien sans les créatures (avant la
création, Dieu n’était pas Dieu, en créant les créatures, il se crée du même
coup lui-même) ; enfin, la synthèse met fin à cette dispersion de l’être,
l’âme se désapproprie d’elle-même pour se fondre en Dieu dans l’union
mystique.
Cela dit, pour l’élaboration du système hégélien, le précurseur important
est Kant, parce que c’est à lui que Hegel réplique. Dans son introduction à
la Science de la Logique, Hegel loue Kant d’avoir ôté à la dialectique «
l’apparence d’arbitraire qu’elle avait selon la représentation habituelle » et
de l’avoir présentée « comme un faire nécessaire de la raison »4728..
L’Idée en qui sujet et objet, idéal et réel, fini et infini, âme et corps,
possibilité et effectivité perdent leur mutuelle exclusivité est «
essentiellement processus », écrit Hegel « parce que son identité n’est
l’identité absolue et libre du concept que pour autant qu’elle est la négation
absolue et, par conséquent, est dialectique »4729.. C’est l’inséparabilité du
processus et de la négation qui constitue la dialectique.
La logique hégélienne présente trois moments : a) l’abstrait (c’est le
niveau de l’entendement) ; b) le négatif (c’est le négativement rationnel) ;
c) le spéculatif (le positivement rationnel)4730.. C’est cette triade qui a été
traduite et vulgarisée en thèse/antithèse/synthèse.
Il convient de différencier le dialectique et la dialectique. Le dialectique
représente le second des trois moments constitutifs du processus de l’idée et
du réel, celui qui nie le moment de l’identité à soi (A=A), qui est le moment
immédiat, unilatéral de l’entendement. « Le moment dialectique, écrit
Hegel, est la propre autosuppression des déterminations finies et leur
passage dans leurs opposés »4731.. « Omnis determinatio est negatio », «
Toute détermination est négation », disait Spinoza. Hegel cite cet énoncé à
plusieurs reprises : A est aussi non-A, donc B. Le moment dialectique est
celui de la raison qui, dépassant l’unilatéralité de l’entendement, sait poser
l’identité des opposés. Hegel écrit : « Ce moment, aussi bien synthétique
qu’analytique du jugement par quoi l’universel du commencement se
détermine à partir de lui-même comme l’autre de soi, doit être nommé le
dialectique »4732..
Mais ce second moment reste négatif : il sera à son tour surmonté par le
moment spéculatif qui saura reconnaître comme positive l’identité de
l’identité et de la différence. Le dialectique est donc la médiation entre
l’identité abstraite et l’identité concrète (celle qui intègre la différence).
La dialectique est le terme qui peut servir à désigner l’ensemble de ce
processus triadique. Le dialectique est donc un moment de la dialectique. Si
le moment négatif est appelé dialectique, c’est parce qu’il permet
d’accomplir le passage vers l’autre concept, dans ce cheminement qu’est la
dialectique : « Des trois moments du mouvement, il est le seul digne de
porter le nom de ce mouvement »4733.. Ainsi Hegel inverse-t-il la
hiérarchie kantienne entre l’entendement et la raison en matière de
connaissance, et du même coup la faiblesse de l’illusion en la force de la
saisie du Tout. En intégrant le dialectique comme la positivité du négatif, la
dialectique dépasse à la fois le scepticisme (qui absolutise le négatif), le
dogmatisme et le criticisme (qui l’ignorent). Unilatéralement pris par
l’entendement, le dialectique constitue le scepticisme. En tant que passage à
la négation assumée, il représente « l’âme motrice de la progression » et «
le principe par lequel seul une connexion et nécessité immanente vient dans
le contenu de la science »4734..
L’Aufhebung, qui conceptualise à la fois le dialectique et la dialectique
n’est ni une somme ni un mélange — c’est pourquoi le terme de synthèse
convient mal — mais un passage : ainsi le devenir n’est-il pas l’unité de
l’être et du néant4735. mais le versement mutuel de l’un dans l’autre. Par
opposition à la subsomption logique et kantienne (l’action de distinguer si
quelque chose entre ou non sous une règle donnée)4736., des traducteurs
ont proposé « sursomption » pour désigner le procès de totalisation de la
partie.
Hegel donne comme exemple de dialectique un certain nombre d’unions
des opposés : la justice abstraite poussée à l’extrême qui verse dans
l’injustice (« summum jus, summa injuria »), la conjonction de l’anarchie et
du despotisme4737.. Mais la dialectique concerne bien autre chose que ces
particularités, elle est le mouvement total du concept, donc de la totalité du
réel. Elle est l’identité de ces deux sens : le mouvement réel et l’opération
de l’Esprit. « On a souvent considéré la dialectique comme un art, comme
si elle reposait sur un talent subjectif et ne relevait pas de l’objectivité du
concept », écrit Hegel4738.. L’accusation d’idéalisme, qui constituera le
noyau de la critique marxiste4739., est donc récusée par anticipation : le
dialectique, écrit encore Hegel, « est en général le principe de tout
mouvement, de toute vie et de toute manifestation active dans l’effectivité »
si bien que « tout ce qui nous entoure peut être considéré comme un
exemple du dialectique »4740.. La dialectique est le mouvement même de
l’Idée, c’est-à-dire de la totalité à travers ses différences et ses négations.
Ainsi perd-elle son sens exclusivement logique, formel, méthodologique,
pour acquérir un contenu substantiel. Chez Hegel, la dialectique est uniment
logique et ontologique puisque l’Idée — réalisée en Esprit — est la totalité
même du réel dans ses déterminations abstraites. Forme et moteur du
système, la dialectique chez Hegel devient une logique de la contradiction.
Selon la logique classique, la contradiction est le signe d’une erreur (deux
thèses contradictoires s’excluent). Or, il peut arriver que deux thèses
contradictoires s’incluent au lieu de s’exclure : la dialectique est le
raisonnement par lequel les contradictoires sont posés comme corollaires au
lieu d’être opposés comme naturellement exclusifs. Exemple : la violence
transgresse le droit, le droit punit la violence (thèse) mais la violence naît
du droit, le droit émerge d’une violence victorieuse (antithèse). Chez Hegel,
l’idée et la réalité étant définies comme identiques, la dialectique n’est pas
seulement loi de la pensée mais loi du monde. Les phénomènes physiques
sont des manifestations du dialectique4741.. Engels s’inscrira dans cette
lignée spéculative hégélienne lorsqu’il rédigera La Dialectique de la
nature4742..
D’esprit hégélien, le système d’Octave Hamelin s’en sépare sur un point
capital : les termes sont moins opposés qu’apposés, la dialectique ne durcit
pas l’opposition en contradiction4743.. Inspiré par Hamelin, Bachelard dira
que dialectiser la nature, c’est « sortir de la contemplation du même et
chercher l’autre »4744..
 
 
3. Le mouvement de l’Histoire
 
Marx et le marxisme opposeront la dialectique à la métaphysique, et la
dialectique véritable, « matérialiste », à la dialectique idéaliste de Hegel.
Dans Misère de la philosophie — qui est une réplique à la Philosophie de
la misère de Proudhon — Marx s’en prend avec ironie à cette « raison
impersonnelle » qui « n’ayant en dehors d’elle ni terrain sur lequel elle
puisse se poser, ni objet auquel elle puisse s’opposer, ni sujet avec lequel
elle puisse composer (…) se voit forcée de faire la culbute en se posant, en
s’opposant et en composant — position, opposition, composition. Pour
parler grec, nous avons la thèse, l’antithèse et la synthèse »4745.. Ceux qui
hégélianisent comme Proudhon confondent l’abstraction avec l’analyse.
Dans La Sainte Famille, même s’il dénonce sa « maîtrise de sophiste
»4746., Marx loue Hegel de proposer « très souvent, à travers son discours
spéculatif, un discours réel qui appréhende l’objet même »4747.. Chez
Marx, la dialectique deviendra matérielle, c’est-à-dire concrète, historique.
L’histoire est traversée par des contradictions (entre les forces productives
et les rapport de production, au sein des rapports de production, entre la
classe de ceux qui détiennent les moyens de production et ceux qui ne les
ont pas) — ces contradictions constituent sa dynamique. Ainsi la négativité
hégélienne devient-elle, dans la dialectique marxienne, opposition
matérielle, lutte des classes, combat révolutionnaire. En outre, alors que
Hegel conçoit la synthèse comme négation de la négation (celle-ci,
antithèse, étant la négation de l’affirmation première), il n’y a pas chez
Marx de synthèse (ré)conciliatrice ou englobante mais surpassement par
exclusion.
Par opposition à l’unilatéral et à l’unilinéaire, « dialectique » qualifie la
rétroaction du déterminé sur le déterminant. Marx oppose le dialectique au
statique et au mécaniste (le matérialisme dialectique entend dépasser le
matérialisme mécaniste) car il inclut l’opposition et la détermination en
retour du déterminé au sein du tout socio-historique. Ainsi la superstructure
déterminée en tant que sphère idéelle par la sphère matérielle de
l’infrastructure (un système juridique traduit une situation de classe
déterminée au sein des rapports de production) peut la déterminer en retour
et à son tour (il existe des lois qui modifient les rapports sociaux).
Alors que Louis Althusser voyait dans le marxisme du Capital une pensée
anti-hégélienne, Lucien Goldmann considérait que si en 1844 Marx
concevait encore le prolétariat comme la classe qui devait réaliser et par
cela même supprimer la philosophie, la lutte contre la gauche hégélienne
l’ayant amené à considérer la philosophie dans son ensemble comme une
forme d’idéologie à laquelle il fallait opposer l’action révolutionnaire, plus
tard, lorsque les intellectuels et la bourgeoisie allemande commencèrent à
traiter Hegel en « chien crevé »4748. nous voyons alors Marx réagir et
insister à nouveau sur le caractère dialectique de sa propre pensée4749..
Dans la postface de la seconde édition allemande du Capital Marx évoque
sa méthode dialectique et tout en lui rendant hommage, il précise en quoi
celle de Hegel diffère de la sienne : « Ma méthode dialectique, non
seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est
l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie
sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la
forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la
pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé
dans le cerveau de l’homme »4750.. La dialectique matérialiste inverse le
sens de la dialectique idéaliste de Hegel : « Mais bien que, grâce à son
quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas
moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui
elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver
une physionomie tout à fait raisonnable »4751.. Marx dénonce la
contradiction inhérente à la dialectique idéaliste : elle est une méthode
révolutionnaire au service d’un contenu conservateur : « Sous son aspect
mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle
semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est
un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs
idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses
existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale,
de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même
dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait
lui en imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire
»4752.. L’ironie de l’Histoire voudra que, dans les régimes se réclamant du
marxisme, la dialectique révolutionnaire « matérialisée » en matérialisme
dialectique sera mise au service de la conservation du pire des pouvoirs.
Il existe, selon Marx, une dialectique du capital : le mode de la production
bourgeoise en se développant finira par se supprimer lui-même4753.. Dans
Le Capital, évoquant la conversion nécessaire du capital en propriété des
producteurs, résultat, selon lui, du développement ultime de la production
capitaliste, Marx utilise le terme hégélien d’Aufhebung : « c’est la négation
(Aufhebung) du mode de production capitaliste au sein même de ce système
», écrit-il4754.. Dans un autre passage, il utilise l’expression de « négation
de la négation » pour désigner le rétablissement de la propriété individuelle
après la disparition du mode de production capitaliste : « L’appropriation
capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la
première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du
travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre
elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux
métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. Elle rétablit
non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée
sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession
commune de tous les moyens de production, y compris le sol »4755..
La dialectique est critique et révolutionnaire parce que dans l’intelligence
positive de l’état de choses existant elle inclut du même coup l’intelligence
de sa négation. Chez Hegel, la dialectique semble au contraire glorifier
l’état de choses existant parce qu’il conçoit le négatif comme un moment du
positif et qu’il saisit la contradiction dans les mouvements de la
réconciliation : en fait Hegel ne pense pas les opposés réels comme des
extrêmes réels.
Ce qui sera connu, exalté, critiqué et détesté dans l’ordre de la pensée sous
le nom de « marxisme » sera davantage le fait d’Engels que celui de Marx.
Dans la Dialectique de la nature4756. Engels définit la dialectique comme
« science de la connexion universelle ». Le système de Hegel, écrit-il, « a
été un colossal avortement »4757.. « Un système de connaissance de la
nature et de l’histoire embrassant tout et arrêté une fois pour toutes est en
contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique »4758..
Une dialectique qui prétend achever et conclure est autocontradictoire.
La dialectique « subjective » n’est que le reflet, selon Engels, de la
dialectique « objective »4759., c’est-à-dire du mouvement par opposition.
Engels nie l’identité hégélienne de la nature et de l’histoire posée par le seul
Esprit : « De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois
générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée
humaine — deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans
leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer
consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également
dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin
que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au
milieu d’une série infinie de hasards apparents »4760.. Il existe une
dialectique de la nature que la science dialectique n’applique pas mais
déduit. La dialectique de la nature est un élargissement aux phénomènes
physiques d’une dialectique d’abord pensée par Marx comme la forme et le
moteur des processus historiques. Elle constitue l’élément central du
matérialisme dialectique : les oppositions chimiques et physiques (comme
le pôle positif et le pôle négatif en électricité, la force centrifuge et la force
centripète, l’attraction et la répulsion etc.) sont présentées comme la
matérialité d’un jeu de contradictions universelles (la dialectique historique
devenant un cas particulier de la dialectique universelle)4761..
La dialectique de la nature s’appuie sur les deux grandes découvertes
révolutionnaires du XIXe siècle : la thermodynamique en physique et
l’évolution en biologie — qui ont en commun l’idée de transformation dans
un temps irréversible. Par ailleurs, Engels fait référence à l’embryologie «
qui étudie le développement de chaque organisme depuis l’embryon jusqu’à
la maturité » et à la géologie « qui étudie la formation progressive de la
surface terrestre »4762., deux sciences filles du siècle, elles aussi. Engels
est même allé jusqu’à voir dans le calcul infinitésimal « l’application de la
dialectique des rapports mathématiques »4763.. Ainsi une correspondance
pouvait-elle être établie par lui entre la toute nouvelle science de l’histoire
et les sciences de la nature. La dichotomie entre nature et histoire, inhérente
à une conception idéaliste et métaphysique, pouvait tomber. Une théorie
générale, unifiée, du mouvement était ainsi constituée.
Engels dit des « lois de la dialectique » qu’elles se réduisent « pour
l’essentiel » à trois : la loi du passage de la quantité à la qualité et
inversement ; la loi de l’interpénétration des contraires ; la loi de la négation
de la négation. Toutes trois, dit Engels, sont développées de façon idéaliste
par Hegel comme de pures lois de la pensée4764.. La loi du passage de la
quantité à la qualité avait en effet été établie par Hegel dans la Science de la
Logique d’une manière spéculative : une variation quantitative continue
(par exemple le refroidissement de l’eau) débouche sur un changement
qualitatif brusque (à partir d’un seuil déterminé, l’eau se transforme en
glace). Ce saut qualitatif brusque sera ensuite abondamment utilisé par les
idéologues de la révolution et du pouvoir communistes pour rendre compte
de l’émergence d’un état révolutionnaire. On appellera « bond dialectique »
le brusque changement qualitatif produit par un imperceptible changement
quantitatif. Les changements qualitatifs, dit Engels, ne peuvent avoir lieu
que par addition ou retrait quantitatif de matière ou de mouvement
(d’énergie)4765.. Deux atomes d’oxygène donnent une molécule d’oxygène
mais si un troisième lui est ajouté, on obtient une molécule d’ozone4766..
Bientôt Lénine dira de la dialectique qu’elle est « l’algèbre de la
révolution ». Sous Staline, la dialectique minéralisée en « Dia-Mat »4767.
prendra pour des dogmes les « trois lois » de la dialectique hégélienne telle
qu’elles furent formulées par Engels : a) la dissolution nécessaire de toute
catégorie ; b) la négation de la négation ; c) la transformation de la quantité
en qualité. La « première loi » que Staline donne du matérialisme
dialectique4768. est le principe de contextualisation : il existe une
interdépendance entre les différentes parties du réel. Cette « loi » a permis
de justifier l’idée selon laquelle l’individu n’est qu’une abstraction. Le Dia-
Mat a fonctionné en réalité, comme le souligne André Tosel, « comme une
police politique du vrai »4769..
Brice Parain disait de la dialectique qu’étant dialectique elle-même, elle ne
pouvait qu’être soumise à sa propre loi dialectique, c’est-à-dire qu’elle ne
pouvait pas ne pas en arriver un jour à se considérer elle-même comme un
moment dialectique d’une autre dialectique qui la contiendrait en elle4770..
Indépendamment du marxisme dogmatique, les philosophes qui au XXe
siècle ont tenu à conserver à la dialectique un sens positif et une efficacité
heuristique se sont efforcés de dialectiser la dialectique même. Par des voies
différentes et avec des objectifs différents, Bachelard et Sartre auront pour
projet cette dialectisation. En épistémologie, « dialectique » qualifiera
volontiers les relations d’implication réciproque entre théorie et expérience,
abstrait et concret, réel et rationnel — ainsi que la coexistence de thèses
contradictoires jugées naguère incompatibles (ainsi celle de la théorie
ondulatoire et de la théorie corpusculaire de la lumière). À la dialectique
dogmatique, Sartre opposera, dans la Critique de la raison dialectique, une
dialectique critique. Le « matérialisme dialectique », objecte Sartre, est en
réalité un idéalisme : « Il y a un idéalisme matérialiste qui n’est au fond
qu’un discours sur l’idée de matière »4771.. Sartre dénonce
l’inconséquence d’Engels qui avait reproché à Hegel d’imposer à la matière
des lois de la pensée alors que lui-même « oblige les sciences à vérifier une
raison dialectique qu’il a découverte dans le monde social »4772.. La
dialectique de la Nature ne peut être qu’une hypothèse métaphysique4773..
Sartre dénonce également l’inconséquence du marxisme dogmatique qui
avait reproché à Hegel de mettre sa dialectique au service d’une Histoire
finale et conclusive alors que lui-même, le marxisme dogmatique, a utilisé
la dialectique pour légitimer l’idéologie d’une fin de l’Histoire conforme à
ses propres intérêts.
Le titre kantien de l’ouvrage de Sartre, Critique de la raison dialectique,
est justifié par cette phrase : « Ainsi faut-il reprendre le problème au début
et se demander quelles sont la limite, la validité et l’étendue de la Raison
dialectique »4774.. La Raison dialectique, écrit Sartre, n’est ni raison
constituante ni raison constituée mais « la Raison se constituant dans le
monde et par lui en dissolvant en elle toutes les raisons constituées pour en
constituer de nouvelles qu’elle dépasse et dissout à son tour »4775.. La
Raison dialectique est « rationalité de la praxis »4776., « logique vivante de
l’action »4777.. Sartre montre comment la dialectique constituante, telle
qu’elle se saisit dans son abstraite lucidité à travers la praxis individuelle,
trouve sa limite dans son œuvre même et finit par se transformer en
antidialectique. Cette antidialectique ou « dialectique de la passivité »
révèle les séries comme types de rassemblement humain et l’aliénation
comme relation médiée à l’Autre et aux objets du travail, sur le terrain
sériel et comme mode sériel de coexistence. Sartre appelle pratico-inerte le
domaine d’équivalence de la praxis aliénée et de l’inertie travaillée4778. et
oppose à la série, dont le sens est extérieur aux différents sujets qui la
constituent (exemple : la file d’attente à l’arrêt d’un autobus) le groupe en
tant que collectif animé par un projet commun.
Dans Les Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty dénonce la manière
dont le marxisme a fini par dogmatiser les prétendues lois de l’histoire et
par ériger en mythe (le prolétariat chez Lukacs en est un bon exemple) ce
qui est nécessairement emporté dans le mouvement de l’histoire : « Ce qui
est (…) caduc, ce n’est pas la dialectique, c’est la prétention de la terminer
dans une fin de l’histoire ou dans une révolution permanente4779., dans un
régime qui, étant la contestation de lui-même, n’ait plus besoin d’être
contesté du dehors et en somme n’ait plus de dehors »4780..
Autre tentative philosophique de dérivation : « Dialectique négative » sera
le nom donné au mouvement de réflexion critique radicale promue par
Theodor Adorno, à partir de l’ouvrage qui porte ce titre. La dialectique
hégélienne risquant de supprimer le tragique de l’histoire par la
réconciliation finale (Adorno parle du paralogisme de l’identité), et ainsi de
justifier toutes les puissances, les pires incluses, la dialectique négative est
le pari et le risque d’une raison aporétique, qui se retourne contre elle-même
; elle est une dialectique sans synthèse. « La dialectique doit en un dernier
mouvement (…), écrit Adorno, se retourner contre elle-même »4781..
Adorno entend délivrer la dialectique de son essence affirmative « sans rien
perdre en déterminité »4782.. D’où l’expression oxymorique de «
dialectique négative ». La dialectique, telle qu’elle a été pratiquée de Platon
à Marx, a appauvri l’expérience, diagnostique Adorno. Et surtout elle fut un
formidable machine spéculative à supprimer les tragédies du réel.
 
*
 
Mais ce sont les grands antihégéliens du XIXe siècle, davantage que les
épigones critiques du marxisme, qui donneront à la dialectique son actuelle
configuration.
Contre Hegel, Kierkegaard entendait « maintenir la dialectique qualitative
du paradoxe absolu »4783.. La contradiction et l’alternative de la
dialectique ne sont pas une vraie contradiction et une vraie alternative, car
elles sont arrachées à l’existence pour être transposées dans le domaine de
la pensée. Ce que Kierkegaard appelle paradoxe est la contradiction sans
solution, parce qu’incompréhensible.
La dialectique hégélienne était dramatique, la dialectique kierkegaardienne
est tragique4784. : choisir le Christ, c’est renoncer à l’esthétique et à
l’éthique. Le religieux est d’un autre ordre que le plaisir dans l’instant
(esthétique) et que la promesse dans la durée (éthique). Il a rapport à
l’éternité, donc à une dimension que la raison ne saurait saisir. Le
dialectique dans le problème « exige (…) de ne pas vouloir le comprendre »
pour « exister en vertu de l’absurde »4785.. En s’incarnant, c’est-à-dire en
faisant apparaître l’éternel dans le temps, Dieu lui-même a montré ce
chemin de l’absurde.
Le stade esthétique, qui est celui de l’immédiateté (il est incarné par Don
Juan), est antidialectique : l’individu a alors « sa dialectique en dehors de
lui »4786., il ne trouve dans l’existence aucune contradiction. Dans le stade
éthique, l’individu trouve la contradiction « mais au-dedans de l’affirmation
de soi-même ». Seul le stade religieux est celui du dialectique.
Kierkegaard distingue le « religieux A » qui « saisit la contradiction
comme une douleur dans l’anéantissement de soi-même, mais pourtant à
l’intérieur de l’immanence » et le « religieux paradoxal » qui « rompt avec
l’immanence et fait de l’existence une contradiction absolue, non pas au-
dedans de l’immanence mais contre l’immanence »4787.. C’est avec le «
religieux paradoxal » que le scandale s’installe.
Nietzsche ne cherchera pas à redonner au dialectique une orientation
affirmative. « Mes lecteurs savent peut-être jusqu’à quel point je considère
la dialectique comme un symptôme de décadence », écrit-il4788.. Le
pluralisme nietzschéen est « l’ennemi le plus farouche » de la
dialectique4789.. La différence est jouée contre la négation4790.. Arc-
boutée sur la négation, la dialectique est réactive, symptomatique d’une
pensée et d’un goût plébéiens4791.. « Partout où l’autorité est encore de
bon ton, partout où on ne ‘raisonne’ pas, mais où l’on commande, le
dialecticien est une sorte de polichinelle : on se rit de lui, on ne le prend pas
au sérieux. Socrate fut le polichinelle qui se fit prendre au sérieux... »4792..
La force du dialecticien, en effet, telle que la diagnostique Nietzsche, est
une force empruntée : elle ne vient que de l’affaiblissement de son
adversaire. Nietzsche rapporte la dialectique à l’instinct de vengeance4793..
Ainsi, avec la condamnation et le mépris logiques4794., l’effondrement du
marxisme et la déconstruction nietzschéenne, la dialectique, malgré son
incontestable fécondité, a-t-elle le plus grand mal à donner aujourd’hui des
signes de son existence.
 
*
 
Voir aussi
 
La contradiction. Le dialogue. Le discours. Le langage. La logique. La
négation. Le raisonnement. Le théâtre. La totalité.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, — La République, livre VII.
— Phèdre, 265c-266 c.
— Le Sophiste, 253 c-d.
Aristote, Les Topiques I.
Plotin, Ennéades, I, 3, « De la dialectique ».
E. Kant, Critique de la raison dialectique, Dialectique transcendantale.
G.W.F. Hegel, Concept préliminaire, Introduction à la Science de la Logique, Encyclopédie des
sciences philosophiques I, La Science de la Logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 187-200 ;
addition au § 81, p. 513-516.
S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit, « Tel », Gallimard, 1989, p.
380-397.
K. Marx, Postface à la deuxième édition allemande du Capital.
F. Engels, — Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, chapitre IV, « Le
matérialisme dialectique ».
— Dialectique de la Nature, trad. É. Bottigelli, Éditions Sociales, 1952.
J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, tome I, Théorie des ensembles pratiques, Gallimard,
1985.
 
4666 Voir infra.
4667 Xénophon, Les Mémorables IV, 5, 12, trad. P. Chambry, Œuvres complètes III, GF-
Flammarion, 1967, p. 406.
4668 Martianus Capella (Ve siècle) fut à l’origine de la symbolique des arts qui sera utilisée au
Moyen Âge. La dialectique était figurée par un serpent et des tablettes.
4669 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VII, 41.
4670 Ainsi le trivium médiéval a-t-il eu une origine nettement stoïcienne.
4671 R. Descartes, Entretien avec Burman, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 1397.
4672 G. Bachelard, La Dialectique de la durée, PUF, 1950.
4673 B. Parain, Sur la dialectique, Gallimard, 1953, p. 55.
4674 P. Foulquié, La Dialectique, « Que sais-je ? », PUF, 1949, p. 101-106.
4675 Serge Doubrovski parle de la « dialectique du héros cornélien » pour évoquer la contradiction
dans laquelle celui-ci se débat entre l’affirmation de soi et son impuissance mais puisqu’à aucun
moment « le projet cornélien ne peut (…) se reposer, tel l’Esprit hégélien, en une plénitude parfaite »,
« la dialectique cornélienne du héros n’est qu’une une pseudo-dialectique (S. Doubrovski, Corneille
et la dialectique du héros, Gallimard, 1963, p. 475 et 477).
4676 Voir La violence.
4677 Voir La liberté.
4678 Voir Le langage.
4679 Vies et doctrines des philosophes illustres VIII, 57.
4680 Voir La continuité. Les arguments de Zénon (Achille et la tortue, la flèche, le stade) étaient
dirigés à la fois contre les Pythagoriciens partisans de la pluralité de l’être, et contre Héraclite,
penseur du devenir.
4681 Platon, Parménide, 128a-128d.
4682 Platon, Euthydème, 291b-c.
4683 La République VII, 531a.
4684 Ibid., 533a.
4685 Platon, La République VII, 532a.
4686 Platon, Le Sophiste, 253b.
4687 Ibid., 253d.
4688 Cratyle 390c, Ménon 75d, La République VII, 534b.
4689 La République, VII 532b-c.
4690 Phèdre, Le Sophiste.
4691 Philèbe 58d.
4692 Philèbe 17a. Euthydème met en scène un disputeur (sous-titre du dialogue).
4693 La République VI, 498a.
4694 La République VII, 533c.
4695 Ibid., 534b.
4696 La République, livre VII.
4697 La République VII, 537c.
4698 Phèdre, 266b-c.
4699 Platon, Phèdre, 265e, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 62.
4700 Le Sophiste, 253d.
4701 Philèbe, 16c.
4702 Plotin, Ennéades I, 3, 4, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1997, p. 61.
4703 Aristote, Les Topiques I, 1, 100a 18-19. Aristote distingue le philosophème, raisonnement
démonstratif, l’épichérème, raisonnement dialectique, le sophisme, et l’aporème, raisonnement
dialectique de contradiction (Les Topiques VIII, 11, 162 a15-18).
4704 Les Topiques I, 12.
4705 Les Topiques I, 1, 100a 18-21.
4706 Les Topiques VIII, 4, 159a 21-22.
4707 Les Topiques VIII, 2, 158 a16.
4708 Aristote, Seconds Analytiques, 3, 72 a 9-10.
4709 Aristote, Réfutations sophistiques, 2, 165 b3-4.
4710 Aristote, Réfutations sophistiques, 11, 172 a12-14.
4711 Aristote, Métaphysique, livre gamma, 2, 1004 a17.
4712 Les Topiques I, 2, 101 a27-28.
4713 Ibid., 101 b3-4.
4714 Aristote, La Rhétorique 1354a, trad. fr., Le Livre de Poche, LGF, 1991, p. 75.
4715 La Rhétorique 1354 a1-3.
4716 E. Kant, Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Introduction AK III, 82.
4717 E. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction I, AK III, 236.
4718 E. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction I, De
l’apparence transcendantale, trad. fr., AK III, 237, Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1015-1016.
4719 Les idées de la raison sont à la dialectique ce que les catégories de l’entendement sont à
l’analytique.
4720 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, AK IV, 405, Œuvres philosophiques II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 265.
4721 E. Kant, Critique de la raison pratique, Dialectique de la raison pratique, chapitre 1, AK V,
108, ibid., p. 739.
4722 Ibid. AK V, 113, p.746.
4723 Critique de la faculté de juger § 55, AK V, 337.
4724 Critique de la faculté de juger, § 56, AK V, 338-339.
4725 Critique de la faculté de juger, § 69, AK V, 387.
4726 Pour une analyse de la dialectique héraclitéenne, voir La contradiction.
4727 Héraclite, Fragment B LXXVI, in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1988, p. 63.
4728 G.W.F. Hegel, Science de la Logique, I, L’Être, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyck, Aubier-
Montaigne, 1972, p. 28.
4729 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la Logique, § 165,
trad. B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 269.
4730 G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, première partie § 12, trad. M. de Gandillac,
Éditions de Minuit, 1963, p. 132.
4731 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la Logique, § 81,
op. cit., p. 343.
4732 G.W.F. Hegel, Science de la Logique III, La Doctrine du concept, « L’Idée absolue », trad. P.-
J. Labarrière et G. Jarczyck, Aubier-Montaigne, 1981, p. 376.
4733 A. Stanguennec, Études post-kantiennes, L’Âge d’homme, Lausanne, 1987, p. 18.
4734 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la Logique,
Concept préliminaire § 15, op. cit., p. 189.
4735 La triade être/néant/devenir est la dialectique qui ouvre la Science de la Logique.
4736 Voir l’Introduction B de l’Analytique des principes dans la Critique de la raison pure.
4737 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la Logique, addition
au § 81, op. cit., p. 515.
4738 G.W.F. Hegel, Science de la Logique III, La Doctrine du concept, « L’Idée absolue », op. cit.,
p. 377.
4739 Voir infra.
4740 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la Logique, addition
au § 81, op. cit., p. 513-514.
4741 Ibid., p. 515.
4742 Voir infra.
4743 O. Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la représentation, PUF, 1951.
4744 G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1972, p. 16.
4745 K. Marx, Misère de la philosophie, Œuvres. Économie I, trad. fr., éd. M. Rubel, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 75.
4746 Une maîtrise dont le jeune Marx n’était pas lui-même dépourvu : on ne saurait à cet égard trop
exagérer l’importance qu’a eue la figure rhétorique du chiasme dans l’élaboration de l’idée
dialectique chez Marx.
4747 K. Marx, La Sainte Famille V, 2, Œuvres III. Philosophie, trad. fr., éd. M. Rubel,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1982, p. 488.
4748 C’est dans un passage supprimé de la postface au Capital (voir infra) que Marx s’en prend à
ceux qui traitent Hegel en « chien crevé ». L’expression avait été utilisée par Lessing qui déplorait le
peu de cas que certains philosophes de son temps comme Mendelssohn faisaient de Spinoza.
4749 L. Goldmann, Recherches dialectiques, Gallimard, 1959, p. 11.
4750 K. Marx, Postface de la seconde édition allemande du Capital, Œuvres. Économie I, op. cit.,
p. 558.
4751 Ibid.
4752 Ibid., p. 558-559.
4753 K. Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, Œuvres. Économie II, trad. fr., éd.
M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 236.
4754 K. Marx, Le Capital, livre III, cinquième section, chapitre 16, ibid., p. 1176.
4755 K. Marx, Le Capital, livre I, huitième section, chapitre 33, Œuvres. Économie I, op. cit., p.
1239 — 1240.
4756 F. Engels, Dialectique de la nature, trad. É. Bottigelli, Éditions Sociales, 1952, p. 25.
4757 F. Engels, Anti-Dühring, trad. É. Bottigelli, Éditions Sociales, 1973, p. 53.
4758 Ibid., p. 54.
4759 F. Engels, Dialectique de la nature, op. cit., p. 213.
4760 F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, trad. G. Badia,
Éditions Sociales, 1966, p. 60.
4761 La notion d’antagonisme illustre ce va-et-vient entre l’idée et la réalité objective. Le terme,
qui vient du grec, renvoyait originellement à une lutte des consciences puis a été utilisé pour désigner
des relations entre phénomènes réels où la pensée n’a aucune part : on parle en bactériologie
d’antagonisme microbien pour signifier l’opposition qu’exerce un microbe sur la croissance ou la
multiplication d’un germe d’une autre espèce, et en physiologie il est habituel d’user du terme
d’antagonisme pour désigner l’opposition fonctionnelle entre deux systèmes ou deux organes
(antagonisme entre les systèmes nerveux sympathique et parasympathique, antagonisme entre un
muscle extenseur et un muscle fléchisseur etc.), voire entre deux substances biochimiques — ce qui
montre qu’en deçà de la conscience l’antagonisme n’est pas rivé à la vie (on parle d’antagonisme de
l’adrénaline et de l’acétylcholine).
4762 Ibid., p. 63.
4763 F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 164.
4764 F. Engels, Dialectique de la nature, op. cit., p. 69.
4765 Ibid., p. 70.
4766 Ibid., p. 72.
4767 Abréviation russe de l’expression russe traduisant « matérialisme dialectique ».
4768 J. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, trad. fr., Éditions Sociales,
1947.
4769 A. Tosel, article Dia-Mat » du Dictionnaire critique du marxisme, dir. G. Bensussan et G.
Labica, PUF, 1999, p. 323.
4770 B. Parrain, L’Embarras du choix, Gallimard, 1946, p. 143.
4771 J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique I, Gallimard, 1985, p. 148.
4772 Ibid., p. 150-151.
4773 Ibid., p. 152.
4774 Ibid., p. 141.
4775 Ibid., p. 140.
4776 Ibid., p. 157.
4777 Ibid., p. 156.
4778 Ibid., p. 181. Voir L’activité.
4779 Allusion à Trotski.
4780 M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Gallimard, 1955, p. 301.
4781 T. W. Adorno, Dialectique négative, trad. fr., Payot, 1992, p. 316.
4782 Ibid., p. 7.
4783 S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit, « Tel », Gallimard,
1989, p. 380.
4784 Voir La tragédie.
4785 S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, op. cit., p. 385.
4786 Ibid., p. 387.
4787 Ibid.
4788 F. Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage » § 1, trad. fr., Œuvres II, Robert Laffont,
1995, p. 1118.
4789 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1970, p. 9.
4790 Voir La négation.
4791 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 5.
4792 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 5, trad. H. Albert,
Œuvres II, op. cit., p. 958.
4793 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 7.
4794 Voir La logique.
46. Le dialogue
 
 
 
Un dialogue est une situation ou une action de langage, un échange de
paroles entre un locuteur et un allocutaire, qui passent alternativement du
rôle du je à celui du tu. Que le dialogue écrit, et spécialement le dialogue
philosophique, ait pu donner son sens au dialogue parlé, confère à ce genre
une importance particulière.
 
 
I. L’ENTRETIEN
 
Le premier sens que Littré donne de l’entretien est : « action d’entretenir,
de maintenir, de conserver ». Ce sens regarde davantage vers l’usage
technique (« l’entretien d’une machine ») que vers le sens de dialogue (« un
entretien privé »). Pourtant, il y a passage et influence d’un registre à
l’autre. Il est notable que le sens technique, physique, issu de celui pris par
le verbe « entretenir », soit venu après celui de dialogue. C’est à partir de
l’effet de roboration constaté du dialogue bienveillant que par métonymie
l’entretien en est venu à désigner l’ensemble des conditions nécessaires au
maintien en état de marche d’une machine et en état de vie d’un individu.
L’entretien est une action, un mouvement, un processus ; mais par
métonymie, il renvoie aussi au contenu de la conversation. De fait, dans le
cours de l’entretien, la distinction entre l’acte et l’action, le contenu et la
forme est indiscernable. À l’opposé du bavardage qui n’a d’autre raison
d’être que d’avoir une fin en soi (on parle avec les autres pour parler avec
les autres — d’où le risque assumé du vide ou du creux), l’entretien est une
création.
Même s’il n’est pas strictement impossible de s’entretenir à trois ou à
quatre, voire à plus, le véritable entretien se passe entre deux personnes. Il
est donc une espèce de dialogue.
On remarque que le verbe « entretenir » dans son sens de dialoguer n’est
pas direct : on n’entretient pas quelqu’un mais on s’entretient avec
quelqu’un, on ne s’entretient pas quelque chose, on s’entretient de quelque
chose.
Cette forme pronominale, on s’entretient, ne se retrouve ni avec «
dialoguer » ni avec « converser » ni avec « discuter ». Elle semble signifier
que dans l’entretien, c’est le soi qui est le centre, le sujet de l’action. Mais
ce caractère égocentré est aussitôt corrigé par l’avec qui renvoie à l’autre de
l’interlocuteur : on ne s’entretient jamais tout seul — ou bien, lorsqu’on le
fait, comme Descartes dans ses Méditations métaphysiques, on médite,
justement, c’est-à-dire que l’on dialogue silencieusement avec soi-même.
Cela dit, cet usage particulier est d’abord métaphorique. Il y a entretien
dans l’échange de deux locuteurs. La richesse de l’entretien vient du
mariage qu’il réalise entre la dimension intellectuelle de l’échange et son
atmosphère affective, voire affectueuse.
Les Entretiens de Diderot avec d’Alembert, les Entretiens de Goethe et
d’Eckermann ont cette dimension d’amitié que les dialogues platoniciens
n’ont pas souvent. La plupart des interlocuteurs que Platon met en présence
de Socrate dans ses dialogues sont des adversaires, voire des ennemis (dans
le cas des sophistes). Il est à cet égard caractéristique que le verbe
eïrônizein, qui signifie « interroger » en grec, a donné également « ironiser
». L’ironie socratique est double, en effet : elle interroge mais elle se moque
en interrogeant. C’est pourquoi les dialogues platoniciens sont aussi
d’extraordinaires comédies. Le dialogue est un duel. Le dialogue
platonicien est la transposition sur la scène philosophique de la compétition
sportive et du débat démocratique dont la Grèce ancienne fut l’inventrice.
Ce ne sont plus des corps ou des partis qui luttent mais des âmes. Le
dialogue philosophique est une psychomachie4795..
Rien de tel, évidemment, avec l’entretien qui, à la différence du dialogue
(que nous prenons donc ici non plus comme le nom du genre englobant
mais comme celui d’une espèce différente, voire opposée), n’est jamais
inamical. Le dialogue est, pour reprendre dans un contexte tout autre une
célèbre formule, une espèce de guerre continuée par d’autres moyens. Ce
n’est certes pas un hasard si la même civilisation a inventé le sport, le
théâtre tragique et le dialogue philosophique. Nietzsche qualifiait d’«
agonistique » cette culture. Avec le sport, le théâtre et le dialogue, il
s’agissait toujours pour les Grecs de mettre en scène un affrontement des
forces susceptible de mimer la guerre en l’esquivant (puisque la mort est
déjouée). Il n’y a, à l’inverse, nulle compétition, nulle rivalité, nulle
concurrence dans l’entretien — lequel disparaîtrait si le principe d’égalité
était absent. C’est pourquoi d’ailleurs les Entretiens de Goethe et
d’Eckermann sont davantage des dialogues ou des conversations que des
entretiens à proprement parler : Goethe qui, de plus, sait que tout sera noté
et rapporté, écrase trop de son génie le malheureux Eckermann réduit à un
rôle de faire valoir !
Il n’y a pas d’entretien sans sincérité. C’est pourquoi l’aveu (non celui de
la culpabilité, mais celui de la confession) est si présent. On comprendra,
dès lors, pourquoi la bienveillance, sinon l’amitié, semble indispensable à
l’entretien. Lorsque deux chefs d’État ont un entretien, cela signifie que
leurs relations sont à la paix et à l’entente. Sinon, on parlera simplement de
dialogue.
Plus que la discussion, qui peut être brouillée d’animosité et de mauvaise
foi, l’entretien implique ce que les théoriciens de l’action
communicationnelle — Jürgen Habermas et Karl Otto Apel — nomment
principe de charité. Selon ce principe, il convient d’interpréter les paroles
de l’interlocuteur dans leur sens le plus fort si l’on veut que l’acte de
communication se réalise dans les meilleures conditions et soit le plus
fécond possible. L’entretien est un dialogue gouverné par le principe de
bienveillance.
Il n’y a pas d’entretien sans écoute — laquelle n’est pas seulement, pas
d’abord une réalité, mais une vertu. Écouter, c’est se mettre à découvert, en
disponibilité pour la venue et la perception du sens. Si beaucoup de gens
parlent sans s’écouter, c’est parce qu’ils ne croient plus au sens. L’entretien
est attentif, et même plus qu’attentif : attentionné. Une discussion, surtout
lorsqu’elle se fait sur le mode du bavardage, est toujours plus ou moins
distraite, même lorsqu’elle est animée. L’entretien, lui, est inséparable de
cette vertu d’attention. C’est pourquoi Pierre Bourdieu disait de lui qu’il
peut être « considéré comme une forme d’exercice spirituel visant à obtenir,
par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard »4796..
Le sens a ceci de caractéristique et de puissant, qu’il ne peut exister sans
les mots, donc sans les locuteurs, mais qu’il semble également s’imposer à
eux comme s’il venait d’ailleurs ou de plus haut. C’est pourquoi, même
avertis que nous sommes par les leçons des sciences humaines et de
l’histoire, nous avons beaucoup de mal à admettre que nous inventons le
sens — nous pensons plutôt que nous le découvrons. Nous ne disons guère,
d’ailleurs, inventer (ni même découvrir) « le » sens mais inventer (ou
découvrir) du sens, comme si le sens était un monde sans contours, à la
manière de la musique avant sa mise en forme par le compositeur — et que
de ce monde, une certaine mesure a été prélevée.
Michel Serres évoque un vase grec dont les parois peintes représentent
deux hommes assis en train de converser. Derrière leurs sièges, sont
accroupis deux monstres, symboliques d’une violence toujours prête à
réapparaître derrière la civilité du dialogue4797.. Un peu plus loin, Michel
Serres écrit que « la communication réussie suppose (…) ce tiers exclu : un
troisième homme ou un démon »4798.. Alors que le dialogue nous fait
croire que la joute se déroule exclusivement entre les deux interlocuteurs,
en réalité ceux-ci sont alliés contre le bruit4799. toujours possible, qui
annulerait leur conversation.
Le tout premier emploi du verbe « entretenir », dans l’expression « soi
entretenir », avait pour signification, au Moyen Âge, « se soutenir
mutuellement ». L’usage actuel de l’entretien a hérité de cette valeur : il y a
dans l’entretien une aide réciproque par des mots. L’entretien est un
reconstituant (voir ici encore l’usage technique et physique du terme). Il ne
s’agit pas seulement alors d’un simple maintien en l’état, d’une
restauration, mais d’une véritable réfection. La Bruyère disait que « celui
qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit l’est de vous
parfaitement »4800.. Alors que dans le dialogue, selon une logique de la
compétition, le contentement du vainqueur implique volontiers la défaite de
l’interlocuteur, dans l’entretien, la satisfaction est mutuelle. Être content de
soi grâce à l’autre et, parce que le contentement vient de lui, être content de
lui aussi : cette relation est précieuse. On bénéficie d’un entretien d’une
manière toute différente de celle dont on bénéficie d’une entrevue, laquelle
implique nécessairement une hiérarchie de position et de valeur, contraire
au réquisit d’égalité.
Le monde moderne a perdu ce sens de formation par l’entretien. Rousseau
disait que « les entretiens intéressants et sensés d’une femme de mérite sont
plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie
des livres »4801.. Les hommes jadis apprenaient beaucoup en parlant les
uns avec les autres ; il s’agissait là d’une transmission de culture (et pas
seulement d’information et de communication) dont nous avons à peine
idée aujourd’hui car les institutions (l’école) et les moyens techniques (le
livre, la radio, la télévision, Internet...) ont pris presque toute la place.
Amical, l’entretien n’a pourtant pas la familiarité de la conversation. On
pourrait dire qu’il est à la conversation ce que l’amitié est au copinage. Le
style, le ton sont soutenus. On n’imagine guère un entretien grossier, ou
mené en langage argotique. L’entretien cultivera donc plus volontiers le
sourire que le rire. Le sourire est la marque spécifique du visage de
l’interlocuteur qui écoute dans l’entretien. Le sérieux qui lui est
consubstantiel n’est pas pesant.
L’entretien manifeste une liberté que le dialogue, parfois contraint ou
académique, n’a pas. Le dialogue est volontiers tenu par son sujet — ou un
contexte. Que l’on place en regard, pour prendre deux exemples
comparables dans une même tradition philosophique, les dialogues de
Platon avec les entretiens d’Épictète. Dans les premiers, il s’agit de
défendre la philosophie contre ses adversaires réels ou supposés. Toutes les
armes de la rhétorique sont utilisées, au point que Socrate tel qu’il est écrit
(et pas seulement décrit) par Platon apparaît comme au moins aussi
sophistique que les sophistes qu’il dénonce. Dans le second cas, le sage
s’adresse à ses disciples et amis, il ne s’agit plus alors de vaincre quelqu’un
mais de dominer quelque chose : ses propres passions.
Un entretien se prépare : que l’on entende le verbe au sens passif (celui de
l’orage qui « se prépare ») ou au sens actif (un bon plat « se prépare »
aussi), ce temps d’attente et de désir, d’accueil concentré ou de curiosité
vague différencie l’entretien des autres modes de conversation. Alors
qu’une conversation banale est volontiers impromptue — parce que les
interlocuteurs ne savaient même pas, quelques instants auparavant, qu’ils
allaient se rencontrer —, l’entretien existe d’abord à l’état de projet dans
l’esprit de ceux qui le conduiront. À la différence des conversations
courantes, dites justement « à bâtons rompus », les entretiens ne doivent pas
leur spontanéité au hasard des événements mais à la liberté de ceux qui
dialoguent.
Cette attente peut bien entendu être déjouée ou déçue. Il y a loin de la
rencontre imaginaire à la rencontre réelle et rares sont ceux qui finissent par
dire ce qu’ils voulaient dire, à supposer même que le « vouloir dire »
renvoie à quelque chose de clairement définissable. Mais si le contenu idéel
de l’entretien ne peut pas être anticipé avec exactitude, l’état d’esprit avec
lequel un entretien est abordé est un facteur décisif.
Ceux qui s’entretiennent savent-ils ce qu’ils font ? Ils croient le savoir car
le contenu sérieux, voire intellectuel, de leur dialogue tend à leur faire
penser qu’ils peuvent en maîtriser le sens. Or l’expérience existentielle de
l’entretien est au moins aussi importante, sinon plus, que le contenu en
paroles et en pensées qu’elle rend possible. À cet égard, nous ne sommes
pas très loin du protocole théâtral : la représentation d’une pièce est une
mise en espace et en corps (on dit pour les deux : mise en scène) d’un texte
écrit. Le spectateur amateur du répertoire classique aura tendance à penser
que la représentation n’est qu’un moyen pour que la pièce, qui est d’abord
un être de langage, devienne visible et audible (le terme même de
représentation le dit bien : la représentation vient toujours après une
présence première : ici la présence est celle de la pièce écrite, voire celle de
son auteur). En fait, la représentation n’est pas quelque chose de
supplémentaire ajouté à une présence mais bien plutôt une véritable «
présentification » : elle n’est pas ce qui vient doubler ou redoubler une
présence première conçue comme seule authentique mais ce qui la fait
littéralement exister. D’ailleurs, ce n’est pas tant le texte même de la pièce
qui viendra résonner le plus profondément dans l’esprit du spectateur
(lequel peut très bien le connaître) que la façon dont ce texte a été exalté par
la présence physique d’un acteur, par le timbre de sa voix, ou par la richesse
et la subtilité d’évocation de l’espace aménagé par le metteur en scène.
Il en va de même pour l’entretien — à cette différence près que la « pièce
» est « écrite » par les acteurs eux-mêmes. La mémoire connaît cette
inversion des contextes : ce qui était d’abord apparu comme le fond (le
contenu de l’entretien) deviendra sa forme, et ce qui était d’abord conçu
comme le cadre (le fait de la rencontre, son lieu, la présence des
personnes…) deviendra son contenu réel, et par conséquent constituera son
sens. Parfois, le sujet de l’entretien, c’est-à-dire, en fait, son objet (on
connaît cette ironie sémantique) sera ravalé au rang de prétexte. Ici encore,
comment ne pas songer à la rencontre amoureuse : il n’a pas fallu moins
que les grandes ressources de l’art (tragédie, opéra, roman...) pour faire
croire que les amoureux « réels » se parlent et disent en se parlant des
choses très profondes !
La poursuite de l’entretien peut se faire de deux façons. L’entretien se
prolonge en entretien intérieur, chacun des interlocuteurs imaginant alors ce
qu’il aurait pu dire encore, et ce que l’autre aurait pu énoncer de son côté.
Mais l’entretien se prolonge également d’une autre façon, qui est sans doute
la plus habituelle : par la trace profonde qu’elle laisse dans la mémoire et
qui peut avoir la fidélité des mots prononcés ou bien le caractère vague des
impressions psychologiques. Sans doute en l’absence de cette poursuite
mentale l’entretien serait-il toujours inachevé.
 
 
II. LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE
 
Le dialogue écrit4802. est une transcription littéraire au style direct d’une
conversation, réelle ou fictive4803., tenue entre deux ou plusieurs
personnages4804.. Il représente un élément important du genre
romanesque4805. et un élément constitutif du genre théâtral. Lorsque le
dialogue devient un genre autonome — et tel est le cas du dialogue
philosophique —, il présente par rapport au dialogue théâtral deux
différences majeures : d’une part, la controverse (lutte des idées) l’emporte
sur l’action (lutte des volontés), d’autre part, le dialogue est lu alors qu’une
pièce de théâtre est faite pour être jouée4806.. Sur le plan formel, une autre
différence est à noter : le dialogue philosophique — même s’il comprend
une évidente et nécessaire dimension de théâtralité — n’est jamais découpé
en actes et en scènes.
Le genre doit être distingué du régime de discours car s’il peut être
déterminé par un régime de discours exclusif, il suffit qu’il le soit par un
régime de discours dominant : des passages dialogués ne suffisent pas à
constituer un dialogue (philosophique), en revanche, un dialogue
philosophique est un genre dont le dialogue est la forme au moins
prédominante.
La tragédie met en scène le Destin, le dialogue philosophique met en scène
le logos ; il est le théâtre de la raison. Le dialogique est dramatique en ce
sens qu’il traduit une pensée en action — et pas seulement en acte. Il suit la
temporalité de la vie avec ses accélérations et ses hésitations, ses arrêts et
ses reprises. Un dialogue philosophique n’est pas un ensemble de questions
et de réponses ; il est un dispositif grâce auquel quelque chose de l’ordre de
la vérité peut surgir. Il est une aventure de l’esprit qui ne sait pas où il va et
préfère la recherche au résultat. Alors que les traités sont conçus et écrits
sub specie aeternitatis, le dialogue, lui, permet de déployer la pensée dans
l’axe du temps.
Un dialogue philosophique n’est ni un bavardage, ni une conversation, ni
un entretien — pour user dans cet ordre hiérarchique de trois termes
proches4807.. Son objet est posé de façon nécessaire et il soumet à sa
logique propre les paroles et les pensées des protagonistes. Le dialogue
philosophique est une animation dramatique d’idées, un dispositif qui met
les idées en mouvement. Cette « musique » fait contraste avec le « tableau »
qu’expose le traité.
Les dialogues des morts4808. peuvent être considérés comme un sous-
genre de dialogue philosophique. Ils ont l’avantage de faire se rencontrer
dans l’espace imaginaire de la littérature des personnages (souvent illustres)
qui, ayant vécu en des pays et des temps différents, n’auraient évidemment
jamais pu se parler.
Il serait historiquement faux de considérer le dialogue philosophique
comme une sous-catégorie du dialogue littéraire. Le dialogue a, en effet,
d’abord été philosophique : tel est le sens spécifique du dialogus latin (sans
adjectif qualificatif), lui-même dérivé du dialogos grec. Ce n’est qu’au
XVIIIe siècle que le terme « dialogue » sera utilisé pour désigner l’échange
verbal des personnages de théâtre et c’est seulement au XXe siècle que le
mot sera étendu à n’importe quel type de discussion ou de
négociation4809..
La relative rareté du dialogue dans la littérature philosophique par rapport
à ce genre dominant qu’est le traité suggère chez le lecteur moderne l’idée
qu’il a affaire à une déviation par rapport à une norme qui serait la pensée
monologique. Or le caractère premier, fondateur et permanent du dialogue
est aisément argumentable : il n’est, par exemple, aucun grand traité de
philosophie qui n’ait un sens implicitement polémique. En outre, ce que le
dialogue révèle, ce n’est pas seulement la multiplicité des points de vue
dispersés entre interlocuteurs différents, plus profondément, c’est la
multiplicité, la dispersion internes des points de vue chez un même penseur
— pluralité que la méditation et le traité ne feront que refouler. Même le
monologue est traversé par une minimale dualité — le soliloque, qui exclut
la parole des autres, peut bien sortir de la bouche d’un psychotique, il ne
saurait avoir de place en philosophie.
Le dialogue philosophique engage nécessairement une philosophie du
dialogue, c’est-à-dire une philosophie conçue comme philosophie par le
dialogue. Le dialogue philosophique part en effet du constat que l’autre
existe et qu’il reste extérieur. Il prend le risque de l’autre, que les «
vaticinations » (pour reprendre l’expression d’Aristote) des présocratiques
esquivaient ou ignoraient.
Partisans du régime démocratique, ce sont les sophistes qui ont fait
descendre la parole du ciel sur la terre en l’arrachant aux forces supérieures
(la Nature, le Logos...) et à l’inspiration divine. Ce que l’on appellera «
éthique de la discussion » commence avec eux : les affaires humaines
doivent être discutées par ceux qui sont les seuls concernés — aucune
autorité transcendante ne pouvant énoncer à leur place le vrai et le juste.
Socrate sera à la fois en continuité et en rupture par rapport aux sophistes.
La continuité sera effacée et la rupture aggravée par Platon : les sophistes,
maîtres de l’apparence, n’auraient en fait engagé que de faux dialogues en
usant des armes de la séduction rhétorique4810.. Le dialogue doit être
accouchement du vrai (maïeutique).
Les grandes périodes d’écriture de dialogues philosophiques après
l’Antiquité ont toujours correspondu à des avancées en matière de liberté de
pensée. La prolifération du genre dans l’Italie de la Renaissance est liée à
l’apparition de l’humanisme à la fois individualiste et confiant dans un
ordre de la raison. Durant la Renaissance, la dialectique des dialogues est
jouée contre l’analytique du traité de type aristotélicien et scolastique, jugé
artificiel, pédant et stérile.
Le renouveau du dialogue dans la philosophie anglaise du XVIIIe siècle sera
associé à deux valeurs dominantes dans une société démocratique naissante
: la liberté personnelle de juger et le plaisir social de la conversation. La
présence forte, et même centrale, du dialogue dans la philosophie anglaise
de 1680 à 17804811. est à comprendre en rapport avec l’émergence du
libéralisme qui admet, d’une part le dissensus comme forme normale de la
vie de la pensée, et d’autre part l’irréductible singularité de certains points
de vue.
Le dialogue philosophique comprend un certain nombre de types dont la
détermination varie d’un auteur à l’autre. Dans son étude4812., Suzanne
Guellouz distingue le dialogue à conversion où le tu n’est que le double ou
le relais du je, et le dialogue pédagogique où le tu sert de repoussoir au je.
Le dialogue pédagogique se divise à son tour en deux types : le dialogue
éristique où les deux partenaires incarnent des forces égales qui s’affrontent
sans que jamais intervienne la moindre conversion et le dialogue
heuristique où ils coexistent à l’avantage des deux parce que chacun porte
en soi sa propre altérité. Le dialogue heuristique constitue le type idéal, les
interlocuteurs n’étant ni tout à fait opposés l’un à l’autre, comme c’est le
cas dans le dialogue éristique, ni tout à fait unis, comme c’est le cas dans le
dialogue pédagogique. Il ne s’agit pas pour eux de transférer des
informations mais de coopérer dans le discours, production conjointe du
sens.
Massimo Bonfantini et Augusto Ponzio distinguent trois formes de
dialogues : le dialogue phatique dans lequel l’auteur ne se propose pas
d’objectif précis, le dialogue instrumental caractérisé par la poursuite d’un
but déterminé et le dialogue de réflexion dans lequel un sujet est approfondi
pour lui-même. Lorsque le dialogue n’est pas phatique, lorsque sa raison
d’être n’est pas le simple entretien, l’échange de nouvelles ou
d’informations, la notion de stratégie apparaît aussitôt. Celle-ci peut être
prudente ou à l’inverse, audacieuse. On a souvent parlé du dialogue écrit
comme d’un procédé qui permet à son auteur d’avancer des thèses sans
courir le risque d’objections et de censure. Cette tactique met en jeu
plusieurs artifices d’esquive : on fait exposer la thèse téméraire ou trop
difficile à faire admettre pour des raisons diverses par un personnage qui
semble seul à prendre la responsabilité, celle de l’auteur n’étant pas
engagée. La technique du récit de rêve ou de songe peut aussi faire jouer un
contexte qui sauve le texte : il est l’occasion de risquer la thèse audacieuse.
Plus généralement, en répartissant le message entre plusieurs personnes la
structure dialogique contribue à la fragmentation d’une thèse et empêche la
reconnaissance d’un argument nettement affirmé. Avec le dialogue
polythétique, les idées sont lancées, elles circulent mais elles restent en deçà
de la déclaration, de l’authentification du discours, celle-ci étant malaisée,
sinon impossible. À travers ce labyrinthe, le lecteur est volontiers et parfois
volontairement égaré4813..
On qualifie d’homodiégétiques les ouvrages où l’auteur se met lui-même
en scène. Parfois celui-ci se présente sous son nom, mais le plus souvent il
se cache (ce peut être par dissimulation ou par subterfuge) sous un autre
nom — telle est la fonction du porte-parole dont Platon nous a donné le
modèle avec Socrate. D’autres fois, l’auteur dissémine sa présence entre les
différents interlocuteurs — on peut appeler semi-homodiégétiques ou para-
homodiégétiques les ouvrages de ce type et dont on trouverait également les
premiers exemples chez Platon : celui-ci, qui ne parle jamais en son nom
propre, n’est pas toujours philosophiquement présent avec Socrate, et
lorsqu’il l’est, il ne l’est pas toujours entièrement. Inversement, les
objections et positions contre Socrate peuvent aussi être interprétées — du
moins en partie, ou momentanément — comme celles de Platon lui-même.
Chez ce dernier, le dialogue est bien davantage qu’un mode de
présentation pour la philosophie ; il constitue l’essence même de sa
démarche. Tous les dialogues platoniciens sont en fait zététiques même si,
dans la classification de l’Antiquité, l’adjectif (zététikos, en grec, signifie :
relatif à la recherche) ne s’appliquait qu’à un certain groupe de
dialogues4814.. Les deux issues extrêmes de la recherche, sceptique (le
constat de l’absence de solution), et dogmatique (l’exposition de la
solution) seront également mortelles pour le dialogue.
La fonction première du dialogue est le questionnement. Or, comme le dit
la sagesse juive4815., la réponse est le malheur de la question. Platon aura
représenté pour le dialogue philosophique ce que Homère a représenté pour
l’épopée : l’accomplissement tellement parfait d’un genre qu’il semble
condamner la postérité à une longue décadence. Il n’existe pas d’autres
exemples, dans toute l’histoire de la philosophie, d’un genre déterminant à
ce point les caractères d’une classe tout entière.
Jean-François Mattéi parle de « théâtre platonicien »4816.. Les
personnages de Platon ont des idées, profèrent des paroles, mais ils ont
aussi un corps et une voix, bref un style. Ce ne sont pas seulement des types
(le Sophiste, le Poète, le Stratège...) mais d’abord des individualités
(Hippias, Ion, Lachès). Le déclin du dialogue philosophique, genre
appartenant à la fois à la littérature et à la philosophie, sera par conséquent à
la fois philosophique et littéraire.
Le dogmatisme a été la première cause du déclin philosophique du genre.
Le dialogue philosophique est particulièrement bien adapté à la polémique
et à l’incertitude poussée jusqu’à la lisière du scepticisme. L’assurance des
dogmes et des connaissances le tue. C’est la raison pour laquelle un beau
texte comme De la tranquillité de l’âme, de Sénèque4817., n’a déjà plus la
même qualité qu’un dialogue platonicien. Au Moyen Âge, la dialectique
n’est la plupart du temps qu’un jeu logique de « questions » mimant le
dialogue authentique mais qui se réduisent en fait à une argumentation
contraire4818.. Il n’y a pas de dialogue philosophique, et d’une manière
générale pas de genre littéraire — même la tragédie soumise au Destin —
sans une certaine contingence. Or le traité est l’exposé de la plus
contraignante des nécessités : celle de la vérité. C’est pourquoi, lorsqu’ils
s’exerceront au dialogue (de manière plus aboutie chez le second que chez
le premier) Descartes et Hume feindront de faire surgir la discussion
philosophique de rencontres fortuites en dehors de toute institution4819..
L’éclectisme n’est pas, pour le dialogue philosophique, un écueil moins
redoutable que le dogmatisme. Le pur jeu des idées représente à la fois le
triomphe du genre et sa ruine. Le modèle cicéronien avait disposé les
discours successifs au cours d’une promenade de telle façon que
l’équivalence des points de vue laisse au lecteur la possibilité de choisir (ou
pas) sans que rien signale l’identité de l’auteur avec l’un des interlocuteurs
en présence.
Leibniz4820. est un philosophe de la confrontation, mais aussi un
philosophe de la conciliation. Les Nouveaux essais sur l’entendement
humain se confrontent à Locke, les Essais de théodicée se confrontent à
Bayle. Mais la double postulation aboutit ou bien à un pseudo-dialogue (les
Nouveaux essais se contentent d’extraire des citations des Essais de Locke
— devenu Philalèthe — auquel Théophile, c’est-à-dire Leibniz lui-même,
répondra) ou bien à des dialogues partiels (dans la Théodicée, Leibniz «
prolonge » un dialogue supposé entre Valla et Boèce sur le libre arbitre).
La plupart des dialogues philosophiques ont pris pour modèle Platon ou
Cicéron. Le premier type conduit progressivement le disciple-lecteur vers la
vérité, par réfutation des positions adverses. Le second permet à un auteur
d’exposer la diversité des systèmes pro et contra sans trancher, et de
dissimuler son point de vue sous un dispositif qui subvertit les identités. Les
libertins et Hume utiliseront ce procédé.
Par rapport au modèle platonicien, le modèle cicéronien, pourtant dérivé
d’un contexte néo-académique de filiation lointainement platonicienne, a
fini par jouer un rôle concurrent. Tantôt le dialogue est l’instrument
privilégié d’un accès progressif à la vérité qui ne saurait être dissociée d’un
effort pédagogique, d’une forme de partage, avec ses marques de
sociabilité, comme c’est le cas chez Galilée, Descartes4821., Leibniz ou
Shaftesbury : on retrouve là l’influence du modèle platonicien. Tantôt, au
contraire, le recours à ce genre permet aux philosophes d’opérer une double
suspension. Il leur permet de mettre entre parenthèses leur responsabilité
d’auteurs en offrant un substitut d’anonymat : avancer masqué derrière la
multiplicité des voix données à entendre. Corrélativement, il opère une
suspension du rapport des énoncés à la vérité, puisque ceux-ci ne sont pas
réellement présentés mais distribués dans un jeu d’argumentations
proposées comme équivalentes. Cela traduit un contexte sceptique ou du
moins antisystématique, comme chez Giordano Bruno, La Mothe le Vayer,
Hume ou Diderot4822..
Le dialogue, écrit Frédéric Cossutta, opère des dissociations et des jeux
multiples sur les instances énonçantes et permet donc de mettre en crise la
fonction d’identité et d’autorité qui, en principe, relie les philosophèmes à
leur auteur et ceux-ci aux autorités religieuses, politiques ou
philosophiques. Par le truchement du dialogue, l’auteur peut se dissimuler
derrière la multiplicité des personnages pour taire sa propre position — soit
par précaution (Galilée4823. ou La Mothe Le Vayer : la vérité n’est pas
avouable) soit par conviction (Cicéron : la vérité n’est pas décelable). Ainsi
le dialogue permet de contourner un contexte de censure.
Georges Berkeley fera paraître de manière anonyme L’Alcyphron,
ensemble de dialogues faisant l’apologie de la religion chrétienne et
s’opposant aux libres-penseurs4824.. D’un point de vue pourtant tout
opposé, Hume retiendra de ces dialogues la ruse stratégique de Berkeley qui
dissémine ses thèses à travers les argumentations des protagonistes sans
qu’on puisse déceler où est au juste son propre point de vue. Les
personnages de Hume sont trop complexes pour qu’on puisse reconnaître en
eux les défenseurs d’une thèse univoque, ils correspondent plutôt à des
sensibilités : religieuse pour Déméa, scientifique pour Cléanthe et sceptique
pour Philon. Le débat sur la religion jouit d’une autonomie propre, tirant
son progrès du dialogue lui-même4825..
Shaftesbury donnait comme raison au déclin du genre son manque de
vraisemblance. Chez lui, le dialogue répondait à une pensée libre qui ne
peut s’exposer de façon systématique et qui porte sur des questions qui
outrepassent le domaine de l’expérience. Par ailleurs, le dialogue implique
une dimension morale et politique : on y trouve le plaisir de la
communication, celui de faire société, la mise en scène de la tolérance,
toutes choses que la méditation de type cartésien, éminemment solitaire,
ignore et même repousse.
Les Dialogues sur la religion naturelle de Hume sont présentés comme
une lettre écrite par un narrateur, Pamphile, qui retrace le dialogue auquel il
est censé avoir assisté en témoin muet. L’absence de Hume dans cet
ouvrage contribue à son caractère problématique. Des ces trois
interprétations possibles : a) l’auteur n’est nulle part ; b) il a un porte-parole
parmi les personnages du dialogue ; c) l’auteur est partout, c’est la troisième
qui est la plus communément reçue par les spécialistes. Les Dialogues sur
la religion naturelle mettent en scène une pensée distributive, chaque
interlocuteur exposant une thèse ou une objection que l’auteur se fait à lui-
même. Les commentateurs ont noté que les noms grecs des personnages de
ces dialogues ne manquent pas d’opacité : la stratégie dénominative choisie
par Hume est cohérente avec son scepticisme puisqu’elle maintient une
zone irréductible ouvrant le texte à un processus d’interprétation
infinie4826..
Platon avait défini la philosophie comme « un dialogue intérieur de l’âme
avec elle-même » : autrement dit, il n’y aurait jamais de monologue absolu.
Seulement, l’omniprésence de l’auteur qui étouffe ses personnages n’est pas
moins mortelle pour le genre dialogué que son absence. Le cas de Rousseau
est intéressant à cet égard. Alors que Diderot avait tendance à transformer
ses monologues en dialogues, les dialogues de Rousseau4827. tendent à se
transformer en monologues. Ce que Raymond Naves dit dans son texte de
présentation des Dialogues philosophiques de Voltaire, qu’il arrive que
l’auteur « pris par la passion du polémiste, les fasse dégénérer en diatribes
ou en kyrielles, et oublie ses personnages »4828. pourrait s’appliquer à
nombre de « dialogues » qui ne sont en fait que des traités ou des essais
diffractés. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l’époque où la
philosophie des professeurs a presque entièrement éradiqué le genre, Ernest
Renan en tirera la conclusion nécessaire. Dans la préface de ses Dialogues
philosophiques, il écrit : « Les vrais interlocuteurs de ces dialogues sont des
abstractions ; ils représentent des situations intellectuelles existantes ou
possibles, et non des personnes réelles. Ce ne sont pas ici des conversations
comme les anciens se plaisaient à en supposer entre des hommes célèbres
vivants ou morts ; ce sont les pacifiques dialogues auxquels ont coutume de
se livrer entre eux les différents lobes de mon cerveau, quand je les laisse
divaguer en toute liberté. Le temps des systèmes absolus est passé »4829..
La propédeutique et la didactique seront à la fois des moyens de faire
triompher le genre et de l’anéantir. Le dialogue philosophique peut mourir
d’un excès de savoir (la didactique) comme il peut mourir d’un excès de
langage (la rhétorique).
La question de l’étiolement du genre dialogué en philosophie nous place
devant un paradoxe en forme d’énigme : alors que le propre du dialogue
philosophique est de n’être pas littéraire, c’est à partir du moment où il
perdra sa dimension littéraire (essentielle chez Platon) qu’il disparaîtra en
tant que genre. Certes, le grand spécialiste que fut Victor Goldschmidt4830.
n’a voulu voir dans la dimension littéraire des dialogues platoniciens qu’un
moyen de faciliter la transmission de la doctrine, au risque de séparer le
dialogue de la dialectique — comme si celle-ci pouvait faire l’économie de
celui-là. À l’inverse de cette thèse, tout se passe comme si le dialogue
philosophique avait eu besoin d’art (sa part non philosophique) pour
subsister.
Un autre paradoxe signale la dégénérescence et la mort du genre : alors
que le dialogue est soutenu par la structure duelle de l’interlocution — ce
dont rend compte le contresens oublieux du dia, « à travers » en grec, et qui
fait d’un improbable « di » le préfixe de la dualité (le monologue serait pour
un, le dialogue, pour deux) — les dialogues ont littéralement vécu de
l’abondance des personnages. Tel est le cas encore une fois des dialogues
platoniciens comparables en cela aux meilleurs films de la période héroïque
du cinéma où les réalisateurs trouvaient pour un personnage n’apparaissant
que quelques secondes à l’image à la fois un visage, une voix et des mots.
Les dialogues modernes élimineront les comparses jugés inutiles pour ne
conserver que le face-à-face d’un pour et d’un contre. Un pas de plus, et
l’interlocuteur disparaît.
Ainsi le concept finira-t-il par vider de l’intérieur l’épaisseur dramatique
des personnages : le dialogue philosophique se transforme alors en
philosophie dialoguée. Cet infléchissement est observable chez Platon lui-
même : il existe une distance considérable, tant du point de vue du style que
de celui de la pensée, entre les premiers dialogues, pleins de vie mais
marqués par un certain échec de la pensée (la fameuse « aporie ») et les
derniers dialogues, hautement spéculatifs mais que la vie a désertés : dans
Le Sophiste et le Parménide, l’interlocuteur de Socrate n’est plus qu’un
nom, dans Les Lois, Socrate a même disparu4831.. Le dialogue appartient
au théâtre. Pour nous, modernes, ce théâtre est celui de la conscience mais il
se pourrait que ce savoir fût mortel pour le genre dialogué.
Le dialogue philosophique se justifiait par le souci de vérité. Mais, comme
toutes les formes d’art qui se sont réclamées d’une scrupuleuse fidélité vis-
à-vis de la réalité, il n’a pas manqué de tomber dans la convention et
l’artifice. À commencer par cette idée qu’une voix pourrait être écrite. La
quasi-totalité des dialogues anciens et classiques étaient censés avoir
réellement eu lieu. La modernité s’est targuée d’avoir mis fin à cette fiction.
Or, le prétendu « oral » des entretiens actuels poursuit cette fiction et
l’aggrave même dans la mesure où ils n’ont plus à leur disposition l’alibi
littéraire. Le dialogue est une imitation, et même une feinte de la parole qui
de celle-ci manque l’allure et le timbre et ne peut indiquer l’inversion que
par l’artifice du tiret. Comment d’ailleurs pourrait-on faire confiance à
l’authenticité des paroles « dites » par les interlocuteurs — Socrate, au
premier chef — chez un auteur (Platon) qui n’a pas cessé de renvoyer la
mimésis à la dissimulation, au mensonge et à l’illusion ?4832. La puissance
de conviction du dialogue philosophique ne tient pas tant au fait qu’il
attrapait au vol la spontanéité de la conversation (cela ne peut marcher que
comme une fiction destinée à séduire) mais plutôt au fait qu’il donnerait
une idée immédiate du caractère imprévisible de la pensée. Mais ce
caractère d’imprévisibilité est lui-même fictif.
Les causes psychologiques et culturelles n’ont pas joué un rôle de peu
d’importance dans le reflux historique du genre dialogué.
Les psychologues et sociologues de l’école de Palo Alto distinguent dans
les rapports entre les individus une « place haute » et une « place basse ».
Dans le dialogue philosophique, la place haute est tenue par son auteur et
son porte-parole, tandis que la place basse est occupée par un adversaire
que l’on veut ridiculiser ou écarter (dans les cas les plus violents),
persuader, convaincre ou informer (dans les cas les plus courtois).
La figure de l’interlocuteur dans le dialogue philosophique a toujours
balancé entre ces deux pôles : celui de l’adversaire et celui du disciple.
L’adversaire est celui que l’on cherche à persuader ou à convaincre, sinon à
vaincre, donc à tuer symboliquement ; le disciple est celui que l’on cherche
à initier à la connaissance et à la vérité. L’autre dans le dialogue doit par
conséquent ou bien être humilié (Socrate y réussit à la perfection dans les
dialogues de Platon) ou exalté. Or, dans une société démocratique et
individualiste comme la nôtre, l’une et l’autre position sont également
inacceptables.
Plus radicalement encore, la modernité a été hantée par l’impossibilité de
la communication : son théâtre le plus convaincant l’illustre. Or, le dialogue
philosophique repose sur la fiction de la possibilité de l’échange. Il est
inséparable d’une certaine naïveté que nous ne pouvons plus ou ne voulons
plus admettre. Pour nous, désormais, tous les dialogues philosophiques sont
des dialogues de sourds, car le seul qui y entende, c’est l’auteur.
Il se publie aujourd’hui une grande quantité d’entretiens mais la majorité
d’entre eux sont entièrement réécrits par celui qui tient le discours maître
(la « position haute ») : les derniers ouvrages de Jean-Toussaint
Desanti4833. sont de ce type. Même les prétendus « entretiens » qui
paraissent dans les journaux et magazines depuis les années 1990 sont pour
la plupart d’entre eux réécrits sinon carrément écrits par le maître de la
parole. Plusieurs raisons sont à l’origine de cette inflexion : pratiques (il est
plus facile et plus rapide de demander à un « auteur » d’écrire ses réponses
à des questions elles-mêmes écrites) psychologiques et intellectuelles
(nombre de philosophes sont incapables de s’exprimer de manière claire et
de faire passer oralement leurs idées par simple improvisation) —
juridiques aussi (pour se garder contre le risque de « faire dire à tel ce qu’il
n’a pas dit », les organes de presse préfèrent un texte écrit).
L’entretien et l’interview (on peut réserver ce dernier terme à l’entretien
explicitement journalistique) représentent à la fois une métamorphose et
une fin ultime pour le dialogue philosophique4834.. Depuis Hume, aucun
grand philosophe n’a écrit de dialogue philosophique.
 
*
 
Voir aussi
 
La communication. La démocratie. La dialectique. Le discours. Le
langage. La philosophie. La politique. Le sens. Le sport. Le théâtre. La
vérité. La violence.
 
*
 
Bibliographie
 
Victor Goldschmidt, Les Dialogues de Platon. Structure et méthode dialectique, PUF, 1997.
David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, introduction traduction et notes de M. Malherbe,
Vrin, 1997.
Frédéric Cossutta, « Les genres en philosophie », Encyclopédie philosophique universelle IV. Le
discours philosophique, dir. Jean-François Mattéi, PUF, 1998, p. 1512-1524.
Suzanne Guellouz, Le Dialogue, PUF, 1992.
Jean-François Mattéi, « Le dialogue platonicien et le drame philosophique », Encyclopédie
philosophique universelle IV. Le discours philosophique, dir. J.-F. Mattéi, PUF, 1998, p. 1479-1487.
Robert Misrahi, « Philosophies du dialogue » in Encyclopaedia universalis V, 1968.
Le Dialogue : introduction à un genre philosophique, dir. F. Cossutta, Presses Universitaires du
Septentrion, 2004.
Le Dialogue philosophique, Revue Voltaire numéro 5, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne,
2005.
4795 Le thème de l’âme comme interlocutrice par excellence aura une riche postérité. La
Consolation de la philosophie, de Boèce, est un dialogue dans lequel la Philosophie tient un rôle
véritablement initiatique. Les Soliloques de saint Augustin débutent ainsi : « Depuis longtemps je
tournais et retournais des questions, nombreuses et variées, depuis des jours et des jours, je me
cherchais moi-même, je cherchais quel était mon bien, quel mal il me fallait éviter. C’est alors que,
soudain, quelqu’un me parla. Était-ce moi-même, était-ce un autre, était-ce à l’extérieur ou à
l’intérieur ? Je n’en sais rien, et c’est bien là ce que je m’efforce ardemment de découvrir. Voici donc
ce qui me fut dit : …» (saint Augustin, Les Soliloques, trad. S. Dupuy-Trudelle, in Les Confessions.
Dialogues philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 189). Suit alors un
dialogue en deux parties entre « La Raison » et « Augustin ». Les Confessions peuvent être comprises
comme un double dialogue — d’Augustin avec son âme, et d’Augustin avec Dieu. Le Moyen Âge et
la Renaissance cultiveront ce type de dialogue dans lequel l’esprit occupe la première place. Les
Dialogues sur l’amour de Léon l’Hébreu sont trois dialogues entre deux interlocuteurs et constituent
une théorie des relations entre l’âme et Dieu, conçues comme dialogue. Ainsi, note Robert Misrahi,
pour la première fois dans l’histoire de la philosophie un dialogue (comme forme littéraire) prend
réflexivement pour thème et contenu le fait même du dialogue.
4796 P. Bourdieu, La Misère du monde, Seuil, 1993, p. 1406.
4797 M. Serres, Les Origines de la géométrie, Flammarion, 1993, p. 157.
4798 Ibid., p. 159.
4799 Voir La communication.
4800 Les Caractères V.
4801 Les Confessions IV
4802 Dans l’usage commun, le dialogue parlé et la conversation sont synonymes. Alors que la
musique interprète des signes écrits, le dialogue philosophique met une parole supposée sous la
forme de signes écrits : il est en ce sens une écriture inversée.
4803 Les dialogues philosophiques n’ont pratiquement jamais été des dialogues réels. Non
seulement ils sont fictifs, mais ils développent la fiction de leur réalité empirique — une fiction dont
le roman, à partir de Cervantès, fera un ample usage.
4804 Définition de Jean Vignes, article « Dialogue » in Le Dictionnaire du littéraire, dir. P. Aron et
alii, PUF, 2002, p. 147. Les personnages des dialogues philosophiques peuvent être eux aussi réels ou
fictifs. Le Calliclès qui donne la réplique à Socrate dans le Gorgias de Platon n’a jamais existé. Cela
dit, la plupart du temps, derrière les personnages fictifs se cachent des personnages réels.
4805 La théorie du dialogisme, établie par Mikhaïl Bakhtine, est issue en grande partie de l’analyse
des romans de Dostoïevski.
4806 Caractéristique de la métamorphose ou de la crise du théâtre contemporain, le fait que les
dialogues écrits aient souvent été portés à la scène. Manière indirecte de signifier que le dialogue
seulement écrit comportait implicitement une déconstruction de la représentation théâtrale
traditionnelle.
4807 Les Entretiens d’Épictète sont la transcription de dialogues qu’Arrien, disciple d’Épictète, a
eus avec son maître. Ils ne peuvent être considérés comme relevant du genre du dialogue
philosophique. Il en va de même avec les Ennéades de Plotin issues des conversations que celui-ci a
eues avec son disciple Proclus.
4808 Lucien de Samosate (IIe siècle après Jésus-Christ) a inventé le dialogue satirique en écrivant,
outre son célèbre Dialogue des morts qui fut le premier exemple et le modèle du genre, des dialogues
des courtisanes, des dialogues des dieux, et des dialogues marins, dont la dimension philosophique
est indéniable. Même si ses dialogues ne sont pas philosophiques à proprement parler, Lucien
représentera pour nombre d’auteurs postérieurs un modèle de dialogue qui n’était ni platonicien ni
cicéronien : un dialogue dont le message implicite est que nul n’a parmi les interlocuteurs le privilège
de détenir la vérité.
4809 Voir les expressions de « dialogue social », « refuser » ou « admettre le dialogue » etc..
4810 Alain voyait dans le dialogue socratique « un moyen contre l’éloquence ».
4811 Berkeley (Trois dialogues de Hylas et de Philonous, Alciphron), Shaftesbury (Les Moralistes,
ouvrage hybride intégrant le dialogue à titre de composante principale mais non exclusive), David
Hume (Dialogues sur la religion naturelle).
4812 S. Guellouz, Le Dialogue, PUF, 1992.
4813 J. Lambert, « Le sens et les fonctions du dialogue dans l’œuvre scientifique de Galilée », in Le
Dialogue : introduction à un genre philosophique, dir. Frédéric Cossutta, Septentrion, 2004, p. 143-
144.
4814 Diogène Laërce opposait les dialogues diégétiques (narratifs) aux zététiques (voués à la
recherche) — lesquels se subdivisent en gymniques (pour exercer le partenaire) et agonistiques (pour
combattre l’adversaire). Les gymniques se divisent à leur tour en maïeutiques et en peirastiques (ils
accouchent les âmes ou les persuadent), les agonistiques se divisent en endictiques et en
anatreptiques selon qu’ils sont démonstratifs ou réfutatifs.
4815 C’est, si l’on peut dire, d’un même mouvement que la culture juive antique a ignoré le théâtre,
la démocratie, le sport et le dialogue philosophique.
4816 J.-F. Mattéi, « Le dialogue platonicien et le drame philosophique » in Encyclopédie
philosophique universelle IV. Le discours philosophique, dir. J.-F. Mattéi, PUF, 1998, p. 1479.
4817 Dégoûté de la vie, Serenus hésite entre le mal et le bien. Sénèque le convainc qu’une
conscience tranquille ne redoute aucun trouble.
4818 R. Misrahi, « Philosophies du dialogue », Encyclopaedia Universalis, V, 1968, p. 538.
4819 Signe actuel d’une incompatibilité entre le dogmatisme et le genre dialogué : la science
aujourd’hui ne s’écrit plus sous forme dialoguée et elle est totalement indifférente aux anciens «
systèmes du monde ». Son dynamisme sans pareil est amnésique : dans la quasi-totalité des articles
publiés de nos jours par les revues scientifiques (Nature, Science, Lancet…) les citations de travaux
antérieurs ont disparu.
4820 C’est lui qui a introduit le terme d’éclectisme dans la langue.
4821 Dans sa tentative (restée inachevée) d’un dialogue sur la recherche de la vérité, La Recherche
de la vérité par la lumière naturelle, Descartes s’inscrit dans la filiation platonicienne. Il y intègre
aussi bien la controverse (par la polémique entre Épistémon, le représentant de la philosophie stérile
des Écoles, et Eudoxe, le philosophe pourvu d’une saine méthode, donc le philosophe cartésien) que
l’initiation et la pédagogie (grâce à la relation entre le maître, Eudoxe, et le disciple, Poliandre,
représentant de l’honnête homme sans érudition, mais animé par la bonne volonté de comprendre).
Voir F. Cossutta, « Le dialogue comme genre philosophique. Analyse comparée de son emploi chez
Platon, Descartes, Leibniz », in Le Dialogue : introduction à un genre philosophique, op. cit., p. 44.
4822 F. Cossutta, avant-propos de Le Dialogue : introduction à un genre philosophique, ibid., p. 12.
4823 Dans la préface de son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée donne les
raisons qui l’ont déterminé à choisir cette forme pour exposer les découvertes de la nouvelle
physique : raisons littéraires, mais aussi intellectuelles (pouvoir de cette façon présenter le modèle
héliocentrique copernicien en l’attribuant à ses interlocuteurs). Il s’agissait dans l’esprit du grand
savant italien de répondre aux exigences du pape : ne pas trancher entre Ptolémée (le modèle
géocentrique du monde) et Copernic. Mais le Dialogue (1632) ne trompera personne : derrière la
forme supposée impartiale de l’entretien entre Salviati, Sagredo et Simplicio, chacun reconnaîtra à
l’évidence la position défendue par Galilée. Un peu plus tard, Malebranche écrira ses Entretiens sur
la métaphysique et sur la religion pour éviter la polémique et déjouer l’acrimonie possible des
adversaires.
4824 Dion, hôte d’Euphranor, rapporte à Théagès une conversation dont il a été l’auditeur, sans y
participer, et qui s’est tenue chez Criton. L’objet en était la libre pensée, défendue par Alciphron et
Lysiclès, lesquels sont les « petits philosophes » (ceux qui minimisent les grandes choses) auxquels
Euphranor et Criton, porte-parole de Berkeley, s’opposent..
4825 M. Malherbe, introduction au Dialogues sur la religion naturelle de Hume, Vrin, 1997, p. 30.
4826 D. Maingueneau, « Le dialogue philosophique comme hypergenre. Quelques réflexions à
partir de La Recherche de la vérité à partir de la lumière naturelle de Descartes et des Dialogues sur
la religion naturelle de Hume », Le Dialogue : introduction à un genre philosophique, op. cit., p. 98.
4827 Rousseau juge de Jean-Jacques, La Profession de foi du vicaire savoyard (extrait célèbre de
L’Émile).
4828 Voltaire, Dialogues et anecdotes philosophiques, Garnier, 1966, p. XVI.
4829 E. Renan, Dialogues philosophiques, CNRS Éditions, 1992, p. 74. Les trois personnages des
Dialogues de Renan sont Euthyphron qui a pour principe le culte de l’idéal, Eudoxe qui nie le
surnaturel et Philalèthe qui défend la recherche expérimentale de la vérité.
4830 Les Dialogues de Platon. Structure et méthode dialectique, PUF, 1997.
4831 L’anonymat travaille sourdement les noms des dialogues platoniciens. Socrate n’est pas le
Socrate historique, Parménide est un Parménide décalé, Calliclès est un personnage conceptuel, et
puis il y a cet énigmatique « Étranger » du Sophiste, qui n’est pas celui du Politique ni celui des Lois.
4832 Platon n’écrit jamais en son nom propre — sauf peut-être dans la lettre VII (les autres lettres
sont apocryphes).
4833 Réflexions sur le temps. Variations philosophiques 1. Conversations avec D.-A. Grisoni,
Grasset, 1992 ; Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2. Conversations avec
D.-A. Grisoni, Grasset, 1999.
4834 Parmi les entretiens récents, relevons : L’Espoir maintenant (Jean-Paul Sartre et Benny Lévy,
Verdier, 1991) ; Quelque part dans l’inachevé (Vladimir Jankélévitch et B. Berlowitz, Gallimard,
1978) ; Ce qui nous fait penser : la nature et la règle (Paul Ricœur et Jean-Pierre Changeux, Odile
Jacob, 2000) ; De quoi demain… Dialogue (Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, Flammarion,
2003. Le Dialogue avec Heidegger, composé par Jean Beaufret et qui comprend quatre volumes (Les
Éditions de Minuit, 1973-1985) est en réalité une méditation à partir des textes de Heidegger. Avec
Pourparlers (Éditions de Minuit, 1990) et L’Abécédaire Gilles Deleuze aura pratiqué ces deux
manières contemporaines : l’écrit réécrit et le dialogue presque brut (ce « presque » pour garder une
place au montage, donc à la coupure, toujours possible des images : L’Abécédaire de Gilles Deleuze
est un entretien filmé).
 
47. La dignité 
 
 
 
Si les mots sont des points fixes, les idées qu’ils véhiculent sont, elles,
fluctuantes. « Dignité » est exemplaire à cet égard. Le terme est ancien. Il
servait à désigner, dans la société hiérarchique d’ancien régime telle qu’elle
se constitue au Moyen Âge, un avantage spécifique dont pouvait se
prévaloir le noble par droit de naissance. Durant l’âge classique, le mot
utilisé au pluriel, héritage du latin (les dignités), équivaut à ce qui apparaîtra
comme un ensemble de privilèges nobiliaires. La dignité n’est pas attachée
à une personne mais à un individu qui incarne la gloire d’un nom dont il
n’est que le transmetteur et que la valeur de l’honneur exprime par ailleurs.
La vénalité et le caractère héréditaire des charges, si typiques des sociétés
inégalitaires d’ancien régime, doivent être compris dans ce contexte.
L’idéologie des droits de l’homme et les révolutions du XVIIIe siècle ont
bouleversé le sens de cette valeur en l’attachant non plus à une aristocratie
qui prétend fonder ses privilèges sur un passé lointain mais à chaque
individu — lequel, de ce fait, devient une personne. Alors que l’individu
n’est que le représentant du groupe dont il fait partie, une personne possède
une valeur en et pour elle-même, à ses yeux comme à ceux d’autrui. C’est
Kant qui le premier établit la théorie de cette valeur nouvelle, marque
spécifique des sociétés démocratiques.
Avec l’individualisme libéral et la philosophie des droits de l’homme, la
valeur de dignité a connu un processus d’intériorisation croissante.
Exclusivement applicable à l’être humain, au point que l’expression de «
dignité humaine »4835. nous apparaît comme pléonastique.
Le propre de la dignité est d’être inaliénable : elle commence à la
naissance (et même avant, selon certains croyants) et elle se poursuit
jusqu’à la mort (voire après, puisque même les incroyants admettent qu’un
cadavre puisse avoir une dignité). Le propre de la dignité est d’être
universelle : elle ne fait acception ni de race, ni de sexe, ni de culture, ni de
religion ; la misère, le crime même ne sauraient l’anéantir (un pauvre et un
criminel gardent leur dignité). Présente dans les codes écrits et les lois non
écrites, la dignité est à la fois morale, sociale, politique et juridique.
Depuis quelque temps, il semble que cette valeur soit prise dans le
tourbillon d’une époque qui tend à ruiner l’universalisme des Lumières. De
manière significative, dans certains milieux, la valeur différencialiste de
l’honneur reprend sur celle de dignité sa revanche historique.
Mais la dignité n’est pas seulement la victime des appétits
communautaristes — elle est peut-être plus gravement encore victime de
l’individualisme dégradé en narcissisme. Ce qui peut conduire à ce constat
sévère est la façon dont les associations favorables à une légalisation de
l’euthanasie ont instrumentalisé la dignité et, ce faisant, lui ont fait subir
une radicale métamorphose. « Mourir dans la dignité » est devenu un mot
d’ordre, un programme.
Ainsi, à travers le même mot de « dignité », trois esprits — aristocratique,
démocratique et postmoderne — sont successivement passés.
 
 
I. SUR LE PLAN SOCIAL, POLITIQUE ET JURIDIQUE
 
Au début du XIXe siècle, Stendhal faisait déjà observer que « dans la
déroute des dignités et de la noblesse d’origine, l’argent est resté la seule
chose ». Originellement, le terme de « dignité » renvoie à une fonction ou à
un titre conférant au sujet un rang supérieur. Au sens social, « dignité »
signifie la charge éminente qu’occupe un individu dans la hiérarchie sociale
— les privilèges liés à ce rang (d’où le terme de dignitaire). Le mot était
alors utilisé au pluriel en ce sens : les dignités.
La « dignité » en tant que charge et honneur vient de la Rome ancienne. La
dignitas passera métonymiquement de la charge à son détenteur : est pourvu
de dignitas celui qui peut bénéficier d’une dignitas. Cicéron dit qu’elle «
consiste en une influence honorable, qui mérite les honneurs, les marques
d’honneur et le respect »4836.. Une psychologie de caste exprime cet ordre
hiérarchique.
Le sentiment que suscite la perte ou l’atteinte à la dignité s’appelle
justement indignation. Dignatio en latin signifiait estime aux deux sens,
objectif (l’estime dont on est entouré), et subjectif (l’estime que l’on
témoigne).
Cette dimension sociale prévalente est présente dans le sens de l’adjectif
digne (suivi de la préposition de) et qui renvoie au droit d’obtenir quelque
chose, comme lorsque l’on dit « il est digne de pitié ». En ce sens, la dignité
est fort voisine du mérite et aussi de l’idée d’adéquation bienséante (« cela
n’est pas digne de vous », « pas digne d’une nation civilisée »), entre un
statut et une situation. Cette acception présuppose un privilège. « Dignité »
équivaut alors à grandeur, à noblesse.
En Inde, les castes supérieures ont des devoirs plus nombreux et plus
exigeants que les castes inférieures : ainsi s’astreignent-elles au
végétarisme4837.. La dignité dans les sociétés hiérarchiques (non
démocratiques) est inséparable de la valeur attribuée à la retenue, au
contrôle de soi : dans l’Antiquité gréco-romaine, la position sexuelle active
est seule jugée digne (l’opposition actif/passif l’emportant sur l’opposition
hétérosexuel/homosexuel, comme l’a montré Michel Foucault dans son
Histoire de la sexualité). De même, si un maître ne frappait pas son esclave,
ce n’était pas par respect pour celui-ci (puisque, selon la formule célèbre
d’Aristote, l’esclave n’était qu’un outil animé), mais par respect pour lui-
même : un maître se doit d’être maître de soi, il ne doit donc pas s’emporter
au point de frapper son esclave.
Dans le cadre d’une société inégalitariste, « indigne » équivaut à inférieur.
En termes juridiques, sera dite « indigne » une personne exclue de la
succession par la loi4838.. Il est à noter que la dignitas est une vertu par
essence virile : elle est à l’homme ce que la venustas (la beauté gracieuse)
est à la femme.
Avec le remplacement des sociétés hiérarchiques à statut par les sociétés
égalitaires, démocratiques, l’adjectif « digne » peut tomber dans l’acception
ironique (« des policiers en civil passaient, l’air digne »).
Au sein des démocraties où règne l’État de droit, la dignité est présente
dans nombre de discours et pratiques politiques et juridiques. Elle est
implicite dans les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité.
Se trouve confirmée à cet égard la thèse hégélienne du droit comme
réalisation effective de la moralité. Mais les conflits entre individualisme et
communautarisme, que les sociétés post-démocratiques connaissent, placent
la notion et la valeur de dignité dans des zones de grandes
turbulences4839..
 
 
II. SUR LE PLAN MÉTAPHYSIQUE
 
Le traité que Pic de la Mirandole rédigea à l’âge de 24 ans, De dignitate
hominis, De la dignité de l’homme, devait servir d’introduction aux 900
thèses qu’il rêvait d’aller soutenir à Rome4840.. Pour la première fois, la
dignité était considérée comme une qualité inhérente à la nature humaine.
Ainsi prit naissance un humanisme philosophique implicitement
incompatible avec la théologie médiévale. Car si Pic de la Mirandole ne
contestait, évidemment, pas la création divine, il estimait qu’à la différence
des animaux pourvus d’une nature définitive, l’homme était capable de
changer sa propre nature : d’où l’image symbolique du caméléon4841.. À la
différence, en effet, de ses contemporains et de ses successeurs immédiats,
Pic de la Mirandole laisse ouverte la possibilité d’une transformation
radicale de l’être humain, qui ne serait pas réduite à l’acquisition des
connaissances par l’instruction. Tel est le sens nouveau de cette dignité, que
l’être humain est le seul animal à posséder.
La conception de Francis Bacon s’inscrit dans cette veine humaniste. La
première partie de son Instauratio Magna4842. s’intitule De dignitate et
augmentis scientiarum — De la dignité et de l’accroissement des sciences.
La dignité des sciences (l’histoire, la poésie et la philosophie,
respectivement issues des facultés de la mémoire, de l’imagination et de la
raison) tient à leur autonomie : Bacon critique en termes virulents le
principe d’autorité (le fameux « Aristoteles dixit », « Aristote a dit » du
Moyen Âge) qui entrave le progrès des connaissances. Par ailleurs, le
philosophe anglais est le premier à légitimer l’euthanasie dont il forge le
mot : la volonté de pouvoir doit être aussi libre que celle de savoir.
À l’âge classique, parallèlement à l’usage des sociétés aristocratiques de
rang, la dignité est ce qui confère un caractère éminent à la condition
humaine. Elle coïncide avec la grandeur humaine liée à sa nature spirituelle.
Toute la dignité de l’homme est dans la pensée, écrit Pascal4843.. Mais,
ajoute Pascal, la pensée est sotte — en proie aux divertissements. «
Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale »4844.. « La
dignité de l’homme, écrit encore Pascal, consistait dans son innocence, à
user et dominer sur les créatures mais aujourd’hui à s’en séparer et s’y
assujettir »4845.. Se séparer des créatures pour s’attacher à Dieu,
s’assujettir pour s’humilier.
 
 
III. SUR LE PLAN MORAL
 
C’est Kant qui mettra la dignité au fondement de la morale et, du même
coup, lui donnera une valeur essentiellement morale, qu’elle a, pour
l’essentiel, conservée jusqu’à présent.
La doctrine kantienne de la dignité humaine s’inscrit dans la tradition
chrétienne qui attribue à chaque être humain une valeur primordiale
indépendamment de son mérite personnel et de sa position sociale. La
dignité est une valeur universelle, elle a une valeur universelle. Kant la
définit comme l’attribut essentiel de la personne humaine qui lui confère
non pas un prix ni une valeur relative mais une valeur intrinsèque4846.. La
formule de la dignité humaine s’exprime dans l’impératif catégorique : «
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et
jamais simplement comme un moyen »4847.. L’impératif catégorique
repose sur l’idée de dignité en même temps qu’il la fonde. Il est indigne,
subjectivement et objectivement, de traiter l’autre comme un simple moyen.
Kant écrit : « L’humanité elle-même est une dignité ; en effet, l’homme ne
peut être utilisé par aucun homme (ni par d’autres ni même simplement par
lui-même) simplement comme moyen, mais doit être traité en même temps
comme fin, et c’est en cela que consiste précisément sa dignité (la
personnalité) grâce à laquelle il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du
monde qui ne sont point des hommes et peuvent donc être utilisés »4848..
Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant affirme que la
dignité repose sur l’autonomie. Chaque être humain est doté de dignité
(Würde) en vertu de sa nature rationnelle4849.. Kant oppose la valeur
spéciale de cette « fin en soi », qu’il nomme dignité, à la valeur ordinaire
des « fins relatives » qu’il appelle « prix ». La dignité est une sorte de
valeur invariable attribuée à des personnes (ou à l’humanité réalisée dans
les personnes)4850.. Le prix est une sorte de valeur fluctuante que l’on
attribue aux objets matériels et aux projets personnels convoités ou utiles.
La dignité est une valeur inconditionnelle et incomparable tandis que le prix
est une valeur conditionnelle et comparative. C’est parce que la dignité est
incomparable que l’on ne saurait dire d’une personne qu’elle est « plus
digne » qu’une autre.
La dignité et le respect s’entredéterminent : le respect est la
reconnaissance de la dignité d’autrui et de soi-même, et c’est parce que
chaque personne a une dignité qu’elle doit susciter le respect. Les autres
valeurs (intérêts, sensibilité etc.) peuvent constituer des mobiles de notre
action, des impératifs hypothétiques, mais seule la dignité de l’être
raisonnable constitue un motif, un devoir, un impératif catégorique, c’est-à-
dire absolu, qui oblige sans condition. Il n’y a que ce qui est fin en soi et
non moyen pour autre chose qui possède une dignité. « La moralité, ainsi
que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, sont donc les seules
choses qui aient de la dignité » écrit Kant4851.. Si la dignité est un absolu,
rien ne vaut au point qu’on puisse la sacrifier. Le moralisme kantien est
anticonséquentialiste. La dignité est inaliénable. Dans sa Métaphysique des
mœurs, Kant dit que si une personne peut perdre son statut civique (ou sa «
dignité » de citoyen) en commettant de graves délits, cette personne ne peut
néanmoins pas se voir privée de tout respect en tant qu’être humain4852..
La dignité est liée à la nature raisonnable des êtres humains, elle se fonde
sur le principe d’autonomie de la volonté, sur la capacité de légiférer de
manière universelle. Toutes les personnes possèdent une dignité, ce qui
signifie que chacun peut être membre d’un possible règne des fins. Le «
règne des fins » est un idéal de la raison pratique : une situation dans
laquelle la loi morale du respect l’emporterait inconditionnellement. Kant
conçoit ce règne des fins comme la liaison systématique de personnes
raisonnables et rationnelles sous l’égide de lois morales communes.
La valeur et le concept de dignité sont aujourd’hui au cœur des
controverses de bioéthique. De la naissance (conception, procréation
médicalement assistée, avortement, utilisation des embryons à des fins de
recherche ou thérapeutiques) à la mort (euthanasie, suicide médicalement
assisté), la dignité est invoquée comme une valeur humaine indépassable
(telle est la position des principialistes appuyée sur certaines croyances
religieuses ou sur la morale kantienne) ou bien dénoncée comme un fétiche
abstrait et vide de sens (tel est le point de vue des conséquentialistes se
rattachant la plupart du temps à l’éthique utilitariste). John Harris4853. est
représentatif de ce dernier courant de pensée : pour lui, une notion aussi
indéterminée que celle de dignité ne saurait prévaloir contre la liberté de la
recherche et l’intérêt individuel et collectif. Au nom d’une liberté et d’une
volonté personnelles souveraines, la dignité est ainsi dénoncée comme un
obstacle à surmonter. Certains, comme Richard Dworkin, loin de rejeter la
notion en tant que telle, considèrent que c’est justement la dignité de la
personne qui serait en cause si son autonomie (décision de procréer,
décision de mourir, droit à la santé...) étaient limitée. Les deux restrictions
restent bien entendu un droit égal reconnu à autrui et l’intérêt de la société
dans son ensemble.
 
 
IV. LA PSYCHOLOGISATION DE LA DIGNITÉ
 
On appelle sens de la dignité la conscience que la personne a de sa propre
dignité. Le sens de la dignité n’est pas une condition de la dignité (laquelle
est inconditionnée) : on peut perdre le sens de la dignité sans pour autant
perdre sa dignité.
Le sentiment de dignité qui implique une intériorisation et une
individualisation de la valeur s’oppose au sentiment de l’honneur qui fait
dépendre l’individu de son rang et de son statut. Alors que l’honneur est
une valeur de hiérarchie, la dignité est une valeur d’égalité4854.. Si un
homme est dit et se dit « d’honneur », c’est que les autres ne le sont pas. Il
existe des crimes dits « d’honneur », on n’imagine pas des crimes de
dignité. La polarité inverse des deux valeurs d’honneur et de dignité se
vérifie dans nombre de situations : lorsque la valeur de dignité s’éclipse,
celle de l’honneur reprend le dessus. Ainsi, au sein des sociétés
démocratiques, des groupes vivant en sécession psychologique et culturelle
retrouvent-ils spontanément la valeur aristocratique de l’honneur aux
dépens de la valeur démocratique de la dignité.
La dimension psychologique de la dignité tend à identifier celle-ci à
l’image de soi. Dans leurs maisonnettes des jungles de l’empire britannique
(Inde, Malaisie), des officiers de l’armée avaient à cœur de se raser de près
et de se mettre en habit lors même qu’ils n’étaient pas en réception. Dans
les camps de concentration et d’extermination — qui sont les lieux du plus
radical anéantissement de la personne humaine — des prisonniers
imaginaient des stratégies multiples pour faire échec symboliquement à la
barbarie : se maintenir propres, ne pas consentir à la sauvagerie que les
circonstances rendaient pire qu’évidente : nécessaire ; préserver, du sein
même de la promiscuité animale, un espace d’intimité. Dans les camps,
ceux qui ont le mieux résisté à l’irréparable furent ceux qui, dans la pire
terreur, ont su conserver le sens du respect de soi car c’était pour eux le seul
moyen de laisser en vie cette valeur.
Ceux qui aujourd’hui militent en faveur d’une « mort dans la dignité »,
oeuvrant pour une dépénalisation de l’euthanasie, tendent à confondre la
dignité avec l’image de soi. Les implications d’une telle identification ne
manquent pas de faire problème : on pourrait perdre sa dignité dans un état
de maladie incurable ou de vieillesse extrême ; corollairement, on pourrait
conserver sa dignité en mourant le plus rapidement possible. Qui ne voit
que de telles conséquences suppriment le caractère inaliénable de la dignité
? L’état de dépendance, même extrême, dans lequel certaines personnes se
trouvent, ne ruine pas leur dignité (une femme violée n’a pas moins de
dignité qu’avant).
Si l’on s’interroge sur le « sens vectoriel » de cette métamorphose, force
est de constater que sous le terme de dignité on n’entend plus guère que
l’image de soi, c’est-à-dire, comme la psychanalyse l’a montré, une
formation imaginaire qui prend appui sur l’anticipation du regard d’autrui.
La civilisation de l’image ne renvoie pas seulement au cinéma et à la
publicité ; elle concerne immédiatement la conscience de soi dans ce qu’elle
peut avoir de plus superficiel (la personne se voit comme elle s’imagine que
les autres la voient).
Il est patent que cette troisième période (post-démocratique) de la notion
de dignité, si elle devait s’imposer aux dépens de la seconde
(démocratique), correspondrait à une probable disparition de cette valeur.
 
 
V. LE RESPECT
 
Dans les sociétés anciennes et traditionnelles, le respect n’est dû qu’à une
minorité d’individus : on respecte les riches, les vieux, les puissants, mais
pas les femmes, encore moins les enfants, les esclaves ou les étrangers.
L’humanité s’arrête aux portes de la cité ou à l’orée de la forêt. Alors que
dans les sociétés traditionnelles le respect signifie une relation d’inférieur à
supérieur (respect de l’homme envers Dieu, envers le roi, envers le puissant
etc.), dans les sociétés démocratiques il renvoie à une relation d’égal à égal.
Le respect est la reconnaissance de la dignité d’autrui, laquelle est sa valeur
intrinsèque en tant que personne. On n’a jamais respecté l’impersonnel
Destin ; en revanche, on a respecté4855. Dieu en tant que personne. Dans
l’exigence d’universalité qu’il formule, l’impératif catégorique4856.
kantien est la traduction formelle du respect (Achtung) comme seul devoir
de la raison pratique.
Dans les écrits précritiques de Kant, le respect est synonyme de l’estime
que l’homme vertueux a pour lui-même. Dans les livres critiques
(Fondements de la métaphysique des mœurs, Critique de la raison
pratique), il est défini comme le sentiment par lequel nous prenons
conscience de la présence de la loi morale en nous. Ainsi le respect est-il un
sentiment d’un genre particulier : n’ayant pas pour origine la sensibilité
mais la raison pratique, il est le seul sentiment que nous puissions connaître
a priori. Selon Kant, seule la personne humaine peut être objet de respect :
« Le respect ne s’adresse jamais qu’à des personnes, en aucun cas à des
choses », écrivait-il. C’est être homme soi-même que de respecter
l’humanité de l’autre. Comme le sentiment du sublime, à la formation
duquel il contribue, le respect exprime la destination suprasensible de
l’homme en manifestant la supériorité de sa raison sur sa sensibilité4857..
Fondée sur le respect, la communauté humaine s’élève au-dessus de la
simple nature.
La question se posera de savoir si le respect ne doit s’appliquer qu’à la
seule personne humaine ou bien s’il peut concerner d’autres sujets, voire
des objets. On parle de respect vis-à-vis des œuvres d’art sur lesquelles
flotte un reste de sacré, de respect de l’environnement, et nulle part, excepté
dans les contextes de barbarie, le cadavre n’est traité comme une simple
chose. Mais à travers tous ces cas, la notion et la valeur de personne
humaine n’est pas tant dépassée qu’implicite : ce qui est respecté à travers
le cadavre, c’est le signe d’une personne ; ce qui est respecté à travers une
œuvre d’art, c’est le génie humain dans ce qu’il peut créer de plus fort ; et la
notion de respect de l’environnement peut se fonder sur l’idée qu’il
représente non seulement la condition nécessaire d’une existence
authentiquement humaine mais encore la manifestation d’une activité
prévoyante, donc intelligente.
Comme celle de dignité, la valeur du respect a subi le contrecoup d’un
certain nombre de critiques et de négligences. Si l’irrespect a
historiquement constitué un mode d’être et d’action qui a permis le passage
des sociétés hiérarchiques aux sociétés démocratiques (que l’on songe à
l’exemple du jeune Voltaire apostrophant le duc de Rohan en lui disant qu’il
ne s’est donné que la peine de naître), le mépris, la dérision voire
l’humiliation que les médias mettent quotidiennement en scène sont plutôt
les inquiétants symptômes d’une crise.
Étymologiquement, respecter signifie regarder en arrière. Ce qui implique
le fait de détourner le regard à la fois de l’instant présent et de soi-même.
Or il n’est pas assuré que nous puissions encore vouloir cela. Par ailleurs, le
respect n’existe pas sans la notion de limite, et prend par conséquent à
contre-pied le sentiment de toute-puissance dont l’individu libéral ne cesse
de s’enivrer. De plus en plus, ceux qui exigent pour eux le respect sont dans
une logique morale de l’honneur, donc dans le cadre de rapports de
soumission. Les milieux qui connaissent une logique et une éthique de clan
(mafias, bandes...) redonnent au respect la valeur prédémocratique de la
soumission et de l’obéissance à une volonté jugée supérieure : d’un côté, il
y a ceux qui doivent tenir en respect4858. et de l’autre, ceux qui doivent
avoir, observer du respect. Non seulement la liberté et l’égalité
disparaissent, mais la personne laisse place à l’individu. La relativité de la
sensibilité et des valeurs finit par aliéner la notion et la rendre folle4859..
La demande de respect, comme celle de tolérance4860., devient ainsi
exorbitante : une double confusion s’opère d’une part entre la personne
(morale) et l’individu (social), d’autre part entre la personne et le
comportement. Mépriser un comportement, le contester, le combattre et
l’interdire, ne signifie pas manquer de respect envers celui qui l’adopte.
Bien à l’inverse, c’est respecter la personne de l’autre que de considérer que
ce qu’il fait peut être indigne non seulement de lui, mais de l’humanité.
 
*
 
Voir aussi
 
Le bien. Le devoir. Les droits de l’homme. L’égalité. L’éthique. L’être
humain. L’humanité. La morale. La personne. La tolérance.
 
*
 
Bibliographie
 
Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, in Œuvres philosophiques, édition O. Boulnois et G.
Tognon, PUF, 1993.
E. Kant, — Fondements de la métaphysique des mœurs.
— Métaphysique des mœurs II, Doctrine de la vertu.
J. Kis, L’Égale dignité. Essai sur les fondements des droits de l’homme, Seuil, 1989.
Thomas De Koninck et Gilbert Larochelle, La Dignité humaine : Philosophie, droit, politique,
économie, médecine, PUF, 2005.
La Dignité de l’homme, ouvrage collectif, Champion, 1995.
 
 
 
4835 La Dignité humaine : tel est le titre de l’ouvrage de Thomas De Koninck et de Gilbert
Larochelle, PUF, 2005.
4836 De Inventione, II, 166.
4837 Voir Le devoir.
4838 À la Libération (1944-1945), on introduisit dans le code pénal français une peine d’« indignité
nationale » contre les collaborateurs. Ceux qui en étaient frappés étaient déchus de leurs droits
civiques et ils payaient un impôt majoré sur le revenu.
4839 Voir infra.
4840 Le pape Innocent VIII interdit au jeune philosophe de parler.
4841 La plupart des humanistes de la Renaissance auront une conception « éterniste » de la nature
humaine, la seule transformation pouvant affecter celle-ci étant due à l’instruction.
4842 La seconde partie est le célèbre Novum Organum, qui développe une théorie non
aristotélicienne de la connaissance et jette les bases d’une épistémologie expérimentale.
4843 Pensée 365 (édition Brunschvicg). On lit la même formule dans les Pensées 146 et 347.
4844 B. Pascal, Pensée 347 édition Brunschvicg (200 édition Lafuma).
4845 B. Pascal, Pensée 486 édition Brunschvicg.
4846 L’opposition du prix (pretium) et de la dignité (dignitas) vient de Sénèque. Les Stoïciens
faisaient la différence entre ce qui a une valeur et les biens.
4847 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs AK IV, 429, trad. fr., Œuvres
philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 195.
4848 E. Kant, Métaphysique des mœurs. Doctrine de la vertu AK VI, 462, trad. fr., Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 758-759.
4849 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs AK IV, 434-435, Œuvres philosophiques
II, op. cit., p. 301-302.
4850 Ibid.
4851 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs AK IV, 435, op. cit., p. 302.
4852 Ainsi dans les États démocratiques les prisonniers malades ou blessés ont-ils le droit d’être
soignés tout comme les autres.
4853 Wonderwoman and Superman : The Ethics of Human Biotechnology (Oxford University
Press, 1992) ; Ethics and Biotechnology (Routledge, 1993) ; Enhancing Evolution : The Ethical Case
for Making Better People (Princeton University Press, 2007).
4854 Au point que l’expression d’« égale dignité » confine au pléonasme.
4855 Encore que le terme de respect pour la divinité apparaisse trop faible en regard de ceux
d’adoration et de vénération.
4856 Voir supra.
4857 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 27.
4858 Un molosse peut tenir un étranger « en respect ». La violence contenue ici est terrible.
4859 Ainsi certains imposent-ils à des jeunes filles la fellation et la sodomie pour « respecter leur
virginité ».
4860 Voir La tolérance.
48. Le discours
 
 
 
« Discours » vient du latin « discursus », du verbe « discurrere », courir çà
et là, parcourir en tous sens. Allusion était ainsi faite au caractère
imprévisible de l’échange verbal, les idées et les mots comme le furet de la
chanson étant passés par ici repasseront peut-être par là. Les philosophes
ont écrit un grand nombre de discours — certains s’apparentant au discours
politique comme les quatorze leçons que Fichte prononça à l’Université de
Berlin en 1807 et 1808 et qui furent publiées sous le titre de Discours à la
nation allemande. Mais c’est plutôt à la méthode qu’à l’improvisation
vagabonde que le discours renvoie en philosophie comme en rhétorique : on
n’imagine pas un discours sans plan ni objectif. La discursivité renvoie à
l’ordre symbolique des mots et des idées — dans le double sens du mot «
ordre », ordonnancement et commandement, et ce dans sa double
dimension objective (logique du réel) et subjective (faculté et exercice) qui
en fait un synonyme de rationalité. Par opposition à l’intuitif, le discursif
qualifie le travail intellectuel s’effectuant par une suite d’opérations
élémentaires et successives où chaque énoncé tire sa valeur de ceux qui le
précèdent et dont il est conclu.
À l’âge classique, « discours » équivalait à parole, conversation, entretien.
Dans son sens plus restreint il est le nom d’un genre comprenant un grand
nombre d’espèces : le plaidoyer, le sermon, le panégyrique, l’oraison, la
harangue etc. Le Discours des passions de l’amour, de Pascal, est un essai
plutôt qu’un discours à proprement parler. Le Discours de métaphysique de
Leibniz s’apparente à un traité et ne diffère pas quant au style et au ton de
La Monadologie. Le discours Sur la patrie en danger que Danton prononça
le 2 septembre 1792 à l’Assemblée législative n’est évidemment pas du
même ordre que le Discours de la méthode de Descartes ou que les deux
Discours de Rousseau. Il y a pourtant un point décisif qui les unit : la
volonté d’agir par les mots. C’est en cela qu’un discours diffère d’un traité
— lequel, sans lecteurs, du moins sans lecteurs immédiats, ne perd pas sa
validité spéculative. Le discours est une adresse : par son Discours de la
servitude volontaire, Étienne de la Boétie veut réveiller la conscience de ses
contemporains. Il en va de même avec les Discours sur la première décade
de Tite-Live de Machiavel qui ne sauraient être lus comme une simple étude
d’un historien latin.
La linguistique moderne a défini le discours comme un ensemble de
phrases : « La phrase est l’unité du discours »4861., écrit Émile Benveniste.
Benveniste en trouve confirmation dans les modalités dont la phrase est
susceptible : on reconnaît partout qu’il y a des propositions assertives,
interrogatives et impératives distinguées par des traits spécifiques de
syntaxe et de grammaire. Ces trois modalités traduisent les trois
comportements fondamentaux de l’homme parlant et agissant par le
discours sur son interlocuteur : il veut lui transmettre un élément de
connaissance, ou obtenir de lui une information, ou lui intimer un
ordre4862..
Aux antipodes d’une définition restrictive du discours — telle celle de
Jürgen Habermas réservant ce terme aux énoncés par lesquels nous fondons
en raison notre prétention à la validité de ce que nous disons4863. — le
structuralisme fit grand usage de ce concept qui lui permettait d’éviter la
notion trop générale de langage tout en faisant l’économie du particularisme
empirique auquel les notions de langue et de parole semblent attachées.
Lévi-Strauss définit le mythe comme un discours qui s’établit à un
troisième niveau « au-delà de la langue et de la parole »4864.. De son côté
Roland Barthes définit le discours comme une « grande phrase » dont les
unités ne sont pas nécessairement des phrases4865.. Ce que Michel
Foucault appelle l’ordre du discours4866. est un dispositif propre à une
période de l’histoire et défini par un ensemble de normes et de règles
organisant le réel par le biais de savoirs, de stratégies et de pratiques. La «
formation discursive » est capable non seulement de diriger les corps (par la
discipline) mais aussi de constituer des objets : ainsi, faisant allusion à son
propre travail sur l’histoire de la folie, Foucault écrit que « la maladie
mentale a été constituée par l’ensemble de ce qui a été dit dans le groupe de
tous les énoncés qui la nommaient, la découpaient, la décrivaient,
l’expliquaient… »4867.. C’est à un ensemble de normes symboliques que
Foucault renvoie au début de Les Mots et les choses lorsqu’il définit le
discours comme ce qui permet à tous les sujets qui ont été socialisés sous
son autorité de parler et d’agir ensemble4868.. L’ordre du discursif englobe
donc bien autre chose que le discours au sens rhétorique du mot : des
normes et des valeurs, des dispositifs de surveillance et de contrainte, mais
aussi des lieux physiques : en un sens l’hôpital et la prison sont devenus à
partir des XVIIe et XVIIIe siècles des éléments d’un discours.
C’est à une critique de la raison politique que procède Pierre Bourdieu
dans Ce que parler veut dire4869.. Dans l’espace public, tel qu’il est
occupé par le discours politique et journalistique, les désignations sont des
actions qui légitiment, dissimulent, inversent, déplacent des pratiques de
domination de classe de manière que celles-ci ne puissent plus offrir de
prise à ceux qui auraient de bonnes raisons de se révolter.
Certains philosophes analytiques et spécialistes des sciences cognitives ont
parlé d’un « mentalais » pour désigner le discours de la pensée que celui de
la parole n’interrompt jamais vraiment dans une conversation. Mais c’est un
discours de l’inconscient, et non un discours de la conscience que théorise
Jacques Lacan4870. lorsqu’il définit l’inconscient comme « discours de
l’autre » : on imagine bien que ce « discours » n’a guère à voir avec ceux
d’un grand politique devant une assemblée. Et pourtant, dans les discours
que l’inconscient délivre à travers les rêves, les symptômes et les actes
manqués, nombre de figures de l’ancienne rhétorique peuvent être
retrouvées.
 
 
I. La parole
 
Les anciens Grecs disposaient de trois termes pour désigner ce que nous
appelons « parole » : muthos, épos et logos4871.. La parole pouvait donc
être mythique4872., épique4873. et logique. Les Présocratiques ne
différenciaient pas encore, comme le feront leurs successeurs, le muthos et
le logos. Dans toutes les sociétés anciennes et traditionnelles, la parole était
conçue comme une puissance avant d’être considérée comme une
expression4874..
On a attribué au sophiste Antiphon, outre l’art d’interpréter les songes,
celui de guérir les maux psychiques par leur expression. Ainsi aurait-il
découvert qu’une douleur ou qu’un malheur mis en paroles vaut mieux que
le silence.
Que signifie « prendre », « donner », « redonner », « garder » la parole ?
On dit aussi échanger des paroles ou des idées comme si une économie du
discours allait de soi. Un dicton ancien en Inde dit que chaque fois que deux
hommes conversent ensemble, un dieu est avec eux. C’est que toute parole
renvoie à une autre. Seul le Dieu du monothéisme arrêtera la régression à
l’infini par sa Parole instauratrice4875.. L’interlocution signifie que la
parole est entre les locuteurs, et non tantôt du côté de l’émetteur, tantôt du
côté du destinataire.
Le mime Marcel Marceau disait que parler ne lui disait rien4876.. Le
bavardage est une parole pour ne rien dire et, contre lui, à l’inverse, celui
qui fait silence manifeste qu’il a quelque chose à dire. Mais si l’on peut
parler pour ne rien dire, on ne parle en revanche jamais pour rien : se
rassurer de sa propre existence ou exister aux yeux d’autrui est loin d’être
équivalent à rien.
L’opposition du dire et du parler où se retrouve la tension entre la pensée
et le langage a été remplacée par Wittgenstein par celle du dire et du
montrer. Il y a, selon l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, d’un côté
les contenus empiriques décrivant un état du monde (on peut les dire), de
l’autre les autres contenus qui ne sont pas dicibles, mais que l’on peut
montrer. « Ce qui peut être montré ne peut être dit », écrit
Wittgenstein4877..
La parole peut faire défaut de bien des manières. Vladimir Jankélévitch
distingue l’indicible qui leur fait échec parce qu’il est en deçà du discours et
l’ineffable qui fait échec aux mots parce qu’il est au-delà du discours.
L’horreur comme celle des camps de la mort est indicible ; un sentiment
délicat est ineffable4878.. L’indicible et l’ineffable constituent les deux
modalités de l’inexprimable4879..
Merleau-Ponty distingue d’une part une parole parlante4880. qui déborde
les significations sédimentées et, animée par une intention significative
originaire, tente de « mettre en mots un certain silence »4881. qui le
précède et l’enveloppe et, d’autre part, une parole parlée4882. qui est la
retombée de l’invention du sens dans le monde culturel des significations
communes disponibles — ce que Mallarmé appelait « les mots de la tribu ».
Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence4883., Emmanuel Levinas
oppose le Dire et le Dit. Le Dire est antérieur aux signes verbaux, à la
logique et à la syntaxe. Il est l’exposition même à autrui, le pour-l’autre. Le
Dit, à l’inverse, est pris dans les filets de la grammaire et de la logique. Il
correspond à l’être dont il continue le travail de substantialisation et
d’essentialisation. Face au Dit qui regarde vers le pôle de la totalité, le Dire
regarde vers le pôle de l’infini. Le Dire est la fulgurance de la signification
non fossilisée en substance, il ébranle la stabilité du logos et de l’être. Il est
le commandement éthique qui déchire la trame des phénomènes ; le visage
est de son côté4884.. Le Dit ne signifie que pour autant qu’en lui retentit
l’écho où se marque la trace du Dire. Mais il existe un Dire sans Dit en tant
qu’exposition à autrui. Le Dit ne témoigne du Dire qu’à être dédit —
déconstruit (pour user du terme de Derrida).
La vie parle lorsqu’elle est humaine, la mort est silencieuse. La pensée, qui
sort de la vie et l’exprime, parle, son absence est muette.
La consubstantialité de la langue et de la vie humaine n’a pas été
seulement illustrée par la mythologie et éprouvée dans l’expérience
commune. Les prodromes de la science du langage, au XIXe siècle, furent
marqués, selon le paradigme des sciences naturelles alors à l’honneur, par
un véritable vitalisme linguistique : « Les langues, écrit F. Bopp4885.,
doivent être considérées comme des corps naturels qui sont construits selon
des lois et portent en leur sein un principe de vie »4886..
Cet organicisme, d’abord intuitif et structural, se vit bientôt renforcé d’une
dimension historique. Après la fondation par Darwin de la théorie de
l’évolution des espèces sur le concept de sélection naturelle, nombre de
chercheurs transposèrent ce modèle dans le domaine du langage. Ce qui eut
pour implication les idées de survivance de certaines langues, de leur
évolution et de l’élimination des moins aptes.
De la parole, nous disons qu’elle s’envole ; nous ne disons pas qu’elle
meurt. Et si nous ne le disons pas, c’est parce que son destin est justement
de disparaître sans cesse. Si une langue meurt, c’est parce qu’elle est
d’abord vivante à travers la totalité indéfinie des paroles qui lui donnent
existence mais auxquelles elle a été la première à donner existence. La
langue n’est pas seulement vivante en tant que réalité présente et effective ;
elle est principe de vie langagière. Comme la vie, la langue apparaît, se
développe et conquiert, parfois elle s’étiole et meurt.
Les langues aujourd’hui parlées dans le monde ne représentent qu’une
toute petite partie des langues déployées par Homo Sapiens4887.. De nos
jours un processus moins violent mais plus insidieux est en train de parvenir
à un résultat que n’avaient jamais atteint des siècles de guerres,
d’annexions, d’entreprises coloniales et impériales. La mondialisation est
une formidable machine à éradiquer les cultures, donc les langues4888..
Contrairement à ce que croyait Herbert Spencer, l’évolution de la
civilisation ne va pas toujours dans le sens d’une complexité et d’une
différenciation croissantes. La langue constitue à cet égard un contre-
exemple remarquable. D’une manière générale, les petites langues en voie
de disparition sont plus complexes que les grandes langues dominantes et
cette complexité n’entre pas pour rien dans leur disparition programmée.
Cela étant, lorsque nous parlons de langue morte, nous englobons sous un
même syntagme des situations linguistiques hétérogènes, voire opposées.
Une langue peut disparaître de trois manières : par substitution, par
transformation et par extinction. Il y a substitution lorsque les mots et les
structures d’une langue allogène remplacent progressivement ceux de la
langue d’origine : c’est ce qui arrive avec les langues aborigènes
d’Australie face à l’anglais. Il y a transformation lorsque la langue d’origine
évolue vers de nouvelles langues dérivées : tel est le cas du latin qui survit
caché dans les langues romanes dont il fut la source. Enfin il y a extinction
lorsque les locuteurs d’une langue donnée disparaissent sans avoir pu la
transmettre à leurs descendants. Des trois modes de disparition, seule
l’extinction donne un sens clair à l’expression de langue morte. La
substitution d’une langue à une autre n’est en effet jamais complète,
d’abord parce que les éléments et dimensions constitutives d’une langue
n’offrent pas le même degré d’ouverture et de souplesse devant les
influences extérieures. On a montré, pour prendre cet exemple bien connu,
que le lexique est plus fragile que la syntaxe car les mots nouveaux sont par
définition les signes du monde présent4889.. Pour qu’une langue se
substituât entièrement à une autre, et donc la fit disparaître, il faudrait non
seulement que l’ensemble du vocabulaire fût remplacé mais aussi que
l’ensemble des structures syntaxiques le fût aussi4890.. On peut par
conséquent conclure qu’une langue ne saurait mourir par substitution, d’une
part parce que le phénomène ne s’est jamais historiquement produit, d’autre
part parce que la structure d’une langue offre des résistances autrement plus
fortes au remplacement que les éléments lexicaux.
Quant à la transformation qui constitue après la substitution le deuxième
mode théorique de la disparition d’une langue, elle peut être interprétée
comme une survie aussi bien que comme une mort, et même beaucoup plus
comme une survie que comme une mort. La dualité de la continuité et de la
discontinuité traverse, on le sait, toutes les sciences et les
épistémologies4891.. La transformation est, de loin, le processus qui des
trois est le plus habituel. Elle est celui qui affecte le plus souvent les
langues lorsque nous parlons de langue morte. On dit en paléontologie : les
dinosaures ne se sont pas éteints, ils se sont envolés. Lorsque nous pensons
à l’extinction des dinosaures nous le faisons en effet selon le paradigme
catastrophiste de Cuvier4892. et non selon le nouveau paradigme
cladistique, qui intègre les généalogies entre les espèces. Pour nous les
dinosaures ont disparu en bloc de la surface de la Terre pour laisser la place
à d’autres espèces voisines et concurrentes. Lors même que nous intégrons
intellectuellement le schéma évolutionniste (nous savons désormais que les
espèces ne sortent pas tout armées de la Terre comme de la cuisse d’un
dieu) nous ne songeons pas spontanément à l’appliquer à une classe tout
entière comme celle des sauriens de la Préhistoire. En d’autres termes, nous
n’admettons que la micro-évolution intraspécifique et non la macro-
évolution interspécifique. Il en va de même avec notre conception du
devenir des langues. Si nous savons bien que Claudel n’écrit pas comme
Rabelais, nous avons en revanche du mal à concevoir le français de
Rabelais comme l’une des embouchures du latin. De même que les
dinosaures ont d’une certaine manière survécu sous la forme oiseau, le latin
a d’une certaine manière survécu sous la forme française, italienne ou
roumaine. Dans Le Mensonge du monde, Frédéric Paulhan utilise le terme
d’évanescence pour désigner ce processus de métamorphose sans
dissolution4893..
Enfin il existe un troisième mode de disparition pour une langue :
l’extinction. Cette notion ajoute à celle de simple disparition une brutalité et
une radicalité particulières en renvoyant à une interruption totale et
définitive de la chaîne de transmission. Mais les choses ne sont ni si simples
ni si claires qu’il y paraît. La définition d’une langue ne va pas sans
présupposés politiques : le XIXe siècle ne fut pas seulement le siècle de
l’évolution et celui des débuts de la linguistique, il fut aussi celui des
nationalités. La distinction, admise comme certaine par des générations de
linguistes, entre langue et dialecte d’une part, dialecte et patois de l’autre,
n’a rien d’absolu. Comment dès lors être assuré qu’une « langue » s’est
éteinte ? 4894.
Il nous faut réinterroger cette motion de mort de la langue, pour
déterminer la validité d’une métaphore que l’habitude nous a fait prendre
pour un constat. Cette critique doit porter sur les deux membres du
syntagme : qu’est-ce que la mort ? de quoi pouvons-nous dire que cela
meurt ? Et : qu’est-ce qu’une langue ? qu’en est-il de son statut ontologique
?
Nous remarquons en premier lieu que la mort d’une langue n’affecte pas
les éléments, parties ou dimensions dont elle est constituée. Nous ne disons
pas, en effet, d’un mot qu’il est mort ; nous disons qu’il a disparu. D’une
expression, nous ne disons pas qu’elle est morte, mais qu’elle est tombée en
désuétude.
C’est donc comme totalité qu’une langue est dite morte et là nous
retrouvons le paradigme organiciste. Seulement, si seule la langue prise
comme totalité peut mourir, la langue comme totalité est-elle une réalité
déterminable comme peut l’être le corps d’un animal ou l’organisme d’une
plante ? Poser la question, c’est déjà y répondre : la langue comme totalité
est inassignable parce qu’une langue n’est pas réductible à son lexique et à
sa syntaxe, qui sont des ensembles finis bien qu’en constante
ouverture4895.. La langue n’existe qu’à travers la parole qui met en elle de
l’infini, donc de l’indétermination. En d’autres termes, il ne suffit pas de
deux livres, un dictionnaire et une grammaire, pour faire la description
complète d’une langue4896.. Les conditions concrètes et effectives
d’énonciation dans l’acte de parole, conditions dont l’ensemble constitue la
pragmatique, ne peuvent pas être exhaustivement décrites car elles
dépendent trop étroitement de la singularité des sujets parlants et des
événements qui les affectent (que l’on songe seulement au timbre de la
voix). Mais si la totalité d’une langue ne peut être circonscrite à cause de
l’indétermination relative de la parole, cela signifie que nous ne pouvons
disposer d’aucun critère fiable pour affirmer d’une langue qu’elle est morte.
Pour qu’une langue mourût, il faudrait que l’ensemble des paroles
énonçables grâce à elle disparût entièrement.
On a écrit des langues mortes que si elles sont des structures sans voix,
elles ne sont pas sans existence. Mais vivre pour une langue est davantage
qu’exister — puisque l’écriture peut la suivre à la trace. Le propre d’une
langue est de précéder ses locuteurs et de leur survivre. Elle est toujours en
deçà et au-delà de la parole et pas seulement logée dans son intimité
effective. Aussi peut-on dire qu’elle est à la fois plus fragile et plus
résistante que la parole, plus fragile parce que constamment balayée par elle
(au double sens de parcourir et d’écarter) et plus résistante parce que
toujours en excès par rapport à ce qui l’indétermine. C’est pourquoi la
notion de langue morte est autant, sinon plus, fantasmatique que
descriptive4897..
Alors que la parole ne meurt pas, c’est elle qui donne le critère de la vie et
de la mort des langues. La notion de langue morte privilégie la locution aux
dépens de la simple utilisation. Une langue est morte lorsqu’elle n’a plus de
locuteurs, quand bien même elle aurait toujours des utilisateurs. Jusqu’à une
date récente, les messes étaient dites en latin, et les chrétiens disaient leurs
prières en latin ; cela n’empêchait pas que l’on pût dire morte la langue
latine car leurs utilisateurs n’étaient pas des locuteurs4898.. Si donc une
langue qui se transforme ne meurt pas réellement, il n’y a de mort des
langues que dans le cas d’extinction définitive qui ne peut survenir qu’avec
l’ethnocide4899. et le génocide4900.. Pour qu’une langue s’éteigne
totalement par élimination physique de ses locuteurs, il faut que le génocide
soit complet. Celui-ci peut être dû à des causes naturelles4901. ou
historiques.
Parce qu’elle est symboliquement l’héritière de toutes celles qui l’ont
précédée, la civilisation contemporaine voudrait croire que tout pourrait être
conservé : de là les musées d’art et des traditions, les réserves naturelles et
la notion de patrimoine mondial. Aussi, après avoir pris la notion de langue
morte comme une évidence du destin, sommes-nous tentés par le déni : tout
pourrait être maintenu grâce à la volonté. Le fait que l’expression de «
langues anciennes » a remplacé celle de « langues mortes » dans les
établissements scolaires peut être interprété comme un symptôme de ce
déni. Plusieurs États pris d’un remords tardif font revivre à grands frais et
grands efforts des langues disparues en feignant d’oublier la part principale
de la fabrication. Ainsi la notion de langue morte commence-t-elle à
prendre son sens véritable aujourd’hui et contradictoirement au moment
même où nous nous apercevons de son caractère presque impensable.
 
 
II. LA VOIX
 
Il faudra attendre la psychanalyse pour que la voix devienne un objet de
réflexion attentive. La voix est ce qui donne sens au discours, au sens où
elle le rend sensible. Sa réalité est profonde, au cœur du symbolique et de
l’imaginaire : elle informe et elle touche.
 
 
1. Phénoménologie de la voix
 
Comme le visage et comme l’écriture, la voix est singulière. Elle est d’un
corps4902. et c’est cette singularité qui aujourd’hui lance un défi aux
constructeurs de machines. La phonologie, qui est la partie de la
linguistique traitant de l’émission sonore des phonèmes, est littéralement
sans voix.
Vox en latin signifiait à la fois la voix, le mot et le langage. De cette unité
syncrétique il est resté trace avec les expressions de « voix du peuple », de
« voix du silence » et de « voix intérieure » qui renvoient à des contenus de
signification et non à leur manifestation sensible. La voix n’est pas la
parole. Une parole est un signe vocal, détaché du sujet ; elle est l’énoncé
dans un code (une langue). La parole n’occupe qu’un espace déterminé de
la voix — laquelle commence avec le cri, et s’achève en soupir et en
silence.
Il est significatif que l’élément le plus émotionnel du langage soit en
même temps un élément essentiel du sens. L’intonation peut changer
radicalement le contenu d’un énoncé : c’est elle, par exemple, qui permet,
dans le français parlé, de distinguer une phrase affirmative et une phrase
interrogative, ou bien encore l’ironie. Il n’y a pas, en effet, de son
spécifique pour traduire ce que l’écriture manifeste par les points
d’exclamation et d’interrogation.
Il existe une pragmatique de la voix, indépendamment de la sémantique et
de la syntaxe4903.. Là encore, il est resté trace avec les expressions de «
voix active » et de « voix passive » qui désignent l’action du verbe en
grammaire. La voix est une puissance (que l’on songe à la voix de Dieu ou
encore à celle du peuple), une dynamique4904.. Dans le vocabulaire
politique, une voix est un vote.
La voix est prise dans une tension entre le médiat et l’immédiat.
Immédiate est la voix qui nous parle, nous touche (terme significatif dans
son double sens). Mais la voix implique également distance4905.,
séparation. L’être qui nous parle communique avec nous mais s’il nous
parle, c’est qu’il n’y a pas de communion. Rien de plus puissant, ni de plus
effrayant aussi qu’une parole sans visage (voix de Dieu, voix de la nature).
Dans le théâtre latin, la persona (le masque) cachait le visage pour porter la
voix.
 
 
2. L’objet du désir
 
Durant la Renaissance, la voix était un blason du corps féminin. Jacques
Lacan fait de la voix l’un des « objets petit a », objets de désir en tant que
celui-ci est toujours manqué. C’est par la voix beaucoup plus que par
l’apparence physique que s’inscrit à l’origine la différence des sexes —
d’où le trouble particulier que suscite en nous une voix grave chez les
femmes et aiguë chez les hommes, un trouble plus profond que celui que
provoque le travestissement.
Une mère, c’est un sein, un regard et une voix (les trois objets petit a,
selon Lacan). Des trois, c’est la voix qui implique la proximité moindre. Or
le désir naît de l’écart (de la béance) entre le sujet et l’objet4906.. Ce que
l’enfant désire, c’est que la mère lui parle4907..
Le désir vit dans une réitération vouée à l’échec. On peut tomber
amoureux d’une personne rien que pour sa voix et la séduction prend
volontiers ce chemin4908.. Il existe une magie de la voix dont le charme
(carmen) de la poésie4909. et l’incantation religieuse ont tiré profit. Et il
existe une euphorie par laquelle le chanteur s’enivre de sa propre voix.
 
 
3. Esthétique de la voix
 
Les arts du récit, de la déclamation et du chant impliquent un travail de et
sur la voix. La voix travaillée est une voie qui s’écarte du discours parlé.
Certaines traditions culturelles (l’opéra chinois, les psalmodies tibétaines, le
chant lyrique européen…) ont porté la voix loin de son émission naturelle,
de même que les conventions des arts plastiques ont porté les formes loin de
leur apparence naturelle. Mais, comme aucun dessin ne saurait être dit «
naturel », aucune voix enregistrée et diffusée ne l’est véritablement.
Dans l’opéra européen, la hauteur de tessiture a été attachée à une
qualification morale et psychologique des personnages4910.. On y retrouve
le schème spirituel de la hauteur et de l’élévation. Pourquoi l’aigu est-il
représenté comme plus haut que la basse ? Schopenhauer rapportait les
différents types de tessiture à sa conception du monde comme Volonté et
comme représentation : la Volonté, qui est comme la basse fondamentale du
monde, est exprimée par les voix les plus graves tandis que les Idées, qui en
dérivent et s’en échappent, le sont par les voix les plus hautes. Mais les
conventions culturelles peuvent fonctionner en sens inverse.
 
 
III. LA RHÉTORIQUE
 
Depuis l’Antiquité, la rhétorique n’a pas cessé de balancer entre la
logique, l’esthétique et la psychologie4911.. S’agit-il de prouver et de
convaincre ? De produire de belles paroles ? D’émouvoir et d’emporter
l’adhésion ? Tout cela ensemble mais les auteurs mettent l’accent tantôt sur
l’une tantôt sur l’autre fonction. De la grammaire à la philosophie pratique
(morale et politique), la rhétorique a un rapport certain à la totalité — ce qui
ne manquait pas de l’inquiéter Platon mais réjouira Cicéron et Quintilien.
La seule discipline philosophique à laquelle la rhétorique se montre
finalement étrangère est la métaphysique — bien que le discours
métaphysique soit inenvisageable sans elle.
Des différentes parties du discours, l’elocutio, qui deviendra l’éloquence,
tendra à prendre la première place au point de se confondre avec la
rhétorique en général. La rhétorique est née en Sicile, alors colonie grecque,
au Ve siècle avant Jésus-Christ dans un contexte de guerre civile et de
conflits entre tyrannie et liberté : les citoyens spoliés avaient besoin de faire
valoir leurs droits. C’est Gorgias qui donnera à la rhétorique sa dimension
littéraire. Il était dans l’ordre des choses de ce temps que la politique finît
par être considérée comme une rhétorique particulière4912..
Dans un dialogue de Platon, un certain Protarque dit : « J’ai maintes fois
(…) en tendu dire à Gorgias en toutes occasions que l’art de persuader
l’emporte de beaucoup sur tous les autres : il tient en effet sous son pouvoir
toutes choses en un esclavage volontaire ; résultat qu’il n’obtiendrait pas
cependant par la force ! »4913.. Le dialogue éponyme dans lequel Platon
met en scène Gorgias est une charge dans laquelle la rhétorique est
assimilée à la sophistique et comparée à la cuisine (par opposition à la
médecine) et à la toilette (par opposition à la gymnastique) : un art de la
flatterie indifférent au vrai et au juste. La capacité à parler de toutes choses
sans connaissance véritable donne au rhéteur une apparence d’encyclopédie
qui n’est que le masque d’une illusion, c’est-à-dire d’une ignorance
redoublée (celle qui n’a pas conscience d’elle-même). Comme sophiste, le
rhéteur est l’antiphilosophe.
Cela dit, la position platonicienne est aussi ambivalente vis-à-vis de la
rhétorique que vis-à-vis de la poésie4914.. « Il n’y a (…) que la parole à
l’exclusion de tout autre moyen, pour donner des réalités incorporelles, qui
sont les plus belles et les plus importantes, une représentation précise »,
écrit Platon dans Le Politique4915.. Platon va même jusqu’à reconnaître
chez certains orateurs comme Isocrate un réel souci de vérité4916.. Ainsi la
rhétorique peut-elle correspondre à un authentique amour de la
sagesse4917..
L’ignorance prétendue de l’orateur sera inversée en culture
encyclopédique chez Cicéron4918. et Quintilien. Ce dernier poussera même
l’optimisme de la concordance des vertus jusqu’à considérer que « là où la
cause est injuste, il n’y a pas de rhétorique »4919..
Aristote est le premier à avoir établi une analyse systématique de la
rhétorique. S’il réhabilite cette discipline par rapport aux condamnations
platoniciennes, il tient également à la placer dans une position moyenne.
Avec la rhétorique, dit-il, il s’agit moins de soutenir une thèse que de
défendre une cause. Au début du traité qu’il lui consacre, Aristote associe la
rhétorique à la dialectique : les deux disciplines, en effet, s’exercent et
peuvent être connues « sans le secours d’aucune science déterminée »4920..
La rhétorique ne s’exerce que sur des questions qui ne comportent pas de
solution technique4921.. Un géomètre, par exemple, n’a pas besoin de
rhétorique pour faire connaître son théorème et convaincre ses lecteurs de
sa validité. Aristote écarte l’objection du mésusage de la rhétorique (la
puissance de la parole peut faire du mal) en rétorquant que, à l’exception
notable de la vertu elle-même, tout ce qui est bon et utile, comme la force,
la santé et la richesse, peut être mis au service d’une cause mauvaise4922..
Aristote distingue trois parties dans l’action de l’orateur : le travail de la
preuve, la disposition des parties et l’élocution4923. — une triade que les
Latins, Cicéron en particulier, traduiront en inventio, dispositio et elocutio :
ce qui est à dire, dans quel ordre le dire et comment le dire. Les Latins
compléteront cette triade par l’actio ou pronunciatio (le jeu théâtral de
l’acteur4924. que l’orateur doit pouvoir mener)4925. et la memoria (la
mémorisation intégrale du discours). L’inventio correspond à la recherche
des idées, la dispositio enseigne à organiser les matériaux rassemblés par
l’inventio dans l’ordre le meilleur, l’elocutio consiste en la recherche de la
forme optimale du discours, l’action ou « prononciation » enseigne à
l’orateur l’usage efficace de sa voix, de ses mimiques, de ses gestes, de son
corps tout entier4926..
Aristote distingue par ailleurs trois genres de rhétorique : le délibératif, le
judiciaire et le démonstratif4927.. Le délibératif porte sur le futur, le
judiciaire sur le passé, le démonstratif (ou épidictique) sur le présent. Avec
le délibératif, l’auditeur est placé en position de juge, avec le judiciaire, en
position de décideur, avec l’épidictique, en situation de spectateur.
L’épidictique n’est pas le démonstratif du raisonnement syllogistique.
Comme la dialectique, la rhétorique n’a la plupart du temps affaire qu’à du
vraisemblable. Aristote dit qu’il y a trois types d’arguments, trois moyens
de persuader : l’éthos et le pathos qui sont d’ordre affectif, et le logos qui
est rationnel.
L’éthos est le caractère que doit prendre l’orateur pour gagner la confiance
de son auditoire. Le pathos est l’ensemble des affects que l’orateur doit
susciter chez ses auditeurs grâce à son discours4928..
Les trois finalités que Cicéron dégagera du discours oratoire sont tirées de
l’analyse aristotélicienne : prouver, plaire, émouvoir. Chacune est obtenue
par un style spécifique : simple pour la preuve, modéré pour la séduction,
véhément pour l’émotion. Mais émouvoir, précise Cicéron, c’est toute
l’éloquence4929..
Le discours comprend un exorde (introduction), une « narration » (ou
proposition) appuyée sur une « confirmation » (ou preuve) et
éventuellement agrémentée de « digressions », et enfin une péroraison
(épilogue).
Dans son Dialogue des orateurs4930., Tacite se demande pourquoi la
rhétorique est entrée en décadence dans le temps qui a suivi Cicéron. Après
avoir évoqué le manque d’éducation et… la paresse des jeunes, il
mentionne le contexte politique : la république est favorable à la rhétorique,
laquelle devient inutile avec le régime impérial. Durant le siècle écoulé, le
totalitarisme a montré, de manière autrement violente, ce que la disparition
de la parole dans l’espace public au profit du pouvoir unique pouvait
vouloir dire : la suppression du politique et son remplacement par la seule
puissance.
Le Moyen Âge a ajouté à la théorie du discours une réflexion sur le
questionnement (quaestio). Distinction était faite entre les disputes ou
discussions organisées (quaestiones disputatae)4931., lorsque la réflexion
porte sur des questions classées ou recensées, voire déjà traitées et
commentées, et les questions « quodlibétales » dont le choix du thème
dépend du bon plaisir des interlocuteurs et qui s’attaquent à des questions
encore inexplorées, sélectionnées par le libre déroulement du dialogue.
L’âge classique connaîtra à la fois le triomphe de la rhétorique (Bossuet) et
sa radicale contestation (Pascal : « La vraie éloquence se moque de
l’éloquence »). La théorie de la rhétorique sera liée à une réflexion sur
l’ordre de la langue. On distinguera et classera avec soin les « figures » ou
tropes, c’est-à-dire les moyens par lesquels un mot ou un ensemble de mots
peut avoir une puissance de signification accrue en décalage avec leurs
usages habituels4932..
Plus près de nous, Charles C. Morris (Signs, Language and Behaviour)
distinguera quatre modes de discours — le désignatif, l’appréciatif, le
prescriptif et le formatif — et quatre usages, l’informatif, l’évaluatif,
l’indicatif et le systémique, ce qui fait 16 types de discours en tout. John L.
Austin différencie pour sa part la fonction phonétique, la fonction phatique
et la fonction rhétique de l’énonciation. L’acte phonétique consiste à
produire certains sons ; l’énonciation est une phonation. L’acte phatique
consiste à produire des mots selon une certaine construction grammaticale
et avec une certaine intonation. L’acte rhétique consiste à employer un
phème (énoncé phatique) dans un sens déterminé et avec une préférence
déterminée. Le rhème est un élément du discours dont le défaut spécifique
est d’être vague ou vide ou encore obscur.4933.
C’est en un sens moins logique et moins grammatical, davantage tourné
vers la psychologie et la politique, que J. Habermas élabore une
pragmatique universelle dont l’objectif est de reconstruire les conditions de
possibilité universelles de l’intercompréhension : tout agent
communicationnel qui accomplit un acte de parole quelconque est contraint
d’exprimer des prétentions universelles à la validité. Il ne peut éviter
d’émettre les prétentions suivantes : s’exprimer de manière intelligible ;
donner quelque chose à entendre ; se faire comprendre ; et entendre l’autre.
L’objectif est de parvenir à un accord conduisant à une communauté
intersubjective de compréhension réciproque, de savoir partagé, de
confiance réciproque et de convergence de vue. À ces quatre dimensions de
la communauté intersubjective correspondent quatre prétentions à la
validité, à l’intelligibilité, à la vérité, à la sincérité et à la justesse4934..
Dans sa Théorie de l’agir communicationnel4935., Habermas distingue
trois genres de prétentions associées à l’énonciation linguistique, la
prétention à la vérité, la prétention à la validité ou à la justesse et la
prétention à la véracité. À ces trois genres de prétentions, il fait
correspondre trois mondes — la réalité physique, le monde moral-social et
celui de l’expérience subjective et trois genres d’actes de paroles associés,
les actions quantitatives, les actions régulatrices et les actions expressives.
Quel est l’effet réel de la rhétorique ? Les deux plus grands orateurs de
l’Histoire, Démosthène et Cicéron, ont échoué, leur éloquence et leur
intelligence n’ont pas réussi à convaincre leurs contemporains4936.. Après
les « attentats » du 11 septembre 2001, Habermas s’est demandé si sa
théorie ne sombrait pas dans le ridicule. La pragmatique universelle n’a
guère de prise sur la violence des hommes.
Dans un ouvrage intitulé Dialogues de sourds et sous-titré Traité de
rhétorique antilogique4937., Marc Angenot développe l’hypothèse selon
laquelle le malentendu, loin d’être un accident du dialogue, est la manière
même dont les interlocuteurs échangent des arguments. Contre Aristote,
l’auteur prend le parti de Protagoras et rappelle que contrairement à ce que
les traités de rhétorique répètent depuis longtemps, les hommes n’échangent
pas pour se persuader les uns les autres mais pour se justifier et se situer
dans un espace polémique : ils ne prétendent convaincre que par feinte ou
par convention. Les dialogues ne seraient que des dialogues de sourds.
Plus que l’image4938., c’est la propagande politique et la publicité
commerciale qui sont aujourd’hui les deux domaines de survie de la
rhétorique. Une survie qui n’est pas allée sans appauvrissement : ce n’est
plus avec des discours que les citoyens et les consommateurs sont séduits et
persuadés mais avec des phrases et des slogans4939..
 
*
 
Voir aussi
 
La communication. La démonstration. La dialectique. L’échange. Le
langage. La logique. Le mythe. La poésie. Le raisonnement. Le sens.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, Gorgias.
Aristote, Rhétorique, trad. fr., Le Livre de Poche, LGF, 1991.
Cicéron, L’Orateur XXI, § 69, trad. fr., Les Belles Lettres, 1921.
D. Hume, Dialogues sur la religion naturelle, introduction traduction et notes de M. Malherbe, Vrin,
1997.
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, « Tel », Gallimard, 1966.
Michel Foucault, — L’Ordre du discours, Gallimard, 1971.
— L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1991.
Robert Misrahi, « Philosophies du dialogue » in Encyclopaedia universalis V, 1968.
Frédéric Cossutta, « Les genres en philosophie », Encyclopédie philosophique universelle IV. Le
discours philosophique, dir. Jean-François Mattéi, PUF, 1998, p. 1512-1524.
Jean-François Mattéi, « Le dialogue platonicien et le drame philosophique », Encyclopédie
philosophique universelle IV. Le discours philosophique, dir. J.-F. Mattéi, PUF, 1998, p. 1479-1487.
Le Dialogue : introduction à un genre philosophique, dir. F. Cossutta, Presses Universitaires du
Septentrion, 2004.
Le Dialogue philosophique, Revue Voltaire numéro 5, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, de
2005.
 
 
 
 
4861 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, « Tel », Gallimard, 1966, p. 130.
4862 Ibid.
4863 Voir infra.
4864 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1974, p. 232.
4865 R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications n° 8, 1966, p.
3.
4866 Titre de sa leçon inaugurale au Collège de France (L’Ordre du discours, Gallimard, 1971)
4867 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 45.
4868 M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard,1966, p. 15.
4869 Fayard, 1991.
4870 Dans L’Envers de la psychanalyse (Le Séminaire, livre XVII, Seuil, 1991), Lacan distingue
quatre discours : le discours du maître (la forme fondamentale d’où dérivent toutes les autres), le
discours de l’universitaire, le discours de l’hystérique et le discours de l’analyste.
4871 La théorie de Georges Dumézil sur la trifonctionnalité des sociétés indo-européennes rapporte
le muthos sacré à la caste des prêtres, l’épos aux guerriers et le logos discursif au groupe des
producteurs
4872 Voir Le mythe.
4873 Voir La poésie.
4874 Voir Le langage. Une Upanishad donne un mantra de quatre vers : répété 35 millions de fois,
il libère des péchés les plus graves (Sept Upanishad, trad. J. Varenne, Seuil, 1981, p. 148-149).
4875 Au début de ses Dialogues sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier,
Fénelon met en scène deux personnages dont l’un doit rapporter le contenu d’un sermon. Le sermon
étant une parole évoquant la Parole (celle de Dieu), la parole qu’il rapportera sera une parole de la
parole, laquelle est déjà parole de la Parole.
4876 Selon ses biographes, le petit Albert Einstein aurait attendu d’avoir presque 3 ans pour
prononcer ses premiers mots : « Le lait est trop chaud », ajoutant que s’il s’était tu jusqu’alors, c’est
parce que « avant tout était en ordre ».
4877 Tractatus logico-philosophicus 4.1212.
4878 Voir La poésie.
4879 V. Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Seuil, 1983 ; Le Pur et l’impur, « Champs »,
Flammarion, 1990.
4880 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 229. Dans La Prose
du monde (Gallimard, 1969, p.196), Merleau-Ponty parle d’une parole « conquérante » dans le même
sens.
4881 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 166.
4882 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 229. Dans Notes de cours
1959-1961 (Gallimard, 1996, p. 126), Merleau-Ponty parle de « langage déchu » dans le même sens.
4883 Nijhoff, La Haye, 1974.
4884 Voir Autrui.
4885 L’inventeur de l’indo-européen.
4886 Cité par Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Odile Jacob, 2000, p. 24.
4887 Certains chercheurs donnent le chiffre vertigineux de 100 000 langues. Il n’est pas impossible
que l’humanité ait autrefois parlé simultanément des dizaines de milliers de langues bien que sa
population avant le XIXe siècle ait toujours été très inférieure au milliard d’individus.
4888 Dans Halte à la mort des langues, Claude Hagège rappelle qu’il meurt actuellement environ
25 langues chaque année et que sur les 5000 langues vivantes aujourd’hui parlées dans le monde la
moitié disparaîtra d’ici un siècle si le processus en cours n’est pas stoppé.
4889 Les Africains qui parlent leur langue vernaculaire parsèment leurs discours de mots français et
anglais difficilement traduisibles en leur langue (« directeur », « chèque », « inflation », « ordinateur
» etc.).
4890 Lorsqu’un Africain dit dans sa langue « Mon parapluie m’a oublié », il utilise le mot français
de « parapluie » parce qu’aucun mot wolof ou ewondo n’y correspond, mais la structure
grammaticale de sa phrase, étrange pour nous qui sommes habitués à celle des langues indo-
européennes, n’en révèle pas moins qu’il continue à parler sa langue indigène.
4891 Voir La continuité.
4892 Voir La catastrophe.
4893 F. Paulhan, Le Mensonge du monde, Félix Alcan, 1930, p. 297. Un exemple d’évanescence est
donné par le créole. Héritier du moyen d’expression de populations gauloises en contact avec les
Romains, le français est un créole qui a réussi. De même qu’une religion est une secte qui a réussi,
une langue est souvent un créole qui a fini par l’emporter.
4894 Il existe aussi un autre processus susceptible de faire échec à l’extinction comme seul mode
réel et concret de mort des langues : la résurrection. Si les langues meurent, elles ressuscitent aussi,
l’exemple le plus connu étant celui de l’hébreu.
4895 Surtout le lexique.
4896 On devrait préciser : d’une langue naturelle, c’est-à-dire parlée, car c’est un critère du
caractère artificiel d’une langue que celle-ci peut être entièrement décrite par une grammaire et un
lexique.
4897 Pour l’édification de ce fantasme, le latin a joué un rôle paradigmatique. Le latin avait la
réputation d’être une langue « virile » forgée par et pour des guerriers issus d’un peuple de paysans
voués à conquérir le monde. Aussi sa mort supposée contribua-t-elle à la mélancolie des décadences.
Mais personne n’a jamais parlé le latin de Cicéron, pas même Cicéron. Les langues romanes ne
dérivent pas de ce latin (écrit) mais du latin vulgaire parlé dont nous n’avons pas une connaissance
complète. Nous disons du latin qu’il est une langue morte parce que personne ne prononce plus les
mots et les phrases des Tusculanes mais ce latin auquel nous pensons comme langue morte ne fut en
réalité jamais vivant ! L’autre dimension paradoxale de cette mort du latin vient de ce que cette mort
est apparue par le truchement de l’imprimerie qui en diffusant des textes réservés jusque-là à l’élite
intellectuelle et à la copie manuelle fit prendre conscience à toute l’Europe de l’abîme infranchissable
qui s’était creusé entre la parole et l’écriture. Autrement dit, l’ère de la reproductibilité technique a
fait prendre conscience de l’écart considérable qui pouvait séparer le dire et le parler. Jamais les
préventions de Platon contre l’écriture n’ont paru aussi bien fondées : la survie du latin écrit et
l’usage liturgique de cette langue étaient autant d’arrêts de mort.
4898 Aujourd’hui encore, les coptes d’Égypte utilisent pour leurs offices une langue qui dérive en
droite ligne de l’égyptien des pharaons ; cela ne nous empêche pas de dire que la langue égyptienne
est morte. Inversement, l’arabe littéraire enseigné dans tous les pays de langue arabe et, au-delà, dans
la plupart des pays musulmans, ne sera jamais une langue morte car il n’est pas parlé.
4899 Depuis le XVIe siècle, ce que Claude Hagège appelle le « linguicide d’État » (Halte à la mort
des langues, op. cit., p. 141) a été un fait historique récurrent. La diversité linguistique est un obstacle
pour un État qui se définit à la fois comme unifié, centralisateur et souverain. Et lorsque cet État en
annexe un autre, l’une des premières mesures qu’il prendra sera d’interdire l’enseignement et
l’utilisation de la langue des nations conquises. De nos jours, l’ethnocide ne requiert plus cette
transcendance du politique pour être mené à bonne fin : l’immanente brutalité de la technique et du
marché y pourvoit très efficacement.
4900 Bien des ethnocides sont les signes différés d’un génocide ancien et oublié.
4901 En 1815, une éruption volcanique provoqua la mort de la totalité des Tambora, sur l’île de
Sumbawa, entre Java et Timor. La langue tambora a disparu avec ses locuteurs. Mais ces cas de
génocide naturel sont rarissimes.
4902 De plus en plus d’individus se font changer la voix par opération chirurgicale — et cela n’est
pas un bon symptôme.
4903 C’est à Charles W. Morris que l’on doit la triade sémantique/syntactique/pragmatique.
4904 L’aphonie hystérique prend la voix en otage pour signifier une perte ou un délaissement
autrement profond(e).
4905 La voix chantée, à l’opéra, signifie distance double. Dans le Manfred de Schumann la voix
parlée renvoie au réel tandis que la voix chantée exprime le rêve. Dans Moïse et Aaron, l’opéra de
Schönberg, seul chante Aaron, parce qu’il est le prêtre capable de s’exprimer, tandis que Moïse son
frère incapable de parler ne fait que parler. L’opéra (inachevé) s’achève sur le mot « inexprimable ».
4906 Voir Le désir.
4907 Selon des travaux récents, le fœtus entend la voix de la mère. Dès les premiers jours, le
nourrisson reconnaît la voix de sa mère comme il reconnaît son odeur.
4908 « L’opération du Saint-Esprit » dont se sont moqués les libres penseurs touche quelque chose
de plus profond qu’il n’y paraît. La légende indienne dit que Maïa, la mère du futur Bouddha, rêva
qu’un éléphant blanc lui toucha l’oreille avec sa trompe : c’est ainsi que le prince Gautama fut conçu.
4909 L’invention du cinéma parlant constitua une barrière que nombre d’acteurs du muet n’ont pu
franchir. Dans Cyrano de Bergerac (une pièce de théâtre) le personnage principal prêtait sa voix,
dans Chantons sous la pluie (un film) l’actrice principale affligée d’une voix ridicule prête son
apparence.
4910 Les ténors sont jeunes, héroïques, amoureux ; les basses, vieux, rois et traîtres.
4911 Une bonne partie de la Rhétorique d’Aristote constitue un traité de psychologie : puisque le
discours vient de l’éthos de l’orateur et doit susciter le pathos chez l’auditeur (voir infra), il convient
d’analyser le calme et la colère, la honte et la pitié, l’indignation et l’enthousiasme etc.
4912 Les Anciens distinguaient trois styles poétiques caractérisés par un champ lexical et
sémantique spécifique : le style simple ou bas (humilis), convenant au genre bucolique, le style
moyen, adapté au genre romanesque ou didactique, et le style grave (nobilis), celui de l’épopée et de
la tragédie (voir La poésie). Avec Les Bucoliques, Les Géorgiques et L’Énéide, Virgile illustra les
trois styles.
4913 Platon, Philèbe, 58 a-b, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 620.
4914 Voir La poésie.
4915 Platon, Le Politique, 286 a, trad. L. Robin, Œuvres complètes II, op. cit., p. 386.
4916 Phèdre, 278e-279b.
4917 Ibid., 260d-e.
4918 Cicéron, L’Orateur III et IV.
4919 Quintilien, De l’institution oratoire II, 17, 31.
4920 Aristote, Rhétorique, 1354 a, trad. fr., Le Livre de Poche, LGF, 1991, p. 75.
4921 Aristote, Rhétorique, livre premier, chapitre 2, § XII, 1357 a, ibid., p. 87.
4922 Aristote, Rhétorique, livre premier, chapitre 1, § XIII, 1355 b, ibid., p. 80-81.
4923 Aristote, Rhétorique, 1403 b 6-10.
4924 L’actio se disait hypocrisis en grec — jeu de l’acteur qui a donné « hypocrisie ».
4925 Aristote en avait déjà fait état dans sa Rhétorique, (1403 b 21-36).
4926 On remarquera que les théoriciens antiques de la rhétorique, s’ils font référence à la mimique,
à la gestuelle et à l’attitude de l’orateur, ne font aucune allusion aux vêtements portés par lui. Ce
dernier trait constitue peut-être la seule véritable innovation de la rhétorique moderne.
4927 Aristote, Rhétorique, livre premier, chapitre 3.
4928 Quintilien nous apprend (De l’institution oratoire XIII, 3, 59) que certains orateurs allaient
jusqu’à déclamer leurs plaidoiries en chantant.
4929 Cicéron, L’Orateur XXI, § 69, trad. fr., Les Belles Lettres, 1921, p. 28.
4930 Traduction française, Les Belles Lettres, 1960.
4931 Kant (voir L’art) distinguera entre la dispute qui doit finir par départager les deux parties et la
discussion qui ne dispose d’aucun critère objectif pour déterminer de quel côté se trouve la vérité et
de quel côté l’erreur.
4932 Voir Pierre Fontanier, Les Figures du discours, « Champs », Flammarion, 1993. On distingue
les figures de mots qui concernent la matière sonore du discours (rythme, allitération, jeu de mots...),
les figures de sens qui concernent la signification des mots et des expressions (métaphore,
métonymie, synecdoque, hypallage, oxymore...), les figures de construction qui concernent la
structure de la phrase (ellipse, antithèse, asyndète, chiasme, anacoluthe…), et les figures de la pensée
qui concernent le rapport du discours avec son sujet (l’orateur) ou avec son objet (ironie, humour...).
4933 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, huitième conférence, trad. fr., Seuil, 1991.
4934 J. Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais, trad. fr., PUF, 2005, p. 330 sq.
4935 Voir L’activité.
4936 Démosthène n’a pas empêché la conquête de la Grèce par Philippe de Macédoine, Cicéron n’a
pas sauvé la République romaine.
4937 Mille et une nuits, 2008.
4938 On a parlé souvent, depuis Roland Barthes, d’une rhétorique de l’image, mais au prix d’une
confusion entre la rhétorique et la sémiotique.
4939 En perdant son s final, le logos devenu logo ne développe plus rien, il quitte le champ du
discursif pour s’incruster dans celui de l’obsessionnel.
49. Le divin
 
 
 
Le divin n’est pas le religieux : le panthéisme, le déisme, le théisme et
même l’athéisme sont des philosophies du divin4940., ce ne sont pas des
religions4941.. Le Dieu de Spinoza est-il encore divin ? S’il l’est, il ne l’est
plus au sens du monothéisme judéo-chrétien. En outre, s’il y a du divin hors
du religieux, inversement, le religieux — mieux défini par le sacré —
n’épuise pas le divin : il est par exemple des rites sans divin, au moins
immédiat, et dont la nature religieuse est indéniable.
Le divin n’est pas ce qui appartient à Dieu exclusivement4942.. D’abord
parce que Dieu n’est pas conceptualisable. Dieu n’est ni substance, ni
concept, insiste Levinas. Lorsque Hegel dit que Dieu n’est pas un concept
mais le Concept, c’est au sens particulier qu’il donne au concept comme
réalisation de l’Idée, comme identité effective de l’existence et de
l’essence4943.. Un nom propre est intraduisible. « Dieu » est une fonction
propositionnelle dont le référent est un individu. Dieu, Jéhovah, Allah sont
des noms propres — nomen4944. et pas simplement numen4945.. Poser
leur équivalence ne peut provenir que d’un parti pris œcuménique. Leibniz
avait loué la politique des missionnaires jésuites en Chine qui, sous
l’impulsion de Ricci, avaient identifié Shang ti (le Seigneur d’en haut) et
Tien (le Ciel) à Dieu. Lui-même voyait dans le li, le principe cosmique
d’harmonie dans la pensée chinoise, un analogon de Dieu.
L’équivalence de « dieu » ou a fortiori celle de Dieu avec les dieux n’est
pas moins problématique que l’équivalence du « Dieu » chrétien avec le
principe suprême des autres cultures. Ce fut un thème récurrent de la
religion naturelle, au XVIIIe siècle, que cette idée d’une équivalence
universelle entre tous les dieux comme si les noms et les figures n’étaient
que des apparences contingentes recouvrant une même et unique réalité
fondamentale.
La catégorie du divin permet de mettre entre parenthèses les difficultés
liées à la traduction des noms des dieux. Mais elle ne doit pas tomber dans
le vide d’une unité abstraite supprimant les différences.
Le discours philosophique sur le divin est plus à construire qu’à retrouver.
La théologie — littéralement étude de (D)dieu — est très loin de coïncider
avec une philosophie du divin. Elle n’est pas en fait un discours sur le divin
ni même un discours sur les dieux, elle traite du Dieu unique dans le cadre
de la religion monothéiste (il n’y a pas de théologie africaine traditionnelle
ni de théologie shinto). La théologie correspond plutôt à une branche
particulière de la métaphysique ou de l’ontologie dont l’objet propre est cet
étant singulier que représente l’être suprême4946.. Dans la classification de
Christian Wolff, l’ontologie se divise en générale et en spéciale. La
théologie constitue, avec la cosmologie et la psychologie rationnelle, l’une
des trois branches de l’ontologie spéciale (cette tripartition structure la
Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure de Kant). En
tant que métaphysique, la théologie évacue le divin au profit de l’être de
Dieu. Elle écarte résolument la mythologie qui contient pourtant une bonne
part du discours sur le divin.
S’il convient donc de construire la catégorie du divin comme plus large
que celle de la divinité ou de la déité (Dieu et dieux), il est possible d’en
retrouver une lointaine origine. Les Grecs désignaient par l’adjectif théios
non seulement la nature des dieux mais aussi la qualité de l’excellence. Le
divin (to théion) avait une extension plus large que le dieu (théos). Ni l’Un
du Parménide ni le Beau en soi du Banquet ni le Bien anhypothétique de La
République, par exemple, ne reçoivent de Platon l’appellation de « dieu »
(théos). Pourtant, leur perfection transcendante en fait d’incontestables
figures du divin (théion). Il reste quelque chose de cette conception
platonicienne lorsque dans la langue commune nous disons « divines » des
choses aussi profanes que la beauté physique ou le plaisir des sens. Le
terme appartient à l’emphase publicitaire. Mais il est un domaine
philosophiquement plus sérieux : tout ce qui, du sein même de l’existence
humaine, tend à l’arracher à sa contingence pour lui donner une impression
d’absolu, peut être appelé divin. Ainsi la génération romantique a-t-elle
reconnu dans l’art et dans l’amour des expériences proprement religieuses
(avec le double lien, horizontal et vertical, que la notion de religion
implique4947.) — qui seront par la suite conçues comme des substituts
possibles à la religion. Pour Hölderlin, les dieux de la Grèce ne sont pas les
moyens d’un retour au paganisme mais, dépouillés de leur contingence
historique, les signes de cette puissance qui pousse l’homme au-delà de lui-
même.
 
 
I. L’UNIVERSALITÉ DE LA CROYANCE
 
Si les dieux diffèrent d’une société à l’autre (les religions universalistes
sont l’exception, les religions ethniques, la règle) — la croyance aux dieux,
la notion de divin apparaissent comme universelles. Nous ne connaissons
aucune époque, aucune culture sans dieux, à l’exception des nôtres. Le
constat avait déjà été fait par Cicéron qui y voyait une preuve de l’existence
des dieux (l’argument du consensus). Moins œcuménique, l’évolutionnisme
européo- et monocentriste du XIXe siècle niera les divinités des autres
peuples en les ravalant au rang d’idoles ou de fétiches. Nous savons
désormais non seulement que les « idoles » et les « fétiches » sont des dieux
à part entière, mais que nous aussi avons toujours eu nos fétiches et nos
idoles.
 
 
1. Le sens de cette croyance
 
Cournot forgea le terme de transrationalisme pour désigner la propension,
naturelle à ses yeux, à croire au surnaturel. Mais le concept de surnaturel ne
manque pas de faire problème : peut-il y avoir surnaturel sans
transcendance, donc sans Dieu infini et absolu ? Le surnaturel transporte
l’équivoque attachée à l’adjectif « naturel » — qui renvoie aussi bien à la
réalité physique qu’à la réalité commune. Un phénomène peut être au-delà
du commun sans être pour cela méta-physique. C’est pourquoi la notion,
plus large, plus indéterminée, d’invisible semble mieux convenir.
 
A. L’invisible
 
« Les dieux, c’est un mode de révélation du réel, c’est pour cette raison,
disait Lacan, que tout progrès philosophique tend, de par sa nécessité
propre, à les éliminer »4948.. La doxa philosophique depuis Platon donne
comme constitutive de la doxa la soumission aux apparences (voir le mythe
de la caverne). La doxa scientifique depuis Copernic donne comme
constitutifs de l’ignorance et du préjugé l’anthropocentrisme et
l’anthropomorphisme. Or nous constatons, à rebours de ces critiques et
dénonciations, que partout et toujours les hommes ont cru à l’évidence
objective d’un monde de l’invisible, par définition inapparent et
extrahumain. Il existe, historiquement parlant, une évidence de
l’invisible4949.. On peut nier son existence, on ne peut en revanche nier
qu’il ait été un objet de croyance et une source d’action universels. Le divin
commence toujours par être invisible4950. ; ce n’est qu’ensuite que la force
prend forme.
D’où vient cette croyance contre les évidences ? Lucrèce, matérialiste
épicurien, donne cet argument en faveur de l’atomisme (l’idée que la
matière est constituée d’éléments eux-mêmes invisibles) : le vent. Sa force
est évidente — elle arrache les arbres les plus massifs, et pourtant elle ne se
voit pas. La pensée elle aussi est une force qui ne se voit pas mais dont les
effets sont évidents : n’est-elle pas à l’origine des actions, des émotions, des
projets ? On comprend ainsi l’assimilation de l’esprit méta-physique au
vent physique : en sanskrit, « âme » se dit atma qui signifie « souffle »
(d’où l’atmosphère, via le grec) ; en grec anémos, le vent, a donné anima et
animus en latin ; spiritus en latin, « l’esprit », vient de spirare, qui signifie
respirer, ruah en hébreu, « le souffle », veut dire le vent aussi etc4951..
La parole elle non plus ne se voit pas mais elle également est sensible (elle
s’entend) et a des effets sensibles (elle bouleverse les êtres et les choses).
L’invisible est la nature même de l’ordre symbolique (le logos, pensée et
langage).
Mais sans doute au langage et à la pensée convient-il d’ajouter le monde
des morts. Le mort n’est plus visible — mais son fantôme vient hanter les
rêves. Si, dans la mythologie grecque, Hypnos (le sommeil) et Thanatos (la
mort) sont frères, c’est qu’il existe dans les nuits de l’esprit une expérience
à la fois très banale et extraordinaire — celle de la connivence de l’homme
avec le monde de l’invisible. La croyance en l’invisible dédouble la réalité
empirique — l’invisible est métempirique. Il n’est (du moins à l’origine) ni
transcendant ni transcendantal. Comme l’art le montre, dans les civilisations
anciennes, en Égypte en particulier, le monde des morts et celui des dieux
s’interpénètrent.
La croyance en l’invisible d’où sort le divin signifie que rien ne saurait
être épuisé par l’union du mondain et de l’humain. Non seulement le divin
comme invisible n’est pas un réel affaibli, inconsistant telle l’ombre par
rapport à l’être ou à la chose, mais il redouble le réel d’intensité en un
surréel qui lui donne sens.
 
B. La mesure par la démesure même
 
Le principe de la divinité est la représentation de l’esprit comme autre que
soi. Cet autre est toujours conçu comme supérieur. Il marque la borne
supérieure par laquelle l’homme se jauge et se juge. Il dessine en négatif la
figure de l’homme en déterminant ce qu’elle n’est pas (sage, toute-
puissante, immortelle etc.).
L’être humain se définit à l’intérieur d’un triangle du non-humain dont les
trois sommets sont occupés par le divin, l’animal et la machine4952.. Dans
les sociétés sans machines ou qui n’ont que des machines simples, la
confrontation se fait avec l’animal et le divin. Or l’animal étant presque
toujours assimilé au divin, reste le dialogue de l’homme et du dieu grâce
auquel le premier cherche à percer son propre mystère. En somme, et tel
sera le point de vue de la croyance, le divin ne serait que le détour par
lequel l’être humain, cet oedipe, s’efforce de répondre à l’énigme de ce
sphinx qu’est sa nature.
 
 
2. Les raisons invoquées
 
Si la croyance au divin est universelle, elle doit pouvoir être rapportée à
des causes elles-mêmes universelles. Celles-ci sont de trois ordres : a)
gnoséologiques : les dieux ont pour fonction d’expliquer les phénomènes
que l’être humain ne comprend pas immédiatement, que ces phénomènes se
déroulent à l’extérieur de lui (la foudre, la nuit, la mort etc.) ou bien à
l’intérieur de lui (le rêve, le pressentiment) ; b) sociologiques et politiques :
les dieux ont pour fonction d’unir les membres d’une communauté autour
de principes et de normes acceptés de tous ; ils sont les signes à la fois
d’une appartenance et d’une identité ; c) psychologiques : ou bien on
insistera sur le caractère réconfortant de la croyance aux dieux (où Freud
repère la projection de la figure parentale), ou bien on déplorera la faiblesse
et la folie de l’esprit humain incapable de réflexion et de critique. Ces trois
ordres d’explication ne sont pas mutuellement exclusifs. Il est possible,
voire nécessaire, de les regrouper au sein d’une synthèse.
 
A. Les raisons gnoséologiques
 
Selon la conception intellectualiste de la mythologie et de la religion,
celles-ci seraient, avant que la raison ne construisît philosophie et science,
des systèmes de pensée rendant compte, de manière encore grossière ou
métaphorique, de la totalité de l’étant. Tel est le point de vue défendu par
Auguste Comte qui voit dans l’état théologique (dit également fictif) le
premier des trois états de l’intelligence humaine, avant le métaphysique et
le positif. L’évolutionnisme du XIXe siècle (Herbert Spencer) conservera ce
schéma : le divin est un principe de causalité et de finalité chez les
individus et les peuples qui n’ont pas encore accédé à la véritable nature des
choses. En fait, le divin ne vaudrait que pour un concept et une loi encore
inaccessibles, comme causalité et finalité imaginaires. Lorsque les
véritables causes et les finalités véritables sont connues, le divin devra
disparaître : ainsi Marx affirme-t-il que le télégraphe élimine Mercure.
 
B. Les raisons sociales et politiques
 
Dans les sociétés traditionnelles, l’ordre et la puissance de la société elle-
même sont considérés comme suffisamment stables pour être réputés des
manifestations du divin. Tel est le point de vue de Durkheim : le divin n’est
autre que la force hypostasiée du collectif. Ainsi comprend-on que les lois
aient d’abord été considérées comme divines, que les chefs aient été
vénérés et craints comme des êtres divins (le théologico-politique a subsisté
jusqu’à l’apparition de l’idée d’une souveraineté populaire). Dans les
sociétés anciennes et traditionnelles, une même loi est censée régir l’ordre
naturel et l’ordre de la société. Le divin renvoie à la stabilité éternelle, seule
capable de contrecarrer l’angoisse issue du caractère éphémère de toutes
choses.
 
C. Les causes psychologiques
 
La critique rationaliste englobe le point de vue gnoséologique et le point
de vue psychologique : l’idée du divin serait le signe le plus visible de la
faiblesse et de la folie des hommes. Sur elle se greffe la théorie de
l’imposture, très en vogue au siècle des Lumières. La faiblesse d’une telle
interprétation tient au fait qu’elle présuppose un groupe d’individus
calculateurs et cyniques, se tenant à l’écart d’une religion dont ils
profiteraient.
La conception développée par Ludwig Feuerbach dans L’Essence du
christianisme, et qui fut l’une des sources de la théorie marxienne de
l’aliénation, évite les difficultés d’une telle interprétation. Pour Feuerbach,
c’est l’homme en tant qu’espèce qui se projette dans la figure du divin,
laquelle se nourrit d’elle et lui suce la vitalité comme un vampire. « Dieu
est l’essence humaine »4953. et pourtant il ne doit son existence qu’à son
inhumanité et à son extrahumanité. Par le divin, l’humain
contradictoirement se dépossède et se reconnaît.
Pour Freud, c’est le besoin de protection qui est à l’origine de la croyance
au divin. L’idée de Dieu s’enracine dans l’expérience de la détresse
(Hilflosigkeit) du petit enfant. Dieu est le substitut symbolique du Père et il
a sur le père réel cet appréciable avantage d’être à l’abri des déceptions de
l’expérience. Freud relie la croyance en Dieu au parricide originaire dont il
fait un mythe dans Totem et Tabou : les fils ligués contre le père le tuent et
exorcisent leur meurtre en le divinisant. Cette théorie de la projection,
différente de celle de Feuerbach en ce qu’elle place les motions
inconscientes au premier plan, permet à Freud d’expliquer un certain
nombre d’éléments. Si le Dieu unique des monothéistes est dépourvu de
sexualité (dans la Trinité chrétienne, Dieu le Père engendre le Fils par une
génération toute spirituelle), c’est que pour l’enfant la sexualité du père est
psychiquement inassimilable. Il en va de même avec la sexualité de la mère
d’où la figure des déesses vierges dont Marie est l’ultime représentation.
 
 
II. LES EXPRESSIONS DU DIVIN
 
L’invisible même doit apparaître. Pour les Anciens, la visibilité du divin
ne faisait pas de doute : les astres sont des dieux (de là le sens profond,
oublié, de l’astrologie)4954. ou bien des mortels élevés au rang des dieux.
Certaines religions seront tentées par une solution radicale : celle de récuser
toute théophanie, toute phénoménologie du divin. « Si tu rencontres Dieu,
tue-le, énonce un dicton bouddhiste ; ce n’est pas lui ». Telle est l’aporie sur
laquelle bute le Moïse de Schönberg4955. : comment représenter
l’irreprésentable ?
 
 
1. Le numen
 
Dans Le Sacré, Rudolf Otto définit celui-ci par le mot latin de numen,
puissance mystérieuse, au cœur de toutes les religions et qui induit chez
l’être humain un comportement ambivalent, à la fois terrifié et fasciné,
horrifié et séduit — d’où les deux modes appelés par Otto numen
tremendum et numen fascinosum. En cette ambivalence on reconnaîtra la
contradiction même où se débat et dont vit l’inconscient.
L’effroi du numen tremendum peut être suscité par des phénomènes
extérieurs, naturels (la nuit, la mort, les cataclysmes) ou par des
phénomènes vécus dont le rêve est probablement le plus énigmatique.
L’effroi vient d’une force à la fois considérable, invisible et inexplicable.
Bien des phénomènes suscitent en l’homme un sentiment d’admiration
(numen fascinosum) — la lumière4956. du soleil, les heureuses rencontres
de l’existence. Le sacrifice religieux provient d’un mélange de crainte et de
gratitude.
 
 
2. L’agalma
 
Le terme en grec renvoie à un objet précieux — il peut signifier l’image
des dieux. Par l’image (peinte ou sculptée) l’absence est vaincue : la
représentation tient lieu d’une présence impossible. Une théorie récente
interprète les peintures rupestres de la Préhistoire comme des images
chamaniques destinées à faire apparaître les esprits — la paroi rocheuse
étant l’écran qui sépare les deux mondes. Presque toutes les civilisations ont
accordé aux images un pouvoir surnaturel. À Byzance et en Inde, des
statues trouvées en terre étaient dites acheiropoïètes, non faites de main
d’homme : le dieu lui-même était censé les avoir sculptées.
L’idole et l’icône expriment toutes deux le divin, mais de manière
différente. L’idole est la divinité même, matérialisée dans un objet (le plus
souvent une statue). L’icône est sa représentation (non sa présence) ; elle est
sacrée, et, en tant que telle, vénérée, mais elle n’est pas d’essence divine et
donc n’est pas l’objet d’adoration. L’iconoclasme est le point de vue selon
lequel l’iconophilie (la vénération des images) est nécessairement de nature
idolâtre (adoratrice). À l’opposé, l’iconolâtrie voit dans une icône une idole,
mais pour l’adorer pareillement. Entre les deux, le catholicisme différencie
radicalement l’adoration qui s’adresse à Dieu et la vénération qui porte sur
les images. Les religions iconoclastes (judaïsme, islam, protestantisme)
n’admettent pas semblable distinction : toute représentation est pour elles
une trahison. L’importance de la musique dans le culte religieux vient de la
puissance propre à cet art d’évoquer le sublime sans avoir à lui donner des
formes visibles.
 
 
3. Le dit et l’écrit
 
Le divin peut également s’exprimer par le dit — plus fondamental que la
parole. Les dieux du polythéisme n’ont rien à dire aux hommes : Apollon et
Aphrodite sont muets4957.. Le Dieu unique, en revanche, a quelque chose à
dire d’essentiel aux hommes. Pour que ce dit soit divin, il faut que la langue
qui le véhicule soit sacrée : tel est le cas du Sanskrit ou de l’arabe. La
divinisation de la puissance ne va pas sans celle de la langue.
Transmis directement ou par le truchement d’un prophète, le dit de Dieu
est censé s’exprimer dans la transparence d’une langue qui ignore l’abîme
séparant l’ordre symbolique de l’ordre ontologique. Il suppose résolu
également ce paradoxe : l’immanence d’un sens transcendant4958..
Le dit est généralement sanctifié par l’écrit : le Livre saint est le
dépositaire du dit de Dieu4959.. Dans les synagogues sans images, l’objet
le plus précieux est le rouleau de la Thora et c’est pour diffuser la Bible que
Gutenberg inventa l’imprimerie.
Cela étant, l’inexprimable peut contradictoirement exprimer le divin
mieux que ne le ferait le langage parlé ou écrit. L’inexprimable est le
répondant du silence — que toutes les traditions religieuses ont fini par
rencontrer. Moko-funi, le « non-deux silencieux » : telle est l’expression,
utilisée dans le cadre zen, de l’une des formes prises par le bouddhisme au
Japon ; c’est dans le silence, en effet, que se manifeste le mieux l’essence
non duelle de la réalité, la Vraie Nature ou nature de Bouddha, inhérente à
tous les phénomènes.
 
 
4. Le miracle et la grâce
 
Le divin agit. Ses voies ne peuvent être ordinaires. Inversement,
l’expérience de l’extraordinaire a partout été rapportée au divin. Garants de
l’ordre des choses, les dieux sont également les mieux placés pour le
troubler. Cela dit, il semble que les notions de miracle (intervention
surnaturelle sur les événements) et de grâce (intervention surnaturelle sur
les états de l’existence) soient inséparables du contexte monothéiste de la
transcendance divine. Si le miracle et la grâce ont été l’objet de longues
controverses, c’est qu’ils mettent en évidence l’une des nombreuses
contradictions spéculatives où se débat le monothéisme : alors que la
sagesse et la justice de Dieu semblent impliquer le maintien de
l’ordonnance, sa puissance paraît exiger son intervention active — au prix
même d’une dérogation de l’ordre.
 
 
III. MODES D’EXISTENCE DU DIVIN
 
Malraux parlait, à propos de l’art, de la métamorphose des dieux. Dans le
domaine des religions, il faudra attendre les temps modernes pour
comprendre cette métamorphose. Par christianocentrisme, l’Occident ne
voulait reconnaître que deux types de religion : le monothéisme et le
paganisme (polythéisme). Le progrès historique de la forme faible
(polythéiste) à la forme forte (monothéiste) ne faisait de doute pour
personne. De Hegel à Spencer en passant par Auguste Comte, tous
interprétaient l’histoire des religions en fonction de la révélation finale de
l’Unité.
David Hume était persuadé qu’au moment de la naissance du
christianisme toute l’humanité était polythéiste4960.. Or les historiens ont
montré depuis qu’il y eut des monothéismes originaires — dont le culte de
la déesse-mère constitue une expression — à partir desquels des
polythéismes se sont constitués. Le mouvement de l’un au multiple (la
fonction, l’attribut ou l’exploit d’un dieu devenant une divinité
indépendante) n’est pas moins commun que le mouvement inverse du
multiple à l’un.
Par ailleurs, la pensée de l’unité du divin ne peut sans précaution être
appelée monothéiste. Platon, Aristote, Plotin croient tous les trois à l’unité
du divin. Il est difficile de dire qu’ils sont monothéistes, dans la mesure où
l’adjectif semble renvoyer prioritairement à l’affirmation de la personnalité
du Dieu unique et pas seulement à celles de son individualité. De fait, la
dualité du personnel et de l’impersonnel paraît pour la conception du divin
au moins aussi importante que la dualité de l’unité et de la multiplicité.
Jéhovah, Allah, et Dieu (chrétien) n’ont pas seulement une individualité
comme Zeus ou Héraclès, ils ont une personnalité (un moi et pas seulement
un soi). Un dieu est une personne à partir du moment où il peut être un Tu
ou un Il pour un moi. Et c’est peut-être la personnalité plus encore que
l’unicité (dans la mesure où la personnalité transcendante ou infinie ne peut
être qu’unique) qui constitue le caractère spécifique du monothéisme.
Le monothéisme est la religion pour laquelle Dieu ne saurait avoir
d’Autre.4961. Pour préserver l’unicité divine, le philosophe arabe al-Farabi
disait de Dieu que non seulement il n’a pas de contraire mais aussi qu’il n’a
pas de définition car une définition impliquerait qu’il est divisible selon le
genre et l’espèce. Comme déploiement de la multiplicité pure du divin, le
polythéisme est peut-être plus rare qu’on ne le pense. Et de même qu’il
existe des tendances à la séparation qui travaillent sourdement les
monothéismes, même les plus stricts4962., il existe inversement, au cœur
des polythéismes, une dynamique de la réunion. Celle-ci peut concerner les
dieux des différentes sociétés : chez les Romains, l’interpretatio était la
reconnaissance de la ressemblance, voire de l’identité des dieux des
différents peuples sous des noms divers. À l’opposé des Sémites pour qui le
dieu adverse était un ennemi qui à la guerre devait périr comme le roi, les
Romains, comme tous les Indo-Européens, pensaient que le dieu de l’autre
était disponible et qu’on pouvait s’attirer sa bienveillance. D’où le rituel de
l’evocatio par lequel ils attiraient dans leur camp les dieux étrangers.
Certes, le christianisme ne fera pas preuve d’autant de tolérance objective
— mais caractéristique à cet égard est l’attitude hésitante qu’il eut, dans les
premiers temps, vis-à-vis des dieux païens : tantôt ceux-ci étaient identifiés
à leurs idoles, tantôt ils étaient conçus comme des démons, tantôt ils étaient
assimilés aux astres, tantôt prévalait l’interprétation évhémériste4963.. Quoi
qu’il en soit, on ne trouve pas la solution radicale qui eût consisté à dire : ils
n’existent pas, ce sont de simples fantasmes. Bien plus, le christianisme fut
davantage accueillant aux divinités étrangères qu’on ne le pense : dans La
Survivance des dieux antiques4964., Jean Seznec montre comment les
divinités gréco-romaines ont continué de vivre avec des formes multiples
sous la domination chrétienne. La christianisation du monde n’alla pas sans
accommodements locaux (au Brésil et dans nombre de pays africains
officiellement chrétiens, les cultes syncrétiques sont désormais
majoritaires). On appelle théocrasie la tendance à fondre diverses divinités
en une seule : en Inde comme à Rome, nombre de divinités sont ainsi nées
par condensation.
Subjectivement, dans la représentation du fidèle, le mouvement vers
l’unité est fréquent. Mais la monolâtrie (culte d’un seul Dieu) n’est pas
nécessairement monothéiste (croyance en un dieu unique). Max Müller a
introduit le terme d’hénothéisme pour désigner l’adoration d’un Dieu
unique impliquant l’acceptation de l’existence d’une pluralité d’autres
dieux. Tel était le cas du judaïsme ancien : Yahvé était le Dieu unique des
Hébreux mais les peuples voisins avaient d’autres dieux, que les Hébreux
eux-mêmes ont considérés d’abord comme des dieux « réels ». Ce n’est
qu’au fil du temps que le monothéisme juif devint exclusiviste.
Il existe une autre forme d’hénothéisme : lorsque dans le cadre formel du
polythéisme, une seule divinité est adorée — toutes les autres étant
considérés comme des manifestations diverses de sa puissance. Ainsi, tout
en reconnaissant l’existence de 33 millions de dieux4965., les hindous sont
ou bien shivaïtes ou bien vishnouites. Le Seigneur (Ishvara) des Upanishad
est unique comme le brahman, le principe absolu.
Avec le principe, le divin ne fait pas que changer de visage : il le perd. Au
XVIIIe siècle, dans le cadre d’une religion naturelle récusant les dogmes et
les rites comme autant d’enfantillages, apparaissent deux conceptions du
divin, que la religion instituée assimilera à l’athéisme (encore difficilement
avouable) : le déisme et le théisme. Le sens de ces deux termes varie d’un
auteur à l’autre. Les points communs sont plus aisément repérables que les
différences : le déisme et le théisme croient en une puissance divine
organisant le monde (l’Être suprême, le grand architecte de l’univers).
Rousseau écrit dans « La profession de foi du vicaire savoyard » : « Je crois
donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le
vois, ou plutôt je le sens…»4966.. Mais « gouvernement » n’est pas
création. Rousseau dit ne pas savoir si le monde est créé ou éternel.
Le déisme dissocie la Providence de l’Histoire. Pour Voltaire, Dieu est
Dieu de la nature, et non Dieu de l’humanité. Le théisme, pour sa part,
conserve la dimension personnelle et active de la divinité unique.
Le panthéisme est une conception du divin qui l’identifie à la réalité du
monde. Victor Hugo écrit : « Si l’infini n’avait pas de moi, le moi serait sa
borne ; il ne serait pas infini ; en d’autres termes, il ne se serait pas. Or il
est. Donc il a un moi. Ce moi de l’infini, c’est Dieu »4967.. Mais pour le
panthéisme c’est l’existence du moi (et non son absence) qui serait pour la
divinité sa borne. Le plus ancien texte stoïcien que nous ayons conservé est
l’Hymne à Zeus, de Cléanthe. Il témoigne d’une conception universaliste de
la puissance divine qui débouchera sur le panthéisme. Le texte de Cléanthe
est une prière adressée à un Maître et à un Père4968. souverain dans l’ordre
physique des êtres comme dans l’ordre moral des actes.
Aristote identifiait cosmos, ouranos (le ciel) et théion (le divin). Rien de
panthéistique néanmoins dans sa pensée. Le panthéisme présuppose
l’identité du divin et de la totalité de l’étant. Ainsi le stoïcisme voit-il dans
la Nature une divinité universelle dont chaque être serait comme une partie
— à la manière dont chaque étincelle est une partie du feu central4969..
Plus tard, le panthéisme se fondera rationnellement sur la nécessité d’un
infini englobant et objectera au théisme deux arguments. Si Dieu est infini,
il n’a pas pu créer un monde extérieur à lui puisque par définition rien ne
saurait être ajouté à l’infini ; Dieu ne peut donc être à la fois créateur et
infini. Deuxième argument : si le monde est différent de Dieu, alors il
représente pour lui une limite ; or l’infini est ce qui n’a pas de limites, donc
ou bien il n’est pas infini ou bien il englobe le monde.
Mais si le panthéisme identifie Dieu et l’univers, cette identification peut
recouvrir deux orientations distinctes : ou bien c’est Dieu qui est identifié à
l’univers, ou bien c’est l’univers qui est identifié à Dieu. On peut, en effet,
distinguer la divinité du cosmos (tout est Dieu) et la cosmicité de Dieu
(Dieu est tout4970.). C’est pour différencier ce second type de panthéisme
du premier que Karl Krause a forgé le terme de panenthéisme4971..
 
 
IV. LA NATURE DU DIVIN
 
Le divin est extrahumain : surhumain mais aussi inhumain. Il se mesure
d’une part à l’humain, de l’autre au démoniaque.
 
 
1. Le divin et le démoniaque
 
Un être surnaturel n’est pas nécessairement divin : tel est le cas des
monstres de la mythologie grecque (sirènes, harpies, sphinx etc.). Le
démoniaque est le surnaturel contre les dieux (antidivin). Dans nombre de
religions, les démons sont des dieux vaincus, déchus — les anciens dieux
des peuples conquis, par exemple. Le christianisme a donné au démon une
dimension exclusivement maléfique, satanique, mais étymologiquement le
daïmôn participe au divin, ce dont rend compte le démonique de Goethe. Le
« démon de Socrate » n’était pas un diable, mais une puissance supérieure,
de nature divine, réellement.
C’est le monothéisme qui a fait du démoniaque la puissance adverse du
divin. Dans nombre de mythologies polythéistes, les dieux et les « démons
» sont deux groupes de dieux antagonistes (Devas et Asuras en Inde, Ases
et Vanes en Scandinavie) — que l’opposition manichéenne du Bien et du
Mal tend à dénaturer.
Il existe donc un démon divin et un démon antidivin mais même ce dernier
participe d’une nature divine. Seulement il aura à charge le maléfice.
Une conciliation est possible : les gnostiques synthétisent dans la figure du
démiurge le divin et le démoniaque : un démiurge bien différent de celui
que Platon imagine dans son Timée4972..
 
 
2. Le divin et l’humain
 
Entre l’ordre de l’humain et celui du divin on peut postuler ou bien une
univocité ou bien une équivocité. La première suppose des modes
semblables (d’être, de savoir etc.), la seconde, des modes irréductiblement
dissemblables.
 
A. Critique de l’anthropomorphisme
 
La saisie du divin dans sa nature spécifique ne va pas sans la critique de
l’anthropomorphisme. L’Être ou la Sphère de Parménide est si abstraite que
la tentation de l’anthropomorphisme est conjurée. Son disciple Xénophane
de Colophon dit dans un fragment que si les bœufs avaient eu des dieux, ils
les auraient représentés sous la forme de bœufs. Cette critique
philosophique de l’anthropomorphisme est peut-être la source de
l’iconoclasme. Dans Euthyphron, Platon raille ceux qui croient plaire aux
dieux par leurs prières et leurs offrandes. La véritable piété consiste à être
juste et puisque la sainteté est une manière de justice divine, la meilleure
façon d’agréer aux dieux est d’être le plus juste possible.
Thomas d’Aquin dit de l’homme face à Dieu qu’il est semblable à un
hibou devant la lumière mais le Docteur Angélique croit qu’il est possible
de rationaliser les dogmes et les mystères de la foi.
Le mystère du Dieu caché (Bible) et du Dieu inconnu (néoplatonisme)
contredit frontalement cet optimisme spéculatif. Si le divin nous était
entièrement accessible, il ne serait plus le divin. On ne peut pas voir Dieu
sans mourir, dit un dicton. Cette obscurité inaccessible à la raison, Jean de
la Croix l’appellera « la nuit mystique », Jakob Böhme, l’Ungrund, le sans
fond.
La théologie négative (dite apophatique) du Pseudo-Denys l’Aréopagite a
été la plus radicale pensée d’un Dieu sans qualité : seule la négation
sauvegarde l’infini, toute affirmation étant une détermination. L’Inde a
connu également ce mouvement de pensée : le brahman n’est ni ceci ni cela
(neti…neti). L’absolu est hors détermination4973..
En tirant les idées du côté de l’infini, les limitations tombent. Si Dieu est
au-dessus de la raison humaine, alors il transcende jusqu’à ses principes, et
en particulier celui de contradiction. En Dieu, soutient Nicolas de Cues, les
opposés coïncident car à l’infini les valeurs finissent par verser dans leurs
contraires : de même que la courbe d’un cercle tend vers la droite lorsque le
rayon tend vers l’infini, en Dieu le maximum et le minimum se rejoignent.
Cette coïncidence des opposés (coincidentia oppositorum) n’a pas de
validité universelle, elle ne vaut que pour Dieu. La connaissance de ce
caractère inverse l’ordre apparent de la connaissance humaine : telle est la «
docte ignorance », étrangère à la raison mais que l’intelligence peut saisir
(pour Nicolas de Cues, comme pour les penseurs médiévaux d’une manière
plus générale, l’intelligence qui voit est une faculté transcendant la raison
qui calcule et déduit).
La thèse centrale défendue par Ludwig Feuerbach dans L’Essence du
christianisme est que l’essence de Dieu est en fait l’essence même de
l’homme, le divin n’est qu’une projection de l’humain. Ce n’est pas Dieu
qui est le modèle de l’homme mais l’homme qui est le modèle de Dieu.
 
B. La perfection, la transcendance, l’infini
 
Gilgamesh le tout-puissant découvre qu’il ne peut pas être un dieu4974..
Le « Connais-toi toi-même » inscrit sur le fronton du temple de Delphes et
que Socrate a pris pour devise n’a pas le sens introspectif que la modernité
est tentée d’y voir ; il signifie : toi qui entres dans le temple du dieu, sache
que tu n’es qu’un homme.
La Sphère de Parménide ainsi que la définition aristotélicienne de Dieu
comme « pensée de la pensée » exprimait déjà l’idée de perfection. Or
celle-ci n’était pas un attribut des dieux auxquels le peuple croyait dans
l’Antiquité. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin n’aura pas de peine à
dénoncer l’immoralité des dieux romains.
Le Livre des XXIV philosophes4975. énonce dans sa thèse II : « Dieu est la
sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». La
formule sera reprise par Nicolas de Cues et par Pascal, lequel la rendra
célèbre. L’idée de sphère comme symbole d’infini remonte aux Grecs et
plus particulièrement aux Éléates. C’est Xénophane de Colophon qui
appliqua l’image à Dieu. Dans son traité Du ciel Aristote rappelait
qu’aucune sphère ne saurait être infinie, qu’aucun corps ne saurait être
infini. Dire que Dieu est une sphère infinie, c’est dire qu’il n’est pas un
corps.
D’Aristote à Hegel, Dieu a été identifié ou réduit à une Idée — d’où la
protestation d’un Kierkegaard. L’entreprise spéculative connue sous le nom
de « preuves de l’existence de Dieu » représente une revanche de la pensée
humaine sur le traumatisme de Gilgamesh.
Ces preuves ont reçu de Kant, leur critique le plus déterminé, leur
désignation. Elles se rangent en une triade organisée autour des idées
d’existence, de création et d’ordre.
Les preuves métaphysiques reposent sur des idées de la raison. La preuve
ontologique est la plus célèbre, on la doit à saint Anselme. Elle repose sur
l’idée de « plus grand » : il y a dans notre intelligence quelque chose de tel
que l’on ne peut rien concevoir de plus grand4976.. Or le plus grand
concevable ne peut exister que dans l’intellect : un être qui ne serait que
pensé sans exister serait « moins grand » et contredirait par conséquent
l’idée de l’être le plus grand. Ce point de vue que l’on peut dire « quantitatif
» sera plus tard exprimé par Feuerbach lorsqu’il dira de l’idée de Dieu
qu’elle est « l’intégrale de toutes les réalités, c’est-à-dire l’intégrale de
toutes les vérités de l’entendement. Ce que je reconnais dans l’entendement
comme essentiel, je le pose en Dieu comme étant : Dieu est ce que
l’entendement pose comme suprême »4977.. La thèse VI du Livre des XXIV
philosophes qui énonce que « Dieu est celui en comparaison de qui la
substance est accident et l’accident rien »4978. est l’expression de cette
suprématie.
Les preuves par les idées d’infini et de parfait telles qu’elles ont été
exposées par Descartes sont des variantes de la preuve ontologique.
L’existence étant une perfection, elle appartient nécessairement à l’essence
de l’être souverainement parfait4979.. Ainsi Descartes passe-t-il du plan
quantitatif (la grandeur) au plan qualitatif (la perfection). La preuve par
l’idée d’infini figure dans la Méditation troisième : « Encore que l’idée de
la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je
n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être
fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût
véritablement infinie ». Descartes rejette l’objection selon laquelle l’idée
d’infini serait forgée par simple négation du fini : il ne serait pas possible de
savoir que l’on doute et que l’on désire, c’est-à-dire que l’on manque de
quelque chose et que l’on n’est pas parfait s’il n’y avait pas en soi l’idée
d’un être plus parfait. En fait Descartes ne peut penser la réalité de la
négation : une idée doit nécessairement représenter ce dont elle est idée.
On a parfois regroupé la preuve cosmologique (fondée sur l’idée de Dieu
comme cause nécessaire de l’existence du monde) et la preuve téléologique
ou physico-téléologique (fondée sur l’idée de Dieu comme cause nécessaire
de l’harmonie du monde) dans la catégorie des preuves « physiques » par
opposition aux preuves métaphysiques mais il est clair que les idées
d’origine, d’ordre universel et de finalité sont davantage métaphysiques que
physiques.
Aristote avait posé la nécessité d’un moteur immobile pour expliquer les
mouvements du monde : toute chose mue a un moteur, lequel est mû à son
tour. Il doit y avoir, pour arrêter cette chaîne de causalité qui risque de nous
entraîner dans la régression infinie, un premier moteur immobile. Thomas
d’Aquin reprendra ce raisonnement. La preuve cosmologique, parfois dite «
par la contingence du monde »4980. déduit l’existence nécessaire de Dieu
de celle, contingente, du monde. Elle repose sur le principe que rien ne
saurait surgir de rien (nihil ex nihilo). Et pour couper court à l’objection
selon laquelle si Dieu existe il devrait avoir une cause, la métaphysique a
forgé spécialement pour Dieu la notion de cause de soi4981..
Le démiurge platonicien n’était qu’organisateur, comme les dieux de la
mythologie. La création sera pensée comme un acte absolu4982., le
privilège d’un Être tout-puissant. Les théories de l’émanation, appuyées sur
les paradigmes physiques de la lumière et de la chaleur, et assimilant Dieu
au soleil, seront considérées comme hétérodoxes : elles suppriment la
transcendance4983..
Plusieurs modèles concurrentiels seront utilisés pour figurer le Dieu
créateur : celui de l’artiste (déjà présent chez Platon), celui de l’architecte
(voir le Grand Architecte de l’univers de la franc-maçonnerie), celui du
calculateur (« Dum Deus calculat, mundus fit »4984., disait Leibniz), celui
de l’horloger (Voltaire). La théorie du retrait (tsimtsoum) développée par la
kabbale a représenté une conception originale et unique de l’acte de la
création : Dieu se retire pour ouvrir un espace dans lequel le monde pourra
prendre place.
La preuve téléologique repose à la fois sur la notion d’un ordre universel
et sur l’idée de finalité. La Nature aveugle ne pouvant rien prévoir par elle-
même, il est indispensable de poser l’existence d’une Providence organisant
la totalité de l’être du monde4985.. La théorie du « Dessein Intelligent
»4986. proposée par certains courants fondamentalistes protestants
américains est la dernière expression de ce finalisme universel.
« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, non des philosophes et des savants
», écrit Pascal dans son Mémorial. Dans ses Pensées, Pascal a cette formule
: « Dieu sensible au cœur ». Dieu ne se prouve pas, il s’éprouve. D’où la
nécessité d’un pari.
C’est d’un point de vue logique et non religieux comme Pascal que Kant
s’attaquera aux preuves de l’existence de Dieu, où il verra le signe des
illusions dans lesquelles la raison tombe lorsqu’elle prétend se servir des
catégories de l’entendement pour constituer une connaissance
métaphysique. « Dieu » est une Idée, comme l’âme et le monde, et non un
concept. Il ne peut avoir d’usage que régulateur, pour la raison pratique.
La théologie transcendantale, qui constitue avec la cosmologie et la
psychologie transcendantale l’une des trois parties de la Dialectique
transcendantale, se présente sous la forme d’une ontothéologie lorsqu’elle
prétend faire dériver Dieu de l’être abstrait et d’une cosmothéologie
lorsqu’elle prétend le faire dériver du monde. C’est dans l’Idéal de la raison
pure, qui est un chapitre de cette Dialectique transcendantale, que Kant fait
la critique des preuves de l’existence de Dieu.
La preuve ontologique avait déjà été contestée par Thomas d’Aquin
lequel, contre saint Anselme, avait jugé illégitime le passage du logique à
l’ontologique, du concept à l’être. La critique thomiste est d’autant plus
décisive que son auteur avait pris une option métaphysiquement audacieuse
en interprétant le Dieu de la révélation en termes d’être et en l’identifiant au
fondement des étants4987..
Le jugement d’existence est toujours synthétique, dit Kant, l’être n’est pas
une détermination mais la position de certaines déterminations4988.. L’être
n’est pas un prédicat mais la condition de possibilité de la prédication4989..
La preuve ontologique présuppose en réalité l’existence de ce qu’elle est
censée déduire, elle est circulaire. Si dans un jugement d’identité on
supprime le prédicat et qu’on conserve le sujet, une contradiction surgit et
c’est la raison pour laquelle on dit que le prédicat appartient de manière
nécessaire au sujet. Mais si l’on supprime le sujet en même temps que le
prédicat, il ne surgit aucune contradiction car alors il n’y a plus rien avec
quoi il puisse y avoir contradiction. Poser un triangle et en supprimer les
trois angles, est contradictoire ; mais supprimer le triangle en même temps
que ses trois angles, ne constitue pas une contradiction. L’athéisme n’est
pas logiquement contradictoire4990..
Contre la preuve cosmologique, deux objections principales ont été
avancées : a) l’idée de cause nécessaire de l’univers n’implique pas celle de
la création par un Dieu suprême ; b) puisque l’idée de cause de soi est
admise pour Dieu, pourquoi ne pas l’admettre pour le monde ? Contre la
preuve physico-téléologique, il a été objecté qu’elle renvoie à un architecte
ou à un organisateur mais non pas nécessairement à un créateur. Et puis,
bien des désordres (à commencer par le mal) relativisent la prétendue
harmonie du monde.
Les preuves de l’existence de Dieu n’ont jamais convaincu quiconque.
Elles n’ont servi que d’appui psychologique à ceux qui croyaient déjà. Ce
ne sont pas des preuves au sens rigoureux du mot, mais des arguments,
contestables comme tous les arguments4991..
 
C. Les passages
 
Ils peuvent se faire dans les deux sens : du divin à l’humain et de l’humain
au divin. L’âge classique chrétien avait fini par identifier le Christ (Dieu
incarné) et Hercule (mi-homme mi-dieu en tant que héros)4992.. Les deux
sens étaient confondus mais l’idée de passage était conservée.
Du divin à l’humain, le passage est conçu comme une descente. Tel est le
sens étymologique en sanskrit du terme avatar : lorsque le chaos menace le
monde, Vishnou prend la forme d’un animal ou d’un homme (Rama et
Krishna sont ses deux avatars les plus célèbres) pour le sauver.
L’Incarnation qui fait de Jésus le Christ réalise la Promesse d’un Dieu
nouvellement défini comme Amour. Dans La Cité de Dieu4993. saint
Augustin, qui fut par ailleurs fortement influencé par Platon, récuse le
principe platonicien selon lequel aucun Dieu ne se mêle aux hommes. Le
Christ est le médiateur dont, après la Résurrection, l’Église prendra le
relais.
Les Anciens connaissaient le passage inverse de l’humain au divin :
l’apothéose est proprement ce processus de déification ou de divinisation
grâce auquel certains mortels d’exception pouvaient accéder au rang des
dieux. Évhémère a donné son nom4994. à la conception selon laquelle les
dieux ne sont en réalité que des hommes exhaussés à ce rang. Empédocle se
jeta dans le cratère de l’Etna pour prouver (ou se prouver) qu’il était divin ;
mais le volcan rejeta l’une de ses sandales, pour signifier qu’il n’était qu’un
homme. Telle est du moins une interprétation de la légende.
Platon et Aristote posent une analogie, voire une homologie entre la vie
philosophique et la vie divine. Il ne s’agit pas pour eux d’une métaphore
illustrant la perfection mais d’une ascension de l’esprit permettant, par la
contemplation des choses divines, d’atteindre un état quasi divin. Spinoza
représentera à l’âge classique ce mouvement de spiritualité philosophique :
penser les choses dans l’éternité est une manière de devenir soi-même Dieu.
Le prométhéisme technoscientifique finira par déspiritualiser cette
aspiration.
 
 
3. Le problème des attributs divins
 
Le Coran attribue à Allah 99 noms. La Vulgate (traduction de la Bible en
latin par saint Jérôme et qui fut le texte utilisé durant tout le Moyen Âge)
donne une vingtaine d’attributs à Dieu : tout-puissant, gouverneur du
monde, père de tous les fidèles, vrai, un, éternel, omniscient,
incompréhensible, immense, seul bon, seul saint, miséricordieux, etc.
Plusieurs problèmes surgiront de la détermination de ces attributs. Il existe
tout d’abord des qualités qu’il serait inconvenant d’attribuer à Dieu. Si,
argumentait Plotin, nous devenons semblables à Dieu grâce à la vertu, est-
ce à dire que le Dieu possède toutes les vertus ? « Pourtant il est douteux
(…) que toutes les vertus lui appartiennent, par exemple la tempérance et le
courage ; le courage puisqu’il n’a rien à redouter, rien n’existant en dehors
de lui ; la tempérance, puisqu’il ne lui advient aucun plaisir dont la
privation provoquerait en lui le désir de le posséder et de le retenir »4995..
Par ailleurs, ajoute Plotin, « il n’est pas vraisemblable qu’il possède du
moins les vertus dites civiles, la prudence relative au raisonnement, le
courage qui est une vertu du cœur, la tempérance qui consiste en un accord
et une harmonie du désir avec la raison, la justice qui consiste en ce que
chaque partie de l’âme accomplit sa fonction propre, en commandant ou en
obéissant »4996..
Les philosophes se sont partagés sur l’importance et la hiérarchie des
attributs divins. Ainsi le Dieu cartésien a-t-il plus de puissance que de
sagesse : il est d’abord un dieu incompréhensible et libre. Le Dieu
malebranchiste ou leibnizien a en revanche davantage de sagesse que de
puissance : il est avant tout compréhensible et astreint aux règles de la
rationalité qu’il partage avec l’homme. Les contradictions possibles entre
les différents attributs de Dieu (la sagesse et la puissance, la puissance et la
justice, la justice et la bonté) furent l’une des sources majeures du débat
théologique.
La nécessité de ne pas tomber dans l’anthropomorphisme ajoutée à la
nécessité non moindre d’accorder à Dieu le maximum de force et de vertu a
parfois abouti à des conciliations difficiles. Ainsi, aux figures épicurienne et
stoïcienne d’un dieu impassible, Lactance4997. opposait-il la figure d’un
Dieu éprouvant des affects. L’apathéia — à la fois indifférence et
insensibilité — ne convient pas à un Dieu décrit comme bon et bienveillant.
La colère est placée dans la liste canonique des péchés capitaux. Or la Bible
présente Dieu volontiers en colère4998. — le Dies Irae au Moyen Âge a été
l’expression épique de la terreur que le fidèle pouvait éprouver sous la
coupe d’un Dieu en colère lors du Jugement Dernier.
La théologie thomiste — qui constituera le cadre conceptuel de
l’orthodoxie catholique — pensera l’analogie des noms divins pour éviter
les solutions extrêmes de l’univocité et de l’équivocité4999.. Si les attributs
étaient univoques, ils ne qualifieraient plus Dieu transcendant ; mais s’ils
étaient équivoques, ils le rendraient inconnaissable. Ce qui est attribué à
Dieu, à commencer par l’être, peut aussi être attribué à l’homme, selon
Thomas d’Aquin. Dieu est aussi, « comme » l’homme, mais autrement.
 
A. Le problème des relations entre la substance et les attributs
 
Le passage de la figure protéiforme des dieux dans le cadre des religions
polythéistes à un dieu unique porteur d’une identité suprême a contraint les
théologiens chrétiens et musulmans à reprendre dans le contexte nouveau
qui était le leur les analyses platoniciennes et aristotéliciennes des relations
entre l’un et le multiple d’une part, entre le sujet et ses qualités, d’autre part.
L’attribut de la substance est nécessaire, à la différence des accidents
contingents qui l’affectent. Comment penser les attributs sans ruiner
l’unicité de la substance ? Tel fut le défi logique et métaphysique auquel les
théologiens se trouvèrent confrontés5000..
 
B. Les apories de la totalité
 
Les attributs de Dieu sont des qualités portées à l’infini : omniprésence,
omniscience, omnipotence. Mais ces maximalisations rencontrent toute une
série de problèmes logiques que les dialecticiens du Moyen Âge
s’efforceront de démêler.
« Dieu est partout » mais son omniprésence doit conjurer la tentation
panthéistique. Des penseurs subiront le martyre pour avoir affirmé que Dieu
est également dans le brin d’herbe. Du point de vue de l’orthodoxie, il est
blasphématoire d’imaginer Dieu dans les choses basses et mauvaises. Déjà
Platon s’était demandé s’il convenait d’accorder au poil et à la crasse une
Idée.
L’omniscience ne rencontre pas moins de difficultés. « Tout connaître » :
est-ce à dire que Dieu connaît le nombre de cheveux de chacune des
créatures humaines, qu’il a compté les mouches ? Les théologiens feront
généralement la distinction entre l’ordre général de l’univers et l’ensemble
des trivialités auxquelles l’esprit divin ne saurait s’abaisser. Cela dit, parmi
les 13 thèses philosophiques condamnées par Étienne Tempier, évêque de
Paris, en 1277, deux concernent l’omniscience divine que l’orthodoxie
cherchait ainsi à préserver : « Dieu ne connaît pas les singuliers », « Dieu
ne connaît rien d’autre que lui-même ». Aristotélicien, Averroès pensait
qu’il suffit à Dieu de se connaître lui-même pour connaître toutes choses : il
est de la nature du créateur de connaître les créatures. Par ailleurs, si Dieu
peut, à la différence de l’homme, connaître l’infini, c’est parce que son
point de vue est celui de l’éternité. Dieu comprend tout en même temps, dit
Thomas d’Aquin ; son omniscience est possible parce qu’elle n’est pas
astreinte au temps. Avant de préciser que cette question n’a pas de sens,
Wittgenstein écrira dans ses Remarques philosophiques : « Voici ce qui
aurait été une bonne question pour les scolastiques : Dieu peut-il connaître
toutes les décimales de pi ? »5001..
La dualité de la puissance et de son excès l’emporte de beaucoup, dans les
religions, sur celle du bien et du mal : ainsi en va-t-il des dieux chinois
comme des dieux aztèques. Une légende du Talmud raconte qu’irrité de voir
Abraham refuser d’adorer des images, le roi Nemrod lui demanda d’adorer
le feu au moins puisque celui-ci n’a pas d’image : — Nous devrions plutôt
adorer l’eau qui éteint le feu, dit Abraham. — Eh bien, adore l’eau !, lance
Nemrod. Abraham riposta : — En ce cas, nous devrions adorer le nuage
d’où vient l’eau. — Adore donc le nuage ! , dit Nemrod. Abraham objecta :
— En ce cas, nous devrions adorer le vent qui disperse le nuage. Alors
adore le vent !, dit Nemrod. Abraham poursuivit : — En ce cas, nous
devrions plutôt adorer l’être vivant qui porte le vent — allusion au souffle
de la respiration, exprimé par le même mot qu’âme.
L’éternité doit être comprise comme un signe de toute-puissance : même la
mort ne peut rien contre Dieu5002.. La théocratie est le nom du régime
politique dans lequel les détenteurs du pouvoir l’exercent au nom de Dieu.
Elle ne se contente pas, comme la monarchie de droit divin, de supposer
l’autorité souveraine choisie par Dieu : elle fait de Dieu la véritable
détenteur du pouvoir, par le truchement de ses ministres. Mais que signifie
la toute-puissance ? Que peut-on penser quand on pense que Dieu peut tout
? Cette question a donné lieu au Moyen Âge à des problèmes éristiques qui
n’ont pas toujours su éviter le ridicule : si Dieu est tout-puissant, peut-il
créer une pierre si lourde qu’il ne puisse la soulever ?5003. Peut-il faire en
sorte que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé ? Peut-il par exemple faire
redevenir vierge une femme déflorée ? Les scolastiques, de Thomas
d’Aquin à Guillaume d’Occam, s’accorderont presque tous à reconnaître
que la toute-puissance de Dieu est limitée par la règle de la non-
contradiction, tout en précisant que cette limitation tient à l’ordre logique
des idées et à l’ordre physique des choses mais non à l’essence même de
Dieu. Il y aurait par conséquent de l’impossible même pour Dieu mais
l’impossible n’est pas une limitation de la puissance puisqu’il n’est rien de
positif. L’incapacité à faire le mal n’est pas une limitation à la puissance : ce
n’est pas parce que Dieu ne peut pas mentir ni pécher qu’il est limité dans
sa toute-puissance. Il faudra toute l’habileté des théologiens pour disculper
Dieu du Mal5004.. Mais cette question de l’impossible divisera les
théologiens : alors que Duns Scot pose l’antériorité de l’impossible sur la
toute-puissance divine, alors que Henri de Gand pose l’antériorité de la
toute-puissance divine sur l’impossible (l’ordre divin délimitant de facto
l’ordre de l’impossible), pour Guillaume d’Occam, il existe une stricte
corrélation entre les deux.
La question de la pluralité des mondes possibles place celle de la
puissance de Dieu devant une autre difficulté : affirmer qu’il n’y a pas
d’autres mondes possibles en dehors du nôtre, c’est supposer le caractère
limité de la puissance créatrice de Dieu, mais soutenir qu’il y a d’autres
mondes possibles en dehors de celui qui a été effectivement créé, c’est
laisser entendre que la Création n’a plus qu’une importance relative.
Une façon de se sortir de l’aporie consistait à distinguer la puissance
absolue et la puissance ordonnée de Dieu5005., cette dernière étant
considérée comme déterminée par d’autres attributs divins (intellect,
prescience, volonté etc.).
 
C. Le problème de la compatibilité mutuelle des attributs
 
Puisque l’attribut désigné par un nom est l’expression de l’essence de la
divinité, il n’est pas spéculativement admissible que des attributs puissent
se contredire. Or les théologiens et philosophes se sont trouvés confrontés à
un certain nombre d’apories logiques.
Peut-on penser à la fois un Dieu tout-puissant et garant de l’ordre ? Le
miracle est l’expression de la toute-puissance puisqu’il transgresse les lois
naturelles. Mais puisque ces lois naturelles ont été elles-mêmes créées par
Dieu et que celui-ci est le garant de l’ordre universel, il paraît inconcevable
que Dieu puisse transgresser ses propres lois.
Dieu est à la fois omniscient et bienveillant. Mais pourquoi n’empêche-t-il
pas le mal qu’il connaît d’avance ? Les théologiens chrétiens et musulmans
ont retrouvé le dilemme d’Épicure : si Dieu le veut le mal et le fait, il n’est
pas tout-bienveillant ; mais s’il permet le mal sans le vouloir, il n’est plus
tout-puissant. La compatibilité de la puissance divine et de la liberté
humaine sera l’un des problèmes les plus sensibles de la théologie, il
donnera naissance aux théodicées.
Kant dira que l’idée de Dieu ne peut être mise à l’épreuve. La couleur de
la fleur, les trois côtés d’un triangle sont rapportés à cette fleur, à ce
triangle, mais la toute-puissance et la perfection, l’éternité et l’infinité, la
miséricorde et la justice échappent à l’appréhension sensible et à la
compréhension intellectuelle faute du terme premier qui, dans toute
intuition empirique, toute proposition, tout jugement attache les prédicats
produits de l’analyse au sujet qui, existentiellement et logiquement, les
précède et ne saurait être constitué par leur synthèse. L’antériorité des
prédicats et la postériorité du sujet, dans le cas de Dieu, opèrent un
renversement illégitime de l’ordre des raisons et de l’ordre des choses.
 
 
V. POSITIONS DU DIVIN : ENTRE DISTANCE ET PROXIMITÉ
 
Il existe une pluralité de stratégies et d’attitudes de la part des dieux et de
la part des hommes dans leurs relations mutuelles. On peut penser qu’il
s’agit d’une transposition métaphysique des liens qui unissent les hommes
entre eux.
 
 
1. La distance extrême
 
Le Dieu lointain peut être pensé selon deux modalités : le Dieu retiré et le
Dieu transcendant.
Le « deus remotus »5006. des épicuriens se rencontre en nombre de
religions. Il a été à tort interprété comme une marque d’athéisme. Dans la
plupart des sociétés traditionnelles en Afrique, on croyait à un Dieu
suprême et créateur, seulement, ce Dieu n’avait plus affaire au monde et ce
n’est pas à lui que les hommes en priorité avaient affaire5007.. En Inde, il
existe un véritable paradoxe de Brahma : désigné comme Seigneur suprême
dans les textes révélés, créateur de l’univers inspiré par les Védas,
pratiquement aucun temple ne lui est consacré. L’hindouisme est la religion
de Shiva et de Vishnou, pas de Brahma. Allusion a été faite au tsimtsoum de
la Kabbale : Dieu s’est retiré pour permettre au monde d’exister5008.. Le
Dieu caché (deus absconditus) auquel fait allusion le livre d’Isaïe5009.
s’inscrit par conséquent dans une tradition largement représentée. Un peu
partout, ont été dressés des autels et édifiés des temples au dieu inconnu ou
au dieu absent5010.. Contrairement à ce qu’entendait promouvoir le dicton,
on a préféré s’adresser aux saints ou à la Vierge Marie plutôt qu’au bon
Dieu : en Europe, aucune église n’a été consacrée à Dieu lui-même.
D’être humain à être humain, c’est la relation de connaissance qui
détermine la plus ou moins grande proximité. Même absent, celui que nous
connaissons est plus proche de nous que le voisin qui nous est étranger.
Lorsque le chœur d’Œdipe roi appelle Œdipe athéos5011., cela ne signifie
pas « athée », mais « sans Dieu », « déserté par le Dieu », qui s’est
détourné, séparé de lui. La psychanalyse rapportera à la détresse
(Hilflosigkeit) infantile ce sentiment de l’être humain d’être abandonné par
la divinité.
La distance infinie entre Dieu et sa création peut être pensée sous une
autre forme, celle de la transcendance. « Vos pensées ne sont pas mes
pensées » dit aux hommes le Dieu de l’Ancien Testament5012..
 
 
2. La proximité extrême
 
Celle-ci peut être conçue sur deux modes : la familiarité et la fusion. Une
voie moyenne est possible : c’est celle qu’illustre Dante dans la Divine
Comédie à partir de l’idée aristotélicienne de l’attraction divine.
Les religions traditionnelles et populaires ont pour ainsi dire spontanément
placé leur confiance en une divinité aisément secourable. Les religions
instituées n’ont pas toujours regardé favorablement ces pratiques parfois
assimilées à des superstitions et à des restes de paganisme.
À l’expérience mystique occidentale extatique, grâce à laquelle l’âme
s’arrache au corps5013. et au monde pour se (con)fondre avec la divinité,
Mircea Eliade opposait l’expérience mystique asiatique (indienne en
particulier), « enstatique », par laquelle le méditant ou l’illuminé accueille
en lui la divinité5014.. Ce qui unit ces deux modes inverses de mystique,
c’est l’abolition de la distance entre la divinité et le moi5015.. Plotin
caractérisait l’aventure spirituelle comme un effort pour ramener le divin
qui est en nous au divin qui est dans le Tout. Plus proche du divin que ne
l’est le fidèle ou le pieux, le dévot souffre d’être encore séparé de son Dieu.
Le mysticisme consacre la suppression de la distance5016..
C’est aux dieux de venir à moi, non à moi d’aller à eux, disait Plotin. Chez
les peuples chasseurs-cueilleurs, le divin était partout, dans la vigueur de
l’arbre et du fleuve, dans le souffle du vent et de l’animal. Avec la
révolution du néolithique, qui sédentarise les hommes et les transforme en
éleveurs et agriculteurs, la divinité a tendu à devenir invisible : une
représentation, une idée. Le sacrifice sera l’opération grâce à laquelle les
hommes la maintiendront dans ce monde. À Rome, toute activité
spécialisée, n’importe quel moment de l’existence avait son dieu : le divin
existait dans un monde parallèle qu’il guidait ou protégeait. La notion
judaïque d’Alliance et celle chrétienne d’Amour ou de Providence montrent
la nécessité d’un lien maintenu malgré la transcendance. Les soufis iront
jusqu’à dire que c’est dans la vénération des hommes pour Dieu que celui-
ci prend conscience de lui-même.
Les prières, les offrandes et les sacrifices sont autant de passerelles que les
hommes jettent entre la Terre et le ciel5017.. Les médiateurs sont des
pontifes, au sens étymologique, des constructeurs de ponts.
 
 
ÉPILOGUE : FIN DU DIVIN ?
 
Giambattista Vico partageait l’histoire des nations en trois âges : l’âge des
dieux, l’âge des héros, l’âge des hommes. Du « grand Pan est mort », cri de
déploration des marins à l’arrivée de la nouvelle religion, si l’on en croit la
légende, au Dieu crucifié, en passant par le mythe scandinave du crépuscule
des dieux, la thématique de la mort de Dieu est plus ancienne que
l’athéisme moderne. Mais ce que Nietzsche comprenait sous le nom de
mort de Dieu, et que le sociologue Max Weber traduira par l’expression de
« désenchantement du monde », est bien autre chose que la disparition
d’une religion ou d’une divinité : une révolution dans l’histoire humaine.
Spinoza disait de Dieu qu’il est l’asile de l’ignorance. Avant lui, dans un
essai sur l’athéisme — sans doute le tout premier dans l’histoire des idées
— Francis Bacon constatait qu’« un peu de philosophie incline les esprits
vers l’athéisme mais que la profondeur philosophique les ramène à la
religion »5018.. Formule qui fera florès.
Lorsque Bossuet disait qu’il y a un athéisme caché dans tous les cœurs qui
se répand dans toutes les actions et que l’on compte Dieu pour rien, il
s’agissait encore de conjurer une menace et une tentation.
Hegel déjà prendra tout à fait au sérieux le sentiment que Dieu lui-même
est mort. Il y verra la traduction sensible de cette négation par laquelle
l’Esprit doit passer pour parvenir à ses fins, ou à sa fin, car c’est tout un, la
mort est en promesse de résurrection (d’où « le Vendredi saint spéculatif »).
C’est évidemment en un sens tout autre que Nietzsche annonce la mort de
Dieu. La mort de Dieu signifie d’abord que le Dieu chrétien a perdu toute
crédibilité5019., qu’il n’est désormais plus possible de fonder nos valeurs
d’existence sur la croyance en Dieu. Depuis 2000 ans, pas un seul dieu
nouveau !, déplore Nietzsche. Ce que le philosophe admire dans le
polythéisme antique, et que le christianisme a brisé, c’est « l’art et la force
merveilleuse de créer des dieux »5020.. La thèse de Max Weber de
désenchantement du monde, du christianisme comme religion de la sortie
hors de la religion5021. trouve là son origine. La mort de Dieu ne signifie
pas que plus personne ne croira en lui. Nietzsche rappelle cette légende :
longtemps après sa mort, l’ombre gigantesque du Bouddha était visible dans
une caverne. Semblablement, si Dieu est mort, son ombre planera
longtemps encore sur le monde.
La thématique nietzschéenne de la mort de Dieu et la thématique
hégélienne de la prose du monde finissent par se rejoindre : désormais
l’histoire des hommes ne sera plus gouvernée par les valeurs de la religion.
Le prométhéisme est le nom de cette volonté de puissance infinie que
stimule la synergie développée par le savoir scientifique, l’artificialisation
technique et l’exploitation économique. Le divin signifiait que le réel n’était
pas seulement constitué d’humain et de mondain. La disparition du divin
signifie à l’inverse qu’il n’y a désormais rien d’autre dans ce monde que de
l’humain et du mondain.
Certains préfèrent parler de métamorphose plutôt que de disparition. Van
Gennep et Seznec ont montré que les antiques divinités païennes avaient
survécu au christianisme dans les mythes et les contes de fées : tel saint
vénéré en Bretagne par les catholiques remplace moins la divinité païenne
vénérée jadis en ce lieu qu’il ne la continue, de même que l’Isis voilée a pu
être, sinon la mère, du moins l’aïeule, de la Vierge Marie, vivant ainsi à
travers la figure qui l’a niée. Mais les prétendues métamorphoses
apparaissent de plus en plus comme de simples métaphores. Aujourd’hui
l’homme est la seule variable de la « fonction Dieu »5022..
 
*
Voir aussi
 
L’absolu. La création. La croyance. L’être humain. L’infini. La nature. La
perfection. La religion. L’Un. L’univers.
 
*
Bibliographie5023.
 
 
Cicéron, De la nature des dieux.
Pseudo Denys l’Aréopagite, Œuvres complètes, trad. M. de Gandillac, Aubier, 1943.
David Hume, L’Histoire naturelle de la religion, trad. M. Malherbe, Vrin, 1971.
G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion.
Ludwig Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, La Découverte, 1992.
Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, trad. fr., Payot et Rivages, 1994.
Pierre Magnard, Le Dieu des philosophes, Éditions Universitaires et Éditions Mame, 1992.
 
4940 L’athéisme est une philosophie du divin comme inexistant.
4941 Voir La religion. C’est Platon qui invente le « Dieu des philosophes » dont parlera plus tard
Pascal (voir infra) en forgeant le terme de « théologie » et l’exigence qui lui est liée, contre la «
mythologie » qui traite le divin de manière indigne selon lui (La République II, 379a).
4942 Cela dit, « la divinité » constitue peut-être le seul cas où un nom d’essence vaut pour un
singulier : alors qu’on ne dira pas « l’animalité » pour l’animal et encore moins pour un animal, on
dit « la divinité » pour Dieu. Cela dit, cette manière de parler et de penser s’inscrit dans le cadre du
monothéisme exclusiviste chrétien.
4943 Troisième partie de La Science de la Logique.
4944 « Nom » en latin.
4945 Voir infra.
4946 Il y eut au Moyen Âge débat entre ceux qui comme Thomas d’Aquin posent l’équivocité de
l’être et ceux qui comme Duns Scot posent son univocité (voir L’être). Chez Thomas d’Aquin,
malgré l’identité de leur visée ultime, la théologie et la métaphysique demeurent radicalement
hétérogènes. Dans le champ de la métaphysique, Dieu n’est jamais envisagé qu’ontologiquement
comme principe de l’être, et non en lui-même. Dieu est à proprement parler sorti de la métaphysique.
À l’inverse, s’appuyant sur un concept transcendantal de l’être, univoque et commun à Dieu et aux
créatures, Duns Scot réinscrit la particularité théologique dans l’universalité d’une métaphysique
générale. Un concept, dit-il, est univoque lorsqu’il possède une unité suffisante pour que se produise
une contradiction s’il est affirmé et nié d’une même chose, et qu’il puisse fonctionner comme moyen
terme dans un syllogisme. Le concept d’être est en ce sens univoque, lorsqu’on le comprend comme
le contraire du non-être. Or Dieu et les créatures sont contraires au non-être, on peut donc dire « être
» de l’un et des autres, malgré l’abîme qui les sépare.
4947 Voir La religion.
4948 J. Lacan, Le Transfert, Le Séminaire VIII, Seuil, 1991, p. 58.
4949 Les Pères de l’Église ont associé théos (Dieu en grec) à théa (spectacle) — Dieu étant celui
qui rend le monde visible.
4950 Les premières sculptures du Bouddha ne le figurent que par une place vide ou des symboles.
4951 Voir L’âme.
4952 Voir L’être humain.
4953 L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, La Découverte, 1992, p. 363.
4954 A été oublié également le fait que les planètes ont toutes des noms de dieux.
4955 Dans l’opéra Moïse et Aaron.
4956 La racine étymologique du mot « dieu » — div en sanskrit — signifie « lumière ».
4957 « Apollon ne dit pas ni ne dissimule, mais signifie » écrivait Héraclite (Fragment XCIII).
4958 La formule rituelle est une condensation extrême de sens. En Inde, la syllabe sacrée OM, le
plus sacré des mantras, est censée résumer les Védas et apporter la délivrance à ceux qui la répètent.
4959 Aujourd’hui encore une règle typographique veut qu’on ne mette pas en italiques les titres des
livres révélés : la Bible, le Coran, l’Évangile selon saint Matthieu.
4960 D. Hume, L’Histoire naturelle de la religion, trad. M. Malherbe, Vrin, 1971, p. 40.
4961 C’est ce qu’illustre l’énigme rapportée par Walter Benjamin : Le paysan le voit souvent, le roi
rarement, Dieu jamais. Qui est-il ? Réponse : son semblable.
4962 Le culte des saints et la Trinité dans le christianisme, la croyance aux esprits dans l’islam
populaire, les puissances émanant de l’En Sof (l’infini absolu) dans la Kabbale.
 
4963 Évhémère (IIIe siècle avant Jésus-Christ) voyait dans les dieux d’anciens héros humains
divinisés.
4964 Flammarion, 1993.
4965 C’est le chiffre donné dans certains textes.
4966 J.-J. Rousseau, Émile, livre IV, GF-Flammarion, 1999, p. 359.
4967 V. Hugo, Les Misérables I, I, 10.
4968 Cléanthe, Hymne à Zeus, in Les Stoïciens, éd. É. Bréhier, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962, p. 8.
4969 La légende dit que les étrangers qui venaient visiter Héraclite (le grand précurseur des
stoïciens) s’attendaient à être reçus dans la pièce principale, le foyer de la maison où brûle le feu en
l’honneur d’Hestia, mais Héraclite les invitait à venir jusqu’au poêle, car les dieux, disait-il, sont
aussi dans la cuisine. Ce qui était une manière symbolique de dire que le sacré n’est plus réservé à
certains endroits, que c’est l’univers entier qui est divin.
4970 Victor Hugo a donné dans son poème « Le Satyre » (La Légende des siècles) une pittoresque
évocation de Pan, la divinité universelle de la nature : « Les animaux qu’avaient attirés ses
accords/Daims et tigres, montaient tout au long de son corps,/Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur
ses membres,/Le pli de son aisselle abritait des décembres,/Et des peuples errants demandaient leur
chemin/Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main… ». La langue sanskrite possédait un mot
composé, sarva-bhutani, pour désigner l’ensemble des êtres créés. Krishna est sarva-bhutani,
Vishvarupa est la forme universelle de Vishnou. Le Bhagavata Purana raconte l’extraordinaire
épisode au cours duquel Yashoda, la mère de Krishna, découvre par inadvertance le caractère divin
de son enfant : l’univers entier, avec ses fleuves et ses montagnes, son ciel et ses océans, les animaux
et Yashoda elle-même allaitant le bébé Krishna y était contenu.
4971 Vers la même époque, l’écrivain romantique C.G. Carus introduit le terme d’enthéisme pour
désigner le panthéisme dynamique susceptible de préserver la transcendance de Dieu — lequel est à
l’univers ce que l’âme est au corps.
4972 Comme pour les gnostiques, le créateur du monde n’a pas le Dieu véritable mais un
usurpateur.
4973 Voir L’absolu.
4974 Voir La poésie.
4975 Le Livre des XXIV philosophes, trad. F. Hudry, Jérôme Millon, 1989. Apparu au XIIIe siècle,
ce livre est l’un des plus énigmatiques de l’histoire de la pensée. Constitué de 24 thèses, il est censé
avoir été écrit par 24 auteurs anonymes différents — d’où le titre. On a montré qu’en réalité les 24
propositions proviennent du livre aujourd’hui perdu d’Aristote sur la philosophie.
4976 Saint Anselme, Proslogion, chapitre 2.
4977 L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, op. cit., p. 158.
4978 Le Livre des XXIV philosophes, op. cit., p. 110.
4979 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation cinquième.
4980 A contingentia mundi, en latin.
4981 Voir La causalité.
4982 Voir La création.
4983 Chez Avicenne, qui la reprend à al Farabi et au néoplatonisme, l’idée d’émanation vise à
concilier la transcendance divine et sa puissance : comment une nature spirituelle pourrait-elle sans
déchoir produire un monde de matière ? Seulement la solution émanatiste induit un problème
spécifique : elle range Dieu sous la loi de la nécessité alors que la création, à l’inverse, préserve sa
liberté.
4984 « Pendant que Dieu calcule, le monde se fait ».
4985 Un argument évoqué par Cicéron (De la nature des dieux I, 50 et 109) part du principe de
compensation pour conclure à l’existence des dieux : puisqu’il y a dans l’univers des forces
destructrices, il doit pouvoir exister, pour les contrebalancer, des forces de conservation. Cette idée
de conservation est présente dans nombre de mythologies (dans la religion aztèque, ainsi que dans la
religion hindoue, par exemple, où Vishnou est le dieu de la conservation).
4986 Intelligent Design.
4987 Les preuves de l’existence de Dieu énoncées par Thomas d’Aquin sont a posteriori, à
l’opposé de la preuve a priori de saint Anselme. Elles procèdent analytiquement des effets
(mouvement, contingence des êtres, ordre du monde) pour remonter à la cause première. Les deux
premières des cinq preuves de l’Aquinate viennent d’Aristote : pour éviter une régression infinie
entre le mû et le moteur, il est nécessaire de postuler un premier moteur immobile. La troisième
preuve s’appuie sur la notion de causalité : aucune cause n’est cause de soi. Pour éviter à nouveau
une régression à l’infini, il faut poser une première cause qui est cause de soi. La quatrième preuve
constate que toutes choses possèdent une bonté et une vérité relatives, ce qui suppose un bon et vrai
souverains pour en mesurer les degrés. La cinquième remonte de l’ordre du monde à celui qui le
gouverne.
4988 Avant Kant, Gassendi récusait la preuve ontologique en ces termes : que ce soit en Dieu ou
dans n’importe quelle autre chose, l’existence n’est pas une perfection mais ce sans quoi les
perfections n’ont pas l’être.
4989 Voir L’être.
4990 Contre Kant, Hegel « sauvera » la preuve ontologique de saint Anselme non dans sa forme
mais dans son sens. Ce qui, aux yeux de Hegel, constitue l’essentiel de cette preuve, c’est
l’affirmation de l’identité entre la pensée et l’infini, entre l’être et le concept.
4991 Voir La démonstration.
4992 Pourtant la transcendance chrétienne avait aboli l’héroïsme antique. Le saint et le martyr ne
sont pas des héros, ils en dépassent infiniment la figure. La renaissance du héros à la Renaissance
était allée de pair avec l’affaiblissement et l’oubli des figures du saint et du martyr.
4993 Livre VI.
4994 L’évhémérisme.
4995 Plotin, Ennéades I, 2, 1, « Des vertus », trad. É. Bréhier, Les Belles lettres, 1997, p. 35.
4996 Ibid.
4997 Dans La Colère de Dieu.
4998 Le lamaïsme tibétain connaît aussi les « divinités irritées ».
4999 Voir L’analogie.
5000 Voir La substance.
5001 L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, trad. J. Fauve, Gallimard, 1975, p. 144.
5002 Selon Cicéron, Anaximandre professait que les dieux naissent et meurent. Pour les
pythagoriciens, les dieux sont immortels mais pas éternels.
5003 Aporie célèbre : ou bien Dieu ne peut pas créer cette pierre, et alors il n’est plus tout-puissant
; ou bien Dieu peut créer cette pierre, mais comme il ne peut pas la soulever, il n’est plus tout-
puissant non plus.
5004 Kant rapporte la conversation qu’un missionnaire eut avec un Iroquois au sujet du mal que
Satan introduisit dans la création, bonne à l’origine, et de ses constantes entreprises
d’anéantissement. À quoi l’Iroquois demanda non sans irritation : « Mais pourquoi Dieu ne tue-t-il
pas le Diable ? ». Question qui laissa le missionnaire coi (E. Kant, La Religion dans les limites de la
simple raison, trad. fr., Œuvres philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p.
78).
5005 La distinction vient de l’opposition juridique entre le décès intestat de celui qui n’a pas
déterminé ses dernières volontés (absolutus) et le décès avec testament où le testateur a ordonné ses
volontés (ordinatus).
5006 « Dieu éloigné ».
5007 Voir La religion. Ata-Emit (ou Emit-Ay), le dieu suprême des peuples de Casamance, ne se
laisse émouvoir par rien : la parole humaine ne peut être efficiente que si elle est portée par une force
sacrificielle.
5008 Pour rendre compte de l’impensable (comment Dieu a-t-il pu laisser massacrer son peuple
sans secours ?) Hans Jonas dans Le Concept de Dieu après Auschwitz reprend l’idée kabbalistique du
retrait et suggère la possibilité d’une impuissance de Dieu pour mieux sauver sa bonté.
5009 XLV, 15.
5010 Un texte des « tables tournantes » de Victor Hugo dit du christianisme : « C’est une porte de
lumière avec une serrure de nuit. La clé est devant la porte, le passant ouvre et se croit chez Dieu,
mais le passant se trompe, Dieu est l’absent de la maison. Dieu est l’éternel envolé » (V. Hugo, Les
Tables tournantes de Jersey, Stock, 1980, p. 356). Victor Hugo, en exil à Jersey (1852-1855),
s’adonna au spiritisme et « écrivit » par le truchement des tables quelques-uns de ses plus beaux
textes.
5011 Vers 661.
5012 Isaïe LV, 8.
5013 Voici ce qu’écrit saint Jean de la Croix dans « Les Cantique de l’âme » : « Par une nuit
profonde,/Étant pleine d’angoisse et enflammée d’amour,/Oh ! l’heureux sort !/Je sortis sans être
vue,/Tandis que ma demeure était déjà en paix ». (…) O nuit qui m’avez guidée !/O nuit plus aimable
que l’aurore !/O nuit qui avez uni/L’aimé avec sa bien-aimée/Qui a été transformée en lui ! » (saint
Jean de la Croix, La Nuit obscure, trad. J.-P. Lapierre, Seuil, 1984, p. 25-26).
5014 Un texte saisissant des Upanishads exprime cette prise de possession de l’homme par la
divinité : « Brahma est entré dans l’homme par la pointe des pieds et c’est pourquoi les pieds sont
appelés pieds et non pas serres ou sabots. Puis il monta plus haut et les cuisses furent appelées
cuisses. Puis il dit : ‘ Mettons-nous à l’aise’ et il y eut le ventre. ‘ Faites-moi place’, et il y eut les
poumons. Puis Brahma monta encore et il y eut la tête, ce pour quoi la tête est appelée tête ».
5015 Parfois, comme dans la secte Radha-Krishna en Inde, le dévot cherche à se rendre infiniment
proche de Dieu sans toutefois se fondre en lui. On pourrait rapporter la mystique orientale à la
structure psychotique dans la mesure où l’autre est supprimé par le moi ; dans la mystique
occidentale, le moi devient autre par élévation/absorption du moi dans l’autre.
5016 Le Langage des oiseaux (Mantiq al-Taïr) du poète mystique persan Farid al-Din Attar (XIIe-
XIIIe siècle) est une illustration allégorique de cette idée d’une confusion entre le soi illuminé et le
divin. Au cours d’une assemblée qui les réunit tous, les oiseaux constatèrent qu’il leur manquait un
roi. Exhortés par la huppe — messagère d’amour dans le Coran —, ils décidèrent de partir à la
recherche du Simurgh, l’oiseau-roi, symbole de Dieu dans la mystique persane. Après un voyage
plein de dangers et après avoir traversé successivement les vallées de la recherche, de l’amour, de la
connaissance, de l’indépendance, de l’unité, de l’étonnement et du dénuement, les trente rescapés
connurent l’ultime révélation : le Simurgh n’est autre qu’eux tous ensemble, leur propre essence.
5017 Voir La religion.
5018 F. Bacon, Essais XVI, « De l’athéisme », trad. M. Castelain, Aubier Montaigne, 1948, p. 83.
5019 F. Nietzsche, Le Gai savoir § 343.
5020 Ibid. § 143.
5021 Thèse plus tard développée par Marcel Gauchet.
5022 Expression utilisée par Pierre Magnard dans Le Dieu des philosophes.
5023 Voir la bibliographie du chapitre La religion.
50. Le droit5024.
 
 
 
Au cours de l’Histoire le droit a tout permis, tout justifié, la trahison,
l’exploitation, la torture, le meurtre. Même si justicia en latin vient de
jus5025., le droit, même si « à bon droit » signifie « en toute justice », ce
n’est pas la justice qui est la fonction du droit, sa raison d’être, mais l’ordre.
C’est ce qu’exprime l’origine géométrique de la métaphore : l’adjectif droit,
en français et dans de nombreuses autres langues, désigne ce qui n’est ni
courbe ni tordu ; son contraire est tort, justement. Au sens figuré, le mot a
une portée morale : être droit, c’est être honnête, n’être pas retors ; la
droiture, c’est l’honnêteté5026.. Règle et règlement, rectitude et régularité
renvoient pareillement à la ligne droite.5027. Au sens objectif, le droit est
l’ensemble des règles qu’une société impose à ses membres en vue de
garantir ce qu’elle nomme et conçoit comme le bien commun, et dont la
violation est sanctionnée5028.. Le droit subjectif est le pouvoir que possède
tout membre d’une société de faire tel ou tel acte, de jouir de telle ou telle
chose, d’exiger d’autres individus ou de la collectivité telle ou telle
prestation. Les droits subjectifs sont des possibilités d’action garanties par
la loi. Possibilité d’agir est aussi une définition de la liberté : un droit, en ce
sens, est une liberté. Le droit subjectif n’a de sens et de réalité qu’à travers
le droit objectif.
Platon et Aristote établirent les deux paradigmes5029. entre lesquels
balancèrent les philosophes du droit, de l’Antiquité à nos jours : selon le
premier le droit repose sur un ensemble de principes rationnels auxquels la
loi doit correspondre ; selon le second, le droit est une réalité qu’il convient
de décrire et d’analyser. La philosophie du droit naturel est « platonicienne
», le positivisme juridique est de filiation « aristotélicienne ». Mais la
synthèse des deux approches est possible : c’est ce que Montesquieu réalisa
dans De l’esprit des lois qui développe une conception « platonicienne » de
la justice5030. tout en étudiant les lois positives.
Une autre dualité a déterminé la diversité des approches philosophiques :
comme le droit est à la fois puissance et acte, on peut mettre l’accent sur
son pouvoir ou bien sur ses effets.
 
 
I. LES FONDEMENTS DU DROIT
 
Sur quoi le droit repose-t-il ? D’où viennent les lois ? Les hommes
rechignent à obéir à des lois qu’ils savent (ou croient) injustes. Ils sont prêts
en revanche à accepter des lois barbares si celles-ci leur paraissent
normales. La force pour régner et dominer doit se faire passer pour le droit,
en revêtir les oripeaux5031.. La violence pure, c’est-à-dire la violence qui
n’accompagnerait et que n’accompagnerait rien d’autre, n’existe pas. « Le
plus fort, écrit Rousseau, n’est jamais assez fort pour être toujours le maître
s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». L’hypocrisie
est un hommage que le vice rend à la vertu : a-t-on jamais entendu un
démocrate dire qu’il est un dictateur ? L’hypocrisie marche à sens unique :
nul honnête homme, excepté par jeu ou par provocation, ne se fera passer
pour un criminel. La force est contrainte (signe, donc qu’elle n’a rien
d’absolu) de se justifier pour continuer à être ce qu’elle est5032.. L’homme
est capable du pire — encore faut-il qu’il croie que c’est le meilleur.
La question des fondements se distingue de la question des origines ou des
sources du droit (fontes juris), qui est une question historique et
juridique5033.. Le droit a trois fondements possibles : Dieu, la nature, le
sujet humain lui-même — la transcendance de la Création et de la Loi,
l’immanence du Tout ou bien l’éminence du seul être de raison que celle-ci
reconnaisse. Ces trois sources, qui ont donné lieu à trois conceptions,
peuvent mêler leurs eaux : à l’âge classique, « Dieu » et « Nature » sont
souvent interchangeables, déjà dans la tradition stoïcienne la « Raison »
était l’expression possible aussi bien de celle-ci que de celui-là. Mais aux
relations d’identité (nature égale Dieu ; nature égale raison ; raison égale
nature) s’opposent des relations de contrariété : il est arrivé de plus en plus
que la nature et la raison jouent contre Dieu.
 
 
1. La divinité des lois
 
Dans toutes les sociétés anciennes, une même loi est censée organiser
l’ordre de la nature et le monde des hommes. Les Babyloniens
représentaient Marduk, leur dieu-soleil, comme le législateur des
astres5034.. Les Lois de Manou en Inde font pareillement du dieu la source
unique de l’ordre universel (dharma). Le Coran est aussi un code. Jus en
latin qui signifie « droit » et a donné notre juridique avait à l’origine un
sens religieux — qui a subsisté dans jurare (jurer)5035..
Alors que l’écriture était le privilège des dirigeants en Egypte, et la chose
des marchands en Phénicie, en Israël, pour la première fois, elle servit à
inscrire la Loi. Et c’est justement en Israël que pour la première fois la Loi
fut conçue comme un contrat (entre le peuple et Dieu). Sur la hauteur
symbolique du mont Sinaï (la montagne est le morceau de terre le plus
proche du ciel), Moïse reçoit de Dieu lui-même, gravés sur la pierre, les Dix
Commandements qui seront la Loi fondamentale de son peuple. Au XVIe
siècle Suarez écrira encore un ouvrage intitulé De legibus ac Deo
legislatore5036..
La fonction de cette fiction universelle est claire : il s’agissait d’arracher la
loi à l’arbitraire des événements et à la contingence des conventions, et de
lui donner la nécessité du fait. Seule la loi absolue peut déterminer une
obéissance absolue. Aussi, en cas de transgression, le châtiment sera
également absolu.
 
 
2. Le droit naturel
 
Leo Strauss fait remonter l’idée de droit naturel à la naissance même de la
philosophie, en Grèce : l’Ancien Testament ignore selon lui cette idée parce
qu’il ignore celle de nature5037.. Le principe de réciprocité que l’on peut
considérer comme le fondement de l’universalité du droit naturel (et des
droits de l’homme) est ancien et se rencontre dans toutes les sociétés.
Seulement son champ d’application était limité au cercle de la société
singulière et n’allait jamais jusqu’à englober la totalité de l’œcoumène.
Cicéron en revanche parle de la société du genre humain à partir d’un
empire dont Polybe avait théorisé l’universalité providentielle. La societas
totius orbis, la société de la terre entière dont parlera Vitoria sera
effectivement forgée peu à peu par le droit, la technique et l’économie.
Les Romains avaient différencié le fas, qui concerne le rapport que les
hommes peuvent avoir avec les dieux et le jus qui ne touche que les
relations humaines. Au XVIIe siècle, Grotius et Pufendorf ont opéré une
décisive révolution de pensée en libérant la loi civile du droit canonique. En
luttant à la fois contre l’ancienne conception théocratique et contre
l’absolutisme monarchique5038., le jusnaturalisme nous apparaît donc
comme la fondation du droit moderne. Et pourtant, que d’incertitudes et
d’équivoques sont liées à ce concept de droit naturel, que les juristes et
philosophes de l’âge classique avaient précisément choisi pour la force de
son évidence ! Naturel doit s’entendre en un sens différentiel, et non
substantiel — mais le jeu des oppositions n’est pas stable, il change d’un
auteur à l’autre.
Horace a dit que la nature ne peut distinguer ce qui est injuste de ce qui est
juste5039.. La théorie du droit naturel conteste ce conventionnalisme. La
notion grecque de loi non écrite5040., bien que plaçant l’idéal dans
l’élément de la pure pensée, fut l’une des origines (avec la parole du Dieu
judéo-chrétien) de l’idée de droit naturel. La nature, des stoïciens à
Rousseau, servit de support réel (parce que physique, proprement) à des
idées abstraites dont on désespérait qu’elles pussent être matérialisées ou
incarnées. D’où le caractère incantatoire de cette « nature » qui tantôt
renvoie à la transcendance de Dieu, son créateur, tantôt, à l’inverse (car il
existe un usage athéiste fort commun de cette idée)5041. fait signe vers la
totalité de l’Être. L’expression de « droit naturel » est une contradiction in
adjecto (la nature ne contient aucun droit et le droit est un artifice) mais
cette fiction théorique a permis de penser la possibilité d’un ordre de lois à
la fois valable (dans l’idée) et valide (dans l’effectivité) pour l’humanité
entière en tous les pays et dans tous les temps. La notion de droit naturel est
un contrepoids à celle de souveraineté : depuis le XVIe siècle, le conflit,
latent, ne cessera jamais. « Le droit naturel, écrit Grotius, est tellement
immuable qu’il ne peut pas même être changé par Dieu »5042..
La nature du droit naturel est dépouillée de toute physicalité : elle renvoie
à une fondation purement immanente, à un principe d’auto-organisation
également éloigné de la transcendance divine et de l’empirie. Naturel
connote l’évacuation de Dieu de la question des fondements du droit.
Significatif à cet égard est le changement de formulation entre la
Déclaration américaine de 1776 (« Tous les hommes ont été créés libres et
égaux ») et la Déclaration française de 1789 (« Les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits ») : la référence théologique disparaît
chez les révolutionnaires français, la création divine a été remplacée par la
naissance naturelle. Cela dit, les Constituants de 1789 n’étaient pas athées
(mais déistes) : l’arrière-fond théologique n’a pas complètement disparu.
Naturel fait pièce à l’arbitraire : l’adjectif fait signe pour « universel et
nécessaire ». Ainsi la Déclaration de 1789 définit-elle dans son article 2
quatre droits « naturels et imprescriptibles » : la liberté, la propriété, la
sûreté et la résistance à l’oppression, parce que, dans l’esprit des
législateurs, telle est la nature de l’homme que pour être conservée, ces
droits doivent être respectés. Droit naturel est en quelque sorte une clause
de sauvegarde. Il s’agissait alors de libérer le droit de l’arbitraire du
politique tout en le maintenant autonome vis-à-vis de la sphère éthico-
religieuse. En se rattachant explicitement au « droit naturel universel et
immuable »5043., le Code civil français conjurera la menace mortelle de la
contingence.
Cela dit, le concept de droit naturel possédait une autre dimension propre à
fixer l’équivoque. Une philosophie du droit implique une anthropologie. À
l’âge classique les spéculations sur la nature humaine sont inséparables de
la construction d’un hypothétique état de nature dans lequel, avant même
l’apparition des lois civiles, l’homme aurait joui de certains droits. Dès lors,
droit naturel peut signifier deux choses contradictoires selon que l’on
conçoit la société (réelle ou idéale) en continuité avec cet état de nature ou
bien en rupture avec lui. Rousseau opposait la possession (naturelle) et la
propriété (sociale) : la propriété (droit naturel) n’est pas le simple
prolongement de la possession (droit dans l’état de nature). C’est pourquoi
Kant distinguera le natürliches Recht5044., droit de l’homme à l’état de
nature, et le Naturrecht, droit naturel5045..
La notion de droit naturel remonte à l’idée grecque de lois non écrites. Ce
n’est pas d’hier ni d’aujourd’hui mais de toujours qu’elles vivent et nul n’en
connaît l’origine, dit Antigone de ces « lois divines ». La scission entre le
légal et le légitime traverse la tragédie grecque ; la désobéissance
d’Antigone est en fait une obéissance supérieure, sa transgression, un
respect suprême. Est légal ce qui est conforme aux lois positives. Si les lois
sont barbares, il est donc légal de commettre des actes barbares. Tel est le
moment de la conscience malheureuse décrit par Hegel : le droit positif
n’est pas conforme à ce qu’il devrait être sur le plan de la loi morale.
L’opposition du droit positif et du droit naturel recoupe celle du réel et de
l’idéal. Le droit positif est multiple, relatif, historique, irrationnel, le droit
naturel sera conçu comme unique, absolu, immuable et rationnel. Ainsi le
naturel possédera-t-il une double fonction de critère et de norme, un double
usage, explicatif et régulateur, un double sens, chronologique et
logique.5046. C’est pourquoi le droit positif (ou civil) sera défini tantôt
comme une détermination du droit naturel tantôt comme une négation de
celui-ci.
Lucrèce désigne les lois de la nature, foedera naturae5047., par
l’expression même qui sert à désigner la convention sociale. Saint Thomas
d’Aquin distingue trois « lois naturelles » : la conservation du genre
humain, le maintien de la société et le service de Dieu. Contrairement à
nombre d’auteurs, Hobbes différencie avec soin droit naturel et loi
naturelle. Le droit naturel est « la liberté qu’a chacun d’user comme il le
veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature », la loi
naturelle « est un précepte, une règle générale, découverte par la raison, par
laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur
vie ou leur enlève le moyen de la préserver »5048.. Spinoza écrit : « Le
droit dont jouit, selon la nature, toute réalité naturelle, est mesuré par le
degré de sa puissance, tant d’exister que d’exercer une action »5049.. D’où
le fameux énoncé selon lequel, les gros poissons mangent les petits d’après
un droit naturel souverain5050.. Ces quatre philosophes — Lucrèce, saint
Thomas, Hobbes et Spinoza — n’habitent pas les mêmes mondes de
pensée, pourtant un élément commun unit leurs conceptions du droit naturel
: le fait qu’il contribue au maintien de l’être5051.. Le droit naturel est
constituant et non constitué, il implique la notion de loi comme principe
organisateur.
L’idée d’un état de nature vient sans doute de la découverte du caractère
historique des lois humaines. Des Cyclopes, Homère5052. dit qu’ils n’ont
ni lois ni assemblées, et qu’ils font chacun la loi pour leurs femmes et leurs
enfants. Les Cyclopes n’ont pas à délibérer5053.. L’état de nature est un
état sans lien.
La théorie du contrat social représente d’abord l’effort pour penser le droit
à partir de son absence même. Tant que Robinson Crusoë vécut seul sur son
île, il était dans l’impossibilité de commettre la moindre injustice. L’état de
nature chez Rousseau n’est pas un moment passé de l’Histoire mais un
modèle, au double sens de ce à l’aune de quoi on peut comprendre un
phénomène présent et de ce qui constitue le cadre à partir duquel nous
pouvons imaginer un futur possible. De même que le mètre est l’unité qui
permet de mesurer n’importe quelle longueur, de même l’état de nature est
ce grâce à quoi une société peut être évaluée. Que faisons-nous d’autre
lorsque nous constatons, en nous indignant, que dans tel pays, il y a des
miséreux qui ne mangent pas à leur faim ? Nous jugeons un état social
présent par rapport à un état « naturel » : il est pour nous « naturel », «
normal » que tous les hommes mangent à leur faim. Les jusnaturalistes du
XVIIe siècle, Grotius et Pufendorf, ont utilisé la notion de contrat social à la
fois pour rendre compte de l’origine de la société et pour assurer un
fondement légitime à l’autorité5054..
Le contrat (ou pacte) social est pour Rousseau l’ensemble des conventions
fondamentales qui « bien qu’elles n’aient peut être jamais été formellement
énoncées sont cependant impliquées par la vie en société et dont la formule
est : ‘chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous
la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps
chaque membre comme partie indivisible du tout’ »5055.. Ce qui suppose
deux conditions : la liberté et la réciprocité. Contre Pufendorf, Rousseau
pensait qu’il est contradictoire qu’une liberté s’aliène. L’esclavage ne peut
donc être l’objet d’un contrat. Et contre Hobbes, qui voyait celui-ci comme
unilatéral, Rousseau le considérait comme nécessairement synallagmatique.
 
 
3. Critiques de l’idée de droit naturel
 
Le positivisme logique estime que la question du droit est une question de
fait avant d’être une question de droit. À substituer le fondement à l’origine,
on quitte la physique pour la métaphysique — il est vrai que même si nous
ne partageons pas avec le positivisme juridique son radical refus du devoir-
être, force est de constater que l’état de nature et le contrat social
apparaissent aujourd’hui comme des fictions aussi éloignées de la réalité
historique que l’idée d’un Dieu législateur. Le droit naturel est un roman
des origines qui, comme celui de l’enfant, pallie un manque à dire5056..
Peut-on ne pas pointer la question topique : si les droits naturels sont
universels et nécessaires, comment expliquer le fait qu’ils soient si
communément bafoués ? Que peut vouloir dire une nécessité qui ne peut
s’imposer sans lutte ?
Le positivisme juridique est la philosophie du droit selon laquelle l’idée de
droit naturel est morale et non juridique : seul existe juridiquement le droit
positif et sa validité ne doit rien à sa relation à une quelconque norme5057..
Les recherches récentes menées en éthologie, en anthropologie et en
histoire nous permettent de conclure que l’homme n’a pas créé la société,
que la société humaine n’a pas d’origine, ou plutôt qu’elle a celle de
l’humanité même. Comme les origines de l’humanité remontent jusqu’aux
primates, le problème de l’origine de la société n’est plus même historique,
il est paléontologique. Dès que nous avons affaire à un homme, il vit dans
une société, il n’est plus dans « l’état de nature ». Si nous rencontrons des
primates vivre à l’état de nature, alors nous pouvons dire que ce ne sont pas
des hommes.
Quant au contrat social, loin de fonder le droit, il est présupposé par lui.
Un contrat originaire est une contradiction in adjecto5058.. On a cru — à
tort — que le choix théorique était entre un droit donné (par Dieu ou la
nature) et un droit construit (par l’homme). En fait, le droit n’est ni donné
ni construit — tout comme la langue, tout comme la culture en général. Il y
a de l’ordre partout, émergeant de la coexistence des éléments au sein d’un
système — cela est vrai des molécules d’eau dans un nuage comme des
individus dans une société. Dès lors que les hommes vivent ensemble — et
ils ne peuvent faire autrement — un champ d’obligations, d’autorisations et
d’interdits apparaît spontanément sans même que la conscience y
participe5059.. On peut le vérifier en observant les règles de
fonctionnement interne de ces trois micro-sociétés que constituent les
enfants, les criminels et les foules inorganisées. Il est aussi impossible de
vivre hors-la-loi que de vivre hors du langage. L’organisation de cette
société-miniature que représente une cour de récréation, avec ses règles, ses
interdits, ses hiérarchies de pouvoir, ses réseaux d’influences, ses échanges
etc. n’a pas été dictée d’en haut, par le monde des adultes ; elle n’en régit
pas moins le comportement de chacun de ses membres sans que ceux-ci
soient en mesure de l’expliquer. Les gangsters sont-ils dépourvus du sens
du juste et de l’injuste, du permis et du défendu, du crime et du châtiment ?
L’expression « hors-la-loi » est un non-sens tout comme le terme d’« exclu
». Troisième et dernier exemple : la foule inorganisée de réfugiés. Lorsque
celle-ci fuit les bombardements, la guerre ou la misère, un chaos total
s’installe et paraît ne devoir jamais finir : tout se passe comme si la
construction sociale s’écroulait en même temps que les maisons et la vie de
ces malheureux. Pourtant, immédiatement — c’est-à-dire à la fois
rapidement et sans médiation d’une conscience programmatrice —, au sein
de l’anarchie et de la détresse, un ordre renaît avec ses espaces et ses temps
mesurés et limités, ses hiérarchies de pouvoir et ses commerces, ses rites et
ses paroles. Il n’y a jamais, en fait, d’anarchie, il y a toujours de l’ordre.
Grotius distinguait le droit naturel et le droit volontaire. La notion de droit
naturel signifie qu’il existe des principes auxquels la volonté doit se
soumettre. Si la critique de la notion de droit naturel est bien fondée, on
comprend aussi que Leo Strauss ait pu dire que « l’abandon actuel du droit
naturel conduit au nihilisme ; bien plus il s’identifie au nihilisme »5060..
Le droit vient donc bien des hommes, mais pas de leur volonté. Du moins
à l’origine — car une fois que l’ordre est enclenché, le droit se forge au gré
des rapports de forces, avec beaucoup de hasard aussi, mais du moins
consciemment. On peut en effet supposer chez le révolutionnaire qui veut
changer la loi plus de conscience que chez le législateur qui l’établit.
 
 
II. LA NATURE DU DROIT
 
1. Les oppositions déterminantes
 
On doit à Pufendorf l’idée de système juridique : derrière la multiplicité
hétéroclite des lois, un tout cohérent se profile. Comme Galilée avait
mathématisé la physique, Grotius, quant à lui, pensait à une
mathématisation possible du droit. Idée reprise par Leibniz, selon lequel la
science juridique ne dépend pas de l’expérience mais de définitions
rationnelles. Montesquieu élargira le cadre de cette totalité intensive en
montrant que le droit ne se comprend que dans la totalité géo-humaine qui
l’englobe (et qui exprime la notion d’esprit). Le positivisme juridique
tournera le dos à cette perspective5061.. Mais la théorie pure du droit que
cherche à fonder Kelsen n’est pas une théorie du droit pur : c’est la théorie
elle-même qui est pure de tout élément psychologique ou
sociologique5062..
La science du droit telle que la conçoit Kelsen est une science normative,
non qu’elle prétende énoncer des normes (aucune science ne le pourrait) —
mais parce qu’elle porte sur des normes. Kelsen différencie les sciences
sociales, qui, comme les sciences de la nature, considèrent leurs objets
comme des faits et les expliquent selon le principe de causalité, d’une part,
et, d’autre part, les sciences normatives qui décrivent leurs objets selon le
principe d’imputation5063.. Dans la norme juridique, la connexion
spécifique entre les deux éléments est établie non par un acte de
connaissance (« si A est, B est ») mais par un acte de volonté (« si A est, B
doit être »). Les propositions de droit (Soll-Sätze) ne sont pas des
propositions de fait.
Les sociétés anciennes et primitives ne connaissent pas la contradiction du
réel et de l’idéal  (la justice est ce qui existe) tandis que pour les sociétés
modernes la justice c’est ce qui doit, devra, devrait exister (sous-entendu :
elle n’existe pas). En posant l’unité de l’idée transcendante de la justice
contre le dualisme sophistique de la nature et de la convention, Platon
résolvait le problème de manière inverse : ce n’est plus le réel qui est idéal
mais l’idéal qui est le seul réel.
Tout en prenant le risque de légitimer le seul légal, le réalisme juridique
oublie qu’aucun idéal n’existe sans attache au réel5064.. « Tout était
parfaitement légal » déclara Eichmann à son procès. Il avait à l’évidence
raison. Si le droit n’est que l’expression de la force, alors il n’y a plus
d’intolérable ; tout est justifié d’avance, rien n’est injuste en soi (puisque
l’Histoire, généreuse, finit par donner des exemples de tout).
L’incommensurabilité, voire la transcendance du droit par rapport au réel,
peut s’énoncer de quatre façons : a) le fait ne peut devenir un droit (dans le
Contrat social, Rousseau montre que la notion de droit du plus fort est
contradictoire) ; b) on ne peut conclure de l’être au devoir-être, (dans son
Traité de la nature humaine Hume établit le caractère hasardeux de
l’induction5065.) ; c) les normes et les valeurs n’ont pas d’origine naturelle
(la science n’induit aucune morale)5066. ; d) un énoncé normatif n’a pas de
valeur de vérité contrairement aux énoncés constatifs (Kant montre que les
principes de la raison pratique n’ont pas d’usage pour la connaissance).
Mirabeau disait : « Quand l’autorité devient arbitraire et oppressive, quand
elle rompt le contrat qui lui assura des droits et la limita, la résistance est le
devoir et ne peut s’appeler révolte ». Les Anglo-Saxons parlent de civil
desobedience. Nous en avons fait la désobéissance civile, mais il
conviendrait presque toujours de parler plutôt de désobéissance
civique5067.. La désobéissance civile, dont le concept et le nom
apparaissent dans l’édition des œuvres posthumes de Thoreau, est une
forme de protestation non violente5068.. La notion de désobéissance
civique est plus restrictive (l’adjectif marque le caractère citoyen de l’action
engagée) : des citoyens, face à une loi qu’ils désapprouvent, incitent
d’autres citoyens à les suivre dans leur refus — d’où la forme de l’appel
public à la désobéissance. L’adjectif civil induit la notion de respect, et
soumet la politique à l’éthique. La désobéissance civile se fonde sur l’idée
que l’obéissance à la loi engage la responsabilité du citoyen et donc que
celui-ci participe à l’injustice établie. Elle élargit le champ de la
responsabilité à l’acceptation passive : nous ne sommes pas seulement
responsables de ce que nous faisons, mais aussi de ce que nous laissons
faire par notre inactivité5069..
En second lieu, le droit surgit sur fond de violence passée, présente et
future. Violence passée : la source des constitutions et des libertés est une
mare de sang. Violence présente : le droit n’existerait plus si la vie sociale
se déroulait toute conformément à lui : il se fondrait dans la coutume. Le
droit n’existe que lorsqu’il est écarté ou menacé. Violence future : le droit
renvoie à une absence de droit : si le droit de grève existe, cela signifie que
les chefs d’entreprise n’ont pas le droit de s’y opposer5070..
Troisième opposition déterminante : celle de la hiérarchie et de l’égalité.
Alors que le recht renvoie à la hiérarchie des ordres remontant jusqu’à
l’autorité suprême, le dikaion implique la confrontation des parties et
l’arbitrage d’un tiers objectif (le juge). Cette opposition traverse chaque
système juridique5071..
Quatrièmement, on distingue le droit statutaire (qui repose sur le status,
c’est-à-dire sur la situation des individus ou des groupes dans la hiérarchie
sociale ou politique) et le droit contractuel (fondé sur la volonté des
intéressés).
Enfin le droit, dans sa nature profonde se trouve pris dans une dialectique
de la potentialité et de la réalisation. Ainsi la loi sera-t-elle définie comme
le mode (collectif) de transformation d’une puissance d’agir en pouvoir
légitime. L’individualisme juridique — dont on peut trouver la source chez
Guillaume d’Occam — a entraîné la scission du concept de droit en ces
deux sens : le droit comme loi ou règle, simple licence de faire ou de ne pas
faire, et le droit comme pouvoir (potestas, dominium) de l’individu. Une
dualité analogue est repérable dans la distinction, promise à fortune, établie
par Suarez entre le droit à quelque chose (right to, jus ad rem) —
expression d’une revendication légitime sur ce qui appartient à une
personne en tant que cela lui est dû, mais qu’elle n’a pas encore en sa
possession — et le droit sur quelque chose (right in, jus in re) pouvoir
d’une personne sur une chose qu’elle possède déjà. Plus près de nous, des
logiciens et philosophes du langage ont tâché de montrer comment le
passage de l’être au devoir était à la fois pensable et dicible. Searle analyse
en ce sens la promesse, un acte de langage qui en tant qu’acte est un fait,
mais qui excède le constat puisqu’il engage celui qui l’énonce.5072.
 
 
2. Le droit et la morale
 
Dans sa spécificité, le droit se définit aussi par sa confrontation avec la
morale. Dans les sociétés antérieures ou extérieures à la nôtre, la distinction
du public et du privé, du moi social et du moi personnel n’existe pas faute
du second terme. Dans les sociétés modernes, le droit s’arrête là où
commence la vie privée — et si l’on parle de « droit privé », c’est parce
qu’il a un sens social. Le mensonge est un mal sur le plan moral, mais le
droit ne le sanctionnera que s’il a une expression et des implications
sociales (faux témoignage, subornation de témoin, fraude fiscale, etc.).
Tricher au cours d’une partie de cartes faite entre amis est une faute morale,
mais pas un délit ; cela devient un délit si cette tricherie est faite à une table
de baccara dans un casino ouvert au public. En jugeant un acte d’après les
intentions (le for interne), le droit canonique niait l’indépendance entre
l’éthique et le juridique. Inversement on peut considérer que l’accentuation
de cette indépendance (chez Kant, en particulier) dérive du projet de
détacher le droit de toute référence onto-théologique. Kant établit la
différence entre le droit et la morale au niveau des qualités formelles de la
légalité. Au droit contingent, particulier, éphémère, s’oppose la morale
nécessaire, universelle, éternelle.
Avant Kant, Senèque avait fait observer5073. que la moralité ne requiert
pas, mais exclut la contrainte juridique. Kant alla jusqu’à opposer le droit à
la morale comme la contrainte à la liberté : alors que le fondement du droit
et son essence sont la coercition, le propre de la morale est d’être librement
choisie. Alors que la règle de droit a une sanction externe (arrestation,
jugement, amende, prison, mort), la règle morale a une sanction interne
(bonne ou mauvaise conscience, remords et repentir, etc.). On entend un
écho de ce point de vue chez Max Weber (lequel, comme Kant, voyait dans
l’existence de la contrainte l’élément déterminant du droit). La pureté des
intentions est essentielle en morale, tandis que le droit ne veut et ne peut
sanctionner que les actes accomplis. C’est pourquoi, alors que la morale ne
reconnaît que les personnes physiques, seuls sujets de l’action pour le droit,
les collectifs (qu’on nomme personnes morales mais que devraient plutôt
s’appeler personnes juridiques) peuvent être sujets de droit. On n’a jamais
prononcé des sanctions juridiques contre quelqu’un à cause de sa
méchanceté.5074. Le droit ne connaît pas le mal mais « seulement » des
délits et des crimes ; il n’interdit pas le mensonge et la simulation en tant
que tels ; il ne les interdit que dans la mesure où ils produisent des
dommages.
Alors que Kant voyait une supériorité de la morale (autonome, donc pure
loi de la raison) sur le droit (hétéronome), Hegel inverse la hiérarchie en
accordant la priorité au droit et à la morale concrète (Sittlichkeit) sur la
morale formelle (Moralität), qu’il appelle « subjective » pour mieux
l’opposer à la précédente.
« La nécessité du tout, sentie à travers la contingence des parties, est ce
que nous appelons l’obligation morale en général »5075., disait Bergson.
Ainsi l’idée d’un droit universel serait à comprendre comme l’effet d’une
réconciliation d’après rupture : il aura fallu que le droit soit pensé
indépendamment de la morale pour qu’il puisse ensuite adopter
l’universalité qu’elle contient. Applicable à tous, sans considération de
temps et de lieu, le droit universel — dont les « droits de l’homme » seront
l’expression — est un droit inconditionnel. Ce qui ne signifie pas qu’il soit
inconditionné.
 
 
III. LE CHÂTIMENT5076.
 
 
IV. LES CONFLITS INTERNES AU DROIT
 
L’opinion croit volontiers qu’il y a des droits définis a priori, sans lutte,
sans travail, sans devoir en contrepartie.
L’universel auquel tend le droit va à la fois contre la subjectivité de
l’arbitraire et la particularité du privilège. D’où des conflits.
 
 
1. Les limites de la cohérence interne du droit
 
Le caractère systématique du droit n’est pas une donnée d’expérience mais
un postulat de la raison. L’état actuel du droit, dans une société donnée,
avec son indéfinie complexité, donne une illusion de synchronie à des
processus qui ont pu s’étendre sur de très longues durées. Les
contradictions, dès lors, sont inévitables : aucune conscience n’a jamais
présidé, comme en philosophie, à l’unité logique de ces systèmes.
L’acte d’Antigone n’affirme pas seulement la supériorité d’un droit
(naturel, divin et rationnel) sur un autre (civil, politique, humain) mais
révèle aussi la contradiction entre une loi (attribuée à Solon) qui enjoignait
aux Athéniens un rite de sépulture et une autre loi interdisant au traître à sa
patrie une sépulture, à titre de punition posthume. Bronislaw Malinowski
montre la société des îles Trobriand traversée par des conflits entre divers
systèmes de lois5077. : d’un côté la règle sociale (le droit maternel), de
l’autre l’affect personnel (l’amour paternel)5078., preuve que le droit ne
saurait être réduit à la simple légitimation de la réalité sociale. Le fait que
Malinowski ait été le chef de file de l’école dite fonctionnaliste en
anthropologie ne donne que plus de force à son argumentation.
La multiplication et la dissémination des lois dans les sociétés modernes
sont des constantes sources de conflit. Les droits à sont par excellence le
champ clos de toutes les contradictions. Comment peut-on vouloir à la fois
l’identité et la différence5079., le droit à l’intimité et le droit à l’information
? On ne les voudra pas à la fois, mais tantôt l’un, tantôt l’autre. Soit le
second exemple de conflit, autour de la nécessaire défense de la vie privée.
La jurisprudence distingue, à propos du rapport du sujet de droit et de son
image (films, photographies...) deux dimensions : un droit positif (ou droit
sur l’image) qui consiste à pouvoir exploiter son image sous toutes ses
formes (notamment d’un point de vue commercial) et un droit négatif (le
droit à l’image) c’est-à-dire le droit de s’opposer à la divulgation de son
image. On reconnaît ici la césure public/privé. Or le droit à l’image (la
question se pose évidemment surtout pour les personnalités) entre en conflit
avec un autre droit non moins fondamental : le droit à l’information.
 
 
2. L’universel et l’individuel
 
Entre le fort et le faible, disait Lammenais, c’est la liberté qui opprime et
la loi qui affranchit. Pourtant le droit qui dans une société est l’instrument
du fort peut être, dans une autre, ou dans la même en d’autres circonstances
de son histoire, celui de la défense du faible. Le libéralisme moderne est
allé de pair avec la montée en puissance des droits de l’individu : le bill of
habeas corpus et le bill of rights apparus en Angleterre au XVIIe siècle
faisaient du sujet individuel le centre du droit. À l’âge classique les
théoriciens du droit (Locke, Montesquieu, Rousseau) posèrent que non
seulement l’individu ne nie pas l’universel, mais encore qu’il constitue sa
seule assise possible. Seuls, en effet, les droits de l’individu peuvent être
universalisés. Soit le droit de vote — ou celui de jouir du fruit de son travail
(propriété privée) : ils peuvent, ils doivent être étendus à l’ensemble des
peuples de la terre. Comme on le voit assez bien dans le domaine
scientifique, aucune contradiction ne peut venir de l’universel. C’est même
d’ailleurs une définition possible du bien moral comme du juste : ce qui
peut, sans contradiction, être universalisé. Un privilège, un passe-droit, une
fraude, a fortiori un vol, un meurtre ne peuvent pas sans contradiction être
voulus pour la totalité du corps social ou de l’humanité. On distinguera par
conséquent, à partir de là, deux types opposés d’intérêts privés ou
particuliers : ceux qui contredisent l’exigence d’universalité et ceux qui ne
la contredisent pas. Les premiers seront réputés injustes, les seconds, justes.
Il est juste que l’intérêt général prime sur l’intérêt personnel, sinon un tyran
aurait autant de droit de défendre son pouvoir menacé que le peuple aurait
de l’abattre — et les riches aristocrates seraient autant fondés à vouloir
défendre leurs privilèges que le peuple à vouloir les abolir. Seulement si
seuls les droits de l’individu peuvent fonder en raison l’intérêt général, il ne
s’ensuit pas qu’ils le fassent toujours. Les penseurs radicaux du XIXe siècle
pointaient la contradiction qu’il y avait à déterminer la propriété privée
comme un droit naturel : posséder, c’est toujours posséder ce que l’autre n’a
pas — une propriété dé-finit une non-propriété. Si la propriété est privée,
l’universalité qu’induit le droit naturel est donc impossible. Pareillement,
même si la Bourse n’est pas un jeu à somme nulle, il n’en reste pas moins
impossible que tous y gagnent quelque chose en même temps. Inversement,
que de crimes n’a-t-on pas commis au nom de l’intérêt général ! Seul
l’individu existe concrètement, l’Homme lui, ne se trouve pas avec une
lanterne. Dès la fin du XVIIIe siècle, les penseurs contre-révolutionnaires
dénoncent entre les abstractions politiques et la violence révolutionnaire
une relation de cause à effet. Edmund Burke5080. considérait la déclaration
des droits de l’homme comme une inadmissible ingérence du pouvoir
politique dans ce qui constituait à ses yeux, l’affaire personnelle de
chacun5081.. Le conflit passe donc entre l’homme et le citoyen, l’universel
et le particulier, le public et le privé. Il est en germe dans la volonté
politique originaire qui fonde la démocratie moderne, laquelle prétend
défendre et garantir les droits de l’individu à partir de la souveraineté
populaire. Or le peuple n’est pas une simple somme d’individus, il n’est pas
non plus cette masse homogène et malléable dont rêvent les despotismes.
L’intérêt général n’est pas un intérêt universel : si les lois étaient à
l’avantage de tous, il n’y aurait pas besoin de les promulguer, ni besoin de
force (d’Etat, donc) pour les faire appliquer et respecter : elles iraient de soi,
comme les lois de la nature. Mais puisque l’intérêt privé ne se dit pas,
l’intérêt général ne cessera pas d’être invoqué. De même que la liberté peut
être la simple possibilité de gagner de l’argent en dehors des lois, le droit
peut être la raison sociale de l’intérêt privé. L’intérêt personnel trouve en
effet dans le droit collectif un idéal alibi5082..
 
 
3. L’universel et le particulier
 
Les Institutes de Justinien (VIe siècle) divisent le droit en trois espèces
d’extension décroissante : le droit commun à tous les êtres animés, droit dit
naturel ; le droit qui s’applique à tous les hommes, droit dit des gens5083. ;
et le droit qui concerne les principes d’organisation de la cité, droit civil —
lequel est subdivisé en droit public et en droit privé. Aucun conflit
n’apparaissait alors entre ces différents cercles5084.. En mettant fin au rêve
médiéval de monarchie universelle l’apparition des États modernes à l’âge
classique suscita le problème de la double cohérence interne et externe du
droit. Leibniz, le premier, aperçut les structures logiques des articles de
droit (compatibilité et incompatibilité, implication, englobement etc.). D’où
l’idée d’en dresser un tableau universel. Montesquieu adopta un autre point
de vue : il chercha dans l’esprit des lois leur source commune.
La notion de droit universel, « synnomique », étend à l’humanité entière le
concept de « bien commun » que Platon et Aristote concevaient comme fin
de l’éthique et du politique. Peut-on dire pour autant que la reconnaissance
de l’universel éthico-juridique soit le résultat d’une généralisation, d’une
extrapolation ou d’une induction ? Sans doute non : elle est l’effet d’un
saut. C’est d’emblée que l’universel peut et doit être reconnu dans son
éminente supériorité. « Certes, il n’y a de logique et d’universalité que
grecques, mais l’universalité d’un ordre social ne résulte pas d’une
opération logique »5085., fait observer Levinas. L’universalité de l’énoncé
vrai, parce que démontré ou prouvé, n’est pas du même ordre que
l’universalité de l’exigence de justice — de même qu’il y a différence
d’ordre entre la contradiction qui invalide un énoncé et l’opposition réelle
qui met en présence deux forces.
Au XVIIIe siècle, nombre de philosophes — à commencer par Hume —
s’efforceront d’appliquer le modèle newtonien à l’étude du monde moral.
Vaste analogie : de même que la loi de gravitation que nous découvrons sur
terre est présente en tout point de l’univers, les principes du droit
découverts dans un pays se retrouvent chez tous les peuples. Une analogie
semblable valait pour les religions. Dépouillées de leurs particularités
ravalées au rang de superstitions (dénominations, rituels, dogmes...), les
diverses religions particulières devraient s’effacer devant une religion
naturelle commune au genre humain. Il s’agissait, en somme d’inventer
pour le droit ce que le déisme était à la religion. Notons à ce sujet que la
théorie du droit naturel, au siècle des Lumières, entrait doublement en
contradiction avec la théorie empiriste5086. de la connaissance : sur la
question de l’origine d’une part (comment des idées universelles peuvent-
elles provenir de l’expérience ?) et sur la question de la valeur attribuée à
ces idées d’autre part (l’empirisme doit logiquement induire le
scepticisme)5087..
Le droit « cosmopolitique » dont parle Kant dans sa Doctrine du droit
n’est pas le droit international. Il correspond davantage au droit naturel.
Cette Idée de la raison qu’est une communauté générale de tous les peuples
de la terre, écrit Kant, n’est pas quelque chose d’éthique mais d’ordre
juridique. Du fait que les hommes vivent à la surface d’une sphère, donc
dans un espace fini et replié sur lui-même, ils sont en commerce les uns
avec les autres. Donc c’est la nature qui a donné pour horizon possible aux
hommes leur unification5088.. Les droits de l’homme introduiront une autre
universalité (« transcendante » et non plus émergente) pour le droit. La
radicale nouveauté de l’événement révolutionnaire avait frappé le jeune
Hegel : pour la première fois dans l’Histoire des hommes, tout semblait
soumis à l’Idée. Mais un monde sépare la déclaration (des droits) et la
promulgation (des lois).
Déclarer signifie exposer devant tous et de manière solennelle un certain
nombre de valeurs auxquelles on jure implicitement d’obéir. La déclaration
contient toujours une promesse, et pas seulement, comme pour les lois, une
menace.
Les normes ne sont pas toutes situées sur le même plan : certaines (par
exemple celles qui forment une Constitution) en légitiment d’autres.
Comme le renvoi à l’infini est impossible, il existe (selon Kelsen) une
norme fondamentale (Grundnorm) — hypothèse que l’auteur de la Théorie
pure du droit appelle logique — une norme transcendantale — qui légitime
toutes les lois mais n’est légitimée par aucune. On peut considérer5089.
l’ensemble des droits de l’homme comme cette norme fondamentale. Il était
inévitable que ce nouvel5090. universel entrât en conflit avec les
particularismes politiques et culturels. Lorsqu’un Etat, au nom de sa
souveraineté opprime un peuple, les droits de l’homme sont nécessairement
du côté de la minorité. Mais lorsqu’il devient impossible de prendre parti
dans une guerre interne, alors les droits de l’homme quittent la sphère
politique pour la sphère morale (l’humanitaire signe cet abandon du
politique). Le droit des États, le droit des nations et les droits de l’homme
ne sont pas concentriques.
Quoi d’étonnant si le positivisme juridique s’est à plusieurs reprises mis au
service des régimes totalitaires ? Derrière le refus de l’universel, la barbarie
pointe. Combien dérisoires apparaissent les objections faites aux droits de
l’homme au regard de la nécessité de leur application !5091.
 
 
V. LES ÉVOLUTIONS DU DROIT
 
Descartes disait que la société la mieux gouvernée est celle qui connaît le
plus petit nombre de lois. S’il en était ainsi, notre société serait la plus mal
gouvernée de l’Histoire. Le droit est un système de la totalité : il vise à
déterminer par avance exhaustivement les questions qui peuvent diviser les
hommes.
 
 
1. La prolifération des lois
 
Les intérêts matériels, les principes moraux et religieux, les idéologies, les
traditions et les habitudes, les influences extérieures, parfois même les
sentiments et les fantasmes (haine, peur, vengeance, fraternité), peuvent
tous être des forces créatrices de droit. Du moins faudrait-il établir la
distinction entre les grands principes et les règles particulières. Sur le plan
des grands principes, il est possible de penser, comme Hegel, que l’Histoire
est terminée (il n’y a pas d’au-delà de la liberté, de la justice, etc.). Cela dit,
si le futur a pour tâche de réaliser ces principes, alors, dans une certaine
mesure, qui est meilleure, il n’est pas exagéré de dire comme Marx, que
l’Histoire n’a pas encore commencé. Les pouvoirs croissants de la
technique et de la sphère économique aboutiront nécessairement à modifier
les mœurs, et donc les lois. Il y a entre elles une dialectique : la loi exprime
et nie les mœurs qui la nient et l’expriment en retour5092.. Il est inévitable
que les biotechnologies nouvelles conduisent les juristes à légiférer dans
des domaines où, naguère, il n’y avait rien5093. : les temps modernes ne se
contentent pas de dégager ou d’approfondir le droit — elles le produisent
sans cesse. Ce qui est en jeu, c’est ni plus ni moins la définition et la nature
de l’existant humain5094..
Code du commerce, code des sociétés, code du travail, code des impôts,
nos sociétés connaissent une prolifération du droit5095. et placent leurs
membres devant l’impossibilité d’y obéir continûment et
inconditionnellement. Le citoyen moderne est un homme qui se trouve
presque constamment placé en situation d’infraction5096.. Le champ
d’application de la loi s’élargit sans cesse, recouvrant toutes les situations,
tous les espoirs et tous les temps5097.. On est même allé jusqu’à parler
(l’appel au devoir étant de plus en plus difficile) d’un « droit de la nature »,
d’un « droit des animaux »5098..
Triomphe du droit ou bien défaite de l’homme qui, dans l’affolement de la
modernité, ne sait plus très bien se définir ? Le droit romain avait établi que
ce qui est juridique consiste en une chose incorporelle contenue dans une
chose corporelle ; tout droit est proprement in re. Le droit est la chose due,
le debitum. Le jusnaturalisme moderne a opéré une révolution
copernicienne (au sens kantien) : le droit devient un pouvoir attribué à
l’individu5099., tout droit tend à devenir personnel5100.. Récusant le
concept de droit réel, Kant objecta la réciprocité des droits et des devoirs.
L’application de ce postulat au droit réel impliquerait que l’on reconnût à
une chose la capacité d’être sujette à une obligation. Les partisans du droit
réel ont, aux yeux de Kant, le tort d’évacuer l’obligation dès le principe. Or
l’absence de réciprocité caractérise aussi bien la prolifération des droits à
que l’extension de la sphère du droit à un domaine non humain.
L’inflation a le même effet sur les concepts et sur les monnaies : ils
finissent par perdre toute valeur. Or, nous assistons, dans les sociétés
modernes, à une prolifération des droits à depuis le droit au travail jusqu’au
droit au plaisir5101.. Cette extension était conçue comme une conquête :
alors que le droit de semble cantonné au formalisme juridique, ignorant les
inégalités de conditions, le droit à fut présenté comme l’expression enfin
reconnue des droits sociaux : ainsi le XIXème siècle proclama-t-il le droit
au travail, et le XXe siècle le droit au logement, le droit aux loisirs et le droit
à l’information5102.. L’homme réel remplaçait enfin l’homme abstrait. Le
droit à est une véritable créance que le citoyen a sur des services à venir,
dont l’absence équivaudrait à un dommage pour lui. Alors que le droit de
limite les pouvoirs de l’Etat, le droit à les étend5103.. Les droits sociaux
supposent en effet une instance spécifique capable de les assurer — d’où
l’hostilité des libéraux. Le droit de est universel, le droit à particulier. Le
droit de définit une liberté publique, le droit à un avantage personnel5104..
Le droit de fait agir en tant que citoyen, le droit à fait vivre en tant que
personne. N’y a-t-il pas risque d’égotisme juridique ? La notion est devenue
folle : chaque individu cramponné à son moi comme à une bouée de
sauvetage, chaque catégorie ou sous-catégorie mettra en avant des droits,
qui sont le masque avantageux des vices et des égoïsmes. L’aboutissement
triomphal et grotesque de cette vogue (et vague) de droits à est le droit à la
différence — comme si la différence n’était pas d’abord un fait nécessaire,
comme si la différence était bonne en soi !5105.
Trois objections de fond peuvent être opposées à ce type de droits.
D’abord leur négativité : alors que le droit de est une acquisition par le sujet
de ce qui le constitue dans la force de son existence, le droit à est la
compensation d’une perte ou d’un bien menacé (le droit au travail est né
avec le chômage industriel). La prolifération de ces « droits » devrait donc
plus inquiéter que réjouir5106.. Deuxième objection : l’absence
d’engagement, donc de responsabilité. Les droits de sont les seuls droits
véritables car juridiquement définis par les textes et garantis et défendus par
le pouvoir judiciaire. Enfin l’absence de réciprocité : s’il existait réellement
un droit au travail, il y aurait une obligation d’embauche, et le chef
d’entreprise qui ne s’y soumettrait pas serait en infraction.
 
 
2. La mondialisation
 
Au XIXe siècle, par réaction à la diversification des droits nationaux5107.,
apparut une discipline juridique nouvelle, le droit comparé : en-deça et au-
delà des modes apparents de la loi, on se mit à la recherche des structures
cachées, des invariants dont l’ensemble pouvait constituer un véritable droit
mondial. On ne partait plus, comme avec l’ancien droit naturel, de quelques
principes a priori posés par la raison, mais du droit positif avec la variété
indéfinie de ses manifestations.
La mondialisation du droit peut s’opérer selon deux modes distincts : par
l’unification et par l’harmonisation. L’unification implique un droit (donc
un pouvoir) hégémonique qui réduit la diversité en l’éliminant.
L’harmonisation implique la constitution d’un ensemble nouveau à partir de
la diversité affirmée.
La mondialisation du droit, actuellement en cours, est le volet juridique de
l’unification technologique et de la globalisation économique qui placent
l’humanité entière devant des problèmes et des solutions universels.
Parallèlement à ce processus, l’universalisation des droits de l’homme, tant
dans l’existence proclamée que dans la pratique effective des États,
constitue le fondement possible d’une future fédération mondiale5108..
 
 
3. Triomphe ou fin du droit ?
 
Auguste Comte a pensé et prévu un état futur « positif » dans lequel les
droits deviendraient inutiles et où la notion du droit serait remplacée par
celle du devoir. La politique, dit Comte, doit être subordonnée à la morale,
du fait que « tous les hommes doivent être conçus non comme autant d’être
séparés, mais comme les divers organes d’un seul Grand-Être » : « C’est ce
qui fait le mieux sentir combien est fausse, autant qu’immorale, la notion du
droit proprement dit, qui suppose toujours l’individualité absolue ». « Dans
l’état positif, qui n’admet plus de titres célestes, l’idée de droit disparaît
irrévocablement. Chacun a des devoirs, et envers tous ; mais personne n’a
aucun droit proprement dit. Les justes garanties individuelles résultent
seulement de cette universelle réciprocité d’obligation ». Auguste Comte
associait le politique et le juridique. Or domine actuellement la tendance à
leur dissociation. La judiciarisation de la vie sociale est une compensation
de sa dépolitisation. Dans les sociétés contemporaines, on voit les tribunaux
remplacer les assemblées. Qui, du législateur ou du juge, doit être la source
principale du droit ? La tradition républicaine française a investi de cette
fonction le législateur. La tradition anglo-saxonne a choisi le juge.5109. Le
libéralisme, dans sa forme extrême, veut substituer la régulation par le droit
à la régulation par le règlement, la jurisprudence administrative à la
législation des assemblées. Ainsi le contrat privé est-il honoré aux dépens
de l’intérêt général ; et les groupes de pression finissent par avoir davantage
de pouvoir que l’État. Deux conceptions de la liberté s’affrontent. Héritage
de la tradition jurisprudentielle, le droit anglo-saxon contemporain est pensé
selon une logique du flou. Les juristes parlent de soft law — une expression
sans répondant dans les systèmes romano-germaniques, de tradition écrite.
La tolérance, dont la fonction est centrale dans les sociétés contemporaines
peut être comprise comme une effectuation de cette soft law. Une tolérance
est un écart admis (cet usage existe en mécanique), une dérogation par
rapport à la loi : ce qui est toléré n’est ni autorisé ni interdit ni obligatoire.
La tolérance s’inscrit dans une sorte d’espace creux autour duquel les
gardiens de l’ordre, comme les fameux singes japonais, paraissent se fermer
à la fois les yeux, la bouche et les oreilles.
À l’opposé de cette liberté sans rivage, une masse grandissante d’individus
vit en marge du droit. « En fin de droits », dit une expression à propos d’une
certaine catégorie de sans-travail. Hannah Arendt voyait dans les réfugiés,
ces « sans-droit », le signe patent du délitement de l’humanité moderne. Le
diagnostic était peut être trop sombre : en fait seuls les prisonniers voués à
la mort sont sans droit5110.. C’est seulement au cœur de la barbarie que le
droit s’éteint avec la morale.
 
*
 
Voir aussi
 
Le crime. La démocratie. Les droits de l’homme. L’égalité. L’État. La
guerre. La justice. La loi. La morale. Le pouvoir. La propriété. La violence.
 
*
 
Bibliographie
 
 
Platon, — Les Lois
— La République
— Criton
Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, trad. P. Pradier-Fodéré, PUF, 1999.
J.-J. Rousseau, — Du contrat social.
— Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
E. Kant, Métaphysique des mœurs I, Doctrine du droit, trad. fr., Œuvres philosophiques III,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986.
G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit.
F. Nietzsche, La Généalogie de la morale.
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, trad. fr., Dalloz, 1962.
Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Plon, 1954.
Mireille Delmas-Marty, Les Forces imaginantes du droit I. Le relatif et l’universel, Seuil, 2004.
Lois de Manou, trad. A. Loiseleur Deslongchamps, Éditions d’Aujourd’hui, 1976.
5024 Ce chapitre reprend, sous une forme légèrement modifiée, celui paru sous ce titre dans Le
Nouveau cours de philosophie, Édition du temps, 2004.
5025 D’où le sens de rapport juste entre les choses.
5026 De même qu’une règle (l’instrument) permet de tracer droit, de même une règle (sociale)
permet d’agir droitement.
5027 En anglais right, le droit, renvoie aussi bien à la ligne droite, à la pensée vraie (to be right,
avoir raison) qu’à l’action efficace (the right man in the right place).
5028 On distingue la doctrine qui désigne l’ensemble de l’enseignement du droit, le texte de la loi
et la jurisprudence.
5029 Platon construit le droit (dans La République et Les Lois), Aristote le décrit (dans ses travaux
sur les constitutions).
5030 « Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois
positives, c’est dire qu’avant qu’on n’eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux » (De
l’esprit des lois I, 1).
5031 Ainsi a-t-on justifié l’esclavage par le fait que l’esclave était un sous-homme, le colonialisme
par le fait que la civilisation devait être apportée aux peuples sauvages etc.
5032 « Il n’y a jamais eu, fait observer Sartre, de violences sur terre qui ne correspondissent à
l’affirmation d’un droit » (J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, 1983, p. 185).
5033 Les juristes distinguent quatre sources formelles du droit : la loi, la coutume, la jurisprudence
des tribunaux et la doctrine des auteurs. Une étude de droit comparé fera observer que dans les pays
anglo-saxons, c’est la jurisprudence des cours (common law) qui prime sous réserve des solutions
données par la loi (statute law).
5034 On a lu les lois d’Hammourabi (XVIIIe siècle avant Jésus-Christ) comme un code civil et
pénal. Or dans le Proche-Orient ancien le roi était le juge plutôt que législateur (voir la figure du roi
Salomon en Palestine). Même si sur la célèbre stèle de basalte le roi Hammourabi est représenté
debout devant le dieu-soleil, également dieu de la justice, le code qui porte son nom est davantage un
ensemble de jugements qu’un code de lois.
5035 Le jugement divin (ordalie) a été très souvent pratiqué — de la Mésopotamie ancienne à notre
Moyen Age. On faisait subir à l’accusé d’affreux supplices (noyade, ébouillantement...) : s’il
survivait, c’est que Dieu l’avait sauvé et donc qu’il était innocent...
5036 « Des lois et de Dieu législateur ».
5037 L. Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Plon, 1954, p. 98.
 
5038 Louis XIV eut beau faire bénir ses canons par ses évêques, il y eut bien des hommes pour
s’apercevoir que ce n’était pas Dieu qui tenait le goupillon.
5039 Satires I, 3, v. 113.
5040 À son oncle Créon, le roi, qui lui demande : « Et tu as osé passer outre à mon ordonnance ? »,
Antigone répond crânement : « Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice qui siège
auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes,
que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non
écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles
sont en vigueur, et personne ne les a vu naître » (Sophocle, Antigone, Théâtre complet, trad. R.
Pignarrre, GF-Flammarion, 1964, p. 79).
5041 Vis-à-vis de Dieu le droit naturel est dans une situation de profonde équivoque : ou bien le
droit naturel est pensé comme d’essence divine, car Dieu est le créateur de la nature (tel est le point
de vue de Francisco de Vitoria) ou bien le droit naturel est conçu pour faire pièce à Dieu et l’écarter.
5042 H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, trad. P. Pradier-Fodéré, PUF, 1999, p. 39.
5043 Titre I, article premier du premier projet de Code civil.
5044 « Droit de la nature » ne lève pas l’équivoque de « droit naturel ». Mieux vaut traduire par «
droit de l’homme naturel ».
5045 En déplaçant le sens de cette distinction, les successeurs de Kant contribueront à recréer la
confusion : face au Naturrecht universel, expression de la permanence des fins humaines, le
natürliches Recht sera opposé par l’École du droit historique (appartenant à la mouvance
romantique), comme l’expression de la « nature » et de l’histoire de chaque peuple considéré dans sa
particularité.
5046 Antériorité historique et puissance fondationnelle.
5047 De la Nature, II, v. 302.
5048 Léviathan, XIV.
5049 B. Spinoza, Traité de l’autorité politique II, § 3, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 923.
5050 B. Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, chap. XVI, ibid., p. 824.
5051 L’esclavage, disait Grotius, ne contredit pas le droit naturel puisqu’il ne menace pas
l’existence d’une société.
5052 Odyssée, IX, V., 112-115.
5053 D’où la supériorité d’Ulysse sur Polyphème, symbole de la force brute.
5054 D’où la distinction faite par certains théoriciens entre deux types de contrat ou de pacte social
: le pacte d’association par lequel se constitue la société et le pacte de soumission par lequel le corps
social constitué se donne un chef.
5055 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, 6.
5056 Fondé à l’âge classique sur une ignorance réelle des conditions dans lesquelles les sociétés
humaines ont pu se constituer.
5057 Ainsi Kelsen niera-t-il que les droits subjectifs puissent être antérieurs à l’Etat (H. Kelsen,
Théorie générale du droit et de l’Etat suivi de La Doctrine du droit naturel et le positivisme
juridique, trad. B. Laroche et V. Faure, Éditions Bruylant-LGD, Bruxelles, 1997).
5058 Tel était déjà le sens de l’objection que Grotius faisait à Hobbes : loin d’être fondateur de la
société, le contrat est fondé par elle ; il n’est possible et intelligible qu’à partir d’une socialité
originelle, toujours déjà là.
5059 La théorie du contrat social implique à l’inverse, un savoir souverain dont on pourrait se
demander sur quoi, en dehors de la « lumière naturelle », il pourrait être fondé.
5060 L. Strauss, Droit naturel et histoire, op. cit., p. 17.
5061 A la différence du positivisme d’Auguste Comte, le positivisme juridique (semblable en cela
au positivisme logique) ne cherche pas à résoudre au moyen de la science des problèmes d’ordre
moral ou politique.
5062 Une analogie peut être sur ce point être établie avec la phénoménologie.
5063 Zurechung.
5064 . L’idée de droit naturel ne vient pas seulement de l’idée grecque de loi non écrite (voir supra)
mais aussi de la réalité romaine du droit des gens (lequel était lui-même né d’une extension du droit
civil aux dimensions de l’empire).
5065 L’impossibilité du passage de l’être au devoir-être, du fait à la valeur a été ultérieurement
appelée « loi de Hume ».
5066 On ne peut par exemple tirer la nécessité de la prohibition de l’inceste de la connaissance des
lois de la génétique.
5067 La désobéissance est passive, la violation, active. La désobéissance implique la résistance à la
volonté extérieure, mais elle ne lui oppose qu’une volonté négative. La violation est une révolte
objective, car elle pose une volonté subjective contre la volonté extérieure. La désobéissance civique,
qui peut aller jusqu’à la violation de la loi, n’a pas la passivité de la désobéissance simple.
5068 Gandhi et Martin Luther King ont illustré ce type d’action.
5069 Inversement, Martin Luther King disait qu’un citoyen qui enfreint la loi parce que sa
conscience lui dit qu’elle est injuste et qui accepte de bon gré la pénalité en restant en prison pour
réveiller la conscience de la communauté sur cette injustice, exprime de fait le plus grand respect
pour la loi.
5070 Voir La violence.
5071 Il y avait du recht dans le droit de la Grèce ancienne et du dikaïon dans le droit germanique.
 
5072 Le propre du fondamentalisme religieux est de ne pouvoir comprendre la nature de
l’autorisation. Ainsi les adversaires de la loi autorisant l’avortement agissent comme s’il existait des
partisans de l’avortement obligatoire, comme si le terme antinomique de l’interdit était l’autorisation
(et non l’obligation).
5073 Des bienfaits, IV, 17.
5074 La perversité est en revanche un concept commun dans les tribunaux.
5075 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, PUF, 1970, p. 1022.
5076 Voir La justice.
5077 B. Malinowski, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, trad. S. Jankélévitch, Payot, 1975,
p. 72 sq.
5078 Ibid., p. 77.
5079 S’agissant des « revendications sexuelles ».
5080 Lequel voyait en outre dans ces droits une métaphysique.
5081 Voir Les droits de l’homme.
5082 Ainsi médecins et pharmaciens vont-ils en appeler au droit à la santé s’ils sentent leurs
avantages menacés. Ainsi les photographies volées des magazines populaires seront-elles couvertes
par le droit à l’information etc. On sent dans tout cela, la même odeur : celle de l’argent (dont
Vespasien prétendait, à tort, qu’il ne sentait rien).
5083 Préfiguration du droit international privé.
5084 Le droit est divisé en droit national et droit international, chacun étant subdivisé en droit privé
et droit public. Le droit national privé est subdivisé en droit civil et droit commercial, le droit
national public en droit pénal, droit administratif et droit constitutionnel.
5085 E. Levinas, Difficile liberté, Albin Michel, 1963, p. 187.
5086 Presque universellement partagée.
5087 Une contradiction analogue est perceptible aujourd’hui chez J. Derrida dont les principes
éthiques et politiques invalident par leur seule position, toute la théorie de la déconstruction.
5088 E. Kant, Métaphysique des mœurs I, Doctrine du droit § 62.
5089 Ce qui n’était, évidemment, pas du tout le point de vue de Kelsen.
5090 Mais préparé de longue date.
5091 Voir Les droits de l’homme.
5092 La loi de 1920, qui faisait de l’avortement un crime, a été abolie par la loi Veil qui autorise
l’avortement. Cette décriminalisation de l’avortement n’aurait pas eu lieu sans la transgression
largement répandue de la loi.
5093 Voir les questions relatives à la paternité et à la maternité (fécondations in vitro), les interdits
sur la commercialisation du corps et de ses organes, etc. Les travaux biologiques ne posent pas
seulement des problèmes moraux (bioéthique). Les technologies nouvelles de communication
(Internet en particulier) placent les autorités devant de nouveaux défis.
5094 La déclaration des droits de l’homme de 1789 définissait le citoyen ; celle de 1946 garantissait
ses droits sociaux et économiques — les biotechnologies induiront une définition biologique. Un jour
peut-être, la bioéthique sera inscrite dans la Constitution.
5095 Le droit français interdit près de 20 000 délits.
5096 La conjonction de l’individualisme et de la multiplication des lois et des règles, en poussant à
la ruse et à la désobéissance, produit un type de comportement spécifique de la modernité :
l’incivisme.
5097 Avec la bioéthique, nous assistons à l’émergence d’un droit qui se conçoit comme préventif
voire prospectif puisque les expériences interdites n’ont jamais encore été réalisées.
5098 En 1924 le journaliste André Giraud écrivit une Déclaration des droits de l’animal. Ce qui
fonde, dans l’esprit de l’auteur les droits de l’animal, c’est sa capacité de souffrir. Emanant de
l’UNESCO La Déclaration universelle des droits de l’animal (1978) confère à l’animal une
personnalité juridique propre. Le préambule parle de « génocides ». L’article premier stipule que «
Tous les animaux naissent égaux devant la vie et ont les mêmes droits à l’existence ». L’article 13.1 :
« L’animal mort doit être traité avec respect ». Le scorpion est un animal...
5099 Le domaine du droit s’élargit avec l’extension de l’individualisme moderne. Les questions
d’honneur jadis échappaient au droit.
5100 D’où un risque de « victimisation » croissante, notable aux Etats-Unis où la qualité de victime
donne a priori des droits particuliers.
5101 En passant par les droits au secret, à la vie privée, au logement, aux loisirs, à l’information, à
l’erreur, à la mort douce, à la différence. Il existe de facto un droit au soleil (puisqu’un vacancier peut
contracter une assurance-soleil) et un droit à la neige. Nul doute que l’opinion considère déjà le fait
de regarder la télévision ou d’acheter à crédit ou de posséder une voiture comme des droits.
5102 La Déclaration universelle de l’ONU proclame le droit au repos et aux loisirs (art. XXIV), le
droit à l’éducation (art. XXVI), en même temps que le droit au travail (art. XXIII) et le droit à un
niveau de vie suffisant (art. XXV).
5103 En 1848 Tocqueville s’opposa victorieusement aux socialistes pour écarter le principe du droit
au travail : son adoption aurait entraîné, selon le penseur libéral, un accroissement dangereux des
pouvoirs de l’État.
5104 Les Anglo-Saxons utilisent le terme de claim, mal traduit en français par « revendication », «
prétention » ou « réclamation ». « Claim about », c’est se prévaloir d’un dû, « claim to », revendiquer
un droit. Pour George H. von Wright (Norm and Action), la logique déontique doit dépasser la dualité
de l’interdit et de l’autorisé en posant un troisième terme, un degré supplémentaire qui est celui du
claim.
5105 Cette déréliction du droit individualisé moderne, Paul Claudel l’a exprimée dans sa pièce
L’Otage : « Vous avez entendu cette doctrine avec horreur./ Que tout chacun tient le même droit
pareillement de propre nature,/ En sorte que celui des autres est un tort qui lui est fait./ Ainsi il n’y a
plus rien à donner. Voici qu’il n’y a plus rien de gratuit entre les hommes ».
5106 Nul doute qu’avec la pollution on ne parle un jour du droit à l’air respirable.
5107 Grâce à l’influence aussi d’autres disciplines qui s’étaient mises à la recherche des structures
générales, par-delà la diversité des modes d’apparition (anatomie comparée, littérature comparée).
5108 Voir M. Delmas-Marty, Les Forces imaginantes du droit I. Le relatif et l’universel, Seuil,
2004.
5109 Cette dernière conception est dominante en Europe. D’où les débats et les conflits.
5110 Les clandestins dans une démocratie moderne ont tout de même accès aux soins et leurs
enfants vont à l’école.
51. Les droits de l’homme
 
 
 
La difficulté avec la question des droits de l’homme tient au fait qu’ils ne
se présentent pas seulement comme un ensemble d’idées et de textes mais
aussi comme une nébuleuse d’institutions — avec ce que celles-ci
impliquent en termes de sensibilités, de victoires et de progrès, mais aussi
d’intérêts peu avouables, d’injustices, voire d’absurdités.
Si les droits de l’homme ne sont pas, à proprement parler, un concept
philosophique, ils n’existeraient pas comme idée ni peut-être comme réalité
sans la philosophie. Ils sont l’une des inscriptions les plus fortes de la
pensée philosophique dans le monde contemporain. L’expression figure en
latin (jus hominum, littéralement « droit des hommes ») dans le traité que le
philosophe du droit naturel, le Hollandais Hugo Grotius, a consacré au droit
de la guerre et de la paix (1625). Mais les origines de cet idéal remontent
plus loin dans le passé. Les droits de l’homme jouissent même d’un
triomphe apparent — comme un hommage que le vice rend à la vertu : plus
personne, ou presque5111., aujourd’hui ne peut se dire contre les droits de
l’homme, même si ceux-ci continuent de faire l’objet d’une série de
critiques diverses. Il convient, en effet, d’établir la distinction entre une
philosophie et une idéologie des droits de l’homme, en d’autres termes,
entre un concept et un slogan. Une analyse du concept de droits de l’homme
ne saurait en outre se réduire à l’évocation d’une histoire courte qui
prendrait appui sur des textes où, pour la première fois (aux États-Unis puis
en France) ces droits furent explicitement formulés. La pensée des droits de
l’homme précéda de beaucoup leur déclaration et cette pensée qui remonte
à l’Antiquité a pratiquement le même âge que la philosophie.
 
 
I. ORIGINE DE LA NOTION DE DROITS DE L’HOMME
 
La notion de droits de l’homme est loin d’être claire parce que celle de
droit et celle de l’homme sont elles-mêmes loin d’être claires. Les droits de
l’homme sont-ils objectifs ou subjectifs, des droits de ou des droits à ? Qui
est « l’homme » des droits de l’homme ? Il est en ce monde bien des choses
mystérieuses, disait Sophocle, mais il n’en est pas qui le soit davantage que
l’homme. Si par impossible, renchérissait Duns Scot, Dieu donnait dans une
intuition l’essence de l’homme, on ne la reconnaîtrait pas.
L’humanité a une dimension biologique, morale et métaphysique5112..
L’homme peut être une désignation générique ou singulière : il est l’homme
en général ou cet homme-ci (d’où la plaisanterie de Diogène qui cherchait «
l’homme » avec sa lanterne).
Enfin que peut signifier le « de » des droits de l’homme ? Renvoie-t-il au
sujet ou à l’objet, à la source ou à l’embouchure ? Tous les droits ne sont-ils
pas, de facto, de l’homme — soit qu’ils sont énoncés par lui, soit qu’ils sont
destinés à le protéger ? Certes, on a pu parler de « droits de Dieu » ou de «
droits de la nature » mais ces expressions sont on ne peut plus confuses et
véhiculées par les discours intellectuellement les plus fragiles. C’est donc
par l’idée d’homme qu’il convient de commencer.
 
 
1. L’idée d’homme : voir L’être humain et L’humanité
 
 
2. L’idéal cosmopolitique
 
Kosmopolitès est un mot grec, attesté tardivement chez Diogène
Laërce5113., mais l’expression de citoyen du monde (kosmou politès) avait
été utilisée auparavant par certains philosophes. Le terme cosmopolite a
peut-être été introduit dans la langue française par le polémiste protestant
Viret en 1562 : il l’appliquait, avec un sens péjoratif, à l’orientaliste
Guillaume Postel. Dès sa naissance, en effet, l’idée a suscité l’hostilité des
dogmatiques et des fanatiques. Mais il semble que Guillaume Postel ait lui-
même utilisé le mot en un sens positif en parlant d’« esprit cosmopolite »
aspirant à la concorde universelle.5114.
Dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant définit le
pluralisme comme « la manière de penser déterminant à se concevoir et à se
conduire non comme le dépositaire du monde entier en son moi, mais
comme un simple citoyen du monde »5115.. À l’inverse, Georg Simmel dit
du cosmopolitisme qu’il est « une large extension de l’âme qui veut intégrer
le monde en elle-même »5116.. Dans la mesure où le monde n’existe pas
comme cité, le cosmopolitisme ne peut, dans un premier temps, qu’être un
produit de l’imaginaire : la totalité du monde, dont le cosmopolitisme est
l’expression, n’est jamais donnée dans le réel. En outre, parce qu’il ne
correspond à aucune institution, le cosmopolitisme n’engage aucune action
spécifique, aucune responsabilité. D’où la méfiance de Rousseau5117..
Simmel5118. fut le premier à observer la conjonction du cosmopolitisme
et de l’individualisme. Dans les sociétés holistes, qui intègrent les hommes
dans un tout organique, la seule totalité englobante est celle de la nature.
Lorsque le tout social se délite (cela se passa en Grèce avec la crise de la
cité) ou disparaît (ce qui arriva avec la conquête d’Alexandre), alors les
libres individualités se sentant chez elles en tout lieu parce qu’elles ne sont
d’aucun pays, commencent à entrevoir une cité aux dimensions de la terre.
Tout cela suppose la constitution préalable d’un espace politique dont la
finitude sera remise en question. On comprend dès lors pourquoi le
cosmopolitisme est né historiquement de la cité qu’il a niée : le
particularisme joint au libre examen critique invitait en quelque sorte à son
propre dépassement (la métathèse le dit en français : la patrie est une
partie). À l’inverse, les empires qui se proclamaient universels dans l’Orient
ancien, avec l’illusion qu’ils avaient réalisé déjà l’unification du
monde5119., rendaient impossible toute pensée cosmopolitique.
Le cosmopolitisme est l’effet du concept, et, plus précisément, de la
philosophie grecque. C’est la raison pour laquelle il serait insuffisant de
réduire le cosmopolitisme à sa seule dimension imaginaire ou affective. Les
Grecs différenciaient philanthrôpia et cosmopolitisme, la première étant la
dimension sentimentale du second : une sorte de cosmopolitisme sans
politique, si l’on veut. La chrétienté, même à travers son projet de
monarchie universelle, sera davantage l’héritière de la philanthrôpia
(christianisée en charité) que du cosmopolitisme proprement dit.
Enfin, à la différence de l’internationalisme qui reconnaît et admet la
multiplicité et la variété des nations et des États, le cosmopolitisme est
unitaire. Leibniz, par exemple, est plus internationaliste que cosmopolite. Il
voit les différentes nations dans leur génie propre, irréductible à toute autre
et la structure de l’ordre dont il rêve est fédérale5120.. Certes, il existe chez
Leibniz un cosmopolitisme à la manière stoïcienne mais il ne concerne pas
l’ordre politique mais celui de la culture et de la religion.
Platon et Aristote étaient en accord sur ce point : la cité est le cadre
nécessaire de la vie de l’homme en communauté. L’ordre et la justice sont
impensables sans dimensions restreintes (territoire exigu, population peu
nombreuse). Même si Aristote croit à l’unicité du genre humain et à la
possibilité de la philanthrôpia, aux esclaves près, son idéal d’autarcie
implique l’idée d’une limitation politique : la cité est le lieu naturel de la
communauté humaine, en tant qu’elle constitue une communauté, et non
toute la communauté. Certes, les cités peuvent nouer entre elles des
alliances, mais Aristote est opposé aux fédérations qui engloberaient dans
une unité supérieure les cités (comme celles-ci ont englobé les familles).
Aux dires de Cicéron5121., Socrate à qui l’on demanda de quel pays il
était, répondit : — « Du monde ! ».5122. La patrie du sage, c’est le monde,
répétera Héliodore d’Emèse5123. (IIIe siècle). Nombre d’écoles
philosophiques grecques ont professé un idéal cosmopolitique. Il est
intéressant d’analyser les fluctuations de leurs raisons.
L’une des toutes premières expressions, sinon la première, de l’idée
cosmopolitique, se trouve chez Démocrite. « L’univers entier est la patrie de
l’âme de valeur », disait-il5124.. C’est à Démocrite aussi que l’on doit le
concept de microcosme.
Le cosmopolitisme des sophistes n’est pas un humanisme : il constitue une
pièce stratégique dans leur combat philosophique contre le droit positif et
pour le rétablissement de la phusis. C’est sur une philosophie de la phusis
dont les lois non écrites, universelles par essence, surpassent les lois écrites
de telle cité particulière, que repose le cosmopolitisme d’Hippias. Il n’en
reste pas moins vrai que se fait jour avec les sophistes une unité idéale sur
fond d’égalité naturelle : les barbares et les Hellènes, déclare
Antiphon5125., sont nés semblables, leurs besoins sont les mêmes.
La dimension polémique du cosmopolitisme affiché s’exacerbe avec les
cyniques. Diogène se définissait négativement comme apolis, sans cité,
aoïkos, sans maison 5126.et positivement comme kosmopolitès5127.,
citoyen de l’univers. Cratès écrit : « Ma patrie n’est pas faite d’une seule
muraille, ou d’un seul toit ;/ mais c’est la terre entière qui constitue la cité et
la maison/mises à notre disposition pour que nous y séjournions »5128..
Si Diogène vécut dans un tonneau, ce fut peut-être à la fois à cause de sa
forme ronde, qui est celle du cosmos, et parce que le vin, libation de
Dionysos, est l’élément de l’indifférenciation. On connaît la superbe
réponse qu’Antisthène fit aux Athéniens qui se vantaient d’être des
autochtones :  « Vous n’êtes pas plus nobles que les escargots et les
sauterelles ». Les sauterelles et les escargots, en effet, sont eux aussi du
pays ! Une telle attitude engage à son tour toute une stratégie d’existence.
Dès lors que l’homme a le monde pour patrie, l’exil — dont on connaît
l’importante thématique à la fois métaphysique, politique, poétique, —
n’existe plus. « Les grues sont beaucoup plus intelligentes que nous, écrit
Favorinus dans son Traité sur l’exil : de la Thrace, elles émigrent en Égypte
sans penser que la Thrace soit leur patrie ni l’Égypte une terre d’exil, mais
des lieux respectifs de résidence pour l’hiver et l’été »5129.. On comprend
que le cosmopolitisme cynique soit allé de pair avec le refus de toute forme
de propriété privée.
Le cosmopolitisme cynique était-il positif ou négatif ? La tendance des
spécialistes aujourd’hui, à l’encontre de la critique ancienne, est de dire
qu’il est plutôt négatif, du moins pour ce qui concerne Diogène et les
premiers cyniques. Le cynique se dit cosmopolite parce qu’il se veut sans
cité5130.  . Le monde était en fait moins admis que la cité n’était rejetée.
Mais est-ce que « je suis partout chez moi » équivaut à « je suis partout un
étranger » ? John Moles ne le pense pas : « le cynique, écrit-il, exprime à la
terre entière une allégeance positive »5131.. D’ailleurs le mot même de
kosmopolitès vient peut-être de Diogène5132.. L’attitude des cyniques
envers les animaux doit être comprise dans ce cadre général. Il reste que le
cynisme présente le cas étrange d’un cosmopolitisme sans
philanthropie5133. — car ses paroles et écrits sont remplis d’injures envers
l’humanité. Autre restriction : pour les cyniques, seuls les « parfaits » sont
cosmopolites.
Parce que sa pensée est celle d’un universel relativisme, le sceptique est, si
l’on peut dire, spontanément cosmopolite. La participation de Pyrrhon à
l’expédition d’Alexandre a un sens philosophique : les cadres de la pensée
et ceux de la cité éclatent en même temps. Bientôt naîtra Alexandrie, la
première ville cosmopolite5134. de l’Histoire : s’y côtoyaient les peuples
des trois continents, parlant toutes les langues, pratiquant toutes les
religions. Comme bientôt de celui de Rome, on pouvait dire de l’habitant
d’Alexandrie qu’en habitant sa ville il habitait le monde. En brisant le cadre
politique de la cité, l’épopée d’Alexandre puis l’expansion de l’empire
romain allaient donner à la pensée l’image d’un monde unifié possible. Le
cosmopolitisme sera bientôt au centre de la conception stoïcienne de
l’univers, aux antipodes de la thèse platonicienne et aristotélicienne de la
singularité et de l’autarcie de la cité.
Le cosmopolitisme stoïcien trouve sa première expression dans la
République de Zénon. L’influence du cynisme y est sensible5135.: puisqu’il
n’y a qu’un seul monde, les hommes ne doivent pas vivre par cités et par
peuples séparés. Mais, à la différence des cyniques, les stoïciens ne rejettent
pas la cité ; seulement ils la considèrent comme un analogue imparfait de la
cosmopolis. Voici ce que Plutarque5136.écrit de Zénon :  « La forme de
gouvernement (...) imaginée, tend presque toute à ce point de vue que nous,
les hommes en général, ne vivions point divisés par villes, peuples et
nations, séparés par des lois, droit et coutumes particuliers, mais que nous
considérions tous les hommes comme nos concitoyens et qu’il n’y ait
qu’une sorte de vie, comme il n’y a qu’un monde ni plus ni moins que si ce
fût un même troupeau paissant sous la conduite d’un même berger en des
pâturages communs ». L’idée de l’unité morale et politique du genre
humain, loin de contredire le patriotisme romain, l’exprime et le fortifie.
Homo sum, humani nihil a me alienum puto, dit un vers célèbre de
l’Héautontimorouménos de Térence. Pour Cicéron, la nature a établi une
société universelle entre les hommes, et les nations doivent se regarder
comme les différents quartiers d’une même cité. Les stoïciens, dit encore
Cicéron, pensent que le monde est la patrie commune des hommes et des
dieux5137. ; ils considèrent que le monde entier forme un grand État,
embrassant tout le genre humain, les cités n’étant que les pierres d’un seul
édifice. Un droit unique, le droit naturel, régit l’humanité.
Alors que dans la polis règnent les lois positives et humaines, dans la
cosmopolis règne la loi naturelle et divine. Le concept d’humanité fut forgé
pour la première fois par Panaïtios, dans l’entourage de Scipion le Jeune, si
l’on en croit Ernst Bloch5138.. On dira à Rome caritas generis humani
pour traduire ce sentiment d’appartenance à la communauté des hommes.
Dans son Traité des devoirs, Cicéron parle de « la société du genre humain,
qui est par-dessus tout conforme à la nature »5139. ; est affirmée l’existence
d’une cité mondiale aux dimensions de l’humanité intégrant toutes les
autres communautés : « Dire qu’il faut bien tenir compte de ses concitoyens
mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain et avec
elle, supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ; et pareille
négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels
»5140..Cette communauté universelle (universitas generi humani) a son
droit naturel, le jus gentium5141.. Le sage, écrit pareillement Sénèque5142.,
se considère comme citoyen d’une ville commune aux dieux et aux hommes
liée par des lois fixes et éternelles et qui n’est autre que l’univers. Ainsi lois
humaines et lois de la nature se trouvent-elles confondues. On comprend
que les philosophes stoïciens aient été « impérialistes » (Panaïtios et
Posidonios accueillirent avec satisfaction le développement de l’empire) et
que, parmi les grands penseurs du Portique, l’un fut ministre (Sénèque) et
l’autre empereur (Marc-Aurèle)5143.. À Rome, le sentiment cosmopolite
suit la politique impériale comme son ombre : notre cité, dit Aelius Aristide
dans son Éloge de Rome a pour frontières et pour territoire le monde habité
tout entier. Le stoïcisme et Cicéron, écrit Jacques Huntzinger5144.,
avancent ainsi la première ébauche de la communauté universelle, laquelle
deviendra l’un des paradigmes des relations internationales.
L’universalisme stoïcien, doublement fondé sur la raison et sur la nature
n’est, en effet, pas seulement, comme on l’a dit, le rêve d’une politique
imaginaire, mais la première philosophie du droit naturel. « Nous sommes
tous nés de Dieu, au sens fort du mot », dit Épictète5145.. Certes ce « Dieu
» est Zeus et ce « né » n’est pas le produit d’une création, mais il y a bien
chez Épictète l’idée d’une parenté universelle : grâce à leur âme, les
hommes ont une communauté d’existence qui transcende les nations et les
rangs en même temps qu’elle les rattache à la divinité. Le cosmopolitisme
stoïcien est inséparable d’une logique et d’une anthropologie. Lorsque l’on
dit que l’on est « d’Athènes », argumente Épictète, et non de ce « petit coin
de la ville » où l’on est réellement né,5146.on se place spontanément dans
la totalité englobante. Pourquoi, dès lors, ne pas dire comme Socrate que
l’on est « du monde » ?5147.
Le christianisme — dont on sait quels liens l’attachaient au stoïcisme —
donnera à l’humanité une unité métaphysique dont les philosophies antiques
n’avaient pas idée. Unité solidement arrimée à l’origine de la Création et à
la fin du Jugement dernier. En faisant de Dieu le créateur de l’homme, et de
l’humanité l’ensemble de tous ceux qui proviennent d’un premier homme
unique, le judaïsme et le christianisme ont en fait inventé l’idée moderne
d’humanité. Il faut prendre alors la fraternité en son sens plein : sont frères
ceux qui ont le même père. À l’autre bout du destin, le Christ avait annoncé
la survenue d’un même monde de la fin : « Cette bonne nouvelle du
royaume sera prêchée dans le monde entier (oïkouménè) pour servir de
témoignage à toutes les nations. Alors viendra la fin »5148.. On connaît le
mot fameux de saint Paul5149.: « Il y a plus de Juifs ni de Gentils, de
circoncis ou d’incirconcis, de Barbares ni de Grecs, d’esclaves ni
d’hommes libres ».  Les trois divisions fondamentales du monde
antique5150. — celle du peuple élu et des autres, celle des Grecs et des
Barbares, celle des citoyens et des esclaves — disparaissaient dans cette
grande unité métaphysique qu’est l’humanitas. Et celle-ci n’est pas
seulement l’ensemble des êtres humains vivant actuellement sur la surface
de la terre, elle englobe le passé tout entier et donc la suite des générations
innombrables à partir d’Adam. La solidarité « verticale » des hommes à
travers l’Histoire ne sera pour le christianisme pas moins fondamentale que
celle, horizontale, des hommes à travers l’espace de la terre5151.. Même
séparés en peuples ou communautés apparemment fermés, les hommes,
dans cette méta-histoire chrétienne, n’en sont pas moins unis dans un même
destin spirituel : telle est la Cité de Dieu, selon saint Augustin. « Étends ta
charité sur le monde entier si tu veux aimer le Christ, parce que les
membres du Christ sont étendus sur tout l’univers ». Ainsi s’explique la
conception englobante que l’Église du Moyen Âge se fit de son pouvoir, et
le conflit qui l’opposa durant des siècles à l’Empire : il paraissait nécessaire
que tous les monarques obéissent à Rome5152.. C’est pourquoi cette ville
est devenue à elle seule le monde5153.. Ainsi s’explique-t-on aussi les
difficultés rencontrées ultérieurement par la christianisation dans les pays
colonisés, en Afrique et en Océanie notamment, où l’idée chrétienne de
corps mystique ou de peuple de Dieu contredisait les conceptions
traditionnelles indigènes de solidarité familiale ou clanique5154..
Le Moyen Âge sera partagé entre le rêve d’une monarchie universelle
ayant Rome pour centre et le pape pour chef, et celui d’une Cité de Dieu
dont les maisons et les hommes ne peuvent appartenir au monde. Jérusalem
céleste contre Rome terrestre : l’héritage stoïcien se trouve à la fois
conservé et dilapidé. La chrétienté visait l’unification culturelle et politique
du monde mais en déligitimant le politique au profit de la transcendance,
elle sapait les fondements mêmes du cosmopolitisme. Ainsi n’est-il pas aisé
de déterminer l’inspiration d’un Brunet Latin (le maître de Dante), lequel
écrit dans son Trésor en 1264 : « Toutes terres sont pays au prud’homme
aussi comme la mer aux poissons. Où que j’aille, serai-je en la mienne terre,
en sorte qu’aucune terre ne m’est exil ni ne m’est étranger pays, car bien
être appartient à l’homme, non pas au lieu »5155.. 
Comme l’Esprit hégélien, partout chez soi dans les formes mêmes de son
apparente aliénation, le citoyen de la terre a son centre partout et sa
circonférence nulle part. L’humanisme sera cosmopolitique. Nombreux sont
les hommes de la Renaissance qui se disent, et se sentent citoyens du
monde. Au premier rang de ceux-là, Érasme qui adaptait à son usage
l’adage « Ubi bene, ubi patria ». La patrie est le lieu où l’on se sent bien, le
lieu où est le bien. Certes l’idée d’une chrétienté universelle était encore
dominante mais avec la découverte de nouveaux mondes s’imposera
toujours davantage l’idée d’une humanité universelle qui doit à son activité
et non à Dieu son existence. Au XVIe siècle, deux penseurs espagnols, deux
jusnaturalistes, Francisco de Vitoria et Suarez, tirent sur le plan des idées
les conséquences de la découverte maritime du monde et de la colonisation
des peuples. Leurs différences d’appréciation sur la manière dont la
communauté universelle du genre humain devra être gouvernée, sont
toujours actuelles : une organisation supérieure aux États, ou bien une
fédération des États existants ? Deux manières de concevoir les liens du
tout et des parties, ceux de l’universel et du particulier.
Parce qu’il voyait dans l’universalité de la nature et de la raison le pendant
du relativisme sceptique où risquait de le faire basculer la critique
antireligieuse, le siècle des Lumières est, avant la proche effervescence des
nationalités, un grand siècle cosmopolitique. Bientôt Anacharsis Clootz
parlera de « République universelle » : c’est lui qui invente l’expression —
dont Auguste Comte se souviendra — de Grand Être pour désigner
l’humanité. Mais ces références passent au second plan. La question du
cosmopolitisme au XVIIIe siècle a été portée par Kant à son plus haut point
d’intensité philosophique car, pour la première fois, l’histoire, et pas
seulement une nature intemporelle, en constitue le cadre.
Reprenant (sans nécessairement les connaître) les méditations des
jusnaturalistes de la Renaissance sur l’organisation politique de la
communauté universelle du genre humain, Kant part du même problème :
comment sortir de l’état de nature, qui est l’état de guerre qui prévaut
encore dans les relations entre les États ? Comment des rapports de droit
peuvent-ils se substituer aux rapports de force ? Ce qui a été fait au niveau
de chaque État doit être réalisé désormais à l’échelle du monde entier. À ce
stade de la réflexion, Kant rencontre le dilemme qui conduisit Francisco de
Vitoria et Suarez à adopter des solutions différentes : une République
universelle ou une fédération universelle ? La République universelle est
l’idéal, elle sera, proprement, l’idéal de la raison politique. Œuvrons dans
un premier temps pour la fédération universelle : au moins les peuples y
gagneront-ils la paix. On voit en quoi l’universalisme kantien introduit à
notre modernité : son idée d’humanité universelle ne repose ni sur une
métaphysique de la révélation (l’homme selon la Bible), ni sur une
philosophie du droit naturel (l’homme d’après les jusnaturalistes), mais sur
une téléologie de l’Histoire dont le sens est de tendre vers la réalisation de
cette universalité. Cela dit, la pensée de Kant en cette matière ne s’est pas
immédiatement arrêtée, mais s’est infléchie sous la pression des
événements de France. Dans ses opuscules de 1784 et 1786 (Idée pour une
histoire universelle du point de vue cosmopolitique et Conjectures sur les
débuts de l’histoire humaine), Kant parle d’un État mondial, d’une
République mondiale (Weltstaat, Weltrepublik) dans lesquels se réuniraient
tous les peuples. Sa pensée cependant va subir une inflexion assez nette
puisque en 1793, dans le texte sur Théorie et pratique, s’il emploie encore
le terme de Weltstaat, il prend le soin de préciser qu’il ne peut s’agir que
d’une fédération volontaire. Deux ans plus tard, le philosophe écarte cette
solution encore trop radicale et revient à diverses reprises sur les dangers
d’une telle organisation : cet État mondial serait assurément un pourvoyeur
de paix, mais aussi une menace pour les libertés. Aussi Kant, dans sa
vieillesse, s’arrêtera-t-il à la solution associative d’une fédération d’États
libres, souverains, et égaux5156.. Cela dit, même en l’absence d’un État
mondial, tout homme peut être considéré comme citoyen du monde, ayant
un droit sur l’ensemble de la surface du globe (Recht der Oberfläche). Le «
droit de visite » (Besuchsrecht) attaché à cette qualité entraîne le droit à
l’hospitalité et à la libre circulation des hommes sur toute la planète. Le
cosmopolitique chez Kant (le jus cosmopoliticum dont parle la Doctrine du
droit) est un concept régulateur mais non explicatif.
S’il était, au siècle des Lumières, bien porté de se vouloir citizen of the
world ou Weltbürger, cela ne manquait pas non plus de susciter des
critiques acerbes.
Rousseau est sévère à l’égard de « ces cosmopolites qui vont chercher au
loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux
»5157.. Tel philosophe, dit encore l’auteur d’Émile, aime les Tartares pour
être dispensé d’aimer ses voisins. Même condamnation, dans une tonalité
analogue, chez Herder toujours prompt à dénoncer l’universalisme abstrait
de Kant : « Le sauvage dans sa hutte, a toujours place pour l’étranger, qu’il
reçoit avec une bienveillance inaltérable comme son frère, sans seulement
lui demander d’où il vient. Le cœur blasé du cosmopolite n’est une hutte
pour personne »5158.. La philanthrôpia et le cosmopolitisme, que Kant
unissait sous le même concept, se voient ainsi radicalement séparés.
La richesse, ou, comme on voudra, l’équivoque de la Révolution, fut de ne
point opposer la patrie à l’humanité ; dans les fêtes, elle les a intimement
associées ; elle a honoré Benjamin Franklin et Wilberforce comme
Rousseau et ses propres héros. Elle voulait par son exemple affranchir
l’humanité.
En Allemagne, le morcellement territorial favorisait la conciliation de ces
deux sentiments. De l’amour de la petite patrie, sorte de famille élargie, les
grands Allemands passaient aisément à l’amour de l’humanité, sautant, pour
ainsi dire, par-dessus la patrie allemande. Kant, Goethe, Schiller sont à la
fois attachés au pays et au monde, sans camper dans cet entre-deux qui
s’imposera bientôt et pour longtemps : la nation. On vérifie par là à quel
point la particularité est plus éloignée de l’universel que la singularité.
Jusqu’en notre temps, l’orgueil national de grande puissance conduira les
États dominants au repli particulariste alors qu’à l’inverse ce sont les petits
pays qui seront les plus ouverts au cosmopolitisme5159..
Siècle des nationalités et des nationalismes, le XIXe siècle allait donner, par
réaction aux idéaux des Lumières et de la Révolution, mais aussi aux
guerres et conquêtes de la Révolution et de l’Empire napoléonien, un sens
globalement négatif au cosmopolitisme. Dans ses Discours à la nation
allemande, Fichte en appelle aux héros anciens : « Vos ancêtres mêlent leur
voix à la mienne pour vous adjurer. Vous entendez donc vos ancêtres des
âges les plus reculés, qui opposèrent leur corps à la monarchie universelle
que Rome voulait étendre jusque chez eux, et conquirent par leur sang
l’indépendance des montagnes, des plaines et des fleuves, qui sont
actuellement devenus la proie des étrangers »5160.. Fichte rompt avec
l’intellectualisme cosmopolitique : le peuple allemand est appelé à un destin
formidable5161..
Tant qu’il s’agissait de lutter contre le principe dynastique de la monarchie
absolue, la bourgeoisie fut cosmopolite — mais dès qu’elle fut parvenue à
ses fins, c’est-à-dire au pouvoir, elle abandonna bien vite cet idéalisme au
bénéfice de la nation. Par inflexion nationaliste, le cosmopolitisme finira
par signifier moins la présence du monde et l’ouverture à lui que l’absence
de tout lieu : « cosmopolite » sera ainsi mis à la place d’« apatride », de «
sans-patrie ». C’est la brèche sémantique où s’engouffreront les
antisémitismes et les idéologies d’extrême droite5162..
Comme l’individualisme, le cosmopolitisme est inorganique.
Caractéristique de cette ambivalence de notre temps, la Déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948, en tant qu’universelle, énonce
des principes valides pour tous les peuples, tous les êtres humains, donc
dessine les linéaments de ce qui pourrait être dans le futur une organisation
politique à l’échelle de la terre entière, mais d’un autre côté, elle a tenu à
faire de la nationalité un droit pour tout homme.5163.
L’« internationalisme » marxiste s’est explicitement opposé au
cosmopolitisme « bourgeois ». La raison de ce conflit tient à la fois à la
théorie économique et à la philosophie politique propre au marxisme. Pour
Adam Smith, le citoyen du monde, c’est le marchand. Le cosmopolitisme
apparaît alors comme l’expression idéaliste des intérêts du capital mondial.
Il y a là un nœud commun entre le communisme réel futur et le national-
socialisme. L’ultraprotectionniste List accusait, dans son Système national
d’économie politique l’économie politique d’Adam Smith et de Ricardo
d’ignorer les nations pour ne considérer que les individus et il la flétrissait
en la nommant « économie cosmopolite ». « La libre concurrence et le
commerce mondial ont engendré l’hypocrite cosmopolitisme bourgeois
»5164., écrit Marx de son côté.
Que peut vouloir dire être citoyen du monde — puisque n’est citoyen que
celui qui est inscrit dans le cœur d’une cité ? Pour que le cosmopolitisme
eût un sens effectif, il faudrait que le citoyen du monde fût autre chose et
plus que le simple habitant du monde. Chaque être humain habite le monde
par hasard et nécessité de naissance. Mais être citoyen, c’est jouir de droits
garantis et avoir des droits prescrits par l’État : puisque l’État du monde
n’existe pas, il ne saurait y avoir de citoyen du monde, la citoyenneté
mondiale par conséquent est une citoyenneté imaginaire. Le
cosmopolitisme, même s’il n’est pas, à la différence de la philanthropie,
exclusivement affectif, appartient à l’éthique plutôt qu’au politique. Avant
que la science, la technique et l’industrie n’unifient le monde, seule la
sagesse pouvait être véritablement cosmopolite. Aussi, plutôt que de parler,
dans une formule réactualisée de Kant, d’État cosmopolite (ou
cosmopolitique), vaut-il mieux parler d’État mondial pour désigner un État
qui engloberait sous sa juridiction unique tous les pays et toutes les
populations. C’est en ce sens que J. Habermas évoque la possibilité d’un
Parlement mondial où les peuples seraient représentés en tant que citoyens
du monde.
Certes la mondialisation n’est pas le cosmopolitisme puisqu’elle concerne
aussi le crime, mais elle en constitue le socle matériel et culturel5165..
 
 
3. La notion de droit naturel : voir Le droit
 
 
4. L’individualisme5166.
 
Dans tous les pays de ce que les théoriciens du droit appellent la famille
romano-germanique, la science juridique part de la grande distinction
consciente d’elle-même et explicite dans ces sociétés entre le droit public et
de droit privé5167.. Marx voyait dans ces divisions les symptômes de
l’aliénation de la société bourgeoise — et tel fut sans doute le péché
originel (péché mortel aussi) du communisme : le refus de savoir que la
liberté de l’individu exige le maintien de la division. Droits de l’homme et
du citoyen : cela signifie premièrement qu’il y a des hommes qui ne sont
pas citoyens, deuxièmement que la qualité de citoyen est séparée de
l’essence homme, troisièmement que l’homme contredit le citoyen car c’est
l’homme qui est le terme particularisant (puisqu’il signifie en réalité
l’homme bourgeois, l’homme égoïste) et le citoyen qui est le terme ouvert
sur l’universel. Les droits du citoyen, en effet, ne peuvent être exercés
qu’en association avec autrui. Mais le et, plutôt que de renvoyer à la
séparation de deux réalités distinctes, comme le pensait Marx, pourrait être
compris comme le signe d’un hendiadys, ce trope par lequel un terme est
déjà contenu dans l’autre.
Loin d’anéantir l’idée d’une communauté universelle des hommes,
l’individualisme en représente l’élément fondateur. Avec la Déclaration
universelle de 1948, l’un de ses initiateurs, René Cassin, voudra
précisément éviter que, comme après 1933 dans l’Allemagne nazie, l’État
puisse interposer un écran impénétrable entre l’être humain et la
communauté internationale qui veut le protéger. Ce sont les collectifs
moyens, intermédiaires (famille, tribu, religion, État) qui constituent pour
l’individu la plus grande puissance d’aliénation parce que tous ils sont des
touts qui cherchent à se substituer à la totalité.
 
 
5. Les circonstances historiques
 
Les droits de l’homme n’ont pas seulement été déterminés positivement
par un certain nombre de concepts et de valeurs. Ils ont été aussi une
réaction morale et politique à ces faits d’injustice particulièrement graves
que l’on peut ranger en deux catégories : les privilèges et le despotisme
d’un côté, le génocide et le crime contre l’humanité de l’autre.
 
A. Contre les privilèges et le despotisme
 
Les droits de l’homme sont inséparables de la lutte engagée dès le XVIIe
siècle pour la démocratie contre le système des privilèges d’un côté, et
contre le despotisme de l’autre.
Contre le privilège qui répartit les lois (bénéfices ou châtiments) non en
fonction des actions mais en vertu de la qualité de l’agent, l’idéal
démocratique pose la nécessité d’une loi égale pour tous. L’égalité en droits
est avec la liberté le premier des droits de l’homme.
Le despotisme ruine la liberté comme le privilège ruine l’égalité. Son
caractère foncièrement irrationnel (arbitraire et contingent) fait de lui le
pôle négatif des droits de l’homme. Les droits de l’homme sont
impensables en dehors d’une politique fondée sur le principe de la
souveraineté du peuple.
 
B. Contre les génocides et les crimes contre l’humanité
 
Ce n’est pas tant par réaction contre le particularisme de la nation ou
contre les exactions du colonialisme que l’idéologie des droits de l’homme
a fini, dans la seconde moitié du XXe siècle, par devenir la morale
universelle mais par réaction contre la barbarie des régimes totalitaires,
donc contre le crime contre l’humanité5168.. Cela dit, les droits de
l’homme ne peuvent être réduits à cette détermination négative : leur
idéologie est à la fois un signe, un moyen et une stratégie d’unification
mondiale.
La notion de crime contre l’humanité est apparue pour la première fois en
1915 après le massacre des Arméniens par les Turcs5169.. Il est capital,
pour la suite, que cette notion soit née en réaction à un génocide — c’est-à-
dire à un plan visant à détruire la totalité d’un peuple5170..
« Crime contre l’humanité » est une désignation générique pour une
nouvelle espèce de crime. Si l’on suit la thèse positiviste qui veut que n’est
criminelle que l’activité désignée et dénoncée comme telle, alors le crime
contre l’humanité naît en 1945. Dans ce genre englobant, le génocide est
aussitôt apparu comme l’espèce la plus importante, au point d’être
considéré comme le crime contre l’humanité par excellence. Raphaël
Lemkin, qui fut le premier à définir juridiquement le génocide, a déclaré
s’être inspiré du précédent arménien pour son travail. Selon Lemkin, le
génocide désigne un plan coordonné et méthodique visant à détruire les
fondements de la vie des groupes nationaux dans le dessein final d’annihiler
les groupes eux-mêmes et il est dirigé contre le groupe national en tant que
tel, et les actions qu’il implique sont dirigées contre les individus, non pas
dans leurs qualités individuelles, mais en tant que membres des groupes
nationaux.
Dans L’Imprescriptible, Vladimir Jankélévitch définit le crime contre
l’humanité comme un crime métaphysique, un crime contre l’être même de
l’homme. C’est cela qui reste incompréhensible à des penseurs comme Carl
Schmitt. Le crime contre l’humanité commence lorsque sont condamnés à
mort des citoyens quelconques, c’est-à-dire ceux dont le seul crime est
d’être nés5171..
La réalité du crime contre l’humanité a réactivé par le biais de la nécessité
de sa répression l’idée de droit naturel. C’est parce qu’il atteint l’humanité
de l’homme considéré sous l’angle de son appartenance au genre humain
que le crime contre l’humanité ne peut plus être jugé par un État particulier.
Le crime contre l’humanité implique un droit pénal international et une cour
criminelle internationale.
 
 
II. QUELS SONT LES DROITS DE L’HOMME ?
 
Les droits de l’homme marquent la supériorité et même la transcendance
de l’éthique par rapport au politique et au juridique — d’où un certain
nombre de critiques. L’expression de « droits de l’homme » (jura hominum
en latin) prend naissance dans la tradition jusnaturaliste et remonte au De
jure belli ac pacis (Le Droit de la guerre et de la paix) de Grotius (1625).
Mais il faudra attendre encore un siècle et demi pour qu’un texte écrit (car
en fait il n’y a pas de loi indéfiniment non écrite5172.) apporte aux droits de
l’homme leur première expression sensible. Cela dit, la toute première
déclaration de droits fut la Magna Carta anglaise — la Grande Charte — de
1215 rédigée en France par des Anglais émigrés en révolte contre leur roi
Jean sans Terre. Le pouvoir politique y garantit à la fois les droits et les
libertés des individus — protection du droit à l’innocence5173., liberté de
circulation — de groupes sociaux, nobles, marchands — et d’institutions
comme l’Église.
La première déclaration des Droits de l’homme de l’histoire, le Virginia
Bill of Rights de 1776 définit les hommes comme naturellement et
également libres et détermine comme inaliénables les droits à la liberté, à la
propriété, au bonheur et à la sûreté. Mais cette déclaration ne concerne
qu’une portion très restreinte d’humanité. La nouveauté de la Déclaration
adoptée en France en août 1789 est qu’elle se pense d’emblée comme
universelle — valable et valide pour l’ensemble de l’humanité. Seules les
religions universalistes avaient auparavant prétendu statué pour tous les
hommes. Jamais, avant la France de la Révolution, un État particulier
n’avait osé statuer pour le genre humain.
Au XXe siècle5174., surtout après la Seconde Guerre mondiale, des ligues
des droits de l’homme seront fondées un peu partout dans le monde et
associées au sein d’une Fédération internationale5175.. La Charte des
Nations unies5176. stipule dans son article 55 que « L’ONU favorisera (…)
le respect universel et effectif des droits de l’homme ». La Déclaration
universelle des droits de l’homme approuvée par l’Assemblée générale de
l’Organisation des Nations unies5177. s’inspire de la déclaration de 1789 ;
elle en souligne ainsi la portée universelle. Elle a été complétée par deux
Pactes internationaux : le pacte relatif aux droits civils et politiques et le
pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. La Déclaration et
les Pactes forment la Charte internationale des droits.
Déclarer, c’est exprimer, c’est-à-dire donner une existence sensible et
reconnaissable par autrui à ce qui était contenu en soi. On déclare des
droits, comme on déclare la guerre ou son amour. Mais la déclaration est
aussi un acte de langage, son énonciation est de type performatif. Déclarer,
c’est plus que dire, car l’engagement, la promesse y sont contenus.
Les différentes déclarations comportent un socle commun et des éléments
variables. La Déclaration d’indépendance des États-Unis5178. qui reprend
nombre de termes du Virginia Bill of Rights, énonce : « Nous tenons pour
évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés
égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi
ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Les
deux types de droits qui seront distingués par la suite — les droits-libertés
(droits de) et les droits-créances (droit à) s’y trouvent. La tradition
républicaine française tendra à privilégier les droits du premier genre, tandis
que la tradition démocratique anglo-saxonne mettra l’accent sur les droits
du second genre.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 donne
dans son article 2 quatre droits « naturels et imprescriptibles » : la liberté, la
propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. On peut considérer «
l’égalité en droits » énoncée dans l’article premier comme un droit
fondamental. De fait, la Déclaration des droits de 1793 — qui supprimera
significativement la résistance à l’oppression — donnera dans son article 2
comme droits naturels et imprescriptibles : l’égalité (nommée en premier,
donc), la liberté, la sûreté et la propriété.
La Déclaration universelle des droits de l’homme énonce : « Tous les
hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits » (article premier), «
Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne »
(article 3). Concession à l’Union soviétique, la propriété ne figure pas dans
cette Déclaration comme droit fondamental et imprescriptible.
Peu à peu, cette morale est devenue juridique et constitutionnelle, donc
politique. Le Préambule de la Constitution de la Ve république, du 4 octobre
1958, énonce dans sa première phrase que « Le peuple français proclame
solennellement son attachement aux Droits de l’homme ». La totalité des
États du monde se dit aujourd’hui attachée aux droits de l’homme. Tout
dépend évidemment de leur contenu et de leur interprétation.
La vie est-elle un droit de l’homme ? Elle est bien davantage puisque sans
elle les droits de l’homme n’ont plus de sens. La sûreté — on dit de nos
jours « sécurité » — implique la protection de l’existence (la sûreté des
personnes). L’idée vient de Hobbes : le contrat social a pour première
finalité la sûreté, car l’état de nature est un état de permanente hostilité.
Aucune société humaine ne peut subsister sans un minimum de sûreté :
c’est pour l’assurer que Hobbes légitime la puissance absolue de son
Léviathan. Rousseau lui-même, malgré un optimisme anthropologique qui
le place aux antipodes du philosophe anglais donne la sûreté comme la
finalité propre du contrat social (une propriété civile, par exemple, est plus
sûre qu’une simple possession naturelle). Le conflit de la sûreté et de la
liberté sera l’une des croix du politique.
Le bonheur peut-il être considéré comme un droit ? La Déclaration
d’indépendance américaine parle de la « recherche du bonheur » et non du
bonheur lui-même. Aucune puissance publique, en effet, ne saurait garantir
le bonheur des citoyens dans la mesure où celui-ci dépend pour une bonne
part de facteurs subjectifs. En outre, à vouloir se mêler de trop près du
bonheur des hommes, l’État verserait rapidement dans le despotisme —
d’où un autre conflit avec la liberté. Voilà une autre croix du politique.
Il est un droit sur lequel tous les textes semblent tomber d’accord : c’est la
liberté. Le fait même que cette liberté ne soit pas spécifiée5179. est la
marque de son caractère naturel, c’est-à-dire universel et nécessaire.
Parmi les libertés concrètes possibles il en est trois qui ont donné le
contenu du combat pour les droits dans les siècles passés : a) la liberté
politique — d’où l’institution du Parlement face au pouvoir exécutif, d’où
la pluralité des partis politiques, d’où les droits de vote, de réunion,
d’association accordés à des hommes qui ne sont plus des sujets mais des
citoyens ; b) la liberté économique (qui fait du triomphe du capitalisme le
versant économique du triomphe de la démocratie) : le régime de libre
entreprise s’oppose au pouvoir absolu de l’État (le mercantilisme colbertiste
en France), aux corporations et aux hiérarchies du régime féodal ; c) la
liberté religieuse qui s’exprime par la politique de tolérance (peut-être la
seule valeur, avec le respect, à concilier la liberté et l’égalité)5180..
L’égalité présente des difficultés et différences d’interprétation plus
grandes encore que celles dont la tolérance a été l’objet. Il s’agira d’abord
de reconnaître en autrui un autre homme, en l’autre que soi un autre comme
soi-même. La dignité est la valeur irréductible de l’être humain comme
absolue singularité5181.. Elle transcende l’individu en personne. La
reconnaissance par autrui de la dignité personnelle s’appelle respect.
Au XIXe siècle, l’égalité en droits n’a pas manqué d’être dénoncée (par
Marx en particulier) comme formelle5182.. D’où l’élargissement de la
notion en direction du domaine économique et social. C’est en ce point
qu’un conflit surgira avec la question de la propriété. Alors que la tradition
platonicienne utopique et chrétienne (reprise par le marxisme et
l’anarchisme) voyait dans la propriété personnelle (privée) une marque
d’aliénation, Locke y reconnaîtra la matérialisation de la liberté personnelle
au travail. Le capitalisme, bien sûr, prit la conception lockéenne comme
instance de légitimation. Seulement la propriété creuse entre les hommes
des inégalités que la « nature » (les dons physiques et intellectuels) ignorait.
Or, soulignera Marx, dans une situation de très fortes inégalités sociales et
économiques l’égalité juridique n’est qu’une fiction idéologique. Pendant
près de deux siècles, il y eut un affrontement entre une conception libérale «
de droite » des droits de l’homme et une conception socialiste « de gauche
». Cette fracture se lit dans les textes mêmes, et dans les compromis
auxquels ils ont donné lieu5183.. D’un côté (le libéralisme) priorité était
donnée aux droits politiques, considérés comme les seuls véritables, les
autres étant soupçonnés de cacher et de favoriser un interventionnisme
liberticide ; de l’autre (le communisme), les droits politiques étaient
dénoncés comme purement formels s’ils n’étaient pas accompagnés des
droits sociaux et économiques devant répondre aux besoins élémentaires de
l’être humain. Le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels peut
être considéré comme une extension considérable du domaine d’application
et d’exercice des droits de l’homme puisqu’il proclame le droit à un travail
décent et justement rémunéré, le droit à l’alimentation, au logement, à
l’éducation, à la santé. S’y ajouteront le droit à un environnement sain, et,
d’une manière générale, à ce que l’on appelle désormais « développement
durable ». Bref, ces droits suffiraient à renverser l’ordre du monde s’ils
étaient respectés mais ils le sont encore moins que les droits civils et
politiques. Le plus grand défi auquel les droits de l’homme aient à
s’affronter tient à la question de la souveraineté des différents États.
Le fait que ce pacte des droits sociaux économiques et culturels existe
prouve que tout ne s’est pas écroulé avec le mur de Berlin. Tout le monde
s’accorde aujourd’hui à reconnaître que la misère qui fait encore de plus
grands malheurs que le fanatisme et la dictature (ils vont presque toujours
ensemble, d’ailleurs) est absolument incompatible avec les droits de
l’homme. La (ré)conciliation de la justice et de la liberté à l’échelle du
monde reste le plus grand défi5184..
Ainsi des strates successives se sont-elles déposées sur la Déclaration de
1948. On parle de « droits de première génération » pour les droits civils et
politiques (les « droits-libertés ») et de « droits de deuxième génération »
(les « droits-créances ») pour les droits économiques, sociaux et culturels.
La liberté, la sécurité, la propriété et la résistance à l’oppression sont des
droits contre l’État et puisent leur inspiration dans le libéralisme. La dignité
et le bien-être (éducation, santé...) sont des droits sur l’État, d’inspiration
socialiste. À ces deux générations se sont jointes deux autres, constituant les
« nouveaux droits de l’homme ». Les droits de la « troisième génération »,
dits aussi « droits de solidarité », sont collectifs : entrent dans cette
catégorie le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le droit au
développement et le droit à l’environnement. L’accès à l’eau — qui sera
bientôt, on le sait, une question cruciale — est un exemple de droit de la
troisième génération.
Quant aux droits de la quatrième génération, ils sont relatifs à
l’avancement des sciences et des techniques et concernent principalement
deux domaines : les nouvelles technologies de l’information et de la
communication (NTIC) et les biotechnologies.
 
 
III. CARACTÈRES DES DROITS DE L’HOMME
 
Les droits de l’homme sont de nature autre et supérieurs aux droits
habituellement inscrits dans les codes. Quatre caractères les distinguent :
leur fondamentalité, leur universalité, leur inaliénabilité et leur
indivisibilité.
 
 
1. La fondamentalité
 
La dignité est affirmée au premier paragraphe de la Déclaration universelle
comme le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
En ce sens, la Déclaration est bien de nature métaphysique. Aucune science,
en effet, ne peut prouver l’existence de la dignité ni l’observer sous son
microscope, aucune technique ne peut la fabriquer. Négativement, il est
néanmoins possible d’assigner des bases concrètes aux droits de l’homme,
lesquels reposent en dernier ressort sur la disposition naturelle à souffrir.
Qui nierait l’existence d’une capacité universelle à gémir sous la torture, à
s’affliger d’un déni de droit, à pleurer la mort d’un enfant ?
À la différence du droit civil et du droit pénal, les droits de l’homme n’ont
pas pour fonction de prévoir ni de sanctionner un comportement particulier.
Leur abstraction l’interdit. Les droits de l’homme ne sont pas des
règlements ni des directives et ils ne sont pas seulement des « lois »
puisqu’ils contribuent à rendre celles-ci possibles. Leur généralité détachée
du contexte empirique fait de ces droits des réalités proprement
transcendantales : ils énoncent les conditions a priori de possibilité d’une
vie en société fondée sur la valeur du respect de l’individu. Jean-Marc Ferry
parle d’« universalisme parapolitique » à propos des droits de l’homme,
comme à propos de l’humanitaire, de l’écologie et du mouvement de
citoyenneté5185.. Le statut de la notion de droits de l’homme n’est, en effet,
pas aisé à déterminer : cette notion ni morale ni politique ni juridique est le
fondement même de toute morale, de toute politique et de tout droit
aujourd’hui. C’est cette fondamentalité indifférente au contexte
géohistorique que les penseurs et révolutionnaires du XVIIIe siècle
traduisaient par le terme de « nature ».
C’est parce que les droits de l’homme sont déjà présents dans les Écritures
qu’ils doivent seulement être déclarés (l’idée vient de Locke), et non
décrétés ou promulgués. L’acte déclaratoire tel qu’il sera accompli par la
Révolution est le fait constituant d’une liberté qui s’affirme elle-même
comme le principe du droit bien que, dans la liste des droits déclarés, elle
apparaisse comme un droit parmi d’autres, fût-il le premier. La liberté «
naturelle » apparaît comme le fondement métaphysique des droits de
l’homme. Les philosophes idéalistes allemands (Kant, Fichte, Hegel) ont
souligné le rôle capital dans la structure des droits de l’homme de la liberté
en tant qu’acte, et d’abord en tant qu’acte de se dire : l’homme est libre en
se proclamant libre, car en se proclamant libre il se fait libre.
 
 
2. L’universalité
 
L’universalité des droits de l’homme découle de leur fondamentalité.
L’universalité est une valeur idéale (même en mathématiques) — seule son
affirmation comme idéal peut la constituer en universalité de fait (et pas
seulement en universalité de droit)5186..
À la différence des droits du citoyen, les droits de l’homme furent ignorés
de la cité antique et du droit romain. À Rome, homo pouvait désigner
l’esclave, donc l’homme sans droit. Les stoïciens jetèrent les bases de ce
qui plus tard sera appelé « droit naturel » : au-dessus du droit de cité qui
n’était attribué, à Rome, qu’aux citoyens romains, il y aurait des lois non
écrites, éternelles — celles-là même que la petite Antigone opposait à son
oncle, le tyran Créon dans la tragédie de Sophocle. Par ailleurs, si l’Église
catholique se montra, jusqu’à une date récente, hostile aux droits de
l’homme, au nom des « droits de Dieu »5187., l’universalisme chrétien («
tous les hommes sont frères ») doit être compté parmi les sources. De fait,
c’est au nom de la charité chrétienne que dans l’Espagne des conquistadors,
au XVIe siècle, dans cette Espagne qui invente à la fois le racisme et
l’impérialisme modernes, des nobles consciences (Francisco de Vitoria,
Bartolomé Las Casas, Francesco Suarez) protestent au nom du droit
universel, sans exclusive, contre les mauvais traitements infligés aux
Indiens.
L’universalité en matière politique et sociale était une idée nouvelle au
XVIIIe siècle en Europe. Les hommes politiques du temps en eurent tout de
suite conscience. « Nous voulons faire une déclaration pour tous les
hommes, pour tous les temps, pour tous les pays », s’est exclamé en juillet
1789 un député au cours de la discussion sur les droits de l’homme. Dans
son discours du 10 mai 1793, Robespierre dira de la Déclaration des droits
qu’elle est « la Constitution de tous les peuples ».
La Charte des Nations unies marque une innovation : c’est la première fois
qu’était introduit dans un document international le terme même de droits
de l’homme et qu’un document à portée universelle se voyait conférer un
caractère global : auparavant les quelques conventions d’organisations
internationales ne pouvaient être que spécifiques comme en matière de droit
humanitaire, d’esclavage et de travail forcé. Même le pacte de la Société
des Nations, ancêtre direct de l’ONU, se limite aux droits des minorités et
des habitants des pays sous mandat. L’universalité proclamée des droits de
l’homme est également une universalité défendue5188.. Non seulement la
charte internationale des droits de l’homme enjoint les États de respecter
ceux-ci mais elle est soutenue activement par la société civile globale. Il
n’est aujourd’hui aucun pays au monde qui puisse rester à l’écart de ces
exigences. Les droits de l’homme rendent leur propre négation5189.
impossible. Ils sont universels en ce sens que nul homme sensé ne peut
vouloir pour lui-même leur violation. On ne verra jamais quiconque, même
le dictateur, revendiquer pour lui la servitude contre la liberté. On ne verra
jamais quiconque, même l’exploiteur, revendiquer pour lui l’inégalité
contre l’égalité, on ne verra jamais quiconque, même le criminel,
revendiquer pour lui l’insécurité contre la sécurité. Hommage que le vice
politique rend à la vertu — les droits de l’homme désarment
symboliquement leurs adversaires, d’où les stratégies de contournement et
les rages rentrées ou manifestes. La prison et la guerre elle-même ne
sauraient justifier la violation de ces droits.
La Déclaration est le point de départ d’une série de 72 conventions ou
pactes internationaux qui développent soit l’ensemble des droits énoncés
dans la Déclaration, soit les droits relatifs à certaines catégories
particulières de personnes, soit la lutte contre des discriminations
spécifiques. Dès l’origine, en effet, on avait buté sur l’équivoque du terme «
homme » (man en anglais) qui ne renvoie pas seulement au genre (homo)
mais à l’un des deux sexes (vir en latin). Aussi la Déclaration universelle de
l’ONU substituera « être humain » à « homme » et dira dans son article
premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en
droits ». La controverse n’est pas nouvelle : Thomas Paine déjà préférait
parler de « droit de l’humanité » (rights of mankind), ce qui ne l’empêcha
pas en 1791 de publier un ouvrage intitulé Rights of Man (« Droits de
l’homme »)5190..
Sous la pression de l’idéologie libérale anglo-saxonne toujours méfiante à
l’égard de l’universalisme républicain où elle flaire un despotisme toujours
possible, des déclarations de droits pour des catégories particulières ont été
votées par la suite. On peut interpréter ces extensions comme des
approfondissements ou bien, à l’inverse, comme des dilutions de
l’universalité5191.. Outre la raison déjà dite (la crainte d’une
indétermination dont la domination présente profiterait), de semblables
spécifications sont aussi destinées à donner des bases juridiques certaines
pour d’éventuelles actions en justice : une plainte, en effet, a peu de chances
d’aboutir si elle ne s’appuie que sur des principes. Il n’en reste pas moins
vrai que cet émiettement catégoriel risque de dénaturer la notion même de
droits de l’homme en légitimant un communautarisme frontalement
antinomique avec l’idéal universaliste.
Mais les choses sont allées plus loin encore : nous assistons depuis
quelques années à un double élargissement de la notion d’homme, en amont
et en aval. En amont, l’humanité paraît déjà suffisamment présente dans son
génome et dans les embryons pour qu’on ne traite pas ces objets comme de
la simple matière. En aval, l’humanité actuelle, à cause de sa puissance
technique accrue, semble comptable de l’environnement terrestre pour
l’humanité future : la protection du milieu naturel fait désormais aussi partie
des droits de l’homme. Mais les principaux obstacles à la réalisation de
l’universel restent la particularité des États et l’égoïsme des intérêts
économiques. Pour garantir la souveraineté5192. — seul moyen d’affirmer
leur égalité nominale — la Charte des Nations Unies, dans son article 2,
énonce le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des
États. Ce faisant, elle donne à ceux-ci le pouvoir légitime de nier et de
violer les droits de l’homme. L’universel qui ne dépasse pas le particulier
tombe nécessairement dans la contradiction. Cette contradiction, notée par
Hannah Arendt, remonte à la Révolution française : « Le duel secret entre
l’État et la nation vint au grand jour dès la naissance de l’État-nation
moderne, au moment où la Révolution française lia la Déclaration des droits
de l’homme à la revendication à la souveraineté nationale. Les mêmes
droits fondamentaux étaient en même temps proclamés comme l’héritage
inaliénable de tous les êtres humains et comme l’héritage particulier de
nations spécifiques ; la même nation était en même temps déclarée soumise
à des lois, découlant bien sûr des Droits de l’homme, et souveraine, c’est-à-
dire liée par aucune loi universelle et ne reconnaissant rien de supérieur à
elle »5193.. Il paraît clair que les droits de l’homme ne pourront être
réellement respectés sur l’ensemble de la planète que dans le cadre élargi
d’un droit mondial — ce qui suppose le dépassement du principe de
souveraineté particulière auquel les États les plus puissants tiennent pour
d’évidentes raisons.
 
 
3. L’inaliénabilité
 
L’inaliénabilité est le caractère de ce qui ne peut être aliéné, c’est-à-dire
cédé à autrui par don ou par échange. La volonté générale chez Rousseau
est inaliénable parce que nulle puissance ne peut vouloir à la place du
peuple ce qu’il veut. Les droits de l’homme sont dits inaliénables parce que
nulle puissance particulière ne peut s’en emparer à son profit, les ôter à
leurs détenteurs, c’est-à-dire les individus.
L’inaliénabilité des droits de l’homme signifie qu’ils échappent aux aléas
de l’histoire et, de manière plus générale encore, qu’ils sont indépendants
du cours du temps. L’imprescriptibilité est en ce sens une expression de
l’inaliénabilité.
« Summum jus, summa injuria », dit l’adage : la violation du plus grand
droit est la plus grande des injustices. L’inaliénabilité des droits de l’homme
est une façon de dire que leur violation est le plus grave des crimes.
 
 
4. L’indivisibilité
 
L’indivisibilité des droits de l’homme peut s’entendre en plusieurs sens qui
se complètent. Elle renvoie d’abord au fait que chacun des droits pris à part
(la liberté, la sécurité, l’égalité...) constitue un tout qui ne peut être
fractionné en différentes parties. C’est, par exemple, la liberté en tant que
telle qui est proclamée, et non pas la liberté de croyance ou la liberté de
vote.
En un second sens plus profond, l’indivisibilité des droits de l’homme
signifie qu’ils constituent, pris ensemble, un tout et que l’un d’entre eux ne
peut pas jouer contre les autres. C’est à ce niveau que les problèmes les plus
délicats se sont posés car, de même que l’universalité a fini par être
découpée en catégories spécifiques, l’indivisibilité des droits n’a pas
empêché les clivages idéologiques. La question philosophique remonte à
Platon (l’unité de la vertu)5194. et à la contestation aristotélicienne. Parmi
les droits de l’homme, c’est l’égalité qui sera au centre des controverses les
plus vives. En universalisant la liberté par la suppression de l’esclavage et
en plaçant l’égalité parmi les droits naturels et imprescriptibles, la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de l’an I (26 juin 1793)
était allée plus loin que celle de 1789. Pour la première fois dans l’Histoire,
ce que l’on appellera plus tard les droits sociaux étaient solennellement
proclamés. Le maintien de l’esclavage dans les colonies contredisait en
effet directement l’universalité des principes des droits de l’homme.
Corollairement, la nécessité de son abolition5195. montre le caractère
indivisible de la liberté et de l’égalité5196..
Les droits de l’homme sont à la fois inséparables et contradictoires.
Inséparables : pas de liberté sans égalité ni sécurité ; contradictoires :
l’égalité et la sécurité ne vont pas sans certains empiétements aux dépens de
la liberté sans règles. À ce sujet les conceptions varient grandement d’un
pays à l’autre5197..
 
 
IV. LES CONTESTATIONS
 
L’universalité est l’une des valeurs les moins universelles qui soit. Même
s’il est de plus en plus difficile de s’opposer frontalement aux droits de
l’homme, il est toujours possible de contester leur philosophie ou leur
idéologie.
 
 
1. Les idéologies de la contestation
 
Dès la première moitié du XIXe siècle, la notion de droits de l’homme a été
l’objet de deux types de critiques venant des idéologies et croyances les
plus opposées : les critiques traditionalistes et religieuses d’un côté, les
critiques sociales révolutionnaires de l’autre. À ces deux courants le XXe
siècle ajoutera l’antihumanisme théorique et le communautarisme dont un
certain nombre d’arguments retrouvent d’ailleurs des thèses centrales du
traditionalisme et du marxisme.
Mais la contestation n’est pas seulement une pensée, elle est aussi une
attitude. Lors du vote final de la Déclaration universelle le 10 décembre
1948, huit États membres de l’ONU se sont abstenus (personne n’a voté
contre) : l’Union soviétique et cinq de ses sujets ou alliés socialistes5198.,
l’Union sud-africaine et l’Arabie Saoudite. Les six pays communistes
jugeaient « démodé » et « rétrograde » un texte qui faisait la part trop belle
aux libertés dites « formelles ». De plus, la Déclaration consacrait la
légitimité de la propriété individuelle. L’Union sud-africaine fut arrêtée par
l’article 2 qui condamnait implicitement la politique de ségrégation raciale.
Quant à l’Arabie Saoudite, elle ne pouvait que juger inacceptable le droit au
changement de religion, la monogamie et l’abolition de l’esclavage.
Dans les forums internationaux durant les quatre dernières décennies, la
dénonciation du « prétendu universalisme » des droits de l’homme a été
chose courante. Ainsi a-t-on vu les Droits de l’homme déchirés entre deux
lignes de partage : la spécialisation conceptuelle avec les droits civils et
politiques d’un côté, les droits sociaux, culturels et économiques de l’autre,
et la régionalisation géopolitique (Convention européenne, Charte africaine,
Charte arabe...).
Il est notable que ces fractures vont en sens inverse l’une de l’autre : la
spécialisation conceptuelle induit un choix détotalisateur5199. ; la
régionalisation géopolitique, quant à elle, induit une complétion : les
Africains ajoutent la tradition5200., les Arabes, les valeurs « islamiques
»5201.. Il est à cet égard significatif que les textes régionaux se réfèrent
tous à la Déclaration universelle, dont la plupart des articles sont
intégralement repris.
 
A. Le traditionalisme
 
On peut distinguer un traditionalisme philosophique et un traditionalisme
religieux — leur point commun étant leur hostilité à la Révolution française
dont les Droits de l’homme étaient issus. Alors que le traditionalisme
philosophique repose sur une conception organique de la société, le
traditionalisme religieux invoque les textes révélés et la suprématie divine.
Pour Edmund Burke, le premier philosophe à avoir réfléchi sur la
Révolution française, existe une contradiction insoluble entre la complexité
des faits humains et la simplicité des principes abstraits sous lesquels les
révolutionnaires veulent les subsumer. La société est un organisme, et non
une machine : c’est une thèse que partageront Louis de Bonald et Auguste
Comte. Pour de Bonald, un pays et un régime sont la résultante de siècles
de vie commune : la volonté de les bouleverser ne peut que conduire à des
catastrophes. Burke parle des « imaginaires droits de l’homme ». À ses
yeux, la conformité au devoir est la nécessaire assise des sociétés. Il y a là
un autre thème central (partagé par Auguste Comte) du traditionalisme
philosophique : l’idée des droits de l’homme aboutit au délitement de la
société — parce qu’elle est d’essence individualiste. Le droit est ce qui me
sépare des autres alors que le devoir est ce qui m’unit à eux. D’où
l’insistance sur la primauté des devoirs — ou sur l’inséparabilité des
devoirs et des droits. Par ailleurs, Burke dénonce une contradiction
fondamentale inhérente selon lui à l’idée de déclaration des droits de
l’homme : si la société civile est le produit d’une convention, elle doit
limiter et informer toute constitution à laquelle elle préside ; il n’y a pas de
pouvoir qui ne soit sa créature. Comment donc pourrait-on se prévaloir des
conventions de la société civile pour revendiquer des droits qui ne
supposent même pas l’existence d’une telle société ? Des droits qui sont
absolument incompatibles avec celle-ci ?5202.
Il existe une autre forme de traditionalisme opposé aux droits de l’homme
: le traditionalisme religieux. Liée à l’Ancien Régime, l’Église catholique
fut pendant plus d’un siècle farouchement opposée aux idéaux
révolutionnaires. En Espagne, la publication de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen fut interdite. L’encyclique Mirari Vos du pape
Grégoire XVI (1832) dénonça la funeste et absurde liberté de conscience,
propre à anéantir le respect dû aux autorités. Les droits de l’homme mettent
l’homme à la place de Dieu et cela, le traditionalisme religieux ne peut
l’admettre. Ils privilégient l’individu aux dépens de la communauté et
exaltent le citoyen aux dépens du croyant. Par ailleurs, ils sont un
progressisme directement opposé au providentialisme. Enfin l’idéologie des
droits est antinomique avec l’idée chrétienne de peine : définir l’être
humain par des droits, c’est refouler sa double qualité de créature et de
pécheur. Si l’Église a fini par accepter les droits de l’homme et la
démocratie, c’est peut-être davantage par faiblesse que par adhésion
sincère5203..
 
B. Le marxisme
 
Dans la dernière décennie de survie des régimes communistes, le
marxisme finissant voyait dans les droits de l’homme non seulement une
idéologie mais l’exemple par excellence de l’idéologie. La thématique
remonte à Marx lui-même mais elle est commune aux différents
mouvements anarchistes, socialistes et utopistes du XIXe siècle5204..
L’auteur de L’Idéologie allemande reprochait aux droits de l’homme
d’idéaliser un état de choses inhumain5205.. L’idéologie des droits de
l’homme est l’expression d’une hypocrisie et d’une injustice de classe : la
bourgeoisie masque la particularité de ses principes derrière l’affirmation
abstraite de droits qu’elle est d’ailleurs la première à violer. Le jeune Marx
est le philosophe de l’aliénation, de la réalité scindée. Il dénonce d’une part
le caractère « formel » de droits politiques qui ne seraient pas l’expression
de droits économiques et sociaux ; d’autre part le caractère idéologique de
droits politiques qui sont justement destinés à masquer l’absence de droits
économiques et sociaux. Pour le marxisme, une attribution égale de droits
dans le cadre d’une distribution inégale de biens est une supercherie.
Au XXe siècle, les États communistes opposeront les droits « bourgeois » à
ceux des « démocraties populaires » et dénonceront dans la politique des
droits de l’homme la couverture idéologique de l’impérialisme. De même
que le droit prétendument impartial ne recouvre en fait que les intérêts de la
classe dominante (la bourgeoisie), de même les droits de l’homme
recouvrent en fait, sur la scène internationale, les intérêts de la puissance
dominante (les États-Unis). Le marxisme historique, totalitaire, est aux
antipodes du marxisme de Marx, libertaire. Voici ce qu’énoncent les statuts
de l’Association internationale des travailleurs (1864) : « Que toutes les
sociétés et individus y adhérant reconnaîtront comme base de leur conduite
envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de croyances et de
nationalité, la Vérité, la Justice et la Morale. Pas de devoirs sans droits, pas
de droits sans devoirs »5206..
 
C. L’antihumanisme théorique
 
Philosophiquement, le combat contre l’idée des droits de l’homme a pris la
forme de l’antihumanisme théorique. Alors ce ne sera plus tant l’hypocrisie
que l’illusion qui sera dénoncée à travers le prétendu universel humain : les
droits de l’homme n’ont pas de sens parce que « l’homme » lui-même n’a
pas de sens, les droits de l’homme n’ont pas l’importance première qu’on
leur attribue parce que l’homme n’a pas l’importance première qu’on lui
présuppose. L’antihumanisme aura donc pour tâche de décentrer l’homme
au profit d’une valeur de substitution. Ses deux inspirateurs furent
Nietzsche et Heidegger.
Ce n’est pas l’antidémocratisme de Nietzsche5207. mais sa pensée de la
volonté de puissance qui nourrit l’antihumanisme. Quant à Heidegger
(Lettre sur l’humanisme), il dénonçait une connivence de fond entre
l’humanisme et la métaphysique : l’homme est une idée métaphysique
parce qu’il représente l’une des formes actives de « l’oubli de l’Être »5208..
 
D. Le communautarisme différentialiste
 
Déjà nombre de critiques traditionalistes déploraient l’individualisme des
droits de l’homme. Le communautarisme différentialiste est à la fois le
produit de l’individualisme et une réaction contre celui-ci. Le
communautarisme a un sens compensatoire ; il joue le tout pour le tout, le
tout contre la totalité. Montesquieu disait que s’il savait une chose utile à sa
nation qui fût ruineuse à une autre, il ne la proposerait pas à son prince,
parce qu’il est homme avant d’être Français5209.. Les différentialistes
pensent à l’inverse que l’on n’est homme que par hasard et que l’on est
femme, Noir, basque, homosexuel par nécessité. Ainsi se trouve développée
une conception substantialiste de la différence. La différence n’est plus
l’écart qui sépare deux êtres mais l’essence même de chacun de ceux-
ci5210..
 
 
2. Les arguments critiques
 
Ils sont parfois communs à des courants de pensée politiquement et
philosophiquement opposés. Trois arguments se dégagent.
 
A. L’abstraction des droits de l’homme
 
Moins adversaire au demeurant des principes et valeurs de la Révolution
française que de la nécessité où se sont trouvés les Français de les
proclamer abstraitement, Edmund Burke était fondé à pointer l’absurdité
pour une société se constituant politiquement à en appeler à des droits
naturels. L’homme, en entrant en société, renonce entièrement à ses droits
naturels ; il y a donc une grave inconséquence à garantir politiquement des
droits qui par définition sont en deçà du politique. De fait, l’affirmation
aujourd’hui internationalement avalisée selon laquelle « Les hommes
naissent (…) libres et égaux en droits » est tout bonnement fausse. Un
homme naît riche ou pauvre, dans une société occidentale ou dans un pays
du tiers-monde, dans une famille cultivée ou illettrée.
Dans une optique voisine, il y eut le refus radical d’un Joseph de Maistre :
les droits de l’homme sont une absurdité parce que simplement l’homme
n’existe pas : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu des Français,
des Italiens, des Russes etc. ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir
rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu… »5211..
Dans La Sainte-Famille, Marx oppose l’humanisme réel aux droits de
l’homme : l’homme est à la fois une généralité vide de sens et une
particularité (puisqu’il signifie l’homme bourgeois).
 
B. Leur pseudo-universalité
 
Le pseudo peut renvoyer à une hypocrisie (une dissimulation) ou à un
mensonge. L’argument consiste à montrer que les droits de l’homme ne sont
pas ce qu’ils prétendent être, à savoir universels. L’universel religieux avait
déjà montré la voie de cette tromperie. Le catholicisme5212. n’a jamais eu
d’universel que le nom. Le prétendu universalisme des Lumières
s’accommoda fort bien de l’esclavage des Noirs dans les colonies5213..
Certes, tous les hommes sont égaux, mais tous les hommes ne sont pas des
hommes... L’hypocrisie accompagne l’histoire des droits de l’homme
comme leur ombre5214.. Dans sa Doctrine du droit5215. Kant, le grand
penseur de l’universalisme juridique, refuse la citoyenneté active pour les
femmes, les apprentis et les domestiques. « Quel est cet ‘homme’ distinct
du citoyen ? » interroge Marx dans la Question juive. Personne d’autre que
le membre de la société bourgeoise ». Pendant un siècle en France le
suffrage sera dit universel alors même que la moitié de la population était
exclue du corps électoral5216.. Par protestation contre l’exclusivisme
masculin masquant selon elle la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen, Olympe de Gouges écrivit deux ans plus tard un Projet de
déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Le différentialisme
féministe contemporain ira plus loin en dénonçant dans l’universalité des
droits de l’homme une grossière ruse de mâle. Qui est l’homme des droits
de l’homme ? L’abîme historique qui a séparé les principes des pratiques est
le plus clair symptôme d’une hypocrisie qui dure à présent depuis plus de
deux siècles. « La différence des sexes est une question qui met en crise la
notion d’universalité »5217., du coup l’universel kantien est renvoyé au
désir (masculin, forcément) qui l’érige. C’est pour briser l’équivoque liée
au mot « man », la même que celle dont est affecté le mot « homme » en
français que les Anglo-Saxons parlent d’êtres humains (« human beings »)
plutôt que d’hommes et de droits humains (« human rights ») plutôt que de
droits de l’homme.
Tout ce qui est collectif est particulier ; aucune collectivité ne peut
prétendre légitimement être l’universalité, aucune valeur collective ne peut
prétendre légitimement être universelle. Aussi la stratégie des adversaires
de la notion de droits de l’homme consistera-t-elle à la désigner comme
valeur collective de l’Occident, à la réduire à sa particularité occidentale.
D’où la troisième critique.
 
C. L’impérialisme de l’universel : voir L’universel
 
 
3. Les valeurs opposées aux droits de l’homme
 
L’antihumanisme peut revêtir une forme théocentrique, physiocentrique,
cosmocentrique, biocentrique, ontocentrique, égocentrique, ethnocentrique.
Les valeurs de substitution aux droits de l’homme peuvent être : Dieu, la
Nature, l’univers, la vie, l’Être, le moi, la communauté. Telles sont les
valeurs dont on a prétendu qu’elles pouvaient être plus hautes que celle de
l’homme même.
 
A. Dieu
 
L’inspiration de la philosophie des droits de l’homme est déiste ou
agnostique ou encore athée, elle est résolument opposée au cléricalisme et à
la dogmatique des religions instituées. Les droits de l’homme font
implicitement de l’homme un absolu — d’où l’hostilité des religions à leur
égard. Si l’Arabie Saoudite n’approuva pas la Déclaration universelle des
droits de l’homme en 1948, ce n’est pas seulement parce que l’esclavage y
était interdit, c’est parce que les « droits de Dieu » en étaient exclus. Une
conception théocentrique comme celle que développe l’islam est
radicalement antinomique avec la philosophie des droits de l’homme.
Par ailleurs la soumission (à la loi censément transcendante) et l’inégalité
(entre croyants et incroyants) que légitime et aggrave la théocratie est
directement antinomique avec l’idéal des droits de l’homme.
 
B. Le Tout de l’être
 
L’antihumanisme ontocentrique de Heidegger explique peut-être, sinon
l’engagement nazi du philosophe, du moins l’accueil qu’il fit à l’esprit du
nazisme. Les Présocratiques, bien sûr, ne furent pas humanistes et c’est au
nom de la Totalité que Bernard Bosanquet, dans le sillage de Hegel,
développa une pensée antihumaniste dite néohégélienne5218.. Inversement,
il n’y a pas philosophie ou idéal des droits de l’homme si l’homme n’est pas
pensé comme supérieur au Tout dont il fait partie (une récusation morale de
l’axiome aristotélicien et euclidien selon lequel dans la confusion du
quantitatif et qualitatif le tout est toujours supérieur à la partie).
L’universalité des droits de l’homme peut être attaquée à un niveau moins
abstrait que celui de l’Être heideggérien ou que celui de l’Esprit hégélien —
celui de la Nature, voire du Cosmos. Héritier inattendu des adversaires
matérialistes du finalisme de jadis, un écologisme radical fustige les
prétentions de l’homme à proclamer des droits pour lui seul : ainsi voit-on
dans les droits de l’homme l’expression d’un orgueil anthropocentrique que
les modernes sciences systémiques (l’écologie en particulier) récusent. La
science la plus actuelle rejoint ainsi la sagesse immémoriale des peuples
qu’un pacte inviolable liait à leur terre sans qu’ils s’en croient les maîtres et
possesseurs5219.. Le fondamentalisme écologiste est un anti-spécisme :
l’homme ne représente qu’une espèce parmi des milliers d’autres, et il n’y a
aucune raison a priori pour la privilégier aux dépens de ces autres5220.. Un
certain fondamentalisme écologiste en est venu à détester l’espèce humaine
au point de désirer sa disparition totale. Il y en a en effet qui rêvent à une
solution finale qui ne s’arrêterait pas à un peuple unique.
 
C. La singularité du moi propre
 
Ernest Renan disait : « Dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus
ou moins fils de Dieu... Je ne vois pas de raisons pour qu’un Papou soit
immortel »5221.. Peu de nos jours auraient cette brutale franchise. Les
droits de l’homme sont nés de l’individualisme, mais ils peuvent en mourir
et sans doute rencontrent-ils ici leur plus virulente contradiction. Si l’être
humain est défini par des droits, qu’est-ce qui peut le contraindre à accepter
les mêmes droits pour les autres ? La liberté et la sécurité seront les siennes
propres, quant à l’égalité, il n’y sera favorable que dans la mesure où il y
trouvera son avantage (qui proteste contre les inégalités dont il bénéficie ?).
Marx n’avait pas vu l’antinomie de la justice (universelle) et de la liberté
(particulière) parce qu’il niait que la liberté fût en son essence le particulier
et même le singulier. Si seul n’existe que l’individualité du moi, « l’homme
», aussi introuvable que celui que cherchait Diogène, apparaîtra comme une
inacceptable aliénation. Tel fut le point de vue de Max Stirner (L’Unique et
sa propriété), bien plus radical que l’égotisme littéraire de Stendhal.
L’individualisme est à la fois un facteur et un effet de la civilisation
contemporaine. Le moi est devenu le foyer où tout brûle et autour duquel
tout rayonne. Ce n’est pas qu’il soit devenu incapable de sortir hors de lui-
même, mais lorsqu’il le fait, ce n’est, justement, que par identification et
projection. Le système techno-économique dont on connaît l’impact
idéologique a fait du moi la source d’une volonté infinie qui n’est plus
distincte du désir. Tout ce qui constitue la condition même de l’identité (la
filiation, le sexe, le nom) tend désormais à être mis à la disposition de
l’individu lui-même qui supportera de moins en moins que sa volonté
(c’est-à-dire, finalement, son désir) soit mise en échec par un fatum venu de
l’extérieur. Il est clair qu’un droit planétaire ne saurait avoir ni force ni
légitimité si la sphère de l’individu était considérée comme indépassable.
Or cette sphère tend précisément à être désormais considérée comme
indépassable.
 
D. La particularité de la communauté
 
La tradition inaugurée par la Révolution française parle des droits de
l’homme, elle met l’accent sur le citoyen pris individuellement. L’autre
tradition, anglo-saxonne, traite des « droits humains », elle met l’accent sur
la communauté. Burke fut le premier à dénoncer dans les principes de la
Révolution française des principes abstraits : la liberté n’existe pas, en
revanche existe la liberté des Anglais. Car si Burke récuse toute validité de
l’universel, il consent à élargir le champ des privilèges jusqu’à y inclure le
peuple anglais tout entier.
L’universel est plus sûrement détruit par la force du particulier que par
celle du singulier. Or celle-là peut compter sur l’irréductible multiplicité des
discours dont la diversité des langues est une condition sans être la seule.
Aux antipodes de la tradition allemande contemporaine qui, dans le sillage
tracé par Kant, pense l’universel de la compréhension et de la
communication comme possible pour tous les hommes (Habermas, Apel,
Gadamer), Jean-François Lyotard insiste sur le fait qu’il n’y a pas de
tribunal possible pour régler les différends opposant les hommes les uns aux
autres. Et il ne s’agit pas seulement de la défense camouflée d’intérêts
particuliers. À l’universalisme de la raison s’oppose le différentialisme du
sentiment : la mondialisation réactualise le débat né au siècle des Lumières
entre les tenants du cosmopolitisme (Kant) et les défenseurs de l’identité
culturelle (Herder).
Un débat a vu récemment s’affronter aux États-Unis deux conceptions de
la justice : celle des communautariens et celle des libéraux. Selon les
premiers, on ne saurait définir la juste distribution dans une société donnée
sans tenir compte de ce qu’ont de particulier ses traditions et sa culture ;
selon les libéraux, une théorie de la justice doit pouvoir surmonter les
particularités et promulguer des règles universelles5222.. La controverse
concernant les droits de l’homme est analogue. Le différentialisme se refuse
à décontextualiser l’être humain ; le contextualisme joue contre l’universel.
Les communautariens posent à leurs adversaires cette question : comment
une valeur pourrait-elle être supraculturelle dès lors qu’elle n’existe que par
le sens qu’une culture particulière lui donne ? Les anti-universalistes
admettront, à la rigueur, la possibilité de valeurs transculturelles ; en
revanche, une valeur transcendant toutes les cultures leur paraîtra une
contradiction dans les termes.
Dans le cadre de l’égalitarisme formel — qui est celui des démocraties
modernes — la minorité peut devenir une noblesse de substitution. Sans
doute est-ce la raison pour laquelle la political correctness aux États-Unis,
par haine de l’universel, a délibérément favorisé les minorités. La
revendication et la défense des droits de la minorité deviennent ainsi des
moyens plus ou moins conscients d’échapper à la loi commune pour recréer
des privilèges.
 
 
V. RÉPONSES AUX CRITIQUES
 
Au moment de l’affaire Dreyfus, Charles Péguy avait écrit : « Aussi
qu’est-il arrivé ? Ce qui devait arriver. Pour n’avoir pas défendu les droits
de l’homme, les chefs, qui se croyaient socialistes, ont défendu les
bourgeois qui violaient ces droits ; pour n’avoir pas défendu les droits du
citoyen bourgeois, ils ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits ;
pour n’avoir pas voulu participer à la défense de la raison, de la justice,
prétendues bourgeoises, ils ont pris leur part de la folie bourgeoise, de la
tartufferie bourgeoise, du crime bourgeois. Car leur prétendue neutralité est
fausse, comme toute prétendue neutralité dans l’action universelle »5223..
Dans L’Homme du ressentiment, Max Scheler fait le procès de «
l’humanitarisme » dans lequel il décèle une « haine refoulée de la patrie
»5224. sans voir que la proposition pourrait être aisément inversée
(pourquoi le patriotisme ne serait-il pas plutôt une haine refoulée de
l’humanité ?). Carl Schmitt part du principe que le concept de droits de
l’homme n’a aucune valeur politique, qu’il n’a de sens que moral. Pour les
nazis, qui représentèrent, sur le plan éthico-juridique un retour brutal à
l’enfermement tribal, le concept de droits de l’homme n’avait pas même de
sens moral. La seule liberté, la seule égalité, la seule fraternité admises par
eux l’étaient dans le cadre de l’État racial-populaire. Le nazisme a été un
communautarisme, au sens littéral du mot. Hitler voulait par son utopie
völkisch de peuple-race anéantir les deux pôles extrêmes de la réalité
humaine : l’individu d’un côté, l’humanité de l’autre, le libéralisme
bourgeois d’une part, le socialisme d’autre part5225.. C’est pour contrer ce
communautarisme que René Cassin et Eleanor Roosevelt, les deux
principaux inspirateurs de la Déclaration universelle de 1948, ont
explicitement mis en avant l’individu et la communauté internationale entre
lesquels l’État ne devait plus interposer ses injustices et ses violences.
L’identification (régressive) à la communauté ethnique, locale ou religieuse,
plus souvent imaginaire que réelle d’ailleurs5226. est l’expression de ce
refus radical, parfois violent de l’universel. Il y a une grosse imbécillité
latente ou explicite chez les négateurs d’universel5227. : l’incapacité à
penser la totalité, l’impuissance à généraliser. Levinas disait que la violence
est refus de la totalité davantage que refus de la relation5228.. La différence
est un fait ; à aucun titre, elle ne peut prétendre fonder un quelconque droit
(le pervers aussi a sa différence). Le particulier est proprement
(l’étymologie le dit) idiot5229.. La différence n’est ni un droit, ni une
substance.
« Il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa
personne en particulier », écrivait Descartes5230.. Montesquieu lui fera
écho dans des lignes devenues célèbres : « Si je savais une chose utile à ma
nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince,
parce que je suis homme avant d’être Français (ou bien) parce que je suis
nécessairement homme et que je ne suis Français que par hasard. Si je
savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille,
je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille
et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais
quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien
qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais
comme un crime »5231.. Le temps n’est plus où un grand érudit comme
Ernest Renan pouvait écrire (c’était dans les années 1870) : « Toutes les
consciences sont sacrées ; mais elles ne sont pas égales. Où s’arrêter ?
L’animal aussi a ses droits. Le sauvage d’Australie a-t-il les droits de
l’homme ou ceux de l’animal ? »5232..
La défense de la particularité ne peut déboucher que sur la négation
d’autres particularités. Le « droit à la différence » tombe volontiers dans la
différence de droits. Les droits de la minorité ont été proclamés contre la
tyrannie de la majorité, mais ils finissent par constituer la tyrannie de la
minorité.
Les relativistes réclament en somme un « droit de variation » dans
l’application des droits de l’homme : des conditions socio-économiques,
historiques et culturelles spécifiques induiraient une application spécifique
de ces droits5233.. Mais si les droits de l’homme n’étaient pas universels,
ils ne seraient pas les droits de l’homme — d’où évidemment l’insistance de
ceux qui tiennent à voir l’adjectif (humain) remplacer le substantif. Toute
clause d’exception serait une autorisation accordée à une barbarie possible.
Le différentialisme résulte de la substantialisation d’une réalité qui, au
départ, est purement relationnelle. Il inverse donc le rapport : ce n’est plus
parce qu’il y a une différence entre soi et l’autre que l’on est différent mais
c’est parce que l’on est différent qu’il y a une différence. Ainsi
substantialisée, la différence devient irréductible. De plus, alors qu’elle était
pensée contre le système, elle devient à son tour système, dont l’universalité
est de pure forme puisque ce système sera celui de la particularité.
L’individualisme, qui fut le fondement des droits de l’homme risque, en
basculant dans une fantasmatique de l’ego aujourd’hui cultivée et flattée par
des moyens à la fois techniques et idéologiques, d’en être le plus mortel
ennemi. Quant à l’accusation de despotisme portée contre l’universel, non
seulement elle peut être aisément retournée (alors que la ville libère, le
village étouffe ; la particularité est une prison comme le montrent les sectes)
mais elle peut être écartée. Contrairement à ce qu’ont prétendu des critiques
pas toujours de bonne foi, la démocratie n’est pas un modèle que les pays
Occidentaux auraient à imposer au reste du monde ou que les pays du
monde auraient à copier mais un objectif à atteindre pour tous les peuples à
partir de traditions universelles.
L’universel, qu’il soit logique (celui du vrai) ou moral (celui du bien)
place son ennemi dans une position proprement intenable — d’où le
reproche de totalitarisme qui lui a été souvent fait. Comment refuser l’idée
d’un bien pour tous ? Les adorateurs de la singularité sont placés devant une
contradiction inévitable. Ainsi Michel Foucault déplorait-il que la morale
grecque du souci de soi5234. eût été supplantée par l’universalisme
stoïcien, puis chrétien, et il alla jusqu’à dire « catastrophique » l’idéal d’une
morale universelle. Par ailleurs, il était bien obligé de reconnaître le
caractère universel des droits de l’homme car c’est en leur nom
implicitement qu’il menait ses combats.
Occidentaux, les droits de l’homme ? Ce serait oublier la dimension
incontestablement humaniste du confucianisme — contemporain des
premières philosophies grecques —, ce serait ignorer l’existence dans
l’empire du Mali durant notre Moyen Âge européen (XIIIe siècle) d’une
Charte dite « du Manden »5235. exacte contemporaine de la Magna Carta
que l’on considère comme le tout premier texte garantissant les droits de la
personne humaine. Dans Le Droit d’être un homme5236., Jeanne Hersch
montre que si le concept de droits de l’homme n’est pas universel, il répond
à un besoin exprimé dans toutes les cultures, dans toutes les langues, dans
toutes les sociétés. Aucune communauté humaine, aussi petite soit-elle, ne
peut perdurer sans système de réciprocité — qui commande les
communications et les échanges. Or la communauté humaine de fait, au
début du XXIe siècle, est l’humanité tout entière. « Si cette unité de
l’humanité et de son histoire n’était au XVIIIe siècle qu’une vision des
philosophes européens, elle est devenue aujourd’hui une irréversible réalité
technique, économique, politique et écologique. Par conséquent, elle doit
aussi — en tant que solidarité dans la coresponsabilité — devenir une
réalité morale »5237.. Un monde solidaire ne peut tolérer des éthiques
contradictoires et parmi celles-ci surtout pas celle qui niera justement cette
solidarité. Certes, l’humanisme antique (le stoïcisme) et renaissant (Érasme)
a été un ethnocentrisme camouflé et chaque fois que l’on a voulu définir
l’essence de l’homme, des singularités culturelles ont été plus ou moins
naïvement érigées en éléments universels. La triple fonction idéologique de
justification/déni/dissimulation que cet humanisme revêtira au moment des
conquêtes coloniales et des entreprises esclavagistes est connue. Est-ce à
dire qu’il n’y aurait aucun humanisme de bonne foi, et que la pensée de
l’homme universel est condamnée à servir de paravent à des entreprises
crapuleuses ? Ce serait oublier que la barbarie moderne a toujours été
fondée sur un violent antihumanisme de principe et que face au nazisme et
au stalinisme, seule l’exigence humaniste peut constituer la structure morale
du refus de l’intolérable. Les droits de l’homme sont-ils à ce point rivés à
leur singularité d’origine comme une coutume dont la raison échapperait à
toute autre langue indigène, qu’ils pourraient demeurer incompréhensibles à
une culture qui n’en aurait pas forgé le concept ? Si la Déclaration
universelle de 1948 était ethnocentrique, comme le soutiennent ses
adversaires, comment expliquer qu’elle ait pu fonder en légitimité et
inspirer les mouvements de libération nationale ? Les peuples colonisés
appartenaient à tous les continents ; ils avaient des histoires et des cultures
diverses, seule leur soumission à une volonté étrangère les unissait en une
communauté théorique. Si la Déclaration avait été rivée à sa particularité
d’origine, elle serait restée lettre morte. Les droits de l’homme ne sont pas
la superstructure éphémère d’une peuplade dite européenne. Ceux qui nient
qu’une valeur puisse être universelle confondent son origine avec sa nature.
Contrairement à ce que laissent entendre les adversaires de l’idéologie des
droits de l’homme, la notion de droit universel n’a rien de sentimental :
c’est, à l’inverse, l’émotion qui aime la proximité5238. et la singularité, à
preuve : une mort proche nous bouleverse, dix morts nous inquiètent, un
million de morts nous indiffèrent5239.. Les droits de l’homme sont en
matière morale et juridique l’englobant supérieur, celui qui, à la différence
de la totalité religieuse, est seul capable de comprendre sans exclure. Des
stoïciens aux philosophes des Lumières, le cosmopolitisme n’a pas été
négateur des particularismes nationaux, bien davantage il correspondit
souvent à une protestation du privé contre les empiétements possibles ou
réels du collectif. Contrairement à ce que les caricatures ont dessiné d’elle,
l’universalité intègre la singularité et ne la dissout pas. Ni le communisme,
ni l’islam, ni le confucianisme, ni l’hindouisme (ce sont les quatre
idéologies au nom desquelles l’universalité des droits de l’homme a été
contestée) ne peut, sans aveu de faiblesse, contredire les droits de l’homme
dans ce qu’ils stipulent. Rien dans la tradition hindoue ne conduisait Gandhi
à militer contre l’intouchabilité. On voit en revanche ce que ce combat doit
à la notion occidentale des droits de l’homme.
Hans Küng appelait de ses vœux une éthique planétaire fondée en
religion5240.. Mais si les droits de l’homme ont une source chrétienne,
l’incroyance fait partie de ces droits en tant que liberté de pensée. Aucune
autorité ne peut contraindre l’ensemble de la communauté humaine à
respecter les droits de l’homme au nom de valeurs qu’il n’est pas obligé de
reconnaître pour siennes à partir du moment où ces valeurs, et tel est le cas
des valeurs religieuses, ne sont pas universalisables. Toute croyance
implique sa négation sans contradiction ; la croyance n’implique pas
l’impossibilité de l’incroyance. Une valeur universelle en revanche
implique contradiction si elle est niée : la liberté, par exemple, condamne
l’esclavage comme déni de droit. On ne peut pas, ainsi que l’a établi Kant
dans Le Conflit des facultés, exiger l’universalité pour la foi d’une Église.
Les universalismes anciens ont échoué toujours par défaut, jamais par
excès. Ainsi la « mondialisation » romaine aurait-elle dû aller jusqu’au bout
de sa logique et accorder la citoyenneté à tous les hommes sans exclusive.
L’empire périra sous le coup de ces « barbares » qu’il rejetait hors de ses
limites. Mais s’il les rejetait, c’est bien le signe qu’il n’était pas ce qu’il
prétendait être, à savoir universel. Le pessimisme d’Hannah Arendt a
confondu les deux plans — celui des circonstances historiques et celui de
l’essence transhistorique. Le réfugié5241. de naguère, comme l’exclu5242.
d’aujourd’hui met sans doute moins en péril les droits de l’homme qu’il ne
les met en demeure. Un défi n’est pas un échec et ce qui permet de réaliser
une nature n’est pas la marque d’une impossibilité.
Opposer les droits de l’homme aux droits sociaux et économiques
(alimentation, logement, emploi, éducation), c’est prendre le risque
d’avaliser l’idée que les droits civils et politiques ne seraient qu’une
manière de luxe aux yeux de masses affamées ou avides de voir améliorer
leur niveau de vie. Comme si le pain devait s’acheter au prix de la dignité !
Les droits sociaux et économiques sont, évidemment, des droits de
l’homme. Quant à ceux qui comptent river les droits de l’homme à leur
localité géohistorique, il sera répondu qu’il n’y a rien d’étonnant si, l’Inde
exceptée, aucun pays relativiste n’est une démocratie. Ceux qui font le
procès de l’universel qui exclurait les plus démunis ressemblent à ceux qui
feraient le procès de l’instruction sous le prétexte qu’elle humilierait
objectivement les analphabètes.
En un sens l’universalité a déjà partie gagnée : l’hypocrisie des pouvoirs
qui ne peuvent reconnaître ouvertement qu’ils violent les droits de l’homme
est à sens unique. Jamais on ne verra un pays proclamer qu’il pratique la
torture chez lui par tradition historique. Significatif à cet égard est le fait
que les droits de l’homme sont toujours critiqués comme insuffisants, et non
comme excessifs : désormais toute attaque frontale contre les principes
s’avère impossible. Reste la vieille objection de « l’abstraction » de ces
principes que sa tautologie rend absurde : un principe est, par définition,
universel, donc abstrait, sinon il ne serait pas un principe. La déduction faite
par Kant est donc difficilement évitable : un concept fort des droits de
l’homme comme droits de l’humanité implique nécessairement un concept
faible des fins communes en tant que fins d’une communauté politique
déterminée. Les droits de l’homme sont des impératifs catégoriques au sens
kantien du terme, c’est-à-dire qu’ils ont valeur absolue, ne sont soumis à
aucune condition. Dénoncer leur généralité ou leur caractère formel, c’est
vouloir confondre un principe avec une réglementation. Leur valeur est de
transcender l’espace et le temps : on n’imagine pas le respect de l’intégrité
humaine varier avec la latitude ou la date du calendrier.
Certains dénoncent dans l’idée de droits de l’homme la fin du politique.
Mais bien à l’inverse les droits de l’homme sont sa condition de possibilité.
On peut voir dans les droits de l’homme comme dans la paix, le souci
écologique, le développement économique et la culture l’une des cinq
valeurs universelles de la modernité. D’un autre côté, les droits de l’homme
sont ceux qui constituent l’universalité de ces quatre autres valeurs car il
n’est pas possible d’imaginer la guerre, la destruction sauvage du milieu
naturel, la régression économique et culturelle comme compatibles avec
eux.
 
*
 
L’universel n’a jamais été du côté de la barbarie, le particulier, presque
toujours. Lui seul peut garantir les droits de la singularité sans qu’ils entrent
en contradiction avec d’autres droits et d’autres singularités. Mais il existe
aussi, pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, un « universel latéral
» qui ne cesse de mettre à l’épreuve l’autre par soi et soi par l’autre. Face à
ces manœuvres de contournement, on peut estimer, comme le fait la juriste
et philosophe du droit Mireille Delmas-Marty, que les droits de l’homme
sont des normes fondamentales constituant le socle d’un droit en voie de
mondialisation. La critique selon laquelle ils n’auraient pas de valeur
juridique à cause de leur dimension essentiellement métaphysique et morale
apparaît de moins en moins pertinente : d’une part, ils sont progressivement
intégrés dans les constitutions et les lois des différents États, de l’autre, des
juridictions internationales comme la Cour européenne des droits de
l’homme ou le Tribunal pénal international (TPI), qui reposent sur eux, sont
instituées. Aussi contestables qu’ils puissent paraître, les droits de l’homme
restent le meilleur marqueur du contexte de liberté dans lequel les hommes
vivent car s’il est possible qu’un État démocratique les viole, il est en
revanche inévitable qu’un État non démocratique le fasse. Grâce à la
constitutionnalisation du droit, les droits de l’homme sont devenus
principes de droit dans un nombre croissant de pays. De plus, le principe de
la souveraineté politico-juridique derrière lequel le pire peut se cacher se
voit heureusement entamé. Les droits de l’homme sont devenus directement
opposables aux États et un simple particulier peut saisir une instance
supranationale d’une violation de ses droits et le cas échéant faire
condamner l’État responsable5243..
La mondialisation économique (globalisation) représente un obstacle
sérieux. Les droits de l’homme ne sont pas toujours bien établis face au
droit des affaires : ni les grandes puissances ni les grandes firmes en
position hégémonique ne sont prêtes à accepter le principe de réciprocité
sans lequel l’égalité reste un idéal abstrait.
Le pessimisme d’Hannah Arendt la conduisit à diagnostiquer et à
pronostiquer la fin des droits de l’homme5244.. L’humanité peut-elle être à
la fois le fait et la valeur, le contenu et le fondement ? La philosophe
inclinait au scepticisme : « L’humanité, qui n’était pour le XVIIIe siècle,
selon la terminologie kantienne, qu’une idée régulatrice, est aujourd’hui
devenue un fait irréfutable. Cette situation nouvelle, dans laquelle
l’humanité remplit effectivement le rôle autrefois attribué à la nature ou à
l’histoire, voudrait dire dans ce contexte que c’est l’humanité elle-même qui
devrait garantir le droit d’avoir des droits, ou le droit de tout individu
d’appartenir à l’humanité. Il n’est absolument pas certain que ce soit
possible »5245..
Mais peut-être que la principale difficulté ne vient pas de là. Si les droits
de l’homme devaient disparaître, ce serait plutôt à cause de l’effacement de
cette figure que Michel Foucault comparait à un dessin de sable à la fin de
Les Mots et les Choses. Si l’humanité a été plus forte que sa négation (les
planteurs savaient que les esclaves étaient des hommes, les nazis savaient
que les juifs étaient des hommes), que faut-il entendre par la mort de
l’homme ? La destruction de l’humanité ou la fin de l’humanisme ?
L’impossibilité de tout humanisme ou seulement celle d’une certaine
conception de l’homme ? Si la mort de l’homme doit avoir un sens
historique elle le recevra peut-être de forces autrement plus efficaces même
s’il est vrai que ces forces seront entretenues par ce que Nietzsche appelait
le nihilisme : si nous ne voulons plus rien pour l’homme parce que
fondamentalement nous ne croyons plus en lui, alors nous ne serons plus
disposés à lutter pour le respect et l’accomplissement de ses droits. Plus
encore que les égoïsmes culturels, mais ceux-ci ne vont pas sans ceux-là, ce
sont les progrès de la biologie et de la biotechnologie qui font peser sur la
valeur d’universalité une menace réelle : la sortie hors de l’humanité
commune sera un fantasme de plus en plus répandu à partir du moment où
les technosciences lui donneront un commencement de réalisation5246..
Ainsi les droits « de l’homme » risqueraient-ils de se retrouver en complet
porte-à-faux face à une humanité tentée par la sécession génétique.
Dostoïevski faisait dire à l’un de ses personnages : « Si Dieu n’existe pas,
tout est permis ». Nous pourrions dire à tout aussi bon droit : « Si l’Homme
n’existe pas, tout est permis ».
 
*
 
Voir aussi
 
Le crime. La démocratie. La dignité. Le droit. L’égalité. L’être humain. La
guerre. L’humanité. La justice. La laïcité. La liberté. La mondialisation. La
politique. La propriété. La tolérance. L’universel. La violence.
 
*
 
Bibliographie
 
 
Thomas Paine, Les Droits de l’homme, trad. fr., Belin, 1987.
Leo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. fr., Plon, 1954.
Bernard Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme, PUF, 1990.
Frédéric Worms, Droits de l’homme et philosophie (anthologie de textes), Presses Pocket, 1993.
Marcel Gauchet, La Révolution des Droits de l’homme, Gallimard, 1989.
Michel Villey, Le Droit et les droits de l’homme, PUF, 1998.
Claude Lefort, L’Invention démocratique, Fayard, 1994.
Jeanne Hersch, Le Droit d’être un homme, Unesco/Laffont, 1968.
Blandine Kriegel, Les Droits de l’homme et le droit naturel, PUF, 1989.
Mireille Delmas-Marty, Les Forces imaginantes du droit I. Le relatif et l’universel, Seuil, 2004.
 
5111 La place de ce « presque » est occupé par le fondamentalisme religieux.
5112 Voir L’être humain et L’humanité.
5113 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI.
5114 N. Salomon , « Cosmopolitisme et internationalisme dans l’histoire des idées de l’Amérique
latine » in Culture n° 1, 1979, p. 86.
5115 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 2, trad. P. Jalabert, Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 948.
5116 G. Simmel, Philosophie de la modernité II, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Payot, 1990, p. 268.
5117 On note chez Rousseau une inflexion nette entre le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes (« quelques grandes âmes cosmopolites, qui franchissent les barrières
imaginaires qui séparent les peuples et qui, à l’exemple de l’être souverain qui les a créées,
embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance ») et le Contrat social qui ironise sur « les
prétendus cosmopolites » qui se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne.
Il n’y a néanmoins pas réelle contradiction : dans le Discours, Rousseau voit dans le cosmopolitisme
la suite de la pitié naturelle, tandis que dans le Contrat social il condamne un affect artificiel, sans
implication politique. Cela dit, alors que Rousseau avait écrit dans une première version du Contrat
social un chapitre consacré à « la société générale du genre humain » où il évoquait la « bienveillance
universelle » (allusion à un passage de Pufendorf), ce chapitre sera supprimé dans la version
définitive.
5118 G. Simmel, Philosophie de la modernité II, op. cit., p. 269.
5119 Dans un déni de monde : pour la Chine ancienne, la Chine était le monde.
5120 E. Naert, La Pensée politique de Leibniz, PUF, 1964, p. 71.
5121 Les Tusculanes, V, 37.
5122 Vingt-trois siècles plus tard, fuyant la barbarie nazie, Einstein en arrivant aux États-Unis,
écrivit sur le formulaire des immigrés la mention « humaine » à la rubrique « race ».
5123 Les Éthiopiques, III, 14.
5124 Démocrite, Fragment B CCCXLVII, in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1988, p. 905.
5125 M. Untersteiner, Les Sophistes II , trad. A. Tordesillas, Vrin, 1993, p.69.
5126 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI.
5127 Ibid.
5128 Ibid.
5129 Les Cyniques grecs, éd. L. Paquet, LGF, 1992, p. 325.
5130 J. Moles, « Le cosmopolitisme cynique » in Le Cynisme ancien et ses prolongements, ouv.
coll., PUF, 1993, p. 261.
5131 Ibid., p. 267.
5132 Ibid., p. 278.
5133 La pratique publique de la masturbation par Diogène a ce sens de renvoyer l’autre à sa
contingence. Rousseau retiendra cette conjonction du cosmopolitisme et de la misanthropie.
5134 Différente de la ville-monde, telle que Fernand Braudel l’a déterminée, en ce que celle-ci est
d’abord un centre marchand. Au IIIème siècle avant notre ère, Alexandrie n’avait pas les moyens
d’acheter et de vendre au monde.
5135 Épictète va jusqu’à appliquer à Diogène le terme de philanthrope (Entretiens, III, 24, 64).
5136 De la fortune ou vertu d’Alexandre, I, 6.
5137 De Finibus, III, 19, 64 ; De Legibus, I,23 ; De Republica, I,13.
5138 E. Bloch, Le Principe Espérance II, trad. fr., Gallimard, 1982, p. 60.
5139 Cicéron, Traité des devoirs III, 5,21, trad. É. Bréhier, in Les Stoïciens, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1962, p. 593.
5140 Ibid., III, 6, p. 595.
5141 Lequel reconnaissait des droits aux non citoyens, par conséquent.
5142 Ad Marciam, 18,1.
5143 À l’autre bout de l’échelle sociale, l’esclave Épictète.
5144 J. Huntzinger, Introduction aux relations internationales, Seuil, 1987, p.23.
5145 Épictète, Entretiens I, III, in Les Stoïciens, op. cit., p. 815.
5146 Ibid. I, 9, p. 829.
5147 Ibid.
5148 Évangile selon saint Matthieu, XXIV,14.
5149 Épître aux Colossiens, III, 2. Né en Perse dans une famille juive qui parlait grec, saint Paul
lisait la Torah en hébreu et était citoyen romain.
5150 À la notable exclusion de celle des hommes et des femmes dont saint Paul ici ne parle pas.
5151 « Nous sommes tous les membres les uns des autres » dit fortement un autre passage de saint
Paul (Épître aux Romains, XII, 5).
5152 Saint Bernard élabora pour légitimer cette prétention de l’Église la théorie des deux glaives,
théorie selon laquelle les deux glaives détenus par l’apôtre Pierre représentent les deux pouvoirs, le
spirituel et le temporel ; le glaive attribué au prince par la pape successeur de Pierre n’en continue
pas moins d’appartenir à l’Église.
5153 Voir l’allitération urbi et orbi.
5154 Le cosmopolitisme est également très présent dans les religions œcuméniques ou
syncrétiques. Baha’u’llah, le fondateur de la religion bahaïe, disait que « la Terre n’est qu’un seul
pays dont les hommes sont les citoyens ».
5155 Cité par M. de Gandillac, « La philosophie de le Renaissance » in Histoire de la philosophie
II, Encyclopédie de le Pléiade, Gallimard, 1973, p. 9.
5156 Dans son Projet de paix perpétuelle.
5157 J.-J. Rousseau, Émile in Œuvres IV, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1969, p. 248.
5158 J.G. Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, trad. E. Quinet, Presses
Pocket, 1991, p.133.
5159 Caractéristique de cette ouverture, le polyglottisme d’une bonne partie de la population de ces
pays.
5160 J.G. Fichte, Discours à la nation allemande, trad. J. Molitor, Paris, 1923, p. 241.
5161 Cela dit, dans ses Dialogues patriotiques : « Le patriotisme et son contraire », Fichte a tenté
d’opérer une récupération du cosmopolitisme. Le faux patriotisme consiste à louer aveuglément les
actes du gouvernement ; le patriotisme, en revanche, consiste à vouloir que les fins de l’humanité
soient réalisées dans l’État et la nation dont on se trouve membres. Aussi cosmopolitisme et
patriotisme sont-ils une seule et même chose : le cosmopolitisme est la volonté déterminante que la
fin de l’existence humaine soit effectivement atteinte dans l’espèce humaine. Le patriotisme est la
volonté de voir cette fin atteinte d’abord dans la nation dont nous sommes membres et ensuite
étendue à l’humanité tout entière. Tout homme de sentiment cosmopolitique devient nécessairement,
étant limité à sa nation, un patriote, tandis que celui qui est dans sa nation le patriote le plus puissant
et le plus ardent est précisément pour cela le citoyen du monde le plus ardent.
5162 L’émigrant est un traître, l’immigré, un voleur. Parce qu’il est adoration de l’Un et haine de
l’Autre, le totalitarisme fera du cosmopolitisme son ennemi spécifique. Cette négation farouche (elle
va jusqu’à l’extermination) est même l’un des points de jonction entre les deux types de
totalitarismes, le nazi et le communiste. Dans le vocabulaire codé des mouvements d’extrême droite,
cosmopolite est nommément le Juif — souvent assimilé à l’Américain. Une chanson d’un groupe de
rock d’extrême droite (Fraction Hexagone) hurlait en 1996 : « Une balle pour les sionistes/Une balle
pour les cosmopolites/Une balle pour les yankees/Une balle pour les élus/Une balle pour la p… ». À
la différence de l’appel au meurtre pour la police (« p… » est passé de la putain à la police en une
génération), l’appel au meurtre pour le cosmopolite, c’est-à-dire le Juif, se dit entièrement. En 1947,
Staline a lancé une violente campagne contre les étrangers et, en février 1948, Jdanov fustige les «
cosmopolites apatrides ». Un éditorial de la Pravda le 28 janvier 1949 lance une nouvelle campagne
antisémite en s’en prenant au « cosmopolitisme sans racines » des critiques d’art dramatique.
5163 Article XV-1.
5164 K. Marx, L’Idéologie allemande in Œuvres. Philosophie, trad. fr., éd. M. Rubel, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1982, p. 1150.
5165 Dans un ouvrage intitulé Le Vertige de Babel sous-titré Cosmopolitisme ou mondialisme,
Pascal Bruckner, loin de conjuguer cosmopolitisme et mondialisme, les oppose : « Cette manière de
nier les différences entre les peuples et les continents est le piège du mondialisme qui est le vertige de
la totalité quand le cosmopolitisme est le goût du pluriel » (P. Bruckner, Le Vertige de Babel.
Cosmopolitisme ou mondialisme, Arléa, 1994, p.21). De fait, ainsi que le souligne Robert Reich, le «
manipulateur de symboles mondial » — l’internaute en est un parfait exemple — n’est pas pour
autant citoyen du monde, contrairement à ce que proclament urbi et orbi les thuriféraires pas toujours
idéalistes de la technique mondialisée (R. Reich, L’Économie mondialisée, trad. D. Temam, Dunod,
1993, p. 293). La citoyenneté implique des obligations et la reconnaissance d’une véritable
communauté politique : la solitude et l’anonymat où les membres des réseaux électroniques sont
presque toujours plongés les poussent à une irresponsabilité directement contraire à tout idéal ou
projet cosmopolitique. Dans une telle cité virtuelle, la justice finit même par ne plus avoir de
contenu.
5166 Voir Le capitalisme et L’individu.
5167 R. David et C. Jauffret-Spinosi, Les Grands systèmes de droit contemporains, Dalloz, 1992.
5168 Pareillement, le droit international est pour une part essentielle dérivé de la guerre (voir La
Guerre). Le droit français contemporain distingue quatre catégories de crimes : contre les personnes,
contre les biens, contre l’État, la nation, la paix publique, et contre l’humanité.
5169 Le 18 mai 1915, les pays de l’Entente (la France, la Grande-Bretagne et la Russie) publient
une déclaration dans laquelle sont évoqués « les nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et
la civilisation ». L’expression de « crime de lèse-humanité » (Proudhon avait parlé de crime de «
lèse-société » pour signifier que la majesté était passée du roi au peuple) a été aussi utilisée pour
traduire les termes de cette déclaration. L’expression de lèse-humanité calquée sur celle de lèse-
majesté évoque un sacrilège.
5170 La notion de crime contre l’humanité aura une existence juridique à partir de la charte du
tribunal militaire international de Nuremberg chargé de juger et de punir les principaux responsables
nazis survivants. Cette charte définit comme crime contre l’humanité « l’assassinat, l’extermination,
la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population
civile avant ou pendant la guerre, ou bien par les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou
religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit
interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la
compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime ». Définition reprise par la résolution des Nations
unies du 13 février 1946. Certes, le tribunal de Nuremberg n’était pas une juridiction mandataire de
la communauté internationale mais pour la première fois étaient jugés des crimes de nature
universelle par une juridiction qui n’était pas nationale. En 1985, la chambre criminelle de la Cour de
cassation donna dans son arrêt du 20 décembre inspiré du statut de Nuremberg, cette définition du
crime contre l’humanité : « Les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d’un État pratiquant
une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique non seulement contre
des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi
contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition ». Cette
qualification est conçue comme une norme internationale, autonome et déterritorialisée.
5171 André Frossard écrit à propos du Juif sous Hitler : « Son tort étant d’exister, son sort était sans
issue. La seule pièce de son dossier était son acte de naissance. Il n’avait pas d’autres charges
retenues contre lui, et il ne pouvait se disculper qu’en mourant. Le crime contre l’humanité, c’est tuer
quelqu’un sous prétexte qu’il est né » (A. Frossard, Le Crime contre l’humanité, Robert Laffont,
1987, p. 70).
5172 Même le droit coutumier a fini par être couché sur papier.
5173 Plus tard (XVIIe siècle) connu sous le nom d’habeas corpus.
5174 La Ligue des Droits de Homme et du Citoyen (LDH) fut fondée à Paris en 1898 à l’occasion
de l’affaire Dreyfus « pour défendre les principes et les traditions de la révolution française ».
5175 L’Human Right Watch, la ligue américaine, est la principale ONG américaine.
5176 Signée à San Francisco le 26 juin 1945.
5177 Le 10 décembre 1948.
5178 4 juillet 1776.
5179 On peut être négativement libre de et positivement libre pour ; en outre, la liberté s’applique à
une multitude de domaines : liberté de pensée, liberté de choix politique, liberté d’entreprendre etc.
5180 Voir La tolérance. La Constitution de la Ve république stipule dans son article premier que la
France en tant que République assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction
d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances — ce qui est une manière
d’intégrer la tolérance dans la constitution même (on peut définir la laïcité comme la forme
spécifiquement républicaine de la tolérance).
5181 Voir La dignité.
5182 Voir infra.
5183 Alors que René Cassin prônait un texte unique, les blocs occidental et communiste se sont
opposés sur la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU : le premier insistait sur la primauté des
droits politiques tandis que l’autre accordait la priorité aux droits économiques. Un compromis fut
trouvé en 1966 avec la rédaction de deux pactes sur les droits civils et politiques considérés comme
étant d’application immédiate et sur les droits économiques sociaux et culturels d’application
progressive. C’est l’insistance de l’Union soviétique sur les droits économiques et sociaux qui déjà
avait favorisé leur prise en compte dans la Déclaration universelle alors que le gouvernement
américain de l’époque leur était hostile.
5184 L’idée de développement humain a fini par supplanter celle, restrictive, de croissance
économique. L’indice de développement humain (IDH) théorisé par Amartya Sen, prend en compte
aussi bien la liberté politique que la santé, l’environnement et la culture, le revenu moyen et
l’alimentation. Il représente le véritable indice des droits de l’homme.
 
5185 J.-M. Ferry, La Question de l’État européen, Gallimard, 2000, p. 13.
5186 Voir L’universel.
5187 Il faudra attendre le pontificat de Jean XXIII — 1958-1963 — pour que le Saint-Siège accepte
de reconnaître sans arrière-pensée que le message des Droits de l’Homme n’est pas incompatible
avec les évangiles.
5188 C’est à René Cassin que l’on doit la qualification d’universel attribuée à la Déclaration qui
faillit n’être qu’internationale. Il voulait ainsi souligner que les droits affirmés ne concernaient pas
des citoyens ressortissants d’États mais des individus appartenant à une même fratrie.
5189 À ne pas confondre, bien sûr, avec leur violation, qui, elle, est très habituelle.
5190 T. Paine, Les Droits de l’homme, trad. fr., Belin, 1987. Plus près de nous, la political
correctness aux États-Unis voudrait voir « mankind » remplacé par « humankind »…
5191 Les droits des femmes ont été proclamés par la Déclaration de 1967, ceux de l’enfant par la
Convention internationale de 1989. D’autres textes traitent des droits des réfugiés, de ceux des
individus appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses, linguistiques, mais aussi de
ceux des personnes appartenant à d’autres catégories telles que les handicapés, les déficients mentaux
etc.
5192 Laquelle est directement liée aux valeurs de liberté et d’égalité appliquées aux collectifs que
sont les États.
5193 H. Arendt, Les Origines du totalitarisme I. L’impérialisme, trad. Martine Leiris, Fayard, 1982,
p. 183.
5194 Voir Le bien.
5195 C’est Danton qui le 4 février 1794 eut l’honneur de faire voter cette abolition par la
Convention : « Nous travaillons pour les générations futures, déclame-t-il, lançons la liberté dans les
colonies : c’est aujourd’hui que l’Anglais est mort ! ». L’universalisme du révolutionnaire, on le voit,
était ouvertement contrebalancé par le particularisme du politique (si les esclaves des colonies
anglaises se révoltent pour obtenir les mêmes droits que ceux des colonies françaises, c’en est fait de
la puissance anglaise, escompte Danton).
5196 Rétabli par Napoléon, l’esclavage dans les colonies sera définitivement aboli en 1848. En
1844 les ouvriers de Paris lancèrent à l’adresse des députés une pétition qui contenait ces mots : «
C’est pour obéir au grand principe de la fraternité humaine que nous venons vous faire entendre notre
voix en faveur de nos malheureux frères, les esclaves ». Le décret du 27 avril 1848 déclarera : « Le
Gouvernement provisoire, considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine,
qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir,
qu’il est une violation flagrante du dogme républicain Liberté, Égalité, Fraternité, décrète :
L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises ».
5197 Les Anglais, si sourcilleux en matière de libertés individuelles, acceptent sans protester que
des millions de caméras les filment partout en continu. La vidéosurveillance qui garantit leur sécurité
ne leur semble pas empiéter sur leur liberté.
5198 Biélorussie, Ukraine, Tchécoslovaquie, Pologne et Yougoslavie.
5199 Ainsi les États-Unis ont-ils ratifié le Pacte des droits civils et politiques mais pas le Pacte des
droits sociaux, culturels et économiques, tandis que la Chine a procédé au choix inverse.
5200 Le Préambule de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples, mentionne les «
traditions historiques et les « valeurs de civilisations » africaines comme devant inspirer la
conception des droits de l’homme. En outre l’article 29.3 stipule que l’individu a le devoir de ne pas
compromettre la sécurité de l’Etat dont il est national ou résident. Article qui évidemment justifie à
l’avance toutes les violations des libertés individuelles.
5201 La charte arabe des droits de l’homme laisse une place centrale à la religion.
5202 E. Burke, Réflexions sur la Révolution française, trad. P. Andler, Hachette, 1989, p. 75.
5203 De même, si les guerres religieuses sont désormais impensables en Occident, ce n’est pas tant
à cause des progrès de la tolérance que de la montée de l’indifférence en matière religieuse.
Aujourd’hui le traditionalisme religieux le plus hostile aux droits de l’homme est le traditionalisme
musulman. L’analogie avec le christianisme est trompeuse car si celui-ci fut hostile aux droits de
l’homme dans ses manifestations institutionnelles et historiques (l’Église), l’islam leur est
immédiatement contraire. Les principes de liberté et d’égalité sont en islam ou bien ouvertement
récusés ou bien réservés aux seuls croyants mâles. Le Coran relègue la femme dans un état
d’infériorité morale et juridique et, à la différence des autres religions du livre, l’islam reconnaît
explicitement la légitimité de l’esclavage dont la charia va jusqu’à codifier les règles Les Arabes
considérèrent pendant des siècles que la finalité naturelle des Noirs était l’esclavage. Le kharidjisme
qui professait l’égalité de tous les hommes était une hérésie. Or, du point de vue musulman, interdire
ce que Dieu permet est un acte presque aussi criminel que de permettre ce qu’il interdit. Alors que la
Déclaration universelle des droits de l’homme accorde aux hommes la liberté de changer de religion
(article 18), le droit musulman punit l’apostasie de mort La Déclaration du Caire sur les droits de
l’homme en islam (1990) reprend la plupart des principes de la Déclaration universelle mais finit par
les subordonner à la charia (voir en particulier l’article 22 : « Tout homme a le droit d’exprimer
librement son opinion pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de la charia »).
Dans le monde contemporain, l’islamisme (la version fondamentaliste et intégriste de l’islam)
représente l’un des deux obstacles les plus puissants à l’universalisation du droit dans ses deux
dimensions — la mondialisation du droit et l’universalisation des droits de l’homme.
 
5204 Dans les années 1820, Charles Fourier dénonçait une Déclaration des droits s’adressant
davantage aux gens de bien qu’au peuple : « La politique vante les droits de l’homme et ne garantit
pas le premier droit, le seul utile, qui est le droit au travail », écrivait-il. À propos du prétendu «
peuple souverain », Fourier écrivait, d’une plume acide : « Le plaisant souverain qu’un souverain qui
meurt de faim ! ».
5205 B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme de Kant à Marx, PUF, 1990, p. 100.
5206 K. Marx, Œuvres. Économie I, trad. fr., éd. M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1965, p. 470.
5207 Voir La démocratie.
5208 Inversement c’est dans l’oubli de l’homme au profit de l’Être qu’il convient sans doute de
chercher l’assise du nazisme de Heidegger. La fable racontée de « l’humanisme nazi » rend
évidemment invisible cette assise — mais peut-être est-ce là justement son sens profond.
5209 Voir infra.
5210 Voir L’identité.
5211 J. de Maistre, Considérations sur la France, chapitre IV.
5212 Katholikos signifie « universel » en grec.
5213 Voir L. Sala-Molins, Les Misères des Lumières, Robert Laffont, 1992.
5214 Les propriétaires qui avaient rédigé la Déclaration de Virginie (dont l’article 1 proclame que
tous les hommes sont également libres et indépendants) s’indignaient de voir leurs esclaves se
soulever contre eux.
5215 § 46.
5216 Aujourd’hui (2008) 4 millions de personnes sont privés de droits de vote en France, 6 millions
ne sont pas inscrits sur les listes électorales, 16 millions ne votent pas. Et le suffrage continu d’être
appelé « universel ».
5217 M. David-Ménard, Les Constructions de l’universel, PUF, 1997, p. 2.
5218 F. Houang, De l’humanisme à l’absolutisme. L’évolution de la pensée religieuse du
néohégélien Bernard Bosanquet, Vrin, 1954, p. 117.
5219 Voir L’environnement.
5220 En 1978, une Déclaration universelle des droits de l’animal a vu le jour. On y lisait que « tous
les animaux naissent égaux devant la vie et ont les mêmes droits à l’existence » — ce qui est
accorder peut-être un peu trop aux insectes et pas assez à ceux qui peuvent en mourir.
5221 Cité par Julien Benda, La Trahison des clercs, Grasset, 1958, p. 177.
5222 Voir La justice.
5223 C. Péguy, « Notes politiques et sociales », La Revue blanche, numéro 149 du 15 août 1899.
5224 M. Scheler, L’Homme du ressentiment, trad. fr., Gallimard, 1958, p. 123. L’argument de Max
Scheler est que « l’amour de l’humanité » s’est développé en opposition avec d’une part l’amour de
la patrie, d’autre part l’amour chrétien de la personne spirituelle et enfin l’amour de Dieu. Max
Scheler avait raison à cela près qu’il avait inversé la sublimation en ressentiment.
5225 En 1939, cent cinquantième anniversaire du début de la Révolution française, les idéologues
nazis et fascistes répétaient à l’envi que l’ère inaugurée par la Révolution française était close.
5226 Il y a beaucoup plus de Corses hors de Corse qu’en Corse et il peut y avoir autant de
différence entre un musulman d’Indonésie et un musulman du Maroc qu’entre un musulman et un
non-musulman.
5227 Tolstoï raconte qu’étant officier et voyant lors d’une marche un de ses collègues frapper un
homme qui s’écartait du rang, il lui dit : « N’êtes-vous pas honteux de traiter ainsi un de vos
semblables ? Vous n’avez donc pas lu l’Évangile ? ». À quoi l’autre répondit : « Et vous, vous n’avez
donc pas lu les règlements militaires ? ».
5228 E. Levinas, Totalité et infini, Nijhoff (La Haye), 1961, p. 198.
5229 Idiôtès en grec.
5230 R. Descartes, lettre à la princesse Élisabeth, 15 septembre 1645, Œuvres et Lettres,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1953, p. 1206.
5231 C.L. de Montesquieu, Mes pensées, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1949, p. 981.
5232 E. Renan, Dialogues philosophiques, CNRS Éditions, 1992, p. 134.
5233 La Charte africaine des Droits de l’homme et des peuples adoptée par 35 États en 1981
proclame dans son Préambule que les États signataires ont tenu compte « des vertus de leurs
traditions historiques et des valeurs de civilisation africaines qui doivent inspirer et caractériser leurs
réflexions sur la conception des droits de l’homme et des peuples ». Qu’est-ce à dire ? Aucune de ces
« traditions historiques » ou de ces « valeurs de civilisation africaines » n’a de portée universelle ; s’y
référer, les invoquer équivaut donc à ruiner le principe d’universalité dans le moment même qu’on
fait mine de le respecter solennellement. De fait, le chapitre II de la première partie, consacré aux
devoirs, ne laisse pas d’inquiéter : l’individu, peut-on y lire, a le devoir « de veiller dans ses relations
avec la société à la préservation et au renforcement des valeurs culturelles africaines positives ». Ces
« valeurs culturelles africaines positives » n’étant pas déterminées, on imagine la latitude qui est ainsi
laissée aux différents pouvoirs pour arracher aux individus ce qu’ils ont fait mine de leur accorder.
 
5234 Dont l’interprétation individualiste est, au demeurant, discutable. Il est malaisé de comprendre
la morale grecque à la lueur de Nietzsche et de Max Stirner.
5235 La charte du Manden (Manden signifie pays mandingue) a été conçue par la confrérie des
chasseurs du Mandé (au sud de Bamako). Cette déclaration, solennellement proclamée le jour de
l’intronisation de Sundjata Keita comme empereur du Mali en 1222 a été transmise par voie orale.
Elle affirme l’opposition résolue de la confrérie des chasseurs à l’esclavage alors devenu courant en
Afrique de l’Ouest.
5236 Unesco/Robert Laffont, 1968.
5237 K.O. Apel, « Une éthique universaliste est-elle possible ? », trad. fr., in La Philosophie en
Europe, ouvrage collectif, Gallimard, 1993, p. 504.
5238 L’humanitarisme est une expression de l’humanisme, mais il peut aussi en être la dégradation.
5239 Bruno Bettelheim disait : quelques cris nous angoissent, mais des cris qui se prolongent
pendant des heures nous donnent simplement envie de faire taire celui qui les pousse (B. Bettelheim,
Survivre, trad. fr., Robert Laffont, 1979, p. 323).
5240 H. Küng, Projet d’éthique planétaire, trad. fr., Seuil, 1991, p. 35.
5241 Dans un texte de 1943, « We Refugees », « Nous les réfugiés », Hannah Arendt définit cette
figure nouvelle de l’histoire contemporaine.
5242 Les notions d’exclu et d’exclusion sont apparues officiellement en France en 1992, consacrées
par le Rapport du dixième Plan du gouvernement signifiant que la personne a tout perdu : famille,
travail, logement.
5243 L’idée d’ingérence humanitaire est apparue à la fin des années 1980. Pendant la Seconde
Guerre mondiale un juriste suisse avait écrit que puisque les Juifs ne constituent pas un État, il n’y a
pas de place pour eux dans le droit international humanitaire…
5244 Titre du chapitre V de L’Impérialisme : « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de
l’homme ».
5245 H. Arendt, Les Origines du totalitarisme. L’Impérialisme, trad. fr., Seuil, 1997, p. 285.
5246 Dès lors que l’on connaîtra les mécanismes génétiques et que l’on sera capable de les
manipuler, il sera fort tentant d’estimer que l’inégalité génétique des individus ne justifie plus
l’application d’un système fondé sur l’universalité des droits. Dès lors que les sociétés d’assurances
établissent des primes en fonction de l’évaluation des risques présentés par chaque client, on peut
imaginer que les systèmes sociaux en difficulté s’appuient sur les progrès de la connaissance des
trajectoires génétiques de chaque individu pour justifier le démantèlement de systèmes de protection
fondés sur l’universalité des droits.
52. L’échange
 
 
 
Au sens large du terme, l’échange renvoie à la transformation simultanée
de deux systèmes : la physique parle d’échange de chaleur, d’énergie5247.,
de particules... De l’échange résultent des transformations, sans lui, dans la
réalité matérielle, tout serait immobilisé. L’écologie a étendu à la Terre le
système des échanges5248.. L’observation du comportement animal montre
indirectement le caractère fortement symbolique et sublimé de l’échange
humain. Les échanges directs d’aliments et de sécrétions, d’organe à
organe, n’existent plus qu’à l’état de traces chez l’homme ; ils sont en
revanche très habituels dans les sociétés supérieures d’insectes5249..
Cette extension de la notion, qui va bien au-delà de ce que les philosophes,
les économistes et les anthropologues appellent échange, est loin d’être
absente du domaine humain. Dans son usage le plus large, l’échange
n’implique pas nécessairement autrui : ainsi dans la stratégie utilitariste de
la maximisation des plaisirs, un plaisir peut-il être sacrifié en échange d’un
plus grand. On échange à peu près tout : des marchandises, bien sûr, mais
aussi des mots, des regards, des pièces (aux échecs), des idées, voire des
individus (les échanges de prisonniers). Le contrat, tel que le pense Hobbes,
est un échange : la liberté naturelle contre la sécurité. Le pacte est un
échange sur fond de promesse — un échange qui ne pourra être effectué
que si la parole est tenue5250.. Ainsi que l’avait vu Nietzsche5251., notre
système pénal repose sur l’équivalence entre dommage et douleur5252..
Au sens étroit, l’échange est un transfert réciproque5253. de biens ou de
services5254. entre deux parties consentantes. Il suppose une double
opération — de substitution (entre deux objets) et de communication (entre
deux sujets qui échangent). La relation du prêt et de la restitution de l’objet
prêté n’est pas une relation d’échange car l’objet prêté n’est que
momentanément aliéné5255.. Rigoureusement parlant, échanger des idées
voudrait dire : donner les siennes à la place des autres que l’on prend5256..
Les choses ne se passent jamais ainsi.
L’échange est, avec la production et la distribution, l’objet propre de
l’économie politique. Cette discipline appelle « échanges » les différents
modes de transport de biens et de services exécutés en contrepartie et en
équivalent les uns des autres. L’échange apparaît comme un moyen terme
entre la production et la consommation5257.. Ainsi du point de vue
économique pouvait-il avoir une importance secondaire : alors qu’une
production sans échange est possible, un échange sans production est
inenvisageable. Mais l’économie5258. politique moderne et l’anthropologie
ont fini par reconnaître le caractère central de l’échange.
L’animal n’échange pas5259., remarquait Adam Smith. « On n’a jamais
vu, écrit-il, de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un
autre chien »5260.. À la différence de l’animal, les hommes ont une
propension naturelle à l’échange qui détermine la division du travail
laquelle est, aux yeux d’Adam Smith, la première cause de richesse5261..
L’échange est le produit d’une intention qui doit être exprimée par le
langage pour être effectif. Son caractère volontaire et conventionnel vient,
selon la remarque d’Aristote, de ce que les choses échangées sont
incommensurables. Ce n’est par définition jamais le même qui est échangé
contre le même, mais l’autre contre l’autre. Aristote5262. remarquait aussi
que l’échange ne s’effectue vraiment qu’entre égaux. L’identité absolue
(des mêmes besoins et des mêmes désirs au même moment) et l’altérité
absolue (des besoins et des désirs totalement hétérogènes) auraient rendu
les échanges impossibles ou inutiles. Dans les microsociétés égalitaires de
chasseurs-cueilleurs, c’est le partage et non l’échange qui préside à
l’acquisition particulière des biens. Comme l’avaient vu Platon et Aristote,
l’échange est lié à la division du travail, en même temps qu’à une donnée
anthropologique : l’impossibilité où se trouve l’individu de satisfaire
directement tous ses besoins par sa seule activité. La notion de
complémentarité est donc nécessaire pour définir l’échange. L’équivalence
contenue dans l’échange n’est pas nécessairement objective5263. ; il suffit
qu’elle soit subjectivement ressentie.
 
 
I. LE SYMBOLIQUE
 
L’obsessionnel et le paranoïaque craignent l’échange. Les enfants ne
cessent pas de procéder à des échanges. Leurs parents trouvent ceux-ci
scandaleusement inégaux mais s’ils avaient paru tels aux yeux des enfants,
ceux-ci ne les auraient pas effectués. Par l’échange les enfants apprennent la
socialité en jouant sur la propriété (le jeu est écart et déplacement, donc
liberté).
L’échange semble réalisé sans défaut dans la communication verbale : le je
et le tu se renvoient mutuellement leurs positions, le tu que mon
interlocuteur m’adresse équivaut à un je pour moi, et inversement, le tu que
je lui adresse est un je pour lui si bien que le je et le tu n’appartiennent en
propre ni à l’un ni à l’autre, ils sont les marqueurs d’un temps de parole qui
nous désigne tantôt comme allocuteur, tantôt comme allocutaire.
Dans la communauté primitive, dit Aristote, il n’y avait nul besoin
d’échange car tous prenaient directement part à des biens qui étaient tous
les leurs5264.. L’échange, en effet, n’a pas toujours été une forme
principale de l’activité économique. Dans les hordes de chasseurs-
cueilleurs, comme il a été dit plus haut, les produits sont l’objet d’un
partage. Dans les sociétés agricoles à structure familiale, la circulation des
biens prend la forme de prestation (quand elle s’effectue de bas en haut) ou
de distribution (quand elle s’effectue de haut en bas). Les échanges ne
deviendront réellement dominants que dans des sociétés différenciées. Les
rapports sociaux par lesquels s’exprime cette dépendance mutuelle prennent
l’aspect d’un rapport juridique nouveau qui tend à se substituer à l’ancien
rapport de personnes, celui d’un contrat synallagmatique5265., explicite ou
non. L’échange représente donc l’importance prise par l’individu aux
dépens de la collectivité.
Cette thématique sera développée par Ferdinand Tönnies. La distinction
topique qu’il effectue entre la communauté (Gemeinschaft) et la société
(Gesellschaft), entre l’organisme social et la mécanique sociale, se
comprend entre autres à partir de la place qu’y occupe l’échange : dans la
communauté, nul besoin d’échange, les biens circulent selon les relations de
parenté, d’amitié, de voisinage, tandis que l’échange représente « l’acte
sociétaire type » car dans la société qui voit les antiques liens dénoués, les
individus sont devenus étrangers les uns aux autres.
C’est l’anthropologie qui a fait de l’échange le fait social premier.
L’échange est une nécessité, l’autarcie est impossible, mais ce qui le
caractérise dans les sociétés primitives ou traditionnelles, c’est son
caractère de totalité qui excède de beaucoup la sphère économique. Ainsi
l’anthropologie reprend-elle à son compte l’extension qu’Adam Smith
donnait au terme lorsqu’il mêlait toutes sortes d’échanges pour illustrer le «
penchant à trafiquer » inhérent à l’espèce humaine : échanges de services,
de paroles, de cadeaux, de biens utiles.
Dans Les Argonautes du Pacifique occidental, Bronislaw Malinowski
analyse le « cycle de dons » (kula) auquel se livrent les habitants des îles
Trobriand : circulation de femmes, de bijoux, d’objets, d’animaux,
échangés avec des coquillages sans valeur autre que symbolique. Peut-être
la description de Malinowski doit-elle son idée centrale à la lecture d’une
nouvelle de R.L. Stevenson La Bouteille endiablée5266.. Le kula est une
circulation des biens en pure perte.
Ce ne sont pas des individus, mais des collectivités qui s’obligent
mutuellement, échangent et contractent, dit Marcel Mauss5267.. De plus, ce
qu’ils échangent, ce ne sont pas exclusivement des utilités économiques : «
Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services
militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le
marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est
qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus
permanent »5268.. Mauss propose l’expression de système des prestations
totales pour désigner un tel ensemble : « Il y a prestation totale en ce sens
que c’est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu’il possède
et pour tout ce qu’il fait, par l’intermédiaire de son chef »5269.. Dans les
sociétés archaïques ou primitives, l’échange se présente essentiellement
sous forme de dons réciproques5270. : on ne constate jamais de simples
échanges de biens au cours d’un marché passé entre individus. Le potlatch
analysé par Mauss5271. est un système des prestations totales de type
agonistique.
Dans Les Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss dit de
l’échange qu’il est le fondement de la société5272. et il en distingue trois
formes, structurant trois domaines de la vie sociale : l’échange des femmes
par les hommes (fondement de la parenté), l’échange des biens et des
services (fondement de l’économie), l’échange des mots et des
significations (fondement de la culture). La culture constitue un ordre
symbolique. L’échange négocié se dit justement transaction : action à
travers. C’est par la nécessité de l’échange que Lévi-Strauss explique le
tabou de l’inceste et son universalité. La prohibition de l’inceste est l’envers
d’une obligation : l’échange des femmes5273. scelle une alliance. Le propre
des signes (artificiellement produits par l’homme) est de pouvoir être
échangés, de devoir être échangés.
Dans l’Inde classique5274., le brahmane devait rembourser trois dettes :
une dette d’étude à l’égard des textes sacrés, une dette de sacrifice à l’égard
des dieux et une dette de procréation à l’égard des ancêtres. Celui-là est
libre de dette5275. qui a un fils, qui sacrifie, qui a mené une vie d’étudiant
brahmanique. Dans les sociétés anciennes et traditionnelles, les échanges ne
se font pas exclusivement entre vivants : l’initiation doit être comprise
comme la base de l’alliance entre les vivants et les morts. Dans ces sociétés,
l’échange ne cesse pas avec la vie.
 
 
II. LE SYSTÉMIQUE
 
En un sens, seul l’échange matériel est un véritable échange car il
substitue sans additionner ni soustraire ni multiplier. Lorsqu’il y a échange
de cadeaux, je reçois un cadeau en échange de celui que j’offre ; mais
lorsqu’il y a échange d’idées, j’acquiers l’idée de l’autre en plus de la
mienne.
Il ne peut y avoir échange sans mesure. La valeur est la mesure d’un bien
économique mais l’étalon qui sert à mesurer les valeurs est aussi une valeur
comme le mètre est aussi une longueur.
Aristote a montré comment l’argent démultiplie les échanges en en
différant l’actualisation. L’échange est aux besoins ce que la similitude est
aux connaissances : il suppose l’égalité, donc une commune mesure. On a
appelé justice commutative la justice des échanges telle qu’Aristote l’a
analysée. Le Stagirite anticipait la théorie de la valeur-travail en faisant
observer qu’un échange de marchandises correspond en réalité à un
échange de travaux. Il a découvert que tout bien a deux usages : il peut être
soit consommé, soit échangé5276.. L’argent5277., lui, n’en a qu’un :
l’échange. À l’usage comme présence, substantialité déterminée,
concrétude ou qualité, s’oppose l’échange comme absence, indétermination,
quantité abstraite. L’argent est l’objet d’échange par excellence, car il
s’échange contre n’importe quoi. Marx dit à son propos : « l’aliénabilité
absolue »5278.. La distinction faite par Aristote entre deux sortes
d’échanges, l’un, naturel, appelé « économique » et l’autre, perverti, appelé
« chrématistique » sera rapportée par Marx à la dualité de la valeur d’usage
et de la valeur d’échange5279.. En substituant la marchandise à l’argent
comme médiation des échanges, le capitalisme fait triompher la valeur
d’échange aux dépens de la valeur d’usage.
« L’histoire du commerce est celle de la communication des peuples »,
écrit Montesquieu5280.. Le commerce est la forme par excellence de la
civilité internationale. « Il est heureux pour les hommes d’être dans une
situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d’être
méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l’être »5281.. Le thème de la
substitution des intérêts aux passions sera un topos chez nombre de
philosophes des Lumières. « Le commerce guérit les préjugés destructeurs,
écrit Montesquieu, et c’est presque une règle générale que partout où il y a
des mœurs douces il y a du commerce ; et partout où il y a du commerce, il
y a des mœurs douces »5282.. « L’hospitalité, très rare dans les pays de
commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands », observe
judicieusement Montesquieu5283.. De fait la guerre signifie l’interruption
ou l’échec de la communication, ou le fait qu’elle n’a pas lieu. Il n’y a pas
de commerce sans négociation, donc pas d’échange de biens sans échange
de paroles.
Si l’échange pose l’égalité des sujets, écrit Marx, de même le contenu, le
matériau pose la liberté. Égalité et liberté ne sont pas seulement respectées
dans l’échange qui repose sur des valeurs d’échange mais l’échange de
valeurs d’échange est la base productrice réelle de toute égalité et liberté.
Mais l’échange est aussi l’expression de la domination (voir l’échange
inégal). Montesquieu prenait pour intersubjectivité ce qui peut n’être
qu’interobjectivité.
Le capitalisme donnera au marché un sens et une dimension tout autres
que ceux qu’il avait dans les sociétés traditionnelles5284.. Dans le système
de production capitaliste, écrit Marx, « l’échange privé engendre le
commerce mondial, l’autonomie privée engendre une totale dépendance à
l’égard du marché dit mondial, et les échanges dispersés engendrent le
système des banques et du crédit »5285.. Dès sa naissance le libre-échange
a tendu au marché mondial. Comment l’échange pourrait-il être libre si
quelque part dans le monde un continent ou un pays s’enferme derrière ses
douanes, se soustrayant ainsi au marché ? Un marché protégé pour le libre-
échange fait le même effet et suscite le même désir que le cabinet secret de
Barbe-Bleue chez son épouse. Le libre-échangisme a été, depuis le XIXe
siècle, la doctrine commerciale du libéralisme économique. Il repose sur
une conception progressiste, optimiste et volontariste5286., de la société et
de l’histoire.
Avec l’économique devenu système, les notions de perte et de gain
changent de sens. Dans le troc les utilités sont échangées contre d’autres
utilités. Le capitalisme a pratiquement supprimé le troc, qui fut la première
forme d’échange marchand. En substituant le signe de l’utilité à l’utilité, la
monnaie augmente à l’infini la sphère des échanges en les divisant à
l’extrême et en les multipliant à l’extrême5287.. Les économistes se
disputeront sur la question de savoir si l’échange ajoute de la valeur à
l’objet échangé. Jean-Baptiste Say pensait que « rien ne produit de la
richesse que ce qui ajoute à la valeur des choses en ajoutant à leur utilité
»5288. mais le fait de rendre facilement disponible une marchandise donne
une plus-value à celle-ci : le commerce épargne à l’acheteur le souci et la
peine d’aller lui-même acquérir l’utilité sur le lieu de sa production.
Marcel Mauss parlait d’un système de prestations totales. Nous ne
connaissons plus que des échanges partiels5289.. L’échange généralisé dans
le capitalisme va dans le sens d’une homogénéisation et d’une
simplification. L’idée d’exception culturelle5290. est née du constat que le
libre-échange finit par tuer l’échange.
 
 
III. DES LIMITES À L’ÉCHANGE ?
 
Le don est une cession acquisitive. Il n’y a pas, proprement, d’économie
du don. D’où l’idée que le don est hors économie. Et pourtant le Do ut
des5291. latin (« je donne pour que tu donnes ») a aussi été compris comme
l’expression de la relation complémentaire de l’achat et la vente. Le don
échappe-t-il à l’échange ou en fait-il partie ? Certains de nos jours iront
jusqu’à soupçonner dans le don un déni de l’échange.
Avec la gratuité et la réserve, on verra, comme pour le don, si la logique de
l’échange est subvertie ou avertie.
 
 
1. Le don
 
Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss montre que l’échange dérive de
l’obligation du don. Par ses études sur le potlatch et la prodigalité rituelle,
l’anthropologue entendait montrer que, contrairement à ce que pensait Marx
avec les économistes classiques, la forme originelle de l’échange est le don,
et non le troc. Le titre complet du texte célèbre de Marcel Mauss est Essai
sur le don, forme archaïque de l’échange.
La tradition stoïcienne interprétait la ronde des Trois Grâces (chacune tient
une pomme d’or) comme symbolisant les trois moments de la libéralité :
l’une donne, l’autre reçoit, la troisième rend le don. Marcel Mauss montre
le lien existant dans toutes les sociétés entre ces trois obligations : donner,
accepter et rendre. Il s’agit de trois éléments d’un même complexus5292., «
aussi le don est-il, au sens fort du terme, commente Bruno Karsenti, une
structure, chacune de ses dimensions ne tenant sa réalité que des relations
qu’elle entretient avec les deux autres, par lesquelles elle est en quelque
sorte relancée et impliquée »5293.. Sur quoi peut être fondée la troisième
obligation ? Mauss découvrit la solution de l’énigme à partir des propos
d’un sage maori : l’esprit des choses veut toujours revenir au lieu de sa
naissance. Les Maoris appellent hau la force contenue dans les choses
échangées. La force du hau est de constituer une prise, au sens où le
donataire en prenant est également pris dans un mouvement orienté qui le
contraint à rendre ultérieurement et à faire de l’ancien donateur un donataire
à son tour obligé. La prise est du même coup une possession, au sens
magique du terme5294.. Le contre-don serait par conséquent un retour vers
son lieu naturel d’un objet qui en a été arraché. Mais cela signifierait alors
que rien ne pourrait être véritablement donné. Mauss émet l’hypothèse que
ce sont les Grecs et les Romains qui ont inventé la distinction des droits
personnels et des droits réels, séparé la vérité du don et de l’échange, isolé
l’obligation morale et le contrat, et surtout conçu la différence entre les
rites, les droits et les intérêts.
L’auteur de l’Essai sur le don souligne le caractère contradictoire inhérent
au don : volontaire, libre et gratuit d’un côté, mais nécessaire et contraint de
l’autre. Donner, c’est aussi se donner, et c’est dans la mesure où l’on se
donne que le don implique une réciprocité, puisqu’il faut rendre, « rendre à
autrui ce qui est en réalité une parcelle de sa nature et de sa substance
»5295.. C’est pourquoi le don est un fait social total : non seulement il
implique toutes les dimensions (économiques et religieuses, politiques et
sociales, matérielles et symboliques) de la société, mais il met en jeu la
totalité dynamique au sein de laquelle se meuvent les hommes et les choses.
Le don est défini comme « prestation totale de type agonistique » car la
dimension de lutte est la condition même de sa cohésion. Le potlatch, qui
est une cérémonie au cours de laquelle les groupes rivalisent en dépenses et
destructions de biens, est une guerre de dons.
Dans Le Prix de la vérité, Marcel Hénaff, qui récuse l’expression d’«
économie de don » comme contradictoire en soi montre que le don chez les
primitifs n’est ni une espèce de commerce naïf ni une manière de l’esquiver
: en fait, le don et le commerce n’appartiennent pas à la même sphère
symbolique, ils ne remplissent pas les mêmes fonctions. Alors que dans le
don la chose n’est que le support d’une relation sociale qui capte l’essentiel
de l’échange, dans le commerce elle est une fin en soi, et ce sont les agents
de la transaction qui deviennent secondaires.
Il n’y a pas, pour Marcel Hénaff5296., de « faux » et de « vrais » dons
mais des pratiques du don qui obéissent à deux logiques différentes : l’une,
dominante dans les sociétés primitives au point de régler l’ensemble de
leurs échanges, est centrée sur les donateurs, d’où le caractère
problématique du terme de « monnaie » couramment utilisé à propos des
objets échangés ; l’autre, dominante dans les sociétés modernes (sans que la
première forme y ait complètement disparu) est centrée sur l’objet donné et
la « grâce » inconditionnée de celui qui le donne. Le don cérémoniel des
primitifs n’est de nature ni économique ni morale, d’où la difficulté que
nous éprouvons à le comprendre. Ceux qui, anthropologues et philosophes,
refusent d’appeler « don » ce qui leur semble n’être qu’un système
d’échanges confondent en fait ces deux genres de dons, le don social et
cérémoniel d’une part, le don privé et moral de l’autre, ou plutôt ils ne
veulent plus connaître que le second. Quant à ceux qui, comme Jacques
Derrida, pensent le don comme impossible sous prétexte que la conscience
satisfaite du donateur le rembourse toujours de son don5297., ils voudraient
que le don moral, pur, fût la forme exclusive du don. Mais si le don était
impossible, comment alors penser l’échange ? Le geste du passant qui
donne à des mendiants dans la rue n’a pas le même sens que celui qui
consiste à signer un chèque pour des « œuvres » juste de quoi faire baisser
d’une tranche d’imposition le revenu déclaré. À cet argument, Marcel
Hénaff en ajoute un autre plus décisif encore : puisque le don « primitif »
est un échange, non de biens, mais de reconnaissances, le rêve d’un don pur,
ignoré, absolu n’équivaut-il pas en fait à celui de la fin de la reconnaissance
réciproque, et donc de la socialité ? Que peut bien signifier en effet : ne rien
vouloir savoir de celui à qui l’on donne ?
L’idée vient de Max Weber et l’auteur du Prix de la vérité l’adapte pour
les besoins de son argumentation : sans que l’on puisse dire qu’il a été le
premier déterminant, le facteur religieux a joué un rôle décisif dans ce
refoulement dans les sociétés modernes du don cérémoniel caractéristique
des sociétés primitives. Ce que le calvinisme (lequel fut comme l’esprit du
capitalisme) a donné à Dieu (le don infini sous forme de grâce), il l’a retiré
d’autant à l’homme : c’est dans le calvinisme que la pensée du don a subi le
plus sévère recul, libérant du coup le champ pour l’extension de l’échange
contractuel et pour le temps instrumentalisé de l’investissement.
Le don, dit Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance, a ceci
de caractéristique que jamais il ne permet l’égalisation des deux
protagonistes. Grâce à lui, l’échange se perpétue indéfiniment. L’échange
marchand supprime l’échange en lui assignant un terme : après la
transaction, le rapport disparaît. Faire communauté, l’étymologie le dit,
c’est constituer une société de com-munia, c’est-à-dire de dons (munia)
partagés. Georg Simmel a montré comment, contrairement au don,
l’échange monétaire permet d’annuler la notion de dette.
Dans l’Inde classique, une ascèse n’était pas complète tant qu’elle n’était
pas accompagnée de dons ou d’offrandes. Or le don n’était pas seulement
l’aumône rituelle prescrite ni même un cadeau fait sous une forme
quelconque. Ce n’était pas non plus seulement la dîme, la part de ses biens
que l’on donnait aux prêtres pour le temple. C’était aussi, c’était d’abord le
don de soi-même, de ce à quoi on tient et qui n’est pas forcément le plus
apparent : c’est là que se manifeste le véritable détachement de soi-même et
de ce à quoi notre moi voudrait se cramponner. Dans la Bhagavad-
Gita5298., Krishna explique à Arjuna qu’il ne peut y avoir qu’une seule
manière de donner : « Le don offert avec l’idée simplement qu’il faut
donner, remis à celui dont on n’attend rien, est sattvique. Le don offert en
vue d’une récompense, d’un résultat à contrecœur, est appelé rajâsique. Le
don qui est offert à des personnes indignes de le recevoir, présenté sans
respect et avec mépris, est appelé tamasique »5299.. Ainsi le don, comme le
sacrifice n’est-il pas présenté comme un retranchement écornant une
plénitude originelle mais comme un point d’énergie rayonnée. L’ascète en
Inde ne se prive de rien, lors même qu’il s’abstient de nourriture mais il
épanche au-dehors, c’est-à-dire dans le cosmos, ce dont il n’est jamais
séparé, l’énergie focalisée en lui.
« On se donne en donnant, écrit Marcel Mauss, et si on se donne, c’est
qu’on se ‘doit’ — soi et son bien — aux autres »5300.. Dans la Rome
antique, l’évergétisme était une pratique sociale déterminée5301., celle des
riches particuliers qui contribuaient financièrement à l’embellissement de
leur cité, qui distribuaient de l’argent, organisaient des jeux, des spectacles
et des banquets publics. Le bienfait attribué était proportionnel au rang et à
la fortune de l’évergète, ainsi qu’à l’importance de la cité ou à la charge
escomptée. Paul Veyne distingue deux formes principales d’évergétisme :
l’évergétisme libre (les dons sont offerts en dehors de toute obligation
définie), et l’évergétisme ad honorem, lié à un contexte électoral et ayant
pour finalité l’obtention d’une charge. Cette dualité ne recouvre pas celle du
spontané et du contraint car l’évergétisme libre pouvait être le produit d’une
pression sociale forte tandis que l’évergétisme ad honorem n’était en réalité
que le prolongement codifié de l’évergétisme libre. Au carrefour du
politique du social et de l’économique, cette ritualisation du bienfait était
une conduite de don fondamentale pour la cohésion sociale5302..
Dans l’Ancien régime, lorsque les nobles écrivaient et disaient « votre
serviteur », « votre obligé », ces formules n’étaient pas de convenance, elles
doivent être comprises dans leur sens le plus fort. La morale aristocratique
était une morale du don qui méprisait l’échange comme vulgaire5303..
Nietzsche fait remarquer que l’objet offert permet de s’approprier
autrui5304.. Le donataire est l’obligé du donateur5305.. Une économie
d’échange est plus démocratique qu’une économie du don, et c’est pourquoi
l’économie du don a été presque entièrement balayée. Montaigne disait déjà
préférer le marché au don, car dans le marché on ne donne que de l’argent
tandis qu’avec le don on se donne soi-même.
On ne donne pas la mort, on l’inflige ; on ne donne pas la vie, on la
transmet. Mais on donne réellement l’existence, c’est-à-dire la possibilité de
mener une vie d’homme. C’est à partir d’une thèse de Jacques T. Godbout
— le don comme « le dépassement de l’expérience de la perte »5306. —
que Jean-Marie Delassus, fondateur de la maternologie, procède à une
analyse à la fois psychologique et phénoménologique de l’échange de dons
entre la mère et son enfant qui vient de naître. Avec la naissance, la mère et
l’enfant perdent tous deux « la totalité » : le don sera pour eux le moyen de
la reconstituer et de la retrouver. « Le don est scabreux, il mise sur la
réciprocité de la totalité en jeu », écrit J.-M. Delassus5307.. La mère, en
effet, ne donne pas seulement la « vie » ou des « soins » mais un monde
humain à l’enfant. « Le don est un pari et nécessite, même s’il ne
l’escompte pas consciemment, un retour du don »5308.. Ce retour du don
effectué par le nourrisson sous forme de regard et de bien-être n’est
évidemment pas un contre-don au sens économique, bien que l’on puisse
parler ici d’économie psychique.
Les religions prophétiques et les éthiques universalistes ont désigné
comme don pur, c’est-à-dire unilatéral et souverain, la générosité d’un Dieu
créateur et providentiel. Dans ce contexte d’absolue asymétrie, qui fut celui
de la Révélation, le donataire ne peut offrir que sa gratitude en retour. La
théologie de la grâce comme don pur rompt avec le système des échanges
par lequel les dieux païens accordaient leur faveur en compensation des
offrandes et sacrifices que les mortels leur faisaient. La grâce, elle, est sans
contre-don possible.
La langue allemande dit « ça donne » (Es gibt) pour dire « il y a ».
Heidegger y voit, en dehors même de la métaphysique théologique, la
marque de la donation originaire de l’être et du temps. Claude Bruaire, d’un
point de vue théologique cette fois, parle d’un don ontologique : l’Être nous
est donné. Étant donné est le titre d’un ouvrage de Jean-Luc Marion. Il est
sous-titré Essai d’une phénoménologie de la donation. La donation, telle
qu’elle y est entendue, est désanthropologisée, ontologisée : ce n’est plus
l’être humain qui donne mais l’être qui est donné. « Ce qui se montre,
d’abord se donne »5309.. L’apparaître (qui n’est ni apparence ni apparition)
est donation — et il s’agit d’en constituer la phénoménologie. Marion prend
à la lettre la « donnée », le « donné », l’« étant donné » dont la langue
commune fait usage pour désigner le préalable. Seulement cette
phénoménologie s’écarte sensiblement de celle de Husserl : avec Marion, ce
n’est plus la conscience qui est donatrice mais la phénoménalité même de
l’apparaître. La donation s’établit sur une disqualification de
l’intentionnalité qui a pour effet de réduire le phénomène à deux extrêmes
difficilement tenables : ou bien le phénomène s’identifie à un pur immédiat,
une donnée au sens positiviste du terme, ou bien il est au contraire assimilé
à un « soi » qui usurpe en quelque sorte la prérogative du sujet5310.. Par
ailleurs, si l’apparaître est donation, la donation n’accorde en réalité un
plein droit à l’apparaître qu’à certains phénomènes d’exception et elle
déprécie tous les autres, les phénomènes mondains, au rang de phénomènes
de « droit commun ». N’apparaissent vraiment que les phénomènes que
Marion nomme saturés et qui sont au nombre de trois : l’événement
historique, l’art sublime et le Christ appréhendé comme « le phénomène des
phénomènes ». Le rapport donation/donné est interprété en termes de pli —
lequel est attribué indifféremment tantôt au donné tantôt à la donation.
La donation implique aussi un destinataire — la conscience à laquelle le
donné se donne et que Marion appelle l’adonné.
La relation don/contre-don est d’une autre nature que l’échange matériel,
car il est chargé d’une plus-value symbolique que celui-ci n’a pas. Percevoir
un salaire en contrepartie d’un mois de travail est un échange — recevoir un
cadeau5311. n’a pas le même sens. Il faut d’une certaine manière que
l’échange soit occulté pour qu’il puisse continuer à fonctionner.
Le commerce moderne ne cesse pas de parler le langage du don sous les
termes d’offres et de cadeaux. Mais les cadeaux d’entreprise aujourd’hui ne
sont pas davantage des dons que les oblations et les offrandes faites jadis
aux dieux. Une même remarque vaut pour les donations prévues dans le
code des impôts5312..
Dans les sociétés traditionnelles, le don se devait d’être public et
manifeste. Dans nos sociétés, à l’inverse, il se doit d’être privé et
caché5313.. Le Père Noël est l’incarnation de ce don pur sans réponse ni
symétrie5314. ; ses cadeaux sont une profanation de la grâce. Un don est
inaliénable5315. et on ne donne que ce qui n’a pas de prix.
Plus la société est conquise par l’économie, et plus largement l’espace
s’ouvre pour la pratique du don privé. Mais par un effet de retour, plus le
don devient une affaire personnelle, et plus le marché peut imposer sa
domination dans le champ du social. La morale privée remplace le rituel
public : il existe autant de différence entre le don cérémoniel et le don
personnel qu’entre le sacrifice rituel et le simple renoncement privé que
l’on continue malgré tout d’appeler justement « sacrifice ». Les sociétés
modernes demandent à la loi d’assurer l’ordre public, au marché
d’organiser la subsistance et au rapport de dons privés de générer du lien
social. Le don est toujours inscrit dans un cadre collectif qui est celui de
l’échange — et c’est pourquoi il est encouragé par l’État démocratique
moderne qui accorde des déductions d’impôts en récompense. La
stimulation du don privé va de pair avec le désengagement des États dans la
vie économique5316..
Pour Jacques Derrida, il est impossible de donner consciemment. La
raison en est que le simple fait d’être conscient de donner conduirait celui
qui donne à être satisfait de lui-même et de ce fait à s’octroyer
immédiatement une sorte de remboursement. La seule perception ou
reconnaissance du don comme don annule celui-ci5317.. « La simple
identification du don semble le détruire », écrit Derrida. Un oubli radical,
beaucoup plus radical que le refoulement psychanalytique, serait nécessaire
pour qu’il y eût don. Le don devrait n’apparaître comme don ni au donateur
ni au donataire. D’ailleurs le mot en lui-même est un mauvais signe ou fait
mauvais genre, il entre dans la catégorie des « indécidables » : « donner »
peut équivaloir à prendre (donner un exemple, c’est le prendre), et à trahir
(lorsque l’on donne un complice) ; « soigner » en français peut se traduire
aussi bien par « donner des soins » que par « prendre soin ». Donner et
prendre versent l’un dans l’autre. D’ailleurs la sollicitude n’est guère
éloignée de la sollicitation5318..
Donner (voir la donation5319.) et vendre (l’échange) se retrouvent tous
deux dans le verbe « aliéner ». Le contre-don du donataire balance le don
du donateur — au sens aussi où il l’annule. Peirce faisait remarquer qu’il
n’est pas possible de faire tenir la pensée du don dans un événement actuel :
on ne peut être certain que le destinataire ne le rendra pas. « Ce n’est rien »
: c’est ainsi que le donateur justifie son geste en le niant. La gratitude et la
reconnaissance du donataire donnent leur sens au don mais le lui ôtent du
même coup. La reconnaissance du don comme don équivaudrait à sa
réinsertion dans l’échange symbolique, donc à son annulation comme don.
Mais faut-il réellement que le donateur n’attende rien de son don pour que
celui-ci soit un don ? À tout le moins le donateur qui met une pièce dans la
sébile du mendiant, même s’il ne croit pas ainsi pouvoir acheter sa place de
paradis, escompte bien un remerciement, un sourire, sinon une amélioration
du sort des miséreux. Mais si le sens de ce geste devait annuler le don, alors
plus rien ne permettrait de distinguer la charité du mécénat, lequel sous
couvert de donner est une forme de publicité ou de propagande. Par ailleurs,
n’importe qui peut faire la différence entre un cadeau et un don d’argent. Le
don est un supplément gratuit5320..
 
 
2. La gratuité
 
La gratuité a la même origine que la grâce. Elle fait signe vers cette utopie
d’un bien(fait) que l’on pourrait recevoir sans rien donner en échange. Mais
il y a aussi quelque chose d’inquiétant dans certaines gratuités (que l’on
songe à l’hypothèse gratuite, au crime gratuit) — qui renvoient moins à la
générosité qu’à l’absence de motivation rationnelle.
La gratuité est-elle possible ? Le sens purement économique de cette
notion la dénature quelque peu : il existe une infinité de choses empiriques
que l’on ne paie pas, ou du moins que l’on ne paie pas encore. Reste la
question de savoir s’il existe des réalités absolument libres de toute relation
d’échange.
Gratuit ne signifie pas sans coût mais collectivement disponible parce que
collectivement payé. Un bien gratuit est nécessairement payé ; mais il n’est
pas payant. Le don du sang est gratuit en ce sens que rien n’est donné en
échange au donateur. Mais le sang a un coût et un prix.
Ce qui n’est pas payant paie, au sens vulgaire du mot. Revanche de l’être
sur l’avoir, la gratuité est l’expression même de la vie. « Si je donne ma
montre, je m’en prive ; quand je donne l’heure, je ne la perds pas », écrit
Jean-Louis Sagot-Duvauroux5321.. L’existence humaine est moins faite de
biens à diviser que de valeurs à partager, même si le système tend à nous
faire croire et penser l’inverse. Dans la sphère marchande qui est celle que
le capitalisme développe à l’infini depuis plusieurs siècles, la gratuité
apparaît non seulement comme un résidu (version pessimiste) mais aussi
comme une résistance et même comme une conquête : telle est la version
optimiste que délivre J.-L. Sagot-Duvauroux. La gratuité n’est pas ce qui
reste en attendant d’être absorbé par la marchandise mais ce qui est parvenu
à s’arracher à son emprise.
 
 
3. La réserve
 
« Agalma » en grec signifie originellement un objet précieux censé être un
don émané de l’autre monde5322.. Tout n’est pas objet d’échange : il existe
de l’inaliénable, ce qui est soustrait à l’échange est sacré. Une personne est
de ce point de vue sacrée, un tableau du Louvre également : ce sont entre
ces deux pôles, la singularité humaine et le bien collectif que s’étend le
vaste domaine des biens échangeables. Rousseau reprochait aux théoriciens
du contrat d’avoir fait de la souveraineté un objet d’échange : la
souveraineté est inaliénable.
Il n’est pas vrai, dit l’anthropologue Maurice Godelier contre Lévi-Strauss,
que les sociétés humaines soient exclusivement fondées sur l’échange : il y
a des choses qui sont gardées pour être transmises et qui ne sont par
conséquent ni achetées, ni vendues, ni données5323.. Ces choses qui
échappent à l’échange — et qui peuvent être dérisoires sur le plan matériel
— sont des supports d’identité susceptibles de traverser le temps. C’est que
les hommes ne vivent pas seulement en société comme les primates et les
autres animaux sociaux, ils produisent de la société pour vivre5324.. Or
pour produire une société, il faut donner certaines choses, en vendre et en
troquer d’autres, et toujours en garder certaines. « Vendre, c’est séparer
complètement les choses des personnes. Donner, c’est toujours maintenir
quelque chose de la personne qui donne dans la chose donnée. Garder, c’est
ne pas séparer les choses des personnes parce que dans cette union s’affirme
une identité historique qu’il faut transmettre, du moins jusqu’à ce qu’on ne
puisse plus la reproduire »5325.. Et c’est parce que ces trois opérations,
vendre, donner, et conserver pour transmettre, ne sont pas les mêmes, ajoute
M. Godelier, que « les objets se présentent devant ces trois contextes soit
comme des choses aliénables et aliénées (des marchandises), soit comme
des choses inaliénables mais aliénées (les objets de don), soit comme des
choses inaliénables et inaliénées (par exemple les objets sacrés, les textes de
loi) »5326.. Les xoana chez les Grecs et les sacra des Romains étaient des
choses particulièrement précieuses et comme telles retirées du circuit de
l’échange. Ces « choses » étaient les symboles des dons premiers venus des
ancêtres ou des dieux — et auxquels les hommes répondaient par des
offrandes, des sacrifices, des paroles de gratitude et des prières.
De nos jours, la disparition de l’échange, lorsqu’elle a lieu, loin d’ouvrir à
l’homme un espace de liberté, est volontiers le signe du pire : dans un
monde qui se veut gouverné par la loi de l’échange universel, de plus en
plus d’individus refusent de jouer le jeu. Jean Baudrillard voit dans le
terrorisme contemporain l’action emblématique de cet échange
impossible5327. : le terroriste n’a plus de revendications, il frappe pour
frapper, il refuse a priori toute négociation. Dans un monde qui a posé
comme équivalentes toutes les valeurs5328. et qui, par conséquent, a ôté
toute valeur à la valeur, dans ce monde sans au-delà qui enjoint tous les
hommes d’échange, la violence nihiliste signifie le refus le plus radical :
celui de jouer le jeu.
 
*
 
Voir aussi
 
L’argent. Le capitalisme. Le changement. La communication. L’égalité. La
justice. Le langage. La société. L’utilité.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, Les Politiques I, 3.
Adam Smith, La Richesse des nations, livre I, chapitre 2, trad. fr., GF-Flammarion, tome I, 1991.
C. L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XX et XXI.
Marcel Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, PUF, 1968.
A. Caillé, Anthropologie du don, Desclée de Brouwer, 2000.
Jacques Derrida, Donner le temps I. La fausse monnaie, Galilée, 1991.
Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Seuil, 2002.
Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, PUF, 1997.
Jean Baudrillard, L’Échange impossible, Galilée, 1999.
Maurice Godelier, L’Énigme du don, « Champs », Flammarion, 2002.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux, De la gratuité, Éditions de l’Éclat, 2006.
5247 La thermodynamique est la partie de la physique qui traite de ces échanges d’énergie. Voir
L’énergie.
5248 Voir les cycles, les échanges énergétiques.
5249 Phénomène nommé trophallaxie par W.M. Wheeler.
5250 Faust chez Goethe échange son âme contre un instant de béatitude.
5251 Dans La Généalogie de la morale où par ailleurs Nietzsche fait dériver le concept de faute
(Schuld) de celui de dettes (Schulden).
5252 Le fondement de la peine est synallagmatique (voir infra), ce qui implique un ordre de
communication (S. Tzitzis, La Philosophie pénale, PUF, 1996, p. 56).
5253 Lorsque le Coran dit (II, 147) : « Souvenez-vous de moi et je me souviendrai de vous », il y a
bien réciprocité, mais pas transfert, donc pas échange.
5254 C’est Frédéric Bastiat qui a introduit le terme de service en économie pour désigner la
fonction sociale de l’échange.
5255 Freud raconte cette histoire : Un homme entre dans un salon de thé et demande un gâteau,
puis, se ravisant, il l’échange contre un petit verre de liqueur. Il boit le verre et veut sortir sans payer.
Le patron le retient : — Que voulez-vous ?, fait le client. — Il faut que vous payiez votre liqueur ! —
Mais je vous ai donné un gâteau en échange ! — Vous ne l’avez pas payé non plus ! — Bien sûr
puisque je ne l’ai pas mangé ! (S. Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. M.
Bonaparte et M. Nathan, Gallimard, 1930, p. 96).
5256 Dans « l’échangisme » il n’y a pas d’échange autre que fantasmatique. Internet a fini par faire
croire qu’il suffit d’un contact pour qu’il y ait échange.
5257 Marx assimilait cette structure triadique à un syllogisme : « Le principe général, c’est la
production ; le cas particulier, c’est la distribution et l’échange [Marx distingue la distribution qui est
le fait de la société et l’échange qui est le fait des individus] ; le fait singulier où l’ensemble se
referme, c’est la consommation » (K. Marx, Introduction générale à la critique de l’économie
politique, Œuvres. Économie I, éd. M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 242).
5258 Dans ses épîtres, rédigées en grec, saint Paul utilise le terme d’oïkonomia pour dire
l’organisation de cette maison (c’est l’étymologie) humaine à laquelle Dieu prend part.
5259 Alors que pour nombre d’espèces il existe l’équivalent d’une véritable production. Certaines
colonies de fourmis « cultivent » des champignons ; d’autres « élèvent » des pucerons (dont elles
tirent le miellat nourricier). Mais on n’a jamais vu de fourmis échanger des champignons contre du
miellat. S’il y a partage et l’équivalent du don chez les animaux, il n’y a pas échange.
5260 A. Smith, La Richesse des nations I, 2, trad. fr., GF-Flammarion, tome I, 1991, p. 81.
5261 Marx notera avec ironie qu’Adam Smith tourne en rond en expliquant la division du travail
par l’échange et l’échange pour la division du travail (K. Marx, Œuvres. Économie II, éd. M. Rubel,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 7).
5262 Éthique à Nicomaque, V.
5263 Voir justement « l’échange inégal » dont les puissances occidentales ont profité aux dépens
des colonies ou des anciennes colonies.
5264 Aristote, Les Politiques I, 3, 1257a.
5265 C’est-à-dire bilatéral. « Synallagmatique » se dit du contrat dans lequel les parties s’obligent
réciproquement les unes envers les autres.
5266 Dans cette nouvelle, dont l’action se situe principalement dans les îles Hawaï, Stevenson
imagine une bouteille capable de satisfaire les vœux de son propriétaire. Mais si celui-ci meurt alors
qu’il est encore en possession de la bouteille, son âme est prise par le diable. Il lui faut donc revendre
à temps cet objet magique (le don est formellement interdit), mais il ne peut le faire qu’à un prix
inférieur à celui auquel il l’a acquis. À la fin de l’histoire, le possesseur de la bouteille ne peut plus la
revendre car il l’a achetée avec une seule petite pièce de monnaie, à un prix qui n’est plus divisible.
5267 M. Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, PUF, 1968, p. 150.
5268 Ibid.
5269 Ibid., p. 151.
5270 Voir infra.
5271 Voir infra.
5272 À cette thèse, Pierre Clastres opposera celle selon laquelle les sociétés primitives sont en
réalité des sociétés contre l’échange (voir La guerre et La violence).
5273 La dot (expression d’un échange de biens contre des personnes) est un échange symbolique.
5274 Dans l’Inde classique, chaque être humain, du simple fait d’exister, est en dette à la mort car
sa vie est un dépôt que Yama, le dieu de la mort, lui réclamera.
5275 La libération à l’égard d’une dette contractée ne va pas sans équivoque car être en dette, c’est
aussi garder un lien avec le créancier. C’est pourquoi Panurge refuse que Pantagruel (dans Le Tiers
Livre de Rabelais) rembourse ses dettes. Celui qui donne un contre-don pour un don rend pour ne
plus avoir à donner. Son don, en échange, a pour fonction d’interdire le don : « Rendre, c’est faire un
anti-don, écrit Sartre. Un don qui détruit le don » (J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard,
1983, p. 384). C’est pourquoi jadis les voisins qui entendaient rester amis s’arrangeaient pour être
toujours en dette.
5276 « Une sandale peut servir de chaussure ou d’objet d’échange, ce sont là les deux usages de la
sandale » (Aristote, Les Politiques I, 3, 1257a).
5277 Peut-il y avoir une monnaie autre que marchande ? Le terme de monnaie est couramment
utilisé en anthropologie pour désigner les objets qui entrent dans les systèmes des prestations totales.
5278 K. Marx, Œuvres. Économie I, op. cit., p. 649.
5279 Voir Le capitalisme.
5280 C. L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XXI, 5, Œuvres complètes II, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1951, p. 604.
5281 C. L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XXI, 21, op. cit., p. 641.
5282 C. L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XX, 1, op. cit., p. 585.
5283 C. L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XX, 2, op. cit., p. 586.
5284 Voir Le capitalisme.
5285 K. Marx, Principes d’une critique de l’économie politique, Œuvres. Économie II, op. cit., p.
211.
5286 C’est parce qu’il milite en faveur d’un échange universel que le libéralisme le plus strict
s’oppose au système d’aides sans contrepartie données par l’État aux plus pauvres.
5287 D’essence religieuse, les formes de prélèvement que constituaient le tribut et la dîme
écartaient la question du consentement. Mais celle-ci va se poser lorsque l’impôt sera transformé en
un prélèvement pécuniaire. Cette monétarisation de l’impôt a dilué, effacé le lien entre l’impôt et son
utilisation, lien qui existait et qui était perceptible par chacun avec la pratique des prestations en
nature. Cette transformation devait appeler la mise en place de mécanismes compensateurs : c’est là
le cœur du processus historique qui a conduit à chercher les moyens du consentement à l’impôt et
progressivement à engendrer le régime représentatif, le parlementarisme et, en bout de course, la
démocratie, écrit André Barilari (Le Consentement à l’impôt, Presses de Sciences-Po, 2000).
Paradoxalement, mais significativement, dans nos démocraties, c’est le terme d’impôt renvoyant à
une contrainte (il est imposé) qui l’a emporté sur le terme de contribution, qui suppose l’assentiment.
5288 J.-B. Say, Cours d’économie politique et autres essais, GF-Flammarion, 1996, p. 349.
5289 Il suffit de comparer le marché traditionnel, le lieu où s’échangent non seulement des
marchandises contre de l’argent mais surtout des paroles (au point que celles-là paraissent le prétexte
de celles-ci) avec le supermarché contemporain où le consommateur est seul face aux objets de ses
désirs.
5290 Voir Le capitalisme.
5291 B. Malinowski cite ce principe pour dire qu’il joue un rôle dominant dans la vie tribale (B.
Malinowski, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, chapitre 8, trad. fr., Payot, 1975).
5292 M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 161.
5293 B. Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, PUF, 1994, p. 40.
5294 La croyance selon laquelle l’esprit du donateur reste dans la chose qu’il a donnée n’est pas
propre aux sociétés traditionnelles. Bien des individus dans nos sociétés sont littéralement possédés
par leur patrimoine.
5295 M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 161.
5296 M. Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Seuil, 2002.
5297 Voir infra.
5298 Chapitre XVII.
5299 Sattva/rajâs/tamas est une triade qui gouverne la philosophie indienne du Samkhya, et qui
n’est pas sans analogie avec la tripartition platonicienne de l’âme (voir L’âme). Le premier terme
renvoie au souffle vital, à la conscience, à la vérité et à légèreté ; le rajâs est l’énergie qui anime la
nature et plonge l’être humain dans la passion et la douleur ; quant au tamas, il est ce qui est aveugle
et alourdit.
5300 M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 227.
5301 Voir Paul Veyne, Le Pain et le Cirque. Critique historique d’un pluralisme politique, Seuil,
1976.
5302 Alors que la charité chrétienne soutiendra les pauvres, l’évergétisme ne s’adressait qu’à des
citoyens.
5303 Nombre de tableaux figurant dans les collections princières n’étaient pas achetés mais donnés.
En fait la plupart du temps les acquéreurs s’arrangeaient pour donner une compensation (en bijoux,
par exemple) mais justement ils le faisaient encore dans le cadre d’une logique du don. Un marchand
d’art n’osait pas demander un paiement à un roi ou à un prince mais celui-ci le récompensait
largement par des biens au moins équivalents ou par des titres.
5304 Le Gai savoir § 13.
5305 Au Japon, certaines formules d’excuse signifiant littéralement « je suis désolé » ou « je me
sens coupable » s’emploient volontiers là où nous attendrions un remerciement. C’est que le
sentiment de gratitude est au Japon indissociable de celui de culpabilité : en acceptant un cadeau ou
un service, le donataire accepte du même coup d’empiéter sur le territoire d’autrui et c’est sa propre
face qui en pâtit puisqu’il se trouve en position de débiteur, donc de coupable.
5306 J.-T. Godbout, L’Esprit du don, La Découverte, 1992, p. 258.
5307 J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Dunod, 2005, p. 175.
5308 Ibid.
5309 J.-L. Marion, Étant donné, PUF, 1997, p. 10.
5310 Marie-Andrée Ricard, « La question de la donation chez Jean-Luc Marion », Laval
théologique et philosophique, Québec, février 2001, p. 88.
5311 « Cadeau », par le provençal, est issu du latin capitalis, de caput, la tête. D’abord terme de
calligraphie, il a désigné la lettre capitale qui en tête d’un chapitre était enluminée. L’histoire du sens
de ce mot est celle de sa progressive matérialisation : d’abord parole superflue (le luxe de la lettre),
ensuite divertissement offert à une dame, enfin objet présenté (d’où le « présent »). L’histoire de
l’offrande suit un cheminement inverse — celui d’une progressive dématérialisation : les animaux
sacrifiés, la nourriture, les richesses ont quitté les autels des dieux et ont été remplacés par les
symboles et les prières. En somme, l’homme a regagné ce dont il s’était d’abord privé en faveur des
dieux — alors qu’il s’agissait d’obtenir leur faveur. Quant aux étrennes, elles étaient attachées à
l’idée de bon présage.
5312 Il y a aussi la dation, qui permet d’acquitter des impôts de succession en œuvres d’art.
5313 Aussi bien le Coran (II, 273) que les Évangiles (Mathieu V, 4) font dépendre la qualité du don
de la discrétion du donateur.
5314 La légende du Père Noël est la belle utopie d’un cadeau sans contrepartie et c’est peut-être
moins par réalisme positiviste que par impuissance à concevoir le don sans échange que la société
pousse de moins en moins les enfants d’aujourd’hui à croire au Père Noël.
5315 Revendre un cadeau — comme cela se pratique de plus en plus dans nos sociétés
désymbolisées —, c’est annihiler son caractère de cadeau et reverser l’objet dans la sphère des
marchandises. En revendant ses cadeaux sur Internet ou dans les foires à la trouvaille, l’ancien
donataire supprime d’un coup les trois dimensions constitutives de la symbolique du don : sa qualité
de donataire, le don (dégradé en marchandises) et le donateur. Psychiquement, c’est sans doute la
suppression du donateur qui est la plus déterminante.
5316 Dans les transactions économiques actuelles, à l’échelle politique et internationale, la frontière
entre le don et la corruption est si ténue qu’elle ne peut plus être distinguée.
5317 J. Derrida, Donner le temps I. La fausse monnaie, Galilée, 1991, p. 26.
5318 Émile Benveniste nous apprend que le verbe « da » en hittite signifiait aussi bien prendre que
donner (É. Benveniste, « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen », in Problèmes de
linguistique générale I, « Tel », Gallimard, 1988, p. 316).
5319 Le terme possède une largeur (pas forcément une largesse) supplémentaire.
5320 Ce qui reste du pourboire en donne l’illustration. Le pourboire n’est ni un salaire ni un cadeau
ni une action de charité. Il est l’un des derniers exemples de don pur, et c’est pourquoi peut-être il
tend à disparaître.
5321 J.-L. Sagot-Duvauroux., De la gratuité, Éditions de l’Éclat, 2006. Texte gratuit : http :
//www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite.html.
 
5322 Voir Le divin.
5323 M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Albin Michel, 2007, p. 65-88.
5324 Ibid., p. 87.
5325 Ibid., p. 87-88.
5326 Ibid., p. 88.
5327 Titre de l’ouvrage paru en 1999, L’Échange impossible.
5328 J. Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, Gallimard, 1976.
53. L’égalité
 
 
 
Toutes les formes, toutes les conceptions de la justice impliquent l’égalité.
Dans une société inégalitaire même, l’égalité existe au moins au sein de la
hiérarchie comme on le voit avec le communisme intégral que Platon
prévoit dans sa Callipolis pour la classe des gardiens. L’idée d’égalité
changera évidemment de sens lorsqu’elle s’appliquera à l’ensemble d’une
société, et non plus seulement à un groupe particulier. Talcott Parsons
insiste sur ce fait que la différence de statut entraîne et suppose l’égalité à
l’intérieur de chaque statut. Corollairement, là où l’égalité s’affirme, c’est
au sein d’un groupe qui se hiérarchise par rapport à d’autres extérieurs —
Louis Dumont évoque le cas des cités grecques et, à l’époque moderne,
celui de l’impérialisme britannique5329.. Alors que l’égalité était contenue
dans la hiérarchie, elle va désormais contenir les inégalités5330.. Dans les
sociétés démocratiques, la hiérarchie est refoulée c’est-à-dire, au sens
psychanalytique, rendue non consciente, et non pas supprimée.
L’égalité peut être un fait ou un idéal, une utopie ou une norme, un
postulat ou un slogan. Mais en ce domaine, qui est celui du social et du
politique, le va-et-vient entre le réel et la représentation est incessant.
L’égalité objective est aussi au fondement de l’idée de justice : dans un
aphorisme intitulé « Origine de la justice », Nietzsche écrit que « la justice
(…) prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants
»5331.. L’égalité implique la réciprocité.
Aristote définissait le juste comme ce qui observe la loi et respecte
l’égalité5332.. Alors que l’injustice touche des extrêmes, la justice, dit
Aristote, relève du juste milieu5333. — en quoi elle est une vertu. Juste
milieu, est, dans l’optique du Stagirite, une expression pléonastique.5334.
Aristote invente une étymologie en rapportant le juste (dikaïon) aux parts
égales (dikha).
L’identification du juste à l’égal n’est donc pas nouvelle. Ce qui en
revanche est nouveau est la substitution de l’idée d’égalité universelle à
celle d’ordre universel. Tel est le sens de l’opposition que les tenants actuels
de la théorie libérale établissent entre le bien, toujours lié, selon eux, à
quelque transcendance, et dont la supposée universalité est fondée sur la
parole d’un dieu ou sur la tradition, et le juste qui est la résultante de
compromis immanents au social, lequel est constitué d’individus
égaux5335.. Ainsi, par opposition aux antiques hiérarchies, et aux
despotismes contemporains, une conception libérale de la société prendra
pour axiome l’antériorité et la priorité du juste sur le bien et,
corrélativement, reconnaîtra la prééminence de la liberté du sujet par
rapport à ses fins possibles.
L’égalitarisme n’est qu’un mode exclusif et non nécessaire de penser
l’égalité. La prégnance de la valeur d’égalité dans une théorie de la justice
se marque non seulement au fait qu’elle est impliquée par l’affirmation
d’une liberté du sujet (pensée a priori comme universelle) mais aussi au fait
que même ses ennemis les plus décidés ne songent pas à la remettre en
question en de nombreux domaines (que l’on songe aux élections, aux
examens, à l’accession aux fonctions publiques sans autre distinction que
les capacités, à l’égalité devant la loi, devant les sanctions et les peines…).
Mieux : lorsque le principe d’égalité est contesté — à cause de son
caractère formel, voire injuste — c’est encore au nom d’une égalité
supposée plus et mieux déterminée. Il est devenu pratiquement impossible
de nos jours de parler contre l’égalité, comme il est devenu pratiquement
impossible de récuser la liberté. Ces deux valeurs fondatrices de la
démocratie l’ont déjà emporté dans la bataille et sur le champ du
symbolique.
Tocqueville, il y a presque deux siècles, parlait de « fait providentiel » à
propos de ce puissant mouvement qui tend à placer l’égalité au centre de la
réalité sociale et de ses représentations5336.. Il fut le premier à y
reconnaître un fait de civilisation, repérable dans tous les domaines, de la
religion à la production économique, de l’art aux façons de vivre et de
penser. L’Histoire n’a pas donné tort à l’auteur de De la démocratie en
Amérique. Les sociétés modernes définissent en effet la justice par l’égalité
et non plus par l’ordre. Ce faisant, elles creusent entre la légitimité et la
légalité un écart qui ne sera probablement jamais comblé car si l’égalité n’a
pas toujours existé, on peut aller jusqu’à dire qu’elle n’existe toujours pas.
 
 
I. ESSENCE DE L’ÉGALITÉ
 
La notion d’égalité, comme celle d’inégalité, renvoie à la valeur
mathématique. En logique, l’égalité est le caractère propre à des
propositions qui s’impliquent réciproquement, et à des concepts qui ont la
même extension. En arithmétique, l’égalité entre deux termes numériques
exprime que ces termes désignent le même nombre. Le contraire d’égal,
c’est différent, pas inégal. L’inégalité ressortit d’une structuration
particulière : la structure d’ordre. En effet, il n’y a inégalité entre deux
objets que s’ils appartiennent à un ensemble sur lequel on a, au préalable,
défini une relation d’ordre, comme « être inférieur » ou « être supérieur » :
a ≠ b n’est pas une inégalité, a < b, oui.
Dans son article « Sens et dénotation », G. Frege fait remarquer
l’équivoque de la notion d’égalité. S’agit-il d’une relation entre des objets
ou bien d’une relation entre des signes d’objet ? De fait, l’égalité peut
désigner aussi bien une équivalence ontologique qu’une équivalence
sémantique. La proposition a = a n’a pas même valeur de connaissance que
la proposition a = b : alors que la première relation est a priori (analytique
au sens kantien du terme), la seconde peut être synthétique5337.. Frege
appelle dénotation ce que le signe désigne (son référent) et sens « le mode
de donation de l’objet »5338.. « Étoile du soir » et « étoile du matin » ont
même dénotation mais un sens différent. Même si les domaines
d’application du même mot sont si éloignés les uns des autres qu’ils
peuvent nous donner l’idée d’un jeu (de mot), une question semblable à
celle que se posait Frege à propos de l’égalité logique peut se poser à
propos de l’égalité anthropologique. Soit la proposition « tous les hommes
sont égaux ». Elle peut s’entendre analytiquement comme : tous les
hommes sont égaux en tant qu’ils sont des hommes5339. ou
synthétiquement comme : tous les hommes ont une valeur égale. Dans le
premier cas, l’égalité ne concerne que le simple fait d’être, tandis que dans
le second cas, elle porte sur l’existence même. Apparaît ici la distinction
centrale entre une égalité qui exclut la différence parce qu’elle équivaut à
l’identité, et une égalité qui inclut la différence. Or il est à cet égard curieux
de constater que le langage mathématique, pourtant si précis, n’est pas sans
entretenir la confusion. Dans l’expression « deux quantités égales à une
même troisième sont égales entre elles », l’égalité implique la différence.
Mais dans l’expression x = x, l’égalité exclut la différence (c’est la relation
d’identité).
La « loi de Leibniz » exprime la relation d’identité (ou d’égalité) : « Deux
objets sont identiques si et seulement s’ils ont toutes leurs propriétés en
commun ». On en déduit aussitôt que tout objet est identique à lui-même
(réflexivité de l’égalité). On en déduit aussi la règle de la substitutivité pour
l’égalité : si x = y, on peut remplacer x par y dans une proposition A où il
figure. On peut démontrer, à partir de ces deux axiomes la symétrie et la
transitivité de l’identité (égalité) ainsi que le principe selon lequel deux
objets identiques (égaux) à un même troisième sont identiques (égaux entre
eux). Mais certains auteurs n’acceptent pas l’assimilation de l’égalité à
l’identité et la considèrent comme un concept spécifiquement arithmétique.
Par ailleurs, le mode d’existence des objets mathématiques n’est pas celui
des objets physiques, et la langue fait volontiers croire à une multiplicité
introuvable. Dire, par exemple que « tous les angles droits sont égaux »
présuppose une pluralité d’angles droits : or, rigoureusement parlant, il n’y
a qu’un seul angle droit. De même, lorsque l’on dit que les « trois longueurs
a, b, et c sont égales », il n’y a en fait qu’une seule longueur, et non trois. Il
n’y a que dans la langue commune, lorsque les référents sont des objets
physiques, que l’égalité présuppose la distinction au sein d’une pluralité.
Cela dit, les mathématiques différencient l’égalité (2 x 6 = 12) et
l’équivalence logique (carré Û quadrilatère). Deux objets sont dits
équivalents lorsqu’ils appartiennent à la classe des objets qui possèdent tel
caractère en commun. L’équivalence est donc toujours relative au concept
abstrait de la classe dans laquelle on considère les objets ou encore à un
certain groupe d’opérations qui permet de passer d’un objet à l’autre en
laissant invariant ce caractère commun.5340. L’égalité est un cas particulier
d’équivalence définie par le groupe des correspondances biunivoques.
L’égalité géométrique de congruence, définie comme possibilité de
superposition de deux figures, est l’équivalence relative au groupe des
déplacements. L’égalité numérique est l’équivalence par rapport à un
groupe où toutes les opérations sont identiques5341.. Une équation n’est
pas une identité ; c’est une équivalence dont l’identité pure A = A n’est
qu’un cas particulier5342..
Dans les sciences expérimentales, l’égalité signifie l’uniformité, la
persistance d’un même état (l’égalité d’un mouvement, l’égalité du
pouls...).
Lorsque l’on parle de l’égalité parmi les hommes, il ne peut s’agir
d’identité pour la raison simple que l’identité réelle est introuvable. Tel est
le sens du « principe des indiscernables » de Leibniz : deux êtres ne sont
pas à ce point semblables qu’il serait impossible de leur déceler la plus
petite différence. Deux cercles peuvent être identiques parce qu’ils ont le
même rayon, mais pas deux ronds, même de flanc. Non seulement l’égalité
n’exclut pas la différence mais elle la présuppose — alors que l’identité
exclut, par définition, la différence.
Parler d’équivalence dans le domaine humain ne peut être justifié qu’à
propos des performances (le travail5343. par exemple). Dire des hommes
qu’ils sont équivalents serait dire qu’ils sont substituables à l’infini.
Un dernier concept voisin de celui d’égalité peut être présenté, celui de
semblable, qui renvoie à une égalité de proportion inclusive d’inégalités (les
triangles semblables sont de grandeurs inégales mais de proportions égales).
Si l’égalité entre les hommes comme valeur peut être fondée sur une égalité
comme fait, ce ne peut être que sous le mode du semblable. Tous différents,
jamais identiques, tous semblables, jamais équivalents, les hommes peuvent
être dits ou espérés égaux dans le cadre d’une théorie morale et politique de
la justice qui a récusé l’idée qu’il puisse exister des hiérarchies naturelles.
 
 
II. LES FORMES EN COMPRÉHENSION DE L’ÉGALITÉ
 
Le juste, dit Aristote, est une sorte de moyenne entre l’excès et le
défaut5344.. Inversement l’injuste sera défini comme transgression et
déficience. Dans L’Ethique à Nicomaque, Aristote définit l’homme injuste
de trois manières, comme « celui qui viole la loi », comme « celui qui prend
plus que son dû » et comme « celui qui manque à l’égalité »5345.. Il peut se
faire en effet, observe Aristote, que l’injustice consiste à prendre moins que
son dû, dans le cas des choses qui sont mauvaises5346. (on peut imaginer
l’attitude de celui qui refuse de prendre sa part de risque) ; mais, ajoute
Aristote, comme un moins de mal équivaut à un plus de bien, prendre moins
que son dû lorsque le dû est mauvais revient en fait à prendre plus que son
dû.
Ce sont les auteurs chrétiens (Ulpien, Justinien, saint Augustin) qui ont
réduit la portée de la justice (définie comme bien agir en général par les
philosophes grecs) à deux principes, l’un négatif, ne pas faire de tort à
autrui (alterum non laedere), l’autre positif, lui accorder ce qui lui revient
en propre (suum cuique tribuere). Aristote, dans le livre V de l’Ethique à
Nicomaque, distingue la justice générale (ou légale) et la justice
particulière, qui se divise elle-même en égalité arithmétique et en égalité
proportionnelle. Les scolastiques appelleront commutative la justice qui se
réalise dans les échanges et distributive celle qui se réalise dans les
répartitions. Ce faisant, ils déplacèrent dans un sens chrétien la dualité
aristotélicienne : pour le Stagirite, en effet, la justice commutative n’ayant
pas d’application générale, la distinction passe entre la justice distributive
(qui répartit) et la justice corrective (qui répare).
Cette justice corrective constitue-t-elle une espèce particulière de justice ?
La réparation n’est-elle pas finalement échange et (re)distribution ? Aristote
lui-même, en s’opposant à l’idée pythagoricienne de la justice (corrective)
comme réciprocité, finit par assimiler la justice corrective à la justice
distributive.5347. De fait, nous appelons également « distributive » la
justice qui récompense le bien et punit le mal.
 
 
1. La justice commutative
 
La justice commutative concerne les échanges, ventes, achats, emprunts,
restitutions5348. ; elle « naît de la reddition des choses égales à celles qu’on
a reçues »5349.. Dans le Léviathan, Hobbes rapporte la justice commutative
aux contractants et la justice distributive à l’arbitre5350..
Les biens échangés doivent être égaux pour que l’échange puisse être dit
juste5351.. Ainsi le troc dans les sociétés anciennes, le juste prix dans les
sociétés modernes obéissent-ils à cette exigence. Le trafic d’esclaves (des
hommes contre de la verroterie) fut le modèle même d’échange injuste. Un
échange comprend toujours quatre termes — et non pas deux : les deux
choses échangées et les deux échangeurs. Derrière l’équivalence des choses
échangées, il convient en effet de reconnaître l’égalité des échangeurs :
c’est parce que chacun d’eux a les mêmes droits qu’aucun des échangeurs
ne doit être lésé.
La parabole de l’ouvrier de la onzième heure, dans l’Évangile selon saint
Matthieu5352. est l’illustration canonique de l’égalité absolue. Celui qui a
travaillé une heure à la vigne reçoit du maître le même salaire que celui qui
y a passé la journée entière. Pour ce dernier, il y a injustice parce que la loi
de proportionnalité n’est pas respectée. Mais pour le maître (qui symbolise
le regard égal de Dieu sur ses créatures), le contrat de départ a été respecté ;
il n’y a donc pas eu dommage pour l’ouvrier de la première heure.
Le principe « À chacun le même dû », qui est celui du communisme
intégral, n’a été pensé et réalisé que dans des cadres restreints (utopies,
monastères). Dans les sociétés démocratiques modernes, le seul domaine où
ce principe puisse être appliqué est politique : seul le vote (lequel
correspond à un droit) permet de poser l’égalité absolue entre les
hommes5353.. Mais pas n’importe quel vote seulement : dans les élections
présidentielles où le suffrage est universel et direct5354., et dans les
référendums où un citoyen vaut, par sa voix, n’importe quel autre
citoyen5355.. Il est caractéristique que Platon, adversaire déterminé du
pouvoir populaire, dise mauvaise (dans le livre VI des Lois)5356. l’égalité
arithmétique, qui détermine l’égal selon la mesure du poids et du nombre,
car c’est elle qui règle les suffrages et les tirages au sort de la politique
démocratique. Une égalité qui n’est pas proportionnelle est injuste selon lui
car elle traite également des choses inégales.
 
 
2. La justice distributive
 
L’origine empirique du sens de la justice est liée à une attente spécifique :
que le dû soit proportionnel au donné ou équivalent à lui. Ainsi une
rétribution sera-t-elle jugée juste lorsqu’elle sera équivalente ou
proportionnelle à la contribution — et inversement. Alors que la justice
commutative établit une égalité arithmétique, la justice distributive vise une
égalité géométrique, de proportion. Elle répartit les droits et obligations, les
charges et les avantages selon le rang, le mérite, les œuvres et les besoins.
La justice distributive est une égalité relative (donc, dans une autre mesure,
une inégalité relative).
La justice distributive, comme rapport, implique, note Aristote, au moins
quatre termes : deux personnes et deux choses5357.. Aristote cite, comme
exemple de justice proportionnelle, la contribution et le revenu du travail : «
Par exemple il est proportionnel que celui qui a une grosse fortune paie une
grosse contribution, tandis que celui qui a une petite fortune en paie une
petite. Ou encore pareillement, que celui qui a beaucoup travaillé gagne
beaucoup alors que celui qui a peu travaillé gagne peu »5358.. L’égalité
entre les choses et l’égalité entre les personnes sont en rapport ; elles sont
en fait, remarque Aristote, une seule et même égalité : « Et ce sera la même
égalité pour les personnes et pour les choses : car le rapport qui existe entre
ces dernières, à savoir les choses à partager, est aussi celui qui existe entre
les personnes. Si, en effet, les personnes ne sont pas égales, elles n’auront
pas des parts égales ; mais les contestations et les plaintes naissent quand,
étant égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non
égales, ou quand les personnes n’étant pas égales, leurs parts sont égales
»5359..
Primitivement nomos5360., la loi en grec, désignait la part assignée à
chacun et dont il est fait usage, la règle de répartition5361.. L’égalité
absolue peut être moins juste que l’égalité relative : si tous les salaires sont
augmentés de 5 %, ou si tous les impôts sont baissés de 5 %, les écarts entre
les plus hauts et les plus bas revenus seront agrandis. L’égalité abstraite
aggrave donc les inégalités réelles.
La justice distributive est celle qui préside à la fixation des salaires (tel
travail, tel salaire), à la notation (tel devoir, tel résultat) etc. La progressivité
de l’impôt, évoquée par Aristote, est un exemple classique d’égalité
proportionnelle. Le principe « À chacun selon son mérite » constitue, par
excellence, l’expression de l’idéal de justice distributive dans les sociétés
démocratiques contemporaines. « Mérite » vient du latin merere qui signifie
« gagner », « toucher comme solde » mais aussi « bien se conduire »5362..
Mais le terme, équivoque, renvoie aussi à une potentialité qui ne se
développe pas nécessairement en acte (un élève qui a du mérite n’est pas un
bon élève). Le contenu de l’idée de mérite est des plus obscurs qui
soient5363., mais aucune démocratie ne peut se passer de cet axiome, qu’«
à chacun selon son mérite » est une expression juste de la justice. Car si
positivement la notion de mérite n’a pas de contenu déterminé,
négativement elle joue comme ce qui exclut ces deux figures contraires de
l’injustice que paraissent spontanément être le hasard5364. et le
déterminisme social.
 
 
III. LES FORMES EN EXTENSION DE L’ÉGALITÉ
 
Il n’est pas certain que l’inégalité soit une donnée anthropologique
fondamentale. Il n’est pas impossible de considérer l’égalité comme un fait
premier : dans une société fortement hiérarchisée, on l’a vu, l’inégalité des
statuts suppose et entraîne à la fois l’égalité à l’intérieur de chaque statut.
Mais l’égalité a une extension considérable. Ses domaines d’application
sont variés. On peut en distinguer cinq.
 
 
1. L’égalité métaphysique
 
L’idée apparaît avec les grandes religions universelles (judaïsme,
bouddhisme, christianisme, islam). Dans nombre de régions du monde les
conversions libres à l’une de ces religions (à l’exception du judaïsme, qui
les a toujours découragées), ont souvent eu pour motivation première le
désir d’égalité5365..
L’égalité métaphysique présuppose la présence de l’humanité entière en
chaque homme. Elle n’est ni politique ni juridique ni bien sûr économique.
Le fait d’être n’admet ni plus ni moins. Entre l’exister et son absence,
l’abîme ne peut être comblé. Nul être n’existe plus qu’un autre. Peut-être
cette intuition, même obscure, informulée, est-elle au fondement d’un désir
de justice que l’on peut dire, par-delà les différences historiques et
personnelles, universel. Au Moyen Âge, l’Église recrute dans toutes les
classes de la société : Tocqueville y verra un moment capital dans l’histoire
de l’inéluctable victoire de l’idéal d’égalité. La Réforme de Luther
réaffirmera l’égalité de tous les croyants en matière spirituelle : « l’égalité
apparaît, pour la première fois, écrit Louis Dumont, comme étant davantage
qu’une qualité intérieure : un impératif existentiel »5366..
L’égalité métaphysique est une égalité hors quantité, une égalité sans
mesure : si tous les hommes sont libres, nul ne sera réputé l’être plus ou
moins qu’un autre. L’égalité métaphysique telle que l’illustrent les mythes
et la figurent les religions est originelle : une même terre, ou un même
créateur5367. pour les hommes. Elle est aussi une égalité de
destination5368. : l’extinction du désir, le salut, la vie selon le devoir, hors
du péché, la mort. L’égalité des hommes devant la mort est un thème de
métaphysique commune. La sagesse antique, qu’elle soit grecque ou
orientale, en faisait l’un de ses articles premiers, et c’est ce destin commun
qu’illustraient au Moyen Âge les danses macabres sur les murs des églises.
L’égalité de tous les hommes devant la raison par laquelle Descartes ouvre
son Discours de la méthode peut aussi être considérée comme de nature
métaphysique, dans la mesure où elle renvoie au mystère de la Création.
De même, dans le champ éthico-politique, la dignité, vertu d’égalité par
excellence, a historiquement remplacé l’honneur, vertu de hiérarchie5369. ;
l’égalité en dignité de tous les êtres humains est inséparable de l’affirmation
de leur irréductible singularité. La dignité montre que l’égalité universelle
ne signifie ni l’identité ni la substituabilité. Sa reconnaissance s’appelle
respect. Chez Kant, l’égalité est le droit pour chacun d’être traité comme fin
en soi et d’être estimé par tous comme tel. Cette égalité est métaphysique
parce qu’elle ne peut être déduite de l’observation empirique et qu’elle joue
un rôle fondateur pour la réflexion éthique et politique.
 
 
2. L’égalité naturelle
 
L’égalité naturelle, chez l’homme, n’est pas non plus observable
directement puisque la nature première a été perdue (le péché) ou
recouverte (la culture) depuis longtemps. C’est contre le thème sceptique
(présent chez Montaigne par exemple) d’une distance plus grande de tel
homme à tel homme que de tel homme à tel animal, que les défenseurs de
l’égalité naturelle ont développé leurs arguments. Toutes les inégalités de
fait, tant physiques qu’intellectuelles, peuvent être mises sur le compte
d’une histoire individuelle, familiale et sociale ; les prétendues inégalités
innées sont en fait acquises, et ce que nous nommons « nature » est déjà un
héritage.
Pour Hobbes, l’égalité naturelle de départ est celle d’individus tous
capables de tuer ; elle est, en quelque sorte, l’égalité devant le crime. C’est
parce qu’ils jouissent d’une égalité naturelle que les hommes, chez Hobbes,
ne doivent pas se répartir également le pouvoir. Car l’égalité des aptitudes
engendre la rivalité, l’égalité dans la capacité de nuire crée une insécurité
permanente et la prétention des individus à la supériorité de jugement
(glory) fait que chacun se trouve déçu dans son désir de reconnaissance.
Dans son Léviathan, Hobbes présente deux arguments pour montrer que les
hommes sont égaux par nature. Le premier vise à ruiner l’idée (courante)
que l’inégalité des forces puisse fonder un droit à la domination : « La
différence d’un homme à un autre n’est pas si considérable qu’un homme
puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne
puisse prétendre aussi bien que lui. En effet, pour ce qui est de la force
corporelle, l’homme le plus faible en a assez pour tuer l’homme le plus fort,
soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent le
même danger que lui »5370.. Le deuxième argument est dirigé contre l’idée
que le pouvoir politique devrait être attribué aux plus sages ou aux plus «
prudents » : « Quant aux facultés de l’esprit (…), j’y trouve entre les
hommes une égalité plus parfaite encore que leur égalité de forces. Car la
prudence n’est que de l’expérience, laquelle, en des intervalles de temps
égaux, est également dispensée à tous les hommes pour les choses
auxquelles ils s’appliquent également »5371.. Cette erreur (la croyance en
sa propre supériorité) est d’ailleurs un effet paradoxal de l’égalité, qui fait
que chaque individu s’attribue à soi-même une plus grande prudence
qu’aux autres : les hommes « voient leur propre esprit de tout près et celui
des autres de plus loin. Mais cela prouve l’égalité des hommes sur ce point
plutôt que l’inégalité. Car d’ordinaire, il n’y a pas de meilleur signe d’une
distribution égale de quoi que ce soit, que le fait que chacun soit satisfait de
sa part »5372..
Horace5373. avait écrit que « la nature ne peut distinguer ce qui est injuste
de ce qui est juste ». Théoricien du droit naturel, Grotius s’inscrira en faux
contre cette assertion du poète latin. Animal d’une espèce supérieure,
l’homme a besoin de vivre avec les êtres de son espèce dans un état paisible
organisé suivant les données de son intelligence. Dès lors, la justice apparaît
comme une logique de la vie commune.
En récusant le modèle aristotélicien d’une hiérarchie entre le haut et le bas,
le supralunaire et le sublunaire, la révolution galiléo-cartésienne a contribué
indirectement à fonder l’idée d’une égalité entre les hommes, puisqu’à cette
hiérarchie physique correspondait une hiérarchie métaphysique (entre les
âmes). Sur ce plan, les rationalistes (qui croient en une raison innée) et les
empiristes (qui optent pour la table rase) se rejoignent : les hommes, à la
naissance, disposent de facultés intellectuelles égales. Même si la lecture
ironique de la première phrase5374. du Discours de la méthode est possible,
il n’en reste pas moins vrai que Descartes oppose l’origine et l’application :
il y a une même raison présente en tous les hommes mais une diversité
indéfinie d’applications (d’où la nécessité de la méthode).
Cela dit, le concept d’égalité naturelle ne manque pas de faire problème.
On a confondu, note Hegel, la nature avec le concept, en affirmant que les
hommes sont égaux par nature : bien au contraire, par nature, les hommes
sont inégaux5375.. L’égalité est une valeur, et non un fait.
 
 
3. L’égalité politique et juridique
 
Toute théorie de la justice, fût-elle fondée sur des principes aberrants, peut
se présenter comme égalitaire en droit5376.. Hésiode déjà avait remarqué
que l’éris (la rivalité) suppose des relations d’égalité : la concurrence ne
peut jamais jouer qu’entre pairs5377.. Les adversaires ou les rivaux ne sont
pas des ennemis. Pour Aristote le pouvoir politique — à la différence du
pouvoir domestique — s’applique par nature à des hommes libres et
égaux5378.. En Grèce, le terme d’isonomie (utilisé déjà par Hérodote) est
plus ancien et pertinent que celui de démocratie, utilisé par les adversaires
de celle-ci. J.-P. Vernant lie l’isonomie à la conception géométrique du
monde apparue avec Anaximandre.5379. L’isonomie est bien davantage que
l’égalité devant la loi, elle désigne le partage égal de la capacité à
gouverner5380. : pour les Grecs, la démocratie n’était pas d’abord la
possibilité de choisir les gouvernants, mais celle d’en être un.
Cela dit, l’idée d’égalité politique, contrairement à ce que l’on pourrait
croire, n’est pas originellement liée à l’idéal démocratique. « Les termes
d’isonomia, d’isocratia ont servi, dans des cercles aristocratiques, à définir,
par opposition au pouvoir absolu d’un seul (la monarchia ou la turannis),
un régime oligarchique où l’archè est réservée à un petit nombre à
l’exclusion de la masse, mais où elle est partagée de façon égale entre tous
les membres de cette élite »5381.. Si, dans le dialogue qui porte son nom,
Protagoras défend, contre Socrate, l’idée que la vertu politique peut
s’enseigner, c’est parce qu’il part d’un point de vue démocratique,
égalitaire5382..
Les sociétés hiérarchiques d’Ancien régime frappaient d’incapacités une
grande masse d’individus, et gratifiaient de privilèges une petite minorité.
La société démocratique ne supporte ni les incapacités ni les privilèges. La
théorie du droit naturel au XVIIe siècle (Grotius, Pufendorf) a transformé
l’égalité métaphysique du christianisme en égalité politique, et donné ses
assises au libéralisme naissant. Au tout début de De l’Esprit des lois, dans
son avertissement, Montesquieu écrit : « Ce que j’appelle la vertu dans la
république est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité. Ce
n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c’est la vertu politique
; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain
comme l’honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie »5383.. Dès
lors, la justice sera conçue comme l’universelle compatibilité des libertés
singulières5384.. Cette égalité, comme dans la Grèce antique, peut
s’inscrire dans le cadre d’une inégalité de statut (Kant n’admet au rang de
citoyens que les « citoyens actifs » : les plus pauvres sont donc exclus).
Pour Montesquieu, la loi civile a cet avantage sur la loi naturelle d’assurer
la stabilité : « Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité
; mais ils n’y sauraient rester. La société la leur fait perdre, et ils ne
redeviennent égaux que par les lois »5385.. Mais Montesquieu prend soin
de différencier la véritable égalité, qui est relative, de « l’égalité extrême » :
« Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d’égalité
l’est-il de l’esprit d’égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en
sorte que tout le monde commande, ou que personne ne soit commandé,
mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à n’avoir point
de maître mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres »5386..
Dans Du contrat social, Rousseau fera de l’égalité une norme politique : «
le pacte fondamental substitue (…) une égalité morale et légitime à ce que
la nature avait pu mettre d’inégalité physique parmi les hommes »5387..
On appelle égalité civile celle qui, pour les membres d’un État, concerne
les droits et les obligations stipulés par la loi. L’égalité civile est la base de
la démocratie. Le suffrage universel, qui accorde à chaque citoyen le même
droit et le même pouvoir5388., réalise cette égalité. Qu’est-ce qui permet
d’affirmer qu’une loi est juste ? Il faut non seulement qu’elle soit la même
pour tous5389. mais aussi, mais d’abord qu’elle soit faite pour le bien de
tous, et qu’elle soit le fait de tous. On comprend ainsi la portée d’une
revendication qui surgit dès la naissance de la cité : la rédaction des lois. En
les écrivant, on ne fait pas que leur assurer permanence et fixité ; on les
soustrait à l’autorité privée des monarques dont la fonction était de dire le
droit ; écrites, les lois deviennent bien commun, règle générale, susceptibles
de s’appliquer à tous de la même façon5390.. Semblablement le marché
capitaliste moderne substitue à l’ancien marchandage (oral) qui faisait du
prix une affaire privée le système du prix fixe (écrit) qui place tous les
clients potentiels en situation d’égalité théorique5391..
Cette égalité théorique est, en matière juridique, un présupposé nécessaire.
« Tous les hommes sont égaux » : lu comme un constat, cet énoncé est une
contre-vérité. D’ailleurs si les hommes étaient égaux, pourquoi donc vouloir
encore l’égalité ? Mais lu comme une exigence, l’énoncé « tous les hommes
sont égaux » est un véritable rappel à l’ordre (naturel) : les hommes ont
beau être inégaux, les citoyens doivent être égaux. Le pari (le marxisme dira
: la fiction) de l’égalitarisme juridique sera de penser que des hommes
inégaux peuvent être des citoyens égaux.
Dans une république, les hommes qui sont des citoyens bénéficient d’une
égalité constitutionnelle, politique. Cette égalité (sous certaines conditions)
est réelle lorsqu’elle induit la participation à certains actes de la vie
publique (les élections), elle est potentielle (voir la fameuse « égalité des
chances ») lorsqu’elle représente une simple possibilité pour tous les
citoyens d’accéder aux fonctions de l’homme d’État.
 
 
4. L’égalité économique et sociale
 
Le terme de condition appliqué à la situation réelle (condition matérielle,
économique, sociale...) est utilisé à contresens de son usage philosophique
traditionnel puisqu’il renvoie à un ensemble effectif de réalités déterminées
et non à ce qui les rend possibles. Cela dit, là où le sens traditionnel est
repris, c’est avec l’idée que la situation matérielle est la condition
qualitative de l’existence.
Les inégalités sociales sont incomparablement plus grandes que les
inégalités dites naturelles : aucun enfant à la naissance n’est un milliard de
fois plus fort qu’un autre comme un homme peut être un milliard de fois
plus riche qu’un autre5392.. En outre, le fait naturel ne saurait légitimer
aucune norme ; ce n’est pas parce que les hommes ne sont pas égaux en fait
qu’ils ne doivent pas l’être en droit. On pourra même aller jusqu’à dire (si
l’on est démocrate) que c’est précisément parce que les hommes ne sont pas
égaux en fait qu’ils peuvent (ou doivent) l’être en droit. Loin de justifier le
fait de l’inégalité, la tendance à l’inégalisation doit justifier la législation en
faveur de l’égalité : « C’est précisément, écrit Rousseau, parce que la force
des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation
doit toujours tendre à la maintenir »5393.. Si l’égalité est une nécessité
politique, aux yeux de Rousseau, c’est parce que sans elle la liberté n’est
plus qu’une chimère : de quelle liberté le miséreux et l’ignorant pourraient-
ils bénéficier ?
Rousseau distingue égalité politique (celle qui concerne les « degrés de
puissance ») et égalité économique (celle qui concerne la richesse). « À
l’égard de l’égalité, écrit-il, il ne faut pas entendre (…) que les degrés de
puissance et de richesse soient absolument les mêmes mais que, quant à la
puissance, elle soit au-dessous de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en
vertu du rang et des lois, et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit
assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour
être contraint de se vendre ».5394.
Rousseau n’est pas égalitariste. Il pense que l’inégalité est inévitable et
que l’égalité véritable consiste dans la proportion. Dans la Dédicace qu’il
adresse « À la république de Genève » et qui ouvre son Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il loue cet État
d’avoir heureusement combiné égalité naturelle et inégalité instituée ce qui,
dit-il, concourt « de la manière la plus approchante de la loi naturelle et la
plus favorable à la société au maintien de l’ordre public et au bonheur des
particuliers »5395.. Cela dit, à la différence de la plupart des philosophes,
Rousseau a un sentiment particulièrement vif de l’inégalité sociale, qu’il
voit et dénonce très tôt5396.. L’injustice frappe autant ceux qu’elle favorise
que ceux qu’elle humilie.
L’Académie de Dijon avait mis cette question au concours : Quelle est
l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi
naturelle ? Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes répond longuement à cette double question. Dès la Dédicace
Rousseau rapporte l’égalité à la nature et l’inégalité à la société mais au
début de son Discours, il distingue deux sortes d’inégalités : l’inégalité
naturelle qui consiste dans la différence des forces du corps et des qualités
de l’esprit5397., et l’inégalité morale ou politique qui dépend d’une sorte de
convention et qui est établie ou du moins autorisée par le consentement des
hommes5398.. Plus loin, il appelle l’inégalité morale « inégalité de
combinaison », laquelle résulte de l’accentuation de l’inégalité naturelle à
des fins sociales5399..
Rousseau présente son Discours comme une investigation — un
néologisme qu’il introduit à cette occasion. « Écarter tous les faits »5400.
— cette injonction paradoxale signifie que l’origine de l’histoire ne fait pas
elle-même partie de l’histoire. Suivant en cela une tendance intellectuelle
habituelle à la philosophie des Lumières, Rousseau fait dériver d’une
première imposture l’inégalité future. Le début de la seconde partie du
Discours est célèbre : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de
dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le
vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres,
que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui
arrachant les pieux ou comblant le fossé eût crié à ses semblables : Gardez-
vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les
fruits sont à tous et que la terre n’est à personne »5401.. La dernière
formule sera reprise par Gracchus Babeuf puis par nombre de communistes
au XIXe siècle. Cela dit, il ne faudrait pas prendre à la lettre cette
présentation dramaturgique : Rousseau ne manque pas d’évoquer par la
suite la longue série des hasards et des nécessités qui ont constitué autant de
facteurs dans ces progrès de l’inégalité jusqu’à nos jours. Si le Discours est
de sens philosophique, et non historique, son titre même différencie
l’origine (dramatique) et les fondements (plausibles car observables) de
l’inégalité.
En fait, c’est l’ensemble de ce que nous appelons culture humaine qui
contribue aux yeux de Rousseau à l’établissement et à l’accroissement de
l’inégalité parmi les hommes : l’appropriation privée, qui est une usurpation
originaire, les améliorations techniques qui favorisent les plus rusés et les
plus habiles, la division du travail qui implique des apprentissages de durée
variable n’ayant pas la même utilité sociale, et ne jouissant pas du même
prestige et qui conséquemment, ne confèrent pas le même pouvoir ni les
mêmes richesses. Par ailleurs, Rousseau montre comment a pu jouer
l’entre-détermination des façons de faire et des façons de penser : sous
l’impact des inégalités issues d’elles, les envies remplacent les besoins et
contribuent à intensifier les inégalités : « L’inégalité étant presque nulle
dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement
de nos facultés et des progrès de l’esprit humain, et devient enfin stable et
légitime à l’établissement de la propriété et des lois »5402.. Tant que les
richesses consistaient en biens matériels naturels les inégalités restèrent
contenues ; elles s’aggravèrent considérablement avec l’invention des «
signes représentatifs des richesses », c’est-à-dire de la monnaie5403.. Dans
une société qui place les individus constamment sous le regard d’autrui, la
jouissance des biens ne correspond plus à la satisfaction des besoins réels
mais à la pensée perverse que les autres sont privés des richesses que l’on
possède.
À la fin de son ouvrage, Rousseau résume en trois grandes étapes les
progrès de l’inégalité : « Si nous suivons le progrès de l’inégalité dans ces
différentes révolutions, nous trouverons que l’établissement de la loi et du
droit de propriété fut son premier terme ; l’institution de la magistrature le
second ; que le troisième et dernier fut le changement du pouvoir légitime
en pouvoir arbitraire ; en sorte que l’état de riche et de pauvre fut autorisé
par la première époque, celui de puissant et de faible par la seconde, et par
la troisième celui de maître et d’esclave, qui est le dernier degré de
l’inégalité, et le terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu’à ce
que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le
rapprochent de l’institution légitime »5404..
Dans la société moderne, écrit Marx, où tous les rapports humains sont
supposés marchands « l’idée d’égalité humaine a déjà acquis la force d’un
préjugé populaire »5405.. Alain dira semblablement : « La justice, c’est
l’égalité (…). Cette vertu est l’âme des marchés ».5406. Aristote déjà faisait
remarquer que l’échange monétaire suppose une égalisation des productions
et des marchandises : grâce à la monnaie, les travaux du cordonnier et du
cultivateur sont commensurables et donc, dans une certaine mesure, le
cultivateur et le cordonnier sont égalisés5407. : « Il ne saurait y avoir ni
communauté d’intérêts sans échange, ni échange sans égalité ni enfin
égalité sans commensurabilité »5408.. Alors que le marché traditionnel
admet qu’un prix puisse varier en fonction de l’acheteur et du vendeur
(d’où la pratique du marchandage, acte de parole), le marché capitaliste
présuppose l’égalité entre tous les acheteurs (d’où la pratique du prix fixe,
acte d’écriture). Seulement les sociétés démocratiques, à partir d’une
position d’égalité, voient se développer en leur sein des situations
d’inégalité parfois plus fortes encore que celles qui prévalaient dans les
sociétés inégalitaires de jadis. A cet égard, le sport constitue un excellent
paradigme idéologique5409.. Grâce au sport, les sociétés démocratiques
contemporaines disposent d’un miroir imaginaire dans lequel elles peuvent
contempler l’indiscutable justice de la plus cruelle des inégalités (celle qui
sépare les vainqueurs symboliquement tout-puissants et les vaincus
symboliquement morts).
Tocqueville comprend que l’égalité démocratique ne se définit pas comme
un égal accès au pouvoir — c’était la conception de la Grèce ancienne —
mais comme un égal accès au bien-être. La réalité de l’égalité dans les
démocraties modernes a un sens de moins en moins politique et de plus en
plus économique. Le bien n’est plus prioritairement politique, mais
économique : subjectivement, il se traduit par le bien-être. Ce n’est pas
d’accéder au pouvoir qui intéresse l’homme démocratique moderne, mais
d’accéder au bien-être. Ainsi la démocratie réalise-t-elle une égalité des
désirs. Mais il y a un point inaperçu chez Tocqueville : le dynamisme de la
liberté va aussi dans le sens d’un creusement des inégalités. La
concurrence, pour être juste, doit présupposer une situation d’égalité au
départ. Mais son point d’arrivée est toujours une situation de profonde
inégalité. Platon, qui ne redoutait rien tant que la désunion pour sa cité,
avait supprimé l’émulation, d’une part grâce à la hiérarchie tripartite,
d’autre part grâce au communisme des élites. Les sociétés démocratiques
modernes cultivent l’émulation jusqu’à la rivalité mais en-deçà de la guerre.
Plus l’égalité dans l’être est affirmée, et réalisée, plus la compétition dans
l’avoir s’intensifie. L’article I de la Déclaration de 1789, après avoir énoncé
l’égalité juridique entre les hommes, ajoute : « Les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Les inégalités sociales
sont ainsi à la fois masquées (par le mot « distinctions ») et justifiées5410..
L’égalité des droits entre individus fixe le cadre dans lequel les inégalités de
fait sont légitimes.
L’idée d’égalité dans le domaine social et économique présuppose à la fois
la position d’une universalité de valeur5411. et ce que Hannah Arendt
appelait dans son Essai sur la révolution, la « politisation de la misère ». Or
celle-ci se heurte au conservatisme des sociétés et au fatalisme des
peuples.5412. Le combat fut l’exception, la résignation, la règle.
Exceptionnels à tous égards nous apparaissent les mouvements de Thomas
Müntzer, dans l’Allemagne du XVIème siècle, celui des Levellers5413. («
Niveleurs ») dans l’Angleterre du XVIIème siècle avant la grande explosion
révolutionnaire de la fin du XVIIIème siècle. Mais l’égalité fut (avec la
sécurité) la valeur dominante des utopies.
Même si elle ne le fit pas triompher, la Révolution française connut une
forte poussée de l’idéal égalitaire. Sans doute faute de prise sur le réel, elle
s’en prit aux symboles5414.. Le mot barbare que l’on prêta à un accusateur
public (et qui fut d’ailleurs très loin d’être fidèle à l’esprit
révolutionnaire),  « la République n’a pas besoin de savants ! », est
l’expression enragée de cet égalitarisme tombé dans le piège de la barbarie.
En novembre 1795 — après Thermidor donc — Babeuf et les Égaux
révèlent l’essentiel de leur programme dans le « Manifeste des plébéiens »
publié par Le Tribun du peuple : « Nous prouverons que tout ce qu’un
membre du corps social a au-dessous de la suffisance de ses besoins de
toute espèce et de tous les jours est le résultat d’une spoliation de sa
propriété naturelle individuelle, faite par les accapareurs des biens
communs. Que, par la même conséquence, tout ce qu’un membre du corps
social a au-dessus de la suffisance de ses besoins de toute espèce et de tous
les jours, est le résultat d’un vol fait aux autres coassociés qui en prive
nécessairement un nombre plus ou moins grand de sa quote-part dans les
biens communs ». Dans leur Manifeste des Égaux (1796), Gracchus Babeuf
et Sylvain Maréchal écrivent : il nous faut non pas seulement cette égalité
transcrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous la
voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons. Nous consentons à
tout pour elle, à faire table rase5415. pour nous en tenir à elle seule : «
Périssent, s’il le faut, tous les arts, pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle !
». Pour l’établissement de cette valeur d’égalité comme absolue, des
révolutionnaires comme Babeuf et Maréchal étaient donc disposés à
envisager non seulement la destruction de l’ordre social — ce qui va de soi
— mais celle de la civilisation en général5416..
C’est parce que le champ des revendications égalitaires est par essence
indéterminé qu’il peut s’ouvrir à toutes les variations, à tous les fanatismes
aussi. Comment naît chez un enfant le sentiment (ce n’est pas encore un
concept) de l’injustice ? Avec l’expérience de l’inégalité dont il est victime :
personne5417., en effet, ne se plaignant d’une inégalité dont il serait
l’heureux bénéficiaire5418., il est nécessaire que le sens de la justice
apparaisse avec cette expérience de l’inégalité à sens unique, d’où cet
affreux soupçon exprimé dans une forme extrême par Nietzsche, lorsque
celui-ci disait des prédicateurs d’égalité qu’ils ne sont que des tarentules
avides de vengeances secrètes.5419. Mais s’il en est ainsi, comment
expliquer que les révolutions aient été, somme toute, si peu nombreuses ?
En fait l’envie sociale est beaucoup moins répandue qu’on ne l’a redouté. «
Il n’est pas dans le cœur humain, écrivait Rousseau, de se mettre à la place
des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont
plus à plaindre »5420.. Certes Schopenhauer était fondé à écrire : «
L’égoïsme est gigantesque : il déborde l’univers. Donnez à un individu le
choix d’être anéanti, ou de voir anéantir le reste du monde : je n’ai pas
besoin de dire de quel côté, le plus souvent, la balance pencherait »5421.. Il
n’en reste pas moins vrai que l’être humain est aussi capable de prendre sur
soi un malheur qu’il ne vit pas. « Quand on étudie l’histoire des révolutions,
fait observer H. Arendt, on s’aperçoit que ceux qui les dirigeaient n’étaient
jamais les opprimés et les humiliés eux-mêmes, mais des hommes qui ne
pouvaient supporter que d’autres le fussent »5422..
Dans les temps modernes, l’égalitarisme est à la fois un effet et une
condition de l’individualisme. Le XIXe siècle voit l’émergence du concept
de justice sociale. Émergence et triomphe : c’est ce concept en effet qui va
faire reculer la compréhension morale de la justice comme vertu de l’âme.
De l’ordre intérieur on passe ainsi à l’ordre extérieur : le juste ne renvoie
plus à l’état d’une vie mais à un état de choses. Véritable renversement «
matérialiste » : ce ne sont plus les rapports sociaux qui peuvent être
améliorés par la justice des hommes, mais c’est l’instauration de la justice
dans les institutions qui est conçue comme facteur d’amélioration dans la
société des hommes. L’antique vertu de justice personnelle est finalement
ravalée au rang de la charité. Ce n’est plus, comme dans l’évangile, le
royaume des cieux qui est promis au pauvre, mais le royaume de la terre.
Rousseau avait fait remarquer l’indissociabilité de la liberté et de l’égalité :
sans l’égalité, la liberté ne peut subsister.5423. Tel sera le sens profond de la
critique marxienne du formalisme juridique : l’égalité devant la loi ne suffit
pas ; il faut une égalité dans la loi. Or cette dernière est impossible sans
l’égalité sociale. Les partisans de l’égalité réelle, matérielle, c’est-à-dire
socio-économique, utiliseront l’expression d’« égalité formelle » pour
fustiger une égalité seulement politique et juridique, jugée à la fois
abstraite, incomplète et mystifiante. L’égalité des chances5424. sera
dénoncée comme un mythe, une tromperie : elle est même contradictoire
dans la mesure où l’égalité véritable consiste précisément à mettre les
individus à l’abri de l’infortune. L’article VI de la Déclaration de 1789 dit «
Tous les citoyens étant égaux à ses yeux5425. sont également admissibles à
toutes dignités, places et emplois publiés, selon leurs capacités et sans autre
distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », mais que vaut
l’égalité proclamée de tous devant la loi dès lors que les inégalités de
fortune sont telles qu’un riche indélicat aura toujours les moyens de
louvoyer dans l’océan des lois, et de se défendre s’il est pris, alors qu’un
pauvre sera privé de ces mêmes moyens5426. ? Sans un minimum d’égalité
matérielle, pense Marx, l’égalité juridique n’est qu’un leurre. L’égalité dans
laquelle vit « l’homme démocratique » est en fait une égalité imaginaire.
Dans son ouvrage La Question juive, Marx dénonce le caractère illusoire de
l’émancipation politique à laquelle veulent se tenir les révolutions
démocratiques. À cette émancipation partielle, Marx oppose «
l’émancipation humaine », totale, laquelle ne peut naître que de la fin de la
« société bourgeoise ». Car les inégalités économiques et sociales ne sont
pas seulement injustes par elles-mêmes, elles entraînent toutes les autres. Il
n’est pas vrai de dire, par exemple, que tous les hommes sont égaux devant
la mort : un directeur de banque ne meurt ni au même âge ni dans les
mêmes conditions qu’un ouvrier de la métallurgie. Celui qui souffre de la
misère matérielle les a toutes par-dessus le marché (mais pas par-dessus les
lois du marché) : la misère culturelle, la misère psychologique, la misère
sexuelle, la misère physique.
Dans sa Richesse des nations, Adam Smith consacre tout un chapitre à
donner les raisons des inégalités de revenus, et comme, à aucun moment, il
ne trouve d’injustice à cette situation de fait, ses explications (les raisons)
aboutissent et s’identifient à des justifications (les bonnes raisons5427.).
Toute l’économie politique classique « naturalise » ainsi ses propres lois
comme si l’inégalité entre les hommes était du même ordre que l’inégalité
de masse entre les étoiles. Telle est la fonction idéologique de l’économie
politique classique. La théorie marxienne de l’exploitation tendra d’un
même mouvement théorique à donner à l’injustice un fondement objectif et
à l’arracher à sa sphère morale5428.. Marx pensera avoir trouvé dans la
plus-value le secret de cette exploitation de la classe5429. ouvrière par la
bourgeoisie.
Dès le départ, on voit le communisme hésiter entre une conception holiste
et une conception individualiste de l’émancipation humaine. De plus, alors
que le libéralisme produira une pléthore de théories touchant la justice,
paradoxalement le marxisme n’aura développé aucune philosophie
réellement articulée de la justice sociale. Étrange situation que celle d’une
idéologie dont l’idée rectrice est toujours implicite mais jamais exposée !
La Critique du programme du parti ouvrier allemand, qui ne comprend que
des indications rapides, s’en tient à des principes que Nozick, pour les
opposer aux « finaux », appellera « configurationnels » : alors que les
principes finaux définissent positivement le juste (c’est ce que fait
l’utilitarisme), les principes configurationnels posent une forme générale
abstraite (« à chacun selon... »), que tel ou tel contenu empirique viendra
ensuite remplir. Dans les remarques plus connues sous le nom de Critique
du programme de Gotha, Marx distingue deux phases de la société
communiste future. Durant la première, bien que les classes aient disparu, le
principe de distribution des biens est le même que celui qui préside aux
échanges dits justes dans la société bourgeoise : une même quantité de
travail s’échange contre une même quantité de travail, sous une autre forme.
Or les individus sont inégaux physiquement et intellectuellement ; aussi ce
droit prétendument égalitaire est en fait « un droit de l’inégalité, comme
tout droit »5430.. Mais dans la « phase supérieure de la société communiste
», la division du travail et l’aliénation qui lui est attachée auront disparu, les
biens seront disponibles en abondance, aussi à l’étroit principe, encore
bourgeois, « à chacun selon son travail », se substituera cet autre principe «
de chacun suivant ses capacités, à chacun selon ses besoins  5431.». Outre
qu’elle laisse ouverte la possibilité d’inégalités sociales (les capacités et les
besoins des hommes peuvent être très inégaux), la formule laisse
entièrement indéterminée l’égalité qu’elle exprime. Mais peut-on en ce
domaine aller plus loin que la règle, déjà citée, fixée par Rousseau que nul
citoyen ne soit assez riche pour en pouvoir acheter un autre et nul assez
pauvre pour être contraint de se vendre ? En fait, Marx n’était pas
égalitariste. Il condamnait comme abstraites les utopies communistes.
Fidèle à sa conception nominaliste individualiste, il considérait que l’égalité
stricte des conditions n’est pas une conséquence nécessaire de l’égalité des
rétributions. Dans la Critique du programme de Gotha il reprochait au parti
ouvrier allemand d’avoir cédé à la tentation des généralités : « Tel individu
est physiquement ou intellectuellement supérieur à tel autre, et il fournit
donc en un même temps plus de travail ou peut travailler plus longtemps.
Le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d’après la durée ou
l’intensité, sinon il cesserait d’être un étalon de mesure. Ce droit égal est un
droit inégal pour un travail inégal »5432.. Revendiquer un salaire égal pour
un travail égal sans tenir compte des besoins apparaissait à Marx comme un
prolongement du « droit bourgeois » car c’était voir les êtres humains
uniquement en tant que producteurs. C’est pour tenir compte des
différences individuelles que Marx proposa la formule célèbre : « De
chacun suivant ses capacités à chacun selon ses besoins ». En somme, la
seule inégalité que l’auteur du Capital entendait détruire, parce que
fondatrice de toutes les misères et de toutes les injustices, c’était celle qui
sépare les propriétaires des moyens de production et ceux qui ne disposent
que de leur seule force de travail.
Toute distribution spontanée étant injuste, il est nécessaire de redistribuer,
mais cela suppose un pouvoir assez fort pour le faire. Nombre de
révolutions sociales ont eu lieu au XXe siècle. On sait ce qu’il en a été, les
combats pour la justice sont des nécessités terribles qui voient les fins
annihilées par les moyens utilisés pour y parvenir. Parti de la liberté infinie,
dit un personnage de Dostoïevski, je suis parvenu à la servitude infinie. Or
il n’y a pas de despotisme juste. D’un autre côté, la nécessité prend le
masque de la fatalité : une société injuste aura toujours plus de chances de
se maintenir qu’une société juste n’en aura de s’établir, parce que l’effort
que déploient les privilégiés pour maintenir l’inégalité dont ils bénéficient
sera toujours plus intense et continu que celui fourni par ceux qui, pâtissant
de l’injustice, souhaitent s’en délivrer.
Ironie amère de l’Histoire : la démocratie, qui est l’expression et la
condition nécessaire de la justice sociale est aussi ce qui la rend impossible.
Montesquieu — que Rousseau sur ce point reprendra -révélait quelque
chose de décisif lorsqu’il disait que la démocratie appelle nécessairement la
frugalité5433.. Le luxe tue l’égalité — sans frugalité, pas d’égalité5434.. Or
la nécessité de la croissance économique imposée par le capitalisme
moderne va à rebours de cette frugalité. De fait, aujourd’hui, l’inégalité a vu
son domaine élargi au monde entier, parce que, pour la première fois, c’est
le monde tout entier, avec les hommes qui y habitent, qui est l’objet de
mesures statistiques. L’exigence d’une justice pour l’humanité entière croît
avec le constat de l’émergence d’une monstrueuse injustice. Aussi bien à
l’échelle nationale5435. qu’internationale5436. très peu possèdent
beaucoup et beaucoup possèdent très peu. Les notions de tiers-monde et de
sous-développement sont nées avec les processus d’internationalisation et
de mondialisation qui ont vu la naissance d’une conscience historique
universelle. Enfin, la technique qui est à la fois le véhicule, le moteur et le
résultat de la croissance économique est devenue un important facteur
d’inégalité5437.. La justice à l’échelle du monde reste une utopie au sens le
plus tragiquement banal du terme.
 
 
5. L’égalité symbolique : la question de la reconnaissance
 
« Les luttes politiques proprement modernes qui, pendant plus de deux
siècles, avaient été des luttes de redistribution sont devenues prioritairement
des luttes de reconnaissance » écrit Alain Caillé5438.. Le sentiment
d’injustice ne provient pas d’abord de la conscience d’avoir moins, mais de
celle de n’être rien. L’absence de reconnaissance est plus calamiteuse pour
la conscience de soi que la disparité, fût-elle colossale, des conditions
matérielles5439.. Dans les sociétés individualistes de masse que sont les
sociétés démocratiques contemporaines, la considération tend à être une
valeur cardinale.
Les trois passions primitives qui, chez Hobbes, caractérisent l’état de
nature comme « guerre de tous contre tous » : la compétition, la défiance et
la gloire, ont toutes rapport au sentiment d’égalité. La compétition contraint
les hommes à attaquer pour le profit, la défiance les pousse à attaquer pour
la sécurité, tandis que la gloire les conduit à attaquer pour la
réputation5440..
C’est au sociologue Axel Honneth que l’on doit d’avoir suscité les débats
récents autour de la notion de reconnaissance. Dans La Lutte pour la
reconnaissance5441. comme dans La Société du mépris5442. celui que l’on
présente volontiers comme le successeur de Jürgen Habermas montre que
les « pathologies sociales » ne sauraient se réduire au problème des
inégalités mais qu’elles sont dues aux conditions fondamentales qui
permettent, ou non, « une vie bonne et réussie ». Dans La Phénoménologie
de l’Esprit, Hegel ne voyait pas à travers la lutte entre le maître et l’esclave
d’abord un conflit d’intérêts entre un homme riche et un homme pauvre,
mais une véritable guerre de consciences. S’inspirant de la structure
trilogique des Principes de la philosophie du droit5443., Axel Honneth
distingue trois sphères de reconnaissance : celle de l’intimité subjective
(son vecteur est l’amour qui conditionne la confiance en soi), celle du droit
intersubjectif (elle a pour objet la valeur égale des personnes et conditionne
le respect de soi), et celle du travail social (sans lequel l’estime de soi n’est
pas concevable et qui détermine prestige et considération).
Habermas avait dans sa théorie de l’agir communicationnel, d’inspiration
kantienne, négligé la question de la visibilité et de l’invisibilisation sociale
des minorités et des marginaux. Dans une société de l’image, il est capital
qu’un marginal ou que le membre d’un groupe minoritaire soit simplement
vu dans l’espace public — ce qui implique non seulement que son
apparence (son apparition) puisse être reconnue comme celle de n’importe
quelle singularité ou communauté humaine, mais qu’elle puisse être la
source de discours audibles. La lutte pour l’égalité est véritablement
constitutive des groupes qui s’y sont engagés5444.. À partir d’une critique
du paradigme distributif E. Renault établit que la théorie de la
reconnaissance dépasse les débats aporétiques autour de la dichotomie entre
les droits-créances et les droits-libertés et sur le rapport du juste et du bien.
Il récuse ainsi les positions de Rawls et de Taylor5445. en soulignant que la
théorie de la reconnaissance permet de fonder l’homogénéité de la
normativité du juste et du bien, tout en déterminant le bien de telle sorte
qu’il comporte l’exigence d’universalité qui définit le juste5446..
Louis Dumont disait que « si les avocats de la différence réclament pour
elle à la fois l’égalité et la reconnaissance, ils réclament l’impossible
»5447.. Aujourd’hui, la justice implique à la fois la redistribution et la
reconnaissance. Seulement entre la logique universaliste de la redistribution
et la logique différentialiste de la reconnaissance le compromis (sans parler
de synthèse) n’est pas toujours possible5448.. En passant d’une exigence de
redistribution à une exigence de reconnaissance, la gauche politique en
France a trahi sa mission historique et préparé la voix de son effondrement.
 
 
IV. L’ÉGALITÉ EN QUESTION(S)
 
Les hommes sont inégaux — c’est un constat. S’ils étaient égaux,
pourquoi donc voudrait-on encore l’égalité ? Mais d’un jugement de fait, on
ne peut immédiatement déduire un jugement de valeur. La question n’est
pas seulement de savoir comment l’égalité est possible, elle est aussi de
savoir si elle est souhaitable.
Seulement des énoncés comme « L’égalité a régressé », « Les inégalités
ont augmenté », sont dénués de sens tant que l’on n’a pas dit au préalable
de quelle égalité on parle, et de quel critère de mesure on se sert. Une
égalité peut être renforcée tandis que d’autres sont affaiblies. Au sein d’un
même domaine, comme l’économie, les inégalités de revenu ne
correspondent pas aux inégalités de patrimoine. Selon que l’on prend la
variation de l’écart entre le revenu moyen et le revenu médian d’une année
sur l’autre, ou bien l’écart entre le premier décile (les 10 % les plus riches)
et le dernier décile (les 10 % les plus pauvres), ou bien encore l’écart entre
le premier centile (le 1 % le plus riche) et le dernier centile (le 1 % le plus
pauvre), les conclusions se contrediront.
A l’exception des conceptions terriblement régressives du nazisme5449. et
de l’intégrisme religieux, tout le monde aujourd’hui s’accorde à admettre
l’égalité juridique et politique entre les hommes. Ce qui fait problème et fait
encore la division des idéologies, c’est l’égalité économique et sociale.
 
 
1. Contre l’égalitarisme
 
L’égalitarisme est la désignation polémique dont les partisans d’une
certaine inégalité se servent pour dénoncer les excès et les impossibilités
dans lesquels sont censés verser leurs adversaires. En réalité, exception faite
de quelques courants très marginaux, l’égalité absolue des conditions n’a
pas été sérieusement défendue : même Rousseau et Marx, les deux plus
grands indignés sociaux de la philosophie moderne n’ont pas été, on l’a vu,
égalitaristes. L’idéal républicain, pourtant issu de la véhémente révolte
contre les inégalités de l’ancien régime, n’a pas été hostile, c’est le moins
qu’on puisse dire, aux inégalités sociales et économiques. On est même allé
jusqu’à parler d’un élitisme républicain : par opposition au système
aristocratique des privilèges de naissance et par réaction contre
l’égalitarisme démocratique qui n’admet d’inégalités qu’économiques,
l’élitisme républicain juge bon que les mérites personnels soient
récompensés et valorisés dans un État moderne. On a forgé le terme de
méritocratie pour désigner le système social et politique dans lequel
l’inégalité des positions et des avantages est censée provenir des seuls
mérites à l’exclusion par conséquent de la naissance, des relations
personnelles et du hasard. Du point de vue de l’égalité méritocratique, la
proportionnalité entre les contributions et les rétributions est juste, tandis
que son absence est injuste5450.. Du point de vue de l’égalitarisme, en
revanche, toute inégalité provient nécessairement d’un système de
domination. L’égalitarisme a ce soupçon que l’inégalité est issue de la
violence et il nourrit le rêve de la restauration de la communauté primitive
des égaux5451..
Mais c’est du côté ultralibéral que les critiques les plus véhémentes contre
l’égalitarisme socio-économique ont été portées. Pour Friedrich von Hayek,
le père de ce libéralisme libertarien qui pousse l’individualisme
méthodologique jusqu’à ses conséquences extrêmes, seule peut être
qualifiée de juste ou d’injuste une conduite personnelle. Dire d’un ordre
spontané qu’il est injuste, c’est retomber dans l’anthropomorphisme et
l’animisme de la pensée primitive, laquelle attribue la morphogenèse
sociale à l’action volontaire et consciente d’un agent identifiable.
L’expression de « justice sociale » est privée de sens aux yeux de
Hayek5452.. Elle ne peut provenir que du désir de trouver un bouc
émissaire aux malheurs et échecs personnels. Aux yeux de l’auteur de La
Route de la servitude, l’idée de justice sociale n’est pas seulement illusoire,
elle est dangereuse en ce sens qu’elle présuppose un point de vue de la
totalité (holisme) qui dans son effectivité même est déjà totalitaire5453..
Une vue d’ensemble de la société est impossible parce que celle-ci n’est ni
une idée ni un objet physique mais une réalité intermédiaire, et qui plus est,
toujours en devenir. L’égalité n’est pas juste en soi puisqu’elle peut mettre
entre parenthèses à la fois la volonté libre et la satisfaction individuelle. De
fait, ainsi que l’Histoire l’a tragiquement illustré, l’égalité n’est pas
incompatible avec la désolation. Selon Hayek, est juste toute répartition qui
prendra en compte les avantages donnés aux autres grâce à elle5454..
La métaphore convenue du gâteau à partager est trompeuse, soulignent les
libéraux, après Hayek, car sa grosseur, loin d’être une donnée établie une
fois pour toutes, dépend précisément de la façon d’en distribuer les parts.
Une répartition5455. égalitaire, en diminuant considérablement la quantité
des richesses à répartir — c’est ce qui est arrivé aux pays communistes —
peut être la plus injuste de toutes.
Tous les libéraux ne partagent pas ce point de vue mais ce sont eux qui ont
fait jouer l’équité contre l’égalité. Une société égalitaire apparaissant à la
fois comme impossible et dangereuse, on lui préférera une société équitable
— au risque de réintroduire ou de légitimer d’importantes inégalités. Les
sociétés démocratiques modernes partent d’une hypothétique égalité («
l’égalité des chances ») et supposent que les inégalités surgissent du travail
et du mérite personnels. Contre l’inégalité des conditions que seule une
violence continuée pourrait établir — sans bénéfice pour les intéressés
d’ailleurs — les libéraux prôneront une égalité en amont, des opportunités.
Dans cette optique, les raisons qui condamnent l’égalitarisme sont à la fois
philosophiques, psychologiques, économiques et politiques.
Argument philosophique : un homme n’en vaut pas un autre. Si les
hommes sont égaux, ils le sont dans leur inéquivalence car ils ne sont pas
échangeables ni comme objets ni comme sujets. Ce que nous avons en
commun, c’est l’incomparable. Arguments psychologiques : une célèbre
expérience de pensée, dite parabole des talents, illustre l’inévitable
inégalisation à partir d’une égalité d’origine. À supposer que tous les
individus disposent d’un même capital matériel de départ (la même somme
d’argent, par exemple), ils se retrouvent nécessairement dans des situations
très inégales au bout d’un certain temps, car là où l’un aura tout dépensé
pour lui-même, l’autre aura investi, et le troisième épargné. Par ailleurs,
c’est l’envie qui se masque derrière le trop beau (pour être vrai) sentiment
de justice5456. (il n’est que de voir les enfants dont on dit à tort qu’ils ont
le sens de la justice alors qu’ils sont seulement envieux : ils ne peuvent
supporter que l’autre ait davantage qu’eux). Les libéraux admettent qu’il
convient de différencier une expression positive et une expression négative
du désir d’égalité. L’idée d’égalité est reçue positivement lorsque nous
avons l’espoir d’égaler ceux qui nous sont supérieurs — soit que nous
montions jusqu’à eux, soit qu’ils descendent jusqu’à nous — le dernier cas
n’est d’ailleurs pas moins satisfaisant psychologiquement5457.. L’idée
d’égalité est reçue négativement lorsque nous craignons d’être égalés par
ceux qui nous sont inférieurs5458. — soit qu’ils montent jusqu’à nous, soit
que nous descendions jusqu’à eux — et le premier cas n’est pas moins
redoutable psychologiquement : bien que nous ne perdions rien, nous avons
pourtant le sentiment de tout perdre puisque ce que nous perdons, c’est
notre distinction5459.. On constate que dans une société structurée par des
oppositions et des conflits socio-professionnels, comme la nôtre, les pertes
et les gains relatifs (aux catégories et au sentiment que chacun possède de
sa situation) sont beaucoup plus importants que les pertes et les gains
absolus.
« L’inégalité parmi les hommes, cette abondante source de tant de maux,
écrit Kant, mais aussi de tant de biens »5460.. Les adversaires de
l’égalitarisme arguent du fait que l’inégalité est créatrice de richesse, et que
l’égalité implique à l’inverse l’appauvrissement de tous. Les socialistes et
communistes veulent établir la justice et ils imaginent que la difficulté est
toute dans l’exécution : quant à la conception du juste, ils ne doutent pas de
la posséder. Dès l’origine, donc, ils campent dans le despotisme. Les
hommes ont à la fois des besoins à satisfaire et des désirs à contenter, des
mérites à récompenser et des possibilités à actualiser. Sachant que tout ne
peut être mis à même niveau, à quoi accorder la priorité ? Tout ce qui est de
nature à entraver le marché et sa régulation interne (voir la « main invisible
» d’Adam Smith) ne peut être que tyrannique et contre-productif. «
L’inégalité des revenus et des fortunes est un caractère inhérent à
l’économie de marché, écrivait franchement l’économiste Ludwig von
Mises. Son élimination détruirait complètement l’économie de marché
»5461.. Les inégalités sont un stimulant indispensable pour la bonne
marche de l’économie. En outre, elles profitent à tous : la concentration du
capital est nécessaire au financement de l’activité productive, donc des
emplois. L’épargne, dégagée par les plus riches, sert l’investissement qui
conditionne la croissance économique. Seules les inégalités qui entravent la
concurrence (comme les monopoles) doivent être combattues. Quant aux
très hauts revenus des dirigeants d’entreprise et des vedettes médiatiques
(musique, cinéma, publicité, télévision, sport), ils scandalisent les partisans
de l’égalité parce que ces derniers ne considèrent que l’écart entre ceux-là
et les plus bas revenus. Or ces hauts revenus sont justifiés non seulement
parce qu’ils n’exploitent ou ne lèsent personne mais parce qu’ils sont le prix
normal d’une somme considérable d’avantages (le dirigeant qui développe
son entreprise) et de satisfactions (la vedette médiatique5462.).
Quant à l’aspect politique de la question, les partisans du libéralisme ont
beau jeu de montrer que si la liberté sans justice est fictive, la justice sans
liberté est non seulement chimérique mais dangereuse. L’adage de
Ferdinand Ier 5463. était : « Fiat justitia et pereat mundus ». Ne fut-ce pas
implicitement la devise du totalitarisme communiste ? Le lit sur lequel
Procuste allongeait les malheureux qu’il avait pris est le symbole de cette
égalité abstraite qui finit par anéantir les forces vives des hommes. Après
avoir observé que « les peuples démocratiques » montrent un « amour plus
ardent et plus durable pour l’égalité que pour la liberté »5464., Tocqueville
écrivait que chaque progrès en direction de l’égalité est un progrès en
direction du despotisme.5465. Ce n’est pas hasard si les utopies, en
promouvant la sécurité et l’égalité, ont sacrifié la liberté. Il y avait de
l’égalisation dans cette mise au pas (Gleischschaltung) décrétée par les
nazis sitôt arrivés au pouvoir. En écrivant que « le despotisme fait l’égalité
sous lui. Plus le despotisme est complet, plus l’égalité est complète »,
Victor Hugo rappelait que l’égalité en soi ne saurait instituer un bien. De
fait, les deux lieux où, dans les sociétés modernes, les hommes sont le plus
égaux sont les prisons et les cimetières. Notons toutefois qu’un despotisme
est nécessairement anti-égalitaire à la marge puisque s’il y a bien égalité
entre ses victimes, il n’y en a pas entre les victimes et leurs bourreaux5466..
Les adversaires de l’égalité sociale ne manquent pas non plus de pointer
les contradictions dans lesquelles tombent ceux qui, au nom de
l’équité5467., s’efforcent de corriger les inégalités de fait. Ainsi le principe
d’équité suggère-t-il que puisque l’égalité juridique débouche sur des
inégalités réelles (lorsqu’elle ne contribue pas à les renforcer), l’égalité
réelle doit supposer parfois des inégalités juridiques. Ainsi l’excellence
même sera-t-elle réduite au nom de l’égalité. Une certaine pédagogie
nouvelle est allée jusqu’à contester la légitimité du savoir enseigné à
l’école, comme créateur d’inégalité. Si l’on suit bien ce raisonnement, il
devient injuste de lire Shakespeare ou d’écouter Beethoven par rapport à
ceux qui ne les connaissent pas…Par ailleurs, les effets pervers de la
parité5468. et de la discrimination positive5469., des conceptions
proactives de la justice, montrent comment les mesures dites « justes »5470.
prises pour combattre les inégalités de fait, malgré les lois en vigueur,
débouchent nécessairement sur des injustices de fait5471.. Ronald Dworkin,
qui distingue l’égalité des chances (ou des ressources) et l’égalité des
résultats (ou du bien-être), et récuse celle-ci pour mieux promouvoir celle-
là, justifie de cette manière la discrimination positive : il est vrai qu’un
Blanc dont les résultats aux tests ont été moyens aurait été admis s’il avait
été Noir mais il est également vrai qu’il aurait été admis s’il avait été plus
intelligent. Or il n’y a a priori aucune raison de penser que le critère de
l’intelligence vaut davantage que celui de la couleur de peau. Selon
Dworkin, nul ne peut légitimement prétendre que ses droits sont violés par
les mesures de discrimination positive parce que nul ne mérite au départ son
admission, nul ne possède a priori le droit d’être admis. La discrimination
positive est positive en ce qu’elle ne repose ni sur le préjugé ni sur le
mépris. Une société a le droit, selon les principes mêmes de l’utilitarisme
bien entendu, de considérer que l’appartenance à la communauté noire peut
être, pour certaines situations ou dans certaines circonstances, un caractère
socialement utile5472.. Mais comment ne pas penser qu’une telle politique
n’induit pas chez ceux qui n’en bénéficient pas directement l’affreux
soupçon que tel membre d’une minorité (dont la détermination même est
largement arbitraire) doit en fait son poste, non à ses talents ou à ses
capacités, mais à sa seule appartenance ? Curieuse justice que celle qui
régresse du faire à l’être, et récompense les individus non pas pour ce qu’ils
font mais simplement pour ce qu’ils sont !
Cela dit, si les libéraux sont fondés à trouver injustes les politiques de
discrimination positive, ils le sont moins lorsqu’ils réduisent le sens de la
justice au sentiment de l’envie. Les écrivains du XIXe siècle distinguaient le
peuple de la populace, de la plèbe et de la canaille. À ceux qui dénoncent
dans l’égalitarisme une entreprise de nivellement et de médiocratisation, les
partisans de l’égalité peuvent rétorquer : combien de talents gâchés parce
qu’ils n’ont pas eu la possibilité de s’exercer ! Les campagnes
d’alphabétisation (la capacité de lire et d’écrire pour tous) ont-elles conduit
à un abaissement, où à un relèvement intellectuel des pays ou elles ont été
menées ? Les ennemis de l’égalité disent que celle-ci introduit toujours du
despotisme. Mais le droit de vote accordé à tous a-t-il anéanti ou bien
éduqué la conscience politique des citoyens ?
L’amélioration du sort des plus démunis est à la fois moralement
nécessaire, économiquement rentable et socialement profitable.5473. En
quoi une justice sociale redistributive (plutôt que distributive) conduirait-
elle à la ruine de l’économie et des libertés ?
 
 
2. La théorie de la justice comme équité
 
La théorie de la justice de Rawls, dite « théorie de la justice comme équité
» tente de tracer une voie moyenne entre le libéralisme qui livre la société
aux seules régulations du marché — l’État n’ayant plus que des fonctions
de police — et l’interventionnisme de type keynésien, celui qui fonda le
Welfare State. L’équité (fairness) que théorise et prône Rawls n’est pas celle
du libéralisme5474. même si elle intervient comme principe supérieur à
l’égalité.
La théorie de la justice comme équité se détermine principiellement contre
l’utilitarisme qui, depuis deux siècles, constitue l’idéologie et la philosophie
communes de l’idée démocratique dans les pays anglo-saxons.
L’utilitarisme est un optimalisme et un conséquentialisme. D’après J.S.
Mill, le critérium de l’utilité est le seul qui puisse mettre fin aux
controverses sur le droit et la justice, tout en faisant l’économie d’une idée
abstraite et immuable. L’utilitarisme, qui considère que les individus ont
avant toute chose des intérêts, assimile depuis Bentham, son initiateur, le
bien à l’utile. La justice consistera donc à donner ce que chaque individu
juge le plus utile à son bonheur personnel. Sera alors dite socialement juste
toute attribution (de droits, de libertés, d’avantages économiques) qui
maximise le solde net de satisfaction des intérêts ou encore, réalise la
maximisation du « bonheur moyen ». Rawls édifie explicitement sa théorie
de la justice contre l’utilitarisme de Bentham et de J.S. Mill5475. qui définit
la société la plus juste comme celle qui offre le bonheur au plus grand
nombre possible d’hommes.5476. L’utilitarisme, qui entend traiter du
bonheur en dehors de tout présupposé moral, développe une conception
rationaliste et quantitativiste de la justice. Ce faisant, il légitime le sacrifice
d’une minorité au nom de la maximisation du bonheur du plus grand
nombre.5477. Le contractualisme de Rawls récuse ce principe sacrificiel.
L’ouvrier mis à pied peut ne pas trouver aussi juste que cela son propre
licenciement même si celui-ci majore l’intérêt collectif de son entreprise et
réjouit les actionnaires.
L’utilitarisme applique indûment à la collectivité le principe du plus grand
bonheur (légitimant le sacrifice de certains plaisirs) qui caractérise la
rationalité de l’agir personnel ; il y a incommensurabilité entre le sacrifice
de certains plaisirs pour le plus grand bonheur personnel et le sacrifice de
certains individus ou de certaines catégories pour le plus grand bonheur
collectif. En étendant à la société dans son ensemble les principes de choix
rationnel qui valent pour un homme isolé, l’utilitarisme commet, aux yeux
de Rawls, un paralogisme. Il n’y a en effet pas de raison déterminante de
supposer que les principes destinés à gouverner une association humaine
soient simplement une extension du principe du choix individuel. On le voit
bien avec le sacrifice, justement. Chacun admet comme raisonnable et
rationnel pour lui le sacrifice d’un plaisir immédiat pour l’obtention d’un
éventuel bénéfice (c’est le cas trivial de l’étudiant qui renonce
momentanément aux sorties pour réviser ses examens) ; mais c’est tout
autre chose de considérer comme rationnel et raisonnable le sacrifice d’une
minorité au sein de la population pour l’avantage du plus grand nombre, car
alors c’est la totalité de la partie qui est sacrifiée pour le bien de la totalité,
et non pas la partie d’un tout. Rawls reproche à l’utilitarisme de faire
abstraction de la pluralité des personnes et de n’établir aucune hiérarchie
entre les désirs des individus. Dans cette perspective, tous les désirs
s’assemblent en un prétendu système des désirs.
La théorie de Rawls se présente comme une théorie déontologique — en
cela elle se rattache au courant libéral — de justice distributive — en cela
elle se rattache au courant socialiste. Comme la théorie kantienne (telle
qu’elle a été interprétée par les philosophes américains de la justice), le
libéralisme, en effet, développe une approche déontologique, qui met en
avant le primat des règles et de leur respect (primat du juste sur le bien), et
considère comme juste tout ce qui maximise le bien (primat du bien sur le
juste). Le libéralisme croit qu’il est possible (et souhaitable) de fonder une
communauté à partir d’une pluralité des conceptions du bien, parce qu’il
cherche et pense pouvoir obtenir un accord majoritaire, sinon consensuel,
autour des règles du droit. À l’opposition du bien et du juste, Rawls, après
la Théorie de la justice, rattachera celle du rationnel du raisonnable et fera
de celui-ci le présupposé et la condition de celui-là. Rawls, qui présente sa
méthode comme n’étant ni déductive (c’est celle d’un rationalisme qui pose
au départ des principes conçus comme évidents par eux-mêmes), ni
inductive (c’est celle d’un empirisme « naturaliste » qui prétend tirer les
vérités morales du sens commun et de l’expérience commune5478.),
conçoit sa théorie de la justice comme une conception politique. Mais il
pense qu’une conception politique de la justice qui se contente de poser des
limites est possible indépendamment d’une conception « compréhensive »
des finalités, déterminées d’un point de vue religieux ou moral. Alors que le
bien comprend une irréductible dimension arbitraire, le juste (selon cette
conception) en fait l’économie.
L’affirmation d’une priorité/antériorité du juste sur le bien implique une
conception procédurale de la justice : selon ce point de vue, la validité du
jugement politique, et sa justification, doivent être exclusivement fondées
sur des normes formelles, notamment en raison de la pluralité des
orientations axiologiques possibles. Ce qui fait qu’une société est juste, ce
n’est pas le telos, la fin qu’elle poursuit, mais précisément son refus de
choisir à l’avance parmi des buts et des fins concurrents. Aux yeux de
Rawls, aucune conception morale générale ne peut fournir un fondement
publiquement reconnu pour une conception de la justice, dans le cadre d’un
État démocratique moderne. La théorie de la justice est une théorie pratique,
voire pragmatique, qui ne se délivre pas comme une conception « vraie »
mais comme une base pour un accord politique informé et de plein gré entre
des citoyens considérés comme des personnes libres et égales.
Le transcendantalisme contractualiste de Rawls, qui s’inscrit dans une
interrogation de type kantien sur les conditions a priori de possibilité de
l’expérience, n’est pas moins éloigné du positivisme juridique qu’il ne l’est
de l’utilitarisme. Selon le point de vue du positivisme juridique, la justice
pensée en dehors du cadre de la loi effective, donc du droit, est une notion
métaphysique et, en tant que telle, ne possède aucun référent objectif
assignable. A l’opposé de Kelsen, Rawls estime que non seulement il existe
une idée de justice antérieurement à tout fait juridique, mais que c’est celle-
là qui donne sa consistance à celui-ci.
Par ailleurs, dans sa théorie de la justice, Rawls s’efforce de concilier les
droits de la personne et la justice de la société en opérant la synthèse entre
le point de vue « individualiste » de Locke et le point de vue « collectiviste
» de Rousseau.5479.
La « théorie de la justice comme équité » de Rawls soutient que la
construction en droit d’une société moins inégalitaire ne doit pas porter
atteinte au bien premier qu’est la liberté et que les seules inégalités
souhaitables sont celles qui permettent d’améliorer la situation des moins
favorisés. Telle est la thèse générale. Le pari libéral de Rawls est qu’il est
possible, malgré le pluralisme des conceptions du bien (mais aussi grâce à
ce pluralisme), et en particulier du bonheur, d’en arriver à un accord sur la
conception du juste. Liant sa théorie de la justice à la théorie du choix
rationnel5480., Rawls reconstruit la fiction du contrat social5481. grâce à la
théorie des jeux. Ce qu’il nomme la position originelle est une expérience
de pensée, comme l’état de nature (qu’elle remplace), comme le contrat
social lui-même. Dans la position originelle (que Rawls métaphorise
comme voile d’ignorance), les hommes ne savent rien de leurs
déterminations sociales et individuelles5482., ils ne possèdent plus que les
deux facultés constituant la personnalité morale, le sens de la justice et la
conception du bien. Sous le voile d’ignorance, les partenaires sont des
personnes kantiennes5483. capables de choisir l’universalité. Seul le voile
d’ignorance permet un choix rationnel de principes de justice ; sans lui ce
choix dépendrait de considérations empiriques et dériverait ainsi vers
l’utilitarisme. C’est dans cette position originelle, donc, que sont choisis les
deux principes de la justice5484. — que Rawls appelle principe d’égalité et
principe de différence. « Les personnes placées dans la situation initiale
choisiraient deux principes assez différents. Le premier exige l’égalité dans
l’attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que des
inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de
richesse et d’autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en
compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les
membres les plus désavantagés de la société »5485..
Faisant observer qu’une société égalitariste pure serait unanimement
rejetée, Rawls définit l’équité du mode de répartition des revenus et des
richesses selon le principe de différence. Aux yeux de l’auteur de Théorie
de la justice, qui, en cela, rejoint les libéraux, une société moins inégalitaire
qu’une autre n’est pas nécessairement plus juste. Mais le principe du mérite,
cher aux républicains, principe dominant en matière justice sociale, est
insuffisant pour asseoir la justice. Selon la conception méritocratique, les
inégalités sont justes dès lors qu’elles dérivent du mérite : si tous les
hommes ont droit au respect, ils ne sont pas tous dignes d’éloge. Le mérite
joue dans les sociétés démocratiques un rôle analogue à celui joué par
l’ordre dans les sociétés aristocratiques : celui de moyen de justification
principal des inégalités. Selon une opinion sur ce point consensuelle, les
plus grandes inégalités sont justes si elles sont conformes au différentiel de
mérite entre les individus. Mais qui, objecte Rawls, mérite son mérite5486.
? Il est impossible en fait de dire que quiconque mérite quoi que ce soit.
Une répartition finale qui serait l’image de la distribution des talents ne
pourrait être dite juste que si cette distribution première était elle-même
juste. Or cette thèse peut être contestée. Selon Rawls, l’état social le plus
juste est celui qui maximise la situation du groupe le plus défavorisé5487..
Quel est le champ d’application de cette théorie ? Rawls suggérait la
possibilité d’appliquer le modèle contractuel non seulement à la constitution
de sociétés justes entre les individus mais aussi à celle d’une société juste
entre les sociétés justes. Quant aux limites, Rawls les évoque lui-même : sa
théorie de la justice, dit-il, ne considère que la société humaine, sans tenir
compte de la vie animale ni de la nature5488., par rapport auxquelles l’idée
de justice (c’est-à-dire celle d’un comportement juste à leur égard) n’est
peut-être pas dépourvue de sens. Sans doute est-ce par là que le Principe
responsabilité de Hans Jonas dépasse la Théorie de la justice : la société
humaine présente a des devoirs vis-à-vis de la société humaine future ; dès
lors que nos descendants seraient en droit de considérer comme des
préjudices les dommages que nous pourrions occasionner, par les
techniques, à l’environnement qui sera leur cadre de vie, voire à leur nature
même (par le biais des biotechnologies), nous sommes de facto impliqués
dans une relation de justice avec eux, quand bien même, comme encore à
exister, ils ne pourraient pas être dès à présent considérés comme des sujets
de droit.
Pour Amartya Sen, « Qu’est-ce qu’une société juste ? » est une question
mal posée. La bonne question est celle de savoir comment réduire les
injustices. L’avantage d’une personne, selon Sen, est jugé inférieur à celui
d’une autre si elle a moins de « capabilités », c’est-à-dire moins de
possibilités concrètes de réaliser ce à quoi elle a des raisons d’attribuer de la
valeur5489.. La question de la justice ne peut être réduite à un problème de
répartition des richesses ni être rabattue sur les différences de bien-être
perçu. Amartya Sen prend l’exemple d’une flûte qu’il faut attribuer à l’un
parmi trois enfants. Le premier déclare la mériter parce qu’il est le seul à
savoir en jouer ; le deuxième dit qu’il est le seul à ne pas avoir de jouet ; le
troisième rappelle que c’est lui qui a fabriqué l’objet de ses propres mains.
Dans ce scénario, l’attribution est impossible à effectuer sans contredire au
moins un principe de justice. L’égalitarisme attribuerait la flûte au
deuxième enfant, tandis que l’utilitarisme choisirait le premier. Mais si l’on
considère que le principe du droit aux fruits de son travail prime sur tout le
reste, que ce soit d’un point de vue marxiste ou d’un point de vue
libertarien, alors le jouet devrait être accordé au troisième enfant. Aux yeux
de Sen, une résolution non violente de ce type de conflit ne peut venir d’une
institution, mais seulement d’une délibération publique. Même en écartant
les conflits concernant la conception du bien, il est possible qu’on ne
parvienne à aucun accord raisonné quant à la nature de la société juste,
parce qu’il peut se faire que des principes contradictoires soient également
valables. L’analyse de la justice, au lieu de se concentrer sur la nature des
institutions, doit prêter attention à la vie que les personnes sont
effectivement en mesure de mener5490..
 
 
3. Les critiques de la théorie de la justice comme équité
 
La Théorie de la justice n’a pas manqué d’être critiquée pour son
formalisme. Rawls formule ainsi son principe de différence : « Les
inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce
que, à la fois a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à
l’avantage de chacun et b) qu’elles soient attachées à des positions et à des
fonctions ouvertes à tous ».5491. Comment l’application d’un tel principe
pourrait-elle être possible ? En l’absence de la détermination concrète des
conditions de possibilité de leur application, les principes de justice, tels
qu’ils ont été énoncés par Rawls, n’ont, hors morale et hors politique,
qu’une valeur philosophique.
Outre son abstraction, la théorie de la justice comme équité a été en butte à
deux séries de critiques contradictoires venant des deux extrêmes de l’arc
politique américain5492.. Du point de vue du libéralisme (Nozick), le
principe de différence viole les droits des individus en accordant à la «
société », dont le pouvoir reste politiquement indéterminé, un pouvoir
exorbitant. Du point de vue du communautarisme (Taylor), c’est la notion
de sujet qui chez Rawls est frappée d’incohérence : un sujet arraché à sa
communauté est une abstraction vide de sens, comme si l’on voulait traiter
de la musique sans s’intéresser au lien entre les notes.
Le libéralisme, qui représente la critique « de droite » de la théorie de la
justice comme équité n’est pas lui-même un mouvement de pensée unitaire.
Au sein du libéralisme, des divergences existent, la question étant de savoir
si, au nom d’un intérêt collectif, pensé ou non comme hétérogène, des
limitations doivent être apportées au principe de la liberté individuelle. Ph.
Van Parijs distingue deux courants dans la philosophie libérale de la justice
: un courant « propriétariste » qui définit la société juste comme celle qui ne
permet à personne d’ôter à autrui ce qui lui revient en un sens prédéfini et
un courant « solidariste » qui définit la société juste comme celle qui ne
traite pas seulement ses membres avec un égal respect mais aussi avec une
égale sollicitude.5493. Selon ces définitions, Rawls pourrait être dit un
libéral solidariste, mais il va de soi que pour un libéral « propriétariste »,
pour un « libertarien »5494., ainsi que l’on dit également aux Etats-Unis,
Rawls n’est pas du tout un libéral.
Contre l’idée de justice distributive, les ultralibéraux préconisent la justice
de procédure. Des procédures d’organisation justes de la société ne peuvent
provoquer que des choses justes, même s’il s’agit d’inégalités. La justice
consiste à avoir des règles claires et qui soient les mêmes pour tous. Ainsi
l’extravagant avantage acquis par un vainqueur de Loto ne peut-il pas être
qualifié d’injuste car les règles sont identiques pour tout le monde. Il ne faut
pas rechercher des conséquences justes, mais des procédures justes, c’est-à-
dire des règles de juste conduite applicables à tous. Ce n’est pas l’égalité
des résultats qui importe, mais l’égalité des chances.
Ronald Dworkin5495. distingue le droit des individus à un traitement égal
(répartition égale de chances, de ressources ou de charges) et le droit, pour
chacun, d’être traité comme un égal (avec le même respect et la même
attention que n’importe qui d’autre) : seul ce dernier droit serait, en
démocratie, un droit fondamental et imprescriptible. La conception
procédurale de la justice repose donc sur deux principes : a) toute
transaction libre entre deux personnes est juste, b) le résultat d’une
procédure est juste à partir du moment où la procédure est elle-même juste.
Nozick appelle théorie de l’habilitation (entitlement theory) la théorie de la
justice qu’il défend5496.. Pour les libertariens — dont Nozick est l’un des
théoriciens — le libéralisme est encore tyrannique lorsqu’il donne à l’État
le pouvoir d’accorder et de garantir des droits aux individus. L’utilitarisme
est récusé mais pour des raisons différentes de celles de Rawls. L’individu
ne peut pas être sacrifié pour le bien du tout social parce que ce tout est une
entité fictive. Seule une conception négative (par défaut) de la justice saura
respecter le plus grand de tous les biens : une société juste n’est pas une
société dans laquelle l’État accorde aux hommes des droits égaux mais une
société dans laquelle l’État se contente de garantir aux individus les droits
dont ils jouissent déjà naturellement en tant qu’agents libres. La justice
selon les libertariens consiste dans l’absence ou la réparation du dommage,
et c’est à protéger cette absence et cette possibilité de réparation que l’État
doit se cantonner. Le meilleur État est l’État minimal, réduit à sa fonction
de « veilleur de nuit ». La redistribution est condamnée en son principe
comme violatrice de droits, donc tyrannique : au nom de quoi refaire ce qui
a déjà été fait (distribué) par les individus libres ? Positivement la justice ne
peut résider que dans les échanges et transferts volontaires.
Les Américains disposent d’un mot expressif pour dire l’individu sans
attaches : unencumbered. Les communautariens reprochent à la conception
libérale et libertarienne non seulement de penser l’individu comme
dépourvu de liens mais de le promouvoir tel en le pensant ainsi.
L’utilitarisme et la théorie rawlsienne ont ceci de commun de méconnaître
les différences qui séparent les individus ; c’est un trait qu’ils partagent
aussi avec le libéralisme dans sa version dure ou modérée. Il existe
également dans la philosophie communautariste une version dure qui
identifie l’identité à l’appartenance et conçoit les droits comme n’ayant de
validité que par relation aux valeurs fondatrices d’une communauté donnée,
et une version modérée (dont Michaël Sandel est le représentant) ouverte à
l’en deçà et à l’au-delà de la communauté, du côté de l’atome individuel et
de l’ensemble potentiellement universel unissant toutes les communautés
humaines.
Dans la conception rawlsienne de la justification, la priorité de la
procédure est dite correspondre à celle du juste sur le bien et à celle du moi
sur ses fins. Sandel, après Rawls, définit le libéralisme comme la
conception qui donne au juste (abstrait) priorité sur le bien (concret), et qui,
corollairement pose le sujet comme antérieur à ses propres finalités. Ces
deux thèses sont attribuées à Kant5497.. Rawls détermine la position
originelle comme « une interprétation procédurale de la conception
kantienne de l’autonomie et de l’impératif catégorique dans le cadre d’une
théorie empirique »5498.. La finalité de la position originelle est de fournir
un moyen de déduire les principes de justice qui fasse abstraction de toutes
les influences sociales et naturelles contingentes donc non pertinentes d’un
point de vue moral, sans pour autant devoir recourir à un règne nouménal
ou à un sujet transcendant. Sandel pense qu’il y a là une incohérence
insurmontable.
Rawls prétend garantir l’autonomie du moi en le désengageant du monde ;
il n’aboutit en fait qu’à le dissoudre. Dans Le Libéralisme et les limites de
la justice, Michaël Sandel établit, contre Rawls, qu’il est en fait impossible
de défendre des droits ou une quelconque idée de la justice sans se référer
implicitement à certaines conceptions déterminées du bien. Rawls soutient
qu’à la différence des questions relatives au bien, les questions relatives au
juste réunissent autour d’elles un très large consensus. M. Sandel conteste
ce point de vue : il n’y a, selon lui, aucune raison objective de penser que
les désaccords relativement à la question du juste soient moins profonds que
ceux que nous constatons sur les questions morales ou religieuses5499..
D’ailleurs, fait observer M. Sandel, le débat opposant les libéraux
égalitaristes comme Rawls et les libertariens comme Nozick ne prouve-t-il
pas l’existence d’un désaccord sur la nature même du principe de justice
distributive ?5500. En dissociant le bien et la justice, le libéralisme
autonomise la morale et le droit. La conséquence en est une dé-moralisation
de la justice, et une judiciarisation corollaire. Pour illustrer l’idée selon
laquelle la question de la justice est aussi, est d’abord une question morale
et politique, Michael Sandel évoque le débat qui mit aux prises, en 1858,
Abraham Lincoln et Stephen Douglas. Pour Douglas le principe de la
souveraineté populaire est le principe premier ; donc, devant le désaccord
des différentes parties sur la question de l’esclavage, il est du devoir du
gouvernement fédéral de rester neutre : les considérations morales ne
doivent pas interférer avec la politique. Lincoln, à l’inverse, et le parti
républicain avec lui5501., pensait que l’esclavage était une injustice
objective et il estimait que la manière appropriée de le traiter comme une
injustice était de prévenir son extension. D’où le devoir du gouvernement
de la combattre.
Nombre de communautariens considèrent comme insuffisamment radicale
la critique de Sandel. Certains parmi eux ne se contentent pas d’identifier
l’identité à l’appartenance, ils plaident pour la reconnaissance du groupe
(culturel ou « générique ») en tant que sujet de droit à part entière, ce qui
aboutit à inscrire la justice dans un espace collectif5502. qui ne soit ni celui,
atomisé, de l’individu, ni celui, « totalitaire », de l’universel.
Il existe une dernière voie, qui permet de penser à propos de la justice une
pluralité qui n’aboutisse ni à l’émiettement individualiste ni à la coagulation
communautaire, c’est celle empruntée par Michaël Walzer dans ses Sphères
de justice. La théorie de l’égalité complexe qu’il propose est fondée sur la
distinction entre les sphères de la vie sociale. Les égalités ne sont à ses yeux
équivalentes ni objectivement ni subjectivement. L’égalité des chances,
l’égalité des traitements et l’égalité des satisfactions non seulement ne
coïncident pas mais chacune des trois joue souvent contre les deux autres.
Très différentes aussi, jusqu’à la contradiction, sont les façons dont les
individus perçoivent les différents types d’égalités5503.. L’idée, implicite
en philosophie, selon laquelle il n’existe qu’un seul système distributif,
n’est, aux yeux de Walzer, qu’un présupposé5504.. Il y a autant de sphères
de justice que de biens différents. L’argent ne circule pas comme le pouvoir,
les problèmes liés à la sécurité ne peuvent être traités comme ceux relatifs à
l’éducation, la logique de répartition des charges ne peut être réglementée
comme celle qui préside à la distribution des marchandises etc.
Walzer part d’une Pensée5505. où Pascal définit la tyrannie comme un «
désir de domination, universel et hors de son ordre ». La force, la beauté et
la connaissance ne sont pas du même ordre, la tyrannie est le désir de
posséder tous ces qualia à partir d’un seul. Semblablement, Walzer juge
tyrannique l’intention ou le projet consistant à poser comme exclusive ou
même simplement dominante une « sphère » aux dépens des autres. Chaque
« communauté » (et par ce terme il ne faut pas entendre seulement celle des
communautariens, la clientèle du marché est une communauté, l’ensemble
des amateurs de tel sport est une communauté etc…), a ses biens propres
parce qu’elle a ses fins propres. Chacun de ces biens obéit à des critères
distincts de distribution (ce peut être le libre échange, ou le besoin, ou
encore le mérite) ; aucun de ces critères ne saurait à lui seul convenir à
l’ensemble des biens. Le paradigme économique, qui fut et reste dominant,
sinon exclusif, tant dans la pensée libérale que dans le marxisme, est par
exemple inadapté à la vie d’une famille ou d’une communauté religieuse.
De toute situation égale, constate M. Walzer, émergeront des inégalités qu’il
faudra réprimer, et de la répression même naîtra une inégalité entre ceux qui
posséderont le pouvoir de répression et les autres. Le problème n’est donc
pas l’inégalité mais la domination. Ce que la justice requiert, c’est qu’aucun
bien social ne puisse servir de moyen de domination. « L’égalité complexe
» ne vise pas à répartir de manière identique les biens disponibles mais à
empêcher que la distribution des biens ne soit génératrice de rapports
sociaux de domination. La justice pour Walzer se définit par conséquent
non pas comme la distribution égale de tous les biens mais comme la
sauvegarde de l’autonomie voire de l’indépendance respective des
différentes sphères les unes par rapport aux autres. Tel est le sens de cette
égalité complexe dont l’auteur des Sphères de justice fonde
pragmatiquement5506. la théorie.
À travers ces discussions et controverses contemporaines, c’est la question
du bien et pas seulement de la nature de la justice qui se trouve
constamment en jeu. Or, l’alternative individu/communauté ne laisse à
l’écart des débats philosophiques pas moins que le monde même. La justice
comme toutes les valeurs s’est mondialisée, et l’égalité que l’on est en droit
d’exiger n’est plus seulement celle des membres d’une société mais celle
des membres de toutes les sociétés, et donc celle de toutes les sociétés en
tant que membres d’une communauté internationale. La mondialisation a
fait entrer tous les peuples de la Terre dans la voie d’une comparaison
universelle, dont les statistiques sont les signes premiers. Il s’agit par
conséquent d’un formidable défi que très peu de philosophes ont relevé :
penser la justice à l’échelle d’aujourd’hui, c’est-à-dire à celle du monde.
Tel est le sens de la tâche entreprise par l’économiste Amartya Sen. Celui-
ci prend en compte à la fois la diversité extrême des individus et
l’hétérogénéité des domaines concernés. La question de l’égalité est
insoluble tant qu’on n’a pas demandé : « Égalité de quoi ? »5507.. A. Sen
définit la société juste comme celle qui permet à tous les individus de
choisir réellement leur mode de vie et, pour ce faire, de leur offrir un même
ensemble étendu de « capabilités ». Sa théorie des « capabilités » et des «
fonctionnements » est pensée à la fois contre l’utilitarisme et contre la
théorie rawlsienne de l’équité5508..
Amartya Sen appelle « capabilité » (capability)5509. l’ensemble des
modes de fonctionnement humain potentiellement accessibles à une
personne, qu’elle les exerce ou non. Le « fonctionnement » est l’usage d’un
bien — qu’il soit matériel (comme l’accès à l’eau potable) ou culturel
(comme le fait de savoir lire et écrire). La capabilité permet de contourner
l’abstraction de l’utilité des utilitaristes qui ne faisaient pas acception de
personnes. Selon Sen, l’égalité peut être évaluée dans une pluralité
d’espaces pertinents (revenus, fortunes, utilités, libertés, biens premiers,
capabilités). Mais il n’y a entre ces espaces pas de passage obligé : «
L’égalité dans un espace implique de substantielles inégalités dans d’autres
»5510.. Ainsi, selon Sen, « faible revenu » ne signifie pas automatiquement
manque de capabilité ; inversement, revenu élevé ne signifie pas forcément
nombreuses capabilités. « Dans l’évaluation de la justice fondée sur la
capabilité, les revendications des individus ne doivent pas être jugées en
fonction des ressources ou des biens premiers qu’ils détiennent
respectivement, mais de la liberté dont ils jouissent réellement de choisir la
vie qu’ils ont des raisons de valoriser. C’est cette liberté réelle qu’on
appelle la capabilité de l’individu d’accomplir diverses combinaisons
possibles de fonctionnements »5511.. Accorder un même revenu à tous ne
peut garantir une même liberté car, par exemple, une personne handicapée a
besoin de plus de ressources matérielles qu’une personne valide pour
s’assurer une même liberté réelle. Aussi la justice sociale consiste à
accorder à tous les individus les mêmes libertés, les mêmes droits, mais
aussi une égale liberté d’accès aux moyens externes et aux aptitudes
personnelles grâce auxquels une personne peut mettre en œuvre ses libertés.
Amartya Sen considère qu’il faut égaliser les possibilités d’accès à des «
fonctionnements » (pouvoir sortir sans honte, être correctement nourri...)
qui renvoient à la vie elle-même et non aux ressources qui permettent de la
mener. Il reproche à la théorie de Rawls de pénaliser ceux qui tireront
moins que les autres, en termes de fonctionnements, d’une même quantité
de biens premiers.
 
 
V. LES CONDITIONS D’UNE SOCIÉTÉ JUSTE
 
Gambetta disait : « La démocratie, ce n’est pas de reconnaître des égaux
mais d’en faire ». Transformer un privilège en bien commun, voilà la
fonction propre de la démocratie. La démocratie actuelle fait-elle des égaux,
et que fait-elle pour en faire ?
 
 
1. Devenirs de l’inégalité
 
L’inégalité apparaît à la fois comme une réalité et comme une injustice. En
fait, elle n’apparaît comme une réalité que si elle nous semble une injustice,
sinon elle est désignée comme une simple différence. Quand l’inégalité est
la loi commune d’une société, disait Tocqueville, les plus fortes inégalités
ne frappent pas l’œil ; quand tout est à peu près de ce niveau, les moindres
le blessent.
Il existe des inégalités dans l’ordre de l’avoir, dans l’ordre du savoir, et
dans l’ordre du pouvoir. En général, les premières déterminent toutes les
autres. Les inégalités se cumulent et se transmettent5512.. Pierre Bourdieu
distinguait le capital économique, le capital culturel et le capital social. Le
capital social est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles liées à
la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins
institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance — en
d’autres termes, liées à l’appartenance à un groupe. Là encore, la dimension
économique joue un rôle déterminant.
On peut analyser l’inégalité dans la durée historique, à partir d’une époque
de référence, ou d’un point de vue structural, dans une société actuelle ou
dans le monde d’aujourd’hui.
Le problème immédiat est celui des critères et des instruments de mesure.
Il est logique que les inégalités économiques, plus facilement quantifiables,
apparaissent davantage dans les statistiques que les discriminations ou que
les inégalités de capabilité.
J.-P. Fitoussi et P. Rosanvallon parlent pour aujourd’hui d’un « nouvel âge
des inégalités »5513.. Les guerres et l’institution de l’État-providence avaient
tendu, à partir de 1914, à réduire les inégalités sociales au sein des pays
occidentaux. À partir des années 1980, sous l’impact des politiques
néolibérales de privatisation et de dérégulation, la tendance s’est
inversée5514..
La société industrielle type 1900 était un triangle : une pointe aiguë (la
bourgeoisie) et un corps large en bas (le prolétariat). Puis, avec l’ère des
services apparue vers 1960, la société a pris la forme d’un losange avec un
corps large au milieu : la classe moyenne. La promotion sociale se faisait
automatiquement avec l’âge pour le salarié et avec le diplôme pour ses
enfants. Aujourd’hui, la mondialisation transforme le losange en sablier : la
classe moyenne est coupée en deux, une petite part de très qualifiés remonte
vers le haut, tandis qu’une grande part est aspirée vers le bas5515..
Les classes sociales s’effacent devant les inégalités de secteur et de
perspective d’avenir. Par ailleurs, le problème social n’est pas seulement le
fait que les inégalités croissent, mais le fait qu’elles deviennent invisibles.
Mais le diagnostic (augmentation, diminution ou stabilité des inégalités)
dépend de l’instrument de mesure5516..
 
 
2. Luttes contre l’inégalité
 
La lutte contre l’inégalité ne saurait être que d’origine politique car elle ne
peut émaner de la sphère économique. Quant aux initiatives privées, même
lorsqu’elles sont agrégées, elles ne jouent qu’à la marge.
 
A. Le partage, la redistribution
 
La démocratie et la république condamnent comme injustes les inégalités
de naissance : un État bien gouverné devrait, sinon les supprimer
entièrement, du moins les réduire. L’idée de mérite (personnel) s’est donc
substituée à celle de naissance (familiale) et a servi à légitimer les inégalités
socio-économiques. Or cette idée de mérite n’est pas à l’abri de la critique.
« Nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la
naissance, écrit John Rawls, pas plus que nous ne méritons notre point de
départ initial dans la société. Avons-nous un mérite du fait qu’un caractère
supérieur nous a rendu capables de l’effort pour cultiver nos dons ? »5517..
Il existe trois manières pour un État d’instituer l’égalité : si A diffère de B
alors qu’il devrait lui être égal, on peut aligner A sur B, B sur A ou les deux
sur un point intermédiaire. L’ajustement, ou l’égalisation peut se faire par le
bas, par le haut, ou par la moyenne des deux.
Le terme de partage ne manque pas d’être équivoque : il connote la
division (partager, c’est répartir, diviser en éléments) mais aussi l’absence
de division (partager, c’est être solidaire, avoir droit avec les autres, et non
aux dépens d’eux). Le libéralisme abstrait à ce point les individus de la
société qu’il considère son travail et ses revenus comme une affaire
personnelle. Les partisans d’une politique de redistribution rétorquent que
le produit de l’activité personnelle appartient aussi à la société qui l’a rendu
possible. Un individu n’a donc pas de droits exclusifs sur les revenus de son
travail. La redistribution des richesses doit être comprise comme une
restitution à la société de la part qu’elle a elle-même donnée.
 
B. La lutte contre les discriminations
 
L’égalité des chances est une situation objective ou idéale, constatée ou
espérée, dans laquelle les individus ont la même probabilité de réussite,
l’inégalité des résultats étant due à leur seul mérite supposé. L’égalité des
chances est un principe de base des régimes démocratiques ou républicains.
Mais elle a été dénoncée comme une fiction par les marxistes et les
partisans de la discrimination positive (les individus ne partent pas d’une
même situation ; certains souffrent de handicaps, d’autres jouissent de
grands avantages).
Introduite dans le débat public au cours des années 1980 pour faire pièce à
la revendication d’égalité de conditions portée par la gauche européenne
depuis plus d’un siècle, la notion d’égalité des chances s’est imposée
progressivement comme un compromis acceptable entre la demande
d’épanouissement de l’individu et les exigences de l’économie de marché.
Pourtant, la réalité n’a pas suivi. On peut se demander si la notion d’égalité
des chances n’est pas contradictoire, du fait même qu’elle repose sur l’idée
de mérite. Car dès lors qu’un individu croit ne devoir son mérite qu’à lui-
même et se pense comme le propriétaire exclusif de sa richesse, il va, par
exemple, se montrer rétif à l’impôt qui va lui apparaître comme une part de
travail prise à un individu méritant (lui-même) et accordé à un individu sans
mérite. Il aura par conséquent un sentiment d’injustice. En somme, plus
l’idée de mérite, condition de l’égalité des chances, gagne les esprits, moins
l’égalité des chances peut se réaliser.
La discrimination est une différence arbitraire de traitement pratiquée aux
dépens d’une personne ou d’un groupe de personnes, une violation du
principe fondamental d’égalité. Elle désigne à la fois une action et son
résultat. Elle peut être de l’ordre de la pensée (discriminer, c’est
différencier) et de l’action, mais elle peut aussi se faire par parole et par
omission, comme les péchés prévus par le christianisme. La discrimination
est une action de distinguer, de séparer, en ce sens elle peut avoir une foule
d’applications justes et normales5518.. Mais si elle peut aller dans le sens
du meilleur, la discrimination va presque toujours dans le sens du pire.
À côté de la violence physique, il existe une violence symbolique (Pierre
Bourdieu). La stigmatisation analysée par le sociologue Erving Goffman est
une violence symbolique. Elle frappe les individus ou les groupes qui sont
déjà en position de faiblesse. Et elle ne cesse de se renforcer elle-même car
le discriminé intériorise la discrimination et a tendance à renoncer à la
révolte et à se réfugier dans la résignation. Il arrive même que le discriminé
veuille assumer sa discrimination et pense ainsi retrouver un statut de sujet
autonome5519..
Les sociétés démocratiques modernes, tout individualistes qu’elles sont,
sont prises dans un processus de normalisation accrue entretenu par les
médias. Ce ne sont plus les lois de l’État qui organisent la ségrégation mais
les normes sociales. Tout ce qui empiriquement qualifie un être humain peut
être source de discrimination : la couleur de la peau, l’appartenance et le
comportement sexuels, la religion, les coutumes. Or l’intégration, qui va en
sens inverse de la discrimination, n’est pas elle-même sans équivoque : en
quoi l’égalité des chances est-elle juste si elle aboutit à des inégalités ?
À partir des années 1960, aux États-Unis, un mouvement dit affirmative
action est apparu à la fois comme un approfondissement de l’idéal d’égalité
et comme son élargissement à des minorités laissées pour compte (les
Noirs, les femmes, les homosexuels...). La traduction française en «
discrimination positive » n’est pas neutre5520. : elle contient la critique de
la politique des quotas à laquelle l’affirmative action aboutit
nécessairement5521.. La politique des quotas, en effet, aide certains
individus à sortir de leur fatalité de naissance mais laisse inchangé l’ordre
global de la société5522.. Les partisans de l’affirmative action disent que la
justice sociale ne peut se contenter d’être distributive, qu’elle doit être aussi
compensatrice.
Charles Taylor5523. valorise ce qu’il appelle la « politique de la différence
» contre celle fondée sur le principe d’égalité universelle. Selon lui, c’est
l’égalité qui appellerait un traitement différentiel — il convient par
conséquent d’exiger sur le plan institutionnel des règles de discrimination
inversée. L’universalisme abstrait, en effet, serait aveugle aux différences.
La mise en évidence de la discrimination risque de faire oublier le
caractère complexe de certaines situations et en particulier le découplage
entre le matériel et le symbolique5524.. Par ailleurs, l’accent mis sur les
origines racistes et sexistes des inégalités finit par masquer leur dimension
sociale5525.. Enfin, la politique des minorités, assimilant l’identité et
l’appartenance, a pour effet pervers possible l’inscription fatale d’un
individu dans un groupe exclusif des autres.
 
 
3. Les substituts à l’égalité
 
Personne ne défend plus l’option égalitariste, ni l’inégalitariste. Tous
s’accordent à vouloir l’égalité. La question est de savoir laquelle. On
appelle optimum de Pareto5526. l’état à partir duquel l’accroissement du
bien-être de quiconque implique une dégradation de celui d’au moins une
personne. Dans la théorie économique néoclassique, l’équilibre général
d’un marché de concurrence est un optimum de Pareto5527.. Seulement le
critère de Pareto a pour inconvénient de présupposer que le bien-être
collectif est seulement fonction du bien-être individuel et surtout que
l’accroissement du bien-être collectif ne suppose aucune diminution du
bien-être d’aucun individu. Il considère le bien-être collectif comme
indépendant de la répartition des richesses, or tout changement dans cette
répartition a pour effet de diminuer le bien-être de certains individus. Ceux
qui contestent cette notion d’optimum font remarquer qu’on peut
difficilement considérer le bien-être indépendamment de la répartition des
richesses ou de choix éthiques et politiques concernant la justice.
Le principe machiavélien du moindre mal — implicitement présent dans la
théorie de Rawls — pourrait être retenu : si tout le monde avait
suffisamment de quoi bien vivre5528., la société pourrait être appelée juste
quand bien même certains individus posséderaient bien davantage que ce
minimum. Cela dit, dans cette situation, les inégalités entre ceux qui
auraient ainsi accès à la vie bonne (l’immense majorité) et ceux qui
connaîtraient le luxe ne manqueraient pas de poser un problème moral.
Malgré les déclarations de façade, l’égalité comme objectif n’est plus à
l’ordre du jour, c’est plutôt l’égalité comme mode et moyen d’action qui
mobilise les efforts. On ne parle plus de réaliser l’égalité, mais de respecter
scrupuleusement l’égalité de traitement et d’éviter le deux poids deux
mesures.
L’idéologie de la mobilité5529. n’a pas seulement servi de justification à
l’inégalité réelle, elle est un substitut à l’idéal d’égalité. C’est la mobilité
sociale, en effet, qui rend tolérables les inégalités de revenus.
Mais la pièce maîtresse reste la solidarité, qui remplace à la fois l’égalité
et la fraternité. Né à la fin du XIXe siècle, le solidarisme5530., qui se voulait
un moyen terme entre l’individualisme libéral et le collectivisme socialiste,
repose sur trois idées-forces : a) la solidarité est la loi naturelle et
scientifique, philosophique et morale qui régit la dépendance réciproque
entre les vivants et leur milieu ; b) les hommes et les citoyens, héritiers et
associés, sont tous débiteurs et doivent honorer leur dette sociale en rendant
de leur mieux ce qu’ils ont reçu ; c) un quasi contrat met les individus à
égalité originelle de valeur mais les émancipe par le mérite. Aujourd’hui, la
solidarité, qui sert à désigner des ministères et des impôts, n’est plus guère
qu’un slogan que l’on brandit en absence d’une égalité devenue impensable.
 
Montesquieu disait que la démocratie doit éviter deux excès : l’esprit
d’inégalité, qui l’amène à l’aristocratie ou au gouvernement d’un seul, et
l’esprit d’égalité extrême qui la conduit au despotisme d’un seul5531.. De
nos jours, le défi semble différent. Louis Dumont dit de la hiérarchie qu’elle
est « une nécessité naturelle » et qu’« elle se manifestera en quelque
manière sous des formes cachées, honteuses, pathologiques par rapport aux
idéaux opposés en vigueur »5532.. Le racisme et le totalitarisme sont les
plus virulents retours de ce refoulé hiérarchique5533.. Les défis désormais
sont à l’échelle mondiale.
 
*
Voir aussi
 
La démocratie. La dignité. Le droit. Les droits de l’homme. L’échange.
L’identité. La justice. La laïcité. La liberté. La personne. La tolérance.
L’utopie.
 
*
Bibliographie
 
Aristote, Éthique à Nicomaque V.
Th. Hobbes, Léviathan XIII.
J.-J. Rousseau, Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Alain Boyer, « Justice et égalité » in Notions de philosophie III, dir. D. Kambouchner, Gallimard,
1995.
Louis Dumont, Homo Hierarchicus, Gallimard, 1966.
John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil, 1997.
Michaël Walzer, Sphères de justice, trad. P. Engel, Seuil, 1997.
Michaël Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice, trad. J.-F. Spitz, Seuil, 1999.
Amartya Sen, — Repenser l’inégalité, trad. P. Chemla, Seuil, 2000.
— Éthique et économie, trad. fr., PUF, 2002.
— L’idée de justice, trad. fr., Flammarion, 2010.
5329 L. Dumont, Homo Hierarchicus, Gallimard, 1966, p. 323.
5330 Ibid.
5331 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, § 92, trad. A.-M. Desrousseaux et H. Albert, in Œuvres
I, R. Laffont, 1993, p. 488.
5332 Aristote, Ethique à Nicomaque V, 2, 1129 a 34-35.
5333 Ibid.,V, 9, 1133 b 35.
5334 Les pythagoriciens avaient fait du 5 le symbole de la justice parce qu’il est situé au milieu de
la série des neuf premiers nombres entiers (de 1 à 9). Les pythagoriciens symbolisaient aussi la
justice par le carré, à cause de l’égalité des côtés et des angles.
5335 Reste à savoir, évidemment, si le juste est définissable sans une idée de bien (voir infra).
5336 À la différence de Montesquieu, qui ne voyait en elle qu’un régime politique, Tocqueville
interprète la démocratie comme un état social caractérisé par l’égalité de plus en plus grande des
conditions.
5337 G. Frege, « Sens et dénotation » in Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil,
1971, p. 102.
5338 Ibid., p. 103.
5339 On notera que cette proposition n’est pas incompatible avec le racisme. Pour le racisme, tous
les hommes sont, en un sens, égaux, pour la bonne raison que les autres hommes ne sont pas
réellement des hommes.
5340 J. Ullmo, La Pensée scientifique moderne, Flammarion, 1969, p. 265.
5341 La physique use aussi du concept d’équivalence. Il existe un rapport constant appelé «
équivalent mécanique de la chaleur » entre la quantité de travail et la quantité de chaleur qui
interviennent dans une série quelconque de transformations.
5342 On remarque que la relation d’inclusion ou d’appartenance est souvent pensée comme une
relation d’égalité. Ainsi pouvait-on lire sur les murs de Paris, en 1968, « CRS = SS », ce qui signifie
d’une part que les membres des compagnies républicaines de sécurité étaient des SS, et d’autre part,
qu’ils faisaient partie de la classe des SS.
5343 Mais pas n’importe lequel : Marx a montré que l’un des sens du capitalisme consiste
précisément, en les réduisant à la mesure quantitative abstraite du temps, à rendre équivalents des
travaux jadis considérés comme qualitativement hétérogènes.
5344 Aristote, Les Grands livres d’éthique, 1193 b 26, trad. C. Dalimier, Arléa, 1995, p. 113.
5345 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 2, 1129 a 32-33, trad. J. Tricot,Vrin, 1994, p. 216.
5346 Ibid., 1129 b 8.
5347 Si un magistrat frappe un particulier, fait observer Aristote, il n’est pas juste que le particulier
frappe le magistrat en retour ; inversement si le particulier frappe le magistrat, il devra subir une
punition supplémentaire et ne pas seulement être frappé (Ethique à Nicomaque, V, 8, 1332 b 27-30).
5348 T. Hobbes, Le Citoyen, trad. S. Sorbière, Flammarion, 1982, p. 116.
5349 Ibid.
5350 Th. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Sirey, 1970, p. 151.
5351 Un échange est juste lorsque chaque terme est échangeable contre un même troisième.
5352 XX, 1-16.
5353 Cette stricte égalité (un membre, une voix) se retrouve à l’Assemblée des Nations Unies (titre
usurpé : l’ONU aurait dû s’appeler plutôt l’OEU, Organisation des États Unis car seuls les États, et
non bien sûr les nations, y sont représentés). Dans cette assemblée, un archipel du Pacifique, peuplé
de quelques milliers d’habitants comme Nauru dispose, comme la Chine ou comme les États-Unis,
d’une voix.
5354 Aux États-Unis où l’élection présidentielle se fait par suffrage indirect, il n’y a pas égalité
entre les électeurs.
5355 Aucun système électoral de désignation des représentants n’est juste en ce sens. Il arrive
souvent, parce que les circonscriptions où se décident les élections sont très inégalement peuplées,
qu’une voix pèse dix fois plus qu’une autre — ce qui revient, à l’échelle nationale, à voter dix fois.
5356 757 b-e.
5357 Aristote, Éthique à Nicomaque V, 6, 1331 a 18-19.
5358 Aristote, Les Grands livres d’éthique, 1193 b, op. cit., p. 114.
5359 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131 a 20 — 23, op. cit., p. 227.
5360 Où Némésis se retrouvera.
5361 Hume fait remarquer que la définition de la justice comme « une volonté constante et
perpétuelle de donner à chacun son dû » présuppose qu’il existe des réalités telles que le droit et la
propriété, indépendantes de la justice et antérieures à elle — ce que pour sa part l’auteur du Traité de
la nature humaine conteste (D. Hume, Traité de la nature humaine III, trad. P. Saltel, Flammarion,
1993, p. 134).
5362 D’où l’expression de Cicéron « ceux qui ont mérité de la République » (de republica
merentes) reprise par les révolutionnaires de 1793.
5363 Voir infra la critique faite par Rawls de la méritocratie.
5364 Les rapports de la justice et du hasard sont ambivalents. Si les titulaires des postes de la haute
administration ou de direction des entreprises étaient tirés au sort (à Athènes la plupart des charges
étaient attribuées par tirage au sort et ce système semblait le plus juste parce qu’il respecte l’égalité
des citoyens), tous crieraient à l’injustice, et pourtant ni les innombrables perdants ni le seul gagnant
de la loterie ne pensent qu’il est injuste qu’ils aient perdu et que lui ait gagné (R. Boudon, dans Le
Juste et le Vrai, Fayard, 1995, p. 235, fait remarquer que la loterie est perçue comme juste par tous).
Il est donc des cas où le hasard nous apparaît comme juste et d’autres non. Le hasard est juste
lorsque, pour l’attribution de la faveur ou de la défaveur, le mérite ne doit pas intervenir, injuste dans
le cas contraire.
5365 Ainsi les conversions au bouddhisme puis à l’islam en Inde ont souvent eu pour motivation la
volonté d’échapper à la hiérarchie des castes.
5366 L. Dumont, Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, p. 104. Plus loin, Louis Dumont fait
observer qu’il reste à comprendre comment un sentiment qu’on peut attribuer aux chrétiens dès
l’origine développe cette implication seulement au XVIe siècle (ibid.).
5367 En faisant descendre l’humanité d’un même père (céleste, d’abord, Dieu, puis terrestre,
Adam), le monothéisme fonde l’universelle fraternité.
5368 Cela dit, si la destination est égale, la destinée, elle n’est pas égale (« Beaucoup seront
appelés, et peu élus »). Jésus promet le paradis au bon larron, et la géhenne au mauvais. En islam, il
n’y a pas de salut pour les païens et les infidèles.
5369 Il est caractéristique que la valeur de l’honneur resurgit partout où celle de dignité a disparu
(dans le caïdat des banlieues par exemple).
5370 Th. Hobbes, Léviathan XIII, op cit, p. 121.
5371 Ibid., pp. 121-122.
5372 Ibid., p. 122.
5373 Satire III, livre I, v. 113.
5374 «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
5375 G.W.F. Hegel, Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques, § 539.
5376 A. Boyer, « Justice et égalité » in Notions de philosophie III, dir. D. Kambouchner, Gallimard,
1995, p. 38.
5377 J.-P.Vernant, Les Origines de la pensée grecque, P.U.F., 1962, p. 38.
5378 Aristote, Les Politiques I, 7, 1255 a 15-16.
5379 Si le paradigme physique a pu informer l’idée politique de justice, inversement l’isonomie a
pu informer l’idée physique d’ordre cosmique (J.-P. Vernant, « Structure géométrique et notions
politiques dans la cosmologie d’Anaximandre » in Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte,
1996).
5380 Le tirage au sort était à la fois l’expression et le fondement de l’isonomie des citoyens.
5381 J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 53.
5382 D’où l’idée d’un don politique illustrée par le mythe de Protagoras.
5383 C.L. Montesquieu, De l’Esprit des lois, avertissement de l’auteur, Œuvres complètes II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1951, p. 228.
5384 Voir E. Kant, Métaphysique des mœurs, Introduction à la Doctrine du droit C, AK VI, 230.
5385 C.L. Montesquieu, De l’Esprit des lois VIII, 3, op. cit., p. 352.
5386 Ibid.
5387 J.-J. Rousseau, Du contrat social, Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1964, p. 367.
5388 On doit à Jeremy Bentham la formule « Un homme, une voix ».
5389 L’article I de la Déclaration de 1789 énonce : « Les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits ». L’article VI dit de la loi : « Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège,
soit qu’elle punisse ».
5390 J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 44.
5391 Une autre égalité présupposée par le capitalisme est celle de l’accès aux monnaies. Cette
égalité est loin d’exister partout. Nombre de peuples primitifs, par exemple, subordonnent l’accès aux
monnaies à une série de privilèges et d’interdits.
5392 En fait, seules les richesses sont quantifiables, l’état de riche ne l’est pas. Rigoureusement
parlant, si l’on peut être plus riche qu’un autre, on ne peut l’être tant de fois plus.
5393 J.-J. Rousseau, Du Contrat social II, 11, op. cit., p. 392.
5394 Ibid., pp. 391-392.
5395 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
ibid., p. 111.
5396 Dans une lettre écrite en 1737 (il a 25 ans), il évoque Montpellier en ces termes : « Ces rues
sont bordées alternativement de superbes hôtels et de misérables chaumières pleines de boue et de
fumier. Les habitants y sont moitié très riches et l’autre moitié misérables à l’excès ; mais ils sont
tous également gueux par leur manière de vivre la plus vile et la plus crasseuse qu’on puisse imaginer
» (cité par F. Bouchardy, ibid., p. XLV-XLVI).
5397 Plus loin, Rousseau écrit que « l’inégalité est à peine sensible dans l’état de nature ».
5398 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Œuvres complètes III, op. cit., p. 131.
5399 Ibid., p. 174.
5400 Ibid., p. 132.
5401 Ibid., p. 164.
5402 Ibid., p. 193. En 1767, soit une vingtaine d’années après le Discours de Rousseau, le
philosophe écossais Adam Ferguson publie un Essai sur l’histoire de la société civile dans lequel il
reprend et développe l’idée du philosophe de Genève : la très grande richesse, donc la très grande
inégalité apparaît à partir du moment où la « gloire » et la « vanité » excèdent la pure satisfaction des
besoins.
5403 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Œuvres complètes III, op. cit., p. 175.
5404 Ibid., p. 187.
5405 K. Marx, Le Capital I, 1.
5406 Alain, Eléments de philosophie, Gallimard, 1940, p. 309.
5407 Aristote, Ethique à Nicomaque V, 8, 1133 a 32-35.
5408 Ibid., 1133 b 17-18, op. cit., p. 244. Dans Le Capital, Marx fait observer que ce qui a empêché
Aristote de voir « le secret de l’expression de la valeur, l’égalité et l’équivalence de tous les travaux
», c’était son refus de considérer l’égalité entre les hommes (K. Marx, Le Capital I, in Œuvres.
Économie I, éd. M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 590-591).
5409 Paradigme ignoré des sociétés autres. Les Gahuku-Kama de Nouvelle-Guinée avaient été
initiés au football par les missionnaires blancs mais au lieu de chercher la victoire de l’un des deux
camps, lorsqu’ils jouaient, ils multipliaient les parties jusqu’à ce que le nombre des défaites et celui
des victoires fût exactement équilibré. Leur jeu se terminait non pas lorsqu’il y avait un vainqueur
mais au contraire lorsque tous étaient assurés qu’il n’y aurait pas de perdant.
5410 Semblablement Kant établit et justifie la coexistence d’une inégalité matérielle et
intellectuelle entre les hommes d’une part, et leur égalité morale et juridique, d’autre part (voir en
particulier Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne
vaut point AK VIII, 291-292). Notons que le terme d’égalité n’est pas mentionné une seule fois dans
la Constitution des États-Unis.
5411 Spinoza et Rousseau étaient démocrates à la femme près…
5412 Le fatalisme est la philosophie spontanée des pauvres gens. Sous Louis XIV, Colbert a donné
400 000 livres tournois (15 millions d’euros) en dot à sa fille aînée. Pendant ce temps, 4 millions de
Français (soit le cinquième de la population) connaissaient régulièrement la faim. Le prince de Condé
disposait de revenus annuels s’élevant à 2 millions de livres tournois (75 millions d’euros) et sa
fortune totale était de 32 millions de livres, soit 1 milliard 200 millions d’euros. Notons que cette
inégalité ne suscite alors aucune révolte ; la colère populaire se tourne vers les gros fermiers, les
percepteurs (qui sont très loin d’avoir cette fortune).
5413 Les prédicateurs en Angleterre avaient donné un grand lustre à ces deux vers d’origine
franciscaine ou dominicaine : « Quand Adam bêchait et qu’Eve filait/Où donc était le gentilhomme ?
».
5414 Ainsi les « valets » dans les jeux de cartes furent-ils remplacés par les « égalités »…
5415 La métaphore, d’origine aristotélicienne, avait été utilisée par les empiristes pour désigner
l’espace vide de l’esprit avant l’expérience. Babeuf et Maréchal transposent l’image dans le domaine
d’une radicalité politique qui sera celle de la chanson d’Eugène Pottier L’Internationale (« Du passé
faisons table rase ! »).
5416 Nous voyons là les prodromes du totalitarisme communiste capable de tout sacrifier —
jusqu’à la liberté et la vie de millions d’hommes pour l’accomplissement de l’idéal (du fantasme ?)
d’égalité. Au XXe siècle, c’est le régime des Khmers Rouges qui, durant quatre ans (1975-1979) fit
régner la terreur génocidaire au Cambodge, qui poussa le plus loin cette folie égalitariste.
5417 Presque personne : les plus grands révolutionnaires n’ont jamais été les plus miséreux mais ils
n’ont jamais non plus appartenu aux familles les plus huppées.
5418 On n’a jamais entendu une candidate refuser une élection ou une admission et dire : « En mon
âme et conscience, je refuse ce poste car je ne le dois pas à mes capacités, mais au fait que je suis la
maîtresse de M. Untel ».
5419 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, « Des tarentules».
5420 J.-J. Rousseau, Emile, première maxime.
5421 A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, trad. A. Burdeau, L.G.F., 1991, p. 142.
5422 H. Arendt, Du mensonge à la violence, trad. G. Durand, Calmann-Lévy, 1972, p. 212.
5423 J. -J. Rousseau, Du Contrat social II, 11.
5424 On en parle pour la différencier justement (c’est-à-dire injustement) de l’égalité des résultats.
5425 Ceux de la loi.
5426 Voir, aux Etats-Unis, le système de la caution, qui permet à un citoyen fortuné d’échapper à la
prison, et de rentrer librement chez lui pour une action qui, chez un pauvre, est aussitôt sanctionnée
par une mesure de réclusion.
5427 Ainsi expliquait-il (et justifiait-il) la modicité de la solde des soldats en disant que ceux-ci
sont aussi payés par le prestige.
5428 Aux yeux de Marx la morale est nécessairement idéologique.
5429 C’est Turgot qui a introduit le terme de classe pour désigner le groupe déterminé, au sein
d’une société, par sa fonction économique.
5430 K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, trad. M. Rubel et L. Evrard in
Œuvres. Économie I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 1420.
5431 Ibid. Ce principe, que Marx reprend à son compte, avait été formulé avant lui par le saint-
simonien Prosper Enfantin.
5432 K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, op. cit., p. 1419-1420.
5433 « L’amour de la frugalité borne le désir d’avoir à l’attention que demande le nécessaire pour
sa famille et même le superflu pour sa patrie » (De l’Esprit des lois X, 3, Œuvres complètes II, op.
cit., p. 275).
5434 Voir Gandhi : le monde est assez vaste pour satisfaire les besoins de tous, mais trop petit pour
contenter les désirs de chacun.
5435 R. Freeman a parlé à propos des États-Unis d’une « économie d’apartheid ».
5436 La fortune des 400 personnes les plus riches de la planète est supérieure au revenu annuel de
la moitié des habitants les plus pauvres, soit 3,5 milliards de personnes.
5437 Après avoir été longtemps vecteur d’égalité : l’invention du navire à vapeur a plus fait pour
les galériens que saint François de Paule.
5438 La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, dir. A. Caillé, La Découverte,
2007.
5439 Les pouvoirs dominants (économiques, politiques, idéologiques) croient et laissent croire que
les grèves ont toutes pour motivation exclusive le souci des intérêts matériels (sauvegarde de
l’emploi, défense du pouvoir d’achat…). La plupart des grèves qui ont abouti à un inévitable et
prévisible échec (songeons à celles qui ont précédé la fermeture des mines) ont eu pour raison
première la défense de l’honneur et de la dignité. Aucune grève de mineurs n’a jamais empêché la
fermeture des puits de mine devenus non rentables. Du point de vue utilitariste et pragmatique, ce
type d’action est injustifiable. Du point de vue de la reconnaissance, en revanche, il apparaît comme
absolument nécessaire.
5440 Th. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 224.
5441 Trad. fr., Éditions du Cerf, 2000.
5442 Trad. fr., La Découverte, 2006.
5443 L’ouvrage de Hegel comprend trois parties : la moralité subjective, la morale objective, l’État.
5444 Ainsi la revendication du mariage homosexuel et de l’homoparentalité se fait-elle au nom de
l’égalité entre groupes (hétérosexuel/homosexuel) inexistants comme tels il y a peu encore
5445 Voir infra.
5446 E. Renault, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, La
Découverte, 2004.
5447 L. Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 260.
5448 L’exigence d’une reconnaissance fondée sur des revendications particularistes tend ainsi à
rejeter les lois et les normes communes du côté d’une injuste et insupportable domination. En 2008,
la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a condamné la France pour discrimination à
la suite d’un refus d’agrément opposé à une femme homosexuelle souhaitant adopter un enfant.
5449 Nietzsche avait inventé le surhomme. C’est au nazisme que revient l’invention du sous-
homme.
5450 Ainsi sera réputé injuste le fait que quelqu’un qui « ne met rien au pot » en retire autant que
celui qui y a apporté beaucoup.
5451 Talcott Parsons appelle « dédifférenciation » le processus au terme duquel le désir compulsif
d’égalité serait enfin satisfait.
5452 Le second tome de Droit, législation et liberté s’intitule Le mirage de la justice sociale (trad.
fr., PUF, 1995).
5453 Pour Hayek qui, comme pour son contemporain et compatriote K. Popper, s’en tient à un
strict individualisme méthodologique, le holisme n’est pas seulement totaliste, il est totalitaire. Ainsi
dans La Société ouverte et ses ennemis, Popper dénonce-t-il la conception platonicienne de la justice
comme la source la plus ancienne du totalitarisme contemporain, car c’est du point de vue du tout
que Platon détermine la justice dans sa Callipolis.
5454 C’est en vertu de ce principe hayekien que sont justifiés les revenus faramineux des patrons
des grandes entreprises.
5455 Le partage est l’action de diviser un ensemble en parties ; la distribution, l’action de donner à
chacun des membres une partie de l’ensemble ; la répartition, l’action d’attribuer à chacun une partie
de l’ensemble, en vertu de critères explicites. Il y a donc dans la justice distributive — qu’il aurait
pour cette raison mieux valu nommer « répartitive » — répartition plutôt que simple distribution,
parce qu’une distribution peut se faire au hasard (que l’on songe aux distributions de vivres aux
populations affamées) alors qu’une répartition obéit à des critères rationnels.
5456 Balzac écrit dans Béatrix : « En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué la déclaration
des droits de l’Envie ».
5457 Le spectacle des malheurs d’autrui est très loin de nous porter tous au pessimisme.
5458 L’envie suggère : plutôt en avoir moins, pourvu que l’autre n’en ait pas plus que moi.
5459 De là, la réaction haineuse des bourgeois en 1936, lorsque les congés payés furent accordés
aux ouvriers : les plages perdaient leur caractère distinctif de classe. Aux États-Unis, le racisme anti-
noir est né en grande partie de l’égalité. C’est par réaction à la condamnation idéologique de
l’esclavage au nom de l’égalité naturelle qu’apparut dans les décennies qui précéderont la guerre de
Sécession l’idéologie de l’inégalité des races. L’esclavage, par l’abîme qu’il creusait entre le maître
et l’esclave, rendait le racisme impossible. On ne hait que ce qui nous est proche. Dans un milieu
individualiste, le racisme recrée une inégalité que les lois ne permettent pas : « Le racisme représente
(…) une résurgence contradictoire dans la société égalitaire de ce qui s’exprimait directement comme
hiérarchie dans la société des castes » (L. Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 270). La
ségrégation remplace l’étiquette.
5460 E. Kant, Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, AK, VIII, 119, trad. L.
Ferry et H. Wismann, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 516.
5461 L. von Mises, L’Action humaine, trad. fr., PUF, 1985, p. 885.
5462 En fait, très peu de gens sont scandalisés par les gigantesques inégalités de revenus qui sont la
règle dans le domaine des spectacles (dont le sport fait partie). Il n’est pas illégitime de se demander
si la première fonction idéologique de ceux-ci n’est pas de justifier les plus grandes inégalités pour la
société tout entière et, au-delà d’elle, pour l’humanité globale. Le sport accrédite l’idée qu’il est
normal qu’un système social accorde tout à un seul vainqueur et rien à tous les perdants.
5463 Successeur de Charles V (XVIIème siècle).
5464 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, II, 1.
5465 Ibid., II, IV, 5. Dans les années 50-60 du dernier siècle, le pays le plus égalitaire du monde
était l’Albanie : les revenus s’y échelonnaient de 1 à 3 seulement. Et le pays tout entier était la plus
misérable des prisons.
5466 Voir la plaisanterie de G. Orwell dans La Ferme des animaux : « Tous les êtres sont égaux,
mais il y en a quelques-uns qui sont plus égaux que les autres ».
5467 Il y a une conception libérale et une conception social-démocrate de l’équité.
5468 Les combats antisexistes et antiracistes ont moins eu pour intention et effet l’atténuation de
l’inégalité entre les privilégiés et le reste de la population que la diversification des privilégiés — ce
qui a eu pour résultat leur légitimation.
5469 On dit également « système des quotas ».
5470 On constate qu’aujourd’hui les hommes politiques ont banni le mot d’égalité de leur
vocabulaire au profit, précisément, de celui de « justice ».
5471 En Inde, le système des quotas réserve un certain nombre de places dans les concours aux
basses castes (lesquelles, par ailleurs, ont été « supprimées » par la constitution). Un candidat peut
donc être reçu alors qu’un candidat meilleur que lui peut être évincé. En Inde, toujours, des membres
de basses castes ont demandé à être rétrogradés dans la liste administrative des castes pour pouvoir
bénéficier des compensations prévues.
5472 M. Sandel (Le Libéralisme et les limites de la justice, trad. J.-F. Spitz, Seuil, 1999, p. 210-211)
imagine plaisamment deux lettres, l’une de refus, l’autre d’admission envoyées aux candidats pour
donner un fondement moral à cette politique.
5473 Si aucune loi ne fixe un seuil pour les salaires minimaux ou si ceux-ci sont trop bas, alors un
chômeur aura objectivement intérêt à verser dans la délinquance.
Aux Etats-Unis, il y a, proportionnellement à la population totale, deux fois moins de chômeurs
qu’en France mais sept fois plus de prisonniers (chiffres de 2000).
5474 Contre l’égalité, le libéralisme aussi prône l’équité. Car l’égalité de fait n’est pas équitable :
payer pour un risque moyen alors qu’on a un risque faible (c’est le principe de la sécurité sociale) est
égalitaire, mais pas équitable : ce qui est équitable, c’est de payer à hauteur des vrais risques, au juste
prix. Tombe alors la solidarité, reste la relation du consommateur à son objet.
5475 Bentham use d’abord de l’expression de « principe d’utilité » (déjà présente chez Hume) puis
de celle de « principe du plus grand bonheur ».
5476 The greatest happiness of the greatest number. L’expression a été employée pour la première
fois par Hutcheson.
5477 Précisons qu’il existe une version sociale, voire socialiste, de l’utilitarisme, que Rawls passe
sous silence. Dans son Essai sur la justice politique et son influence sur la moralité et le bonheur
(1793), William Godwin avait établi que tout individu poursuit son intérêt personnel et recherche le
maximum de plaisir. Mais les hommes sont aussi des êtres raisonnables et ils comprennent que le
principe d’utilité doit être appliqué de façon « impartiale », c’est-à-dire que chacun ne peut
revendiquer un plaisir s’il prive par là un autre individu d’un plaisir qui eût été plus grand. «
L’arithmétique morale » dont parlent les utilitaristes doit s’appliquer sur le plan de la société dans son
ensemble. Et Godwin pose dans son livre ce principe qui fait pressentir les futures discussions sur «
le maximum de satisfactions » : « Tout homme a droit à cela qui, la possession exclusive lui en étant
une fois accordée, lui procurera une plus grande somme d’avantages ou de plaisirs que si l’affectation
en avait été faite d’une autre manière ».
5478
. J. Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil, 1997, p. 619.
5479 J. Rawls, « La théorie de la justice comme équité, une théorie politique et non pas
métaphysique », trad. C. Audard in Individu et justice sociale. Autour de John Rawls, ouv. coll.,
Seuil, 1988, p. 283.
5480 J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 44.
5481 D’où le terme de néo-contractualisme pour désigner sa philosophie.
5482 Pour Rawls, notre notion de justice, fondée sur l’égalité, ne se comprend qu’à partir d’un
principe d’ignorance radicale quant à nos destins individuels.
5483 Rawls est fondé à écrire que « la notion de voile d’ignorance est implicite dans la morale
kantienne » (Théorie de la justice, op. cit., p. 172).
5484 Ibid., p. 38.
5485 Ibid., p. 41.
5486 Ibid., p. 134-135.
5487 Du côté libéral, on a parlé de principe d’unanimité ou « de Pareto » : si une situation A est
moins égalitaire que B mais que tous les individus préfèrent A à B, alors A doit être considéré
comme socialement meilleur. On appelle « pareto-équilibre » ou « pareto-optimum » un état à partir
duquel l’accroissement du bien-être de quiconque suppose une dégradation de celui d’au moins une
personne.
5488 J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 550.
5489 Voir infra.
5490 A. Sen, L’idée de justice, trad. fr., Flammarion, 2010.
5491 Ibid., p. 91.
5492 Cet arc politique, au reste, n’englobe qu’un microcosme intellectuel, et non, bien sûr, la
population américaine dans son ensemble. Il n’y a pas de vie politique américaine en dehors de la vie
intellectuelle. Mais il est philosophiquement instructif de voir comment les clivages et définitions
politiques aux États-Unis se sont déterminés depuis une trentaine d’années à partir de la question de
la justice.
5493 Ph. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ?, Seuil, 1991, p. 248.
5494 Ainsi le « libertarianisme » serait l’aile individualiste extrême du courant libéral.
5495 Prendre les droits au sérieux, trad. fr., PUF, 1995.
5496 R. Nozick, Anarchie, État et utopie, trad. E. d’Auzac de Lamartine, P.U.F., 1988, p. 12.
5497 De façon imprudente sans doute. Nulle part chez Kant, en effet, l’opposition du juste et du
bien n’est ainsi marquée, à moins que l’on réduise le bien au seul bien empirique, ce qui constitue un
véritable contresens. Il semble que les philosophes américains, peut-être emportés par l’ambivalence
de leur good, fassent trop bon marché de l’opposition du bien et du bon. Sandel écrit : « Pour Kant, la
priorité du juste, ou la suprématie de la loi morale… » (M. Sandel, Le Libéralisme et les limites de la
justice, op.. cit., p. 53). Il oublie, ce faisant, que cette suprématie est l’expression du bien lui-même.
S’il y a chez Kant antériorité du juste sur le bon, il ne saurait y avoir priorité du juste sur le bien.
Lisons Kant : « Est juste ou injuste en général (…) un acte, pour autant qu’il est conforme ou
contraire au devoir de quelque espèce que puisse être le devoir même quant à son contenu ou à son
origine » (E. Kant, Métaphysique des mœurs, Introduction IV, AK VI, 223, trad. J. et O. Masson,
Œuvres philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p.471). Semblablement, la
définition qui suit implique par son exigence d’universalité l’idée de bien : « Est juste toute action
qui peut ou dont la maxime peut laisser coexister la liberté de l’arbitre de chacun avec la liberté de
tout le monde d’après une loi universelle » (E. Kant, Métaphysique des mœurs, Introduction à la
doctrine du droit C, AK VI, 230, ibid., p. 479). C’est l’expression même de l’impératif catégorique.
5498 J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 293.
5499 M. Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice, op. cit., p. 293.
5500 Ibid., p. 295.
5501 Remarquons à cette occasion que le point de vue le plus progressiste était soutenu par le parti
que, selon des critères européens, nous voyons comme « plus à droite » que son concurrent.
5502 Ainsi le philosophe canadien Will Kymlicka milite-t-il pour une citoyenneté multiculturelle
(tel est le titre de l’un de ses ouvrages) ainsi que pour la reconnaissance de droits collectifs.
5503 Des enquêtes ont montré que les individus ayant un statut social élevé accordent davantage
d’importance au mérite tandis que les individus situés au bas de l’échelle sociale attachent plus
d’importance au besoin.
5504 M. Walzer, Sphères de justice, trad. P. Engel, Seuil, 1997, p. 25.
5505 Pensée 332 (Brunschvicg).
5506 A la différence de la Théorie de la justice de Rawls, ouvrage très spéculatif, Sphères de justice
abonde en analyses historiques et anthropologiques : la justice y est toujours contextualisée.
5507 Titre du chapitre 1 de Repenser l’inégalité, trad. P. Chemla, Seul, 2000.
5508 A. Sen, « Quelle égalité ? » in Éthique et économie, trad. S . Marnat, PUF, 2002, p. 189-213.
5509 Le mot en anglais signifie dans son usage commun capacité, aptitude, possibilité.
5510 A. Sen, Repenser l’inégalité, op. cit., p. 185.
5511 Ibid., p. 122.
5512 Par le mariage et par l’héritage. Les sociétés démocratiques restent marquées par une très
forte homogamie (mariage entre personnes appartenant au même rang social). L’hypogamie et
l’hypergamie sont les deux formes d’hétérogamie ; elles restent très minoritaires.
5513 Titre de leur ouvrage paru au Seuil en 1996.
5514 Pendant l’entre-deux-guerres, Ford considérait que le rapport normal entre les revenus d’un
patron et celui de ses employés devait être de 1 à 10. Dans les années 1950, la simple idée d’aller
jusqu’à de 1 à 50 suscitait les plus vives critiques. Dans de nombreuses entreprises, le rapport est
désormais de 1 à 600, voire de 1 à 800.
5515 Le strobiloïde représente la forme de la pyramide sociale correspondant à la répartition du
revenu ou du patrimoine. La courbe est d’autant plus large qu’une part importante de la population
est située précisément à ce niveau. Si 100 représente la médiane des revenus, le large renflement au
centre permet de révéler une forte classe moyenne, située à égale distance des extrêmes. Du côté des
patrimoines, au contraire, il n’existe pas de classe moyenne dans la mesure où la population est
largement étirée entre l’extrême opulence et l’extrême dénuement.
5516 Le plus utilisé aujourd’hui est le rapport interdécile (c’est le rapport entre le niveau de vie du
dixième décile — le plus riche — et celui du premier décile — le plus pauvre-, le décile représentant
le dixième de la population totale). En 2000, en France, le rapport interdécile était de 3,5, aux États-
Unis, il était de 5,5.
Le coefficient de Gini est un coefficient d’inégalité synthétique qui prend en compte toute la
distribution des revenus : noté de 0 (égalité parfaite avec des revenus identiques pour tous) à 100
(inégalité maximale, un seul individu détient tout), il correspond à la courbe de distribution des
revenus et permet de comparer la distribution réelle à une distribution parfaitement égalitaire. En
2004, le coefficient de Gini a atteint 47,2 en Chine contre 40,7 dix ans auparavant. Ce niveau
d’inégalité se rapproche des maximas constatés en Amérique latine ou en Afrique où le coefficient de
Gini dépasse 50. En France, en 2004, il était de 27.
Atkinson a proposé un indice d’inégalité : l’inégalité d’une répartition des revenus est évaluée au
pourcentage de réduction du revenu global que l’on peut réaliser sans réduire le bien-être social, si
l’on répartit le nouveau total réduit exactement à égalité. Cette méthode aboutit à des jugements de ce
genre : un revenu global inférieur à 20 % et réparti à égalité serait aussi bon pour la société que le
revenu global actuel plus élevé réparti comme il est, c’est-à-dire aussi inégalement.
5517 J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 17.
5518 En économie, elle désigne la possibilité de vendre un même produit à des prix différents
pendant une période donnée ; la discrimination peut être personnelle (relative aux revenus de la
clientèle), matérielle (relative à l’usage du produit) ou encore géographique (relative au lieu de
vente).
5519 Ainsi peut-on comprendre la stratégie inconsciente des femmes musulmanes qui revendiquent
le droit de porter le voile dans des contextes politiques et sociaux qui leur permettraient d’y échapper.
5520 Les Canadiens francophones disent : « action positive ».
5521 Dans Égalité et discriminations ? (Seuil, 2007). Alain Renault parle néanmoins d’une
politique préférentielle qui ne passerait pas par les quotas.
5522 Ce n’est pas parce qu’il y aurait 5 % de Noirs dans les différents secteurs d’activité d’un pays
où les Noirs représenteraient 5 % de la population totale que la société globale serait plus juste pour
eux : elle ne le serait que pour ces 5 %.
5523 Multiculturalisme. Différence et démocratie, Flammarion, 1994.
5524 La discrimination sociale et raciale dont les Chinois de l’Asie du Sud-Est ont été les victimes
ne les a pas empêchés de prospérer économiquement, et peut-être même a joué en faveur de cette
prospérité.
5525 Ironie du combat politique : la discrimination positive place les conservateurs hostiles aux
mesures de déségrégation dans le camp des défenseurs de l’égalité.
5526 On dit aussi pareto-optimum ou encore pareto-équilibre.
5527 Pour mesurer l’accroissement du bien-être collectif, on adopte généralement le critère de
Pareto : il y a accroissement du bien-être collectif lorsque se produit l’accroissement du bien-être
d’un individu au moins sans diminution du bien-être d’aucun autre individu ; ce critère permet de
définir un bien-être optimal. Pour les économistes libéraux, c’est la situation de marché, dans le cas
d’un équilibre de concurrence parfaite, qui assurerait cet optimum du bien-être collectif. Il existe
autant d’optima de Pareto qu’il y a de modalités de répartition des revenus ou des biens dans une
économie : l’optimum de Pareto n’indique pas le meilleur système de répartition des ressources dans
une économie mais la façon d’éviter le gaspillage dans un système de répartition donné.
5528 Ce que H. Frankfurt appelle idéal de suffisance, susceptible d’assurer à chacun une vie bonne
(et non une simple survie).
5529 Voir l’image naïve de « l’ascenseur social » : comme si tout le monde pouvait monter en
même temps et laisser les étages inférieurs vides !
5530 C’est en 1896 que Léon Bourgeois publie Solidarité. Président du conseil en 1895-1896, ce
grand républicain participa à la création de la SDN et sera prix Nobel de la paix en 1920.
5531 De l’Esprit des lois VIII, 2.
5532 L. Dumont, Homo Hierarchicus, op. cit., p. 300-301.
5533 « Dans l’univers où tous les hommes sont conçus non plus comme hiérarchisés en diverses
espèces sociales ou culturelles, mais comme égaux et identiques dans leur essence, la différence de
nature et de statut entre communautés est quelquefois réaffirmée d’une façon désastreuse : elle est
alors conçue comme procédant des caractères somatiques, c’est le racisme » (ibid., p. 31).
54. L’émotion
 
 
 
Le mot émotion a été employé, en français comme en anglais, au moins en
trois sens différenciés par leur plus ou moins grande extension : a) en un
sens large, d’usage dans les pays anglo-saxons, il désigne l’ensemble des
états affectifs ; c’est ainsi que l’on a parlé du « ton émotionnel » des
sensations ; b) en un sens moyen, il désigne les manifestations complexes et
organisées de la vie affective ; Ribot emploie les termes d’émotion
esthétique ou d’émotion morale là où nous dirions aujourd’hui « sentiment
»5534. ; c) en un sens restreint, émotion renvoie à un état affectif soudain,
violent et généralement éphémère5535.. La plupart des psychologues y
voient un trouble d’adaptation dans la conduite : l’émotion est un accident
et même une catastrophe qui rompt le fil de la conscience éveillée, introduit
dans le vécu (Erlebnis) une discontinuité.
Les émotions de base, telles qu’elles ont été déterminées par la
philosophie et la psychologie classiques, sont la peur5536., la colère,
l’angoisse5537., le chagrin5538., la honte, la surprise, la joie. Aujourd’hui
les psychologues et spécialistes en neurosciences distinguent six émotions
primaires ou « universelles » : le bonheur, la tristesse, la peur, la colère, la
surprise et le dégoût, ainsi que diverses émotions secondaires ou « sociales
» comme l’embarras, la jalousie, la culpabilité ou l’orgueil. Antonio
Damasio y ajoute des émotions d’« arrière-plan » comme le bien-être ou le
malaise, le calme ou la tension. Des degrés et des mixtes sont
possibles5539..
On appelait autrefois émotions les émeutes (c’est le même mot) — au
cours desquelles le peuple5540. sortait de son lit. L’é-motion est proprement
un transport, un mouvement hors de soi-même5541. qui nous rend
étrangers à nous-mêmes, nous emporte, nous aliène. Dans l’émotion
présente, on ne se connaît plus ; on ne se reconnaît plus quand l’émotion est
passée. Brevis ira dementia quaedam est, la colère est une espèce de brève
folie, disaient les Latins. Avec l’émotion, le sujet est entièrement objectivisé
: la honte (voir l’analyse qu’en fait Sartre dans L’Etre et le Néant) fait de
nous une chose sous le regard d’autrui. L’émotion est totalitaire, elle ne
laisse libre aucune « partie » de notre être. Sous le coup de l’angoisse5542.,
nous sommes angoisse.
Néanmoins, tout en nous dépossédant de nous-mêmes, l’émotion est nôtre.
Selon Derek Denton, elle serait à l’origine de la conscience, y compris
animale5543.. Par l’émotion, j’affirme l’importance de ma subjectivité au
moment même où elle est engloutie. Soit l’enthousiasme collectif : la
personne y est abolie au profit de l’individu, chacun n’est plus que l’un des
organes de ce « gros animal » dont parlait Platon pour désigner la foule.
Pourtant, par la présence des autres précisément, chacun se sent porté au-
delà de lui-même et c’est bien un élargissement de son moi qu’il éprouve et
non son abolition. L’ambivalence est la marque de l’émotion. Les penseurs
l’ont diversement jugée. Comme la passion, l’émotion prive l’être humain
de ce qui fait sa nature même — la raison5544. et la liberté. Mais, comme
la passion, l’émotion l’exalte au-dessus des mornes habitudes et de la prose
du monde.
Tous s’accorderont à reconnaître que si l’émotion est sans la raison, elle
n’est pas sans raisons. Seulement quelles raisons ? Alors que chez
Descartes l’émotion est régulatrice, chez William James, elle est
dérégulatrice. Alors que l’émotion chez Bergson est créatrice, chez Sartre
elle est seulement protectrice. L’émotion est une violence (psychique), et
elle a de la violence l’ambiguïté : puissance et faiblesse. On distinguera
alors les émotions positives (la joie, l’enthousiasme) qui correspondent à un
triomphe, et les émotions négatives (la peur, la colère) qui manifestent une
faiblesse ou un échec. En ce sens, Kant opposait les émotions sthéniques
qui suscitent la force, et les émotions asthéniques, qui affaiblissent.5545.
Seulement, la contradiction ne fait pas que partager les émotions en deux
groupes ; elle peut traverser l’une quelconque d’entre elles : la colère par
exemple n’est pas seulement négative, les Hébreux sont même allés jusqu’à
la déclarer sacrée5546.. Spinoza qui définissait la joie comme « un
sentiment par lequel la puissance d’agir du corps est augmentée ou aidée
»5547., et la tristesse comme « un sentiment par lequel la puissance d’agir
du corps est diminuée ou contrariée », reconnut l’ambivalence intrinsèque
des émotions : la joie bonne peut néanmoins être mauvaise « dans la mesure
(...) où elle empêche l’homme d’être apte à agir » 5548.. Certes l’ataraxie
fut souvent conçue comme un idéal de sagesse. Mais la sagesse doit-elle à
ce point s’opposer à la vie ? Une absence d’émotion livrerait l’animal au
danger et à la mort. Des travaux récents en neurophysiologie5549. ont tendu
à réhabiliter l’émotion. L’émotion est une force — son absence, une
faiblesse. Il y a ceux qui sont trop faibles pour se mettre en colère — ceux-
là ne connaissent que la « mauvaise humeur ». Il y a ceux qui n’ont pas
assez d’ardeur existentielle pour éprouver une véritable joie, un
enthousiasme authentique. Nous ne les dirons pas « sages ».
 
 
I. ENTRE L’ÂME ET LE CORPS
 
Il existe deux entre : celui où il n’y a rien (entre la poire et le fromage, il
n’y a « que » de la conversation), et celui où il y a les deux, donc au moins
l’un des deux (entre les deux mon cœur balance, donc j’en aime au moins
une).
Sur les états affectifs (donc sur les émotions), que Descartes nommait
génériquement passions5550., deux théories classiques s’affrontent : la
théorie physiologiste et la théorie psychologiste. J’ai peur, je tremble : la
peur est intérieurement éprouvée, le tremblement est extérieurement
manifeste. Est-ce que je tremble parce que j’ai peur (théorie psychologiste)
ou bien, à l’inverse, n’est-ce pas parce que je tremble que j’ai peur (théorie
physiologiste) ? On peut imaginer également une corrélation (et non un lien
de causalité) entre les deux phénomènes ; s’agit-il d’ailleurs de deux
phénomènes séparables ? Le tremblement peut donc être l’effet de la peur,
sa cause ou son expression.
 
 
1. La théorie physiologiste
 
Dans L’Expression des émotions chez l’homme et chez l’animal, Darwin
défend la thèse de l’universalité des expressions faciales (les rires et les
larmes)5551.. On voit chez les aveugles de naissance l’apparition spontanée
de mimiques analogues à celles des non-voyants : n’est-ce pas une preuve
du caractère inné, « naturel », de l’expression des émotions ? Cette
universalité — dont l’origine et le fondement sont à trouver du côté de la
nature animale de l’homme — est inscrite dans le corps (la conscience est
un principe de diversification).
À la différence du sentiment qui peut rester inexprimé, il n’y a pas de for
intérieur pour l’émotion. L’émotion n’exprime pas, elle est expression. Le
corps est son langage : des mouvements apparaissent (les tremblements),
d’autres se précipitent (les battements de cœur), des humeurs sont excrétées
(la transpiration), la peau, cette interface entre le corps et le monde change
d’aspect (elle pâlit ou rougit, se hérisse), les actions sont arrêtées
(l’immobilisation) ou perturbées (le bégaiement). Le langage parlé passe au
second plan, il disparaît même (les grandes émotions, comme  les grandes
douleurs, sont muettes).
La théorie physiologiste voit dans les manifestations corporelles la cause
ou l’essence de l’émotion ; elles la précèdent, ou lui sont à la rigueur
concomitantes mais ne la suivent pas. Descartes, qui expliquait les passions
de l’âme par les mouvements des esprits animaux5552., fut l’initiateur
moderne de la théorie physiologiste des émotions (même si par ailleurs, il
accordait le primat à ce que nous appellerions des contenus de conscience)
mais c’est William James qui lui donna une matière et une formulation
définitives. L’auteur du Précis de psychologie5553. fait de l’émotion la
répercussion dans la conscience de troubles périphériques (d’ordre
musculaire, vasculaire, respiratoire etc.) provoqués par la perception du
phénomène — d’où le nom de théorie périphérique des émotions attaché à
cette explication. Alors que la théorie classique concevait l’émotion comme
un moyen terme entre une perception et une réaction physiologique5554.,
W. James voit dans l’émotion le terme dernier d’un processus qui
commence par la perception et se poursuit par la réaction
physiologique5555.. L’émotion est donc épiphénoménale ; elle se réduit à la
conscience de modifications organiques (je ne tremble pas parce que j’ai
peur, j’ai peur parce que je tremble). L’expression est déterminante, et non
déterminée ; elle provoque (appelle au-devant) l’émotion, et peut d’autant
mieux le faire qu’elle est conscience de part en part. Les manifestations
(organiques) des émotions (psychologiques) sont en réalité les causes de
celles-ci, et non les effets. Pascal disait : agenouillez-vous et vous croirez.
On voit, en effet, qu’une attitude du corps induit un état psychique — il
suffit par exemple à l’enfant qui va chercher de l’eau dans la cave,
d’esquisser le plus léger mouvement de fuite, pour que se crée en lui une
peur devenue irrépressible. Les pouvoirs connaissent cette induction
physio-psychologique, eux qui exigeaient de leurs sujets nuques baissées et
genoux pliés. Contrairement à ce que l’on dit souvent — que rien ne calme
une émotion comme de lui donner libre cours — on alimente son chagrin ou
sa colère en se laissant aller à les manifester. Inversement, l’émotion
s’atténue voire disparaît avec un changement d’état du corps5556.. Toutes
les techniques de contrôle de soi (le silence dans les communautés
monastiques, la maîtrise de la respiration avec le yoga) le prouvent.
La théorie de James suppose une dualité tranchée entre les phénomènes
physiologiques, et les phénomènes psychologiques (l’état de conscience).
Mais la plupart des partisans de la thèse physiologiste, par matérialisme
philosophique, vont jusqu’à nier la spécificité de la dimension
psychologique de l’émotion. Pour tous, la thèse psychologiste se rend
coupable d’un usteron proteron : sous prétexte que l’émotion est conscience
de troubles, elle en a fait un trouble de la conscience : l’effet et la cause sont
intervertis.
Renchérissant sur l’interprétation physiologique, la théorie centrale de
l’émotion assimile celle-ci à un phénomène de cénesthésie cérébrale. Un
changement extérieur ou intérieur, s’il est subit ou inattendu, peut produire
un ébranlement de certains neurones, qui se transmet au système neuro-
végétatif5557., lequel répond par des modifications vaso-motrices5558.. La
vie végétative (cardiaque, circulatoire, digestive, hormonale...) est perturbée
à partir de l’hypothalamus. En outre, par un phénomène de rétroaction, le
déséquilibre moteur et végétatif agit en retour sur les centres nerveux et
allonge la durée de ces perturbations qui sur le plan strictement nerveux ne
devraient avoir qu’une vie assez brève. Cette boucle est à l’origine de
diverses affections psychosomatiques.
Il existe aussi une théorie endocrinienne de l’émotion. Celle-ci la réduit à
une hyperactivité des capsules surrénales qui sécrètent l’adrénaline. Il y a
toute une physique5559. et toute une chimie5560. de l’émotion, dont notre
corps est le théâtre et notre esprit le témoin. L’émotion risque-t-elle d’être
perdue dans le laboratoire du biologiste ou dans l’éprouvette du chimiste ?
C’est ce qu’affirment les partisans de la théorie psychologiste.
 
 
2. La théorie psychologiste
 
Descartes, qui fut l’initiateur d’une physiologie des émotions, donnait aux
modifications du corps une explication psychologique. Ainsi l’article 116
des Passions de l’âme s’intitule-t-il « Comment la tristesse fait pâlir »5561..
On ne confondra pas l’émotion avec l’excitation.
Le Paradoxe sur le comédien de Diderot montre un corps que l’esprit ne
suit pas. Un comédien peut jouer l’émotion sans la ressentir : il pleure mais
n’est pas triste, il rit mais n’est pas gai. Le dédoublement dans le jeu sauve
le comédien de la coïncidence hystérique (il fait aussi le comportement de
l’hypocrite). Les signes de la sensibilité peuvent donc être produits sans que
l’agent (et, spécifiquement l’acteur) soit troublé. Cela signifie une
autonomie sinon une indépendance de la sensibilité par rapport au corps. Si
l’émotion était uniquement ou même principalement l’affaire du corps,
comment expliquer qu’elle puisse être fausse ? Car il existe des fausses
joies qui sont tout autre chose que des joies feintes : en se trompant elle-
même (un événement mal interprété), la conscience trompe le corps.
D’autre part, si la théorie périphérique était toujours valide, comment
expliquer que l’on puisse déclencher des émotions par la seule activité de
l’imagination ? Le lecteur de roman, le spectateur de cirque ou de cinéma
ont le corps immobile mais l’âme en feu. Dira-t-on qu’il ne s’agit pas d’une
émotion véritable ? Mais la mort d’un héros de fiction peut, dans l’instant,
être éprouvée aussi intensément que la perte d’un ami. N’est-ce pas
supprimer l’émotion, dans ce qu’elle peut avoir de bouleversant, que de la
réduire à un transport de substances ? Il y a un risque de déni de l’humain
dans la médicalisation du vécu. Les mécanismes chimiques et
physiologiques5562. sont généraux voire universels : une colère n’équivaut
pas à une autre. Ce sont les conditions historiques, culturelles5563.,
sociales5564., personnelles qui donnent à l’émotion son caractère unique
d’imprévisible nouveauté. Victor Hugo disait : « L’émotion est toujours
neuve et le mot a toujours servi ; de là l’impossibilité d’exprimer l’émotion
»5565.. Le langage échoue aux portes de la singularité. Il y a de l’ineffable
dans ce qui ne se répète jamais.
Analytique par essence, la science tend à dissoudre le sens, qui est
toujours relation, et même globalité. Comme tous les phénomènes humains,
l’émotion est un vécu global qui est chargé d’un sens irréductible à ses
conditions d’émergence et d’effectuation. Une émotion décontextualisée,
comme celle dont traite la physiologie, perd donc son sens. Dira-t-on par
exemple que la décharge de noradrénaline explique la colère d’un peuple
asservi et que la peur de perdre son travail est une question d’adrénaline ?
S’il est vrai qu’une cathédrale est en pierres, ce n’est pas leur analyse
physico-chimique qui livrera le secret du style gothique. L’exactitude n’est
pas la vérité (il existe même un discours de l’exactitude qui peut être celui
de la méconnaissance).
Si le corps et l’esprit s’entr’expriment, l’un n’est pas l’image en miroir de
l’autre — le corps, l’image physique de l’esprit, l’esprit, l’image psychique
du corps. Des manifestations physiologiques voisines (tremblement, rythme
respiratoire accéléré etc.) peuvent recouvrir des émotions fort différentes.
Inversement, aucune émotion ne s’exprime de manière univoque : la colère
peut se manifester en pâleur, mutisme et tremblement, ou bien en rougeur et
en agressivité, ou bien en larmes (chez les enfants surtout) ou bien en
trépignement. Le corps n’est pas une partition dont l’esprit serait la
musique. Lorsque Talleyrand disait qu’un diplomate trahit tout excepté ses
émotions, c’est parce qu’il savait qu’il est de la nature de celles-ci de trahir.
Et si l’émotion trahit, c’est parce qu’elle traduit. Encore faut-il lire et
entendre cette traduction. Pour les tenants de la théorie psychologiste, la
théorie physiologiste confond manifestation et cause, expression et essence.
L’émotion se traduit par certaines réactions physiques mais le texte original
ne peut être lu ni dans les organes ni dans les substances. Il n’y a pas
d’émotion sans représentation qui la déclenche (le bébé n’est pas réellement
en colère). L’obscurité fait peur parce que d’elle semble pouvoir surgir une
force inconnue. Une émotion est une représentation (le petit enfant qui
ignore l’araignée n’en aura pas peur) — ce qui signifie qu’un sens a été
donné à une certaine situation5566. : une situation, c’est-à-dire un contexte
chargé de sens et non un simple événement. Le quelque chose qui provoque
l’émotion en est l’occasion mais non la cause : puisque la même
tauromachie suscite l’enthousiasme de l’aficionado et l’horreur de l’ami des
animaux, c’est bien que l’émotion n’est pas dans l’événement lui-même.
L’émotion est autre chose que la conscience que nous avons de nos troubles
organiques ; elle est une conduite globale qui ne peut se réduire au vécu
conscient. C’est dire qu’elle fait déjà sens au cœur de l’existence. Les
hommes sont inégaux sur le plan de l’émotivité : une situation n’est pas
émouvante en soi, elle ne le devient que grâce à celui qui lui confère ce sens
et l’accepte pour soi. Le maréchal Foch disait qu’il ne connaissait rien de
plus émouvant dans sa vie qu’une remise de médailles militaires...
L’émotion est métonymique, en effet : nombreux sont ceux qui, lors de
certaines cérémonies, sont émus aux larmes en voyant hissé le drapeau
national ou en entendant l’hymne de leur pays. Alors qu’il est possible
qu’un sentiment soit confus au point de passer sous la frange de la
conscience (on peut aimer d’amour quelqu’un sans trop clairement le
savoir), l’émotion, quant à elle, se connaît dans son évidence immédiate :
on ne peut être triste ou joyeux sans le savoir. Là d’ailleurs réside l’une des
faiblesses de la théorie physiologiste : il y a bien des mouvements du corps
dont nous n’avons pas conscience, et la conscience d’un état interne peut
errer. Cela dit, c’est une vraie question que de savoir dans quelle mesure
une émotion peut être inconsciente. Descartes évoque le cas d’un homme
qui vient de perdre sa femme : « il se peut faire que son cœur est serré par la
tristesse que l’appareil des funérailles et l’absence d’une personne à la
conversation de laquelle il était accoutumé excitent en lui (...) il se peut se
faire (...) qu’il sente cependant une joie secrète dans le plus intérieur de son
âme »5567.. Cette joie secrète, la conscience ne l’admet pas. S’agit-il
encore d’une émotion ?
Il n’est pas étonnant que la psychanalyse ait, parmi les états émotifs,
privilégié l’angoisse — l’angoisse ayant ceci de spécifique, qu’à la
différence des autres émotions, elle contient en soi de l’ambivalence5568..
Le sujet angoissé est de fait partagé entre deux motions contraires et il est
dans l’impossibilité de comprendre cet état et même de l’apercevoir.
Sous le terme générique de « théorie psychologiste » sont associés par
conséquent des points de vue différents voire divergents, qui accordent à la
conscience réfléchie une importance plus ou moins grande. La théorie
psychologiste n’est pas nécessairement intellectualiste. C’est l’importance
accordée au jugement de la raison qui donne son contenu à la théorie
intellectualiste — laquelle soulignera la présence et le rôle de la
contradiction5569., et d’abord celle qui sépare une situation prévue et une
situation réelle. Une attente, (elle-même chargée d’émotivité : voir le
suspense du cinéma), est déjouée (c’est le réel qui semble alors se jouer de
nous) — l’émotion est alors à son point d’intensité maximale5570.. Pour la
psychanalyse, le sens de l’émotion n’est pas à chercher dans l’émotion elle-
même mais dans un vécu originaire, auquel elle est reliée par des lois
d’association métaphorique5571. et métonymique5572.. Toute émotion
serait le représentant symbolique d’une émotion archétypale (mais
singulière, liée à l’histoire du sujet), forcément inconsciente.
Sartre reproche à la conception physiologiste et à la conception
psychologiste classique de poser le sujet et l’objet de l’émotion face à face
comme s’il n’y avait pas, dans le vécu de l’émotion, expression d’une
indissoluble unité. L’émotion « n’est pas un accident parce que la réalité-
humaine n’est pas une somme de faits ; elle exprime sous un aspect défini
la totalité synthétique humaine dans son intégrité »5573., « l’émotion
signifie à sa manière le tout de la conscience »5574.. L’Esquisse d’une
théorie des émotions est une esquisse d’une théorie phénoménologique, ce
qui signifie, d’après la lecture sartrienne de Husserl, l’accent mis d’une part
sur l’intentionnalité de la conscience, d’autre part sur la donation de sens.
Ainsi sont récusées et l’explication physiologiste qui manque le sens, et
l’explication psychanalytique qui écarte la conscience. L’émotion, selon
Sartre, est une conduite irréfléchie mais consciente5575.. Elle est une
conduite d’échec, ce qui signifie que la conscience a forgé cette
signification. Loin d’être un désordre qui place l’individu en état
d’anarchie, l’émotion est finalisée — mais de manière irréfléchie : « elle ne
peut, écrit Sartre, être conscience d’elle-même que sur le mode non-
positionnel »5576.. La conscience reste maîtresse du jeu : « dans l’émotion,
c’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde
pour que le monde change ses qualités »5577.. L’émotion signifie « la
totalité des rapports de la réalité-humaine au monde »5578. : elle n’est pas
le signe épiphénoménal d’un dérèglement passager de l’existant mais un
sens nouveau que l’être-dans-le-monde se donne lui-même. L’émotion, pour
Sartre, est une manière pour la conscience de se poser face au monde, et de
se poser contradictoirement, en s’anéantissant. Elle est « une transformation
du monde »5579. qui utilise le corps comme moyen d’incantation5580.. Ne
pouvant changer le réel, la conscience change la représentation qu’elle s’en
fait en suspendant l’ordre objectif de la causalité : Sartre la compare à la
magie5581.. Ce faisant, la conscience se supprime elle-même en
supprimant ce que Sartre, après Heidegger, appelle « le monde des
ustensiles »5582.. Cette transformation est en effet de nature magique5583.,
et c’est pourquoi la conscience contradictoirement s’anéantit en
anéantissant le monde : « Ce sont là les limites de mon action magique sur
le monde : je peux le supprimer comme objet de conscience mais je ne le
puis qu’en supprimant la conscience elle-même ».5584. Tournant le dos à la
conception classique (cartésienne, spinoziste et kantienne) d’une émotion
comme passion et servitude, Sartre voit dans l’émotion une expression et
une expérience de la liberté5585..
Enfin on peut, comme Bergson, admettre entre l’émotion et la
représentation, les deux relations : « À côté de l’émotion qui est l’effet de la
représentation et qui s’y surajoute, il y a celle qui précède la représentation,
qui la contient virtuellement et qui en est jusqu’à un certain point la cause
»5586..
 
 
II. SENS ET FINALITÉ DE L’ÉMOTION
 
« Il y a le peureux qui regarde sous son lit et le peureux qui n’ose même
pas regarder sous son lit » disait Jules Renard.
On peut mettre entre parenthèses le contenu qualitatif (agréable ou
désagréable) de l’émotion et se demander quelle est sa finalité. Deux thèses
opposées s’affrontent : certains y voient un signe adapté, d’autre un trouble
inutile et dangereux.
 
 
1. L’émotion fonctionnelle
 
L’expression de l’émotion est le commencement d’une action : dans la
peur, on peut reconnaître une ébauche de fuite, dans la colère, une esquisse
d’agression. Qui niera que la peur soit l’alarme d’un danger ? Sans elle,
bien des espèces animales auraient disparu. L’adaptation de la conduite
connaît d’ailleurs toutes sortes de degrés : fuir de peur est plus approprié
que trembler sur place ou s’évanouir. Il existe, pour une situation donnée,
une hiérarchie fonctionnelle des émotions.
Darwin reconnaissait dans le comportement émotif la trace d’actes anciens
autrefois accomplis par nos ancêtres et même par les animaux. Son
explication est finaliste : dans la peur, les yeux sont grand ouverts, car ainsi
l’adversaire est mieux vu, ou bien les sphincters se relâchent car l’animal,
rendu plus léger par la miction et la défécation involontaires, est plus apte
au combat ou à la fuite. Darwin retenait le principe des habitudes utiles :
lorsqu’un même état se reproduit, la force de l’habitude et de l’association
tend à produire des réactions semblables même si elles ne sont plus utiles :
ainsi l’homme en colère serre-t-il les poings lors même qu’il n’est en
présence d’aucun adversaire. Cela dit, Darwin admettait, pour dépasser le
cadre du strict fonctionnalisme, qu’il pouvait s’agir de la libération d’un
excès de force nerveuse.
Fonctionnaliste également, et adaptative, la thèse de Kurt Goldstein qui,
dans un article, comprenait l’émotion comme autoréalisation parce qu’elle
permet la sauvegarde de l’individu dans une situation particulièrement
instable. L’émotion donne la force à la faiblesse : « ce que l’émotion de la
colère, a écrit Kant, ne fait pas dans la hâte, elle ne le fera jamais, et elle est
facilement oublieuse »5587.. Fonctionnaliste enfin la chimie des émotions
lorsqu’elle montre que la décharge d’adrénaline dans le sang induit une
production d’énergie surabondante directement utilisable.
L’émotion peut aussi servir à des comportements plus élaborés. Bergson a
souligné son importance dans tous les domaines de la culture5588. et la
psychologie moderne a montré l’impossibilité d’une séparation entre une
intelligence exclusivement rationnelle et une émotivité vouée au trouble et à
la nuit. En fait, la dimension émotionnelle, si elle peut se trouver réduite,
n’est jamais anéantie.
 
 
2. L’émotion dysfonctionnelle
 
Spinoza appelle servitude « l’impuissance de l’homme à gouverner et à
contenir ses sentiments »5589.. « En effet, l’homme soumis aux sentiments
ne dépend pas de lui-même, mais de la fortune ».5590. Comment pourrait
être adéquate une action commandée par le hasard ? Xénophon raconte que
Cyrus avait fait fouetter la mer coupable, à ses yeux, de s’opposer par la
tempête au passage de sa flotte. Loin d’être un facteur d’adaptation,
l’émotion désorganise celui qui y est soumis. Alors que le sentiment a un
rôle régulateur, l’émotion est chaotique. Janet y voyait une désadaptation,
une conduite d’échec : lorsque la tâche à réaliser est trop difficile et que
nous ne pouvons tenir la conduite supérieure qui s’y adapterait, l’énergie
psychique libérée se dépense par un autre canal : on tient alors une conduite
inférieure, qui nécessite une tension psychologique moindre parce qu’elle
correspond à une régression à l’élémentaire, au primitif, à l’immédiat5591..
De fait, l’émotion simplifie les comportements au point d’en dessiner une
caricature — alors, l’agent devient pantin, il ne parle plus, il balbutie ou
vocifère. La complexité des rapports avec le monde est gommée : reste une
relation tracée à gros traits, simplifiée jusqu’à l’outrance (la menace,
l’agression ou le triomphe).
Autre signe de désorganisation : il y a entre l’émotion et l’inactivité une
connivence essentielle : non seulement l’émotion rend impropre à l’action
(la joie embrouille et la terreur5592. paralyse) mais c’est de l’inactivité
même que l’émotion surgit (en ce sens, la surprise, qui fait le sujet interdit,
est un paradigme5593.). C’est parce qu’il ne peut pas encore agir et donc
parce qu’il ressent le décalage entre la pensée de l’action nécessaire et
l’absence d’action réelle, que l’acteur de théâtre ou le candidat à l’examen
éprouve le trac5594. — cette angoisse spécifique alimentée par
l’impression que la performance est vouée à être inférieure à la compétence.
L’émotion place celui qui en est le sujet (et même la victime) dans une
infériorité et un échec aggravés. Loin d’être utile, elle rend la situation
aporétique : la peur cloue sur place (cataplexie) et fait de l’ému une victime
expiatoire ; quant au fuyard, il tourne dangereusement le dos à l’assaillant.
L’enfant ne maîtrise presque rien du monde, et il est plus émotif que
l’adulte : cercle vicieux, son émotivité est à la fois cause et effet de sa
faiblesse. L’émotion s’auto-entretient (nous avons rencontré déjà ces
circuits en boucle). La crainte pathologique de rougir (éreuthophobie) suffit
à faire rougir, comme le doute sur sa propre virilité peut rendre l’homme
impuissant.5595. L’hypocondrie brouille la frontière du réel et de
l’imaginaire : elle est une maladie véritable.
Evoquons pour terminer l’expérience fameuse5596. réalisée par Lev
Koulechov dans les années 1920 en Union soviétique et qui met en
évidence le processus psychologique par lequel le spectateur suppose une
émotion déterminée d’après le contexte dramatique et non d’après
l’expression du corps. Extrayant d’un vieux film un gros plan de l’acteur
Mosjoukine dont le regard assez vague était volontairement inexpressif,
Koulechov en fit tirer trois exemplaires. Puis il raccorda successivement le
premier à un plan d’une assiette de soupe, le second à un plan de cadavre, et
le troisième à un plan de femme à demi-dévêtue. Ensuite mettant bout à
bout ces trois fragments composés, il projeta l’ensemble à des spectateurs
non prévenus. Or tous, unanimement admirèrent le talent de l’acteur qui
exprimait à merveille, et successivement, la convoitise, la terreur et le désir.
Si nous pensons l’émotion adaptée, c’est parce que nous la souhaitons telle.
 
 
III. SENS CULTUREL DE L’ÉMOTION
 
L’émotion, pour des raisons diverses, peut être cultivée ou réprimée. Elle
n’est pas seulement un fait, elle est une valeur. Elle ne concerne donc pas
seulement, pas d’abord, l’individu — point de vue que la philosophie et la
psychologie pour des raisons évidentes ont privilégié.
L’émotion, même personnelle, vit dans l’étalement hors du moi : « Quand
la musique pleure, écrit Bergson, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui
pleure avec elle. À vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous ;
elle nous introduit plutôt en eux, comme des passants qu’on pousserait dans
une danse »5597.. L’émotion, à la différence du sentiment, est contagieuse :
elle s’entretient elle-même, perdant l’objet de vue, vivant de ses propres
frémissements5598.. Ainsi se propagent les paniques et les rumeurs. Les
relations interpersonnelles sont une source perpétuelle d’émotions : c’est
pourquoi dans une grande ville, les émotions sont davantage entretenues
que dans un village5599..
L’histoire de l’émotion est celle d’une longue répression. Aucune société
n’a jamais accepté la libre expression des émotions — sauf lors de
circonstances que leur caractère de fête signale comme exceptionnelles.
Toutes les grandes sagesses orientales (brahmanisme, bouddhisme, taoïsme)
et grecques (épicurisme, stoïcisme) ont fait de la maîtrise des émotions,
voire de leur extinction, une exigence première5600.. Rien n’est plus
contraire à l’idéal d’équanimité que vise le sage ou le saint, que l’irruption
d’une émotion. L’épicurien cherche l’ataraxie, le stoïcien, l’apathie : les
troubles affectifs sont bannis comme des maladies de l’âme. À la colère,
Sénèque oppose la clémence, critère du bon prince, vertu positive. La
clémence n’est pas la pitié, car elle n’est pas un sentiment, une émotion,
mais un jugement fondé en raison et un aspect de la « vertu » stoïcienne. La
Bhagavad Gita dit de la colère qu’elle est destructrice du soi5601.. Dans le
bouddhisme, la colère, si elle n’est pas la passion fondamentale (rôle dévolu
au désir ou à la « soif »), constitue le modèle de toute passion5602. : c’est
pourquoi sa maîtrise est indispensable5603.. En politique, l’émotion est
mauvaise conseillère mais c’est elle justement que cultive le démagogue.
L’émotion est volontiers xénophobe, même si elle n’exclut pas la fraternité,
et c’est elle qui, après un crime choisi pour son horreur propre, suggère que
la peine de mort peut être juste et bonne. Sur fond d’éros refoulé, la vie se
change en rage destructrice : c’est cela que Wilhelm Reich appelait « peste
émotionnelle ».
Comme il y a une anthropologie culturelle de l’émotion, il y a une histoire
de l’émotion — suffisamment riche et contradictoire pour nous rendre
prudent quant à l’existence d’une « nature humaine »5604. affective.
S’il fallait caractériser l’état actuel de la société dans son rapport à
l’émotion, on pourrait dire à la fois intériorisation et hystérisation. Loin
d’être exclusifs, ces deux mouvements sont corollaires. D’un côté, les
affects les plus forts (la joie amoureuse, le deuil) sont refoulés dans le réduit
de la subjectivité, soumettant l’individu à des tensions vives5605.. Alors
même que les drames les plus dévastateurs (famine, guerre) sont écartés, du
moins dans les pays les plus riches, la peur5606. est désormais la maîtresse
des vies. Dans une situation de conflit intériorisé5607., le vieil idéal de
l’ataraxie reprend vigueur5608.. Du coup, l’émotion paraît obscène alors
même qu’analogue en cela au péché par omission de la morale chrétienne,
c’est son absence qui l’est (notons qu’à la différence de l’érotisme, la
pornographie est vierge de toute émotion)5609.. Mais la vie de l’homme
moderne, sans épopée, est guettée par l’ennui de la répétition ; aussi la
surprise qui révèle une contradiction entre le comportement acquis et la
situation nouvelle, entre l’événement attendu et l’événement réel, cette
surprise sera fortement valorisée. Le culte de l’émotion est symptôme de
nihilisme — l’émotion étant ce qui reste lorsque l’individu est devenu
incapable de donner un quelconque sens au monde et à sa vie. D’où cette
culture de l’accident — la seule véritable culture des médias actuels. De
même que chez Ford, il y avait des gens qui étaient payés pour penser, dans
le monde des spectacles il y a des gens payés, sinon pour s’émouvoir, du
moins pour en donner les apparences. Dans la société contemporaine,
l’émotion se vit aussi par procuration. En devenant spectacle, c’est-à-dire
argent, elle a même englobé la sensation5610.. Et certainement est-ce
comme images de l’émotion plutôt que comme violence qu’il convient
d’interpréter les images de la violence5611.. Nul doute que le succès
populaire du cinéma vienne de là : en inventant le gros plan (le spectateur,
dans la salle, est toujours éloigné d’une scène de théâtre), le cinéma5612.
donne à voir la colère, la peur, la joie sur les visages, mieux que la peinture
parce qu’une expression fixée est une icône5613., elle n’appartient pas à la
vie. Seulement une apparence de vie n’est pas la vie, et encore moins la
réalité. L’émotion est un narcotique — la nouveauté étant qu’elle est vécue
par médiation. Le culte et l’exacerbation des émotions ne vont pas sans leur
anesthésie5614.. La servitude dont parlait Spinoza change de forme mais
elle garde son sens car si les médias actuels dans leur langue de bois
électronique diffusent tant de « grands moments d’émotion », c’est bien
qu’ils sont incapables de fournir ne fût-ce qu’un bref instant de pensée.
Enfin l’émotion est l’un des derniers terrains de conquête du capital : la «
neuro-économie »5615. s’y intéresse à des fins d’explication (la rationalité
économique ne va pas sans émotion) et de manipulation. Tout récemment,
on a inventé un « affective computing », une informatique affective comme
cadre de recherches en vue de fabriquer des automates capables de détecter
et d’exprimer des affects.
 
*
 
Voir aussi
 
L’affectivité. L’amour. La beauté. La catastrophe. L’inconscient. La
musique. La passion. Le plaisir. La sagesse. Le sensible. Le tragique.
 
*
 
Bibliographie
 
R. Descartes, Les Passions de l’âme.
B. Spinoza, Éthique.
E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 73-79.
Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, trad. fr., Rivages Poche,
2001.
William James, Précis de psychologie, trad. fr., Les Empêcheurs de penser en rond, 2003.
H. Bergson, — Essai sur les données immédiates de la conscience.
— Les Deux sources de la morale et de la religion.
S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, trad. M. Tort, PUF, 1981.
J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, 1965.
Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Odile Jacob, 1999.
Michel Lacroix, Le Culte de l’émotion, Flammarion, 2001.
Antonio Damasio, — L’Erreur de Descartes. La raison des émotions, trad. fr., Odile Jacob, 2008.
— Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. fr., Odile Jacob, 2008.
5534 D’où la distinction qui a été faite entre les « émotions-chocs » et les « émotions-sentiments ».
W. James différenciait les émotions fortes ou grossières (coarse emotions) et les émotions fines
(subtler emotions). Un même mot peut signifier le sentiment ou l’émotion (la joie, la tristesse).
5535 « L’émotion, écrit Kant, agit à la manière d’une eau qui rompt la digue ; la passion à la
manière d’un cours qui se terre toujours davantage dans l’excavation de son lit » (E. Kant,
Anthropologie du point de vue pragmatique, § 74, AK VII, 252, trad. fr., Œuvres philosophiques III,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 1068).
5536 Avec la frayeur et la terreur, qui sont des intensifications spécifiques de la peur. À distinguer
de la crainte, qui est un sentiment. Alors que la crainte est rationnelle, la peur est irrationnelle.
5537 Plus qu’une simple inquiétude, l’angoisse est un état d’attente au danger, connu ou inconnu,
réel ou imaginaire, mais à la différence de la peur, ce danger n’a pas de contours déterminés. On ne
dira pas qu’on est angoissé par le lion échappé du zoo. On est en revanche angoissé par la mort.
5538 A différencier de la sensation de douleur et du sentiment de tristesse.
5539 Ce qui différencie la frayeur de la peur, par exemple, c’est l’élément de surprise : un morceau
de réel, immédiatement perçu comme dangereux, fait brusquement irruption dans le champ d’une
conscience qui ne s’y attendait pas.
5540 On disait « émotions populaires ».
5541 Ce mouvement peut être d’ailleurs tout intérieur (si l’enthousiasme pousse le corps en avant,
la surprise l’immobilise).
5542 Angoisse vient d’un mot latin signifiant étroitesse. Son prototype — ainsi que Descartes
l’avait deviné — vient de ce qu’Otto Rank appelait le traumatisme de la naissance.
5543 D. Denton, Les Émotions primordiales et l’éveil de la conscience, trad. fr., Flammarion, 2005.
5544 Platon faisait observer que « le bébé est tout colère ».
5545 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 76.
5546 Xerxès fouettant la mer, Jésus chassant les marchands du Temple : ce n’est pas la même
colère.
5547 B. Spinoza, Éthique, démonstration de la proposition XLI de la Quatrième partie, trad. fr.,
Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 526.
5548 B. Spinoza, Éthique, démonstration de la proposition LIX de la Quatrième partie, ibid., p.
540.
5549 Voir les titres des ouvrages d’Antonio Damasio dans la bibliographie à la fin du chapitre.
5550 Descartes définit les passions de l’âme « des perceptions ou des sentiments, ou des émotions
de l’âme » (Les Passions de l’âme, art. 27, in Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 709).
5551 De fait, on n’a jamais trouvé société humaine ignorante des rires et des larmes.
5552 Les passions de l’âme (...) « sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement
des esprits » (R. Descartes, Les Passions de l’âme, art. 27, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 709).
5553 Trad. fr., Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. Titre original : Principles of Psychology.
5554 P-E-R.
5555 P-R-E.
5556 La vieille recette de Napoléon utilisée aujourd’hui par les dirigeants politiques ou
économiques : rien de tel pour faire tomber la colère d’un protestataire que de l’asseoir sur un petit
siège.
5557 Les manifestations neuro-végétatives concernent le système cardio-vasculaire (rythme
cardiaque, pression sanguine, vaso-constrictions et vaso-dilatations). Panurge, mort de peur, souille
ses braies durant la tempête.
5558 Les réactions émotives correspondent surtout à une excitation du sympathique, elle-même
renforcée peu à peu par les décharges d’adrénaline qu’elle déclenche. Cependant les inhibitions de
l’action du parasympathique qui agit de manière plus élective ne sont pas exclues, comme dans le
phénomène de bouche sèche ou lors d’un relâchement des sphincters.
5559 Pression systolique, réflexes psycho-galvaniques dans la peur, pression diastolique, baisse de
la température de la peau des mains et de la face dans la colère.
5560 Forte sécrétion d’adrénaline dans la peur, de noradrénaline dans la colère. L’émotion agréable
entraîne dans le cerveau la libération de phényléthylamine.
5561 « La tristesse (...) en étrecissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement
dans les veines et que devenant plus froid et plus épais, il a besoin d’y occuper moins de place ; en
sorte que, se retirant dans les plus larges, qui sont les plus proches du cœur, il quitte les plus
éloignées, dont les plus apparentes étant celles du visage, cela le fait paraître pâle et décharné,
principalement lorsque la tristesse est grande ou qu’elle survient promptement, comme on voit en
l’épouvante, dont la surprise augmente l’action qui serre le cœur ». (R. Descartes, Les Passions de
l’âme, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 748-749).
5562 Aucun tracé d’éveil cérébral spécifique n’a pu être enregistré chez les sujets soumis à une
émotion.
5563 Les travaux d’anthropologie culturelle montrent la diversité, donc le caractère acquis, de la
vie émotionnelle (au Japon, le sourire peut être une expression de deuil).
5564 L’émotion est aussi un appel. On ne pleure pas seul si l’on n’imagine personne à ses côtés.
5565 Les Travailleurs de la mer III, I, 2.
5566 C’est pourquoi la perception en tant que telle est insuffisante pour expliquer l’émotion. Le
lion dans sa cage et le même lion échappé : la perception est du même lion mais l’émotion n’est pas
la même.
5567 R. Descartes, Les Passions de l’âme, art. 147, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 766 (l’article
s’intitule « Des émotions intérieures de l’âme »).
5568 S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, trad. M. Tort, PUF, 1981, p. 20.
5569 La contradiction — à différencier de l’ambivalence et de l’équivoque — est rationnelle.
5570 Il est clair qu’une contradiction ne nous touche que si elle a une signification pour nous.
5571 Ainsi s’expliquent les phobies d’animaux. Le cheval qui terrifie le petit Hans (analysé par
Freud) représente son père.
5572 H. Wallon rapporte le cas d’une personne à qui on avait appris la mort de sa fille alors qu’elle
était à table. Dès lors, chaque fois qu’elle se trouvait en présence des mêmes mets, elle avait envie de
vomir. On a observé que les adultes les plus émotifs sont ceux qui durant leur enfance ont été le plus
souvent malades.
5573 J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, 1965, p. 17.
5574 Ibid., p. 16-17.
5575 Sartre dit : conscience non thétique (la façon pour la conscience, d’être thétiquement elle-
même, c’est de se transcender).
5576 J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, op. cit., p. 38.
5577 Ibid., p. 44.
5578 Ibid., p. 66.
5579 Ibid., p. 43.
5580 Ibid., p. 50.
5581 Ibid., p. 43.
5582 Ibid., p. 62.
5583 Ibid. « La joie est une conduite magique qui tend à réaliser par incantation la possession de
l’objet désiré comme totalité instantanée » (ibid., p. 49).
5584 Ibid., p. 45-46.
5585 C’est en quoi le petit écrit que constitue l’Esquisse campe centralement dans la pensée de
Sartre.
5586 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, PUF, 1970, p. 1014.
5587 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 74, Œuvres philosophiques III, op.
cit., p. 1068.
5588 « Qu’une émotion neuve soit à l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la
civilisation en général, cela ne paraît pas douteux » (H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de
la religion, in Œuvres, 1970, P.U.F., p. 1011).
5589 B. Spinoza, Éthique, Préface de la Quatrième partie, op. cit., p. 487.
5590 Ibid.
5591 Exemple de ceux qui, sous le coup de la colère, se remettent à parler un patois oublié ou bien
avec un accent perdu depuis longtemps. Alexandre en colère parlait macédonien, et Napoléon, corse.
5592 Ann Radcliffe, auteur de romans noirs, distinguait la terreur qui dilate l’âme et suscite une
activité intense de toutes nos facultés et l’horreur qui les contracte et va jusqu’à les anéantir (la
distinction a encore cours aujourd’hui chez les auteurs anglo-saxons, et s’applique au domaine du
cinéma).
5593 P. Janet disait que la surprise est la grande cause de l’émotion.
5594 Trac est de la même famille que « trace » et « traqué ». Ce terme désignait le fait (pour le
gibier suivi à la trace) d’être dépisté. Sans l’action réelle, le candidat ou l’acteur ne peut que
s’imaginer victime ; c’est pourquoi le trac disparaîtra généralement lorsque l’action sera enclenchée.
5595 Il y a des femmes qui sont frigides par peur de ne pas jouir comme il y a des hommes
impuissants par peur de ne pas faire jouir. Mais l’inverse existe aussi (une frigidité née de la peur de
jouir et une impuissance née de celle de faire jouir).
5596 Elle devait avoir sur la philosophie du montage cinématographique de S.M. Eisenstein une
influence décisive.
5597 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, op. cit., p. 1008.
5598 C’est pourquoi sur les lieux d’une catastrophe, les secouristes auront d’abord soin d’éviter
tout attroupement.
5599 Nombre de biologistes pensent que ce vécu social émotionnel dans les grandes villes
modernes a un impact (favorable) sur le développement physique des individus.
5600 Le judaïsme et le christianisme font figure d’exception : la Bible fait état à plusieurs reprises
de la colère de Dieu (le Déluge, Babel etc.), Jésus, qui est sans péché, a connu la colère (l’épisode des
marchands du Temple) — et le jour du jugement dernier est appelé Jour de colère (Dies Irae).
5601 Avec le désir et la convoitise, elle constitue la « triple porte de l’enfer » (Bhagavad Gita, XVI,
21).
5602 Idée analogue chez Sénèque.
5603 Voir Le Bouddha, Dhammapada, trad. J.-P. Osier, Flammarion, 1997, pp. 93-95. À cet égard,
les « divinités irritées » du bouddhisme tibétain, sont représentations d’un bouddhisme (le lamaïsme)
assez éloigné du bouddhisme originel (Theraveda).
5604 Il n’y a pas si longtemps une femme qui voulait être prise s’évanouissait en public ; cette
expression de l’émotion n’est plus guère portée de nos jours.
5605 L’amour et la mort étaient affaires collectives jadis. Ils sont devenus affaires personnelles.
5606 Peur d’être dépossédé (de son travail par le chômage, de ses biens par le vol etc.).
L’intensification et la multiplication des peurs sont à la mesure des exigences toujours accrues de
sécurité.
5607 Stress est son nom.
5608 Voir la valeur accordée au cool par opposition au hot et au hard.
5609 Dans le domaine précisément (la sexualité) qui les induit toutes. En fait, l’émotion pense trop
pour l’univers décérébré de la pornographie.
5610 Voir l’usage journalistique qui est fait du « sensationnel ».
5611 Cela signifierait que la violence au cinéma n’est pas première.
5612 D’autant plus qu’à ses débuts la technique ne permettait pas encore l’expression par les mots.
5613 Même en mouvement, une émotion peut être mal interprétée, car elle est culturellement codée
(les rasa, émotions-types, du Bharat Natyam, la danse classique indienne, sont incompréhensibles
pour un regard non averti).
5614 David Novitz parle d’une « anesthétique des émotions » pour désigner ce pouvoir qu’a l’art
d’annihiler les réactions que le spectateur/auditeur/lecteur aurait dû normalement avoir en présence
de choses et de situations heurtant sa sensibilité (D. Novitz, « L’anesthétique des émotions », trad. fr.,
in Esthétique contemporaine, anthologie, Vrin, 2005, p. 413-444).
5615 Application des neurosciences au domaine économique.
55. L’encyclopédie
 
 
 
Toute encyclopédie ne peut manquer d’être philosophique, disait Maurice
Blanchot5616.. L’Encyclopédie est une modalité du savoir total considéré
du point de vue du sage (et non de celui de l’illuminé).
On a distingué un esprit encyclopédiste (d’avant le XVIIIe siècle) et l’esprit
encyclopédique. L’encyclopédisme comme tendance, projet et réalisation
est bien plus ancien que son triomphe. Tout se passe comme si, des siècles
durant, existait en puissance un idéal de savoir total que seul l’âge moderne
pourra mener à bien. Si Héraclite, et après lui Platon, pestent déjà contre la
polymathie5617., c’est bien que l’encyclopédisme existait déjà avant même
qu’aucune encyclopédie ne fût effectivement rédigée.
L’encyclopédisme existe dans toutes les cultures parce que dans toutes les
cultures existent l’ambition et la prétention de totaliser le savoir des choses
de l’univers. La mythologie fut une manière d’encyclopédie orale, où
étaient classés, dans un ordre cosmique et social en même temps, les êtres et
les choses5618.. Dans son projet de réduire le monde à l’unité de sa totalité,
l’encyclopédie peut être considérée comme l’héritière de la mythologie.
Elle est une mythologie formalisée et désacralisée.
Ceux que l’on appelle les primitifs ont un savoir proprement
encyclopédique de leur milieu naturel. On a peine à se représenter la somme
d’expériences et de savoirs que le moindre objet technique recèle5619..
Les paroles ne sont pas, chez les peuples primitifs, les seuls supports
possibles de l’encyclopédisme — ainsi, chez les Ashantis, les poids en
laiton ne servent pas seulement à la pesée, ils constituent aussi une manière
de répertoire du savoir de ce peuple. Il n’en reste pas moins vrai que
l’existence de l’écriture est la condition nécessaire pour voir apparaître des
encyclopédies au sens propre du terme. L’écriture est même la médiation
nécessaire pour le passage de l’encyclopédisme comme tendance à
l’encyclopédie comme réalité. Une encyclopédie ne peut être simplement
dite — ou montrée.
On sait par ailleurs que l’écriture est apparue au sein de sociétés
organisées politiquement en structures de vastes dimensions — les empires
(populations nombreuses réunies sous une autorité centrale, grandes
étendues géographiques). Presque toujours, une religion constitue
l’armature idéologique et le ciment unificateur de ces ensembles humains :
ces conditions apparaissent directement dans les encyclopédies anciennes
(rôle du confucianisme et du taoïsme en Chine, du védisme en Inde, du
christianisme dans les encyclopédies médiévales).
 
 
I. NATURE DE L’ENCYCLOPÉDISME
 
Entre Varron et Diderot, les Vedas et l’Encyclopædia Universalis, les
différences sont évidentes — mais les points communs suffisamment
nombreux pour qu’on puisse parler d’un esprit encyclopédique.
 
 
1. Origines
 
L’histoire du mot « encyclopédie » est passablement chaotique. Jamais les
Grecs n’ont utilisé ce mot tel quel pour lui faire signifier l’ensemble des
connaissances. Il s’agit d’abord d’une expression formée de deux éléments,
désignant le cercle et l’éducation. Cela dit, l’idée que les connaissances
puissent former cercle et que l’éducation doive en tenir compte est
évidemment ancienne. L’association des deux mots enkuklios et païdeia
remonte aux Pythagoriciens et renvoie significativement à l’union des arts
au sein de cette œuvre d’art totale que les Grecs appelaient choros, choreia
ou mousikè. Les Grecs appelaient « arts encycliques » ce qui deviendra chez
les Romains, puis chez les Médiévaux, via le néoplatonisme, « arts libéraux
» : astronomie, géométrie, musique, philosophie, médecine, grammaire,
rhétorique. Quintilien utilise le terme d’enkuklopaideia dans le sens de «
cours d’étude ». Dans la préface de son Histoire naturelle, Pline indique
qu’il « faut avant tout atteindre ce que les Grecs nommaient ‘enkukliou
païdeia’ — un cours complet, circulaire des connaissances »5620.. Chez
Clément d’Alexandrie5621., les arts libéraux étaient dits aussi
encyclopédiques, mais c’est avec la naissance de l’imprimerie que le mot
prendra son sens contemporain. Il ne peut en effet y avoir d’encyclopédie,
au sens rigoureux du mot, qu’écrite — mais le sens premier de cycle des
études va perdurer pendant un certain temps.
Vincent de Beauvais (XIIIe siècle), qu’on appelait « le mangeur de livres »,
convertit le projet de Louis IX de constituer une bibliothèque — projet qui
ne put être mené à bien — en un ouvrage encyclopédique appelé Speculum
Majus, Le Grand Miroir, organisé selon un plan quadripartite censé être
celui-là même de Dieu, et que Maurice de Gandillac rapproche des
collections arabes5622. : le miroir naturel, le miroir doctrinal, le miroir
moral et le miroir historique. À lui seul, le miroir naturel comprend 32
livres — en lui se reflètent toutes les réalités de ce monde dans l’ordre
même où Dieu les a créées. Les six journées de la Création marquent les
différents chapitres de cette grande encyclopédie de la nature. Le miroir
doctrinal (miroir de la science) s’ouvre par le récit du drame qui explique
l’énigme de l’univers, par l’histoire de la Chute. Il y a dans la science,
pense Vincent de Beauvais, un esprit de vie, et à chacun des sept arts
correspond un des sept dons du Saint-Esprit. Mais cette symbolique des
nombres ne suffit pas à structurer toute l’encyclopédie, et il est intéressant
de noter chez Vincent de Beauvais l’apparition certes localisée, mais ô
combien significative, d’un ordre alphabétique perçu comme arbitraire,
mais aussi comme nécessaire.
Albert le Grand, dont Étienne Gilson disait qu’il s’était jeté sur tout le
savoir gréco-arabe avec le joyeux appétit d’un colosse de bonne humeur, et
qui fut surnommé par ses contemporains « le docteur universel » comme
Alain de Lille, a laissé une Somme des créatures, une Somme de théologie
et un Commentaire des sentences ; de plus, il s’était attelé à une compilation
encyclopédique où tout entrait : les mathématiques, la physique, la
métaphysique. Et comme si la coupe du savoir n’était pas encore pleine, la
postérité attribua à Albert le Grand la paternité du Grand Albert, un ouvrage
d’occultisme, recueil de recettes magiques, qui fut peut-être le plus fameux
que le Moyen Âge nous ait laissé.
Les sommes du Moyen Âge — dont celles de Thomas d’Aquin
représentent l’exemple et le modèle — répondent à trois aspirations
différentes mais qui, éventuellement, se conjuguent : celle d’accumuler les
connaissances — origine du genre encyclopédique ; celle d’abréger un
grand nombre de connaissances — origine du genre « compendium » ; celle
de construire un ordre fondé en raison — origine du genre systématique.
L’encyclopédie, le résumé, le système, ce sont là trois façons de concevoir
la totalité — extensive, intensive et unitaire. La Somme théologique de
Thomas d’Aquin est extensive dans son plan, intensive dans ses questions
et unitaire dans ses réponses.
Le Moyen Âge a donc cultivé le savoir total de deux manières : par la
somme théologique d’où dérivera à l’âge classique la mathesis universalis,
et par l’encyclopédie. Plusieurs images désignent cette encyclopédie : le
jardin, le trésor, la fontaine, le puits, le collier, et le miroir.
L’image du jardin a l’origine la plus ancienne, partant la plus vénérable.
En persan, le mot signifiant « jardin » est pardès dont nous avons tiré notre
« paradis ». Chez les Arabes, le terme de paradis servait à désigner les
ouvrages de la totalité. Ainsi l’encyclopédie de Tabari (ixe siècle) fut-elle
intitulée Paradis de la Sagesse. Une encyclopédie est un « jardin des
sciences »5623.. Liée à cette image du jardin-paradis, condensant la
création dans ce qu’elle a de plus fraîchement éclatant pour l’homme, il faut
réserver une place particulière à la métaphore de la prairie5624.. Notre mot
« anthologie » (littéralement « recueil de fleurs ») est l’héritier tardif de
cette idée du jardin du savoir — lieu privilégié, protégé, cultivé (à l’inverse
de la sauvagerie de la forêt ou du désert environnant), mais dont la forme
géométrique (généralement carrée — symbole de la Terre) et la profusion
microcosmique (la variété des espèces qui y croissent) renvoient
symboliquement à la création entière.
L’image du trésor se retrouve également dans plusieurs aires culturelles,
depuis le Livre dou Trésor, de Brunetto Latine, qui francise le latin
Thesaurus, remis à la mode de nos jours, jusqu’aux ouvrages appelés
khizâna en arabe. Il est possible que nos modernes livres d’or aient une
parenté avec ce trésor-là. Comme le jardin, le trésor est une richesse
condensée ; comme le jardin, il est l’équivalent universel de toutes choses
(tel l’or en particulier, telle la monnaie en général).
Troisième image de savoir total : la fontaine. L’évocation de la soif de
connaissances, modalité du désir, suscite en cascade les images aquatiques
comme dans le T’zu-yuän chinois, « fontaine de mots » (publié en 1915), le
thème de l’eau pouvant déboucher sur celui de l’immensité inépuisable,
comme dans l’« océan de jade » (Yü-hai) de Wang Ying-liu (XIIIe siècle) ou
le T’zu-hai (l’« océan des mots »), et autrement exprimée par l’image de la
forêt (Tzu liu, « forêt des idéogrammes ». Les deux images de la fontaine
(souvent associée au jardin) et de l’océan forment à la fois couple et dualité.
À l’opposition entre nature et culture se superpose l’opposition entre la
totalité comme absolu et la totalité comme intégralité : confrontation entre
les deux conceptions du savoir. Plus profondément, alors que l’eau de la
fontaine coule dans la durée, celle de l’océan se déploie dans l’espace :
s’abreuver à la fontaine n’a donc pas le même sens que parcourir l’océan.
Avec la fontaine, l’accent est mis sur la formation de celui qui cherche.
C’est pourquoi l’on dira davantage fontaine de sagesse et océan de savoir.
Autre image de grande richesse allégorique : celle du puits. La vérité est
dans le puits5625., et ceux qui ont su la trouver sont devenus eux-mêmes
puits de science. L’image du puits connote trois éléments symboliques : le
cercle (celui des connaissances), l’eau (il existe une soif de savoir) et la
profondeur (de l’esprit qui sait et qui pense).
Le collier (‘iqd en arabe) réunit les perles, comme le livre les disciplines ;
un fil conducteur maintient l’ensemble dans une idéale cohérence. En outre,
le collier est le cercle concret, un vrai cycle de perles. Son caractère
précieux rejoint l’image du trésor5626.. Comme les perles qu’un fil relie,
les parties du savoir sont liées entre elles, et, comme dans un collier, la
première perle peut aussi être la dernière, le commencement du savoir
coïncide avec sa fin. Ibn Abd Rabbih (Xe siècle) a écrit un Collier — 25
chapitres portant des noms de pierres précieuses et symétriquement
ordonnés : 12 gemmes encadrent de part et d’autre une pierre centrale.
Mais de toutes les images de l’encyclopédie, celle du miroir est la plus
importante. Une métaphore universelle évoque l’image du monde et des
choses (imago mundi) transmise par un miroir (speculum en latin, huan-lan
en chinois). Au XIIIe siècle, le miroir universel (speculum universale) est un
terme générique pour désigner l’encyclopédie scolastique. Le Grand Miroir
de Vincent de Beauvais a déjà été évoqué. Un siècle auparavant, Raoul
Ardent avait composé un Speculum universale. À la charnière des XIIIe et
XIVe siècles, Henri Bate de Malines écrivit un Miroir des choses divines et
de certaines des choses de la nature, encyclopédie divisée en vingt-trois
parties. On retrouve cette image du miroir en Chine : le grand ouvrage
classique de Sima Guang s’intitule Miroir complet pour aider à gouverner.
Qu’est-ce qui, en effet, plus et mieux que le miroir, peut donner l’image de
l’image même du monde ? Les corps et les âmes, les mots et les pensées, les
livres et les actes sont conçus dans leurs rapports mutuels en termes de
miroir. Le miroir est conscience de soi (« speculum », « miroir » en latin, a
donné « spéculer » ; « réfléchir » a deux sens). En outre, il possède cette
propriété physique, dont le caractère merveilleux a dû frapper les
imaginations, que brisé, l’un quelconque de ses fragments n’en continue pas
moins de refléter une image entière. Cette structure en abîme, où la partie si
petite, si humble soit-elle, peut être l’image adéquate du tout, n’est-elle pas
celle-là même de la Création ? La merveille de Dieu, disait-on, n’est pas
moins dans l’œil que dans le corps. Une idée centrale, stratégique, fonde le
projet encyclopédique musulman — l’idée selon laquelle il existerait une
homologie structurale entre la langue, la pensée et la vie. Ainsi le langage
serait-il uniment reflet et miroir d’un réel gouverné selon les mêmes lois
partout5627..
Ce que la Renaissance introduira dans l’imaginaire du savoir total, c’est
l’image du théâtre. La métaphore du théâtre du monde figure à la fois
l’espace microcosmique de la psychè et un certain procédé
mnémotechnique : comme l’univers entier est censé se dérouler sur la scène
intérieure, l’esprit n’a plus dès lors qu’à le parcourir. Le savoir
encyclopédique disposera de deux lieux : la bibliothèque et l’université.
L’institution guidée par l’Idée, au sens kantien, de la totalité de
l’enseignable (Jacques Derrida) s’appelle l’Université, dont le nom même
dit l’univers qu’elle englobe. Ici également, le collectif des disciplines
toujours plus spécialisées devra remplacer une individualité de plus en plus
irréelle. L’empire des connaissances s’étend inexorablement, et aucun
pouvoir central ne pourra le contrôler.
Les XVIe et XVIIe siècles rêveront souvent à cette clavis universalis5628.,
clé universelle, cette pierre philosophale d’un temps qui croira en avoir fini
avec les songeries alchimiques. Mais la métaphore de la clé figure
davantage la méthode (Mafatih al’ulum, « clé des sciences » dans le monde
arabe) que le savoir encyclopédique proprement dit.
« Encyclopaideia » est attesté en anglais en 1531 comme « the circle of
doctrine ». Le mot français encyclopédie, décalqué du grec, est employé
deux ans après par Rabelais avec la même valeur et dans un contexte
passablement sarcastique5629. : c’est le sens que Plutarque lui donnait —
d’éducation qui embrasse le cercle entier des connaissances humaines.
L’encyclopédie entre dans la langue française par la porte de la dérision.
Après un chapitre truculent où Panurge démontre par force gestes et
grimaces la supériorité de la doctrine de son maître sur la « thaumastique »,
le théologien anglais avec lequel il « dialogue » rend les armes en ces
termes : « …il m’a ouvert le vrays puys et abisme de encyclopédie ». Deux
images dominent — en plus de celle induite par l’étymologie, du cercle —,
celle de la surabondance débordante de l’océan qui noie et celle de l’opacité
du puits où l’on tombe.
Pour traduire ce mot qui est encore un néologisme, Du Bellay essaya «
rond de sciences »5630., et Guillaume Budé forgea l’équivalent bizarre d’«
érudition circulaire », tandis que, sur le mode poétique, leur contemporain
Pontus de Tyard chantait « la sphérique encyclopédie ». Ce n’est qu’un peu
plus tard que le terme s’appliquera à des ouvrages. Les premiers titres
utilisant le terme latin encyclopaedia le font dans le sens large de « cercle
de connaissances », pratiquement synonyme d’« arts libéraux », traduisant
souvent l’emprunt grec par le latin « orbis disciplinarum ». Donc, au XVIe
siècle et au début du XVIIe siècle, des manuels et traités pédagogiques sont
déjà appelés « encyclopédies ».
Il semble que, dès l’origine, la méfiance fasse jeu égal avec l’admiration :
on loue le savant, voire l’érudit, mais on flaire le dilettante, le vaniteux,
voire le charlatan. Le beau trésor, en fait, n’est qu’une pincée de poudre
d’or, une vraie poudre aux yeux. On subodore la supercherie : le savoir total
n’est-il pas le privilège de Dieu ? Il faut être diable ou fou pour l’avoir sans
être Dieu. Au début du XIXe siècle, Alexandre de Humboldt, à l’instant de
commencer son monumental ouvrage Cosmos, déclarera, comme en
s’excusant : « La matière que je traite est si vaste et si variée que je crains
d’aborder le sujet d’une manière encyclopédique et superficielle »5631..
Les deux adjectifs sont si voisins qu’ils forment pléonasme.
L’encyclopédique est superficiel. On ne pense plus à trop savoir ; passé une
certaine limite, le savoir est bête. Comme si, pour penser, seule était
convenable une certaine dose d’ignorance.
 
 
2. La mathesis universalis
 
Il y a deux manières d’avoir d’un paysage une vue complète : en faire le
tour et additionner la multiplicité des points de vue, ou bien monter sur une
hauteur et, de ce point unique, embrasser d’un seul coup d’œil ce qui
s’étend aux pieds. Il en va ainsi avec le savoir : d’un côté nous avons le
projet encyclopédique d’une totalisation des différents domaines, de l’autre
la saisie de l’unité profonde des connaissances et la mise au jour de leurs
principes. D’un côté, ceux qui pensent qu’il n’y a pas d’unité possible sans
totalité, de l’autre ceux qui pensent qu’il n’y a pas de totalité possible sans
unité. Il s’agit également de deux manières de voir la totalité — d’un côté,
celle qui est la somme des éléments qui la constituent (le savoir total est la
totalisation des savoirs sectoriels), de l’autre celle qui est plus que la somme
des éléments qui la constituent (le savoir total transcende la totalisation des
savoirs sectoriels). Il est possible de faire la synthèse des deux points de
vue, l’unitaire et l’encyclopédique, de monter au sommet de la montagne
après en avoir fait le tour. Le savoir absolu hégélien réalise une telle
synthèse, mais s’il représente l’accomplissement conceptuel de la notion de
savoir total du point de vue du Sage, il est loin, à cause de son caractère
exceptionnel, d’en constituer l’achèvement historique.
L’expression de mathesis universalis désigne un idéal et un projet de
savoir total formulés par les philosophes de l’âge classique, Descartes et
Leibniz en particulier. Répondant aux exigences et aux ordres de la raison
(en quelque sens qu’on l’entende), la mathesis universalis recherche la
totalité du savoir à travers son unité. Or cette unité ne peut être fondée que
de deux manières, ou bien sur l’objet (le monde, l’univers, la réalité
physique), ou bien sur le sujet (la raison). Les philosophes rationalistes
classiques ne choisissaient pas une unité aux dépens de l’autre : de même
que Dieu, créateur de l’univers, est le principe puissant de son unité, de
même la raison, source des connaissances, est le principe puissant de leur
unité. L’une répond à l’autre et, devrait-on ajouter, répond de l’autre.
Dans l’Europe médiévale, les auteurs de sommes et d’encyclopédies ont
annoncé par plus d’un aspect l’idéal classique de la mathesis universalis. Ce
principe d’unité n’était d’ailleurs pas toujours divin ou métaphysique.
Ainsi, chez Isidore de Séville, dont les Étymologies constituent une
véritable encyclopédie, c’est la grammaire qui était érigée en méthode
universelle du savoir. Alain de Lille a cru atteindre l’unité de tous les
savoirs. Certes, ces savoirs doivent culminer dans la théologie (c’est
d’abord cela que refusera Descartes : la métaphysique est dans les racines
de l’arbre du savoir et non dans les branches) ; il n’en reste pas moins vrai
que le réquisit d’une unité englobante était à la fois posé et pensé. Même
chose chez Thomas d’Aquin dont l’édifice théorique repose sur l’idée
aristotélicienne de la subalternation des différents savoirs : ceux-ci sont
unifiés parce qu’ils dépendent les uns des autres, en fonction de la
généralité de leur objet et de l’intensité de leur source. Ainsi Thomas
d’Aquin, à la différence d’Alain de Lille, ne pense-t-il pas que la théologie
couronne l’édifice du savoir puisque elle-même est subalternée par une
connaissance plus haute — celle que Dieu possède de lui-même et de
l’homme. Certes, l’idéal de la mathesis universalis sera un idéal humaniste,
mais Descartes et Leibniz seront en accord avec Thomas pour penser que la
nature de Dieu est foncièrement inconnue, et donc que le savoir humain
possède les mêmes bornes que la raison humaine.
Il existe un chaînon intermédiaire entre Thomas d’Aquin et Descartes dans
l’histoire de la mathesis universalis : Raymond Lulle. Le philosophe et
illuminé catalan a écrit un Ars Magna, un Grand Art qui se donnait pour
capable de résoudre les questions au sujet de toute chose susceptible d’être
connue — de omni re scibili : on reconnaît, deux siècles par avance, le titre-
programme de Pic de la Mirandole. Une image du savoir total utilisée par
Raymond Lulle est celle de l’arbre. L’Arbre de la Science unit les
universaux les plus importants en les attachant à ses racines ou à ses
branches. « Livre général de toutes les sciences », il comprend 12 parties ou
Arbres classés en 3 groupes : les 7 premiers Arbres représentent les 7
degrés des connaissances profanes ; les 7 Arbres suivants les 7 degrés des
connaissances religieuses ; les deux derniers Arbres illustrent l’ensemble
des connaissances, profanes et religieuses. Chaque Arbre est conçu comme
un arbre réel avec ses racines, son tronc, ses branches, ses rameaux, ses
feuilles, ses fleurs et ses fruits, soit 7 éléments hiérarchisés.
Les termes utilisés par Raymond Lulle sont davantage des formules que
des concepts — son monde est structuré par des principes divins absolus.
Appelés dignités, ils sont rangés en triades (bonté/grandeur/éternité;
pouvoir/sagesse/volonté; vertu/vérité/gloire). Sur le plan de la création, ces
principes constituent l’essence de tout ce qui est. Parallèlement à ces
principes absolus, Lulle isole des principes relatifs :
différence/concordance/contrariété ; commencement/milieu/fin ; majorité/
égalité/minorité, qui permettent de discerner l’agir ou le non-agir des
principes absolus. Certes, les termes de Raymond Lulle sont bien trop
généraux, et ont un sens bien trop imprécis pour servir d’outils efficaces
dans une pratique de connaissance — mais l’idée d’une combinatoire de
signes était nouvelle et précieuse, et l’on peut à bon droit considérer le
penseur catalan comme le précurseur de la caractéristique universelle de
Leibniz et, au-delà, des systèmes et langages formels modernes.
L’arbre de la connaissance, qui tenta Adam mortellement — et dans le
bois duquel la tradition sculpta la croix de Jésus — fut redressé par
Descartes. La première des « règles pour la direction de l’esprit » énonce le
principe de l’unité des connaissances5632., de cette « mathématique
universelle » qu’on retrouvera chez Malebranche et Leibniz : « il faut bien
se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées ensemble qu’il est
plus facile de les apprendre toutes à la fois que d’en isoler une des autres
»5633.. Mais la théologie n’est plus le fondement et la couronne de
l’édifice. Renouant avec l’étymologie grecque qui fait des mathématiques la
mathesis par excellence5634., Descartes rêve d’étendre la certitude
mathématique à l’ensemble du savoir. L’auteur du Discours de la méthode
est en effet plus soucieux d’unité et d’universalité que de totalité — ou
plutôt la totalité à laquelle il s’intéresse et qui lui paraît présenter quelque
valeur est celle qui est portée par l’Un et l’universel. La mathesis
universalis n’est pas une encyclopédie, ni une science de la totalité. C’est
de cela que Descartes s’efforcera de convaincre la jeune Christine de Suède.
Dans l’étude qu’il consacre aux relations entre la reine et le philosophe,
Ernst Cassirer montre un Descartes « presque effrayé » par la « forme
d’esprit encyclopédique » de Christine5635..
Voici ce qu’énonce la règle XV des Règles pour la direction de l’esprit : «
Il doit y avoir quelque science générale, expliquant tout ce que l’on peut
chercher touchant l’ordre et la mesure sans application à une matière
particulière »5636.. Dans les Règles pour la direction de l’esprit domine
l’idée d’un ordre unique des connaissances analogue à l’ordre
mathématique, et qui sera à l’origine de l’idée leibnizienne de
caractéristique universelle5637..
Chez Leibniz l’encyclopédie ne forme plus qu’un immense système
déductif à l’image des mathématiques. Jamais, pas même chez Descartes,
l’idéal de la mathesis universalis n’avait été poussé aussi loin. La
conséquence d’une telle systématisation sera une simplification extrême,
qui réduira la science totale à quelques énoncés de base : « Plus on
découvre des vérités et plus on est en état d’y remarquer une suite réglée et
de se faire des propos toujours plus universels dont les autres ne sont que
des exemples ou corollaires, de sorte qu’il se pourra faire qu’un grand
volume de ceux qui nous ont précédés se réduira avec le temps à deux ou
trois thèses générales »5638.. Cette réduction de la totalité à l’Un implique
le postulat métaphysique de l’existence d’un « système des systèmes »,
d’un Dieu faisant régner l’harmonie préétablie entre les substances. C’est ce
à quoi les encyclopédistes français se refuseront et, tournant le dos à cette
métaphysique qui ne leur paraîtra pas plus consistante qu’un roman, ils
iront chercher, en bons empiristes, la légitimité de leur gnoséologie du côté
de Bacon et de Locke.
Pourquoi le projet d’une mathesis universalis fut-il abandonné — au point
d’apparaître aujourd’hui davantage comme le signe historique d’une époque
révolue (la pensée du XVIIe siècle) qu’une réalité actuelle ? Plus personne,
de nos jours, ne croit plus à l’utopie d’une réforme de l’entendement
humain, et les projets les plus ambitieux de l’encyclopédisme moderne ne
visent humblement à rien d’autre qu’à donner au lecteur les informations
qu’il cherche. La prétention humaniste, philosophique, à réformer — c’est-
à-dire re-former — l’esprit humain nous est devenue exorbitante — à la fois
impensable et impossible. Écoutons l’historien de cette fin annoncée : «
Durant l’âge classique, le rapport constant et fondamental du savoir, même
empirique, à une mathesis universelle justifiait le projet, sans cesse repris
sous des formes diverses, d’un corpus enfin unifié des connaissances
»5639. ; soit que celles-ci eussent des racines communes (l’arbre cartésien),
soit qu’elles pussent être toutes traduites et structurées par une langue
commune (la caractéristique universelle de Leibniz). En un sens, le projet
encyclopédique au XVIIIe siècle est à la fois l’actualisation de cette mathesis
et le constat de son impossibilité — puisque rien, en nature, ne peut justifier
le caractère arbitraire, donc contingent, de l’ordre alphabétique. « À partir
du XIXe siècle, note Foucault, l’unité de la mathesis est rompue. Deux fois
rompue : d’abord selon la ligne qui partage les formes pures de l’analyse et
les lois de la synthèse, d’autre part selon la ligne qui sépare, lorsqu’il s’agit
de fonder les synthèses, la subjectivité transcendantale et le mode d’être des
objets »5640.. On fera remarquer que cette double rupture, qui finira par
écarter la mathesis universalis au profit de l’encyclopédie, était en germe
dans la pensée même de la mathesis universalis. En arrimant le principe de
la connaissance à la raison et non au monde, le rationalisme cartésien
prenait le risque d’introduire entre le sujet connaissant et l’objet connu une
incommensurabilité que rien ne viendrait combler (en ce sens, le sujet
transcendantal kantien est bien l’héritier du cogito cartésien). De plus, en
érigeant la déduction mathématique en modèle de rigueur et de certitude
dans les sciences, le rationalisme cartésien prenait le risque de placer hors
du jeu de la connaissance des pans entiers de réalité. Ernst Cassirer fait
observer que « la dimension de l’histoire tout entière tombe en dehors du
cercle de l’idéal du savoir cartésien. Il n’y a pas la moindre connaissance
d’un fait qui puisse conduire à cet idéal, à la sapienta universalis véritable
»5641.. De fait, c’est bien le mouvement encyclopédique du XVIIIe siècle,
philosophiquement anti-cartésien, qui donnera aux réalités de l’expérience
naturelle et historique l’éminente dignité de la connaissance.
 
3. Encyclopédies et dictionnaires
 
Traditionnellement, on distingue les dictionnaires de mots et les
dictionnaires de choses. Les premiers sont les dictionnaires proprement dits,
les seconds les encyclopédies. Tous deux sont faits de mots, mais les mots
du dictionnaire renvoient à d’autres mots, tandis que les mots de
l’encyclopédie renvoient à des choses. Le dictionnaire délivre une
signification (passage du signifiant au signifié à l’intérieur du signe),
l’encyclopédie délivre un sens (passage du signe au réel). C’est pourquoi
l’ordre alphabétique caractérise les dictionnaires, tandis que l’ordre des
matières est propre aux encyclopédies. Les mots du dictionnaire désignent
d’autres mots qui sont leur définition. Tout tourne autour de ce procès de
signification, et les illustrations mêmes ne font que redoubler les signes
graphiques. Les mots de l’encyclopédie désignent, eux, des choses de la
réalité, et en ce sens, si le dictionnaire ne quitte pas le champ de la
signification, l’encyclopédie seule fait sens, parce que ses signes renvoient
à des référents. Seulement, ces référents convoqués ne sont évidemment pas
présents dans leur choséité — seuls peuvent se présenter à la convocation
leurs tenants lieu, donc leurs signes. L’écart essentiel entre le dictionnaire et
l’encyclopédie n’est donc pas celui de la signification et du sens.
Le dictionnaire émiette le savoir à l’extrême, tandis que l’encyclopédie le
recompose — si bien qu’entre un dictionnaire qui s’épuise en vain à
atteindre l’impossible exhaustivité et l’encyclopédie qui soumet le savoir à
de puissants principes d’unité, la totalité trouve refuge plutôt chez cette
dernière. Cassirer parlait à propos de Pierre Bayle d’une « dévotion du
minuscule »5642.. Ce n’est pas un reproche que l’on pourrait adresser à une
encyclopédie. L’encyclopédie est produite par le dictionnaire sans être
contenue en lui. Elle ne garde de la nomenclature que le schème. Le
dictionnaire est tout entier dérivé d’un code — il est de l’ordre du savoir.
L’encyclopédie n’a pas cette naïveté — au sens schillérien —, elle est de
l’ordre de la connaissance. Il n’existe pas d’encyclopédie qui ne soit
consciente de soi — les dictionnaires, quant à eux, n’ont pas besoin de
discours préliminaire. Cela dit, la synthèse des deux modes est non
seulement possible mais couramment réalisée. L’encyclopédie adopte
l’ordre alphabétique des dictionnaires, tandis que ceux-ci intègrent parfois,
dans leurs définitions, des articles encyclopédiques ; ils sont appelés pour
cette raison dictionnaires encyclopédiques. Ils ont pour ancêtre le
Dictionnaire universel de Furetière (1690).
Un sentiment et une idée tout à fait modernes avaient commencé à
émerger au Moyen Âge : le sentiment de venir après une grande tradition
(la philosophie grecque, les premiers Pères de l’Église), et l’idée,
philosophiquement décisive, de pouvoir bénéficier de l’acquis culturel du
passé. Ce n’est pas encore l’idée de progrès, peut-être, mais le germe était
là. Bernard, écolâtre de Chartres, exprime au XIIe siècle cette idée en une
image si forte que Pascal, cinq siècles plus tard, la reprendra telle quelle à
son compte : « Si nous voyons plus loin qu’eux [les Anciens], ce n’est pas à
cause de la puissance de notre vue, c’est parce que nous sommes élevés par
eux et portés à une hauteur prodigieuse. Nous sommes des nains montés sur
les épaules des géants »5643..
Cela dit, il faudra attendre Éphraïm Chambers5644. et les Anglais,
solidement adossés à l’empirisme, pour concevoir une encyclopédie qui ne
soit pas une somme. Il ne faudra pas moins que la levée de l’hypothèque
rationaliste (avec le risque de retour à la scolastique qu’elle contient) par la
philosophie empiriste pour jeter les bases de l’encyclopédie moderne.
L’importance de l’ouvrage de Chambers comme précurseur de celui de
Diderot ne tient pas seulement au fait qu’il constitue la première réalisation
moderne de l’encyclopédisme. Il représente aussi la première tentative de
justification de l’encyclopédisme moderne. La Préface que Chambers
écrivit pour sa Cyclopaedia commence par une critique des dictionnaires
d’érudition : ils n’ont pas d’unité, ils sacrifient le tout aux parties. À
l’inverse, les systèmes philosophiques sacrifient les parties au tout5645., et
l’unité qu’ils prétendent atteindre est un artifice et un pur produit de
l’imagination. Une encyclopédie devra éviter ces deux écueils opposés,
l’éparpillement insignifiant des dictionnaires et la contrainte abstraite de la
somme5646. et de la mathesis universalis. En quoi peut consister le tout
d’une encyclopédie ? Les auteurs de dictionnaires ne se sont pas rendu
compte du fait qu’un dictionnaire pouvait d’une certaine manière présenter
les avantages d’un discours continu. Une encyclopédie doit pouvoir à la fois
considérer les différentes disciplines absolument et de façon indépendante,
et aussi relativement les unes aux autres. Les deux points de vue ne sont pas
exclusifs l’un de l’autre : de toute manière, par nécessité intrinsèque, quand
bien même l’être humain n’y ferait pas intervenir sa volonté, il existe un «
ordre naturel des sciences » dont « l’arbre de la science » baconien donne la
représentation figurée. Ainsi sera tracée la « carte du savoir » qui permettra
de circuler, sans risque de se perdre, dans la « forêt » ou le « labyrinthe »
(autres métaphores baconiennes) des connaissances dispersées selon l’ordre
alphabétique. L’ordre émergent des connaissances plurielles, dans l’unité
d’une encyclopédie, est analogue à celui que l’économie politique repérera
sous-jacent et impliqué dans la multitude des actions des différents agents.
Tout se passe comme si une main invisible ordonnait les connaissances.
Laissons faire, laissons passer. Diderot et ses collaborateurs partageront ces
idées et ces postulats.
Les encyclopédistes sont porteurs d’une conscience nouvelle, toute
moderne, qui sera aussi au fondement de la création du musée : ils se posent
comme les héritiers de la civilisation universelle, les témoins de la mémoire
de l’humanité. L’unification est une totalisation. D’où les métaphores
traditionnelles de la chaîne et de l’arbre utilisées par d’Alembert. La tâche
d’unification était d’autant plus urgente que les progrès des connaissances
avaient dispersé celles-ci aux quatre vents ; en outre, la multiplicité et la
diversité des collaborateurs (plus de 200)5647. qui firent de l’Encyclopédie
une œuvre collective, risquaient, sans idéologie commune, de ruiner cette
exigence d’unité. Or, il n’y a pas d’unité sans un principe d’unité. Diderot
en distingue deux possibles : ou bien les connaissances sont rapportées aux
différentes « facultés de notre âme », ou bien elles sont rapportées aux
objets5648.. Diderot adopte le premier système, qui fut celui de Bacon.
L’Encyclopédie a, elle également, on le voit, procédé à sa révolution
copernicienne : l’objet n’est pas, comme ce fut le cas dans l’Antiquité où
domine la tripartition logique-physique-éthique, rapporté au « domaine »
dont il ferait partie, mais à la faculté de « l’entendement » qui le rappelle,
l’examine et l’imite (mémoire, raison et imagination)5649.. Seule une
philosophie peut par conséquent structurer l’encyclopédie, et l’empêcher de
n’être qu’un agrégat sans cohérence. Il s’agit, pensait d’Alembert, de faire
l’encyclopédie à laquelle Leibniz rêvait. Seulement, si la philosophie est la
seule apte à unifier et à totaliser l’encyclopédie, elle doit chasser la
métaphysique, qui n’est que songerie. D’où le recours et le retour à Bacon,
d’où l’inspiration empiriste5650. puisée en Angleterre — terre de liberté, de
surcroît (mais ceci va avec cela) —, d’où également une certaine
ambivalence à l’égard du système. Au XVIIIe siècle, le système, c’est la
métaphysique ou même, pire, la théologie scolastique. Pour Diderot,
l’encyclopédie remplace le système5651. (entendu comme la philosophie
dont Descartes est la meilleure illustration), à la manière dont, un peu plus
tard, l’âge positif, chez Auguste Comte, remplace l’âge théologique et l’âge
métaphysique. Idée analogue chez Condillac : il faut abandonner l’idée de
système. L’ordre lexical de la langue naturelle constituant autant d’entrées
pour des monographies spécialisées remplacera l’ordre des raisons cher à
Descartes. Mais d’un autre côté, comme on l’a vu, il n’y a pas
d’encyclopédie sans principe d’unité, l’encyclopédie ne saurait être
simplement, comme le voulait Bacon, « une espèce de promenade dans les
sciences ». Comment assurer la cohérence sans tomber dans le « système »
? Les encyclopédistes ont cru trouver la solution en parlant de dictionnaire
raisonné, et en différenciant, comme le fait d’Alembert, l’esprit
systématique de l’esprit du système. Le dictionnaire assure la totalité des
informations, mais est menacé par la dispersion ; raisonné, il affirmera
contre cette dispersion une unité qui ne devra rien aux principes a priori de
la métaphysique et à ses énoncés invérifiables, mais tout à la détermination
concrète des facultés de penser chez l’homme. Nous avons évoqué plus
haut la révolution copernicienne — le rapprochement avec Kant doit
s’arrêter là —, car si l’encyclopédie centre en effet les connaissances sur le
sujet, le sujet de l’encyclopédie — qui, d’ailleurs, n’est pas un moi, un sujet
individuel, mais un sujet idéal, collectif — n’est pas le sujet transcendantal
de Kant.
La chaîne ne réunit pas seulement les sciences entre elles, mais les
sciences et les arts5652. — c’est-à-dire l’idée et l’outil, le théorique et le
pratique, l’abstrait et le concret. L’Encyclopédie comme dictionnaire
raisonné mettra en lumière « les secours mutuels » que les sciences et les
arts se prêtent5653.. Une autre métaphore servira à rendre compte des
rapports entre les parties et le tout : celle de la machine. D’Alembert était
mécanicien — dans son article « Dictionnaire » de l’Encyclopédie, il
compare le fonctionnement et la structure de celle-ci à ceux d’une machine
: « Si on voulait donner à quelqu’un l’idée d’une machine un peu
compliquée, on commencerait par démonter cette machine, par en faire voir
séparément et distinctement toutes les pièces, et ensuite on expliquerait le
rapport de chacune de toutes ces pièces à ses voisines ; et en procédant
ainsi, on ferait entendre clairement le jeu de toute la machine, sans même
être obligé de la remonter. Que doivent donc faire les auteurs d’un
dictionnaire encyclopédique ? C’est de dresser d’abord, comme nous
l’avons fait, une table générale des principaux objets des connaissances
humaines. Voilà la machine démontée pour ainsi dire en gros : pour la
démonter plus en détail, il faut ensuite faire sur chaque partie de la machine
ce qu’on a fait sur la machine entière... ». Qu’est-ce qu’une machine ? Un
ensemble dont l’élément (la pièce) renvoie à d’autres éléments du même
ensemble. Semblablement, l’Encyclopédie sera un système de renvois —
qui fera d’elle un véritable réseau, un maillage capable d’enserrer le plus de
connaissances possibles. On voit ce qu’un tel système de renvois peut avoir
de différent de l’arbre déductif de la mathesis universalis. La sphère
remplace la pyramide. Certes, l’ordre vertical des déductions, qui permet de
descendre des principes aux conséquences, et de remonter des
conséquences aux principes — et que Diderot admirait dans la Cyclopaedia
de Chambers5654. —, n’a pas été supprimé, mais il doit désormais
coexister avec l’ordre horizontal des renvois qui permet de « passer
imperceptiblement de cette science ou de cet art à cet autre art et, s’il est
permis de s’exprimer ainsi, faire sans s’égarer le tour du monde littéraire
»5655.. « Nous osons dire, affirme crânement Diderot, que si les Anciens
eussent exécuté une encyclopédie comme ils ont exécuté tant de grandes
choses, et que ce manuscrit se fût échappé seul de la fameuse bibliothèque
d’Alexandrie, il eût été capable de nous consoler de la perte des autres
»5656.. Rendre les autres livres impossibles : l’encyclopédisme possède une
dimension proprement dévastatrice — il anéantit les livres à les vouloir
couronner.
 
 
4. La volonté de puissance
 
Auguste Comte faisait du pouvoir la finalité du savoir. Nietzsche placera
la volonté de pouvoir au fondement même du savoir.
Cette « volonté » — qui n’est pas toujours, pas souvent consciente — peut
être analysée de deux points de vue : psychologique et idéologique.
En-kuklo-païdeia, « en-cercle-science » : l’encyclopédie est proprement
l’encerclement de la science, comme on dit d’un ennemi qu’il est encerclé.
L’encyclopédiste somme le savoir de se rendre. Pour celui qui n’est rien, le
savoir total est le moyen idéal pour avoir l’illusion d’être tout.
L’encyclopédisme n’est-il pas, en fin de compte, l’origine et la fin de ce
rêve fondamental — le désir d’être Dieu?
Curieusement, Condillac, qu’on n’attendait pas en cette compagnie, paraît
rejoindre la conception scolastique du totum simul lorsqu’il imagine « des
intelligences qui aperçoivent tout à la fois des idées que nous n’avons que
successivement et arriver en quelque sorte jusqu’à un esprit qui embrasse en
un instant toutes les connaissances […]. Il sera comme au centre de tous ces
mondes »5657.. L’encyclopédisme apparaît ainsi comme l’avatar laïcisé de
l’omniscience divine. Un article d’encyclopédie se distingue d’un article de
revue parce qu’il se place d’emblée ex officio, hors de toute discussion, sur
le plan de l’autorité dogmatique. Il tombe littéralement du ciel. Même
signée, l’encyclopédie n’a pas de visage — ou alors celui, collectif, du
savant. Dans ce siècle (le XVIIIe) où l’homme commence à se trouver assez
fort pour se mettre à la place de Dieu, il ne se contente plus du grand livre
du monde que Galilée lisait, il l’écrit lui-même.
Si l’on considère à présent cette volonté de puissance sous un angle
historique — c’est-à-dire idéologique, social, politique —, alors
l’encyclopédisme apparaît lié tantôt (d’abord) aux grandes entreprises
impériales, voire impérialistes, tantôt (ensuite) au processus moderne de
démocratisation des régimes politiques. Sans doute y a-t-il ici une
importante ligne de partage historique entre les anciennes encyclopédies —
expressions idéologiques d’une unité impériale — et les encyclopédies
nouvelles — expressions idéologiques d’une société théoriquement sans
autres limites que celles de l’humanité même.
Est encyclopédique le projet qui sacrifie le désir d’originalité — essentiel
à l’œuvre littéraire — à celui de complétude — qui soumet ce qui est
dispersé à la volonté de réunion. La correspondance politique est immédiate
car l’impérialisme aussi soumet et unifie ce qui est dispersé : voilà pourquoi
l’encyclopédisme n’a pu naître et prospérer qu’en Chine5658., qu’en Inde,
qu’en terre d’islam5659. et qu’en Europe. Une civilisation peut commencer
par une grande œuvre — elle ne commence jamais par un dictionnaire.
L’œuvre est originaire, c’est là son originalité. Comme l’oiseau de la
philosophie, qui ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit, le projet
encyclopédique ne se formule qu’à l’heure des bilans. Mais la condition du
passage à l’acte est cette totalisation-unification qui explique pourquoi la
Grèce antique fut à ce point étrangère à l’encyclopédisme et pourquoi notre
temps en est si friand. À l’inverse de l’universalité — totalité ante rem,
donc fondatrice —, l’encyclopédisme est totalité post rem : totalisation
d’ailleurs plutôt que totalité. Encore cette totalisation n’est-elle que
partielle, toujours provisoire — car l’histoire court encore. On ne s’étonnera
pas du fait que la constitution ou la reconstitution d’une unité politique
impériale débouche sur un projet encyclopédique et sur une tentative de
syncrétisation religieuse. Ainsi, lorsque les Souei ont de nouveau unifié la
Chine, un monumental catalogue de la bibliothèque impériale fut achevé, et,
corollairement, le confucianiste Yen Tcheu-t’ouei illustra les instructions
morales, qu’il publia vers 580, d’anecdotes bouddhistes et de formules
taoïstes. Le projet occidental de connaître le monde (XV-XVIe siècles, puis
XIXe siècle) va de pair avec le projet de dominer le monde. Va de pair :
accompagne, justifie et suit. L’encyclopédie est du crépuscule : crépuscule
du soir pour la société qui va disparaître, et crépuscule du matin pour la
société qui va apparaître à l’horizon de l’Histoire. Les dictionnaires français
sont nés au XVIe siècle, lorsque la totalisation médiévale fut déclarée
forclose.
Le projet encyclopédique moderne est inséparable du combat pour la
liberté de l’esprit, pour la liberté tout court. L’encyclopédisme est libertaire
: contre le secret religieux et la censure politique — qui sont les deux
négations du devoir de tout dire —, il prend le parti de tout dire à tout le
monde. Nul ne s’étonnera, par conséquent, si les encyclopédistes français
du XVIIIe siècle, mais aussi les encyclopédistes arabes de l’âge d’or de
l’islam, furent des libres-penseurs. Cela n’alla pas, comme on l’imagine,
sans mal ni ruse5660.. Mais le projet encyclopédique, en même temps qu’il
signe le triomphe du savoir total comme totalisation du savoir, en marque
les limites, jusqu’à l’impossibilité même : celui qui s’annonce pour savoir
tout, écrit Diderot, montre seulement qu’il ignore les limites de l’esprit
humain. D’où la nécessité du caractère collégial d’une telle entreprise. La
mathesis universalis du XVIIe siècle était la conquête intellectuelle d’un seul
homme. L’encyclopédie, dont le but avoué est de rassembler les
connaissances éparses sur la surface de la terre, sera une œuvre collective.
Corollairement, la conscience du lecteur sera arrachée à sa singularité et
tendra à coïncider, par la vertu du savoir universel, avec celle de la
communauté entière. Le lecteur de l’encyclopédie est citoyen, et, au-delà,
citoyen du monde — ce qu’on a appelé la culture générale est
l’encyclopédie mise à la portée du citoyen.
 
 
II. DOUTES ET SOUPÇONS
 
Le bien-fondé du projet et de l’idéal encyclopédiques a été mis en question
dès l’Antiquité. Si l’on écarte les raisons religieuses5661., plusieurs
arguments philosophiques ont pu être opposés.
 
 
1. Contre la polymathie
 
Déjà, Héraclite faisait à Hésiode le reproche de « polymathie ».
Vraisemblablement, écrit Clémence Ramnoux5662., l’auteur de la
Théogonie avait composé son ouvrage avec le matériel disparate de
traditions recueillies dans un grand nombre de lieux saints — ce
qu’Héraclite, soucieux d’unité, ne pouvait supporter. Héraclite condamne
les pythagoriciens dans les mêmes termes : le Logos dont il se veut
l’interprète est recueillement et non accumulation. La guerre5663., oui,
mais pas l’éparpillement. Platon se fera l’écho de cette répugnance
philosophique à l’encontre du savoir total, et chez lui, l’encyclopédisme et
la spécialisation, loin de s’opposer, sont diagnostiqués comme les
symptômes d’une même sophistique.
 
 
2. La sophistique
 
Pour nous, modernes, il va de soi qu’Homère n’a pas besoin de connaître
la cordonnerie ou l’équitation pour être un grand poète. Mais telle n’était
pas l’opinion des Anciens — et Platon ironisera dans ses dialogues contre
l’incroyable prétention des rhapsodes à tout savoir et à parler de tout, et s’il
bannit Homère de sa République idéale5664., ce n’est pas seulement le
poète qu’il chasse, mais le dilettante qui a l’audace de vouloir traiter de
toutes choses.
Pour Platon, en effet, l’encyclopédisme (le mot n’existe pas, mais l’idée
s’y trouve) est une sophistique. Comment en irait-il autrement dès lors que
connaître (plus que savoir), ce n’est pas connaître le tout (ce serait
dispersion dans le sensible), mais connaître l’Un? De fait, si l’on en croit
Platon lui-même, les sophistes étaient des hommes pour qui rien de réel ne
paraissait devoir rester étranger. Il est intéressant à cet égard de noter que la
polyvalence des sophistes ne s’arrêtait pas aux matières et disciplines
intellectuelles, mais qu’elle englobait les objets et les techniques. Platon
nous a laissé une pittoresque description d’Hippias5665.. Il nous le peint en
grotesque pour que nous riions et nous détournions de lui, mais ce qu’il en
dit nous porterait presque à l’admirer. Un jour, à Olympie, nous raconte
Platon, Hippias se vantait (ce qui sous-entend que cela peut être un
mensonge) d’avoir lui-même tissé ses vêtements et fabriqué sa bague, son
cachet ; de plus, cet homme complet apportait avec lui des poèmes, des
épopées, et déclarait (toujours selon Platon) s’entendre mieux que personne
aux rythmes, à la grammaire, à la mnémotechnique. Extraordinaire
illustration de l’autarcie ! Non seulement posséder le monde par son savoir,
mais constituer à soi seul une société entière, en étant soi-même tisserand et
orfèvre ! Cette utopie de délivrance des liens sociaux était aux antipodes de
celle de Platon, et bien propre à le mettre hors de lui.
 
 
3. La mélancolie
 
L’esprit qui tend vers le savoir total, et qui prétend le posséder, est malade.
Cette maladie de la totalité a été appelée mélancolie. L’ange de la
Melancolia de Dürer est entouré par les signes d’un savoir inutile : l’artiste
les a choisis parce qu’ils connotent les opérations de l’esprit et les
dimensions du réel, la mesure et la vision, l’espace et le temps, etc. Dans la
doctrine grecque des humeurs et des tempéraments, c’est le réseau des
correspondances micro-macrocosmiques qui renvoie à la totalité. Le
mélancolique est à la fois né de la totalité et plongé en elle. Il souffre de la
totalité qu’il aime, et suscite à son tour l’infinité des gloses et des
commentaires qui mobilisent une totalité de savoir. En outre, le
mélancolique est un homme enchaîné. Englué dans un tout qui vaut comme
un néant, il n’est plus libre, il ne cherche plus. Au début de son poème
dramatique, Goethe nous montre Faust en crise de dépression mélancolique
— débouchant sur une tentation de suicide : un chœur d’enfants chantant
l’allégresse de la Résurrection écarte le poison de sa bouche et lui redonne
goût à la vie5666.. À partir de cet arrêt et de sa rencontre avec
Méphistophélès, Faust comprendra que la béatitude n’est pas dans le savoir
total mais dans la plénitude de l’être. Dans la scène du pacte, il dira vouloir
goûter « ce qui est le partage de l’humanité tout entière »5667., et non
connaître ce que Dieu seul connaît.
W.V.O. Quine parle du fantasme mélancolique de la bibliothèque
complète5668.. Le cancer aussi est une prolifération. Chez les philosophes
de l’âge rationaliste, la raison humaine, nécessairement bornée par l’infini,
ne peut accéder au savoir de la totalité : « De même qu’un morceau de cire,
écrit Malebranche, n’est pas capable d’avoir en même temps une infinité de
figures différentes5669., ainsi l’âme n’est pas capable d’avoir en même
temps la connaissance d’une infinité d’objets »5670.. Il est significatif
qu’en cet âge classique, ce soit justement le penseur le plus défiant vis-à-vis
de la raison et de ses pouvoirs qui ait été le premier à comprendre
l’indépassable nécessité de l’encyclopédie. C’est parce que la raison ne peut
pas tout comprendre qu’elle peut tendre à tout connaître. Relisons ce
célébrissime fragment de Pascal : « Comment se pourrait-il qu’une partie
connût le tout ? (…). Les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel
enchaînement l’une avec l’autre que je crois impossible de connaître l’une
sans l’autre et sans le tout. La flamme ne subsiste pas sans l’air ; donc, pour
connaître l’un, il faut connaître l’autre »5671.. C’est l’encyclopédie
nécessaire qui, aux yeux de Pascal, rend compte de la dualité
englobé/englobant qui est la marque de l’esprit. Comment la partie (l’esprit)
peut-elle connaître le tout (l’univers) ? Parce qu’il n’y a pas de
connaissance de la partie sans connaissance du tout Platon faisait dire au
sophiste Dionysodore dans son Euthydème que nous savons tout et que
quiconque, s’il sait ne fût-ce qu’une seule chose, sait tout.
 
 
III. TENSIONS ET APORIES
 
Nul doute que l’encyclopédie soit, avec le savoir absolu hégélien, la plus
convaincante réalisation du savoir total, c’est-à-dire celle qui fait confiance
à l’inventivité, au travail et à la patience de la raison, celle qui ne traite pas
l’homme en bête à croire et à espérer. Il n’en reste pas moins vrai que
l’encyclopédie bute sur un certain nombre de dilemmes, dont quelques-uns
se figent en apories.
 
 
1. Le réel et le symbolique
 
L’unification encyclopédique s’effectue par élimination plutôt que par
synthèse. Dans sa tendance essentielle, l’encyclopédie oublie son caractère
symbolique, donc arbitraire. Elle ne suit ni l’ordre des mots, ni celui des
recherches, elle croit suivre en revanche l’ordre des choses, comme si
celles-ci étaient immédiatement (sans la médiation symbolique) accessibles.
En effet, ce n’est pas la totalité du savoir que les premières encyclopédies
cherchaient à transcrire, mais la totalité du monde. En somme, l’histoire du
projet encyclopédique, c’est, pour l’essentiel, celle du passage d’une totalité
objective à une totalité humaine, passage inscrit nécessairement dans les
signes mêmes — l’adoption de l’ordre alphabétique — ce qui suppose une
radicale mutation dans la façon de concevoir le langage. Le projet
encyclopédique, tel qu’il apparaît au début du XVIIe siècle, ne cherche pas à
refléter le savoir dans l’élément neutre du langage, « mais à reconstituer par
l’enchaînement des mots et par leur disposition dans l’espace l’ordre même
du monde »5672.. C’est ce projet que l’on trouve chez Grégoire dans son
Syntaxeon artis mirabilis (1610), chez Alsted avec son Encyclopædia
(1630) ou encore chez ce Christophe de Savigny (Tableau de tous les arts
libéraux) qui parvient à spatialiser les connaissances à la fois selon la forme
cosmique, immobile et parfaite du cercle, et celle, sublunaire, périssable,
multiple, divisée de l’arbre. « On le retrouve aussi chez La Croix du Maine
qui imagine un espace à la fois d’Encyclopédie et de Bibliothèque qui
permettrait de disposer les textes écrits selon les figures du voisinage, de la
parenté, de l’analogie et de la subordination que prescrit le monde lui-même
»5673.. Ce rêve d’une adéquation parfaite de la totalité du monde et de la
totalité du livre repose de facto sur l’ignorance ou le déni de
l’incommensurabilité du réel et du symbolique. Charles Bonnet se fera
l’écho de cette identification de l’encyclopédie-monde au monde-
encyclopédie lorsqu’il dira se plaire à envisager la multitude innombrable
des mondes comme autant de livres dont la collection compose l’immense
bibliothèque de l’Univers ou la vraie Encyclopédie universelle.
C’est Leibniz qui fut le premier à poser le problème du rapport entre le
savoir encyclopédique et la structure logique virtuelle du langage. Mais
pour que le langage fût compris selon sa véritable nature — symbolique —,
il fallait qu’il retrouvât son histoire. Et le dictionnaire qui fut le premier à la
lui ôter fut aussi le premier à la lui rendre. En ruinant l’illusion de l’éternité
des signes — donnés par Dieu ou par l’ancêtre mythique —, c’était
l’illusion d’une adéquation spontanée du symbolique au réel, avec celle
d’une réduction possible de celui-là à celui-ci qui était anéantie. C’est ainsi
que, dans l’élan imprimé par le Dictionnaire de Furetière, le Dictionnaire de
Trévoux mentionnera nombre de mots anciens que l’Académie avait bannis
de sa nomenclature : les pères Jésuites qui en étaient les auteurs estimaient
que la connaissance de ces mots servait l’intelligence des vieux textes.
Littré, au siècle suivant, s’appuiera sur d’autres motivations philosophiques
(le positivisme), mais il partagera une idée semblable — que l’usage de la
langue repose sur l’usage passé. À la différence du Dictionnaire de
l’Académie française, qui ne consacrait que le sens principal des mots, celui
de Littré donnait le sens propre et le sens figuré de chaque mot à travers
l’histoire. Ainsi une totalité illusoire (celle de l’unité du réel et du
symbolique) était-elle abandonnée au profit d’une totalité réelle — celle du
symbolique lui-même.
 
 
2. La hantise de l’unité
 
L’unité (illusoire) du Livre implique celle du monde et est conditionnée
par elle. Il n’y a pas de totalité sans unité, et pas de savoir unifié sans une
conception unificatrice transcendantale du savoir. Cette conception
unificatrice transcendantale peut être fondée sur la réalité objective — c’est
le cas des Sommes et des Encyclopédies au Moyen Âge, pour qui la totalité
du réel est nécessairement unifiée comme résultat de l’acte créateur de
Dieu. Mais la conception unificatrice transcendantale peut s’appuyer sur la
réalité humaine et se fonder sur le sujet : on montrera alors qu’au-delà des
facultés spécialisées (la triade baconienne de la raison, de la mémoire et de
l’imagination) existe en l’homme un esprit assez puissant pour rassembler
les divers courants en un même fleuve. « Les Encyclopédies, écrit Henri
Meschonnic, sont des sortes d’expositions universelles, de fêtes du savoir
»5674.. De même, en effet, que la technique se célèbre elle-même en se
donnant le spectacle de sa totalité déployée, lors de ces grandes cérémonies
que l’on appelle expositions universelles, de même le savoir se célèbre lui-
même en se donnant l’image de sa totalité déployée, dans ces grandes
entreprises que l’on nomme dictionnaires ou encyclopédies, « où l’objet du
culte est le culte lui-même »5675.. En ce sens, toute encyclopédie est de
type hégélien, puisque le savoir y est à la fois forme et contenu, sujet et
objet, sujet objectivé et conscient de soi à travers tous les moments de son
extériorisation. « Questions ou réponses, le savoir s’admire. L’encyclopédie
est son cérémonial. Elle raconte son légendaire. C’est un livre-temple
»5676..
Pour Leibniz, si la connaissance peut croître et s’élargir, c’est qu’il n’y pas
de hiatus dans le connaissable. Les choses sont rattachées les unes aux
autres comme les fils de la toile d’araignée aux points d’intersection. Tout
est relié à tout, et c’est cette liaison qui permet de passer d’une chose à
l’autre par une ramification constante du mouvement investigateur. « Je suis
un peloton de points sensibles, écrit Diderot dans Le Rêve de d’Alembert,
que tout presse sur moi et que je presse sur tout »5677.. Dans le même
ouvrage, Diderot reprend la comparaison5678. de l’esprit avec l’araignée au
milieu de sa toile. Mais cette métaphore, dont la fortune littéraire fut
grande, ne doit pas être interprétée dans le sens statique du réseau étoilé et
de la centralité, mais dans le sens dynamique de ce qu’on pourrait nommer
l’avertissement par vibration. L’araignée n’est pas au centre de sa toile, elle
y vient. Tapie dans l’ombre, elle ressent les secousses de son piège. Aussi,
pour exprimer le phénomène de l’intercommunicabilité universelle, l’image
favorite des philosophes du XVIIIe siècle n’est pas celle de l’araignée dans sa
toile, mais celle de la pierre jetée dans l’eau, et des ondes circulaires, de
plus en plus larges, qu’elle y sculpte — et qu’on appelle précisément…
encyclies!
Il y a un encyclopédisme de conjuration. De même que, jadis, certaines
grandes familles se réunissaient dans des fêtes pour affirmer, contre la
dispersion de la vie réelle, le relâchement des liens, voire les rivalités, une
sorte d’unité idéalement maintenue ; ainsi l’encyclopédisme contemporain
peut-il apparaître comme le contrepoids nécessaire à l’éclatement du savoir.
C’est que l’encyclopédisme peut être l’effet du scepticisme aussi bien que
du dogmatisme, l’affirmation confiante de l’unité aussi bien que la
recherche éperdue d’une cohérence perdue. Il est frappant par exemple qu’à
Byzance l’intérêt pour les lettres et les antiquités classiques s’accrut
considérablement après le schisme qui vit la fin de l’unité des chrétiens —
comme si l’encyclopédie devait remplacer l’absolu de la vérité. Avec
l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, la relation entre le grand projet
intellectuel et la crise historique sera évidente.
Encyclopédie — enchaînement des connaissances : l’encyclopédie abat les
cloisons qui compartimentent le savoir en lieux séparés. Mais
dialectiquement, pour que le projet ait une unité, un sens, il doit être
structuré par une sélection (de quoi parlera-t-on, car on ne parlera pas de
tout ?) et par une classification (pas d’encyclopédie sans classement). Ainsi
Diderot divise-t-il l’ensemble des matières en trois familles — les sciences,
les arts libéraux et les arts mécaniques.
Mais au-delà ou en deçà des professions d’orgueil légitime, restait la
conscience du caractère proprement impossible du projet. Certes, les avatars
et péripéties qui jalonnèrent la composition de l’Encyclopédie ne
manquèrent pas, mais Diderot et d’Alembert étaient conscients des
problèmes qui touchaient à l’essence même de leur aventure, et pas
seulement à sa réalisation historique. Voici ce que d’Alembert écrit : « Bien
loin d’apercevoir la chaîne qui unit toutes les Sciences, nous ne voyons pas
même dans leur totalité les parties de cette chaîne qui constituent chaque
science en particulier. Quelque ordre que nous puissions mettre entre les
propositions, quelque exactitude que nous cherchions à observer dans la
déduction, il s’y trouvera toujours nécessairement des vides ; toutes les
propositions ne se tiendront pas immédiatement, et formeront pour ainsi
dire des groupes différents et désunis ». L’infini, une fois de plus, paraît
devoir faire échec à la totalité. Bien plus, ou bien pire, serait-on tenté de
dire, on peut, écrit d’Alembert, imaginer autant de systèmes différents de la
connaissance que de mappemondes de différentes projections — ce qui est
une manière d’affirmer le caractère arbitraire du système encyclopédique.
 
 
3. Le mode de totalisation
 
Il n’y a pas de totalité sans unité. Or un ensemble qui tend vers
l’asymptotique exhaustivité voit son unité menacée et anéantie. À l’inverse,
s’il recherche la rigoureuse unité, cela ne se fera qu’au prix d’abandons
considérables. Ou bien une encyclopédie englobe « tout », mais alors, dans
le tohu-bohu des signes et la cacophonie des langues, elle n’a plus cette
unité minimum qui seule peut lui conférer le caractère de totalité — ou bien
elle trie sévèrement ses sources et ses données, mais alors elle laisse filer
hors d’elle tant de matière que plus rien n’autorise à appeler totale une telle
somme.
Les devises choisies par les encyclopédies modernes témoignent des
différentes conceptions de la totalité en jeu. On peut en repérer trois : a) la
totalité extensive du savoir universel5679. ; b) la totalité intensive du tout-
unité5680. ; c) la totalité humaine du public, de la société5681.. Parfois,
deux totalités sont associées5682..
On y retrouve les trois cercles : le cercle des choses, le cercle des mots, le
cercle des hommes. Or, il arrive que dans un cercle on tourne en rond,
particulièrement le cercle des mots. Comme dans les pires administrations
où le premier bureau renvoie à un second, lequel renvoie à un troisième, et
cetera, jusqu’à ce que le malheureux postulant finisse par se retrouver au
bureau de départ, le dictionnaire piège son lecteur dans une recherche
circulaire sans fin : la langue n’a pas de métalangue, il n’y a pas d’au-delà
de la langue qui puisse faire sens ultime. Voilà pourquoi l’Encyclopédie
occupe, selon le mot de Michel Fichant, « pour ainsi dire l’entre-deux
ouvert entre, d’un côté, une origine tenue pour inaccessible en fait :
l’Alphabet primordial — et, de l’autre, l’instauration toujours retardée
d’une Caractéristique parfaite qui serait comme l’écriture définitive » 5683..
La partie expressive5684. a été une ruse de la raison encyclopédique.
Novalis — qui parlait d’une pantomathie5685. non seulement comme
possible, mais comme nécessaire et réelle effectivement — plaidait pour
une encyclopédistique qui reconnût, par-delà la totalité du savoir, l’«
universalisation de la réalité historique et géographique »5686.. Puisque
toute région, en effet, concerne l’encyclopédie, toute science en est, d’une
manière subtile, partie totale. Voici un monde où le centre est partout ; un
monde où, à quelque endroit qu’on se trouve, le point de vue est optimal ou,
du moins, totalisant. C’est bien pourquoi chaque région a (est) sa
philosophie, aveugle en un sens et réflexive en un autre, sur son propre
exercice, sur la science en général et sur le monde comme tel.
L’encyclopédie est moins un cercle de cercles, comme le souhaitait Hegel,
qu’un système de systèmes entendu au sens leibnizien. Que l’on consulte
les classifications antérieures au texte hégélien, la conviction se forme vite
qu’il s’agit, en tout cas, d’un agrégat de collections atomiques, juxtaposées
dans un ordre extérieur. D’où la validité de la critique et l’idée d’une
encyclopédie philosophique naturelle et organique. La modernité impose
l’évidence inverse et réalise au moins cet idéal global. Il existe en effet une
manière d’échapper à la répétition infinie et stérile du cercle : que l’en-
cyclo-pédie, au lieu d’être comme l’Ourouboros de l’ancienne Égypte, le
serpent qui se mord la queue, se dédouble et s’étire comme la spirale qui
s’élève dans une direction et creuse dans l’autre. Le vertige ne disparaît pas
— il s’accroît même —, mais ce vertige n’est que l’envers du savoir qui
progresse. Car s’il est, parmi les phénomènes de l’Histoire, une réalité
susceptible de progrès, c’est bien le savoir.
Enfin, si totalité il y a — avec toutes les précautions et objections
signalées —, où se situe-t-elle réellement ? Car le projet encyclopédique —
à la différence de la mathesis universalis ou de l’idéal renaissant de l’uomo
universale — n’est pas porté par un moi, qui serait une conscience
singulière et cosmique à la fois. L’encyclopédie est une œuvre collective, et
sa lecture ne peut être que partielle. En amont comme en aval,
l’encyclopédie subit la loi d’airain de la fragmentation. Le système des
renvois est un artifice qui ne convainc guère quand il n’agace pas — et
d’une manière générale, le lecteur en est davantage la victime que le
bénéficiaire. Mais si la totalité n’est qu’en puissance, en quoi diffère-t-elle
alors de celle de l’univers, dont on sait qu’il se déploie entier devant nous,
mais dont on sait aussi qu’on ne pourra en prendre qu’une faible mesure ?
On serait alors en droit de se demander si l’encyclopédie, à partir de
Diderot, n’a pas pour fonction première de nous offrir le spectacle d’un
savoir total considéré de toute façon comme inaccessible. C’est en ce sens
que Jean Starobinski a souligné la nouvelle relation théâtrale qu’instaure
l’Encyclopédie avec le lecteur — lequel est placé devant une scène où va se
dérouler, une fois le rideau ouvert, un spectacle auquel il restera toujours
extérieur5687.. Ce spectacle est une totalisation de la science dont les
rédacteurs de l’Encyclopédie affirment leur maîtrise davantage comme
metteurs en scène que comme savants : les gardiens de musée ne peignent
pas.
 
 
4. La nécessité du choix
 
Puisque le dictionnaire contient tous les mots dont seront faits tous les
autres livres, il est le livre total, le livre absolu, dont les autres ne sont que
l’imparfait déploiement. De plus, à la différence des romans qui
présupposent un mythique recommencement (Madame Bovary n’est pas
censé reprendre quoi que ce soit de Lucien Leuwen), les dictionnaires
naissent les uns des autres, et leur histoire n’est pas sans faire songer à celle
des sciences. Et quand bien même un dictionnaire serait composé à
nouveaux frais, son concepteur ne peut faire comme s’il n’avait pas de
devanciers : « On peut, sans exagération, écrit Pierre Larousse dans sa
Préface, comparer le Dictionnaire de Moreri à ces monuments de
l’Antiquité dont les ruines ont enrichi tous les musées et où, cependant, les
derniers venus trouvent toujours quelques débris de chef-d’œuvre à
emporter ». « Comme le petit enfant, écrit Alain Rey, le linguiste ‘pur’ ne
reconnaît comme bon objet que l’objet partiel. Or, le lexicologue tente
maladroitement de par les contraintes de sa visée de faire prévaloir l’objet
global et le principe de réel »5688..
N’admettre que les chefs-d’œuvre ou bien tout conserver ? Ce sera le
dilemme, de plus en plus lancinant, auquel les musées comme les
encyclopédies devront s’affronter.
Un dictionnaire doit-il tout admettre? Dès le XVIIe siècle, en France, deux
conceptions s’opposent, dont on devine le ressort politique : d’un côté, celle
de l’Académie qui se veut gardienne de la pureté de la langue, et qui pense
que, de la même façon qu’il y a un néant d’idée (l’erreur), il y a un néant de
mot (le parler vulgaire) ; de l’autre côté, la conception de Furetière, dont le
dictionnaire universel donne aux expressions populaires le droit d’être
citées.
Cela dit, l’admission de mots « nouveaux » dans le dictionnaire ne peut
aller sans l’élimination des « anciens » désuets et déchus. Aucun
dictionnaire n’inclut aujourd’hui tous les mots d’une langue. Certains
métiers5689., certaines disciplines ont leur dictionnaire spécialisé — donc,
pour être véritablement complet, le dictionnaire devrait englober tous les
mots de tous les dictionnaires. Encore cela ne concerne-t-il qu’une seule
langue… Dans les diverses spécialités, l’emprunt de mots étrangers utilisés
tels quels s’est fait sentir : Aufhebung ou Sehnsucht n’ont pas d’équivalent
exact en français. Pourquoi, dès lors, ne pas admettre systématiquement
tous les mots qui ne feraient pas double emploi avec les mots de la langue
de référence, c’est-à-dire les mots qui ne désignent ni des êtres, ni des
choses, ni des actions — dont on peut supposer à juste titre qu’ils ont des
analogues exacts dans toutes les sociétés. Et comme a priori aucune langue
n’a plus de mérite qu’une autre à évoquer le réel, ce dictionnaire total
comprendrait des vocables inuits ou canaques, qui diraient ce qu’eux seuls
sont capables de dire. On voit ce qu’un tel dictionnaire a d’impossible. On
voit donc ce qu’a d’impossible l’idéale totalité rêvée par le dictionnaire.
À cela s’ajoute le problème épistémologique à la fois simple (parce que
nécessaire) et gigantesque de la vérité. Il est entendu, présupposé que tous
les articles des dictionnaires et encyclopédies sont vrais. Il est évident, à lire
les dictionnaires et encyclopédies anciens et modernes, qu’ils fourmillent
d’erreurs5690.. Or, si la vérité de l’information reçue va de soi comme
réquisit, elle est présupposée toujours, mais presque jamais pensée. Certes,
le problème, pour des raisons évidentes, concerne davantage les
encyclopédies que les dictionnaires, mais il n’épargne pas ceux-ci. Aucune
information n’est transparente ou neutre. Le seul fait de son existence
dépend d’un choix qui ne peut pas toujours se justifier (de fait, il ne se
justifie pratiquement jamais), mais peut, en revanche, aisément s’expliquer.
Le nationalisme des encyclopédies du XXe siècle est un travers universel —
en contradiction radicale avec l’universalisme proclamé de ses intentions (le
nationalisme est un particularisme). N’importe quel choix, si innocent qu’il
soit en apparence, implique toute une série de présupposés idéologiques,
philosophiques, politiques, esthétiques, qui sont d’autant plus cachés qu’ils
sont recouverts par le grand œcuménisme de l’encyclopédie. Un
dictionnaire n’est pas seulement un livre, c’est aussi un drapeau5691..
Mais, à supposer que l’encyclopédie dise la vérité, elle ne la dit pas toute.
Il n’y a en effet aucune limite à l’exactitude — que ce soit la suite des
décimales de pi ou les circonstances d’une bataille, il convient d’arrêter le
discours aux portes de l’infini. L’information est toujours un résumé. Peut-
on lui assigner une détermination précise ? Plus inquiétante, parce
qu’encore plus directement contradictoire avec l’intention originairement
affirmée d’être la récapitulation des savoirs et des expériences du passé, la
tendance proprement dirimante aux réductionnismes. « La Bibliothèque du
Dieu de Voltaire, écrit Mikhaïl Bakhtine, où tous les livres ont été
résolument retouchés et réduits, est typique de cet état d’esprit. Les
philosophes des Lumières tendaient en fait à appauvrir le monde : il y a,
affirmaient-ils, dans le monde beaucoup moins de choses réelles qu’il ne
semble, la réalité est hypertrophiée au bénéfice de survivances, préjugés,
illusions, fantastique, rêves, etc. »5692.. Une bonne partie de
l’anthropologie du XXe siècle — donc de la conception moderne de la
totalité humaine et historique — tient dans la réintégration dans
l’encyclopédie de cette dimension imaginaire que les philosophes du XVIIIe
siècle, tout à leur souci d’écraser l’infâme, avait oubliée ou occultée.
Pour nous, qui ne sommes plus dans l’élément mystique, le résumé a des
vertus que la vertu ne connaît pas. Il arrive souvent, en effet, que notre
modernité bute sur deux exigences contradictoires : ainsi en va-t-il avec les
exigences de vitesse et d’exhaustivité. On veut tout, mais rapidement. Et si
tout « avoir » ou tout connaître réclame du temps, on fera des résumés. Le
résumé est le moyen terme bâtard grâce auquel la totalité est transmise en
un minimum de temps et d’espace. C’est pourquoi notre temps a le culte de
l’essentiel. On ne résume évidemment pas davantage une totalité qu’une
symphonie, mais l’essentiel en sera l’illusoire substitut. Dans
l’encyclopédie, le concept est particulièrement impatient. Il faut que, sous
l’œil du lecteur le moins attentif, il aille droit au but. Au reste, cette pratique
du résumé n’est pas nouvelle : les anciens temps virent abondamment
fleurir abrégés, épitomés, centons, rhapsodies, compilations,
chrestomathies, pandectes, qui épargnaient bien des lectures, et toutes ces
pratiques pouvaient se légitimer sur le plan didactique : l’encyclopédie, ne
l’oublions pas, contenait dès l’origine une propédeutique. Le résumé n’est
pas le contraire de l’exhaustivité. Il en est l’envers, comme l’ombre de cette
lumière, n’existant que par elle.
L’Encyclopédie de Diderot n’a pas été un miroir promené le long du
chemin du savoir. Elle a été une entreprise de lutte. Elle a pris parti. Comme
l’écrit Yvon Belaval : « Elle ne s’est pas contentée d’informer sur des
auteurs anciens, scolastiques ou renaissants, à la façon du Dictionnaire
historique et critique de Bayle (que Diderot trouve déjà vieilli), elle a voulu
communiquer son enthousiasme pour l’avenir, c’est-à-dire pour le progrès
»5693.. En fixant, par la langue, l’état des connaissances, l’Encyclopédie a
brisé la désolante répétition des catastrophes et des renaissances, et
déterminé la condition des progrès futurs. Arrangées dans une
encyclopédie, les connaissances n’auront donc plus à être redécouvertes, le
cercle fatal de l’éternel retour de la mémoire et de l’oubli est brisé — et
l’histoire humaine peut enfin se lancer dans la dimension du temps linéaire,
progressif. Mais cela ne va pas sans choix — prendre parti, c’est prendre
partie. Récapituler le savoir antérieur, cela ne signifie pas le reprendre tout
entier. Déjà, Leibniz, dont on connaît pourtant l’universalisme accueillant,
avait dénoncé un risque de barbarie dans « cette horrible masse de livres qui
va toujours s’augmentant ». D’où la nécessité des résumés.
 
 
5. L’impossible fermeture
 
Le cercle, c’est la boucle, et la boucle, c’est aussi la fermeture qui réduit
au silence. Tu la boucles, tu la fermes sont, en français populaire, des
équivalents. Quand on a bouclé quelque chose, on en a fini avec cette chose.
Cela n’est pas allé sans artifice. Symptôme de totalisation imaginaire
destinée à faire pièce à une totalisation réelle mais impossible, le dernier
article de l’Encyclopédie consacré à… Zzuéné, ville de Haute-Égypte.
L’histoire n’a pas soufflé à grandes rafales sur Zzuéné, et Larousse en
ignore le nom. N’en doutons pas : la seule justification de cette insolite
présence est de faire clôture — et d’ailleurs, les auteurs de l’Encyclopédie
s’en cachent à peine.
Tant que la pensée est conçue comme identique à l’Être (Parménide) et
que l’Être est représenté comme sphérique (Parménide encore), le savoir
total est pensé comme circulaire encyclopédie. Au XVIe siècle, le savoir
passe du monde clos à l’univers infini ; l’homme progressivement découvre
alors que son monde n’est pas constitué une fois pour toutes, et d’abord
parce que lui, l’homme, existe et donc invente sans arrêt. C’est la technique
qui a mis fin à l’illusion d’une renaissance de l’Antiquité : Racine pouvait
encore croire qu’il traitait le même sujet qu’Euripide, avec les mêmes
personnages, Le Brun pouvait encore croire qu’Apelle avait peint comme
lui — en revanche les contemporains de la première machine à vapeur
savent qu’ils ont affaire à quelque chose que les Grecs ne pouvaient pas
connaître. Ce que l’Encyclopédie de Diderot apportera aux hommes, c’est la
révélation de la technique comme partie intégrante de la culture.
Le dictionnaire, faisait remarquer Roland Barthes, lutte sans cesse avec le
temps et l’espace (social, régional, culturel), mais il est toujours vaincu ; la
vie est toujours plus ample, plus rapide, elle déborde, non le langage, mais
sa codification. C’est pour cela qu’il faut sans cesse des dictionnaires
nouveaux. R. Barthes indiquait le sens du mouvement perpétuel du savoir,
de son enregistrement par les lexicographes et les encyclopédistes. Le
savoir est un univers en expansion5694.. Cette inflation marque
contradictoirement la ruine et le triomphe de l’idéal encyclopédique. Car si,
à l’un des bouts du savoir, le projet encyclopédique soutient l’espoir d’un
savoir universel, à l’autre bout la singularité se nie elle-même
fantasmatiquement en se constituant comme savoir total.
Mais il est une autre raison de l’impossible fermeture. « Le livre, écrit
Novalis, est la nature inscrite sur une portée (comme de la musique) et
complétée »5695.. Jacques Derrida, qui cite ce passage avec le mot souligné
par Novalis, fait remarquer que « si le tout de ce qui est se confondait avec
le tout de l’inscription, on ne comprendrait pas qu’ils fassent deux : la
nature et la bible, l’être et le livre »5696.. La nature sans le livre est
incomplète, l’encyclopédie achève la nature. Mais si le livre complète la
nature, alors elle n’est pas tout — mais si elle est tout, alors le livre fait en
quelque manière partie d’elle. Malgré les efforts déployés, la suture qui vise
à faire coller l’un contre l’autre le réel et le symbolique ne tient pas,
toujours l’écart se réinscrit dans la plaie toujours rouverte. On peut être pris
de vertige par ce processus infini — mais on peut contradictoirement s’en
féliciter, car, sans cet écart toujours renaissant entre le réel et le symbolique,
le passé inscrit et le présent de l’inscription, l’esprit se reposerait. La totalité
n’est pas une rente ; elle n’est pas même un capital. Le propre d’une
encyclopédie est d’être déjà dépassée à l’instant même où elle est éditée.
Car le réel, lui, ne se laisse pas si aisément attraper ; il court toujours.
L’empirisme du projet de Diderot et de d’Alembert ne pouvait manquer
d’en marquer les limites. Bayle avait appris à lire en déplacement. Dans un
article apparemment subsidiaire consacré à la philosophie « pyrrhonienne
ou sceptique », Diderot donne la mèche : « Nous conclurons que tout étant
lié dans la nature, il n’y a rien, à proprement parler, dont l’homme ait une
connaissance parfaite, absolue, complète, pas même des axiomes les plus
évidents, parce qu’il faudrait qu’il eût la connaissance du tout. Tout étant
lié, s’il ne connaît pas tout, il faudra nécessairement que de discussions en
discussions, il arrive à quelque chose d’inconnu : donc en remontant de ce
point inconnu, on sera fondé à conclure contre lui ou l’ignorance, ou
l’obscurité, ou l’incertitude du point qui précède, et de celui qui précède
celui-ci, et ainsi jusqu’au principe le plus évident »5697..
L’univers, selon Diderot, n’est pas une horloge au mécanisme
définitivement établi, mais un organisme fluctuant, pas même soumis au
processus évolutif. L’article « Encyclopédie » et les Pensées sur
l’interprétation de la nature mettent l’accent sur l’inadéquation des facultés
de l’homme sitôt qu’il prétend appréhender l’univers : toute construction
humaine est provisoire, constamment menacée d’être engloutie dans l’océan
de la matière en mouvement. Quand bien même la totalité du connu serait
mise en évidence devant nos yeux, il n’est pas certain qu’ils puissent la voir
: « Quand la langue philosophique sera-t-elle complète ? Quand elle serait
complète, qui d’entre les hommes pourrait la savoir ? Si l’Éternel, pour
manifester sa toute-puissance plus évidemment encore que par les
merveilles de la nature, eût daigné développer le mécanisme universel sur
des feuilles tracées de sa propre main, croit-on que ce grand livre fût plus
compréhensible pour nous que l’univers même ? »5698.. En ce sens, les
Pensées sur l’interprétation de la nature prennent acte de l’impossibilité de
l’encyclopédie et s’efforcent de la dépasser philosophiquement : l’homme
et l’univers ne seront plus posés face à face mais en continuité, et à
l’anthropocentrisme conquérant de la triade encyclopédique (mémoire,
raison, imagination) correspond à présent le cosmocentrisme d’une nouvelle
triade : observation, réflexion et expérience. Au cercle de l’Encyclopédie,
les Pensées substituent la ligne, la grande « chaîne des êtres » dont
l’homme n’est plus le centre, mais un simple maillon. Spinoza avait fait
observer que les choses qui n’ont rien de commun l’une avec l’autre ne
peuvent pas non plus se connaître l’une par l’autre5699. — ce qui est une
réactualisation prudente de l’antique principe selon lequel le semblable
connaît le semblable : Diderot continuera de penser que c’est parce que
l’homme est matière qu’il peut raisonnablement espérer connaître la
matière, et que c’est parce qu’il est cosmos qu’il peut explorer le cosmos.
Mais cela ne signifie pas qu’il puisse le faire en totalité.
On a rédigé des dictionnaires de dictionnaires — et il ne faudrait pas
moins qu’une encyclopédie pour faire la description complète de toutes les
encyclopédies. D’ailleurs, cet ensemble de tous les ensembles serait la
véritable encyclopédie. Puriste, Littré interdisait qu’on utilisât le terme
d’encyclopédie dans un autre sens que celui de totalité des connaissances —
parler d’une encyclopédie serait donc une contradiction dans les termes. Il
n’en reste pas moins vrai que les deux siècles et demi qui nous séparent de
Diderot virent une telle abondance et une telle variété d’encyclopédies
qu’on pourrait à juste titre qualifier notre époque d’encyclopédique par
excellence. Seulement, puisque chaque encyclopédie a la même prétention,
et la même intention, d’énoncer la totalité, elle anéantit la prétention et
l’intention de celles qui précédent par le seul fait de son existence, et
paradoxalement, c’est l’ouvrage qui devait assumer le mieux la totalisation
de la civilisation humaine, qui se trouve le plus rapidement dépassé par
celui qui n’a que l’avantage d’être plus récent — et c’est l’ouvrage qui
devait fixer le savoir total sub specie aeternitatis qui se trouve le plus
enfoncé dans le système de la mode. Dans les dictionnaires et
encyclopédies modernes, des mots et des articles sont promus comme
marchandises nouvelles, tandis que d’autres sont jetés au rebut comme
vieux vêtements.
L’âge encyclopédique qui est le nôtre est à la fois celui des grandes
totalisations (jamais les encyclopédies n’ont été aussi complètes), et des
spécialisations extrêmes5700.. On publie des dictionnaires et encyclopédies
sur à peu près n’importe quel sujet — ce qui montre rétrospectivement que
ce que nous prenons pour un atome dans l’univers de la connaissance est un
univers qui, à son tour, contient une multitude indéfinie d’éléments.
Le savoir total est impossible pour des raisons logiques, intrinsèques au
savoir lui-même, qui touchent au moyen (le système symbolique) aussi bien
qu’à la fin (l’objet de la connaissance). D’abord, le langage ne peut pas
représenter d’emblée, en sa totalité, la pensée ; il la déploie selon l’ordre du
temps, lequel (pré)suppose un commencement, un devenir et une fin, au
risque sûr de la détotaliser. Jamais aucun projet encyclopédique ne pourra
abolir le temps — le savoir ne cesse pas de dépasser son inscription.
L’encyclopédie court après un savoir qu’elle contribue à dépasser.
Aucune encyclopédie n’est complète, et la connaissance disséminée dans
ces gros ouvrages qui prétendaient tous l’être est, comme l’écrit Coleridge,
« divisée en innombrables fragments dispersés dans maints volumes,
comme un miroir en morceaux, gisant par terre qui, au lieu d’une seule
image, en présenterait un grand nombre dont aucune ne serait entière
»5701..
Ensuite, la réalité étant infinie aussi bien du point de vue extensif
qu’intensif, la régression causale est indéfinie, tout comme l’anticipation,
notre connaissance du réel ne saurait être totale ; elle est condamnée à la
fragmentation et à la partiellité. En effet, il nous est aussi impossible
d’embrasser entièrement la suite de tous les événements physiques et
mentaux dans l’espace et le temps que d’épuiser intégralement le moindre
élément du réel. Chaque élément du réel engage une série théoriquement
infinie de connaissances possibles en même temps qu’il fait partie d’une
série théoriquement infinie de connaissances possibles. Si l’on compare la
connaissance à une sphère, et son développement à une sphère en
expansion, l’inconnu est l’espace situé en dehors de la sphère. Supposons
cet espace fini ; la sphère gagnera sur lui, par son volume grossissant, mais
les points de contact avec l’inconnu seront toujours plus nombreux. Les
questions (provisoirement ?) sans réponse n’ont jamais été aussi
nombreuses qu’aujourd’hui. Les progrès actuellement exponentiels de la
science et de la technique rendent vaine la totalisation du savoir.
L’Encyclopédie était née avec l’intrusion de la technique dans le monde de
l’intelligence — elle meurt de l’expansion incontrôlable de la technique. Le
vocabulaire technique se compte en millions de mots — la langue française
seule en comprend soixante mille. Dans cet océan — qui est à l’image de
notre univers : en expansion —, le nombre de routes est infini et aucun
navigateur ne pourra jamais prétendre nous les faire toutes parcourir, du
moins pouvons-nous espérer repérer quelques îles et dessiner la carte des
continents.
L’encyclopédie est une totalisation qui se rêve totalité. Tout livre ferme ses
pages, toute bibliothèque ferme ses portes, mais au-dehors foisonne un réel
qui non seulement ne s’est pas laissé encore capturer, mais qui prolifère.
Voilà l’encyclopédie prise dans ce que Jacques Derrida5702. appelle « la
logique ou plutôt la graphique du supplément ». Le supplément dévalorise
la totalité encyclopédique dans le temps même qu’il la complète ; il
l’achève, dans les deux sens du verbe, en la finissant et en la ruinant. Le
temps court sans cesse, et le supplément a lancé son avis de recherche :
avec le réel, l’affaire n’est pas classée.
 
 
ÉPILOGUE : MÉTAMORPHOSES DE L’ENCYCLOPÉDISME
 
Le livre total existe, et ce n’est plus un livre. La technique moderne est en
effet en train de résoudre le vieux problème sur lequel butaient Diderot et
d’Alembert : comment faire tenir en un espace restreint la totalité des
connaissances ? Mais la technique ne donne pas seulement la solution au
problème de l’inventaire, elle permet également d’adjoindre au texte
imprimé et aux illustrations une autre dimension qui lui restait étrangère
jusqu’à présent — la dimension sonore. On a parlé d’hypertexte pour
désigner la relation établie par l’informatique entre un élément d’un texte
quelconque et sa connotation encyclopédique, et d’hypermédia pour
désigner la relation établie par l’informatique entre le texte, l’image et le
son. L’encyclopédie informatique est à la fois sonore et visuelle, écrite et
imagée — donnée à lire, à voir et à entendre. Elle est à la connaissance ce
que l’œuvre d’art totale est à l’art : une synthèse des différentes formes
d’expression concourant à un même sens.
Diderot avait dédicacé son Encyclopédie « à la postérité et à l’être qui ne
meurt jamais ». Faite par une société, l’encyclopédie est potentiellement
destinée à l’humanité entière. Certes, faire le tour des connaissances ne
signifie pas nécessairement en achever le cercle. Il ne suffit pas de regarder
le fourmillement des étoiles pour prendre la mesure du ciel. Du moins,
l’encyclopédie donne de la totalité des connaissances et, par voie de
conséquence, de celle du monde, une vision qui, à la différence de celles
offertes par les religions et les idéologies, tend à être de moins en moins
mensongère ou illusoire. Notre œil voyage, grâce à nos instruments et à nos
concepts, jusqu’aux confins et jusqu’à l’origine de l’univers — et nous
connaissons les sociétés, si éloignées soient-elles de nous dans l’espace et
dans le temps, bien mieux qu’elles ne se sont connues elles-mêmes. De
cette surabondante matière, aucune philosophie aujourd’hui ne peut se
détourner.
L’encyclopédisme est mort — peut-être — mais chacune des parcelles de
ce savoir écartelé implique un savoir encyclopédique. Car quel reproche, en
somme, peut-on adresser à l’encyclopédie, sinon celui de n’être pas assez
encyclopédique ? Les plus violents contempteurs de l’encyclopédisme sont
des amoureux déçus : ils livrent des attaques au nom des valeurs mêmes
qu’ils prétendent récuser. L’encyclopédisme est mort, mais il ne s’est jamais
aussi bien porté ; jamais il n’a produit autant d’ouvrages si étendus et si
profonds.
Nous estimons aujourd’hui que l’ensemble des informations rassemblées
dans toutes les bibliothèques du monde représentent 1015 signes (1 million
de milliards de signes). Cette documentation double, au rythme actuel, tous
les quinze à vingt ans. Que signifient, dans ces conditions, la totalisation et
l’unification des connaissances humaines? Belle illustration de la célèbre et
énigmatique pensée de Marx — selon laquelle l’humanité ne se pose que
les problèmes qu’elle peut résoudre —, la technique moderne est en train de
répondre efficacement au défi de cette infinitisation des connaissances
humaines. Des ordinateurs contiennent désormais des bibliothèques
entières, et désormais la littérature antique, grecque et romaine, dans sa
totalité, figure sur un seul disque moins gros qu’un livre.
Depuis Diderot, l’encyclopédie n’a pas cessé de proliférer dans tous les
sens. Tout sur tout est le nom ingénu d’une encyclopédie populaire. Ce
pourrait être la devise du système moderne d’information. Le progrès est
immense, mais le sens risque de s’y perdre. Wikipedia est l’encyclopédie
participative caractéristique de l’âge d’une démocratie mondialisée qui a à
son service la machinerie informatique et qui marie la vitesse5703. à
l’utopie de la gratuité5704.. Enfermé dans une bulle électronique et noyé
dans un océan de mots et d’images, l’usager informatique est un homme
pour qui il ne saurait y avoir de détails : tout lui paraît essentiel. Comme la
Terre est le noir de l’œil du monde — selon la splendide image de Plutarque
—, l’homme est le noir de l’œil de la Terre.
 
*
Voir aussi
 
La connaissance. La croyance. La religion. La science. Le système. La
totalité. L’universel. La vérité.
 
*
 
Bibliographie
 
D. Diderot, — Prospectus de l’Encyclopédie, Œuvres complètes, tome 2, Le Club Français du Livre,
1969, p. 281-320.
— article « Encyclopédie », Œuvres complètes, tome 2, Le Club Français du Livre, 1969, p. 365-463.
Jean d’Alembert, — Discours préliminaire de l’Encyclopédie, « Médiation », Gautier, 1965.
— article « Dictionnaire » de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des
lettres.
Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966.
Alain Rey, Le Lexique. Images et modèles, Armand Colin, 1977.
 
5616 M. Blanchot, « Le temps des encyclopédies », in L’Amitié, Gallimard, 1971, p. 66.
5617 Voir infra.
5618 Voir les quatre volumes des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, qui font à travers le
système des mythes le tableau de la « science sauvage » des Indiens d’Amérique.
5619 Soit une flèche fabriquée par les Indiens de Guyane. Elle constitue pour notre œil distrait
l’exemple même d’objet simple, primitif. En fait, pour fabriquer une flèche, une quinzaine de
produits différents sont nécessaires pour la pointe, le raccord de la pointe avec le corps du roseau, la
hampe, les ligatures, les bois d’encoche, le type de plume pour l’empennage et le duvet qu’on rajoute
pour le décorer, les teintures du roseau et les peintures des ligatures de l’empennage. À cette série
horizontale des savoirs succédant les uns aux autres s’ajoute la série verticale des savoirs
s’imbriquant les uns dans les autres, touchant les bois, les colles, les gommes, etc.
 
5620 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre I, trad. J. Beaujeu, Les Belles Lettres, 1950, p. 51. On
trouve la même expression avec le même sens chez Plutarque (De l’éducation des enfants, X ; De la
musique, XIII).
5621 Les Stromates.
5622 M. de Gandillac, « Encyclopédies prémédiévales et médiévales », in La Pensée
encyclopédique au Moyen Âge, La Bâconnière, Neuchâtel, 1966, p. 37.
 
5623 Les jardins persans et arabes de cette époque étaient construits sur le modèle géométrique du
Paradis tel que la tradition le décrivait avec ses quatre fleuves coulant aux quatre points cardinaux à
partir d’un carré central.
5624 Déjà présente dans l’Antiquité romaine avec les Prata de Suétone.
5625 Voir La vérité.
5626 Voir le yü-p’ien, le « livre de jade », au VIe siècle, en Chine.
 
5627 Cette conception analogiste — représentée par l’école de Bassorah — sera combattue par les
« anomalistes », surtout actifs dans le shi’isme, lequel constitue la part ésotérique de l’islam.
5628 Voir Paolo Rossi, Clavis universalis, Jérôme Millon, 1993.
5629 Pantagruel, XX.
5630 Dans Défense et illustration de la langue française.
5631 A. de Humboldt, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, trad. H. Faye, tome 1,
Paris, 1847, p. 1.
5632 Par opposition à la multiplicité des techniques.
5633 R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit I, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1953, p. 38.
5634 Voir le mot de Platon inscrit au fronton de son Académie : « Que nul n’entre ici s’il n’est
géomètre ».
5635 E. Cassirer, Descartes, Corneille, Christine de Suède, trad. M. Francès et P. Schrecker, Vrin,
1942, p. 47.
5636 R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit XV, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 50-51.
5637 Par sa caractéristique universelle, Leibniz imaginera un art de présenter toutes les idées et
leurs relations par des signes (ou « caractères »), qui servira de moyen pour le raisonnement — à la
manière dont les symboles algébriques servent de moyens au calcul.
5638 Cité par A. Pons, Introduction aux extraits de l’Encyclopédie de Diderot, tome 1, Garnier-
Flammarion, 1986, p. 34.
5639 M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 259-260.
5640 Ibid., p. 260.
5641 E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Fayard, 1966, p. 268.
5642 Ibid., p. 270.
5643 Cité par Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, tome 1, Armand Colin, 1958,
p. 166.
5644 C’est en Angleterre que l’encyclopédie apparaît sous sa forme moderne. Ce fut, rédigée par
Chambers (1728), la Cyclopaedia or Universal Dictionary of the Arts and Sciences, que Diderot avait
d’abord songé à traduire avant de faire sa propre Encyclopédie. L’encyclopédie de Chambers est
l’aînée, le modèle et le défi de l’encyclopédie française. Elle forme, avec le British Museum, dont
elle est à peu près contemporaine, une espèce de doublet — comme en France l’Encyclopédie et le
Louvre, qui la suit de vingt ans. De même que l’encyclopédie est un musée, le musée est une
encyclopédie.
5645 Voir Le système.
5646 Caractéristique est l’ambivalence contenue dans ce terme de somme qui ne désigne pas
seulement la totalisation (comme lorsque l’on fait la somme arithmétique de plusieurs nombres),
mais l’abstraction de l’essentiel — ce sens transparaît dans le mot dérivé sommaire, où d’ailleurs
l’ambivalence redouble. Substantif, sommaire désigne un résumé, une table des matières ; adjectif, il
renvoie à l’imperfection, à l’inachevé, à l’incomplétude d’une tâche inaccomplie (comme dans «
critique sommaire »).
5647 Le titre complet de l’Encyclopédie est Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, par une société de gens de lettres.
5648 D. Diderot, article « Encyclopédie », Œuvres complètes, tome 2, Le Club Français du Livre,
1969, p. 405.
5649 À ces trois modalités de l’entendement correspondent les trois groupes de connaissance :
l’histoire, la philosophie (qui englobe la totalité des sciences) et la poésie (D. Diderot, Prospectus de
l’Encyclopédie, Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 299 ; voir également Jean d’Alembert,
Discours préliminaire de l’Encyclopédie, « Médiations », Gonthier, 1965, p. 62-63).
5650 Selon Diderot, les « perceptions de l’entendement » viennent des sens. L’entendement
effectue sur elles un triple travail : de dénombrement (c’est la mémoire), d’analyse et de comparaison
(c’est la raison), et d’imitation (c’est l’imagination) (D. Diderot, Prospectus de l’Encyclopédie, op.
cit., p. 298-299).
5651 L’ambivalence vis-à-vis du système est celle aussi (celle d’abord) de Diderot vis-à-vis de la
philosophie : « Diderot se complaisait à la fois dans les contradictions et dans les associations. Il
s’intéressait particulièrement aux points où les sujets se chevauchent. Au lieu de traiter la philosophie
comme une discipline autonome, il l’infuse dans tout ce qu’il fait. Elle imprègne toute son
Encyclopédie de A à Z comme un esprit insinuant » (R. Darnton, L’Aventure de l’Encyclopédie, trad.
M. A. Revellat, Librairie Académique Perrin, 1982, p. 484).
5652 J. d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, op. cit., p. 19.
5653 D. Diderot, Prospectus de l’Encyclopédie, Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 282.
5654 Ibid., p. 284.
5655 Ibid.
5656 Ibid., p. 293.
5657 E.B. de Condillac, Traité des sensations, in Œuvres complètes III, édition Théry, 1821, p. 86.
5658 Les encyclopédies chinoises, par leur ampleur, défient l’entendement. Chacune constitue à
elle seule une bibliothèque. Sans doute, jamais aucune autre civilisation ne s’est lancée dans de
semblables entreprises. Ce sont les examens pour le choix des fonctionnaires qui ont créé une
demande et une offre croissantes pour des manuels commodes contenant les connaissances utiles en
vue des épreuves. La plupart des encyclopédies chinoises ont été commandées, suscitées ou même
parfois écrites par l’autorité centrale impériale. La Chine était un empire gouverné par des lettrés —
et l’on peut considérer que le génie de ceux-ci s’est plus et mieux manifesté par des travaux
encyclopédiques que par des travaux de recherche et de réflexion originaux.
5659 Considéré comme le Livre total par excellence, le Coran, comme tous les livres sacrés, a été à
la fois océan et source. L’encyclopédisme arabe joua un rôle historique considérable en intégrant une
bonne partie de la culture grecque et en la transmettant à l’Europe chrétienne. Et de même que
Mahomet était le sceau des prophètes, de même la culture arabe se conçut comme l’accomplissement
des précédentes, et de la grecque en particulier. Cette ouverture à l’antérieur sinon à l’extérieur est
plus marquée en terre d’islam qu’en chrétienté : « En général, écrivent les Frères de la Pureté, nos
frères ne doivent médire d’aucune science, mépriser aucun livre des Sages, haïr aucune croyance, car
notre système et notre croyance dépassent toutes les croyances et réunissent toutes les sciences ».
Cela dit, il est notable qu’une part importante de ce travail encyclopédique a été réalisée dans des
milieux marginaux ou par des individualités hétérodoxes. Alors qu’à plusieurs reprises le pouvoir
impérial en Chine suscita et aida des entreprises encyclopédiques, il se trouva à Bagdad un sultan
fanatique pour ordonner la destruction d’encyclopédies.
5660 C’est Pierre Bayle qui, dans son Dictionnaire historique et critique (1697), appliqua le premier
une méthode qui, au siècle suivant, sera largement reprise par les Encyclopédistes : à la prudence du
texte, pour faire pièce à la censure vigilante, répondent les audaces des notes, lesquelles échappent
mieux à une lecture superficielle. Mais c’est évidemment dans ses marges que le texte se joue —
exactement comme dans un rêve.
5661 Voir La connaissance.
5662 Article « Mythe. Mythos et Logos », Encyclopaedia Universalis, tome 11, 1968, p. 529.
5663 Voir La guerre.
5664 Voir La poésie.
5665 Dans Le Petit Hippias (ou Hippias mineur).
5666 Le génie de Goethe fut, avec cet épisode, d’avoir entassé dans une même image une pluralité
de signes qui ont en commun de faire pièce à la mélancolique totalité faustienne : a) une communauté
(le mélancolique pense et sait tout seul) ; b) des enfants (le mélancolique n’est plus jeune ni innocent)
; c) le renouveau de la vie.
5667 J.W. Goethe, Faust I, trad. G. de Nerval, Théâtre complet, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1951, p. 994.
5668 W.V.O. Quine, Quiddités, article « Bibliothèque », trad. fr., Seuil, 1999.
5669 On admirera la manière dont Malebranche reprend à contre-emploi le célèbre exemple de
Descartes.
5670 N. Malebranche, De la recherche de la vérité, III, 1, 2, Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1979, p. 300.
5671 B. Pascal, Pensée 72 (éd. Brunschvicg), Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1954, p. 1110.
5672 M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 53.
5673 Ibid.
5674 H. Meschonnic, Des mots et des mondes, Hatier, 1991, p. 18.
5675 Ibid.
5676 Ibid. Différence capitale avec l’encyclopédie hégélienne cependant : ce savoir de soi n’est pas
toujours su comme savoir de soi. Généralement, l’encyclopédie se présente objectivement comme
pur moyen, neutre et indifférent, pour exposer un réel qu’elle prétend « laisser parler ».
5677 D. Diderot, Le Rêve de d’Alembert, Œuvres complètes, tome VIII, Club français du Livre,
1971, p. 100.
5678 D’origine héraclitéenne (voir L’âme).
5679 « Donec totum impleat orbem » (« Jusqu’à ce qu’elle rende compte de tout ») — devise de la
Grande Encyclopédie.
5680 « La clé de la connaissance » (Encyclopædia Universalis), « L’essentiel des connaissances
humaines » (la plupart des encyclopédies « populaires »).
5681 « Je sème à tout vent » (Larousse), « Bien moudre pour tous » (Quillet).
5682 Comme avec le « Tout pour tous » (Quid).
5683 M. Fichant, in G.W.F. Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine, Vrin, 1991, p. 154.
5684 Voir La totalité.
5685 Novalis, L’Encyclopédie, trad. M. de Gandillac, Les Éditions de Minuit, 1966, p. 55.
5686 Ibid. Il illustrait ce principe de pittoresque manière : « La Sardaigne est partout où l’on ne fait
que dormir ».
5687 J. Starobinski, « Remarques sur l’Encyclopédie », Revue de métaphysique et de morale,
juillet-septembre 1970.
5688 A. Rey, Le Lexique. Images et modèles, Armand Colin, 1977, p. 275.
5689 Voir le Vidal des pharmaciens.
5690 Rappelons que l’intention première de Pierre Bayle avait été de publier un dictionnaire qui
serait le répertoire des erreurs des autres — celui de Moreri en particulier (le Dictionnaire historique
et critique est le produit du renoncement à ce projet).
5691 Le Brockhaus, malgré le sérieux, sent le teuton, et l’Enciclopedia Italiana fleure le
provincialisme transalpin. Si l’Encyclopaedia Britannica consacre cinq fois plus de pages à
Shakespeare qu’à Eschyle ou qu’à Racine, cela ne signifie pas d’abord, évidemment, que
Shakespeare est cinq fois plus important, cela signifie simplement qu’il est Anglais. Mais cela induit
chez le lecteur l’idée qu’il est effectivement cinq fois plus important. Dans l’Encyclopédie de
Diderot, l’article « Alpes » a six lignes, l’article « Athènes » une demi-colonne, mais les recettes sur
les artichauts ont droit à une colonne entière, et neuf colonnes et demie sont consacrées aux diverses
espèces de lauriers. Dans une société moins paysanne, comme la nôtre, l’encyclopédie retirera au
laurier ses pages pour les donner à Athènes — considérée non plus comme une ville mais comme
l’un des moments forts de l’Histoire humaine.
5692 M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, trad. A. Robel, Gallimard, 1970, p. 129.
5693 Y. Belaval, « Diderot et l’encyclopédisme », in Universalia 1985, Encyclopaedia universalis.
5694 On compte aujourd’hui plus de 10 000 dictionnaires de langue française — et ce chiffre
faramineux dit assez l’illusion de la prétention totalisante en ce domaine. Il faudrait, pour en prendre
l’exacte mesure, composer un dictionnaire des dictionnaires, comme celui que Durey de Noinville fit
en 1758.
5695 Novalis, Encyclopédie, op. cit., p. 43.
5696 J. Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p. 69.
5697 Dans le Prospectus, Diderot écrit : « Montrer par l’entrelacement des racines et par celui des
branches l’impossibilité de bien connaître quelques parties de ce tout sans remonter ou descendre à
beaucoup d’autres » (D. Diderot, Prospectus de l’Encyclopédie, Œuvres complètes, tome 2, op. cit.,
p. 282).
5698 D. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p.
719.
5699 Éthique I, axiome 5.
5700 L’Encyclopédie du cheval et l’ouvrage qui nous apprend Tout sur le mal de reins sont les
produits paradoxaux de cette totalisation-spécialisation dont notre époque est friande.
5701 S.T. Coleridge, Treatise on method, Londres, 1934, p. 66, cité par G. Poulet, Les
Métamorphoses du cercle, Flammarion, 1979, p. 189.
5702 J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 70.
 
5703 « Wiki » signifie « vite » en hawaïen.
5704 Les internautes parlent de « copyleft » par opposition au « copyright » pour désigner la libre
disponibilité des articles.
56. L’énergie
 
 
 
Durant les trois siècles écoulés, la notion d’énergie a connu un double
processus inverse de détermination épistémologique par la science physique
et d’élargissement sémantique dans la langue usuelle. L’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert définit l’énergie simplement comme une force
particulière du discours : « On peut dire d’un orateur qu’il joint la force du
raisonnement à l’énergie de l’expression »5705.. La physique relayée par
l’économie aura pour effet de « naturaliser » l’énergie.
L’étymologie grecque d’énergéia donne la définition générale de force en
action (« en » signifie « dans » et « ergon », « action »). Cette idée de force
en action permet d’englober le sens physique et l’usage commun. Au sens
physique, l’énergie est l’aptitude à effectuer un travail mécanique. Avec la
matière et l’information, elle constitue l’une des trois composantes du réel.
Au sens biologique, le terme renvoie à la puissance de l’organisme. D’où
les idées de flux, de courant, absentes de l’acception physique du terme.
Plotin utilisait le terme d’énergéia pour désigner la vie dont l’Un surabonde
et Littré la définit comme « puissance active de l’organisme ».
Au sens psychologique et moral, enfin, l’énergie est la vigueur dans
l’action5706. ou dans l’expression ; elle est volontiers synonyme de «
caractère ». L’adjectif correspondant est « énergique » alors que «
énergétique » qualifie l’énergie au sens physique.
 
 
I. LE CONCEPT ARISTOTÉLICIEN5707.
 
Chez Aristote l’énergéia est la réalité effective par opposition à la
dunamis, réalité simplement possible5708.. En traduisant énergéia par le
latin actus, les philosophes du Moyen Âge ont d’une certaine manière
recouvert l’usage aristotélicien de « l’énergie ». Par ailleurs, c’est
précisément la « dynamique » issue de la dunamis grecque qui définira la
physique des forces et des énergies. Enfin, la « puissance » (potentia en
latin, traduction de dunamis) n’a rien de virtuel en physique : l’énergie dite
« potentielle » est tout aussi réelle que l’énergie cinétique5709. alors que les
expressions « en acte » et en « puissance » qui traduisent la dualité
aristotélicienne de l’énergéia et de la dunamis correspondent à l’opposition
entre le réel et le virtuel.
Chez Aristote, l’énergéia renvoie ou bien à une première réalisation
(quelque chose fonctionne sans être en usage) ou bien à une seconde
réalisation (quelque chose fonctionne actuellement)5710.. À la différence
du mouvement, défini par son terme et par conséquent incomplet en chaque
point antérieur, l’énergéia est un état complet en lui-même. Ainsi, à
n’importe quel moment, je suis voyant et regardant alors qu’on ne pourra
pas dire qu’à n’importe quel moment je suis étudiant et sachant. L’étude est
un mouvement vers le savoir tandis que le regard est à tout instant
l’effectuation d’une capacité à voir déjà présente.
Aristote fait par ailleurs la distinction entre l’énergie et l’entéléchie :
l’énergéia tend vers l’entéléchie, la réalité achevée5711..
 
 
II. LE CONCEPT SCIENTIFIQUE
 
Dans La Philosophie du non, Gaston Bachelard illustre sa théorie du «
profil épistémologique » à partir des deux concepts de masse et d’énergie.
Le profil épistémologique est la série symbolisée par un diagramme des
cinq conceptions qui se sont succédées, contredites ou dépassées à propos
des notions de la physique : le « réalisme naïf », l’« empirisme clair et
positiviste », le « rationalisme classique de la mécanique rationnelle », le «
rationalisme complet » (correspondant à la théorie de la relativité), et enfin
le « rationalisme discursif ». Le diagramme est composé de rectangles de
hauteur plus ou moins grande selon l’importance relative des
représentations chez un sujet donné : ainsi, comme avec la masse, le
rationalisme classique donne l’idée dominante de l’énergie mais alors que
pour la masse l’empirisme l’emportait sur le réalisme naïf, pour l’énergie,
c’est l’inverse5712..
 
 
1. Définition du concept physique d’énergie
 
En physique, l’énergie est à la fois un phénomène et une mesure mais
seule la mathématisation du concept permet d’éviter les confusions et
contradictions liées aux conceptions substantialistes et globalisantes du
réalisme naïf. En fait, il est impossible de définir l’énergie d’une manière
générale en physique car elle n’est pas autre chose qu’une grandeur5713.
associée à une situation déterminée (comme le mouvement d’un corps pour
l’énergie cinétique ou l’interaction pour l’énergie potentielle). On peut
malgré tout définir l’énergie comme la capacité dont un système dispose
pour produire un travail entraînant un mouvement, de la lumière ou de la
chaleur.
Il existe plusieurs « formes » ou « types » d’énergie : cinétique,
potentielle5714., électromagnétique. Le principe d’équivalence permet de
passer de l’une de ces formes à une autre. Par ailleurs, l’usage économique
a popularisé une typologie fondée sur les sources ou les vecteurs : ainsi
parle-t-on d’énergie nucléaire5715., solaire, électrique, chimique,
thermique, éolienne.
Si en pratique on distingue différentes « formes » d’énergie, il convient de
garder présent à l’esprit le fait que l’énergie sert à mesurer l’intensité d’un
phénomène, la particularisation n’étant qu’une manière de faire
correspondre l’énergie au phénomène qu’elle mesure. Par ailleurs, cette
distinction n’a rien d’absolu mais dépend de la position de
l’observateur5716..
À la différence de la force, grandeur vectorielle, l’énergie est une grandeur
scalaire (non dirigée). Alors que la langue commune les emploie volontiers
les uns à la place des autres, les termes d’énergie, de force, de travail et de
puissance reçoivent en physique des définitions rigoureuses et sont des
quantités mesurables. Le travail est le produit scalaire d’une force et d’un
déplacement. L’énergie est la capacité à produire un travail. La
puissance5717. est l’énergie fournie par un phénomène divisée par la durée
de celui-ci.
 
 
2. Constances et transformations
 
C’est dans ses Principes de la philosophie5718. que Descartes expose ses
lois du choc. La thèse, physique, a un fondement et un sens métaphysiques :
« Dieu est la première cause du mouvement et (…) il en conserve toujours
une égale quantité en l’univers »5719.. Leibniz dira « faible » la
démonstration de la conservation de la même quantité de mouvement dans
l’univers par la constance de Dieu5720..
C’est dans un article publié en 1686 dans les Acta eruditorum, « Brevis
demonstratio erroris memorabilis Cartesii » — article résumé dans les
paragraphes 17 et 18 du Discours de métaphysique — que Leibniz réfute la
thèse cartésienne de la conservation de la quantité de mouvement. Descartes
avait cru pouvoir réduire la physique à l’étendue et au mouvement. Leibniz
montre que la « force » (l’analogue de notre concept d’énergie) est
nécessaire pour rendre compte des positions et des mouvements des
corps5721.. Si l’on définit le choc, comme le fait Descartes, à partir du
mouvement seul, on est contraint d’admettre contre toute vraisemblance
soit une déperdition soit une création de forces à l’occasion du choc. L’idée
de force s’impose, sinon le principe d’égalité de la cause et de l’effet serait
transgressé. Certes, en réduisant la matière à la passivité, Descartes faisait
l’économie des entités scolastiques mais il s’interdisait aussi par là de
comprendre le véritable mécanisme des corps physiques. En identifiant la
matière à l’étendue, il a réduit la physique à une représentation
géométrique. À l’inverse, en mettant l’accent sur la vitesse avec laquelle les
corps se déplacent, Hobbes, en cela précurseur de Leibniz, a jeté les bases
d’une véritable dynamique.
Si Descartes avait raison, objecte Leibniz, alors le mouvement perpétuel
existerait5722.. Or un mécanisme comme une horloge finira par s’arrêter
par usure et frottement — lesquels peuvent être interprétés en termes de
dissipation d’énergie.
Autre différence capitale : alors que Descartes rapportait la force au temps
de son action, Leibniz ne considère que l’espace parcouru. La force
mouvante n’est pas équivalente à la quantité de mouvement (mv) comme le
croyait Descartes mais doit correspondre à la quantité d’effet qu’elle peut
produire. Cet effet sera assimilé par Leibniz à la hauteur à laquelle un corps
doté d’une certaine masse peut être élevé. Puisque la hauteur est
proportionnelle au carré de la vitesse (loi de Galilée), la formule de ce qui
sera conservé est mv2. Leibniz, qui découvre que l’énergie potentielle est la
différentielle de l’énergie cinétique et ainsi trouve une application physique
à sa découverte mathématique du calcul infinitésimal, appelle force
vive5723. ce qui sera connu plus tard sous le nom d’énergie cinétique5724..
La « querelle des forces vives » qui agitera le XVIIIe siècle verra s’affronter
cartésiens et leibniziens.
Faisant référence à la loi d’inertie (un corps en mouvement conserve par
lui-même l’élan reçu et reste animé d’une vitesse constante), Leibniz écrit :
« Puis donc que ces activités et entéléchies ne sauraient être des
modifications de la matière première ou de la masse, chose essentiellement
passive (…), on peut en conclure que, dans la substance corporelle, il doit
se trouver une entéléchie première, une certaine capacité première
d’activité, à savoir la force motrice primitive qui s’ajoute à l’étendue (ou à
ce qui est purement géométrique) et à la masse (ou à ce qui est purement
matériel) et qui agit toujours, mais se trouve diversement modifiée, par la
concurrence des autres corps et leurs tendances ou impulsions. Et c’est ce
même principe substantiel qui, dans les vivants, s’appelle âme, dans les
autres êtres, forme substantielle, et qui, en tant qu’il constitue avec la
matière une substance véritablement une, ou une unité par soi, est ce que
j’appelle monade »5725.. Leibniz distingue la matière seconde qui est une
substance complète mais n’est pas purement passive et la matière première
qui est purement passive mais n’est pas une substance complète : « Il doit
donc s’ajouter à cette dernière une âme ou une forme analogue à l’âme, ou
une entéléchie première, c’est-à-dire une certaine tendance ou force
primitive d’agir, qui est la loi inhérente à cette substance et lui a été
imprimée par le décret de Dieu »5726..
Dans ses Essais de théodicée, après avoir rappelé sa loi de la force vive,
Leibniz écrit : « Si cette règle avait été connue de M. Descartes, je crois que
cela l’aurait mené tout droit à l’hypothèse de l’harmonie préétablie où ces
mêmes règles m’ont mené »5727..
Leibniz a cru que la « force vive » se conservait. En fait, c’est l’énergie
totale du système, et non l’une de ses parties (l’énergie mécanique), qui est
constante. Ne soupçonnant pas la théorie mécanique de la chaleur, le
philosophe ne pouvait se rendre un compte exact du sens et de la portée de
la loi qu’il avait découverte. « Toutefois, souligne Henri Poincaré, il
énonçait cette loi aussi clairement et aussi complètement qu’on pouvait le
faire de son temps »5728..
À la fin du XVIIIe siècle, Lagrange montrera l’invariance de la somme de
l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle. Le principe de conservation
de l’énergie est le principe selon lequel l’énergie mécanique d’un système
(c’est-à-dire la somme des énergies cinétique et potentielle) est constante ;
l’énergie cinétique et l’énergie potentielle varient en sens inverse l’une de
l’autre5729.. Le premier principe de la thermodynamique est une extension
de ce principe5730.. Appelé aussi principe d’équivalence, il permet de
passer d’une forme d’énergie à une autre. L’énergie, en effet, ne peut ni se
créer ni se détruire mais uniquement se transformer d’une forme à une autre
(principe de Mayer) ou être échangée d’un système à un autre (principe de
Carnot). Les expressions courantes de « production » et de « consommation
d’énergie » ne signifient rien du point de vue de la science physique. Les
deux seules opérations possibles sont la transformation d’une forme
d’énergie en une autre5731. et le transfert de l’énergie d’un système à un
autre. Il n’y a pas non plus d’énergie renouvelable : ce qui éventuellement
se renouvelle, c’est le phénomène physique d’où est captée l’énergie
comme le vent ou le rayonnement solaire. Le principe empirique de
conservation de l’énergie a été validé mathématiquement par le théorème de
Noether5732. : la loi de la conservation de l’énergie découle de
l’homogénéité du temps.
C’est la conversion d’une forme d’énergie en une autre qui a permis le
développement des espèces vivantes (ainsi la photosynthèse transforme
l’énergie solaire — lumière et chaleur — en énergie chimique). Et c’est la
construction d’un ordre de la vie de plus en plus complexe qui a paru aux
yeux de certains contredire la seconde loi de la thermodynamique, celle qui
énonce l’irréversible dégradation de la qualité de l’énergie dans un système
physique fermé. « Dégradation de l’énergie » est le concept exprimé par la
seconde loi de la thermodynamique (principe de Carnot-Clausius) : dans un
système physique clos, la quantité totale de l’énergie est conservée mais la
chaleur (l’énergie calorique) n’est pas totalement transformable en travail
(énergie mécanique). On dit qu’elle est de l’énergie dégradée5733.. La
dégradation de l’énergie manifeste le caractère irréversible de certains
processus physiques, donc le caractère essentiel de la variable temporelle
(considérée comme indifférente par la mécanique classique) : les différentes
formes d’énergie, bien qu’équivalentes en principe, ne possèdent pas la
même aptitude à fournir du travail mécanique. Alors que l’énergie
mécanique est intégralement transformable en chaleur, celle-ci n’est que
partiellement transformable en travail. La chaleur correspond donc à une
dégradation de l’énergie. Alors que le travail est un transfert ordonné
d’énergie entre un système et le milieu extérieur, la chaleur est un transfert
désordonné d’énergie5734.. L’entropie sert à mesurer l’état de
désorganisation du système5735.. C’est la seconde loi de la
thermodynamique et non, comme le croyait Leibniz, la conservation de la
force vive, qui prouve l’impossibilité du mouvement perpétuel.
La thermodynamique, qui représente par rapport à la dynamique classique
un élargissement considérable de la physique de l’énergie, a provoqué deux
révolutions épistémologiques : la prise en compte du caractère irréversible
donc temporel des processus physiques, et l’introduction de lois statistiques.
L’énergie passera toujours de la source chaude à la source froide, jamais de
la froide à la chaude5736.. Par ailleurs le principe selon lequel la chaleur ne
peut passer spontanément d’un corps froid à un corps chaud n’a de validité
que statistique5737..
 
 
3. L’énergétisme
 
À partir du XIXe siècle, le concept d’énergie est utilisé par tous ceux qui,
contre le discontinuisme de l’atomisme, voient dans la continuité le tissu de
la réalité physique5738.. L’énergétisme (on disait aussi l’énergétique5739.)
dérive de la physique du champ et conteste le déterminisme laplacien5740..
Il remplace par celle d’énergie la notion de force de la dynamique classique.
Introduit par le chimiste allemand Wilhelm Ostwald, il constitue une
réaction contre le substantialisme spontané de la physique : d’après ce
nouveau schème intellectuel, la matière n’est plus qu’un groupe
spatialement ordonné d’énergies différentes. Aux yeux d’Ostwald, la notion
physique de matière est aussi peu consistante que celle, métaphysique, de
substance. Le concept d’énergie est plus apte à rendre compte de
phénomènes « immatériels » comme l’électricité ou la lumière.
L’énergétisme dont Pierre Duhem fut en France le défenseur le plus influent
— se présenta comme une victoire contre le matérialisme. Son opposition
au déterminisme mécaniste ainsi que son appel à des facteurs psychiques
pour rendre compte de phénomènes physiques a eu sur la philosophie
vitaliste et spiritualiste de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle un
impact considérable.
L’énergétisme d’Ostwald s’est conçu comme un monisme, une
interprétation totale du monde5741.. Il présente l’énergie comme un
principe unique et universel. Inspiré par l’idéalisme hégélien, du moins tel
qu’il était interprété par la science allemande du XIXe siècle, l’énergétisme
est un phénoménisme et est lié au sensationnisme philosophique : toute
sensation est interprétée comme une différence d’énergie cinétique entre le
corps du sujet et tout autre corps entrant en contact avec lui. Inversement,
l’absence de sensation est traduite par l’égalité (au signe près) des énergies
cinétiques des deux corps. L’éthique est interprétée en termes de
concentration d’énergie mentale et de gaspillage minimal.
 
 
4. L’énergie dans la physique contemporaine
 
Le concept d’énergie est l’un des grands concepts synthétiques de la
physique. Il renvoie au travail, à ce qui le produit et en provient. Il permet
de penser l’unité de phénomènes aussi différents que le mouvement,
l’électricité, le magnétisme, la chaleur, la lumière et les réactions
chimiques.
Ernst Haeckel, dont on connaît le monisme constamment proclamé,
admettait deux attributs pour la substance unique : la matière et l’énergie.
Un pas était alors franchi sur la voie de l’unité de la représentation du
monde physique car la matière et l’énergie étaient, comme le corps et l’âme
chez Descartes, considérées comme deux substances distinctes : pour la
physique classique, la matière a une masse et un poids, l’énergie n’en a pas.
La physique classique dispose de deux lois de conservation, une pour la
matière et une pour l’énergie. La physique relativiste et la mécanique
quantique mettront radicalement en question et en cause ces dualités des
substances et des lois de conservation.
Dans la théorie de la relativité, la masse et l’énergie sont des
extrexpressions : l’énergie a une masse et la masse représente de l’énergie.
Au lieu de deux lois de conservation, nous n’en avons plus qu’une seule,
celle de la masse-énergie5742.. Alors que la physique classique considère
l’énergie comme un attribut de la masse, la physique relativiste d’Einstein
pose l’équivalence de la masse et de l’énergie. D’où l’expression d’énergie
« de masse ». Dans la théorie de la relativité, il n’y a que deux formes
d’énergie : l’énergie de masse (masse au repos et énergie sont équivalentes :
voir le célèbre E=mc2)5743., et l’énergie cinétique due à la masse et à la
vitesse relative du corps. La fameuse équation d’Einstein signifie que la
matière est de l’énergie, et que l’énergie est de la matière : il y a substitution
du verbe « être » au verbe « avoir »5744. qui remplace la description par
l’équation et la qualité par la quantité.
Par une voie différente, la mécanique quantique récusera également la
séparation de la matière et de l’énergie. La dualité onde/corpuscule unifie
les deux puisque l’onde correspond à un transport d’énergie et le corpuscule
à un mouvement de matière. En fait, la découverte de la complémentarité
des aspects corpusculaire et ondulatoire des éléments constitutifs de
l’univers marque l’achèvement de la synthèse des concepts de matière et de
force vers laquelle tendait tout le développement de la physique depuis
Newton5745.. En microphysique, toute interaction s’analyse comme un
échange de particules ; la dualité de la force et de la matière disparaît.
Phénomène dont la cosmologie a développé le film : trois minutes après le
Big Bang, se déroula un processus inverse de celui qui est mis en œuvre
dans les bombes atomiques ou les centrales nucléaires : la création de
matière à partir de l’énergie. Dans le cadre de la physique des hautes
énergies, la masse et l’énergie se mesurent en une seule et même unité,
l’électronvolt (eV).
En physique quantique, le principe de la conservation de la masse
disparaît5746. ; seule l’énergie reste invariante. La physique actuelle définit
la matière comme l’ensemble des états denses et stabilisés de
l’énergie5747.. Le photon, particule de lumière, atteint la vitesse limite ; il
n’a pas de masse, il est de l’énergie pure. Le monde quantique est un monde
d’impermanence ; lorsque l’on se souvient que la permanence est une
catégorie a priori de l’entendement chez Kant, on mesure le chemin
parcouru. Mais surtout le monde quantique est un monde de la
discontinuité. L’idée de quantum d’énergie a été introduite par Max Planck
pour expliquer le rayonnement du corps noir. L’hypothèse de Planck était
que la matière ne peut interagir avec un rayonnement de fréquence donné
qu’avec absorption ou émission d’un nombre entier de quanta. L’opposition
entre une matière (atomique, corpusculaire) discontinue et une énergie
continue n’a pas plus de consistance que l’opposition que les Grecs
voyaient entre les nombres discontinus et les figures continues5748..
Tout récemment, des physiciens et des astrophysiciens ont émis
l’hypothèse d’une « énergie sombre »5749. qui emplirait tout l’univers
(dont elle représenterait entre les 2/3 et les 4/5 de la densité d’énergie
totale) et serait dotée d’une pression négative, ce qui la ferait se comporter
comme une force gravitationnelle répulsive. Cette hypothèse, non encore
confirmée expérimentalement, permettrait de rendre compte du mouvement
antigravitationnel de l’expansion de l’univers et de l’accélération de cette
expansion. Du fait de sa nature répulsive, l’énergie sombre accélèrerait
l’expansion de l’univers au lieu de la ralentir comme le fait la matière
classique. Certains spécialistes pensent que l’énergie sombre serait l’énergie
du vide5750. quantique modélisée par la constante cosmologique de la
relativité générale5751.. Selon d’autres hypothèses, l’énergie sombre
pourrait être induite par l’existence de particules inconnues. Si l’énergie
sombre augmente avec le temps, on serait dans le scénario du Big Rip où
toute la matière de Univers se désintégrerait, laissant un univers infini et
vide.
 
 
III. LA DIMENSION EXISTENTIELLE
 
Aristote a été le premier philosophe de l’énergie parce qu’il a été le
premier philosophe de la vie. Le qi en Chine, le prana en Inde ont été
traduits par « souffle vital » ou « énergie ». C’est un élément cosmique dont
l’être humain a sa part.
En Chine le qi que l’on traduit aussi par « vapeur », « fluide », signifie
influx, énergie. L’énergie spirituelle mise en œuvre dans les arts martiaux
est désignée par ce terme.
Équivalent du qi chinois, le prana en Inde signifie souffle, force, influx.
Un autre terme a été utilisé en sanskrit et a eu un impact plus décisif encore
dans les représentations populaires : celui de shakti. Dans le védisme,
Shakti est le nom de l’épouse d’Indra, l’énergie à la fois personnifiée et
divinisée. Dans le brahmanisme et l’hindouisme, qui sont les formes
ultérieures de la religion védique, le terme de shakti a été appliqué à
l’énergie féminine (ou principe actif) de toutes les divinités. Cette énergie
féminine qui permet à la divinité masculine d’agir s’appelle Bhagavati, « la
toute-puissante » ou Devi « la resplendissante ». Parvati5752., Lakshmi et
Sarasvati, les parèdres respectives de Shiva, de Vishnou et de Brahma, sont
les individualisations de la Shakti — laquelle correspond à la force de la
grande nature (Prakriti) aussi bien qu’à la puissance de l’illusion (Maya).
Le shakta (ou shaktisme) a été la doctrine qui en Inde a pris la Shakti
comme divinité suprême. À l’instar du tantrisme5753., il est culte de
l’énergie.
Avec le christianisme, en Europe, l’idée de création prendra le dessus sur
celle de diffusion5754..
 
 
1. L’énergie vitale
 
Au sens biologique, l’énergie renvoie à la force vive de l’organisme censé
produire davantage qu’il n’a reçu. Au sens psychique, elle coïncide avec le
caractère, c’est-à-dire la force spécifique par laquelle un individu
inscrit5755. son existence dans le monde.
En tant que manifestation privilégiée de l’énergie vitale, la création
artistique l’a disputé à la sexualité avec laquelle elle a des rapports
contradictoires de détermination, d’expression, de subordination et de
substitut. Jean Cassou écrit que « la beauté n’est pas une idée
transcendantale mais une énergie. Connaître la beauté d’un tableau ou d’un
poème, c’est connaître l’énergie qui s’y tient concentrée »5756.. Ce fut le
propre de l’art de l’Extrême-Orient que de chercher à rendre l’énergie de la
nature plutôt que ses formes : peindre le vol de l’oiseau plutôt que son aile,
le surgissement de la pousse de bambou plutôt que sa tige. Mais de tous les
arts, c’est la musique qui semble le mieux à même de figurer l’énergie, dans
la mesure précisément où elle l’est, et qu’elle ne la figure pas.
En Europe, la substitution de l’énergie à la forme comme critère du
jugement esthétique vient de Nietzsche. L’opposition rectrice de Dionysos
et d’Apollon dans La Naissance de la tragédie est celle de l’énergie et de la
forme. Dans les années 1880, lorsque le dieu de la belle apparence
s’effacera dans le mouvement de la pensée de Nietzsche, ce ne sera plus à
Apollon qu’il opposera Dionysos mais à la décadence, c’est-à-dire à
l’effondrement de la volonté de puissance.
Évoquant le point de vue du réalisme naïf sur l’énergie5757., Bachelard
utilise l’expression de volonté de puissance et dit à propos de Nietzsche
qu’« avec une fausse notion, on peut faire une grande doctrine »5758.. C’est
dans Ainsi parlait Zarathoustra que Nietzsche présente pour la première
fois son concept de volonté de puissance : « Partout où j’ai trouvé quelque
chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la
volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître »5759..
Dans son livre sur Nietzsche5760., Gilles Deleuze interprète en termes de
force ce qu’il conviendrait sans doute de comprendre en termes d’énergie.
L’ivresse qui est dans La Naissance de la tragédie l’expression du
dionysiaque est une forme d’énergie plutôt que de force. Et si,
conformément à l’étymologie, l’énergie est la force en action, la volonté de
puissance est énergie plutôt que force. Une force, pour Nietzsche, ne peut
être séparée de ce qu’elle effectue, c’est même sur ce paralogisme de la
séparation que repose la morale ascétique récusée5761.. Partout Nietzsche
remplace la question de l’essence par celle de l’énergie : nous ne savons ce
qu’est une chose que pour autant que nous connaissons l’énergie qui l’a
traversée et se sert d’elle. « Un quantum de puissance, écrit Nietzsche, se
définit par l’effet qu’il produit et auquel il résiste »5762.. Il ne saurait y
avoir d’états identiques ni entre deux centres d’énergie ni entre deux
moments du même centre. En fait, il n’y a plus de chose ni de sujet chez
Nietzsche mais seulement des centres, provisoires et instables. Il n’y a que
des « quanta dynamiques, dans un rapport de tension avec tous les autres
quanta dynamiques »5763..
Toute la philosophie de Bergson peut être interprétée comme une
philosophie de l’énergie irréductible aux logiques déductives et aux
mécanismes physico-chimiques. La vie et la pensée sont conçues comme
des formations incommensurables à leurs conditions de départ. L’un des
ouvrages de Bergson, consacré à la conscience et à la vie, s’intitule
L’Énergie spirituelle5764..
 
 
2. L’énergie pulsionnelle
 
Le concept de libido chez Freud doit être compris en termes énergétiques :
il correspond à l’énergie psychique sexuelle. La théorie des pulsions décrit
la façon dont la libido se constitue à partir du corps propre et la façon dont
ses conflits avec l’énergie d’autres pulsions (d’autoconservation du moi,
puis de mort) créent les formations psychiques. Les points de vue
économique, topique et dynamique concernent respectivement les ordres de
grandeur des quantités d’énergie investies, leur lieu d’investissement et
enfin leurs conflits et leur devenir. La pulsion de mort est une contre-
énergie.
À la fin du XIXe siècle, on se rendra compte que la force de travail ne va
pas sans faiblesse et que la fatigue n’est pas réductible à la paresse ou à
l’épuisement physique. La théorie freudienne des névroses
(dysfonctionnements induits par le refoulement de désirs trop grands face à
un monde trop petit) a fini par évacuer la « neurasthénie », cette espèce de
langueur existentielle à laquelle le romantisme avait donné ses lettres de
noblesse. Mais dans une société de plus en plus vouée à l’énergie les
stratégies inconscientes de contournement et de sabotage risquent d’être de
plus en plus communes. Face à un monde devenu trop grand ce sont les
désirs qui risquent d’être trop petits. L’âge de la dépression remplace celui
de la névrose5765..
 
*
 
Voir aussi
 
L’activité. L’art. La continuité. La création. L’expression. La force. La
matière. La sexualité. Le travail. Le vivant. La volonté.
 
*
 
Bibliographie
 
Aristote, De l’âme II, 5.
R. Descartes, Principes de la philosophie II, § 40-53.
G.W. Leibniz, — « Remarques sur la partie générale des Principes de
Descartes », in Opuscules philosophiques choisis, trad. P. Schrecker, Vrin,
1978.
— « De la nature en elle-même, ou de la force inhérente aux choses créées
et de leurs actions », in Opuscules philosophiques choisis.
— Discours de métaphysique, § 17 et 18.
Martial Gueroult, Leibniz. Dynamique et métaphysique, Aubier
Montaigne, 1967.
G. Bachelard, La Philosophie du non, chapitre II, PUF, 1981.
5705 La formule est de d’Alembert.
5706 L’énergisme est la doctrine morale, défendue par F. Paulsen (1846-1908), d’après laquelle le
souverain bien consiste dans l’action.
5707 Voir L’activité.
5708 C’est pourquoi l’expression physique d’« énergie potentielle » est un oxymoron du point de
vue aristotélicien.
5709 Voir infra.
5710 Aristote, De l’âme II, 5.
5711 Voir L’activité.
5712 G. Bachelard, La Philosophie du non, PUF, 1981, p. 45.
5713 Dans le Système international d’unités physiques, l’énergie s’exprime en joules. Mais d’autres
unités sont utilisées : l’électron-volt (en microphysique), le kilowatt-heure (en électricité), la calorie
(en diététique), le kilogramme (en physique relativiste).
5714 L’énergie cinétique (d’un corps en mouvement) dite également énergie actuelle et l’énergie
potentielle (d’un corps en repos situé dans un champ de forces) sont les deux formes de l’énergie
mécanique. Sans apport extérieur, leur somme (dite énergie totale) est constante (voir infra).
5715 L’énergie atomique (ou énergie nucléaire) est celle qui est mise en jeu dans les transmutations
d’atomes. Elle peut être de fission ou de fusion.
5716 Le principe de relativité s’applique aussi à l’énergie : un même phénomène peut être analysé
en termes d’énergie cinétique, électromagnétique ou potentielle.
5717 Son unité de mesure est le watt.
5718 II, § 40-53.
5719 R. Descartes, Principes de la philosophie, Seconde partie, § 36.
5720 G.W. Leibniz, « Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes », in Opuscules
philosophiques choisis, trad. P. Schrecker, Vrin, 1978, p. 42-43.
5721 G.W. Leibniz, Discours de métaphysique, § 18.
5722 Ibid., § 17.
5723 La vis viva (« force vive » en latin) est un concept obsolète qui servit de première et
élémentaire formulation de la conservation de l’énergie. Elle a fini par être appelée « énergie » après
que le terme a été utilisé pour la première fois par Thomas Young en 1807.
5724 Il parle également de « quantité d’action motrice ».
 
5725 G.W. Leibniz, « De la nature en elle-même, ou de la force inhérente aux choses créées et de
leurs actions », in Opuscules philosophiques choisis, op. cit., p. 104.
5726 Ibid., p. 105.
5727 G.W. Leibniz, Essais de théodicée § 61. Voir aussi La Monadologie § 80.
5728 H. Poincaré, « Note sur les principes de la mécanique dans Descartes et dans Leibnitz », in
G.W. Leibniz, La Monadologie, éd. Émile Boutroux, Delagrave, 1976, p. 230.
5729 Voir l’exemple du pendule : l’énergie cinétique acquise est égale à l’énergie potentielle
dépensée.
5730 C’est parce que l’énergie se conserve que l’expression d’« économie d’énergie » couramment
utilisée dans le discours public contemporain va à contresens.
5731 La technique moderne a su fabriquer de nombreux appareils et des machines capables de
transformer une énergie en une autre : ainsi une pile convertit-elle l’énergie chimique en énergie
électrique (transformation que les accumulateurs rendent réversible), la machine à vapeur change
l’énergie thermique en énergie mécanique, la dynamo change l’énergie mécanique en énergie
électrique, la turbine hydraulique change l’énergie cinétique de la chute d’eau en énergie mécanique
et actionne un alternateur qui transforme cette énergie en énergie électrique facilement transportable
et utilisable.
5732 Le théorème d’Emmy Noether (1919) démontre que le principe de conservation dépend de la
symétrie dans l’espace et dans le temps. Le principe de conservation de l’énergie découle de
l’invariance des lois sous l’effet d’une translation générale dans le temps.
5733 Leibniz s’était servi de l’image de la grosse pièce de monnaie convertie en plusieurs petites
pour illustrer la conservation de la quantité totale de force. Voici ce qu’il écrit à Clarke : « On
m’objecte que deux corps mous, ou non élastiques, concourant entre eux, perdent leurs forces. Je
réponds que non. Il est vrai que les touts la perdent par rapport à leur mouvement total ; mais les
parties la reçoivent, étant agitées intérieurement par la force du concours. Ainsi ce défaut n’arrive
qu’en apparence. Les forces ne sont pas détruites, mais dissipées parmi les parties menues. Ce n’est
pas les perdre, mais c’est faire comme font ceux qui changent la grosse monnaie en petite » (cité par
Bernard Brunhes, La Dégradation de l’énergie, « Champs », Flammarion, 1992, p. 38). On pourrait
reprendre l’image pour illustrer les deux lois de la thermodynamique : s’il est vrai qu’un billet de 100
euros peut être converti en 10 billets de 10, et que ces 10 billets peuvent à leur tour être échangés
contre un billet de 100 (première loi de la thermodynamique), l’opération n’est plus possible lorsque
le change se fait d’une monnaie à l’autre : si l’on convertit un billet de 100 euros en dollars, et
qu’ensuite on reconvertit les dollars en euros, on n’obtiendra pas la somme de départ (seconde loi de
la thermodynamique).
5734 La chaleur est un transfert d’agitation thermique. L’agitation des particules se propage au gré
des chocs dans toutes les directions, de façon désordonnée. C’est pour cette raison que l’on ne peut
jamais transformer intégralement de l’énergie thermique en travail alors que l’inverse est possible.
5735 On appelle couramment loi d’entropie la seconde loi de la thermodynamique.
5736 Le transfert de chaleur se fait par conduction dans les solides, par convection dans les fluides
en mouvement (liquides, gaz), et par rayonnement dans le vide (où c’est le seul mode possible).
5737 Dans une lettre à Lord Rayleigh, Maxwell utilisa cette image : « La seconde loi de la
thermodynamique a le même degré de vérité que la proposition qui affirme : si vous jetez un seau
plein d’eau à la mer, vous ne pourrez pas récupérer cette même eau » (cité par Mathieu Triclot, Le
Moment cybernétique. La constitution de la notion d’information, Champ Vallon, 2008, p. 239).
5738 Voir La continuité.
5739 Le terme d’énergisme naguère utilisé est aujourd’hui complètement abandonné.
5740 Voir Le déterminisme.
5741 En 1890, à l’aube d’une journée de printemps, Wilhelm Oswald eut au jardin zoologique et
botanique de Leipzig la vision-révélation de l’unité dynamique de tous les vivants.
5742 Dans l’ouvrage qu’il consacre à Einstein (Flammarion, 1998), Jacques Merleau-Ponty insiste
sur l’importance que revêt la notion de complétude dans la théorie de la connaissance du père de la
relativité. Celle-ci consiste en une conception géométrique de la réalité physique, or la géométrie
appréhende le caractère global de tout phénomène se déroulant dans l’espace et le temps.
5743 Ce qui reconnaît une énergie exorbitante à une toute petite portion de matière : l’énergie
dissipée par la bombe d’Hiroshima n’équivaut qu’à 1 gramme de matière.
5744 En physique classique on disait qu’une masse a de l’énergie, ou telle ou telle forme d’énergie.
5745 L. Rosenfeld, « L’évidence de la complémentarité » in Louis de Broglie physicien et penseur,
ouv. coll., Albin Michel, 1953, p. 43.
5746 La masse varie en fonction de la vitesse. Elle se convertit en énergie.
5747 Stéphane Lupasco s’est attelé à la construction d’une philosophie et d’une logique à partir de
l’équivalence relativiste et quantique de la matière et de l’énergie. Il distingue « trois matières » (titre
de son ouvrage le plus célèbre) : la matière-énergie macrophysique, la matière-énergie vivante et la
matière-énergie psychique.
5748 Voir La continuité.
5749 On dit également « énergie noire » (traduction de l’expression anglaise dark energy).
5750 Le terme d’énergie du vide est plutôt associé aux fluctuations quantiques. Ce n’est qu’à partir
de la fin des années 1990 qu’il a été utilisé pour désigner la densité d’énergie du vide à échelle
mégascopique, ce qui a entraîné des confusions. C’est pourquoi le concept d’énergie sombre a été
proposé.
5751 La théorie de la relativité générale a été conçue dans le cadre d’un modèle d’univers
stationnaire. C’est pour contrebalancer la tendance à l’expansion que sa théorie impliquait elle-même
qu’Einstein (qui plus tard qualifiera cette idée de plus grosse erreur de sa vie) introduira la «
constante cosmologique ».
5752 Kali et Durga sont les noms les plus populaires pour désigner la Shakti de Shiva.
5753 Dans le tantrisme, l’union sexuelle (maithuna) symbolise l’unité du dévot avec la Shakti.
5754 Voir La création.
5755 C’est cette notion d’inscription qui fait le lien entre le sens typographique et le sens
psychologique du caractère.
5756 J. Cassou, Art et contestation, ouvrage collectif, La Connaissance, Bruxelles, 1968, p. 21.
5757 Voir supra.
5758 G. Bachelard, La Philosophie du non, op. cit., p. 47.
5759 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, « De la victoire sur soi-même », trad. H. Albert,
Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p. 372.
5760 Nietzsche et la philosophie (PUF, 1995).
5761 L’humilité, par exemple, n’est pas un orgueil contenu mais la manifestation d’un orgueil
différent.
5762 F. Nietzsche, Fragments posthumes, début 1888-début janvier 1889, Œuvres philosophiques
complètes XIV, trad. fr., Gallimard, 1977, p. 56.
5763 Ibid., p. 58.
5764 Pierre Teilhard de Chardin a écrit un ouvrage intitulé L’Énergie humaine (Seuil, 2002). Les
rencontres de pensée entre Bergson et Teilhard de Chardin ont été analysées par Madeleine
Barthélemy-Madaule (Bergson et Teilhard de Chardin, Seuil, 1963). Par énergie humaine, Teilhard
de Chardin entendait la portion toujours croissante de l’énergie cosmique soumise à l’influence des
centres d’activité humaine. Il en distinguait trois formes : l’énergie incorporée, qui est celle que
l’évolution biologique a accumulée dans l’organisme ; l’énergie contrôlée, qui est celle des machines
artificielles ; et l’énergie spiritualisée qui correspond à la prise de possession réfléchie des choses et
de leurs rapports.
5765 Voir Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 2008.
57. L’enfant
 
 
 
L’enfant est avec l’animal, le fou, le primitif, et dans une moindre mesure,
la femme, l’autre de la raison que la raison n’a pas su penser. De même que
la femme a été occultée par le discours sur le mariage et la famille, l’enfant
l’a été par le discours sur l’éducation et l’instruction. « On ne connaît point
l’enfance », écrit Jean-Jacques Rousseau dans la préface d’Émile5766.
ouvrage qui, malgré son sous-titre, « De l’éducation », fut sans doute le
premier livre de pensée à avoir pris l’enfant pour sujet.
L’enfant a été perçu tantôt comme excessivement faible — d’où vis-à-vis
de lui les comportements inverses de protection5767. et d’exploitation5768.
— tantôt comme excessivement fort, d’où les comportements inverses de la
répression5769. et de l’admiration5770..
Quant à l’usage métaphorique de l’enfance, il renvoie aux deux lignées
sémantiques du commencement, de l’origine5771. et de la faiblesse, de
l’imbécillité.
Giambattista Vico fait cette remarque : plus l’enfance du monde s’éloigne,
plus les nations s’humanisent, et plus l’enfance est reconnue dans son
autonomie. Inventeur de l’intimité, saint Augustin fut le premier à avoir
parlé de son enfance5772.. Rousseau fut le premier à considérer l’enfant
dans son monde spécifique5773. : « L’enfance a des manières de voir, de
penser, de sentir qui lui sont propres ; rien de moins censé que de vouloir y
substituer les nôtres »5774.. Il faudra attendre le XIXe siècle pour voir
apparaître une littérature pour enfants5775..
Depuis lors, l’enfant a été massivement pris en charge par l’ensemble des
sciences humaines. C’est significativement la psychanalyse qui a ouvert la
voie. Il n’y a d’enfants qu’humains. Chez les animaux, il n’y a que des
petits. Ce constat trivial a conduit certains auteurs à considérer l’enfance
comme une construction sociale5776.. Les déterminations de son
commencement et de sa fin sont sujettes à variations. S’il semble en effet
logique de faire commencer l’enfance à la naissance (ni l’embryon, ni le
fœtus ne sont des enfants, même si l’on parle à leur propos d’enfants à
naître), la période que l’on appelle « première » ou « toute première enfance
» et pour laquelle nous disposons de termes différenciés (le nouveau-né
jusqu’à 3 semaines, le nourrisson jusqu’à 12 à 15 mois) semble constituer
un moment préparatoire à l’état d’enfant. À l’autre extrémité, l’adolescent
voire le préadolescent dont on sait, malgré la dimension physiologique de la
puberté, à quel point sa définition dépend du contexte culturel et historique,
n’est déjà plus « un enfant ». Par ailleurs, sous ce terme globalisé d’enfant,
les différences de société et de sexe5777. sont mises entre parenthèses.
L’enfant ne saurait être séparé de son entourage.
 
 
I. LE PUÉRIL, L’INFANTILE, L’ENFANTIN
 
Hegel définit la naissance de l’enfant comme le passage de l’état végétatif
— qui est celui d’une vie biologique continue — à l’état animal de la vie
marqué par des rythmes5778.. Mais l’enfant apparaît d’abord « dans une
bien plus grande dépendance et indigence que les animaux »5779..
Néanmoins, ajoute Hegel, « sa nature supérieure se révèle déjà ici. Le
besoin se fait connaître en lui d’emblée de manière violente, rageuse,
impérieuse. Tandis que l’animal est muet, ou n’exprime sa douleur que par
des gémissements, l’enfant extériorise le sentiment de ses besoins par des
cris »5780.. « Par cette activité idéelle, l’enfant se montre d’emblée pénétré
par la certitude qu’il est en droit d’exiger du monde extérieur la satisfaction
de ses besoins — que la subsistance-par-soi du monde extérieur, face à
l’homme, est une subsistance-par-soi nulle et non avenue »5781..
Autrement dit, déjà chez le nouveau-né, s’exprime la négativité de l’Esprit
devant le monde extérieur. C’est une idée voisine que Hegel exprime un peu
plus loin lorsqu’il dit que « ce que les enfants peuvent faire de mieux avec
leurs jouets, c’est de les casser »5782..
Le passage de la famille à l’école représentera pour l’enfant celui de la
particularité à l’universel — ce qui s’appelle proprement éducation. « Plus
un homme est cultivé, moins se fait voir dans son comportement quelque
chose qui soit seulement propre à lui, par conséquent contingent »5783..
L’éducation, qui signifie proprement dans son étymologie être conduit hors
de soi5784., est une aliénation/extériorisation5785. qui correspond au
besoin interne et constitue le développement de la liberté : « La nécessité ou
le besoin d’être éduqués existe chez les enfants sous la forme d’un
sentiment qui leur est propre, celui de l’insatisfaction d’être tels qu’ils sont :
c’est le penchant qui les incite à appartenir au monde des adultes qu’ils
pressentent comme quelque chose de supérieur au leur, ou encore le désir de
devenir grands »5786.. L’enfance est un état dont le sens est d’être nié et
dépassé à la fois de l’intérieur et de l’extérieur.
L’identification (et pas seulement l’analogie) du primitif à l’enfant est
caractéristique de toutes les philosophies progressistes de l’Histoire : « Les
nègres sont à prendre comme une nation d’enfants qui n’est pas sortie de
son ingénuité non intéressée et sans intérêt »5787.. Le puéril5788.,
l’infantile et l’enfantin sont des condamnations avant d’être des
constats5789..
Tous les petits d’homme naissent prématurés (ce que la biologie moderne
appelle « néoténie »). Ce fait physiologique, qui a pesé comme un destin, a
déterminé pour une bonne part la famille et la culture, donc l’existence
humaine5790.. Montaigne écrit dans ses Essais : « J’ai perdu deux ou trois
enfants en nourrice, non sans regret mais sans fâcherie ». Les enfants
étaient donc si peu de chose que l’on pouvait jusqu’à en ignorer le nombre
!5791. Aux yeux de Descartes, c’est un malheur pour la raison que nous
ayons « été enfants avant que d’être hommes »5792.. L’enfant est dénué de
raison.
Dans la grande majorité des sociétés et la quasi-totalité des époques de
l’histoire, la condition de l’enfant a été des plus terribles5793.. En grec,
païs désignait le jeune esclave aussi bien que l’enfant en général5794.. Ce
sont les Romains qui dans l’Antiquité semblent avoir été les premiers à
témoigner d’une certaine affection à l’égard des enfants5795.. Pourtant leur
terme d’infans, dont nous avons tiré « enfant » n’était rien d’autre que
négatif : in-fans désigne celui qui ne parle pas. Cet état d’infantia était
censé durer jusqu’à l’âge de 7 ans5796.. C’est seulement à l’âge de 7 ans,
en effet, que la parole de l’enfant était considérée comme enfin douée de
sens. Dans De la langue latine, Varron écrit : « Parle l’être qui émet une
parole dotée de signification (…). De là vient que les enfants, avant de le
faire, sont appelés ‘non parlants’ »5797.. À l’âge de 7 ans, l’infans
désormais capable de paroles signifiantes devient un puer. « Il lui reste à
conquérir les opérations de l’esprit qui le feront passer de fari5798. à loqui,
c’est-à-dire, en termes stoïciens, de la lexis au logos »5799.. La pueritia
s’achève à 14 ans (âge nubile) ou à 17 ans (âge où le garçon est
mobilisable). L’enfance, en effet, était définie à Rome aussi par l’incapacité
sexuelle et militaire.
Depuis l’Antiquité, la philosophie de l’éducation s’est partagée entre trois
tendances, déterminées par les fins posées au départ : a) la formation à
partir d’une absence ou d’une simple ébauche ; b) la reformation d’une
nature originaire mauvaise ou déficiente ; c) l’accompagnement d’un
développement spontané. Dans les temps modernes, ce sont les
empiristes5800. qui développeront une philosophie de l’éducation conçue
comme une formation progressive à partir d’une origine vierge de toute
représentation. Cette histoire sera la plupart du temps pensée comme un
passage de l’animalité à l’humanité. On comprend que les Idéologues,
d’inspiration empiriste, trouveront dans Victor de l’Aveyron la confirmation
de leur conception. Le mythe de l’enfant sauvage était ainsi arraché à sa
mythologie première pour constituer un élément important du discours
moderne sur l’acculturation5801..
Plus près de nous, la psychologie de l’enfant a été marquée par la
différence de conception entre Jean Piaget qui conçoit l’enfance comme une
ouverture progressive au monde, scandée par les différents moments d’un
développement à la fois physique et mental, et Henri Wallon qui considère
l’enfance comme un effort jamais réellement accompli d’adaptation à un
monde déjà constitué. Reprenant l’intuition de Rousseau, Piaget analyse la
représentation enfantine du monde, triplement marquée par son réalisme,
son animisme et son artificialisme5802.. La psychologie de l’enfant est
largement appuyée sur la notion de stade — qui pour le développement
individuel correspond aux périodes de la vie d’une nation à cette différence
près que la succession de ces stades est universelle et irréversible. C’est la
psychanalyse qui a introduit les notions de stade et de succession des stades
dans le développement de l’enfant, à propos de sa sexualité5803..
Les travaux de Piaget ont fini par imposer un modèle constructiviste pour
la compréhension de la formation de l’enfant : la détermination des
différents moments de l’intelligence enfantine — depuis le stade sensori-
moteur jusqu’au stade conceptuel abstrait — fait évidemment sens pour
l’intelligence humaine en général5804.. La logique de ce développement est
progressive et finalisée5805.. Entre la croissance physiologique et le
développement psychomoteur, il y a parallélisme, interaction, mais jamais
identité.
 
 
II. LA POÉSIE DES COMMENCEMENTS
 
Les Romains, qui faisaient dériver puer de purus, ont inventé cette fable
que « la vérité sort de la bouche des enfants ». Pour des hommes fatigués de
leur société et de leur existence, les manques dont l’enfant est frappé seront
rêvés comme autant de signes d’authenticité : en deçà du vrai et du faux, du
bien et du mal, du convenable et de l’inconvenant, l’enfant incarnera la
pureté des origines non encore souillée par les développements et la
complexité du monde.
« Laissez venir les petits enfants et ne les empêchez point, car le royaume
de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent », dit Jésus dans l’Évangile de
Marc5806.. « Si vous ne redevenez pas comme des petits enfants, vous
n’entrerez pas dans le royaume des cieux », dit encore Jésus5807..
Nietzsche, qui entendait écrire un contre-Évangile avec son Zarathoustra,
prendra lui aussi, fût-ce en l’inversant, ce symbole de l’enfant comme
innocence5808..
Le culte de l’enfant Jésus n’a eu d’équivalent dans aucune autre
religion5809.. À jamais incommensurable à l’acte qui lui a donné
naissance5810., l’enfant, qui paraît encore dépourvu de sexualité, incarne
l’innocence. Dans l’iconographie médiévale, les anges sont des enfants, et
même des petits enfants ; ils ont été imaginés ainsi à cause de leur absence
supposée de sexe5811..
Alors que pour Descartes l’enfance est l’âge des préjugés, pour Vico elle
est un moment nécessaire au développement de l’être humain. Le
philosophe italien introduit une analogie promise à grande fortune
intellectuelle : celle qui associe l’enfance individuelle (le point de vue
ontogénétique) et l’enfance collective (le point de vue
phylogénétique)5812.. Ainsi l’enfant permettrait-il d’observer in vivo ce
qu’ont pu être les commencements de la race humaine : l’examen de la
façon dont les enfants apprennent et organisent le langage nous ferait
comprendre la manière dont les premières langues se sont constituées5813..
Vico a été, semble-t-il, le premier à rapporter l’enfance à la poésie5814..
Le lien joue dans les deux sens : les premiers hommes ont été poètes,
l’enfant est poète. Attachée à l’origine, la poésie, selon Vico, est l’activité
spontanée de l’enfant : « Le travail le plus sublime de la poésie est de
donner sentiment et passion aux choses privées de sensibilité et c’est une
propriété des enfants que de prendre des choses inanimées dans leurs mains
et, en jouant, de leur parler comme si elles étaient des personnes vivantes.
Cette dignité philologico-philosophique nous prouve que les hommes du
monde enfant furent par nature des poètes sublimes »5815.. La même
intuition figure dans cette phrase de Baudelaire souvent répétée : « Le génie
est l’enfance retrouvée à volonté ». Dans son ouvrage La Poésie et ses
environs, Georges-Emmanuel Clancier écrit : « Le poète est cet enfant, cet
homme qui plonge dans sa nuit intérieure, y redevient pareil à l’enfant qu’il
a été, naïf, émerveillé, à peine encore séparé du monde et de ses mystères,
et il tente cette aventure spirituelle pour dérober, au cœur de la nuit (là où la
raison avoue son impuissance, là où règnent les secrets des rêves) sinon le
feu total de la connaissance, du moins des fragments, des étincelles de ce
foyer, de ce cœur ardent de la vie »5816.. Pour l’enfant, comme pour le
poète, les mots sont comme des choses.
Les dessins d’enfants ont pu inspirer nombre d’artistes contemporains
(Picasso, Paul Klee, Miró) de même que les mots d’enfants ont pu
émerveiller nombre de familiers5817.. C’est qu’à la base de l’éducation, il y
a une contradiction essentielle : nous enseignons à écrire, or le style qui
n’est pas original n’est pas un style, nous enseignons à penser, or la pensée
qui n’est pas personnelle est un cliché, nous enseignons le bon
comportement, or le comportement qui ne vient pas de soi est un
mécanisme. L’enfant paraît garder une manière franche et énergique d’être
dans le monde5818.. L’insouciance est son plus grand charme. Dans le
regard de l’adulte, elle est le signe d’une liberté supérieure. « Les enfants
ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très petits sujets
»5819., remarquait La Bruyère, lequel, dans le même chapitre des
Caractères faisait également observer que les enfants n’ont ni passé ni
avenir, qu’ils jouissent du présent, à la différence des adultes.
Au XIXe siècle, de grands romanciers5820. montrent que dans les
circonstances et les milieux les plus difficiles pour lui l’enfant sait vivre
comme un adulte5821.. L’enfant qui se débat au milieu de la misère et de la
mort nous touche pour deux raisons contraires : ses forces ne sont pas assez
grandes pour l’emporter, mais son impuissance même renvoie à celle des
adultes. Hegel disait de l’animal qu’il n’atteint son concept que dans la
mort. « Les enfants révèlent dans les circonstances dramatiques, dans la
familiarité avec la mort, avec les choses majeures, qu’ils ont en eux une
humanité totale », écrit Françoise Dolto5822.. Il y a une détermination, une
force, une personnalité affirmée chez les petits leucémiques. Un peu plus
loin, la psychanalyste va jusqu’à parler d’« une lucidité sublime face à la
maladie »5823..
 
 
III. L’INFANTILE EN NOUS
 
Dans le chapitre de L’Évolution créatrice où il discute les arguments de
Zénon d’Élée5824. oublieux de la continuité de la durée et du mouvement
au profit de moments artificiellement immobilisés, Bergson établit une
analogie entre cette illusion et celle qui est inscrite dans la langue commune
lorsque nous disons que « l’enfant devient homme » : « Lorsque nous
posons le sujet ‘enfant’, l’attribut ‘homme’ ne lui convient pas encore et
(…) lorsque nous énonçons l’attribut ‘homme’, il ne s’applique déjà plus au
sujet ‘enfant’. La réalité, qui est la transition de l’enfance à l’âge mûr, nous
a glissé entre les doigts »5825..  « Enfant » et « homme » sont des arrêts
imaginaires et nous sommes prêts de dire que l’un est l’autre tout comme la
flèche de Zénon serait en tous les points de son parcours. L’enfant ne
devient pas homme mais il y a devenir de l’enfant à l’homme. Le langage
courant procède comme le cinéma, il imite le mouvement de la vie au lieu
de le traduire.
La psychanalyse traitera de la représentation de l’enfant, aussi bien
objective que subjective d’un point de vue opposé à celui de l’idéalisation
qui avait fini par l’emporter, d’Émile à David Copperfield. Le monde de
l’enfant est fantasmatique : l’enfant est l’inconscient incarné. Si une vérité
sort de sa bouche, ce ne peut être que celle de l’inconscient. « L’inconscient
est l’infantile en nous » dit Freud. Dans son Introduction à la psychanalyse,
le père de la psychanalyse décrit les petits enfants comme des êtres
amoraux, dépourvus de toute inhibition à l’encontre des pulsions qui les
portent au plaisir5826.. Racine avait fait dire à l’un de ses personnages « De
quel crime un enfant peut-il être coupable ? »5827.. La psychanalyse
inverse la présomption : l’enfant est un « pervers polymorphe », il n’y a
aucun mal de l’adulte dont l’enfant puisse ne pas être l’auteur.
Le soupçon sur la perversité et la perversion de l’enfant avait déjà été
porté par saint Augustin : j’ai vu, dit l’auteur des Confessions, un enfant
jaloux, il ne savait pas encore parler et avec un visage pâle et des yeux
irrités, il regardait déjà l’enfant qui tétait avec lui. La psychanalyse
montrera comment et combien les désirs, les haines et les frustrations de
l’enfant ne sont en réalité jamais détruits par le temps et l’oubli5828..
La psychologie analytique5829. a forgé le concept d’enfant intérieur5830.
pour désigner l’archétype5831. correspondant à la part enfantine de
l’homme et de la femme. Un signe commun de l’existence de cet enfant
intérieur est le caractère démesuré de la réaction à certains événements, et
qui peut s’expliquer par la mémoire enfouie des frustrations et humiliations
de l’enfance. Alors que la pédagogie avait cru arracher l’enfant à son
enfance, la psychanalyse découvre que l’enfant n’est jamais mort chez
l’adulte.
Le psychanalyste Dan Kiley a popularisé l’expression de syndrome (on dit
aussi complexe) de Peter Pan pour désigner le désir que les enfants et les
adultes peuvent avoir en commun de rester des enfants5832.. Françoise
Dolto disait que c’est un scandale pour l’adulte que l’être humain à l’état
d’enfance soit son égal. Aujourd’hui, comme le constatait Jean Baudrillard,
ce sont les parents qui se libèrent des enfants, alors que jadis c’était
l’inverse5833.. De là, cette configuration culturellement et psychiquement
inédite : les adultes perçoivent les enfants comme des rivaux qu’il s’agit
d’éliminer.
Il est déjà bien inquiétant que l’amour des enfants ne soit dit que par le
terme de pédophilie. La détestation des enfants n’a même pas de mot — et
l’on comprendra que la pédophobie n’en est pas le symétrique.
Ce qui ne se dit pas ne peut encore véritablement se penser. À l’exception
notable de quelques provocateurs et humoristes — tel l’inénarrable W.C.
Fields : celui qui déteste les animaux et les enfants ne peut être
foncièrement mauvais — la haine des enfants fait partie des impensables de
la culture moderne.
Ils n’ont pas été nombreux ceux qui, comme l’historien Philippe Ariès,
nous ont annoncé la fin du règne de l’enfant5834.. Le mythe de « l’enfant
roi », dont on peut se demander s’il n’a pas eu pour fonction première de
cacher la réalité de l’enfant paria a efficacement endormi les esprits. Jamais
sans doute société n’a, avant la nôtre, considéré l’enfant avec une telle
suspicion.
Dans nombre de films contemporains, le bébé est un monstre méchant et
cruel (Batman le défi, de Tim Burton) ou bien informe et repoussant
(Eraserhead, de David Lynch). Son destin est évidemment d’être tué par ses
géniteurs.
Une très grande part du malheur du monde a été et reste subie par les
enfants. Le XXe siècle, qui a reconnu les droits de l’enfant et sa dignité de
personne humaine à part entière, a été aussi, et de loin, le siècle le plus cruel
pour l’enfant, de toute l’Histoire5835.. Et lorsqu’il n’est pas confronté à la
barbarie des adultes, l’enfant subit leur égoïsme et leur irresponsabilité. En
raison du caractère instable et éphémère des couples, il est de plus en plus
exposé à ce que E. Shorter appelle « la destruction du nid »5836.. L’homme
moderne ne veut plus être l’enfant de quiconque, excepté de lui-même, et
c’est pourquoi il a tué Dieu. Désormais, ultime étape de ce processus
d’auto-institution, il se veut sans enfants.
Dans les sociétés traditionnelles, l’enfant représente pour ses parents non
seulement la promesse qu’ils continueront de vivre à travers lui après leur
mort, mais aussi la garantie qu’ils ne mourront pas de faim dans leur
vieillesse. Dans les sociétés économiquement développées l’enfant a perdu
cette double fonction : nul ne croit plus à l’immortalité du nom et quant à la
sécurité économique, elle est désormais assurée par l’État et les sociétés
d’assurances. Non seulement l’enfant a été arraché à la machine productive
(tout maintien étant désormais dénoncé comme esclavage) mais il constitue
pour les acteurs de ce système un frein et un coût de plus en plus
difficilement supportables. La hantise de la « nouvelle bouche à nourrir » a
toujours été davantage celle des riches, qui ne l’avaient, en réalité, pas à
charge, que celle des pauvres. En d’autres termes, le capitalisme moderne a
émancipé l’enfant pour finir par le réduire à une source de dépenses.
Pourquoi l’ennui inopiné a-t-il été appelé le pépin ? Certes, le pépin du fruit
ne s’avale pas toujours agréablement, mais c’est lui qui assure la promesse
qu’il y aura d’autres fruits.
Réfléchissant sur la condition de possibilité d’une morale d’obligation à
l’égard des générations futures5837., Hans Jonas, dans Le Principe
Responsabilité, fait observer qu’il existe un précédent qui pourrait jouer un
rôle véritablement paradigmatique : la responsabilité sans réciprocité des
parents vis-à-vis de leurs enfants : « Même en morale traditionnelle il existe
déjà un cas de responsabilité et d’obligation élémentaire non réciproque
(qui émeut profondément même le simple spectateur) qui est reconnu et
pratiqué spontanément : à l’égard des enfants qu’on a engendrés, et qui sans
la continuation de l’engendrement par la prévision et la sollicitude devraient
périr. Sans doute se peut-il qu’on attende d’eux un service rendu en échange
de l’amour et de la peine pour le temps de sa propre vieillesse, mais cela
n’en est certes pas la condition et moins encore celle de la responsabilité
reconnue à leur égard et qui est au contraire inconditionnelle. C’est là
l’unique classe que nous fournit la nature d’un comportement parfaitement
désintéressé et de fait ce rapport à une progéniture non autonome, donné
avec le fait biologique de la procréation lui-même, et non le rapport entre
adultes autonomes (dont procède certes l’idée de droit et d’obligation
mutuelle) est l’origine de l’idée de responsabilité en tant que telle et sa
sphère d’agir qui nous sollicite en permanence est le lieu le plus originaire
de son exercice. Sans ce fait et la relation sexuelle qui en est inséparable, ni
la genèse d’une prévision regardant loin dans l’avenir, ni celle d’une
assistance désintéressée entre êtres raisonnables, quelque sociaux qu’ils
puissent être, ne pourraient être comprises »5838.. Or, c’est précisément
cette responsabilité sans réciprocité qui est devenue de plus en plus
insupportable à un nombre croissant d’individus. L’enfant est une somme
de devoirs incarnés. De plus, le fait que l’enfant soit d’abord interpellé en
tant que victime réelle ou potentielle, loin de renvoyer à l’attention qu’on
devrait lui porter induit l’impossibilité d’une inscription dans le monde
symbolique des adultes, et ne peut pas ne pas avoir d’implication sur le
désengagement des adultes vis-à-vis des générations futures. Dans une
société comme la nôtre qui tend, avec des moyens divers et accrus, à
considérer l’existence humaine en termes de dommages virtuels, la
naissance peut désormais être pensée comme un préjudice et la non-
naissance comme un droit. Passant outre à l’absurdité qu’il y a à envisager
la réalité d’un droit pour un être qui par définition n’existe pas, un grand
nombre de citoyens estiment déjà que c’est davantage respecter l’enfant que
de ne pas le mettre au monde.
Le ressentiment est la réaction psychologique de celui dont le refus est
voué à l’impuissance à agir ou à parler. Aujourd’hui un certain féminisme
poursuit l’enfant d’une haine tenace — comme incarnant sa millénaire
subordination au pouvoir des mâles. Simone de Beauvoir a évoqué avec une
force réaliste le ressentiment que la mère moderne peut concevoir à
l’encontre de son enfant : « Certaines femmes caressent gaiement leur
enfant tant qu’elles sont à l’hôpital, encore gaies et insouciantes, mais
commencent à le regarder comme un fardeau dès qu’elles rentrent chez
elles. Même l’allaitement ne leur apporte aucune joie, au contraire, elles
redoutent d’abîmer leur poitrine ; c’est avec rancune qu’elles sentent leurs
seins crevassés, leurs glandes douloureuses ; la bouche de l’enfant les
blesse : il semble qu’il aspire leurs forces, leur vie, leur bonheur. Il leur
inflige une dure servitude et il ne fait plus partie d’elles : il apparaît comme
un tyran ; elles regardent avec hostilité ce petit individu étranger qui
menace leur chair, leur liberté, leur moi tout entier »5839.. Comme le
spectacle de nos rues a changé en une génération ! L’attendrissement que
suscitaient le bébé et l’enfant a disparu, la grossesse a été renvoyée à sa
monstruosité et c’est avec mauvaise humeur que les mères elles-mêmes
trimballent leur enfant. Nombreuses sont celles qui en ont fait leur otage,
attendant des autres, dans une stratégie de chantage inconscient, des égards
et des réciprocités en compensation de cette servitude : avoir un enfant.
Par ailleurs, l’enfant est un facteur de risques sans nombre. Pour une
population vieillissante qui s’apeure de tout, il ne peut être qu’un étranger,
voire un ennemi. Il est d’ailleurs caractéristique à cet égard que la peur que
suscitent les populations étrangères ou d’origine étrangère est toujours
associée à leur jeunesse. La xénophobie ignore pratiquement les vieillards
— c’est à la vitalité de l’autre qu’elle en veut5840..
Après avoir incarné l’amour des parents, désormais l’enfant est détruit par
lui. Désormais le sexe joue contre l’enfant (et non pas seulement
indépendamment de lui). Par la vertu de la médecine, nous ne pouvons plus
croire à cette fiction des enfants tombés comme des fruits de l’arbre de
l’amour mais surtout il y a cette incompatibilité sans cesse aggravée entre la
vie sexuelle de l’adulte et l’existence de l’enfant5841.. La prise en charge
de la maternité et de la paternité par la médecine renvoie l’homme et la
femme à leur fonction sexuelle, laquelle comble le narcissisme qui constitue
le cœur même de l’existence moderne. Les temporalités sont violemment
disjointes : entre le lien contractuel de la conjugalité et le lien
inconditionnel de la filiation5842., entre la dissémination toujours plus
accentuée de la sexualité et la continuité à long terme que supposent la
parentalité et l’éducation, il existe une contradiction insoluble. Si jadis les
choses fonctionnaient tant bien que mal (pas si bien, d’ailleurs, que la
nostalgie, toujours mauvaise conseillère en matière historique, pourrait le
laisser croire), c’était au double et lourd prix de l’hypocrisie des hommes et
de la soumission des femmes. Dans l’enfant, les pères voyaient leur
puissance et les mères leur bonheur. L’argent et le plaisir remplissent
désormais beaucoup mieux ces deux fonctions. Et les hommes et les
femmes sont de moins en moins disposés à sacrifier leurs plaisirs et leurs
revenus pour un être avec qui ils ont de moins en moins de rapports et qui
pour eux représente une source interminable de problèmes et de
déconvenues.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le culte de la jeunesse est un
élément-clé du dispositif civilisationnel pour refouler et non pas pour
exalter l’enfant. Corollairement, la mythologie de la jeunesse, que ne
cessent de diffuser les images et les discours, peut tenir lieu d’une enfance
perdue et à jamais introuvable. Le culte de la jeunesse a presque toujours
été contradictoire avec l’amour pour l’enfant parce que la jeunesse renvoie
à des valeurs de risque, de performance, de plaisir et de danger qui ne sont
pas celles du monde de l’enfant. L’enfant n’a aucune part à la fébrilité de la
jeunesse5843.. L’enfant et le vieillard sont emportés dans la même
tourmente. Si le jeunisme les exclut, c’est parce que, à un niveau profond,
ils finissent par répercuter le même rappel tragique que l’on ne peut plus
entendre : la mort. La naissance des enfants est la mort des parents, disait
Hegel. Sur l’échiquier de l’existence, l’arrivée d’un enfant pousse ses
parents vers la case finale dont le vieillard est l’inévitable figure. Inutile et
dangereux, l’enfant sera remplacé par l’animal domestique en attendant le
robot.
Ce n’est pas respecter l’enfant que de lui dénier son état d’enfance. Or
l’adulte qui inconsciemment désire prendre la place de l’enfant tendra à le
traiter comme un adulte5844. en même temps que lui tendra à conserver un
comportement d’enfant.
Après avoir exploité le travail de l’enfant, le capitalisme moderne le réduit
à un rôle de consommateur. Arraché au monde du travail, l’enfant finit
paradoxalement par n’avoir plus d’autre sens qu’économique. Gary
Becker5845. considère que la décision d’avoir des enfants peut s’analyser
comme une demande de biens durables. Mais il est plus habituel de définir
l’enfant comme un poste de dépense qui fera chuter d’autant le niveau de
vie des parents. L’enfant qui enrichissait le pauvre appauvrit le riche.
La pédophobie jette sur ceux qui résistent à l’air du temps l’acide de la
suspicion. En donnant au désir d’enfant des motivations négatives
(l’infériorité congénitale, la frustration, la honte, l’envie, l’amour
incestueux, le désir de compensation), la psychanalyse l’a irrémédiablement
rendu suspect. Sur le plan juridique et moral, la pédophilie s’est hissée au
rang de crime suprême.
L’enfant nouveau est arrivé. L’artificialisation qui tend à substituer la
reproduction à la procréation donne consistance au fantasme de l’enfant
parfait. L’enfant est parvenu à l’ère de sa reproductibilité technique.
 
 
IV. L’ÉDUCATION
 
Les termes des débats théoriques dont l’éducation a été l’objet depuis
l’Antiquité sont déjà implicitement contenus dans l’étymologie des mots
dont on s’est servi pour désigner la formation de l’enfant. A commencer par
celui d’éducation même, qui renvoie à l’idée de conduire au-dehors, à
l’extérieur (educere en latin). En revanche, la pédagogie signifie en grec
l’action d’accompagner les enfants5846.. Le maître devra-t-il être un chef
qui conduit ou bien un compagnon qui accompagne ?
« Scholè », qui a donné « école » en français par l’intermédiaire du latin
scola, signifiait « loisir » en grec. L’école est un lieu de liberté parce qu’il
n’est pas un lieu de travail servile, et qu’il permet la libération de l’enfant.
Et si l’on parle de « travail » à l’école, ce travail n’est pas rémunéré et ne se
présente jamais sous la forme d’un métier ou d’un emploi. Écolier, élève,
lycéen ou étudiant sont des désignations d’état. Être un élève, c’est être
élevé dans et par les disciplines, être élevé au-dessus de sa condition native.
Mais élever un enfant ne signifie pas qu’il soit un objet d’élevage.
L’enseignement, quant à lui, renvoie au signe (signum en latin), et donc à
l’ordre symbolique dans lequel on introduit l’enfant en l’arrachant à la
nature. Enfin l’instruction est littéralement une construction, et donc un
ensemble de créations qui viendront s’ajouter à l’inné, voire se substituer à
lui.
L’opposition entre l’instruction intellectuelle et l’éducation morale est un
topos de la pensée pédagogique. En passant de « l’instruction publique »
(l’expression introduite par Condorcet et en usage au XIXe siècle) à «
l’éducation nationale », l’État a voulu signifier sa mission civilisatrice, et
pas seulement culturelle. Mais l’opposition entre les deux concepts n’est
pas irréductible : l’instruction implique par elle-même des qualités pratiques
(l’attention, la recherche de la vérité, le souci de l’objectivité…), et
inversement on ne saurait concevoir d’éducation sans instruction.
Ferdinand Buisson, qui fut inspecteur général de l’instruction
publique5847., donnait cette définition de la pédagogie : « Science de
l’éducation, tant physique qu’intellectuelle et morale »5848.. Durkheim
disait que la pédagogie est une « théorie pratique » à l’instar de la médecine
et de la politique5849.. Mais une science de l’éducation est-elle possible ?
Jacques Lacan disait qu’il existe trois actions impossibles : aimer, diriger et
enseigner. Tout comme l’amour ou le pouvoir, l’enseignement serait voué à
un échec fatal.
Platon, qui, avec La République, fut le premier auteur à avoir rédigé un
traité de l’éducation, n’a pas cessé de buter sur ce cercle logique : l’Idée de
Bien, identifié à l’Être même, est le suprême objet de connaissance en
même temps que sa condition de possibilité. Or elle ne peut pas être
directement l’objet d’un apprentissage. D’où toute une série de paradoxes :
ce qui rend possible l’action d’apprendre ne peut pas lui-même être appris,
l’origine de la connaissance n’est pas elle-même englobée dans le travail de
la connaissance. Il ne faisait pas de doute pour Platon qu’il existait une
science du Bien. Plus que cela : que la science du Bien est la science par
excellence. Or cette science ne peut pas être apprise. Ce qui ne signifie pas
qu’elle ne puisse pas être acquise.
L’argument de Platon, qui fonde sa métaphysique de l’immortalité de
l’âme5850., est qu’aucune connaissance ne saurait se déduire à partir d’une
absence totale de connaissance. De même que le lecteur doit connaître déjà
la signification des mots de la définition pour comprendre, donc pour
apprendre la signification d’un mot nouveau dans un dictionnaire, de même
l’esprit doit connaître déjà ce qu’il cherche pour le trouver. Platon
présuppose donc l’âme déjà pourvue de savoir : connaître, c’est
reconnaître5851., découvrir, c’est redécouvrir. Il existe par conséquent,
paradoxalement, une illusion de l’ignorance qui n’est pas moins forte,
même si elle reste généralement inaperçue, que l’illusion de la
connaissance. Si les sophistes ont l’illusion de savoir ce qu’ils ignorent, le
jeune esclave illettré du Ménon, à qui Socrate demande de résoudre un
problème de géométrie, a l’illusion d’ignorer ce qu’il sait. Les hommes en
savent beaucoup plus qu’ils ne croient, à l’exception des sophistes qui, eux,
en savent beaucoup moins.
Si Platon attache une telle importance à l’éducation dans La République,
au point d’imaginer pour elle un programme complet, c’est parce que, à ses
yeux, l’éducation est une question politique. La dégénérescence des régimes
politiques provient selon lui d’un défaut d’éducation. Plus tard,
Giambattista Vico dira que le défaut d’éducation entraîne le ricorso (le «
recours », c’est-à-dire le cours en arrière, la décadence) d’une nation.
Pour Montesquieu, c’est le régime républicain qui, de par sa nature, a
besoin d’éducation5852. car le principe sur lequel il repose est la vertu,
c’est-à-dire l’amour des lois. Dans les régimes monarchiques et
despotiques, l’honneur et la crainte, qui sont leurs deux principes respectifs,
rendent l’éducation inutile.
À l’âge classique, ce sont les philosophes empiristes qui ont été les
premiers à s’intéresser à l’enfant et à porter une attention particulière à
l’éducation5853. parce que pour eux, à la différence des innéistes, tout ce
qui est su a été appris, que ce soit dans l’ordre de la connaissance ou dans
celui du comportement.
Pour Rousseau également, l’existence humaine commence par les sens
(sensations et sentiments). C’est parce que, à ses yeux, il n’y a pas de vices
naturels chez l’enfant que l’éducateur devra se borner à lui donner une «
éducation négative ». « Empêchez les vices de naître, vous aurez fait assez
pour la vertu », écrit Rousseau5854.. Alors que l’« éducation positive » est
la culture des contenus (intellectuels et moraux), l’éducation négative est la
culture des dispositions. En apprenant la nécessité des choses, Émile ne
l’attribuera pas aux caprices de son maître5855.. Vico était opposé à
l’apprentissage prématuré des sciences abstraites, qui risque de déboucher
sur ce qu’il appelait une « barbarie de l’intellect »5856.. Rousseau prône
une éducation par les choses, par l’expérience, et non par les livres.
« L’homme est l’unique créature qui doive être éduquée », rappelle
Kant5857.. Celui-ci comprend éducation en son sens le plus extensif : les
soins physiques en font partie, tout comme la discipline et l’instruction,
lesquelles constituent à elles deux la formation (Bildung)5858.. La
discipline est négative, elle est l’ensemble des actions visant à ôter à
l’homme sa sauvagerie. Quant à l’instruction, elle est la part positive de
l’éducation5859..
Kant pensait que la perfectibilité de l’éducation d’une génération à l’autre
était possible, parce que l’homme est lui-même perfectible et que le progrès
dans l’Histoire est une Idée de la raison.
L’originalité des idées de Hegel en matière éducative5860. tient à
l’importance toute particulière dans son système accordée au moment du
négatif pour la constitution progressive de l’Esprit. Aux yeux de Hegel,
l’éducation ne peut reposer ni sur l’idée de la spontanéité de l’enfant ni sur
son mimétisme. L’enfant ne connaît pas encore la chose, l’objet du savoir. Il
ne peut donc le chercher et le désirer que par la médiation de l’Autre, le
maître. Sans une première aliénation/extériorisation, condition nécessaire de
la libération, le moi demeurerait vide.
Les théories pédagogiques modernes sont divisées entre un courant que
l’on pourrait appeler naturaliste et un courant constructionniste. Pour Maria
Montessori, l’évolution de l’enfant est une maturation physique spontanée
qu’il convient de protéger. Pour Célestin Freinet, ce sont les adultes qui
infantilisent l’enfant, lequel possède une personnalité propre qu’il est de
leur devoir de respecter. L’idée selon laquelle chacun a déjà une culture
dont il faut aider l’expression est très répandue, et a contribué à délégitimer
l’institution scolaire. Entre le naturalisme et le constructionnisme, qui ne
peuvent éviter les excès, le constructivisme de Jean Piaget représente une
position intermédiaire. Le développement de l’intelligence passe par des
stades5861., qui sont des structurations spontanées, que les éducateurs
peuvent favoriser en les accompagnant (on retrouve ici le sens originel de la
pédagogie). Pour Piaget, on ne connaît un objet qu’en agissant sur lui et en
le transformant.
Hannah Arendt avait diagnostiqué dès les années 1950 aux Etats-Unis une
« crise de l’éducation »5862.. Pour la première fois dans l’Histoire,
constatait-elle, la société des adultes ne sait plus ce qu’elle veut pour ses
enfants. La crise de l’éducation est un symptôme d’une crise beaucoup plus
générale, qui atteint la culture en son cœur. Ce sont les valeurs de
transmission et d’initiation (le sens étymologique de ce mot est celui de
commencement) qui sont remises en question. Avec la crise de l’éducation,
c’est l’idée même de monde commun (dans lequel Hannah Arendt reconnaît
le véritable monde humain) qui risque de disparaître.
Au relativisme sceptique, le pédagogisme a répondu par des certitudes.
Mais, non contentes de se multiplier, les sciences de l’éducation ont éclaté
en une multitude de courants contradictoires. Seule la psychologie donne
l’image d’une telle diversité (version bienveillante), ou d’un tel chaos
(version pessimiste). Certains penseurs, utopistes et libertariens, constatant
les échecs et les effets pervers de l’institution scolaire, militent, à l’instar
d’Ivan Illich5863., pour une « société sans école ».
La plus utile règle de l’éducation n’est pas de gagner du temps, mais d’en
perdre, disait Rousseau5864.. « L’éducation positive » défendue par Locke
qui voulait former l’esprit et cultiver l’usage de la raison avant l’heure, est
une erreur de méthode, selon l’auteur d’Émile. Or les systèmes éducatifs
modernes ont été de plus en plus « positifs ». Alors que l’école aurait dû
rester une thébaïde, nombre de pédagogues modernes n’ont eu de cesse que
de vouloir l’ouvrir sur la vie. Ce faisant, c’est la loi d’airain de la
concurrence économique qui a fini par gouverner l’ensemble du système.
Le respect, certes entretenu (non sans violence) par l’appareil idéologique
d’État5865. qu’est l’école, mais néanmoins sincère, que le peuple éprouvait
jadis à l’égard de la connaissance et de ses transmetteurs, ce respect a
presque entièrement disparu. Une idée, venue d’outre-Atlantique, veut que
l’instruction creuse les inégalités. L’« élitisme républicain »  et la
méritocratie donnent bonne conscience à ceux qui se croient démocrates, et
qui ne le sont en fait qu’au sens grec : l’égalité est admise, mais entre soi.
L’apprentissage sera donc dénoncé par les adversaires de l’idéal
d’excellence pour tous affiché par les républicains comme potentiellement
discriminatoire. Ce faisant, on finit par oublier que l’élève est plus libre que
le disciple, infiniment plus libre que le consommateur, et que c’est pour lui
que le maître est le meilleur.
Apprendre, comme le pensait Hegel, c’est accepter l’aventure de devenir
autre que soi, de se faire soi-même par le détour de ce qu’il y a de plus
étranger à soi. Or, l’idéologie communautariste ne cesse à l’inverse de
confondre l’appartenance avec l’identité et de faire comme si l’identité
était, dans l’oubli du multiple et du devenir, une essence une et définitive.
Des facteurs techniques sont entrés en jeu pour aggraver la crise de
l’éducation dont parlait Hannah Arendt. En envahissant le champ de la
représentation collective et individuelle, les grands moyens d’information
modernes (radio, publicité, télévision, Internet) ont dévalorisé d’autant, par
leur puissance de séduction, par leur seule présence (nul besoin de
propagande ni même de concertation pour cela) la connaissance même.
Certes, l’information peut constituer pour la connaissance un matériau,
donc un moyen. Mais dans le monde d’aujourd’hui et pour la plupart des
gens (la science, à la différence de la religion, n’étant soutenue que par une
toute petite minorité), l’information joue contre la connaissance puisqu’elle
se donne illusoirement comme la connaissance même.
Le monde autour duquel l’école devrait graviter n’est pas celui de
l’économie, ni celui de la technique, mais celui de la culture ; même dans
les établissements professionnels, la technique devrait être d’abord
transmise comme culture. Or, c’est ce monde de la culture qui, à tous les
niveaux, se trouve nié ou refoulé non seulement par la toute-puissante
réalité techno-économique mais aussi par les principaux moyens
d’information qui, en matière d’esprit critique, sont généralement
incapables de dépasser le stade de la dérision. Inconsciemment, beaucoup
de jeunes aujourd’hui le savent : comment ne mépriseraient-ils pas, quand
ils ne le haïssent pas, ce qui n’est plus désormais qu’un hypocrite simulacre
?
Cela étant, envers et contre tout, envers et contre presque tous aussi, il faut
continuer de croire en l’école. Car si, au cours de notre vie, nous recueillons
par des moyens variés une foule d’informations diverses, c’est à l’école que
nous acquérons les connaissances qui font de nous un citoyen et non
simplement un employé ou un consommateur, c’est à l’école, (et il n’est pas
d’autre lieu) que nous avons en face de nous des gens qui ne réclament de
nous ni notre argent ni notre bulletin de vote mais notre excellence.
 
*
 
Voir aussi
 
La culture. La famille. La femme. L’intelligence. Le langage. La
naissance. L’origine. La poésie. La société.
 
*
 
Bibliographie
 
John Locke, Quelques pensées sur l’éducation, trad. fr., Vrin, 1992.
J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation.
E. Kant, Propos de pédagogie, trad. fr., Œuvres philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1986, p. 1149-1203.
Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, GF-Flammarion, 1994.
G.W.F. Hegel, — Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’Esprit, addition au
§ 396, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1988.
— Textes pédagogiques, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1990.
S. Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans : Le petit Hans », in Cinq
psychanalyses, trad. fr., PUF, 1954, p. 93-198.
S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité.
Melanie Klein, Envie et gratitude, trad. fr., Gallimard, 1968.
Serge Lebovici et Michel Soulé, La Connaissance de l’enfant par la psychanalyse, PUF, 1972.
Jean Piaget et B. Inhelder, La Psychologie de l’enfant, PUF, 2003.
Jean Piaget, La Représentation du monde chez l’enfant, PUF, 1947.
Histoire de l’enfance en Occident : tome I De l’Antiquité au XVIIe siècle ; tome II : Du XVIIIe siècle
à nos jours, dir. E. Becchi et D. Julia, Seuil, 1998.
Hannah Arendt, La Crise de la culture, traduction française, « Points Essais », Seuil, 1972.
5766 J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation, Œuvres complètes IV, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1969, p. 241.
5767 L’enfant toujours vu comme bébé.
5768 L’enfant-ouvrier, l’enfant-soldat, l’enfant-objet sexuel.
5769 Contre l’enfant turbulent, l’enfant délinquant.
5770 L’enfant surdoué (Mozart), l’enfant sorcier (Harry Potter).
5771 Inversement, le terme « enfant » peut figurer le résultat, la conséquence (« Le bonheur est
l’enfant de la vertu »).
5772 Les Confessions, livre I.
5773 L’Encyclopédie de Diderot consacre un long article aux maladies des enfants mais rien sur la
personnalité de ceux-ci.
5774 J.-J. Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse V, 3.
5775 Rousseau fait lire Robinson Crusoé à son Émile et Les Aventures de Télémaque à Sophie.
5776 Lorsque Molière fait dire à son malade imaginaire (Le Malade imaginaire II, 11) qu’« il n’y a
plus d’enfants ! », il ne faisait que reprendre une formule déjà ancienne à son époque.
5777 « L’enfant » a presque toujours été le petit garçon comme « l’homme » a presque toujours été
l’être humain de sexe masculin. La petite fille est la grande absente du discours sur l’enfance et le
féminisme, souvent par rejet de l’enfant, n’a fait qu’accentuer cette relégation.
5778 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’Esprit, addition
au § 396, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1988, p. 433.
5779 Ibid.
5780 Ibid., p. 433-434.
5781 Ibid., p. 434.
5782 Ibid.
5783 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, La Philosophie de l’Esprit,
addition au § 395, op. cit., p. 427.
5784 E-ducere, en latin.
5785 Voir L’aliénation.
5786 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit § 175, trad. R. Derathé, Vrin, 1975, p. 209.
5787 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’Esprit, addition
au § 393, op. cit., p. 417.
5788 Au XVIIe siècle, on disait « faire des enfances » pour dire : s’adonner à des enfantillages.
5789 On peut repérer une nuance d’innocence dans le puéril, l’accent mis sur l’imbécillité dans
l’infantile, « enfantin » étant parmi les trois le seul adjectif pouvant se libérer du jugement de valeur
négatif (« la pensée enfantine »).
5790 Pour survivre dans les conditions les plus primitives, l’enfant a besoin de deux parents. Car un
parent tout seul ne peut à la fois le surveiller, l’abriter, aller chercher de la nourriture et le défendre
contre les prédateurs.
5791 Des travaux d’historiens ont montré que la mise en nourrice des bébés a été pendant des
siècles une manière d’infanticide indirect et différé pratiqué à grande échelle. Par ailleurs, tant que la
mortalité infantile restait énorme (de l’ordre d’une naissance sur deux), et la natalité considérable, la
stratégie psychique inconsciente des parents était de ne pas s’attacher affectivement trop tôt à
l’enfant.
5792 Discours de la méthode, Deuxième partie.
5793 Même si l’on met à part les cas (très nombreux) de comportements barbares vis-à-vis des
enfants (exploitation, viols, meurtres), la dureté de la vie de l’enfant a été le lot commun. Ainsi un
article de l’Encyclopédie de Diderot, à côté des conseils qui nous semblent de bon sens (il ne faut pas
donner du vin à l’enfant ni des liqueurs fortes) fait la part belle aux préjugés (il ne faut pas lui couvrir
la tête, il faut accoutumer ses pieds au froid et à l’humidité…).
5794 Aristippe le cynique, dit la tradition, cracha par terre lorsqu’on lui rappela l’affection qu’il
devait à ses enfants : comme le sperme, les poux et les vers, le crachat lui aussi sort de quelqu’un.
5795 Sénèque par exemple met en scène des enfants dans ses pièces (Astyanax, les enfants de
Médée et ceux d’Hercule) — ce qu’aucun tragique grec n’avait fait.
5796 Sans doute d’inspiration stoïcienne, cette notion d’« âge de raison », fortement contestée par
la psychologie, s’est imposée jusqu’à notre époque.
5797 Varron, De la langue latine VI, 52.
5798 C’est le verbe qui figure comme participe présent dans infans.
5799 Jean-Pierre Néraudau, « L’enfant dans la culture romaine », in Histoire de l’enfance en
Occident I. De l’Antiquité au XVIIe siècle, dir. E. Becchi et D. Julia, Seuil, 1998, p. 71.
5800 Voir John Locke, Quelques pensées sur l’éducation, trad. fr., Vrin, 2007.
5801 Sans cesser pour autant d’être un mythe : les récits concernant les « enfants sauvages » sont si
rares et si douteux qu’il est impossible d’en tirer des déductions scientifiques.
5802 Tel est le découpage en trois chapitres de La Représentation du monde chez l’enfant, de Jean
Piaget (PUF, 1947).
5803 Voir La sexualité.
5804 Voir L’intelligence.
5805 Ainsi, au départ, l’enfant n’imite pas, puis il imite sporadiquement, enfin il imite
systématiquement (J. Piaget, La Formation du symbole chez l’enfant, Delaclaux et Niestlé,
Neuchâtel, 1970, p. 12-36).
5806 X, 10.
5807 Évangile selon Mathieu, XVIII, 3.
5808 Dans « Les trois métamorphoses de l’esprit », au début d’Ainsi parlait Zarathoustra,
Nietzsche oppose l’enfant au chameau (l’être du « Tu dois ») et au lion (« Je veux ») comme celui
qui affirme « Je suis », et donc comme figure du surhomme.
5809 La crèche a été inventée par François d’Assise. Le Petit Pauvre (Poverello) voyait dans les
enfants comme dans les oiseaux, ses petits frères, l’incarnation de l’infinie douceur de la créature de
Dieu. En dehors du christianisme, l’hindouisme fut la seule religion à avoir accordé une place
majeure à la divinité de l’enfant (le Bhaghavata Purana, qui retrace l’épopée des avatars de Vishnou,
consacre de longs passages à l’enfance de Krishna, vite devenus populaires en Inde grâce à
l’iconographie).
5810 Excepté chez saint Augustin, l’inventeur du péché originel (voir infra). Le pessimisme de
l’auteur des Confessions lui fait voir dans l’enfant celui qui hérite du péché d’Adam en même temps
que l’incarnation d’un rapport sexuel lui-même marqué par ce péché. Dans le cadre du christianisme,
l’image de l’enfant-démon, qui inverse celle de l’ange, ne sera prédominante que chez les hérétiques
(gnostiques, cathares) et les puritains protestants.
5811 Alors même que l’iconographie de l’ange hérite de celle du dieu Éros.
5812 G. Vico, La Science nouvelle § 413.
5813 Ibid. § 231.
5814 Voir La poésie.
5815 G. Vico, La Science nouvelle, Livre I, § 186 et 187, trad. A. Pons, Fayard, 2001, p. 99.
5816 Allusion au vers de Tristan Corbière : « Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles », que cite et
commente G.-E. Clancier.
5817 Les anges, qui n’écrivent ni dessinent, jouent en revanche de la musique. Sur scène, au théâtre
et à l’opéra, les rôles d’enfants ont presque toujours été tenus par des femmes.
5818 Les enfants, remarque Françoise Dolto, ne parlent jamais de possessions matérielles. Pour
eux, avoir, c’est avoir des êtres de relation (La Cause des enfants, Robert Laffont, 1985, p. 235).
5819 Les Caractères, chapitre XI.
5820 Victor Hugo (Gavroche), Charles Dickens (Oliver Twist, David Copperfield).
5821 En contraste brutal avec cette représentation, Sartre, dans Les Mots, se décrit enfant comme
un petit singe de mauvaise foi qui sait adapter son comportement et adopter les poses en fonction de
ce que les adultes autour de lui attendent de lui.
5822 F. Dolto, La Cause des enfants, op. cit., p. 233.
5823 Ibid.
5824 Voir La continuité.
5825 H. Bergson, L’Évolution créatrice, chapitre IV, Œuvres, PUF, 1970, p. 759.
5826 Introduction à la psychanalyse, chapitre 20.
5827 Athalie, II, 5.
5828 Citizen Kane, le personnage d’Orson Welles, s’est voulu maître du monde pour compenser
une blessure d’enfant jamais cicatrisée.
5829 Dite également psychanalyse jungienne.
5830 Parfois rendu par l’expression latine de puer aeternus, « éternel enfant ».
5831 Formation de l’inconscient collectif chez C.G. Jung.
5832 Peter Pan ou Le Garçon qui ne voulait pas grandir est le titre d’une pièce de théâtre de
l’auteur écossais J.M. Barrie, tirée de son roman.
5833 J. Baudrillard, Le Paroxyste indifférent, entretien avec Philippe Petit, Grasset, 1997, p. 106.
5834 Philippe Ariès écrivit en mars 1975 dans la revue Autrement un article intitulé : « L’enfant : la
fin d’un règne ».
5835 Jamais l’exploitation sexuelle de l’enfant n’a atteint de pareils développements
qu’aujourd’hui, jamais comme dans les totalitarismes, l’enfant dans le passé n’avait été à ce point
embrigadé.
5836 E. Shorter, Naissance de la famille moderne. XVIIIe-XIXe siècle, trad. fr., Seuil, 1977, p. 326.
5837 Voir L’environnement.
5838 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, trad. J. Greisch, Cerf, 1990, p. 88.
5839 S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe II, Gallimard, 1986, p. 366.
5840 Une vitalité dont la sexualité est l’expression première.
5841 Le fait que la pédophilie soit peu à peu devenue dans les sociétés contemporaines le crime par
excellence délivre ce sens.
5842 Ces expressions sont d’Irène Théry, « Différence des sexes et différence des générations,
l’institution familiale en déshérence », Esprit, décembre 1996, p. 75.
5843 Dans la quasi-totalité des films contemporains, les héros sont tous jeunes, et il n’y a presque
jamais d’enfant. Dans l’Iliade au moins, Homère avait laissé une place, parmi les guerriers, au petit
Astyanax en même temps qu’au vieux roi Priam.
5844 Le cinéma a souvent traité les petits garçons et petites filles comme des petits hommes et des
petites femmes.
5845 Prix Nobel d’économie en 1992.
5846 Dans la Grèce ancienne, les « pédagogues » étaient les esclaves chargés d’accompagner les
enfants à l’école.
5847 C’est lui qui introduisit le terme de « laïcité » dans la langue française.
5848 Dictionnaire de pédagogie, Paris, 1887.
5849 A la différence de la pédagogie, qui est généraliste, la didactique concerne une discipline en
particulier.
5850 Voir L’âme.
5851 Ce que fait l’esclave de Ménon lorsqu’il aperçoit la solution juste au problème de la
duplication de l’aire d’un carré.
5852 C.L. de Montesquieu, De l’esprit des lois, IV, 5.
5853 Voir J. Locke, Quelques pensées sur l’éducation, trad. fr., Vrin, 1992.
5854 J.-J. Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne, Œuvres complètes III,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964, p. 968.
5855 J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation, livre II, Œuvres complètes IV, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1969, p. 320.
5856 G. Vico, La Science nouvelle, § 159.
5857 E. Kant, Propos de pédagogie, AK IX, 441, trad. fr., Œuvres philosophiques III, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 1149.
5858 Voir La culture.
5859 Ibid., p. 1150-1151.
5860 G.W.F. Hegel, Textes pédagogiques, trad. Bernard Bourgeois, Vrin, 1990.
5861 Voir L’intelligence.
5862 H. Arendt, La Crise de la culture, trad. fr., Folio Essais, 1972.
5863 I. Illich, Une société sans école, trad. fr., « Points Essais », Seuil, 2003.
5864 J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation, livre II, Œuvres complètes IV, op. cit., p. 323
5865 L’expression est de Louis Althusser.
58. L’engagement
 
 
 
« Engager » a d’abord signifié, conformément à l’étymologie, mettre en
gage. Ce sens existe toujours dans la langue française. Au XVIe siècle, le
verbe a pris le sens figuré de faire pénétrer dans quelque chose, avec l’idée
d’un espace occupé, d’une liberté empêchée. Ainsi dit-on encore que
l’enfant a « engagé le doigt » dans le trou d’une serrure ; au rugby, on «
engage le ballon » dans la mêlée. Les usages ultérieurs sont issus de ces
deux sens : mettre en gage et faire pénétrer. Chez Montaigne, « engager »
signifie faire entrer dans une situation contraignante, donner pour caution sa
parole, ainsi que lier par une promesse. Ainsi dira-t-on : engager quelqu’un
par le mariage.
« Engager » possède les deux sens contenus dans l’idée d’introduction :
celui de faire pénétrer, et celui de commencer. Une colonne engagée (un
pilastre) est un élément d’architecture qui constitue une espèce de début de
colonne : ce n’est pas une véritable colonne, mais un relief de colonne dont
le mur est le support. Au début du XVIIe siècle, le verbe « engager » prend le
sens de recruter : on engage un volontaire dans la troupe, on engage un
domestique. Celui qui est engagé doit un service.
Ce n’est qu’au XXe siècle qu’« engager » a pris le sens d’entrer dans une
action, et, dans sa forme pronominale (« s’engager »), celui de prendre
position sur des questions politiques. C’est de ce dernier sens qu’est issu
l’usage spécifique du terme d’engagement. Le participe passé « engagé »
qualifie celui qui s’est mis au service d’une armée ou d’une cause. On parle
ainsi de théâtre engagé, de littérature engagée.
Les sens du substantif « engagement » ont suivi une évolution parallèle à
ceux du verbe « engager ». Très tôt, au Moyen Âge, le mot a un usage
juridique et renvoie à l’action de mettre quelque chose en gage, de lier par
un contrat puis de se lier par une promesse. A partir de la fin du XVIe siècle,
il désigne ce qui pousse quelqu’un à agir d’une certaine façon, ainsi que
l’état de celui qui est engagé dans une liaison5866., et une situation sociale
qui implique des obligations. L’engagement est alors le fait de participer à
une œuvre ou à une entreprise en échange d’un paiement ou d’un salaire
(les gages). Nos modernes contrats de travail sont les héritiers de cet «
engagement ».
Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècles, avec les guerres de la Révolution
et de l’Empire, le terme d’engagement signifie l’introduction d’une unité
militaire dans une bataille et aussi cette bataille même. Ce double sens se
retrouve dans l’usage politique contemporain de l’engagement qui signifie à
la fois la décision d’agir en faveur d’une cause qu’on a choisi de défendre,
et l’action enclenchée par cette décision. Nous retrouverons ce double sens
à propos de la temporalité complexe de l’engagement, qui s’inscrit ou bien
dans l’instant du choix ou de la décision, ou bien dans la durée plus ou
moins longue de l’action5867..
Ce n’est qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec Sartre et Camus,
que le terme d’engagement a fini par désigner l’attitude de l’intellectuel qui
met sa pensée et ses écrits au service d’une cause.
Remarquons que dans les autres langues le terme signifiant engagement ne
vient pas du gage mais de l’idée de commission (d’où commitment en
anglais, compromisso en italien), qui signifie à la fois le mouvement
d’envoi (la mission) et la relation. Ainsi compris, l’engagement, qui est à la
fois mission et promesse, lie d’une part le sujet qui s’engage au jugement
d’autrui qui vérifiera si l’engagement est tenu, d’autre part le présent de
l’acte au futur de l’action de s’engager.
 
 
I. LA NATURE DE L’ENGAGEMENT
 
Norbert Elias écrit que : « La possibilité de toute vie de groupe ordonnée
repose sur l’interaction, dans la pensée ou l’activité humaine, d’impulsions
dont les unes tendent vers l’engagement et les autres vers la distanciation
»5868.. Du point de vue d’une sociologie de l’action, en effet, le
comportement des individus se détermine selon une double polarité :
l’implication d’un côté, la différence de l’autre, l’adhésion d’une part, le
retrait d’autre part. Mais l’humanité ne se divise pas entre ceux qui
s’engagent et ceux qui ne s’engagent pas, la division passe par le
comportement d’un même individu qui, selon les situations et les
circonstances, selon ses motivations et ses objectifs, s’engage ou ne
s’engage pas.
L’action de s’engager présente quelque chose de paradoxal, sinon de
contradictoire. Elle doit en premier lieu être issue du libre choix, faute de
quoi elle perd tout sens et toute valeur. Celui qui a reçu l’ordre de rejoindre
une caserne ou de partir à la guerre ne s’est pas, précisément, engagé. Mais
si la décision de s’engager est libre, elle aboutit à un ensemble de
contraintes qui, vues de l’extérieur, apparaissent comme des servitudes,
c’est-à-dire comme le contraire même de la liberté. L’engagement est un
acte volontaire, mais un acte d’assujettissement. La langue commune
exprime bien cette dualité de points de vue : on tient son engagement (c’est
son caractère libre et actif), mais on est tenu par lui (c’est son caractère
contraint et passif). Que ce soit l’engagement des citoyens dans un parti
politique, des jeunes gens dans le mariage, des bénévoles dans une
organisation non gouvernementale, on retrouve cette coexistence de la
liberté et de la servitude.
Lorsque la dimension de servitude l’emporte sur celle de liberté, c’en est
fini de l’engagement. C’est toute la différence qui sépare l’engagement du
militantisme. Dans l’engagement, on ne s’autorise que de soi-même, tandis
que le militant est au service d’un programme établi. Ainsi la littérature
militante, surtout sous la forme extrême qu’elle a prise de littérature
prolétarienne à l’époque des régimes staliniens, n’est-elle plus qu’un outil
de propagande (terme significativement d’origine religieuse)5869..
À la différence du militant, l’écrivain engagé n’est pas ou pas souvent
affilié à un parti, et il n’entend pas être le porte-parole d’une doctrine. Ainsi
garde-t-il sa liberté critique, sans laquelle il risquerait de perdre toute
crédibilité. Il peut défendre une cause de manière résolue, car telle est sa
conviction, mais jamais de manière inconditionnelle5870..
« Ce que l’existentialisme a à cœur de montrer, écrit Sartre, c’est la liaison
du caractère absolu de l’engagement libre, par lequel chaque homme se
réalise en réalisant un type d’humanité, engagement toujours
compréhensible à n’importe quelle époque et par n’importe qui, et la
relativité de l’ensemble culturel qui peut résulter d’un pareil choix »5871..
Sartre, qui conçoit l’existentialisme comme une philosophie de
l’engagement, y voit la conjonction du caractère de liberté et du caractère
absolu de l’engagement, ainsi que celle de l’universalité du fait de
s’engager et de la particularité de son contenu. S’engager, c’est toujours
s’engager pour une certaine cause, dans certaines situations déterminées. Il
n’y a pas d’engagement dans l’abstrait. « Lorsque l’existentialisme parle de
condition humaine, écrit encore Sartre, il parle d’une condition qui n’est pas
encore vraiment engagée dans ce que l’existentialisme appelle des projets et
qui, par conséquent, est une précondition. Il s’agit d’un préengagement et
non d’un engagement ni d’une véritable condition »5872..
Il n’y a pas d’engagement sans responsabilité. Celui qui s’engage doit
pouvoir répondre de lui-même pour la cause qu’il a choisie. La
responsabilité, qu’elle soit morale ou juridique, c’est le fait de pouvoir
répondre de soi-même à quelqu’un pour quelque chose. Or il n’y a pas de
responsabilité sans liberté5873.. Il n’y a pas non plus de responsabilité sans
conscience réflexive et sans le sentiment de faire partie d’une communauté
humaine. C’est pourquoi l’engagement le plus personnel n’a jamais un sens
uniquement personnel.
« Un écrivain est engagé, écrit Sartre, lorsqu’il tâche de prendre la
conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire
lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la
spontanéité immédiate au réfléchi »5874.. Le mot « embarqué », qu’Albert
Camus reprendra lui aussi à son compte, vient de Pascal5875.. Ce que veut
dire Sartre, c’est que l’engagement n’est pas une affaire d’affect (sentiment
ou émotion) mais de pensée. Un engagement qui se serait déclaré sur un «
coup de tête » n’aurait ni sens ni valeur. Héraclite disait qu’il y a hommes
éveillés et des hommes en sommeil. Celui qui s’engage est un homme
éveillé.
Acte déterminé par la pensée, l’engagement est une objection concrète au
lieu commun selon lequel il y aurait une opposition de nature entre la
théorie et la pratique, entre le langage et l’action. John Langshaw Austin a
introduit l’expression d’actes de langage (speech acts) pour désigner
l’usage performatif de la langue, qui transforme la réalité, par opposition à
son usage constatif, qui ne fait que la décrire. Lorsque je dis : « Il n’y a pas
un seul nuage dans le ciel », je décris la réalité avec des mots, je constate un
état de fait, ce que je dis n’a aucun effet sur le monde. Mais lorsque je dis :
« Je te donne le disque que je t’ai prêté », j’accomplis une véritable action,
car je transforme un état de choses, j’effectue l’acte de donner. Dans le
premier cas, j’ai fait un usage constatif du langage, dans le second cas, un
usage performatif. Or, non seulement je peux agir avec des mots (ce qui
suffirait à ruiner le lieu commun sur l’opposition entre « les actes » et « les
paroles »), mais il y a des actions que je ne peux accomplir qu’avec des
mots. Dans certaines situations, si je ne parle pas, je ne fais rien. Tel est le
cas du don : donner, c’est dire qu’on donne. Tel est le cas également du
prêt, de la déclaration, de la promesse, de la nomination, de l’injure, toutes
ces actions supposent des paroles pour exister. Comme le don, ou la
promesse dont il est si proche, l’engagement est une action performative : il
faut dire ou se dire « je m’engage » pour s’engager. C’est la raison pour
laquelle les petits enfants et les animaux ne sont pas capables
d’engagement.
L’idée d’introduction, qui implique à la fois celle de pénétration et celle de
commencement, pas été évoquée plus haut. L’engagement est un acte
introductif : il fait pénétrer un agent dans l’espace social, et il est fondateur
d’une série indéfinie d’actions, qui seront autant d’engagements. Ce
caractère de commencement, qui peut être soudain, différencie
l’engagement de l’activisme politique qui paraît s’exercer depuis toujours
de façon naturelle.
Il n’y a pas d’engagement sans cause. Et l’engagement est l’action type
qui montre la nécessaire conjonction entre la cause entendue comme
causalité (la cause de la crise), et la cause entendue comme objectif ou idéal
(défendre une cause). Dans l’engagement, le pourquoi est inséparable du
pour quoi. La notion d’idéal y est essentielle : alors que l’action politique
n’a que des objectifs, à valeur pragmatique, utilitaire, soumis aux critères
d’efficacité et de performance, l’engagement a un sens existentiel, il
implique une certaine conception de la justice et de la vie bonne.
Max Weber établissait une distinction entre l’éthique de la conviction,
propre au révolutionnaire par exemple, et éthique de la responsabilité,
caractéristique du gestionnaire. Le plus souvent, il y a contradiction entre
ces deux éthiques ainsi qu’on le voit lorsqu’un parti d’opposition arrive au
pouvoir. Il doit « composer » avec la réalité. L’écrivain engagé ou le
membre d’une association à but non lucratif n’aura pas « besoin » de trahir
sa conviction au nom de la responsabilité.
L’engagement est un acte au départ éminemment solitaire et qui est dans
son sens éminemment solidaire. Il est le signe qu’une personne, aussi
exceptionnelle et isolée soit-elle, peut toujours garder le lien avec les autres
et le sens du social. Celui qui s’engage ressent au plus profond de lui-même
non seulement une solidarité objective et passive à l’égard d’autrui (celle
qui fait d’une société un ensemble sinon bien ordonné, du moins structuré),
mais une solidarité subjective et active. Il considère que son identité n’est
pas une espèce de nature donnée une fois pour toutes à la naissance, mais
une réalité en devenir qui se constitue au gré des appartenances. Rien de tel
que l’engagement pour rompre avec les identités mécaniques : politiques,
religieuses, nationales5876.…
En outre, celui qui s’engage s’expose dans l’espace public, qui est l’espace
de la politique. Que l’on songe à l’usage du verbe en peinture : un tableau
exposé est offert au regard de tous. L’engagement est une exposition. Nous
y retrouvons l’indispensable responsabilité, avec la part de risque qu’elle
contient, surtout lorsque celui qui s’est engagé s’oppose frontalement au
régime politique de son propre pays, et que ses œuvres peuvent être
considérées comme subversives, voire scandaleuses.
L’exposition de l’engagement ne va pas sans opposition. Car si s’engager,
c’est s’engager pour (la cause), c’est, du même coup, aussi s’engager
contre. Dans les siècles passés, lorsque le mot et la notion d’engagement
n’avaient pas encore leur sens actuel, les œuvres littéraires qui nous font le
plus penser aux formes anciennes d’engagement sont celles qui ont
combattu les idées dominantes, ou un pouvoir en place. Tel est le cas des
Provinciales, de Pascal, publiées sous pseudonyme par précaution, qui
défendaient le jansénisme, contre les jésuites qui étaient en position
d’hégémonie ; tel est le cas du Tartuffe de Molière, qui s’en prenait à
l’hypocrisie religieuse ; tel est d’une manière plus générale le cas des
philosophes des Lumières qui luttaient pour le progrès dans tous les
domaines, contre l’obscurantisme. L’engagement est une forme de contre-
pouvoir.
Celui qui s’engage est dans une logique ou prend le risque de
l’affrontement. Ce qui suppose pour lui un espace de liberté impossible
dans les régimes totalitaires. Il n’y a en effet d’engagement que dans les
régimes démocratiques ou, à la rigueur, dans des régimes despotiques, à
condition que ceux-ci ne soient pas en mesure de contrôler l’ensemble de la
vie sociale et politique du pays. On comprend que, dans certaines situations,
l’engagement puisse aller jusqu’au risque de la mort5877..
Enfin l’engagement s’inscrit dans une temporalité multiple et complexe.
Au commencement, il y a l’instant de la décision ; l’engagement se fait
dans le présent et vaut pour le futur, il agit dans le présent pour
l’avenir5878.. Puis il y a la durée de l’engagement, qui est variable, et peut
coïncider avec celle d’une vie tout entière. Puis il y a la finalité (l’idéal), un
avenir inconnu et imprévisible, presque jamais atteinte. Enfin, il y a le sens
rétrospectif : l’engagement, en effet, se comprend après-coup, nul ne saurait
dire par exemple s’il y a eu réussite ou échec, tant nombreux sont les
facteurs qui peuvent le définir.
 
 
II. FORMES ET MOYENS
 
Au sens large, n’importe quelle activité peut être comprise comme un
engagement : même un emploi précaire, même un travail à temps partiel.
Mais le terme d’engagement perd pratiquement tout son sens à être ainsi
dilué. Nous ne dirons pas, à juste titre, que le bricoleur du dimanche s’est
engagé, quand bien même il effectue son activité avec sérieux, voire
passion. Nous ne parlons d’engagement, au sens fort du terme, que lorsque
l’activité a un sens social et politique. Il ne s’engage pas, celui qui ne
travaille que pour son intérêt ou pour son plaisir.
Cela dit, il convient de distinguer l’engagement total et l’engagement
partiel. L’engagement total est celui qui mobilise les énergies d’un individu
et donne une couleur de passion à son existence. L’engagement partiel ne
concerne, quant à lui, qu’un domaine particulier de la réalité, et n’occupe
que des moments particuliers de la vie de l’individu. Le contrat, qui est un
engagement juridique, est un engagement partiel.
On notera que l’engagement total est lui-même susceptible de degrés. Il y
a bien de la distance entre une religion et une secte, par exemple.
C’est parce que la littérature peut être aussi une action performative
qu’elle est, par excellence, le lieu de l’engagement. On parle plus
particulièrement de littérature engagée lorsque le sens social et politique
d’une œuvre prévaut sur sa dimension esthétique ou purement formelle (la
recherche du style pour lui-même). Même si cette notion n’était pas encore
explicitée, la littérature engagée existe en fait depuis l’Antiquité et a été
illustrée par le genre satirique, aussi bien au théâtre (les comédies
d’Aristophane fustigent les travers de la démocratie athénienne), qu’en
poésie (les satires de Juvénal s’en prennent aux mœurs corrompues de son
temps)5879.. Mais peut-être le véritable précurseur de l’écrivain engagé
contemporain doit-il plutôt être cherché au siècle des Lumières, qui vit la
publication de l’Encyclopédie dirigée par Diderot et d’Alembert, et pour
laquelle ont travaillé des dizaines de contributeurs. Le titre exact de cette
encyclopédie est Dictionnaire raisonné des arts, des lettres et des métiers.
Alors qu’un dictionnaire se contente de définir et de décrire, de manière
neutre et impartiale, le dictionnaire « raisonné » tel que l’entendent les
écrivains des « Lumières », dont le terme même invite au combat contre
l’obscurantisme, est l’expression d’une véritable action sociale et politique.
Le « philosophe », où l’on reconnaîtra le précurseur de notre « intellectuel
», prend un sens nouveau : ce n’est ni un bâtisseur de systèmes, ni un érudit
des textes, ni un sage contemplatif, mais un homme qui prend parti dans les
luttes de son époque, et qui a une plume en main en guise d’épée. Le
philosophe refuse les dogmes de la religion et de la métaphysique, il fait
confiance à la raison et au progrès, qui, en tant qu’idées, sont de véritables
machines de guerre contre la tradition5880..
Un autre fait, dans l’histoire de la culture, prépare l’émergence de
l’intellectuel engagé. Comme l’a montré Pierre Bourdieu5881., vers 1850
se constitue un champ littéraire autonome, c’est-à-dire libéré du politique,
de la morale, et de la religion. C’est alors que des écrivains commencent à
se penser d’abord, voir exclusivement, comme écrivains.
L’histoire n’a pas donné raison à Sartre, qui pensait que l’engagement est
l’affaire de la seule littérature. Guernica est l’un des tableaux les plus
célèbres du XXe siècle. Picasso l’a peint pour protester contre le
bombardement d’une ville basque par l’aviation allemande durant la guerre
civile espagnole, et même si ce tableau est difficilement compréhensible
sans références ou explications, il a contribué à faire connaître à l’opinion
cet événement. Les exemples d’engagement sont au moins aussi nombreux
au cinéma qu’en littérature5882..
L’engagement de l’intellectuel lui est tellement consubstantiel que
l’expression d’« intellectuel engagé » apparaît comme un pléonasme. C’est
Georges Clemenceau qui a lancé le mot d’« intellectuel » dans un article du
journal L’Aurore du 23 janvier 1898 pour désigner l’écrivain qui prenait
parti dans la grande affaire qui secouait la France d’alors, l’affaire Dreyfus.
Dans le même journal, Émile Zola, le 13 janvier, avait publié une lettre
ouverte au président de la République, Félix Faure, sous le titre « J’accuse
». Ce texte, qui dénonce les irrégularités et les manipulations judiciaires
dont le capitaine Dreyfus a été la victime, aura un impact considérable.
C’est lui qui donnera le coup d’envoi à la révision du procès et à la
réhabilitation de Dreyfus.
L’engagement de l’intellectuel peut prendre des formes symboliques ou
directement pratiques. Par formes directement pratiques, on peut
comprendre le fait de militer dans un parti, d’assister à des réunions, de
participer à des manifestations de rue. N’importe quel citoyen peut
s’engager de cette manière. L’intellectuel dispose en outre de moyens
symboliques spécifiques au premier rang desquels il convient de
mentionner la rédaction d’articles ou d’ouvrages, mais qui comprennent
également la signature de manifestes ou de pétitions, et la participation
orale à des meetings qui, à la différence des conférences de nature
intellectuelle, ont un contenu politique et une visée pragmatique.
Le caractère proprement polémique5883. de l’engagement explique
pourquoi les textes de l’intellectuel engagé sont généralement de forme
brève (essai, article, entretien…) et de ton pamphlétaire. Depuis le
Manifeste du parti communiste (1848) de Marx et Engels jusqu’au
Manifeste  des 343 salopes en faveur de la dépénalisation de l’avortement
(1971), en passant par le Manifeste des 121 (1960) contre l’usage de la
torture par l’armée française durant la guerre d’Algérie, le manifeste est une
expression caractéristique de l’engagement. Il possède les deux dimensions
de sens présentes dans le terme de manifestation : l’action de rendre visible
(« manifestation » a d’abord eu, dans un contexte religieux, le sens de
révélation), et l’action d’exprimer son opposition à certains actes ou à
certaines lois, et son adhésion à certaines valeurs.
 
 
III. MOTIVATIONS ET OBJECTIFS
 
Les deux questions des motivations (pourquoi ?) et des objectifs (pour
quoi ?) d’une activité sont liées. Ce dont rend compte, comme il a été
rappelé, le terme de cause, qui signifie à la fois, en amont, la causalité
(quelle est la cause de l’engagement ?), et, en aval, la finalité (quelle est la
cause défendue par l’engagement ?). Les motivations dépendent des
objectifs, et inversement.
La pluralité des objectifs possibles explique celle des types
d’engagements. Les motivations et objectifs d’un mercenaire ne sont ni
ceux d’un militaire de carrière ni ceux d’un résistant, ni ceux d’un
terroriste.
Ici encore, il convient de distinguer l’engagement ponctuel, motivé par
une cause déterminée, et l’engagement permanent, motivé par l’adhésion à
de grandes valeurs comme la liberté, la tolérance, la justice etc. Mais même
lorsque l’engagement est circonstanciel, il fait sens au-delà de la
particularité de son objectif5884..
Ce qui rend la question des motivations et objectifs de l’engagement
particulièrement délicate est le possible divorce entre le conscient et
l’inconscient. En effet, à côté des motivations réfléchies (les motifs) et des
objectifs clairement perçus (les mobiles), il peut exister des motivations et
objectifs inconscients, ignorés du sujet lui-même. « On s’engage toujours
dans une certaine ignorance », reconnaissait Sartre.
Le divorce entre la dimension consciente et la dimension inconsciente de
l’engagement est d’autant plus nécessaire à relever que l’être humain, pour
ainsi dire par nature, ne se donne à lui-même que des motifs et des buts
nobles pour expliquer son acte. Jamais un terroriste ne reconnaîtra le
caractère crapuleux de son action, il le justifiera par des idéaux comme la
liberté de son peuple ou la justice. C’est d’ailleurs parce qu’il est capable de
se donner toujours de bonnes raisons que l’être humain peut accomplir en
bonne conscience les actions les plus criminelles.
Les motivations inconscientes peuvent provenir de l’ignorance où
l’individu engagé se trouve concernant sa position sociale et sa situation
historique. Ainsi, depuis le XIXe siècle, la littérature se coupe petit à petit de
son public. La plupart des plus grands écrivains du XXe siècle sont à peu
près illisibles pour le plus grand nombre. La fortune du thème de
l’engagement pourrait ainsi s’expliquer par le désir de l’écrivain de renouer
le lien avec le public le plus large. Même lorsqu’il est situé politiquement à
droite, l’engagement est une sorte d’hommage à la démocratie, un acte de
confiance en elle. L’écrivain engagé est celui qui refuse d’écrire pour les
seuls « happy few », cet heureux petit nombre qu’invoquait Stendhal.
L’intellectuel est une figure tout autre que celle du génie romantique qui,
durant la première moitié du XIXe siècle, avait formé l’image du grand
écrivain. Pour Sartre, l’écrivain ne se définit plus par son geste créateur,
ombre de Dieu sur terre. À la notion de création, il substitue celle de
dévoilement (laquelle peut-être hérite encore de la « révélation » religieuse
de jadis). L’écrivain, dit Sartre, « est l’homme qui nomme ce qui n’a pas été
encore nommé ou qui n’ose pas dire son nom »5885..
Même si son engagement est total, l’écrivain engagé est partial puisque sa
fonction est de prendre parti. Et il assume sa partialité. Alors que le génie
romantique écrivait pour tout lecteur, et cherchait par là une forme
d’immortalité symbolique, ce que plus tard Malraux appellera « l’anti-
destin », l’engagement contemporain est conscient de son inscription
historique. L’écrivain engagé ne peut feindre de n’être, pour reprendre la
formule de Fénelon à propos de l’historien, d’aucuns temps ni d’aucun
pays5886..
Mais l’engagement, à condition qu’il soit fort et sincère, vaut toujours au-
delà de lui-même. C’est cela que voulait dire Sartre en affirmant que
s’engager, c’est engager l’humanité entière5887., qu’« en me choisissant, je
choisis l’homme »5888.. L’engagement, en effet, a valeur paradigmatique.
Aux yeux de celui qui s’engage, ses motivations paraissent évidentes, et
ses objectifs tout à fait clairs. Du point de vue d’une psychologie de
l’inconscient, les choses ne sont pas aussi simples. Il y a bien du hasard
(que l’on songe seulement au hasard des rencontres), bien de l’arbitraire
dans l’engagement. Car si l’individu engagé vit de l’intérieur son
engagement comme absolument nécessaire, regardée de l’extérieur sa
décision pourra paraître contingente.
Mais cette contingence — cette possibilité d’une décision tout autre — ne
fait pas partie du vécu de celui qui s’engage. Bien l’inverse, du moins
lorsque l’engagement est particulièrement intense, l’individu a l’impression
qu’il ne fait qu’obéir à une force supérieure à lui. Tel était le sens de l’appel
divin à l’adresse du prophète. La vocation (l’étymologie du mot renvoie à
vox, la voix en latin) a le sens de cet appel qui met d’autant plus en question
le caractère de liberté de l’engagement qu’il est impérieux. Ce
bouleversement, cette révolution intérieure s’appellent conversion, et il en
existe bien des exemples en dehors du cadre religieux.
Un autre divorce peut séparer les objectifs visés et les objectifs réalisés. En
effet, mis à part les cas d’échec, qui sont fort nombreux (combien de
pétitions restées lettre morte !), le résultat d’un engagement peut être tout
autre que celui qui avait été anticipé et espéré par son auteur. En
s’engageant, l’écrivain veut informer le public, l’avertir, le faire réfléchir
(objectifs rationnels), ou bien le sensibiliser, l’émouvoir, l’indigner
(objectifs affectifs), ou bien encore constituer un pôle de révolte ou de
résistance, un véritable contre-pouvoir (objectif politique). Généralement,
ces trois types d’objectifs sont mêlés. Mais il arrive que le résultat
effectivement obtenu (une popularité confortée, par exemple) leur soit
entièrement extérieur.
Il n’y a probablement pas d’engagement sans identification : même s’il ne
souffre pas lui-même du malheur subi par les autres, celui qui s’engage
s’identifie à ces malheureux. Les premiers adversaires militants de
l’esclavagisme n’étaient pas eux-mêmes esclaves, Marx n’était pas un
ouvrier, Michel Foucault a pris la défense des prisonniers sans avoir lui-
même jamais fait de prison. L’engagé est la voix des sans-voix, il n’est pas
nécessaire d’appartenir à une minorité pour être scandalisé par les brimades
dont elle est la victime5889..
Les grands domaines de l’engagement sont la religion (celui qui en prend
la défense est un apologète ou un prosélyte, celui qui la combat est un
anticlérical ou un militant athée), l’organisation de la société (exemple :
l’engagement contre le colonialisme, l’esclavage, les inégalités entre
classes, entre sexes5890., entre groupes ethniques), la politique
(engagement pour ou contre la démocratie, les droits et les libertés). Toutes
les idéologies modernes, libéralisme, socialisme, communisme, fascisme,
ont prospéré grâce à l’engagement de ceux qui y adhéraient. Notons à ce
propos que l’idée selon laquelle l’engagement va toujours dans le sens du
bien, est fausse. La Ligue de la patrie française, créée pour répondre à la
Ligue des droits de l’homme, elle-même fondée pour prendre la défense du
capitaine Dreyfus, était l’expression d’un réel engagement. Le collaborateur
n’était pas moins engagé que le résistant, le nazi pas moins engagé que son
adversaire. De nombreux écrivains et artistes ont mis leur talent, parfois
leur génie, au service des régimes totalitaires5891..
L’engagement est ce qui donne du sens à une vie. L’engagement, c’est
faire échec à l’absurde. Inconsciemment, l’engagement répond à l’angoisse
de la mort. C’est pourquoi, en tant que tel, il est moralement neutre, ou
indifférent. Il peut aller dans le sens du pire, comme du meilleur.
Alain Badiou définit l’engagement comme fidélité à l’événement. Les
façons habituelles de dire expriment cela : on n’a pas, on ne fait pas un
engagement, on s’engage, et une fois qu’on s’est engagé, on le tient.
L’engagement n’est pas une chose, mais un mode d’être. La personne qui
s’engage de manière authentique et sincère conçoit d’abord son engagement
comme définitif. Mais elle peut changer, et le monde aussi. On peut ne pas
tenir un engagement, ou le rompre. Il n’est aucun engagement qui soit à
l’abri d’une rupture. L’engagement signifie que le désengagement est
possible.
La rupture de l’engagement peut être volontaire ou subie. On appelle
destitution une rupture involontaire. Elle est le fait de l’autorité hiérarchique
et a le sens d’une sanction. La rupture volontaire de l’engagement est
généralement condamnée de façon violente par la société. Aucune
collectivité, en effet, ne peut fonctionner sans promesse, et, plus
précisément, sans promesse tenue. La trahison, qui est une rupture
d’engagement, a souvent été considérée comme un crime. Tel est le cas de
l’apostasie (l’action de quitter sa religion), qui a été, et qui reste encore
aujourd’hui dans certains pays musulmans, punie de mort. Tel est le cas de
la désertion (la rupture par l’engagé de son engagement militaire avant le
terme), qui donne lieu à des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à la
prison ferme (elle était souvent punie de mort autrefois). La trahison est
l’objet d’une condamnation universelle, l’une des formes les plus
répugnantes du mal. Pendant des siècles, Judas a été une vraie figure
satanique. Le traître est celui qui par son comportement conteste la
légitimité du groupe, et c’est pourquoi il ne peut être admiré que par les
ennemis de celui-ci.
Cela dit, il existe des formes non seulement admises mais valorisées de
désengagement. La démission est l’action de celui qui renonce à une
fonction. Elle peut être méprisée comme un signe de lâcheté, mais, à
l’inverse, louée comme une marque de grandeur, d’autant qu’elle est plutôt
rare : celui qui démissionne prouve par son geste qu’il ne place pas
l’ambition et ses intérêts personnels au-dessus de toute autre considération.
La démission peut prendre la forme de l’abdication (pour un roi) ou celle de
la renonciation (pour un pape)5892.. Elle est psychiquement ambivalente :
elle peut en effet signaler un puissant orgueil aussi bien qu’une profonde
humilité. Revenir sur un engagement antérieur, loin d’être un signe
d’inconséquence ou de trahison, peut à l’inverse être l’expression d’une
conscience et d’une honnêteté supérieures. Les gens célèbres ou de pouvoir
reconnaissent si rarement s’être trompés que lorsque l’un d’eux le fait le
public lui en sait gré.
 
 
IV. LES CRITIQUES ET LE REFUS DE L’ENGAGEMENT
 
Il existe deux manières de contester l’engagement : en faisant la critique
de l’idée même d’engagement et en refusant de s’engager soi-même.
 
 
1. Les critiques de l’engagement
 
Elles peuvent commencer par la mise en question de la figure de
l’intellectuel engagé, un privilégié qui prend volontiers la pose du rebelle.
Entre la posture et l’imposture, il n’y a qu’un pas. L’intellectuel engagé,
masqué derrière son rationalisme d’apparat, occupe la place laissée vacante
du prophète avec ce que cela suppose d’illusions et de tromperie.
Bénéficiant de la frivolité du système du vedettariat, l’écrivain engagé feint
de défendre une cause par la plume, alors qu’il est enivré par le jeu des
apparences. Il y a une sorte d’obscénité à parler et à dire à la place des
autres, objectent les adversaires de l’engagement : même lorsqu’il prend
l’apparence du contestataire, l’intellectuel ne fait que conforter la hiérarchie
entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui en sont exclus.
On reproche à l’écrivain d’intervenir en fonction de tout autre chose que
de sa compétence pour juger de la situation dans laquelle il prend parti : de
son statut et de sa célébrité. Par glissement métonymique, le talent dans un
domaine est censé conférer une compétence universelle. L’intellectuel
bénéficie ainsi d’une manœuvre frauduleuse qui fait passer la qualité dont il
fait preuve dans son domaine spécifique à des prises de position pour
lesquelles il n’est pas plus habilité que n’importe qui d’autre5893..
Michel Foucault a contesté la figure de « l’intellectuel total », telle qu’elle
fut incarnée par Sartre. La prétention de l’intellectuel à détenir la vérité est
infondée. L’intellectuel est censé être la conscience de ceux qui ne pensent
pas et la parole de ceux qui ne savent pas parler. Le présupposé de cette
critique de l’engagement, c’est que le « peuple », les masses savent mieux
que les intellectuels dire leur situation. Pour Foucault, l’idée même de
représentation est illusoire et l’intellectuel théoricien n’est en rien une
conscience représentative ; nul ne peut parler au nom de quelqu’un d’autre.
Contre l’intellectuel total qui se mêle de tout et de n’importe quoi, Foucault
promeut « l’action restreinte » de « l’intellectuel spécifique ».
Un autre facteur contribue à obscurcir l’aura dont l’engagement a été
entouré. Même lorsque l’individu défend sa cause avec lucidité, il ne peut
prévoir ni être le maître des effets pervers et des contre-finalités5894. de
son action. Car si nous voulons nos actes, nous ne voulons presque jamais
leurs conséquences.
L’individu croit s’engager de manière réfléchie, mais cela peut être une
comédie qu’il se joue à lui-même, sans le savoir. Les engagements sont la
plupart du temps aveugles, aléatoires et capricieux. Contrairement à ce que
croit volontiers l’opinion commune, l’authenticité, la franchise et la
sincérité où elle désire reconnaître autant de signes de vérité, ne sont
aucunement des garanties pour la valeur d’un engagement. Une conviction
peut être illusoire (Don Quichotte croyait réellement pouvoir faire revivre
les idéaux de la chevalerie), elle peut être dangereuse aussi. À la différence
de la certitude, qui est la conscience de connaître la vérité, la conviction,
inhérente à l’engagement, peut être folle ou criminelle, ainsi que nous le
montre, jusqu’à la caricature, le fanatique. L’individu engagé est souvent
une personnalité autoritaire : sa psychologie est totalitaire, elle n’a pas le
sens de la nuance, elle est incrustée dans une logique du tout ou rien, qui
peut s’avérer catastrophique. Julien Benda a écrit en 1927 un ouvrage
intitulé La Trahison des clercs, dans lequel il dénonce la paradoxale
attirance de nombre d’intellectuels de son époque pour les idéologies
totalitaires, fascistes et communistes. Comment expliquer que tant
d’intelligence, de savoir et de pensée (les meilleurs élèves de la
République…) puisse éprouver de l’admiration pour la barbarie au point de
la justifier et de se mettre à son service ? N’y a-t-il pas là comme une
résurgence ou un reste de religieux dans un contexte agnostique et laïque ?
5895. Une grande quantité de savoir n’est pas une garantie suffisante contre
les errances de la foi, car c’est de foi qu’il s’agit ici. L’engagement est
nécessairement manichéen — il enferme l’individu dans la pauvre logique
dualiste du pour ou du contre, du tout ou rien, et ignore ainsi la complexité
et les nuances du réel. Il somme de prendre parti, de choisir son camp, amis
d’un côté, ennemis de l’autre, alors que les deux partis, les deux camps
peuvent être également détestables. L’engagement est une sorte de guerre
effectuée avec d’autres moyens, ce dont rendent compte les notions
d’avant-garde5896. et de militantisme, des métaphores guerrières. La
défaite de la pensée organisée par les penseurs eux-mêmes : tel est le
terrible résultat auquel parviennent, selon leurs adversaires, les soldats
dévoyés de l’engagement.
Aux yeux des contestataires les plus résolus de l’engagement, celui-ci est
inutile lorsqu’il n’est pas dangereux. L’individu engagé penche
systématiquement d’un seul côté, il est pratiquement toujours contre,
presque jamais pour. Comme la plupart du temps il n’a pas à exercer de
responsabilités, cela lui permet d’affirmer ses convictions de la manière la
plus intolérante.
Dans le domaine plus restreint de la littérature, on a objecté que la
littérature de l’engagement repose sur une vieille conception
instrumentaliste, utilitaire, du langage comme outil, que nul ne soutient
plus. Ce que la linguistique, la critique littéraire contemporaine et le «
linguistic turn » en philosophie nous ont appris, c’est que le langage n’est
pas un vêtement pour la pensée, mais son corps même. Les penseurs de
l’engagement ignorent ou feignent d’ignorer cette grande découverte, et en
reviennent à une conception naïve du langage comme simple outil. Ainsi
retirent-ils paradoxalement toute importance aux mots. En prenant appui sur
des réalités extérieures à la littérature (vedettariat, questions politiques,
adhésion du public etc.), l’écrivain engagé contribue ainsi à dévaloriser la
littérature qu’il prétend défendre et aboutit contradictoirement à affaiblir sa
propre position. Contre Sartre, Roland Barthes disait que la littérature ne
réside pas dans le dévoilement, mais dans l’allusion. Un écrivain véritable,
selon Barthes, est celui qui promeut l’intransitivité de la littérature (qui dit
avant de dire « quelque chose »), à la différence de l’écrivant pour qui le
texte est transitif car sa fonction est de dire quelque chose5897.. Un
journaliste a beau écrire de nombreux textes, ce n’est pas un écrivain, mais
un écrivant. L’écrivain engagé est donc celui qui se réduit à l’état
d’écrivant.
 
 
2. Le refus de l’engagement
 
Dans l’Antiquité, les sceptiques ont été les premiers philosophes à
préconiser une attitude de retrait vis-à-vis des affaires politiques et de la
société. Pour s’engager, il faut savoir, ou du moins croire savoir de quel
côté sont le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et injuste. Le
scepticisme est une philosophie selon laquelle il n’est pas possible de
déterminer objectivement le sens de ces termes. Et c’est pourquoi il prône
l’indifférence, aux deux sens que ce mot peut avoir : ne pas être affecté par
une situation, et ne pas faire de différence entre le pour et le contre5898..
Hegel a appelé « la belle âme » (une expression de Goethe) la figure de
celui qui refuse de prendre part au grand mouvement de l’Histoire pour
garder la pureté de ses intentions et de ses idéaux. La belle âme considère
que l’activité pratique est une compromission, voire une déchéance, et que
seul le monde de la pensée est digne d’être aimé. Elle refuse de se « salir les
mains », et se voue ainsi à l’impuissance et à la stérilité.
Hegel condamnait pour des raisons philosophiques cette attitude de retrait,
qu’adoptaient une bonne partie de ses contemporains romantiques. À partir
du XIXe siècle, nombre d’artistes et d’écrivains cultiveront une attitude de
détachement par rapport aux questions politiques et sociales. Le
comportement esthète, incarné par le dandy5899., peut aller jusqu’au
cynisme. « L’art pour l’art » signifie : l’art n’a d’autre sens, d’autre
fonction, d’autre objectif que lui-même, il se ruine à se mettre au service
d’autre chose que lui-même, que ce soit la religion, la morale, la politique,
la société…
C’est l’écrivain Charles-Augustin Sainte-Beuve qui, en 1830, introduit
l’expression de « tour d’ivoire »5900. dans la langue française pour
désigner la solitude volontaire du poète qui s’éloigne de la foule afin de
mieux se consacrer à son art. Dans Les Filles du feu, Gérard de Nerval écrit
: « Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous
montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule »5901..
La Seconde Guerre mondiale et l’Occupation furent de grandes occasions
historiques pour l’engagement des écrivains. En 1943, Les Éditions de
Minuit clandestines publient un recueil auquel avaient participé une
vingtaine de poètes. Le titre de ce collectif : L’Honneur des poètes. Deux
ans plus tard, un autre poète, issu de la mouvance surréaliste, Benjamin
Péret, écrit un article polémique intitulé « Le déshonneur des poètes », dans
lequel il dénonce la mise au pas de la poésie au nom d’objectifs qui n’ont
rien à voir avec elle. Le prétendu honneur de ces ‘poètes’ consiste à cesser
d’être des poètes pour devenir des agents de publicité. « L’expulsion de
l’oppresseur et la propagande en ce sens, argumente Benjamin Péret, sont
du ressort de l’action politique, sociale et militaire, la poésie n’a pas à
intervenir dans le débat autrement que par son action propre, par sa
signification culturelle même, quitte aux poètes à participer en tant que
révolutionnaires à la déroute de l’adversaire par des méthodes
révolutionnaires. Benjamin Péret ne refuse pas l’engagement en tant que tel,
il refuse que la poésie soit une arme de combat. Il ne nie pas non plus
l’impact possible de la poésie, mais en tant que celle-ci reste elle-même,
c’est-à-dire poétique, et ne soit pas le véhicule d’une idéologie. 
Il n’y a pas que les écrivains et les artistes qui se soient posés la question
de l’engagement. Au début du XXe siècle, en Allemagne, s’est élevée une
controverse connue sous le nom de « querelle de la valeur » qui mit aux
prises plusieurs représentants des sciences sociales. Un historien, un
sociologue, un anthropologue doivent-ils prendre parti dans les questions
politiques et sociales, non seulement en tant que citoyens responsables mais
comme savants ès qualités, ou bien, pour obéir à l’exigence d’objectivité
scientifique qui est la leur, doivent-ils s’en tenir à la plus stricte neutralité ?
Pour Max Weber, sa spécialité ne donne au savant aucune compétence
particulière pour intervenir dans le débat public, le choix des valeurs (pour
ou contre l’égalité sociale, par exemple) ne peut pas être du ressort de la
science elle-même. Plus près de nous, Pierre Bourdieu a adopté une attitude
inverse : non seulement le sociologue a pour objectif, entre autres, de faire
prendre conscience à la société des rapports de domination dans lesquels
elle se trouve prise, mais il est de son devoir, en tant que sociologue,
d’intervenir dans le débat public. L’idéal d’objectivité scientifique, selon ce
point de vue, est une excuse pour ne pas s’engager car, à la différence des
mathématiques, les sciences sociales ne connaissent pas la démonstration, et
à la différence des sciences physiques, elles ne peuvent prouver la validité
d’un point de vue particulier.
Le non-alignement est une forme de non-engagement au niveau de la
politique internationale. « Neutralité » vient d’un mot latin qui signifie : ni
l’un ni l’autre. Le non-alignement est le refus de choisir son camp entre
deux possibles ; dans une situation de conflit entre deux camps, qui est
toujours celle de la guerre, même froide, il dessine une troisième voie. Le
non-alignement rejette le manichéisme du pour et du contre, la logique de
guerre des idéologies réduites à des mots d’ordre et à des slogans5902..
C’est aussi la guerre que refuse l’écrivain non engagé. Le texte engagé
finit par prendre fatalement la forme du pamphlet, qui est l’expression
d’une simplification terrible et de la pensée et de la réalité. Le pamphlet, en
effet, va au-delà de la critique de l’adversaire : il le traite en ennemi, et
comme tel vise sa destruction. La littérature de l’abstention ou du repli
respecte la complexité des choses, les nuances de l’existence, cette légèreté
de l’être qui faisait dire à Jacques Prévert qu’il était un écrivain dégagé,
c’est-à-dire libre. L’écrivain non engagé refuse la partialité (qui est une
forme d’injustice) inhérente à l’engagement. Nous admirons toujours,
presque trois millénaires plus tard, qu’un poète grec comme Homère ait pu
écrire sur une guerre en traitant avec une égale admiration, une égale
tendresse les deux camps adverses, les Grecs et les Troyens. Hector n’est
pas moins héroïque qu’Achille, Priam pas moins noble qu’Agamemnon.
Nous admirons aussi les hésitations d’Albert Camus au moment de la
guerre d’Algérie, son refus de légitimer les violences d’un camp aux dépens
de l’autre.
Le courant littéraire connu sous le nom de Nouveau Roman, ainsi que le
structuralisme, qui, dans les années 1960, a été une véritable nébuleuse
intellectuelle englobant la philosophie, la linguistique et les sciences
humaines, et même les mathématiques, ont développé une pensée du
contre-engagement en déconstruisant la fiction du sujet omniscient.
L’écrivain engagé se place lui-même dans la position de celui qui est
supposé savoir, analogue à celle du romancier classique qui se met
spontanément à la place de Dieu et qui, de son surplomb, manipule ses
personnages comme des marionnettes. Contre l’idée d’un sujet maître de
son discours, le structuralisme et le Nouveau Roman ont développé la thèse
du langage comme puissance autonome, l’écrivain n’étant, si l’on peut dire,
qu’un lieu de passage, un truchement. On faisait ainsi jouer l’engagement
littéraire contre la littérature engagée. Les romans à thèse sont mauvais
presque toujours. On conçoit l’écrivain comme jeté à corps et à esprit perdu
dans l’espace de la littérature. La véritable littérature engagée n’est pas
d’abord politique, elle ne l’est que par surcroît, sans le vouloir, du fait
qu’elle décrit et imagine des situations.
 
 
V. LA NÉCESSITÉ DE L’ENGAGEMENT
 
« Si tout homme est embarqué, écrit Sartre, cela ne veut point dire qu’il en
ait pleinement conscience ; la plupart passent leur temps à se dissimuler
leur engagement »5903.. Ce mot d’« embarqué » vient de Pascal, il figure
dans la fameuse Pensée connue sous le nom de « pari de Pascal ». Être
embarqué, selon Pascal, cela signifie être dans le monde, et être dans la
nécessité de choisir entre l’existence de Dieu et sa non-existence. Pour
Sartre, être embarqué, cela veut dire la nécessité du choix. Cette nécessité,
les gens ne la connaissent pas forcément, ils peuvent vivre comme si elle
n’existait pas. Ne pas choisir, dit Sartre, c’est encore choisir : c’est choisir
de ne pas choisir.
Prenons une situation banale. Nous marchons dans la rue, un mendiant,
dos au mur, attend qu’on lui jette une pièce. Il nous somme de choisir entre
donner et ne pas donner. Nous ne pouvons pas faire comme si cet homme
n’existait pas, nous ne pouvons pas ignorer sa demande et son besoin. Si
nous ne donnons rien, c’est que nous avons pris l’option de ne rien donner.
Notre abstention même est un engagement.
Dans sa conférence d’Upsal (14 décembre 1957), Albert Camus reprend à
son compte le terme d’« embarqué » : « Embarqué me paraît plus juste
qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement
volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. Tout artiste
aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. Il doit s’y résigner.
Nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son
tour, sans mourir s’il le peut, c’est-à-dire en continuant de vivre et de créer
».
Voilà le paradoxe de l’engagement : il est libre (un embrigadé n’est pas un
engagé), mais il est inévitable. Il est inévitable comme il est inévitable de
vivre quand on vit, de vivre dans un monde et dans une société configurés
d’une certaine manière que l’on n’a pas choisie soi-même. Nul ne peut être
en dehors de son temps, ou en dehors de sa société. Et la façon que nous
avons de vivre est déjà une forme d’engagement.
Se désintéresser de son temps, c’est une façon de s’engager, même l’art
pour l’art engage l’écrivain, rappelait Sartre. La littérature vous jette dans la
bataille, disait-il, écrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si
vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé. Dans le livre
(inachevé) qu’il a consacré à Mallarmé, Sartre reconnaît dans l’exigence de
pureté poétique de cet écrivain une forme d’engagement possible pour la
poésie dans le contexte historique et social qui était celui de la France à la
fin du XIXe siècle.
Dans l’Antiquité, le philosophe Épicure cultivait le retrait, dans son «
jardin » (le nom de son école), loin des affaires publiques. Cette attitude
était aux antipodes de celle d’un Socrate, qui passait ses journées à sillonner
les rues d’Athènes, s’entretenant avec les uns et les autres, de questions
morales et politiques. La Grèce ancienne a connu ces deux figures
contraires du sage : le sage impliqué dans les affaires de la cité et le sage en
retrait de la cité. En Chine, nous retrouvons cette même opposition : alors
que les bouddhistes et les taoïstes recherchaient la paix intérieure dans une
vie contemplative menée loin des villes, les disciples de Confucius
participaient activement aux affaires du royaume ou de l’empire, allant
jusqu’à occuper de hautes fonctions5904..
Il faut comprendre le refus de prendre parti comme une véritable prise de
parti. Alors que la quasi-totalité de l’intelligentsia française avait pris fait et
cause pour la guerre contre l’Allemagne, certains renchérissant dans le
patriotisme exacerbé, en 1915, Romain Rolland écrit Au-dessus de la mêlée,
dont le titre est déjà un programme. « Au-dessus de la mêlée » est le
contraire de « se jeter dans la bataille ». Mais ce refus de s’engager dans le
nationalisme guerrier n’était pas pour l’écrivain un refus de l’engagement
en lui-même puisque son attitude était dictée par un pacifisme résolu. Ne
pas s’engager peut signifier un engagement plus fort encore. De même,
l’apolitisme d’Épicure doit être interprété comme l’expression d’une
véritable attitude politique : une attitude de protestation objective contre les
injustices et les exactions commises par les rois qui dirigeaient alors la
Grèce. Aujourd’hui, dans les démocraties contemporaines,
l’abstentionnisme, qui est de plus en plus massif (aux élections
présidentielles américaines, seule la moitié de l’électorat se déplace pour
aller voter) doit être compris dans un sens authentiquement politique. Voter
blanc ou ne pas voter, c’est exprimer son mécontentement face à un jeu
politique dans lequel on ne peut plus se reconnaître.
 
 
VI. LA CRISE DE L’ENGAGEMENT
 
La notion d’engagement est apparue et s’est développée au moment où,
précisément, l’engagement en littérature cessait d’aller de soi et où la
mission sociale de l’écrivain ne constituait plus une évidence5905.. Dans
son article déjà cité, « La réponse de Kafka », écrit en 1960, Roland
Barthes, tout en critiquant la « vague » du « dégagement déclaré »,
constatait : « Nous sortons d’un moment, celui de la littérature engagée ».
La montée de l’abstentionnisme politique est bien entendu aussi un
symptôme d’une crise de l’engagement. En 1960, alors que la guerre froide
était loin d’être finie, le sociologue américain Daniel Bell écrit un ouvrage
intitulé La Fin des idéologies. Dans un monde voué à la production
économique et à la consommation de masse, dans un monde mondialisé qui
finit par balayer les anciennes cultures, dans un monde dominé par un
système unique, celui du capitalisme triomphant, à quoi donc peuvent
encore servir des idéologies nées au XIXe siècle. Dans les années 1970, le
philosophe Jean-François Lyotard annonce la fin des « grands récits » qui
caractérise l’ère postmoderne dans laquelle nous nous trouvons à
présent5906.. Les « grands récits », ce sont les valeurs et les idéaux issus du
siècle des Lumières : le Progrès comme loi de l’Histoire qui doit apporter la
liberté, la justice, la tolérance, la paix, la sécurité et l’abondance matérielle
à tous les hommes. Les catastrophes du XXe siècle (les deux totalitarismes et
les deux guerres mondiales, plus un certain nombre de génocides), et les
menaces qui planent sur le XXIe siècle nous interdisent désormais de croire
aux lendemains qui chantent. S’engager ? Pour quoi, pour qui, pourquoi ?
En 1997, Jacques Ion écrit un ouvrage intitulé La Fin des militants ?5907.
Le  point d’interrogation n’est plus de mise aujourd’hui : tous les partis
politiques connaissent une crise de recrutement, et aux Etats-Unis, les
débats politiques durent ce que durent les défilés de majorettes.
La spécialisation des tâches et le gouvernement des experts (la
technocratie) dévalorisent et délégitiment l’engagement comme une attitude
d’intellectuel irresponsable et coupé des réalités pratiques. Dans les
entreprises, les nouveaux modes de management, qui cultivent
systématiquement la sectorisation des tâches et la mise en rotation accélérée
des postes, font que les employés ne se sentent plus impliqués dans leur
travail. Le désengagement dans le travail est un phénomène parallèle au
désengagement observable dans le monde politique et social. Par ailleurs,
dans un contexte de crise économique et sociale marquée par un taux de
chômage élevé, les individus ont un sentiment d’impuissance et de vacuité
qui les conduit à des comportements systématiquement négatifs : fatalisme,
cynisme et nihilisme. S’engager ? À quoi bon ? D’autant que le sens du
collectif, impliqué par l’engagement, contredit directement les envies et les
intérêts du moi. Les sociétés modernes sont profondément marquées par ce
que l’on appelle, depuis Alexis de Tocqueville, individualisme5908.. Celui-
ci a correspondu à des progrès indéniables en termes de liberté : liberté du
travail, de pensée, d’opinion, de croyance. Petit à petit, l’individu s’est
enfui de ces différentes prisons que sont le despotisme politique, la religion,
le village, la famille… Mais l’individualisme a également engendré des
pathologies, qui sont les maux des sociétés modernes : l’égoïsme,
l’égocentrisme, le narcissisme. Le souci de la liberté personnelle a eu pour
contrecoup le délitement du lien social, le culte exclusif des plaisirs
mesquins, l’indifférence à autrui etc. Notre société est marquée par ce que
le sociologue Christopher Lasch a appelé « la culture du narcissisme » : «
Bien décidé à manipuler les émotions des autres tout en se protégeant soi-
même de toute souffrance affective, chacun, par mesure de sécurité,
s’ingénie à paraître superficiel, affiche un détachement cynique, qu’il ne
ressent qu’en partie, mais qui devient une habitude »5909.. L’engagement,
cela signifie que l’on peut vivre au-delà de son désir propre. Or le
narcissisme ne connaît que le désir propre et y réduit l’ensemble de
l’existence. Rien d’étonnant si le bonheur est devenu la valeur centrale,
dominante, et même exclusive de notre monde contemporain. Or
l’engagement dévalue le bonheur, il le met à une place subordonnée. Ce
n’est pas que l’engagé cherche le malheur, mais le bonheur, s’il existe, lui
arrive par surcroît. Ceux qui s’engagent sont généralement heureux de leur
engagement, même si celui-ci se solde momentanément par un échec, mais
ce n’est pas cela qu’ils recherchent en lui.
Justement, l’engagement est un risque d’échec. Parfois, il en est même la
certitude (on parlera alors d’engagement désespéré). Cela contrevient
entièrement à la logique pragmatique, utilitariste, de la victoire et de la
réussite, à l’idéologie du gagnant ou du gagneur qui domine notre monde.
L’engagement fait peur, comme la fidélité, car on y voit une prison, un
carcan. Dans l’attachement, on ne discerne plus que l’attache qui retient et
emprisonne. Cette peur de l’engagement se manifeste dans tous les
domaines : amoureux (les célibataires constituent plus de la moitié de la
population des grandes villes occidentales), politique (on a déjà fait état de
la fin du militantisme), professionnel (l’emploi, précaire, à temps partiel, a
remplacé le métier)5910.. Au désir de s’éclater correspondent le
vagabondage et la versatilité. On change d’opinion comme on change de
partenaire sexuel, et comme on y voit une liberté conquise, on cultive cette
inconséquence comme un signe de supériorité. Rétrospectivement,
l’engagement nous apparaît comme le signe d’un monde révolu, où l’idée
d’une vie accomplie était liée à celle d’une profonde unité. Désormais, dans
l’unité (d’un caractère, d’une existence, d’un engagement), nous ne voulons
plus voir qu’une faiblesse, qu’une pauvreté. On ne s’engage plus parce
qu’on est terrifié à l’idée de « rater quelque chose ».
Mais notre monde, notre société ne sont pas cousus d’une même étoffe. De
profondes contradictions les traversent. À l’opposé de cet individualisme,
nous avons le communautarisme, qui tend à confondre l’appartenance avec
l’identité. En effet, d’après la logique communautariste, l’identité d’un être
humain est fournie par son lien d’appartenance à une communauté conçue
comme naturelle : ainsi, se définir comme « musulman », c’est faire
abstraction de tout ce qui peut constituer une personne pour ne garder qu’un
seul élément, l’appartenance au groupe religieux. Le racisme est une forme
pathologique de communautarisme.
Il n’est pas difficile de voir que le communautarisme signe la mort de
l’engagement aussi sûrement que l’individualisme, face auquel il représente
par ailleurs une réaction. En effet, l’on ne peut pas s’engager si l’on est déjà
engagé à son corps défendant. La seule issue, pour celui qui veut marquer
son engagement personnel alors que son inscription dans le groupe
communautaire l’a déjà engagé de manière impersonnelle, c’est la
surenchère telle qu’elle se manifeste dans des comportements de zèle
(exemple : le port de la burqa pour les femmes) et de violence (exemple : le
terrorisme pour les hommes). Le communautarisme est un particularisme, il
rejette avec une haine égale l’individualité de la personne singulière et
l’universel du genre humain. Or, justement, l’engagement est un type de
comportement qui réunit, et même synthétise ces deux pôles extrêmes de la
réalité humaine, l’individuel et l’universel. En effet, ainsi qu’il a été déjà
établi plus haut, la cause de l’engagement, ce pour quoi l’on s’engage, est,
sinon universelle, du moins à prétention universelle. Or, lorsque le
particularisme (de l’ethnie — les racistes diront : de la « race » —, de la
région, de la religion, du sexe etc.) l’emporte, c’est toujours aux dépens à la
fois de l’individu et de l’universel. Ainsi, coincé entre le narcissisme et le
communautarisme, dans le monde anonyme de la mondialisation,
l’engagement n’a-t-il plus d’espace propre pour se déployer.
 
 
ÉPILOGUE. LA PERMANENCE DE L’ENGAGEMENT
 
L’individualisme et le scepticisme n’empêchent pas que, de par le monde,
des millions d’hommes et de femmes mènent une vie d’engagement pour
faire triompher les causes auxquelles ils se dévouent. L’engagement est
voué à un perpétuel recommencement, et à un perpétuel renouvellement,
dans la mesure même où il n’est jamais assuré de parvenir à ses fins. Après
avoir rappelé que « l’art n’est ni le refus total ni le consentement total à ce
qui est », Albert Camus déclare : « L’artiste se trouve toujours dans cette
ambiguïté, incapable de nier le réel et cependant éternellement voué à le
contester dans ce qu’il a d’éternellement inachevé »5911..
Il existe deux grandes différences entre l’engagement tel qu’on l’entendait,
surtout en France, dans les années 1930-1970, et l’engagement tel qu’il est
compris et mené un peu partout dans le monde aujourd’hui. Premièrement,
celui-ci n’est plus exclusivement ou presque exclusivement le fait
d’écrivains et d’artistes. Nous l’avons vu, l’écrivain engagé était l’héritier
de la figure du prophète ou du génie, homme seul et homme supérieur.
Cette incarnation a disparu. En un sens, nous avons assisté à une
démocratisation, à une popularisation de l’engagement. La seconde
différence entre les formes actuelles de l’engagement et les formes
anciennes, est que celles-là ne sont plus directement ou strictement
politiques. Certes, elles possèdent nécessairement une dimension politique,
puisque l’engagement suppose une intervention publique sur des questions
qui ne sont pas des questions personnelles, mais leur objectif premier n’est
plus tant de faire fléchir le pouvoir (même si cette forme d’action existe
toujours, bien entendu), que de modifier la société.
Le siècle écoulé a vu l’émergence de formes inédites d’engagement. Pour
ce travail de renouvellement, le féminisme a joué un rôle pionnier. Il a
montré que la république5912. et la démocratie sont toujours à conquérir, et
pas seulement à défendre ou à illustrer ; que malgré les lois, à travail égal,
l’égalité de salaire entre les hommes et les femmes n’existe que dans la
fonction publique. C’est l’engagement féministe qui a fait prendre
conscience à un large public de l’existence de discriminations invisibles
parce que jamais dites, et encore moins dénoncées — comme l’exprime la
judicieuse métaphore du « plafond de verre » qui désigne un ensemble de
mécanismes empêchant les femmes d’accéder à des fonctions auxquelles
leurs compétences et leurs performances leur donneraient normalement
droit.
On a souvent établi un parallèle entre le féminisme et l’antiracisme : dans
les deux cas, il s’agit de dénoncer à la fois un état de fait discriminant,
parfois conforté par la législation, et les préjugés de la société civile. Ce que
l’on appelle le « mouvement civique » en faveur de l’égalité entre Noirs et
Blancs aux Etats-Unis est apparu dans les années 1950. Presque un siècle
après l’abolition de l’esclavage, malgré l’affirmation d’une égalité
théorique entre les « races », les Noirs, aux Etats-Unis, surtout dans les
États du Sud, continuaient d’être victimes de discriminations et de
vexations. Comme le féminisme, le mouvement civique américain a rappelé
aux responsables politiques et à la société civile que la démocratie était
encore un projet inachevé.
Un autre exemple de combat inachevé, et corollairement de combat à
reprendre, est observable dans les pays naguère colonisés en Afrique et en
Asie et qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont accédé à
l’indépendance. Comme l’avait anticipé Alexis de Tocqueville, dans les
années 1830, l’idéal de démocratie et l’exigence d’égalité sont un
mouvement fatal dans le monde moderne. Et ce qui est vrai à l’intérieur des
pays, devient vrai entre les pays, dans le contexte d’une mondialisation qui,
en exacerbant la concurrence à tous les niveaux, donne naissance à une
interdépendance universelle historiquement inédite. Ce que montrent les
études dites post-coloniales, c’est qu’il ne suffit pas d’être affranchi,
émancipé ou indépendant pour être libre. L’indépendance, l’émancipation
ou l’affranchissement sont des conditions nécessaires, mais négatives, de la
liberté : il s’agit d’abord de s’arracher à un état de servitude. La liberté
positive consiste dans la puissance d’agir. Peu d’États, peu d’hommes
aujourd’hui peuvent se targuer d’en disposer. C’est la raison pour laquelle,
en ce domaine, presque tout reste à faire.
Les années 1970, aux Etats-Unis et en Europe occidentale, ont vu la
naissance d’autres motifs de lutte pour l’égalité des droits. À l’instar de
certains mouvements féministes, des mouvements de défense pour les droits
des minorités se manifestent par des actions spectaculaires par leur
radicalité. Pour des militants qui se refusent à verser dans la violence
terroriste, la violence symbolique peut être un moyen très efficace d’action.
On peut définir l’activisme comme une forme d’engagement qui s’effectue
par le moyen de la violence symbolique. Ce qui signale celle-ci, c’est son
caractère spectaculaire. Il est logique que dans un monde gouverné par les
grands médias qui donnent aux images l’importance qu’avaient jadis les
mots, et où la liberté de parole accordée à tous finit par constituer une
immense cacophonie, la provocation, en se faisant voir, soit un moyen
assuré de se faire entendre. Une bonne partie de l’art contemporain
fonctionne sur ce mode, depuis plusieurs décennies.
C’est l’engagement spectaculaire, par la violence symbolique et par le
spectacle festif (les Gay Prides), des activistes homosexuels qui a abouti,
dans certains pays, à abolir les lois et règlements discriminants et à obtenir
ce qui, il y a peu de temps encore, était impensable : la possibilité du
mariage. Peut-être avons-nous là, au niveau des résultats, une autre
différence entre certaines formes actuelles d’engagement et les formes
antérieures : ce n’est pas seulement une pratique qui est changée ou abolie,
ce n’est pas seulement l’opinion publique qui est infléchie, c’est l’appareil
législatif qui est révolutionné. La dépénalisation de l’avortement, le mariage
pour les homosexuels, la dépénalisation de l’euthanasie, tous ces
bouleversements viennent de l’engagement de certains groupes qui au
départ étaient ultraminoritaires.
Une caractéristique forte de notre temps est l’extension du domaine de
l’engagement. En plus des causes que l’on vient de citer, on peut désormais
s’engager pour une humanité disparue (tel est le cas du « devoir de mémoire
» qui s’efforce de faire pièce à la barbarie génocidaire en rappelant le
souvenir de ceux qui en ont été les victimes) et pour une humanité à venir
(tel est le cas des mouvements écologistes soucieux de laisser aux
générations futures un environnement favorable à leur existence).
Les organisations internationales rattachées à l’ONU sont les cadres
institutionnels à l’intérieur desquels se déploient des actions à la fois
spécifiques (pour la santé à l’OMS, pour l’éducation et la culture à
l’Unesco, pour les droits de l’enfant à l’Unicef etc.) et mondialisées. Les
Organisations non-gouvernementales (ONG) sont venues compléter les
organisations internationales en orientant l’engagement vers des objectifs
spécifiques : l’abolition de la peine de mort et la défense des prisonniers
politiques (Amnesty International), la protection de l’environnement
(Greenpeace), la sauvegarde des espèces animales menacés (WWF : World
Wild Foundation)…
L’engagement associatif est en train de proliférer un peu partout dans le
monde. Il s’exerce la plupart du temps à une échelle locale et représente une
réaction ou un contrepoids à la brutalité des rapports économiques et
sociaux induits par la logique de l’économie capitaliste. On a parlé
d’engagement citoyen à propos du travail associatif, presque toujours
bénévole. Il est souvent lié à des préoccupations écologiques, car la
destruction de l’environnement est l’un des plus grands défis et l’une des
plus grandes menaces qui pèsent sur l’humanité d’aujourd’hui. Favoriser la
petite production, retrouver un lien de proximité entre le producteur et le
consommateur, créer des monnaies locales pour réintégrer dans le circuit
économique les plus démunis et les sans-travail, voilà des objectifs
réalisables grâce à une véritable activité d’engagement. Les mouvements
associatifs ont ceci de précieux de réconcilier les deux éthiques que le
sociologue Max Weber avait opposées5913. : l’éthique de la conviction, qui
ne transige pas sur ses principes, et l’éthique de la responsabilité, qui doit
nécessairement composer avec la réalité.
S’il est vrai qu’une certaine forme d’engagement est en crise ou semblent
dépassée, d’un autre côté, jamais autant d’hommes et de femmes ne se sont
comme aujourd’hui autant engagés pour autant de causes.
 
*
 
Voir aussi
 
L’activité. L’art. La causalité. Le devoir. L’éthique. La finalité. Le langage.
La liberté. La responsabilité. La révolution. Le sens. La société. La vérité.
La volonté.
 
 
*
 
Bibliographie
 
J.-P. Sartre, — L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970.
— Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948.
Roland Barthes, « La réponse de Kafka », Essais critiques, Seuil, 1964, p. 138-142.
J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, Les Éditions de Minuit, 1998.
Norbert Elias, Engagement et distanciation, trad. fr., Fayard, 1993.
Benoît Denis, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, « Points Essais », Seuil, 2000.
5866 Le mariage était conçu comme un engagement réciproque pour la durée de la vie ; les
fiançailles ont aussi été désignées par le terme d’engagement.
 
5867 En psychologie sociale, l’engagement désigne l’ensemble des conséquences d’un acte sur le
comportement et les attitudes des gens, l’idée étant que c’est la situation qui détermine ce
comportement et ces attitudes, et non le caractère des individus. Un autre usage est économique.
L’engagement désigne l’ensemble des participations prises par une personne dans une entreprise ou
dans le capital d’une société. Dans le langage de la finance, l’engagement (exposure en anglais) est le
terme désignant la proportion d’actifs investis dans un secteur donné. Ainsi un portefeuille d’actions
d’une valeur totale d’un million d’euros, avec 100 000 euros d’actions dans un organe de presse, a un
engagement de 10 % dans ce secteur.
5868 N. Elias, Engagement et distanciation, trad. fr., Fayard, 1993, p. 10.
5869 Dans son sens primitif, la propagande était l’action de propager la foi. C’est la Révolution
française qui lui a donné son sens politique actuel.
5870 C’est Trotski qui a inventé l’expression de « compagnons de route » pour désigner ceux qui,
tout en sympathisant avec les révolutionnaires, et en partageant leurs objectifs, gardent une certaine
liberté de manœuvre.
5871 J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970, p. 71.
5872 Ibid., p. 113.
5873 Voir La responsabilité.
5874 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948, p. 98.
5875 Voir infra.
5876 Catholique traditionaliste, sympathisant actif de l’extrême droite nationaliste de l’Action
française, Georges Bernanos, horrifié par les crimes commis par les troupes franquistes en Espagne,
va s’engager contre son propre camp. Il sait que sa protestation bénéficiera aux républicains, qui sont
ses adversaires politiques, mais il ne peut pas écrire contre ce que sa conscience lui dicte. Même
personnel, l’engagement invite au dépassement du moi, il fait toujours signe vers une collectivité.
5877 Dans les sociétés démocratiques, l’engagement constitue une forme d’héroïsme compensateur.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la thématique de l’engagement a occupé le devant de la scène
intellectuelle à partir de 1945, c’est-à-dire à l’époque où l’héroïsme était une affaire à peu près
terminée.
 
5878 On peut distinguer le futur abstrait, sans contenu (c’est une dimension du temps physique), et
l’avenir concret, doté d’un contenu (c’est une dimension du temps humain).
5879 « Satire » vient du latin satis, qui signifie « assez » (ce mot vient lui-même de satis). L’auteur
satirique est celui dont on peut dire familièrement qu’il en a assez, celui qui dit, devant le scandale
offert par son époque : « Assez ! ».
5880 Les textes que Voltaire a rédigés pour réhabiliter la mémoire de Calas, injustement accusé
d’avoir tué son fils sous prétexte que celui-ci voulait se convertir au protestantisme, sont non
seulement un exemple éclatant de ce que peut la littérature engagée, mais l’expression de l’idéal de
tolérance, qui fut l’un des principaux idéaux des Lumières.
5881 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, « Libre examen »,
Seuil, 1992.
5882 Le théâtre a été, comme le cinéma, un grand lieu et un grand moyen de l’engagement.
Aujourd’hui, les technologies nouvelles (Internet, Facebook, Tweeter…) offrent de nouveaux espaces
aux paroles engagées.
 
5883 Le mot « polémique » vient d’un mot grec signifiant la guerre.
5884 Ayant lui-même subi la torture, Henri Alleg écrit La Question (1958) pour dénoncer l’usage
de la torture par l’armée française durant la guerre d’Algérie.
5885 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 29.
5886 C’est pourquoi Sartre a réuni ses articles de combat, rédigés pour la revue qu’il a fondée, Les
Temps modernes, sous le titre générique de Situations. Quant aux articles de Camus, ils ont été réunis
et republiés sous le titre générique d’Actuelles.
5887 J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, op. cit., p. 26-27.
5888 Ibid., p. 27.
5889 À cette « règle » qui voudrait que ce ne sont pas les victimes d’une injustice qui sont les
premières à la dénoncer, le féminisme a peut-être représenté une exception. En effet, si les
abolitionnistes n’étaient pas eux-mêmes esclaves, ce sont bien des femmes qui ont créé le féminisme.
Cela dit, l’exception à la règle citée plus haut doit être relativisée puisque les militantes du féminisme
ont presque toujours été des femmes issues de la bourgeoisie, bénéficiant à la fois d’une grande
liberté de mouvement, d’une instruction solide et d’un niveau de vie élevé. Le révolutionnaire n’est
pas celui qui souffre lui-même de l’injustice, mais celui qui ne supporte pas que d’autres en souffrent.
5890 Le premier engagement à ne s’être pas revendiqué comme universel — à avoir même élaboré
une critique de l’universel comme illusion politique et machine de guerre idéologique —, a été le
féminisme.
5891 Céline, écrivain reconnu, a publié coup sur coup trois écrits violemment antisémites
(Bagatelles pour un massacre en 1937, L’École des cadavres en 1938, Les Beaux draps en 1941), qui
sont évidemment l’expression d’un engagement à la fois puissant, sincère et ignoble.
 
5892 On remet sa démission à un supérieur hiérarchique, on abdique en faveur d’un héritier : un
président élu peut démissionner, car dans une démocratie, le souverain, c’est le peuple, tandis qu’un
roi abdique. Un pape ne peut ni démissionner ni abdiquer, d’où le terme de renonciation qui lui est
appliqué lorsqu’il abandonne volontairement le pouvoir. Mais la renonciation papale n’est pas sans
poser un problème de casuistique : celui qui ne s’est pas donné lui-même le pouvoir a-t-il le pouvoir
d’y renoncer ? Peut-on renoncer à ce que l’on n’a pas le pouvoir d’acquérir ? Le pape, en effet, est
censé avoir été choisi par l’Esprit-Saint, c’est-à-dire par Dieu.
5893 Ainsi aujourd’hui les grands médias mettront en exergue le combat antiraciste d’un sportif ou
d’un chanteur, non pas que ces notoriétés aient quelque chose d’intéressant ou d’original à dire, mais
simplement parce que ce sont des notoriétés que le grand public écoutera.
 
5894 Il y a effet pervers lorsqu’un effet négatif d’une action vient contrebalancer son effet
globalement positif. Il y a contre-finalité lorsque le résultat obtenu est directement opposé à celui qui
était visé : par exemple, bien des « luttes pour la paix » ont contribué à envenimer une situation.
5895 Le terme de « propagande » a une origine religieuse (c’est l’outil de la propagation de la foi) ;
c’est la Révolution française qui lui a donné un sens politique.
5896 Dans la notion d’avant-garde, et la valeur qui lui est attribuée, est postulé un parallélisme
illusoire (mais auquel beaucoup ont cru) entre la révolution artistique et littéraire d’une part, et la
révolution politique, d’autre part.
5897 R. Barthes, « La réponse de Kafka », Essais critiques, Seuil, 1964, p. 138-142.
5898 Voir La vérité.
5899 Un dandy est un individu qui mène une vie esthète pour protester contre la laideur du monde
bourgeois.
5900 Cette expression figure dans Le Cantique des cantiques, un livre poétique de la Bible, et
désigne le cou blanc de la femme aimée. Elle sera reprise plus tard dans les Litanies de la Vierge où
elle sera symbole de pureté. Comme on voit, Sainte-Beuve a complètement détourné cette expression
de son sens originel.
5901 Un autre terme a été utilisé pour désigner la solitude volontaire de l’écrivain et de l’artiste,
ainsi que leur attitude de retrait : le terme de thébaïde. La Thébaïde était la région d’Égypte voisine
de la ville de Thèbes. De nombreux cénobites et anachorètes s’y sont retirés dans les premiers siècles
du christianisme. D’où le mot de « thébaïde », qui semble avoir été utilisé pour la première fois par
Madame de Sévigné.
5902 « Slogan » vient d’un mot gaélique signifiant cri de guerre.
5903 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 97.
5904 Dans la Chine classique, le confucianisme a représenté une véritable idéologie d’État.
5905 Benoît Denis, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, « Points Essais », Seuil, 2000, p.
12.
5906 J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, Les Éditions de Minuit, 1998.
5907 Économica, 1997.
5908 Voir L’individu.
5909 C. Lasch, La Culture du narcissisme, traduction française, « Champs Essais », Flammarion,
2006, p. 243.
5910 À la différence des deux précédents, ce désengagement est la plupart du temps subi, et non
pas volontaire. Il n’en reste pas moins vrai que la figure du self-made-man, qui occupe au cours de sa
vie un grand nombre d’emplois différents, est emblématique de notre modernité. Non seulement le
métier n’était pas choisi (on faisait presque toujours celui de son père), mais il accompagnait toute
une vie. Ces deux contraintes objectives sont intolérables pour les individus modernes.
5911 A. Camus, Essais, op. cit., p. 1090.
5912 Rappelons que l’on parlait de « suffrage universel » en France alors que, jusqu’en 1945, les
femmes n’avaient pas le droit de vote.
5913 Voir supra.
59. L’environnement
 
 
 
« Environnement » au sens de milieu naturel est un anglicisme5914.. Si le
terme est ancien, son sens actuel est récent (il apparaît vers 1970). Dans la
présentation de l’article « Environnement », l’Encyclopaedia Universalis
écrivait en 1968 : « Le mot a peu de rapport avec le vocabulaire scientifique
: on le trouve plutôt dans le langage des peintres, des sculpteurs et des
architectes »5915.. Or en 1973 Jacques Ellul dénonçait déjà le « mythe de
l’environnement » dans un contexte qui n’a plus rien à voir avec
l’esthétique. C’est à ce moment que l’écologisme prend naissance, et que
l’environnement devient une préoccupation écologique et un thème
politique5916.. S’ensuivront une « politique de l’environnement » et un «
droit de l’environnement ». La Déclaration sur l’environnement adoptée à
Stockholm en 1972 proclame : « L’homme a un droit fondamental à la
liberté, l’égalité, et à des conditions de vie satisfaisantes dans un
environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le
bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement
pour les générations présentes et futures ». Le droit de l’environnement était
ainsi consacré par la communauté internationale comme un nouveau droit
de l’homme.
Le terme d’« environ » d’où vient celui d’« environnement » peut être
adverbe ou substantif en français. Dans ce dernier usage, il est plutôt utilisé
au pluriel et signifie l’entourage spatial5917..
« Environnement » a eu à l’origine un sens dynamique : il désignait
l’action d’entourer (ainsi parlait-on de l’environnement d’une ville par des
remparts, de l’environnement d’un jardin par des murs). Le passage du sens
actif au sens passif (les montagnes qui environnent la ville) donnera au mot
son sens actuel. L’environnement désigne à la fois : a) l’ensemble des
choses qui se trouvent autour de quelque chose, d’où le sens abstrait de
contexte ; b) l’ensemble des éléments et des phénomènes physiques qui sont
situés autour d’un organisme vivant, d’où le sens de milieu ; c) plus
particulièrement, l’ensemble des conditions matérielles et des personnes qui
sont autour d’un être humain (l’environnement social, culturel, urbain,
professionnel, familial, affectif...). Avant que l’usage anglo-saxon ne
l’emportât, c’est le terme de « milieu » qui occupait son espace de
sens5918..
Pour l’être humain l’environnement peut être : a) naturel : c’est le milieu
physique, bio-géo-chimique dans lequel vivent les collectivités humaines ;
b) construit : c’est le cadre de vie au sens architectural et urbanistique ; c)
humain : l’ensemble des groupes, de la famille à la société en passant par le
milieu professionnel et le cercle des amitiés et des connaissances, dans
lequel l’existence humaine est inscrite.
Jakob von Uexküll distingue le monde environnant géographique,
objectivement donné (Umgebung) et le monde spécifique que l’animal
construit en relation avec son monde intérieur (Innenwelt). Ce milieu
propre, sélectionné et reconstruit dans l’environnement objectif par les
attentes et les capacités propres de l’animal, est l’Umwelt, que l’on traduit
généralement en français par « monde environnant ». L’environnement est
l’Umwelt de l’homme, c’est-à-dire le monde usuel de son expérience
perceptive et pragmatique. Dans son usage absolu, sans qualificatif5919., «
l’environnement » ne renvoie qu’à l’environnement naturel.
Aussitôt deux difficultés se présentent. Difficulté d’ordre scientifique : où
commence, où s’arrête l’environnement ? La biosphère comprend la
lithosphère (l’écorce terrestre), l’hydrosphère et l’atmosphère. Certains
écologues parlent d’écosphère — qui inclut la biosphère et la photosphère
(représentée par le Soleil, source d’énergie nécessaire à la vie). Difficulté
d’ordre philosophique : est-on fondé à parler d’environnement naturel ?
L’environnement n’est pas la nature. Il apparaît même lorsque la nature
disparaît. L’environnement est une nature travaillée, transformée, détruite,
reconstituée.
 
 
I. LES RELATIONS ENTRE L’HOMME ET LA NATURE
 
À l’égard de la nature, trois modes d’être se sont succédés dans l’histoire.
S’ils définissent des époques et des civilisations différentes, ils peuvent
coexister au moins partiellement. Ils constituent, comme paradigmes, de
véritables existentiaux : ce sont les attitudes fondamentales par lesquelles
l’être humain définit l’ensemble de ses relations avec la nature. S’ils sont le
produit d’une longue et lente histoire, une fois constitués, ils ont une
fonction transcendantale, car ils fixent pour les individus et les sociétés les
cadres a priori grâce auxquels les représentations et actions particulières
sont possibles. Dans la nature ou vis-à-vis d’elle, l’homme peut se
considérer ou être objectivement habitant, propriétaire-exploitant ou
protecteur.
 
 
1. L’homme habitant
 
Schiller opposait le naïf (dont le terme, en français comme en allemand,
équivaut étymologiquement à « naturel ») au sentimental : est naïf ce qui est
adéquat à la nature originaire, sentimental ce qui a perdu cette origine et
aspire à la retrouver. L’intégration de l’homme dans la nature correspond à
la fois à une réalité objective (l’homme, jadis, n’était pas assez puissant
pour se dresser face à la nature comme un sujet devant son objet) et à une
conception du monde. Les animaux n’étaient alors considérés ni comme des
machines, ni comme des ennemis, mais comme des frères lorsque ce n’était
pas des êtres supérieurs. Alors que l’homme moderne rabaissera l’animal
jusqu’à faire de lui une chose, l’homme primitif l’exaltait jusqu’à voir en lui
un dieu. Et lorsque, pour les nécessités de son existence, l’homme devait
tuer l’animal, il se sentait coupable de cette violence comme d’un crime.
Aussi la chasse était-elle précédée et suivie de rites de purification. La
maîtrise de l’homme s’exerçait-elle, ce n’était jamais de manière absolue.
Dans de nombreux pays, les animaux d’élevage vivent en liberté (on
appelle cette pratique « élevage à action indirecte »). Nature et culture
s’interpénètrent, la maison est faite avec les pierres du chemin et l’on
reconnaît la branche derrière le bâton. Double intégration par la forme et
par le matériau : la hutte, la case, la cabane, l’igloo sont comme des
excroissances du sol. Ce sont déjà des constructions mais pas encore des
édifices. Les premiers sanctuaires de l’Inde ont été excavés comme s’ils
avaient été depuis toujours les trésors de la terre et dans sa grotte l’homme
préhistorique était comme dans un ventre. Un dicton africain l’affirme : «
Ce n’est pas l’homme qui est le maître de la terre, mais la terre qui est le
maître de l’homme ». Les mythes les plus anciens font de l’être humain le
fils de son sol. Confucius parlait de « Grande inséparation » (datong) pour
désigner le lien entre l’homme et la nature. Même lorsqu’un principe
surnaturel interviendra dans les religions — un Dieu créateur —, le lien
avec la nature ne sera pas entièrement rompu : c’est à partir de l’argile,
donc de la terre, selon la Bible, que Dieu créa la chair de l’homme, et le
paradis illustre symboliquement cet état de symbiose où l’homme vécut
dans les âges de l’origine.
Partout, dans les mythologies anciennes, avant que les religions de Dieu le
Père ne prennent le relais, la nature est vénérée comme une Mère, et
l’homme se sent son fils. La Nature est Mère parce que, comme elle, elle est
féconde, comme elle, elle donne naissance5920..
Intégré à la nature, l’homme ne se conçoit alors pas comme séparé d’elle.
Ce respect de la nature d’ailleurs ne va pas sans effroi. Un poète de l’Inde
dit des hautes montagnes qu’elles sont le rire d’un dieu terrible. Toute
action un peu forte doit être entourée de précautions5921.. En Chine
ancienne, l’empereur est fils du Ciel (Tien), il est le garant du bon ordre des
choses ; c’est lui qui chaque année ouvre le premier sillon et donne le signal
des travaux agricoles. Le wu-wei taoïste, qu’on traduit généralement par «
non-agir », est un idéal de non-interférence : la nature ne doit pas être
violentée, mais accompagnée. Il ne faut guère s’étonner si les sociétés
modernes ont perdu, comme on a dit, le sens de la fête. Toutes les fêtes, à
l’origine, sont en relation avec des événements concernant la nature ;
l’Histoire (qui a fini par imposer ses propres commémorations) ne s’est que
récemment introduite.
Habiter vient d’un verbe latin signifiant « se tenir ». Habiter la nature,
c’est se tenir en elle sans vis-à-vis. C’est la considérer comme un berceau,
une source, une maison et une tombe. Et puisque la nature n’est pas objet,
elle est sujet, ou substance. L’homme habitant sent qu’il vit d’une existence
d’emprunt. L’humilité le révèle dans son étymologie même — elle est tout
près de la terre (humus).
Appartenir à la nature, ce n’est pas seulement en faire partie, c’est être uni
à elle par des liens physiques : pour le primitif, le corps n’est pas cette
forteresse entourée de peau, où l’homme moderne voit l’incarnation unique
de son moi, île dans cet archipel qu’est devenue sa société, mais un nœud
de relations qui vont jusqu’à la mer et atteignent jusqu’au ciel. Ainsi le
Canaque sent-il un lien corporel entre ses entrailles et les lianes de la forêt.
Aux « bergers amoureux » et aux « laboureurs robustes », Rousseau
opposait les « noirs forgerons » qui travaillent dans les mines5922. :
l’homme industrieux n’habite plus la nature.
La nostalgie étreint le cœur de qui n’habite plus sa maison. Mais peut-on
revenir vers ce qui a été délaissé, autrement qu’en imagination ? Ce n’est
plus le même Ulysse et ce n’est plus la même Ithaque. Le « retour à la
nature » est une illusion au mieux, un slogan de publicité au pire. Il n’est
que de voir quels artifices, quel volontarisme aussi encadrent les loisirs et
les sports qui font sortir aujourd’hui les citadins de leur ville pour mesurer
la difficulté que nous avons désormais d’éprouver le sentiment d’habiter la
nature. Il y faudrait un goût de la contemplation et un consentement à
l’inactivité dont nous avons peut-être perdu jusqu’à l’idée, excepté en de
très rares occasions, en de précieux moments. Il nous est très difficile de
concevoir le bonheur sans les autres ni les choses.
Rousseau recherchait cela — alors que son époque voyait l’artifice
triompher —, et il a atteint cela. C’est un sentiment qui eût été mystique s’il
avait été porté vers Dieu, qu’il décrit lorsqu’il parle de son amour pour la
nature : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre
pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature
entière »5923.. Mais ce n’est plus habiter, c’est plus qu’habiter, que
d’éprouver une telle expérience intérieure.
 
 
2. L’homme propriétaire-exploitant
 
Dans Le Voile d’Isis, Pierre Hadot distingue deux attitudes opposées dans
le processus séculaire du dévoilement des secrets de la nature : l’orphique et
la prométhéenne5924.. Les cultures traditionnelles ont été orphiques, la
civilisation occidentale a été surtout prométhéenne. Dans la Genèse, Dieu
accorde à l’homme la maîtrise sur la nature en lui déléguant le soin
d’appeler les êtres et les choses par leur nom, mais, en préférant les
offrandes d’Abel le pasteur à celles de Caïn l’agriculteur (une injustice qui
déclenchera le premier crime), il manifeste sa répugnance à laisser sa
créature propriétaire de la terre. La maîtrise sur les animaux n’a pas le
même impact que celle de la terre5925.. Déjà l’interdit prononcé au paradis
même sur l’utilisation de certains arbres signalait l’existence d’un conflit,
que les hommes ont supposé en Dieu lui-même après l’avoir éprouvé en
eux.
Au début de L’Esprit du christianisme et son destin Hegel interprète le
déluge comme l’événement qui rendit à jamais impossible l’entente entre
l’homme et la nature. Bénéfique scission, d’après Hegel. L’homme se sentit
enfin chez lui lorsqu’il se découvrit comme un étranger dans la nature car il
n’est pas seulement dans la forêt ou avec elle à la manière d’un animal ou
d’un arbre, il est face à elle. La culture, définie comme anté- ou anti-nature
est une négation, un travail, une guerre. « Le comportement pratique à
l’égard de la nature est déterminé en général par le désir, lequel est égoïste,
écrit Hegel ; la visée du besoin, c’est que la nature soit utilisée à notre
profit, qu’elle soit arrachée à elle-même, broyée en elle-même, à force
d’être frottée, bref qu’elle soit anéantie »5926.. L’animal ne sait que
s’adapter et encore ce n’est pas même un savoir. Le combat de l’homme
contre la nature a eu ses épopées (L’Odyssée5927.) et ses romans (Robinson
Crusoé5928., Moby Dick5929., Les Travailleurs de la mer5930.) — il a
encore ses rituels, toujours cruels (la tauromachie) et ses pratiques, toujours
compliquées (le bonsaï). Double métamorphose qui prend dans un même
mouvement la nature sous le feu de l’activité humaine et l’homme-
Prométhée. « Le faire se substitue à l’être. La nature devient plus ce qu’on
invente que ce que l’on explore »5931.. Un aliment est autre chose qu’une
nourriture ; quant au festin, les animaux sans table ni convives l’ignorent.
L’abri n’est pas encore un domicile : les parois de la grotte ne forment pas
demeure. En construisant ses premières cabanes, l’homme s’arrache à la
nature, puisque ce n’est plus en son sein qu’il se protège, mais leurs
matériaux (terre, feuilles, herbes, branches, peaux etc.) sont encore pris tels
quels. C’est avec le travail du bois et de la pierre que l’homme bâtira ses
premières maisons. La technique substituera ensuite aux produits naturels
ses artefacts (briques, ciment, verre, acier…) ; alors la nature remplacée ne
fournira plus que l’espace. Si l’on tourne à présent ses regards vers le
travail de la terre5932., comme activité de transformation exercée par
l’homme sur la nature, la rizière en terrasse est l’un des plus beaux
symboles. Le monde agricole lui-même, qui naguère encore représentait
l’au-delà de la ville avec ses plantes et ses animaux, a rompu ses liens
antiques avec la nature. L’homme ne se contente pas de tirer la couverture
végétale à lui, il invente des plantes, comme il invente des animaux5933..
Déjà l’animal chassé n’est plus un animal ; il est devenu gibier. La
domination sur la nature peut prendre la forme de la destruction ou du
rétrécissement. L’usage, très en vogue dans la noblesse d’autrefois, de
raccourcir la queue et les oreilles des chevaux et des chiens, doit être
compris comme un signe de domination. Plus près de nous, le bonsaï est
l’emblème de cette nature rapetissée à l’échelle de l’œil et de la main : la
forêt est devenue bibelot.
« Nous ne dialoguons avec les animaux que pour les domestiquer, avec les
choses que pour les asservir », disait Malraux à propos de l’Occident5934..
Il y a une volonté de savoir, donc une volonté de puissance dans les études
(mot ô combien significatif !) que Dürer et Léonard de Vinci faisaient des
animaux, des plantes et du corps humain. Jamais ils n’eussent dit, comme le
Chinois Su Tung-Po : « Avant de peindre un bambou, laisse-le d’abord
pousser en toi-même »5935.. L’Orient s’absorbe dans la nature, l’Occident
absorbe la nature. L’antique alliance, caractéristique des sociétés anciennes
et primitives, de l’homme et de la nature, a été rompue sous les effets
conjugués de la connaissance scientifique, de l’invention technique, et de
l’exploitation industrielle5936.. Pourquoi cette révolution est-elle partie
d’Europe ? Le facteur religieux a peut-être joué le rôle essentiel. L’affaire
Galilée ne devrait en effet pas recouvrir l’essentiel : en faisant de la nature
une création, donc un objet, le christianisme l’a désenchantée5937., et, de
ce fait, préparée aux manipulations futures de la science. Le Cantique de
frère Soleil où saint François d’Assise loue en nommant frère le soleil et
sœur la lune, frère le vent et sœur l’eau, frère le feu et sœur la terre, et
même sœur la « mort corporelle »5938., est une singularité dans la
chrétienté5939.. Dans la Genèse Dieu a fait de l’homme le surintendant de
son domaine.
Lorsque Galilée dit : la nature est un livre écrit en langage mathématique,
il veut nous faire comprendre : cessons d’y lire un poème sacré. C’est dans
un esprit voisin que Francis Bacon, au début de son Novum Organum,
définit l’homme en « interprète et ministre de la nature ». Interprète renvoie
à la connaissance, ministre fait signe vers l’action. Cette articulation de la
théôria et de la praxis, que les platonismes chrétien et arabe5940. au Moyen
Âge avaient séparées, est tout à fait nouvelle et marque le début des temps
modernes. « Science et puissance humaine aboutissent au même, écrit
Bacon, car l’ignorance de la cause prive de l’effet. On ne triomphe de la
nature qu’en lui obéissant ; et ce qui dans la spéculation vaut comme cause,
vaut comme règle dans l’opération »5941.. À la même époque5942.,
Descartes, à la fin de son Discours de la méthode, oppose expressément les
connaissances « fort utiles à la vie » à « cette philosophie spéculative qu’on
enseigne dans les écoles »5943., et appelle de ses vœux une « philosophie
pratique » « par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau
et de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous
environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de
nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages
auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs
de la nature »5944.. La tradition a oublié le « comme » de précaution dans
cette dernière formule de Descartes mais elle n’a pas été trop mal fondée à
le faire : c’est bien une maîtrise physique de la nature par l’homme que
Descartes prévoit et espère, maîtrise aussi bien de la nature extérieure (les
éléments et les forces) que de la nature propre de l’homme (son corps) : «
ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité
d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre
et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi
pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le
fondement de tous les autres biens de cette vie »5945..
C’est dans un sens très voisin de celui de Bacon et de Descartes
qu’Auguste Comte, tout en préservant la possibilité d’une connaissance
désintéressée, écrit dans son Cours de philosophie positive : « Quand on
envisage l’ensemble complet des travaux de tous genres de l’espèce
humaine, on doit concevoir l’étude de la nature comme destinée à fournir la
véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature, puisque la
connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous
les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à
les modifier à notre avantage les unes par les autres »5946.. Nos capacités
naturelles d’agir sur les corps naturels sont très faibles, dit Auguste Comte,
et tout à fait disproportionnées à nos besoins. Lorsque nous parvenons à
exercer une grande action, c’est parce que, au préalable, nous avons pris
connaissance des lois naturelles. Ainsi pouvons-nous introduire quelques
éléments de modification dans les phénomènes. Auguste Comte ajoute un
troisième terme médiateur à la formule de Bacon (on ne commande :
l’action, à la nature qu’en lui obéissant : la science) : « Science, d’où
prévoyance ; prévoyance, d’où action ». Ce prométhéisme sera l’élément
commun du libéralisme et du marxisme.
L’expression de prendre connaissance le dit : la connaissance est une
capture, elle ravale au rang d’objet ce dont elle traite, elle est incompatible
avec le respect. Elle est l’expression de la volonté de puissance (Nietzsche).
Le savoir primitif ne visait pas la domination, la connaissance scientifique,
si. L’action remplace la pure contemplation : désormais la nature est moins
à admirer qu’à transformer. À la limite, son destin est de disparaître. Werner
Heisenberg : « La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se
reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et
l’homme »5947.. La volonté de connaître ne va pas sans la désacralisation
de son objet. Alors que les Grecs et les mythes de l’Inde voyaient dans la
Lune une déesse, les Américains y ont laissé la trace de leurs pas et ce n’est
pas du tout le même regard, celui qui voit en l’Himalaya la demeure de
Shiva et celui qui y reconnaît une déformation de la croûte terrestre
résultant du télescopage entre le subcontinent indien et le reste de l’Asie. La
révolution technoscientifique moderne remplace les mystères par les
problèmes et les mythes par les lois physiques. La grande découverte de
Kepler fut celle d’une physique céleste. L’antique harmonie des sphères
ayant disparu, peut s’installer le silence qui effraiera tant Pascal.
L’astronomie nouvelle fait taire le cosmos. La science, prenant pour elle le
monopole du langage, voue la nature au silence, d’où la rébellion des poètes
et de certains philosophes. Ainsi les platoniciens de Cambridge
reprochèrent à Descartes de faire de la nature une chose inerte. Mais, à
partir du XVIIe siècle, ce que les Allemands nommeront die Mechanisierung
des Weltbildes, la « mécanisation de l’image du monde », emporte tout.
L’industrie démultipliera la puissance de la technique comme la technique a
démultiplié la puissance de la science. En quelques années, sur le continent
américain, les Blancs avec leurs fusils auront tué plus de bisons que les
Indiens dans toute leur histoire. L’industrie a labouré les terres et les mers,
creusé les mines, coupé les forêts. Il semble qu’à ce travail, l’homme ait
ressenti une ivresse d’enfant. Le désir a remplacé le besoin. Et comme
Rousseau l’avait vu, moins les besoins sont naturels, plus les passions
augmentent. En quatre siècles, l’environnement terrestre de l’homme s’est
trouvé, en surface et en profondeur, plus radicalement bouleversé que
durant les millénaires qui avaient précédé. L’histoire du paysage (le concept
et la réalité sont inséparables) en témoigne. En peinture, le paysage vient
d’un point de vue qui a dû trouver l’entre-deux de la vision cosmogonique
globale et universaliste, et de la perception sensorielle, fragmentaire et
analytique. Un cosmogramme, en effet, n’est pas un paysage, la
représentation d’une branche d’arbre non plus : le paysage correspond à une
mesure du regard, il est par définition anthropocentrique : quand bien même
le fragment de nature regardée n’aurait pas été modifié par le travail de
l’homme, en tant qu’il est sous son regard5948., il acquiert un sens qu’il
n’aurait jamais eu dans l’absolue solitude. Oscar Wilde disait des
brouillards londoniens qu’« ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa
»5949.. Georg Simmel confirmera le bien-fondé de ce paradoxe en
montrant que l’avènement du paysage (c’est-à-dire du sentiment du
paysage) naît avec la représentation du paysage en peinture5950.. Le
paysage va connaître au cours des siècles une extension progressive, qui est
celle-là même du sentiment de la nature : parti du jardin agrandi, ce
sentiment gagnera à lui la montagne (au XVIIIe siècle), la mer (avec la plage,
inventée au XIXe siècle) et enfin le désert. Puis les techniques de cinéma
offriront au regard des hommes le spectacle des milieux extrêmes où la
plupart n’iront jamais (la haute montagne, les fonds sous-marins...). On voit
à quel point illusoire peut être la représentation d’un pur déploiement de la
nature. Le paysage que le citadin regarde aujourd’hui comme un morceau
d’immaculée nature, est en réalité « un cimetière de signes »5951.. En
1988, Bill McKibben a publié un ouvrage intitulé The End of Nature.
L’environnement apparaît sur les décombres du cosmos grec et du monde de
la tradition juive et chrétienne5952..
Beaucoup d’historiens pensent que c’est une période chaude (du VIe au XIIe
siècle) qui a permis aux Vikings de s’installer en Islande et au Groenland.
Cette détermination naturelle de l’histoire n’est plus de saison. L’économie
des pays riches ne dépend plus de la nature ; c’est à cela, d’ailleurs, qu’on la
reconnaît. Même les lointaines glaces polaires subissent désormais les effets
de la présence et de l’activité humaines par le biais du réchauffement de la
température globale de la planète. Le village africain, avec ses cases en
boue séchée, le village corse, dont les maisons sont édifiées avec les pierres
de la montagne, étaient encore dans la nature et faits de ses matériaux ; New
York appartient à un autre monde, car les gratte-ciel qui ont surgi de terre
ne sont pas nés d’elle. Partout la technique a remplacé la nature, et
désormais accompagne l’homme, du berceau à la tombe. Même la
naissance, même la mort ne sont plus des événements naturels : les
premières et les dernières lumières qu’un être humain voit dorénavant ne
sont plus celles du jour, mais celles de l’hôpital. La technique nous fait
naître, la technique nous fait vivre, la technique nous fait mourir5953..
Même les deux dimensions de l’espace et du temps ont perdu leur naturelle
nécessité. Les moyens de transport, de plus en plus rapides, plongent
l’homme dans un autre espace, concentré, et dans un autre temps, accéléré.
La science et la technique ont à la fois unifié et rapetissé la terre :
désormais, aucun espace n’est isolé, aucun lieu n’est lointain.
Corrélativement, la nature suscite la méfiance. Alors que les sauvages
entendaient protéger le monde contre les impuretés de l’homme, nous, à
l’inverse, nous tendons à nous protéger contre les impuretés du monde.
Des Esseintes, le personnage de Huysmans5954., disait que « la nature a
fait son temps ». Et cette artificialisation n’a pas seulement touché le milieu
extérieur. Les modernes biotechnologies vont bien au-delà de cette
inculturation du donné humain : les xénogreffes et les manipulations
génétiques montrent que Prométhée est devenu Pygmalion et qu’il est
désormais capable de sculpter sa propre statue. La haine de la nature ne
serait-elle pas à la fois la cause et l’effet de la haine de soi ?
 
 
3. L’homme protecteur
 
R.W. Emerson écrit : « Le paysage charmant que j’ai vu ce matin est sans
nul doute composé de vingt ou trente fermes. Miller possède ce champ,
Locke celui-là et Manning le bois qui s’étend au-delà. Mais aucun d’entre
eux ne possède le paysage. Aucun homme n’est propriétaire de l’horizon,
mais celui dont le regard peut embrasser toutes les composantes, celui-là est
poète. C’est là le meilleur élément des fermes de ces propriétaires, mais
leurs actes de vente ne donnent aucun droit à ce titre de propriété-là »
5955..
Radical changement d’orientation dans l’Histoire universelle : l’homme
d’abord faible dans une nature forte se découvre à présent trop fort dans une
nature fragilisée. Qu’il l’ait fait pour son bien (Hegel), ou pour son malheur
(Rousseau), l’homme a perdu la nature et il ne la retrouvera pas — pour la
bonne raison qu’elle n’a jamais existé : la nature n’est en effet reconnue que
lorsqu’elle est perdue5956.. Mais, modifiant la formule cartésienne, des
voix s’élèvent pour réclamer que l’homme ne se comporte plus en « maître
et possesseur » mais en « maître et protecteur » de la nature5957..
Depuis la révolution industrielle, l’homme s’est conçu comme un
propriétaire : de son bien, la nature, il usait et abusait ; il en avait le droit
puisqu’il se l’était lui-même donné ; de plus la nature paraissait inépuisable,
capable de renouveler d’elle-même et en un temps bref les ressources
prélevées. L’histoire aujourd’hui est arrivée à un tournant : la puissance
humaine implique dorénavant de telles destructions sans compensations
immédiates que des mesures de sauvegarde et de réparation doivent être
prises. Pollution (de l’air, de l’eau), trou dans la couche d’ozone,
réchauffement global, destruction d’espèces sauvages par milliers,
déforestation, désertification : les grandes modifications actuelles de la
nature nous arrivent sous la forme d’informations catastrophiques. Or si la
nature est un objet sous le regard de la science, un défi à relever pour la
technique, et un terrain à exploiter pour l’industrie, elle est aussi, elle est
d’abord un milieu de vie pour l’homme. Alors que les autres cultures
faisaient de la nature la maison de l’homme, l’Occident y a vu son domaine.
Sa maîtrise lui permet désormais de la considérer comme son champ.
Il y a entre le jardin à la française et le jardin à l’anglaise l’écart qui sépare
la philosophie de Hegel, pour qui la nature est l’aliénation de l’Esprit, et la
philosophie de Schelling, qui associait nature et liberté. Il ne faut pas moins
que l’oubli de la loi pour identifier la nature à la liberté ; il y avait d’ailleurs
bien de l’équivoque à parler de « liberté naturelle », laquelle renvoyait aussi
bien à la liberté de l’hypothétique état de nature qu’à la liberté inhérente à
la nature humaine. Mais les raisons de l’imaginaire ne sont pas celles de la
science. Contre les réalités harassantes du travail et de la vie sociale, la
nature représente une compensation de plus en plus forte. L’espace privé,
avec le chien de garde qui remplace avantageusement le voisin, l’ami et
l’enfant, et le salon transformé en sous-bois (tant il y a de plantes),
symbolisent cette nature auprès de soi toujours repoussée5958. mais
toujours fantasmatiquement recueillie. D’autres attitudes apparaissent,
désormais les travaux de recherche se font avec une certaine
délicatesse5959.. Autre exemple : tandis que la lutte chimique impose à la
nature une puissance qui ne va pas sans débordement, la lutte biologique
prend en compte les relations entre les phénomènes et favorise les uns aux
dépens des autres5960.. La ruse remplace la guerre.
Un dicton indien d’Amérique du Nord dit : « Nous n’avons pas hérité de la
terre de nos ancêtres, nous l’avons empruntée à nos enfants ». Certes
l’environnement n’est pas la nature (on ne protège pas « la nature » à
proprement parler, on ne peut que protéger l’environnement), il n’en reste
pas moins vrai que l’environnement constitue déjà en soi un dépassement
de la notion de milieu. De plus, sous l’impact de l’actuelle mondialisation, il
se confond désormais avec la terre et son entour. Il inclut les sites, les
paysages mais aussi le sous-sol et l’atmosphère. Hans Jonas, qui parle d’une
« vulnérabilité critique »5961., montre que la radicale nouveauté de la
situation éthique de l’homme moderne, créée par les avancées de la
technique, tient au processus cumulatif qu’elle engendre : naguère, une
action était un commencement absolu et pouvait être normalement jugée en
tant que telle. Il en va tout autrement aujourd’hui5962.. L’homme ne peut
plus se permettre d’exercer sur son milieu de vie le maximum de sa
puissance.
La protection de la nature se fait selon les trois modalités de la
conservation, de la préservation et de la restauration5963.. Les partisans de
la conservation militent pour une exploitation raisonnée des ressources
naturelles, seule susceptible de ne pas les épuiser, tandis que les partisans de
la préservation demandent que la nature soit respectée pour elle-même,
protégée comme un sanctuaire. L’art et le musée servent de paradigmes
pour une politique de préservation. Il y a deux siècles, en effet, sous le choc
brutal des révolutions politiques et économiques, une vague de vandalisme
submergea l’Europe. Les concepts modernes de musée et de patrimoine
sont nés en partie en réaction contre cette violence qui risquait de balayer
les plus grands chefs-d’œuvre du passé. On sait que le pari a été
globalement gagné car aucun promoteur aujourd’hui n’oserait proposer de
construire un centre commercial à la place d’une cathédrale. Nous sommes
actuellement vis-à-vis de la nature dans une situation analogue à celle de
nos ancêtres vis-à-vis de l’art. Les réserves naturelles et les parcs
zoologiques sont à la nature ce que les musées sont à l’art : des lieux de
sauvegarde mais aussi de plus en plus des laboratoires. Intéressant à cet
égard est le changement de fonction qu’ont connu les parcs zoologiques ces
dernières années5964.. Mais puisque le temps court toujours, le maintien en
l’état ne suffit pas ; aussi des opérations de restauration, analogues à ce qui
se pratique avec les monuments, sont-elles effectuées : les repeuplements et
reboisements sont des restaurations. La science et la technique nous
donnent en effet les moyens de refaire ce que l’occupation humaine et
même la nature ont défait : la résurrection d’espèces disparues n’est plus
seulement un thème de science-fiction. Ce qui sauve croît avec ce qui perd,
disait Hölderlin.
Cela étant, une restauration n’est pas un retour mais une reprise — au sens
où l’on parle de reprise au théâtre5965., et qui n’est pas la répétition,
justement. Mais la politique de la protection de la nature rencontre les
mêmes difficultés et tombe dans les mêmes apories que la politique de
protection du patrimoine artistique (ou industriel) : tout ne peut être
préservé et restauré, mais dès lors que le choix est nécessaire, quels critères
le justifieront ? Il semble que l’on se soit accommodé aujourd’hui d’une
sorte de politique des échantillons : tels paraissent les sites protégés inscrits
sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Une politique que deux
illusions complémentaires soutiennent (mais comment faire autrement ?) —
l’illusion de l’authenticité et l’illusion du sanctuaire.
Selon la première illusion, il existerait une nature pure des origines, un
morceau préservé de paradis terrestre, que l’homme n’aurait pas encore
souillé de sa présence et de son travail. Selon la seconde, il serait possible
de placer définitivement, de par le monde, des fragments de nature à
l’abri5966. des atteintes de l’industrie. Ces deux illusions ne sont d’ailleurs
pas spécifiques à l’écologie : elles accompagnent également le travail de la
restauration en peinture, elles nous suggèrent qu’il y aurait une Ronde de
nuit, peinte par Rembrandt, que l’on pourrait admirer telle quelle
aujourd’hui et qui échapperait aux atteintes du temps. Semblablement, les
réserves naturelles devraient être un jardin d’Eden qu’aucun péché ne
viendrait abîmer — un paradis pour l’éternité. Une politique de la réserve
est à la fois nécessaire, seule possible et insuffisante5967.. La
sanctuarisation contredit le principe holiste de base de l’écologie et ne
manque pas d’avoir des effets pervers5968.. Il est plus que probable que
l’homme a besoin de ces illusions pour n’avoir pas seulement autour de lui
l’image de ses dévastations.
 
 
II. DE L’ÉCOLOGIE À L’ÉCOLOGISME
 
Entre science et idéologie, le terme d’écologie souffre d’une équivoque.
 
 
1. Qu’est-ce que l’écologie ?
 
Étymologiquement, l’écologie signifie science des habitats. L’écologie
scientifique doit être distinguée de l’écologie politique (écologisme) même
si celle-ci est fondée sur celle-là. L’écologue est un chercheur, l’écologiste
un partisan. Ernst Haeckel, l’inventeur du mot en allemand, définissait
l’écologie comme « la totalité de la science des relations de l’organisme
avec l’environnement comprenant au sens large toutes les conditions
d’existence »5969.. On distingue aujourd’hui une écologie fondamentale et
une écologie appliquée5970.. Cette dernière fait le lien entre la science
écologique et l’idéologie écologiste.
Comme toutes les idéologies, l’écologisme est traversé par des
conceptions contraires et des conflits irréductibles. Donald Worster
distingue l’écologie « arcadienne » et l’écologie « impérialiste »5971..
L’écologie arcadienne, d’inspiration transcendantaliste5972., est celle pour
laquelle il convient de se soumettre à la nature. L’écologie impérialiste, à
l’inverse, est celle pour laquelle il convient de soumettre la nature, la nature
n’ayant que la valeur que nous lui donnons nous-mêmes. La « nouvelle
écologie » apparue dans les années 1920-1960 s’est inscrite dans cette
tendance en proposant un modèle d’environnement fondé sur la
thermodynamique et l’économie moderne : c’est elle qui a popularisé le
concept d’écosystème, d’inspiration utilitariste.
C’est en 1969, en Californie, que s’est opérée la jonction entre l’écologie
scientifique et la conscience écologiste. Dans les années 1970 apparaît la
prise de conscience de la vulnérabilité de la nature5973.. Plus encore
qu’une politique, l’écologisme est une philosophie de l’Histoire : il récuse
l’idée que la nature puisse être un objet pour l’homme et défend celle que la
nature est un système à partir duquel tout ce qui existe, donc l’homme, peut
être appréhendé. L’écologisme est continuiste : il n’y a, selon lui, pas de
rupture entre la vie et la matière, ni entre l’esprit et la vie. La discrimination
entre les « règnes » et au sein du règne animal entre les espèces est
antinomique avec la conscience écologiste qui ne va pas sans vision globale
de l’écosystème.
Cela dit, le courant écologiste a toujours été traversé par une ligne de
fracture entre les « naturalistes » et les « sociaux » ou « politiques ». En jeu,
rien de moins que le sens et la place de l’homme dans la Biosphère. Cette
contradiction est inscrite dans l’ambivalence de la notion même
d’environnement qui représente par rapport à celle de nature à la fois une
restriction (un environnement est une découpe déterminée) et une
augmentation (l’espace urbain, donc non naturel, fait partie de
l’environnement). Entre l’anthropocentrisme d’un côté, l’antihumanisme
(sous les deux modes de l’oubli et de la haine de l’homme) de l’autre,
l’écologisme balance et hésite à se fixer.
 
 
2. Le système de la nature
 
L’écologie est une science systémique. L’approche globale, aux deux sens
de ce mot, caractérise l’écologie. C’est un écologue, J.C. Smuts, qui a
introduit le terme de holisme. À rebours du nominalisme philosophique
selon lequel seul l’individu existe réellement, les désignations de collectifs
n’étant que des abstractions commodes, l’écologie considère que seul le
collectif existe réellement, l’individu n’est qu’une abstraction.
De la cellule à la Biosphère, l’environnement apparaît comme une série de
systèmes emboîtés dont chacun est un tout par rapport à ceux qu’il englobe
et un élément par rapport à ceux qui l’englobent. La structure
d’emboîtement caractérise la spécialité : plusieurs biotopes constituent un
écosystème, plusieurs écosystèmes forment la Biosphère. Le concept de
milieu dont on peut suivre l’histoire à partir du XIXe siècle a été
déterminant. Par opposition à Bichat qui définissait la vie d’une manière
que l’on pourrait dire intrinsèque, Auguste Comte donnait comme condition
fondamentale de la vie l’harmonie entre l’organisme et le milieu
correspondant. C’est à cette occasion que le fondateur du positivisme
introduisit le concept de milieu5974. qu’il définit comme l’ensemble total
des circonstances extérieures nécessaires à l’existence de chaque
organisme.
Le milieu est un espace de sens : chaque espèce a le sien. Jakob von
Uexküll, qui a diffusé le concept d’Umwelt, de « monde environnant »5975.
écrit : « Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu’un sujet
d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place
dans le même espace et dans le même temps que ceux qui nous relient aux
choses de notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un
monde unique dans lequel s’emboîteraient tous les êtres vivants. De là vient
l’opinion commune qu’il n’existerait qu’un temps et qu’un espace pour tous
les êtres vivants »5976..
C’est à Carl von Linné que l’on doit la première idée d’une harmonie de la
nature, considérée non plus du point de vue métaphysique5977. mais du
point de vue naturaliste. Linné utilisait l’expression d’« économie de la
nature » qu’il définissait comme « la très sage disposition des êtres naturels,
instituée par le Souverain Créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins
communes et ont des fonctions réciproques »5978.. La conception de Linné
est providentialiste : « Dans la police de la nature, Dieu a voulu que
n’importe quelle fonction soit accomplie avec intérêt dans une juste
proportion de travail et de gain »5979.. Pour Linné, il y a non seulement
une économie de la nature mais aussi une société de la nature. Tel est le
sens de ce passage pittoresque dans lequel le grand naturaliste suédois
dresse un parallèle entre la société des plantes et celle des hommes : les
mousses sont les paysans pauvres, les herbes, les agriculteurs, les plantes à
fleurs, les nobles, et les arbres, les rois5980.. À la même époque, Bernardin
de Saint-Pierre a l’intuition de ce que l’on appellera plus tard chaîne
alimentaire : « L’harmonie de ce globe se détruirait en partie et peut-être en
entier si l’on supprimait seulement le plus petit genre de plantes ; car sa
destruction laisserait sans verdure un certain espace de terrain, et sans
nourriture l’espèce d’insecte qui y trouve sa vie : l’anéantissement de celui-
ci entraînerait la perte de l’espèce d’oiseau qui en nourrit ses petits ; ainsi
de suite à l’infini »5981..
J. von Uexküll disait que l’animal et son milieu sont ajustés l’un à l’autre
comme la serrure et sa clé. Dans un cimetière Hamlet avait médité sur le
destin qui avait changé en crâne la tête d’un bouffon. Dans un autre
cimetière, tout proche, Linné songea à ce processus qui fait d’un animal une
terre et d’une terre une plante : « Les plantes sont mangées par les animaux
formant ainsi leurs membres, en sorte que la terre, transformée en semence,
pénètre dans le corps humain et là, de par la nature de l’être humain, est
changée en chair, os, nerf etc. et lorsque, après la mort, le corps se
décompose, les forces naturelles le muent en pourriture et l’homme
redevient cette terre dont il est issu »5982.. Priestley, à la même époque, fait
l’expérience qu’un pied de menthe confiné dans un bocal peut maintenir en
vie une souris qui sans cela serait asphyxiée : manière ramassée de prouver
la circulation entre les « règnes » de la nature, la matière inerte, le végétal et
l’animal. Lavoisier résumera ainsi la « merveilleux circulation entre les
trois règnes » : « Les végétaux puisent dans l’air qui les environne, dans
l’eau et, en général, dans le règne minéral, les matériaux nécessaires à leur
organisation. Les animaux se nourrissent ou des végétaux ou d’autres
animaux qui ont été eux-mêmes nourris de végétaux, en sorte que les
matières qui les forment sont toujours, en dernier résultat, tirées de l’air ou
du règne minéral. Enfin, la fermentation, la putréfaction et la combustion
rendent continuellement à l’air de l’atmosphère et au règne minéral les
principes que les végétaux et les animaux leur ont empruntés »5983..
Darwin découvrira la relation indirecte qui associe l’abondance de trèfle
(nourriture du bétail) à la prolifération des chats dans la campagne
anglaise5984.. Cette conception déjà systémique rompt avec l’idée
linnéenne d’une économie de la nature : la « réaction en chaîne » a malgré
l’identité du vocable un sens opposé à celui véhiculé par expression de «
chaîne des êtres ». Il y a entre l’ancienne idée d’équilibre comme harmonie
et la nouvelle conception physique (systémique) la même différence.
Selon le schéma darwinien, l’environnement ne crée rien ; il ne fait que
sélectionner5985.. Contre l’exclusivisme du « struggle for life », qui servait
au darwinisme social5986. de justification pour la compétition sociale et
l’élimination des moins aptes, P.A. Kropotkine (plus connu comme grand
théoricien de l’anarchisme mais également géographe et naturaliste) écrivit
en anglais en 1902 un ouvrage intitulé Mutual Aid sous-titré A Factor of
Evolution. Il fut l’un des premiers à mettre ainsi l’accent sur l’importance
de la coopération chez les êtres vivants. Kropotkine a eu l’honnêteté
intellectuelle de ne pas rejeter a priori pour des raisons idéologiques
inverses cette notion de lutte pour la vie, seulement il lui adjoignait
dialectiquement et symétriquement la loi de l’entraide. En 1875, dans son
ouvrage Les Commensaux et les parasites dans le règne animal, P.J. Van
Beneden avait déjà donné une illustration de cette idée et distinguait trois
formes de coopération dans la nature : le commensalisme, le parasitisme et
le mutualisme5987.. Par la suite, d’autres relations seront définies. La
compétition, que le darwinisme social interprétait comme l’unique loi des
relations entre espèces, n’est plus qu’un cas particulier.
Si équilibre il y a, il est toujours dynamique — seul l’ensemble de la
Biosphère pourrait à la rigueur être considéré comme stable si on ne le
considère pas à une échelle de temps trop longue5988.. La Biosphère est un
système autoréglé. C’est parce que les espèces sont étroitement corrélées
que la vitesse de reconstitution d’un écosystème5989. ne dépend pas
(résultat contraire à l’intuition) de l’ampleur des destructions qu’il a subies.
Le terme d’équilibre tend aujourd’hui à remplacer celui, métaphysique,
esthétique aussi, d’harmonie. L’harmonie de la nature suppose un Dieu
créateur et organisateur tandis que l’équilibre de la nature ne fait intervenir
— en apparence du moins — que les lois immanentes et le hasard. De la
même manière qu’un système physique tend vers un état d’équilibre (qui est
son entropie maximale s’il est fermé)5990., un système biologique tendra
automatiquement vers un état d’équilibre — que les écologues appellent
climax5991.. Il était dès lors inévitable que le paradigme organiciste fût
étendu à la Biosphère. G.E. Hutchinson et les frères Odum furent parmi les
premiers à considérer que les écosystèmes se comportent, sur le plan
thermodynamique, comme des êtres vivants. Refusant de séparer le monde
organique du monde minéral, James Hutton avait dit déjà que, de même que
les fleuves restituent l’eau de l’atmosphère à la masse générale, de même le
sang est acheminé par les veines pour retourner au cœur. Toujours selon
Hutton, la Terre, comme tout être vivant, croît et se détériore, se dégrade en
même temps qu’elle se reconstitue. D’abord reconnu dans l’organisme, le
concept d’homéostasie sera élargi à l’écosystème et même5992. jusqu’à la
Terre tout entière.
Au paradigme systémique le plus simple, celui de chaîne, qui traduit la
causalité linéaire, il convient d’ajouter un second paradigme, celui du
réseau. La chaîne trophique est unilinéaire, le réseau trophique est
multilinéaire. L’arborisation et la réticulation paraissent des principes
complémentaires dans l’architecture des organismes.
Le cycle, auquel la circulation est dialectiquement associée, peut être
conçu ou bien comme une forme spécifique de réseau (on dit : « réseau
circulaire »), ou bien comme un troisième type de système, spécifiquement
distinct. Avec le cycle, le terme de milieu gagne un autre sens : il ne désigne
plus tant ce qui contient que ce qui est traversé de part en part.
 
 
3. Réaction contre l’économisme
 
Le capitalisme repose sur un double présupposé économiste : a) la nature
est exploitable sans limites car elle a des ressources illimitées5993. ; b) la
production de richesse est sans externalité5994., la création est absolue.
 
A. La finitude de la Biosphère
 
L’économie politique s’est, à la lettre, moquée du monde. Lorsqu’elles
étaient mentionnées, les dégradations environnementales étaient traitées par
les économistes comme des problèmes d’« externalité négative ».
L’optimum de Pareto5995. met l’environnement entre parenthèses. Le mode
de calcul du produit national brut mis en place par les Nations-Unies et
qu’utilisent tous les pays pour leurs prévisions et leurs analyses macro-
économiques ne font pas de distinction entre la destruction de ressources
naturelles et la création de richesses. La recherche illimitée du profit d’un
côté (le capitalisme ignore la norme du suffisant), la conquête
prométhéenne de l’autre (le communisme, de culture ouvriériste, n’aimait
qu’une nature dominée5996.) se sont rejoints dans cet oubli qui faisait de la
nature une sorte de banquier éternel à qui l’on pourrait emprunter à l’infini
sans avoir jamais à se sentir en dette5997. à son égard ni par conséquent à
devoir le rembourser. Un incendie de forêt, un tremblement de terre, aussi
dévastateurs soient-ils, surtout s’ils sont dévastateurs, non seulement
n’appauvrissent pas le pays5998. où ils ont lieu mais l’enrichissent puisque
par l’activité induite de diverses professions ils contribuent à
l’augmentation du produit intérieur brut. Le plus grand triomphe du
capitalisme réside peut-être là : les accidents et les catastrophes eux-mêmes
deviennent des capitaux, sources de profit5999..
Contre l’économie politique qui a tendance à l’oublier, parce qu’elle veut
croire à une création brute de richesses, l’écologie enseigne que toute
production commence par un prélèvement6000.. Il n’y a pas de repas
gratuits, l’ingéniosité du travail humain ne saurait contrevenir à la loi
d’entropie. Comme le mouvement perpétuel, le recyclage perpétuel est un
mythe6001..
Contradictoirement, la contestation de l’économisme par l’écologie
semble devoir passer par la capitalisation de l’environnement lui-même. La
notion de capital naturel représente ainsi à la fois un avertissement adressé à
l’impérialisme économique et un triomphe de celui-ci6002..
L’environnement est désormais perçu comme intrinsèquement vulnérable
et lié au développement économique. L’écologisme antiproductiviste
apparut dans les années 19706003.. L’homme prélèverait aujourd’hui6004.
le quart des ressources naturelles de plus que ce qu’elles peuvent offrir de
manière durable. Si tous les hommes prélevaient aujourd’hui ce que
prélèvent les Américains, l’empreinte écologique6005. serait de dix
hectares par habitant : il faudrait par conséquents cinq Terres
supplémentaires pour subvenir à leurs besoins. « Les forêts précèdent les
peuples, les déserts les suivent », disait déjà Chateaubriand. En 1965 Jean
Dorst a publié un ouvrage intitulé Avant que nature meure.
 
B. L’environnement est la maison de l’homme
 
En faisant remarquer que tous les flux de matière viennent de la biosphère
pour y retourner, l’écologie a rappelé à l’économie qu’elle appartenait à la
même maison. « Écologie » et « économie » sont des mots jumeaux : ils
viennent tous deux de « oïkos », « maison » en grec.
Les philosophes et écologues disputent pour savoir s’il convient
d’accorder à l’environnement ou à certains éléments de celui-ci une valeur
intrinsèque. Ceux qui répondent par l’affirmative se voient objecter qu’une
évaluation ne peut être autre chose qu’humaine, en d’autres termes qu’on
n’échappe pas à l’anthropocentrisme dès lors que toute position qui
voudrait le récuser ne pourrait être que le fait de l’homme lui-même.
L’environnement peut-il bénéficier d’une « considérabilité » morale ?6006.
Le terme d’écosophie a été forgé pour désigner la nécessaire solidarité de
l’homme et de la nature. La responsabilité de l’homme est à la mesure de sa
puissance. L’économie politique classique identifiait la rationalité
économique à la poursuite de l’intérêt individuel. La rationalité écologique
se définirait plutôt par la préservation de l’intérêt collectif, la solidarité
entre l’homme et l’environnement étant inséparable de la solidarité entre les
hommes6007.. L’intérêt collectif est un intérêt universel. C’est à cela que
renvoie la notion d’écocitoyenneté. « Ce qui compte vraiment dans la
sauvegarde des condors et de leurs congénères, écrit Ian Mac Millan, ce
n’est pas tant que nous avons besoin des condors, c’est que nous avons
besoin des qualités humaines qui sont nécessaires pour les sauver ; car ce
sont celles-là même qu’il nous faut pour nous sauver nous-mêmes »6008..
 
C. Les dangers du technologisme
 
Le sentiment de toute-puissance engendré par l’innovation technique
induit l’idée que seule la technique peut résoudre les problèmes engendrés
par la technique. Sans nier ce que cet argument peut avoir de valide, il
convient d’en reconnaître les limites et les dangers. En soumettant le monde
à un certain nombre de normes, la technique (aidée de l’économie dont elle
est inséparable) l’a considérablement appauvri6009.. L’anticipation de
solutions techniques à venir risque d’entraver l’action présente —
lorsqu’elle ne sert pas à légitimer l’inaction. Par ailleurs, plus les défis sont
hors de proportion, et plus les parades envisagées sont elles aussi hors de
proportion6010..
 
D. Les remèdes possibles
 
L’ascétisme de la « décroissance » et de la « simplicité volontaire » est
irréaliste. Nous ne savons renoncer à rien, disait Freud, nous ne savons
qu’échanger une chose contre une autre. Les notions nouvelles
d’écodéveloppement et de croissance écocompatible ont l’avantage d’avoir
pour finalité l’association de l’idée de progrès économique avec celle de la
préservation des conditions environnementales de la vie humaine. Dans un
certain nombre de domaines, comme celui de l’agriculture, la biologie
prend sa revanche sur la chimie6011.. Mais on parle désormais d’une «
chimie verte » qui fabriquerait des structures non toxiques.
L’écologie industrielle6012. (qui doit être distinguée de l’industrie
écologique) considérera qu’au lieu de consommer des matières premières à
l’infini pour produire des biens d’un côté et des déchets de l’autre, mieux
vaut faire en sorte que les résidus d’une activité deviennent les ressources
d’une autre6013.. Il s’agit d’appliquer à l’industrie le fonctionnement
cyclique des écosystèmes naturels6014.. Alors que la croissance est pensée
en économie indépendamment de l’environnement — ce qui permet de le
supposer illusoirement inexistant ou inépuisable — le développement
durable renvoie à l’utilisation par l’humanité des intérêts des ressources
biologiques, c’est-à-dire d’une partie de leur productivité et non pas de leur
capital qui est la biomasse. Cela dit, le recyclage n’est jamais un retour à
l’origine (illusion que peut produire l’écologie industrielle) et le
développement durable ne peut pas indéfiniment tout conserver (entre le
caractère fini de la Biosphère et l’exigence implicite de croissance infinie
de la production et de la consommation, la contradiction n’est pas
dépassable).
Le « développement durable » que certains appellent aussi «
développement soutenable », expression décalquée de l’anglaise
(sustainable development) est un système de convictions, de comportements
et d’institutions qui inclut et dépasse le concept purement quantitatif de
développement économique. Il induit une politique de l’environnement :
privilégier les ressources naturelles renouvelables, produire le moins de
déchets possibles, utiliser moins d’énergie. Le rapport final de la
Commission mondiale sur l’environnement et le développement6015., le
détermine comme « un développement qui permet la satisfaction des
besoins présents, sans compromettre la capacité des générations futures à
satisfaire les leurs ». Le management environnemental6016. évalue et gère
les risques liés aux activités pour l’environnement et les populations.
Quatre conceptions du développement durable s’affrontent. À un extrême,
on trouve les tenants de l’écologie profonde qui accordent une valeur à la
nature indépendante des besoins humains et ont une position protectionniste
absolue qui ne peut conduire qu’à un état stationnaire voire régressif de
l’économie6017.. À l’autre extrême, il y a ceux qui pensent qu’il est toujours
possible de substituer du capital produit aux actifs naturels et donc qu’il n’y
a pas de réelles contraintes environnementales : pour eux la nature n’a de
valeur qu’instrumentale et la technique apportera toujours des solutions
pour réparer les dommages qu’elle-même pourra avoir causés. En position
intermédiaire, il y a ceux qui, considérant que les ressources naturelles et
les services environnementaux sont une forme spécifique de capital, croient
à une assez forte substituabilité entre capital naturel et capital produit6018. et
ceux qui refusent cette substituabilité, au moins pour un certain nombre
d’actifs naturels dont le stock doit alors être gardé constant (ou supérieur à
un niveau critique)6019..
 
 
4. Les contradictions de l’écologie politique
 
La contradiction entre une écologie naturaliste, géocentrée, et une écologie
socialiste, anthropocentrée, hérite de celle qui a vu dans l’Antiquité grecque
la naissance de la géographie6020.. Cette division recoupe en grande partie
celle qui sépare une écologie de droite et une écologie de gauche.
La contradiction du local et du global n’est pas moins déterminante. Le
slogan « Penser globalement, agir localement » peut être doublement
contesté dans la possibilité de sa réalisation et dans son caractère
potentiellement dangereux. Une politique exclusivement locale risque de
confondre tous les plans et de déplacer les véritables responsabilités6021..
Par ailleurs le localisme de nombre de mouvements écologistes —
manifesté par leur soutien à divers séparatismes et régionalismes —
contredit l’universalisme de la science écologique et de l’éthique écologiste.
Les localismes ne peuvent éviter leurs mutuelles contradictions6022. et
déplacent les problèmes au lieu de les résoudre. Nous constatons ici un
chiasme du théorique et pratique : alors que la compréhension vise
l’universel, donc le global, l’action vise essentiellement à résoudre des
problèmes locaux. Seulement, paradoxalement, les problèmes locaux
exigent, pour leur solution, des moyens non locaux, alors que
l’intelligibilité, elle, tend vers la réduction du phénomène global à des
situations locales typiques, dont le caractère prégnant les rend
immédiatement compréhensibles.
 
 
5. Critique de la déraison écologiste
 
« Notre sentiment de la nature ressemble à celui que le malade éprouve
pour la santé » disait F. von Schiller6023.. Le caractère chaotique de
l’histoire humaine n’est pas une raison suffisante pour accepter par
compensation, dans l’oubli des catastrophes normales, l’obscure et
mythique idée d’équilibre naturel6024.. On parle de médecine naturelle sans
voir l’antinomie. Ce faisant, on oublie le caractère naturel du vibrion du
choléra, et le caractère artificiel du vaccin qui nous en protège. Il y a
beaucoup plus de poisons que de remèdes dans les sucs des plantes. La
nature regorge d’événements qui seraient jugés odieux s’ils étaient le fait de
la volonté humaine. De fait, il existe un amour de la nature qui ne laisse pas
d’inquiéter et dont les nazis ont déjà fourni une tragique caricature. De
l’amour des animaux (lesquels furent, pour la première fois dans l’histoire
des États, protégés par des lois spécifiques6025.), à la pensée Völkisch6026.,
en passant par le chêne de Goethe soigneusement préservé au milieu du
camp de Buchenwald, le nazisme montra quel affreux bon ménage peut
exister entre le respect de la nature et la barbarie. Certes l’écologisme,
même radical, sait se prémunir contre de telles tendances mais il convient
de savoir que ces rencontres font sens : tout prétendu « dépassement » de
l’humanisme comporte un risque terrible.
De plus, l’homme ne fait qu’égratigner la nature — même réduite à ce
point singulier qu’est la terre et son atmosphère — sans l’entamer en
profondeur. Il y a dans les annonces d’apocalypse qui sont désormais faites
à intervalles réguliers le signe inconscient d’un orgueil démesuré6027.. La
nature n’est pas une réalité hors du temps ; elle s’adapte aux activités
humaines aussi6028.. Elle n’est pas l’éternelle victime d’un bandit appelé
Homo Sapiens. La biodiversité est plus grande dans les forêts peuplées par
l’homme6029. que dans les forêts inoccupées et les singes en captivité
deviennent plus intelligents car ils sont moins stressés que leurs frères restés
sauvages. Il existe un écologisme conservationniste qui voudrait arrêter
toute emprise humaine sur son environnement. La chose n’est ni possible ni
souhaitable : comment construire sans détruire ? On ne peut arrêter
l’histoire car on ne peut arrêter le temps.
Actuellement, des universités américaines dispensent des cours d’éthique
de l’environnement qui prônent un égalitarisme biosphérique en vertu
duquel les éléments naturels, les rivières et les forêts, les animaux et les
végétaux, ont des droits au moins égaux à ceux que les hommes
s’attribuent. Le « spécisme » (l’homme jugé par lui-même comme supérieur
à la nature) est considéré comme aussi insupportable que le racisme et le
sexisme. Cet antagonisme écologiste (et non écologique : il s’agit d’une
idéologie, pas d’une science) mythifie tant la notion d’équilibre que toute
intervention tendant à rompre celui-ci sera perçue comme scandaleuse,
donc à bannir. Ainsi l’homme, à cause de son activité technique et
économique, finit-il par apparaître comme un prédateur et un parasite de
son milieu6030., le « pou de la terre » (pour reprendre l’expression6031. de
Nietzsche). En vertu de ce nouveau physiocentrisme, des « réserves
intégrales » interdites aux hommes ont été créées : fantasme d’une nature
qui reste pure en soi. Contre plusieurs siècles d’objectivation scientifique et
d’exploitation techno-économique, la nature se trouve ainsi remythologisée.
Arne Naess est le théoricien de cette « écologie profonde » (deep ecology),
par opposition à « l’écologie superficielle »6032.. Alors que l’écologisme
est souvent associé au pacifisme, certains mouvements radicaux versent
dans l’action violente6033. et la haine de l’humain. Cet antihumanisme peut
aller jusqu’à prôner l’extinction pure et simple de l’humanité pour
sauvegarder l’environnement.
Paradoxalement, le catastrophisme de l’écologie profonde ne peut éviter
une interprétation anthropocentrique des processus déséquilibrants. Georges
Canguilhem faisait observer que du végétal aérobie qui absorbe de
l’oxygène et rejette du gaz carbonique, on ne dit pas qu’il pollue
l’atmosphère6034.. Par définition, la pollution ne peut être qu’humaine, il
est donc tautologique d’accuser l’occupation humaine de pollution.
Le passé et les sociétés traditionnelles sont volontiers idéalisés par ceux
que le présent dégoûte6035.. La technophobie peut verser dans l’irrationnel.
La nostalgie de la nature renvoie dans la psyché collective au désir
inconscient de retourner au ventre primordial, un désir qui met entre
parenthèses le traumatisme de la naissance, que la culture et l’histoire
représentent. C’est surtout depuis les commencements de l’âge industriel
que l’homme éprouve cette nostalgie : on ne désire en effet que ce que l’on
a perdu. La nostalgie est le mal du voyage, l’aspiration au retour, le mal du
pays. Le voyage de l’homme est son histoire même, temps devenu espace.
Or, jamais l’homme ne s’est trouvé aussi éloigné de la nature, le voyage est
sans retour, et il le sait obscurément. Aussi la nature est-elle devenue un
espace de rêve mais tout en la maintenant en image (comme on dit d’un
moribond qu’on le maintient en vie), le rêve contribue à la déréaliser
davantage. Depuis deux siècles, chaque révolution industrielle s’est
accompagnée d’une réaction idéologique. Au XVIIIe siècle la première6036.
suscita par réaction Rousseau et le romantisme. Au XIXe siècle la
deuxième6037. trouva dans le vitalisme de Nietzsche et de Bergson son
contrepoids. Aujourd’hui la troisième révolution industrielle6038. provoque
par réaction la prise de conscience écologiste. Une trop grande
humanisation du milieu semble déshumanisante. Inversement, on imaginera
humains des milieux où l’homme était faible ou absent.
Parler des droits de la nature semble dénué de sens : outre le fait que
l’homme serait, dans ce cas de figure, juge et partie (puisque la nature est
muette), cela supposerait la (re)constitution nécessairement fictive d’une
entité homogène — au nom de quoi, par exemple, une maladie devrait-elle
être éradiquée ? Passer un contrat avec la nature, comme le voudrait Michel
Serres6039., semble absurde : Dieu lui-même n’a pas réussi à s’imposer
comme partie contractante sans intermédiaire. Mais si la nature ne peut être
sujet de droit (comme le voudrait la deep ecology), il est possible en
revanche de la considérer comme objet de droit, et tel est le cas déjà pour
quelques-unes de ses parties6040.. Si la nature n’est pas sujet de droit, il n’en
reste pas moins vrai que l’homme a des devoirs envers elle — lesquels, hors
mythologie, correspondent à des devoirs très réels envers l’humanité
présente et l’humanité future car elles aussi ont le droit de vivre dans un
environnement non dévasté. Seulement le prométhéisme de l’homme
moderne, et qui est loin d’être libre de toute dimension autodestructrice, va
et ira probablement en s’accentuant.
 
 
III. UNE PREMIÈRE THÉORISATION PHILOSOPHIQUE DE L’ÉTHIQUE
ENVIRONNEMENTALE
 
Jusque dans les années 1960-1970, la philosophie s’est signalée par un
désintérêt complet à l’égard des questions d’environnement. Le mépris de la
nature est une histoire de longue durée : la pensée ne reconnaissait d’autres
supériorités qu’en elle. « Lorsque la contingence spirituelle, le libre arbitre
va jusqu’à la méchanceté, cela même est encore situé infiniment plus haut
que la révolution des astres conformément à des lois ou que l’innocence des
plantes, car ce qui s’égare ainsi est encore l’esprit », écrivait Hegel6041..
Pour le philosophe de l’Esprit absolu, un crime vaut mieux qu’un coucher
de soleil.
La considération pour la nature phénoménale a été une exception chez les
philosophes. Leibniz étonnait ses amis et visiteurs lorsque, après avoir
observé de près une chenille, il la reposait délicatement sur la feuille où il
l’avait prise, car, disait-il, il s’en voudrait de faire du mal à une aussi petite
créature. Dans Julie ou la nouvelle Héloïse6042., Rousseau décrit un coin
de nature sauvage d’apparence mais conçu ainsi par son propriétaire.
Rousseau demandait à la main du jardinier d’être invisible. Il détestait
singulièrement la nature mise au pas, où ne se lit que l’amour-propre des
hommes. Il n’aimait pas non plus ces parcs qui mettent les animaux en
prison6043..
Le respect est le sentiment éprouvé de la valeur inaliénable d’un être dont
nous reconnaissons l’éminente dignité. Ce qui est respecté est considéré
comme au moins égal à soi. Parce qu’il maintient de façon inconditionnelle
l’intégrité de son objet, c’est-à-dire la totalité de son mode d’être, le respect
implique une attitude de non-action. Or, dès la première cueillette au
paradis, la vie de l’homme sur terre, son travail contredisent cette valeur —
dont on attend par ailleurs, surtout si l’on garde présents en l’esprit le
critère et la définition de Kant6044. — qu’elle touche autrui et non la nature.
Les développements historiques de la culture moderne nous ont plongés
dans ce que Hegel appelait « la prose du monde » : « La manière prosaïque
de considérer le monde ne se fait que quand l’homme s’est affranchi des
liens de la nature, qu’il s’oppose à elle comme esprit, avec la conscience de
lui-même et de cette liberté qui le distingue, et qu’il fait du monde une
existence purement extérieure »6045.. L’objectivation de la nature par la
science, sa manipulation par la technique, son exploitation par l’industrie
rendent par définition impossible le respect de la nature. La science, écrit
Jonas, « nous refuse (...) décidément tout droit théorique de penser encore à
la nature comme à quelque chose qui mérite le respect puisqu’elle réduit
celle-ci à l’indifférence de la nécessité et du hasard et qu’elle l’a dépouillée
de toute dignité des fins »6046.. Certes, à la différence du « suivre » et de l’«
imiter »6047., le « respecter la nature » ne prend pas celle-ci dans sa
dimension englobante (l’univers) mais seulement englobée
(l’environnement). Il tombe pourtant dans une semblable impossibilité, qui
fait de cette exigence un fantasme plutôt qu’un idéal.
« C’est une prérogative de la liberté humaine de pouvoir dire non au
monde », constate Hans Jonas6048.. C’est, dira-t-il un peu plus tard (1985),
parce qu’il nous manque encore une « science intégrale de l’environnement
» qu’une politique de préservation ne peut pas encore se fonder, comme
avec la menace de l’holocauste atomique, sur un non inconditionnel.
Le Principe Responsabilité contredit l’optimisme prométhéen du marxiste
Ernst Bloch, auteur du Principe Espérance6049.. Dans son traité De la
guerre, Clausewitz avait dit qu’en raison de leurs conséquences, les
événements possibles doivent être jugés comme réels. Jonas part de ce qu’il
appelle l’heuristique de la peur : « Seule la prévision de la déformation de
l’homme nous fournit le concept de l’homme qui permet de nous en
prémunir. Nous savons seulement ce qui est en jeu dès lors que nous savons
que cela est en jeu »6050.. Ainsi ignorerait-on le caractère sacré de la vie si
l’on ne tuait pas6051.. Il s’agit d’anticiper le pire de manière à l’éviter6052..
La philosophie morale, selon Jonas, doit consulter nos craintes avant nos
désirs6053.. Loin d’être cette passion aveugle dénoncée par la tradition
philosophique, la peur, comme l’avait vu Hobbes, est le meilleur indicateur
de notre bien propre.
Ni l’immensité, ni la durée, ni la puissance de la nature qui font son
incontestable supériorité sur l’homme, ne sauraient fonder une quelconque
autorité. Mais il est nécessaire, selon Jonas, de remonter d’une pensée de
l’éthique vers une pensée de l’être. Dans l’être, il y a le devoir-être. L’idée
ontologique engendre un impératif catégorique et non hypothétique6054..
L’écologisme de Jonas est appuyé sur une philosophie continuiste : il n’y a
pas d’abîme entre la matière et la vie, ni entre la vie et l’esprit.
L’intervention technique de l’homme a placé la nature en un état que Jonas
nomme de « vulnérabilité critique »6055.. Et cette transformation radicale de
l’agir humain par rapport au passé6056., place l’homme devant une
responsabilité nouvelle qui ne peut être simplement l’expression du principe
utilitariste de l’intérêt bien compris. Car les cadres traditionnels d’espace (la
proximité) et de temps (la simultanéité) dans lesquels s’inscrivait jadis
l’action humaine dans la nature sont aujourd’hui dépassés : la puissance
technique enclenche des séries causales qui ne trouvent plus leur arrêt dans
l’ici et le maintenant6057.. À l’intensité nouvelle de l’action, s’ajoutent
encore son irréversibilité et son caractère cumulatif. L’imprévisible
nouveauté concerne dès lors aussi bien la catastrophe que l’invention. Le
principe de précaution6058. est l’expression de cette responsabilité nouvelle
vis-à-vis de l’environnement : responsabilité élargie en ce sens qu’elle ne
saurait se réduire à la prévention des risques imminents ni à la réparation
des dommages déjà subis, mais qu’elle doit fonder une véritable éthique
environnementale sur l’exigence de prudence préventive. De plus, à l’heure
où la volonté, la prise de décision et la responsabilité du politique tendent à
se cacher derrière l’expertise, au risque de se diluer en elle, le principe de
précaution6059. stipule que l’action préventive (par exemple, l’adoption de
mesures visant à réduire l’émission des gaz à effet de serre) ne peut pas, ne
doit pas attendre les résultats des recherches scientifiques : l’humanité ne
peut pas se permettre d’attendre les catastrophes avant d’agir. La précaution
du principe de précaution doit être distinguée de la simple prudence. Dans
le cas de l’assurance, on estime que le risque est indépendant de la volonté
(c’est l’une des définitions de l’aléa), qu’il faut donc le subir s’il doit
arriver, alors que dans l’attitude de précaution on a conscience d’être
l’auteur potentiel du dommage. Les théoriciens du principe de précaution
renversent la charge de la preuve : c’est au fabricant de prouver l’innocuité
de leurs produits et non aux victimes potentielles d’établir leur dangerosité.
Seulement cette demande tombe dans la dissymétrie mise en évidence par
Karl Popper entre la confirmation et la falsification6060.. Autant la
dangerosité peut être expérimentalement prouvée (il suffit pour cela
d’exhiber un seul cas de catastrophe), autant l’innocuité ne peut être établie
(car il faudrait effectuer un nombre infini d’expériences).
Jonas en appelle donc à un dépassement de « la limitation
anthropocentrique de toute éthique du passé »6061. : il n’est plus dépourvu
de sens de demander si l’état de la biosphère « a quelque chose comme une
prétention morale à notre égard »6062.. « Si c’était le cas, cela réclamerait
une révision non négligeable des fondements de l’éthique »6063. car la
notion de « bien humain » subirait ainsi une véritable6064. révolution
copernicienne. Ces formules outrepassent sans doute ce que l’on serait en
droit d’exiger aujourd’hui d’une action mondialisée de façon seulement
unilatérale. Ne suffit-il pas de considérer le maintien d’un environnement
vivable comme la condition même d’une survie pour l’humanité future —
ce que d’ailleurs Jonas accorderait volontiers ? La nature n’est pas un
modèle pour l’homme mais elle n’est pas non plus seulement un champ
d’inspiration et un lieu de rêverie.
Max Weber distinguait la rationalité quant aux moyens et la rationalité
quant aux fins. L’environnement est au cœur des conflits entre les
rationalités scientifique, économique, et sociale. L’appât du gain qui
détermine l’emprise de l’homme sur son environnement n’a aucun sens
biologique. Un milieu physique favorable est indispensable à la survie et à
l’épanouissement de l’espèce humaine. Le contraire ne s’applique pas ; la
vie humaine n’est pas nécessaire à la pérennité d’un tel milieu.
 
 
IV. L’ENVIRONNEMENT À L’HEURE DE LA MONDIALISATION
 
La mondialisation a pour la première fois fait coïncider le monde comme
espace humain unifié et la Terre en tant qu’environnement biophysique.
L’humanisation universelle fait reculer l’antique Destin : on parle désormais
de « justice environnementale ».
 
 
1. La notion de bien public mondial
 
Le droit et la politique de l’environnement ont conduit à l’élargissement
des notions de valeur et de capital. Les économistes et les écologistes
différencient plusieurs sortes de valeurs à propos de l’environnement : la
valeur d’usage, qui correspond à son exploitation actuelle, la valeur
d’option qui renvoie aux avantages résultant du maintien de la possibilité
d’utiliser les ressources environnementales à l’avenir, et deux valeurs de
non-usage, la valeur d’existence, qui est associée à la simple présence des
ressources environnementales même si l’on ne s’en sert jamais et la valeur
de legs qui est attachée aux actifs environnementaux que l’on souhaite
transmettre aux générations futures (la biodiversité entre dans cette
catégorie).
C’est chez Hugo Grotius, théoricien du droit naturel, que se trouve
l’origine de la notion de bien public mondial. Le philosophe hollandais
donnait pour exemple de bien échappant à l’appropriation privée et
collective la haute mer. L’élargissement de cette notion ainsi que sa
reconnaissance internationale ne manque pas de poser un certain nombre de
difficultés : ainsi la volonté de récupérer leur souveraineté sur leurs
ressources biologiques a-t-elle conduit les pays du Sud à rejeter au sommet
de Rio l’expression de « patrimoine commun de l’humanité »6065.. Ce qui
signifie que pour se prémunir contre l’impérialisme économique, les pays
du Sud empêchent que leur patrimoine environnemental puisse être mis
hors circuit économique.
 
 
2. La multiplicité des stratégies
 
Deux cultures politiques s’affrontent sur la question de la protection de
l’environnement : la démocratique et la républicaine. À la logique de la
règle et du contrat, qui accorde à la société civile le pouvoir de décider en
dernière instance, s’oppose la logique de la loi garantie par un État réputé
impartial. La dualité de la pédagogie et de la confrontation recoupe en
grande partie cette opposition.
Plusieurs grandes stratégies sont possibles. Le contrôle de l’appareil de
production suppose un ensemble de lois ainsi que les moyens de les faire
respecter. Il prend acte de l’impossibilité d’une harmonie spontanée entre
l’intérêt public et l’intérêt privé, ainsi qu’entre l’économie et l’écologie6066..
Le principe de précaution est au centre de cette politique dirigiste. La
précaution est définie d’abord par opposition à la prévention : celle-ci
concerne les risques avérés, l’aléa ne portant que sur la réalisation du risque
(il s’agit alors de prendre des mesures pour empêcher le dommage). Le
principe de précaution concerne, lui, les risques marqués par l’incertitude
scientifique comme l’impact du changement climatique ou l’érosion de la
biodiversité. Son énoncé figure dans le code de l’environnement6067. : «
L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques du
moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et
proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et
irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».
Certaines associations de protection de l’environnement exigent que soit
faite la démonstration de l’innocuité d’une activité ou d’un produit avant
leur autorisation, ce qui ne manque pas de poser le problème
épistémologique signalé plus haut. Cette conception radicale s’est vue
opposer un certain nombre d’objections : l’éradication totale des risques est
impossible, sa visée aboutirait à paralyser la recherche et l’innovation6068..
Le principe pollueur-payeur est un principe d’internalisation des coûts qui
consiste à faire supporter au pollueur la différence entre le coût social et le
coût privé. On lui objectera qu’il est injuste de faire porter tout le poids du
coût au producteur du produit final.
À la conception dirigiste réglementariste (qui présuppose le pouvoir des
États particuliers ou celui d’instances supranationales), s’oppose la
conception contractualiste libérale. Le théorème de Coase qui énonce que
dans un monde où les coûts de transaction sont nuls et les droits de
propriété bien définis, il est possible d’obtenir une allocation optimale des
ressources sans intervention de l’État, justifie cette idéologie du laisser-
faire. Si une entreprise privée cause un dommage à une autre, mieux vaut
laisser faire le marché.
Une troisième stratégie met l’accent sur le contrôle du mode de
consommation et la responsabilisation de la société civile, laquelle va de
pair avec l’individualisation de la responsabilité. Une cause de défaillance
du marché et de la persistance de la dégradation environnementale réside
dans les comportements de « passager clandestin »6069.. Du fait du
caractère public des biens environnementaux, chacun pris individuellement
a intérêt à sous-estimer sa disponibilité marginale à payer. En effet, même
en ne participant pas à l’effort commun pour préserver la qualité de l’eau
d’une rivière, par exemple, l’individu pourra toujours en bénéficier une fois
l’effort fait. Mais comme chacun se trouve dans cette situation, il est
possible que l’effort total soit insuffisant pour maintenir une qualité
acceptable. La politique environnementale bute également sur ce que les
Américains appellent « raisonnement d’homme de paille » : puisque nous
agirons mieux demain, il est inutile d’agir aujourd’hui.
Une politique de protection balancera entre la préservation et la
restauration et aura à choisir entre trois modèles : le modèle curatif (il a
recours au droit de la protection civile) ; le modèle préventif (qui fait appel
aux pouvoirs de police de l’administration) ; le modèle anticipatif (illustré
par le principe de précaution). L’hypothèse de base du modèle curatif est
que la nature a une capacité infinie de régénération. Selon ce modèle une
pollution affecte moins la nature pérenne dans le temps que la valeur
actuelle d’une propriété.
Puisque l’environnement humain est menacé, le droit de l’environnement
doit pouvoir venir à son secours en imaginant des systèmes de prévention,
de réparation ou de répression adaptés à une meilleure défense contre les
agressions de la société moderne. Comment définir les délits, voire les
crimes écologiques ? Et comment les réprimer ? La spécificité du dommage
écologique est incontestable, attestée par l’importance des préjudices
indirects, le cumul des effets systémiques, et l’irréversibilité des atteintes.
Mais la question se pose de l’identification de la victime : l’homme ou
l’environnement, le dommage est-il subjectif ou objectif ? Les partisans du
« pragmatisme écologique » comme Bryan G. Norton considèrent que ce
qui compte en matière d’environnement, ce sont moins les prises de
position de principe que l’élaboration de schémas rationnels d’aide à la
décision qui permettraient aux différents acteurs de s’entendre sur ce qui
doit être fait.
 
 
3. La traduction économique des biens et des dommages
environnementaux
 
Le système capitaliste tend à tout transformer en capital et en
marchandises. La Terre a un prix6070., l’humanité doit en avoir un6071..
Par ailleurs, l’ordre créé du désordre, la richesse n’a pas seulement un prix,
elle a un coût6072..
Donner une valeur économique aux écosystèmes permettrait de
dédommager les États après une catastrophe. Pour l’établissement de cette
valeur, on se sert du principe de substituabilité : lorsqu’une ressource peut
être synthétisée, comme le caoutchouc, on part du prix de l’artificiel pour
définir celui du naturel6073.. On peut également définir la valeur d’un objet
comme ce que les individus sont prêts à mettre pour l’obtenir (méthode des
prix hédonistes), ce qui suppose que la préférence pour une chose se traduit
par un consentement à payer. La méthode du comportement d’évitement
consiste à mesurer les dépenses engagées par les individus pour se protéger
d’une dégradation de l’environnement6074.. Elle suppose chez les
individus l’existence de l’information adéquate et un comportement
rationnel.
L’économie de l’environnement propose trois solutions : a) la solution
fiscale (dite internalisation pigovienne) : le seul moyen de revenir à une
situation optimale est de combler l’écart entre le coût social et le coût privé
; c’est ce que l’on appelle l’internalisation de l’externalité ; l’internalisation
proposée par Pigou consiste à faire payer une taxe à l’émetteur de la
nuisance, c’est-à-dire au responsable de la dépréciation du capital naturel ;
b) la solution de la négociation bilatérale : pour Ronald Coase6075.
l’internalisation ne peut provenir que d’une négociation bilatérale entre
l’émetteur et la victime ; c’est le droit de propriété qui est déterminant : si
l’absence de dégradation lèse l’émetteur, alors l’autre partie lui doit
compensation ; c) l’échange de droits de propriété (solution défendue par
John Dales) : les externalités qui sont des interactions hors échange
marchand correspondent à une carence des droits de propriété sur le capital
naturel ; si des droits de propriété exclusifs et transférables sont définis sur
le capital naturel, les problèmes d’environnement peuvent se régler par la
méthode recommandée par Coase, à savoir la négociation bilatérale directe
entre détenteurs de droits de propriété ; si tel n’est pas le cas, il convient
d’établir un faisceau de droits de propriété exclusifs et transférables chaque
fois que nécessaire sur les biens jusque-là considérés comme non
appropriables et, en tant que tels, sources d’externalité6076.. Ainsi la
dégradation de l’environnement renforce le capitalisme en lui permettant de
conquérir de nouveaux espaces de profit. Une nouvelle monnaie est
récemment apparue : la monnaie carbone. Désormais la tonne de gaz
carbonique non émis a acquis une valeur marchande.
 
*
 
« La Terre est une, le monde ne l’est pas » écrit le Rapport Brundtland.
Sans traduction politique (gouvernementalité mondiale) et juridique
(ensemble de devoirs reconnus et respectés par tous les États), l’éthique de
l’environnement risque d’être limitée et impuissante. La solidarité mondiale
est à la fois un fait et une valeur : un problème mondial, un défi mondial ne
peuvent plus être délocalisés.
La nécessité d’une protection de l’environnement obéit à plusieurs
impératifs et peut être défendue à partir d’une pluralité de valeurs.
L’environnement est le cadre et la condition de vie indépassable de
l’existence humaine. Ce n’est pas seulement de qualité de vie qu’il s’agit
mais de l’existence même. Une variante de cet argument utilitariste met
l’accent sur le lien entre la protection de l’environnement et la paix
mondiale car lorsque les ressources diminuent, que les catastrophes se
succèdent, le niveau de violence tend à croître. Il existe par ailleurs une
solidarité humaine s’étendant à l’ensemble de l’humanité dans le présent et
aux générations futures et qui impose une responsabilité éthique spécifique
(argument éthique de Hans Jonas).
La notion de respect de la nature peut être sauvée si l’on considère que ce
respect est celui de l’homme même, pas seulement parce que celui-ci ne va
pas sans celle-là, mais aussi parce que seul peut être digne de respect, en
dehors de l’homme, ce qui de lui est le meilleur témoignage de sa présence
et de son génie. Si, de toutes les œuvres de l’homme, l’art aujourd’hui est ce
qui suscite en nous le plus grand respect, c’est parce que nous avons pris
conscience qu’il n’est rien, dans ce que l’homme a laissé de lui, qui soit
plus à même de représenter sa part de sacré. Pour respecter la nature, il
faudrait la considérer comme une œuvre de l’homme — ce qu’elle est en
réalité en grande partie — mais c’est à l’inverse dans la mesure même où
nous la croyons absolument indemne de nos occupations que nous pensons
lui témoigner le respect le plus fort. Le dilemme est impossible à démêler.
Enfin c’est une certaine conception de l’être humain qui est en jeu : celui-
ci ne peut plus se permettre d’aller jusqu’au bout de sa puissance ; il ne peut
plus non plus se permettre de céder sur tous ses désirs. D’où cette question
finale : à quoi l’être humain est-il désormais capable de renoncer ?
 
*
 
Voir aussi
 
L’animal. Le capitalisme. Le monde. La nature. La technique. La ville. Le
vivant.
 
*
 
Bibliographie
 
C. von Linné, L’Équilibre de la nature, trad. B. Jasmin, Vrin, 1979.
Pierre Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’idée de Nature, Gallimard, 2004.
J.V. von Uexküll, Monde animaux et monde humain, trad. P. Muller, Denoël, 1965.
Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. J.
Greisch, Cerf, 1990.
D. Worster, Les Pionniers de l’écologie. Une histoire des idées écologiques, trad. J.-P. Denis,
Éditions Sang de la Terre, 1992.
Jean-Pierre Deléage, Une histoire de l’écologie, Seuil, 2000.
Pierre Acot, Histoire de l’écologie, PUF, 1994.
C. Larrère, Les Philosophies de l’environnement, PUF, 1997.
Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans
l’histoire, trad. fr., Gallimard, 2000.
André Gorz, Écologica, Galilée, 2008.
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
Maîtres et protecteurs de la nature, direction Alain Roger et François Guéry, Champ Vallon, 1991.
Éthique de l’environnement, textes réunis par H.-S. Afeissa, Vrin, 2007.
 
 
 
 
 
5914 Environment.
5915 « Environnement », Encyclopaedia Universalis VI, 1968, p. 311.
5916 La première conférence mondiale sur l’environnement a eu lieu à Stockholm en 1972.
5917 L’absence de limites déterminées de cet entourage se retrouve dans l’usage adverbial où
domine l’idée d’approximation à côté de celle de proximité (« Il est environ minuit », « Il a environ
30 ans »).
5918 J. Derrida a noté le caractère « indécidable » de ce terme de milieu, qui renvoie aussi bien à ce
qui se tient entre deux termes qu’à ce qui enveloppe ceux-ci (La Dissémination, Seuil, 1972, p. 240).
5919 La majuscule (Environnement pour désigner l’environnement naturel) ne s’est pas imposée.
5920 Natura en latin a ce sens de mise au monde (voir La nature).
5921 Voici comment s’exprime un Indien d’Amérique du Nord : « Vous me demandez de labourer
la Terre. Dois-je prendre un couteau et déchirer le sein de ma mère ? Alors, quand je mourrai, elle ne
voudra pas me prendre dans son sein pour que j’y repose. Vous me demandez de creuser pour trouver
la pierre. Dois-je creuser sous sa peau pour m’emparer de ses os ? Alors, quand je mourrai, je ne
pourrai plus entrer dans son corps pour renaître… » (Paroles indiennes, « Carnets de sagesse », Albin
Michel, 1993).
5922 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, VII, Garnier, 1960, p. 96.
5923 Ibid., p. 94.
5924 P. Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’idée de Nature, Gallimard, 2004.
5925 Rappelons cette singularité : il n’y a pas d’équivalent hébreu à notre « nature » dans la Bible.
5926 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II. Philosophie de la nature,
addition au § 245, trad. B. Bourgeois, Vrin, 2004, p. 337.
5927 L’épisode des sirènes et celui du cyclope symbolisent la supériorité de la ruse humaine sur les
puissances de la nature.
5928 Le héros de Defoe reconstitue dans son île de naufragé l’ensemble de la civilisation et arrache
l’autre homme (Vendredi) à la barbarie (il était promis au sacrifice par les cannibales) et à sa
sauvagerie.
5929 La poursuite de la baleine par le capitaine Achab a véritablement valeur métaphysique.
5930 Dans le roman de Victor Hugo, le combat de Gilliatt avec la pieuvre figure celui de l’homme
contre les forces d’une nature conçue comme destin.
5931 F. Dagognet, Nature, Vrin, 1990, p. 163.
5932 Cette terre tant travaillée que la Terre elle-même n’a plus le même aspect.
5933 Avant même d’évoquer le travail sur les organismes génétiquement modifiés, il faudrait
rappeler ces deux effets de l’élevage : les animaux domestiques sont généralement de taille plus
réduite que leurs ancêtres sauvages, et dans les populations d’animaux domestiques, la proportion des
femelles est beaucoup plus grande que celle des individus mâles.
5934 A. Malraux, L’Intemporel, Gallimard, 1976, p. 230.
5935 Cité par François Cheng, L’Espace du rêve. Mille ans de peinture chinoise, Phébus, 1980, p.
9.
5936 Voir Le capitalisme.
5937 Pour reprendre le mot célèbre de Max Weber.
5938 Saint François d’Assise, Œuvres, trad. A. Masseron, Albin Michel, 1959, pp. 255-256.
5939 La tonalité animiste du poème de Ronsard « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine » («
Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras », « Forêt, haute maison des oiseaux bocagers !...) est aussi
une exception dans l’Europe d’avant le romantisme.
5940 Les savants arabes du Moyen Âge ont développé une grande astronomie, ils ont en revanche
négligé la physique : malgré leur tradition médicale, ils ont méconnu, comme l’Europe jusqu’au
début du XVIIe siècle, la nécessité d’une science expérimentale. Pour eux, comme pour leurs
collègues chrétiens, la science véritable devait être contemplative, et la nature, œuvre de Dieu, devait
être laissée intacte.
5941 F. Bacon, Novum Organum, I, 3, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 101.
5942 Le Novum Organum est de 1620, le Discours de la méthode, de 1636.
5943 R. Descartes, Discours de la méthode, VI, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 168.
5944 Ibid.
5945 Ibid.
5946 A. Comte, Cours de philosophie positive, Deuxième leçon.
5947 W. Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, trad. U. Karvelis et A.-E. Leroy,
Gallimard, 1962, p. 34.
5948 Comme on dit « être sous la coupe » pour un rapport de domination.
5949 O. Wilde, « Le déclin du mensonge », Intentions, trad. H. Juin, UGE, 1986, p. 56.
5950 G. Simmel expliquait ainsi a contrario l’absence du sentiment du paysage dans l’Antiquité
gréco-latine (laquelle a ignoré les peintures de paysage).
5951 F. Dagognet, Philosophie et esthétique du paysage, ouv. coll., Champ Vallon, 1982, p. 27.
5952 Le chimiste Paul Crutzen a proposé le néologisme d’anthropocène pour désigner cette ère
géologique nouvelle apparue selon lui autour de 1800 avec l’avènement de la société industrielle et
qui mettrait fin à l’holocène (dont le début a correspondu au passage des sociétés de chasseurs-
cueilleurs à l’avènement de l’agriculture, il y a 10 000 ans). L’espèce humaine est devenue une force
géophysique planétaire. La diminution de la biodiversité est une expression immédiate de cette force
: aujourd’hui au moins 50 à 70 espèces disparaissent chaque jour. Certains parlent de la sixième
extinction (il y a eu 5 extinctions dans le passé de la Terre). Cette sixième extinction a la particularité
d’être provoquée par l’homme. Sur le modèle du « génocide », le terme d’écocide a été créé pour
désigner cette destruction sans précédent et probablement irréversible.
5953 La technique nous fait rêver, nous fait plaisir aussi. Elle imite si bien la nature qu’elle finira
peut-être par nous la faire oublier. Au Japon, on a créé dans un parc de loisirs une mer artificielle :
des haut-parleurs diffusent cris d’oiseaux et bruits du vent. La « neige artificielle » dans les stations
de sports d’hiver n’étonne plus personne.
5954 Héros du roman À rebours.
5955 R.W. Emerson, « La nature » in La Confiance en soi et autres essais, trad. M. Bégot, Payot et
Rivages, 2000, p. 21.
5956 Une analogie possible avec le destin de l’anthropologie : au début de Tristes tropiques, C.
Lévi-Strauss constate que les cultures primitives n’ont été (re)connues qu’à partir du moment où elles
allaient disparaître, où elles avaient, en fait, déjà disparu.
5957 Voir l’ouvrage collectif dirigé par Alain Roger et François Guéry, Maîtres et protecteurs de la
nature, Champ Vallon, 1991.
5958 Qui préfère encore aujourd’hui une promenade en forêt à une émission de télévision ?
5959 Voir le moyen grâce auquel les espèces vivant sur la canopée (la surface onduleuse formée par
la cime des grands arbres de la forêt tropicale) sont prélevées pour étude. Les chercheurs y accèdent
par des « radeaux des cimes ».
5960 Ainsi l’insecticide tue le puceron mais aussi l’abeille et abîme la plante, tandis que la
coccinelle mange le puceron et préserve la plante.
5961 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, trad. J. Greisch, Les Éditions du Cerf, 1990, p. 31.
5962 Ibid., p. 32-33.
5963 Il faudrait également faire une place à la prévention, dont le paradigme est médical.
5964 Exclusivement lieux de promenade et de divertissement naguère pour des citadins qui
aimaient à avoir des fauves et des oiseaux exotiques à portée de regard, les parcs zoologiques sont
peu à peu devenus des centres de recherche et de reproduction pour les espèces animales les plus
menacées. Il est arrivé que des animaux, devenus rares dans leur milieu naturel, ou même ayant
entièrement disparu, aient été réintroduits dans ce milieu après avoir été l’objet de tout un travail de
protection et de reproduction en milieu captif.
5965 Et même au sens plus trivial où l’on dit repriser une chaussette trouée.
5966 Le terme même de sanctuaire, couramment utilisé, induit évidemment une nostalgie de type
religieux.
5967 Les surfaces protégées ne représentent que 4 % des terres émergées. Comment ne subiraient-
elles pas les effets globaux de la pollution et du réchauffement climatique ?
5968 L’afflux de touristes dans les sites naturels inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco
contribue à leur dégradation.
5969 Cité par Pierre Acot, Histoire de l’écologie, PUF, 1994, p. 5.
5970 Voir l’ouvrage de F. Ramade, Éléments d’écologie, 2 tomes, McGraw-Hill, Paris, 1989.
5971 D. Worster, Les Pionniers de l’écologie. Une histoire des idées écologiques, trad. J.-P. Denis,
Éditions Sang de la Terre, 1992.
5972 Représenté par D.H. Thoreau et R.W. Emerson, le transcendantalisme est une philosophie
apparue aux États-Unis dans la première moitié du XIXe siècle en réaction contre le matérialisme de
l’argent, le puritanisme des mœurs et la soumission de l’individu au pouvoir politique.
5973 Voir René Dumont, L’Utopie ou la mort, Seuil, 1978.
5974 Lamarck avait importé de la mécanique le mot et la notion de milieu dans la biologie mais le
terme n’est jamais employé par lui qu’au pluriel. L’écologie a failli s’appeler « mésologie », science
ou théorie des milieux, terme proposé par L.-A. Bertillon mais qui ne s’est pas imposé.
5975 Voir supra.
5976 J.V. von Uexküll, Monde animaux et monde humain, trad. P. Muller, Denoël, 1965, p. 29.
5977 Du cosmos pythagoricien à Leibniz.
5978 C. von Linné, L’Équilibre de la nature, trad. B. Jasmin, Vrin, 1979, p. 57-58.
5979 Ibid., p. 117.
5980 Ibid., p. 106.
5981 J.H. Bernardin de Saint-Pierre, Études de la Nature I, Paris, 1788, p. 620.
5982 Cité par Jean-Pierre Deléage, Une histoire de l’écologie, Seuil, 2000, p. 31.
5983 A.-L. Lavoisier, Œuvres, tome VII, Paris, 1893, p. 33.
5984 Le trèfle est pollinisé par les bourdons, or les nids de bourdons sont détruits par les mulots. En
chassant les mulots, les chats favorisent la prolifération des bourdons qui favorisent la prolifération
du trèfle.
5985 Une étude célèbre en écologie a mis en évidence la variation corrélative des populations de
lynx et de lièvres au Canada sur une centaine d’années. On observe pour les deux espèces des
oscillations périodiques parallèles mais décalées.
5986 Lequel servait d’idéologie au capitalisme et au colonialisme.
5987 Dans le parasitisme, une espèce vit sur une autre, dans le commensalisme, elle vit avec une
autre, dans le mutualisme, elle vit avec et pour une autre.
5988 Goethe disait : « Le total général au budget de la nature est fixé mais elle est libre d’affecter
les sommes partielles à telle dépense qu’il lui plaît. Pour dépenser d’un côté, elle est forcée
d’économiser de l’autre, c’est pourquoi la nature ne peut jamais ni s’endetter ni faire faillite ».
5989 On parle d’homéostasie ou de résilience pour désigner l’aptitude des écosystèmes à revenir à
l’état d’équilibre après une perturbation. On estime aujourd’hui à 10  millions d’années le laps de
temps nécessaire à la reconstitution d’un écosystème.
5990 Voir L’énergie.
5991 La loi de la variété acquise, dit également théorème d’Ashby, stipule que la régulation d’un
système (Ashby pensait explicitement à un écosystème) n’est efficace que si elle s’appuie sur un
système de contrôle au moins aussi complexe que le système lui-même. Autrement dit, il faut que les
actions de contrôle aient une variété égale à la variété du système. En écologie, c’est la variété des
espèces, le nombre de niches écologiques, la richesse des interactions entre les espèces et entre
communauté et environnement qui assurent la stabilité et le maintien de cette communauté. La
vulgarisation de la notion de biodiversité a pour inconvénient de ne prendre en compte qu’un seul
critère quantitatif (le nombre d’espèces différentes).
5992 John Lovelock, auteur de L’Hypothèse Gaïa (Gaïa était la déesse Terre dans la mythologie
grecque) n’est ni écologue ni biologiste mais chimiste et c’est à partir de ses travaux de chimiste qu’il
formula sa théorie. Il la fonde sur le fait que l’atmosphère est une « extension dynamique de la
biosphère elle-même » (La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, trad. fr., « Champs »,
Flammarion, 1993, p. 28) c’est-à-dire non pas le cadre inerte a priori qui a rendu la vie possible mais
l’élément de vie fabriqué par la vie elle-même. Lovelock extrapole la notion cybernétique de feed-
back et l’applique à la Terre entière. Pour la première fois la Terre était comprise sous le concept
d’état stationnaire homéostatique. Pour Lovelock, l’ensemble de la vie sur Terre contrôle les
conditions atmosphériques de façon à se maintenir en permanence à un niveau optimal. De
nombreuses boucles de rétroaction relient, au plan global, la vie à son environnement, constituant la
géophysiologie du plus grand organisme vivant du système solaire. L’autorégulation cybernétique et
synchronique de la Biosphère nous autoriserait à parler de géostasie : n’est-ce pas la faculté d’un être
vivant que de posséder une régulation homéostatique de sa température et de constamment conspirer
avec son environnement pour s’assurer les conditions optimales de sa durée ? Certes tout ne vit pas
en Gaïa mais n’en va-t-il pas de même chez tous les êtres vivants (les poils et la corne des ongles ne
vivent pas non plus). Les multiples signes du dérèglement climatique global observés et vérifiés
depuis les années 1990 ont ruiné la thèse de Lovelock.
5993 Ce présupposé reposait à son tour, du côté créationniste, sur l’idée que la nature est bonne et
riche (puisque donnée par Dieu) et, du côté matérialiste, sur l’idée que la nature se régénère
constamment (par cycle et recyclage).
5994 Une externalité en économie est une situation où les décisions d’un agent économique
affectent un autre agent sans que le marché intervienne. On la définit aussi comme un effet hors
marché exercé sur l’utilité d’un agent économique ou sur les coûts d’une entreprise par des variables
dont la maîtrise relève d’un autre agent. Arthur Pigou a donné en 1920 la définition suivante de
l’effet externe : une personne, en même temps qu’elle fournit à une autre personne un service
déterminé pour lequel elle reçoit un paiement, procure par là même des avantages et des
inconvénients d’une nature telle qu’un paiement ne puisse être imposé à ceux qui en bénéficient ni
une compensation prélevée au profit de ceux qui en souffrent.
5995 Voir L’égalité.
5996 Mao Tsé Toung ordonnait « que se courbent les montagnes et se détournent les rivières ». En
Union soviétique, le désastre économique s’est doublé d’un désastre écologique.
5997 L’oubli de la nature est aussi un déni.
5998 À condition que celui-ci soit parvenu à un certain niveau de développement économique.
5999 Voir Le capitalisme. La bourse des droits à polluer est symptomatique de ce processus de
conversion du négatif en capital et en marchandises (voir infra).
6000 S. Podolinski a effectué à la fin du XIXe siècle le premier bilan énergétique sur l’agriculture
française en calculant combien de calories sont restituées pour une calorie dépensée par hectare de
prairie ou de blé.
6001 Mythe dans lequel un certain nombre d’écologistes sont tombés. Il n’est pas certain que
l’utopie du « développement durable » (voir infra) y échappe.
6002 Voir infra.
6003 En 1972, le Club de Rome publie un manifeste intitulé Halte à la croissance et qui prévoit
l’effondrement général des systèmes économiques et sociaux vers 2025 si des mesures draconiennes
de réduction de la croissance et de changement des mentalités de consommation ne sont pas prises.
6004 2010.
6005 Voir infra.
6006 Néologisme introduit par Kenneth E. Goopaster (considerability). Voir « De la considérabilité
morale » in Éthique de l’environnement, textes réunis par H.-S. Afeissa, Vrin, 2007, p. 61-91.
6007 Déjà dans les pays sous-développés, qui sont en même temps ceux qui subiront le plus
durement les effets du dérèglement climatique, apparaît l’idée de préjudice. Si le XXe siècle a été le
siècle des réfugiés politiques, le XXIe siècle pourrait être celui des réfugiés environnementaux.
6008 Cité par René Dubos, Les Dieux de l’écologie, Fayard, 1973.
6009 Bien que 75  000 plantes (au moins) soient comestibles, 75 % de l’alimentation humaine
proviennent de 7 espèces seulement (le blé, le riz, le maïs, la pomme de terre, l’orge, la patate douce
et le manioc).
6010 Ainsi parle-t-on désormais de géo-ingénierie climatique. Une pluralité de scénarios a déjà été
envisagée pour refroidir la Terre : cela va de la dispersion du soufre dans l’atmosphère à
l’ensemencement des océans par des quantités faramineuses de fer.
6011 La « lutte biologique » se sert des relations naturelles de prédation (la coccinelle mange les
pucerons) alors que la guerre chimique (les pesticides) est l’expression d’une volonté absolue.
6012 Également appelée économie circulaire.
6013 Un écosystème industriel idéal ne consommerait qu’une quantité limitée de ressources et ne
produirait qu’une quantité limitée de déchets inutilisables (Suren Erkman, Vers une écologie
industrielle. Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-
industrielle, Éditions Charles Léopold Mayer, 1998, p. 37).
6014 L’application la plus connue est celle des écoparcs industriels dans lesquels les entreprises
mutualisent l’utilisation de certains matériaux et où les déchets des uns peuvent servir de ressources
aux autres.
6015 Rédigé en 1987, ce rapport intitulé Our Common Future est dit également Rapport
Brundtland, du nom du Premier ministre norvégien de l’époque qui présida la Commission.
6016 On dit aussi « management vert » (titre du livre de Paul de Backer, Dunod, 1992).
6017 À cette position s’articule le thème de la décroissance.
6018 Ainsi les partisans de cette « soutenabilité faible » croient-ils possible d’épuiser complètement
une ressource naturelle si celle-ci est remplacée par davantage d’éducation (augmentation de capital
humain), d’hôpitaux ou de biens marchands.
6019 À la différence des partisans de la soutenabilité faible, ceux de la soutenabilité forte ne croient
pas possible une dématérialisation de l’économie.
6020 Strabon peut être considéré comme l’ancêtre de la géographie humaine, Ératosthène comme
celui de la géographie physique.
6021 Dans le cadre d’une idéologie de la responsabilisation individuelle, la stigmatisation du papier
gras jeté dans la rue a pour effet de le mettre sur le même plan que la pollution chimique industrielle.
6022 Les Américains parlent du syndrome Nimby (« Not in my backyard » « Pas dans mon arrière-
cour ! ») et du syndrome Nimto (« Not in my term of office » : « Pas durant mon mandat électoral ! »)
pour désigner des refus écologiques (à propos des déchets par exemple) exclusivement soucieux
d’intérêts particuliers.
6023 F. von Schiller, Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. R. Leroux, Aubier-Montaigne, 1947,
p. 103.
6024 L’invasion d’une algue, Caulerpa taxifolia, en Méditerranée comme celle des criquets en
Afrique montrent assez ce que peut avoir de proprement mythologique l’idée d’un équilibre spontané
et permanent de la nature.
6025 Voir l’ouvrage de Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Grasset, 1992.
6026 Pour les nazis, le Volk, le peuple-race, est une réalité naturelle.
6027 Voir la croyance (fausse, bien sûr) selon laquelle l’arsenal nucléaire mondial pourrait «
réduire la Terre en poussière », comme si l’anéantissement de l’espèce humaine (danger réel, celui-
là) ne suffisait pas !
6028 Les hirondelles nichent sous les toits et se perchent sur les fils électriques : leur instinct au
départ de leur espèce ne les avait pas programmées pour cela.
6029 On les appelle forêts anthropogéniques.
6030 « Pollution » vient du vocabulaire de la théologie et l’on sait à quelle souillure secrète elle
renvoie lorsqu’elle est nocturne. La pollution est sacrilège et profanation.
6031 Sortie de son contexte, bien sûr.
6032 A. Naess, « Le mouvement d’écologie superficielle et le mouvement d’écologie profonde de
longue portée. Une présentation », in Éthique de l’environnement, textes réunis par H.-S. Afeissa, op.
cit., p. 51-60.
6033 On les appelle ecowarriors aux États-Unis.
6034 G. Canguilhem, « Nature dénaturée et nature naturante », in Savoir, faire, espérer,
Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1976, p. 84.
6035 Les historiens connaissent à présent plusieurs désastres écologiques qui ont ruiné des
civilisations et des sociétés entières (les cas de l’île de Pâques et des Mayas sont les plus célèbres).
6036 La machine à vapeur, le charbon.
6037 L’électricité, le pétrole, les télécommunications.
6038 Le nucléaire, la robotique, l’informatique.
6039 M. Serres, Le Contrat naturel, Flammarion, 1992.
6040 Ainsi certaines espèces d’animaux et les animaux domestiques bénéficient-ils déjà d’une
protection particulière.
6041 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé § 248, trad. M. de
Gandillac, Gallimard, 1990, p. 240. Le mépris de Hegel pour la nature est une constante de sa pensée.
Dans sa jeunesse, alors qu’il était précepteur en Suisse, voici ce qu’il écrit à la vue des Alpes
bernoises : « La vue de ces masses éternellement mortes ne suscite rien en moi si ce n’est une idée
uniforme et, à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi » (Journal de voyage dans les Alpes bernoises, trad.
fr., Jérôme Millon, 1997, p. 78).
6042 Quatrième partie, lettre XI.
6043 Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau défend l’herbier contre le parc
zoologique : un jardin des plantes ne devrait précisément n’être qu’un jardin des plantes.
6044 Traiter l’être humain dans sa propre personne et dans celle d’autrui comme une fin et non
simplement comme un moyen.
6045 G.W.F. Hegel, Esthétique I, trad. fr., Le Livre de Poche, LGF, 1997, p. 417.
6046 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 34-35.
6047 Voir La nature.
6048 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 153.
6049 E. Bloch, Le Principe Espérance, trad. fr., 3 tomes, Gallimard, 1976, 1982 et 1991.
6050 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 16.
6051 Ibid., p. 65.
6052 Principe dont se servira Jean-Pierre Dupuy dans sa théorisation du catastrophisme éclairé
(voir La catastrophe).
6053 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 66.
6054 Ibid., p. 95.
6055 Ibid., p. 31.
6056 En un siècle, l’activité industrielle a provoqué un changement dans les conditions climatiques
qui naturellement s’étalait sur des millénaires.
6057 Exemple devenu classique : l’explosion et la pollution nucléaires. À cause de l’actuelle
avancée des biotechnologies, le risque d’une pollution génétique peut être, dans les prochaines
années, plus préoccupant encore que celui d’une pollution chimique ou nucléaire.
6058 Il traduit le Vorsorgeprinzip allemand.
6059 Voir infra.
6060 Voir La démonstration.
6061 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, op., cit., p. 34. Dans un autre ouvrage, Jonas écrit que «
la réconciliation de notre être séparé, si téméraire, avec le tout dont nous vivons, se trouve au centre
de la préoccupation philosophique » (Pour une éthique du futur, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Payot
et Rivages, 1998, p. 53).
6062 H. Jonas, Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 34.
6063 Ibid.
6064 Et non pas au sens kantien, qui est un véritable contresens.
6065 Le terme de « patrimoine » impliquant un lien entre générations, il sera remplacé par le terme
plus neutre et moins engagé de « préoccupation commune de l’humanité ».
6066 Ainsi le bénéfice de l’abattage d’une forêt tend-il a être systématiquement surestimé tandis
que le coût de son remplacement est systématiquement sous-estimé.
6067 Loi du 2 février 1995.
6068 La notion de précaution avait déjà placé la sagesse populaire dans la contradiction (« Deux
précautions valent mieux qu’une »/« Trop de précaution nuit »).
6069 Expression utilisée pour caractériser le comportement individualiste de sous-déclaration de
son intérêt pour le bien public.
6070 Nature a publié en 1997 un article d’un groupe d’économistes qui évaluaient le prix de la
Terre à 50 000 milliards de dollars. Les services rendus par la Biosphère ont été évalués à 180 000
milliards de dollars : c’est la somme que l’humanité devrait dépenser si elle devait remplacer tous les
services que lui rend la nature. Elle correspond à plus de quatre fois la richesse mondiale produite
chaque année.
6071 La valeur économique d’une vie humaine s’échelonne entre un demi-million et 2 millions
d’euros.
6072 C’est pour calculer ce coût qu’a été forgé le concept d’empreinte écologique. Mesurée en
hectares globaux, c’est-à-dire en hectares ayant une productivité égale à la productivité biologique
mondiale moyenne, l’empreinte écologique tente d’évaluer le rapport entre les ressources
consommées par un pays et la capacité de ses écosystèmes à les reconstituer. Plus précisément,
l’empreinte écologique mesure les surfaces biologiquement productives de terre et d’eau nécessaires
pour produire les ressources qu’un pays consomme et pour absorber les déchets qu’il génère. C’est
un indicateur synthétique de la pression sur l’environnement qui tient compte du mode de vie et des
techniques utilisées. Un Américain moyen a besoin d’une dizaine d’hectares, un Français de 6, un
Indien de 1.
6073 Combien faudrait-il payer pour remplacer les insectes plus assez nombreux pour polliniser les
plantes ?
6074 Exemple : achat d’eau en bouteille, dispositif antibruit.
6075 Voir supra.
6076 La bourse des droits à polluer est issue de cette conception. Le droit de polluer est la quantité
de pollution autorisée dévolue à une entreprise ou un pays en fonction de ses capacités propres. Il
peut s’échanger sur un marché. À l’opposé d’une politique directive fondée sur une taxe pigovienne
payable à l’État en application du principe pollueur-payeur, le principe du marché des droits à polluer
qui s’inspire du théorème de Coase, revient à réduire l’intervention de l’État à la définition de seuils
de pollution de plus en plus bas et à déterminer le volume de pollution par entreprise, celle qui pollue
moins que le seuil autorisé peut vendre ses droits. Avec la taxe pigovienne celui qui pollue trop est
pénalisé mais celui qui pollue moins grâce à des efforts spécifiques n’est pas récompensé.
L’établissement d’un marché des droits de polluer constitue un triomphe du capitalisme
contemporain capable de générer des profits à partir des dommages qu’il induit lui-même.
60. L’espace
 
 
 
Pascal voyait dans l’espace un « mot primitif » indéfinissable6077.. Si la
géométrie a été historiquement la première des sciences, c’est sans doute
parce que l’espace avait une concevabilité immédiate dont les autres
éléments du réel sont dépourvus. Que les êtres et les choses, ainsi qu’on
l’observe en biologie et en minéralogie, doivent obéir aux contraintes de
l’espace constitue une objection topique contre l’idéalisme. Toutes les
espèces animales ont une spatialité propre, un milieu et un
environnement6078.. Mais, à la différence de l’animal, l’homme par son
regard peut explorer toutes les directions de l’espace. La station debout est
un marqueur d’humanité aussi décisif que le soin des morts et la pensée
conceptuelle.
Toutes les langues disposent de mots qui désignent tantôt des positions
relatives des objets par rapport au sujet (ici et là)6079., tantôt des positions
objectives (sur et sous, dedans et dehors). Le terme latin spatium, qui a
donné notre « espace » vient du verbe spao, qui signifie je tends, j’étends
— d’où l’« étendue ». Spatium signifiait à l’origine l’arène, le champ de
courses, donc renvoyait à un espace qualifié, déterminé par certains
événements. L’espace est donc primitivement indiqué par une action du
sujet. Il est la seule grandeur mathématique que l’on puisse mesurer
directement (c’est avec l’espace que l’on mesure l’espace) si bien qu’il a
servi de symbole et de mesure à toutes les autres grandeurs : mesurer le
temps ou la température impliquait qu’on pût les traduire en termes
d’espace.
Avec le temps, l’espace est le cadre nécessaire de toute expérience et de
toute existence. Kant le rapportait au sens externe (je perçois l’espace
autour de moi) tandis qu’il rapportait le temps au sens interne (il est perçu à
travers la succession des représentations). Hegel disait que le point (l’ici)
exige tous les autres, par opposition au maintenant qui exclut tous les
autres. Le temps disperse, l’espace étale. Leur opposition est un lieu
commun de la pensée : s’il y a eu conquête de l’espace, il n’y a jamais eu
conquête du temps. Mais dans l’expérience commune les deux dimensions
sont mêlées6080. avec toutefois un privilège accordé à l’espace du fait
précisément de sa maniabilité : le passé est lointain (voir l’expression : «
aussi loin que je m’en souvienne »), nous ne dirons pas d’une chose
éloignée qu’elle est passée.
À l’époque moderne, Bergson et Heidegger opéreront un renversement
philosophique, en faisant de la temporalité une donnée première, aux
dépens de l’espace. Bergson oppose la durée à l’espace comme l’esprit à la
matière. Nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en
étendue et la succession prend pour nous la forme d’une ligne continue ou
d’une chaîne dont les parties se touchent sans se pénétrer. Kant disait que si
l’espace est appliqué à titre d’image au temps, c’est parce que le temps est
la dimension même de la représentation6081.. Les formes, fixes dans
l’espace, ont été préférées aux forces, mouvantes dans le temps. Cela se voit
aussi bien en philosophie qu’en art. Les notes de la gamme se disposent
dans l’espace qui visualise leur hauteur. Durant toute la seconde moitié du
Moyen Âge, « espace » en français renvoyait à une idée de temps, plus
précisément à une idée d’intervalle de temps écoulé6082. — il en reste trace
dans l’expression « en l’espace de cinq jours ». Il est caractéristique que
l’espace, pris absolument, signifie l’univers alors même que celui-ci (mais
nous ne le savons que depuis peu) est d’abord du temps écoulé. Pour nous,
tout événement a besoin d’une inscription spatiale — il n’est que de voir
avec quelle ferveur les religions de la transcendance qui ont eu le souci
d’ôter à leur Dieu toute figure ont sacralisé les lieux de leur révélation.
Cette nécessaire localisation de l’événement6083. est dite dans le lieu de l’«
avoir lieu » et dans le y du « il y a ».
Heidegger parle de Zeitspielraum, d’espace de jeu temporel. Le schème
spatialisant est dominant dans les deux topiques (déjà le mot !)6084.
freudiennes. Freud, qui émit l’hypothèse que la spatialité est la projection
de l’extension de l’appareil psychique, compare le préconscient à une
antichambre. Même dématérialisé (débiologisé) l’inconscient reste
spatialisé6085.. Le mécanisme du refoulement lui-même appelle la
représentation spatiale. La métaphore de la « scène » est omniprésente. Le
rêve même a son espace propre qu’aucune représentation ne saurait
réellement figurer. D’ailleurs Bergson lui-même, lorsqu’il traite de
l’évolution créatrice, utilise les termes d’impasse et de bifurcation, qui sont
des termes d’espace. Et donner à l’existant la qualité de Dasein, d’« être là
» comme le fait Heidegger, c’est faire de ce là un déterminant capital.
« Espace » est le plus extensif des concepts de l’extension : il englobe tous
les espaces, quantitativement et qualitativement différenciables. Le latin
médiéval disposait de trois mots pour désigner les modes de l’extension :
locus (le lieu), situs (le site) et spatium (l’espace). Le lieu est un ici, une
détermination particulière ou singulière de l’espace6086., l’endroit étant un
lieu quelconque. Le site est un lieu pourvu d’une charge symbolique
particulière : tous les sanctuaires construits, par exemple, l’ont été sur des
sites déterminés6087.. Un lieu devient site lorsqu’une œuvre que rien
n’attendait vient enrichir ses formes en les compliquant. L’univers a une
multitude de lieux, seule la Terre a des sites. Le site est un lieu chargé d’un
sens collectif particulièrement intense ; il n’y a pas de site personnel6088..
L’espace est le plus abstrait, donc le plus large de ces concepts6089..
Novalis le définissait comme « le solide sans masse »6090.. Le regard ne se
porte pas réellement sur lui : on ne perçoit pas davantage l’espace que le
temps, on ne perçoit que des formes et des événements.
Derrière l’unicité du mot se cache une pluralité de phénomènes. L’espace
renvoie à une multitude d’espaces : a) l’espace réel des corps, de la vie et
du monde ; b) l’espace symbolique des sciences ; c) l’espace imaginaire de
l’art et de la pensée. Chaque famille à son tour se diversifie en une
multitude d’espaces réels (les sociétés, les époques et les individus ne
vivent pas dans les mêmes), d’espaces symboliques (en mathématiques,
pour ne parler que de cette science, l’espace a rompu son lien avec le lieu et
devient une structure opératoire), d’espaces imaginaires (chaque grand
peintre crée son espace propre). La philosophie devra tenir compte de ces
multiplicités.
 
 
I. L’ESPACE CONÇU
 
La question philosophique de l’espace s’est articulée autour de trois
grandes alternatives : celle de l’objectif et du subjectif, celle de l’absolu et
du relatif, et celle du fini et de l’infini.
 
 
1. Espace objectif/espace subjectif
 
La conception objectiviste de l’espace a été très largement dominante dans
la tradition philosophique. C’est en terme de lieu (topos)6091. que Platon
établit la dualité du sensible et de l’intelligible. L’allégorie de la caverne est
une véritable mise en scène des activités de pensée. Pour Platon, l’espace
est la condition nécessaire pour que les Idées transcendantes puissent être
réalisées dans le monde du devenir sensible. Lui-même dépourvu de forme,
l’espace a pour fonction de recevoir les images changeantes des Formes
idéelles sans que pour autant il puisse être assimilé à la catégorie de matière
constituant les corps sensibles. Dans le Timée, Platon fait du réceptacle
(chôra) le troisième genre d’être — après le modèle et l’image6092. — et le
compare à la mère6093.. Lieu de passage, siège du devenir de toutes
choses, la chôra est elle-même non saisissable par les sens et
indestructible6094., aussi participe-t-elle ontologiquement des deux «
mondes » à la fois.
La chôra du Timée joue un rôle analogue à celui joué par l’autre du
Sophiste : comme l’autre est le principe de la distinction des genres et des
espèces, la chôra est le principe de l’exclusion réciproque, de la distinction
numérique, celle des parties de l’espace qui se distinguent tout en
demeurant indiscernables. Dépourvues de toute qualité, elles ne peuvent
présenter aucune différence et cette parfaite homogénéité équivaudrait au
non-être absolu s’il ne leur restait à toutes ces propriétés de s’exclure
réciproquement. Ce qu’elles ont de commun, en quoi consiste l’essence de
l’espace, c’est de n’avoir rien de commun.
Aristote définit le lieu comme l’une des dix catégories de l’être 6095. : le
non-être n’est nulle part6096.. On ne peut pas, par exemple, répondre à la
question de savoir où est le sphinx. L’espace doit être déjà là pour recevoir
les corps : ainsi Aristote interprète-t-il le chaos primitif d’Hésiode non
comme matière mélangée mais comme place pour le cosmos6097.. Le
passage qu’Aristote consacre à l’espace dans Les Catégories le détermine
comme une quantité continue puisque ses parties ont une limite commune.
Ainsi l’espace est-il conçu comme la somme totale de tous les lieux
occupés par les corps : la conception aristotélicienne de l’espace est
analytique.
C’est à travers le lieu6098., c’est-à-dire la place occupée par un corps,
qu’Aristote dans le livre IV de la Physique fait l’analyse de l’espace. Bien
que pourvu de la grandeur, le lieu n’est pas un corps : Aristote donne
comme argument l’impossibilité d’une coexistence entre deux corps6099..
Le Stagirite récuse l’identification faite par Platon dans le Timée entre la
matière et l’étendue6100. et utilise la métaphore du vase : en tant
qu’enveloppe, le vase n’est pas la matière. Mais le lieu n’est pas non plus la
forme car il est séparable de la chose alors que la forme ne l’est pas6101..
Aristote le définit comme « la limite du corps enveloppant à l’endroit où il
touche le corps enveloppé »6102.. La limite du corps enveloppant et celle
du corps enveloppé se confondent. La place d’un corps est la limite interne
d’un autre corps qui le contient. Réfléchissant sur la préposition dans,
Aristote remarque que l’on dit aussi bien que les parties sont dans le tout
que le tout est dans les parties6103.. Le corps enveloppé est « celui qui est
mobile par transport »6104.. Si les corps bougent dans le lieu (le bateau et
l’eau du fleuve par exemple), le lieu, lui, ne bouge pas (pris en son entier le
fleuve est immobile) — d’où la définition du lieu comme « limite immobile
immédiate de l’enveloppe »6105..
Les corps ont des lieux qui correspondent à leur nature. Un lieu est dans
un autre lieu mais Aristote refuse le raisonnement de régression à l’infini : il
existe un arrêt dans le ciel qui est l’englobant ultime6106.. Tout dans
l’univers a un lieu, excepté l’univers lui-même. L’espace est l’enveloppe
immobile formée par l’ensemble des lieux. Pour Aristote, il existe un
contraste entre le nombre qui a un minimum (1) mais pas de maximum et
l’étendue, qui a un maximum (l’univers) mais pas de minimum (il est
divisible à l’infini)6107.. Aristote refuse d’admettre l’existence du vide :
celui-ci rendrait le mouvement impossible. L’espace aristotélicien n’a pas
euclidien, il est hétérogène et non quantifié. Loin d’être inerte, le lieu est
pourvu de puissance, les corps tendent vers le lieu qui leur est propre, les
plus lourds (la terre, l’eau) vers le bas, les plus légers (l’air, le feu) vers le
haut. Si les directions (droite/gauche, haut/bas, avant/arrière) dépendent de
notre position, il en va autrement dans la nature où elles ont un sens absolu.
On a qualifié le point de vue de Descartes sur l’espace de réalisme relatif
ou géométrique. L’étendue cartésienne est à la fois abstraite et réifiée,
espace et matière. Pour Descartes, l’espace physique est l’extension ou
l’étendue géométrique confondue avec la matière. L’étendue est l’attribut
principal de la substance corporelle et constitue sa nature et son
essence6108.. Descartes y voit l’une des trois notions primitives, avec celle
de la pensée et celle de l’union de l’âme et du corps. L’extension est avec la
figure et le mouvement6109. l’une des trois propriétés réelles du monde
sensible susceptible d’un traitement mathématique. L’étendue est la seule
idée claire et distincte qu’offre la représentation sensible du corps (un
morceau de cire peut tout perdre, odeur, couleur, forme, consistance, il ne
peut pas perdre son extension)6110. ; inversement, là où il y a étendue, il y
a nécessairement une réalité substantielle. Aux yeux de Descartes, l’étendue
est une réalité corporelle dépourvue de toute qualité sensible mais qui n’en
est pas moins la substance commune de tous les corps, la matière dont ils
sont faits. L’espace pur comme espace sans matière est nié. Comme
Aristote, Descartes refuse l’existence du vide et il est proche d’Aristote
lorsqu’il assimile la « superficie qui environne un corps » à son « lieu
extérieur »6111.. Puisque l’étendue constitue l’essence de la matière, il
s’ensuit, aux yeux de Descartes, que l’hypothèse d’un espace vide est
contradictoire : le néant ne peut avoir d’extension6112.. La distinction entre
l’espace et la matière qui le remplirait est une erreur fondée sur la
substitution de l’imagination à la raison : « L’espace ou le lieu intérieur et le
corps qui est compris dans cet espace ne sont différents (…) que par notre
pensée »6113.. Il n’y a de vide que relativement à notre attente : lorsque
nous disons d’une cruche qu’elle est vide, nous voulons dire que l’eau que
nous attendions ne s’y trouve pas ; en réalité, cette cruche est remplie d’air
« c’est en ce même sens que nous disons qu’un espace est vide, lorsqu’il ne
contient rien qui nous soit sensible, encore qu’il contienne une matière
créée et une substance étendue »6114.. Il s’ensuit que l’espace (et la
matière) sont divisibles à l’infini : il n’y a pas selon Descartes d’atome
ultime d’espace ou de matière6115.. Enfin l’étendue du monde est
indéfinie6116. (Descartes préfère ce mot à celui d’infini qu’il réserve à
Dieu) 6117..
Malebranche distingue l’étendue matérielle et l’étendue intelligible6118..
L’étendue matérielle n’est pas appréhendable comme telle. Lorsque nous
voyons une étendue physique, ce que nous voyons est en fait l’étendue
intelligible, c’est-à-dire l’idée de la matière. Le monde physique n’est pas
directement présent à l’esprit, mais seulement par l’intermédiaire de son
idée. Cela ne signifie pas que l’étendue intelligible soit moins réelle, au
contraire, puisqu’elle se trouve en Dieu : l’étendue intelligible est «
l’archétype du monde matériel » que nous voyons en Dieu6119.. «
Lorsqu’on pense à l’étendue les yeux fermés et le cerveau sans image, alors
cette étendue intelligible affecte l’âme d’une pure perception » et représente
à l’esprit la spatialité comme telle « dans une intuition purement
intellectuelle »6120.. « Mais lorsqu’on ouvre les yeux au milieu d’une
campagne, alors cette même étendue intelligible devient sensible », c’est-à-
dire affecte l’âme d’une perception plus vive, qui lui représente des corps
concrets »6121.. Il y a dans la doctrine malebranchiste une trace du
réceptacle platonicien : de même que celui-ci reçoit les qualifications ou
espèces sensibles, de même chez l’auteur de la Recherche de la vérité
l’étendue intelligible est diversifiée par les sensations.
Chez Malebranche Dieu est le lieu des esprits comme l’espace est le lieu
des corps. L’étendue intelligible, qui est l’objet idéal de la géométrie, existe
dans l’entendement divin ; elle est l’archétype des corps. Dieu est étendu
(un point décisif par où Malebranche diverge de Descartes et rejoint
Spinoza) : l’immensité est le mode propre à cette étendue, elle est à
l’étendue ce que l’éternité est au temps6122..
« L’étendue est un attribut de Dieu, écrit Spinoza, autrement dit Dieu est
chose étendue »6123.. L’attribut, qui est une dimension de la substance
unique, se conçoit par soi et en soi de sorte que le concept d’un tel attribut
n’enveloppe pas le concept d’une autre chose6124.. Dieu (ou nature) a une
infinité d’attributs, mais nous n’en connaissons que deux, la pensée et
l’étendue. Dire que Dieu est étendu n’implique pas qu’il soit corporel :
Spinoza n’admet pas l’argument de Descartes6125.. L’étendue est infinie et
indivisible. L’étendue divisée en corps est celle que se représente
l’imagination. Le corps est un mode de l’étendue comme l’idée est un mode
de la pensée.
Ce sont les philosophes empiristes qui rattacheront, à l’inverse de la
philosophie antique et du rationalisme moderne, l’espace à l’activité du
sujet. Pour Locke, nous formons l’idée générale d’espace à partir de la
perception de l’éloignement des corps par la vue et le toucher6126.. Si
l’idée d’espace est acquise par la vue et le toucher, cela signifie qu’elle se
réduit à celle de corps. Mais aux cartésiens qui identifiaient la matière à
l’étendue, Locke objecte que la solidité qui caractérise les corps est
étrangère à l’espace. Certes l’étendue est inséparable du corps mais il ne
s’ensuit pas que le corps et l’étendue constituent une seule et même
chose6127.. Selon Locke, l’espace est une « idée simple » (c’est-à-dire une
idée irréductible à une autre quelconque) à partir de laquelle l’esprit, de son
propre fonds, ou par stimulation objective, construit des « modes simples
»6128..
Berkeley fait observer que la profondeur ne peut pas appartenir aux choses
mais à notre position relative par rapport à elles. L’espace, aux yeux du
philosophe irlandais, n’est ni le « sensible commun » perçu à la fois par la
vue et le toucher dont parlait la philosophie scolastique, ni l’étendue
géométrique chère aux cartésiens. Il y a, pour l’auteur de la Théorie de la
vision, deux espaces distincts : un espace visuel et un espace tactile et c’est
l’expérience qui nous apprend à déchiffrer les correspondances existant
entre ces deux types de sensations, visuelles et tactiles6129.. L’enfant tend
son bras ou se déplace et atteint ainsi les objets qu’il voit. Cette activité
(tendre le bras, se déplacer) produit des traces kinesthésiques que la
mémoire enregistre. Par ailleurs, les informations visuelles fournies par
l’objet sont corrélées avec la distance : par exemple, plus l’objet est éloigné,
plus sa projection rétinienne est petite. Il y aurait donc au départ des
espaces différents : un espace visuel, un espace kinesthésique, un espace
auditif etc. Grâce au rapport que l’individu entretient avec l’environnement,
tous ces espaces seront ensuite intégrés en un espace commun.
Comme Locke, Hume pense que nos idées d’espace (et de temps) nous
viennent de nos impressions mais il va mettre l’accent sur leur ordre
d’apparition et leur mode d’apparaître. Impressions de la vue (pour la
couleur) et impressions du toucher (pour la solidité) s’organisent d’une
manière qui nous fournit l’idée d’espace. Hume critique l’idée cartésienne
d’étendue comme une abstraction vide de sens : une étendue qui ne serait ni
tangible ni visible ne peut absolument pas être conçue. Toute idée est tirée
d’une impression : « la vue de la table qui se trouve devant moi suffit à me
donner une idée d’étendue »6130.. L’étendue est analytique ; elle est
composée de parties, mais en nombre fini car les capacités de notre esprit
sont limitées. Il est aussi impossible de concevoir une étendue sans objet
qu’un temps sans événement6131..
 
 
2. Espace absolu/espace relatif
 
Dans ses Principia mathematica philosophiae naturalis, Newton définit
l’espace comme absolu, sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, et qui,
de par sa nature, demeure toujours semblable et immobile. C’est un milieu
inerte, indifférent aux éléments qu’il contient et aux événements qui se
déroulent en lui. Comme l’espace d’Euclide, dont il est la transposition
physique, l’espace de Newton est objectif (il ne dérive pas de la
représentation), homogène (ses propriétés physiques sont les mêmes en tous
points), isotrope (ses propriétés physiques sont les mêmes quelle que soit la
direction considérée), plat (le théorème de Pythagore est vérifié et les
angles des triangles ont ensemble 180°) et indéformable (la matière loge en
lui, elle n’a aucune influence sur lui). Dans cet espace, l’opposition
aristotélicienne de la substance et de l’accident n’a plus de sens. L’espace
est la loi d’après laquelle Dieu a distribué les corps dans le monde. Newton
utilise même à son sujet comme à propos du temps l’expression de «
sensorium Dei », « sens de Dieu »6132..
La conception absolutiste de l’espace développée par Newton sera le cadre
de la physique classique jusqu’à ce que la théorie de la relativité n’y
reconnaisse plus qu’un cas particulier. Au XIXe siècle, l’hypothèse de l’éther
— censé permettre la propagation de la lumière puis celle du champ
électromagnétique — est évidemment liée à cette conception6133..
Selon Leibniz, l’espace « qui est souvent commensuré avec les corps »
n’est pas la même chose que l’immensité de Dieu6134., il ne peut être une
propriété de Dieu6135.. L’espace a des parties, alors que Dieu n’en a pas.
Yvon Belaval pense que c’est l’invention du calcul infinitésimal qui
conduisit Leibniz à désubstantialiser l’espace et le temps — lesquels
deviennent de simples rapports6136.. Pour Leibniz, l’espace est comme «
un certain ordre de coexistence »6137. entre les choses, abstraction faite de
ces dernières et comme « l’ensemble de toutes les places »6138.. De même
que le temps est le lieu des événements, l’espace est le lieu des corps.
Leibniz voit dans l’antitypie (l’impossibilité pour un corps d’occuper le
même espace qu’un autre corps) l’attribut de la matière : ce qui fait que la
matière est dans l’espace, c’est une résistance passive, ce qu’on appelle
impénétrabilité, inertie. Chaque partie de l’étendue reste extérieure aux
autres (partes extra partes). Dans cet espace, il n’y a aucune place pour le
vide (il ruinerait le principe du continu). Mais l’espace n’est pas seulement
un rapport entre les existants, il est aussi un rapport entre les possibles,
comme s’ils existaient.
L’originalité de la conception kantienne de l’espace tient au fait qu’elle
récuse aussi bien l’objectivisme newtonien que l’empirisme, tout autant le
physicalisme que l’idéalisme. « L’espace, écrit le philosophe du criticisme,
n’est pas quelque chose d’objectif et de réel ; il n’est ni substance, ni
accident, ni relation ; mais il est subjectif et idéal et provient, par une loi
fixe, de la nature de l’esprit, à la manière d’un schéma destiné à coordonner
dans leur ensemble toutes les données du sens externe »6139.. L’espace
absolu n’est qu’une idée, dit Kant dans ses Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature, « en faire une chose réelle, c’est
confondre l’universalité logique d’un espace quelconque auquel je puis
comparer tout espace empirique comme y étant contenu, avec l’universalité
physique d’un contenant réel ; c’est méconnaître la raison dans son idée
»6140.. Mais si l’espace n’est pas une réalité physique objective, il n’est pas
non plus le produit d’une abstraction à partir d’impression première : « Le
concept de l’espace n’est pas abstrait des sensations externes. Car je ne puis
concevoir une chose comme posée hors de moi sans me la représenter
comme située dans un lieu distinct de celui que j’occupe moi-même ; et je
ne puis me représenter les choses comme extérieures les unes aux autres si
je ne les place en différents lieux de l’espace. La possibilité des perceptions
externes comme telles suppose donc le concept d’espace, elle ne le crée pas
»6141.. Aux antipodes de celle d’Aristote et des empiristes, la conception
kantienne de l’espace est synthétique : « Le concept d’espace est (…) une
intuition pure ; c’est en effet un concept singulier qui n’a pas été constitué à
partir des sensations mais qui est la forme fondamentale de toute sensation
externe »6142.. L’espace n’est pas un composé mais un tout « puisque ses
parties ne sont possibles que dans le tout et que le tout ne l’est point par ses
parties »6143.. Il n’est pas constitué par la synthèse de ses parties. Il n’est
pas un assemblage, un concept discursif, mais un tout qui du fait qu’il ne
consiste pas en parties simples peut être divisé à l’infini. Ce n’est pas à
partir des choses étendues, constatées dans l’expérience qu’on se forge
l’idée de l’espace mais, inversement, c’est à partir d’une représentation a
priori de l’espace que l’on peut intuitionner, empiriquement, les choses
étendues. Aux yeux de Kant, l’espace ne vient pas des objets étendus
puisque l’espace vide est encore un espace.
L’Esthétique transcendantale qui ouvre la Critique de la raison pure
analyse les principes de la sensibilité a priori qui sont l’espace et le temps.
L’espace et le temps ne sont pas le lieu ou l’instant mais des déterminations
abstraites. « J’appelle pures (dans le sens transcendantal), écrit Kant, toutes
les représentations où l’on ne trouve rien qui appartienne à la sensation. Par
suite, la forme pure des intuitions sensibles en général, dans laquelle tout le
divers des phénomènes est intuitionné sous certains rapports, se trouvera a
priori dans l’esprit. Cette forme pure de la sensibilité s’appellera encore
intuition pure. Ainsi, quand, dans la représentation d’un corps, je sépare ce
que l’entendement en pense, comme la substance, la force, la divisibilité
etc., ainsi que ce qui appartient à la sensation, comme l’impénétrabilité, la
dureté, la couleur etc., il me reste encore quelque chose de cette intuition
empirique, à savoir l’étendue et la figure. Celles-ci appartiennent à
l’intuition pure, qui se trouve a priori dans l’esprit, comme une forme pure
de la sensibilité, indépendamment même de tout objet réel des sens ou de
toute sensation »6144.. L’espace est un principe a priori de la connaissance
des phénomènes, « un principe formel du monde sensible »6145.. C’est sur
la nécessité a priori de l’espace que se fonde la certitude apodictique de
tous les principes géométriques et la possibilité de leur construction a
priori. À la différence du temps, l’espace ne peut être intuitionné en nous.
Comme le temps, l’espace est l’objet de deux expositions : une exposition
métaphysique (la représentation de ce qui appartient à un concept comme
donné a priori) et une exposition transcendantale (l’explication d’un
concept considéré comme un principe capable d’expliquer la possibilité
d’autres connaissances synthétiques a priori). Kant affirme conjointement
la réalité empirique et l’idéalité transcendantale de l’espace : « Nos
explications enseignent (…) la réalité (c’est-à-dire la valeur objective) de
l’espace par rapport à tout ce qui peut se présenter à nous extérieurement
comme objet, mais en même temps l’idéalité de l’espace, par rapport aux
choses, quand elles sont considérées par la raison en elles-mêmes, c’est-à-
dire sans tenir compte de la constitution de notre sensibilité. Nous affirmons
donc la réalité empirique de l’espace (par rapport à toute expérience externe
possible) bien que nous en affirmions l’idéalité transcendantale, c’est-à-
dire qu’il n’est rien, dès que nous laissons de côté la condition de la
possibilité de toute expérience, et que nous l’acceptons comme quelque
chose qui sert de fondement aux choses en soi »6146.. Par ailleurs, l’espace
est infini : toute délimitation provient d’une intervention expresse de notre
part (mesurer un champ, tracer une frontière etc.).
 
 
3. Espace fini/espace infini : voir L’infini et L’univers
 
 
II. L’ESPACE VÉCU
 
Rilke écrivait : « Nous n’avons jamais, même pas un seul jour/l’espace pur
devant nous, dans lequel les fleurs/éclosent infiniment. C’est toujours
Monde/et jamais Nulle part sans Rien : le pur/sans surveillance qu’on
respire et/sait infiniment et qu’on ne convoite pas »6147..
Comme l’a montré Jakob von Uexkull, l’environnement immédiat
(Umwelt) protège du monde extérieur (Aussenwelt). L’éthologie établit que
chaque espèce vit dans un espace qui n’a que des points de contact partiels
et éphémères avec les autres espaces6148..
Le sens de l’espace commence bien en deçà de la conscience réflexive —
ainsi qu’en témoignent le territoire et l’orientation des animaux. Le
territoire est un espace approprié et porteur d’identité : « Le territoire n’est
pas premier par rapport à la marque qualitative, écrivent Deleuze et
Guattari, c’est la marque qui fait le territoire »6149.. Le territoire est le
produit de la territorialisation6150.. À la différence du temps, l’espace est
ce qui peut être violé.
On utilise parfois, hors contexte cartésien, le terme d’étendue pour
désigner l’espace concret de l’existence. Otto F. Bollnow6151. parle d’«
espace existé ». Il est impossible de déduire des seules lois de notre pensée
que l’espace de notre expérience ne doit avoir que trois dimensions. La
distance n’a de pertinence que pour l’espace. Elle le perd avec le lieu.
L’espace vécu n’est jamais mesuré abstraitement et lorsqu’il l’est, c’est
seulement en quelques-uns de ses points singuliers6152.. Les grandes
dualités du statique et du dynamique, du fermé et de l’ouvert6153., du
proche et du lointain, du familier et de l’étranger traversent l’espace vécu
tant au niveau individuel que collectif.
 
 
1. L’espace collectif
 
Comme le temps signifie l’impossibilité d’exister ensemble, l’espace
signifie l’impossibilité d’exister partout. Aussi les hommes ont-ils
volontiers accordé à leurs dieux cette ubiquité (omniprésence) dont ils
rêvaient pour eux.
Les sociétés anciennes et traditionnelles ignorent l’espace homogène et
indifférencié de la géométrie euclidienne. Pour elles, ce que nous appelons
espace correspond à un ensemble de domaines et d’orientations diversement
qualifiés. En Chine, une couleur, une qualité spécifique correspondent à
l’une des cinq directions de l’espace6154.. Comme le temps est un
ensemble d’occasions, l’espace est un ensemble de sites. Dans les sociétés
primitives, la division fondatrice est celle du village et de la forêt. Les
premières guerres, dit-on, ont opposé les nomades/pasteurs/chasseurs aux
sédentaires/cultivateurs/éleveurs, deux manières antinomiques de vivre
l’espace6155.. Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari
opposent l’espace lisse des nomades à l’espace strié des sédentaires. Les
lignes de force sont souvent au moins aussi importantes que les surfaces
occupées6156.. Les deux côtés ne sont jamais symétriques — l’un
l’emporte toujours sur l’autre en valeur ou en intensité6157.. C’est dans
l’espace que le pèlerin consommait le temps qui lui était accordé. On ne
peut en dire autant du voyageur ni a fortiori du touriste.
Dans les sociétés antiques, l’espace géo-architectural (la maison, la ville),
l’espace socio-politique (la cité, l’empire, les ordres et les castes) et
l’espace cosmique (l’univers dans sa totalité) se réunissaient dans un espace
mythique, imaginaire, gouvernant tout un réseau d’homologies et de
correspondances. Le siège est un lieu de pouvoir — du trône du roi à la
capitale de l’État. Les formes d’organisation de l’espace, analyse Henri
Lefebvre6158., résultent de rapports de production et participent à la
perpétuation des processus de domination. Les géographes et économistes
qui parlent de logique spatiale ont tendance à occulter les logiques de
classe, comme si l’espace n’était gouverné que par l’utilité pratique et la
minimisation des coûts. La hiérarchie est inscrite dans l’espace au niveau
microtopique (celui de l’entreprise ou de la maison, par exemple) comme
au niveau macrotopique (celui de la ville ou du pays, où joue de manière
privilégiée l’opposition centre/périphérie6159.). Michel Foucault a proposé
le néologisme d’hétérotopie pour désigner tous ces lieux qui semblent en
retrait de l’espace social visible (prisons, hôpitaux…) et qui néanmoins
condensent son pouvoir de manière intensive6160..
Le psychologue Kurt Lewin a utilisé le concept de champ (un concept
emprunté à la physique)6161. pour désigner l’ensemble formé par le sujet et
son environnement. Le champ est structuré par des forces d’attraction et de
répulsion6162.. À la limite, il crée les propriétés qui le définissent et c’est
pourquoi les sciences humaines privilégient ce concept aux dépens de celui,
plus neutre, de lieu. Chaque groupe social possède son champ dynamique
avec ses canaux de communication, ses frontières, ses barrières. Appliquant
ce même concept de champ à ses travaux de sociologue, Pierre Bourdieu
définissait l’espace social par « l’exclusion mutuelle ou la distinction des
positions qui le constituent », c’est-à-dire comme « structure de
juxtaposition de positions sociales », et parlait à ce propos de « topologie
sociale »6163.. Le marquage social de l’espace est inscrit dans les corps
comme habitus6164.. On a créé le néologisme de proxémie pour désigner
l’ensemble des observations et des théories concernant l’usage que fait
l’homme de l’espace en tant que produit culturel spécifique : cela touche
aussi bien la gestuelle personnelle et l’appréciation des distances
convenables entre les personnes que l’urbanisme.
L’espace social est à la fois physique et symbolique. L’expression d’espace
public traduit le terme allemand d’Öffentlichkeit, qui sert à Habermas à
désigner ce qui s’est ouvert, à l’époque des Lumières, sur la scène
historique6165..
 
 
2. L’espace existentiel
 
Husserl parle d’un « champ de présence » (Präsenzfeld). C’est la
phénoménologie, en effet, qui, dépassant la confrontation classique de la
réalité et de l’idéalité de l’espace, définit celui-ci comme une structure
commune englobant le sujet et le monde. L’être humain est inhérent au
monde6166.. On peut dire que l’espace est existentiel aussi bien que
l’existence est spatiale6167..
Husserl faisait dériver notre sens de l’espace de notre corporéité et de
notre expérience du mouvement. Le corps phénoménal est spatial non au
sens où le corps objectif est « dans » l’espace mais au sens où « notre
rencontre primordiale avec l’être » est d’emblée « située » et « orientée
»6168.. Notre corps est jeté dans le monde : il y a de l’espace en lui (il
occupe par son volume un certain espace) et l’activité sensorimotrice aussi
bien que les différents modes de la perception le mettent en contact avec
l’espace hors de lui.
En substituant la notion d’intentionnalité à celle de représentation, la
phénoménologie écarte l’idée que la conscience puisse contenir quoi que ce
soit. Le paragraphe 23 de Être et Temps de Heidegger est consacré à la
spatialité de l’être-au-monde, le paragraphe suivant à la spatialité du Dasein
et l’espace. Peut-être sont-ce les passages les plus phénoménologiques de
l’ouvrage : Heidegger y récuse l’opposition de l’objectivité et de la
représentation subjective : « l’espace n’est pas plus dans le sujet que le
monde n’est dans l’espace »6169..
Le rapport du Dasein à l’espace s’effectue, selon Heidegger, de manière
privilégiée selon le mode de la proximité. L’utilisabilité de l’outil consiste
en ce qu’il est « à portée de main ». Il y a une proximité essentielle dans ce
fait d’être à portée de main (Zuhandenheit)6170.. Le propre du Dasein est
de « déloigner », d’abolir le lointain pour le transformer en proximité : « Le
Dasein a par essence une tendance à la proximité »6171..
Les études psychologiques faites sur les enfants et qui ont établi une
psychogenèse de l’espace ont définitivement ruiné le point de vue
innéiste6172.. L’espace vécu est un espace travaillé. Au début de
l’existence, il existe autant d’espaces que de sphères sensorielles distinctes :
un espace buccal, un espace visuel, un espace tactile... Petit à petit, l’enfant
unifiera ces différents espaces sensoriels6173.. Le monde qui se déploie
autour de lui est d’abord un entour sans contours, il lui apparaît confus et
indifférencié. Ce n’est qu’au cours des premières années de son
développement psychomoteur que l’enfant apprendra à distinguer et à
opposer les directions (haut et bas, droite et gauche, en avant et en arrière)
et les dimensions (restreinte et illimitée), à évaluer les distances et les
vitesses6174.. La position singulière du visage, à la fois centrale et élevée
(la plupart des animaux terrestres vivent à ras de terre) joue sans doute un
rôle décisif dans la tripartition de l’espace en trois plans distincts. Mobile,
c’est le visage qui donne le sens de l’orientation6175..
Nous présupposons toujours stable notre espace environnant — d’où
l’illusion de vection6176.. Il nous faut faire effort contre notre perception
immédiate pour comprendre notre environnement mobile — c’est ce que
l’on appelle la constance de l’espace. Sans cette illusion, le monde
s’agiterait sans cesse autour de nous et nous rendrait la moindre de nos
actions impossible. La déconstruction de l’espace chez les psychotiques
nous informe a contrario sur sa structuration : le schizophrène voit les
objets de manière dispersée, séparés comme par un abîme, ou bien, à
l’inverse, rentrés les uns dans les autres. Pour certains malades
obsessionnels, l’espace représente la distance à la mère. Un espace non
polarisé apparaît comme angoissant, plein de menaces. Pour celui qui
souffre d’agoraphobie, la perception de la non-polarisation effective de
l’espace physique est le signe de la non-polarisation de son espace
psychique. Le sujet, qui a peur de tout et de rien à la fois projette sur
l’espace physique perçu globalement une inquiétude qui renvoie en fait à
son propre espace moteur, cet espace corporel dynamique qui est d’abord
mouvement et désir. L’expérience que la conscience vit dans un espace qui
a perdu ses repères et ses lignes directrices s’appelle justement
dépaysement6177..
Tous les caractères de l’espace vécu contrarient les attributs de l’espace
euclidien : il est subjectif, hétérogène6178., anisotrope, fini, discontinu.
L’espace existé est à la fois concret, complexe, et idéalisé (puisqu’il est
structuré par une tridimensionalité réductrice, d’ailleurs réduite à son tour
souvent à une bidimensionnalité6179.). Nous ne vivons, en fin de compte,
que dans un monde de surfaces. L’espace de notre existence est un
ensemble de points d’intensité inégalement répartis. La dualité objective de
l’irréversibilité du temps et de la réversibilité de l’espace ne fonctionne plus
au niveau de l’espace vécu : un retour n’est jamais strictement équivalent à
un aller, il ne semble jamais d’égale durée. Nous disposons tous d’une «
carte cognitive » qui nous fait reconnaître les lieux comme distants ou
éloignés, étrangers ou familiers, inconnus ou connus etc.6180. « Non
seulement nos souvenirs mais nos oublis sont ‘logés’, écrit Gaston
Bachelard. Notre inconscient est ‘logé’. Notre âme est une demeure. En
nous souvenant des ‘maisons’, des ‘chambres’, nous apprenons à
‘demeurer’ en nous-mêmes »6181.. La métonymie spatiale est l’une des
grandes voies de la mémoire : un visage oublié sera reconnu avec
l’évocation du lieu où il apparut.
Ce que le grand espace gagne en liberté, il le perd en intimité. Le village
protège mais étouffe ; la ville libère mais angoisse. Les Grecs avaient
inventé la séparation de l’espace public et de l’espace privé. Le
christianisme ajoutera au privé cette dimension redoublée : l’intimité6182..
La dualité du dehors et du dedans structure tous les espaces existentiels. Le
monde du narrateur de À la recherche du temps perdu est polarisé par la
dualité des deux côtés6183.. L’espace vécu est intensif plutôt qu’extensif.
Même le nomade privilégie sa tente ou sa caravane. La nécessité pour l’être
humain d’avoir une maison, d’habiter l’espace et pas seulement de
l’occuper, est qu’elle réalise la synthèse entre l’ouvert et le clos. De quelle
puissance d’évocation un coin n’est-il pas chargé !6184. Il y a des espaces
de protection circonstancielle et temporelle (l’abri, le refuge) et d’autres,
plus dramatiques (l’asile). Mais un lieu n’est d’exil que pour celui qui le vit
de cette façon.
 
 
3. L’espace historique
 
Nul plus que Bergson n’a dénoncé l’espèce de trahison dont l’intelligence
philosophique ou scientifique se rend coupable à l’encontre de la vie,
lorsqu’elle traduit la durée et l’étendue en termes d’espace. Espace
homogène et temps homogène, dit-il, ne sont ni des propriétés des choses ni
des conditions de notre faculté de connaître, mais « les schèmes de notre
action sur la matière »6185.. Traduire la durée en espace, c’est croire
qu’elle est comme lui, divisible à l’infini6186., d’où les paradoxes de
Zénon d’Élée. La matière est dans l’espace ; aussi l’esprit croit-il qu’il l’est
également.
La réversibilité de l’espace donne à l’être humain un sentiment particulier
de puissance par rapport à cette dimension. C’est pourquoi Jules Lagneau
disait : « L’espace est la forme de ma puissance, le temps la forme de mon
impuissance ». La réversibilité de l’espace rend possible le parcours, et
donc l’action sur lui. Gabriel Marcel opposait au temps, mystère existentiel
(je suis le temps) l’espace, problème objectif (j’ai l’espace). Alors que la
maîtrise du temps ne donne que la sagesse6187., la maîtrise de l’espace
donne la puissance. On n’occupe pas le temps comme on occupe l’espace.
La technique se déploie dans l’espace (transports, communications) mais
pas dans le temps. Si l’on peut « gagner » du temps, seul l’espace se
conquiert.
Le territoire est le propre du vivant. Il commence avec lui, il finit avec lui.
Il n’y a pas de territoire sans territorialisation6188., mais il n’y en a pas non
plus sans déterritorialisation et sans reterritorialisation (le processus
complet représentant ce que Deleuze et Guattari dans Mille plateaux
appellent ritournelle)6189..
L’espace est la dimension de la conquête, le champ de déploiement de la
volonté de puissance. Il n’équivaut pas toujours à la terre travaillée : les
plus grands conquérants de l’histoire (les Mongols, les Anglais) n’étaient
pas des agriculteurs.
Le parcours est susceptible de supprimer la distance, d’abord de façon
imaginaire, ensuite par le truchement des moyens techniques. L’espace
change avec le véhicule utilisé pour le traverser6190.. Les moyens de
transports déforment la géographie en rapprochant les lieux accessibles plus
rapidement et en éloignant relativement ceux qui ne le sont pas6191.. Le
temps de transport (re)configure l’espace6192..
La géographie a formalisé sous le nom de chorèmes les différents types
d’espaces structurés6193. par les occupations humaines — et par ce terme
d’occupation, il faut entendre aussi bien les activités que l’habitat.
L’horizon est une idée neuve en histoire. Il a fini par englober toutes les
terrae incognitae. Mais le corps propre aurait été tout à fait insuffisant pour
occuper seul l’espace — il lui faut la propriété des êtres et des choses. Les
techniques vont changer le sens de la présence : désormais son contraire ne
sera plus l’absence mais l’éloignement6194..
Dans sa Géographie politique, Friedrich Ratzel, l’inventeur de la
géopolitique, parle de Raumsinn, de « sens de l’espace » qui fait la grandeur
des différents peuples. La géopolitique, qui étudie les déterminations
spatiales de l’action historique a été discréditée à cause de son usage
impérialiste6195.. Les derniers développements de l’Histoire ont par
ailleurs induit l’idée que celle-ci ne devait plus rien à la géographie.
Pendant des millénaires, les grands conquérants ont été des conquérants
d’espace : il s’agissait d’envahir et d’annexer les plus vastes territoires
possibles. En dématérialisant la production6196. et en abolissant les
distances6197., l’économie et la technique moderne ont entièrement
remodelé l’espace : celui-ci est devenu à la fois plus large et plus abstrait, à
la fois total et idéel. Il n’est plus besoin de contrôler un territoire pour
contrôler un marché6198.. Cela a pour conséquence que le temps est
désormais la véritable dimension dans laquelle l’action humaine peut se
déployer. Dans le cadre de cette utopie, nous n’aurions plus de frontières
géographiques, les horizons seraient désormais historiques.
Et pourtant le monde contemporain connaît une prolifération imprévue de
murs et de frontières, effets réactifs de la mondialisation à la mesure même
de la disparition des limites dans lesquelles vivaient les sociétés
traditionnelles. La frontière physique6199. donne le change des limites
symboliques abolies6200..
 
 
4. Le territoire et la frontière
 
A l’âge classique, le terme de territoire était synonyme de région, de
contrée ou de province. Il désignait également la ville et sa banlieue. Le mot
avait aussi un sens politique et administratif : il permettait de définir
l’aire6201. délimitée par les frontières du pays et sur laquelle s’exerçait la
souveraineté de l’État. Le terme le plus proche de « territoire » est celui de
« domaine », qui vient du latin dominium et qui signifie pouvoir, autorité (le
dominus est le maître). Mais si les dieux avaient des domaines (le ciel pour
Zeus, la mer pour Poséidon, les Enfers pour Hadès), nous ne disons pas
qu’ils avaient des territoires. Par ailleurs, la détermination historique et
culturelle d’un espace spécifique ne suffit pas à définir un territoire. On dira
par exemple « aire linguistique », et non « territoire linguistique » pour
désigner la région dans laquelle une langue est parlée6202..
A partir des années 1980, on assiste à un usage croissant du terme de
territoire par les géographes. Cette inflation a abouti à un certain
affaiblissement de sens.
 
A. Le territoire
 
Un territoire est tout d’abord un espace délimité par la vie. En soi, l’espace
est homogène et indifférencié. C’est le vivant qui impose sa géo-graphie,
son écriture de la terre. Il ne suffit donc pas qu’il y ait des limites physiques
dans l’espace pour que nous ayons affaire à un territoire : par exemple, la
surface fractale qui marque la limite entre la terre et l’atmosphère ne
détermine pas deux territoires, et de l’endroit où la coulée de lave
volcanique s’est arrêtée au cours d’une éruption, nous ne disons pas que le
volcan y a rencontré la limite de son territoire. En revanche, nous disons
d’une espèce végétale qu’elle occupe un certain territoire et nous parlons
d’espèces « invasives » pour désigner celles qui ont colonisé un sol étranger
aux dépens d’espèces indigènes. Seul le vivant a un territoire, lui seul peut
le constituer. Gilles Deleuze a montré que le territoire est toujours l’effet
d’un processus de territorialisation. Pour l’animal, le territoire est à la fois
un milieu de vie, un terrain de chasse et un lieu de reproduction. C’est donc
un espace où une certaine puissance s’exerce. Jakob von Uexküll
distinguait, dans l’Umwelt, le « monde environnant », le Merkwelt, le
monde marqué, et le Wirkwelt, le monde agi. Le territoire est toujours à la
fois ponctué de signes et structuré par une puissance6203..
L’emprise de l’homme sur la surface de la Terre prend en droit moderne
deux formes distinctes et complémentaires : la souveraineté et la propriété.
La territorialisation est toujours une appropriation, soit d’une terre encore
inappropriée, soit d’une terre déjà appropriée. Telle est la différence entre le
milieu et le territoire : celui-là est donné6204., tandis que celui-ci est
conquis. Alors que le pouvoir du berger ne s’exerce pas sur un territoire,
mais sur un troupeau qu’il laisse paître6205., le cultivateur effectue son
travail sur une terre appropriée et fait peser par conséquent sur la nature une
certaine violence6206.. Le territoire, notent Gilles Deleuze et Félix
Guattari, renvoie à une conception de la vie comme puissance. Un territoire
est marqué : chimiquement chez les animaux, physiquement et
symboliquement chez les êtres humains. L’expression d’aménagement du
territoire fait partie du vocabulaire administratif des États modernes, mais
en un sens elle est pléonastique : un territoire est nécessairement aménagé.
Le territoire n’est jamais seulement un morceau de terre physique. C’est un
espace d’autorisations et d’interdits (pour les animaux : de possibilités et
d’impossibilités). Alors que les animaux ne connaissent que des rapports de
force, ce qui caractérise les individualités et les sociétés humaines, ce sont
les relations de pouvoir.
Le géographe Claude Raffestin6207. définit la territorialité comme
l’ensemble des relations qu’une société entretient non seulement avec elle-
même, mais encore avec l’extériorité et l’altérité, à l’aide de médiateurs,
pour satisfaire ses besoins dans la perspective d’acquérir la plus grande
autonomie possible, compte tenu des ressources du système. Au XXe siècle,
l’ensemble des terres émergées aura fini d’être territorialisé. Il n’y a plus de
terrae incognitae ni de no man’s land sur les cartes du monde.
Ce qui a été conquis doit être défendu. Mais le territoire peut être aussi
agrandi. Il n’y a pas de territoires définitifs. Tout territoire est le produit
d’une histoire spécifique, et comme il a eu une origine il est destiné à
connaître une fin.
Un territoire peut être l’enjeu de pouvoirs concurrents. Comme il est
espace approprié, il est appropriable. Le territoire est par conséquent
provisoire, il dépend de rapports de force ou de pouvoir6208.. On peut dire
de lui qu’il est la structure qui fait dériver la concurrence en rivalité et la
rivalité en hostilité. Comme le territoire est un espace qui fait vivre, on peut
risquer la mort pour le défendre ou l’acquérir.
La limite d’un territoire s’appelle une frontière. La nature physique ignore
les frontières. Le relief, les côtes et les fleuves ne sont pas des
frontières6209., mais des limites. Un territoire possède nécessairement des
frontières, lesquelles marquent dans toutes les directions de l’espace plan la
dualité de l’extérieur et de l’intérieur, du dehors et du dedans, d’un au-delà
et d’un en deçà. Circonscrit, fermé sur lui-même, le territoire implique la
bipolarité du prochain et du lointain, du familier que l’on accueille et de
l’intrus que l’on chasse6210.. Le territoire en effet implique la réalité de la
hiérarchie et la possibilité de la violence. Face à l’autre, le maître du
territoire dispose de trois stratégies seulement : l’exclusion, l’intégration et
la ségrégation. Corollairement, aucune de ces trois pratiques n’existerait
sans territoire.
Un territoire est à la fois l’expression de l’identité de celui qui le possède
et le formateur de cette identité. Il n’a pas besoin d’être occupé en
permanence pour être contrôlé. Mais si l’habitation et l’occupation peuvent
être intermittentes, le territoire n’existe pas néanmoins sans une certaine
permanence. En effet, la première valeur qui lui est attachée est son
intégrité, et celle-ci implique une certaine continuité de contrôle. Il ne
saurait y avoir de territoire sans surveillance. La violation de l’intégrité
territoriale constitue un casus belli en droit international6211.. Le territoire
est à la fois protégé et protecteur.
La territorialité réclame un comportement coûteux. C’est pourquoi, chez
les animaux, elle ne subsiste que lorsque les bénéfices retirés sont
supérieurs à l’énergie dépensée et aux risques encourus. Plus un individu
dispose d’un vaste territoire, et plus il pourra avoir accès à une quantité
importante de ressources par rapport aux autres individus de la même
population, mais plus il devra aussi investir de forces dans la défense de ce
territoire. On comprend que pour une espèce donnée, il puisse exister une
taille optimale des territoires.
Le paradigme politique des États se partageant la totalité des terres
émergées, même des îles les plus lointaines, conduit à penser le territoire
comme ressortissant de la domination exclusive d’un pouvoir. Or les
territoires peuvent se chevaucher et s’emboîter les uns dans les autres selon
des configurations multiples. Seulement, il n’y a pas de territoire sans unité.
Les discontinuités territoriales sont presque toujours sources de conflits
armés. L’usage pluriel du mot « territoire » signale davantage son absence
réelle que sa multiplication6212..
Le facteur le plus puissant de l’unité territoriale est politique6213.. Le
territoire est à la fois un élément constitutif et un attribut nécessaire de
l’État. Il n’y a pas d’État sans territoire. Mais — en dehors du monde
animal — peut-il y avoir un territoire sans État ? Les caïdats de banlieue qui
exercent sur des microterritoires une domination que les pouvoirs publics
ne savent plus ou ne veulent plus résorber, montrent que l’on peut répondre
de manière positive à cette question. Seulement, ces territoires sont très
éphémères, sans cesse remis en question par des bandes rivales, et surtout,
le pouvoir qui s’y exerce n’est ni politique ni administratif. Il est difficile de
concevoir que la violence (délictuelle et criminelle), même exercée de
manière non immédiatement physique (comme le chantage), suffise à
constituer un territoire. On peut dès lors se demander si l’usage de ce terme
pour désigner des quartiers où des bandes sont censées « faire la loi » ne
relève pas plutôt de la propagande politique ou du pathos médiatique.
Dans L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari proposent le concept
de déterritorialisation pour désigner le processus de décontextualisation
d’un ensemble de relations permettant à celles-ci une actualisation dans
d’autres contextes. Ainsi Freud est-il salué pour avoir libéré le psychisme,
par un processus de déterritorialisation, grâce au concept de libido. En
revanche, Deleuze et Guattari reprochent à Freud d’avoir reterritorialisé la
libido avec le drame œdipien. Dans Mille Plateaux, qui fait suite à L’Anti-
Œdipe, le terme de déterritorialisation est repris pour caractériser le corps
sans organes dans son développement. Les deux auteurs distinguent une
déterritorialisation relative, qui laisse la place à une reterritorialisation
postérieure (l’ensemble du cycle constituant la « ritournelle ») et une
déterritorialisation absolue. Le terme n’a donc pas ici de sens politique, du
moins pas directement. La déterritorialisation comme fin du territoire et la
reterritorialisation comme constitution de nouveaux territoires posent en
revanche des questions qui sont directement politiques si l’on garde à
l’esprit l’idée selon laquelle il ne saurait à proprement parler y avoir de
territoire que d’État.
Ceux qui ont prédit la fin des territoires ont d’abord pris en compte la
remise en cause et en question de la souveraineté des États-nations par la
mondialisation. Le géopoliticien américain John Agnew a parlé de « piège
territorial » (territorial trap) pour désigner le fait que l’État continue d’être
considéré comme le détenteur de la souveraineté dans un monde qui la vide
de plus en plus de son sens6214.. Ainsi le temps de l’histoire se sépare-t-il
de l’espace de la géographie et le territoire peut apparaître comme une
inertie dans un monde toujours plus déterritorialisé. Le terrorisme comme le
marché est une puissance déterritorialisante. Le marché, qui a perdu son
assise physique et spatiale, se joue des frontières et concurrence l’État
jusque dans ses pouvoirs de décision. Le néocapitalisme, qui s’est mis en
place au XXe siècle, et qui est marqué par la prédominance des flux
financiers sur la production économique, est par essence un système
économique de déterritorialisation. Le marché moderne n’est pas un
territoire, et c’est tout juste s’il en occupe un. Il change le sens de la
conquête, et peut-être le ruine6215.. Quant au terrorisme, non seulement il
mine la souveraineté d’un pouvoir sur son propre territoire mais il peut
frapper partout et n’importe quand.
Le territorial, c’est ce qui n’est pas mondial6216.. La Terre comme
ensemble n’a jamais constitué et ne constituera probablement jamais un
territoire. Ce qui est spatialisé comme mondial est déterritorialisé.
Nombre d’auteurs pensent aujourd’hui que dans un monde marqué par la
prolifération des réseaux, qui privilégient les relations et les flux aux dépens
des patrimoines et des positions acquises, la notion de territoire finira par
être obsolète et que ce qu’elle recouvre est destiné à disparaître. Tandis que
le territoire est une surface, et donc suppose la continuité, le réseau est
constitué de segments. La mobilité croissante et universelle des individus,
dont la territorialisation, souvent éphémère, provient de toute une série de
causes aléatoires, ferait éclater la notion de territoire. Le territoire ne
correspond plus au cadre de vie d’une communauté car les modes de vie ne
s’organisent plus autour de la proximité, mais plutôt autour de la mobilité.
En conséquence, dans des sociétés de plus en plus fluides et complexes, il
n’est plus possible de créer du lien social et de l’identité seulement à partir
du territoire, du local ou de la proximité6217..
Dans la mesure où un territoire possède nécessairement des frontières,
peut-on parler de territoire virtuel ? D’un territoire qui n’aurait pas de
périmètre ? Le cyberespace est-il un territoire ? Ou bien n’y a-t-il pas là un
usage simplement métaphorique du mot ? Si nous reprenons les différentes
déterminations qui on été dégagées plus haut pour définir le territoire, force
est de constater qu’Internet ne constitue pas, à proprement parler, un «
territoire ». Il ne présente aucune unité, aucun centre, et même si dans des «
secteurs » spécialisés certains opérateurs occupent des « positions »
dominantes, ils n’y exercent pas de véritable souveraineté. Internet est
comme le Dieu des XXIV philosophes6218., un cercle dont le centre est
partout et la circonférence nulle part. Alors que la notion d’espace virtuel a
un sens, celle de territoire virtuel n’en a pas. Le virtuel, atopique, signifie la
disparition du lieu. Or, le territoire est un ensemble de lieux. En outre, un
territoire est toujours limité par des frontières ou par des bornes. N’ayant ni
bornes ni frontières, Internet ne constitue donc pas un territoire à
proprement parler. Par ailleurs, un territoire a toujours un nom, un nom
propre : il n’y a pas de territoire sans toponyme. Internet est un espace
anonyme. Enfin, un territoire est ce qui se parcourt. Or, la dynamique des
flux accélérés supprime le parcours pour ne retenir que le point de départ et
le point d’arrivée6219..
Il n’y a pas de territoire sans Autre. Mais quel est l’autre d’Internet ? Le
monde physique ? Mais il l’absorbe aussi. Internet est un espace sans
extériorité ni intériorité. Alors que les individus et les objets sont
nécessairement localisés dans le monde, un site Internet n’a pas de lieu.
Internet est un univers plutôt qu’un monde6220..
L’extraterritorialité montre assez que l’exclusion hors d’un territoire donné
peut représenter, à condition de pouvoir en jouer, certains avantages6221..
 
B. La frontière
 
Dans ses Prolégomènes à toute métaphysique future, Kant distingue la
borne (Schranke) et la limite (Grenze). La limite est une notion positive qui
circonscrit, la borne une notion négative qui interdit. Alors que la limite fait
signe au-delà d’elle, la borne ne signale que son en deçà. De plus, la borne a
une valeur mesurable, c’est elle qui dit le « combien ? », tandis que la limite
est d’ordre qualitatif, elle nous avertit « dans quelle mesure ». Kant écrit : «
Dans la mathématique et la science de la nature, la raison humaine
reconnaît certes des bornes mais point de limites, c’est-à-dire qu’elle
reconnaît assurément qu’il y a quelque chose hors d’elle, où elle ne peut
jamais parvenir mais non pas qu’elle puisse elle-même se parachever
quelque part dans sa progression intérieure »6222.. Il convient de ne pas
confondre les bornes de fait et les limites de droit. C’est donc par rapport à
la présence de bornes qu’il faut penser l’absence de limites : non seulement
tout n’est pas connaissable mais ce qui est connaissable n’a pas de fin. Kant
reproche à David Hume, selon qui on ne peut connaître que les choses qui
proviennent de l’expérience, de formuler une censure au lieu d’élaborer une
critique. La raison n’est pas définitivement bornée. Certes, on ne peut pas
connaître au-delà des limites des facultés de connaître mais du moins peut-
on regarder dans cette direction ; la borne, elle, arrête le regard. La théorie
kantienne de la connaissance, dite criticiste, consiste à définir les limites de
la connaissance possible de manière à exclure la métaphysique hors du
champ de la science. Si, en effet, il n’y a pas de limites de droit à
l’expansion des connaissances à l’intérieur d’une discipline déterminée, en
revanche, tout n’est pas connaissable (tel est le cas des problèmes
métaphysiques concernant l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme).
Aux yeux de Kant, c’est le domaine de l’expérience qui trace la limite de ce
champ de la connaissance possible. Puisque, par exemple, l’origine des
choses échappera à tout jamais à notre expérience (pour l’atteindre de nous
devrions nous placer contradictoirement avant elle), cette origine représente
à tout jamais une limite à notre faculté de connaître, elle est définitivement
inconnaissable.
On peut se servir de cette distinction entre la borne et la limite pour tâcher
de comprendre ce qu’est une frontière. Certes, dans l’usage commun, les
trois mots sont volontiers utilisés indifféremment et considérés comme
synonymes. À rebours de cette habitude, On peut prendre « frontière »
comme un terme générique et « borne » et « limite » comme deux espèces
ou deux modèles possibles de frontières.
La borne est empirique, elle se voit, même lorsqu’elle n’est pas matérielle.
Elle est provisoire : elle peut être déplacée, mise un peu plus loin. La limite,
elle, n’est ni empirique ni transitoire. Elle est transcendantale et définitive.
Elle représente une condition de possibilité de l’expérience, qui elle-même
n’est pas dérivée de l’expérience. Ainsi dirons-nous de l’existence humaine
qu’elle est limitée par le vieillissement et par la mort parce que sans ces
deux limites, c’est la vie humaine elle-même qui devient
inconcevable6223.. La limite est définitive parce qu’à la différence de la
borne dont l’emplacement dépend de conditions socio-historiques,
transitoires par définition, elle tient à la nature des choses. En démographie,
la distinction entre l’espérance de vie (qui est une donnée statistique) et la
longévité (qui est une donnée biologique) illustre bien cette différence entre
la borne et la limite.
La frontière doit-elle être pensée comme une borne ou comme une limite ?
Il en est des deux sortes. À côté des frontières-bornes, il y a les frontières-
limites. Les frontières-bornes sont celles de l’espace et du temps, de la
géographie et de l’histoire, les frontières-limites sont celles de l’existence
individuelle et collective. Il n’est aucune frontière qui ne puisse être
franchie : l’histoire des frontières a toujours été celle des brèches, des sauts
et des contournements parce que la frontière elle-même est limitée.
Contrairement à une idée reçue, confortée par les exemples antiques de la
Grande Muraille de Chine, du limes romain et du Mur d’Hadrien, qui sont
en fait des exceptions historiques, les frontières sont une réalité
géographique et politique récente. Pendant des milliers d’années, toutes les
sociétés ont vécu à l’intérieur de frontières à la fois vagues, poreuses et
fluctuantes. En réalité, les limites ne faisaient pas encore frontières6224..
La raison principale en était que les hommes ne se considéraient pas alors
comme des propriétaires mais comme des habitants d’une terre qui elle-
même devait son sens à des mondes supérieurs et invisibles.
L’histoire de la frontière appartient autant, sinon davantage, à la
fantasmatique humaine qu’à la géographie physique. S’il existait des
frontières naturelles comme le pense une certaine géopolitique dont on sait
par ailleurs quel désir impérial l’animait6225., alors aucun État
n’engloberait de montagnes ni ne serait traversé par aucun fleuve. Les
Pyrénées et le Rhin en tant que frontières sont des conventions comme les
marges d’un livre ou le tracé d’un terrain de football. La nature n’a pas de
frontières, elle ne connaît que des limites : limites de la forêt, limites des
terres émergées, limites de la banquise, limites de la troposphère etc. Cela
tendrait à signifier que la frontière est l’écriture physique de signes
mentaux6226.. Si, par expérience de pensée, on imaginait un haut mur
suivant très exactement le cercle de l’Équateur, de laquelle des deux moitiés
du monde dira-t-on qu’elle se protège de l’autre ? Où serait l’intérieur, et où
l’extérieur ? Contradictoirement, une frontière ouvre un espace. Pour les
hommes de la steppe et du désert, rien n’est extérieur parce que rien n’est
intérieur.
La frontière délimite un espace — mais l’espace n’est pas seulement
physique ou géographique. Il peut être mental et symbolique. En un sens,
toutes les frontières sont des « murs de la peste ». Et donc manichéennes :
le national familier d’un côté, et l’étranger inquiétant de l’autre, à nous le
bien, aux autres le mal.
Il y a des frontières qui interdisent de sortir — tel le Mur de Berlin — et
des frontières qui empêchent d’entrer — ainsi le mur israélien. Les
premières sont psychotiques, de type paranoïaque ; les secondes sont
névrotiques, de type obsessionnel, ou phobiques.
Si la frontière protège et rassure, inversement il n’y a guère d’expérience
humaine qui donne autant le sentiment enivrant de liberté que le fait d’en
franchir une. Dans l’imaginaire qui gouverne les esprits, l’espace qui
s’étend au-delà de la frontière est toujours un peu hors-la-loi. Le
franchissement (physique) matérialise une transgression (psychique). C’est
pourquoi, si les frontières sont névrotiques ou psychotiques, leur absence
peut être perverse.
L’une des caractéristiques de la modernité capitaliste et mondialisée est
l’abolition des limites, considérées comme autant d’entraves à la production
à la consommation et à l’échange des biens mais aussi comme autant de
contraintes pour la libre disposition de soi et le désir de toute-puissance. On
rêve à la disparition de ces limites, de plus en plus perçus comme des
bornes, que sont le sexe et la mort. Cette abolition s’appelle relativisme,
tolérance, liberté. Or nous constatons que si les marchandises voyagent à la
vitesse de l’avion et l’argent à la vitesse de la lumière, si les barrières
douanières sont abaissées, s’il suffit d’un clic pour transférer des capitaux,
les frontières qui entravent ou interdisent la libre circulation des êtres
humains, elles, tendent à proliférer6227..
La question est de savoir si la disparition d’une frontière ouvre à une
liberté nouvelle ou bien si elle ne conduit pas plutôt à un nouveau repli.
L’homme moderne cherche à abolir les limites qui structuraient les sociétés
anciennes et dans lesquelles il ne veut plus voir que des contraintes
insupportables : les dualités de la vie et de la mort, du masculin et du
féminin, du jeune et du vieux. D’un autre côté, et ceci est peut-être l’effet
de cela, des murs sont construits et des barrages édifiés un peu partout. En
d’autres termes, et pour reprendre ceux de Kant, on peut se demander si la
destruction des limites n’a pas pour résultat l’émergence d’une multitude de
bornes nouvelles. Ou encore : si un monde illimité n’est pas du même coup
un monde de plus en plus borné. Dans l’océan sans rivages du Web, le nerd
et l’otaku (le nom américain et japonais pour désigner celui qui est atteint
d’addiction informatique), cultivent le narcissisme et le micro-
communautarisme. On a le monde à libre disposition de sa souris, mais on
ne cherche plus que soi ou bien des doubles de soi. On dispose
éventuellement de toutes les informations mais on ne recherche finalement
que celles qui « intéressent », donc que celles qui sont déjà connues.
Inversement, les sociétés primitives vivaient dans un monde matériellement
très borné, mais elles avaient un sens de la nature et du lignage que nous
avons à peu près complètement perdu de vue. Peut-être est-ce parce qu’il ne
supporte plus les limites que l’homme moderne ne cesse pas de s’inventer
des bornes. Auquel cas il ferait l’échange de bonnes frontières contre les
mauvaises.
 
 
III. L’ESPACE CONSTRUIT
 
L’alternative classique (l’espace est-il en nous ou hors de nous ?)
supposait la spatialité donnée. Le réalisme et l’idéalisme se rejoignent sur
ce point : l’espace n’est pas conçu comme conçu. Ou bien il existe
indépendamment de nous et alors il nous est à jamais extérieur et étranger,
ou bien il existe en nous mais nous l’avons reçu de Dieu ou de la nature. En
écrivant qu’on ne trouve pas l’espace mais qu’il faut le construire, Gaston
Bachelard6228. ne rejoignait pas pour autant la position idéaliste : l’espace,
en effet, ne vient pas seulement de nous, il vient par nous.
Ce qui ne manque pas de faire rebondir le problème. Imaginons un espace
construit comme peut l’être une maison ou une symphonie : comment
pourrait-on dès lors expliquer le fait que, par-delà les banales et évidentes
différences de point de vue, nous habitions et nous nous mouvions, tout
compte fait, dans un espace commun ? Tel fut le défi intellectuel auquel
Leibniz fut confronté après avoir conçu les monades comme sans portes ni
fenêtres. Aucune différence n’abolira cette nécessité du même monde pour
un collectif. Si l’espace n’était qu’une image, on ne comprendrait pas qu’un
tel universel pût exister.
Locke écrivait : « Outre le nombre prodigieux de figures différentes qui
existent réellement en diverses masses de matière, l’esprit a un fonds
absolument inépuisable par la puissance qu’il a de diversifier l’idée de
l’espace et d’en faire par ce moyen de nouvelles compositions en répétant
ses propres idées et en les assemblant comme il lui plaît. C’est ainsi qu’il
peut multiplier les figures à l’infini »6229.. Les espaces imaginaires de
l’artiste et symboliques du scientifique sont construits entièrement — même
s’ils renvoient par la médiation des effets induits (la profondeur de champ
au cinéma, par exemple) ou des concepts représentatifs (la microphysique
utilise des espaces anisotropes et à plus de trois dimensions) à une réalité
objective indépendante de notre perception.
 
 
1. Les espaces de la science
 
On parle d’espace euclidien à propos de la géométrie classique. Mais
Euclide n’a jamais traité de l’espace en général. Ce qui l’intéressait, c’était
les figures et leurs rapports de similitude, de symétrie, d’égalité. L’espace
euclidien est celui qui est déduit de la géométrie euclidienne : il est
homogène, isotrope (toutes les directions y ont les mêmes propriétés),
isotope (unitaire), continu, illimité, tridimensionnel, homaloïdal (on peut y
construire des figures semblables à toute échelle parce qu’il est indéfini et
sans courbure)6230.. La tridimensionnalité est apparue comme le caractère
central : il est possible en un même point de mener 3 lignes droites qui
soient perpendiculaires 2 à 2 (on obtient ainsi un trièdre rectangle) mais on
n’a jamais su comment s’y prendre pour en tracer une quatrième. Dans un
espace à 3 dimensions, seuls 5 polyèdres réguliers convexes (les solides
platoniciens) sont possibles. La contestation du caractère exclusif de cet
espace apparaîtra au début du XIXe siècle. Riemann utilisait le terme
d’espace utopique, plus tard on parlera d’hyperespace pour désigner des
espaces non tridimensionnels et non homaloïdaux. Riemann appelait
également « multiplicités » les espaces purement conceptuels. Les
différentes géométries non euclidiennes naîtront du projet de démontrer par
l’absurde la validité du cinquième postulat d’Euclide6231.. Riemann
construira un espace à courbure positive6232., Lobatchevsky un espace à
courbure négative6233.. D’unique qu’il était, naturel, évident, seul vrai,
l’espace euclidien chute ainsi au rang d’exception : lui aussi est pourvu
d’une courbure, seulement celle-ci est nulle. Ainsi chaque axiomatique
définira son espace avec ses propriétés6234..
Les espaces mathématiques sont construits en ce sens qu’ils sont l’objet
d’opérations et de transformations. Ceux que la géométrie considère sont
dits des variétés (l’espace euclidien est une variété). N’importe quel écart,
n’importe quelle différence peuvent être pensés comme espaces (la langue
commune admet très bien cette déphysicalisation de l’espace). Espace
métrique, espace affine, espace vectoriel, espace projectif : les
mathématiques connaissent une extraordinaire variété d’espaces. Tout
ensemble d’éléments obéissant à un certain nombre d’axiomes constitue un
espace. L’espace est un ensemble dans lequel on peut effectuer un certain
nombre d’opérations. Hilbert fut à l’origine du concept d’espace euclidien à
nombre infini de dimensions. Un espace de Hilbert est un espace dont les
points sont en correspondance univoque avec une collection d’opérations
mathématiques d’un certain type6235.. L’espace fibré est une structure
mathématique faite de 2 ensembles distincts de points, l’espace de base B et
l’espace total E ; il est muni d’une loi appelée projection qui associe un
point de B à tout point de E.
La topologie est la branche de la géométrie qui classe les espaces (à
nombre quelconque de dimensions) de telle sorte qu’à l’intérieur d’une
classe donnée tous les espaces peuvent se déduire les uns des autres par
déformation continue (sans découpage ni déchirure). La topologie construit
des espaces paradoxaux comme la bande (ruban) de Moebius qui ne connaît
plus ni dessus ni dessous, et la bouteille de Klein qui subvertit la dualité du
dehors et du dedans6236.. Elle découvre des théorèmes contre-intuitifs
comme le théorème de Brouwer selon lequel pour toute transformation
d’une sphère de dimension arbitraire il existe au moins un point fixe. Un
espace topologique ne peut être réellement figuré. Il peut en revanche être
symboliquement représenté.
La dimension d’un espace est le nombre minimum de paramètres
nécessaires pour représenter un point de cet espace. Ainsi la dimension du
plan et de la surface de la sphère est 2, une courbe est de dimension 1,
l’espace-temps, de dimension 4. La géométrie classique s’était déjà attelée à
l’important et difficile problème de la projection : comment tirer une carte
(de dimension 2) de la Terre (de dimension 3) ?6237. Vue de Sirius, une
pelote de fil est un point de dimension zéro. Vue de près, elle est une boule,
de dimension 3. Vue de très près, elle est un fil convexe très plié de
dimension 1. Vue d’encore plus près, chaque fil est un gros cylindre de
dimension 3. Vue en coupe, chaque fil est formé de fibres de dimension 1,
tissés en un plan de dimension 2. Vue d’encore plus près, c’est un ensemble
d’atomes de dimension 0. Peano construisit une ligne (brisée) qui avait la
dimension de la surface, soit 2. En 1919, Hausdorff introduisit la notion de
dimension généralisée, susceptible de prendre toutes les valeurs possibles
fractionnaires et même irrationnelles. Dans la géométrie fractale de Benoît
Mandelbrot, le nombre de dimensions de l’espace est fractionnaire et même
irrationnel. La géométrie fractale étudie ces objets paradoxaux dont le
nombre de dimensions n’est pas entier6238.. La courbe de Von Koch, dite
flocon de neige, est plus qu’une ligne et moins qu’une surface : elle
représente un espace de dimension 1,26... L’éponge de Sierpinsky est plus
qu’une surface et moins qu’un volume (sa dimension est 2,72…).
À partir du XIXe siècle, la physique bouleversa en profondeur la notion
d’espace. Le champ, introduit par Faraday6239., est un espace physique
déterminé par un ensemble de forces. Faraday montra que le voltage produit
dans un circuit est égal à la vitesse à laquelle les lignes de force à travers le
circuit changeaient. Pour la première fois, la physique admettait que les
forces n’agissaient plus à distance, comme dans la gravitation. Désormais
l’espace séparant les corps était conçu comme le conducteur actif de la
force.
Les nombreux phénomènes d’asymétrie et de chiralité6240. montrent que
l’espace a un sens, qu’il n’est pas indifférent à ce qui s’y déroule. Mais la
grande révolution opérée par la physique dans la notion de l’espace est
venue de la théorie de la relativité qui a supprimé les repères galiléens
permettant de mesurer le mouvement absolu d’un corps. Certes la relativité
de l’espace physique est une donnée de base reconnue depuis longtemps.
Locke faisait remarquer que la question « où ? » ne pouvait avoir qu’une
réponse contextuelle, qu’à la question « où est le roi noir du jeu d’échecs ?
», on n’attend pas comme réponse « sur telle case de l’échiquier » mais «
dans le sac », qu’à la question « où se situe l’épisode de Nisus et Euryale
chez Virgile ? », on n’attend pas comme réponse « dans la bibliothèque du
roi » mais « dans le livre IX de L’Énéide »6241..
La théorie de la relativité entraînera trois bouleversements radicaux dans
la conception classique de l’espace : a) l’espace absolu n’existe pas,
l’expérience de Michelson-Morlay en a définitivement ruiné l’hypothèse ;
b) l’espace de l’univers n’est pas euclidien, il est de type riemannien, à
courbure positive ; c) l’espace est inséparable du temps, seul l’espace-temps
peut rendre compte de la structure de l’univers.
La physique newtonienne plaçait le monde sur une scène de théâtre
shakespearien : les pièces avaient beau varier, la scène du Globe ne
changeait que son décor. La physique einsteinienne place l’univers dans la
rue ; ses scènes sont du théâtre de rue, constamment mobile.
Minkowski est inventé l’expression d’espace-temps pour désigner la
traduction géométrique de l’espace à 4 dimensions. On peut se donner une
image intuitive de l’espace-temps en géologie (les couches les plus
profondes correspondent aux sédiments les plus anciens) et en cosmologie
(les objets les plus lointains sont ceux dont la lumière met le plus longtemps
à nous parvenir ; l’année-lumière, expression temporelle, est une unité de
distance).
D’après la théorie de la relativité, le rayon de courbure de l’univers est en
rapport direct avec la densité, donc avec la quantité de matière. On
découvrira que c’est la quantité de matière qui détermine le caractère
illimité ou non de l’expansion. Un espace vide de matière n’a pas une
courbure nulle, comme Newton aurait pu le penser, mais une courbure
négative. Les trous noirs qui nous montrent que l’espace visible est doublé
d’un espace invisible qui est comme son envers, sont si denses qu’ils
creusent l’espace et empêchent la lumière d’en sortir. Les mirages
gravitationnels prévus par Einstein sont l’effet visible de la courbure de
l’espace6242.. Tous les corps de l’Univers étant en mouvement sur eux-
mêmes, ou les uns par rapport aux autres, la courbure de l’espace tend dans
leur voisinage à subir d’incessantes fluctuations. Les théories de la
gravitation prédisent que ces fluctuations se propagent (un peu comme des
vagues sur l’eau) à la vitesse de la lumière sous forme d’ondes
gravitationnelles.
Par opposition à la quantité discrète (le nombre tel qu’ils le connaissaient),
les mathématiciens grecs voyaient dans l’étendue une quantité continue. À
rebours de cette idée conforme à l’intuition empirique, Mendeleïev avait
émis l’hypothèse que l’espace est fait de particules un million de fois plus
petites que l’atome d’hydrogène et que les atomes ne sont que des
combinaisons de ces particules. La mécanique quantique donnera raison au
chimiste russe au moins pour la première partie de son hypothèse : la
division à l’infini n’est pas davantage applicable à l’espace qu’au temps.
Par ailleurs, la question de la localisation de l’électron devient indécidable
en mécanique quantique : le corpuscule est une idéalité qui symbolise la
localisation, tandis que l’onde une idéalité qui symbolise le mouvement
sans localisation6243..
La cosmologie est la troisième science à avoir révolutionné notre
conception de l’espace. Même si nombre de philosophes grecs ont pensé
que l’univers était infini6244., c’est la conception finitiste qui
l’emporta6245.. Dans Du monde clos à l’univers infini, Alexandre Koyré a
montré quelle révolution s’était imposée aux esprits de la Renaissance. Les
« espaces infinis » dont parlait Pascal6246. témoignent de cette révolution.
Locke déjà faisait remarquer que la question de la place de l’univers n’a
pas de sens6247.. La cosmologie contemporaine fait de l’espace un
phénomène fondateur : il engendre ses propriétés locales à partir de sa
structure globale ; il est la donnée a priori de toutes ces particularités. Mais
l’univers n’est pas dans un espace qui lui serait extérieur comme l’espace
d’un tiroir est extérieur aux objets que l’on va y placer. Puisqu’il renvoie à
la totalité de la réalité physique, son expansion ne peut se faire aux dépens
d’un espace qu’il gagnerait à lui.
L’univers est illimité — ce qui ne signifie pas qu’il soit infini au sens
mathématique du mot. Plusieurs modèles ont été proposés pour rendre
compte d’une structure possible à concevoir mais impossible à se
représenter6248..
 
 
2. Les espaces de l’art
 
Tous les arts ont leur espace, même ceux qui semblent ne pouvoir se
déployer que dans la dimension temporelle : que l’on songe aux effets
stéréophoniques de la musique et aux effets typographiques de la poésie.
L’espace a également sa poésie et sa poétique6249.. Dans tous les arts,
l’espace est à la fois signifié et suggéré. La muséologie sait que l’espace
met plus ou moins en valeur les œuvres exposées.
Il y a les arts qui ont besoin de l’espace physique, « naturel » pour se
déployer et qui lui substituent d’autres espaces : la scène (de théâtre) et la
piste (de cirque) sont des microcosmes6250.. Comme la danse,
l’architecture s’inscrit dans l’espace à trois dimensions qu’elle ne cesse de
travailler dans le sens de l’augmentation, de la diminution et de la
déformation. Siegfried Giedion6251. distingue trois étapes dans le
développement architectural de l’Occident : a) le stade égyptien-sumérien-
grec pour lequel l’espace se résume à l’interaction entre des volumes ; b) du
Panthéon de Rome à la fin du XVIIIe siècle, le règne d’un espace creusé,
intérieur ; c) avec le rejet à partir des années 1910 du centre de perspective
singulier, le retour à certains traits du premier espace que l’on combine avec
l’idéal de l’intériorité — d’où une interpénétration jusqu’alors inconnue de
l’espace intérieur et de l’espace extérieur.
Brunelleschi fonda les lois de la perspective linéaire (les lignes parallèles
semblent converger en s’éloignant)6252. et Alberti celles de la perspective
aérienne (les formes et les couleurs tendent à s’estomper avec la distance).
Mais pour Alberti il ne s’agissait pas tant de représenter l’espace que de
construire un espace de représentation.
La peinture rencontra inévitablement le défi de la projection6253.. À la
Renaissance, les artistes crurent avoir découvert ce qu’ils avaient en fait
inventé. La preuve que les règles de la perspective sont construites et non
pas données, c’est qu’elles doivent être apprises pour être appliquées et que
la totalité des cultures non européennes les ont ignorées6254.. Il n’est pas
excessif de dire que chaque révolution picturale en Occident a correspondu
à une profonde métamorphose dans la façon de représenter l’espace. Mais,
comme la poésie, la peinture travaille davantage sur l’espace impliqué que
sur l’espace montré ou décrit. Erwin Panofsky oppose l’espace-agrégat du
Moyen Âge et l’espace-système de la Renaissance. La perspective repose
sur deux postulats : l’œil du regard est unique et il est immobile. Elle
implique presque toujours le primat exclusif de la centralité6255.. À partir
de la Renaissance, l’Occident privilégie le regard frontal, anthropocentré du
sujet dominateur, auteur de l’objectivité. Au regard vertical du Moyen Âge
qui fut celui de Dieu, il substitue alors le regard horizontal de l’homme. À
l’opposé des peintures murales sans autre bord que la fin contingente du
support, l’espace en peinture commence avec la délimitation rectangulaire
du cadre, qui renvoie à la fenêtre d’Alberti6256.. Mais cette limite n’a rien
d’universel : un Eskimo peut commencer un dessin (ou un relief) d’un côté
d’une surface et continuer au verso. La perspective gagne le lointain au
champ de la représentation : derrière la Joconde, les montagnes et la rivière
attirent le regard. La peinture occidentale est une peinture du plein, la
peinture extrême-orientale, une peinture du vide6257. : au Japon c’est
l’intervalle (ma) séparant les choses qui leur donne sens et valeur. L’art
permet de visualiser directement cette positivité du vide. Justement
influencé par cet art venu d’ailleurs, l’impressionnisme sculpte l’espace par
la lumière et non plus par le trait : la force s’est substituée à la forme.
En musique, l’espace joue à plusieurs niveaux : on parle couramment de
volume6258. sonore et depuis le Moyen Âge l’habitude a été prise de parler
de la hauteur des notes6259.. Même si le concept n’existait pas encore, la
notion d’espace sonore était présente dans nombre de manifestations
musicales6260.. Par ailleurs, l’écoute musicale ne va pas sans espace
imaginaire induit : Baudelaire voyait s’ouvrir devant lui les espaces infinis
dès les premières mesures de Lohengrin.
Maurice Blanchot a introduit et popularisé la notion d’espace
littéraire6261., une expression que l’on peut entendre en des sens multiples.
L’unité de lieu était l’une des trois règles « aristotéliciennes » retenues par
les dramaturges classiques et lorsque le théâtre romantique transportera la
scène en différents endroits jusqu’au monde entier6262., cette révolution
sera perçue comme une extraordinaire libération de l’imaginaire. Mais la
stylistique elle-même définit le texte littéraire comme l’espace où s’opèrent
des mutations, un peu à la manière dont la géométrie définit un espace par
des opérations.
 
 
3. Les espaces imaginaires
 
« Vaste comme la nuit et comme la clarté », écrit Baudelaire. L’espace réel
est vécu comme ce qui oppose au moi ses limites : il y a toujours des
frontières qui interdisent d’aller plus loin, un secret derrière la porte, un
mystère au-delà du miroir. Le seuil, la limite, la borne : de l’espace de la
maison ou du temple à celui de l’État en passant par celui du village et du
champ, tous les espaces de l’existence rencontrent rapidement leur fin. Un
chapitre de la Poétique de l’espace de Gaston Bachelard s’intitule «
L’immensité intime ». Association paradoxale du substantif et de l’adjectif
qui n’est pas sans faire songer à la fonction kantienne de la réalité
empirique et de l’idéalité transcendantale : quel sens pourrait avoir la mer,
le désert ou la chaîne de montagnes (le dehors de l’immensité) s’ils
n’étaient littéralement embrassés par un regard ou encore rêvés par un
imaginaire (le dedans de l’intimité) ? Pascal disait : « Par l’espace l’univers
me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le
comprends ». Bachelard a analysé cette appropriation de l’espace par le moi
qui rêve. Ainsi Rilke : « L’espace, hors de nous, gagne et traduit les choses
:/Si tu veux réussir l’existence d’un arbre, /Investis-le d’espace interne, cet
espace/Qui a son être en toi. Cerne-le de contraintes./Il est sans borne, et ne
devient vraiment un arbre/Que s’il s’ordonne au sein de ton renoncement
»6263..
L’espace imaginaire est sujet aux dilatations indéfinies. Ce que l’on
appelle sentiment océanique à propos de certains états (extase mystique,
ravissement esthétique ou amoureux, altération de conscience sous l’effet
de drogues) correspond à des espaces intérieurs largement incommunicables
mais que chacun aura éprouvés.
La vraie vie est ailleurs, disait Rimbaud. L’ailleurs est un espace de rêve.
Les aborigènes d’Australie subordonnent leur vision du monde à ce « pays
du rêve » qui les gouverne. Toutes les sociétés ont conçu un au-delà, pas
forcément transcendant. Mais le mot de transcendance lui-même est
emprunté au langage spatial : il fait signe vers l’ascension, le parcours, l’au-
delà. Le Ciel théologique n’est pas le ciel astronomique — comme la
lumière divine n’est pas la lumière matérielle. Notre « paradis » vient d’un
mot d’ancien persan signifiant l’enclos où les rois de Perse gardaient des
animaux sauvages et des plantes rares. C’était un lieu de plaisir, un lieu
protégé. Le paradis quitta la terre pour le ciel au IIe siècle avant Jésus-Christ
au moment de la lutte des Macchabées contre la domination hellénistique :
dans la tourmente, et les tourments du présent, le paradis ne pouvait plus
être représenté simplement comme un ailleurs sur terre.
Les espaces imaginaires sont désormais presque exclusivement fabriqués
par la technique. Le monde virtuel d’Internet est un espace de synthèse dont
on a pu mesurer la largeur et déterminer la structure. Le cyberespace6264.
est un espace à la fois objectif et imaginaire : on s’y oriente, on y navigue
(la métaphore de l’océan y est constamment présente — d’où l’« internaute
»), on s’y retrouve, on peut s’y perdre, et pourtant les yeux n’ont pas quitté
l’écran rectangulaire d’un ordinateur.
 
*
 
Voir aussi
 
La continuité. L’environnement. L’infini. Le monde. Le mouvement. La
sensibilité. Le temps. L’univers. L’utopie.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, Timée.
Aristote, Physique IV.
J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain II, 13.
E. Kant, — Dissertation de 1770.
— Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale.
R. Descartes, Principes de la philosophie II, § 10-21.
M. Heidegger, Être et Temps, paragraphes 22-24.
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.
Jean Piaget et collaborateurs, L’Épistémologie de l’espace, PUF, 1964.
G. Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, 1992.
G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie II, Les Éditions de Minuit,
1980.
M. Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits IV, Gallimard, 1994.
 
6077 De l’esprit géométrique VIII. Voir La définition.
6078 Voir L’environnement.
6079 Roman Jakobson a appelé embrayeurs les termes liés aux situations de parole.
6080 L’espacement est à la fois devenir-temps de l’espace et devenir-espace du temps. Parfois un
élément minime suffit à discriminer les deux dimensions : le prolongement est spatial, la
prolongation temporelle ; la mise au jour est une notion spatiale, la mise à jour une notion temporelle.
6081 E. Kant, Dissertation de 1770, AK II, 405.
6082 Cet usage perdure jusqu’au XVIe siècle. La célèbre Ode à Cassandre de Ronsard («
Mignonne, allons voir si la rose... ») en porte témoignage : « Las ! Voyez comme en peu
d’espace,/Mignonne, elle a dessus la place,/Las ! Las ! Ses beautés laissé choir ! ».
6083 L’opération inverse est possible : « Ici l’espace devient temps », dit Gurnemanz lorsque ceux-
ci arrivent à Monsalvat (R. Wagner, Parsifal, acte I).
6084 Aristote utilisait le terme de topos pour désigner à la fois le lieu physique (voir infra) et un
type d’argumentation : l’expression de « lieu commun » hérite de cet usage ancien. Les Topiques
forment une partie de la logique aristolicienne. Freud utilise le terme de topique pour désigner la
disposition, la structure du psychisme humain divisé en plusieurs instances
(conscient/préconscient/inconscient pour la première topique, moi/ça/surmoi pour la seconde).
6085 C’est parce que l’espace psychique n’est pas superposable à l’espace biologique du cerveau
que Lacan fit usage de la topologie (les nœuds borroméens) pour figurer l’articulation du réel, du
symbolique et de l’imaginaire.
6086 Toutefois il est des lieux à la fois concrets et abstraits, singuliers et universels : ainsi le musée,
l’école, le marché.
6087 Heidegger rappelle l’étymologie du mot allemand Ort, le « lieu » : la pointe de la lance. Le
site ou le lieu est cette extrémité où est libéré « en son être propre » ce qu’elle recueille, à savoir
l’être de la lance et plus largement l’espace de ce lieu là où « quelque chose se rassemble en son
ultime possibilité » (M. Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. fr., Gallimard, 1976, p. 41).
6088 L’usage qui est fait de ce terme avec Internet n’en dit que la flatterie narcissique.
6089 D’où l’usage pompeux du terme répandu aujourd’hui pour désigner n’importe quel lieu
commercial ou culturel. Dans les sociétés modernes, en effet, c’est l’espace (plus grand) qui valorise
le lieu (plus concret), et non l’inverse : le lieu ou le point de rencontre devient « espace de rencontre
». Un parterre suffit à l’existence d’un « espace vert ». La boutique la plus dérisoire, le recoin le plus
insignifiant se donnent pour les besoins de leur commerce une noblesse imaginaire en s’appelant
espaces. Le microcosme du spectacle n’est évidemment pas en reste. Dans un monde voué à la «
délocalisation », il est symptomatique que le petit lieu se cache derrière l’emphase de l’espace.
6090 Et le temps comme « le fluide sans masse » (F. Novalis, L’Encyclopédie, trad. M. de
Gandillac, Les Éditions de Minuit, 1966, p. 128).
6091 Plus tard les néoplatoniciens diront « monde » sensible, « monde » intelligible.
6092 Platon, Timée, 48e.
6093 Le modèle étant le père et l’image, l’enfant (Timée, 50d).
6094 Ibid., 52a-b.
6095 Aristote, Catégories 1b 26. Aristote appelle catégories les genres les plus généraux de l’Être
(voir L’être). Par elles-mêmes les catégories ne signifient rien, elles doivent entrer en relation les
unes avec les autres pour avoir un sens (ibid., 2a 5-8).
6096 Aristote, Physique IV, 208a 30.
6097 Ibid., 208b 28-31.
6098 Topos. Dans Physique IV, 208b 7, Aristote donne la chôra pour équivalente.
6099 Aristote, Physique IV, 209a 6-7.
6100 Ibid., 209b 13-14.
6101 Ibid., 209b 27-31.
6102 Ibid., 212a 5.
6103 Ibid., 210a 16-18.
6104 Aristote, Physique IV, 212 a 3-5, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 132.
6105 Ibid. 212a 19-20, ibid., p. 133.
6106 Ibid., 212b 21-22.
6107 Contre les pythagoriciens Aristote établit que le point n’est pas plus une partie de la ligne que
l’instant n’est une partie du temps.
6108 R. Descartes, Principes de la philosophie I, § 53.
6109 Les deux notions de figure et de mouvement dérivent de l’étendue (lettre à Élisabeth du 21
mai 1643) et fondent toute la physique cartésienne (voir L’énergie).
6110 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde. Voir également Principes de la
philosophie II, § 4. Il est caractéristique que Descartes n’analyse pas la transformation du morceau de
cire en termes de processus temporel. Les Principes de philosophie (II, § 11) avaient pris l’exemple
de la pierre pour exprimer une idée analogue développée par la méditation sur le morceau de cire.
6111 R. Descartes, Principes de la philosophie II, § 15.
6112 Ibid., II, § 18. Les atomistes grecs (Leucippe, Démocrite) concevaient l’espace comme un
vide infini dans lequel se meuvent une infinité d’atomes inaltérables. Bien que dépourvu de toute
propriété, l’infinité exceptée, le vide avait une existence pour eux.
6113 Ibid., II, § 10.
6114 Ibid., II, § 17.
6115 Ibid., II, § 20.
6116 Ibid., II, § 21.
6117 La conception cartésienne de l’espace comme essence de la matière est apparue incompatible
avec le dogme catholique de la transsubstantiation. Le mystère de la transsubstantiation mettait en jeu
la question philosophique de l’espace et de sa relation aux corps. Il supposait qu’un même corps pût
se trouver en plusieurs endroits à la fois — ce qui en géométrie euclidienne est absurde.
6118 N. Malebranche, Méditations chrétiennes et métaphysiques, Œuvres II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1992, p. 281. Henry More comme Malebranche considérait que l’extension n’est
pas une caractéristique exclusive de la matière mais qu’elle appartient aussi à l’esprit et par
conséquent doit être comprise comme ayant une existence réelle, nécessaire et même indépendante
de l’existence de la matière.
6119 N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, Œuvres II, op. cit., p. 675-
683. La théorie de la vision en Dieu dérive de la formule de saint Paul, qu’en Dieu nous vivons,
qu’en lui nous agissons, qu’en lui nous sommes.
6120 N. Malebranche, Entretiens sur la mort, Œuvres II, op. cit., p. 1013.
6121 N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion, ibid., p. 745.
6122 Ce qui distingue Malebranche radicalement de Spinoza (voir infra), c’est que pour lui le
passage de l’unité et de l’éternité divines à la dispersion des corps et à l’existence successive dans le
temps n’est pas une simple conséquence de l’articulation nécessaire de l’attribut infini en modes finis
; il suppose la représentation dans l’entendement divin de l’existence corporelle possible et sa
réalisation par une libre volonté. Par sa conception de l’étendue intelligible, Malebranche veut sauver
la contingence de la création. L’extériorité est représentée en Dieu comme la possibilité d’une
participation à son immensité. L’existence spatio-temporelle n’est pas une sorte de déchéance mais
un don gratuit.
6123 B. Spinoza, Éthique II, proposition II, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1954, p. 357.
6124 B. Spinoza, Lettre II à H. Oldenburg.
6125 Descartes tenait le raisonnement suivant : puisque l’extension est la nature du corps et que ce
qui est étendu peut être divisé, Dieu, indivisible par nature, ne peut pas être un corps (Principes de la
philosophie I, § 23).
6126 J. Piaget (La Représentation de l’espace chez l’enfant, PUF, 1948) confirmera l’existence de
ces deux espaces perceptif ou sensori-moteur, et représentatif, en étudiant la perception
stéréognostique (la capacité de reconnaître des formes par le biais du toucher sans les voir).
6127 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain II, 13.
6128 Ibid.
6129 Le problème de Molyneux fut un grand sujet de controverse au début du XVIIIe siècle : un
aveugle de naissance qui recouvrerait la faculté de voir serait-il capable de reconnaître par la simple
vue un volume qu’il connaîtrait par le toucher ? Les partisans des idées innées répondaient
positivement, les empiristes pensaient qu’un nouvel apprentissage devait être nécessaire en ce cas.
Une opération chirurgicale réussie donnera raison aux empiristes.
6130 D. Hume, Traité de la nature humaine I, II, III, trad. P. Saltel, GF-Flammarion, 1995, p. 85.
6131 Ibid., I, II, IV, p. 91.
6132 L’idée que l’espace est une extension divine (Henry More) ou le sensorium Dei, comme le
pensait Newton, trouve son origine lointaine dans le judaïsme alexandrin pénétré d’influences
stoïciennes. Tout en se gardant d’identifier Dieu avec sa création, ce qui eût verser dans le
panthéisme (« Les Cieux et les cieux des cieux ne peuvent te contenir », dit la Bible à propos de
Yahvé) mais avec l’intention de marquer l’omniprésence divine, cette école définissait Dieu comme
l’espace (makom) de son monde.
6133 En philosophie, c’est à un retour à Newton que, par-delà Kant, procède dans une certaine
mesure Hegel dans sa conception de l’espace. La Science de la logique lie celui-ci à la catégorie de la
quantité — qui est une détermination en extériorité. Dans l’Encyclopédie des sciences
philosophiques, l’espace constitue le tout premier moment de la Philosophie de la nature (la
mécanique), « la détermination première et immédiate de la nature est l’universalité abstraite de son
être-hors-de-soi », « l’indifférence non médiatisée » (Encyclopédie des sciences philosophiques en
abrégé, § 254, trad. M. de Gandillac, Gallimard,1990, p. 244) c’est-à-dire non encore reprise par son
autre. Cet « un-à-côté-de-l’autre » purement idéel et continu ne trouve sa réalisation (dans le lieu et le
mouvement) qu’en passant par sa négation — le temps. Mais l’espace chez Hegel ne sort ni de la
Nature (Idée aliénée) ni de la mécanique qui en est le premier moment abstrait et si dans l’Esthétique
la peinture est supérieure à la sculpture, c’est qu’elle a su s’arracher à la détermination empirique de
la tridimensionalité.
6134 G.W. Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, PUF, 1957, p. 139. Clarke, à qui Leibniz
adresse ses objections, était un partisan de la théorie newtonienne de l’espace et du temps.
6135 Comme Malebranche, Leibniz pense que l’immensité est à l’espace de ce que l’éternité est au
temps.
6136 Y. Belaval, « Leibniz », in Histoire de la philosophie, tome II, Encyclopédie de la Pléiade,
Gallimard, 1973, p. 540.
6137 G.W. Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, op. cit., p. 142.
6138 Ibid., p. 143.
6139 E. Kant, Dissertation de 1770, § 15, AK II, 403, trad. F. Alquié, Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 654.
6140 E. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, AK IV, 482, trad. F. De
Gandt, Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 380.
6141 E. Kant, Dissertation de 1770, § 15, AK II, 402, op. cit., p. 652.
6142 Ibid.
6143 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 304, trad. fr., Œuvres philosophiques I, op. cit., p.
1096.
6144 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 50, ibid., p. 782-783.
6145 E. Kant, Dissertation de 1770, § 15, AK II, 405, op. cit., p. 656.
 
6146 E. Kant, Critique de la raison pure AK III, 56, op. cit., p. 789-790.
6147 R.M. Rilke, Élégies de Duino VIII.
6148 J. von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, trad. fr., Denoël, 1965, p. 29 (voir
L’environnement). La fable du lion « roi des animaux » présuppose une unité spatiale fictive du
monde animal.
6149 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie II, Les Éditions de
Minuit, 1980, p. 388.
6150 Voir infra.
6151 Dans Mensch und Raum (L’Homme et l’espace), Kohlhammer, Stuttgart, 1963.
6152 À Sumer, l’unité de mesure pour les surfaces était la quantité de grains nécessaire à leur
ensemencement.
6153 Dans « Pont et porte » (in La Tragédie de la culture, trad. fr., Éditions Rivages, 1988), Georg
Simmel figure cette dualité du passage et de la fermeture.
6154 En Chine l’axe du haut et du bas est aussi important que les quatre directions de l’espace. En
Inde, les quatre directions et les quatre angles du carré qu’elles forment sont régies par une divinité :
puisque par exemple Kubera, le dieu de la richesse, a le nord, les objets précieux étaient gardés dans
une pièce située au nord de la maison.
6155 Les Touaregs disent des habitations en dur qu’elles sont les sépulcres des vivants.
6156 Les alignements mégalithiques, les allées des tombeaux Ming, les avenues bordées de
colosses des temples égyptiens n’enferment aucun autre espace qu’un chemin d’accès ou de
contournement mais ils signalent puissamment une direction. « L’animal aussi ne cesse de surmonter
les distances, écrit Georg Simmel, et souvent de la façon la plus habile et la plus complexe, mais il ne
relie pas le début et la fin du parcours, il n’opère pas le miracle du chemin » (« Pont et porte » in La
Tragédie de la culture, op. cit., p. 162).
6157 Ainsi chez les Romains la droite était-elle faste, la gauche, néfaste. En Chine, il y a un espace
yin et un espace yang.
6158 H. Lefebvre, La Production de l’espace, Anthropos, 2000.
6159 Le shoguns résidaient au centre de la capitale dans l’ancien Japon. Le rang et le prestige des
nobles étaient en fonction directe de l’éloignement de leurs maisons par rapport au palais.
6160 M. Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits IV, Gallimard, 1994.
6161 Voir infra.
6162 K. Lewin est l’inventeur de la « dynamique des groupes ».
6163 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 161. Les habitations chinoises
traditionnelles étaient sans étage car il aurait été choquant pour un Chinois qu’un inférieur pût se
trouver au-dessus de son supérieur.
6164 Voir Le comportement.
6165 Voir La démocratie.
6166 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 325.
6167 Ibid., p. 339.
6168 Ibid., p. 291.
6169 M. Heidegger, Être et Temps, § 24, trad. F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 152.
6170 M. Heidegger, Être et Temps, § 22.
6171 M. Heidegger, Être et Temps, § 23, op. cit., p. 145.
6172 La théorie psychologique d’après laquelle la représentation de l’étendue est donnée
immédiatement avec toute sensation ou avec certaines sensations est appelée « nativisme ». Dérivé
de Kant et défendu par William James, le nativisme s’oppose au génétisme. Certains de ses
défenseurs n’attribuent qu’aux sensations visuelles et aux sensations tactilomusculaires un caractère
extensif et inné.
6173 La vue est le sens dominant dans l’appréhension de l’espace. D’une part elle ne subit pas
d’interférence, contrairement au son (qu’un autre peut brouiller) ou à l’odeur (qu’un simple courant
d’air va dissiper) ; d’autre part, tout objet a une apparence visuelle (alors qu’il n’émet pas
nécessairement un son ou une odeur).
6174 Henri Poincaré voyait l’origine de l’organisation de l’espace dans la coordination des
mouvements du corps propre comme des objets extérieurs. Cette coordination reposerait sur une
structure inhérente aux actions du sujet (donc a priori) qui serait le « groupe des déplacements ».
Pour Piaget, cette structure se construit peu à peu durant les 18 premiers mois de l’existence.
6175 On a pu montrer que les canaux semi-circulaires du labyrinthe de l’oreille interne des
mammifères ont une fonction de stabilisation.
6176 Voir Le mouvement.
6177 La perte de l’espace a eu souvent au cours du siècle écoulé des raisons politiques. Hannah
Arendt a décrit l’état de désolation des êtres privés de leur lieu, proprement désolés par le
totalitarisme qui les disperse en masses.
6178 L’espace homogène de la géométrie euclidienne n’est jamais perçu, il n’est que conçu,
remarquait Bergson.
6179 Le rail est inscrit dans un espace à une dimension (la ligne de chemin de fer), en mer, deux
dimensions suffisent aux marins pour faire le point. L’image qui se forme sur notre rétine est
bidimensionnelle ; c’est le cerveau qui ensuite l’interprète sous forme tridimensionnelle. Lorsqu’une
anomalie se présente (par exemple un visage moulé en creux, qu’on ne voit jamais dans le réel),
aussitôt le cerveau « rétablit » l’image normale (le visage est vu en relief). Le système perceptif
choisit spontanément la solution qui explique le plus simplement la stimulation.
6180 Le temps n’admet pas semblables séparations, il n’est pas structuré par des dichotomies
équivalentes (s’il existe un temps proche et un temps lointain, il n’y a pas en revanche des temps
étrangers et des temps familiers).
6181 G. Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, 1992, p. 19.
6182 Voir La subjectivité.
6183 « De chez Swann » et « de Guermantes ». L’église (côté épître et côté évangile) et le théâtre
(côté cour et côté jardin) ont également leur côté.
6184 Il y a le coin de la maison et le « bon coin » que connaît le pêcheur : espace petit, secret,
parfois mystérieux.
6185 H. Bergson, Matière et mémoire, Œuvres, PUF, 1970, p. 345.
6186 Ibid., p. 341.
6187 Le désir d’ubiquité n’a jamais eu l’importance de celui d’immortalité.
6188 Voir supra.
6189 Les migrations humaines et les migrations animales ont un sens inverse : celles-ci sont
toujours de retour à un chez-soi, celles-là, jamais.
6190 Le cheval, l’automobile, l’avion, la fusée ne font pas que parcourir plus rapidement le « même
» espace — ils constituent leur espace propre avec leur trajet, leur route n’est pas tracée dans le
même espace.
6191 Sur une telle « carte », New York est plus près de Paris que tel village espagnol.
6192 La carte des départements de la France avait été découpée de manière que le chef-lieu ne fût
pas à plus d’une journée de cheval de la commune la plus éloignée de lui.
6193 Le plus simple est évidemment le cercle et un centre mais il y a aussi les carrés avec les
carrefours, les triangles commerciaux, etc.
6194 Voir Paul Zumthor, La Mesure du monde, Seuil, 1993.
6195 Les nazis ont tiré leur concept d’« espace vital » (Lebensraum) des travaux de Ratzel.
6196 Voir la part accrue du secteur tertiaire (services, communication…) aux dépens des secteurs
primaires et secondaires dans les économies modernes.
6197 Voir les moyens de télécommunications. La communication est plutôt horizontale (Internet
transite par les câbles sous-marins) tandis que la diffusion est plutôt verticale (les émissions de
télévision sont envoyées par satellite).
6198 Les États-Unis sont la première puissance hégémonique de l’Histoire à avoir eu une politique
anti-impérialiste au sens historique (non marxiste) du mot : les États-Unis n’ont en effet jamais
cherché à annexer territorialement le Mexique et le Canada et dans les années 1950 ils étaient
ouvertement anticolonialistes.
6199 Dont l’apparition est historiquement récente (elle accompagne celle de l’État souverain).
6200 Les technosciences ainsi que le mouvement général des sociétés tendent vers l’abolition des
limites qui structuraient l’ancien monde.
6201 Aux Etats-Unis une aire (area) métropolitaine est une unité spatiale officiellement délimitée
et qui définit l’agglomération au sens large. Elle désigne un territoire circonscrit de l’action politique.
Dans un contexte économique, l’aire (aire d’influence, aire d’attraction, aire de chalandise etc.)
définit le territoire d’influence d’une ville.
6202 La zone est un territoire non seulement spécialisé mais proprement stigmatisé, c’est-à-dire
marqué d’un point particulier.
6203 Le territoire des animaux n’est pas souvent bien délimité : d’une part il peut être flottant dans
son tracé, d’autre part il varie souvent en fonction des activités exercées, des dangers encourus, des
heures et des saisons.
6204 C’est pourquoi Deleuze et Guattari disaient du milieu que c’est une notion réactive.
6205 Le pastorat est un modèle de pouvoir politique qui s’exerce sur la conduite des hommes sans
se préoccuper de la maîtrise d’un territoire.
6206 Si Caïn le cultivateur tue par ressentiment son frère Abel le pasteur, c’est parce que Yahvé
préférait les offrandes de ce dernier. On peut déduire de ce mythe que l’homme ne devait pas aux
yeux de Dieu être le véritable maître de la terre.
6207 C. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Paris, Librairies techniques, 1980.
6208 La Seconde Guerre mondiale est née des entreprises annexionnistes des régimes nazi et
japonais. C’est pourquoi, pour assurer la paix du monde, la Charte des Nations unies a déclaré
inviolables les frontières des États.
6209 Ce fut souvent de l’intérêt des États que de donner à croire le contraire.
6210 Un étranger peut être accueilli, bien sûr, il n’est pas nécessairement un intrus.
6211 Seul un État de droit peut admettre pacifiquement la négation de son intégrité territoriale mais
seulement en cas de séparation d’une région, et sous réserve qu’elle soit démocratiquement
approuvée. Mais même un État démocratique réagira par la guerre à la violation de son intégrité
territoriale par une puissance étrangère. Et il y a eu des États démocratiques qui ont réagi par la
guerre à des mouvements de décolonisation.
6212 C’est parce qu’il n’y a pas de territoire palestinien (qui seul pourrait constituer la base et la
condition d’un État palestinien) qu’il y a des territoires palestiniens.
6213 On remarquera que l’Europe s’est définie non comme un territoire ou un ensemble de
territoires, mais comme un espace sans frontières intérieures, un espace de liberté, de sécurité et de
justice ayant vocation à s’étendre à un nombre indéterminé et indéterminable de nouveaux pays
membres. Seulement, à cause des chevauchements de souveraineté, que les principes inverses et
complémentaires de délégation et de subsidiarité actualisent, l’Union européenne ne constitue pas
une entité politique. Dans le monde westphalien qui est toujours le nôtre, seuls les États constituent
des entités politiques. Sans unité globale, l’Union européenne est un empilement empirique et
plurifonctionnel de zones (la zone euro) et d’espaces (l’espace Schengen) qui précisément ne forment
pas un territoire. Seule la constitution (encore très improbable) d’un État fédéral ou confédéral
européen pourrait faire de l’Europe un territoire.
6214 J. Agnew, Reinventing Geopolitics : Geographies of Modern Statehood, Stuttgart, Franz
Steiner Verlag, 2001 ; Geopolitics : Re-visioning World Politics, Routledge (Royaume-Uni), 2003.
6215 Dans la sphère industrielle actuelle, on voit la logique atopique des marques l’emporter sur la
logique topique des terroirs.
6216 La gouvernance territoriale ou locale est distinguée de la gouvernance mondiale ou globale.
6217 Voir Marie-Christine Jaillet, « Contre le territoire, la ‘bonne distance’ », in Territoires,
territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives, ouvrage collectif dirigé par M. Vanier,
Presses universitaires de Rennes, 2009.
6218 Le Livre des XXIV philosophes est un recueil composé au Moyen Âge de 24 sentences, de 24
auteurs anonymes différents. La formule sur le cercle et la circonférence a été reprise par Pascal, qui
l’a rendue célèbre.
6219 On ne dira pas d’un voyageur qui prend l’avion à Paris pour Marseille qu’il parcourt la
France. On ne parcourt pas des sites en ligne comme on parcourt un livre.
6220 Voir L’univers.
6221 Ainsi les ambassades jouissent-elles du privilège de ne pas obéir à certaines règles du pays où
elles sont installées. Sur Internet, les grands opérateurs comme Yahoo et Google ont un intérêt
financier direct à être libres de toute territorialité. Mais le plus important sans doute est qu’au-delà
des intérêts immédiats de ces entreprises, se profile une anthropologie révolutionnaire posthumaniste
qui tend à rien moins qu’à dépasser à la fois le politique et l’être-là de l’homme. Nous savons depuis
la Grèce antique qu’il n’y a pas de citoyenneté sans territoire, pas de démos sans topos. Ceux qui
rêvent aujourd’hui à une posthumanité affranchie des bornes de la Terre rêvent en réalité à la
disparition et de la Terre et de l’humanité.
 
6222 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future § 57, AK IV, 352, trad. fr., Œuvres
philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 136.
6223 Il nous est, par exemple, très difficile de nous représenter ce que peut être une vie immortelle
ou une vie sans vieillissement.
6224 Par exemple la limite qui séparait deux groupes linguistiques différents n’était pratiquement
jamais matérialisée par une frontière.
6225 Le géographe Friedrich Ratzel, l’inventeur de la géopolitique, a fortement inspiré les nazis.
6226 En 1721, entre Avignon et Monieux, dans le Vaucluse, on a édifié sur une quarantaine de
kilomètres un muret de pierres sèches d’à peine un mètre de hauteur pour faire barrage à la peste qui
entre 1720 et 1722 tua la moitié de la population de Marseille. On appelle cette étonnante
construction à peu près oubliée de tous le « mur de la peste ». Le sens magique de cette frontière est
évident : il s’agissait de conjurer un mal sur lequel la médecine du temps n’avait aucune prise.
6227 Il y a un siècle, un Anglais pouvait voyager pratiquement dans le monde entier sans passeport.
Aujourd’hui, une bonne cinquantaine de pays, soit le quart du monde, sont à risque. Par ailleurs,
relativement à la population totale, nous sommes encore loin d’avoir atteint le niveau des flux
migratoires des années 1880-1910.
 
6228 Dans Le Nouvel esprit scientifique.
6229 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain II, 13, trad. Coste, Vrin,
1972, p. 121-122.
6230 Aristote appelle construction en gnomon toute figure qui, adjointe à une autre, donne une
figure d’ensemble reproduisant en plus grand la figure de départ.
6231 Voir La démonstration et Les mathématiques.
6232 Donc un espace fini à la différence des espaces euclidien et lobatchevskyen qui, eux, sont
infinis.
6233 C’est à partir de cet espace de Lobatchevsky que la pseudosphère de Beltrami sera construite.
6234 Il n’y a qu’une seule parallèle à une droite située dans un plan chez Euclide, zéro chez
Riemann une infinité chez Lobatchevsky. La somme des angles d’un triangle est égale à 180° chez
Euclide, supérieure à 180° chez Riemann et inférieure à 180° chez Lobatchevsky. La proportion entre
la circonférence d’un cercle et son diamètre est égale à pi chez Euclide, inférieure à pi chez Riemann,
supérieure à pi chez Lobatchevsky.
6235 Cet espace forme la base de la formulation mathématique de la théorie quantique et de la
plupart des théories des interactions des particules élémentaires.
6236 Lewis Carroll s’est servi de cette bouteille pour imaginer une « bourse de Fortunatus » qui
contiendrait l’argent du monde entier puisque tout ce qui est à l’extérieur est aussi à l’intérieur…
6237 On a classé les projections d’après la position relative du plan et de la Terre : lorsque celle-ci
est projetée sur un plan qui lui est tangent en un point (le plus souvent l’un des pôles géographiques),
la projection est dite azimuthale ; lorsque la Terre est projetée sur un cylindre tangent ou sécant, la
projection est dite cylindrique ; lorsque la Terre est projetée sur un cône tangent ou sécant, la
projection est dite conique. On peut également classer les projections en fonction de leurs propriétés :
dans les projections conformes, tous les angles sont conservés ; dans les projections équivalentes, le
rapport des surfaces est conservé ; dans les projections mixtes, ni les angles ni les surfaces ne sont
conservés. Toutes les projections déforment plus ou moins la Terre. Les déformations sont minimes
lorsque la carte représente une petite région. Elles sont les plus grandes dans les planisphères. Et
quelle que soit la projection, seuls sont représentés avec exactitude le point ou les lignes de tangence
ou les lignes le long desquelles le plan de projection est sécant à la Terre.
6238 Les trois dimensions de l’espace déterminent les trois mouvements d’un corps sur un plan
liquide : le roulis (balancement vers la droite et vers la gauche), le tangage (balancement vers l’avant
et vers l’arrière) et le lacet (rotation dans le même plan).
6239 Le physicien anglais appela ainsi le nouvel espace physique qu’il avait découvert par analogie
entre les lignes de force et les sillons tracés par le soc d’une charrue sur un champ (field).
6240 Propriété de deux figures identiques dans tous leurs éléments mais non congruentes (comme
les deux mains non superposables).
6241 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, 13, op. cit., p. 123.
6242 Deux quasars peuvent être l’image d’un même objet. On donne le nom de lentilles
gravitationnelles aux corps déflecteurs.
6243 L. de Broglie, Physique et microphysique, Albin Michel, 1947, p. 144.
6244 Alors que les Éléates niaient l’existence du vide (qu’ils assimilaient au non-être), les
pythagoriciens pensaient qu’un vide infini entoure le cosmos.
6245 Voir L’infini et L’univers.
6246 « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».
6247 J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, op. cit., p. 124.
6248 Jean-Pierre Luminet a présenté un modèle d’« univers chiffonné » dans lequel chaque galaxie
aurait des centaines d’images fantômes réparties dans toutes les directions comme dans les anciens
palais des miroirs des fêtes foraines. L’univers serait en fait beaucoup plus petit que nous le croyons.
6249 Voir l’ouvrage déjà cité de Gaston Bachelard : La Poétique de l’espace.
6250 Ce que ne sont ni le studio de radio ni le plateau de télévision qui s’inscrivent dans un espace
relativiste.
6251 Dans Espace, temps et architecture, trad. fr., Denoël, 2004.
6252 La perspective des peintres est une (re)construction : les bords de la route ne me sont donnés
ni comme convergents ni comme parallèles, disait Merleau-Ponty, « ils sont parallèles en profondeur
» (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 302).
6253 Dans la réduction du volume sensible à la surface, cette abstraction dont la peinture vit, Hegel
voyait l’expression de la concentration de l’âme en elle-même (Esthétique II, trad. fr., LGF, Le Livre
de Poche, 1995, p. 221).
6254 Ou compliquées : sous l’influence de miniatures persanes arrivées par la Route de la Soie, la
peinture chinoise cultivera la perspective cavalière omnidirectionnelle.
6255 Un bas-relief égyptien, une peinture murale de Dun-Huang, un vitrail de cathédrale ne
peuvent se lire comme nous avons coutume de lire un livre, de gauche à droite.
6256 Pour Alberti il faut concevoir le tableau ou la fresque comme la transcription des formes
perçues à travers « une fenêtre ouverte ». Plus précisément ces formes font l’objet d’une projection
sur le plan idéal défini par les rebords de la « fenêtre ». D’où la définition canonique : « Le tableau
est une intersection plane de la pyramide visuelle », pyramide qui a pour base le cadre de la « fenêtre
» et pour sommet l’œil du peintre. La perspective, en particulier, fournit les moyens de géométriser
correctement les projections des lignes droites les plus remarquables (verticales, orthogonales au plan
du tableau etc.).
6257 Voir La continuité.
6258 Il est significatif que le terme renvoie moins à l’extension qu’à l’intensité.
6259 Schopenhauer (Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. fr., PUF, 1970, p.
1188) dresse un parallèle entre les quatre voix (basse, ténor, alto et soprano) et les quatre degrés de
l’échelle des êtres (règne minéral, règne végétal, règne animal et homme). Ce figuralisme est
traditionnel (Bach l’utilise constamment dans ses cantates), il sera omniprésent dans l’opéra (le jeune
héros est un ténor, le vieux traître une basse) mais il ne va pas sans exception (dans La Flûte
enchantée de Mozart, la Reine de la Nuit, voix de l’ignorance, est soprano colorature tandis que
Sarastro, voix de la sagesse, est une basse).
6260 Giovanni Gabrieli (1557-1612) utilisait des effets quadriphoniques à Venise et Bach pour sa
Passion selon saint Matthieu avait utilisé l’espace intérieur de l’église Saint-Thomas de Leipzig pour
répartir en différents groupes les instrumentistes et les chanteurs.
6261 M. Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955.
6262 Comme avec Peer Gynt d’Ibsen ou Le Soulier de satin de Paul Claudel.
6263 Cité par G. Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit., p. 182.
6264 Mot-valise forgé par l’écrivain américain William Gibson en 1983 par synthèse de
cybernétique et d’espace. Le cyberespace ne doit en fait pas grand-chose à la cybernétique, ce dernier
mot n’étant ici convoqué qu’à titre de signal de la modernité.
61. L’esprit
 
 
 
Il n’y a pas un concept d’esprit qui, avec le mot qui le désigne en français,
présenterait une unité pensable. « Esprit » est l’un de ces termes englobants
qui embrassent sous leur unité une multitude de réalités, d’états et de
fonctions. D’une part il renvoie à une pluralité dispersée de représentations
non seulement hétérogènes mais contradictoires : l’esprit est tantôt séparé,
objectif, tantôt inhérent, subjectif ; il n’est même pas toujours conçu comme
immatériel ou incorporel, alors que l’opposition au corps ou à la matière
constitue pour lui un déterminant immédiatement saisissable. À cette
distribution, il convient d’ajouter l’impossibilité d’une équivalence exacte
entre les langues : s’il y a un terme qui manifeste l’intraduisibilité, c’est
bien celui-là. Aucune langue ne possède de mot pour recouvrir l’espace
sémantique occupé par notre terme d’esprit, et inversement, ce que nous
rendons par lui est donné par une série de mots dont chacun ne renvoie qu’à
une seule dimension de notre « esprit » mais jamais à son ensemble.
« Esprit » traduit au moins deux termes grecs : noûs, qui renvoie aux
notions d’intelligence et de connaissance, et pneuma, qui renvoie au
dynamisme de la vie. Le Saint-Esprit (ou Esprit Saint)6265. du Nouveau
Testament traduit le grec pneuma (d’où le terme de pneumatologie
désignant la partie de la théologie spécialisée dans l’étude du Saint-Esprit).
Mais les Grecs appelaient psukhê ce que nous pouvons traduire aussi bien
par « âme » que par « esprit »6266.. Et ils disposaient également du terme
de phrên.
Si notre mot « esprit » vient du latin spiritus, qui signifie
étymologiquement souffle, respiration (d’où respirer, inspirer, expirer) tout
comme anima ou animus6267., il peut traduire également ces deux derniers
termes ainsi que le mens d’où vient notre « mental ». La deuxième partie de
l’Éthique de Spinoza, De Mente, a été jusqu’à une date récente toujours
traduite par « De l’âme ». Aujourd’hui, « De l’esprit » s’impose. On notera
que si la langue française a bien l’adjectif « mental » dans son vocabulaire,
elle ne dispose, à la différence de l’italien, d’aucun substantif correspondant
(le mental renvoyant de façon spécifique à ce que naguère on appelait la «
force de caractère »). Inversement, le traité De l’âme aurait pu s’appeler De
l’esprit car de la faculté motrice à l’intelligence, en passant par les
sensations, c’est bien de l’ensemble de l’être mental de l’homme qu’il est
question dans cet ouvrage d’Aristote.
La langue anglaise dispose de deux termes, mind et spirit, là où le français
n’a que le mot « esprit ». Mind désigne l’ensemble des facultés mentales,
spirit est une substance immatérielle. Chez Berkeley, les deux dimensions,
phénoménologique de la conscience (mind) et ontologique ou métaphysique
de la puissance spirituelle (spirit), sont présentes. Par ailleurs, il y a ghost
en anglais, parent du Geist allemand, et qui n’est pas seulement le fantôme
(voir les « esprits errants ») puisque Saint-Esprit se dit Holy Ghost.
« L’esprit est le pseudonyme collectif d’une foule de personnages fort
divers, écrit Paul Valéry, qui y trouvent de quoi s’exprimer (plus ou moins
nettement et élégamment) — tels que le ventre, le cœur, le sexe, et le
cerveau lui-même. Je sais qu’il faudrait ici des noms plus savants ; mais je
les ignore et tout le monde avec moi »6268.. Au reste, cette dispersion n’est
pas nouvelle : « Ce nom est équivoque, écrivait déjà Descartes à propos de
l’esprit, en ce qu’on l’attribue aussi quelquefois au vent et aux liqueurs fort
subtiles »6269., mais le philosophe ajoutait qu’il n’en savait « point de plus
propre »6270..
L’« esprit » a désigné tantôt le pouvoir actif de constitution des
représentations, tantôt l’ensemble des représentations. Les nominalistes, les
empiristes et les matérialistes ont dénoncé la substantialisation (fictive et
illusoire selon eux) de l’esprit. Mais cela n’a pas empêché un matérialiste
comme Helvétius de développer une anthropologie complète — avec
théorie de la connaissance, psychologie et morale — dans un livre intitulé
précisément De l’esprit6271.. Helvétius dans son ouvrage écarte
l’hypothèse d’une faculté unique, puissante, invisible et mystérieuse, pour
s’attacher exclusivement aux différentes expressions observables des idées
et comportements de l’homme.
Dans ses usages courants, non techniques, le mot « esprit » peut avoir six
sens en français. Il peut désigner en premier lieu une puissance sacrée ou
supérieure d’origine divine ou transcendante (spiritus en latin, spirit en
anglais), comme les démons et les génies dans les religions et mythologies
ou l’âme des morts dans l’occultisme.
En second lieu, l’esprit est le principe immatériel, la substance
incorporelle (par opposition à la chair6272. ou au corps) constitutive des
fonctions mentales chez l’homme (mens en latin, mind en anglais). C’est le
sens privilégié en psychologie et en philosophie. Il fait coïncider presque
complètement l’esprit avec la conscience : c’est le sens de conscience que
l’on retrouve dans l’expression de « théorie de l’esprit », qui désigne la
capacité qu’un sujet pensant a de se représenter la pensée d’autrui. La
psychanalyse avait fait refluer le terme d’esprit comme chargé de trop de
métaphysique au profit de celui de psyché ou de psychisme. Mais, durant
ces dernières décennies, le mot a retrouvé un usage positif comme
traduction de l’anglais mind, l’adjectif qui correspond étant « mental » et
non, bien sûr, « spirituel ». La « philosophie de l’esprit », qui n’a rien à voir
avec la « philosophie de l’Esprit » hégélienne6273., s’attache à répondre à
la question de la nature des phénomènes mentaux, à leurs relations avec les
phénomènes physiques, et à leur traitement scientifique possible6274..
Dans la langue classique, « esprit » est synonyme d’intelligence et de
vivacité dans la conversation (sens toujours actuel dans les expressions de «
présence d’esprit », de « mot » ou de « trait d’esprit »6275.). Ce sens
d’intelligence se retrouve également dans l’un des usages de l’adjectif «
spirituel » — comme lorsque l’on parle d’une « remarque spirituelle ». On a
appelé « lois de l’esprit » soit, au sens logique, les principes fondamentaux
de la raison (comme le principe d’identité), soit, au sens psychologique, le
rapport constant entre les phénomènes psychiques et les processus de leur
formation (les « lois » de l’association des idées sont des lois de l’esprit).
En quatrième lieu, le mot « esprit » désigne un ensemble de dispositions,
de façons d’agir habituelles (exemple : « l’esprit de soumission » ou « de
rébellion », « l’esprit critique »  qui se caractérise par l’exercice libre du
jugement n’admettant d’autre autorité que celle de la raison6276.), et de
structures de signification (comme dans « l’esprit des lois »). Pascal a
utilisé l’expression d’esprit de finesse  pour désigner l’intuition ou
l’aperception directe de la vérité par opposition à l’esprit de géométrie qui
procède par raisonnement déductif. Il y a quelque chose de systématique
dans cet « esprit »6277., à commencer par « l’esprit de système ». Après
Auguste Comte qui parlait d’« esprit positif »6278., Gaston Bachelard a
déterminé les caractéristiques de « l’esprit scientifique »6279..
« Esprit » renvoie aussi au sens profond d’un discours, d’une œuvre6280.,
par opposition à la lettre qui est son sens littéral6281..
Enfin, l’esprit désigne l’ensemble des créations humaines dans l’ordre
symbolique. En ce sens, il est opposé à matière (d’où le conflit du
spiritualisme et du matérialisme) et à la nature (d’où le conflit entre la
liberté humaine et le déterminisme physique). C’est en ce sens qu’il faut
entendre « l’esprit du peuple », notion introduite par Herder et cultivée par
la génération romantique (Hegel compris) en réaction à l’universalisme
abstrait des Lumières ; elle fait signe vers ce qu’un peuple possède de
manière singulière. L’esprit du peuple, qui correspond pour une grande part
à notre concept de culture, est exprimé à travers le langage, l’art, la religion.
L’esprit général d’un peuple est une manière de transcendantal : il fixe a
priori l’ordre du possible et de l’impossible en matière de pouvoirs et de
décisions. Ainsi est-il impossible au roi de Perse d’obliger ses sujets à boire
du vin, faisait remarquer Montesquieu : « Il y a dans chaque nation un esprit
général sur lequel la puissance même est fondée ; quand elle choque cet
esprit, elle se choque elle-même et elle s’arrête nécessairement »6282..
Ainsi une conception absolutiste de la souveraineté s’avère-t-elle
impossible : l’esprit général détermine les limites de la puissance6283. en
même temps que l’espace de la soumission6284.. L’esprit général est
l’ensemble des déterminations, naturelles, historiques, politiques, morales
qui finissent par forger l’unité d’un peuple. Dans De l’esprit des lois,
Montesquieu étudie les rapports que les lois doivent avoir avec les
différents types de gouvernement, de mœurs, de climat, de religion... Si la
loi est un rapport, l’esprit des lois est un rapport de rapports. L’esprit des
lois désigne le réseau de relations que l’instance juridique entretient avec
les facteurs extérieurs, naturels (terrains, climats), ou humains (mode de
vie, religion, mœurs…). Cette réduction à l’unité permet à Montesquieu
d’intégrer le sens chimique de l’esprit. Contre l’idée sceptique et relativiste
d’un ensemble chaotique et disparate de lois contingentes, voire arbitraires,
Montesquieu développe la thèse (déjà exprimée par Leibniz) d’une logique
des lois dont il s’agit de retracer la nécessité. Aussi, loin d’appuyer sur leurs
différences, Montesquieu part de l’identité formelle de la loi naturelle et de
la loi civile : des lois gouvernent (structurent) la nature, des lois gouvernent
(structurent) les sociétés. Telle est la constante dont les facteurs climatiques,
politiques, culturels, historiques sont les variables.
Une telle distribution ne peut trouver d’unité qu’au niveau très général —
celui que l’on pourrait appeler une dynamique de sens. Si, en effet, l’esprit a
été opposé presque toujours à la matière, c’est parce qu’il a été conçu
comme un principe de vie.
 
 
I. L’ESPRIT SÉPARÉ
 
Le mouvement d’une intériorisation/subjectivation/psychologisation de
l’esprit est allé de pair avec celui d’une désacralisation/démythologisation.
Socrate dut son éveil philosophique à Anaxagore qui, parmi les
Présocratiques, fut le premier à donner pour principe de toutes choses non
un élément matériel (l’eau, le feu, l’air ou les atomes) ni une abstraction
comme l’Être ou l’Illimité, mais le Noûs, l’Intelligence, l’Esprit — principe
ontologique et noologique à la fois. Comme auparavant le ka chez les
Égyptiens, et après le genius chez les Romains, le daïmôn grec6285. était
un double. Le démon grec a été démonisé par le christianisme6286. : les
faux dieux ne peuvent être que des mauvais dieux. Par le génie, cependant,
une dimension positive du démon ancien sera conservée.
Pour les stoïciens, le pneuma est un corps subtil et lumineux, identique au
feu, qui est immanent à l’univers et pénètre chaque être à des degrés divers.
Il est le principe de la croissance et de la sensation. Ce feu est dit « artiste »
(tekhnikon) et divin — c’est lui qui forme la substance du Soleil et des
autres corps célestes. Philon d’Alexandrie opposait le noûs, l’esprit humain,
au pneuma, l’Esprit divin. L’Esprit du christianisme doit une bonne partie
de son contenu au pneuma stoïcien et alexandrin. Avant sa Pâque, Jésus
annonce la venue d’un autre paraclet6287., l’Esprit Saint. À l’œuvre depuis
la création, ayant jadis parlé par le truchement des prophètes, il sera présent
auprès des disciples et en eux pour les enseigner et les conduire vers la
vérité.
Dans un célèbre passage de sa Première épître aux Corinthiens, saint Paul
expose la diversité des dons de l’Esprit (on les appelle des charismes) en
même temps que la profonde unité de celui-ci : « La manifestation de
l’Esprit est donnée à chacun à toutes fins utiles car à l’un est donné, par
l’Esprit, une parole de sagesse ; à un autre, une parole de science, selon ce
même Esprit ; à tel autre, par ce même Esprit, la foi ; à un autre, par cet
unique Esprit, le don des guérisons ; à un autre, d’opérer des miracles ; à un
autre, la prophétie ; à un autre, le discernement des esprits6288. ; à tel autre,
toute sorte de langues ; à un autre, l’interprétation des langues. C’est ce
même et unique Esprit qui opère tout cela, qui répartit comme il veut la part
de chacun. Un corps a beau avoir plusieurs membres, tous les membres du
corps ne font qu’un unique corps, et il en est ainsi du Christ. Car nous avons
tous été immergés dans l’unique Esprit pour être un unique corps, Juifs ou
Grecs, esclaves ou libres, et on nous a tous fait boire à l’unique Esprit
»6289.. Alors que l’âme est attachée à un individu, dont elle constitue
l’unité, l’esprit est collectif6290.. C’est le Saint-Esprit qui est à l’origine de
la conception de Jésus par Marie6291., c’est lui qui avertit Syméon le Juste
qu’il verra le Christ petit enfant au Temple avant de mourir6292..
Le symbole de Nicée-Constantinople stipule que l’Esprit Saint est
Seigneur, qu’il donne la vie et procède du Père6293. : avec le Père et le Fils,
il reçoit même adoration et même gloire. Il est reconnu comme la troisième
personne (hypostase) de la Trinité, distinct du Père et du Fils, mais
consubstantiel à eux, c’est-à-dire partageant la même essence
(homoousios)6294.. Le baptême chrétien se fait au nom (et pas aux noms)
du Père, du Fils et du Saint-Esprit6295..
Le Saint-Esprit est une force d’intercession. C’est lui qui a inspiré les
rédacteurs des Écritures Saintes, c’est lui qui inspire leur lecture « selon
l’esprit », justement, opposée à une lecture qui s’en tient à la « lettre morte
». Car l’esprit vivifie et la lettre tue, disait saint Paul. « Ne savez-vous pas
que votre corps est un sanctuaire du Saint-Esprit qui est en vous et que vous
tenez de Dieu ? », écrivait encore l’apôtre6296.. « Tout croyant est habité
par l’Esprit, traversé par l’Esprit, par le fait même qu’il énonce la
confession de foi la plus élémentaire »6297.. C’est l’Esprit qui est le maître
intérieur de la prière. Prier, c’est entrer dans la prière que l’Esprit Saint fait
continuellement en nous.
Comme l’Esprit Saint, l’Esprit (Geist) chez Hegel représente à la fois une
force objective (mais désacralisée), et immanente à l’Histoire totale. La
Phénoménologie de l’Esprit constitue la première version du Système : une
odyssée de la conscience qui peut être lue à la fois comme le
développement de la pensée du sujet, depuis la conscience sensible jusqu’au
savoir absolu, et comme l’expression de l’Histoire universelle du concept.
Dans l’économie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, qui achève
le Système, l’Esprit est spécifiquement l’Idée en et pour soi, réalisation du
concept, moment d’achèvement du système. L’Encyclopédie des sciences
philosophiques est structurée selon la tripartition Idée/Nature/Esprit qui
détermine le titre de chacune de ses trois parties Science de la Logique,
Philosophie de la Nature, Philosophie de l’Esprit. L’Idée est le moment
immédiat du système, c’est-à-dire de la totalité de l’Être. La Nature est son
moment d’extériorisation/aliénation. Avec l’Esprit, l’Idée retourne en elle-
même, elle devient pour soi ce qu’elle était en soi, elle est en et pour soi. La
Philosophie de l’Esprit  est le troisième et dernier moment de
l’Encyclopédie, celui où l’Idée, devenue Esprit après être retournée en soi,
se réalise de manière subjective (la personne), objective (l’Histoire),
absolue (l’art, la religion, la philosophie). L’Esprit, en effet, passe à son tour
par trois moments : Esprit subjectif (l’abstraction immédiate du moi)6298.,
Esprit objectif (la manifestation extérieure par le biais du droit et de
l’histoire accomplie par la forme État) et enfin Esprit absolu, réconciliation
et dépassement du subjectif et de l’objectif. L’Esprit absolu (Absoluter
Geist) est le dernier moment du devenir de l’Esprit et, comme tel, la fin du
système de la Totalité. Il connaît trois étapes de développement : dans sa
manifestation sensible, il est l’art ; dans sa manifestation représentative, la
religion ; dans sa manifestation libre, il est enfin philosophie, pleine
possession par soi du concept et en même temps conscience de soi du
système tout entier.
En voyage dans les Alpes bernoises, le jeune Hegel écrit dans son carnet
que la vue de ces masses éternellement mortes ne suscite rien en lui, si ce
n’est l’idée du : c’est ainsi6299.. Alors que l’Esprit est liberté, la Nature
n’expose que sa froide nécessité, Es ist so ! Déjà Descartes, à la différence
de Thomas d’Aquin (pour lequel la nature de l’homme est à la fois corps et
esprit), avait tendu à réduire la nature à sa seule dimension physique et
biologique, la privant ainsi de sa dimension spirituelle. Chez Kant, la nature
est le règne de la nécessité (exprimée par des lois), l’homme seul est liberté
(laquelle est une causalité transcendante). L’homme est un être
ontologiquement scindé : en tant qu’être sensible, il appartient à la nature,
et est soumis comme tous les phénomènes au royaume de la nécessité. Mais
en tant qu’être raisonnable, il appartient comme une chose en soi au monde
intelligible et se trouve soumis non plus aux lois de la nature mais à celles
que sa liberté lui a elle-même prescrites. Corollairement, le sujet — et
singulièrement le sujet transcendantal — est pensé contre la nature. Or la
philosophie classique est une philosophie du sujet, et l’Esprit chez Hegel est
sujet et même sujet absolu. Face à l’Esprit et contre lui, la Nature est
immédiateté et extériorité : « La nature est l’idée sous le forme de l’altérité
»6300., donc l’idée aliénée : partout la nature est l’Autre qui doit être nié
pour que l’Esprit advienne. Ainsi l’âme est-elle définie par Hegel (en un
sens très différent de celui de la tradition mais conforme à l’étymologie)
comme esprit-nature, l’esprit « encore pris dans la nature, rapporté à sa
corporéité, n’étant pas encore auprès de lui-même, pas encore libre »6301..
Dans l’Encyclopédie, l’âme est le premier moment de la phénoménologie
de l’Esprit. L’Esprit ne dépend pas de la Nature : Hegel rejette l’idée d’une
détermination de l’Histoire par le sol et le climat (une théorie qui au XVIIIe
siècle avait été défendue par nombre d’auteurs6302.). Même lorsque des
événements et des faits humains semblent étroitement corrélés à la vie de la
nature (Hegel donne exemple de la saison des pèlerinages et, plus d’un
siècle avant Mauss, fait remarquer que la socialité se détend et se resserre
avec le passage de l’hiver à l’été et inversement6303.), même dans ces cas,
la détermination principale reste à l’Esprit — car si l’on a choisi de faire
coïncider les fêtes de Noël et de Pâques avec un solstice et une équinoxe, ce
n’est pas pour identifier, justement, le Christ au Soleil. La recherche d’une
connexion systématique entre le naturel et le spirituel — tellement en
honneur dans l’antiquité — est en fait une superstition, comme on le voit
avec l’astrologie qui pousse la détermination jusqu’à la fatalité.
Autre signe de la négation nécessaire d’une nature première, c’est avec le
dépassement du besoin naturel que commence le droit6304., et les trois
moments de l’Esprit absolu (art, religion et philosophie) ne se réalisent que
dans l’Aufhebung de la nature comme immédiat. La nature est ce qui doit
être surmonté. En tant qu’esprit aliéné, elle ne saurait fonder l’art : la
mimésis est impossible et vaine, et même si l’Esthétique consacre un
chapitre au beau naturel, l’art ne commence véritablement qu’en
Orient6305.. Pareillement, la religion de la nature, en tant que religion
déterminée, donc religion inscrite dans la particularité de son objet, n’est
que le moment premier d’un processus qui ne s’accomplira qu’avec la
religion révélée : « L’esprit, écrit Hegel, ne peut se révéler qu’à l’esprit
»6306.. La divinisation de la nature est une manifestation sensible de
l’esprit aliéné. À de nombreuses reprises, Hegel cite ce mot de Vanini —
qu’un simple fétu de paille suffit à connaître l’être de Dieu : mais la plus
humble des manifestations de l’Esprit, objecte-t-il, révèle mieux la divinité
que la plus belle des créations de la nature. Pareillement, si la philosophie
— troisième moment de l’Esprit absolu et accomplissement du système tout
entier — commence selon le mot connu, avec l’étonnement, c’est parce que
celui-ci « se manifeste lorsque l’homme, comme esprit, se dégageant pour
la première fois des liens qui l’attachent originairement à la nature, et
s’élevant au-dessus des besoins purement physiques, abandonne la
considération des objets particuliers pour chercher dans les choses un côté
général, invariable et absolu »6307.. « Toute représentation de l’esprit, la
moindre de ses imaginations, le jeu de ses fantaisies les plus contingentes,
toute parole est un meilleur fondement pour connaître l’être de Dieu qu’un
quelconque objet naturel singulier »6308.. Le parti pris de Hegel pour
l’Esprit contre la Nature s’est exprimé en des formules provocantes6309.
qui furent suggérées par la volonté de combattre les excès inverses de la
Naturphilosophie, ceux en particulier de l’ancien condisciple et ami de
Tübingen, Schelling.
À l’opposé de cette conception, nous avons la thèse de Schelling : « La
nature doit être l’esprit visible, et l’esprit la nature invisible »6310.. Tous
les romantiques ont communié dans cette communion. Dans le Nouveau
Monde, alors que s’y préparait la plus radicale entreprise prométhéenne
d’éradication de la nature, Emerson s’en fera l’écho le plus percutant : les
montagnes, les vagues, les cieux n’ont-ils d’autre signification que celle que
nous leur donnons consciemment comme symboles de nos pensées ? Le
monde est emblématique. De grandes parties du discours sont des
métaphores, car la nature dans son ensemble est une métaphore de l’esprit
humain. Les lois de la nature morale correspondent à celles de la matière
comme un visage à son reflet dans un miroir6311..
Schelling comme Hegel appelle « système de l’esprit » la philosophie
parvenue à son point d’achèvement où tout conflit est surmonté. Mais il se
fait de l’unité et de l’absolu une idée tout opposée à celle de Hegel6312..
D’un autre côté, la nature n’est pas pour Hegel l’autre de Esprit posé vis-à-
vis de lui puisque c’est l’Esprit qui, par négation de soi, pose tout ce qui
n’apparaît pas immédiatement lui-même. « L’essence de l’esprit est (…) la
liberté »6313..
 
 
II. L’ORDRE DU SPIRITUEL
 
« L’absolu est esprit : c’est là la définition la plus haute de l’absolu »6314.
: cette thèse de Hegel est de nature spiritualiste. Mais il existe plusieurs
sortes de spiritualismes. Bergson est spiritualiste au sens où il n’est pas
matérialiste. Mais s’il dit, dans un recueil d’articles justement intitulé
L’Énergie spirituelle, que l’esprit est « une force qui peut tirer d’elle-même
plus qu’elle ne contient, rendre plus qu’elle ne reçoit, donner plus qu’elle
n’a »6315., il n’a en revanche jamais prétendu que l’esprit était la seule
réalité. En fait aucun philosophe occidental n’a soutenu la position du
spiritualisme absolu, exception faite peut-être de Berkeley dont
l’immatérialisme6316. est effectivement de type moniste. Mais le
spiritualisme selon lequel l’esprit constitue la seule réalité doit être
distingué de l’idéalisme qui rabat l’ensemble du réel à un système de
représentations : pour le spiritualiste, l’esprit est une réalité objective
irréductible à la conscience.
Il conviendrait de distinguer un spiritualisme « dur » selon lequel il n’y
aurait d’autre réalité que l’esprit et un spiritualisme « modéré » selon lequel
l’esprit est la réalité prépondérante à laquelle tout est soumis. C’est en ce
second sens que le spiritualisme peut désigner la doctrine selon laquelle
l’âme est indépendante du corps et a sur lui la prééminence chez l’être
humain ou bien encore la doctrine selon laquelle l’esprit est indépendant de
la nature et a sur elle la prééminence dans le monde physique. Dans cette
mesure, toutes les religions sont des spiritualismes. Mais on ne les appellera
pas de ce terme, parce qu’elles ne déploient pas leurs représentations dans
l’ordre du concept.
Inversement, la question se posera de savoir si la spiritualité est possible
dans le cadre d’une vie philosophique. Le terme désigne aussi bien une
essence (la spiritualité est la qualité de ce qui est esprit, et non pas corps ou
matière, elle s’oppose à la matérialité) qu’un état ou une activité : la
spiritualité est l’ensemble des phénomènes de nature religieuse qui
concernent l’âme et les rapports qu’elle entretient avec la transcendance. Ce
second sens est de loin le plus courant.
Il n’y a pas de spiritualité sans ascèse — ce qui implique un détachement à
l’égard du corps et du monde. En psychologie, on parle de spiritualisation
pour désigner la sublimation des tendances ou des émotions qui s’expriment
non plus comme des désirs ou des troubles physiologiques mais sous la
forme de représentations philosophiques ou religieuses. « Spirituel »
s’oppose à charnel, à sensuel. Le plaisir spirituel, la parenté spirituelle sont
affranchis de la matière et semblent indépendants d’elle. Les théologiens
parlaient de « dilection spirituelle » pour désigner le lien entre les âmes
fondé sur l’amour de Dieu et entièrement étranger aux sciences et aux
occupations du monde. L’opposition du spirituel au temporel est aussi
importante que celle du spirituel au corporel ou au matériel.
Lorsqu’elle ne désigne pas l’essence de l’esprit, la spiritualité est une
modalité d’existence qui peut marquer certaines des expériences
d’exception ou bien donner le sens de toute une vie. La spiritualité
commence toujours par un éveil : c’est l’éveil (bodhi)6317. qui donne son
nom au prince Siddhartha — Bouddha (l’Éveillé) après qu’il eut découvert
par la méditation les cours de Quatre Nobles Vérités. L’éveil signifie que la
spiritualité n’est ni innée ni acquise, mais qu’elle est de l’ordre de la
conversion.
Alors que l’esprit est volontiers bavard (les gens d’esprit passaient leur
temps en conversations), la spiritualité est volontiers silencieuse. Elle tend à
préférer le chant à la parole et la musique au discours.
Dans le cadre des religions monothéistes, la spiritualité est expérience de
la transcendance. D’où la difficulté que nous avons à nous représenter une
spiritualité en dehors de ce cadre. Les états de conscience altérée souvent
liés aux pratiques magico-religieuses sont observables un peu partout, doit-
on en déduire que la spiritualité est une expérience universelle ? Si le
mystique est dans un certain état de transe, il nous est difficile de qualifier
de « mystique » tous les états de transe, quand bien même ceux-ci sont
rapportés à des esprits.
Mais si la spiritualité implique la transcendance, la spiritualité « laïque » et
a fortiori « athée » sont des expressions dépourvues de sens — à moins que
l’on ne définisse la transcendance de manière large comme ce qui est
présent dans toute situation de dépassement du moi sensible et des
conditions habituelles de l’existence. Ceux qui parlent d’une spiritualité
purement philosophique, c’est-à-dire ni mystique ni même religieuse, s’en
rapportent à l’exemple de Spinoza : « l’amour intellectuel de Dieu », « la
connaissance du troisième genre », la « joie », le fait que dans la
connaissance de Dieu nous expérimentons que nous sommes éternels (c’est
l’expression de l’auteur de l’Éthique) — toutes ces notions semblent
renvoyer à une authentique expérience spirituelle. Les mouvements d’éveil,
de conversion, de détachement mais aussi d’union avec l’être même des
choses, qui définissent la spiritualité, sont bien présents.
 
 
III. L’ESPRIT ET L’ÂME
 
Le titre de la Méditation seconde de Descartes est « De la nature de
l’esprit humain ; et qu’il est plus aisé à connaître que le corps ». « Esprit »
ici équivaut à « âme ». Le « mens » latin, en effet, a été traduit tantôt par «
âme » tantôt par « esprit »6318..
Mais c’est une distinction qui est allée jusqu’à l’opposition qui a marqué
la pensée des rapports entre l’âme et l’esprit. Dans sa première épître aux
Thessaloniciens6319., saint Paul prie pour que notre « être tout entier,
l’esprit, l’âme et le corps » soit gardé sans reproche à l’Avènement du
Seigneur. Dans la philosophie chrétienne, l’opposition de l’esprit à la chair
est analogue à celle de l’âme au corps, et aussi importante qu’elle. La chair
a des désirs contraires à ceux de l’esprit et l’esprit en a de contraires à ceux
de la chair, écrit saint Paul6320..
La triade corps/âme/esprit, qui se retrouve en islam6321., vient
compliquer la dualité de l’âme et du corps et pose la question des relations
entre l’âme et l’esprit.
La relation la plus simple, et celle qui a été le plus souvent pensée, est
celle d’une opposition de l’âme et de l’esprit (ou de l’intelligence)
recoupant celle de la vie et de la pensée, ou de la sensibilité et de la raison.
Animus (l’esprit) et anima (l’âme) seront compris comme deux polarités
entre lesquelles l’être humain devra choisir s’il ne veut pas composer avec
elles6322.. Dans un discours, André Malraux dit : « La Renaissance
substitua une culture de l’esprit à une culture de l’âme, en se référant à la
Grèce ; celle-ci avait créé la première culture de l’esprit contre les cultures
de l’Orient, qui étaient toutes des cultures de l’âme »6323.. La « culture de
l’esprit » est celle de la raison qui entreprend de connaître les choses pour
les dominer, la « culture de l’âme » est celle d’un plan d’existence qui
privilégie les valeurs aux dépens des concepts et n’a pas encore substitué
l’intemporel au surnaturel6324..
Chez Maine de Biran, la notion d’âme s’oppose à celle d’esprit comme le
siège de sentiment profond et élevé à celui des idées. Elle caractérise la
troisième vie ou vie supérieure, vie vraiment morale, qui dépasse à la fois la
vie physique ou extérieure et la vie psychologique ou intérieure. Autre point
célèbre d’inscription philosophique : la dualité de l’esprit et de l’âme fait le
partage chez Gaston Bachelard entre ses études d’épistémologie et ses
études de poétique.
Les oppositions sont schématiques et bien connues : l’esprit est rationnel,
l’âme irrationnelle, l’esprit, intellectuel, l’âme, intuitive. L’esprit examine,
juge, sépare ; il est analytique ; l’âme accepte, comprend, se fond, elle est
synthétique. S’il y a un esprit critique, on n’imagine pas d’âme critique, et
la belle âme n’a pas du tout le même sens que le bel esprit.
Mais si l’âme « s’oppose » au corps comme l’esprit à la matière, alors elle
est secondaire par rapport à l’esprit, englobé par lui. On dira : « l’esprit de
Dieu » ; « l’âme de Dieu » paraîtrait incongru. Les esprits peuvent être
l’objet d’un culte ; on ne parle pas de culte des âmes6325.. L’âme, écrit
Émile Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, n’est
pas un esprit. Elle est attachée à un corps, d’où elle ne sort
qu’exceptionnellement ; et tant qu’elle n’est rien de plus, elle n’est l’objet
d’aucun culte. À la différence de l’âme, l’esprit peut être attaché à un objet
et à un lieu particulier, source, arbre, rocher… et s’en éloigner, pour mener
une existence indépendante.
Lorsqu’il n’est pas détaché du corps, l’esprit est localisé dans la tête ou la
poitrine, tandis que l’âme est généralement considérée comme répandue à
travers tout le corps car elle est principe de vie6326.. Giordano Bruno
comprenait le rapport de l’esprit de l’âme comme celui de l’architecte et de
l’ouvrier : l’intelligence comprend tout dans toute chose, l’âme, elle, opère
tout entière dans toute chose. Chez Plotin, l’Âme est la troisième hypostase
et fait le passage de l’Intelligence (la seconde hypostase après l’Un) à la
totalité des êtres du monde sensible. Le romantisme philosophique donnera
un écho tardif à cette métaphysique : dans Clara6327., Schelling verra dans
l’âme le lien entre le pôle réel, objectif du corps et le pôle idéal, subjectif de
l’esprit.
Lorsque La Rochefoucauld écrivait que « Ce qui nous rend si changeant
dans nos amitiés, c’est qu’il est difficile de connaître les qualités de l’âme et
facile de connaître celles de l’esprit »6328., il n’était pas très éloigné de
Pascal lorsque celui-ci écrivait dans ses Pensées « Le cœur a son ordre,
l’esprit a le sien »6329., « On ne prouve pas qu’on doit être aimé »6330..
Leibniz appelle « esprit » l’âme raisonnable6331.. Alors que les âmes
forment la nature, les esprits constituent la cité surnaturelle de Dieu. Il y a
donc supériorité de l’esprit sur l’âme : « Les âmes en général sont des
miroirs vivants ou images de l’univers des créatures ; mais (…) les esprits
sont encore des images de la Divinité même ou de l’Auteur même de la
nature : capables de connaître le système de l’univers et d’en imiter quelque
chose par des échantillons architectoniques ; chaque esprit étant comme une
petit divinité dans son département »6332.. Un esprit est une âme
virtuellement réflexive, une substance capable d’action sur soi-même, donc
capable de se rapporter à soi-même et de converser avec d’autres esprits. Il
forme avec ceux-ci la Cité de Dieu ou « république des esprits », ensemble
des relations entre les êtres raisonnables que Dieu régit à titre de législateur
et gouvernant. Cette république des esprits correspond au règne de la grâce
qui prolonge et sublime le règne de la nature sans transgresser ses lois.
 
 
IV. ENTRE LE CORPS ET L’ÂME
 
Les esprits comme les divinités ont presque toujours et presque partout été
conçus comme faits d’une matière très subtile, très légère (d’où les images
du souffle, de la lumière et du feu) plutôt que comme immatériels6333.. Les
croyances populaires, universellement répandues, en l’existence d’esprits
— divinités, fantômes, revenants, spectres6334. etc. —leur ont toujours
attribué une matérialité non pesante et non résistante, qui en faisaient des
médiateurs entre les corps matériels et les âmes dématérialisées. C’est dans
ce schéma conceptuel et global qu’il convient de comprendre le pneuma
stoïcien et les esprits animaux de Descartes.
Le pneuma est un mixte, mi-corporel, mi-immatériel, qui sert de médiation
entre la matière et l’âme. Selon certains stoïciens, qui restent fidèles au sens
originel du terme grec pneuma, le spiritus est formé d’air et de feu et il
s’allie à l’âme encore conçue comme matière subtile pour transmettre le
souffle de vie. Pour d’autres, il ne fait pas partie de l’âme proprement dite et
correspond plus ou moins à l’animus distinct de l’anima.
« Par le mot ‘Esprit’, écrit Hobbes, nous entendons un corps naturel d’une
telle subtilité qui n’agit point sur les sens, mais qui remplit une place
comme pourrait la remplir l’image d’un corps visible »6335.. Les esprits
animaux de Descartes unissent en une même expression les deux termes
mais seules leurs dimensions matérielles de souffle et de ténuité sont
conservées. L’expression d’esprits animaux  est issue de Galien et reprise
par Descartes pour désigner le vent très subtil qui a pour fonction d’assurer
la transmission des sensations et des mouvements volontaires. Galien
distinguait trois sortes d’humeurs ou esprits : les esprits naturels, les esprits
vitaux et les esprits animaux. Au XVIIe siècle, on appelle esprits (au pluriel)
les petits corps légers, chauds et invisibles, qui sont censés porter la vie et le
sentiment dans les différentes parties de l’animal. Le terme garde le sens
étymologique de souffle, de matière subtile. Les esprits animaux de
Descartes conjoignent les deux termes d’esprit et d’âme, mais seule leur
dimension matérielle de souffle et de ténuité est conservée. On s’accorde à
reconnaître dans les esprits animaux la préfiguration de l’influx nerveux.
 
*
Voir aussi
 
L’absolu. L’âme. Le corps. Le divin. L’idée. L’intelligence. La matière. La
nature. La pensée.
 
*
Bibliographie
 
Helvétius, De l’esprit, « Marabout Université », Éditions Gérard et Compagnie, Verviers (Belgique),
1973.
G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’Esprit § 382, trad. B.
Bourgeois, Vrin, 1986.
Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, livre II, chapitre 9, « La notion
d’esprits et de dieux », Félix Alcan, 1925.
Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, trad. fr., Payot, 2005.
Pascal Engel, Introduction à la philosophie de l’esprit, La Découverte, 1994.
Giorgio Agamben, Stanze, troisième partie, trad. Y. Hersant, Rivages Poche/Petite Bibliothèque,
Payot et Rivages, 1998.
 
 
6265 Voir infra.
6266 Sur les relations entre l’âme et l’esprit, voir infra.
6267 Voir L’âme.
6268 P. Valéry, Mélange, « Instants », Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957, p.
380.
6269 Le mot « esprit » se donnait à ce qui est très subtil et très actif, l’ancienne chimie l’utilisait
volontiers dans ses expressions (l’esprit de vin désignait l’alcool, l’esprit de sel, l’acide
chlorhydrique). On appelait « esprits vitaux » les parties subtiles du sang que l’on croyait jadis être le
principe de la vie animale. Un parallélisme remarquable entre esprit et essence peut être ici constaté :
car l’essence aussi peut désigner, outre la nature propre d’une chose, la qualité abstraite, le condensé
actif d’une substance (exemple : « l’essence de rose »).
6270 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Secondes réponses aux objections, Œuvres et
Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 391.
6271 C.-A. Helvétius, De l’esprit, « Marabout Université », Éditions Gérard et Compagnie,
Verviers (Belgique), 1973.
6272 Par opposition au « péché de la chair », le « péché de l’esprit » a pour objet une délectation
intérieure (comme l’orgueil ou l’ambition).
6273 Voir infra.
6274 Philosophy of mind est le nom donné aux États-Unis à l’ensemble des disciplines de recherche
(de la neurophysiologie à la philosophie en passant par l’intelligence artificielle et l’informatique)
concernant la nature des fonctions mentales et leurs rapports avec le cerveau. Les trois grands
courants (matérialiste, mentaliste et herméneutique) qui divisent la philosophie de l’esprit retrouvent
pour une bonne part les différentes solutions proposées par les philosophes du XVIIe siècle au sujet
du problème des relations entre l’âme et le corps ; y sont ajoutées des connaissances nouvelles en
matière neurophysiologique. La philosophie de l’esprit se partage entre trois grandes théories : celle
de l’identité des phénomènes physiques et psychologiques, celle de la causalité d’une dimension sur
l’autre et celle de l’émergence (voir L’âme).
6275 Le Witz, analysé par Freud, a été rendu en français par « mot d’esprit » au risque du
contresens. Rien de plus calculé qu’un mot d’esprit, rien de plus spontanée que le Witz qui, à la
différence du comique permettant l’expression directe des pulsions (la « tarte à la crème »), et de
l’humour, gouverné par le surmoi, représente une levée éphémère et inopinée du refoulement.
6276 À l’âge classique, on appelait « esprits forts » ceux qui se tenaient éloignés des croyances
religieuses. Nietzsche a forgé l’expression d’« esprit libre » pour désigner la joie souveraine et
créatrice de celui qui ne dépend plus d’aucune condition extérieure pour penser. L’esprit libre n’est ni
le libre penseur, encore lié à ce qu’il récuse, ni la liberté d’esprit, trop vagabonde pour créer.
6277 Voir l’esprit de parti, l’esprit de sérieux etc.
6278 A. Comte, Discours sur l’esprit positif, Vrin, 2002.
6279 G. Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 2003.
6280 C’est au XVIIe siècle qu’apparaît le sens de quintessence intellectuelle et morale d’une œuvre
ou d’un auteur.
6281 Voir infra.
6282 C.L. de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence, chapitre XXII, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1951, p. 203.
6283 L’analyse de Montesquieu est parfaitement applicable au totalitarisme contemporain (voir Le
totalitarisme).
6284 Wilhelm Dilthey introduira le concept d’esprit du temps (traduction de l’allemand Zeitgeist)
pour désigner la réalité psychosociale dynamique, le contexte vivant générateur d’un sens ou d’un
style de pensées reconnaissable dans des productions diverses. L’esprit du temps est un ensemble
cohérent (Zusammenhang) déterminant les grands hommes de l’Histoire.
6285 Le plus célèbre de ces démons fut celui de Socrate, que la psychologie positiviste moderne
identifiera à la conscience morale. Les textes de Platon présentent deux conceptions contradictoires
des relations entre le démon et l’âme : dans le Timée, le démon est présenté comme la partie
principale de l’âme tandis que dans La République et Phédon, il est présenté comme un être extérieur
à l’âme.
6286 « L’esprit malin », c’est le diable, le démon.
6287 Évangile selon saint Jean, XIV, 16 et XVI, 7. Le terme de paraclet signifie protecteur,
conseiller, avocat en grec. Saint Jean l’utilise pour désigner le Saint-Esprit mais également le Père et
le Fils (Première épître de Jean II, 1). Le Paraclet (avec majuscule) désigne singulièrement le Saint-
Esprit. Le Coran fera de Mahomet le paraclet annoncé par Jésus.
6288 La capacité à reconnaître si telle inspiration vient de Dieu ou du Malin.
6289 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, XII, 7-13, trad. J. Grosjean et M. Léturmy, La
Bible. Nouveau Testament, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1971, p. 555-556.
6290 Le symbolisme matériel grâce auquel le Saint-Esprit a été exprimé dans la littérature et
l’iconographie chrétiennes dérive sans doute du caractère corporel du pneuma stoïcien : l’eau
(l’Esprit Saint agit à travers le baptême), l’onction (c’est elle qui symbolise la pénétration de l’Esprit
Saint et qui a donné son nom au Christ et aux chrétiens — christos signifiant « oint »), la lumière et
le feu (le jour de la Pentecôte fête la descente de l’Esprit Saint sur la tête des disciples sous la forme
de langues de feu, qui leur donna le don des langues — la glossolalie), et la colombe.
6291 Évangile selon saint Matthieu I, 18.
6292 Évangile selon saint Matthieu II, 25-27.
6293 L’expression théologique de la nature de l’Esprit Saint a été l’une des causes du Grand
Schisme d’Orient en 1054 (« querelle du filioque » ) : au symbole de Nicée-Constantinople,  « il
procède du Père », l’Église avait ajouté le mot filioque, « et du fils ». Les chrétiens orthodoxes
estimèrent cette innovation contraire à l’enseignement des Pères de l’Église.
6294 Ce dogme déclenchera toute une série d’hérésies : modaliste (Dieu n’est trinitaire que dans les
modalités de son action), trithéiste (le Père, le Fils, le Saint-Esprit sont trois dieux) et
subordinatianiste (le Fils et l’Esprit procèdent du Père, ils sont subordonnés à lui et ne possèdent pas
sa pleine nature divine).
6295 Le signe de croix symbolise — par les trois mouvements de la main, du front à la poitrine,
puis de la poitrine à l’épaule gauche puis droite — les trois Personnes de la Trinité.
6296 Première épître aux Corinthiens VI, 19.
6297 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens XII, 1-3.
6298 Ses trois moments sont l’âme (l’anthropologie), la conscience (la phénoménologie de l’esprit)
et le sujet (la psychologie).
6299 G.W.F. Hegel, Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, trad. R. Legros et F. Verstraeten,
Jérôme Millon, 1997, p. 78. Voir L’environnement.
6300 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, § 247, trad. M. de
Gandillac, Gallimard, 1970, p. 238.
6301 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, Philosophie de l’Esprit, trad. B.
Bourgeois, Vrin, 1988, p. 402.
6302 Montesquieu entre autres (voir supra).
6303 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, op. cit., pp. 412-413.
6304 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 194.
6305 De même que l’Histoire. De même aussi que la philosophie ne commence véritablement
qu’en Grèce. Il existe pour Hegel un commencement d’avant le commencement, un commencement
qui ne fait pas origine (même si par ailleurs l’éternité de l’Esprit supprime l’origine comme problème
spéculatif).
6306 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion II, La religion déterminée I, « La
religion de la nature », trad. J. Gibelin, Vrin, 1959, p. 13.
6307 G.W.F. Hegel, Esthétique I, trad. Ch. Bénard, Librairie Générale Française, 1997, p. 416.
6308 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, § 248, op. cit., p. 239.
6309 Voir L’environnement.
6310 F.W.J. Schelling, Idées pour une philosophie de la nature, trad. M. Élie, Ellipses, 2000, p. 11.
6311 R.W. Emerson, « La nature », La Confiance en soi et autres essais, trad. M. Bégot, Payot et
Rivages, 2000, p. 43.
6312 Voir L’absolu.
6313 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’Esprit § 382,
op. cit., p. 178.
6314 Ibid., § 384, p. 179.
6315 H. Bergson, L’Énergie spirituelle, Œuvres, PUF, 1970, p. 838.
6316 Voir La matière.
6317 Dans le bouddhisme zen, au Japon, l’éveil se dit satori.
6318 Voir supra.
6319 V, 23.
6320 Épître aux Galates, V, 17.
6321 Chez les philosophes du shiisme duodécimain la triade corps/âme/esprit correspond à celle
des mondes sensible, imaginal et intelligible (voir Henri Corbin, En islam iranien, « Tel », Gallimard,
1991, 4 tomes).
6322 Voir la parabole de Paul Claudel. C.G. Jung, dont on connaît l’intérêt pour ce que Freud
appelait « la boue noire de l’occultisme », pensait le couple animus/anima dans le cadre de l’union
des opposés : l’animus est le représentant psychique masculin chez la femme, l’anima, le
représentant psychique féminin chez l’homme. Au sein du dépassement apparent de la dualité
traditionnelle, le séculaire préjugé était ainsi reconduit.
6323 A. Malraux, discours du 15 mai 1962, in La Politique, la culture, Gallimard, 1996, p. 290.
6324 Dans sa dernière trilogie consacrée à l’art, Malraux englobe le sens sacré de l’art, qui fut celui
de l’Antiquité et de l’Orient, sous le terme de « surnaturel ». La Renaissance y a substitué son monde
et son mode de l’intemporel, par lequel l’être humain entreprend de rivaliser avec les dieux et de
prendre leur place.
6325 Cela étant, l’esprit peut être une âme devenue objet de culte.
6326 Voir L’âme.
6327 Dialogue d’outre-tombe écrit après la mort de Caroline, la première femme du philosophe.
6328 F. de La Rochefoucauld, Maximes et réflexions diverses, GF-Flammarion, 1977, Maxime 80.
6329 Pensée 283 (Brunschvicg).
6330 Ibid.
6331 G.W. Leibniz, La Monadologie, § 82.
6332 Ibid., § 83.
6333 Le spiritisme, apparu au XIXe siècle, a été l’ultime expression de cette représentation
millénaire. Selon lui, les esprits des morts survivent en conservant un corps matériel extrêmement
subtil (le périsprit). Les spirites croyaient que c’était cette membrane fantomatique, analogue au
simulacre du matérialisme épicurien, qui s’inscrivait sur les plaques photographiques.
6334 Le fantôme est une vision, une apparition, une hallucination (le mot vient du grec phantasma).
Il désigne donc en priorité une impression subjective — même si la croyance populaire accorde une
réalité séparée à cette vision. Le revenant est l’âme d’un mort censé revenir de l’autre monde pour
visiter et hanter le monde des vivants. Il apparaît donc comme un fantôme mais tous les fantômes ne
sont pas des revenants. Quant au spectre, il est le fantôme d’un esprit ou d’un mort. « Un revenant,
écrit Durkheim, n’est pas un véritable esprit. D’abord il n’a généralement aucune puissance d’action
restreinte ; ensuite, il n’y a pas d’attributions définies. C’est un être vagabond à qui n’incombe
aucune tâche déterminée ; car la mort a eu justement pour effet de le mettre en dehors de tous les
cadres réguliers ; c’est, par rapport aux vivants, une sorte de déclassé » (É. Durkheim, Les Formes
élémentaires de la vie religieuse, Félix Alcan, 1925, p. 392).
6335 T. Hobbes, De la nature humaine XI, 4, trad. É. Naërt, Vrin, 1991, p. 128.
62. L’essence
 
 
 
Comme celle l’être avec lequel elle entretient d’étroits rapports6336., la
définition de l’essence tombe dans un cercle logique dès lors que définir,
c’est déterminer l’essence de quelque chose. Définir l’essence de l’essence
présuppose la saisie préalable de ce qu’il faut chercher.
Le concept d’essence fait partie d’un groupe de déplacements constitué
aussi, en dehors du concept d’être, par ceux d’existence, de nature et de
substance auxquels tantôt il se substitue, tantôt il s’oppose.
Le mot latin « essentia » dont nous avons tiré le nôtre était déjà une
construction à partir de termes et d’expressions grecs qui n’en étaient pas
l’exact équivalent. Pourtant Thomas d’Aquin écrivait dans son traité L’Être
et l’Essence qu’ousia pour les Grecs « est l’équivalent de l’essence pour
nous »6337.. Or il se trouve que ousia, d’abord utilisé en grec dans les
composés parousia (présence) et apousia (absence) a également été traduit
en latin par substantia, laquelle est la transcription du grec hupostasis « ce
qui se tient dessous ». Platon avait utilisé ce mot d’ousia pour désigner
l’Idée, et Aristote pour désigner la substance. Sénèque dit de essentia qu’il
est un néologisme6338. indispensable pour rendre ce mot grec6339.. Mais
le terme ne s’imposera qu’avec saint Augustin6340. et il ne sera pas retenu
par Boèce comme traduction d’ousia, pourtant formé sur le même modèle
(participe présent substantivé du verbe « être », esse en latin, eïnaï en grec)
: c’est celui de substance6341. qui sera choisi6342.. Boèce6343. réserve le
terme d’essentia aux universaux. Les implications en seront considérables :
l’essence ne désigne pas la chose comme substrat mais la nature de la chose
; elle correspond à ce qu’Aristote appelait substance seconde, prédicable de
plusieurs individus (comme « homme » à propos de Socrate) plutôt qu’à la
substance première (Socrate comme individu concret).
Platon utilisait l’expression de ti esti (littéralement : « ce que cela est »)
pour opposer la question portant sur la nature générale d’une chose à celle
qui porte seulement sur ses qualités (le poïon). Les dialogues platoniciens
sont des recherches d’essence : essence de la justice (La République),
essence de l’amitié (Charmide), essence de la beauté (Phèdre) etc. Le ti esti
(quid sit en latin) est la première des dix catégories énumérées par
Aristote6344., on le traduit par « essence », il correspond au genre ou à
l’espèce, à la substance seconde6345..
L’expression complexe de « to ti ên einaï » a elle également été rendue par
« essence », même si elle a moins d’extension que le ti esti. Peut-être forgé
dans le milieu platonicien6346., ce groupe nominal présente une structure
étrange avec le redoublement du verbe être (« ên » et « einai ») et l’emploi
inattendu de l’imparfait (« ên »). Jean Tricot dit du to ti ên einaï qu’il est le
total unifié des éléments de la définition lorsque ces éléments sont
mentionnés dans l’ordre convenable6347.. Littéralement l’expression
signifie « ce qui était à être », ce qu’il a été donné d’être à quelque chose.
Émile Bréhier la traduit par : « le fait pour un être de continuer à être ce
qu’il était »6348., Jacques Brunschwig par « l’essentiel de l’essence »6349..
Les scolastiques forgeront l’équivalent latin quod quid erat esse, ce qui par
syncope donnera quidditas. La quiddité est la définition totale de la chose,
l’ensemble de ses attributs essentiels, le propre du défini. Ravaisson dira : «
La quiddité d’une chose n’est pas tout ce qu’elle est mais seulement tout ce
qu’elle ne peut pas ne pas être »6350.. Le to ti ên einaï ne se confond pas
avec le genre, qui est trop général, et il ne comprend pas la matière, qui est
accidentelle. Quant à l’imparfait du ên, il a été interprété de différentes
façons : signe de l’habitude et de la constance, marque de l’imparfait
philosophique, très fréquent chez Aristote, qui fait allusion à une
argumentation précédente et a le sens de « disions-nous », expression de
l’antériorité de la forme sur le composé, expression du fait que l’essence
d’une chose est déterminée après l’avènement des attributs par soi6351..
Dans la langue courante, en français, l’énonciation de la question de
l’essence, lorsqu’elle se veut insistante, procède volontiers à l’usage
redoublé de la notion d’être : ainsi dit-on « qu’est-ce que c’est qu’un
homme ? » ou encore « qu’est-ce qu’être un homme ? » pour dire « qu’est-
ce qu’un homme ? ». Il existe même une formulation détriplée : « qu’est-ce
que c’est que d’être un homme ? ». Jacques Brunschwig fait observer que si
l’on pouvait substantiver cette dernière expression, on obtiendrait le
meilleur équivalent de to ti ên einaï.
Dès l’origine, donc, la notion d’essence a été écartelée entre une
dimension logique abstraite et une dimension ontologique concrète, entre
l’universel et le singulier6352.. En un premier sens, l’essence désigne
l’élément commun aux êtres relevant du même genre ou de la même espèce
(comme « animalité ») et peut ainsi donner prise à une définition
conceptuelle. En un second sens, elle désigne la substance dans sa
concrétude physique et sa positivité hors de l’esprit. Elle est, pour reprendre
la définition de Stanislas Breton, « l’ensemble des déterminations qui font
qu’une chose est ce qu’elle est et qui la distinguent de toute autre »6353..
Ainsi l’essence peut-elle renvoyer aussi bien à l’être intime de la chose qu’à
sa conception par l’esprit et qu’à sa désignation par le langage : elle met en
jeu le triangle à l’intérieur duquel s’est constituée la querelle des universaux
: la chose, l’idée, le mot.
Au sens ontologique, l’essence est la nature propre et nécessaire qui fait
qu’une chose (ou un être) est ce qu’elle ou ce qu’il est, l’ensemble des
caractères constitutifs d’un être ou d’une chose. L’essence profonde et
permanente s’oppose à l’accident, à l’apparence et au phénomène,
superficiels et éphémères. L’essence, qui répond à la question quid sit ? («
qu’est-ce que c’est ? ») s’appose à l’existence qui répond à la question an
sit ? (« est-ce que cela est ? »). À partir d’Aristote, l’essence est considérée
comme l’objet propre de la philosophie première ou métaphysique. La
question de savoir si elle réside dans la chose ou dans l’être individuel ou
bien dans le genre dont ils font partie est l’un des principaux points de
bifurcation de la pensée spéculative. Le fait qu’une espèce d’arbre (charme,
hêtre, bouleau...) soit encore appelée « essence » est une trace de
platonisme (l’essence est dans le genre supérieur). L’essence flotte entre
l’être et le devoir-être, le to ti esti et le to ti ên einaï d’Aristote : d’un côté
ce qu’une chose est par nature, de l’autre ce qu’elle doit être si elle parvient
à être ce qu’elle était destinée à être. L’essence d’une chose n’est pas tout ce
qu’une chose est mais est ce qu’elle ne peut pas ne pas être. Chez les
scolastiques, l’essence est substance seconde prédicable de plusieurs
individus par opposition à la substantia, la substance première, l’individu
concret.
« Essentiel », par opposition à « accidentel » ou « apparent », qualifie ce
qui appartient à la nature propre d’une chose ou d’un être6354.. Par
extension, l’adjectif signifie nécessaire, indispensable, voire seulement
important. Par opposition à la partie intégrante, la « partie essentielle » dans
le vocabulaire scolastique, compose le tout d’un point de vue qualitatif. «
Essentialité » renvoie à ce qui appartient à la nature propre d’une chose ou
d’un être (Sartre utilise le contraire, « inessentialité »).
L’essence n’est pas quelque chose de la chose, mais ce que la chose est. Si
la substantialité est l’être même, l’essentialité est la qualification
fondamentale de cet être, ce qu’il ne peut pas ne pas être. Par-delà cette
différence, la proximité de l’essence et de la substance vient de ce qu’elles
ont en commun ce à quoi elles peuvent être opposées : l’accident. À la suite
d’Aristote, les scolastiques distinguent essence et accident : l’homme est
par essence animal raisonnable et par accident grand ou petit, blanc ou
noir6355.. Parler de l’essence d’une chose, c’est immédiatement dire
qu’elle n’est pas comme elle se manifeste immédiatement. Par ailleurs, la
substance, dans la mesure où elle est distinguée d’elle, a une essence. Ainsi,
chez Descartes, l’essence de la substance corporelle est l’étendue tandis que
l’essence de la substance pensante est la pensée.
« J’ai gardé la forme et l’essence divines de mes amours décomposées »
disait Baudelaire. L’essence est un produit liquide obtenu par extraction ou
raffinement6356.. L’idée de purification fait le lien entre le sens concret et
le sens abstrait. Le terme de quintessence a été employé pour désigner
l’essence la plus profonde et la plus subtile. Il est la traduction latine, quinta
essentia, de la « cinquième essence » dont parlait Aristote pour désigner
l’éther plus subtil, plus rapide et plus élevé que les quatre éléments (terre,
eau, air, feu). La « quintessence » est la matière dont sont censés être faits le
ciel et les astres. Son mouvement est circulaire, à la différence du
mouvement rectiligne des éléments du monde sublunaire. Les alchimistes
utilisèrent le mot pour désigner la partie la plus subtile d’un corps obtenu
par distillation. Au sens figuré, il renvoie à l’essentiel d’une pensée ou d’un
discours — d’où l’expression de Rabelais « abstracteur de quintessence »
qui a fini par être prise en mauvaise part.
Thomas d’Aquin précisait : « Bien que le genre signifie toute l’essence de
l’espèce, cependant il n’est pas nécessaire que diverses espèces d’un même
genre aient une seule essence ; parce que l’unité du genre procède de
l’indétermination elle-même ou indifférence »6357.. Au sens logique,
l’essence est l’ensemble des déterminations définissant un objet de la
pensée, ce sans quoi un objet ne peut être conçu (Spinoza), le premier
principe intérieur de tout ce qui appartient à la possibilité d’une chose
(Kant). L’essence d’un concept est donnée par sa compréhension (son
extension définissant son champ d’existence). Le nominalisme est le point
de vue qui identifie l’essence d’un concept à la définition d’un mot. À la
différence du réalisme et du conceptualisme, il ne fait pas dériver l’essence
d’une existence extérieure. L’essence est-elle une détermination noétique et
qualitative ou a-t-elle un sens ontologique ? C’est la question qui
débouchera sur la querelle des universaux6358..
 
 
I. L’ESSENCE DE L’ESSENCE
 
L’idée d’une essence opposée à l’apparence s’est peut-être introduite en
philosophie avec la thèse paradoxale d’Anaxagore selon laquelle la neige
est secrètement noire6359., mais c’est Platon qui a été le premier à définir
l’activité philosophique comme une recherche de l’essence. Dans Phédon, il
définit implicitement celle-ci comme « réalité en soi », c’est-à-dire comme
ce qui demeure identique à soi au-delà des variations apparentes et
successives : « Cette réalité en soi, de l’être de laquelle nous rendons raison,
quand nous interrogeons aussi bien que quand nous répondons, est-ce
qu’identiquement elle garde toujours les mêmes rapports ? ou bien est-elle
tantôt ainsi et tantôt autrement ? L’Égal en soi, le Beau en soi, la réalité en
soi de chaque chose, son être, se peut-il que cela soit susceptible de
changement, et même du moindre changement ? Ce qu’est chacune de ces
choses, l’unicité en soi et par soi de son être, cela garde-t-il toujours
identiquement les mêmes rapports et admet-il jamais, nulle part, d’aucune
façon, aucune altération ? »6360.. Les caractères de l’essence, c’est-à-dire
de la Forme ou de l’Idée (eïdos), sont l’indivisibilité, donc la simplicité, et
l’immuabilité, donc l’éternité. Et c’est parce que l’essence est indivisible
qu’elle échappe au devenir : seul ce qui est multiple peut changer. L’essence
d’une chose est nécessairement séparée de celle-ci et projetée hors d’elle,
au-dessus d’elle sous le nom d’Idée. Les philosophes qui, comme les
sophistes, penseront la corruptibilité de l’essence sortent du contexte
platonicien. Pour Platon, la génération ne fait pas apparaître les essences et
la corruption ne les fait pas disparaître ; elles n’agissent que sur leurs
empreintes. L’essence a un sens nécessaire qui la distingue des attributs, des
qualités et des propriétés contingentes.
Aux yeux de Platon, il n’y a pas d’essence sans unité. Mais comment une
multiplicité d’êtres peuvent-ils participer à une essence une, et comment
l’essence peut-elle être elle-même une ? Tel est le double problème que
Parménide pose et cherche à résoudre en(tre) tous les sens6361..
Puisque la privation est une absence d’essence, elle n’a pas elle-même
d’essence. Ainsi la cécité n’a-t-elle pas d’essence qui lui soit propre. À
l’autre extrémité de l’échelle ontologique, le Bien, en tant que cause de
l’essence, est, selon Platon, au-delà de l’essence.
Aristote refuse la séparation de la chose et de son essence — et c’est parce
que l’universel est séparé des essences singulières qu’il n’est pas lui-même
essence, selon lui. Le Stagirite garde de son ancien maître l’idée selon
laquelle les essences n’ont pas de contraire6362. mais il récuse la thèse de
l’unicité de l’essence. Un argument qui a la structure de celui du Troisième
homme6363. tend à montrer l’impossibilité de l’unicité de l’essence : si
nous disons que Socrate est homme, nous reconnaîtrons par là-même qu’il
est animal, puisque l’Animal est dans l’Homme, et Socrate n’aura pas une,
mais deux essences, ou plutôt une pluralité d’essences, puisque le genre
animal participe lui-même à des genres plus universels encore. Selon
l’expression imagée du pseudo-Alexandre, Socrate sera un « essaim
d’essences »6364..
Chez Aristote, l’ousia représente tantôt la forme, tantôt la matière, tantôt
le composé des deux6365.. Thomas d’Aquin se situe dans la lignée
aristotélicienne lorsqu’il écrit que « l’essence de la substance simple [c’est-
à-dire sans matière] est la forme seulement »6366.. « Ce terme essence est
tantôt attribué à la réalité, tantôt nié, remarque Thomas d’Aquin : on peut
dire en effet que Socrate s’identifie d’une certaine manière à l’essence de
Socrate, et aussi que l’essence de Socrate n’est pas Socrate »6367..
Aristote différencie l’essence première comme individu (tode ti), toujours
sujet, et l’essence seconde, attribuée6368.. L’essence seconde, qui
correspond à l’espèce, est forme : l’espèce est forme par rapport au genre
comme l’individu est forme par rapport à l’espèce. Est essence, dite au sens
le plus fondamental, premier et principal, ce qui ne se dit pas d’un sujet ni
n’est dans un sujet, par exemple tel homme donné ou tel cheval donné, sont
dites essences secondes les espèces auxquelles appartiennent les essences
dites au sens premier, ces espèces ainsi que les genres de ces espèces.
L’ousia — pour laquelle Étienne Gilson proposait la traduction en « étance
» pour garder l’étymologie — est la première des dix catégories. Elle est
toujours présupposée dans ce que les neuf autres catégories peuvent dire et
c’est cette antériorité qui s’exprime par l’imparfait du verbe « être » dans le
to ti ên eïnaï. « La quiddité6369. de chaque être, c’est ce qui est dit être par
soi »6370.. En un premier sens, l’accident se distingue de l’attribut par soi :
« Ce qui appartient en vertu de soi-même à une chose est dit par soi, et ce
qui ne lui appartient pas en vertu de soi-même, accident. Par exemple,
tandis qu’on marche, il se met à faire un éclair : c’est là un accident, car ce
n’est pas le fait de marcher qui a causé l’éclair mais c’est (…) une rencontre
accidentelle »6371.. Mais en un second sens, l’accident est un attribut par
soi : par exemple, le fait pour tout triangle d’avoir la somme de ses angles
égale à deux droits6372.. En ce second sens, très large, l’accident tend à se
confondre avec la qualité, qu’elle soit essentielle ou inessentielle : c’est ce
sens qui prévaudra chez les scolastiques.
« L’essence appartient d’une façon absolue à la substance et, dans une
certaine mesure seulement, aux autres catégories »6373.. « Homme » n’est
pas une propriété physique observable de certains sujets, c’est quelque
chose que l’on peut dire de certains sujets6374.. Homme, cheval ou pierre
ne peuvent pas être considérés comme des termes désignant une ousia,
c’est-à-dire un « ce qui est ». Par ailleurs, l’ousia n’est pas non plus dans les
accidents singuliers, même si c’est elle qui confère l’existence aux
accidents. L’accident, selon la définition d’Aristote qui en a le premier fait
la théorie, désigne tout ce qui appartient à une chose et qu’on peut dire vrai
d’elle mais non de façon nécessaire ni générale6375.. L’accident est « ce
qui appartient à chaque chose pour soi mais qui n’entre pas dans son
essence »6376..
Les catégories ou prédicats de l’ousia sont accidentelles : la qualité, la
quantité, la relation, l’action, la passion, le lieu, le temps, la position, la
position.
Aristote a une conception finaliste de l’essence : l’essence est ce en vue de
quoi chaque chose existe et a été produite. La quiddité des êtres du monde
sublunaire en général est pensée sur le modèle de l’âme des êtres vivants,
souligne Pierre Aubenque : le mouvement est l’âme des choses, comme la
vie est la forme et la quiddité des corps. Il faudra chercher dans le cas des
êtres inanimés un analogue de la mort : ce sera le repos. Si à la question «
Qu’était Socrate ? », nous répondons : Socrate était un sage, nous ne
définissons pas l’essence de Socrate et pourtant nous répondons d’une
certaine manière à la question dans la mesure où la qualité accidentelle de
sage est attribuée par la tradition à l’essence de Socrate. Ainsi Pierre
Aubenque interprète-t-il le to ti ên eïnaï comme : ce que c’était que d’être et
non comme : l’être de ce que c’était6377.. Le to ti ên eïnaï s’oppose à
l’accident proprement dit mais inclut les attributs accidentels par soi pour
définir l’essence individuelle concrète. C’est un vieil adage de la sagesse
grecque, rappelle P. Aubenque, qu’on ne peut porter un jugement sur la vie
d’un homme tant qu’il n’est pas mort. Aristote cite à deux reprises dans ses
Éthiques le mot de Solon selon lequel un homme ne peut être dit heureux
tant qu’il vit6378., ce qui ne veut pas dire, commente Aristote, qu’on est
heureux qu’une fois qu’on est mort mais que la proposition attribuant à un
homme le prédicat heureux ne peut être formulé qu’au moment de sa mort,
c’est-à-dire à l’imparfait. C’est la mort de Socrate qui constitue l’essence de
Socrate en « juste injustement condamné ». « L’essence d’un homme, c’est
la transfiguration d’une histoire en légende, d’une existence tragique, parce
qu’imprévisible, en un destin achevé, transfiguration qui ne s’opère que par
la mort »6379.. Sartre6380. et Malraux retrouveront cette leçon.
L’ousia est à la fois la première catégorie et ce qui donne leur substrat et
leur sens aux neuf autres6381.. Elle est présentée comme un prédicat bien
qu’elle soit définie comme ce qui est toujours sujet et jamais prédicat6382..
L’essence qui est le sujet de toute attribution concevable peut en effet
s’attribuer secondairement à elle-même et c’est en ce sens qu’elle est une
catégorie, c’est-à-dire l’une des figures possibles de la prédication. Toute
essence composée, c’est-à-dire qui n’est pas seulement essence mais aussi
quantité, qualité, etc., est indéfinissable en tant que composée ; elle ne
coïncide pas avec sa propre définition parce que celle-ci ignore sa
composition.
Christian Wolff s’inscrira dans la tradition aristotélicienne lorsqu’il
définira l’essence comme ce qui se conçoit en premier d’un être et en quoi
se trouve contenue la raison suffisante pour laquelle le reste ou bien lui
appartient actuellement ou bien peut lui appartenir6383.. C’est la différence
d’essence qui chez Aristote fait la distinction entre homonymes et
synonymes : « On appelle homonymes les choses dont le nom seul est
commun, alors que l’énonciation de l’essence conforme à ce nom est
différente » (ainsi un homme réel et un homme en peinture sont
homonymes en ce qu’ils n’ont en commun que le nom)6384..
Pour désigner le Dieu absolu, inaccessible par voie autre que négative,
Denys l’Aréopagite utilisera l’adjectif superessentialis, « suressentiel ».
Dans son traité De l’immortalité de l’âme6385., saint Augustin dit que
toutes les choses qui sont d’une façon ou d’une autre sont à partir de
l’Essence qui est au plus haut point. Cette Essence dotée d’une majuscule,
c’est Dieu — Essence par excellence, summa essentia, causa essendi, cause
de l’être. Ainsi la théologie médiévale retrouvera-t-elle pour Dieu l’identité
de l’être et de l’essence qui caractérisait la Forme transcendante
platonicienne. Et si « essence » l’a emporté sur « substance » pour parler de
Dieu, c’est parce que la notion de substance chez les lecteurs d’Aristote
appelle nécessairement celle d’accident. Chez les scolastiques, la distinction
sera faite entre les attributs qui appartiennent toujours à l’essence et les
modes qui tantôt lui appartiennent tantôt ne lui appartiennent pas. Les
modes seront identifiés aux accidents. À partir de Duns Scot, des
philosophes penseront la variation de l’essence sous la notion de mode
intrinsèque. Le mode intrinsèque de l’essence est tout ce qui y modifie son
degré de réalisation sans changer sa raison formelle : ainsi une lumière
blanche peut être plus ou moins vive sans cesser d’être de la lumière
blanche. Autre exemple : le fini et l’infini sont deux modes intrinsèques de
l’être.
Avicenne réalisera une certaine synthèse de platonisme et d’aristotélisme
en refusant de considérer l’essence comme étant, de soi, universelle ou
singulière. L’essence est indifférente envers la singularité ou l’universalité
— et c’est précisément la raison pour laquelle elle peut devenir tantôt
universelle dans l’intellect tantôt singulière dans les choses.
Alors que chez Aristote l’essence et la substance étaient identifiées, chez
Descartes, elles sont distinguées : l’essence diffère de la substance en ce
qu’elle ne possède pas nécessairement l’existence. Elle est par rapport à
cette existence comme le possible par rapport au réel ; elle définit l’être,
tandis que l’existence est le fait d’être, la réalisation de la possibilité
constituée par l’essence. C’est la création divine qui chez Descartes fait
passer à l’existence les essences pensées par l’entendement divin.
Est possible ce qui n’implique pas contradiction. Pour Leibniz, l’essence
n’est autre que la simple possibilité, laquelle est exprimée par une
définition. L’essence ou la possibilité d’un être est le contenu notionnel que
Dieu porte à l’existence en créant la substance. La métaphysique de
Christian Wolff, issue de Leibniz, est une doctrine de l’essence : elle place
tous les principes de l’être dans la ratio essendi, elle appelle essence
(essentia nominalis) l’ensemble des raisons suffisantes d’une chose
(possibilité, existence et connaissance).
La conception hégélienne de l’essence est en partie contenue dans le jeu
de mots allemand intraduisible dans une autre langue : « Wesen ist was
gewesen ist », « l’essence, c’est ce qui est passé »6386.. Chez Hegel
l’essence représente le second moment, pour soi, de la dialectique de l’Idée
dans la Science de la Logique, et elle sert de médiation entre l’Être, abstrait,
et le Concept, pleinement réalisé. La Doctrine de l’Essence constitue le
moment intermédiaire de la Science de la Logique. Elle est elle-même
divisée, dans le procès de son extériorisation, selon la tripartition du paraître
(scheinen) — l’essence paraît —, de l’apparaître (erscheinen), — l’essence
devient phénomène —, et du se révéler (sich offenbaren) — l’essence, qui
est désormais une avec son phénomène, est entièrement manifestée en tant
qu’effectivité6387.. L’essence n’est pas toute contenue dans son origine :
elle est aussi dans son devenir et dans ses négations. Mais si elle constitue
un surmontement de l’être6388., elle ne représente qu’un passage vers le
concept, lequel seul, chez Hegel, exprime à la fois le réel et la vérité.
Après Hegel, la thématique de l’essence sera critiquée et dénoncée comme
l’illusion métaphysique par excellence. Nominaliste, Marx la rejette comme
une fiction métaphysique. D’un point de vue tout autre, Nietzsche
remplacera la question de l’essence par celle de l’énergie : nous ne savons
ce qu’est une chose que pour autant que nous connaissons l’énergie qui l’a
traversée et se sert d’elle. Quant à la philosophie analytique, issue du
logicisme de Frege, l’essence n’est qu’une entité qu’une lucide conception
du langage ne peut que rejeter6389..
Il y eut pourtant, à l’époque contemporaine, une philosophie qui a replacé
cette question de l’essence au centre de son projet tout en se voulant
résolument antimétaphysique : la phénoménologie. Dans la première
section de ses Idées directrices, Edmond Husserl oppose l’essence comme
idéalité pure et le fait comme réalité empirique. La phénoménologie comme
philosophie pure ou comme « science rigoureuse » est définie comme
l’approche et la saisie des essences6390..
Heidegger fera subir à cette thématique husserlienne une inflexion
décisive : chez lui Wesen désigne l’apparition, la présence, le règne de
quelque chose. Wesen englobe à la fois la quiddité (was) et la manière d’être
(wie) la plus profonde de cette chose. Lorsqu’il s’agit du Dasein, le was et
le wie se confondent.
 
 
II. ESSENCE ET ÊTRE
 
« Essentia » vient d’« esse », être. Le mot a d’abord désigné l’être des
choses avant de signifier ce qu’elles sont. La question de l’être est toujours
impliquée dans celle de l’essence — laquelle est d’ailleurs posée sous la
forme : « qu’est-ce que ? ». Par ailleurs, dire d’un étant qu’il a telle ou telle
propriété, ce n’est pas déterminer son essence. L’essence est du côté de
l’être, et non de l’avoir. Enfin, l’être d’une chose est son essence même, et
non son existence.
Or la métaphysique semble avoir privilégié de manière systématique
l’essence aux dépens de l’être. D’où sa détermination par Heidegger comme
« oubli de l’être ». Ce n’est pas en effet seulement par le truchement des
étants que l’être est oublié, mais par le biais des essences. Selon cette
interprétation, la métaphysique ne serait qu’un essentialisme. Sous ses
versions platoniciennes (les essences sont en soi), théologiques (elles
résident dans l’entendement divin), conceptualistes (elles logent dans
l’esprit humain), ou phénoménologiques (les essences sont données, à la
fois objectivement et subjectivement), l’essentialisme accompagnerait une
bonne partie de la philosophie occidentale.
Chez Platon, c’est l’essence qui donne l’être aux étants : sans le Cercle en
soi, il n’y aurait nulle chose ronde. Mais l’Idée ou Forme platonicienne est à
la fois pleinement essence et pleinement être : la chose sensible manque
d’être et c’est pourquoi l’opinion qui la confond avec l’être manque la
vérité. Dans La République6391., Platon utilise l’expression de pasê ousia
pour désigner l’ensemble des êtres, mais la formule peut être rendue par : la
totalité de l’essence. La théologie de saint Augustin reprend cette
identification et l’applique à Dieu : Dieu est l’essence suprême (summa
essentia) parce qu’il est suprêmement être.
Aristote a redonné dans une certaine mesure priorité à l’être : de ce qui
n’est pas, dit-il, nul ne peut savoir ce que c’est, tout au plus peut-on savoir
ce que signifie la définition ou le mot6392.. Aristote donne comme exemple
le « bouc-cerf » : on peut définir cet animal hybride mais il est impossible
de savoir ce qu’il est parce qu’il n’existe pas. Ainsi qu’il a été vu plus haut,
le statut de l’essence chez Aristote est double : à la fois signification de
l’être parmi d’autres (l’essence est la première des dix catégories) et ce par
quoi les autres significations de l’être sont des significations de l’être (sans
essence, pas de lieu ni de temps, pas d’activité ni de passivité etc.). Certes
l’essence signifie immédiatement l’être — ce qui lui confère un privilège
incontestable sur les autres catégories — mais elle ne suffit pas à le
signifier.
Avicenne opérera entre l’essence et l’être une scission qui aura sur la
pensée scolastique un impact considérable : que le cheval existe ou pas, dit-
il, dans la réalité extramentale ou dans l’intellect qui le conçoit, cela
n’affecte en rien sa quiddité ou sa définition. Ainsi l’être se présente-t-il
comme une note extérieure à l’essence. Il est proprement accidentel. Il
tombe sur une essence qui ne l’attendait pas et n’avait pas besoin de
lui6393..
La question de savoir si l’essence est identique à l’être ou différente de lui
agitera les penseurs médiévaux. À Dieu comme à la Forme platonicienne
sera reconnue généralement l’identité de l’être et de l’essence mais par
ailleurs l’unicité de Dieu creusera par contrecoup un abîme entre les deux
(d’où la détermination de Dieu comme Essence). Il y a du non-être dans la
créature, aussi l’essence et l’être ne sauraient s’équivaloir. Selon saint
Augustin, le monde intelligible, le monde des essences se confond avec
l’intelligence divine que nous appelons le Verbe. Dans l’augustinisme, les
essences ne font pas figure de choses et elles ne constituent pas un monde,
elles ne sont que les idées de Dieu6394..
Étienne Gilson parle de « monstre métaphysique » à propos de l’essence
abstraite de l’être, c’est-à-dire séparée de l’existence6395.. À la quiddité,
qui répond à la question de savoir ce qu’est une chose (« quid sit ?)
s’oppose désormais la quoddité, qui répond à la question de savoir si une
chose est (« an sit ? »6396., est-ce qu’elle est ?). Henri de Gand soulevait
cette question : Peut-on sauver le fait qu’il y ait création si l’on pose que
l’essence de la créature est identique à son être en réalité ?6397. Et Gilles
de Rome cette autre : Il faut voir si l’essence est rapportée à l’être comme la
matière à la forme ou comme le genre à la différence6398.. L’existence
d’un Dieu créateur semble impliquer la dualité de l’être et de l’essence.
Corollairement, cette dualité « démontre » l’existence d’un Dieu créateur.
L’esse (l’être) doit être conféré à l’essentia pour qu’un être (ens ou
substantia) existe. Mais si l’être des choses dépend de l’être du créateur,
s’agit-il dans les deux cas d’être au même sens du mot ?6399. Dieu ne crée
pas l’être puisqu’il est l’être éternel. Si les essences ne sont pas créées,
parce qu’éternelles elles aussi (comme faisant partie de l’intellect de Dieu),
le seul objet de la création reste le composé.
Deux types de dualités entre l’essence et l’être sont concevables : une
dispute s’éleva au Moyen Âge sur la question de savoir si entre les deux il y
a une distinction réelle (telle est la thèse de Thomas d’Aquin) ou bien une
distinction simplement nominale (tel est le point de vue de Dietrich de
Freiberg6400., pour lequel l’essence n’est que ce par quoi une chose est, et
de Guillaume d’Occam). La doctrine thomiste de l’être comme acte de
l’essence retentira sur le sens des notions transcendantales (l’Un, le Vrai, le
Bien) qui se disent en référence à l’être comme acte.
L’essence est détenue selon trois modes par les différentes substances. En
Dieu, substance suprême, l’essence est identique à l’être même qui lui est
propre. C’est ce qui a conduit certains philosophes comme Avicenne à
soutenir que Dieu n’a pas d’essence ou quiddité car son essence n’est pas
autre que son être. D’où il suit que Dieu ne relève d’aucune catégorie, car
ce qui est dans une catégorie doit nécessairement avoir une quiddité en plus
de son être propre. Du côté des substances intellectives créés, l’être et
l’essence sont de nature différente bien que cette dernière ne comporte
aucune matière. C’est que leur être n’est pas absolu mais dérivé et donc
limité (Thomas d’Aquin). Enfin, pour ce qui concerne les substances
composées de matière et de forme, l’être est reçu et fini du fait qu’elles
l’ont à partir d’un autre, et que leur essence ou quiddité est reçue dans une
matière. Dans la première partie de la Somme théologique, Thomas d’Aquin
définit l’être comme la « perfection suprême » car de toute autre perfection
il est l’acte. Une chose ne possède d’actualité que dans la mesure où elle
est. « Aussi l’être même est-il l’actualité pour toutes choses et même pour
toutes les formes »6401.. « L’être, c’est l’actualité de la substance ou de
l’essence »6402. : un tel point de vue tourne le dos à l’essentialisme. Le
concept d’essance introduit par Emmanuel Levinas pour désigner l’acte,
l’événement, le processus correspondant au verbe être (esse en latin) n’est
pas très éloigné de cette idée thomiste. L’essance de l’être équivaut à une
ex-position6403..
La Science de la Logique de Hegel superpose deux structures : l’une,
triadique (Être/Essence/Concept), qui commande les trois parties de
l’ouvrage, l’autre dyadique (Logique objective/Logique subjective) qui
réunit l’Essence à l’Être pour mieux opposer ce couple — comme Logique
objective — au Concept. Si, dans un premier temps, l’essence est un
approfondissement de l’être, elle reste unilatérale, donc extérieure à la
chose, que seul le concept produit. Chez Hegel, ce qui est dernier (Savoir
absolu, Esprit, Esprit absolu) est premier selon l’Idée. Le Concept, qui
achève la Science de la Logique, la gouverne en réalité depuis le début :
l’Être est le concept en soi, l’Essence, le concept posé comme soi, et le
Concept, le concept réalisé en et pour soi, à la fois sujet et substance,
absolue conscience de soi.
« La vérité de l’être est l’essence », écrit Hegel au tout début de sa
Doctrine de l’essence6404.. Hegel utilise deux expressions, l’une d’origine
spatiale, l’autre temporelle pour désigner l’essence : « arrière-fond »6405.
et « être passé »6406.. Hegel remarque que le Wesen est dans le gewesen
(l’ayant été)6407.. L’essence est l’être passé mais, dit Hegel, «
intemporellement passé »6408., ce qui nous renvoie au to ti ên eïnaï
aristotélicien6409..
Dans son opposition à l’essence, l’être est l’inessentiel6410.. Alors que
l’être, assimilé à l’immédiateté, est caractérisé par les catégories
quantitatives et qualitatives, l’essence l’est par des catégories relationnelles
(fondement, substance, cause) et modales (possibilité, réalité, nécessité).
L’essence est intériorisation de l’être, seulement cette intériorité demeure
extérieure tant qu’elle n’a pas été reprise par le concept qui seul constitue la
vérité de la chose. La Doctrine de l’essence s’achève par l’effectivité qui est
l’unité devenue immédiate de l’essence et de l’existence ou de l’intérieur et
de l’extérieur6411..
 
 
III. ESSENCE ET EXISTENCE : VOIR L’EXISTENCE
 
 
IV. LA SAISIE DE L’ESSENCE
 
L’essence est du côté de l’esprit, par opposition à la lettre. Mais comment
peut-elle être connue ? Plusieurs modèles explicatifs sont entrés en
concurrence. Ils divergent en fonction de la conception de l’essence même
mais aussi de la conception du sujet connaissant. Les deux schémas
extrêmes et contraires de l’essence inaccessible et de l’essence produite par
l’esprit résolvent la question en esquivant le problème. Restent les modèles
concurrents de la captation (l’intellect ou l’intuition se porte sur l’essence
extérieure et s’en empare) et celui de la réflexion (l’intellect est un miroir
sur lequel l’essence ou son image vient se projeter).
L’un des premiers sens induits par les dialogues socratiques est que
l’essence est d’abord dans la question que l’on pose avant de figurer dans la
réponse que l’on donne. Lorsque Socrate demande à Hippias ce qu’est le
beau6412., Hippias répond : le beau, c’est une belle jeune fille. Au lieu de
déterminer la nature universelle du beau, le sophiste ne fait que citer un
exemple. Mais cet exemple lui-même est incompréhensible si l’on ne sait
pas ce qu’est le beau : ce n’est pas le fait qui qualifie l’idée mais, à
l’inverse, l’idée qui qualifie le fait : il faut bien savoir au préalable ce qu’est
le beau (quelle est son essence, son idée) pour reconnaître en cette femme
une belle femme. C’est Platon qui, le premier, lie l’essence à la science et
l’inessentiel à l’ignorance. Le philosophe est l’homme de l’essentiel, le
rhéteur et le sophiste, ceux de l’inessentiel. Mais l’inscription des essences
dans un « lieu intelligible » pose le défi de leur saisie que Platon conçoit
tantôt sur le mode intuitif par le noûs, l’esprit contemplatif, tantôt sur le
mode discursif par la dianoïa, capable d’un travail dialectique6413..
Puisqu’il n’y a de science que du général, la science est science des
essences : là-dessus, Aristote est en plein accord avec Platon6414.. « Nous
avons science de chaque être, écrit-il, quand nous connaissons la quiddité
de cet être »6415.. Mais Aristote refuse la séparation platonicienne de
l’essence et de l’être : si l’essence est autre que l’être, en connaissant l’être,
on ne connaîtra plus son essence et en connaissant son essence, on ne
connaîtra plus l’être. Par ailleurs, si les essences sont séparées des êtres,
elles ne sont plus des êtres, donc elles n’existent pas.
Lorsque Aristote écrit que l’essence est « ce que chaque être est dit être
par soi »6416., cela signifie qu’elle est liée au langage : l’essence s’exprime
dans un discours par lequel nous disons ce que la chose est. Or tout ce que
la chose est n’appartient pas à l’essence, mais seulement ce qu’elle est par
soi, ce qui exclut les accidents, du moins ceux des accidents qui ne sont pas
par soi. « L’essence ne peut être connue ni par définition ni par
démonstration »6417., dit Aristote. Ce qui doit s’entendre comme : une
définition, aussi précise soit-elle, ne saurait épuiser l’essence d’une chose
quelconque. Aristote distingue la prédication essentielle (comme : « cet
homme est musicien ») et la prédication accidentelle (comme : « cet homme
est blanc »). La prédication essentielle exprime l’acte du sujet ; la
prédication accidentelle admet une multiplicité indéfinie de prédicats dont
aucun ne peut à lui seul être l’essence.
L’un des objectifs les plus constants d’Aristote a été de sauver la raison
philosophique des dérives de la pensée et du langage où les avaient
entraînées les sophistes d’un côté et les Mégariques de l’autre. Les
sophistes ne voulaient connaître que des attributs et des attributs
d’attributs6418. : ils oubliaient que l’attribut est toujours attribut d’un sujet
et que l’attribution renvoie finalement à un sujet premier, qui est l’essence.
Quant aux Mégariques, issus des Éléates, ils ne connaissaient à l’inverse
que les essences et déclaraient l’attribution impossible, ce faisant ils
oubliaient que toute essence est en puissance une multiplicité d’accidents,
comme le manifeste la réalité même du discours prédicatif. Ainsi les uns et
les autres ont-ils fini par rendre impossible et impensable la connaissance :
les sophistes, en pulvérisant l’essence en accidents multiples, les
Mégariques, en écartant tous les accidents pour finir par ne conserver
qu’une essence vide dont plus rien ne peut être dit, sinon qu’elle est.
Comme toujours, Aristote cherche et trouve sa voie moyenne : les sophistes
ruinaient l’être au nom du discours, les Mégariques ruinaient le discours au
nom de l’être, il s’agissait donc de sauver à la fois la possibilité d’une
ontologie et celle d’une logologie. Pour ce faire, Aristote procède d’une
manière différente de celle de Platon. Alors que Platon pensait pouvoir
répliquer aux arguments des sophistes par la considération attentive et
exclusive de l’essence, Aristote fonde sa critique sur la distinction entre
l’essence et les accidents6419.. La thèse selon laquelle il n’y a que des
accidents revient à dire que tout est un. « Il n’y a qu’une essence » et « Il
n’y a pas d’essence » sont des énoncés qui finissent par se rejoindre.
La définition que Spinoza donne de l’essence associe l’être et la pensée, en
même temps que la chose et son essence : « Je dis appartenir à l’essence
d’une chose ce qui, donné, pose nécessairement la chose et qui, ôté, l’ôte
nécessairement ; ou encore ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être
conçue et qui, inversement, ne peut sans la chose être ni être conçu »6420..
Non seulement l’essence d’une chose est ce sans quoi la chose ne peut ni
être ni être conçue (c’est la conception traditionnelle depuis Aristote) mais
l’essence d’une chose ne peut sans la chose ni être ni être conçue. Le
paradigme mathématique est ici dominant : il n’y a aucune différence entre
un cercle, par exemple, et son essence ou sa définition. « La théorie
spinoziste des essences, écrit Charles Ramond, est (…) la généralisation de
la relation réciprocable entre définition et objet mathématique »6421.. Dans
la troisième partie de l’Éthique, Spinoza dit que l’effort (conatus) par lequel
chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de
l’essence actuelle de cette chose6422..
Sur la question de la connaissance et de la pensée des essences, John
Locke effectuera une révolution considérable en distinguant l’essence réelle
et l’essence nominale6423.. L’essence nominale ou définition d’un terme
général est une série de qualités ou de propriétés, l’essence réelle est la
constitution interne de l’objet. Seule l’essence nominale peut, selon Locke,
être connue. Par opposition à l’essence réelle, elle n’est pensable que dans
le système symbolique (langage et pensée). Elle relève d’une décision de
l’esprit qui fixe la coexistence de certaines propriétés dans une chose par un
nom. L’essence réelle est ce dont dépendent ses propriétés et qualités,
elle  concerne la réalité objective des choses ; ce substrat imperceptible
demeure caché sous un faisceau de qualités sensibles. Pour Locke, le
partage des choses en espèces distinctes n’est pas un fait de nature mais une
création du langage.
Kant reprend à Locke la distinction entre l’essence idéale connaissable et
l’essence réelle inconnaissable. Mais si la chose en soi est selon Kant
inconnaissable, elle n’est pas inaccessible6424.. Dans le domaine
intelligible des Idées, la connaissance laisse place à la pensée.
L’idéalisme post-kantien aura beau récuser la scission opérée entre la
chose en soi et la chose pour nous, entre l’essence et le phénomène, entre
l’essence et l’apparence, à partir de Kant, la question du phénomène tendra
à remplacer celle de l’essence. L’effet de ces distinctions sera
particulièrement net dans les domaines scientifiques et épistémologiques.
Tantôt le phénomène sera conçu comme le seul mode d’accès possible à
l’essence, comme ce par quoi l’essence apparaît (et non comme ce qui la
cache) ; tantôt le phénomène sera considéré comme la seule réalité à
prendre en compte, l’essence étant reléguée dans l’arrière-monde
métaphysique lorsqu’elle ne sera pas purement et simplement niée (tel sera
le point de vue du phénoménisme)6425.. Les développements
contemporains de la science physique, dans les domaines de la mécanique
quantique et de la cosmologie en particulier, ont très largement conforté la
position phénoméniste.
C’est Karl Popper qui, dans le domaine épistémologique, introduit le
terme d’essentialisme pour désigner une doctrine qui admet, par opposition
à l’instrumentalisme et à la conception défendue par Popper lui-même
d’une démarche scientifique par conjectures et réfutations, que l’objet
véritable de la connaissance est l’essence des choses, cachée derrière les
apparences6426.. L’essentialisme a trois conséquences : a) une théorie doit
procéder à partir d’une définition de son objet, ce qui implique l’existence
de disciplines déterminées ; b) il existe des explications dernières ; c) la
signification et la vérité sont confondues.
C’est donc, dans le cadre de la pensée contemporaine, à une véritable
réhabilitation de l’essence que procède la phénoménologie de Husserl. Les
controverses relatives à l’existence du monde matériel amenèrent celui-ci à
l’attitude phénoménologique. Husserl appelle « essences » les structures
d’une activité consciencielle dont la réduction eidétique (la réduction du
donné à la forme, eïdos, ou essence) et l’intuition eidétique sont le moyen et
la fin. La phénoménologie, intuitionniste dans son principe, repose sur la
possibilité de l’intuition catégoriale et se donne comme une eidétique, une
science des essences fondée sur la distinction préalable du fait et de
l’essence. Contrairement aux faits contingents et aux particularités
psychologiques, les essences ont une objectivité et une nécessité idéale.
Le premier chapitre des Idées directrices pour une phénoménologie et une
philosophie phénoménologique pures est consacré à cette dualité. Au fait
empirique est opposée l’essence pure mais le fait et l’essence sont
inséparables6427.. Tout fait comporte une essence, subordonnée elle-même
à une hiérarchie d’essences6428. : ainsi « chaque son possède en soi et pour
soi une essence et au sommet l’essence du son en général »6429..
L’inséparation objective du fait et de l’essence prémunit la phénoménologie
contre la tentation du platonisme. Husserl, en effet, s’est toujours refusé à
assimiler les essences aux Idées platoniciennes6430..
À la psychologie empirique qui porte sur des faits et atteint des réalités
naturelles, Husserl oppose la phénoménologie pure ou transcendantale qui
porte sur des essences. La phénoménologie est une science eidétique, une
science des essences qu’elle atteint par la méthode de la réduction —
laquelle est le nom donné par Husserl à l’abstraction spécifique de la
phénoménologie6431.. La distinction entre les deux pôles de
l’intentionnalité, le noème et la noèse, permet d’éviter la confusion entre le
vécu subjectif et son corrélat de sens, dégageant ainsi une idéalité ou
essence indépendante du fait. Pour que la phénoménologie pure soit
possible, il faut que l’intuition empirique de l’individu ou du fait puisse être
convertie en vision de l’essence (Wesens-Schauung), en idéation6432.. Avec
la saisie de l’essence, l’individu n’est plus posé comme existant dans le
monde.
Husserl reprend le terme grec d’eïdos — forme, idée — pour désigner
l’essence pure que la Wesens-Schauung intuitionne — d’où l’adjectif «
eidétique » pour qualifier la réduction spécifique qui va la constituer. La
logique et la mathématique pures sont des sciences pures de l’essence6433..
Husserl prend le pari de la possibilité d’une eidétique à la fois pure et
descriptive6434. : la phénoménologie est retour aux choses mêmes.
L’adéquation (critère classique de la vérité) n’est pas la seule qualité de
l’intuition, selon Husserl. Il convient d’accorder de l’importance à
l’originarité — au fait que l’intuition donne l’objet en lui-même. L’essence
est l’objet d’une intuition — qui est un mode particulier de la pensée, ni de
type contemplatif, ni de type déductif : « L’essence est un objet
[Gegenstand] d’un nouveau type. De même que dans l’intuition de
l’individu ou intuition empirique le donné est un objet individuel, de même
le donné de l’intuition eidétique est une essence pure »6435.. Car si
l’essence est inséparable du fait, il n’en va pas de même de leur
connaissance : « La position et la saisie de l’essence d’abord par intuition
n’implique à aucun degré la position d’une existence individuelle
quelconque, écrit Husserl ; les vérités pures concernant les essences ne
contiennent pas la moindre assertion relatives à des faits »6436.. L’essence
est le résultat de la mise entre parenthèses (épokhè) de l’attitude naturelle
vis-à-vis du monde (réduction eidétique). L’essence n’est pas l’Idée
platonicienne ni la chose en soi kantienne ni l’abstraction des empiristes
mais la visée, l’intention de la conscience immédiatement porteuse de sens.
La variation eidétique qui permet d’obtenir l’essence consiste en une série
d’esquisses où la conscience, en faisant varier de façon imaginaire les
propriétés de l’objet, repère celles qu’on ne peut lui retirer sans faire
disparaître l’objet lui-même et qui constituent ainsi son essence. Cette saisie
de l’essence par esquisses successives, sans relever de l’expérience
naturelle, s’effectue sur le même mode que la perception. « Quel que soit le
type auquel appartient l’intuition de l’individu, écrit Husserl, qu’elle soit
adéquate ou non, elle peut se convertir en vision d’essence ; cette vision
elle-même, adéquate ou inadéquate de façon correspondante, a le caractère
d’un acte donateur »6437..
L’intuition eidétique ou intuition des essences (traduction de l’allemand
Wesenschau : on dit aussi « intuition d’essence » ou encore « vision des
essences ») est l’opération de saisie et de donation de sens effectué par la
conscience qui a procédé à la réduction phénoménologique6438.. L’essence
est saisissable à travers cette opération spécifique qui à son tour a pour
condition la « mise entre parenthèses » (Paul Ricœur dit : « hors circuit »)
de toute position ou affirmation d’existence6439.. Le concept de donation a
pour fonction d’esquiver la dualité de la découverte et de l’invention dans
laquelle l’essence se trouvait prise : l’essence a une existence objective
mais non séparée, non seulement non séparée du fait mais non séparée du
sujet transcendantal sans lequel elle n’aurait aucun mode d’existence
assignable.
Husserl distingue l’essence formelle  et l’essence matérielle. L’essence
formelle est l’essence pure en tant que telle non liée à un contenu
particulier. À l’essence régionale pure correspond une science eidétique
régionale6440.. Husserl utilise aussi l’expression d’ontologie régionale. Les
essences matérielles qui dominent les objets empiriques (selon l’expression
de Paul Ricœur)6441. se subordonnent à des genres suprêmes qui sont
l’objet d’une science — l’ontologie régionale ; ainsi l’ontologie de la nature
traite des propriétés qui appartiennent universellement aux objets de la
région nature. Au sommet de la hiérarchie des essences, l’ontologie
formelle domine les ontologies régionales et répond aux questions touchant
la nature de l’objet, de la propriété, de la relation etc.
Dans Le Visible et l’invisible, Merleau-Ponty procède à un réaménagement
de la phénoménologie de l’essence en critiquant la prétention de séparer
l’expérience ou la variation et l’essence ou l’invariant car cette séparation
aboutit à opposer le fait comme individualité spatio-temporelle positive
dans l’existence et l’essence comme universel positif dans la pensée. Tout
fait est intérieurement structuré par une essence sauvage qui est la règle
invisible à la fois de sa visibilité et de sa généralité (ou de son sens) : « Les
prétendus faits (…) sont d’emblée montés sur les axes, les pivots, les
dimensions, la généralité de mon corps »6442. et c’est pourquoi le fait ne
peut être un pur « être en soi ». D’un autre côté, toute essence est le sens
d’être un « ceci » dont elle est le « rayonnement », l’être actif. L’essence
n’est ni un intelligible en soi qui précéderait et conditionnerait le travail
d’expression, ni un concept dont l’esprit souverain posséderait la loi de
construction : toute essence adhère à la chair du monde dont elle partage
l’inépuisable profondeur.
 
*
 
Voir aussi
 
Le concept. La définition. L’être. L’existence. La forme. L’idée.
L’individu. La nature. Le phénomène. La substance. L’un. L’universel.
 
*
 
Bibliographie
 
Platon, — Ménon.
— Phédon.
Aristote, Métaphysique, livre A, chapitre 3 ; livre Z.
Thomas d’Aquin, L’Être et l’Essence, trad. C. Capelle, Vrin, 1985.
J. Locke, Essai concernant l’entendement humain, livre III, chapitre 3, § 12-20.
Henri de Gand, Gilles de Rome, Godefroy de Fontaines, Être, essence et contingence, trad. C. König-
Pralong, Les Belles Lettres, 2006.
G.W.F. Hegel, Science de la Logique, tome I, livre 2, La Doctrine de l’essence, trad. P.-J. Labarrière
et G. Jarczyck, Aubier Montaigne, 1976.
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures,
chapitre I, « Fait et essence », trad. Paul Ricœur, Gallimard, 1950, p. 13-59.
Karl Popper, Conjectures et réfutations, trad. fr., Payot, 1985.
Stanislas Breton, Essence et existence, PUF, 1962.
Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, PUF, 1962.
Paul Ricœur, Être, essence et substance chez Platon et Aristote, SEDES, 1982.
Étienne Gilson, L’Être et l’essence, Vrin, 2008.
6336 Voir infra et L’être.
6337 Thomas d’Aquin, L’Être et l’Essence, trad. C. Capelle, Vrin, 1985, p. 22.
6338 Peut-être créé par Cicéron.
6339 Lettres à Lucilius, LVIII, 6.
6340 Voir J.-F. Courtine, Les Catégories de l’être, PUF, 2003, p. 48-49.
6341 Substantia.
6342 Dans son traité sur La Trinité (V, 8, 9-10) saint Augustin écrit : « J’appelle essentia ce qui se
dit en grec ousia et que nous nommons plus couramment substantia ». Dans La Cité de Dieu (XII, 2)
Augustin rappelle que « le mot esse (être) a donné le mot essentia, mot nouveau certes, inusité chez
les anciens auteurs latins mais employé aujourd’hui pour procurer à notre langue le mot
correspondant au grec ousia ».
6343 Dans son Contra Eutychen et Nestorium, Boèce jette les bases du vocabulaire ontologique
latin en distinguant les notions d’essence, de substance et de subsistance, qui rendent respectivement
chez lui les termes grecs d’ousia, d’hupostasis et d’ousiôsis (voir La substance). Mais ces
équivalences sont rejetées par Boèce lui-même dans sa traduction des Catégories d’Aristote dans
laquelle ousia est rendue par substantia.
6344 Voir infra.
6345 Aristote, Les Topiques VIII, 3, 153 a17.
6346 P. Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, PUF, 1962, p. 460.
6347 Aristote, Métaphysique, tome I, trad. et notes Jean Tricot, Vrin, 1981, p. 24.
6348 É. Bréhier, Histoire de la philosophie I, PUF, 1997, p. 199.
6349 Jacques Brunschwig pense que le redoublement du verbe « être » a pour fonction d’écarter,
parmi les réponses possibles à une question posée, tout ce qui pourrait convenir à d’autres êtres qu’à
celui dont il s’agit (Aristote, Topiques, trad. et notes Jacques Brunschwig, Les Belles Lettres, 1967, p.
120).
6350 F. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, Cerf, 2007, p. 512.
6351 P. Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 465-466. Les attributs par soi,
nécessaires, se définissent par opposition aux attributs accidentels. « Raisonnable » est un attribut par
soi de l’essence « homme », tandis que « blanc » est un attribut accidentel.
6352 Voir L’individu.
6353 S. Breton, Essence et existence, PUF, 1962, p. 8.
6354 On utilise également parfois le terme d’essential pour désigner ce qui a trait à ce qui
appartient à la nature propre (non accidentelle) d’une chose, tout en évitant le sens faible, courant, de
son synonyme « essentiel ».
6355 Par où l’on voit que le racisme est proprement l’idéologie pour laquelle des distinctions
accidentelles sont comprises comme des oppositions essentielles (voir Le racisme).
6356 L’essence que l’on met dans les véhicules est une essence de pétrole.
6357 Thomas d’Aquin, L’Être et l’Essence, op. cit., p. 34.
6358 Voir Le concept.
6359 Anaxagore, A XCVII, citation de Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 33, in Les
Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, p. 664.
6360 Platon, Phédon, 78 c-d, trad. L. Robin, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 797.
6361 Voir L’Un.
6362 Les Catégories 5, 3 b23 sq.
6363 Voir L’Un.
6364 P. Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 149. Dans la perspective du
paradigmatisme, on n’arrivera même plus à discerner une essence de Socrate puisque l’essence de
Socrate c’est l’homme et l’essence de l’homme l’animal : nous sommes envoyés d’essence en
essence et l’essence propre est introuvable.
6365 Aristote, Métaphysique Z, 3, 1029 a 27-33.
6366 Thomas d’Aquin, L’Être et l’Essence, op. cit., p. 54.
6367 Ibid., p. 39-40.
6368 Topiques IV, 1, 121a 7 et Catégories 5, 2 a 14sq.).
6369 To ti ên eïnaï.
6370 Aristote, Métaphysique Z, 4, 1029 b 13, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 358.
6371 Aristote, Seconds Analytiques I, 4, 73 b 10-13.
6372 Aristote, Métaphysique, livre delta, chapitre 30, 1025 a 30-32.
6373 Aristote, Métaphysique Z, 4, 1030 a 22-23, op. cit., p. 364-365.
6374 É. Gilson, L’Être et l’essence, Vrin, 2008, p. 51.
6375 Dans sa Métaphysique (livre delta 30, 1025 a), Aristote donne comme exemple la découverte
d’un trésor par celui qui creuse la terre pour planter un arbre : cela ne se produit ni toujours (ou
nécessairement) ni généralement.
6376 Aristote, Métaphysique, livre delta, 30, 1025 a30-32.
6377 P. Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 462.
6378 Éthique à Nicomaque I, 11, 1100 a 11-15 et Éthique à Eudème II, 1, 1219 b 6.
6379 P. Aubenque, LeProblème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 469. Aubenque fait remarquer
que les Stoïciens seront les premiers à combattre avec leurs théories de l’indépendance du bonheur et
du temps cette vieille maxime de la prudence grecque.
6380 Voir la pièce de théâtre Huis clos et le scénario du film Les Jeux sont faits.
6381 En interprétant les catégories aristotéliciennes autres que l’essence comme des divisions de
l’être par accident, Brentano opérait une séparation radicale dans la liste des catégories et refusait de
considérer que l’essence aristotélicienne pouvait jouer sur deux plans.
6382 Seconds Analytiques I, 27, 43 a 25 ; Physique I, 7, 190 a 34 ; Métaphysique Z, 3, 1028 b 36 («
Les catégories sont ce qui est toujours attribut et jamais sujet, l’ousia est essentiellement un sujet et
jamais un attribut »)..
6383 É. Gilson, L’Être et l’Essence, op. cit., p. 175.
6384 Aristote, Catégories I, 1, a1.
6385 IX, 18.
6386 Voir infra.
6387 G.W.F. Hegel, Science de la Logique, tome I, livre 2, La doctrine de l’essence, trad. P.-J.
Labarrière et G. Jarczyck, Aubier Montaigne, 1976, p. 6.
6388 Voir infra.
6389 Voir La définition.
6390 Voir infra.
6391 486 a.
6392 Aristote, Seconds Analytiques II, 7, 92 b.
6393 Maître Eckhart parlera d’une « mendicité » de l’essence créée, qui demande à Dieu
continuellement l’être, sans qu’elle en soit pénétrée.
6394 Mais, à la différence de Platon, saint Augustin considère que les êtres de ce monde sont des
êtres véritables et non pas seulement des ombres.
6395 É. Gilson, L’Être et l’Essence, op. cit., p. 292. « La pensée contemporaine, remarque Gilson,
semble obsédée par un désir passionné de pureté, mais la pureté qu’elle vise est toujours celle de
quelque essence, comme si la condition première de la pureté des essences finies n’était pas de ne pas
exister. Peut-être y a-t-il en effet une essence de la poésie pure, de la peinture pure et de la musique
pure, mais la fin de l’artiste n’est pas de créer la poésie, la peinture ni la musique, c’est de peindre
des tableaux et d’écrire des poèmes ou, comme l’on dit, des ‘morceaux’ de musique » (ibid., p. 304).
6396 Anitas en latin est le fait que la chose soit.
6397 Henri de Gand, Gilles de Rome, Godefroy de Fontaines, Être, essence et contingence, trad. C.
König-Pralong, Les Belles Lettres, 2006, p. 167.
6398 Ibid., p. 160.
6399 Voir L’analogie.
6400 Auteur, comme Thomas d’Aquin, d’un De Ente et Essentia.
6401 Thomas d’Aquin, Somme théologique I, question 5, article 1, réponse.
6402 Thomas d’Aquin, Somme théologique I, question 54, article 1, réponse.
6403 Les expressions d’« être d’essence » et d’« être d’existence » étaient couramment utilisées au
Moyen Âge. L’être d’essence était le mode d’être de l’essence dans sa séparation eidétique : selon les
disciples d’Avicenne, prise en elle-même, l’essence n’est ni particulière ni universelle, ni dotée d’un
être de chose extramentale ni dotée d’un être mental de représentation. Pour Boèce de Dacie,
l’essence est indifférente au fait d’être à l’extérieur comme au fait de ne pas être à l’extérieur de
l’âme, et semblablement elle est indifférente au fait d’être universelle comme au fait d’être
particulière.
6404 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. La doctrine de l’essence, op. cit., p. 1.
6405 Ibid.
6406 Ibid., p. 2.
6407 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la Logique, addition
au § 112 et Science de la Logique. La doctrine de l’essence, op. cit., p. 2.
6408 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. La doctrine de l’essence, op. cit., p. 2.
6409 Voir supra.
6410 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. La doctrine de l’essence, op. cit., p. 10.
6411 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la Logique, § 142.
6412 Dans le dialogue intitulé Hippias Majeur (ou Grand Hippias).
6413 Voir La dialectique.
6414 Aristote identifie l’ousia à l’eïdos : « Est recherchée la cause de la matière c’est-à-dire la
forme [eïdos] à raison de quoi la matière est quelque chose de défini (ti esti) et c’est cela qui est
l’ousia » (Métaphysique, 1041 b5).
6415 Aristote, Métaphysique, livre Z, chapitre 6, 1031 b 6, op. cit., p. 374.
6416 Aristote, Métaphysique, livre Z, chapitre 4, 1029 b13.
6417 Seconds Analytiques, II, 7, 92 b 37.
6418 En confondant l’énoncé significatif avec l’énoncé attributif, les sophistes finissaient par ruiner
la signification elle-même. Signifier l’essence d’une chose, rappelle Aristote, c’est signifier que rien
d’autre n’est l’essence de cette chose.
6419 Le sophisme du Voilé (ou celui d’Électre, qui en est une variante) tombe à partir de cette
distinction. « Connais-tu cet homme qui est voilé ? — Non ! — Et pourtant c’est Coriscus, que tu
connais. Donc tu connais et tu ne connais pas le même homme » : être voilé, réplique Aristote dans
ses Réfutations sophistiques, n’appartient pas à l’essence d’un homme, ce n’est pas la même chose
d’être voilé (accident) et d’être Coriscus (essence). 
6420 B. Spinoza, Éthique II, définition 2.
6421 C. Ramond, article « Essence », du chapitre « Spinoza » in Le Vocabulaire des philosophes.
Philosophie classique et moderne (XVIIe-XVIIIe siècle), dir. J.-P. Zarader, Ellipses, 2002, p. 193.
6422 Éthique III, 7.
6423 J. Locke, Essai sur l’entendement humain III, 3, § 15.
6424 Voir L’idée.
6425 Voir Le phénomène.
6426 K. Popper, Conjectures et Réfutations, chapitre 3.
6427 E. Husserl, Idées directrices § 2.
6428 Ibid. § 12.
6429 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures, § 2, trad. P. Ricœur, Gallimard, 1950, p. 18.
6430 Cela n’a pas empêché les lecteurs critiques de voir dans la phénoménologie un retour au
platonisme.
6431 Voir L’abstraction.
6432 E. Husserl, Idées directrices, § 3, op. cit., p. 19.
6433 Ibid., § 7, p. 31.
6434 Ibid., § 71.
6435 Ibid., § 3, p. 21.
6436 Ibid., § 4, p. 25.
6437 Ibid., § 3, p. 21.
6438 L’essence, dira Sartre, n’est pas dans l’objet, elle est le sens de l’objet, la raison de la série
d’apparitions qui le dévoilent.
6439 L’épochè — moment central de la réduction phénoménologique — est l’une des trois
réductions permettant la vision des essences, les deux autres étant la réduction eidétique et la
réduction transcendantale (voir L’abstraction).
6440 E. Husserl, Idées directrices, op. cit., p. 35.
6441 Note 1, ibid.
6442 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, « Tel », Gallimard, 1979, p. 154.
63. L’esthétique
 
 
 
Bel exemple de voyage lexical : le terme d’« esthétique » a transité du
grec au latin, du latin à l’allemand avant de passer de l’allemand au
français. L’esthétique (de l’adjectif grec aïsthêtikos signifiant : qui a la
faculté de sentir, sensible, de aïsthanesthaï, sentir, percevoir) a d’abord
désigné la partie de la philosophie traitant de la sensibilité. Tel est le sens,
conforme à l’étymologie, de l’«Esthétique transcendantale » de Kant qui
étudie les deux formes a priori de la sensibilité, l’espace et le temps, en tant
qu’ils sont les cadres nécessaires de toute connaissance possible.
L’Esthétique transcendantale, première partie de la Logique
transcendantale, constitue le premier chapitre de la Critique de la raison
pure.
Mais l’esthétique est aujourd’hui davantage connue comme partie de la
philosophie qui étudie le beau ou l’art. Ce sens (avec le mot) est apparu
avec l’ouvrage du philosophe allemand Alexander Gottlieb Baumgarten
(1714-1762), Aisthetica (1758). À partir de la distinction platonicienne et
aristotélicienne, reprise par les penseurs du Moyen Âge, entre les aïsthêta
(les choses sensibles) et les noêta (les choses intelligibles)6443.,
Baumgarten pose comme possible dans ses Meditationes philosophicae de
nonnulis ad poema pertinentibus6444., un texte de 1735, une science du
monde sensible : les noêta sont l’objet de la logique, les aïsthêta doivent
être l’objet d’une science esthétique — appelée l’esthétique. Baumgarten
définit celle-ci comme « science de la connaissance sensible »6445.. Il
prend pour point de départ la notion leibnizienne de connaissance sensible,
claire bien que confuse6446.. Selon Baumgarten, la connaissance esthétique
appréhende le singulier sensible auquel la connaissance logique reste
aveugle. La faculté esthétique appelée cognitio sensitiva perfecta, «
connaissance sensible parfaite », est définie comme intermédiaire entre la
sensation (obscure, confuse) et l’intellect (clair, distinct). À l’opposé du
platonisme de Shaftesbury, qui voyait dans le Beau la puissance
transcendant l’intelligible et l’unifiant, Baumgarten se représente le Beau
comme principe d’unité situé en deçà de l’intelligible et imitant celui-ci.
Inspiré par Rousseau et par Kant, Schiller, dans ses Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme6447., parle d’une Stimmung (disposition) esthétique
de l’âme dans son aspiration à l’unité de la beauté, de la moralité et de la
liberté. La génération romantique (Friedrich Schlegel, Novalis, Schelling)
verra dans l’art une puissance de synthèse capable de réunifier en une belle
totalité ce que l’entendement de type kantien avait séparé (sujet et objet, fini
et infini, sensibilité et raison, homme et nature).
L’esprit classique avait défini la poétique comme la science du beau.
L’esprit moderne définira l’esthétique comme la science de l’art. Ainsi
passera-t-on de la norme (la beauté) au fait (l’œuvre). Par extension,
l’esthétique désignera la dimension de beauté contenue dans un projet ou
une réalisation et « esthétique » comme adjectif renverra à tout qui a rapport
avec la discipline philosophique concernant l’art. Le jugement esthétique
(on dit aussi « jugement de goût ») désigne le jugement portant sur le beau
ou sur l’art. Chez Kant, ce type de jugement a un rôle de synthèse. En tant
que jugement, il appartient à l’entendement et tient à l’universel, en tant
qu’esthétique, il relève de la sensibilité et le particulier est son domaine.
L’Esthétique  est un ouvrage de Hegel publié à titre posthume en 1835 à
partir des notes de cours prises par les élèves du philosophe. À la différence
de Kant qui s’était consacré à l’analyse du jugement de goût, Hegel prend
l’art lui-même dans sa réalité effective pour objet de sa réflexion. Mais
l’usage extensif de l’esthétique en tant que sensibilité en général ne
disparaît pas au XIXe siècle : Kierkegaard appelle « stade esthétique » le
premier des trois stades de l’existence caractérisé par la recherche du plaisir
dans l’instant. L’esthétique est le mode d’être de l’homme moderne, homme
sans engagement ni foi, être des surfaces, de l’incessante métamorphose.
Don Juan, le Juif errant, et Faust sont les incarnations du stade esthétique
dont l’immédiateté devra être dépassée par un saut existentiel6448..
En même temps qu’il tendra à abandonner les normes au profit des
œuvres, le XIXe siècle inventera une esthétique pure, libérée de toute
considération métaphysique ou pratique. C’est ce que désigne le terme
d’esthéticisme : une théorie qui réduit l’appréciation en matière d’art à la
sensibilité pure indépendamment de toute considération et valeur
intellectuelles ou pratiques (morales ou politiques)6449.. Plus tard on
parlera d’esthétisation pour désigner un processus qui tend à transformer en
réalité esthétique un phénomène qui lui était étranger. Ainsi Walter
Benjamin parlera-t-il d’une « esthétisation de la politique » pour
caractériser le fascisme. Le terme d’esthétique peut donc jouer sur les deux
plans, de la réalité objective et de la réflexion spéculative, même si
philosophiquement parlant, le second niveau a une importance bien plus
considérable6450..
 
 
I. LES RAISONS D’UNE AUSSI LONGUE ABSENCE
 
L’esthétique n’a pas de place dans la structure tripartite du système
philosophique, telle qu’elle se met en place à l’époque hellénistique
(logique/physique/éthique). Cette triade de l’art de raisonner, de la
connaissance du monde et des conditions de la vie bonne semble en effet
épuiser la totalité du réel chez les stoïciens comme chez les épicuriens. Ce
n’est pas que la beauté soit absente de leurs spéculations — seulement elle
est dispersée dans ces trois dimensions, selon la leçon reçue et conservée de
Platon (il existe un beau raisonnement, un bel ordre du monde, et une vie
belle).
Certes, rétrospectivement, il est possible d’extraire de leurs œuvres
respectives une esthétique de Platon et une esthétique d’Aristote — de
nombreux articles et livres ont été rédigés sur ces questions. Mais Platon ne
délie jamais la poésie (le seul art dont il traite de manière non allusive) de la
morale (Ion) et de la politique (La République)6451.. Quant à la Poétique
d’Aristote, outre le fait qu’elle nous est parvenue mutilée et qu’elle ne
parle, elle aussi, que de poésie, elle se rattache tout autant à la rhétorique
qu’à l’esthétique à proprement parler.
Des remarques analogues pourraient être faites à propos de l’esthétique
médiévale. Certes il est possible de reconstruire une conception cohérente et
systématique des auteurs du Moyen Âge sur l’art (du moins ce que nous
appelons ainsi) et la beauté — et certains l’ont fait avec grand talent6452..
Toujours est-il qu’aucun philosophe et théologien de cette époque n’a
consacré d’ouvrage spécifique aux questions esthétiques. La Beauté dont ils
parlaient est métaphysique (c’est celle de Dieu) ou d’origine métaphysique
(celle de la Création). Aucun n’évoque, ne fût-ce que par allusion, les
cathédrales et les vitraux, les enluminures et les tapisseries. Lorsque l’on lit
Albert le Grand ou Thomas d’Aquin, on a peine à croire qu’ils étaient les
contemporains du Roman de Renart.
L’absence des questions esthétiques dans les grands systèmes du XVIIe
siècle pose des questions spécifiques. Certes, Descartes a écrit un traité sur
la musique6453. mais celui-ci a un sens mathématique, et non esthétique.
Quant aux références, assez nombreuses, que Leibniz fait à l’art baroque de
son temps6454., la musique et l’architecture en particulier, elles servent
plutôt de métaphores, elles ne sont pas traitées ni a fortiori analysées
comme telles.
Pourquoi l’art ne figure-t-il pas dans l’ordre du monde tel que Descartes,
Malebranche, Spinoza et Leibniz s’efforcent de le traduire en concepts ?
Pour la même raison, sans doute, qui fait que l’histoire elle aussi est absente
de leurs spéculations. L’événement et la contingence n’ont pas de place
dans ces systèmes. Ils ne peuvent faire sens face à l’exigence supérieure de
vérité. Les choses de l’art, les objets d’art mais aussi les événements de l’art
(représentations, concerts…) sont difficilement intégrables dans une
ontologie. Aussi l’esthétique ne figure-t-elle pas dans l’arbre wolffien des
disciplines6455.. Il convient également de mentionner le rôle qu’a pu jouer
la méfiance suscitée par une beauté séduisante, voire fascinante, mais
précisément, à ce titre, trompeuse.
Que signifie l’émergence, et même l’irruption de l’esthétique au siècle des
Lumières ? D’abord la prise de conscience d’une spécificité que les
philosophes du XVIIe siècle n’avaient pas reconnue. C’est au XVIIIe siècle
que sont inventés les beaux-arts par opposition aux arts et métiers. L’ordre
du beau commence alors à se séparer de celui de l’utile — ce divorce sera
consommé par la génération romantique puis, un siècle plus tard, par la
génération symboliste (voir l’esthétisme de Des Esseintes, le personnage de
Huysmans). Mais l’esthétique doit aussi se libérer de l’éthique — et pas
seulement de la technique pour apparaître comme telle : l’insistance de
Diderot à souligner la moralité de la peinture, inversement les critiques
acerbes de Rousseau à l’encontre de l’immoralité du théâtre sont
symptomatiques à cet égard : l’unité platonicienne du Beau et du Bien est
rompue, bientôt Baudelaire publiera un recueil de ses poèmes sous un titre
oxymorique, Les Fleurs du mal.
La naissance de l’esthétique au siècle des Lumières s’explique également
par le contexte politique et social. La contestation des institutions — qui
débouchera sur les révolutions — et la revendication conjointe d’une
subjectivité libre contribueront à l’affaiblissement de la norme
transcendante du Beau censée gouverner le bon goût. En fondant
l’appréciation esthétique, tout comme le jugement moral sur l’affect
(émotion, sentiment ou passion) et non plus sur la raison, les philosophes
anglais, massivement attachés à l’empirisme (Shaftesbury étant la notable
exception), font du goût une expression personnelle irréductible aux normes
imposées par les pouvoirs.
 
 
II. LES ÉQUIVOQUES DE L’ESTHÉTIQUE
Dans sa conception de la beauté, le Moyen Age avait balancé entre la
splendeur lumineuse (Robert Grosseteste, saint Bonaventure) et l’harmonie
mathématique (Boèce, Thomas d’Aquin)6456.. La division entre une
esthétique subjectiviste et une esthétique objectiviste était déjà inscrite en
filigrane dans cette polarité.
Les équivoques de l’esthétique sont pratiquement contemporaines de la
naissance du mot et de l’idée : alors que Lessing l’utilise au sens de théorie
des arts et que Winckelmann la pousse du côté de l’histoire de l’art, Diderot
l’illustre comme critique d’art tandis que Mendelssohn s’attache à l’étude
des sentiments intervenant dans l’art. Le paradoxe historique a voulu que le
terme fédérateur d’esthétique ait été introduit (au XVIIIe siècle) au moment
même où les quatre éléments réunis sous l’unité du mot — l’art, la beauté,
le goût et le plaisir — allaient commencer à jouer les uns contre les autres.
Vers 1750, les normes classiques héritées de l’Antiquité étaient encore assez
fortes pour que l’on crût que l’œuvre d’art devait être nécessairement belle
et que face à une belle œuvre, la raison (c’est-à-dire le goût) et le plaisir
(c’est-à-dire la sensibilité) allaient nécessairement de concert. Le Sturm und
Drang et le romantisme jetteront sur les liens de ce quadriparti un soupçon
qui ira en s’aggravant. Une œuvre peut cultiver bien d’autres choses que la
beauté — le XXe siècle inventera l’anti-art, le plaisir, comme la beauté, sera
ravalé au rang d’élément contingent, quant au « bon goût » il ne sera plus
considéré que comme une bastille à prendre et à démolir.
Les esthétiques ne se différencient (jusqu’à l’opposition) pas seulement
selon leur contenu spéculatif mais aussi, mais d’abord, selon leur
intentionnalité intellectuelle (« critique », « théorie », « philosophie », «
science ») et selon leur détermination objectale (« art », « beau », « goût »),
ce qui ne donne pas moins de 12 « esthétiques », chacune ayant son esprit,
son style et ses concepts. Par ailleurs, le terme d’esthétique au singulier
présuppose une unité des arts (même exception faite des techniques)
introuvable dans la réalité.
À l’opposé de Baumgarten, Kant ne pensait pas qu’il fût possible de
soumettre l’appréciation critique du beau à des principes rationnels et d’en
élever les règles à la dignité d’une science. Dans la Critique de la raison
pure, le philosophe remarque que les Allemands sont les seuls à se servir du
mot « esthétique » pour désigner ce que les autres peuples appellent la
critique du goût. Les règles ou critères en cette matière sont empiriques et
ne sauraient par conséquent jamais servir de lois a priori pour diriger le
jugement : c’est bien plutôt le goût qui constitue la véritable pierre de
touche de l’exactitude des règles. C’est pourquoi Kant préfère garder pour
l’esthétique le sens de connaissance critique de la sensibilité6457.. Dans la
Critique de la faculté de juger, il conteste la pertinence de l’expression de «
belles sciences »6458. utilisée en Allemagne pour désigner l’esthétique : il
n’existe pas une science, mais seulement une critique du beau, dit-il, et il
n’existe pas de belles sciences, mais seulement des beaux-arts6459.. De
fait, la Critique de la faculté de juger où prend place ce qu’il est convenu
d’appeler l’esthétique kantienne ne traite pas seulement d’esthétique mais
aussi de la finalité. Le terme d’esthétique n’y figure que comme adjectif
pour qualifier le premier usage de la faculté de juger : la première partie de
la Critique de la faculté de juger s’intitule « Critique de la faculté de juger
esthétique ». Il ne saurait y avoir, aux yeux de Kant, une science du beau,
mais seulement une critique. La faculté de juger esthétique tombe dans une
dialectique, analogue à celle dans laquelle tombe la raison dans la Critique
de la raison pure lorsqu’elle prétend énoncer des règles a priori du
jugement valide en matière de goût6460.. Ainsi l’analyse kantienne pourra-
t-elle être considérée comme l’origine de toutes les esthétiques qui, aux XIXe
et XXe siècles, feront dériver l’expérience esthétique de la subjectivité (qui
au demeurant n’est pas nécessairement personnelle).
À la différence de Kant qui s’était consacré à l’analyse du jugement de
goût, Hegel prend l’art lui-même dans sa réalité effective pour objet de son
esthétique. Mais si les cours de Hegel sur la philosophie de l’art — premier
moment (sensible) du développement de l’Esprit absolu — ont été publiés
sous le titre d’Esthétique, cela ne saurait faire oublier la prévention que son
auteur avait à l’encontre de ce mot, qu’il jugeait à la fois impropre et
superficiel. Même le terme de « callistique » proposé par certains pour
désigner une science ou une philosophie du beau lui semblait
insuffisamment déterminé car ce dont il est question dans l’« esthétique »,
c’est de la beauté artistique exclusivement.
L’esthétique positiviste tendra à assimiler les œuvres à des produits dont il
convient de dégager les conditions (la race, le milieu et le moment chez
Hippolyte Taine). À terme, les œuvres perdront leur spécificité artistique et
se fondront dans l’ensemble immense et sans bornes des « faits culturels ».
Le positivisme esthétique inspirera les travaux qui traiteront les œuvres
d’art comme des choses. Avec l’apparition des différentes sciences
humaines, l’esthétique sera diffractée en une histoire, en une psychologie,
en une sociologie, en une sémiotique de l’art6461. qui feront la part belle à
la matérialité des œuvres, même musicales et littéraires. En réaction contre
cette chosification qui ne fait, selon elle, que reconduire les préjugés et
impensés anciens (la prétendue neutralité d’un sujet face à un monde déjà
constitué), l’esthétique d’inspiration phénoménologique travaillera sur
l’intentionnalité et la donation de sens, en se préservant à la fois des idées
générales de la métaphysique et des croyances naturelles de la psychologie
expérimentale6462..
Né à la confluence de la double autonomisation des beaux-arts et de la
subjectivité, l’esthète incarnera une figure nouvelle que l’ancien régime
avec ses figures imposées du goût et ses canons artistiques ne rendaient pas
possible et que la prétention positiviste à traiter les œuvres comme des
choses et les attitudes comme des phénomènes tendait à exclure. Cette
esthétisation du jugement — qui s’épanouira en esthétisation de l’existence
même (voir le dandy baudelairien ou le décadent à la Dorian Gray ou à la
Des Esseintes) véhiculera un sens contradictoire de superficialisation et
d’approfondissement (dans le sens du sérieux) de l’art. C’est au moment
même où l’art entreprend de se dissoudre (la mort hégélienne de l’art, effet
de la prose du monde) que naîtra par contrecoup une « religion de l’art »
dont Bayreuth et les utopies de Scriabine seront les plus célèbres
expressions.
De la distance (la contemplation admirative) à la proximité accomplie en
empathie (l’Einfühlung), l’attitude esthétique peut passer par tous les degrés
et toutes les étapes. La notion d’attitude élargit au corps, aux autres et au
monde une expérience esthétique que le « jugement » semblait réduire à des
mots ou à des idées. La théorie de la distance définit l’attitude esthétique
comme un état psychique particulier se caractérisant par la mise entre
parenthèses de la vie pratique, l’attention exclusive à l’objet considéré
comme esthétique et une complète réceptivité à ses qualités propres. G.
Dickie distingue deux approches de l’esthétique, non exclusives : par
l’attitude et par l’expérience. Les théories de la distance esthétique
concernent l’attitude tandis que la notion brechtienne de distanciation, que
l’on pourrait penser du même genre, appartient plutôt au second type, celui
de l’expérience6463..
Le passage révolutionnaire du « ceci est beau » à « ceci est de l’art »,
effectué par des artistes comme Marcel Duchamp va faire dériver l’art du
côté d’une « anesthétique » résolue, d’une négation de l’esthétique. Dans la
mesure où cette anesthétique cultive le choc plutôt que la distance
admirative, elle est hyperesthésique, et non anesthésique, comme on
pourrait s’y attendre.
Le quadriparti de l’esthétique contemporaine est constituée de quatre pôles
: celui du sujet (l’intentionnalité, l’expérience, l’attitude), celui de l’objet (la
chose, le matériau, l’espace et le temps physiques), celui du pouvoir (l’art
considéré du point de vue institutionnel) et celui du signe. On aura donc une
phénoménologie, une histoire, une sociologie et une sémiologie de l’art,
sans synthèse possible.
Dans la langue anglaise le champ de l’esthétique était traditionnellement
occupé par la Critic à la suite des Elements of Criticism (1762) du
philosophe Henry Home et se définissait généralement comme « critique
d’art ». Depuis plusieurs décennies, l’influence dominante de la philosophie
analytique dans le monde anglo-saxon tend également à restreindre la
portée de l’« esthétique » (aesthetics) à une seule philosophie de l’art.
L’idée de Wittgenstein, que l’art est un concept ouvert, non définissable,
légitimera le relativisme sceptique de la plupart des philosophes de
l’esthétique. Un relativisme qui ne manquera pas d’être auto-réflexif :
interrogeant sa propre légitimité pour la contester, la critique esthétique
tendra à se développer en critique de l’esthétique.
Alors que Hans Georg Gadamer6464. pense que l’esthétique doit trouver
sa solution dans l’herméneutique, que l’expérience esthétique est une
expérience de vérité, contrairement à ce qu’affirme le positivisme, et que
cette expérience de vérité se réalise dans le moment de
l’interprétation6465., Nelson Goodman définit le jugement esthétique
comme de nature cognitive, ce qui lui permet de l’arracher à sa dimension
évaluative6466.. D’autant que le jugement de valeur lui-même se voit
associé à un acte cognitif : dès lors qu’un jugement esthétique dépasse
l’avis (favorable ou pas) pour entrer dans une démarche argumentative, il
possède nécessairement un sens cognitif. En analysant l’œuvre d’art comme
un symbole s’appliquant à un domaine de référence, Goodman se donne les
moyens de mettre l’art et la science sur le terrain commun de la
connaissance. La distinction entre l’art et la science ne tient pas dans
l’objectif qu’ils poursuivent mais dans les moyens symboliques qu’ils se
donnent : la science tend à se donner des symboles digitaux et dénotants
tandis que l’art se donne des symboles analogiques et exemplifiants. Dans
Langages de l’art Goodman dégage cinq indices qu’un symbole fonctionne
de manière esthétique : la densité syntaxique, la densité sémantique, la
saturation, l’exemplification (littérale ou métaphorique) et la référence
multiple et complexe.
L’esthétique analytique est une dimension dernière — en termes
chronologiques — de la philosophie analytique caractérisée par le refus du
métaphysique, le recueil de l’empirique, le refus des généralités vagues et
vides au profit du travail de l’argumentation. Elle porte une attention
particulière à l’expression langagière des jugements de goût : que dit-il,
celui qui dit « aimer » ou « ne pas aimer » telle œuvre ? Que signifient les
dénominations appliquées à ces objets qui, du point de vue de la sensibilité,
font partie du monde au même titre que les choses naturelles ? L’esthétique
analytique est une logique de l’appréciation. Elle revient sur l’opposition
établie par Kant entre connaissance et jugement de goût pour la contester.
Nombre de philosophes analytiques considèrent que le jugement de goût est
aussi, dans une certaine mesure, l’expression d’une relation de
connaissance, qu’il a une portée cognitive. D’ailleurs, dans le langage
courant, ne disons-nous pas que nous « connaissons » ce tableau ou cette
musique ? Cela dit, l’esthétique analytique est un style ou une méthode
plutôt qu’une esthétique particulière. Elle englobe des réalistes aussi bien
que des antiréalistes, des philosophes qui estiment qu’une définition
objective de l’art est possible et d’autres qui pensent que cette recherche est
vaine. Le point fédérateur, semble-t-il, mais une tendance semblable
s’observe avec la sémiologie de l’art, est la disparition ou le refoulement de
ce qui constituait le cœur de la philosophie classique de l’art et du goût : le
caractère absolu de la valeur esthétique. Du point de vue du jeu, celui des
signes comme celui des énoncés, la lecture d’une bande dessinée peut n’être
pas d’un ordre foncièrement différent que celle d’Anna Karénine. La
thématique du jeu a d’ailleurs fini par envahir le monde contemporain au
point de prendre à contre-pied la théorie critique de Theodor Adorno qui
croyait trouver dans l’esthétique, contre les totalitarismes, capitaliste y
compris, le contrepoids révolutionnaire possible et salutaire. De critiques
qu’elles étaient encore dans les années 1960, les productions de l’art sont
devenues ludiques6467.. Or les procédures de délégitimation passées du
registre critique au registre ludique deviennent, à la limite, indiscernables
de celles qui sont produites par le pouvoir et les médias, ou par les formes
de présentation propres à la marchandise. Ainsi se met en place ce que
Jacques Rancière appelle le règne de l’indiscernable. Le problème de
l’esthétique dans le cadre d’une fin de l’art et d’une mort de la beauté est
analogue à celui que rencontre la philosophie qui entend continuer à penser
dans l’horizon de la fin de la métaphysique.
 
*
 
Voir aussi
 
L’art. La beauté. La création. L’interprétation. Le jugement. La musique.
La norme. La poésie. Le sensible. La technique. Le tragique. La valeur.
 
*
 
Bibliographie
 
 
A.G. Baumgarten, Esthétique, trad. J.-Y. Pranchère, L’Herne, 1988.
E. Kant, Critique de la faculté de juger, première partie.
G.W.F. Hegel, Esthétique, 2 tomes, trad. fr., Livre de Poche, 1997.
Theodor Adorno, Théorie esthétique, trad. fr., Klincksieck, 2004.
G. Dickie, « Beardsley et le fantôme de l’expérience esthétique », trad. fr., in D. Lories, Philosophie
analytique et esthétique, ouvrage collectif, Klincksieck, 1988.
Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, trad. fr., Jacqueline
Champion, 1990.
Mikel Dufrenne, — Phénoménologie de l’expérience esthétique, 2 volumes, PUF, 2002.
— « Esthétique et philosophie », Encyclopaedia universalis VI, 1968.
R. Bayer, Histoire de l’esthétique, Armand Colin, 1961.
Marc Jimenez, — Qu’est-ce que l’esthétique ?, « Folio », Gallimard, 1997.
— « Esthétique », Vocabulaire européen des philosophies, direction Barbara Cassin, Seuil/Le Robert,
2004, p. 415-418.
Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Galilée, 2004.
Esthétique contemporaine. Art, représentation et fiction, anthologie, Vrin, 2005.
6443 Par « choses », il faut entendre aussi les faits, les expériences (de sensibilité et d’intellection)
et non seulement les réalités indépendantes saisies soit par les sens soit par la raison.
6444 « Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème », texte
traduit dans l’Esthétique (voir note suivante)
6445 A.G. Baumgarten, Esthétique, trad. J.-Y. Pranchère, L’Herne, 1988, p. 121.
6446 Par opposition à l’idée cartésienne, à la fois claire (en soi) et distincte (par rapport à d’autres).
6447 Traduction française, Aubier Montaigne, 1943.
6448 Le stade éthique et le stade religieux sont les deux autres stades de l’existence, selon
Kierkegaard.
6449 L’esthétisme, courant artistique et littéraire d’origine anglaise (né au milieu du XIXe siècle)
prônait le retour des formes à la pureté primitive. Les peintres préraphaélites font partie de ce
courant. On désigne également par ce terme (souvent utilisé avec une nuance dépréciative) la
tendance à rabattre l’ensemble des valeurs sur celles de beauté et d’agrément, considérées comme les
plus importantes.
6450 L’expression d’« esthétique industrielle » pour désigner l’ensemble des techniques ayant pour
finalité la commodité et la beauté des produits industriels et visant à supprimer la contradiction entre
les valeurs d’utilité et de beauté ne s’est pas imposée face au design anglo-saxon — faiblesse
symptomatique d’une « esthétique » dont l’ultime asile est le salon de beauté.
6451 Voir La poésie.
6452 Voir en particulier le monumental ouvrage d’Edgar de Bruyne, Essais d’esthétique médiévale,
2 volumes, Slatkine réimpression, 1975.
6453 R. Descartes, Abrégé de musique (Compendium Musicae, trad. fr., PUF, 1984.
6454 Voir l’ouvrage de Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et l’esthétique baroque, Les Éditions de
Minuit, 1988.
6455 Voir La métaphysique.
6456 Voir La beauté.
6457 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr., Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1980, p. 783.
6458 Schöne Wissenschaften.
6459 Critique de la faculté de juger, § 44.
6460 Voir La beauté.
6461 Les travaux de Wölfflin (Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trad. fr., Gérard
Monfort, 2006) et de Panofsky (Essais d’iconologie, trad. fr., Gallimard, 1967) sont devenus des
classiques du genre.
6462 Charles Lalo a écrit L’Esthétique expérimentale contemporaine en 1908.
6463 G. Dickie, « Beardsley et le fantôme de l’expérience esthétique », trad. fr., in D. Lories,
Philosophie analytique et esthétique, ouvrage collectif, Klincksieck, 1988, p. 135.
6464 Vérité et Méthode.
6465 Voir L’interprétation.
6466 N. Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, trad. fr.,
Jacqueline Champion, 1990.
6467 Voir Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Galilée, 2004.
64. L’État
 
 
 
L’État n’a pas toujours existé. S’il est impossible de concevoir une société
sans organisation ni pouvoir, les sociétés humaines ont ignoré l’État jusqu’à
la constitution des premiers empires (Sumer, l’Egypte, la Chine). L’État est
un certain état de la société6468., il marque l’apparition du politique comme
dimension autonome de la vie collective des hommes6469.. Aujourd’hui tout
territoire de la terre, toute population du monde est sous la juridiction de
l’État6470.. La colonisation du XIXe siècle aura achevé l’universalisation du
politique comme structure nécessaire d’organisation des sociétés humaines.
Il n’est pas aisé de définir l’État. Certains le confondent avec le
gouvernement qui n’en est qu’un organe6471.. Autre motif de trouble : il n’y
a pas d’État sans représentants (parce qu’il n’y a pas de pouvoir sans
incarnation) mais celui-là ne se réduit pas à ceux-ci ; l’État n’est pas un
ensemble d’individus (les fonctionnaires). C’est ce que signifiait le fameux
apophtegme « Le roi est mort, vive le roi ! » : il y a quelque chose de plus
fort que le roi, c’est la royauté. Parce que l’État transcende ses conditions
(territoire, population, règles) et expressions (les « organes » de l’État)
visibles, Georges Burdeau a pu écrire : « L’État est au sens plein du terme,
une idée. N’ayant d’autre réalité que conceptuelle, il n’existe que parce
qu’il est pensé »6472.  . Formule excessive sans doute mais propre à
souligner le paradoxe du statut ontologique de 1’État, à la fois si évident et
tellement insaisissable, formule qui a l’avantage en outre d’écarter d’un seul
mouvement les deux modèles en vigueur depuis Hobbes : le modèle
mécaniciste et le modèle organiciste. La machine et le corps ont en effet été
les deux paradigmes grâce auxquels l’État était représenté, et même si nous
n’y croyons plus guère, de nombreuses traces en sont restées dans la langue
commune. « Machine de l’État » — l’expression est encore employée telle
quelle — avec ses « rouages », ses « courroies de transmission », ses «
pistons »6473., ses « leviers de commande », ses « tableaux de bord » etc. «
Corps de l’État » — l’expression est aussi employée telle quelle au
singulier et au pluriel — avec ses différentes parties, ses « membres », ses «
organes », sa « tête »6474., son « cœur » etc. Il arrive que les deux modèles
se mêlent : ainsi le Léviathan de Hobbes est-il fondé sur une philosophie
mécaniciste mais son frontispice est illustré d’une figure de géant et son
titre renvoie à un monstre biblique. Mais la plupart du temps modèle
mécaniciste et modèle organiciste s’affrontent — car ils correspondent à
deux conceptions opposées de la société et du pouvoir : d’un côté la
technique, de l’autre la vie, d’un côté la société différenciée
technocratiquement organisée, de l’autre la communauté affectivement
soudée. Ces deux modèles opposés proviennent en fait d’un même
présupposé et aboutissent à un même résultat : l’idée de l’unité de l’État. Or
cette unité est problématique plutôt que réelle car si les pièces des machines
sont soumises à la finalité de l’ensemble et si les corps marchent du même
pas, même si certaines fonctions physiologiques ont quelque autonomie,
rien de tel n’est observable avec 1’État. Ce qui nous reconduit à
l’équivoque ontologique signalée : assurément l’État n’est pas une simple
idée mais il n’est pas non plus une chose. Il est de la nature de l’argent — ni
idée ni substance, mais relation qui a besoin de réalités objectives pour
exister (hommes, objets, signes) tout en tendant constamment à se rendre
indépendant d’elles (1’État a une propension à s’hypostasier). Son réel est
autant, sinon plus, symbolique et imaginaire que matériel. Incertitude
ontologique que Hans Kelsen traduisait autrement lorsqu’il énonçait que
l’État n’est pas une réalité naturelle ou sociale mais l’ordre normatif même
qui règle la conduite des individus qui le composent. Kelsen finit donc par
identifier 1’État et le droit6475.. Définissons en première approche l’État
comme l’ensemble des structures séparées d’organisation et de contrôle
collectifs d’une société.
 
 
I. NATURE DE L’ÉTAT
 
Aristote déterminait la cité comme une communauté de familles et de
villages menant une vie parfaite et autarcique6476.. La polis grecque mêlait
ainsi trois sens que le latin distinguera : urbs, une unité territoriale centrée
sur une ville ; civitas, une unité politique et cives, les citoyens pris
solidairement comme formant un corps politique.
L’étymologie latine et grecque du mot « État » renvoie à l’idée de stabilité
— d’un « se tenir debout ». Apparu au XVIe siècle, le terme mettra
longtemps à s’imposer dans la langue commune. Les deux premiers
théoriciens de la souveraineté de l’État moderne, Jean Bodin et Thomas
Hobbes, utilisent plutôt le mot « république » (« Commonwealth » chez
Hobbes, qui est l’équivalent anglais du latin res publica).
 
 
1. Origines et fondements
 
Deux conceptions se sont affrontées sur ce sujet : l’une qui, faisant de la
nation l’origine de l’État, lui assigne une origine « naturelle », l’autre qui,
voyant en l’État le produit de l’Histoire, lui donne une origine « artificielle
», culturelle.
 
A. La nation6477.
 
Selon le schéma évolutionniste en vigueur au XIXe siècle, l’être humain, à
partir de l’individu aurait constitué des ensembles de plus en plus vastes :
familles, tribus, clans, peuplades et ethnies. La nation est le nom moderne
donné à l’ethnie ; à ce mot — qui a la même origine que nature — est
attachée une valorisation culturelle que l’ethnie n’aura jamais6478..
Malraux disait que c’est plus une communauté de rêves qu’une
communauté d’esprit qui fait une nation. Il importe en effet qu’une nation
soit reconnue de l’intérieur par les consciences pour exister, c’est pourquoi
généralement elle précède l’État6479.. Loin d’être subie comme l’État pourra
l’être, la nation est une évidence vécue. L’irrationalisme romantique de
l’intuition et du sentiment a accompagné le nationalisme politique pour des
raisons compréhensibles : la communauté étant perçue comme un corps (le
paradigme organique), il était nécessaire que ce corps eût une âme (« l’âme
du peuple »), un esprit, une langue, une religion, des lois, des coutumes etc.
L’assomption affective de la nation se nomme patrie6480. — et les liens qui
attachent à elle ses membres sont de dévouement, d’amour et de sacrifice.
L’affectif chutera d’un degré dans le pulsionnel avec la notion de race et sa
thématique du sang. Sans être racistes au sens contemporain du mot, Herder
et Fichte développèrent en Allemagne une conception raciale de la nation
— où l’idéologie völkisch des nazis trouvera plus tard l’une de ses sources.
Depuis longtemps, le sang scelle les alliances, surtout les plus troubles : ce
peut être sur le mode barbare du sacrifice carthaginois ou aztèque — ou
sublimé par le symbole avec la messe chrétienne. La nation, même sans la
race, abreuvait les sillons de sang impur. Ce qui change avec l’idée
moderne de race, c’est l’argumentation para-biologique jointe à
l’exploitation du monde et la découverte de sociétés « primitives ».
Autre fondement de la nation — et, partant, de 1’État, si l’on fait de celui-
ci la dérivée de celui-là — le sol. Ici encore l’on pourrait montrer que
l’investissement affectif qui lie l’être humain à sa terre a des origines très
lointaines — mais les différences sont au moins aussi importantes que les
points de rencontre. Jusqu’à une date récente (à l’échelle de l’Histoire)
l’homme se concevait comme appartenant à la terre ; ce n’est pas la terre
qui lui appartenait. Dès lors la notion de territoire n’est peut-être pas si
ancienne qu’il y paraît — et cela n’est pas seulement vrai des peuples
nomades. Les autres fondements qu’on assigna à la nation furent la langue,
la religion, les lois et les mœurs — que l’idéologie, bien sûr, qualifia de «
naturelles ». La théorie de l’État-nation fut l’expression de cette idéale
coïncidence entre un peuple — considéré comme suffisamment homogène
pour avoir une âme ou un esprit — et le pouvoir politique qui en est
l’expression. Or, historiquement, les États-nations ont été l’exception plutôt
que la règle.
 
B. L’histoire
 
Supposons que la nation soit le fondement de l’État, cela ne donnerait pas
pour autant à celui-ci une assise naturelle — ou définitive. Une nation est
elle-même un produit de l’Histoire, et non de la nature, et les conditions
énoncées par les théoriciens admettent de multiples exceptions. Le sang :
les Juifs sépharades sont physiologiquement plus proches des peuples avec
lesquels ils vivaient qu’ils ne le sont des autres Juifs. Le sol : les nomades
qui ne s’y attachent pas et les diasporas qui ont été arrachés au leur n’en
continuent pas moins à former des peuples6481.. La langue : il est des
nations plurilinguistiques (la Suisse) ; la religion : il est des nations
multiconfessionnelles (quasiment toutes aujourd’hui). Quant aux lois et aux
mœurs, elles sont si variées, et même si contradictoires, qu’il n’est pas
possible de les embrasser en une unité homogène. Une nation n’est pas
(contrairement à ce que croyait Hitler) une espèce animale, elle est le
produit d’une histoire longue et lente et, qui plus est, jamais terminée. Les
nationalismes sont des essentialismes qui font d’une réalité mouvante une
substance pourvue de caractères définitifs. Le concept et l’idéal de l’État-
nation visant à la conciliation entre l’instance politique et la réalité
culturelle, entre la nature et l’Histoire6482., sont de date récente, et n’ont
presque jamais trouvé traduction dans les faits. Entre la nation et l’État, il
n’y a, en effet, pas de relations univoques. L’Histoire, ici encore, donne des
exemples de tout. Les Kurdes sont une nation sans État, l’URSS était un
État sans nation. Il y a des nations qui finissent par perdre leur État (les
partages de la Pologne), il y a des nations qui finissent par en acquérir un
(les Juifs et l’État d’Israël). Il y a même des États qui finissent par créer des
nations (certains États africains). Si naguère la nation faisait l’État — et
encore, comme il a été dit, pas toujours — de nos jours c’est souvent l’État
qui par l’unité de son pouvoir et de ses lois constitue la nation ; au lieu de
précéder l’État, la nation en procède.
Il est donc vain de chercher à assigner à l’État un fondement dans une
prétendue réalité naturelle. L’État est un mode d’organisation émergent des
sociétés humaines qu’un certain nombre de facteurs historiques peut
expliquer.
Hobbes pensait qu’une société sans gouvernement, sans État, n’est pas une
société. Les Sauvages, selon lui, n’ont donc pas de société. Semblablement,
Montesquieu définit l’État comme « une société où il y a des lois »6483.  .
Hegel donnera à cette idée de l’État comme accomplissement de l’Histoire
sa forme la plus éclatante. Tout le XIXe siècle partagera cette thèse :
l’absence d’État est une marque d’infériorité, c’est la forme de l’État qui est
l’un des signes les plus patents (avec l’éclat des arts et la puissance des
techniques) du degré de développement d’une civilisation.
Dans un ouvrage devenu célèbre, La Société contre l’État, Pierre Clastres
s’insurgera contre cet évolutionnisme culturel — alors intégralement
assumé par le marxisme : l’État n’est pas un progrès par rapport à son
absence, il n’est pas la forme normale de la société en route vers sa
plénitude historique, il n’est pas même nécessaire, il n’est qu’un état (avec
une minuscule) parmi d’autres possibles. Les sociétés sans État ne sont pas
des sociétés sans pouvoir — simplement la maîtrise y est assurée par des
instances collectives (le « village », les anciens) et/ou symboliques (les
ancêtres). L’absence de l’État, dans les sociétés primitives n’équivaut pas
non plus à une absence du politique mais à une forme originale de sa
présence : celle de l’effort constant que font ces sociétés sans État pour
exorciser le pouvoir étranger et diviseur.
Les premiers États ont eu une forme impériale et impérialiste : un pouvoir
central contrôle un territoire immense et des populations nombreuses pour
la mise en commun du travail et l’efficacité de la guerre. Les micro-États
(cités grecques de l’Antiquité, villes italiennes du Moyen-Âge)
n’apparaîtront qu’ensuite. L’État moderne, tel qu’il s’imposera à l’humanité
entière, naît au XVIe siècle avec l’administration. Il est dès lors malaisé en
ce domaine de faire le départ entre ce qui revient à l’infrastructure et ce qui
ressort de la superstructure.
La première phrase du Prince de Machiavel est souvent considérée
comme la toute première apparition de l’État dans le vocabulaire politique
moderne : « Tous les États [stati], toutes les seigneuries qui eurent et ont
commandement sur les hommes furent et sont ou Républiques ou
Principautés »6484.. Il a fallu que l’État apparût comme assez neuf au XVIe
siècle pour que l’on éprouvât le besoin de le désigner par son nom. De fait,
l’État moderne est né, à la fin du Moyen Âge, au moment historique où, par
le développement du commerce et la montée de revendication de la liberté
personnelle, les individus se retrouvaient dans une situation
d’interdépendance croissante (avec les risques de violence que cette
concurrence comportait) alors même qu’ils réclamaient pour eux une
autonomie inédite. Ainsi l’État apparut-il comme la structure de pouvoir
collectif indispensable pour maintenir la cohésion de la société. Après
Bodin et Hobbes, la théorie hégélienne de l’État s’ancrera dans cette origine
historique en même temps qu’elle légitimera cette exigence d’ordre et de
sécurité.
L’État est à la fois le produit et le promoteur d’un triple mouvement de
rationalisation du politique, de laïcisation de la société civile, et
d’individualisation du corps social — soit les trois signes de la révolution
culturelle qui a forgé notre modernité.
 
 
2. État et pouvoir
 
Kant est le premier à avoir opéré philosophiquement la séparation entre la
société civile et l’État, en distinguant dans sa Doctrine du droit le droit
privé (qui répond à la question de la liberté à l’égard des choses) et le droit
public (qui répond à la question de l’accord mutuel des diverses libertés
individuelles). L’État se définit non seulement par rapport à la société civile
mais contre elle. Dans les sociétés où la dichotomie entre le public et le
privé n’est pas encore établie, l’État est absent. L’État en effet naît d’une
scission dans la vie humaine. « L’homme a inventé l’État pour ne pas obéir
à l’homme », écrit Georges Burdeau. « L’idée de l’État procède du souci de
détacher les rapports d’autorité à obéissance des relations personnelles de
chef à sujet. Il suit de là que l’État est le support d’un pouvoir qui
transcende la volonté individuelle des personnalités qui commandent »6485..
Il y a État à partir du moment où le pouvoir est dissocié de celui qui
l’exerce. Le pouvoir que possède un individu sur un autre ne dure pas
davantage que le temps de sa vie. L’État est un moyen d’assurer au pouvoir
une stabilité et une permanence qu’aucune existence humaine ne saurait
connaître.
Le concept de raison d’État, apparu dans l’Italie du XVIe siècle6486., ne doit
pas être interprété comme un simple attribut mais bien comme un
fondement pour l’idée même d’État. La raison d’État est la connaissance
des moyens capables de fonder, de conserver et d’accroître les pouvoirs de
l’État. L’État moderne est né, au XVIe siècle, lorsque les gens d’armes, de
finances et de justice acquirent du pouvoir face, d’une part au prince, et
d’autre part aux ordres de la société. L’État ne se confond donc pas avec le
pouvoir ; il est à la fois le moyen et l’effet de l’institutionalisation du
pouvoir6487.. Or, celle-ci peut, dans certaines circonstances, dépendre si
fortement de celui qui est à la tête de l’État (le chef) que la théorie
déterministe de l’État comme expression de forces sociales et d’intérêts
économiques s’en trouve relativisée. Le XXe siècle offrira de nombreux et
tragiques exemples de ces « décollements » des superstructures politiques
où l’État l’emporte sur la société. Cela dit, qu’elles qu’en soient les formes,
l’État se signale partout par sa puissance : du titre du grand œuvre de
Hobbes à la définition devenue classique de Max Weber6488., en passant par
la théorie rousseauiste du contrat social, et l’identification hégélienne de
l’État à la Raison en et pour soi, tous les auteurs, soit pour s’en féliciter, soit
pour le déplorer, ont souligné le caractère absolu du pouvoir de l’État, donc
sa souveraineté. Dans toutes les sociétés, le roi, l’empereur, était un
personnage divin, sacré. À notre époque cette dimension est loin d’avoir
disparu6489..
Un particulier ne peut ni construire une pyramide ni faire la guerre6490. ni
lever l’impôt6491.. L’État dirige et réprime, incite et conserve. Il sait et il
voit : les fonctionnaires en Perse étaient les yeux du Roi des rois. Et comme
le pouvoir ne va pas sans un système de représentations, l’État aura son
idéologie (laquelle remplace dans leur fonction les mythologies
caractéristiques des sociétés sans État). Après Montesquieu, Hegel verra
dans la constitution le sens de l’État6492..
 
 
3. État et régime politique
 
De même qu’un corps peut connaître plusieurs régimes alimentaires, une
société peut avoir dans son histoire plusieurs régimes politiques. Le régime
est une modalité, une forme et une structure. Un régime politique est un
mode particulier d’organisation du pouvoir collectif sous lequel vit une
communauté. Le terme de « gouvernement » — qui renvoie prioritairement
au personnel dirigeant, détenteur du pouvoir exécutif — peut équivaloir à
celui de régime : ainsi parle-t-on de « gouvernement républicain », de «
gouvernement monarchique » etc6493.. Les philosophes grecs ont été les
premiers à établir une typologie du pouvoir politique. Celle-ci obéissait à
deux principes, quantitatif (le nombre de ceux qui gouvernent) et qualitatif
(la pureté ou la dégénérescence du gouvernement). Ainsi Platon et Aristote
distinguaient-ils trois formes pures et trois formes dégradées d’État : la
monarchie (avilie en tyrannie), l’aristocratie (avilie en oligarchie ou
ploutocratie), et la démocratie (avilie en ochlocratie). Cette typologie
simple et rationnelle (ou bien un seul commande, ou bien quelques-uns, ou
bien tous) n’est cependant pas très opérante : les deux formes extrêmes de
la monarchie — où un seul est censé diriger l’État — et de la démocratie —
où le peuple est le souverain — sont, dans les faits, introuvables. Aucune
dictature, aussi despotique soit-elle, n’est jamais le fait d’un seul homme, et
nulle part l’on n’a vu le peuple en tant qu’être collectif gouverner. Tous les
États seraient donc en fait des aristocraties (dans les meilleurs des cas) ou
des oligarchies (dans les cas les plus courants) ou bien encore, tous les
types, comme avec le modèle anglais6494., seraient mixtes.
Les théoriciens marxistes modernes différencient les types d’État et les
formes d’État. Les types d’État correspondent à un système de classe
déterminé (esclavagisme, féodalisme, capitalisme et socialisme). À
l’intérieur de chaque type, il existe plusieurs formes d’État, c’est-à-dire de
régimes politiques. Le système capitaliste peut prospérer aussi bien dans
une monarchie (le Royaume-Uni) que dans une République (la France).
Enfin, il convient de différencier la forme de l’État et la forme du
gouvernement : deux États de forme analogue — ainsi le Canada et
l’Allemagne qui sont deux États fédéraux — peuvent avoir des formes très
différentes de gouvernement (la reine d’Angleterre est le chef nominal du
Canada) ; inversement deux États de forme très différente (les États-Unis et
la France) peuvent avoir des formes de gouvernement assez voisines.
Aucune typologie simple ne peut être objectivement donnée : l’Histoire est
faite de cas particuliers. De nos jours, trois critères (souvent dépendants,
d’ailleurs, les uns des autres) sont communément invoqués : le caractère
démocratique de l’État (donc la quantité de liberté qu’il garantit ou à
l’inverse interdit), le degré de sa centralisation (on distinguera ainsi les
États jacobins et les États fédéraux) et son implication dans la sphère
économique (depuis l’État minimal des régimes ultra-libéraux jusqu’à
l’étatisme des régimes communistes, en passant par le stade moyen de
l’État-providence des social-démocraties).
Seul l’État est capable de soumettre les gouvernants au droit. Mais si l’État
est nécessairement État de droit6495., l’expression d’« État totalitaire » est
contradictoire en soi. De fait, contre ceux qui voient dans le totalitarisme un
gonflement monstrueux des pouvoirs de l’État, nombre d’historiens et
philosophes ont souligné l’affaiblissement, voire la disparition de l’État en
régime totalitaire au profit du Parti et du Chef.
 
 
4. Les fonctions de l’État
 
Si l’État définit un ordre exclusivement politique — lequel à son tour est
défini par lui — il n’existe réellement qu’à partir du moment où il s’arrache
à la sphère religieuse. Avant la constitution de l’État moderne, le césaro-
papisme à Byzance et l’augustinisme politique en Occident ont marqué les
relations entre pouvoir politique et religieux dès la fin de l’Antiquité. Avec
le césaro-papisme, les deux pouvoirs sont confondus et exercés par un
empereur qui est aussi le chef de la communauté religieuse6496.. Avec
l’augustinisme politique, les deux pouvoirs sont séparés (la théorie des deux
glaives de saint Augustin dérive du célèbre passage de l’Évangile dans
lequel Jésus demande qu’on s’acquitte de l’impôt et dit « Rendez à César ce
qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »). Mais si pour saint Augustin il
existe deux cités, la Cité de Dieu l’emporte sur l’autre et la cité des hommes
lui est subordonnée. « Tout pouvoir vient de Dieu », disait saint Paul. L’État
dès lors est surplombé par une Église qui peut lui opposer sa loi supérieure.
Une bonne partie de l’histoire du Moyen Âge chrétien sera marquée par ce
conflit des pouvoirs et c’est en se libérant des liens dans lesquels l’Église
entendait l’enfermer que l’État à la Renaissance s’affirmera dans sa pleine
souveraineté.
La question de savoir si l’État est une superstructure ou bien un fondement
pour les superstructures engage toute une philosophie de l’État, donc toute
une pensée politique. C’est pourquoi la détermination objective de l’État se
situe nécessairement au niveau le plus général. Ainsi pourra-t-on dire que
l’État, quelle qu’en soit la forme, possède une triple fonction : il maintient,
il organise, et il promeut. La société est traversée de contradictions, le
pouvoir politique exige au contraire l’unité, ne serait-ce que face à
l’extérieur. L’État est ce qui permet d’assurer l’unité politique en assumant
les contradictions de la société. Tout État est à la fois conservateur,
réformiste et révolutionnaire. Mais il n’est pas de pouvoir sans
représentation. Cela autorisait Durkheim à écrire que « l’État est un organe
spécial chargé d’élaborer certaines représentations qui valent pour la
collectivité »6497., que « sa fonction essentielle est de penser »6498.. Il ne
saurait, en effet, y avoir de force brute sans tenants ni aboutissants, sans
origine ni projet, dès lors que cette force s’exerce sur la plus complexe des
réalités : la réalité humaine. La cité (polis) est, avec l’empire, l’une des
origines historiques de l’État. Il manquait cependant la dimension
administrative — essentielle pour définir l’État, que Hegel fut le premier à
reconnaître.
Dans son ouvrage sur la République, Jean Bodin6499. définit l’État par la
souveraineté6500.. Celle-ci s’exerce contre deux puissances : à l’intérieur,
celle de la féodalité, à l’extérieur, celle de l’empire. La force de l’État se
porte sur ces deux points. En somme ses organes se résument à la
police6501. et à l’armée. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’idée que le peuple (et
non Dieu ou le roi) est le seul lieu de cette souveraineté s’imposera toujours
davantage ; dès lors l’État sera l’expression politique du peuple6502., comme
la nation sera son expression « naturelle » ou historique.
C’est pour exprimer l’intérêt collectif de la nation que les révolutionnaires
cherchèrent à promouvoir le terme de contribution (lequel suppose le
citoyen actif, membre volontaire d’une communauté fondée sur le contrat).
Il est à cet égard significatif que le terme antinomique d’impôt (lequel
suppose à l’inverse le sujet passif, victime non consentante d’un
prélèvement financier imposé) a fini par l’emporter.
Les révolutions politiques et économiques modernes ont abouti à un
élargissement considérable de la sphère d’activité et d’influence de l’État.
Dans L’Ancien régime et la Révolution, Tocqueville, après avoir noté que
dans les États modernes le gouvernement a pris la place de la providence,
invente un concept promis à fortune : celui d’État-providence. Cette
extension des pouvoirs de l’État6503., même dans le cadre de républiques et
de régimes démocratiques6504., fut à l’origine de la distinction faite entre les
fonctions primaires et les fonctions secondaires de l’État. Les fonctions
primaires, appelées ainsi parce qu’elles sont de première nécessité, et parce
que l’État seul a le pouvoir de les remplir, sont les législatives, les
judiciaires, les policières, les financières, les diplomatiques et les militaires.
Les fonctions secondaires, qui s’exercent spontanément avant l’État et sans
lui, désignent son intervention dans la sphère économique et sociale (le
secteur public, l’éducation nationale)6505.. Les distinctions entre les
idéologies rivales ou ennemies se feront à partir de la plus ou moins grande
importance attachée au service public6506.. Avec la récente vague de «
déréglementations » opérée à l’échelle mondiale parallèlement aux
mouvements de globalisation, le débat est loin d’être clos.
 
 
II. POUR OU CONTRE L’ÉTAT
 
À l’État jacobin fort, centralisateur, s’opposait pendant la Révolution la
conception girondine d’un État souple, fédéral, laissant à la périphérie une
large autonomie. L’État est-il une garantie ou un obstacle pour la liberté, la
justice, la paix, le progrès économique ? La contradiction ne divise pas
seulement des philosophies différentes, elle traverse la réalité même et
l’esprit de chacun. Tous nous savons que derrière la raison d’État se
cachent le meilleur (l’expression d’une volonté générale qui transcende les
intérêts particuliers) et le pire (l’arbitraire et le secret d’un pouvoir
tyrannique). Ennemi commun mais aussi allié de tous, l’État est par nature
profondément ambivalent. Sa domination nous est insupportable, mais nous
pâtissons davantage encore de sa faiblesse ou de son absence.
 
 
1. Apologies
 
L’apologie de l’État peut se faire au nom de trois valeurs : l’ordre, la
raison et la justice. Au XVIIe siècle l’absolutisme théologique reposait sur
l’idée que les hommes doivent au Souverain une obéissance
inconditionnelle parce qu’à cause du péché originel, ils sont radicalement
mauvais. L’absolutisme, comme à notre époque le totalitarisme, était fondé
sur une anthropologie foncièrement pessimiste. On le constate avec Hobbes.
Le Léviathan, certes, ne renvoie pas à une métaphysique du péché originel
mais il part d’une physique du mal comme violence. Aux yeux de Hobbes,
l’État — c’est-à-dire le Commonwealth, la communauté — n’est jamais
assez fort pour contraindre le loup humain à ne pas se jeter sur son
semblable. La sécurité est, selon Hobbes, le premier bien dont tous les
autres découlent, et c’est pourquoi la guerre et l’État sont considérés
comme des termes antinomiques.
L’État peut aussi être justifié en raison. Dans le Traité politique6507.,
Spinoza établit qu’on n’agit jamais contrairement à l’injonction de sa
propre raison aussi longtemps qu’on le fait suivant les décrets du souverain
car c’est par le conseil même de la raison qu’on a décidé de transférer au
souverain son droit d’agir d’après son propre jugement. Plus tard, Hegel
définira l’État comme « la réalité effective de l’Idée éthique »6508., « la
substance éthique consciente d’elle-même », « le rationnel en soi et pour soi
»6509.. En et par l’État, les volontés humaines perdent à la fois leur
singularité et leur caractère naturel ; elles se subliment en concept universel
réalisé. Sans l’État, jamais des décisions individuelles ne deviendraient lois.
L’État est la réalisation complète de l’Esprit objectif car il transcende à la
fois la naturalité de la famille et de la sphère des besoins et la multiplicité
contradictoire des désirs et des intérêts personnels.
Les hommes, disait G. Burdeau, ont inventé l’État pour ne pas obéir aux
hommes6510.. L’agent de 1’État, en effet, est investi d’un pouvoir et d’une
autorité qui ne sont pas ceux de cet individu empirique. On appelle
république l’espace symbolique du politique lorsque celui-ci est occupé par
l’intérêt général (et non plus par les seuls rapports de force). Dans les États
libres modernes, la république est le pendant de l’individualisme
démocratique. La force de l’État fait la liberté des citoyens dans la mesure
où sa faiblesse fait leur servitude. Durkheim notait que, sauf « cas
anormaux », « plus l’État est fort, plus l’individu est respecté »6511..
L’État peut enfin être soutenu et défendu au nom de la justice. L’équilibre
spontané des libéraux, la main invisible d’Adam Smith, sont peut-être
effectifs au niveau du marché6512. et expriment peut-être le caractère
automatique des mécanismes de régulation économique, ils ne suffisent pas
à assurer la justice sociale. Imagine-t-on les grands planteurs décider d’eux-
mêmes l’abolition de l’esclavage, ou les chefs d’entreprise convenir d’eux-
mêmes de l’établissement d’un salaire minimum pour leurs employés ?
Quels intérêts privés, miraculeusement gagnés par le souci collectif,
auraient pu décréter universelle l’école ou obligatoire la vaccination contre
la tuberculose ? Les particuliers sont tout au plus capables de charité ; pour
la justice, l’État non seulement est nécessaire, mais il est la seule instance
possible de décision et la seule force réelle d’application. « L’État peut-il,
sans enfreindre la justice, accepter une autre mission que celle d’assurer le
maintien de la justice ? », interroge Herbert Spencer6513.. Si l’État a pu
connaître des formes despotiques, voire totalitaires, il est aussi le seul
garant de la possibilité de la démocratie6514..
Cela dit, notre siècle a connu plusieurs de ces « cas anormaux » dont
parlait Durkheim et qui constituaient à ses yeux autant d’exceptions. La
meilleure devise du totalitarisme fut la formulation mussolinienne « Tout
par l’État, tout pour l’État, rien contre l’État, rien en dehors de l’État »6515..
Le totalitarisme, comme idéologie, par exemple chez Giovanni Gentile6516.,
et comme réalité historique, à travers le nazisme et le communisme, a été un
phénomène si radicalement nouveau que toute recherche en paternité
théorique6517. et en prototype pratique tombe dans la confusion
conceptuelle. Même l’absolutisme, malgré les évidentes analogies, mais
aussi à cause d’elles, ne saurait être défini comme une sorte de totalitarisme
premier. Est totalitaire l’État qui ne reconnaît ni la division du social et du
politique (le social est absorbé dans le politique) ni l’hétérogénéité du social
(ses divisions sont déniées dans le rêve de l’Un) ; la dualité du privé et du
public est abolie, l’homme privé n’existe plus. Avant notre siècle aucun
État, aucune idéologie n’était en mesure de penser ni a fortiori de construire
une telle immanence.
En fait, aucun régime réel ne sera capable de réaliser le rêve du
totalitarisme comme État total. Même dans l’Allemagne de Hitler, même
dans l’Union Soviétique de Staline, des plages de la société résistaient et
échappaient au contrôle du pouvoir central6518.. À cela s’ajoute la
contradiction interne dans laquelle ces régimes sont tombés : si l’État est
souveraineté, c’est-à-dire pouvoir tel qu’il ne relève d’aucun autre, alors,
dans les régimes totalitaires, l’État n’est plus l’État ; le chef6519. et le parti y
prennent en effet une telle importance que l’État lui-même semble s’y
dissoudre. Si bien que l’expression d’État totalitaire devient contradictoire
en soi6520.. Loin d’être une exacerbation des pouvoirs de l’État, le
totalitarisme active leur effondrement. De fait les manifestations les plus
outrancières du totalitarisme, mais aussi ses plus spécifiques (les camps de
concentration et d’extermination, les guerres de conquête) n’émanent pas
du pouvoir de l’État mais sont bien souvent déclenchées contre ou en
dehors de lui. Nous voici revenu à un point de départ : dans l’absolu, loin
de vaincre, l’État se perd. L’État en effet n’existe aussi que par l’ensemble
des forces capables de lui répondre.
 
 
2. Critiques
 
Le libéralisme a sur l’anarchisme et le marxisme cet avantage de n’être
pas resté une théorie pure. Il existe bien un marxisme pratique, mais ce
n’est pas celui de Marx — une divergence radicale les sépare, à propos de
l’État précisément.
Si l’on en croit certains travaux d’ethnologues, les refus de l’État auraient
précédé son existence. Dans La Société contre l’État, Pierre Clastres
montre que certaines sociétés comme celle des Indiens Guayaki ne sont pas
seulement sans État (comme elles sont sans écriture ou sans machines,
signes d’une infériorité culturelle selon le schéma évolutionniste dominant)
mais qu’elles sont contre l’État : l’État n’est pas seulement absent, il est
récusé. Parce qu’elles le conçoivent comme coercition, il y a dans ces
sociétés « négation absolue du pouvoir ».
Parallèlement, le libéralisme a précédé historiquement la constitution des
États despotiques modernes. On ne peut, à cet égard, manquer d’être frappé
par la pertinence et la lucidité des analyses des écrivains contre-
révolutionnaires (Burke, Joseph de Maistre) ou libéraux (Tocqueville) alors
même que ceux-ci croyaient voir une réalité politique qui n’existait pas
encore mais dont la modernité développera les germes. L’enjeu était de
donner au sujet un sens radicalement neuf — non plus celui de l’assujetti du
sujet du (prince) ou du sujet aux (corvées), mais, comme en grammaire,
celui de la source de l’action, le citoyen libre dans sa pensée et libre dans
son travail, protégé par les lois d’un État dans lequel il peut d’autant mieux
se reconnaître que, loin de chercher à faire son bonheur, celui-ci se contente
de prévenir son malheur.
Lao Tseu avait dit : « On régit un grand État comme on fait frire un petit
poisson »6521. : de même que celui qui sait frire un petit poisson ne doit pas
le remuer, qui sait gouverner un État ne doit pas troubler les hommes par
trop de lois. Si le libéralisme voit dans l’économie de marché la meilleure
garantie des libertés publiques, c’est parce que celle-ci suppose un pôle de
la société civile qui ne soit pas contrôlé par l’État. Dans cette optique, l’idée
même du peuple en corps paraît dangereuse : de fait, l’idéal républicain
aurait du mal à intégrer la protestation d’Antigone.
Fort éloigné de cette conception, Marx n’en a pas moins été l’un des plus
virulents critiques de l’État. L’auteur du Capital considère, en effet, l’État
comme inséparable de la servitude et de la violence — celles que la classe
dominante produit pour exercer et faire perdurer son pouvoir. L’État est un
instrument, l’effet de rapports sociaux déterminés et non, comme le
croyaient les théoriciens anarchistes, dont Marx fustige l’idéalisme, un
préjugé. À l’opposé de Hegel qui voyait dans l’État la réalisation de
l’universel, Marx y décelait l’expression du particulier, c’est-à-dire de la
classe dominante. Une société sans classe (telle celle du communisme futur)
est une société sans État6522.. Les seules périodes, d’après l’analyse des
marxistes futurs, où l’État apparaît comme un médiateur (avec
l’absolutisme, le bonapartisme, Bismarck) sont celles où les classes en lutte
étaient près de s’équilibrer6523..
La mort est le destin de l’État, selon Marx. De même que chez Hegel, l’art
se dissout après que l’Esprit eut épuisé avec lui le sens de ses fonctions, de
même chez Marx l’État dépérit lorsque les classes affrontées disparaissent
comme telles. D’où cette « contradiction performative » : « Le premier acte
dans lequel l’État apparaît réellement, écrit Engels, comme représentant de
toute la société — la prise de possession des moyens de production au nom
de la société — est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État
»6524.. Reprenant une formule de Saint-Simon, Engels poursuit : « Le
gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses » 6525.
et souligne : « L’État n’est pas ‘aboli’, il ‘s’éteint’ »6526.. L’abolition
supposerait encore une force extérieure, introuvable par définition. Cette
théorie n’alla pas sans soulever des problèmes de fond. Chez les marxistes,
un débat s’éleva entre ceux que l’on pourrait nommer les nécessitaristes,
qui prévoyaient un dépérissement automatique de l’État, et les volontaristes
qui, dénonçant dans ce thème « réformiste » une trahison de la révolution,
militaient pour la destruction violente de l’État. Seulement comment cette
destruction violente serait-elle possible, dès lors que ses moyens seraient
confondus avec ceux de l’État lui-même ? Toute révolution a renforcé la
police, et jamais l’on n’a vu l’appareil d’État se retourner contre lui-même
pour disparaître.
Parmi les théories hostiles à l’État, il convient de réserver une place
particulière à l’anarchisme — lequel se retrouvait sur des positions proches
tantôt du libéralisme (dans son exigence de liberté infinie, qui lui fit croire,
comme le libéralisme, à l’existence d’un ordre social spontané parmi les
hommes6527., en l’absence de toute coercition), tantôt du socialisme (dans
son exigence de justice sociale que le système capitaliste est incapable de
réaliser). « Il n’y a rien, absolument rien dans l’État, écrivait Proudhon, du
haut de la hiérarchie jusqu’en bas, qui ne soit abus à réformer, parasitisme à
supprimer, instrument de tyrannie à détruire »6528.. Comme le marxisme,
l’anarchisme ne veut voir dans l’État qu’une structure d’oppression et de
répression destinée à faire perdurer l’exploitation6529.. À l’opposé de la
philosophie progressiste de l’histoire de Marx, Kropotkine voit dans la
constitution de l’État, au XVIe siècle, aux dépens des communes libres, des
compagnonnages et des fraternités du Moyen Âge, une terrible
régression6530.. L’anarchisme est présenté par lui comme une reconquête de
liberté6531.. L’idée d’une disparition de l’État est celle d’une possible
immanence du pouvoir politique dans la société. La sécurité dont jouit le
citoyen dans les villes modernes, dit Kropotkine, ne dépend pas de la police
mais de l’absence de malfrats6532., autrement dit, de l’état de la société. Une
société sans État signale pour une société le meilleur état possible.
L’anarchisme étant relégué dans son utopie et le socialisme ayant subi le
contrecoup des catastrophes du marxisme historique, l’anti-étatisme, fort
des succès d’une technique et d’une économie désormais mondiales,
apparaît plus puissant que jamais. Un néo- et un ultra-libéralisme qui
n’admettent d’État que minimal, et rejettent la « providence » de l’État
social comme un insupportable destin, ont pris le relais du libéralisme
classique6533.. Selon cette idéologie, laquelle, comme toute idéologie, ne
peut s’avouer comme telle, les missions de l’État (dites régaliennes) doivent
être exclusivement réservées à la sécurité intérieure (police et justice) et
extérieure (armée). Un État, en somme réduit au bâton du policier, au
barreau de la prison et au canon du militaire. Toute intervention dans la
sphère de l’économie et de la vie sociale (y compris la santé et l’éducation)
est dénoncée comme un signe de despotisme. Pour Friedrich von Hayek, le
planisme déjà est un signe irrécusable de totalitarisme6534., et les États qui
orientent ou, pire, dirigent le marché ne peuvent être appelés libres. Plus
proches du monde de l’information et de la communication que de celui de
la production, les libertariens d’aujourd’hui haïssent l’État au risque de se
retrouver du même côté politique que les organisations mafieuses6535., au
risque aussi de ranger dans le même opprobre le gouvernement du
Danemark et celui du Troisième Reich.
Imagine-t-on une circulation automobile se régulant spontanément ? Oui,
si l’on considère l’embouteillage comme une forme de régulation. Le
chômage aussi est une forme de régulation du marché du travail ! Il y a bien
des oublis dans la conception libérale des « grands équilibres »6536..
L’absence d’État n’est pas moins à craindre que l’État lui-même : de
nombreux peuples pourraient encore, malheureusement, en témoigner6537..
Il n’est pas aisé d’établir la place et l’importance de l’État dans le monde
actuel  car deux mouvements inverses sont observables. D’un côté, les
derniers siècles ont connu un accroissement considérable des pouvoirs de
l’État, dans les domaines de la vie économique, de la guerre, de
l’administration et même de la culture. Un sujet de Louis XIV, roi
absolutiste, dépendait moins de l’État qu’un citoyen d’aujourd’hui.
L’espace public est désormais illimité. Il n’y a plus d’asile : aujourd’hui la
police pénétrerait dans Notre-Dame6538. pour capturer Esméralda. La
propagande s’insinue dans les esprits, et la médecine surveille les corps6539.
comme jamais elle ne le fit auparavant.
L’expression d’État de droit traduit l’allemand Rechtstaat. L’État de droit
s’oppose à « l’État de police » (Polizeistaat) — qui n’est pas « l’État
policier » à proprement parler6540. mais l’État dans lequel le droit est
entièrement soumis à l’administration. Les théories de l’État de droit
reposent sur l’idée d’autolimitation : un État de droit est un État qui est
capable de ne pas aller jusqu’au bout de sa puissance. Les critiques les plus
déterminés de l’État dénoncent cette idée comme une fiction.
Dans État d’exception, Giorgio Agamben défend la thèse selon laquelle les
États démocratiques contemporains vivent dans un état d’exception
permanent à cause de l’obsession sécuritaire qui a fini par tout emporter.
Contrairement à ce que l’expression dit, l’état d’exception est l’état normal
de l’État actuel. Il n’est plus l’état de suspension du droit pour sauver le
droit mais le point de bascule à partir duquel la violence et le droit se
rejoignent. Ce seuil d’indécidabilité surgit du fait qu’aucune norme ne peut
s’appliquer d’elle-même : « L’application d’une norme n’est en aucune
manière contenue en elle, ni ne peut en être déduite, sinon il n’y aurait pas
besoin de créer l’imposant édifice du droit judiciaire. De même qu’entre le
langage et le monde, entre la norme et son application, il n’existe aucun
rapport interne qui permette de faire découler immédiatement l’une de
l’autre »6541..
Si l’exception devient l’état normal de l’État, d’un autre côté, la
globalisation financière et économique, la mondialisation des moyens de
transport et de communication se jouent de l’espace et des frontières. Or la
souveraineté de l’État présuppose ces frontières, car elles seules permettent
l’exercice d’un contrôle. Que ce soit la monnaie, ce symbole par excellence
de la souveraineté (chaque cité en Grèce avait la sienne) ou l’information
(l’Internet ne dépend d’aucun État et n’est réellement maîtrisable par
aucun6542.), des pans entiers de souveraineté échappent désormais aux États
modernes. De plus, dans un monde structuré par les seuls échanges
économiques, les lois émanées de l’instance politique deviennent toujours
plus faibles6543. face aux règles des échanges. Les pouvoirs qui enserrent
l’existence humaine en un réseau ne sont plus tant politiques
qu’économiques et informationnels : la publicité remplace la propagande et
il est à peu près certain que le futur bio-pouvoir ne sera pas exercé par l’État
mais par la société civile elle-même. Devant ce retrait de l’État, on peut se
demander si le totalitarisme n’apparaîtra pas historiquement comme une
dernière flambée (de l’État) avant son extinction définitive.
L’État semble aujourd’hui victime d’un changement d’échelle : trop grand
et trop lourd pour les questions locales, il s’avère trop petit et trop léger
pour résoudre les problèmes mondiaux. Dans les faits, la menace pour lui
vient de l’écartèlement entre ces deux plans : la mondialisation (désormais
les problèmes économiques, démographiques, militaires, écologiques se
posent à l’échelle de la terre) et la localisation6544.. L’État transfère ainsi
une part importante de sa souveraineté d’un côté à l’ensemble englobant
supra-étatique6545., et de l’autre au sous-ensemble englobé infra-
étatique6546.. À quoi il convient d’ajouter la puissance grandissante des
entreprises transnationales qui ne cessent de faire pression sur la législation
des États et disposent avec leurs énormes capitaux6547. du plus fort des
moyens de pouvoir6548..
Proudhon définissait l’anarchisme comme le régime qui ferait disparaître
le système politique ou gouvernemental dans le système économique. Le
monde actuel est fort éloigné de l’anarchisme tel que le rêvait Proudhon
mais, comme celui-ci l’avait prévu, l’économique est en passe d’absorber le
politique. L’État « épique » qui luttait et bâtissait n’existe plus. La gestion
s’est substituée à la lutte6549.. Beaucoup d’analystes pensent que « l’ère des
choix est close »6550.  . Certes l’État-nation continue de régner encore (les
chefs d’État ne se sont jamais autant rencontrés) mais il ne gouverne plus.
Le risque est grand6551. de voir l’État pénal et policier émerger des ruines
de l’État-providence : un État qui ne protège plus réprime. Dernier reste de
souveraineté, l’État contrôle les hommes6552. à défaut de pouvoir organiser
leur existence. Le remplacement du politique par l’éthique est à la fois le
signe et l’effet de cette situation. L’État ayant dans les sociétés modernes
absorbé la totalité du politique, celui-ci disparaît avec celui-là. Ce que l’on
appelle la « moralisation de la vie publique » n’est pas seulement la
substitution (universellement désirable) du respect de la loi à la fraude, elle
est aussi le remplacement du politique par l’éthique et de la justice par la
charité. Si bien que la moralisation du politique, loin de le renforcer, le tue.
Significative et inquiétante à cet égard est la situation vicieuse (au sens où
un cercle l’est) dans laquelle les organisations non gouvernementales se
trouvent lorsqu’elles exercent leurs activités dans un pays ravagé par la
guerre civile : en passant par dessus les États assistés, l’aide contribue à leur
affaiblissement, donc au renforcement des rebelles, donc à l’intensification
des troubles civils et donc à l’aggravation des drames (réfugiés, famines,
épidémies...).
À cette crise politique s’ajoute une crise de la représentation, qui tout en
dérivant d’elle, contribue à l’entretenir. Dépossédé de son pouvoir et de sa
puissance, l’État a conservé aux yeux des citoyens sa responsabilité
objective : c’est à lui et non à la société civile (ou à une partie de celle-ci)
que seront imputés les dysfonctionnements qui la troublent (chômage,
délinquance). Dans cet abîme ouvert entre la fin de la puissance et le
maintien du principe d’imputation, s’effondrent le politique et la conscience
citoyenne. D’où la nécessité d’une construction à l’échelon supérieur6553.
(les restaurations étant vouées à l’échec) qui puisse redéfinir un espace de
citoyenneté sans lequel l’existence humaine serait tout entière soumise à la
simple satisfaction des besoins et des désirs.
 
*
 
Voir aussi
 
Le droit. La justice. La nation. Le politique. Le pouvoir. La république. La
révolution. La société. La souveraineté. Le totalitarisme.
*
 
Bibliographie
 
Platon, La République.
N. Machiavel, Le Prince.
J.-J. Rousseau, Du contrat social.
G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, troisième partie, troisième section.
Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, trad. fr., Éditions
Sociales, 1972.
V.I. Lénine, L’État et la révolution, trad. fr., Gonthier, 1964.
Émile Durkheim, Leçons de sociologie, PUF, 1950.
Max Weber, Économie et Société, 2 tomes, trad. coll., Plon, 1971.
Ernst Cassirer, Le Mythe de l’État, trad. fr., Gallimard, 1993.
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ/Montchrestien, 1999.
Georges Burdeau, L’État, Seuil, 1970.
Pierre Clastres, La Société contre l’État, Les Éditions de Minuit, 1974.
Michel Foucault — Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
— La Volonté de savoir, Gallimard, 1976.
Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, trad. fr., PUF, 2008.
Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, trad. fr., Seuil, 2003.
 
6468 Le roi, jadis, était garant de l’état du royaume — d’où notre mot d’État.
6469 Il existe des sociétés animales ; aucune évidemment ne connaît d’État.
6470 Une tribu isolée « trouvée » en forêt amazonienne serait de facto sous la juridiction d’un État.
6471 Voir infra.
6472 G. Burdeau, L’État, Seuil, 1970, p. 14.
6473 Au sens aussi où quelque aspirant peut être pistonné.
6474 « Chef » vient de caput, tête en latin.
6475 Au point que pour lui tout État, même tyrannique, est de facto un État de droit.
6476 Les Politiques III.
6477 Voir La nation.
6478 Parler de nation zouloue au lieu de l’ethnie zouloue a valeur de reconnaissance culturelle.
6479 La nation française — dont la première manifestation apparaît peut-être avec Jeanne d’Arc —
précède de près de quatre siècles la constitution de l’État français moderne.
6480 Étymologie : patria terra, la « terre des pères ». Traduction exacte en fatherland en anglais et
Vaterland en allemand.
6481 C’est pourquoi les deux peuples victimes de la fureur nazie exterminationniste furent les Juifs
et les Tziganes, dont la seule existence était une négation de la fantasmatique du sol.
6482 Ce n’est pas tant la nature qui est historicisée que l’Histoire qui est naturalisée.
6483 C.L. de Montesquieu, De l’Esprit des lois, XI, 4, Œuvres complètes II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1951, p. 395.
6484 N. Machiavel, Le Prince, chapitre 1, trad. fr., Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1952, p. 290. Par « principauté », il convient d’entendre « monarchie ».
6485 G. Burdeau, article « État », Encyclopaedia Universalis, 1968, p. 582.
6486 « Ragione di stato ». L’expression se trouve chez Guichardin (1526) avant que le concept ne
soit théorisé par Giovanni Della Casa. À la fin du XVIe siècle, Giovanni Botero lui consacre tout un
ouvrage (Della ragione di Stato).
6487 On peut se demander si l’éclatement de la notion de pouvoir chez Foucault n’aboutit pas à un
oubli de l’État et, partant, du politique.
6488 L’État est l’ensemble des organes disposant du monopole de la violence légitime.
6489 Elle s’est même trouvée renforcée dans les régimes despotiques et totalitaires, qui ont remis
en honneur l’antique apothéose du chef.
6490 En 1300, un archer vint sur le champ de bataille avec une flèche. L’ayant tirée, il rentra chez
lui. Les rois voudront une guerre plus sérieusement menée : l’État moderne est en grande partie né de
cette exigence.
6491 L’État est seul habilité à faire payer des amendes ; pour compensation d’un dommage subi, les
individus, eux, ont droit à des indemnités.
6492 Comme Montesquieu, Hegel pense que la constitution doit être adaptée à un peuple (l’erreur
de Napoléon fut de tenter d’appliquer une constitution étrangère à l’Espagne).
6493 En anglais, « government » peut être synonyme d’État : ainsi parle-t-on de l’« american
government » pour désigner l’État fédéral américain.
6494 Le roi y représente la monarchie, la Chambre des Lords, l’aristocratie, et la Chambre des
Communes, la démocratie.
6495 Voir infra.
6496 On parle de théocratie lorsque le pouvoir est exercé directement par les autorités religieuses.
6497 E. Durkheim, Leçons de sociologie, P.U.F., 1950, p. 87.
6498 Ibid.
6499 J. Bodin, Les Six Livres de la République, L.G.F., 1993.
6500 Voir La souveraineté.
6501 À condition d’entendre ce mot selon l’étymologie (politéia, polis) signifiant l’organisation
politique. Il est à cet égard intéressant de noter le constant amoindrissement de la sphère sémantique
du mot police, qui correspond à une rétrogradation du tout à la partie.
6502 D’où les imprécations du Zarathoustra de Nietzsche : le mensonge de l’État, le plus froid des
monstres froids, est de dire : « Moi l’État, je suis le peuple ». (F. Nietzsche, Ainsi parlait
Zarathoustra, « De la nouvelle idole »).
6503 L’économiste allemand Adolf Wagner (1835-1917), théoricien de l’État-providence, a donné
son nom à une loi (la « loi de Wagner ») qui est celle de l’extension supposée croissante de l’activité
publique ou de l’État. Wagner y voyait une « loi du développement de la civilisation ».
6504 Il convient de distinguer l’étatisme du dirigisme. Alors que l’étatisme désigne un système de
prise de contrôle total de l’activité économique par l’État, dans le dirigisme l’État assume la direction
des mécanismes économiques d’une manière provisoire et en conservant les cadres de la société
capitaliste.
6505 L’économiste américain Richard Musgrave a distingué trois fonctions économiques
essentielles de l’État dans le système capitaliste : la fonction allocative, la fonction redistributive et la
fonction de stabilisation.
6506 La notion de service public n’est pas univoque : elle renvoie tantôt à un organisme qui produit
un service économique d’intérêt général, tantôt à une mission d’intérêt général. Le service public ne
doit pas, en outre, être confondu avec le secteur public : une mission n’est pas un statut, le
destinataire n’est pas le propriétaire.
6507 Chapitre XX.
6508 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 257, trad. R. Derathé, Vrin, 1975, p.
258.
6509 Ibid. § 258, p. 258.
6510 Voir supra.
6511 E. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., 1950, p. 93.
6512 Voir Le capitalisme.
6513 H. Spencer, Justice, trad. fr., Guillaumin et Compagnie, 1893, p. 261.
6514 Dans nombre de pays sous-développés économiquement l’absence de démocratie est
directement corrélée à l’absence d’État.
6515 Voir Le totalitarisme.
6516 Alors que Hegel voyait dans I’État la réalisation de la morale et du droit, G. Gentile fait de
l’État l’instance créatrice du droit et de la morale.
6517 Comme celle à laquelle procéda Karl Popper qui dans La Société ouverte et ses ennemis et
dans Misère de l’historicisme fait de Platon, de Hegel et de Fichte les précurseurs du totalitarisme.
6518 Dans les États totalitaires, toute opposition publique étant interdite, le mécontentement se
réduit à la sphère privée et ne dépasse pas la forme de la contestation. Celle-ci prend des formes
illusoires (fuite dans les croyances irrationnelles) ou pathologiques (alcoolisme). Appuyée sur une
pensée forte, la contestation devient dissidence.
6519 Führer, caudillo, duce, lider, conducator...
6520 On dira donc de préférence « régime totalitaire ».
6521 Lao Tseu, Tao Te King, trad. Liou Kia Hway, Gallimard, 1967, p. 153.
6522 L’expression d’« État communiste » eût semblé un non-sens pour Marx. Dans une lettre de
mars 1875 à August Bebel — écrite au moment de la Critique du Programme de Gotha — Marx
proposait qu’on remplaçât le mot « État » par celui de « communauté » (Gemeinwesen) — «
excellent vieux mot allemand, dit-il, répondant au mot français ‘commune’ ».
6523 Voir Lénine, L’État et la révolution.
6524 F. Engels, Anti-Dühring, trad. E. Bottigelli, Editions Sociales, 1973, p. 317.
6525 Ibid.
6526 Ibid.
6527 Georges Sorel, en récusant l’État au nom de la vie — « l’État pétrifie comme l’entendement »
— se montre plus proche de l’anarchisme que du fascisme, lequel trouvera en lui l’une de ses sources
(à cause évidemment du pathos révolutionnaire des Réflexions sur la violence).
6528 P.-J. Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Éditions Marcel Rivière, 1924.
6529 Voir Mikhaïl Bakounine, Dieu et l’État, Éditions J. Gayraud, Mille et Une Nuits, 2002 et
Pierre Kropotkine, L’Anarchie, Éditions du Sandre, 2006.
6530 P. Kropotkine, L’Anarchie, op. cit., p. 33.
6531 Ibid., p. 34.
6532 Ibid., p. 36.
6533 Voir Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, trad. fr., PUF, 2008.
6534 La Route de la servitude, trad. G. Blumberg, PUF, 1985.
6535 Al Capone aussi était contre l’État. Il est certain qu’un trafiquant de drogue ne peut qu’être
favorable à l’affaiblissement, voire à la disparition de l’État.
6536 L’abaissement du taux de chômage n’a pas été une exigence pour la construction européenne.
Le plein emploi ne fait pas partie des « grands équilibres ».
6537 Mais les moyens d’information, par idéologie spontanée, ne mettent jamais sur le même plan
les victimes du pouvoir d’État (aussitôt déplorées) et les victimes d’une absence d’État (considérées
comme aléatoires).
6538 Comme elle a pénétré dans une église parisienne pour déloger des « sans-papiers ».
6539 Ce qui autorisait Michel Foucault à parler de l’émergence d’un bio-pouvoir.
6540 L’expression est utilisée pour désigner les régimes despotiques et totalitaires.
6541 G. Agamben, État d’exception. Homo sacer, trad. fr., Seuil, 2003, p. 70.
6542 D’où l’idéologie « spontanément » anarchiste de la plupart des internautes.
6543 Jamais dans toute l’histoire humaine, les lois de l’État n’ont été aussi systématiquement
violées ou ignorées comme aujourd’hui.
6544 Avec toutes les conduites régressives qu’elle induit (nationalismes, racismes,
fondamentalismes) par réaction.
6545 L’Europe pour la France, par exemple.
6546 Les régions.
6547 Les plus grosses transnationales ont un chiffre d’affaire qui dépasse (de loin) le budget de la
quasi-totalité des États.
6548 L’un des objectifs présents des transnationales est d’obtenir le droit de porter plainte contre
des États qui par leurs lois et règlements léseraient leurs intérêts commerciaux.
6549 Il est une autre façon de comprendre le monde actuel. Kant, dans son Projet de paix
perpétuelle, faisait observer que la volonté de dominer ne change pas de nature en changeant de
forme. Le commerce est la guerre faite avec d’autres moyens.
6550 G. Burdeau, L’Etat, op. cit., p. 164.
6551 Aux États-Unis, le risque est devenu réalité. Il y a deux millions de prisonniers dans ce pays.
C’est à peu près le chiffre du goulag en URSS post-stalinienne.
6552 Capitaux, marchandises, idées, informations — tout circule librement, tout sauf les hommes.
On circulait plus librement dans la Bagdad d’Haroun al Rachid que dans le Paris actuel (sans parler
de la Bagdad actuelle !).
6553 L’Europe, par exemple, en attendant le monde.
65. L’éthique
 
 
 
Éthos, en grec, signifie habitude, coutume, usage. Êthos désigne la
manifestation de l’habitude chez un individu ou une collectivité : ce terme,
qu’Aristote confondait avec le premier, est souvent rendu par « mœurs », «
caractère ». La science qui a pour spécialité l’étude du comportement
animal a justement pris le nom d’« éthologie ». Par opposition au pathos,
l’affect passager, l’éthos est une manière d’être durable. Ainsi chez Aristote
la vertu est-elle un éthos, et non un acte accompli une fois. En l’absence de
psychologie au sens moderne du mot, les philosophes anciens faisaient de
l’éthos un véritable schème pratique, une détermination de l’affectif par le
rationnel.
En un premier sens, l’éthique est un ensemble de règles et de normes de
comportement. Il représente l’exact équivalent grec de la morale. « Morale
», en effet, dit en latin ce que « éthique » dit en grec (Cicéron, qui a créé le
terme de moralis en latin, a pris mores, les mœurs, pour équivalent de
êthos)6554.. Les deux éthiques d’Aristote (à Eudème et à Nicomaque)
exposent sa philosophie morale. La « vie éthique » (Sittlichkeit) où Hegel
voit la réalisation du droit abstrait (objectivité sans intériorité) et de la
moralité (subjectivité sans objectivité) se manifeste par les coutumes
(Sitten). Elle est pouvoir de synthèse (entre l’universel et le particulier,
l’objet et la conscience de soi).
La dualité coutumes/mœurs n’existe pas dans toutes les langues. Elle nous
conduit à différencier le comportement ritualisé (la coutume) et le
comportement simplement habituel (les mœurs), la loi et la règle d’un côté,
la norme de l’autre. Le titre du célèbre ouvrage de La Bruyère est Les
Caractères ou Les Mœurs de notre siècle. Les écrivains que l’on appelle
justement moralistes comme La Bruyère ou Chamfort ne sont pas des
philosophes de la morale mais des observateurs critiques des mœurs de leur
société. Par ailleurs, « mœurs » a deux dimensions : descriptive/objective et
prescriptive/normative. C’est parce qu’elles désignent un comportement
valorisé moralement que l’on parlera de « bonnes » ou de « mauvaises »
mœurs, de mœurs « pures » ou « corrompues ». Pour les coutumes, en
revanche, les dualités juste/injuste, civilisé/barbare joueront davantage.
L’éthique a également désigné la science des mœurs (telle est l’acception
du terme chez Herbert Spencer). La sociologie et l’anthropologie ont fait
tomber cet usage en désuétude.
En un second sens, plus actuel, l’éthique renvoie à un ensemble de règles
et de normes à validité et usage singuliers ou particuliers ainsi qu’au
discours qui accompagne et justifie cet ensemble. L’idée de manière d’être
et de vivre dirigée par un ensemble de valeurs explicites remplace ici celle
de mœurs. À l’opposé de la morale qui dicte des lois à valeur universelle,
l’éthique se pose comme spécifique au sujet de l’action (éthique
personnelle, professionnelle,...) et au domaine de l’action (éthique de
l’entreprise, de l’environnement...). L’éthique exclut les présupposés
religieux de la morale et se définit comme une technique, voire comme une
pragmatique de l’action (d’où le remplacement des directeurs de conscience
par des experts). Alors que la morale est une théorie des devoirs, l’éthique
est une théorie du possible et de la puissance.
Kierkegaard appelle « éthique » le deuxième des trois stades
d’existence6555.. Le stade éthique, qui vient après le stade esthétique et
avant le stade religieux, se caractérise par le sérieux de la vie organisée dans
le temps de la loi et du devoir. À l’opposé de la vie esthétique du séducteur
Don Juan, vouée à l’instant du plaisir, la vie éthique est condensée dans le
mariage. S’il y a rupture, saut entre le stade éthique et le stade religieux, il
existe entre l’extériorité finie et temporelle de l’éthique et l’intériorité
infinie et éternelle du religieux une articulation en éthico-religieux, selon
Kierkegaard.
Du point de vue réflexif, l’éthique est la discipline philosophique qui
réfléchit sur les conditions de la vie bonne. Elle a été considérée par
Aristote comme une science pratique (dont le résultat n’est pas extérieur à
l’agent), architectoniquement subordonnée à la politique. Les stoïciens
divisaient le système de la philosophie en trois parties : la logique, la
physique et l’éthique. L’éthique traite de la pratique.
Dans la tradition anglo-saxonne contemporaine, l’éthique est divisée en
trois branches : la méta-éthique qui, dans une approche linguistique et
logique, s’interroge sur la nature, l’origine et la validité des jugements
moraux ; l’éthique normative, qui cherche à déterminer si une conduite est
bonne ou mauvaise en examinant les critères normatifs de la délibération
morale ; et enfin l’éthique appliquée, qui adapte ce questionnement éthique
aux situations concrètes du travail et de la vie quotidienne et étudie les
conséquences éthiques de certains types d’actions effectuées dans un
contexte déterminé : la bioéthique, l’éthique environnementale et l’éthique
des affaires sont des éthiques appliquées.
Certains philosophes (comme Richard Mervyn Hare) cherchent à concilier
méta-éthique et éthique normative : tel est le point de vue du
prescriptivisme universel6556..
La plupart des grands courants philosophiques du XXe siècle ont négligé
l’éthique, lorsqu’ils ne l’ont pas simplement ignorée. La phénoménologie,
la philosophie analytique, le structuralisme ne lui laissent pratiquement
aucune place. Il faut attendre la décennie des années 1960 pour voir
réapparaître l’interrogation sur les rapports pratiques entre les hommes et
leurs actions. Emmanuel Levinas — lui-même issu de la phénoménologie
— et dont le projet philosophique consiste à faire de l’éthique la
philosophie première à la place de l’ontologie est emblématique de ce
revirement.
 
 
I. ÉTHIQUE ET MORALE
 
L’éthos est la manière dont l’individu se constitue en sujet moral. Au
début du traité Le Destin6557., Cicéron écrit « parce qu’elle a trait aux
mœurs, en grec êthê6558. (…), pour désigner cette partie de la philosophie,
nous disons couramment ‘philosophie’ des mœurs, mais c’est le cas
d’enrichir notre langue et de l’appeler ‘morale’ »6559.. « Morale », donc,
dit en latin ce qu’« éthique » dit en grec, comme « art » et « technique »,
mais comme avec « art » et « technique » justement, les sens des deux mots
ont fini par diverger au point qu’aujourd’hui « éthique » est utilisé pour une
morale qui n’ose plus, ne peut plus ou ne veut plus se dire6560..
La dichotomie du réel vécu et de l’idéal de vie traverse l’éthique comme
elle traverse la morale. De fait, l’éthique est définie tantôt comme une partie
de la philosophie qui étudie les fondements de la morale (la métaphysique
des mœurs au sens kantien) tantôt comme un ensemble de règles de
conduite (c’est le sens le plus courant aujourd’hui), si bien que par rapport à
la morale, qui balance semblablement d’un pôle à l’autre, l’éthique apparaît
à la fois comme plus « abstraite » (elle est sa pensée même) et comme plus
« concrète » (elle est sa réalisation).
La distinction première recouperait celle de la réalité et de la conscience.
Littré définit la morale comme « ensemble de règles pratiques » et l’éthique
comme « science de la morale ». L’opposition des deux est donc ici celle du
pragmatique et du théorétique. La morale est un fait — si elle se définit
comme ensemble de principes, c’est en tant que ces principes peuvent être
déduits des faits ou être connotés par eux —, l’éthique est une théorie. En
ce sens, l’éthique serait la conscience de soi de la morale, sa théorisation.
L’éthique de Spinoza n’est pas une morale (elle est à la fois moins et
beaucoup plus)6561. — inversement l’ouvrage de Nietzsche La Généalogie
de la morale n’est pas une généalogie de l’éthique. Un habitus peut avoir un
sens moral sans qu’il y ait claire conscience des principes qui le fondent ni
des fins poursuivies. L’éthique est un discours sur les principes et les fins.
André Comte-Sponville parle à propos de Spinoza d’« amoralisme
théorique »6562.. Nous ne jugeons moralement que dans la mesure où nous
ne comprenons pas, et que nos désirs sont contrariés : ainsi l’enfant dira-t-il
la pluie méchante parce qu’elle l’empêche de jouer6563.. L’éthique de
Spinoza est si peu une morale qu’elle vise à rendre la morale impossible : «
Qui sait parfaitement que toutes choses suivent de la nécessité de la nature
divine et arrivent selon les lois et les règles éternelles de la Nature, ne
trouvera certes rien qui mérite haine, raillerie ou mépris, et il n’aura non
plus pitié de personne »6564.. La valeur absorbée dans l’être interdit
désormais tout jugement de valeur spécifique. La philosophie pratique de
Spinoza est une éthique de l’amour, et non une morale du bien — c’est
pourquoi son ouvrage princeps s’appelle Éthique et non « Morale ». Quel
objet devons-nous aimer ? Voilà la question qui engage l’éthique
spinozienne. La troisième partie de l’Éthique traite de l’origine et de la
nature des affections. Pour Spinoza, l’homme n’est pas un empire dans un
empire ; les conduites et affections humaines sont des choses naturelles qui
suivent les lois de la nature. Il existe trois affections fondamentales : le
désir, la joie et la tristesse. La source est le conatus — la force qui fait
qu’un être persévère dans son être. Le désir est le conatus conscient de lui-
même ; la joie, une augmentation de la puissance d’agir et la tristesse une
diminution de la puissance d’agir. Toutes les passions particulières (haine,
envie, pitié, jalousie, honte, colère, vengeance, espoir, crainte, amour,
étonnement) sont ainsi définies comme les signes d’une augmentation ou
d’une diminution de la puissance d’agir. La quatrième partie de l’Éthique
traite de la servitude de l’homme, c’est-à-dire de son impuissance à
gouverner et à réduire ses affections, et de son contraire, la vertu, entendue
non au sens moral mais au sens ontologique. Cette vertu est raison et
liberté. L’homme selon Spinoza ne peut la réaliser que dans le cadre de la
cité. La cinquième partie a pour titre « De la puissance de l’entendement ou
de la liberté de l’homme ». Elle évoque le moyen de devenir un être libre et
raisonnable. Ce moyen n’est pas, comme le croyaient les stoïciens et
Descartes, la volonté, mais la connaissance. Une passion est maîtrisée non
quand elle est réprimée mais quand elle est connue. Spinoza appelle amour
intellectuel de Dieu la joie accompagnée de l’idée de Dieu, c’est-à-dire de
ce qui existe, et connaissance du troisième genre la connaissance intuitive
grâce à laquelle on connaît Dieu.
Chez Kant, l’éthique est la philosophie morale, la morale pure, la science
rationnelle, a priori, par opposition à l’anthropologie morale qui est la
science morale empirique. Mais comme « doctrine des mœurs », l’éthique a
une partie empirique (l’anthropologie pratique) et une partie pure —
laquelle s’appellera métaphysique des mœurs, donc la morale proprement
dite. Enfin, le Système de la vie éthique de Hegel6565., écrit à l’époque
d’Iéna, est une philosophie juridique et politique à fondement existentiel et
non une morale. Mais en faisant de l’éthicité (Sittlichkeit) la conscience de
soi de la moralité (Moralität), les Principes de la philosophie du droit
bouleverseront la relation : c’est du côté de la vie éthique (l’éthicité) que
passera la réalité effective (Wirklichkeit), la moralité se voyant rabaissée à
la subjectivité abstraite (le moment kantien).
Face à l’éthique, qui a pour elle la rigueur philosophique, voire
mathématique (le more geometrico de l’Éthique de Spinoza), la morale
conjugue les deux défauts de la bêtise (sa naïveté) et de la méchanceté (sa
malveillance). On la soupçonne de ces deux vices — son acoquinement
avec la religion a été une circonstance aggravante. L’éthique est une morale
sans foi6566., sans Dieu, sans sacré, sans transcendance, sans
métaphysique. Elle est le produit d’une révolution copernicienne qui a
remplacé Dieu par le sujet humain comme source de valeur. Le végétarisme
fondé sur des convictions écologiques n’a par exemple pas le même sens
que le végétarisme des pythagoriciens qui craignaient d’absorber avec le
sang l’âme des bêtes. Mais en déliant la morale de la religion pour se
constituer elle-même, l’éthique aura pour effet le maintien des morales dans
le cadre des religions : il y a bien une morale catholique, une morale
protestante, une morale islamique (on ne dira pas, ou beaucoup moins, «
éthique catholique », « éthique protestante », « éthique islamique »), mais
du coup disparaissent les morales philosophiques rationnelles, laïques,
toutes absorbées qu’elles sont désormais dans l’éthique. La conséquence de
cette division est fâcheuse : la prétention à l’universel n’est plus défendue
que par des points de vue particuliers, exclusivistes, donc intolérants.
Face à une morale, conservatrice par essence (on ne change pas d’absolu),
qui a tendance à s’enfermer (et à s’enferrer) dans le carré de ses règles,
l’éthique apparaît glorieuse avec le dynamisme de son pouvoir innovant et
la décision des fortes personnalités. De plus, l’éthique vient à point pour
combler l’abîme creusé par la moralité même entre l’existence et la réalité.
Galilée vendit une lunette perfectionnée aux doges en vantant l’avantage
qu’elle donnerait à la flotte vénitienne. Les chercheurs d’aujourd’hui ne
feraient pas preuve d’une aussi bonne conscience dans l’ambigu.
Cela dit, les relations entre la morale et l’éthique ne sont pas des questions
de réalité, mais témoignent des différentes conceptions de la morale. Aussi
peuvent-elles être établies autrement. La distinction oppositive entre la
morale-fait et l’éthique-théorie ne tient pas absolument. La morale n’est pas
seulement constative, elle est aussi normative (sans un ensemble de règles
pratiques, on ne parlerait pas de morale). À partir de la distinction établie
par J. Habermas, entre la morale de l’autonomie, qui concerne tout sujet, et
l’éthique de la réalisation de soi, une opposition peut être comprise par la
confrontation du soi au nous : l’éthique est l’expression du souci de soi, une
sagesse. L’autre peut être entièrement absent d’une éthique : ainsi lorsque
Épicure affirme que la mort ne nous concerne pas, il évacue
significativement la douleur du deuil ; de fait, l’épicurisme peut être appelé
une éthique plutôt qu’une morale. L’éthique ignore le juste au profit du
bien, alors que l’indistinction du bien et du juste est essentielle à la morale.
La notion d’éthos en grec qui signifie littéralement ce qui est propre à soi et
renvoie aux manières de se comporter jugées convenables dans des
situations données est à la fois si générale et si particularisante qu’elle peut
concerner des techniques d’action prises en elles-mêmes sans aucun souci
communautaire6567.. On ne dira pas (ou guère) « conscience éthique » :
elle ne fait pas même symétrie avec la conscience morale. Quant aux
dangers, ils ne sont pas du tout les mêmes : la culpabilité d’un côté, le
malheur de l’autre. La faute n’est pas l’erreur : si l’éthique se rend
responsable, elle laisse la culpabilité aux autres. On pourrait dire qu’il y a
entre l’éthique et la morale la même opposition que celle que Platon faisait
dans le Gorgias entre la cuisine et la médecine, la toilette et la gymnastique,
la sophistique et la philosophie. La dualité hégélienne de la Moralität
subjective et de la Sittlichkeit objective6568. est inversée ; l’universel a
changé de camp. La morale met entre parenthèses le statut et la fonction
pour ne considérer que le fait d’exister comme sujet : le Bien chez Platon, la
parole de Dieu chez Thomas d’Aquin, la loi morale chez Kant n’existent
pas que pour les hommes ; sans l’humanité, ils resteraient valides.
L’éthique, elle, n’a de sens qu’anthropocentrée : ainsi l’éthique biologique
stipulera que la recherche expérimentale sur l’animal vivant impliquant des
actes chirurgicaux, ne sera effectuée que sur un sujet anesthésié, et aura
pour fin exclusive l’amélioration du bien-être de l’homme. Mais
l’amoindrissement de l’éthique par rapport à la morale ne réside pas tant
dans son anthropocentrisme (après tout, la loi morale kantienne pour tout
être raisonnable peut n’apparaître que comme une fiction métaphysique)
que dans la déconstruction qu’elle opère de l’universel à la fois objectif et
humain. Contre l’universel objectif : à rebours de la morale qui se présente
traditionnellement comme un ensemble de règles fixes au contour assuré,
l’éthique est par excellence en proie aux incertitudes et aux controverses —
au point qu’il se pourrait que l’éthique fût déjà par-delà le bien et le
mal6569.. « Qu’on la détermine comme représentation consensuelle du Mal
ou comme souci de l’autre, écrit Alain Badiou, l’éthique désigne avant tout
l’incapacité caractéristique du monde contemporain à nommer et à vouloir
un Bien »6570.. Qu’elle soit antique6571., classique6572. ou
moderne6573., l’éthique ignore l’universel. Aussi comprend-on qu’elle
attire à elle tous ceux qui ont, pour des raisons multiples, la totalité en
détestation. L’éthique prospère sur l’ancienne morale universelle
décomposée : chaque secteur6574., chaque profession a la sienne suivant
les lignes de partage de la division du travail. Tandis que la morale avait
pour tâche de donner du sens à l’existence, l’éthique se contente (mais la
modestie peut être le masque de la faiblesse) de donner du sens à son
existence. On comprend dès lors que le mot soit fort prisé dans des
domaines où l’immoralisme sinon l’amoralisme triomphe6575., aussi peut-
il jouer un rôle-écran et faire croire par sa dimension théorétique au
maintien d’une moralité singulièrement absente. Dès lors, l’éthique s’attire
le légitime soupçon de n’être, derrière la beauté de l’exigence, qu’un moyen
au service d’une technique de manipulation.
« Par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire : par-delà le
bon et le mauvais », avertit Nietzsche6576.. L’éthique, en effet, substitue à
la dualité morale du bien et du mal celle du bon et du mauvais. Dans son
Histoire de la sexualité et ses derniers cours au Collège de France, Michel
Foucault distinguait clairement de l’éthique condensée en « souci de soi » la
morale comme ensemble de valeurs et de règles d’action proposées aux
individus et aux groupes par l’intermédiaire de différents appareils
prescriptifs (famille, institutions éducatives, Églises etc.). La morale
engendre une « moralité des comportements », c’est-à-dire une variation
individuelle plus ou moins consciente par rapport au système de
prescriptions du code moral. En revanche, l’éthique concerne la manière
dont chacun se constitue soi-même comme sujet moral du code : « Un code
d’actions étant donné (…), il y a différentes manières de ‘se conduire’
moralement, différentes manières pour l’individu agissant d’opérer non
seulement comme agent mais comme sujet moral de cette action »6577..
L’éthique gréco-latine ne concernait qu’une toute petite élite d’hommes
libres. C’est le christianisme qui inventera l’universalité morale dans ses
deux dimensions, pratique et humaine. Foucault fait observer que les grands
changements qui ont eu lieu entre l’éthique grecque et la morale chrétienne
ne se sont pas produits dans le code mais dans l’éthique, qui est le rapport à
soi6578.. Lorsque Nicoclès, roi de Chypre, fidèle à sa femme affirme que
puisqu’il gouverne les autres il doit montrer qu’il est capable de se
gouverner lui-même — il ne se situe pas du tout sur le plan de l’universalité
morale des stoïciens (l’homme est un être raisonnable) et des chrétiens (le
mariage est un sacrement). L’éthique et la morale ont toutes deux pour
condition la liberté, mais l’usage de cette liberté diverge : la discipline dans
le cas de l’éthique, l’obéissance à la loi dans le cas de la morale. Que ce soit
avec l’ascétisme indien ou avec la sagesse grecque, la maîtrise de soi a été
la plupart du temps liée à la volonté d’exercer un ascendant sur les autres.
Dans le cadre de la morale chrétienne, elle sera l’expression d’une
obéissance inconditionnée à la loi divine. L’austérité gréco-latine ignore à
peu près toute valeur de pureté — laquelle dans le christianisme prendra
une place considérable. L’argument d’Aristide6579., qui est une forme
dérivée de l’argument d’autorité en matière morale, ne fonctionne pas en
éthique comme en morale.
Si Socrate est, comme le pensait Hegel, le fondateur de la morale, les
Présocratiques disposaient d’une éthique. Lorsque Nietzsche dit que Jésus
n’est pas mort pour sauver les hommes (telle est, selon lui, l’interprétation
tendancieuse de saint Paul, le véritable fondateur du christianisme) mais
pour montrer comment on doit vivre, il en fait un véritable héros éthique et
l’arrache ainsi à la morale. L’éthique nous apprend à vivre notre vie plutôt
qu’à la sauver. Les Anciens parlaient d’une « technique de l’existence »,
tekhnê tou biou, une expression que l’on pourrait traduire aussi bien par «
art de la vie ». Pour eux, laisser derrière soi après la mort le souvenir d’une
vie belle et bonne était aussi important, voire plus, que laisser une œuvre.
Ce qui caractérise l’éthique gréco-romaine, selon Foucault, c’est qu’elle
tend à faire de la vie une œuvre d’art. Foucault appelle substance éthique la
manière dont l’individu fait de telle ou telle part de lui-même la matière
principale de sa conduite morale : pour les chrétiens, c’est le désir, pour
Kant, l’intention6580.. Mais que signifie « agir sur soi-même » ? Peut-on «
agir sur soi-même » ?
Il n’y a pas de vie éthique sans unité — et c’est pourquoi les Anciens
attachaient une importance primordiale au moment de la mort. L’« homme
démocratique » tel que Platon le décrit dans le livre VIII de La République,
tantôt oisif tantôt occupé, tantôt livré aux plaisirs tantôt livré à la politique
et quand il se livre à la politique, disant tout et n’importe quoi qui lui passe
par la tête, cette vie mélangée, vouée à la multiplicité, est une vie sans
vérité. Elle n’est ni belle ni bonne. La vie éthique, à l’inverse, est
exemplaire parce qu’elle donne l’exemple mais aussi parce qu’elle prend
exemple sur. Foucault parle à propos des cyniques et des épicuriens de «
traditionalité d’existence »6581.. Celle-ci se fixe pour objectif non de
réactualiser un noyau de pensée primitif mais de remémorer des éléments et
des épisodes de vies (réelles ou mythiques) qu’il s’agit à présent d’imiter,
auxquels il faut redonner existence.
La figure moderne du professeur a fini par faire oublier qu’être
philosophe, cela ne signifiait pas d’abord penser et savoir, mais vivre d’une
certaine façon6582.. Le rapport à la vérité est de type éthique — et non
logique, et non seulement psychologique. Le Discours de la méthode ainsi
que les Méditations métaphysiques, qui ont été la plupart du temps lus
comme des exposés de doctrine, sont l’expression d’une expérience
intérieure6583.. De même, on peut considérer que la principale visée du
Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein est d’ordre éthique, alors
même que son auteur dit explicitement dans cet ouvrage6584. qu’il ne peut
pas y avoir de propositions éthiques6585.. Mais tandis que Descartes se met
dans la position d’un sujet quelconque, Spinoza prend sa « réforme de
l’entendement » comme une aventure personnelle6586.. Le premier
paragraphe du Traité de la réforme de l’entendement est célèbre : « Quand
l’expérience m’eut appris que tous les événements ordinaires de la vie sont
vains et futiles, voyant que tout ce qui était pour moi cause ou objet de
crainte ne contenait rien de bon ni de mauvais en soi, mais dans la seule
mesure où l’âme en était émue, je me décidai en fin de compte à rechercher
s’il n’existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque
chose enfin dont la découverte et l’acquisition me procureraient pour
l’éternité la jouissance d’une joie suprême et incessante »6587.. Les deux
plus anciennes Vie de Spinoza, écrites par Jean Colerus, ministre de l’Église
luthérienne et par le médecin Lucas, un disciple, montrent ce que peut être
une existence réglée par une éthique de la connaissance6588..
Dans un contexte tout autre, lorsque Lénine dira : « J’appelle action
morale toute action utile au parti, immorale toute action qui lui est nuisible
», il s’inscrira davantage dans le cadre d’une éthique révolutionnaire que
dans celui d’une morale6589.. De même que le philosophe a incarné une
certaine attitude avant de délivrer une certaine pensée, le révolutionnaire
incarne une certaine attitude, donc une certaine éthique, avant d’accomplir
un certain nombre d’actions.
À l’époque moderne, avec l’exaltation du principe de subjectivité, la
valeur d’authenticité a tendu à remplacer celle de vérité. « Évacuer sa part
de comédie », disait Malraux.
Kant disait que même si jamais aucune action n’avait été réellement
accomplie par devoir (c’est-à-dire par pur respect de la loi morale), il n’en
resterait pas moins vrai que cette loi morale est absolument bonne.
L’éthique, elle, est pragmatique : aux impératifs catégoriques, elle substitue
ses impératifs hypothétiques. Jean-Marie Guyau parlait, à la fin du XIXe
siècle, d’une « morale sans obligation ni sanction »6590.. C’était déjà
définir l’éthique par opposition à la morale. Aux trois modes de l’autorisé,
de l’obligatoire et de l’interdit, qui sont la traduction en termes de
prescriptions morales des trois modalités du possible du nécessaire et de
l’impossible, l’éthique substitue le souhaitable, le recommandé et le non-
souhaitable. La morale s’est constituée dans le contexte d’une réalité
culturelle stable, voire statique. Dans un monde soumis aux perpétuelles
transformations des techniques et des mentalités, l’éthique n’est plus
capable d’imposer des obligations ou des interdits, et lorsqu’elle le fait,
c’est de manière toute provisoire. Alors que la morale se concevait comme
définitive, parce qu’elle avait partie liée au hors-temps de la métaphysique,
l’éthique dépend de la seule durée présente, sans mémoire ni projection à
long terme. Elle partage avec la mode, dont elle est une expression, le non-
temps de l’éphémère. Puisque, si l’on en croit la loi de Gabor, tout ce qui
est possible sera nécessairement réalisé, l’interdit d’aujourd’hui6591. est
l’autorisé de demain. Les recommandations éthiques font le passage d’un
état de l’opinion et de la société à un autre. Dans la préface de ses Principia
Ethica, George Edward Moore distinguait deux types de questions
auxquelles l’éthique doit répondre : a) quelles sortes de choses méritent par
elles-mêmes d’exister ?, b) quelles sortes d’actions devons nous accomplir ?
Désormais, il n’est guère possible de répondre négativement à ces questions
: quelles sortes de choses ne méritent-elles pas par elles-mêmes d’exister ?
Quelles sortes d’actions ne devons-nous pas accomplir ?
À l’universalité (idéale, théorique) de la morale, s’oppose le particularisme
de l’éthique. Ce particularisme se constitue selon les deux tendances de la
spécialisation économique, technique et scientifique, et de l’individualisme.
Chaque domaine peut avoir son éthique (l’éthique du sport, l’éthique de la
recherche...), et l’éthique change d’un pays à l’autre6592..
À rebours de cet affaiblissement, qui est peut-être une exténuation, un
certain nombre de philosophes contemporains ont redonné à l’éthique, et
contre la morale même, puissance pratique et exigence théorique. L’«
éthique du futur » théorisée par Hans Jonas part du constat de la faiblesse
de la morale déontologique, de type chrétien ou kantien, dans un contexte
bouleversé par la violence des technosciences et où le simple respect du
prochain ne suffit plus6593..
C’est également sur une certaine insuffisance de la morale kantienne, qui
repose sur l’égalité des sujets et la réciprocité de leurs actions, que l’éthique
lévinassienne pose la hiérarchie et la non-réciprocité comme irréductibles.
Selon Levinas, l’éthique est l’épreuve d’une responsabilité infinie vis-à-vis
d’un autre dont je suis l’otage6594..
Dans le conflit qui sépare l’éthique de la morale aujourd’hui, on aurait
attendu de Paul Ricœur, chrétien philosophe, sinon philosophe chrétien,
qu’il privilégiât la seconde. Or l’auteur de Soi-même comme un autre s’est à
l’inverse efforcé d’affirmer la primauté de l’éthique (recherche de la vie
bonne) sur la morale (obéissance aux normes). Mais il entendait également
atténuer l’opposition des deux, jusqu’à l’effacer : chacune, selon lui, tend
finalement vers l’autre si bien que les trois temps de la « petite éthique » de
Soi-même comme un autre (primauté de l’éthique ; nécessité de la morale ;
nécessité d’une sagesse pratique qui articulerait l’une à l’autre) sont pensés
dans leur unité. Selon Ricœur, l’intention éthique précède et fonde la loi
morale. Trois moments organisent cette espèce de dialectique entre éthique
et morale : celui de la visée éthique de ce qui est estimé bon, celui de la
norme morale de ce qui s’impose comme obligatoire, et celui de la sagesse
pratique6595.. Le premier moment correspond à l’éthique aristotélicienne
et téléologique : « Appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et
pour autrui dans des institutions justes »6596.. Ce ternaire relie le soi
appréhendé dans sa capacité originelle d’estime au prochain, rendu
manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le plan juridique,
social et politique6597.. « L’autonomie du soi y apparaîtra intimement liée
à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme »6598.. Le
second moment, celui de la norme morale, correspond à la morale kantienne
et déontologique. Ricœur montre que les conflits suscités par le formalisme
ramènent la morale à l’éthique mais à une éthique enrichie par le passage
par la norme et « investie dans le jugement moral en situation »6599..
La question reste de savoir si cette solution de compromis est, à l’heure
des plus grands défis (ceux des biotechnologies en particulier), possible et
pensable. La condamnation éthique de la dernière avancée
technoscientifique intègre une avancée précédente. D’autant que les
manipulations biotechnologiques s’accompagnent volontiers de
manipulations lexicales6600.. Thomas d’Aquin utilisait l’expression de «
minimum éthique » à propos du droit pour dire qu’il n’admet, en fait de
morale, que ce qui est indispensable à la vie en société. On pourrait dire de
l’éthique aujourd’hui qu’elle est de facto minimum éthique. Michel
Foucault a avoué s’être intéressé à l’Antiquité, entre autres, parce que «
l’idée d’une morale obéissance à un code de règles est en train, maintenant,
de disparaître, a déjà disparu »6601..
 
 
II. LA DISPERSION DES CONCEPTIONS ÉTHIQUES
 
À la différence de la morale qui se pensait comme une6602. et s’imaginait
universelle, l’éthique s’est toujours définie comme particulière ou
singulière, donc plurielle. Les conceptions divergent sur les fondements, le
sens (finalité et contenu), ainsi que sur le caractère objectif ou non des
valeurs et des énoncés éthiques.
Les propositions morales (contenant le prédicat « bon ») sont synthétiques,
et non analytiques, disait G.E. Moore. Comme « jaune », « bon » est une
notion simple, indéfinissable. C’est commettre le « sophisme naturaliste »
que de croire que « bon » peut être défini6603.. On appellera «
intuitionnisme éthique » la thèse défendue par Moore, selon laquelle il
existe des vérités morales indépendamment de notre esprit, que nous
pouvons connaître directement. Les valeurs morales sont censées être
découvertes, et non instituées (objectivisme éthique). L’intuitionnisme est
anticonstructiviste. Le réalisme moral, généralement impliqué par
l’intuitionnisme éthique, est le point de vue selon lequel les énoncés
moraux peuvent être dits objectivement vrais ou faux. Par opposition au
non-cognitivisme6604., le réalisme moral estime que la valeur morale fait
partie du monde, est une chose que nous découvrons réellement.
Max Scheler oppose son éthique matériale6605. au formalisme éthique
(représenté par Kant). Toutes les valeurs, dit Scheler, sont des qualités
matériales qui ne sont ni déductibles a priori6606. ni inductibles a
posteriori. Le procéduralisme, dont l’éthique de la discussion développée
par Habermas et la théorie de la justice de John Rawls ont été les
expressions les plus influentes, est un formalisme : selon lui, c’est la
procédure qui fait que la solution adoptée est ou n’est pas légitime. Dans le
cadre d’une société démocratique où les valeurs morales défendues par les
différentes communautés divergent jusqu’à la contradiction, il est possible
d’établir des règles a priori qui permettront d’éviter que le pacte social ne
se déchire. Habermas considère qu’une solution à un conflit est légitime si
et seulement si ceux qui sont concernés par ce conflit sont d’accord sur
cette solution dans des conditions de parole et de communication
satisfaisantes. L’action communicationnelle diffère à la fois de l’action
stratégique (comme la propagande) et de l’action symbolique (comme le
spectacle artistique) en ce qu’elle pose l’égalité des interlocuteurs et le fond
de vérité de leur discours. L’éthique de la discussion ou éthique
communicationnelle a été développée à partir de l’idée qu’il est possible de
déduire des structures de la communication langagière, affranchie de tout
lien contextuel, un point de vue normatif sur la compréhension mutuelle des
sujets raisonnables. Le fait même de discuter et de confronter des arguments
suppose une recherche commune admettant que tous les participants ont un
droit égal à intervenir, que leurs arguments seront pris en compte et que
l’écoute sera réciproque.
Max Weber opposait dans le domaine de l’action pratique, et
spécifiquement politique, une éthique de la conviction (Gesinnungsethik) à
une éthique de la responsabilité (Antwortungsethik). Alors que l’éthique de
la responsabilité mesure l’action au rapport de l’efficacité des moyens pour
des fins visées, l’éthique de la conviction pose les valeurs comme
inconditionnées. L’éthique de la conviction est principialiste : elle choisit
les valeurs en fonction de leur force intrinsèque6607. ; l’éthique de la
responsabilité est conséquentialiste : selon elle, les valeurs ne valent que
dans la mesure où le résultat de l’action qu’elles animent peut être jugé «
bon ». La dualité du déontologique et du téléologique recoupe cette
distinction. Jugera-t-on les valeurs éthiques a priori, en dehors de tout
contexte particulier, ou bien a posteriori, en fonction des effets qu’elles
induisent ? Selon le déontologisme, il existe des jugements et des impératifs
moraux objectivement valides sans considération de l’utile ou du bien. Une
morale du devoir comme celle de Kant est un déontologisme. Le
déontologisme6608. s’oppose à l’utilitarisme et, d’une manière plus
générale, au conséquentialisme. Le conséquentialisme est de type
téléologique : il tend à remplacer la valeur transcendante du bien par la
valeur immanente du juste (ou du bon).
Le fondationnalisme cherche le sens de l’éthique dans ses présupposés, en
amont, tandis que le cohérentisme le cherche dans sa structuration interne.
La philosophie analytique a sur l’éthique imposé cette question
primordiale : quel est le sens de ce que nous disons lorsque nous formulons
des jugements moraux ? À cette question du sens des jugements moraux, la
philosophie analytique oppose les réponses du descriptivisme à celles du
non-descriptivisme. Le descriptivisme est la conception selon laquelle les
jugements moraux sont des constats qui attribuent certaines propriétés
morales comme le fait d’être bon, ou mauvais, obligatoire ou interdit, à
certaines catégories de sujets (agents, actions ou situations). Machiavel en
philosophie politique et Hume en philosophie morale sont considérés
comme les ancêtres du descriptivisme. Celui-ci considère, par exemple,
qu’appliquer la qualité de « généreux » à une action peut être comparable
au fait attribuer la qualité de nuageux au ciel. Ce point de vue se subdivise
entre un intuitionnisme éthique selon lequel les qualités morales sont
l’expression d’une faculté spécifiquement humaine et un naturalisme
éthique pour qui les qualités morales possèdent une réalité indépendante des
conventions.
Selon le non-descriptivisme6609., les jugements moraux ne sont pas des
constats sur des états de fait mais ou bien des expressions de la subjectivité
de l’agent moral (émotivisme) ou bien des expressions de sa volonté
(prescriptivisme). D’après l’émotivisme (A.J. Ayer est son représentant
principal) l’approbation et le blâme ne sont pas des jugements de fait mais
des actions pratiques, car le jugement moral communique un affect. D’après
le prescriptivisme, les jugements moraux sont des prescriptions rationnelles
et objectives, bien que non cognitives, que le sujet s’impose à lui-même et à
autrui. Comme l’émotivisme, le prescriptivisme est un expressivisme : les
jugements moraux n’énoncent pas des faits mais expriment des attitudes, ils
renvoient aux intentions du locuteur.
Aux antipodes de Hume et de la tradition kantienne, le cognitivisme juge
possible la réduction des normes aux faits, donc possible l’analyse logique
(en termes de vérité et d’erreur) des situations et des énoncés moraux.
Inversement, le non-cognitivisme est le point de vue selon lequel les
jugements en matière morale ne sont pas susceptibles d’être qualifiés de
vrais ou de faux. L’émotivisme6610. est un non-cognitivisme. Les normes
doivent être différenciées des impératifs : elles sont l’objectivation des
obligations, elles peuvent par conséquent être analysées en termes logiques
: soit il est vrai soit il est faux qu’il faille respecter autrui. Alors que Kant
opposait la validité morale à la vérité de la connaissance, le cognitivisme
assimile la validité pratique à la vérité logique des propositions.
Il existe une forme modérée de cognitivisme moral à partir de
l’identification de la logique déontique (celles des normes) à une logique
des modalités : « il est obligatoire que p » signifie « non-p implique q » (q
symbolisant la sanction). Ce point de vue, très proche du positivisme
juridique (qui ne considère la sanction que comme un fait) ignore
délibérément la dualité de l’obligation et de la nécessité et finit par
identifier les règles des actions humaines aux lois des phénomènes naturels.
Aussi pour laisser place à des cas aussi banals empiriquement que la
désobéissance non punie, la sémantique dite des mondes possibles (Kripke,
Hintikka) fait de la logique déontique un cas particulier des logiques
modales.
Richard M. Hare6611., partisan du « prescriptivisme universel », a objecté
à l’émotivisme sa confusion entre la force perlocutoire des jugements
moraux avec leur force illocutoire : un acte accompli en disant quelque
chose — une promesse, une prière, un conseil — n’est pas la même chose
qu’un acte accompli par le fait même de dire quelque chose : l’humiliation
par l’insulte, l’influence par l’argument etc. On ne peut mettre sur le même
plan l’acte de langage qui s’accompagne de certains effets et l’acte de
langage spécifiquement et consciemment effectué pour accomplir certains
effets.
On peut également analyser la nature de la prescription en termes qui ne
sont ni logiques ni axiologiques : comme un acte de langage mettant en jeu
des règles spécifiques. Wittgenstein ouvrit cette voie dans sa Conférence
sur l’éthique6612.. Sa conception des jeux de langage, en se rapportant à la
pratique commune, était destinée à résoudre l’aporie du renvoi à l’infini à
laquelle aboutit le pur formalisme (il faut une règle, puis une règle pour
cette règle etc.). Or l’éthique a justement pour sens, aux yeux de
Wittgenstein, de se heurter aux limites du langage, voire de les dépasser.
Le concept de survenance6613. permet de penser l’existence d’un plan
moral spécifique dans les attitudes et les énoncés de la langue tout en
conservant leur attache nécessaire au plan non moral. Le problème et sa
solution ont des analogues en philosophie de l’esprit : il est possible de
penser la spécificité des phénomènes mentaux à l’égard des phénomènes
cérébraux tout en considérant que sans ceux-ci ceux-là n’existeraient pas.
La distinction entre l’identité conceptuelle (dite de type à type) et de
l’identité de propriété (dite occasionnelle), établie par Charles Peirce, sert
ainsi dans le cas des jugements moraux : on peut admettre qu’entre le
prédicat « favorable au bien-être collectif » et le prédicat « bien », la
conséquence n’est pas bonne (le premier n’est pas moral tandis que le
second l’est) tout en reconnaissant que cette absence d’identité conceptuelle
n’exclut pas la possibilité que ces deux expressions désignent la même
chose6614..
 
 
III. L’ÉTHIQUE APPLIQUÉE
 
L’éthique appliquée se définit par opposition à l’éthique générale comme
se rapportant à un domaine particulier. Qu’elles eussent été religieuses ou
laïques, les morales traditionnelles ne se préoccupaient pas du contexte : un
principe ne saurait changer avec l’heure ou le climat. L’éthique appliquée,
elle, est contextualisée au point que c’est le contexte même qui dicte ses
règles provisoires. En un sens, l’expression d’éthique appliquée est
redondante, l’éthique étant déjà une morale appliquée. Elle fait sens
néanmoins en ce qu’elle indique une spécialisation quant au domaine et en
ce que la transformation sociétale et l’innovation technique ne cessent pas
de créer de nouvelles plages de réel, et conséquemment d’ouvrir de
nouveaux problèmes et de nouveaux espaces de réflexion.
Jeremy Bentham a forgé le terme de déontologie pour désigner la science
utilitariste de la moralité fondée sur l’arithmétique des plaisirs. Par la suite,
le mot a servi à désigner le code de devoirs auquel doit se conformer une
profession : la déontologie médicale, par exemple, est l’ensemble des règles
régissant la conduite du médecin vis-à-vis de ses malades, de ses confrères
et de la société. Chaque profession a sa déontologie.
L’éthique appliquée tend à remplacer le social par le sociétal, elle est
contemporaine d’une histoire néolibérale où les classes et les nations ont
cédé la place aux individus et aux entreprises. En imposant leur hégémonie
sur l’existence des hommes, la technique et l’économie font se choquer les
deux raisons, celle de la rationalité comptable et celle de la « raisonnabilité
» morale. Les valeurs que les techniques et le système économique
induisent (vitesse, utilité, efficacité, rentabilité, performance…) non
seulement ne sont pas morales mais contredisent frontalement les valeurs de
la morale traditionnelle. La multiplicité et la complexité des lois, règles et
normes dans l’exercice de la vie quotidienne et du travail rendent
pratiquement inévitables les manquements sous forme de fraudes et de
dissimulations de la part des citoyens, même les mieux disposés. Aucun
travailleur en exercice aujourd’hui qui ne se trouve dans la nécessité de
désobéir et de tricher. L’extension indéfinie du domaine de l’incivilité et de
la délinquance est chose nouvelle. D’où un malaise subjectif que l’éthique
s’efforcera de calmer.
Dans le même temps, l’inquiétude est sans cesse relancée. L’une des
tendances lourdes des sociétés modernes est de faire des sentiments une «
substance éthique »6615.. On le voit avec le racisme, la misogynie — avec
tous ces nouveaux comportements stigmatisés comme « phobies »
(homophobie, handiphobie, islamophobie etc.).
L’éthique appliquée a remis sur le devant de la scène des concepts oubliés
de la morale en même temps qu’elle a créé une nouvelle casuistique. Ainsi
l’argument du double effet6616. est-il régulièrement utilisé par les partisans
de la dépénalisation de l’euthanasie (il justifie l’injection d’une dose
d’anesthésie mortelle pouvant à la fois combattre la douleur et donner la
mort). Toujours dans le domaine de la bioéthique, la perte de chance6617. a
été définie comme un type de préjudice constaté à chaque fois que diminue
ou disparaît la probabilité d’un événement favorable, encore que par
définition la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine. Autrement dit,
le dommage est incertain, le bénéfice définitivement perdu aurait pu ne
jamais être obtenu mais il existe une certitude objectivable (nécessaire pour
justifier une éventuelle indemnisation) : la chance de réaliser un gain
(d’éviter une perte en l’occurrence) est désormais hors d’atteinte. De ce fait,
l’évaluation du préjudice dépendra du degré de probabilité de l’événement
favorable dont l’occasion a été manquée. La notion de perte de chance
permet de régler un problème de causalité. On ne peut pas inférer de l’acte
fautif directement le dommage : l’acte fautif est donc la cause non du
dommage lui-même mais de la probabilité de l’éviter.
Dans le cadre de l’éthique environnementale, l’utilitarisme considère que
tous ceux qui sont susceptibles de souffrance obligent par là-même un sujet
moral à leur épargner la douleur. Les défenseurs des droits de l’animal vont
plus loin : chaque espèce vivante a un droit égal à vivre sur terre et
l’homme n’est nullement légitimé à fonder son pouvoir et sa domination sur
la violence. Tout en admettant qu’il puisse y avoir des devoirs envers les
animaux (encore faudrait-il préciser quels animaux), les adversaires de cette
notion s’inquiètent d’une extension illégitime à leurs yeux du concept de
droit à des êtres qui ne sont pas hommes, donc à des êtres vis-à-vis desquels
les valeurs de dignité et de respect ne laissent pas d’être problématiques. En
revanche, les partisans d’une telle extension affirment qu’on peut
différencier agent moral et sujet moral. Seul un être libre et responsable
peut être un agent moral. Les enfants et les handicapés ne sont pas, en ce
sens, des agents moraux ; en revanche, ils sont des sujets moraux dans la
mesure où les impératifs moraux ne s’effacent pas devant leurs faiblesses et
leurs incapacités. Nombre d’écologistes considèrent qu’il conviendrait de
traiter les animaux, voire l’environnement physique, comme des objets
moraux.
La dissémination de l’éthique aux dépens de la morale signale à la fois un
oubli de l’universel et un effet de totalité : dans nombre de domaines
aujourd’hui, la compétence technique, à cause de l’implication systémique
des phénomènes, ne suffit plus à légitimer une décision. Mais le caractère
de plus en plus spécialisé, technique, de l’éthique appliquée tend à
délégitimer le discours du philosophe, jugé trop général et abstrait.
Plus inquiétant, le soupçon de l’hypocrisie de l’éthique appliquée, au sens
premier : elle joue la comédie. Ainsi a-t-on toutes les raisons de penser que
c’est parce que la moralité professionnelle est devenue impossible que
l’éthique professionnelle a fini par occuper le devant de la scène. On
invoque des valeurs (en éthique des affaires) là où n’existent que de simples
règles. Mais ceux qui croient ou feignent de croire encore à une « éthique
de l’entreprise » doivent s’affronter à ceux qui sont certains que dès lors
que le droit et le marché régulent à eux seuls l’activité économique, cette
éthique est superflue. Quant à « l’achat éthique », à la « consommation
éthique », on peut se demander s’ils n’ont pas pour fonction principale,
voire exclusive, d’atténuer la mauvaise conscience d’un Occidental qui sait,
plus ou moins obscurément, dans l’espace d’un monde désormais
mondialisé, que les avantages dont il jouit témoignent d’un système
scandaleusement inégalitaire. L’éthique professionnelle n’avait pas lieu
d’être dans un monde où il suffisait d’effectuer correctement son travail et
d’obéir aux lois générales de la morale commune pour être en paix avec sa
conscience et avec les autres. La plupart des travaux effectués jadis
plaçaient le travailleur face à un monde, à une matière à ouvrager (la terre
pour le paysan, le bois pour l’artisan, le charbon pour le mineur). Les
relations avec l’autre étaient normalisées dans le cadre de la civilité et de la
moralité communes (politesse, entraide, rapports de bon voisinage). Tout
change à partir du moment où le gros des activités dans les économies
modernes est occupé par les services6618.. Dans ces nouveaux métiers, le
rapport essentiel n’est plus celui d’une conscience et d’un matériau, mais
celui d’une conscience avec d’autres consciences (le commerce, les soins,
l’enseignement, la formation, le divertissement...). Toutes ces activités
mettent directement en présence des individus qui, à la différence des
familiers et des voisins, se retrouvent dans un même lieu ou espace pour des
raisons qu’aucune affectivité préalable ne peut adoucir. En outre, dans un
système de concurrence universalisée (par la mondialisation), et plus
seulement généralisée, les autres ont toujours davantage tendance à
apparaître comme des concurrents à éliminer plutôt que comme des alliés à
soutenir.
Dans Après la vertu6619., Alasdair Mac Intyre soutient l’idée selon
laquelle les conflits moraux à l’époque moderne sont insolubles. L’éthique
présente cet inappréciable avantage d’être soluble dans le temps (les lois de
bioéthique ont une durée de vie extrêmement courte), soluble dans l’espace
(puisque cela est pratiqué à l’étranger, pourquoi cela ne le serait-il pas chez
nous ?), et enfin soluble dans la casuistique des cas d’exception (des
affaires très pathétiques, ultra-émotionnelles largement diffusées par les
grands médias suffisent à infléchir l’opinion publique et à lui faire admettre
ce que il y a peu de temps encore elle rejetait avec vigueur).
 
*
 
Voir aussi
 
L’activité. Autrui. Le bien. Le bonheur. Le comportement. Le devoir. Le
droit. Les droits de l’homme. L’engagement. L’environnement. L’être
humain. L’humanité. Le mal. La morale. La mort. La naissance. La
philosophie. Le plaisir. La religion. La sagesse. La sexualité.
 
*
 
Bibliographie
 
B. Spinoza, Éthique, parties III, IV et V.
G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, troisième partie. 
J.S. Mill, De la liberté, trad. fr., « Folio », Gallimard, 1990.
Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Allia, 2008.
G.E. Moore, Principia Ethica, trad. fr., PUF, 1998.
L. Wittgenstein, « Conférence sur l’éthique », Leçons et conversations, trad. J. Chauve, « Folio »,
Gallimard, 1992.
Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, trad. J. Greisch, Éditions du Cerf, 1990.
Karl Otto Apel, L’Éthique à l’âge de la science, trad. R. Lellouche et I. Mittman, Presses
universitaires de Lille, 1987.
Jürgen Habermas, — Théorie de l’agir communicationnel, trad. J.-M. Ferry et J.-L. Schlegel, Fayard,
1987.
— De l’éthique de la discussion, trad. fr., « Champs », Flammarion, 1999.
— Morale et communication, trad. F. Bouchindhomme, Éditions du Cerf, 1986.
E. Levinas, Éthique comme philosophie première, Rivages Poches, 1998.
Paul Ricœur, — « Éthique », Encyclopaedia Universalis, tome VIII, 2002.
— Soi-même comme un autre, chapitres 7, 8 et 9, Seuil, 1990.
Michel Foucault, — Le Souci de soi. Histoire de la sexualité III, « Tel », Gallimard, 1994.
— « À propos de la généalogie de l’éthique », texte 344, Dits et Écrits II, « Quarto », Gallimard,
2001, p. 1428-1450.
Amartya Sen, Éthique et économie, trad. fr., PUF, 2008.
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, 2 tomes, direction Monique Canto-Sperber, PUF,
2004.
6554 Voir infra.
6555 Le terme d’« éthicité » a été utilisé pour désigner le caractère propre du stade de l’existence
qualifié d’éthique par Kierkegaard. Le même terme a aussi servi pour traduire, concurremment avec
« vie éthique », la Sittlichkeit de Hegel.
6556 Voir infra.
6557 Tel qu’il nous est parvenu (mutilé).
6558 Pluriel de êthos.
6559 Cicéron, Le Destin I, 1, trad. A. Yon, Gallimard, 1994, p. 151.
6560 « L’esquive à la mode », écrit F. Jullien à propos de l’éthique (Dialogue sur la morale,
Grasset, 1995, p. 8). Il faut également compter avec l’influence de l’anglais ethics.
6561 Une philosophie de la connaissance et de la vie fondée sur une métaphysique.
6562 A. Comte-Sponville, « Spinoza », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome II,
dir. Monique Canto-Sperber, PUF, 2004, p. 1840.
6563 Ibid.
6564 B. Spinoza, Éthique, Quatrième partie, scolie de la proposition L, Œuvres complètes, trad. fr.,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 532.
6565 Trad. J. Taminiaux, Payot, 1976.
6566 Au reste, les rapports entre la religion et la morale n’ont pas toujours été ceux d’une complète
subordination. Il y eut dans le christianisme des courants qui considéraient que la foi dispensait
d’observer la loi morale (position appelée « antinomianisme », défendue par des luthériens mais pas
par Luther lui-même).
6567 Ainsi les alpinistes qui ont gravi des 8 000 dans l’Himalaya sans l’aide de bouteilles
d’oxygène parlent-ils couramment d’éthique de la montagne à ce sujet.
6568 De même que l’opposition faite par Schelling entre la morale à usage personnel et l’éthique à
sens collectif.
6569 Voir la controverse sur l’euthanasie.
6570 A. Badiou, L’Éthique, Hatier, 1993, p. 29.
6571 Traduite par Michel Foucault comme « souci de soi ».
6572 Spinoza sait que l’amour intellectuel de Dieu ne sera jamais l’affaire du peuple.
6573 Les éthiques départagées selon les lignes mêmes de l’organisation économique.
6574 Éthique de l’information, éthique financière, éthique de l’environnement et du
développement, éthique de l’administration, éthique économique, bioéthique etc.
6575 Le domaine des affaires, par exemple.
 
6576 La Généalogie de la morale I, 17.
6577 M. Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi », texte 338, Dits et Écrits II, 1976-
1988, « Quarto », Gallimard, 2001, p. 1375.
6578 M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », texte
344, ibid., p. 1440.
6579 Aristide représentant l’idéal de justice, l’argument d’Aristide est cette expérience de pensée
qui consiste à se dire : Aristide aurait pu faire ceci, alors ceci est juste.
6580 Le concept foucaldien de « souci de soi » (traduction de l’expression grecque épiméléia
héautou) ne devrait pas faire oublier l’injonction d’Épictète de se garder de soi-même comme d’un
ennemi (Manuel, XLVIII).
6581 M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France (1983-
1984), Seuil/Gallimard, 2009, p. 194.
6582 Voir La philosophie et La sagesse.
6583 L’ensemble des préceptes moraux que Descartes dénonce dans le Discours de la méthode et
qui doivent permettre d’agir en attendant l’élaboration d’une morale fondée sur le bon sens, témoigne
d’une dissymétrie entre l’ordre de la connaissance, que raffermit le doute hyperbolique, et l’ordre de
l’action, qui n’attend pas. Les préceptes de cette « morale par provision » et qui constituent bien une
éthique plutôt qu’une morale sont : a) obéir aux lois et coutumes du pays ; b) être ferme et résolu
dans la manière d’agir ; c) tâcher de se vaincre soi-même plutôt que la fortune ; d) cultiver sa raison.
6584 § 6.42.
6585 Voir L’être.
6586 Même si la part de la confession intime est beaucoup plus grande dans les Méditations
métaphysiques ou le Discours de la méthode de Descartes que dans le Traité de la réforme de
l’entendement de Spinoza.
6587 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement § 1, trad. fr., Œuvres complètes, op. cit., p.
102.
6588 Comme un ancien stoïcien ou épicurien, Spinoza a poussé jusqu’aux limites de l’ascétisme
son désintérêt pour les honneurs et l’argent, il n’a jamais converti en ressentiment les haines
exacerbées dont il a été l’objet (il a été victime d’une tentative d’assassinat). Il vivait dans une
parfaite autarcie : (« Il lui est arrivé quelquefois de dire (…) qu’il était comme le serpent qui forme
un cercle la queue dans la bouche, pour (…) marquer qu’il ne lui restait rien de ce qu’il avait pu
gagner pendant l’année » (Jean Colerus, La Vie de B. de Spinoza, in B. Spinoza, Œuvres complètes,
op. cit., p. 1319). Allusion au serpent ouroboros que les alchimistes ont pris pour symbole du Tout et
de la circulation des éléments. Spinoza était si peu orgueilleux de son œuvre qu’il recommanda en
mourant (à l’âge de 44 ans) de ne pas mettre son nom à son Éthique « disant que ces affectations
étaient indignes d’un philosophe » (Lucas, La Vie de Spinoza par un de ses disciples, ibid., p. 1350).
Le médecin Lucas témoigne : « Ses jours ont été courts ; mais on peut dire néanmoins qu’il a
beaucoup vécu, ayant acquis les véritables biens qui consistent dans la vertu... » (ibid., p. 1355). La
rigueur que le philosophe s’imposait à lui-même s’accompagnait d’une grande indulgence à l’égard
d’autrui : tout en pourfendant la superstition dans ses écrits, Spinoza dissuadait ceux qui
s’enquéraient auprès de lui de quitter leur religion : « Votre religion est bonne, dit-il un jour à sa
logeuse, vous n’en devez pas chercher d’autre, ni douter que vous n’y fassiez votre salut, pourvu
qu’en vous attachant à la piété vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille » (Jean
Colerus, La Vie de B. de Spinoza, ibid., p. 1320). Nietzsche aura la même attitude vis-à-vis des
bonnes gens qu’il rencontrera.
6589 Voir dans le chapitre La morale le passage consacré à l’ouvrage de Trotski Leur morale et la
nôtre.
6590 J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Allia, 2008.
6591 Le clonage reproductif humain, l’euthanasie…
6592 Les comités de bioéthique sont nationaux.
6593 Voir L’humanité.
6594 Voir Autrui.
6595 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Études 7, 8 et 9.
6596 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 202.
6597 P. Ricœur, Réflexion faite, Esprit, 1995, p. 80.
6598 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 30.
6599 Ibid., p. 237. Dans un sens pas très éloigné, J. Rawls présentait ce qu’il appelait la méthode de
l’équilibre réfléchi et qui permet, en évitant la rigidité dogmatique de l’application, à la théorie et aux
convictions de se modifier réciproquement (J. Rawls, Théorie de la justice, trad. fr., Seuil, 1970, p.
47-48).
6600 Ainsi certains généticiens préfèrent-ils désormais le terme de « conceptus » à celui d’embryon
pour désigner le tout premier stade de la division cellulaire.
6601 M. Foucault, « Une esthétique de l’existence », texte 357, Dits et Écrits II, op. cit., p. 1551.
6602 Les divisions de la morale (abstraction faite des conceptions des différents philosophes) se
faisaient en extension selon le domaine d’application de l’action : devoirs envers Dieu, devoirs
envers autrui, devoirs envers la nation, devoirs envers soi-même.
6603 Voir Le bien.
6604 Voir infra.
6605 « Matérial » signifie relatif à la matière en tant que contenu, par opposition à formel (et non à
spirituel). Ce doublet de « matériel », utilisé par les phénoménologues, est rendu nécessaire pour
lever l’hypothèque matérialiste de cet adjectif.
6606 Telle est la position du rationalisme moral : les principes de la moralité peuvent être connus a
priori (Platon, Kant).
6607 On parlera d’absolutisme moral pour désigner le point de vue selon lequel certaines actions
sont toujours obligatoires ou toujours mauvaises, quelles que soient les conséquences.
6608 Le déontologisme épistémique est la conception selon laquelle l’activité de connaissance peut
être soumise à des impératifs moraux objectivement valides (en termes de permis, d’obligatoire et
d’interdit).
6609 H.L.A. Hart a forgé le terme de ascriptivism pour désigner, par opposition au descriptivisme,
la théorie qui conçoit les actes volontaires non pas en termes de causalité objective mais en termes
d’engagement pratique.
6610 Le projectivisme, selon lequel les valeurs morales attribuées aux choses résultent en fait des
projections de nos sentiments sur elles, est une forme d’émotivisme.
6611 The Language of Morals, Oxford University Press, 1952 ; Essays in Ethical Theory, Oxford
University Press, 1989.
6612 In Leçons et conversations, « Folio », trad. J. Chauve, Gallimard, 1992.
6613 Traduction de l’anglais supervenience.
6614 De même, s’il n’y a pas identité conceptuelle entre « température » et « énergie cinétique
moléculaire moyenne », les deux expressions désignent la même chose (Hillary Putnam, Raison,
vérité et histoire, trad. fr., Les Éditions de Minuit, 1984, p. 228-229).
6615 Au sens de Foucault (voir supra).
6616 Argument présenté par Thomas d’Aquin à propos de la licéité de l’homicide en cas de
légitime défense. Il y a double effet lorsqu’un même acte induit deux effets dont l’un est voulu et
l’autre non. La qualification morale de l’intention permet de justifier le second effet lorsqu’il est
mauvais (par exemple, la mort de l’agresseur lorsqu’est en jeu la conservation de sa propre vie). On
appelle principe du double effet le principe moral selon lequel le fait que la conséquence indirecte
d’une action accomplie dans un but moralement acceptable soit moralement condamnable n’entraîne
pas la condamnation de cette action.
6617 Voir La naissance.
6618 Plus des 2/3 des emplois dans les pays économiquement développés.
6619 .Trad. fr., PUF, 2006.
66. L’Être
 
 
 
Jusqu’à Kant, qui y vit une illusion transcendantale, la métaphysique était
considérée comme la connaissance la plus haute — science absolue parce
que science de l’absolu. Aristote dit que la première de toutes les sciences
est celle de l’être en tant qu’être : l’être est le genre suprême des étants,
puisque de tous les étants on dit qu’ils sont. Comme la science des
généralités est plus importante que celle des particularités, il n’y en a
aucune qui dépasse en importance la science de l’être en tant qu’être.
Inversement, Auguste Comte voit dans l’être une entité abstraite où
s’attarde un esprit resté à l’âge métaphysique, en attendant qu’il atteigne
avec l’âge positif sa maturité. L’imposante statue était à terre et chacun put
constater qu’elle était creuse à l’intérieur. C’était sans compter avec
Heidegger, venu d’un horizon de pensée (la phénoménologie) qui voulait
revenir aux choses mêmes6620.. La phénoménologie a redéployé un sens
de l’être que la métaphysique avait fini par perdre. Heidegger non
seulement redonna voix aux plus anciens philosophes de l’Occident
(Anaximandre, Héraclite, Parménide) mais il replaça la question de l’Être
(Seinsfrage) sur le devant de la scène philosophique et il en fit le principal
objet de ses réflexions. Kant et Comte n’avaient cependant pas travaillé en
vain : Heidegger (à la différence de son maître Husserl) n’a jamais prétendu
faire de la philosophie une science. Si l’on excepte les courants issus de la
philosophie analytique et du néopositivisme, pour lesquels les énoncés
métaphysiques sont dépourvus de sens6621., l’idée domine chez les
philosophes contemporains qu’en l’absence d’une science métaphysique
une pensée métaphysique est nécessaire.
« Depuis le jour où Platon interpréta la propriété d’être de l’étant en tant
qu’idéa jusqu’à l’époque où Nietzsche détermine l’Être en tant que valeur,
donc tout au long de l’histoire de la métaphysique, l’Être se voit sauvegardé
sans discussion en tant que l’a priori par rapport auquel l’homme se
comporte en tant que nature raisonnable », écrit Heidegger6622.. Mais cette
sauvegarde sans discussion, qu’exprime bien la fonction de copule du verbe
« être », est loin d’être universelle. Nombre de langues ignorent cette
fonction de copule, leurs mots sont simplement coordonnés, l’être est
implicite6623.. Souvent, c’est le verbe « être » lui-même qui n’a pas
d’équivalent. À la différence de la pensée occidentale, la pensée chinoise
s’est constituée et développée sans passer par l’ontologie. La langue arabe
n’a pas de verbe « être ».
Mais même en Occident, à l’exception d’Aristote et des philosophes
scolastiques, la question de l’être a été rarement posée comme telle.
Lorsque Leibniz donne à la question métaphysique par excellence sa
formulation classique : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »,
il présuppose qu’il y a quelque chose. Toute situation, toute action non
seulement est conditionnée par l’être, mais peut être traduite en ses propres
termes : les stoïciens ont été les premiers à remarquer cette conversion
ontologique (« je me promène » signifie « je suis me promenant »). L’être
est le prédicat le plus général, irréductible au genre, à la différence
spécifique, à l’étant, à l’essence, à la substance et aux accidents.
Le Moyen Âge a établi la distinction entre la métaphysique générale, qui
traite de l’être en général (ens commune) et la métaphysique spéciale. Dans
la seconde moitié du XVIIe siècle, le cartésien Clauberg introduira le terme
d’ontologie pour désigner la métaphysique générale. Christian Wolff
divisera la métaphysique spéciale en théologie, psychologie et cosmologie
rationnelle qui concernent respectivement Dieu, l’âme et le monde.
Pris comme un nom ou substantif grammatical, l’être se prédique
univoquement (il a le même sens quels que soient ses champs
d’application), équivoquement (si sa raison n’est pas une mais multiple et
irréductible à l’unité), ou analogiquement (lorsque l’unité du mot est
considérée comme légitime mais que le mot s’applique à des réalités
d’ordre hétérogène)6624.. « Que devient ce verbe nul qui a fait une si
grande carrière dans le vide ? », s’interrogeait Paul Valéry. L’être est-il
seulement un concept ? S’il l’est, il est le plus général, donc le plus
indéterminé. Son indéfinissabilité tient à son évidence, et elle ne va pas sans
tautologie. Dans De l’esprit géométrique, Pascal voit dans l’être le terme
que l’on ne peut définir sans tomber dans cette absurdité « car on ne peut
définir un mot sans commencer par celui-ci : c’est, soit qu’on l’exprime ou
qu’on le sous-entende »6625.. L’être nous fait tomber dans le cercle
logique. Penser, dire, écrire : « L’Être, c’est... », quel que soit l’attribut
convoqué, c’est fermer un cercle, on s’est subrepticement déjà tout donné.
Aucune démarche visant ses propres fondements ne peut éviter cette aporie.
Peut-être ce cercle est-il le signe nécessaire des questions essentielles sur la
pensée, le langage, le temps etc. — qui toutes, en effet, présupposent ce
qu’elles interrogent.
« L’Être, dit Aristote, se prend en de multiples sens » (pollakhôs
légoménon)6626.. Et pourtant cette polysémie ne produit pas un éclatement
des sens et de l’être lui-même car les multiples sens ne sont pas indéfinis.
Aristote utilise deux façons de les distribuer : en faisant l’inventaire des
manières d’être de l’être (ce seront les dix catégories : essence, quantité,
qualité, lieu, relation etc.)6627., et en déterminant une double dualité (être
par soi/être par accident et être en acte/être en puissance)6628..
« Être » comme nom est un verbe substantivé qui vient du latin populaire
essere (pour esse). Il traduit tantôt le latin scolastique ens (un être, un étant),
tantôt esse, l’acte même d’exister. Quatre sens différents peuvent être
distingués.
L’être est le concept le plus englobant, tel qu’il ne saurait y en avoir de
plus étendu puisque l’irréel, l’imaginaire même sont en quelque façon. Dès
que le non-être est posé, il est capturé dans l’être6629.. L’être est le
présupposé universel de tout phénomène, qu’il soit réel ou représenté. Il est
la totalité de ce qui peut exister ou être conçu. On distingue l’Être avec
majuscule, qui désigne ou bien l’Être en soi, l’Être en tant qu’Être, ou bien
l’Être universel (le grand Tout des stoïciens), d’une part, et, d’autre part,
l’être qui peut s’appliquer à tout phénomène, aussi singulier soit-il.
Heidegger différencie jusqu’à les opposer l’Être que pensera l’ontologie et
l’étant, l’être singulier qu’une ontique pourra connaître.
En un second sens, l’être signifie l’existence. Avec majuscule et suivi de
l’adjectif « suprême », il renvoie à Dieu. En tant qu’existence effective,
l’être s’oppose au devoir-être et au non-être, en tant qu’existence présente,
il s’oppose au devenir, en tant qu’existence objective, il s’oppose à la
pensée et à l’apparence sensible.
En un troisième sens, l’être signifie l’essence (le mot en ce sens est
souvent accompagné d’un adjectif : « l’être organique des plantes ») et
s’oppose à l’apparence.
Enfin l’être renvoie à l’existant animal (« les êtres de la nature ») ou
humain (« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »). Seuls les
individus peuvent être dits des « êtres », parce que seul l’être vivant
possède une unité (nous ne dirons pas, hors mythologie, de l’océan qu’il est
un être). Ensuite, c’est parce que « ne rien faire, n’agir en rien, c’est
véritablement ne rien être », comme le disait Félix Ravaisson6630., que
l’on ne dit « être » qu’à propos des vivants : une pierre n’est pas un être.
En tant que verbe, « être » a également quatre sens.
Au sens substantiel (ser en espagnol)6631. : a) il exprime la réalité (usage
absolu : « Dieu est »6632., « une raison d’être »), il équivaut à « il y a » ; b)
il exprime l’existence, humaine en particulier (« je pense, donc je suis »).
Pour Kant, « être » n’est pas un vrai prédicat, c’est-à-dire le concept de
quelque détermination qui puisse venir s’ajouter au concept d’une chose,
mais signifie seulement le fait de poser une chose ou certaines
déterminations en elles-mêmes. D’où la critique des preuves de l’existence
de Dieu.
Au sens phénoménal (estar en espagnol) : a) « être » exprime la situation
de lieu ou de temps  (« je suis ici », « il est midi ») ; b) il exprime la
manière (« je suis à l’agonie ») ; suivi de la préposition « dans », il exprime
l’état (« être dans la misère ») ; suivi de la préposition « de », il exprime le
caractère, la qualité (« être d’une profonde veulerie ») ; c) « être » indique
le mouvement vers une destination (synonyme d’« aller » lorsqu’il est
utilisé au temps passé : « j’ai été à Moscou ») : « le baromètre est à la pluie
» ; suivi de la préposition « pour », il marque la tendance, la capacité ; d) «
être » indique l’origine, qu’elle soit géographique (« être de Châtel-Guyon
»), professionnelle (« être de la police »), intellectuelle (« être de son avis
»).
Par son usage logique, « être » est un verbe copulatif indiquant une
prédication (« Dieu est tout-puissant »), une relation d’inclusion dans une
classe (« je suis français »), d’identité (« je suis l’auteur de cette
encyclopédie ») ou d’attribution (« je suis sujet à l’erreur »). Ce qu’il est
convenu d’appeler le « paradoxe de la prédication » (« le sujet est le
prédicat mais pourtant le prédicat n’est pas le sujet ») tombe si le verbe «
être » n’a pas la même signification dans les deux cas.
Enfin, par son usage grammatical, « être » est un verbe auxiliaire servant à
conjuguer les verbes passifs (« il a été berné »), les temps composés de
certains verbes intransitifs (« je suis venu »), tous les verbes pronominaux
et les verbes actifs de forme pronominale (« il s’est souvenu »). « Être »
n’est pas susceptible d’une forme passive. L’usage auxiliaire renvoie
presque toujours aux idées de situation et de manière6633.. Un auxiliaire
n’est pas un élément secondaire : en latin, le mot a la même origine qu’«
auteur » et « autorité » : augere signifie « augmenter », « croître » et « «
faire croître ».
Theodor Adorno dénonçait dans la question de l’être remise en honneur
par Heidegger une « mythologie »6634.. Rudolf Carnap voyait dans l’être
un concept archaïque auquel ne correspond aucune description linguistique
adéquate et qui doit être banni de toute philosophie rigoureuse, comprise
comme analyse logique du langage6635.. Dans un chapitre intitulé « Toute
métaphysique est dénuée de sens », Carnap écrit : « Il semble bien que la
plupart des fautes de logique dans les pseudo-propositions dérivent du vice
inhérent à l’emploi du verbe ‘être’ dans presque toutes les langues
européennes »6636.. « Par l’usage d’un verbe ‘être’, un prédicat se trouve
illusoirement présumé là où il n’y en a aucun »6637.. Carnap soutient l’idée
que « seule la logique moderne est ici conséquente, en introduisant le
symbole de l’existence dans une forme syntaxique telle que ce symbole ne
peut pas être attaché (comme le serait un prédicat) à un symbole d’objet,
mais seulement à un prédicat »6638.. Il est certain que la confusion de
l’existence et de la prédication par le même mot d’« être » a représenté une
condition favorable au développement d’une réflexion philosophique sur la
vérité et la nature de la réalité. En outre, tous les logiciens n’ont pas partagé
le point de vue critique de Carnap. Ainsi Jaakko Hintikka, dans La Logique
de l’Être, a dénoncé le « mythe contemporain » (allusion à Bertrand Russell
et aux philosophes analytiques) qu’il y aurait une distinction tranchée entre
le est de l’identité, le est de la prédication, le est de l’existence et le est de
l’implication générique6639..
Le fait d’être équivaut au fait d’être un être mais ne lui est pas identique.
Cette équivoque entre « être » et « l’être » n’existe pas dans d’autres
langues, qui différencient nettement le verbe et le substantif (ainsi to be et
being en anglais). S’il est vrai qu’une chose quelconque soit un être, il n’en
résulte pas nécessairement qu’elle soit. C’est pourquoi le français a ajouté
le verbe « exister ». Être et existence peuvent être assimilés6640. ou
distingués6641., de même que les verbes « être » et « exister ».
« Étant », qui traduit le latin médiéval ens, apparaît au XVIIe siècle chez
certains auteurs comme Scipion du Pleix. Il désigne l’être particulier. Sous
le nom de différence ontologique, Heidegger a pensé la dualité de l’être et
de l’étant comme une opposition fondamentale.
Dans son cours sur Nietzsche, Heidegger énumère une série d’antinomies
dans lesquelles l’Être se trouve pris. L’Être est ce qu’il y a de plus vide en
même temps que la richesse à partir de laquelle tout étant se voit doté à
chaque fois du genre d’essence de son être propre ; l’Être est ce qu’il y a de
plus commun et en même temps ce qu’il y a de plus unique ; l’Être est ce
qu’il y a de plus compréhensible et ce qu’il y a de moins concevable6642. ;
ce qu’il y a de plus usuel, donc de plus usé, et ce qui reste insoupçonné dans
son avènement ; l’Être est ce qu’il y a de plus sûr, et pourtant il est sans
fond ; l’Être est ce qu’il y a de plus dit et ce qui se tait le plus 6643..
L’être est d’abord une catégorie de l’expérience. D’où la difficulté, peut-
être l’impossibilité de le conceptualiser. Pour Gabriel Marcel, l’être est un
mystère6644.. Faire de l’être un problème, le traiter en problème, c’est le
manquer immanquablement.
Pour dire « il y a », l’allemand dit : « Es gibt », littéralement « cela donne
». Le cela (Es) qui donne, dit Heidegger dans Lettre sur l’humanisme, c’est
l’Être lui-même. À la différence de l’avoir, l’être est inéchangeable6645..
Être et temps, l’ouvrage princeps de Heidegger, s’ouvre par cette
affirmation : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli
»6646.. D’ailleurs Être et temps tombe lui-même dans cet oubli : il y est
beaucoup plus question du Dasein que de l’Être. À rebours de Heidegger,
Ferdinand Alquié pense que l’Être n’a jamais été vraiment oublié, que le
souci de l’Être est constitutif de la philosophie elle-même. Certes, l’origine
a été perdue — en cela Alquié rejoint Heidegger — penser, c’est s’éloigner
(toute philosophie est, par essence, pensée de la séparation), mais l’être
dont on s’est éloigné a toujours été l’objet d’une nostalgie6647.. N’importe
quel objet suscite cette nostalgie. Seul l’Être inspire la philosophie. Les
authentiques philosophes (Platon, Descartes et Kant avant tous) ont en
commun, sous des formulations parfois contradictoires, de viser l’Être
comme transcendant radicalement l’objet fini, vérifiable et maniable
techniquement. La métaphysique n’a pas oublié l’Être.
 
 
I. LOGIQUE ET ONTOLOGIQUE DE L’ÊTRE
 
La question de Leibniz, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
6648., peut sembler absurde : s’il « il y avait » rien, nous ne serions pas là
pour nous poser la question « pourquoi y a-t-il rien plutôt que quelque
chose ? ». L’être accompagne comme son ombre tous les actes du discours
et de la pensée. C’est à chaque moment de ces actes que l’on pourrait
ajouter n’est-ce pas ? — isn’t it ? en anglais — comme certificat de garantie
symbolique6649.. L’être est hors démonstration. D’ailleurs la démonstration
serait contradictoire car elle reviendrait à subordonner le réel au logique.
 
 
1. La grammaire de l’« être »
 
On a évoqué l’hypothèse selon laquelle la métaphysique serait née en
Grèce grâce à la langue qui possédait le verbe « être » (à la différence de
beaucoup d’autres langues) et de plus avait la capacité de le substantiver (to
eïnaï, « l’être ») et de substantiver son participe présent (to on, « l’étant »).
Cette facilité linguistique fut selon Heidegger un piège : l’étant occulta
l’être, l’être fut oublié et l’histoire de la métaphysique, loin d’être l’histoire
de la pensée de l’être, fut celle de son oubli (sous les divers étants que sont
Dieu, l’âme, l’univers). De fait, l’ontologie ne figure pas parmi les
disciplines6650. dont Kant instruit la critique dans la Dialectique
transcendantale.
La copule unit un sujet et un prédicat. Son sens est donc purement
relationnel. On a distingué quatre sens différents dans l’emploi d’être
comme copule : a) l’inclusion d’un individu dans une classe ou d’une classe
(prise comme un tout indivisible) dans une autre (« Les hommes sont
mortels », « Socrate est un homme ») ; b) l’implication d’un caractère par
un caractère ou l’inclusion d’une classe dans une classe ; c) la copule des
jugements réciproques ou convertibles dans lesquels le sujet et le prédicat
ont même extension ; l’être se traduit alors (et alors seulement) par le signe
= (la Lune est le satellite naturel de la Terre) ; d) la copule des jugements
identiques dont les deux termes désignent un même individu (Auguste, c’est
Octave, Octave, c’est Auguste).
La copule « est » n’est que la forme d’un prédicat ; son contenu : « il y a...
»6651., comme « there is »…, et « Es gibt »… peut être suivi de n’importe
quel x.
Dans le langage de la logique des classes, le verbe « être » permet
d’affirmer l’appartenance (Socrate dans la classe des mortels). L’être n’a
pas alors de valeur propre (nombre de langues ne connaissent que cet
emploi). Le fait que l’être puisse désigner également l’identité ou l’égalité a
été source de difficultés sophistiques. Ainsi, prenant appui sur le postulat
éléate (l’être est, le non-être n’est pas), Antisthène considérait-il que le
verbe « être » ne saurait signifier ni l’identité ni l’égalité. Dans « Aristide
est juste », le verbe « être » ne signifie ni l’identité car Aristide ne peut pas
être une autre réalité que celle qu’il est (sinon le principe d’identité qui veut
que A=A serait violé), ni l’égalité car du point de vue de la compréhension,
Aristide est plus que juste (il est aussi savant, jeune, beau, riche etc.) et du
point de vue de l’extension, il est moins que juste, puisque Périclès, Socrate
le sont aussi. Cette conception ruine la prédicabilité. Pour Platon et
Aristote, à l’inverse, le verbe « être » signifie participation — quantitative
et qualitative — et en outre rapport d’inhérence. Ainsi peut-on affirmer que
c’est dans la classe des justes que se trouve Aristide (extension) ; ou que la
justice est une qualité constituant l’idée d’Aristide (compréhension). Et
c’est pourquoi ce jugement peut se formuler de deux manières : Aristide est
l’un des justes, Aristide est juste.
La logique moderne ou logistique a trouvé trop étroit le point de vue de
Platon et Aristote touchant le sens de participation qu’ils donnent au verbe
« être ». Elle prétend qu’il signifie identité (« Victor Hugo est l’auteur de La
Fin de Satan »), et aussi l’équivalence (« 4 et 5 valent 3 et 6 »).
Lorsque l’on dit « Platon est le disciple de Socrate », on emploie « est »
dans le sens de l’identité entre un nom propre et une description définie.
Lorsque l’on dit « Socrate est un homme », on utilise la copule pour
affirmer l’appartenance de l’individu nommé « Socrate » à la classe des
hommes. On note donc cet usage de la copule du signe d’appartenance d’un
élément à une classe (ou à un ensemble). Lorsque l’on dit « Les hommes
sont des mammifères », on emploie la copule pour affirmer l’inclusion
d’une classe dans une autre et le signe utilisé est différent. Lorsque l’on dit
« Certains mammifères sont bipèdes », on emploie la copule dans le sens du
quantificateur existentiel, suivie d’une conjonction : « Il existe des
mammifères et ils sont bipèdes ». Si l’on dit « Tous les hommes sont
rationnels », on emploie la copule dans le sens du quantificateur universel,
suivi d’un conditionnel : « Pour tout x, si x est un homme, alors x est
rationnel ».
Ce n’est pas ce qui est que nous signifions aux autres, disent les sceptiques
après les sophistes, mais la parole qui n’est pas de même nature que ce qui
est donné. Montaigne disait que « nous n’avons aucune communication à
l’être »6652., ce qui peut s’entendre comme : il n’y a rien de commun entre
lui et nous et comme : de lui, nous ne pouvons rien communiquer.
 
 
2. Être et penser
 
« Car même chose sont et le penser et l’être »6653., dit le célèbre
Fragment B III de Parménide. « Ce qui peut être dit et pensé se doit d’être
»6654., énonce le Fragment B VI. En énonçant l’identité entre l’être et la
pensée, le Fragment B III semble plus radical que le Fragment B VI, qui
n’établit qu’une relation d’implication. En fait, le Fragment B VI donne
l’une des clés possibles du sens du Fragment B III : puisqu’il n’y a que
l’être (le non-être n’étant pas), il est impossible de penser quelque chose qui
ne soit pas. La conséquence en est que tout ce qui n’est pas (comme le
passé, le futur, le multiple ou le divisible) se situe en dehors de toute
intelligence et ne relève que de la doxa (l’opinion).
Mais plus encore que pour tout autre texte, les traductions des fragments
des présocratiques sont déjà des interprétations. C’est une chose de dire
qu’il n’y a de pensée que de l’être, c’est autre chose que de dire qu’il n’y a
de pensée que par et pour l’être, c’est encore autre chose que d’affirmer que
l’être est pensée. Simplicius lisait de cette façon le Fragment B III : penser
et penser que ce l’on pense est, sont une même chose.
Pour Aristote, à rebours de Parménide, le mot « être », comme d’une façon
générale tous les termes qui peuvent s’entendre en plusieurs sens, ne
signifie pas seulement des choses différentes mais il les signifie
différemment et nous ne sommes jamais sûrs qu’il ait la même signification
à chaque fois : il s’agit donc d’une pluralité de significations, et pas
seulement d’une pluralité de signifiés. Les différents sens de l’être sont
donnés par les différents modes de la prédication, parce que c’est à travers
ceux-ci qu’ils se constituent. C’est donc aux catégories ou figures de la
prédication que l’on peut rapporter les significations multiples de l’être.
Thomas d’Aquin reprendra à Aristote la distinction entre un usage que
l’on dirait ontologique « l’être qui est divisé en dix catégories » et un usage
« prédicatif », « l’être qui signifie la vérité des jugements » : « Voici la
différence entre ces deux significations : à la seconde on appelle être tout ce
au sujet de quoi on peut former une proposition affirmative même si cela ne
correspond à rien dans la réalité »6655..
Les transcendantaux ne sont pas des accidents de l’Être, mais le seul fait
de les prédiquer de l’être crée l’illusion qu’ils s’y ajoutent comme s’ils en
étaient des accidents. Il suit de là que tout discours sur les transcendantaux
porte sur l’être comme sujet de discours et engagé dans une série de
relations multiples. Leur multiplicité, qui est d’abord diversité, correspond à
celle des genres de rapports entre l’être connu et le sujet qui le connaît.
L’Être est un pour le concept, vrai pour le jugement, bon pour le désir et
bon pour la sensibilité ou l’intellect dont il satisfait les pouvoirs
d’appréhension6656.. L’univocité de l’Être6657. a pour inconvénient de
rendre problématique, voire impossible, la nomination de la transcendance
mais l’équivocité de l’Être rend inconnaissable celle-ci. D’où la solution de
l’analogie qui permet de désigner et de penser tout en sauvegardant les
distances ontologiques.
Avec Descartes, c’est l’existence de la pensée qui devient le premier
principe de la philosophie. À l’Être comme fondement de la chose,
Descartes substitue « l’Être comme pensée de l’Ego qui fonde la chose
»6658.. Certes Aristote avait fait du sujet le support des prédicats mais
l’Être chez Descartes est le je qui n’est pas le moi existentiel ou corporel
mais l’être qui n’est certain d’être que pour autant qu’il pense6659.. « Je ne
suis (…) précisément parlant qu’une chose qui pense », écrit Descartes. La
certitude de soi est le point archimédien qui permet de connaître le monde.
Le cogito signifie l’inséparabilité de la pensée et de l’être du sujet pensant.
Rudolf Carnap dénoncera chez Descartes l’erreur logique qui, à ses yeux, a
conditionné une bonne part de la métaphysique : « De ‘je suis un Européen’
ne résulte pas ‘j’existe’ mais ‘il existe un Européen’. De ‘je pense’ ne se
déduit pas ‘je suis’ mais ‘il y a quelque chose qui pense’ »6660..
Descartes a popularisé l’usage absolu de l’être par le je suis mais la
question « suis-je ? » peut-elle réellement se poser ? La poser, c’est y
répondre, mieux : c’est y avoir déjà répondu puisqu’il faut être pour pouvoir
se demander si l’on est. Nous aurions donc affaire à un antéprédicatif,
condition de toute prédication future (être est présupposé par le « je suis
luxembourgeois » ou « philosophe »).
Dans Concept préliminaire, Hegel procédera à une critique de la critique
kantienne de l’argument ontologique : « C’est cette unité du concept et de
l’être qui constitue le concept de Dieu », écrit-il6661.. Alors que chez
Spinoza l’unicité de la substance ayant pour attributs connus la pensée et
l’étendue signifiait que l’Être est en deçà de la scission entre le sujet et
l’objet, Kant prononce leur divorce : la chose en soi est inconnaissable et
toute démonstration d’existence est vouée à l’échec6662..
La question de l’Être est-elle problématique, énigmatique ou mystérieuse ?
Un problème suppose une solution, une énigme implique que quelqu’un au
moins connaît la solution, quant au mystère, il renvoie au dépassement des
capacités humaines à connaître et à penser. Alors que le problème et
l’énigme étonnent, le mystère émerveille. C’est peut-être l’émerveillement,
plutôt que l’étonnement, qui est le commencement de la philosophie.
L’Être est tout mais il est Un. Comment expliquer une singularité ?
Lorsque l’on ne comprend pas tout de suite, « c’est singulier » dit-on, c’est-
à-dire : bizarre, étrange. Il n’y a pas l’Être ici puis l’Être là puisqu’il est
l’englobant de toutes les classes.
Le thème de l’absurdité de l’Être et de l’existence vient de son caractère
irréductible à la raison. L’absurdité n’est pas un jugement de valeur, ni un
jugement moral mais a un sens logique. Dans la mesure où la raison ne
saurait expliquer que la nécessité, la contingence fait partie de la nécessité.
Alors que la nécessité rassure, la contingence angoisse.
Pour Heidegger, l’Être ne peut se connaître ni à partir de l’étant ni à partir
de son concept. Restent la pensée et le poème. La pensée est « attentive à
l’éclaircie (Lichtung)6663. de l’Être »6664.. C’est par l’Être et non par la
conscience que Heidegger définit l’homme. Mais le Dasein ne désigne pas
la « réalité humaine » comme le croyaient Henry Corbin et Sartre6665., ni
même pour l’homme le fait de se trouver là (tel est le sens littéral du
Dasein) mais ce domaine où l’homme apparaît comme la zone
d’éclairement de l’Être, le Da désignant l’ouverture à l’Être, par laquelle et
dans laquelle seulement il y a de l’être. Mais même si le Dasein (« l’être-là
») n’est pas l’homme (cette lecture existentialiste, que Heidegger considère
comme un contresens, est celle de Sartre), il n’en reste pas moins le point de
vue exclusif à partir duquel l’Être est considéré. Ce point de vue sera
abandonné par la suite. Dans Être et Temps, la compréhension de l’Être est
une détermination d’être du Dasein : le Dasein n’est pas un étant parmi les
autres, il est de nature ontologique. Être et Temps est une analytique
existentiale qui récuse aussi bien la science que la métaphysique pour
décrire adéquatement l’être-là de l’homme, jeté au monde et toujours
littéralement hors de soi.
Ce qui ne signifie en rien que l’être soit posé par l’homme ni qu’il soit un
produit de l’homme ou le résultat de l’activité du sujet. L’humanité de
l’homme consiste à être au service de l’Être : « L’homme est le berger de
l’Être »6666., écrit Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme. Après Être et
temps, la Kehre (le tournant) a opéré une révolution anticopernicienne : le
Dasein s’efface devant l’Être.
L’oubli est la marque essentielle de la manifestation de l’Être. Dans la
Contribution à la question de l’être, Heidegger écrit le mot Sein avec une
croix qui le rature. Cela signifie-t-il qu’il n’est qu’un nom ou qu’aucun nom
ne lui convient ? Ou encore que l’être comme signe disparaissant de la
métaphysique fait signe vers une autre détermination du langage, à l’œuvre
dans la poésie, vers une sorte d’au-delà de l’ontologie ?6667. Pour éviter
l’ultime régression vers une métaphysique identifiant l’Être à la présence
objective, une philosophie postmétaphysique doit se montrer prête à penser
l’événement de l’Être comme une sorte de soustraction, d’affaiblissement,
d’éloignement ou de long adieu. Dans La Fin de la philosophie, Heidegger
dit qu’une pensée non métaphysique doit permettre à l’Être, en tant que
fondement de l’étant, de s’en aller. Pour désigner cette pensée non
métaphysique (Denken), Heidegger utilise le terme d’An-denken
(remémoration) : une remémoration qui ne veut pas représenter l’Être, car
cela signifierait une restauration de la métaphysique et de sa violence.
L’Être ne peut être authentiquement pensé que comme s’éloignant6668..
 
 
3. Les modalités de l’être : voir La nécessité
 
 
II. ENTRE PLÉNITUDE ET VIDE
 
« Le nom de l’Être s’étend (…) à tout être, en même temps qu’il
transcende tout être »6669., écrit le Pseudo-Denys l’Aréopagite. L’une des
grandes questions de la théologie médiévale sera de savoir si l’idée de Dieu
fait partie de la totalité de l’Être ou si elle ne transcende pas l’Être. Comme
totalité, l’Être semble la plénitude parfaite. Mais comme absence de toute
détermination, il signale un vide. Signe de ce vide, la duplication du « il y a
des hommes qui sont noirs » et la triplication du « qu’est-ce que c’est que
d’être un homme ? »6670.. Rien de plus caractéristique aussi de ce vide que
l’inflexion subie au cours des siècles par le terme d’entité : chez les auteurs
du Moyen Âge, entitas, de ens, « étant », signifiait l’essence totale d’un
sujet ou de l’accident dont il est prédiqué. Certains traducteurs ont proposé
« étantité », voire « étance ». L’« entité », ce n’est pas l’existence mais le
caractère d’être un étant. Par la suite, le terme désignera une substance
abstraite, voire imaginaire, telle celle que Spinoza justement appelle « être
de raison ».
 
 
1. Être concret, être abstrait
 
Se demander, comme déjà les Grecs, pourquoi il y a l’être plutôt que le
rien, ce n’est pas circonscrire la question à tel ou tel étant pris dans les filets
(l’effilé) de sa singularité, mais déployer l’ouverture de l’Être dans sa
totalité. Car l’Être dénote la totalité des étants — et en cela, il possède la
signification la plus vide. Sa richesse est sa pauvreté.
Louis Lavelle y voyait « la plus riche et non pas la plus vide de toutes les
notions »6671.. C’est l’Être — comme totalité de l’étant — qui donne à la
totalité sa dimension métaphysique. C’est parce que l’Être est totalité que
Karl Jaspers proposait de remplacer la vieille ontologie, c’est-à-dire le
système de l’Être, par une périéchontologie, une systématique de l’étant :
non plus vision impériale mais vue régionale. Inversement, Heidegger
voyait dans la totalité, la totalité de l’étant, l’objet de la métaphysique, non
l’expression de l’Être mais son occultation : « La métaphysique pense
l’étant dans sa totalité selon la priorité de celui-ci par rapport à l’Être
»6672.. Et c’est parce qu’il lui soupçonne quelque affinité avec la totalité
qu’Emmanuel Lévinas opposera à l’Être, l’infini. Au cercle du Même
pourra ainsi efficacement s’affronter l’ouverture hyperbolique de l’Autre. Et
c’est parce que l’Être a partie liée avec la totalité que l’éthique devra être
pensée — toujours chez Lévinas — sans fondement ontologique6673..
L’Être est partout tout entier6674. — il n’admet ni plus ni moins, et c’est
en partant de l’axiome implicite selon lequel l’Être est le Tout que Platon a
établi que l’Être est l’unité synthétique des contraires. Nul objet, nulle
classe d’objets ne peut exprimer l’Être en sa totalité — et pourtant, le
caillou ramassé au hasard sur le chemin n’a pas moins d’être, n’est pas
moins plein de lui que l’arbre ou la brebis. L’Être, écrit L. Lavelle6675., ne
peut appartenir qu’au tout — et l’être de chaque partie, c’est l’être du tout
présent en elle et qui la soutient avec toutes les autres parties. De fait,
lorsque l’on applique l’Être à un terme particulier sans référence au tout
dont il fait partie, c’est dans la mesure où l’on considère ce terme comme
un tout qui se suffit à lui-même6676.. L’Être est présence et non
rassemblement. La présence ne peut être que totale, et c’est pourquoi Platon
dans le Timée6677. peut employer cette paradoxale formule : « ce Tout-ci ».
Dire d’une chose qu’elle est, ce n’est pas lui attribuer une propriété distincte
mais reconnaître qu’elle s’inscrit au sein de la présence et qu’elle fait par
conséquent partie d’un tout hors duquel elle ne saurait être posée. D’où
cette expression d’« être total » que Lavelle emploie comme synonyme
d’être.
Les analyses de Lavelle6678. rejoignent ce qu’on pourrait appeler une
métaphysique négative par référence à la théologie négative : une manière
d’ontologie apophatique. L’Être se détermine d’abord par ses négations. Il
découle en effet de la présence totale de l’Être qu’il n’est pas une qualité,
car une qualité est quelque chose de séparé : tout au plus peut-on dire qu’il
est la totalité des qualités exprimées par ses différentes formes, en chacune
desquelles il est présent tout entier. Il n’est pas non plus un genre car les
individus contenus dans un genre s’en distinguent par une détermination
qu’ils lui ajoutent, alors que dans l’Être il n’y a pas de différence, puisque
l’Être de la partie n’est pas différent de celui du tout. Il n’est pas enfin une
classe car une classe n’est qu’un groupement artificiel et la totalité de l’Être
repose sur une unité métaphysique essentielle. Faut-il dire alors qu’il est un
universel ? Oui, mais à condition de ne pas l’entendre au sens où l’on parle
de concept universel car ce serait lui attribuer une abstraction qui ne
convient pas à la suffisance concrète qu’il représente. L’Être est universel «
d’une universalité concrète » : il est en définitive un individu mais
contenant en lui ses modes qui sont eux-mêmes des individus6679.. Cette
plénitude omniprésente de l’Être se marque — et ici Lavelle rompt avec un
dogme des logiciens classiques — au fait qu’en lui la compréhension et
l’extension finissent par s’identifier.
Si, en effet, l’Être est présent tout entier en chaque point de l’univers, sa
compréhension est nécessairement la même partout où on le rencontre. Cela
ne se vérifiant, bien sûr, que de l’Être total. L’Être est total ou particulier :
l’Être en tant qu’Être est total, les étants sont particuliers. On ne dit pas «
être partiel ». Aucun être ne dispose que d’une partie de l’Être, aucun être
n’a sa part, l’Être n’est pas du gâteau ; être c’est, intensivement, être tout ce
que l’on est. Aucun être n’a plus d’être qu’un autre : l’Être n’est pas non
plus ce pain universel dont les étants seraient les miettes. Le thème lavellien
de la présence totale synthétise la totalité extensive et la totalité intensive au
sein d’un unique Être-tout. La présence totale signifie que la présence du
tout est l’acte qui donne l’être à toutes choses, ce n’est pas une collection de
données6680. : c’est « un tout qui est donné avant ses parties »6681.. Mais
si l’Être est antérieur aux parties, ce n’est pas comme un tout qui serait
effectivement composé de parties : l’analyse doit se départir de son modèle
spatialisant (la partition est d’origine spatiale). Mieux que de parties, il est
préférable de parler des formes particulières de l’être total ; les étants ne
sont pas des éléments mais des aspects6682.. C’est pour éviter la tentation
de l’idée de rassemblement que Lavelle a utilisé l’expression d’être-source.
On comprend ainsi qu’il ait remplacé l’expression d’Être total, utilisée dans
La Dialectique du monde sensible, par celle de Présence totale : en
considérant l’Être comme une forme vivante et concrète, il prend le
contrepied de tous ceux qui avec Hegel voyaient dans ce terme la plus
abstraite, la plus vide des notions. L’Être pour Lavelle est une réalité
concrète puisqu’il est le tout qui englobe en lui toutes les qualités exprimées
par ses différentes formes et non une dénomination extrinsèque à celles-
ci6683.. L’Être n’est pas une somme mais une source, et de même que dès
sa source la Loire est la Loire, chaque étant est déjà l’Être tout entier. L’Être
ne saurait qu’être univoque. Cela dit, Lavelle distinguait un panthéisme de
la nature — qui confond l’Être avec le Tout de la matière — et un
panthéisme spirituel ou « panthéisme de la liberté »6684. qui fond l’Être
dans le Tout de l’esprit. Au sein de l’Être surgit l’inévitable scission du réel
et de l’idéel qui sont les pôles extrêmes de la Totalité même.
L’Être en tant que totalité ne peut être ni objet ni sujet, il doit être l’«
englobant » qui se manifeste dans cette scission6685.. L’Être en soi ne peut
en effet être objet puisque l’objet est simplement posé devant un sujet qui
n’est pas lui. Être pensé, c’est tomber hors de l’englobant ; l’être pensé est
toujours particulier. Il ne peut être non plus un sujet car quel serait pour lui
l’objet qui ne fût pas lui ?
La différence ontologique entre le Tout et l’Être se marquera dans leurs
contraires : le contraire du Tout est le Rien, le contraire de l’Être est le
Néant. Il y a de l’Être au Tout autant de distance qu’entre le Néant et le
Rien. Le Néant n’est pas le Rien6686., l’étant n’est ni un élément ni un
détail.
L’ontologie aristotélicienne semble déchirée par une contradiction
insoluble. Elle repose, en effet, sur trois thèses : a) il existe une science de
l’être en tant qu’être ; b) toute science porte sur un genre déterminé ; c)
l’être n’est pas un genre. Or on ne peut accepter deux de ces affirmations
sans refuser la troisième.
« Il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’être, et les attributs qui lui
appartiennent essentiellement »6687.. Le livre K de la Métaphysique6688.
précise que la science de l’Être en tant qu’Être, pris universellement et non
dans l’une de ses parties, est celle du philosophe. Or, dit Aristote, l’être
n’est pas un genre. Il ne classe ni ne divise ce à quoi il s’applique : il n’y a
pas d’un côté un genre de choses qui sont et de l’autre un genre de choses
qui ne sont pas. Par ailleurs, « L’être ne sert d’essence à aucune chose
»6689.. L’Être n’a pas de contenu intelligible, car s’il « n’est pas possible
que rien de ce qui est universel soit essence »6690. (puisque l’essence est
toujours sujet alors que l’universel n’est jamais que prédicat), il est clair que
ce qui est le plus universel sera aussi le moins essence. Définir l’être, ce
serait le faire participer d’un genre plus universel que lui — chose
impossible, ou le faire participer de ce dont il est genre — chose également
impossible : « Il n’est pas possible que l’être soit une essence en tant
qu’unité déterminée distincte du multiple, car il est un terme commun et
n’existe qu’en tant que prédicat »6691.. Non seulement l’Être n’est pas un
sujet, une essence, mais il n’est pas même un attribut, ou alors c’est un
attribut vide. Étant le prédicat le plus universel, l’Être est de tous les termes
celui qui est le moins susceptible de devenir sujet d’une proposition. L’Être
se dit de tous les êtres, mais on ne peut à la rigueur rien dire de lui. En
logique classique, la loi de Port-Royal (de la variation inverse de
l’extension et de la compréhension) veut en ce cas-limite qu’avec une
extension maximale (infinie) la compréhension soit réduite à l’unité,
tautologiquement exprimée (la seule chose que l’on puisse dire de l’Être,
c’est qu’il est). Car si l’Être était définissable autrement que par sa pure
dissémination, cela voudrait dire qu’on pourrait le faire participer d’un
genre plus universel encore (s’il est vrai que le seul sens assignable de
participer est : « Recevoir la définition de ce qui est participé »6692.) ; or
l’Être, « étant affirmé de tout ce qui est », serait affirmé aussi de son propre
genre ; on aboutirait donc à ce résultat que le genre participerait de ce dont
il est le genre, ce qui est manifestement impossible, puisque le genre ne
peut se voir attribuer ce à quoi il est lui-même attribué6693.. Si le genre est
une totalité close, qui n’unit qu’à la condition d’exclure, l’idée de faire de
l’Être le genre de tous les êtres, le genre universel, apparaît d’emblée
comme contradictoire6694.. Si l’être était un genre6695., il comporterait
des différences, génératrices des espèces6696. ; mais ces différences
seraient elles-mêmes des êtres, puisque tout est être, et ainsi, dans le cas de
l’Être, le genre serait attribué à ses différences, or cela est impossible6697..
On ne peut ajouter à l’Être quelque chose qui soit comme une nature
étrangère, à la façon dont la différence est ajoutée au genre ou l’accident au
sujet. Puisque toute science porte sur un genre et que l’être n’est pas un
genre, il ne saurait y avoir une science de l’être. Comment concilier cette
déduction de l’affirmation explicite du début du livre gamma de la
Métaphysique ?
Contre Platon, Aristote adopte une position que l’on dirait nominaliste : il
n’y a pas l’Être en général, de même qu’il n’y a pas une âme en général
(mais une âme végétative, sensitive, intellective) ni une figure en général
(mais le cercle, le triangle etc.), ni un Bien en général (mais différentes
vertus)6698.. Normalement cette récusation de la généralité objective de
l’Être devrait aboutir à la thèse de son homonymie6699. et de son
équivocité. D’ailleurs l’homonymie du bien ne présuppose-t-elle pas celle
de l’être ? L’homonymie de l’Être ne serait qu’un cas particulier d’une
homonymie plus générale, qui serait celle de tout terme commun.
Contre Parménide, Gorgias soutenait que l’Être n’est pas parce qu’il n’est
aucun être déterminé et que ce qui n’est ni ceci ni cela n’est rien. Hegel
reprendra cet argument — auquel Thomas d’Aquin avait déjà objecté qu’il
n’y a plus contradiction dès lors qu’est faite la distinction entre le sens
absolu de l’être (l’existence) et son sens relatif ou prédicatif (être quelque
chose). Le fait que Hegel dise « l’être est l’immédiat indéterminé » montre
seulement qu’il identifie, d’une façon générale, l’être et l’étant pris au sens
courant, écrit Heidegger, « conformément à l’habitude métaphysique mais
aussi en particulier conformément à la manière de penser idéaliste »6700..
Pour Hegel, l’être ne serait pas le commencement absolu s’il avait une
déterminité.
« Supposons, dit Heidegger, qu’il n’y ait pas cette signification
indéterminée d’‘être’ et que nous ne comprenons pas non plus ce que ce
signifier veut dire. Qu’y aurait-il alors ? Seulement un nom et un verbe de
moins dans notre langue ? Non. Dans ce cas, il n’y aurait pas de langue
»6701.. L’« ontologie fondamentale » développée dans Être et Temps se
veut destruction de l’histoire de l’ontologie. Pour Heidegger (à la différence
des existentialistes) la transcendance n’est pas le fait de l’existant mais le
propre de l’Être. L’Être n’est jamais un être, fût-il « suprême » : la théologie
est une métaphysique — elle est de l’ordre de l’ontique, c’est-à-dire qu’elle
est une ontologie manquée. L’Être n’est pas un étant, et il n’est pas
personnel. L’Être heideggérien est un concept formel ne renvoyant à aucune
« réalité » assignable — et il est redevable d’une sorte d’ontologie
apophatique — analogue à ce qu’ont pu être les discours théologiques
apophatiques sur Dieu.
C’est dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (et non
dans Être et Temps) qu’apparaît pour la première fois la différence
ontologique entre l’être et l’étant6702.. Heidegger note l’équivoque du
terme « étant » — qui désigne tantôt la chose qui est, le « ceci », tantôt ce
qui fait que ce qui est ainsi nommé soit un étant, et non plutôt un non-étant
— l’étance6703.. Cette différenciation (Unterscheidung) entre l’être et
l’étant est plus ancienne qu’aucune autre, dit Heidegger, car lorsque nous
différencions un étant d’un autre étant, cette plus ancienne différenciation a
déjà eu lieu.
L’oubli de l’être signifie l’oubli de la différence ontologique. L’ontique qui
est la pensée des étants n’est pas l’application de l’ontologie, elle en est le
refoulement. On opposera en conséquence l’Être, l’Être en tant qu’Être, aux
êtres (les étants particuliers)6704.. Depuis Platon et Aristote l’histoire de la
philosophie a oublié cette différence, ou bien en identifiant l’être avec
l’étant, ou bien en transcendant l’étant vers son être. En oubliant cette
différence, l’Être se présentifie et laisse les étants apparaître. Il se présente
par exemple comme une essence à voir en eux (eïdos) ou bien il se
substantifie et, de cause en cause, on en arrive à l’étant le plus élevé (Dieu).
En promouvant l’être humain à la place de l’Être, Descartes parachève ce
processus.
C’est pour exprimer l’Être sur un mode non métaphysique que Heidegger
utilise la graphie ancienne de Seyn — réservant Sein à l’être considéré par
la métaphysique. Sein renvoie à l’essence de l’étant, Seiendheit, à l’étantité.
Seyn, en revanche, fait signe vers l’Événement (Ereignis)6705..
 
 
2. Être et apparence
 
En laissant l’Être dans l’indétermination élémentaire (l’Être n’est ni eau,
ni air, ni terre, ni feu), Parménide cédait la physique de ses prédécesseurs à
l’opinion et fondait par-là la métaphysique. Le Fragment B VIII donne les
caractères de l’Être : ingénéré et indestructible, donc éternel, tout d’une
pièce, immobile, limité comme une sphère et achevé6706..
Platon suit la leçon de Parménide lorsqu’il fait de l’eïdos l’être véritable,
l’Être en tant qu’Être ou le réellement réel6707. par opposition aux
apparences fugaces et trompeuses. Mais pour bien signifier la supériorité
transcendante du Bien, il situe celui-ci au-delà de l’Être même. Plotin
accordera à son Un cette sublimité.
C’est en grande partie pour répondre aux apories et aux sophismes des
mégariques et des sophistes qu’Aristote établit la double distinction entre
l’être par soi (ou par essence) et l’être par accident d’une part6708., entre
l’être en acte et l’être en puissance d’autre part6709.. Seuls l’être par soi et
l’être en acte sont véritablement.
La distinction que fait Boèce et que Heidegger fera connaître sous le nom
de différence ontologique recoupe celle de l’être et de l’apparence en même
temps que l’opposition entre la substance et l’accident, et entre l’être par
essence et l’être par participation. Seul l’étant est quelque chose, dit Boèce,
l’Être n’est pas un étant. L’Être n’est pas participable, il n’a part à rien
d’autre pour être, l’étant en revanche est par participation à autre chose que
lui : « Pour être, tout ce qui est participe à ce qui est l’être, mais il participe
à autre chose pour être quelque chose. Par conséquent, pour être, ce qui est
participe à ce qui est l’être, mais pour pouvoir participer à autre chose il
faut d’abord qu’il soit »6710..
C’est confondre la présence avec le présent que de rabattre l’Être sur
l’étant. L’identification de l’Être à Dieu, donc au Bien, aura pour
conséquence la détermination du Mal comme non-être6711.. La hiérarchie
de l’Être en l’intensité commande une hiérarchie de valeurs : une créature
est meilleure qu’une autre dans la mesure où elle est pourvue de davantage
d’être6712.. En même temps qu’il affirme une communauté de l’être —
donc l’univocité de l’être — saint Anselme écrit que Dieu en première
instance est « seul à être »6713.. La différence entre le Créateur et la
créature tient au fait que celle-ci est par autre chose (per aliud) tandis que
celui-là est par soi (per se). Cette dualité définit deux modes
d’existence6714..
Pour désigner l’Être absolu de l’absolu, les théologiens byzantins
utilisaient la catégorie d’hyperousia, de super-être, super-essence6715.,
d’origine platonicienne. Plotin avait accordé la priorité à l’Un sur l’être.
Thomas d’Aquin redonnera la primauté de l’ontologie à l’hénologie car
avant d’être un, il faut que quelque chose soit.
Contre Thomas d’Aquin, partisan de la thèse de l’analogie de l’être, et
contre Duns Scot, défenseur de la thèse de l’univocité de l’être, Maître
Eckhart, comme la plupart les mystiques, considère que les termes d’être
(esse, ens) et d’essence appliqués à Dieu et à la créature sont équivoques : il
y a entre la créature et Dieu une incommensurabilité que l’unicité des mots
trahit. Tout au plus peut-on dire que les attributs font signe : les perfections
des créatures sont à Dieu ce que l’enseigne du cabaret est au vin. « Tous les
étants et tout ce qui est du nombre des étants tiennent non pas d’eux-mêmes
mais d’un autre qui le dépasse l’être dont ils ont faim et soif et dont ils ont
l’appétit. C’est pourquoi l’être (esse) ne se fixe pas en eux, ni ne s’y
rattache, ni n’y commence ; il n’y demeure pas non plus en l’absence du
principe supérieur »6716.. Eckhart donne le double exemple de la chaleur et
de la lumière : tandis que la chaleur, selon la causalité univoque, s’enracine
dans l’air et « adhère » au milieu qui « hérite » de cette forme, la lumière
figure la causalité analogique, en tant qu’elle ne se communique pas à la
matière des quatre éléments et qu’au déclin du soleil elle disparaît. «
Lorsque le soleil n’est plus présent, nous n’avons pas non plus de lumière.
C’est ainsi que Dieu se comporte avec ses créatures »6717..
L’identification de Dieu avec l’Être autorisera Heidegger, après Kant, à
parler d’ontothéologie. « On admire qu’il ait décelé la confusion
qu’implique la notion d’ontothéologie, écrit Étienne Gilson à propos de
Heidegger ; on admirerait aussi légitimement qu’il ait lui-même négligé
l’aspect par lequel cette soi-disant confusion est une nécessité pour la
pensée. Car il a beaucoup réfléchi sur l’être, mais fort peu sur Dieu. Or la
transcendance absolue de l’être sur l’étant n’apparaît pleinement, dans la
métaphysique de l’esse, qu’au moment où, théologisant à fond la notion
d’être, elle l’identifie à la notion philosophique de Dieu »6718.. Les
théologiens du Moyen Âge savaient très bien faire la différence ontologique
entre l’être et l’étant, ils s’entendaient fort bien aussi à ne pas ravaler l’être
de Dieu au rang d’étant. L’être de Dieu, dit Avicenne, n’est pas un genre, il
est l’Être même, comme chez Aristote. En même temps, il semble hors de
l’Être, puisqu’il le crée. Dieu n’a pas l’intelligence, la sagesse, la bonté, ni
aucune autre qualité de ce genre, il les est. Les scolastiques parleront de la
convertibilité de l’Être avec le Bien et avec l’Un. Être, Un, Bien sont des
transcendantaux, ils forment système, ils peuvent s’attribuer
réciproquement6719..
Heidegger distingue trois modes de l’apparence : a) l’apparence comme
éclat ; b) l’apparence comme apparaître6720. ; c) l’apparence comme
illusion6721.. « Doxa » ne signifiait pas seulement « opinion » en grec,
mais aussi la considération dont quelqu’un jouit. Le grec du Nouveau
Testament utilisera ce terme de doxa pour traduire la gloire de Dieu6722..
Avec son concept d’« autrement qu’être », Levinas subvertira les dualités
oppositionnelles de l’être et de l’apparence, de l’être et du non-être6723..
L’autrement qu’être désigne l’infini que Totalité et Infini avait
opposé/apposé à la Totalité. Cet infini est moins la présence d’un
Transcendant que celle de sa trace dans une subjectivité appelée à se
désintéresser de soi au profit de l’autre. Contre la psychologie de l’être soi-
même, qui ontologise le soi de manière obscène, l’autrement qu’être est
l’injonction à se substituer à l’autre.
 
 
III. L’ÊTRE ET L’ESSENCE : VOIR L’ESSENCE
 
 
IV. L’ÊTRE ET L’EXISTENCE : VOIR L’EXISTENCE
 
 
V. L’ÊTRE ET LE NON-ÊTRE
 
Dans son ouvrage intitulé Alles und Nichts : Ein Umweg zur Philosophie,
Eugen Fink établit que le néant est présent comme un arrière-fond derrière
le tout qui ne peut jamais être éprouvé, qui n’est jamais donné et que nous
connaissons. Depuis les sophistes jusqu’à Heidegger et Sartre, en passant
par les mystiques, il existe toute une ontologie du non-être, une
méontologie.
Le domaine du non-être englobe un grand nombre de champs et de
catégories. Jacques Lacan distingue la privation (le manque réel), la
castration (le manque symbolique) et la frustration (le manque imaginaire).
La privation peut être aussi divisée en objective (auquel cas elle correspond
à une absence) et en subjective (auquel cas elle correspond à une action de
supprimer). Les présocratiques ont spéculé sur l’opposition entre le plein et
le vide : le vide est une modalité du non-être, qui renvoie à une absence de
réalité physique en Occident, mais à une manière d’absolu en Orient.
L’école indienne du Vaisheshika distinguait quatre non-êtres : le non-être
avant la production, le non-être après la destruction, le non-être d’une chose
dans une autre chose et le non-être absolu. L’interrogation d’Hamlet, « To
be or not to be », a une portée plus générale que la question de savoir s’il
existe une vie après la mort. « Que deviendrait l’homme sans le secours de
ce qui n’existe pas ? », demandait Paul Valéry. Jeanne Delhomme disait
qu’il y a plus dans l’idée de rien que dans celle de tout puisqu’elle
comprend le tout et sa suppression6724.. La langue a cette capacité de faire
proliférer le non-être à l’infini : quel est le statut ontologique de la Dixième
symphonie de Beethoven ou des quatuors de Chopin ?
Au XVIIIe siècle, un certain Louis Coquelet a écrit un Éloge de Rien, dédié
à personne. Dans son « Épître dédicatoire », il avoue : « Quand enivré de la
folle vanité de me faire un nom dans la République des Lettres, j’ai quitté le
tranquille séjour de la Province pour venir me transplanter à Paris, le séjour
de la confusion et du désordre, veut-on savoir qui à mon arrivée en cette
ville est venu me visiter et me faire des offres de services ? Personne
»6725..
La loi du tout ou rien s’applique d’abord à l’Être lui-même : l’Être, c’est
tout l’Être car en dehors de lui il n’y a rien. Nul être n’est un petit peu, ou
moins ou beaucoup plus. Entre l’Être et le Rien, il n’y a pas de degrés. Tout
ou rien : être ou ne pas être ; on n’est pas à moitié. Hamlet avait raison et
souffrait qu’un acte n’obéît pas à cette même logique. Un alpiniste gravit la
montagne, s’il manque un seul mètre, la montagne n’aura pas été gravie.
Alors on dira qu’il n’a pas vaincu la montagne mais que la montagne l’a
vaincu. Tout ou rien signifie donc l’opposition de l’existence et de
l’inexistence d’un phénomène ou événement quelconque. Une femme n’est
pas un petit peu enceinte : elle l’est ou elle ne l’est pas. Le tout ou rien se
moque de la quantité relative au nom de la quantité absolue, car c’est cette
dernière qui fait ou non la qualité.
Et pourtant il y a bien de la différence entre rien et le non-être, entre « rien
» et « un rien ». Dans nombre d’usages, le rien (et il en va ici de même avec
le néant) n’est plus la réification de la négation mais une espèce de
précaution critique consistant à écarter du principe toute détermination
dérivée : c’est ainsi que l’on dit de l’Un qu’il est le néant de ce qui procède
de lui, ou que l’âme intellective n’est rien de ce qu’elle connaît, ou que la
matière n’est rien de ce dont elle est la matière. Par ailleurs, lorsque nous
disons « je n’ai rien dit », ou « je n’ai rien fait », « je n’ai rien trouvé », il
est clair que ces énoncés n’ont de valeur que relative, et que le « rien »
qu’ils exhibent ne nie que le quelque chose que l’on attendait. Il suffit donc
de l’absence d’un quelque chose pour que le rien ait un sens. Il en va de
même avec « personne ». Et de même que « personne » signifie aussi
quelqu’un (voir le jeu de mots dont Ulysse profita contre le cyclope), rien
veut dire aussi quelque chose. « Mêden », « rien » en grec, signifie
étymologiquement « pas un ». Rien, c’est « pas un quelque chose ».
C’est parce qu’il renvoie à un petit quelque chose que le terme de « rien »
a fini par céder à celui de « néant » la capacité de désigner le non-être. «
Rien » vient du latin rem, l’accusatif de res, la chose, le bien, la propriété,
l’affaire. Un petit rien, c’est déjà quelque chose, car on n’imagine guère un
petit néant ! Entre le tout et le rien, il y a le quelque, qui peut prendre la
forme de ce que V. Jankélévitch appelait presque-rien, « ce rien qui est tout
»6726.. À l’époque classique, le rien est non pas le non-être mais l’être
infinitésimal. C’est à l’infini qu’il s’oppose chez Pascal. Fénelon écrit dans
le même sens que l’homme est « un rien qui connaît l’infini »6727.. Le rien
n’est pas le néant mais le très petit quelque chose. En latin nihil signifiait
étymologiquement : pas même le hile (ce minuscule point noir presque
imperceptible qui marque la naissance du germe de certaines graines
comme la fève).
À partir des quatre rubriques de la table des catégories, Kant, qui le définit
d’une manière générale comme le concept auquel ne correspond aucune
intuition, distingue quatre sens du rien : selon la quantité, le rien est l’ens
rationis6728., le concept vide sans objet, comme les noumènes, c’est-à-dire
de simples possibilités ; selon la qualité, le rien est le nihil privativum,
l’objet vide d’un concept, c’est-à-dire ce concept du manque de l’objet
appelé grandeur négative (ainsi l’ombre ou le froid)6729. ; selon la relation,
le rien est l’ens imaginarium, l’intuition vide sans objet, c’est-à-dire
l’espace et le temps, comme simples conditions formelles de l’objet ; selon
la modalité, le rien est le nihil negativum, l’objet vide sans concept, c’est-à-
dire le contradictoire, l’impossible pur et simple (comme la figure limitée
par deux droites) 6730..
On a souvent retiré au Rien la noblesse qu’on accordait au Néant. Le Rien
n’a pas la plénitude métaphysique du Néant : manière de préférer l’Être au
Tout. Le Néant est une absolutisation du rien: « Poser le néant, écrit M.
Heidegger, c’est nier l’étant dans sa totalité »6731..
« Néant » a été rapporté tantôt à ne-entem (ne négatif plus l’accusatif de «
ens », « étant » en latin), tantôt à ne-gentem (ne négatif plus l’accusatif de «
gens ») : il signifie littéralement « pas un étant » ou « pas un être vivant
»6732.. Montesquieu parlait des « gens de néant » pour désigner des gens
sans naissance. Et c’est parce que le néant renvoie à l’idée d’une
inassignable origine que le terme a été utilisé en théologie pour désigner le
ex nihilo qui qualifie la Création. D’où la thématique pascalienne d’une
existence humaine suspendue entre deux néants : ce qui sort du néant doit y
retourner.
Le cardinal de Bérulle distinguait trois néants : le néant du créé, le néant
du péché et le néant de l’abnégation. Par ce dernier, le pénitent « creuse en
quelque sorte son vide »6733. pour laisser place à Dieu. Ce troisième néant
signifie par conséquent la capacité à recevoir Dieu. Dans la littérature
mystique et parénétique, le néant est la marque du rapport de l’homme à
Dieu.
Il n’y a d’absence que sur fond de présence possible : « Je ne dirai pas (…)
que l’Aga Khan ou le sultan du Maroc sont absents de cet appartement
»6734., écrit Sartre. Là où est le manque, nous voyons toujours quelque
chose en lieu et place de ce qui nous manque6735.. De même, le nihil du
nihilisme signifie moins le non-être ou le néant absolument opposé à l’être
que l’absence de valeur. Le terme de « nihiliste » apparaît en français au
XVIIIe siècle. Le nihilisme6736. est une haine de l’être : la haine de son
existence propre a été convertie en haine de l’existence.
 
 
1. Le non-être n’est pas
 
L’être n’a pas d’opposé. Quel serait le contraire du concombre,
interrogeait le poète Antonio Machado ? Le non-être n’est pas le contraire
de l’Être, mais son contradictoire6737..
C’est parce qu’ils estimaient impensable l’affirmation de l’être du non-être
(ce du étant entendu comme signe d’appartenance et signe de naissance : le
non-être n’a pas d’être et l’être ne naît pas du non-être) que les philosophes
grecs récusaient l’idée de création : il n’y a, pensaient-ils, pas de
commencement dans le non-être — d’où la position du temps, de la
matière, du cosmos comme éternels.
Si rien ne peut sortir de l’Être, au sens de s’extraire de lui, la pensée ne
peut être qu’en lui et que par lui. L’Être est et ne peut pas ne pas être dit,
affirme Parménide6738.. Le non-être est donc à la fois inconnaissable et
inexprimable6739.. Le Fragment B VI énonce ce qui deviendra la thèse
centrale de la métaphysique occidentale : « L’être est, le non-être n’est pas
». « Il faut abandonner la voie de l’impensé »6740., dit le chef de file de
l’école éléate. Cette voie est celle du non-être, donc de l’opinion fausse.
Le « soit » du mathématicien est un fiat épistémologique. Entre le non-être
et l’être, il y a rupture, et non passage. Au XVIIe siècle, le vide était assimilé
au non-être, et le plein à l’être. D’où le verrou métaphysique qui empêchait
de penser une création divine trouée de vide6741..
Dans L’Évolution créatrice, Bergson caractérise la métaphysique classique
par le fait qu’elle aborde l’être par la médiation du néant, comme ce qui
surgit du néant et comme ce qui est pour ainsi dire menacé par sa néantité.
C’est pourquoi la question de la métaphysique est celle du principe de
raison suffisante : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Mais
l’idée de néant est, selon Bergson, de nature illusoire, elle n’est que
l’hypostase du travail de négation. Elle est proprement un mirage, dans sa
triple dimension : apparence surgie sur fond positif de la réalité, il ne peut
embrasser la totalité et suppose l’horizon de la perception ; il est l’image
inversée du réel ; il est désiré au sein d’une réalité indifférente ou adverse.
Bergson montre l’impossibilité d’une pensée du Rien : « Mon esprit, écrit-
il, peut se représenter abolie n’importe quelle chose existante mais si
l’abolition de n’importe quoi par l’esprit était une opération dont le
mécanisme impliquait qu’elle s’effectue sur une partie du Tout et non pas
sur le Tout lui-même, alors l’extension d’une telle opération à la totalité des
choses pourrait devenir chose absurde, contradictoire avec elle-même
»6742.. L’abolition, comme la conscience phénoménologique, est portée
nécessairement sur quelque chose ; si elle était de Tout, elle devrait être
également abolition de soi — ce qui implique contradiction. La condition
de la suppression est le remplacement d’une chose par une autre, comme
lorsque la ville remplace la forêt : « La suppression de tout absolument
implique une véritable contradiction dans les termes, puisque cette
opération consisterait à détruire la condition même qui lui permet de
s’effectuer »6743.. Les logiciens anglo-saxons appelleront ce mécanisme
autocontradiction performative. En d’autres termes, Bergson pense que le
rien n’est pas inductible, ce n’est « plus une idée, ce ne serait qu’un mot
»6744.. L’Être est présence ; il ne peut être absence que pour un être
capable de mémoire ou de prévision. Si l’être humain était réduit à sa seule
perception, il n’aurait jamais détenu le mot « rien » — il n’y a donc pas «
rien » face au « tout » comme chien de faïence, et l’on comprend que
Lavelle écrive que « ce qu’il y a d’admirable dans l’exercice de la liberté,
c’est qu’il y a en elle le Tout et le Rien »6745..
Le problème ontologique du « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que
rien ? » disparaît avec l’alternative : il n’y a pas quelque chose plutôt que
rien, le rien ne saurait prendre la place du quelque chose ou de l’être : le
néant inexiste (au sens négatif) et l’être est, et l’exact ajustement de l’un sur
l’autre ne laisse plus place à une question6746..
 
 
2. Le mixte d’être et de non-être
 
On ne dira pas « je suis mort » sinon par plaisanterie ou emphase. En
revanche, « mon père est mort » est un jugement énonçable qui traîne avec
lui tout son poids de paradoxe : mon père est quelque chose qui est le fait de
n’être plus.
En posant l’existence du vide comme non-être6747., les atomistes antiques
réalisèrent une sorte de synthèse entre l’éléatisme et l’héraclitéisme. Et, par
une voie logique et non plus physique, Platon effectue le même mélange
lorsque dans Le Sophiste il dit de l’Être qu’il est à la fois un et
multiple6748., en mouvement et en repos6749.. La thèse révolutionnaire
défendue par Platon est celle de la pensabilité du non-être à partir de la
suppression de son caractère absolu. Que le non-être absolu ne soit pas,
Platon l’accorde volontiers à Parménide. Mais il convient d’admettre
l’altérité à côté de l’être parmi les genres suprêmes comme fondement de la
relation que les genres eux-mêmes entretiennent entre eux. À la fin du
Sophiste, Platon détermine le non-être non comme la destruction ou
l’absence de l’être mais comme son Autre6750.. Il s’ensuit que le non-être
est dans tous les genres.
Le Sophiste pose l’existence de cinq grands genres : le mouvement, le
repos, l’être, le même, et l’autre6751.. Ainsi l’Idée d’être est désormais
médiane et permet de dialectiser toutes les autres Idées et de rendre compte
de la possibilité de l’erreur. Pour expliquer la sophistique, en effet, et
montrer sa nature antinomique avec la philosophie, il faut que le non-être
puisse être. C’est donc sous la pression de la réalité de l’erreur et du
mensonge que Platon admet un certain être du non-être, de même que c’est
sous la pression de la réalité du mal que les penseurs chrétiens admettront
une part de non-être au sein de l’être. Non seulement on peut penser ce qui
n’existe pas, mais on peut en discourir à l’infini et persuader les autres
grâce aux fleurs de la rhétorique.
Au début de son dialogue6752., Platon parle d’un « pantélôs on », d’un
totalement étant : il est la totalité de toutes les déterminations de l’être,
c’est-à-dire la synthèse de toutes les formes déterminées de ce qui est. Il est
l’Être en tant qu’il intègre toutes ses propres déterminations, c’est-à-dire
corrélativement toutes ses propres négations. Si le non-être est la négation
interne et relative de l’être, le pantélôs on est la totalité de tout ce que l’Être
est et de tout ce qu’il n’est pas. Il est la relation totale et systématique des
formes qui englobent toutes les relations réelles ; il est la vie rationnelle de
l’Être, et, en tant que tel, il annonce la « vie totale » du Timée6753., c’est-à-
dire la vie organique et totale de tout ce qui est. Le pantélôs on est la
synthèse totalisée de la mobilité et de l’immobilité, du temps et de
l’éternité, de l’identité et de l’altérité.
C’est le non-être en tant qu’altérité qui exprime la relation entre les idées.
Sans lui, on ne sortirait pas de l’identité : ce que montrent jusqu’à l’absurde
les raisonnements éristiques.
Le coup de force théorique de Platon, le « parricide » qu’il commit contre
Parménide, fut de considérer le non-être non seulement comme le contraire
de l’être mais comme un autre être que l’être. En quelque façon, l’être n’est
pas et le non-être est (l’énoncé de Parménide est inversé). Platon montre
que toute négation est détermination6754. : énoncer le non-être, c’est déjà
le faire être. Ici Platon reprend l’argument de Gorgias : « le non-être est
non-être », soit le jugement qui ne fait qu’appliquer le principe d’identité,
est autocontradictoire, la grammaire fait sens, la syntaxe et la sémantique
sont inséparables.
Dans Le Sophiste, Platon fait tenir à l’Étranger d’Élée le raisonnement
suivant : si le non-être était posé dans l’absolu, ainsi que le fait Parménide,
alors il serait impossible d’énoncer quoi que ce fût de faux6755.. Certes, le
non-être est impossible à concevoir mais il est également impossible à
réfuter. D’ailleurs, dire du non-être qu’il est inexplicable, inexprimable,
inénonçable, n’est-ce pas, par ces attributions mêmes, lui conférer une
certaine réalité ?6756. Le sophiste a tout intérêt à se servir de la thèse de
Parménide — que l’être est et que le non-être n’est pas — pour faire croire
que tout ce qu’il dit est vrai. Or le propre de son discours justement est d’«
entrelacer »6757. les deux — ce qui en fait un simulacre de discours. Il faut
admettre dans une certaine mesure que ce qui est n’est pas et que ce qui
n’est pas est6758. si nous voulons saisir la nature de cet antiphilosophe
qu’est le sophiste, maître des simulacres. Il y a violence contre Parménide à
admettre que sous un certain rapport le non-être est et que l’être n’est pas
— l’Étranger d’Élée se demande s’il n’est pas devenu « une sorte de
parricide »6759. mais cette conséquence est inévitable, sinon le sophiste et
le philosophe deviennent des figures indistinctes.
Les difficultés soulevées par les Éléates à propos de l’opposition de l’être
et du non-être embarrassèrent l’esprit grec faute de distinction entre les
diverses sortes d’oppositions de concepts. Aristote les résolut en distinguant
la privation de la négation, la contrariété de la contradiction. Le Stagirite
distingue trois espèces de non-être6760. : a) le faux, c’est-à-dire l’union ou
la séparation du prédicat et du sujet quand elle n’est pas conforme à la
réalité ; b) la pure puissance, comme non-homme ; c) l’absence d’une
qualité positive comme non-blanc ou non-bon. Il n’y a pas de néant absolu
chez Aristote : la corruption, par exemple, est toujours pensée en liaison
avec la génération. Le néant apparaît comme un moment de l’essence sur le
mode du « n’être pas encore » ou du « ne plus être ».
Contre Platon Aristote objecte que c’est parce qu’il n’y a pas d’espèces
dans le non-être ni de différences dans la privation que la dichotomie en A
et non-A bloque le travail de la division et de la classification. S’il y a, par
exemple, différentes sortes de pattes, il n’y a pas plusieurs manières de ne
pas en avoir6761.. La division s’arrête donc, à moins qu’on ne la continue
en faisant appel à un point de vue nouveau, en divisant par exemple « ailé »
et « non ailé » en « domestique » et « sauvage ». Mais la classification ne
garde alors pas plus d’unité qu’une série de phrases qu’on réunirait par de
simples conjonctions.
Selon Aristote, l’erreur de Platon fut d’avoir fait du non-être un principe
opposé en quelque façon à l’être. Certes il refusait d’en faire un contraire
mais il persistait à y voir une négation de l’être. Or c’est là se laisser abuser
par le langage : ce n’est pas parce qu’on place une particule négative devant
un substantif que l’on obtient une négation ; on obtient tout au plus un nom
indéfini, il serait même plus exact de dire qu’on n’a même pas affaire à un
nom car une telle expression signifie « n’importe quoi ». Il n’y a pour
Aristote de négation que dans la proposition ; or la proposition, même
négative, ne porte pas sur le non-être, mais sur l’être. Le discours prédicatif
qu’une conception éléate du non-être mettait en question est ce par quoi le
négatif vient à l’être. Il faut donc renverser les termes : ce n’est pas
l’existence du non-être qui rend possible le discours prédicatif, mais c’est le
discours prédicatif qui, en opérant des dissociations dans l’être, y rend
possible le travail de la négation6762..
Par ailleurs, Aristote place entre l’être et le non-être un intermédiaire, la
puissance, et, ce faisant, coupe à la racine nombre de sophismes et de
paralogismes qui jouaient sur les alternatives.
 
 
3. L’être absolu du non-être
 
Saint Paul décrit une création travaillée par le néant à cause du mal6763..
Inversement, Mallarmé parlait6764. de la goutte de néant qui manque à la
mer6765. : sans ce rien qui la nargue, la totalité serait prise en défaut (le
vice et le manque). Sans rien, le Tout serait incomplet, avec lui il est troué.
Alors, entre le Tout et Rien et le Tout ou Rien, convient-il de choisir ? Les
deux termes de l’alternative n’ont pas le même sens, puisque le second est
une alternative même. Omnia risus, omnia pulvis et omnia nil sunt, disait un
proverbe latin : « tout est dérision, tout est poussière et tout n’est rien ».
Un mythe peul raconte qu’avant la création du monde, avant le
commencement de toutes choses, il n’y avait rien, sinon un être. Cet être
était un vide sans nom et sans limite, mais c’était un vide vivant, couvrant
potentiellement en lui la somme de toutes les existences possibles6766.. Le
Rien serait la matrice du Tout, et sur ce chapitre ce n’est pas la science qui
ira démentir le mythe. Mais si, du Rien, Tout est né, alors, avant le Tout,
c’est le Rien qui occupait sa place et remplissait sa fonction : le Rien était
Tout. Si donc Tout est né de Rien, c’est qu’il lui était de toute éternité
identique. Atoum, le dieu-soleil de l’Égypte ancienne, a un nom dont la
racine consonantique tm se retrouve dans un verbe qui signifie « ne pas être
» et dans un substantif qui signifie « la totalité ». Atoum est le Tout né du
Non-Être.
La thématique du Néant appliqué à Dieu, comme chez Maître Eckhart,
vient de la volonté d’arracher le Créateur infini et tout-puissant à
l’immanence de l’Être. « Être vide de toutes les créatures, c’est être plein de
Dieu », écrit Maître Eckhart6767.. Les mystiques allemands distinguaient le
Nichts, l’Absolu, du Nichtiges, le Néant. L’effacement du monde, la nudité,
la pauvreté n’aboutissent pas à un Néant. Pour Angelus Silesius, Dieu est à
la fois Tout et Rien comme le sera plus tard, aux yeux de Jacobi, la
substance spinoziste. On peut définir le mysticisme comme ce mode de
pensée pour lequel le Tout et le Rien ne sont plus des contradictoires mais
des corrélatifs. Dans les Noms divins et la Théologie mystique le Pseudo-
Denys l’Aréopagite thématise le Bien comme Non-Être — supérieur et
antérieur à l’Être. Jean Scot Érigène reprendra cette négativité
fondamentale : « Dieu est la cause de l’Être pour tous les existants mais
Lui-même, puisqu’il subsiste au-delà de toute essence, est Non-Être »6768..
Jean Scot Érigène appelle nature la totalité qui englobe l’être et le non-être.
Les non-étants sont « les réalités qui ne peuvent ni devenir perceptibles par
les sens ni devenir connaissables par l’entendement, du fait de leur absolue
transcendance, de leur unité indivisible et de leur simplicité »6769.. Selon
le philosophe irlandais, le concept d’Être n’est pas prédiquable au sens
propre de Dieu car l’Être procède de Dieu mais Dieu en lui-même n’est pas
l’Être, il subsiste au-delà du champ de l’Être comme Sur-Être (superesse)
qui excède toute parole et tout entendement.
L’idée selon laquelle sans le vide il n’y aurait... rien est commune au
taoïsme et au bouddhisme. « Non-être et Être sortant d’un fond unique/ne se
différencient que par leurs noms./Ce fond unique s’appelle
Obscurité./Obscurcir cette obscurité,/voilà la porte de toutes merveilles »
écrit Lao Tseu6770.. Plus loin, un chapitre6771. est consacré à la positivité
du vide : « Trente rayons convergent au moyeu /mais c’est le vide médian
/qui fait marcher le char./On façonne l’argile pour en faire des vases,/ mais
c’est du vide interne/que dépend leur usage./ Une maison est percée de
portes et de fenêtres,/ c’est encore le vide/qui permet l’habitat./ L’Être
donne des possibilités,/c’est par le non-être qu’on les utilise ». Comme
vacuité, le rien est le réceptacle du fait.
Le bouddhisme accorde au vide un contenu analogue : « Le Vieux P’ang
n’a besoin de rien en ce monde :/ Tout est vide pour lui…/Quand le soleil
s’est levé, il marche par le Vide,/ Quand le soleil se couche, il s’endort dans
le Vide ;/ Assis dans le Vide il chante ses chants vides,/ Et ses chants vides
se répercutent dans le Vide./ N’ayez surprise d’un Vide si bien vide,/ Car le
Vide est le siège de tous les Bouddhas »6772.. Le vide sanskrit (sunya) a
plus d’affinités avec le vide de la physique qu’avec le non-être de la
métaphysique. Le vide dans le bouddhisme est l’absolu : or, loin d’être non-
être, l’absolu est plénitude d’être. Sans doute est-ce la raison métaphysique
qui fit des mathématiciens indiens les inventeurs du zéro, lequel6773. vient
du sifr arabe (d’où vient aussi notre mot de « chiffre »), lequel à son tour
venait du sunya sanskrit6774.. Dans un système de numération décimale la
place vide n’est pas rien6775., c’est pour ne l’avoir pas reconnue que Rome
s’est astreinte à des opérations arithmétiques compliquées.
À l’époque contemporaine une école philosophique japonaise dite École
de Kyoto, et représentée par les trois principales figures de Nishida, de
Tanabe et de Nishitani, a prolongé la réflexion sur le néant à partir d’un
dialogue entre la tradition bouddhiste et certains courants de la pensée
occidentale (Nishitani a souligné la proximité de la vacuité bouddhiste et de
la kénose6776. paulinienne). Selon ces philosophes, la question du néant est
plus fondamentale que celle de l’être. Le néant habite le sujet lui-même, il
révèle que l’individu, le « je », la conscience ne sont que d’illusoires
apparences. « Ce n’est pas l’être mais le néant qui offre un fondement dans
l’homme pour la liberté », affirme Tanabe6777..
 
 
4. L’équivalence de l’être et du non-être
 
La première thèse du traité de Gorgias Du non-être ou De la Nature est
que « rien n’existe »6778.. Si le non-être est, argumentait le sophiste, il est à
la fois et ne sera pas. Car dans la mesure où il n’est pas pensé comme être,
il ne sera pas, mais dans la mesure où il est non-être, il sera à nouveau. Or il
serait tout à fait contradictoire qu’une chose fût à la fois et ne fût pas. Par
conséquent, le non-être n’est pas. Par ailleurs, si l’on accorde au non-être
qu’il est, il s’ensuivra que l’être, son contraire, n’est pas. L’être ne peut rien
signifier de plus que le non-être6779.. Le sophisme venait du fait que l’être
est toujours pris absolument alors qu’il ne peut être pris ainsi que lorsqu’il
désigne la position absolue de l’existence par laquelle on affirme que l’être
est. Il faut donc distinguer l’être au sens absolu et l’être au sens de la
prédication (qui énonce non que l’être est, mais ce qu’il est). De ce que
nous disons que le non-être est le non-être, il ne s’ensuit donc pas que le
non-être soit, absolument parlant. Le sophisme de Gorgias tient dans ce jeu
sur le double sens du mot « être ».
Dans son Livre du néant6780., Charles de Bovelles dit que la proposition «
Le néant n’est rien » peut être lue de deux manières, l’une négative, l’autre
affirmative et positive6781. : a) rien n’est rien, le rien n’existe pas ; b) rien
est rien — il y a quelque chose qui s’appelle le rien et qui existe.
Avant que Hegel n’identifiât au début de la Science de la Logique l’Être et
le Non-être, Léger-Marie Deschamps, dit Dom Deschamps, avait établi que
« Tout et Rien sont la même chose, par la raison que le Rien n’est et ne peut
être que la négation du sensible en général et en particulier, et que Tout est
cette même négation »6782.. Voici ce qu’écrit Deschamps : « On a cru que
le Rien était la négation de toute existence, mais dès qu’il y a une existence
négative, il ne peut pas être la négation de cette existence, car il serait la
négation de lui-même, ce qui répugne. Il n’est donc que la négation de
l’existence positive et sensible, et le mot Rien en effet ne dit jamais, et ne
peut jamais dire dans notre bouche, que la négation de telle ou telle chose
sensible, du blé dans les champs, de raisin dans les vignes, etc. Or Tout est
également la négation de l’existence positive (d’où les attributs d’infini qui
nie le fini ; d’éternel qui nie le temps ; d’unique qui nie l’Être un et les êtres
en nombre ; de par soi qui nie l’Être et les êtres existants les uns par les
autres, etc.), donc Tout et Rien sont la même chose ; donc la philosophie
théologique a raison de dire que les êtres sont tirés du néant…»6783..
Dire du Tout qu’il n’est rien ou du Rien qu’il est Tout, ce n’est même pas
se contredire, ou ignorer le principe de non-contradiction — car Tout et
Rien ne sont pas réellement des contraires. Comment Tout pourrait-il avoir
un contraire ? Un genre n’a pas de contraire, seul un attribut peut en avoir.
Or Tout n’est pas un attribut. C’est cette parenté idéelle entre le Tout et le
Rien que Bergson souligna dans L’Évolution créatrice : « Si maintenant
nous analysons cette idée de Rien, nous trouvons qu’elle est, au fond, l’idée
de Tout, avec, en plus, un mouvement de l’esprit qui saute indéfiniment
d’une chose à l’autre, refuse de se tenir en place, et concentre toute son
attention sur ce refus en ne déterminant jamais sa position actuelle que par
rapport à celle qu’il vient de quitter. C’est donc une représentation
éminemment compréhensive et pleine, aussi pleine et compréhensive que
l’idée de Tout, avec laquelle elle a la plus étroite parenté »6784..
S’il n’y avait rien en dehors de la totalité, c’est-à-dire s’il n’y avait pas
rien, à proprement parler, il n’y aurait pas même de totalité. La totalité
n’échappe pas davantage au Rien qu’à elle-même. Wittgenstein a dit : « La
totalité des états de choses existants détermine également quelles sortes
d’états de choses n’existent point »6785.. L’article suivant du Tractatus
logico-philosophicus énonce que « l’existence et l’inexistence d’états de
choses constituent la réalité »6786..
« L’Être, écrit Hegel au début de la Science de la Logique, est l’immédiat
indéterminé »6787.. On ne peut rien penser en lui, il n’est que ce penser
vide — il est donc « en fait néant, ni plus ni moins que néant »6788.. Néant
a la même détermination ou plutôt la même absence de détermination que
l’Être : « L’être pur et le néant pur sont la même chose »6789..
Hegel commence la Science de la Logique par la Théorie de l’Être. Le
commencement, écrit-il, n’est pas un Néant pur et simple, mais un Néant
d’où quelque chose doit sortir ; l’Être est donc déjà contenu dans le
commencement. Celui-ci contient par conséquent les deux : l’Être et le
Néant, il est l’unité de l’un et de l’autre. Ce qui commence, en effet, est
déjà, tout en n’étant pas encore : le commencement est l’unité indifférenciée
de l’Être et du Néant.
Hegel montre que l’antinomie kantienne de la finitude et de l’infinitude du
monde6790. repose sur l’opposition de l’Être et du Néant, qui n’est qu’une
opposition unilatérale de l’entendement que la dialectique de la raison
spéculative dépassera. Du point de vue de la raison, l’Être et le Néant sont
une même chose. « Tous les concepts, en somme, de la philosophie, écrit
Hegel, sont des exemples de cette unité »6791.. Il est banal de dire « il n’est
plus », « il est mort ». La langue permet l’expression d’un non-être comme
être et d’un être comme non-être. La privation est une forme de possession.
 
 
5. L’ontologie du néant
 
Le non-être est davantage la négation de l’être que son contraire. Peut-il
avoir une réalité autre que logique ? En d’autres termes, peut-il être autre
chose que la négation ? C’est la thèse que défendait Kant dans son Essai
pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative. Kant y
distinguait l’opposition réelle6792. — la privation — du simple manque ou
absence. Il faut reconnaître une positivité du négatif : la force qui supprime
une chose est au moins égale à celle qui la fait exister. Dans cet opuscule
précritique, Kant donne toute une série d’exemples de grandeurs négatives :
la dette est un capital négatif6793., inversement le capital est une dette
négative6794., la répulsion ou impénétrabilité est une attraction
négative6795., le déplaisir est un plaisir négatif, l’aversion est un désir
négatif, l’interdit un commandement négatif, la punition une récompense
négative etc. Les grandeurs négatives existent aussi bien dans le monde de
la psychologie et de la morale que dans celui de la physique, elles touchent
aussi bien la réalité humaine que la nature. La privation est plus puissante
que l’absence : si ne pas donner est un mal, voler est un mal plus grave
encore6796. ; il y a bien de la différence entre ne pas aimer et haïr, qui sont
les deux formes du non-amour6797.. Lorsque Kant dit de l’abstraction
qu’elle est une « attention négative »6798., il est bien prêt de ce que Sartre
appellera néantisation.
Dans la conférence de 1929 publiée sous le titre de « Qu’est-ce que la
métaphysique ? », Heidegger écrit : « Le Néant est antérieur au ‘Non’ et à
la négation »6799.. Sartre retient cette priorité ontologique du Néant sur la
négation logique en écrivant à propos de Heidegger dans L’Être et le Néant
: « Si le néant fonde la négation, c’est qu’il enveloppe en lui comme sa
structure essentielle le non »6800.. L’Être et le Néant s’ouvre sur « Le
problème du néant » (titre de la première partie) dont le chapitre premier
traite de « L’origine de la négation ». La question suppose la négation,
laquelle suppose le néant. Ce n’est pas la négation qui conditionne le Néant
mais l’inverse6801.. Alors que Hegel posait la postériorité logique du néant
par rapport à l’être6802., à la conception dialectique, Sartre, après
Heidegger, opposera une conception phénoménologique du néant. De même
que le temps n’est pas mais « se temporalise »6803. (zeitigt), le néant
néantise, écrit Heidegger, lequel forge le verbe nichten (« néantir », «
néantiser »), parce que le néant n’est pas néant, et il n’est pas non plus un
anéantissement (physique). Le néantissement (Nichtung) est l’essence du
Néant, c’est le Néant lui-même qui néantise (das Nichts selbst
nichtet)6804.. Sartre invente le syntagme « est été » pour éviter de faire
retomber le Néant dans l’Être : « Le Néant n’est pas, le Néant ‘est été’
»6805.. À la question « Est-il une conduite qui puisse révéler le rapport de
l’homme avec le monde ? », on admet par principe la possibilité d’une
réponse négative6806.. « Nous sommes environnés de néant. C’est la
possibilité permanente du non-être, hors de nous et en nous, qui conditionne
nos questions sur l’être »6807.. Dire : l’être est cela, c’est dire : en dehors
de cela il n’est rien6808.. « La condition nécessaire pour qu’il soit possible
de dire non, c’est que le non-être soit une présence perpétuelle, en nous et
en dehors de nous, c’est que le néant hante l’être »6809..
L’Être et le Néant fait jouer (sans faire coïncider) la dualité de l’être et du
néant avec la dualité de l’en-soi et du pour-soi. Le caractère néantisant du
pour-soi6810., c’est-à-dire de la conscience, a été développé dans les
travaux préparatoires sur l’émotion6811. et l’imagination6812.. « L’image
enveloppe un certain néant (…). Si vive, si touchante, si forte que soit une
image, elle donne son objet comme n’étant pas »6813.. La conscience
imageante pose son objet comme un néant6814.. La caractéristique
essentielle de l’image mentale est « une certaine façon qu’a l’objet d’être
absent au sein même de sa présence »6815.. Dans L’Être et le Néant, à
partir de la dualité gestaltiste du fond et de la forme, Sartre applique à
l’expérience de la perception la fonction néantisante de la conscience qui
avait déjà été étudiée à propos de l’émotion et de l’imagination. Lorsque
nous avons rendez-vous avec un ami dans un café et que nous ne le voyons
pas, nous pouvons dire et penser : « J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas là
»6816.. Comme l’émotion et comme l’imagination, la perception se fait sur
fond de néant.
Parce que la négativité est une notion dialectique impliquant un processus
positif, Sartre a usé du terme de négatité pour désigner une qualité purement
négative sans finalité de dépassement. « Plus abyssales que l’adéquation
pure et simple à la négation logique sont la rudesse de la transgression et la
morsure de l’exécration, avait écrit Heidegger. Plus responsables sont la
douleur du refuser et la cruauté du défendre. Plus accablante, l’âpreté de la
privation. Toutes ces possibilités du comportement néantissant — forces
dans lesquelles la réalité-humaine6817. supporte sa déréliction, ne sont
point des espèces de la négation pure et simple. Mais cela ne les empêche
pas de s’exprimer par le Non et par la négation »6818.. « Ce que nous
venons de montrer par l’examen de la distance, écrit Sartre de son côté,
nous aurions pu tout aussi bien le faire voir en décrivant des réalités comme
l’absence, l’altération, l’altérité, la répulsion, le regret, la distraction, etc. Il
existe une quantité infinie de réalités qui ne sont pas seulement objets de
jugement, mais qui sont éprouvées, combattues, redoutées etc., par l’être
humain, et qui sont habitées par la négation dans leur infrastructure, comme
par une condition nécessaire de leur existence. Nous les appellerons des
négatités. Kant en avait entrevu la portée lorsqu’il parlait de concepts
limitatifs (immortalité de l’âme), sortes de synthèses entre le négatif et le
positif, où la négation est condition de positivité »6819..
L’être en soi est « de trop pour l’éternité »6820., la boursouflure de la
racine du marronnier dans La Nausée en a donné l’expression littéraire. En
revanche, l’être pour soi est définitivement en manque. Alors que l’être en
soi est ce qu’il est (proposition analytique), l’être du pour-soi est ce qu’il
n’est pas et n’est pas ce qu’il est (proposition synthétique)6821.. L’être en
soi n’est que ce qu’il est, tandis que l’être pour soi n’est que ce qu’il n’est
pas.
Le néant, l’être en soi, tout pris qu’il est dans sa compacité, ne saurait le
produire. Mais le néant ne peut être conçu non plus en dehors de l’être. Il
doit par conséquent exister un « être par quoi le néant revient aux choses
»6822.. Cet être par qui le Néant vient au monde doit d’être son propre
Néant6823.. Cet être est l’homme. « L’homme est l’être par qui le néant
vient au monde »6824.. On mesure ici toute la distance qui sépare la
position existentialiste de Sartre de celle, ontologique, de Heidegger qui
écrivait : « L’homme est la sentinelle du néant ». Sartre identifie cette
trouée dans l’Être à la liberté et retrouve chez Descartes la possibilité pour
la réalité humaine de secréter un néant qui l’isole6825..
Heidegger définit l’angoisse comme la disposition fondamentale qui nous
place face au néant. « Dans la nuit claire du Néant de l’angoisse se montre
enfin la manifestation originelle de l’existant comme tel : à savoir qu’il y ait
de l’existant — et non pas Rien »6826.. « Que l’angoisse dévoile le Néant,
c’est ce que l’homme confirme lui-même lorsque l’angoisse a cédé. Avec le
clairvoyant regard que porte le souvenir tout frais, nous sommes forcés de
dire : ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n’était
‘réellement’…rien. En effet : le Néant lui-même — comme tel — était là
»6827.. Le néant est éprouvé dans l’angoisse. L’angoisse ne révèle pas
l’être, mais le néant. Sartre loge le néant au cœur de la réalité humaine, ce
qui signifie qu’il existentialise le néant : c’est par l’homme seul que le néant
vient à l’être, la thématique heideggérienne du dévoilement est ainsi
écartée.
Le néant est des deux côtés, du côté de l’en-soi « puissance
d’effondrement de l’Être qui n’est pas pour soi », « Nuit de l’Être », et du
côté du pour-soi « comme éclairement de l’Être par le Non-Être ce qui
implique que l’Être paraît toujours en suspens de ce qui n’est pas »6828.. «
On connaît, écrit Sartre, cette plaisante fiction par quoi certains
vulgarisateurs ont coutume d’illustrer le principe de conservation de
l’énergie : s’il arrivait, disent-ils, qu’un seul des atomes qui constituent
l’univers fût anéanti, il en résulterait une catastrophe qui s’étendrait à
l’univers entier et ce serait, en particulier, la fin de la Terre et du système
stellaire. Cette image peut nous servir ici : le Pour-soi apparaît comme une
menue néantisation qui prend son origine au sein de l’Être ; et il suffit de
cette néantisation pour qu’un bouleversement total arrive à l’En-soi »6829..
Sartre appelle « mauvaise foi » la stratégie utilisée par la conscience pour
combler le néant que le je est dans son rapport à lui-même et qui implique
précisément ce néant qu’elle supprime6830.. La coïncidence idéale entre la
compacité de l’en-soi et la déchirure du pour-soi et qui correspond au désir
d’être Dieu, est impossible : « Un fossé de néant empêche l’en-soi de
devenir pour-soi et le pour-soi de résorber en lui et de récupérer l’en-soi
»6831.. « La réalité-humaine est souffrante dans son être, parce qu’elle
surgit à l’être comme perpétuellement hantée par une totalité qu’elle est
sans pouvoir l’être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l’en-soi sans
se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature conscience malheureuse,
sans dépassement possible de l’état de malheur »6832..
 
 
VI. ÊTRE ET DEVENIR
 
L’être n’a pas été engendré et il n’augmente pas, disait Parménide6833..
Mélissos, son disciple, développe en ces termes l’idée de son maître, du
caractère statique de l’Être, et qui allait caractériser pour les deux
millénaires à venir l’une des deux grandes options métaphysiques : « Ainsi
donc il est éternel, illimité, un et totalement semblable. Il ne saurait ni être
détruit, ni devenir plus grand, ni changer d’ordonnance, ni éprouver de
douleur ou de peine. Car s’il avait à pâtir d’un quelconque de ces
changements, il ne serait plus un. Car s’il devient autre, l’étant n’est pas
semblable ; mais l’étant précédent est détruit et le non-étant se trouve
engendré. Donc s’il devenait autre, ne serait-ce que d’un cheveu, dans
10  000 ans, il serait anéanti pour la totalité du temps »6834.. Si l’être
devenait, il serait affecté et multiple, au lieu d’être immuable et un. Plus
tard même un penseur du devenir comme Aristote soulignera
l’appartenance mutuelle et la correspondance entre l’être et l’un, en sorte,
dira-t-il, qu’ils « ne se quittent pour ainsi dire pas des yeux ». Il va de soi
qu’une telle métaphysique de la stabilité conviendra aux ontothéologies et
aux mysticismes : « Être est (…) la Perpétuité des perpétuités, lui qui
subsiste avant toute perpétuité » dira le Pseudo-Denys l’Aréopagite6835..
Entre l’être et le devenir, il semble donc y avoir une incompatibilité
d’essence. L’être ne va pas sans persévérance et le devenir l’annihile. La
langue le souligne bien en appelant la réalité effective le présent, sous-
entendant par-là que le passé et le futur sont absents. On n’imagine pas
l’être sans la reconduction infinie ou indéfinie de ce présent. C’est parce
qu’il n’y a pas de devenir sans destruction qu’un Éléate comme Zénon,
disciple de Parménide, a produit une série d’arguments en faveur de
l’impensabilité du mouvement6836..
Inversement, ce qui devient n’est pas en tant qu’il n’est pas encore. S’il
n’y avait que du devenir, il n’y aurait pas d’essence, donc pas de concept, et
conséquemment aucun mot adéquat. Dans le chaos d’une instabilité
universelle, plus aucune pensée ni aucune théorie ne pourrait s’établir.
Pourtant, à rebours de l’éléatisme, une certaine connivence entre
l’immobilité et le mouvement semble avoir été indiquée dans la langue. Les
étymologies des mots grec et latin signifiant « être » (« eïnaï » et « esse »),
donnent le sens de demeurer mais aussi celui de croître. Devenir se dit «
génésis », engendrement en grec. Le paradigme le plus ancien du concept
est donc organique6837.. Sous le terme de devenir, les Anciens pensaient
moins le passage des phénomènes que la naissance et la croissance des
vivants. Pour Parménide, puisqu’il n’y a pas de génération de l’Être, il n’y a
pas non plus de devenir de l’Être. Mais d’autres présocratiques comme
Empédocle et Anaxagore dissociaient les deux questions de la génération et
du devenir. On peut poser l’être comme inengendré et néanmoins penser le
devenir en lui.
« Tout coule » (panta rheï), « On ne se baigne jamais dans le même fleuve
» disait Héraclite. Tout est devenir — ce qui implique, contre Parménide,
que ce qui est n’est pas et que ce qui n’est pas est. Les syntagmes forgés par
Héraclite « vivre-la-mort » ou « mourir-la-vie » sont l’expression de ce
passage de l’un à l’autre qui le contrarie6838.. Seulement le devenir dans
l’être n’est pas le devenir de l’être. Plusieurs commentateurs ont relativisé
le mobilisme d’Héraclite : « Tout coule » ne signifierait pas tant : le Tout
(l’Être) coule que : tout coule dans l’Être (la Phusis) éternel. En séparant la
réalité en deux « lieux », l’intelligible hors du temps et le sensible
éphémère, Platon pourra loger à la fois l’immobilité de l’Être et la fluidité
du devenir. Récusant la théorie des Idées séparés, Aristote introduira la
division dans l’être même avec la puissance et l’acte.
« Il n’y a absolument rien qui ne soit en devenir, écrit Hegel, qui ne soit un
état intermédiaire entre être et néant »6839.. Il y a du devenir, donc mélange
d’être et de non-être parce qu’il y a de la génération et parce qu’il y a de la
corruption. Ce qui est est né et mourra. Même la création divine, dit Hegel,
contient la détermination du négatif6840.. Puisque l’être indéterminé et le
néant sont la même chose6841., « leur vérité est (…) ce mouvement du
disparaître immédiat de l’un dans l’autre »6842.. Commencer et cesser
supposent l’unité de l’être et du néant6843.. Dans l’unité du devenir l’être
et le néant sont « sursumés » (aufgehoben), c’est-à-dire à la fois repris et
dépassés. Ainsi deviennent-ils des moments6844..
On a soupçonné Hegel, comme Héraclite, d’avoir finalement noyé le
devenir dans la stabilité du grand Tout et l’éternité de l’Esprit. Procès
injuste au regard du premier philosophe de l’Histoire. Même la Science de
la Logique ne se contente pas de dérouler une liste de catégories dressées
une fois pour toutes. Emblématique de l’attention particulière que Hegel
porte au passage concret d’une réalité en une autre, le chapitre qu’il
consacre à la « grandeur infiniment petite » dont il précise que l’expression
doit être comprise comme signifiant une grandeur en train de disparaître
car avant de disparaître elle est une grandeur finie et après sa disparition,
elle n’est plus que néant6845.. L’alternative de l’entendement — ou bien la
grandeur infiniment petite est quelque chose ou bien elle n’est rien, si elle
est quelque chose, elle est finie, si elle n’est rien, elle n’est pas infiniment
petite — manque, selon Hegel, la vérité consistant en son devenir même,
c’est-à-dire dans le passage continuel de l’être dans le néant et du néant
dans l’être.
À partir de l’âge des révolutions, c’est l’être et non plus le devenir qui sera
le problème. Une thématique de l’action, telle que l’on peut la voir
développée chez un philosophe comme Fichte6846. ne peut que dévaloriser
l’être au profit du devenir.
 
 
VII. ÊTRE ET DEVOIR-ÊTRE
 
Le devoir-être n’est pas le simple devenir. Il est le devenir informé par la
nécessité et l’obligation. Sans la contradiction entre l’être et le devoir-être,
il n’y aurait pas de place pour la morale. Il n’y aurait plus que des faits
actuels.
Le devoir-être contient du non-être à la fois comme origine et comme
horizon. Ce qui doit être n’est pas : n’est pas encore et peut n’être jamais.
En outre, le devoir-être nie l’être à travers son insuffisance : si l’être était
plénier ou parfait, le devoir-être ne devrait pas être. Cette négativité est
comprise dans le verbe falloir, qui vient du latin fallire, qui signifie «
manquer à » et qui a aussi donné « faillir »6847.. Fallire venait lui-même de
fallere, « tromper », « échapper à ». Ce manque figure dans les expressions
« peu s’en faut », « tant s’en faut », « il s’en faut de peu ».
Le devoir-être est un dépassement de l’être mais un dépassement fini. Il
détermine le futur comme avenir (à venir). « Le devoir-être contient (…) la
détermination double, une fois comme détermination étant-en-soi en regard
de la négation mais l’autre fois cette même détermination comme un non-
être qui, comme borne, est différent d’elle, mais en même temps elle-même
détermination étant-en-soi »6848.. « Ce qui doit être est et en même temps
n’est pas. S’il était, alors il ne devrait pas simplement être. Donc le devoir
être a essentiellement une borne. Cette borne n’est pas quelque chose
d’étranger ; ce qui seulement doit être est la détermination qui est
maintenant posée telle qu’elle est en fait, à savoir en même temps
seulement une déterminité »6849.. Hegel fait remarquer que la formule de
Kant « Tu peux puisque tu dois » peut être inversée : « Tu ne peux pas
justement parce que tu dois »6850..
Lorsque Wittgenstein dit qu’il ne saurait y avoir de propositions éthiques,
il veut dire que le tableau des propositions concernant le monde ne laisse
pas de place aux propositions éthiques, car celles-ci ne concernent pas le
monde6851.. « Le bien est en dehors de l’espace des faits », dit
Wittgenstein. L’éthique n’est pas affaire de langage mais d’acte. C’est
pourquoi les jugements éthiques ne sauraient se contredire — tout comme
les religions dans la mesure où elles ne prétendent pas énoncer des théories.
La logique déontique est une logique du falloir, une logique du devoir-être.
La sémantique des mondes possibles, développée par S. Kripke et J.
Hintikka présente la logique déontique comme un cas particulier de la
logique aléthique.
Face au nihilisme, Heidegger a montré que la tâche la plus urgente n’est
pas tant de substituer des valeurs à d’autres valeurs, fussent-elles opposées,
mais de sortir de l’univers de la valeur, qui est une mutilation de l’Être. Sa
conclusion était que Nietzsche, dans la mesure où il demeurait prisonnier de
l’univers de la valeur, restait encore dans la métaphysique. L’autrement
qu’être de Levinas n’est pas de l’ordre d’un devoir-être car le devoir-être
reste dans le cadre de l’ontologie. L’au-delà de l’être des mystiques et
théologiens apophatiques était pensé comme un être infiniment
transcendant, irréductible à l’être. Levinas, lui, inscrit sa démarche dans la
pensée de l’infini (l’éthique) et la fait jouer contre celle de la totalité
(l’être). Ce qu’il nomme « l’autre de l’être », « autrement qu’être » ou bien
encore, dans le titre de son second grand ouvrage « au-delà de l’essence »,
c’est l’exigence du Sens comme premier par rapport au « monde des
significations » de Platon comme au langage et à la culture des modernes.
 
*
 
Voir aussi
 
L’analogie. La contradiction. Le devoir. L’essence. L’être humain.
L’événement. L’existence. L’imagination. La métaphysique. Le mouvement.
La nécessité. La négation. Le phénomène. La propriété. La réalité. La
substance. L’Un. La valeur.
 
*
 
Bibliographie
 
Parménide, — Le Poème : Fragments, édition bilingue, PUF, 1999.
— Fragments in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988.
Platon, Le Sophiste.
Aristote, Métaphysique, livre gamma, 1 ; livre delta, 7 ; livre E, 2 et 4 ; livre Z, 1 ; livre K, 8.
Thomas d’Aquin, L’Être et l’essence, trad. C. Capelle, Vrin, 1985.
E. Kant, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, trad. Jean Ferrari,
Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980.
G.W.F. Hegel, Science de la Logique. Premier tome, La Logique objective. Premier livre, La doctrine
de l’Être, version de 1832, trad. G. Jarczyck et P.-J. Labarrière, Kimé, 2007.
Henri Bergson, L’Évolution créatrice, PUF, 2007.
M. Heidegger, — Être et temps, trad. F. Vezin, Gallimard, 1986.
— « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. H. Corbin, Questions I et II, Gallimard,
— Introduction à la métaphysique, trad. fr., Gallimard, 1967.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, réédition « Tel », 1977.
Louis Lavelle, De l’Être, Aubier, 1947.
Ferdinand Alquié, La Nostalgie de l’Être, PUF, 1973.
Paul Ricœur, Être, essence et substance chez Platon et Aristote, SEDES, 1982.
Étienne Gilson, — L’Être et l’essence, Vrin, 1981.
— Constantes philosophiques de l’être, Vrin, 1983.
Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, PUF, 1962.
Jeanne Delhomme, « Négativité et Néant », Encyclopaedia universalis, tome XI, 1968.
Émile Benveniste, « Être et avoir dans leurs fonctions linguistiques » in Problèmes de linguistique
générale, tome I, « Tel », Gallimard, 1966, p. 187-207.
Le Néant. Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, dir. J. Laurent et C.
Romano, PUF, 2006.
6620 « Revenir aux choses mêmes, écrit Merleau-Ponty dans l’avant-propos de la Phénoménologie
de la perception, c’est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours
».
6621 Voir infra et La métaphysique.
6622 M. Heidegger, Nietzsche, tome II, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1971, p. 201.
6623 É. Benveniste, « Être et avoir dans leurs fonctions linguistiques » in Problèmes de linguistique
générale, tome I, « Tel », Gallimard, 1966, p. 187.
6624 Voir L’analogie.
6625 B. Pascal, De l’esprit géométrique, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1954, p. 580.
6626 Aristote, Métaphysique, livre Z, 1, 1028 a 10, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 347. Dans sa
dissertation De la diversité des acceptions de l’être d’après Aristote, publiée en 1862, Franz von
Brentano fait l’analyse minutieuse de cette affirmation d’Aristote.
6627 Voir Le concept.
6628 Voir infra.
6629 Voir infra.
6630 F. Ravaisson, Le Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle, « Corpus », Fayard,
1984, p. 295.
6631 La dualité ser/estar a son équivalent en portugais. Un ministre brésilien a dit un jour : « Eu
nao sou ministro, estou ministro », ce qui devrait être rendu par : « je ne suis pas ministre de
naissance, je ne suis ministre que pour le moment ». Indépendamment du contenu, le « être » du « il
est dans la merde » n’a pas la même valeur que le « être » du « il est dans les affaires ».
6632 « Dieu dit alors à Moïse : Je suis Celui qui suis » (Exode III, 14). Cette phrase a été la plupart
du temps interprétée comme l’expression de l’être absolu qui est l’apanage de Dieu par opposition à
l’être dérivé de la créature.
6633 « Être et avoir sont admis l’un et l’autre comme auxiliaires temporels des mêmes verbes,
selon que ces verbes sont ou non réfléchis, c’est-à-dire selon que le sujet et l’objet désignent ou non
la même personne : être quand sujet et objet coïncident (« il s’est blessé »), avoir quand ils ne
coïncident pas (« il m’a blessé ») » (É. Benveniste, « Être et avoir dans leurs fonctions linguistiques
», Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 194).
6634 T. Adorno, Dialectique négative, trad. fr., Payot, 1992, p. 98.
6635 Voir R. Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage »,
trad. fr., in Manifeste du Cercle de Vienne et autres essais, PUF, 1985.
6636 R. Carnap, La Science et la métaphysique, trad. É. Vouillemin, Hermann, 1931, p. 33.
6637 Ibid., p. 34.
6638 Ibid.
6639 Peut-on dire que dans l’idiotisme « nous sommes jeudi », l’être du « sommes » n’a aucune
valeur ontologique ? Le syntagme exprime de manière elliptique que le jour où nous existons
présentement est jeudi.
6640 Dans « être et avoir », « être » signifie « exister » (voir L’existence).
6641 Voir L’existence.
6642 « Être est ce qu’il y a de plus compréhensible tout en étant le retrait », écrit Heidegger dans
Concepts fondamentaux (trad. fr., Gallimard, 1985, p. 77).
6643 M. Heidegger, Nietzsche, tome II, op. cit., p. 198-200.
6644 G. Marcel, Mystère de l’être, 2 volumes, Aubier, 1951.
6645 Voir L’échange.
6646 M. Heidegger, Être et temps, § 1, trad. F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 25.
6647 F. Alquié, La Nostalgie de l’Être, PUF, 1973.
6648 G.W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison § 7, éd. A. Robinet, PUF,
1954, p. 45.
6649 L’allemand dit « nicht wahr ? », « pas vrai ? ».
6650 Théologie rationnelle, cosmologie rationnelle, psychologie rationnelle.
6651 Dans la langue japonaise, le « il » comme sujet de « avoir » n’est pas le pronom impersonnel
mais le sujet existentiel d’avoir, à savoir le Ciel : « Le Ciel y a le mont Fuji », ce que le Ciel a, est ce
qui existe. Le Néant absolu est la chose que « le Ciel n’y a pas ».
6652 Essais II, 12.
6653 Parménide, Fragment B III, Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1988, p. 258.
6654 Parménide, Fragment B VI, ibid., p. 260.
6655 Thomas d’Aquin, L’Être et l’essence, trad. C. Capelle, Vrin, 1985, p. 16.
6656 É. Gilson, Constantes philosophiques de l’être, Vrin, 1983, p. 116.
6657 Position défendue par Duns Scot au Moyen Âge : le Créateur aussi bien que les créatures sont
des étants. La thèse de l’univocité de l’être, telle qu’elle est défendue par Duns Scot, ne supprime pas
l’infinie distance ontologique entre le Créateur infini et la créature finie, mais c’est ainsi qu’ont voulu
l’entendre ses adversaires.
6658 J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, Vrin, 1981, p. 188.
6659 Méditation seconde.
6660 R. Carnap, La Science et la métaphysique, op. cit., p. 34.
6661 G.W.F. Hegel, Concept préliminaire de la philosophie, trad. B. Bourgeois, éd. bilingue, Vrin,
2002, p. 117.
6662 Sur l’argument ontologique et sa critique par Kant, voir L’existence.
6663 « Ouverture », « abîme », « clairière » : Heidegger ne cesse d’user de métaphores
spatialisantes pour de dire l’accès à l’être lors même qu’il accorde au temps une place privilégiée.
6664 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, Aubier, 1983, p. 165.
6665 « Il revient au même de dire : la réalité humaine est ce par quoi l’être se dévoile comme
totalité — ou la réalité humaine est ce qui fait qu’il ‘n’y a’ rien en dehors de l’être », écrit J.-P. Sartre
(L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 230). Jamais Heidegger n’eût dit cela.
6666 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, op. cit., p. 109.
6667 Voir La poésie.
6668 Certains commentateurs se sont demandés s’il n’y avait pas là une réminiscence ou une
analogie avec l’épisode biblique dans lequel Moïse ne voit Dieu que de dos, alors qu’il s’en va.
6669 Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, in Œuvres complètes, trad. M. de Gandillac,
Aubier, 1943, p. 128.
6670 Voir L’essence.
6671 L. Lavelle, De l’Être, Aubier, 1947, p. 176.
6672 M. Heidegger, Nietzsche, tome I, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1971, p. 373.
6673 D’où la puissance de séduction qu’a pu exercer sur ses antipodes mêmes (Jacques Derrida)
cette métaphysique sans métaphysique. Levinas disait que « l’être, c’est le mal ». La destitution de
l’ontologie par l’éthique a pour sens d’arracher l’autre à l’être qui l’enferme et l’étouffe (voir infra).
6674 L. Lavelle, De l’Être, op. cit., p. 176.
6675 Ibid., p. 168.
6676 Ibid., p. 169.
6677 28c.
6678 De l’Être, op. cit. ; La Présence totale, Aubier-Montaigne, 1934.
6679 J. École, La Métaphysique de l’Être dans la philosophie de Louis Lavelle, Éditions
Nauwelaerts, Louvain, 1957, p. 65.
6680 C. D’Ainval, Une doctrine de la présence spirituelle. La philosophie de Louis Lavelle,
Éditions Nauwelaerts, Louvain, 1967, p. 69.
6681 L. Lavelle, La Présence totale, op. cit., p. 215.
6682 J. École, La Métaphysique de l’Être dans la philosophie de Louis Lavelle, op. cit., p. 90.
6683 L. Lavelle, Introduction à l’ontologie, PUF, 1947, p. 76.
6684 L. Lavelle, De l’intimité spirituelle, Montaigne, 1955, p. 129.
6685 K. Jaspers, Introduction à la philosophie, trad. J. Hersch, UGE, 1966, p. 29.
6686 Voir infra.
6687 Aristote, Métaphysique, livre gamma, 1, 1003 a 21, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 171.
6688 Aristote, Métaphysique, livre K, 3, 1060 b 31 sq.
6689 Aristote, Seconds Analytiques II, 7, 92 b 13.
6690 Aristote, Métaphysique, livre I, 2, 1053 b 16.
6691 Ibid., 1053 b 17.
6692 Aristote, Les Topiques, IV, 1.
6693 Ibid., 121 a 12.
6694 P. Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, PUF, 1962, p. 226.
6695 Ibid., p. 227-228.
6696 Thomas d’Aquin affirmera après Aristote que l’Être n’est pas un genre, car un genre ne peut
être spécifié que par des différences auxquelles il n’appartient pas (la raison qui spécifie l’homme
n’est pas un animal, le nombre 3 qui spécifie le triangle n’est pas une figure etc.).
6697 « Rien ne s’ajoute à l’être comme si cela était extérieur à lui, à la manière dont la différence
ajoute au genre ou l’accident au sujet, car toute nature est essentiellement être », écrit Thomas
d’Aquin (De la vérité, I, 1). Il n’y a pas de différence qui puisse advenir à l’Être du dehors, pour
déterminer ses espèces, car aucune différence se trouve hors de lui : ce qui est hors de l’Être n’est
rien, toute différence advient en lui. Si donc l’Être se rapproche du genre par sa généralité, son
caractère commun, il est au sens strict un concept transgénérique, un transcendantal.
6698 Aristote, De l’âme II, 3, 414 b. Contre Platon, Aristote établit que le Bien se dit de plusieurs
choses et qu’il ne saurait par conséquent y en avoir une Idée (voir Le bien).
6699 À la différence de la synonymie, forme normale du rapport des choses et des noms,
l’homonymie est accidentelle.
6700 M. Heidegger, Hegel. La négativité. Éclaircissement à l’Introduction de la Phénoménologie
de l’esprit de Hegel, trad. A. Boutot, Gallimard, 2007, p. 49.
6701 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. fr., Gallimard, 1967, p. 91.
6702 M. Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine,
Gallimard, 1985, p. 275 sq. Boèce (règle 2 du De hebdomadibus) avait déjà distingué l‘être de ce qui
est (voir infra).
6703 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 42.
6704 « La différence entre étant et être, écrit Günther Anders en pensant aux catastrophes récentes
et futures, ne gagne une évidente légitimité qu’au moment où le non-être de l’étant apparaît à
l’horizon comme une éventualité » (G. Anders, Le Temps de la fin, trad. fr., L’Herne, 2007, p. 25).
6705 Voir L’événement.
6706 Des mots de ce Fragment, Heidegger dira qu’il sont « là dressés comme des statues grecques
archaïques » et que « celui qui connaît les dimensions d’un tel dire pensant doit aujourd’hui perdre
toute envie d’écrire des livres » (Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 105).
6707 Phèdre, 247 c, 247 e, 249 c ; Le Sophiste 248 a.
6708 Métaphysique, livre delta, 7, 1017 a 7. Voir L’essence.
6709 Métaphysique, livre E, 2, 1026 a 33. Voir L’activité.
6710 Cité par Alain de Libera, La Philosophie médiévale, PUF, 1993, p. 251.
6711 Voir Le mal.
6712 Saint Anselme, Monologion, 4, 31.
6713 Ibid., 28.
6714 Ibid., 6.
6715 On retrouve le même concept dans la pensée islamique.
6716 Maître Eckhart, In Ecclesiasticum, 45, cité par Pierre Magnard, Le Dieu des philosophes,
MamE/Éditions Universitaires, 1992, p. 178.
6717 Maître Eckhart, Sermon 41, ibid.
6718 É. Gilson, Constantes philosophiques de l’être, op. cit., p. 206.
6719 Aristote admettait une certaine équivalence entre l’Un et l’Être ; en revanche, l’idée d’une
convertibilité entre l’Être et le Bien lui était étrangère (voir supra).
6720 Voir Le phénomène.
6721 M. Heidegger, Introduction de la métaphysique, op. cit., p. 109.
6722 Aujourd’hui, avec le triomphe de l’opinion, la célébrité n’est plus que l’apparence de la
gloire.
6723 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Nijhoff, La Haye, 1974.
6724 J. Delhomme, « Négativité et Néant », Encyclopaedia universalis, tome XI, 1968, p 630.
6725 L. Coquelet, Éloge de Rien, dédié à Personne, Allia, 2008.
6726 V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, tome 2, La méconnaissance et le
malentendu, Seuil, 1980, p. 19.
6727 Fénelon, Démonstration de l’existence de Dieu, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1997, p. 618. En ancien français, « mie » et « point » avaient ce sens de très petites choses
négligeables, et ces termes pouvaient remplacer la négation du « pas » : « je ne le ferai mie », « je ne
le ferai point ».
6728 « Être de raison » en latin.
6729 Voir infra.
6730 E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 232-233, trad. fr., Œuvres philosophiques I,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 1010-1011.
6731 M. Heidegger, Nietzsche, tome 1, op. cit., p. 338.
6732 « Ne-gens » pourrait signifier : ce qui n’est de nulle famille, de nulle nation — d’où «
l’homme de néant » dont on parlait à l’âge classique, un homme sans mérite ni éducation.
6733 Pierre Magnard, article « Néant » du chapitre « Pascal » du Vocabulaire des philosophes.
Philosophie classique et moderne (XVIIe-XVIIIe siècles), Ellipses, 2002, p. 152.
6734 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 325.
6735 J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Dunod, 2005, p. 372.
6736 Voir Le sens.
6737 Voir La contradiction.
6738 Fragment B II.
6739 Ibid.
6740 Parménide, Fragment B VIII, Les Présocratiques, op. cit., p. 261.
6741 Il n’est pas impossible, après tout, que la Nature ait horreur du vide. Chaque fois que celui-ci
a été reconnu dans sa réalité physique, des découvertes sont venues le combler : le gaz (au XVIIe
siècle), le champ (XIXe siècle), l’énergie du vide quantique (au XXe siècle).
6742 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Œuvres, PUF, 1970, p. 732.
6743 Ibid., p. 735.
6744 Ibid.
6745 L. Lavelle, De l’Acte, Aubier, 1992, p. 190.
6746 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 92.
6747 Leucippe l’appelait « to mè on », Démocrite « ouk on » ou « ouden ».
6748 Platon, Le Sophiste, 242e.
6749 Ibid., 249b.
6750 256d-e ; 257b.
6751 Ibid. 254b-256d. Tout en étant irréductibles les uns aux autres, les genres participent les uns
des autres.
6752 249a.
6753 30b.
6754 La célèbre formule de Spinoza est ici inversée.
6755 237a.
6756 239a.
6757 240c.
6758 241a.
6759 241d.
6760 Aristote, Métaphysique, livres E, 2 et N, 2.
6761 Certes, Aristote divise lui-même les animaux en sanguins et non sanguins, mais cette dernière
privation recouvre une affirmation (certains animaux ont dans leur corps un liquide qui n’est pas du
sang et pour lequel il n’y a pas de mot disponible).
6762 P. Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 156.
6763 Épître aux Romains VIII.
6764 Dans Igitur.
6765 Dans son poème « Ébauche d’un serpent », Paul Valéry écrira cette variation : « L’Univers
n’est qu’un défaut/Dans la pureté du non-être ».
6766 A. Hampaté Bâ, Contes peuls, Stock, 1994.
6767 Cité par L. Aurigemma, « L’expérience mystique du rien et l’expérience jungienne du Soi »,
Cahiers jungiens de psychanalyse, 1988, p. 7.
6768 Jean Scot Érigène, De la division de la Nature, I, 1, trad. fr., PUF, 1995.
6769 Jean Scot Érigène, De la division de la Nature III, 628 B, trad. F. Bertin, PUF, 1995, p. 81.
6770 Lao Tseu, Tao Te King, trad. Liou Kia-hway, Gallimard, 1967, p. 58.
6771 XI.
6772 D.T. Suzuki, Essai sur le bouddhisme zen, trad. J. Herbert, Albin-Michel, 1972, p. 350. «
Quand on mange un béguel (un petit pain rond avec un trou au milieu), qu’advient-il du trou ? » (Élie
Wiesel, Célébration hassidique, Seuil, 1972, p. 228).
6773 Par l’intermédiaire du latin et de l’italien.
6774 P. Claudel (Journal, tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1969, p. 492) note à
propos du 0 qu’il est à la fois symbole de tout (à cause, dit-il, du latin omnes) et de rien (zéro). Il
nous semble, plutôt que d’en référer à l’initiale du mot latin qui signifie « tous », plus simple de
convoquer le cercle — symbole d’éternité, de totalité et aussi de néant. En Inde le bindu, le point,
représentait le nombre 1049 (dit aussi sarvajira, forgé avec le mot sarva, tout) et désignait la valeur
zéro en arithmétique. Or le même signe symbolisait aussi l’univers dans sa forme non manifestée,
c’est-à-dire avant sa transformation en monde des apparences (rûpadhatu). La comparaison de
l’univers incréé avec le point tient au fait que celui-ci constitue la figure géométrique la plus
élémentaire mais néanmoins susceptible d’engendrer toutes les autres figures, lignes et formes (rûpa)
possibles. D’où aussi la connotation du zéro qui est à la fois la quantité nulle et le concept
arithmétique le plus fondamental, base du système de numération le plus fonctionnel. Et c’est en cela
que chez les philosophes indiens le rien a pu rejoindre le tout avant que les mathématiciens ne fissent
de ces deux concepts des notions inverses l’une de l’autre.
6775 Le zéro fut inventé (en Inde) lorsque l’on s’avisa qu’une absence de quantité était une quantité
particulière (voir Le nombre).
6776 D’un mot grec (kénosis) signifiant « action de vider », la kénose désigne le retrait, voire
l’anéantissement ontologique qui a permis l’Incarnation du Verbe.
6777 Voir Les Philosophes du néant. Un essai sur l’École de Kyoto, James W. Heisig, trad. fr., Cerf,
2008.
6778 Le traité de Gorgias développe trois thèses : a) il n’y a rien ; b) si il y a quelque chose, ce
quelque chose est inconnaissable ; c) si ce quelque chose est inconnaissable, il est incommunicable.
6779 Voir Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens § 65 sq.
6780 De Nihilo (1509).
6781 C. de Bovelles, Le Livre du néant, trad. P. Magnard, Vrin, 1983, p. 40-41.
6782 L.-M. Deschamps, Œuvres philosophiques, tome 1, Vrin, 1993, p. 174.
6783 Ibid., p. 234.
6784 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Œuvres, op. cit., p. 745.
6785 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 2.05, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1961,
p. 50.
6786 Ibid., 2.06.
6787 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. Premier tome, premier livre, L’Être, trad. P.-J.
Labarrière et G. Jarczyck, Aubier, 1972, p. 57.
6788 Ibid., p. 58.
6789 Ibid., p. 59.
6790 Voir L’infini.
6791 G.W.F. Hegel, Science de la Logique, premier tome, La Logique objective, premier tome La
Doctrine de l’Être, version de 1832, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyck, Kimé, 2007, p. 71.
6792 Elle-même distinguée de l’opposition logique (voir La négation).
6793 C’est bien ainsi que l’ont entendu les systèmes de comptabilité économique.
6794 E. Kant, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, AK II, 174-
175, trad. J. Ferrari, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 269-270.
6795 Ibid., AK II 179-180, p. 274-275.
6796 Ibid., AK II, 182, p. 277.
6797 Ibid., AK II, 184, p. 279.
6798 Ibid., AK II, 190, p. 286.
6799 M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. Henry Corbin, Questions I et II,
Gallimard, 1968, p. 54.
6800 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 53.
6801 « Le non-être ne vient pas aux choses par le jugement de négation : c’est le jugement de
négation qui est conditionné et soutenu par le non-être » (ibid., p. 57).
6802 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 49. Dans L’Être et le Néant, Sartre pense à partir de
Husserl et de Heidegger contre Hegel et Bergson : le non-être hégélien est, la suppression qu’il
détermine n’en est pas une véritable, Hegel rabat le néant sur l’être.
6803 On a également proposé « tempore ».
6804 M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », op. cit., p. 61.
6805 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 57. Voir aussi p. 116 et 120.
6806 Ibid., p. 39.
6807 Ibid., p. 40.
6808 Ibid.
6809 Ibid., p. 46.
6810 Voir La négation.
6811 J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, 1965 (première édition, 1938).
6812 J.-P. Sartre, L’Imagination, Gallimard, 1936 ; L’Imaginaire, Gallimard, 1940.
6813 J.-P. Sartre, L’Imaginaire, op. cit., p. 33.
6814 Ibid., p. 28.
6815 Ibid., p. 145.
6816 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 44.
6817 Dasein.
6818 M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », op. cit., p. 65
6819 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 56.
6820 Ibid., p. 34.
6821 Ibid., p. 32.
6822 Ibid., p. 57.
6823 Ibid., p. 58.
6824 Ibid., p. 59.
6825 Ibid.
6826 M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », op. cit., p. 62.
6827 Ibid., p. 59. Kierkegaard avait déjà remarqué et analysé le « ce n’était rien » de l’angoisse
surmontée.
6828 J.-P. Sartre, Vérité et existence, Gallimard, 1989, p. 47.
6829 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 681-682.
6830 Ibid., p. 80.
6831 J.-P. Sartre, Vérité et existence, op. cit., p. 47-48.
6832 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 129. La notion de « conscience malheureuse » est
d’origine hégélienne : dans La Phénoménologie de l’Esprit, la conscience malheureuse est un
moment du développement de la conscience lorsque celle-ci ne se reconnaît pas dans le monde
extérieur et ne reconnaît pas celui-ci comme sien.
6833 Fragment B VIII, v. 12-13.
6834 Mélissos, Fragment B VII, § 1 et 2, Les Présocratiques, op. cit., p. 311.
6835 Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, Œuvres complètes, op. cit., p. 31.
6836 Voir Le mouvement.
6837 On a fait remarquer que le verbe latin « esse » signifiait aussi bien « être » que « manger ». La
langue allemande permet le même jeu de mots, d’où l’apophtegme : « Der Mensch ist, was er iszt »,
« L’homme est ce qu’il mange ».
6838 Voir La dialectique.
6839 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. Premier tome, premier livre, L’Être, op. cit., p. 78.
6840 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. Premier tome, La Logique objective, premier livre,
version de 1832, op. cit., p. 70-71
6841 Voir supra.
6842 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. Premier tome, premier livre, L’Être, op. cit., p. 59.
6843 Ibid., p. 77.
6844 Ibid., p. 79.
6845 Ibid., p. 78.
6846 Voir L’activité.
6847 Verbe usité seulement au passé composé (« j’ai failli réussir ») et qui renvoie à un échec de
justesse : le devoir-être n’a pas été versé dans l’être, de peu.
6848 G.W.F. Hegel, Science de la Logique. Premier tome, La Logique objective, premier livre,
version de 1832, op. cit., p. 124-125.
6849 Ibid., p. 125.
6850 Ibid., p. 126.
6851 Tractatus logico-philosophicus 6.42.
67. L’être humain
 
 
 
À peine l’homme était-il né qu’on l’annonça mort ! Kant était fondé à
écrire dans la Logique que les trois questions directrices de la philosophie
se rapportent à une même question : qu’est-ce que l’homme ? L’homme est
en effet la seule affaire de la philosophie, lors même qu’il n’en est pas
l’objet explicite. La religion et la science — pour prendre l’exemple de ces
deux systèmes symboliques voisins d’elle — déportent l’esprit humain hors
de lui-même, dans un invisible métaphysique ou physique. Rien de tel en
philosophie ; avec elle l’homme est chez lui et y reste. D’où le caractère
décalé de la révolution copernicienne où Kant a voulu voir le progrès
décisif d’une théorie moderne de la connaissance, alors que toute l’histoire
des sciences tend à l’inverse à expulser de son centre ce sujet encombrant.
Lorsque Michel Foucault dans Les Mots et les Choses écrit qu’avant la fin
du XVIIIe siècle l’homme n’existait pas6852., il voulait dire qu’il n’existait
pas en tant qu’objet de connaissance. La question « Qu’est-ce que l’homme
? » ne se pose pas lorsque les réponses que l’on croit être des solutions sont
toutes données. Cela dit, en tant qu’objet de pensée, l’homme est presque
aussi vieux que la philosophie. « Qu’est-ce, au reste, que cela peut bien être
: un homme ? » demande Socrate dans le Théétète6853.. La culture
classique — cela changera avec le christianisme — est centrée sur l’idée
d’homme. C’est pourquoi Cicéron utilise le mot d’humanitas, l’équivalent
latin de la philanthrôpia grecque, pour désigner la culture de l’âme (cultura
animi) par ailleurs identifiée à la philosophie6854.. C’est de là que nos
humanités tirent leur source. Certes le christianisme, en écartelant l’homme
entre ciel et terre, va rompre cette belle unité du corps et de l’âme mais au
Moyen Age, dans la querelle des universaux, l’exemple récurrent de
l’humanité de Socrate n’est pas seulement utilisé comme référence
traditionnelle ; il engage plus profondément la question des rapports de la
singularité concrète d’un homme et de l’essence universelle de l’homme :
l’humanité n’est-elle qu’un terme commode permettant à un seul mot
d’englober par la pensée une pluralité d’individus (c’est la thèse du
nominalisme) ou bien est-elle une essence qui permet, par participation, aux
réalités sensibles d’être ce qu’elles sont ?
 
À l’âge classique, l’homme devient un objet de pensée prédominant.
Hobbes et Descartes écrivent tous deux un traité De l’homme. Pourtant
aucun ouvrage de philosophie ne concernera l’homme en général, ni a
fortiori l’homme en sa totalité. De l’homme de Descartes est un traité de
physiologie et le Traité de la nature humaine de Hume analyse le
fonctionnement de l’esprit humain. Quant au Traité de l’homme de Hobbes,
la moitié de ses chapitres est consacrée à la vision6855.. Descartes médite
sur la nature de l’esprit humain (Méditation seconde), il étudie les
mécanismes du corps humain (De l’homme) mais tout compte fait il ne
fonde aucune pensée sur l’homme, aucune « anthropologie ». Comment en
serait-il autrement en l’absence de toute théorie sur la société ? De ses
expériences de guerre et de voyage, Descartes ne déduit aucune politique.
Les hommes, dans ses ouvrages, ce sont les manteaux et les chapeaux qu’il
voit dans la rue, depuis sa fenêtre — lorsqu’ils ne sont pas ses
correspondants. « Quelle nécessité, demande pour sa part Pascal dans De
l’esprit géométrique, y a-t-il par exemple d’expliquer ce qu’on entend par le
mot homme » ?6856. Il y avait donc, au XVIIe siècle, une évidence à ce sujet,
qui ne paraissait pas moins forte qu’à nous.
Mais si l’idée d’homme est assez évidente à nos yeux — sont des hommes
tous les mammifères qui, possédant le langage articulé et la culture, vivent
en société selon des règles qu’ils ont eux-mêmes instituées et selon un
mode de vie qui n’ont pas reçu directement de la nature — elle fut très lente
à apparaître comme telle et dut d’abord surmonter un certain nombre de
préjugés. La reconnaissance d’un fait humain comme universel est très
récente. S’y entrecroisent l’observation et la spéculation, le constat et le
projet, le réel et l’imaginaire. À la différence de l’animal qui reconnaît
aussitôt ses congénères6857., l’être humain, sans doute parce qu’il croit à la
naturalité de sa propre culture, ne cesse d’inverser dans ses rapports à
l’autre la hiérarchie de l’essentiel et de l’accidentel. De là ces rumeurs
fantastiques qui ont couru d’esprit en esprit jusqu’à une date très récente sur
les peuples étranges6858.. La constitution des sciences biologiques, puis
des sciences dites humaines va, paradoxalement, troubler cette clarté en la
déterminant de manière toujours plus précise. Foucault reprend une idée
d’Auguste Comte lorsqu’il écrit que la fin de la métaphysique coïncide avec
l’apparition de l’homme dans la pensée occidentale6859.. Le fondateur du
positivisme considérait l’homme comme une pure abstraction ; il n’y a de
réel, selon lui, que l’humanité — laquelle est la notion cardinale de l’état
positif. L’humanité est à l’âge positif ce que Dieu est à l’âge théologique et
la Nature à l’âge métaphysique6860..
La question de la nature de l’homme — qui est une question récente —
prend l’homme comme l’objet d’un problème : celui de son essence. La
question de la nature humaine — qui est une question classique — préjuge
déjà des réponses qui seront données ; car dans cette expression l’homme,
comme humain, qualifie une nature que l’on présuppose existante. Or ce
présupposé en implique d’autres, ceux en particulier de la permanence dans
le temps, et de l’universalité dans l’espace (les deux dimensions de la
nécessité). C’est pourquoi avec la découverte d’une histoire longue et d’une
humanité multiple la notion de nature humaine s’est bientôt trouvée mise en
question. L’homme européen a été bien généreux ou, à rebours, bien étroit
en définissant l’homme à partir de lui-même. Que savait-il du Caraïbe ou du
Hottentot en dehors des préjugés que les voyageurs faisaient passer pour
des observations ? Et lorsque, en pleine Révolution, Olympe de Gouges
proposa une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle
révéla au grand jour la fiction à laquelle tous les philosophes avaient
contribué depuis l’Antiquité et qui fait que c’est la partie (le vir, l’homme
de sexe masculin) qui s’est donné le droit de nommer le tout (l’homo,
l’homme générique)6861.. Dans cette lignée critique, les mouvements
féministes anglo-saxons sont parvenus à substituer dans les discours et dans
les textes l’human being, réellement universel, au man fictivement
universel.
L’humanité peut être affirmée contre la nature humaine. L’affirmation de
la nature humaine, inversement, n’est pas nécessairement humaniste. «
Nature humaine » dit nature en l’homme autant, sinon plus, qu’homme par
nature. Mais aussi, plus profondément, nature et nature humaine s’opposent,
se contredisent. Car si l’être de l’homme consiste à ne jamais coïncider avec
soi-même (le pour-soi sartrien, opposé à l’en-soi) alors il est à jamais
impossible de fixer a priori les déterminations d’une nature humaine. Est-
on homme par ce que l’on est ou parce que l’on pense, parce que l’on pense
ou par ce que l’on fait ? La valeur absolue de l’homme peut être posée par
rapport à la pensée ou par rapport à l’être. D’un côté, la puissance de l’idée
fait de l’être humain l’image de Dieu, de l’autre, la dignité de l’être fait de
l’homme une personne irremplaçable. Mais si ces faits et ces valeurs étaient
d’indépassables évidences, l’anti-humanisme6862. sous ses formes les plus
brutales serait incompréhensible. Le racisme est la plus funeste entreprise
de naturalisation de l’homme qui ait été conduite. Il joue contre la culture
et contre l’histoire. Cette naturalisation peut prendre des formes
biologisantes — la pureté qui est le fantasme fondateur du racisme passe
alors du champ religieux au champ idéologique. Mais elle peut avoir une
modalité seulement idéologique — l’impureté existentielle suffisant alors
au rejet d’autrui6863.. À la fin de Les Mots et les Choses, Michel Foucault
annonçait la possible fin prochaine de l’homme en tant qu’objet de savoir,
de même que quatre-vingts ans plus tôt Nietzsche avait annoncé la fin de
Dieu en tant qu’objet de croyance. Nul n’est obligé de connaître ce qu’il
pense, ni de savoir ce à quoi il croit. En 1936, en pleine barbarie nazie,
Husserl écrivait un chapitre intitulé « L’histoire de la philosophie moderne
en tant que combat pour le sens de l’homme » 6864.. Avons-nous besoin
d’une science de l’homme pour en défendre la valeur ? La question de
l’homme engage des positions éthiques et juridiques irréductibles au fait.
Tout le problème est de savoir de quelle idée d’homme nous avons besoin
pour pouvoir être fiers de nos règles et de nos lois. Entre une improbable
science de l’homme et une incertaine métaphysique de la nature humaine,
une philosophie des droits de l’homme est possible.
Chaque philosophe a donné sa définition de l’homme : être pensant
(Descartes), être social (Marx), pont vers le surhomme (Nietzsche), être-
pour-la-mort (Heidegger). Les écrivains trouvent parfois des propres plus
singuliers — le rire (Rabelais), voire la fesse (Buffon).
La question de la nature humaine est aussi celle de la place de l’homme
dans la nature. La position d’un humanisme naturaliste (ce fut celle de
Marx6865.) est difficile à tenir. Il semble en effet qu’entre la détermination
de l’homme au sein de la nature et la détermination contre elle le choix soit
nécessaire, au moins dans un premier temps. Kant et Herder6866. (Lettre
pour le progrès de l’humanité) inscrivaient la destination humaine dans une
téléologie générale de la nature. Si l’on écarte l’idée de finalité, la
thématique heideggérienne de l’être-jeté-au-monde est le dernier témoin de
ce point de vue. Mais si l’on garde présente à l’esprit la détermination de la
culture comme anti-nature (Hegel), alors le propre de la nature humaine est
de nier ce qu’il y a de naturel en elle. L’homme n’est pas comme il est, il est
comme il se fait. Mais le problème est devenu terrible : en se faisant,
l’homme est très bien capable de se défaire, jusqu’à l’autodestruction.
 
 
I. LES DÉTERMINATIONS PAR LE NON-HUMAIN
 
L’homme s’est posé en s’opposant à trois types d’êtres : l’être supérieur,
voire infini et transcendant : le dieu ; l’être inférieur encore englué dans la
nature mais souvent d’abord vénéré comme divin : l’animal ; l’être artificiel
: la machine, rêvée avant d’être construite. Ces trois répondants peuvent
jouer le rôle de modèles ou bien être, inversement, perçus comme des
menaces. C’est pourquoi ils sont objets à la fois de désir et de répulsion —
ambivalence qui signe la fascination que le non-humain n’a pas cessé de
susciter.
 
 
1. Le divin6867.
 
Feuerbach voyait dans la divinité l’hypostase d’une puissance humaine
aliénée. La théologie apophatique ne peut pas être une religion : nulle
religion n’échappe en fait à l’anthropomorphisme. Le divin est à la fois
projection, expression et négation : invisible car l’homme ne l’est pas mais
voudrait l’être, puissant, immortel, infini, transcendant, car l’homme ne
l’est pas mais voudrait l’être. L’Épopée de Gilgamesh fait le récit de cette
quête qui échoue : Gilgamesh, le tout-puissant roi, découvre qu’il ne peut
pas être un dieu. Certes, il arrive que le divin et l’humain se mêlent — par
partage (le héros grec, mi-homme mi-dieu), par incarnation (Jésus, Dieu fait
homme)6868., par descente (les avatars de Vishnou) — la distance n’en
reste pas moins infinie. Héraklès, Jésus et Rama ne sont pas des hommes.
 
 
2. L’animal6869.
 
Dédivinisé, désacralisé, l’animal est à l’homme ce que l’homme est au
dieu. Défini par ses manques, il donne valeur à celui qui n’en est pas
affligé. Dans la définition classique par genre prochain et différence
spécifique, c’est la différence spécifique qui est l’élément essentiel ; c’est
elle qui détermine le propre de l’homme qui manque à l’animal. Ainsi
l’animal sera-t-il défini comme sans raison, sans pensée, sans société, sans
politique, sans parole, sans langage, sans culture, sans inconscient. Il a
l’instinct mais l’homme a l’intelligence, il a un comportement mais seul
l’homme a une conduite6870.. La théorie de l’évolution fut une « blessure
narcissique » (Freud) vite refermée par l’idée compensatoire
d’aboutissement (reprise de la vieille idée aristotélicienne de l’homme
comme seul être complet)6871. — et par celle de transcendance : le
réductionnisme biologique a beau faire, l’Histoire est autre chose qu’une
évolution continuée. Enfin, dans toutes les cultures, même dans les sociétés
qui ont fait de certains animaux leurs dieux, le nom de l’animal est le mode
prédominant de l’insulte, cette espèce de meurtre symbolique.
 
 
3. La machine
 
Avec la machine, l’homme a affaire à un être plus radicalement autre que
le dieu et l’animal. Alors que ceux-ci peuvent être compris selon une
échelle quantitative du plus au moins, la machine introduit une différence
ontologique qualitative. De plus, alors que l’homme a toujours vécu en
voisinage et familiarité avec les dieux et les animaux, la machine a fait
irruption dans un monde qui l’ignorait jusqu’alors. La machine est
davantage qu’un outil puissant. Un outil est un objet qui dépend du corps
qui le manie. Une machine est un être qui, par la puissance que l’homme
n’a pas, provoque l’effroi et la fascination. N’allons pas croire que la chose
est récente : les machines de Hiéron déjà stupéfiaient les Anciens. Cela dit,
le trouble sera plus grand encore lorsque aux opérations physiques,
mécaniques des machines traditionnelles, la technique ajoutera les
opérations dont l’homme jusqu’à présent se considérait comme l’initiateur
exclusif — les opérations du calcul, et de la pensée logique. Le dieu avait
toutes les puissances, l’animal, tous les manques ; avec la machine, nous
avons affaire à un être intermédiaire qui nous contraint à repenser notre être
propre. Le dieu et l’animal pouvaient être mystérieux et dangereux, mais ils
ne nous jetaient pas, comme le fait la machine, dans l’incertitude
ontologique6872.. La machine de Turing a été imaginée avant que les
ordinateurs ne fussent construits. Nous soupçonnons aujourd’hui qu’aucune
forme de pensée, — le raisonnement en premier lieu — ne peut échapper à
sa traduction technique. Il y a là une quatrième blessure narcissique, plus
douloureuse sans doute que les trois précédentes ; l’intelligence n’est plus
notre refuge. La machine nous jette dans la contrainte inouïe de nous penser
en termes de restes. Que reste-t-il à l’être humain qui lui appartienne en
propre ? Intelligence, pensée sont des termes commodes mais beaucoup
trop vastes et indéterminés — et dans de nombreux domaines, la machine
nous dame le pion6873.. Alors, si l’humain réside dans ce que la machine
lui laisse, on peut dire qu’il tient dans la volonté, le désir. C’est pourquoi un
ordinateur pourra vérifier une propriété mathématique mais non la
démontrer. De même, l’ordinateur est incapable de prouver, d’argumenter
— car dans ces modes de pensée, l’intention et la stratégie sont des
conditions nécessaires. De plus, la machine n’apprend rien, elle n’a pas
d’expérience. Un ordinateur joueur d’échecs reste le même après cent
parties. Rousseau6874. avait raison de voir dans la perfectibilité la marque
de l’humain. Le perfectionnement de la technique lui vient du dehors ; on
n’apprend pas à une machine à mieux fonctionner. Par ailleurs, la machine
n’est pas un être social (les ordinateurs massivement parallèles ne forment
pas une société), elle n’a pas de corps non plus. Donc, ni sentiment ni
sensibilité. La machine perçoit, mais n’éprouve pas. Elle est toute en
extériorité. Un robot qui se cogne ne pleure pas. On aboutit par conséquent
à ce paradoxe : ce qui définit le mieux l’humain face à la machine, ce n’est
pas la pensée ou la raison, mais ce que l’on a toujours considéré comme la
part « animale » de l’humain — son sexe, ses désirs6875., ses passions.
Dernier point. Un dieu, un animal peuvent être féroces, cruels — ils ne
seront pas dits inhumains. L’inhumain est la nuit de l’homme mais c’est lui
qui la fait. Si une machine peut nous donner l’image de l’inhumain — c’est
parce que nous gardons en mémoire qu’elle est une œuvre humaine et que
nous soupçonnons, cachée en elle, une intention. Le golem et le monstre de
Frankenstein sont inhumains parce que sans l’homme ils n’auraient pas
existé. Nous croyons à une inhumanité de la technique — lorsque l’injustice
humaine revêt l’apparence froide des machines6876..
Chercher l’essence de l’homme, c’est opérer une exclusion. Toutes les
définitions métaphysiques du propre de l’homme ont conduit à écarter ceux
qui ne sont pas conformes à la définition : les fous, les handicapés mentaux,
les sauvages. C’est pourquoi Élisabeth de Fontenay6877. propose que l’on
s’en tienne à une « anthropologie négative », la seule, à ses yeux, qui soit
éthiquement politiquement et scientifiquement acceptable : l’homme est un
étant qui ne peut ni ne doit être défini.
 
 
II. MULTIPLICITÉS ET CONTRADICTIONS
 
« Profond abîme que l’homme ! Vous connaissez le nombre de ses
cheveux vous, Seigneur, et il ne s’en perd aucun pour vous ; mais il est plus
facile de compter ses cheveux que les passions et les mouvements de son
cœur », disait saint Augustin6878.. « L’homme est matière, fragment,
superflu, argile, boue, sottise, chaos, mais il est aussi créateur, sculpteur,
marteau impitoyable et divinité qui au septième jour contemple son œuvre
— comprenez-vous ce contraste ? », écrivait Nietzsche6879..
Montaigne a vu l’homme ondoyant et divers. Comment le contredire ?
Toutes les qualités accordées à l’homme, comme animal politique, sociable,
pensant, raisonnable, parlant, travaillant, jouant, riant présupposent leurs
contraires. Si l’homme est un animal politique, c’est qu’il peut également
récuser le politique, si l’homme est un animal pensant, c’est qu’il peut aussi
ne pas penser, si l’homme est le seul animal qui rit, c’est qu’il peut aussi
pleurer ou ne pas rire etc. Un musicien n’a pas besoin de jouer toute la
journée pour rester un musicien. Inversement, il faut bien être parlant pour
faire vœu de silence, et être désirant pour prononcer le vœu de chasteté.
L’être humain est si contradictoire — l’Histoire donne des exemples de
tout, faisait remarquer Paul Valéry, on ne peut donc en tirer aucune leçon —
que l’on serait tenté d’adopter la position que Kant appelait
latitudinaire6880. (qu’il désapprouvait)6881. : par indifférence ou
syncrétisme, on se contenterait d’accepter pour l’homme les déterminations
opposées de la grandeur et de la petitesse, de l’intelligence et de la bêtise,
de la bonté et de la méchanceté. Le thème de la contradiction des caractères
— entre les êtres humains, et à l’intérieur de chaque être — n’est devenu
dominant qu’à partir du christianisme. L’Antiquité gréco-latine, ignorant le
péché, met l’accent plutôt sur l’inconsistance, l’évanescence de l’existence
humaine. Thème récurrent chez les stoïciens : « Les choses du corps
s’écoulent comme un fleuve ; les choses de l’âme ne sont que songe et
fumée, la vie est une guerre et un séjour étranger ; la renommée qu’on
laisse, un oubli »6882.. La difficulté à déterminer la nature humaine vient
donc moins de la diversité des traits que de leur peu de profondeur. Le
christianisme reprendra l’idée de la fugacité mais la placera dans le cadre
d’un puissant dualisme. Alors que pour un Grec la tragédie, c’est l’homme
écrasé par le Destin, pour un chrétien, c’est l’homme anéanti par le péché.
Avec le christianisme, la contradiction change de sens ; elle n’oppose plus
l’être humain à un principe extérieur, la division le traverse intérieurement
et le déchire. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme est
déchu. Mais tous les docteurs de l’Église ne partageaient pas le pessimisme
d’un saint Bernard qui voyait la créature humaine comme entièrement
souillée. D’autres, à l’inverse, tiraient l’homme vers le ciel où l’attend sa
part d’éternité. D’autres encore faisaient de la nature double de l’homme
une élection particulière. Jean Scot Erigène écrit dans De la division de la
nature que l’homme a été créé pour être le moyen terme et la synthèse de
toutes les créatures : il a en commun l’intellect avec l’ange, la sensibilité
avec l’animal et la vie avec les plantes. Les idées de microcosme
(Démocrite) et de hiérarchie des âmes (Aristote) sont intégrées à une théo-
téléologie qui durera jusqu’après la Renaissance, grâce au courant
hermétique — le Livre du sage de Charles de Bovelles est un immense
tableau de correspondances qui en faisant de l’homme un petit monde finit
par faire du monde un grand homme.
Bientôt la découverte de l’infinité physique ruinera une telle représentation
: dans un univers où il n’y a plus de centre, l’homme ne saurait en être un.
C’est pourquoi Pascal replace l’être humain dans la tragédie nue, et y voit, à
l’inverse d’une synthèse, une chimère, monstre hybride, juxtaposition
dissonante de deux natures inconciliables.
À l’âge classique, le Français ou l’Anglais qui lisait Homère et Tacite
reconnaissait les mêmes passions de l’ambition et de la vanité, de l’avarice
et de la générosité chez tous les hommes. Dans l’ignorance totale où il était
de la psychologie des sociétés exotiques, il prenait pour universels, donc
éternels, des traits que l’on finira par reconnaître comme historiques. Même
Hume, pourtant attentif aux répétitions illusoires, écrit dans son Enquête sur
l’entendement humain que pour connaître le Grec et le Romain, il suffit de
transposer sur eux les observations que l’on fera sur les Français et les
Anglais. L’illusion de Hume n’est pas incompréhensible : il y avait
probablement moins de distance entre lui et Achille, qu’entre lui et
l’indigène qui tuera le capitaine Cook.
La découverte des autres peuples, c’est-à-dire de l’humanité réelle,
suscitera des bouleversements dont les effets n’ont pas fini de se faire sentir.
Trois attitudes théoriques sont possibles : a) l’ethnocentrisme : les autres
hommes ne sont pas de « vrais » hommes mais des sauvages, des primitifs ;
l’anthropologie (comme connaissance) ne trouble donc en rien
l’anthropologie (comme philosophie) puisqu’elles ne traitent pas de la
même réalité ; b) le relativisme : l’existence des autres cultures, avec leurs
langues, leurs lois, leurs coutumes, leurs formes etc. prouve que
l’universalité prétendue de la nature humaine pensée par les philosophes
n’était qu’un préjugé ; la connaissance de l’humanité concrète rend difficile
voire impossible une pensée générale sur l’homme ; c) l’universalisme qui
persiste à voir derrière les différences et les particularités de chaque culture,
des traits communs à tous les hommes, aussi bien sur le plan du fait que sur
celui de la valeur éthique et juridique. Cet universalisme concret est un
humanisme total. Mais celui-ci peut-il mettre sur le même plan, à égalité de
dignité, tous les faits humains ? En substitut du modèle chrétien de l’action
sainte, l’humanisme classique avait nourri le culte de l’exploit héroïque et
de l’œuvre géniale. Il définissait l’homme par l’illustre6883. car il y
reconnaissait, le sacré ôté, sa part d’éternité. L’anthropologie, à l’inverse,
sortait de l’ombre les plus humbles gestes de peuples qui n’avaient jamais
construit de monuments.
Statistiquement, les exceptions sont négligeables : le gros d’une
population se range sous la cloche de Gauss. Or ce sont les exceptions qui
font une bonne partie de l’histoire et de la culture humaines : les chefs-
d’œuvre de l’art, les grands événements qui secouent une destinée ne sont,
par définition, pas habituels ni communs6884.. Nous ne jugeons l’humanité
que par ses excès, que ce soit dans un sens (ses grandeurs) ou dans un autre
(ses horreurs). Parce que le monstre nous sidère par l’hypertrophie du mal
où il plonge (le tueur en série, le terroriste de masse) nous le prenons pour
un représentant d’humanité, pour l’ambassadeur de la nature humaine dont
nous le chargeons d’exprimer le versant d’ombre.
« On doit définir un homme, disait Bachelard, par l’ensemble des
tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition. Un homme qui
n’est qu’un homme n’est pas vraiment un homme ». Mais cela voudrait dire
que la plupart des hommes ne sont pas des hommes, et que chez les
quelques rares qui le sont, ils ne le sont pas la plupart du temps. Récemment
la femme6885. et le genre ont constitué des moyens de déconstruction de la
supposée nature humaine.
 
 
III. LES TROIS DIMENSIONS DE L’ÊTRE HUMAIN
 
Au Moyen Âge, Albert le Grand assimila Anthropos (l’Homme universel)
à l’âme du monde contenant en lui la perfection dont le monde est fait. Une
gravure d’Agrippa de Nettesheim montre un homme dont les cinq sommets
(la tête et les cinq extrémités des membres) forment une étoile à cinq
branches inscrite dans un cercle. L’idée selon laquelle l’homme est le miroir
du monde a été amplement développée à la Renaissance. Dans son traité Le
Sage, Charles de Bovelles utilise cette métaphore saisissante : l’homme
situé au centre est criblé des flèches de l’univers entier6886.. À la même
époque, à partir de la Renaissance, donc, l’être humain subit un double
processus parallèle de démétaphycisation et décosmicisation.
Le mot de condition utilisé par Montaigne — dans l’expression «
l’humaine condition »6887. — puis par tous ceux qui, de Malraux à Sartre
voulurent circonscrire l’être de l’homme sans en référer à une hypothétique
essence humaine, implique6888. un ensemble d’éléments. L’homme est un
résultat, et non une donnée originaire. Or, l’hominisation biologique ne
suffit pas à constituer l’homme ; l’humanisation culturelle est également
nécessaire. On peut distinguer, chez l’être humain, trois dimensions : la
biologique, la psychologique, et la socio-historique. Un homme est un
corps, une pensée et le membre d’une société inscrite dans une histoire.
 
 
1. La dimension biologique : le corps6889.
 
L’homme est un animal de l’embranchement des Vertébrés, de la classe
des Mammifères, de l’ordre des Primates, de la famille des Hominiens, du
genre Homo, de l’espèce Sapiens et de la variété Sapiens. Selon le modèle
théorique aujourd’hui le mieux accepté, le genre Homo serait issu des
Australopithèques. Le premier Homo, Homo habilis fut ainsi appelé parce
qu’il fut le premier à fabriquer des outils. Homo erectus lui succéda il y a
deux millions d’années : la bipédie le caractérise ; elle eut pour effet un
processus d’encéphalisation qui conditionnera à son tour le langage et la
pensée. Il y a 100 000 ans, naquit Homo sapiens — c’est lui qui sera
l’inventeur de ces grands systèmes symboliques, marques de la culture, que
sont la religion (il y a 80  000 ans) et l’art (il y a 40  000 ans). L’homme
moderne, Homo sapiens sapiens est une sous-espèce qui apparaît il y a
seulement 35 000 ans. La lignée de ses ancêtres répertoriés ne cesse de se
compliquer. Il semble qu’au schème traditionnel de l’arbre, simple mais
simplificateur, il faille substituer celui du candélabre, qui admet une
pluralité d’espèces et de sous-espèces humaines contemporaines6890..
L’homme moderne n’est pas le résultat d’un développement unilinéaire,
d’un phylum où chaque espèce ou variété succéderait chronologiquement à
une autre, comme on passe le témoin dans une course de relais.
L’anatomie et la physiologie confirment les leçons de la théorie de
l’évolution, à laquelle elles apportent de nombreuses preuves. Seulement, il
y aurait paradoxe à définir comme le propre d’une nature humaine ce que
précisément nous partageons avec l’animal. En fait, le corps de l’homme
appartient au moins autant au monde de la culture, qu’à celui de la
nature6891.. Le départ entre ce qui serait de pure nature, et ce que la culture
a modifié ou ajouté n’est pas possible à effectuer6892.. C’est pourquoi le
débat entre l’inné et l’acquis (récurrent à propos de l’intelligence) est
largement faussé6893.. La distinction entre les caractères immédiatement
innés (qui apparaissent dès la naissance) et virtuellement innés (qui ne se
développent qu’ultérieurement) vient brouiller la détermination de l’inné
comme pure nature. Les manifestations en apparence les plus « naturelles »
au corps s’avèrent être des constructions culturelles recouvertes par l’oubli.
Ainsi, la sensibilité à la douleur est-elle bien une donnée naturelle mais la
diversité et la variabilité d’un individu à l’autre, d’une société à l’autre,
d’une époque à l’autre sont extrêmement grandes. L’être humain est le seul
animal à ne pas se contenter du corps que la nature lui donne ; il n’a de
cesse d’en faire son œuvre6894.. Le corps et ses fonctions semblaient
devoir fixer une nature objective, stable dans le temps (à échelle humaine)
et universelle dans l’espace. Pourtant rien ne nous dit que les futures
biotechnologies ne bouleverseront pas radicalement les données « naturelles
» du corps humain6895.. Déjà la naissance et la mort sont devenues des
événements médicaux, donc techniques.
 
 
2. La dimension psychologique : la pensée6896.
 
« Si le premier paradis fut le paradis de la nature humaine, dit Hegel, nous
avons ici6897. le second paradis, situé plus haut, le paradis de l’esprit
humain »6898.. Platon voyait dans l’âme le point de condensation de
l’homme. Aristote considérait l’intelligence comme présente dès
l’origine6899.; tous deux s’opposent à la thèse des sophistes d’une nature
nue de l’homme à l’origine. L’expression de zôon logikon que la tradition
traduit par « l’animal raisonnable » se trouve chez Sextus Empiricus6900. ;
elle fera florès. Descartes se définira (Méditation seconde) et tous les
hommes avec lui comme « chose qui pense ». Même si avant Darwin la
pensée est un don de Dieu ou de Nature, et si à partir de Darwin, elle
constitue un résultat, une résultante de l’évolution, cela ne remet pas en
question à la fois le privilège et l’irréductibilité ontologique de la pensée.
Heidegger a beau récuser la définition de l’homme comme animal
raisonnable l’ek-sistence où il voit le fondement de la raison n’existerait pas
sans la pensée. L’argumentation cartésienne est indestructible : le cogito ne
peut feindre de ne pas exister.
 
 
3. La dimension sociale et historique
 
L’individualisme occidental a fini par occulter la dimension sociale de
l’être humain. Dans Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Monseigneur
Desmond Tutu écrit : « Le mot ubuntu est très difficile à traduire dans une
langue occidentale. Il exprime le fait de se sentir humain. Lorsque nous
voulons faire connaître tout le bien que nous pensons de quelqu’un, nous
disons : ‘Untel a de l’ubuntu’, ce qui signifie qu’il est tout à la fois
généreux, accueillant, amical, humain, compatissant et prêt à partager ce
qu’il possède. C’est aussi une façon de dire : ‘Mon humanité est
inextricablement liée à la vôtre’ ou ‘ Nous appartenons au même faisceau
de vies’. Nous avons un principe : ‘Un être humain n’existe qu’en fonction
des autres êtres humains’. C’est assez différent du ‘Je pense donc je suis’
»6901..
Lycurgue avait nourri deux chiens nés de la même mère, l’un à la cuisine,
l’autre dans les champs. Un jour, il amena ses chiens au marché et il mit
entre eux un lièvre et un bol de soupe ; le premier chien courut au bol de
soupe, le second se mit à poursuivre le lièvre. Ainsi le législateur de Sparte
voulut-il montrer à ses concitoyens la puissance et la vertu de l’éducation.
L’homme, dit Hegel, n’est ce qu’il doit être que par l’éducation ; l’esprit est
son propre résultat. L’être humain, écrit F. Dagognet6902. « devient moins
ce qu’il est qu’il n’est ce qu’il devient ». Devenir ce que l’on est — un mot
de Pindare repris par Nietzsche qui en fit sa devise — présuppose une
prédétermination sous la forme d’une prédestination ou d’un programme.
Mais il n’y a dans le cas de l’être humain ni prédestination ni programme.
Des anthropologues ont parlé d’une personnalité de base dans chaque
société, sorte de plus grand commun dénominateur psychosocial que l’on
repérerait chez tous les individus d’une même culture. Mais l’individu n’est
pas une nature passive qui attendrait que la culture l’informât. De plus, chez
l’être humain, la naissance est une arrivée autant qu’un point de départ. On
pense aujourd’hui, pour citer cet exemple spectaculaire, que le bébé
garderait en mémoire les arômes qu’il a sentis avant sa naissance par le
biais de l’alimentation maternelle. Ce souvenir orienterait ses premiers
attraits et répulsions. L’inné lui-même est un acquis.
Aussi n’est-ce que par commodité, et pour les besoins de l’analyse
scientifique que ces trois dimensions, physique, psychique et sociale de
l’être humain sont séparées. Toutes les interactions sont possibles et existent
réellement : du corps avec le psychisme et la société, du psychisme avec le
corps et la société, de la société avec le corps et le psychisme. Certes ces
actions ne sont pas égales — la plus faible est celle du corps sur la société
— mais elles sont toutes présentes. Donc, même si par définition une
interprétation d’un phénomène humain ne saurait être vraie, on pourra
retenir comme critère de la meilleure interprétation la plus synthétique. Les
réductionnismes sont aux antipodes de ce holisme : le biologisme ne
considère que la dimension physico-chimique,6903. le psychologisme ne
s’intéresse qu’à la dimension psychique6904., le sociologisme écarte tout
autre facteur que socio-culturel. Ainsi chacun officie-t-il pour son église, le
biologiste pointant le chromosome du crime ou le gène de l’homosexualité,
le psychanalyste cherchant la mère et le sociologue trouvant dans la société
le véritable responsable qui agit par procuration. À l’inverse, si l’on prend
l’exemple de la pathologie mentale, il paraît raisonnable de penser qu’un
trouble du psychisme n’est pas seulement un phénomène psychologique —
mais possède aussi une dimension physique et sociale. Si bien que pour
soigner le schizophrène une pharmacologie6905. et une sociothérapie
devraient accompagner la psychothérapie à laquelle la psychanalyse
voudrait tout réduire. Cela dit, cette conception positiviste de l’être humain
qui voit en lui l’unité, la synthèse de ces trois dimensions6906. est loin
d’être partagée par tous les philosophes. Dans Être et Temps, Heidegger
écrit « qu’à la question du genre d’être de l’étant que nous sommes nous-
mêmes, il n’y a aucune réponse claire à trouver, aucune réponse fondée
ontologiquement de façon satisfaisante dans l’anthropologie, la psychologie
et la biologie » 6907..
 
 
IV. AU-DELÀ DE L’HOMME
 
Devenu maître du monde, débarrassé des puissances qui n’étaient pas les
siennes, l’homme s’est mis à penser à son propre dépassement dans un sens
qui ne serait plus religieux ou métaphysique6908.. Certes, on peut
interpréter les pensées et les projets d’un au-delà de l’homme en continuité
avec les figures de l’initié et du converti que les sociétés anciennes et
traditionnelles ont toutes connues. Mais les ruptures sont manifestes.
 
 
1. Le surhomme
 
Nietzsche crut, pendant quelque temps, que le génie de Wagner était la
promesse du retour de cette humanité supérieure que les Grecs avaient
réalisée. Humain trop humain (1878) est le livre de la rupture : l’homme
supérieur est un comédien, l’homme est le singe de Dieu6909.. L’adjectif
übermenschlisch (« surhumain ») est alors utilisé par Nietzsche pour
qualifier péjorativement l’élan par lequel les hommes aspirent à une réalité
transcendante que symbolise le saint6910.. La force extraordinaire de ce
type d’homme vient de celle qu’on lui attribue. Le terme de « surhumain »
est également employé par Nietzsche, toujours en instance ironique, pour
dénoncer les prétentions et illusions du génie6911..
Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) poursuit la critique du trop humain
à travers ces types « supérieurs » que sont le génie, le saint, le héros,
l’homme moral et développe l’affirmation d’une nouvelle promesse : celle
du surhomme. Le mot Űbermensch figure dans le Faust de Goethe6912.. Il
traduit la volonté prométhéenne de l’homme pour surmonter la condition où
Dieu l’a placé : le péché originel n’est-il pas l’effet d’un désir de
surhumanité ?6913.
C’est au début de Ainsi parlait Zarathoustra, dans « Le Prologue de
Zarathoustra », que le surhomme est annoncé pour la première fois : « Je
vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être
surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?/Tous les êtres jusqu’à
présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux, et vous voulez être le
reflux de ce grand flot ou plutôt retourner à la bête que de surmonter
l’homme ?/Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte
douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le surhomme : une
dérision ou une honte douloureuse »6914.. Le surhomme6915. dans lequel
tous les commentateurs ont reconnu une idée centrale de Nietzsche est une
vision, une image, un rêve, un type comme Dionysos, ni un concept ni un
individu. Ce sont les images qui définissent le surhomme, et non les
concepts : le Prologue de Zarathoustra6916. dit : « éclair », « folie ».
L’homme est un milieu et un pont : ni un but ni une fin : « Et c’est le grand
midi, quand l’homme est au milieu de sa route entre la bête et le surhomme
»6917. ; « L’homme est un pont et non un but »6918..
De même que la volonté de puissance affirmative est le point de vue à
partir duquel le ressentiment peut être évalué, le surhomme est le point de
vue à partir duquel l’homme peut être dévalué : « En vérité, l’homme est un
fleuve boueux. Il faut être océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un
fleuve boueux./Voici : je vous enseigne le surhomme : il est cet océan ; en
lui peut s’abîmer votre grand mépris./Que peut-il vous arriver de plus
sublime ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où votre bonheur même se
tourne en dégoût, tout comme votre raison et votre vertu »6919.. Le
surhomme est d’abord celui qui a acquis la capacité de vouloir l’Éternel
Retour, c’est-à-dire celui qui est parvenu à se libérer de la téléologie du
temps. « Je considère, écrit Nietzsche dans un fragment posthume, toutes
les formes métaphysiques de la pensée comme la conséquence d’une
insatisfaction chez l’homme d’un instinct qui l’attire vers un avenir plus
haut, surhumain — avec cette particularité que les hommes voulurent fuir
eux-mêmes dans l’au-delà au lieu de travailler à la construction de cet
avenir. Un contresens des natures supérieures qui souffrent de la laideur de
l’homme »6920.. La conception du surhumain fut donc le fruit d’erreurs
d’interprétation de l’homme sur lui-même (il a pris ses aspirations animales
pour des inspirations divines), du dégoût et d’une insatisfaction qui le
poussaient à chercher son assouvissement dans des arrière-mondes
imaginaires. « L’homme est quelque chose qui doit être surmonté »6921..
Le surhomme est par-delà l’homme comme la volonté de puissance
affirmative est par-delà le bien et le mal.
Le surhomme ne peut être compris en termes d’évolution biologique : si le
surhomme est à l’homme ce que l’homme est au singe6922., cela
n’implique pas une dérivation physique. Nietzsche dit que l’homme doit
être surmonté — ce qui ne signifie pas dépassé. Sa question topique est : de
quels développements l’homme est-il capable ? Il y a quelque chose de
manqué dans l’homme.
Mais cela ne signifie pas pour autant que le surhomme soit un idéal de
perfection. Un idéal est collectif et la perfection renvoie à un achèvement.
Le « singe » ne figure ici que pour donner l’idée de la distance. Nietzsche a
toujours été un critique résolument hostile de la théorie de l’évolution : ce
serait un franc contresens que d’interpréter le surhomme comme le devenir
darwinien de l’homme6923. : « Je ne me pose pas ici ce problème : qu’est-
ce qui doit remplacer l’humanité dans l’échelle des êtres (…) ? Mais : quel
type d’homme doit-on élever, doit-on vouloir, quel type aura la plus grande
valeur, sera le plus digne de vivre, le plus certain d’un avenir ? »6924.. Le
surhomme est un individu et non le représentant de l’espèce6925.. Il est
l’être qui prend la place de Dieu. Son sens est de transfigurer l’existence en
dehors de la morale et de la religion. La première détermination que
Zarathoustra/Nietzsche donne du surhomme est le sens de la terre — qui
joue contre le « sel de la terre » de l’injonction de Jésus à ses disciples. Ce
sens de la terre contredit les illusions de l’arrière-monde et les valeurs
morales chrétiennes6926.. Le surhomme est l’homme de la mort de Dieu : «
Tous les dieux sont morts : nous voulons maintenant que le surhomme vive
! »6927.. « Jadis on disait Dieu, lorsque l’on regardait les mers lointaines ;
mais maintenant je vous ai appris à dire surhomme »6928.. La négation de
tout ce à quoi « l’homme supérieur » moderne peut croire caractérise le
surhomme : le bonheur, la raison, la vertu, la justice, la pitié6929.. Dans
Ecce Homo, Nietzsche définit le surhomme comme « un type de
perfection6930. absolue, en opposition avec l’homme ‘moderne’, l’homme
‘bon’, avec les chrétiens et d’autres nihilistes »6931..
Le surhomme ne surmonte pas seulement l’homme moyen, l’homme bon,
l’homme moderne. Il surmonte l’homme supérieur — que celui-ci se
présente sous la forme du sage, du saint, du génie ou du héros : « Hélas ! je
me suis fatigué de ces hommes supérieurs, je suis fatigué des meilleurs
d’entre eux : j’ai le désir de monter de leur ‘hauteur’ toujours plus haut, loin
d’eux, vers le surhomme ! »6932.. On peut se demander si le sens premier
de cette figure n’est pas là : elle constitue une puissante machine de guerre
contre l’homme — de même que chez les philosophes du droit naturel,
l’état de nature constituait une puissante machine de guerre contre l’état
social. Seulement la direction du regard a changé. L’utopie a remplacé le
mythe. Le dernier homme6933. qui fait du bonheur le sens de sa vie et qui
ne connaît plus que l’égalité du troupeau, est l’antithèse absolue du
surhomme. « L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme
»6934.. Nietzsche imagine une scène de nature onirique, dans laquelle un
bouffon saute par-dessus un danseur qui marchait en équilibre sur la corde.
« En voyant la victoire de son rival »6935., le danseur de corde perd la tête
et s’élance dans le vide. Est-ce à dire que les bouffons risquent de prendre
la place des danseurs, et de provoquer leur chute sur le chemin qui mène au
surhomme ? Si le surhomme ne peut être atteint ni de manière progressive
(le danseur échoue) ni par saut (le bouffon demeure un bouffon) — reste
qu’il apparaîtra sans cause ni passé. Nietzsche s’est bien gardé de donner
des modèles, même s’il a laissé entendre, par provocation, que son
surhomme était plus proche de César Borgia que de Parsifal6936.. La
cruauté séduit les grands malades plus que la compassion. Même si
Nietzsche donne parfois quelques grands noms du passé — outre César
Borgia : Goethe, Napoléon comme types accomplis — il serait erroné d’y
voir des incarnations du surhomme : « Jamais encore il n’y a eu de
surhomme », écrit-il dans Ainsi parlait Zarathoustra6937.. En tout état de
cause, la singularité absolue du surhomme (qui contredit l’idée d’Eternel
Retour), son caractère d’origine, auraient dû suffire à l’écarter de la sinistre
lignée théorique qui allait mener au fantasme nazi de l’homme nouveau
représenté comme le résultat prévu d’une politique d’élevage et de dressage
qui finit par abolir toute différence ontologique entre l’homme et l’animal.
Le but n’est absolument pas de comprendre les surhommes comme maîtres
des derniers hommes mais au contraire, écrit Nietzsche dans un fragment
posthume, « deux espèces doivent exister, l’une en même temps que l’autre
— le plus possible séparées ; l’une, tels les dieux d’Épicure, ne se
préoccupant pas de l’autre »6938.. S’il existe une « politique » de
Nietzsche, ce ne peut être que dans le sens d’un apartheid aristocratique. «
L’inverse de l’anthropomorphisation, c’est-à-dire ce qui a lieu via le
surhomme, c’est la ‘déshumanisation’ », écrit Heidegger à propos de
Nietzsche6939..
 
 
2. L’ultrahumain
 
La pensée de Pierre Teilhard de Chardin est un christocentrisme
évolutionniste. De la matière à la vie, de la vie à la conscience et de la
conscience au « point Oméga », l’histoire de la Terre est un gigantesque
mouvement d’unification-totalisation. La noosphère6940. apparaît avec
l’homme à la fin de l’ère tertiaire. Elle fait entrer l’univers dans une
nouvelle période de son histoire, qui sera la dernière, parce que la plus
aboutie. Dans la conclusion de L’Apparition de l’homme, Teilhard de
Chardin fait allusion à la remarque de Freud selon laquelle, à trois reprises à
partir de Copernic, l’être humain s’est trouvé délogé de sa position centrale
avec les grandes découvertes de la science6941.. Avec la cosmogenèse, l’être
humain recouvre sa position centrale. Le teilhardisme est un nouvel
anthropocentrisme paradoxalement fondé sur l’univers dans sa totalité.
Teilhard parle d’un néo-anthropocentrisme de mouvement — l’homme
n’est plus centre mais flèche lancée vers le centre d’un Univers en voie de
rassemblement6942.. « Pressés les uns contre les autres par l’accroissement
de leur nombre et la multiplication de leurs liaisons, serrés entre eux par
l’éveil d’une force commune et le sentiment d’une angoisse commune, les
Hommes de l’avenir ne formeront plus, en quelque manière, qu’une seule
conscience ; et parce que, leur initiation étant terminée, ils auront mesuré la
puissance de leurs esprits associés, l’immensité de l’Univers et l’étroitesse
de leur prison, cette conscience sera véritablement adulte, majeure »6943..
Étrange thermodynamique : l’échauffement psychique de l’humanité
coïncide avec le refroidissement physique de la terre6944.. Cette
totalisation-unification est une conspiration. Dans un essai intitulé
L’Atomisme de l’esprit, Teilhard de Chardin dit qu’autour de nos vies
particulières une vie humaine générale va s’établissant de manière
irrésistible. Il ne s’agit pas d’une vague symbiose, précise Teilhard, assurant
simplement par entraide mutuelle la subsistance ou même l’épanouissement
individuel des membres de la communauté. Dans un seul de nos objets
techniques, radio ou appareil photographique, est supposé un organisme
réfléchi ou complexe agissant à la façon d’un être unique ; œuvre déjà non
plus seulement de l’homme mais de l’humanité : « Cette solidarité qui, en
mécanique, se manifeste ainsi, n’est que le reflet tangible d’une ‘prise’
psychologique encore plus profonde »6945..
Teilhard de Chardin appelle « point Oméga » la fin (dans les deux sens que
ce mot peut avoir en français) de la noosphère. Cette expression donne à
l’apocalypse chrétienne un sens inédit. Le point Oméga, identifié au Christ,
hérite du plérôme, notion d’origine paulinienne mais surtout marquée par la
gnose influencée par le néoplatonisme. Comme lui, il est l’unitotalité
téléologisée. Teilhard de Chardin utilise fréquemment le terme d’«
enroulement »  pour la désigner. Sans doute, l’image vient-elle de
l’embryogenèse. La psychogenèse à l’œuvre sur Terre manifeste une telle
énergie qu’elle ne peut que bouleverser les cadres physiques dans lesquels
elle a pris naissance. On pourrait songer ici à la courbure de l’espace-temps
induite par la colossale densité du trou noir. Dans l’une de ses hypothèses
les plus hardies, Teilhard de Chardin s’interroge sur la question de savoir
s’il ne devient pas concevable que l’humanité atteigne, au terme de son
resserrement et de sa totalisation sur elle-même, un point critique de
maturation, au bout duquel, laissant derrière elle la Terre et les étoiles
retournées lentement à la masse évanouissante de l’énergie primordiale, elle
se détacherait psychiquement de la planète pour rejoindre, seule essence
irréversible des choses, le point Oméga.
Teilhard de Chardin compare le mouvement d’enroulement planétaire de
l’humanité sur elle-même à une onde qui, partie du pôle Sud, s’élèverait
progressivement jusqu’au pôle Nord à l’intérieur de la sphère. Dans une
première phase, l’onde se dilate, bien qu’elle tende à se contracter sur elle-
même. De même, l’humanité est passée par une phrase d’étalement
géographique qui apparaît comme une dispersion alors qu’il s’agissait en
fait d’un mouvement de concentration6946.. Plus loin, Teilhard de Chardin
associe cette dispersion à l’équateur au mouvement d’individuation
(confondue avec l’individualisation), dépassé à ses yeux6947..
Pourquoi avoir associé le Christ à ce processus d’unitotalisation de la
pensée ? L’ambition proprement philosophique de Teilhard de Chardin fut
d’opérer la jonction entre le Tout et la Personne : « Notre monde nie le
Personnel et Dieu, parce qu’il croit au Tout ! Tout revient à lui montrer que,
au contraire, il doit croire au Personnel parce qu’il croit au Tout »6948..
Même s’il s’est défendu d’être panthéiste, Teilhard de Chardin a néanmoins
parlé à plusieurs reprises d’un « panthéisme chrétien ». Mais il a pris soin,
pour le promouvoir, de différencier, voire d’opposer les unes aux autres
diverses sortes de panthéisme : dans le panthéisme de confusion (dit aussi «
panthéisme païen »), Dieu est Tout, le moi s’identifie avec lui. Dans le
panthéisme de convergence, Dieu est Tout en tous : au lieu d’être fondu,
dissout en lui, le moi cherche à rejoindre le centre où tout s’achève. Mais ce
panthéisme de convergence comporte lui-même deux modalités distinctes :
le panthéisme d’unification où le « centre de l’évolution » naît de la
coréflexion et est encore virtuel et simplement collectif, et le panthéisme
d’union6949. qui admet un centre de l’évolution réel, et transcendant.
Teilhard de Chardin a toujours récusé le panthéisme de confusion. En
revanche, en reprenant la formule de saint Paul “  Dieu tout en tous  ”, il
justifie par lui son panthéisme d’unification.
Pour Teilhard, la « pancommunion », participation à la vie divine du Christ
par les forces passées et présentes de l’univers, n’a rien d’une fusion dans
l’indifférencié. Dans L’Énergie humaine, il est question d’un « Tout de
personnalisation »6950. et l’Amour est présenté comme le « principe
totalisateur de l’énergie humaine »6951.. Ni le monde, ni l’humanité,
constate-t-il un peu plus loin6952., ne peut réussir à totaliser l’énergie
humaine, il faut que ce principe possède une âme, soit quelqu’un. Ainsi,
aujourd’hui, un chrétien peut-il dire à son Dieu non seulement qu’il l’aime
de tout son corps et de toute son âme, mais aussi de tout l’Univers6953..
Teilhard appelle sens humain la conscience prise par la pensée terrestre de
constituer un tout organisé et sens christique le sens de l’omniprésence de
l’énergie suprême, l’énergie mystique émanant du Christ. Reprenant à saint
Paul le mot de plérôme, il lui fait désigner l’organisme surnaturel où l’Un
substantiel et le multiple créé se rejoignent sans confusion dans la totalité.
Teilhard de Chardin parle dans un autre texte d’une collectivité humanisée
des consciences équivalant à une sorte de superconscience qui ne forme
plus qu’un seul et vaste grain de pensée à l’échelle sidérale. Et d’ailleurs,
pour que les choses soient claires, Teilhard de Chardin ne cessera de
combattre ce qu’il appelait lui-même le « mal de la multitude » (titre d’un
essai de 1917) et « la peine de pluralité » (titre d’un essai de 1936), qu’il
voyait à l’œuvre dans l’individualisme contemporain. Dans ses « Quelques
réflexions sur les Droits de l’homme », un texte écrit en 1947, alors qu’était
en train de s’élaborer la Charte universelle de l’Organisation des Nations
unies, Teilhard de Chardin fait part de ses craintes : que cette idéologie née
en 1789 ne soit déphasée à une époque où « l’humanité se collectivise », où
« elle se totalise sous l’influence de forces physiques et spirituelles d’ordre
planétaire »6954.. On peut se demander si le Christ ne reste pas finalement
la seule personne dans un univers qui les a toutes résorbées. C’est pour
éviter l’identification avec le surhomme nietzschéen que Teilhard de
Chardin préfère user du terme d’ultrahumain. De fait, Nietzsche eût été
épouvanté par semblable triomphe du troupeau dont le berger serait un dieu
mort. Son surhomme est un solitaire, alors que l’ultrahumain de Teilhard de
Chardin marque l’exaltation du collectif.
 
 
3. L’homme nouveau
 
Alors que la sagesse grecque assignait pour tâche à l’homme
l’accomplissement de sa propre nature, le christianisme lui donne comme
destination le dépassement de sa nature. Des monstres allaient plus tard
sortir de ce rêve.
La négation d’humanité fut avec le fantasme de l’homme nouveau une
utopie avant d’être une politique. On peut y voir la pathologie de la
conscience du fait évolutif et historique. Puisque l’homme n’a pas toujours
été ce qu’il est, ne pourrait-il devenir ce qu’il n’est pas encore ? Le projet
peut être poursuivi dans deux directions : celui de l’action biologique
(l’eugénisme) et celui de l’action politique (la révolution). Ces deux actions
considèrent l’homme comme un champ d’expérience cultivable et
pétrissable à volonté ; leurs modèles sont l’élevage6955. et la
métallurgie6956., leurs résultats sont la mort et la destruction. Cette folie de
l’homme nouveau, qui reste la forme la plus radicale de l’anti-humanisme
contemporain repose tout entière sur une haine de l’homme sans équivalent
dans le passé. En cela le totalitarisme est bien une invention.
Le concept d’homme nouveau est d’origine chrétienne. Il est développé
dans l’Évangile selon saint Jean puis dans les épîtres de saint Paul — lequel
oppose le « vieil homme » déchu, dominé par ses passions et rongé par ses
péchés, et « l’homme nouveau » régénéré par sa foi dans le Christ. L’utopie
devenue projet de l’homme nouveau sécularise cet ancien thème et
caractérise les régimes fascistes et totalitaires. À Rome, à Berlin, à Vichy, à
Moscou, l’idéal de l’homme nouveau est devenu le sens de l’histoire.
Mussolini a été, semble-t-il, le premier dirigeant politique à utiliser cette
expression d’homme nouveau dans ses discours en 1917. La guerre n’était
pas terminée et Marinetti avait lancé quelques années plus tôt son Manifeste
du futurisme. Dans le cadre du totalitarisme nazi, le thème de l’homme
nouveau aura une dimension raciale prévalente alors que celle-ci est absente
ou secondaire dans le fascisme et le communisme stalinien6957.. « Où y a-
t-il de meilleurs hommes que ceux que l’on peut voir ici ? C’est vraiment la
renaissance d’une nation obtenue par l’élevage délibéré d’un homme
nouveau » : c’est en ces termes que Hitler s’exprima en septembre 1937.
L’homme nouveau des nazis ne doit rien au surhomme nietzschéen, même
si ceux-ci s’en sont réclamés. En revanche, par opposition au surhomme, le
nazisme a inventé le sous-homme (Untermensch) promis à extermination.
Du côté de la gauche révolutionnaire, le thème de l’homme nouveau
apparaît pour la première fois dans le roman de Nikolaï Tchernychevski
Que faire ? (1863) dont le sous-titre est « Esquisse des hommes nouveaux
»6958.. Plus tard, alors que ce mouvement achève sa course historique, Che
Guevara dira : Si le communisme ne devait pas conduire à la création d’un
homme nouveau, il n’aurait aucun sens.
La thématique de l’homme nouveau dans le communisme stalinien peut
être interprétée comme une perversion de l’utopie marxienne de l’homme
total6959. : avec la disparition de la propriété privée des moyens de
production et de la division en classes, l’être humain retrouvera l’ensemble
de ses capacités d’épanouissement. Seulement l’homme nouveau aggrava
l’aliénation dont la critique avait débouché précisément sur l’utopie de
l’homme total.
L’homme nouveau prit en Union soviétique plusieurs formes : le héros
révolutionnaire, l’ouvrier stakhanoviste, le militant dévoué et obéissant —
qui sont toutes des figures abstraites et mutilantes. La pratique de la «
démascation »6960. était la manifestation publique de cet homme nouveau
capable pour la révolution et le Parti de dénoncer ses amis et familiers, et de
renoncer à ses plus chères croyances. Les rituels de flagellation et
d’autoflagellation publics — systématisés durant la Révolution culturelle en
Chine — avaient pour fonction d’anéantir le « vieil homme » en soi et ne
sont pas sans analogie avec les mortifications religieuses les plus sévères de
jadis.
 
 
4. Le posthumain
 
Dans De la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole appelait l’homme à «
sculpter sa propre statue ». Mais l’humanisme prométhéen a jusqu’à
l’époque contemporaine été minoritaire dans le courant humaniste, lequel
reposait sur l’idée d’une nature humaine (presque toujours conçue comme
créée par Dieu) universelle et stable6961..
C’est le biologiste Julian Huxley, frère d’Aldous6962., qui, semble-t-il, a
été le premier à avoir utilisé le terme de « transhumanisme ». Selon ce
courant de pensée, de plus en plus influent outre-Atlantique, l’humanité se
trouve au début de la plus grande transformation de son histoire. Ses
capacités physiologiques et intellectuelles vont être sublimées dans un
avenir proche grâce à l’union de la génétique6963., de la robotique, des
nanotechnologies et des sciences cognitives. Ainsi pourraient être vaincues
la souffrance, la maladie, la vieillesse et la mort. Le transhumain qualifie
l’état actuel de l’Homo sapiens en marche vers la posthumanité.
Cyborgs, mutants, androïdes, humanoïdes, hommes bioniques,
répliquants..., la littérature de science-fiction relayée par la recherche
scientifique et technique a fait proliférer toute une population de
posthumains. On parle désormais d’homme augmenté6964.. Freud disait
que l’anatomie, c’est le destin. Cela commence à n’être plus vrai. Le
codécouvreur de la structure de l’ADN, James Watson, s’interroge ainsi : «
Si nous pouvons produire un être humain meilleur en lui ajoutant des gènes,
pourquoi devrions-nous nous empêcher de le faire ? ». Peter Sloterdijk a
parlé d’anthropotechnique : désormais l’homme a la capacité de transformer
ses données physiques et psychologiques. L’idée qui est celle d’un nombre
croissant de chercheurs (et pas seulement celle d’auteurs de science-fiction)
est que l’homme doit prendre le relais d’une nature à la fois aléatoire et
beaucoup trop lente. L’évolution doit désormais être le fait de l’être humain
lui-même qui ainsi impose à ces deux derniers territoires (le corps et le
psychisme humains) le triomphe de sa volonté.
Certes les prothèses capables de pallier les déficiences du corps sont
connues depuis l’Antiquité. Mais en introduisant dans l’organisme un
dispositif stimulant le cœur, le pacemaker avait déjà opéré (dans les années
1980) une rupture : il ne s’agissait plus de substituer une pièce mécanique à
un organe mais d’associer un organe et un dispositif électrique. Pourtant
l’objectif résidait encore dans la restitution d’aptitudes perdues ou
détériorées. Une troisième étape a depuis lors été franchie : le mythe de
l’homme bionique sort petit à petit du domaine de la fiction grâce aux
travaux des neurologues et électroniciens sur la jonction entre les neurones
et le silicium des microprocesseurs6965.. Ainsi une nouvelle anthropologie
se met-elle en place : les trois identifiants de l’être humain, le sexe6966.,
l’âge et le type, sont considérés comme des servitudes et d’insupportables
limitations.
Par opposition à l’entropie, l’extropie est une augmentation d’énergie. Le
terme désigne plus précisément l’ampleur de l’intelligence d’un système, de
son information, de son ordre, de sa vitalité et de sa capacité à s’améliorer.
L’extropianisme est une synthèse de transhumanisme et de néolibéralisme :
selon lui, chacun devra pouvoir rester libre de choisir son mode de vie et les
modes d’évolution de son corps et de son esprit. Ceux qui ne veulent pas
évoluer, ou veulent évoluer mais trop vite, doivent pouvoir rester attachés à
leur nature ancienne. Mais ceux qui sont désireux de tenter de nouvelles
aventures ne doivent pas se voir entravés par des interdits et tabous d’un
autre âge. L’extropianisme est un prométhéisme illimité qui place une
confiance absolue dans les « progrès » des technosciences. Il milite pour un
prolongement infini de la vie humaine par le moyen des techniques, pour la
fabrication des bébés sur programme, pour la transplantation des cerveaux
sur disque dur, pour les implants bioniques, une superintelligence artificielle
et la colonisation des espaces extraterrestres. Toute limite des capacités
humaines est perçue par lui comme un défaut à corriger, et un défi à relever.
À partir du génocide de la catastrophe nucléaire, Günther Anders avait
parlé de l’obsolescence de l’homme6967.. C’est à une forme de barbarie
que peut conduire le posthumanisme. Car si rien dans le passé humain n’est
admirable et digne d’être conservé, cela signifie que la totalité de la culture
et de l’histoire est méprisable6968.. L’éventualité d’une véritable sécession
génétique d’une partie de l’humanité remet en question le postulat d’unité
sur lequel reposent la démocratie et les droits de l’homme. Par ailleurs les
rêves de dépassement de l’humain sont individualistes et ne vont pas au-
delà de la particularité. Oubliée la précieuse leçon des Lumières formulée
par Kant : « Chez l’homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre)
les dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison ne devaient être
développées complètement que dans l’espèce mais non dans l’individu
»6969.. Jean Rostand évoquait, pour les récuser de manière légère et rapide
comme des « railleries », les doutes de l’écrivain Georges Duhamel : «
Souhaitons que l’humanité future, sous le régime des sciences nouvelles,
engendre autant d’hommes remarquables qu’elle en a donné jusqu’ici dans
le hasard et l’ignorance »6970.. Francis Crick, l’autre codécouvreur de la
structure de la molécule d’ADN a dit : « Je ne vois pas en quoi l’homme
actuel serait si parfait qu’il ne faille pas chercher à l’améliorer ». À quoi
dans son Principe Responsabilité Hans Jonas avait par avance répondu :
que peut-on vouloir de meilleur pour l’être humain que ce que celui-ci nous
a donné de meilleur dans le passé ?
 
*
Voir aussi
 
L’âme. L’animal. La civilisation. Le corps. La culture. Le divin. Le droit.
Les droits de l’homme. La femme. L’humanité. La nature. La pensée. Le
racisme. La sexualité. La technique.
 
*
 
Bibliographie
 
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique.
Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, trad. N. Massa, Les Éditions de Minuit, 1975.
M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, Aubier-Montaigne, 1983.
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale Deux, Plon, 1973.
J.-P.Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970.
B. Groethuysen, Anthropologie philosophique, Gallimard, 1980.
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966.
Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, trad. fr., Mille et Une Nuits, 2000.
Dominique Lecourt, Humain, post-humain, PUF, 2003.
 
6852 M. Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 319.
6853 Platon, Théétète 174 b, Œuvres complètes II, trad. L. Robin, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1950, p. 132.
6854 Voir La culture.
6855 De la nature humaine, de Hobbes également, est une « psychologie » comme le sera le Traité
de la nature humaine de Hume.
6856 B. Pascal, De l’esprit géométrique, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard,1954, p. 579.
6857 Ce n’est pas la couleur du pelage du chat qui frappe d’abord l’autre chat, mais le fait qu’il a
affaire à un chat.
6858 En Europe, au Moyen Âge, on croyait qu’en Asie, entre Inde et Caucase, vivaient des
peuplades féroces, Gog et Magog (les noms viennent de la Bible) enfermées là par Alexandre le
Grand. Histoire écoutée aux portes de la légende (pour reprendre la formule de Victor Hugo). Marco
Polo était persuadé que les îles Andaman étaient habitées par des cannibales à tête de chien. Le
tympan de la basilique de Vézelay a donné forme de pierre à ces rêveries étranges sur les êtres
n’ayant qu’une seule jambe, ou bien pourvus de très grandes oreilles. Jusqu’à la fin du XIXe siècle,
des explorateurs recherchèrent au cœur de l’Afrique les Niams-Niams, anthropophages munis d’une
queue. Un sceptique comme Montaigne avait repris à son compte les rumeurs et préjugés les plus
fantastiques car il lui servait d’arguments contre la rupture supposée entre l’homme et l’animal (« Et
il y a des formes métisses et ambiguës entre l’humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les
hommes naissent sans tête, portant les yeux et la bouche en la poitrine ; où ils sont tous androgynes ;
où ils marchent de quatre pattes, où ils n’ont qu’un œil au front, et la tête plus semblable à celle d’un
chien qu’à la nôtre ; où ils sont moitié poissons par en bas et vivent en l’eau… » (Essais II, 12).
6859 M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 328.
6860 A. Comte, Discours sur l’esprit positif, Vrin, 1974, p. 39.
6861 Celle qui avait écrit courageusement que puisque la femme avait le droit de monter sur
l’échafaud, elle avait bien le droit de monter à la tribune, finit guillotinée.
6862 Voir L’humanité.
6863 Voir Le racisme.
6864 E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Gallimard, 1976, p. 20 sq.
6865 Plus éloignée de Hegel que de Kant.
6866 Dans la Lettre pour le progrès de l’humanité.
6867 Voir Le divin.
6868 L’Incarnation — l’humanisation de Dieu — est apparue au christianisme grec comme une
promesse de divinisation de l’homme.
6869 Voir L’animal.
6870 M. Heidegger Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. D. Panis, Gallimard,
1992.
6871 Frans de Waal (Le Singe en nous, trad. fr., Fayard, 2006) a proposé le néologisme
d’anthropodéni (anthropodenial en anglais) pour désigner l’attitude consistant à vouloir utiliser des
mots différents pour décrire des comportements semblables chez l’homme et l’animal. Le contraire
d’un préjugé (ici, l’anthropomorphisme) peut être un autre préjugé.
6872 On appelle androïde le robot à formes et capacités humaines. L’humanisme occidental ne le
regarde pas sans suspicion car il le perçoit en possible rival. Le bouddhisme et le shintoïsme, au
Japon, étrangers à l’humanisme, le considèrent au contraire comme un double amical. Le
phénoménisme universel du bouddhisme (tout est illusion, à commencer par le moi) peut contribuer à
valoriser l’artifice à l’infini. Mais il y a d’autres raisons directement attachées à la tradition religieuse
: certains robotitiens japonais sont allés jusqu’à parler de capacité d’illumination chez les robots…
6873 Comme on le constate au jeu d’échecs.
6874 Même s’il pensait à la confrontation avec l’animal et non avec la machine.
6875 Parmi lesquels il convient de réserver une place importante au désir de connaissance.
6876 Dans la nouvelle intitulée Cercle vicieux, publiée en 1942 ( reprise dans l’édition française du
Grand livre des robots, Omnibus, 2000), l’écrivain Isaac Asimov définit les trois « lois
fondamentales » de la robotique inventées par l’auteur : 1. Un robot ne peut nuire à un être humain ni
laisser sans assistance un être humain en danger ; 2. Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont
donnés par les êtres humains, excepté lorsque ces ordres sont incompatibles avec la première loi ; 3.
Un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n’est pas incompatible avec la
première ou la deuxième loi.
6877 É. de Fontenay, Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin
Michel, 2008.
6878 Saint Augustin, Les Confessions IV, 14, trad. J. Trabucco, Garnier, 1964, p. 80.
6879 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal § 225, trad. fr., Œuvres II, Robert Laffont, 1995, p.
672.
6880 E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, AK VI, 22, trad. fr., Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 33.
6881 L’existence d’un Mal radical interdit, aux yeux de Kant, un tel point de vue.
6882 Marc-Aurèle, Pensées II, 17 in Les Stoïciens, éd. É. Bréhier, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1962, p. 1150.
6883 Étymologiquement, ce qui est bien en lumière.
6884 Si préjugé il y a, il a été partagé par tous les philosophes. Car aucun d’eux n’a cru qu’il y avait
plus de pensée chez les hommes qui ne sont pas philosophes qu’en eux-mêmes.
6885 Voir La femme.
6886 E. Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, trad. P. Quillet, Les
Éditions de Minuit, 1983, p. 366.
6887 Essais II, 12.
6888 Selon l’étymologie.
6889 Voir Le corps.
6890 Deux hypothèses s’affrontent encore aujourd’hui sur l’origine de l’Homo sapiens. Pour les
uns, les populations actuelles ont une origine unique et africaine (hypothèse de l’arche de Noé). Pour
d’autres, elles résultent de l’évolution en plusieurs régions du monde de populations plus archaïques
d’Homo sapiens (hypothèse du candélabre). Selon cette seconde hypothèse, la bifurcation à l’origine
des populations des divers continents se serait effectuée beaucoup plus tôt (400 000 ans, au lieu de
150 000 ans selon l’hypothèse de l’arche de Noé).
6891 .Voir La culture.
6892 Il existe une véritable dialectique entre la constitution du corps et les techniques acquises.
L’homme domestique le feu, il fait cuire sa nourriture ; l’amidon cuit est mieux assimilé par
l’organisme et ce gain permet au cerveau de grossir, de consommer davantage d’énergie que tout
organe cérébral dans le règne animal. L’homme est omnivore, ses sources de nourriture sont diverses
et dispersées : les exploiter suggère des moyens de communication complexes et déterminés.
L’homme est bipède : ses hanches deviennent plus étroites et son petit ne peut venir au monde
qu’avec une tête hypertrophiée et un cerveau immature. Il fera une grande partie de sa croissance
hors de l’utérus maternel.
6893 On a appelé « instinct » ce qui chez l’homme ne relève pas de l’inné universel : « instinct de
conservation » (or les conduites d’échec et les comportements suicidaires sont universellement
répandus), « instinct maternel » (or l’infanticide, désiré ou accompli est lui aussi universellement
répandu), « instinct grégaire » (or il existe également un besoin de solitude). Un instinct ne devrait
pas souffrir d’exceptions.
6894 Les mutilations sexuelles arrachent le corps à la nature et lui imposent la détermination
sociale, culturelle, de la sexualité.
6895 Voir infra.
6896 Voir La pensée.
6897 Hegel parle de l’établissement scolaire où il tient ce discours du 29 septembre 1809.
6898 G.W.F.Hegel, Textes pédagogiques, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1990, p. 82.
6899 D’où son opposition à Anaxagore qui prétendait que c’est parce qu’il a des mains que
l’homme est le plus intelligent des animaux (Les Parties des Animaux, IV, 10).
6900 Hypotyposes pyrrhoniennes II, 16.
6901 Mgr Desmond Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, trad. fr., Albin-Michel, 2000. Le livre
est le récit des enquêtes et auditions de la Commission de la vérité et de la réconciliation créée par
Nelson Mandela à la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud et dont Mgr Desmond Tutu était le
président. Ubuntu est un mot de langue bantoue.
6902 F. Dagognet, Nature, Vrin, 1990, p. 157.
6903 Les passions ne seraient que des transferts de molécules, par exemple, les comportements
seraient génétiquement déterminés.
6904 L’existence serait ainsi réduite à une manière de penser ou de sentir. En langage banal : « Tout
est dans la tête ! ».
6905 Les neuroleptiques agissent sur le délire, les hallucinations et les conduites pathologiques
aiguës.
6906 C’est une semblable conception qui a présidé à l’institution du Musée de l’Homme (Paris)
réunissant dans une large synthèse les dimensions biologiques (l’évolution), historiques et sociales de
l’être humain toujours vu dans ses rapports avec son milieu.
6907 M. Heidegger, Être et Temps, trad. F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 82.
6908 L’ultrahumain de Teilhard de Chardin (voir infra) représentant une exception à cet égard.
6909 F. Nietzsche, Humain, trop humain II (Le Voyageur et son ombre), § 14, Œuvres I, trad. fr.,
Robert Laffont, 1993, p. 835.
6910 Humain, trop humain I, § 143.
6911 Ibid., § 164. Pour la critique nietzschéenne de l’idée de génie, voir La création.
6912 L’Esprit de la Terre interpelle ironiquement Faust qui l’avait invoqué : « Quel misérable effroi
saisit ta nature surhumaine ! » (Faust I, Première partie, « La nuit », trad. G. de Nerval, in Goethe,
Théâtre complet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1951, p. 967).
6913 « Vous serez comme des dieux » est la parole tentatrice du serpent. Chez Goethe le surhumain
est une figure pitoyable raillée et rejetée par l’Esprit de la Terre.
6914 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, « Le Prologue de Zarathoustra » § 3, trad. H.
Albert révisée par J. Lacoste, Œuvres II, Robert Laffont, 1993, p. 291.
6915 Henri Albert avait traduit Der Ubermensch par « le surhumain ».
6916 § 3.
6917 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, « De la vertu qui donne » § 3, Œuvres II, op. cit., p.
343.
6918 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra III, « Des vieilles et des nouvelles tables » § 3, ibid.,
p. 439.
6919 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, « Le Prologue de Zarathoustra » § 3, ibid., p. 292.
6920 F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes X, Fragments posthumes printemps-automne
1884, éd. Colli-Montinari, trad. fr., Gallimard, 1982, p. 326-327.
6921 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra III, « Des vieilles et des nouvelles tables » § 3,
Œuvres II, op. cit., p. 439.
6922 Ainsi parlait Zarathoustra I, Prologue, § 3.
6923 Dans Ecce Homo, Nietzsche rejette expressément le contresens darwinien fait part des « bêtes
à cornes savantes » (Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 1, Œuvres II, op. cit., p.
1147).
6924 F. Nietzsche, L’Antéchrist § 3, trad. fr., ibid, p. 1042.
6925 À l’inverse, la théorie de l’évolution raisonne en termes d’espèce.
6926 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, « Le Prologue de Zarathoustra » § 3.
6927 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra I, « De la vertu qui donne » § 3, Œuvres II, op. cit., p.
344.
6928 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, « Dans les îles bienheureuses », ibid., p. 347.
6929 Ainsi parlait Zarathoustra I, « Le Prologue de Zarathoustra », § 3. Il ne faut pas en attendre
davantage. Nietzsche a encore moins écrit sur le surhomme que Marx sur le communisme...
6930 Wohlgeratenheit.
6931 F. Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 1, Œuvres II, op. cit., p.
1146.
6932 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, « De la sagesse des hommes », ibid., p. 397.
6933 Ainsi parlait Zarathoustra I, Prologue, § 5.
6934 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 4, Œuvres II, op. cit., p. 293.
6935 Ibid., p. 296.
6936 Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 1. Cette provocation est sérieuse au
demeurant : le surhomme est méchant : « Votre âme est si loin de ce qui est grand que le surhomme
vous serait épouvantable dans sa bonté ! » (Ainsi parlait Zarathoustra II, « De la sagesse des
hommes », Œuvres II, op. cit., p. 396).
6937 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, « Des prêtres », ibid., p. 354.
6938 F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes IX, Fragments posthumes été 1882-printemps
1884, éd. Colli-Montinari, trad. fr., Gallimard, 1977, p. 256.
6939 M. Heidegger, Achèvement de la métaphysique et poésie, trad. fr., Gallimard, 2005, p. 64.
6940 Terme forgé par Teilhard de Chardin sur le modèle de la « géosphère » : la noosphère désigne
la sphère de l’esprit. Le mot est souvent utilisé par les utopistes qui gravitent autour d’Internet.
6941 L’héliocentrisme de Copernic ravale la Terre à une position périphérique, l’évolutionnisme
darwinien fait de l’homme un animal tardif tandis que la psychanalyse détrône la conscience au profit
de l’inconscient. Telles sont, aux yeux de Freud, les trois blessures narcissiques infligées par la
science moderne à l’orgueil anthropocentrique de l’homme.
6942 P. Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’homme, Seuil, 1961, p. 297.
6943 P. Teilhard de Chardin, Mon Univers, Seuil, 1965, p. 120.
6944 Il n’est alors pas encore question des avatars climatiques dus à l’effet de serre...
6945 P. Teilhard de Chardin, L’Activation de l’énergie, Œuvres VII, Seuil, 1963, p. 43-44.
6946 P. Teilhard de Chardin, La Place de l’Homme dans la Nature, Œuvres VIII, Seuil, 1963, p.
118-119.
6947 Ibid. p. 148.
6948 Cité par Cl. Cuénot, Teilhard de Chardin. Les grandes étapes de son évolution, Plon, 1958, p.
260.
6949 Teilhard parle également d’un « panthéisme humanitaire » (l’idéologie du progrès) et d’un «
panthéisme matérialiste » (le marxisme) qu’il rejette, évidemment.
6950 P. Teilhard de Chardin, L’Énergie humaine, Œuvres VI, Seuil, 1962, p. 104.
6951 Ibid., p. 182.
6952 Ibid., p. 196.
6953 Ibid., p. 197.
6954 P. Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’homme, Œuvres V, Seuil, 1959, p. 247.
6955 D’où la glorification des masses dans les régimes totalitaires.
6956 Les régimes totalitaires ont développé toute une fantasmatique de la métallurgie, dont les
présupposés économiques (le développement de l’industrie lourde) et guerriers (l’industrie
d’armement) n’épuisent pas le sens.
6957 À l’exception notable toutefois de l’antisémitisme.
6958 Ce roman, qui réconcilie utopie et révolution, devint un véritable bréviaire pour les
révolutionnaires russes. Lénine repris son titre pour exposer, en 1902, le programme de son action.
6959 Voir L’aliénation et L’utopie.
6960 Le mot vient de la Roumanie.
6961 Au XXe siècle, le biologiste Jean Rostand représentera cet humanisme prométhéen dont Pic
de la Mirandole a été le précurseur. Dans Peut-on modifier l’homme ?, il cite pour les approuver le
philosophe Frédéric Rauh et le médecin Alexis Carrel : « Rauh annonçait la naissance de devoirs
aujourd’hui inconnus, issus de la science, et qui pourraient nous placer dans des situations
conflictueuses [sic] : ‘D’une façon générale, on peut prévoir que l’humanité prochaine se sentira liée
par devoir au bien de la race. Il y aura sans doute des sacrifices faits à l’espèce, des drames où la
sympathie et l’amour se trouveront en conflit avec le devoir biologique’. Quant à Carrel, c’est
magnifiquement qu’il écrit : ‘Pour la première fois depuis le début de son histoire, l’humanité est
devenue maîtresse de sa destinée... Pour se grandir à nouveau, elle est obligée de se refaire. Et elle ne
peut se refaire sans douleur car elle est à la fois le marbre et le sculpteur. C’est de sa propre substance
qu’elle doit, à grands coups de marteau, faire voler les éclats afin de reprendre son vrai visage’ » (J.
Rostand, Peut-on modifier l’homme ?, Gallimard, 1956, p. 94-95). Alexis Carrel avait approuvé, avec
tout le poids de son prestige scientifique, le programme eugéniste nazi.
6962 Aldous Huxley a écrit Le Meilleur des mondes en grande partie pour répliquer aux idées de
son frère biologiste, partisan convaincu de l’eugénisme et inventeur de l’ectogenèse (le
développement jusqu’à terme des embryons humains hors de l’utérus maternel).
6963 La notion de « patrimoine génétique », diffusée à la faveur des recherches et découvertes
récentes en biologie moléculaire, est des plus équivoques. Elle peut déboucher aussi bien sur une
crispation identitaire que sur un prométhéisme déchaîné. Un patrimoine, en effet, se conserve, mais il
peut aussi être augmenté et amélioré.
6964 Le transhumanisme a son symbole : H+ pour désigner l’homme augmenté.
6965 On a déjà réussi à développer un animal artificiel constitué par un cerveau de lamproie
contrôlant un petit robot mobile.
6966 Le « postgenderism » est un mouvement qui cherche l’éradication volontaire du genre dans
l’espèce humaine à travers l’application de biotechnologies et de technologies de reproduction
assistée.
6967 Titre de son ouvrage princeps (publié en traduction française aux Éditions Ivrea, 2000).
6968 En fait cette histoire et cette culture ne sont pas méprisées : elles sont tout bonnement
ignorées.
6969 E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, trad. fr., Œuvres
philosophiques II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 189.
6970 J. Rostand, Peut-on modifier l’homme ?, op. cit., p. 125.
68. L’événement
 
 
 
Comme l’individu, l’événement est une singularité difficile, peut-être
impossible à conceptualiser. Gilles Deleuze disait que l’événement est le
sens et que c’est la raison pour laquelle la question du sens de l’événement
n’est pas pertinente6971..
C’est la pensée judaïque qui a inventé l’événement6972.. Liée aux mythes,
la pensée grecque ne parle pas d’événements : les mythes ne disent pas
l’événement. Le confondant avec l’accident — ce qui advient à un être sans
en modifier la nature — le rationalisme classique a négligé l’événement
(empirique et fortuit) au profit des phénomènes et des structures. « Il y a
longtemps déjà que les historiens n’aiment plus beaucoup les événements »,
constatait Michel Foucault en 19806973.. Pourtant, dans un article
remarqué, Pierre Nora avait annoncé en 1972 « Le retour de l’événement
»6974.. L’époque contemporaine a en effet procédé à une véritable
réhabilitation de l’événement : la philosophie de la nature de
Whitehead6975., la mécanique quantique, la déconstruction du chef-
d’œuvre classique en matière d’art au profit de la performance6976. et de
l’installation, ont pour élément commun la revanche de l’événement sur
l’objet.
Il est significatif que le terme de « fois » ne soit pas utilisé comme concept
(on ne dit pas : « la fois ») mais seulement dans les expressions « la
première fois », « la prochaine fois ». L’événement est bien plus
qu’impensé : inopiné, c’est-à-dire, littéralement, hors l’opinion.
L’événement est de ce monde mais il en marque l’excès ou bien s’en
exempte. Il présente cette particularité d’offrir à la fois plus et moins que ce
que ses conditions semblent contenir. Avec lui, le monde semble venir à
nous : un événement est un avènement. Il fait date et tout en étant situé dans
l’instant ou la courte durée, il n’a de cesse que d’outrepasser ses bornes.
Un événement est un tout, il n’est jamais incomplet. Il est une puissance
de transformation du monde. Il bouscule les inerties du passé et transgresse
les contraintes du présent. Surgi on ne sait d’où, il fait signe vers un futur
dont il ne saurait donner l’idée. L’événement a un sens fondateur ou
terminal — souvent les deux en même temps. On ne dit de lui ni qu’il est ni
qu’il n’est pas, mais qu’il arrive ou qu’il survient, faisait remarquer
Vladimir Jankélévitch. Ni chose, ni phénomène, son statut ontologique
n’est pas aisé à saisir. Comme la péripétéia aristotélicienne, l’événement
arrive par surprise. « L’événement vient comme un voleur », écrit
Sartre6977.. L’événement est ce qui provoque la surprise — qui est la mise
en échec et en arrêt de l’intelligence face à un monde qui n’offre plus ses
prises habituelles. L’événement est violent : il nous frappe, il a volontiers
une dimension désastreuse6978.. En tant que rupture brusque dans la trame
de la temporalité, il est catastrophique. L’événement est, sinon construit
comme le fait, du moins élu. Et son élection enclenche une mémoire que la
commémoration s’efforcera de neutraliser en donnant l’illusion de la
conforter6979.. Les anniversaires et commémorations sont des rites
personnels et collectifs destinés à réinscrire l’événement dans le présent.
L’événement n’ouvre pas seulement un avenir, il transforme
rétrospectivement le passé. Or définir l’événement par ce qui arrive de
remarquable ou de remarqué, c’est nier la possibilité d’événements
inaperçus.
Claude Romano détermine l’être humain comme « seul ‘capable’
d’événements »6980.. L’être humain est un advenant6981. au sens où sa
subjectivité se constitue à partir des événements. C’est le propre du
psychotique que de rester fermé à l’événement. C’est l’événement qui fait
de la possibilité une éventualité6982. et de l’existence une aventure.
 
 
I. ÉVÉNEMENT ET SUBSTANCE
 
Par « substance », il faut entendre une réalité suffisamment stable pour
être indifférente à ce qui se passe autour d’elle et en elle. La substance
opposée à l’événement peut se présenter sous les modes du fait, de la
structure et de l’objet.
 
 
1. Événement et fait
 
Bertrand Russell posait la question : « Qu’est-ce qui fait que vous
reconnaissez deux coups sonnés par une horloge comme étant deux et non
pas comme une seule chose répétée deux fois ? »6983.. Donald Davidson
donne le critère suivant : « Des événements sont identiques si et seulement
si ils ont exactement les mêmes causes et les mêmes effets »6984.. Les
événements sont des « entités particulières non répétables », des « individus
concrets »6985.. Un événement ne saurait n’être pas nouveau. Son
irréductible singularité spatio-temporelle en fait une exception. Les
répliques6986., réponses et reprises ne sont jamais des répétitions. Lorsque
nous disons « Roger et Ginette se sont mariés en 1948 » et que « Pierre et
Christiane firent la même chose la même année »6987., on ne suppose pas
qu’il existe un mariage-événement répété un nombre indéfini de fois. De
même, dire que Christian a raté l’agrégation trois fois ne signifie pas qu’un
même événement a eu lieu trois fois. Si l’événement peut se faire sur le
mode de la reprise, il exclut la répétition. Quand Marx rappelle au début du
18 Brumaire de Louis Bonaparte la phrase de Hegel — que les événements
se répètent deux fois, en ajoutant que le philosophe de l’idéalisme absolu
avait oublié de préciser : la première fois comme tragédie, la deuxième fois
comme farce — il voulait montrer justement que les événements ne se
répètent jamais en fait. Jacques Derrida et Jürgen Habermas ont publié les
entretiens qu’ils ont eus à New York entre octobre et décembre 2001 sous le
titre de « Le ‘concept’ du 11 septembre »6988.. Le terme de « concept »
était à la fois proposé et retiré (par les guillemets). L’événement est un
quasi-concept.
L’événement « ne s’inscrit pas dans le monde mais ouvre un monde » en
réarticulant son sens, écrit Claude Romano6989.. L’événement est le
singulier absolu — la fois unique qui vaut pour toutes les autres : c’est une
fois pour toutes que le Christ est venu pour sauver les hommes6990., une
fois pour toutes que le père de la horde primitive a été assassiné6991..
Pourtant, l’événement toujours unique ne reste jamais à jamais seul. Mais
nous le répétons moins que nous ne le mimons (d’où la remarque de Marx).
Citant l’affirmation de Kant dans les Prolégomènes à toute métaphysique
future (« tout événement dont l’expérience nous apprend qu’il a eu lieu doit
avoir une cause »6992.), Claude Romano dit que cette affirmation est vraie
pour tout événement, excepté pour l’événement en son sens
événemential6993. : « Non point que celui-ci ‘flotterait’ sans cause, mais
parce que les causes qui le conditionnent n’atteignent en rien sa teneur
phénoménologique de sens »6994.. C’est l’absolue singularité en rupture
avec la chaîne de causalité commune qui différencie l’événement du fait. Le
fait présuppose une formation, une suite d’étapes chronologiquement
ordonnées. Ainsi la naissance comme fait pourra-t-elle être distinguée de la
naissance comme événement6995.. Par ailleurs, le fait ne va pas sans
nécessité tandis que l’événement, hasardeux par nature, ne saurait être
prédit hors d’une situation singulière, ni même déduit de cette situation. Le
coup de dés mallarméen illustre cette « pure pensée de l’événement » sans
la pesante détermination des structures. L’événement se caractérise par
l’imprédictibilité de ce qui aurait pu aussi bien ne pas advenir6996.. C’est
ce qui lui confère une aura de « grâce laïcisée »6997.. Il ne se survit, après
coup, que par la nomination souveraine de son existence et par la fidélité à
la vérité qui s’y fait jour.
Un événement peut-il en causer un autre ? La situation est un état de fait.
L’événement surgit d’elle en même temps qu’il la détruit. Alors que le fait
concerne un ensemble indéterminé, l’événement semble adressé. C’est
pourquoi la disparition des dinosaures apparaît davantage comme un fait
que comme un événement. Dans l’histoire humaine, le chef agit, c’est-à-
dire qu’il ajoute des faits aux faits. Le héros, lui, fait événement par son
acte. Un événement est une singularité. On ne dira pas d’une rencontre,
d’une décision, d’un deuil, qu’ils sont des « faits ».
Il est des rencontres qui exaltent celui qui les vit bien au-delà de lui-même
: telle la rencontre de Dieu par saint Paul sur le chemin de Damas, la
rencontre de Virgile par Dante au début de la Divine comédie, la rencontre
de Jean Valjean par Cosette dans le bois de Montfermeil : on peut les
appeler des rencontres sublimes. Mais il existe aussi des rencontres
terrifiantes ou mortelles.
À la différence du fait, la rencontre suscite la surprise. La surprise est
littéralement l’affect qui rend la prise impossible : « n’avoir pas prise sur les
événements » est un pléonasme.
L’événement ne peut être reconnu que dans l’après coup « Il n’est jamais
‘présent’ que comme passé à la lumière de son futur », écrit Claude
Romano6998.. C’est la mémoire qui peut constituer un fait en événement :
la madeleine de Proust ne prend son sens d’événement qu’à partir du
moment où la mémoire l’arrache à son inertie d’expérience répétée dans le
passé. L’événement a un poids symbolique que le fait n’aura jamais : ce
sont les événements que l’on commémore, pas les faits. Mais si
l’événement diminue la puissance du fait et le ravale au niveau de la
conjoncture, inversement le fait par son inertie et sa violence peut prendre
sur l’événement sa revanche. Rétrospectivement, le fait stalinien a
bouleversé le sens du grand événement que fut la révolution russe.
 
 
2. Événement et structure
 
Kant appelait circonstances les rapports dans lesquels l’événement se
produit et occasion l’ensemble de tous les rapports de l’espace et du temps
qui concourent à l’événement6999.. Par opposition à la structure, stable et
continue, l’événement est une brusque discontinuité. L’événement est
anarchique au sens où il méconnaît l’ordre, et au sens où le fondement7000.
se dérobe sous lui. Si l’événement est, à la différence d’un fait, ce qui ne
peut trouver son sens en fonction d’un contexte préalable précisément parce
qu’il reconfigure entièrement le contexte, on comprend qu’il puisse
s’accompagner de l’effondrement des assises interprétatives du sujet ou de
l’effondrement du monde comme horizon d’intelligibilité et de possibilité à
partir duquel le sens s’élabore. On peut comprendre aussi en quel sens le
monde auquel nous avons affaire lors d’un tel événement est le monde qui
advient avec et par lui. L’événement rouvre le champ des possibles qu’une
suite de structures fermait.
Alain Badiou oppose à l’événement l’être — qui signifie la routine de la
situation7001.. Dans les trois domaines de l’amour (la rencontre
amoureuse), de la politique (la révolution), et de la science (l’invention),
l’événement tient en échec le calcul et donne toute la mesure de la fécondité
du hasard. Il n’y a, en effet, pas d’événement sans hasard. Une rencontre
fatale comme celle d’Œdipe avec son père n’est pas un événement. « Il
semble que les événements, disait Proust, soient plus vastes que le moment
où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers »7002.. Alors que le monde
nous apparaît selon une certaine configuration — ce que nous appelons de
façon intuitive et vague une « situation » —, l’événement lui donne une
reconfiguration, qui n’est ni la répétition ni la reprise de la configuration
mais son déplacement et sa destitution. Après l’événement, le monde ne
sera plus jamais, comme on dit, comme avant.
L’événement survient volontiers sous la forme d’une attaque. Il agresse les
structures — que ce soit celles d’une société ou celles d’un organisme.
C’est pour cette raison qu’à la différence de ce que l’on a pu dire un peu
vite, il n’est pas sûr qu’il marque toujours l’irruption de la liberté dans la
chaîne de la causalité. « Des actes sont commis aujourd’hui sans
intervention humaine, constatait Günther Anders. Ce qui revient à dire en
même temps qu’il ne s’agit plus à proprement parler d’‘actes’ au sens
traditionnel mais plutôt d’événements »7003..
La scientificité des sciences humaines s’est largement arc-boutée contre
l’événement et adossée aux faits et aux structures. Les philosophies de
l’Histoire sont dépourvues d’événements — ou presque. « La science
sociale a presque horreur de l’événement, écrit Fernand Braudel. Non sans
raison : le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées
»7004.. À l’événement « bref et pathétique », Braudel oppose la longue
durée du temps « géographique » et le temps moyen de la conjoncture7005..
L’expression péjorative d’« histoire événementielle » désigne l’histoire qui
se réduit à la narration de ce qui s’est passé sans la recherche des faits et
structures plus amples. En métapsychologie, lorsque Freud abandonna la
théorie du traumatisme pour expliquer la genèse des névroses, il fit
clairement le choix de la structure aux dépens de l’événement. Le
marxisme, le fonctionnalisme et le structuralisme se sont entendus pour
chasser l’événement du champ des sciences sociales. L’histoire des sociétés
primitives est une histoire non événementielle. Elle vise, dit Lévi-Strauss en
toutes lettres, à supprimer l’événement. L’événement est de nature
conjoncturelle et la conjoncture est passagère et contingente.
L’histoire événementielle a été réhabilitée : d’une part l’événement est la
matière historique concrète (les courbes et les structures sont des artefacts),
d’autre part, il fait toujours sens : s’il est unique, il fait sens parce qu’il est
unique, s’il est répété, il fait sens justement parce qu’il n’est pas unique.
Michel Foucault dit avoir travaillé dans le sens d’une
événementialisation7006. et c’est pourquoi il a toujours été réticent vis-à-
vis du terme de « structuralisme » appliqué à sa pensée.
L’événementialisation, c’est l’introduction de discontinuités multiples dans
l’évidence de la trame historique.
La neurophysiologie réactualisera le problème classique des relations
entre l’âme et le corps en se posant la question du rapport entre les
structures cérébrales et les événements mentaux. Mais c’est à partir de la
phénoménologie que, sur le modèle de la dualité heideggérienne de
l’existentiel et de l’existential7007., Claude Romano opposera
l’événementiel, qui qualifie l’événement empirique et l’événemential, qui
renvoie à un mode d’être. Ainsi, sans renoncer à sa singularité, peut-on
penser l’événement comme une structure d’existence.
 
 
3. Événement et objet
 
Le stoïcisme avait constaté que la logique d’Aristote, dépendante de
l’ontologie, est impuissante à traduire les « quelque chose » (ti) qui, tout en
étant, ne sont pas des étants7008.. Il convient d’admettre, à côté des
corporels (sômata) les incorporels (asômata). Le vide, le lieu, le temps et les
lekta sont des incorporels. La tradition traduit « lekta » par « exprimables »
ou « signifiés » — ils sont étymologiquement l’objet du logos. « Il fait jour
», « Dion se promène » sont des lekta qui signifient des événements ou états
de fait. L’événement incorporel signifié n’est pas à proprement parler mais
il survient, se produit ou, mieux, se rencontre (huparkheï). À la logique
ontologique d’Aristote, le stoïcisme substitue une logique métontologique.
À la suite des Mégariques, il refuse la structure des jugements en sujet,
copule et attribut. Il rejette l’équivalence posée par Aristote entre «
l’homme marche » et « l’homme est marchant ». Inversement, il transforme
l’attribution (« l’arbre est vert ») en action (« l’arbre verdoie »). Le
changement de perspective est considérable : dès lors que le verbe signifie
le prédicat, qui n’en est pas séparé sous la forme d’un attribut, le prédicat
n’est pas un concept, un objet ou une classe d’objets, mais un événement.
À propos du simple énoncé « L’éclair luit », Nietzsche montrera dans le
même sens l’illusion enclenchée par la grammaire lorsque nous imaginons
une réalité agissante (le sujet plus le verbe) là où un phénomène se passe : «
Quand je dis ‘l’éclair luit’, j’ai posé le luire une fois comme activité et une
seconde fois comme sujet »7009. alors que « l’éclair » n’est rien de plus ni
d’autre que le luire même. L’avoir-lieu de l’événement fait croire à
l’existence des choses séparées de lui au point de pouvoir être affectées par
lui.
En substituant à une philosophie substantialiste une philosophie «
organique », Alfred North Whitehead sera le grand philosophe de
l’événement. En réifiant les processus, la philosophie substantialiste a
commis une erreur que Whitehead appelle « le sophisme de la concrétude
déplacée ». Prenant son inspiration philosophique dans la nouvelle
physique, et en particulier dans la théorie de la relativité7010., il voit dans
l’événement « la substance ultime de la nature »7011.. La nature n’est pas
un étalage d’objets à la manière d’un tableau, mais un passage, une advenu
d’événements à la manière d’une symphonie. C’est par abstraction que nous
différencions dans les passages les éléments que nous appelons « objets ».
Ce qui est premier dans la nature, c’est que quelque chose se passe (is going
on)7012.. L’objet, quant à lui, permet de reconnaître dans la nature ce qui
ne passe pas.
L’événement est spatialisant et temporalisant — ce qui ne signifie pas
qu’il ait un lieu et une date. L’espace n’est pas le lieu ni le temps une date.
Les événements (happenings, events) sont les attributs de l’espace et du
temps. Ce qui est préhendé est l’événement de la nature, qui ne signifie pas
seulement, ni même principalement, le transitoire et le fugace mais
l’émergeant. Comme Schelling, Whitehead pense la nature dans son
autoconstitution — laquelle repose sur la relation des événements entre eux
: les événements ne sont pas réellement datables, ni localisables — ils sont
entre eux des relations d’extension7013. et d’enjambement (overlapping).
À l’opposé de l’antitypie que l’âge classique déterminait comme un attribut
des corps, le propre de l’événement est d’empiéter sur les autres
événements. L’empiètement ajouté au caractère indéfini de l’espace et du
temps débouche sur la notion d’événement infini7014.. Whitehead appelle
récognition la conscience d’un objet comme facteur ne prenant pas part au
passage de la nature. Il n’y a pas de récognition de l’événement — du
simple fait qu’un événement est essentiellement distinct de tout autre.
En rabattant l’objet sur l’événement, Whitehead donne à celui-ci une
extension universelle. Dès lors que l’événement est passage et durée, des «
objets » comme une pyramide ou une rivière — qui sont des condensations
et des déterminations du passage de la nature — sont des événements. Un
objet n’est que ce qui dure dans l’événement. Une vague, par exemple, n’est
pas une chose que l’on pourrait isoler de la mer à titre de partie ou
d’élément. De même, une aurore et un crépuscule ne sont pas des choses —
et pourtant ils existent autant que le soleil et la lune.
Whitehead a introduit le terme d’ingression pour désigner la relation
générale des objets aux événements : « La nature est ainsi faite qu’il ne peut
y avoir d’événements ni d’objets sans ingression des objets dans les
événements (…). Un objet est ingrédient à travers tout son voisinage, et son
voisinage est indéfini (…). Finalement nous sommes conduits par-là à
admettre que chaque objet est, en un sens, ingrédient à la nature de part en
part »7015.. L’événement constitue par conséquent la situation globale
première de l’objet au lieu que l’objet soit le support des événements qui lui
adviennent7016..
Merleau-Ponty se demandera si l’opposition de l’objet et de l’événement
ne fait pas que répercuter la dualité métaphysique de l’être et du devenir,
auquel cas la philosophie de Whitehead serait, comme le disait Jean Wahl,
une sorte de platonisme inversé. Whitehead a par avance répondu à ce défi
par son concept d’ingression qui renvoie à la façon dont les objets (qui ne
passent pas) prennent part au passage de la nature. L’ingression d’un objet
dans un événement est la voie par laquelle le caractère de l’événement se
forme lui-même en vertu de l’être de l’objet — l’ingression désigne la
modification de l’événement par l’objet.
La philosophie analytique décrira l’événement comme un acte de langage :
est événement ce qui est signifié par une proposition. Ainsi, selon Roderick
M. Chisholm, les événements sont des entités correspondantes aux phrases
ou ont des structures similaires à celles des phrases. Plusieurs conséquences
découlent de cette thèse. À un même fait pourraient renvoyer plusieurs
événements : ainsi « Brutus a tué César » et « Brutus a poignardé César »
pourraient être considérés comme deux événements distincts7017.. Il suffira
que deux expressions différentes ayant la même dénotation n’aient pas le
même sens (dans la terminologie de Frege) pour que nous ayons à faire à
deux événements différents : ainsi « l’élection de Barak Obama » et «
l’élection du successeur de George Bush » ne désigneraient pas le même
événement, selon Chisholm7018.. La thèse défendue par Paul Ricœur dans
Temps et récit, que « les événements historiques ne diffèrent pas
radicalement des événements encadrés par une intrigue »7019. participe de
ce même projet d’arracher l’événement à un temps historique objectivé.
 
 
II. L’ATTENTE DE L’ÉVÉNEMENT
 
L’événement est naissance, et non pas origine. Inversement, toute
naissance est événement. Le commencement est un événement, l’origine,
non7020.. L’Événement, quant à lui, est ou bien originaire, ou bien destinal,
en fait les deux à la fois. Il a une inévitable origine mythique et religieuse.
Tous les mythes racontent des événements fondateurs et terminaux — et la
révélation religieuse est de l’ordre de l’événement.
L’Événement est l’objet d’une attente et d’une promesse. Sa forme
première est eschatologique — car c’est une venue que l’on attend pour la
fin des temps, celle du Messie chez les Juifs, celle de l’Imam caché chez les
chiites. Il est d’autant plus malaisé de dire le sens de l’Événement que c’est
lui qui donne le sens.
Gianni Vattimo a émis l’hypothèse selon laquelle la détermination de
l’Être comme événement signale chez Heidegger une proximité entre sa
philosophie et la Bible7021.. Mais la détermination de l’être comme
événement chez Heidegger semble davantage une réplique de ce tout
premier événement de la fin de la métaphysique qu’est la mort de Dieu chez
Nietzsche qu’un écho eschatologique. Dans sa « seconde » philosophie,
après le Tournant7022., Heidegger en vint à considérer l’Être comme
Ereignis, et non plus en tant qu’objet ou que fondement ultime. Comme la
mort de Dieu, à laquelle elle répond, l’Ereignis possède une dimension de
constat et est dépourvue de toute dimension messianique.
Claude Romano a reconnu à Heidegger le mérite d’avoir donné à l’être un
sens événemential, affranchissant par le fait même le Dasein du sujet
substantiel de la métaphysique, pour le penser comme verbe. Mais la
limitation de la question en direction du temps à une problématique de part
en part ontologique a eu pour effet de réduire la multiplicité des événements
à un seul : l’exister au sens transitif.
L’Ereignis signifie une nouvelle relation à l’Être constituant la pensée d’un
autre commencement à la fin de la métaphysique. Une telle pensée suppose
une certaine clôture de l’historialité. Ce concept d’Ereignis comme un
devant se produire est formel, privé de contenu historique et empirique, il
renvoie à un événement qui n’a rien d’événementiel. L’Ereignis est le
surgissement d’un Événement. Il n’est pas historique, mais historial : « Ce
que livre l’Ereignis (…), ce n’est jamais comme l’effet produit par une
cause, ou la conséquence d’un principe (…). Ce qui approprie, c’est
l’appropriement — et rien en dehors (…). Il n’y a rien à quoi
l’appropriement pourrait encore faire remonter et d’où, en plus, il pourrait
être expliqué. L’appropriement n’est pas le produit d’autre chose, mais la
donation elle-même »7023.. La pensée en provenance de l’Ereignis, que
l’on se gardera de confondre avec une pensée ayant l’Ereignis pour objet,
fait signe vers la dimension de don du Es gibt, du « il y a »7024. comme
irréductible à une forme déguisée de l’échange, et même à un geste dont
l’initiative ne reviendrait qu’à l’être humain.
L’Ereignis contient trois couches de sens : outre l’événement,
l’appropriation (Ereignung) et la monstration (Eräugnis). Eigen signifie ce
qui est propre. Ereignis est le mouvement qui amène à être proprement soi-
même. « « Il s’agit pour nous de percevoir dans sa simplicité cette
‘propriation’ (Eignen) par laquelle l’homme et l’être sont ‘propriés’ l’un à
l’autre ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’accéder à ce que nous nommons das
Ereignis, la Copropriation. Le mot Ereignis est une forme de l’allemand
moderne. Le verbe er-eigen vient de er-äugen, qui voulait dire : saisir du
regard, appeler à soi du regard, ap-proprier. Le mot Ereignis, pensé à partir
de ce qu’il nous découvre, doit maintenant nous parler comme un terme
directeur au service de la pensée. Comme tel, il est aussi intraduisible que le
logos grec ou le Tao chinois. Ereignis ne signifie plus ici un événement, une
chose qui arrive »7025.. Ce sens de « chose qui arrive », d’événement est le
sens moderne et unique d’Ereignis en allemand. On a traduit en français par
événement appropriant cette nouvelle relation à l’Être constituant la pensée
d’un autre commencement à la fin de la métaphysique.
À l’Ereignis appartient l’Enteignis, le dépropriement, ce voilement qui est
comme la lêthê de l’alêthéia. Dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Heidegger détermine l’Ereignis comme la « pensée oublieuse de l’être
même », « l’être (…) tombe, dans la métaphysique, au rang de valeur
»7026.. L’Être (Seyn) peut être considéré comme un mode de l’Ereignis, qui
n’est pas un simple événement, mais l’avènement de la donation d’une
présence qui ne s’ouvre qu’en se dissimulant. « Ce qu’aujourd’hui le monde
technique nous fait entrevoir dans l’Arraisonnement, entendu comme la
constellation de l’homme et de l’être, est un prélude à ce que nous
désignons par le terme de Co-propriation (Er-eignis). Toutefois cette
copropriation ne s’en tient pas nécessairement à son prélude. Car en elle se
dévoile la possibilité qu’elle dépasse le simple règne de l’Arraisonnement,
pour arriver à une Copropriation (Ereignen) plus initiale. Dépasser ainsi
l’Arraisonnement par la vertu de la Co-propriation et pour revenir à elle, ce
serait là un événement qui, étroitement lié à la Copropriation, ne pourrait
être le fait de l’homme seul »7027.. « La Copropriation est le domaine aux
pulsations

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