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Première partie 

:
Interprétation et droit interne

1
L’interprétation du droit tunisien de la famille :
entre référence à l’Islam et appel aux droits fondamentaux

Regards sur Cinquante années de jurisprudence (1960-2010)

Souhayma Ben Achour


Maître de conférences à la Faculté des sciences juridiques,
économiques et de gestion de Jendouba.

Le 13 août 1956, le jeune législateur tunisien promulgue un Code du statut personnel


novateur qui s’écarte des solutions traditionnelles du droit musulman 1. Le législateur interdit
la polygamie et en fait une infraction pénale. Il abolit l’institution du tuteur matrimonial et
exige le consentement des deux époux. Il prohibe la répudiation et impose la dissolution
judiciaire du mariage sur des bases totalement égalitaires.
La réforme se poursuivra ensuite par petites touches. La loi du 1 er août 19572 fait du
contrat de mariage un acte solennel. La loi du 4 mars 1958 3 institue l’adoption et en fait un
mode privilégié de protection de l’enfant dépourvu de famille. Celle du 3 juin 1966 4 supprime
l’ordre des dévolutaires de la garde, directement puisé dans le rite malékite, et fait de l’intérêt
de l’enfant l’unique critère pour son attribution. Les réformes intervenues en 1981 5 et en
19936 accordent à la mère certaines prérogatives de la tutelle. Le 28 octobre 1998, est
promulguée une loi qui fait place en droit tunisien à la filiation naturelle en permettant de
prouver la paternité sur la base du test d’empreinte génétique et en dehors de tout lien de
mariage7.
Lors de sa promulgation, le Code est largement apprécié en Occident. Il est considéré
comme un monument législatif8, qualifié de modèle de progrès social 9 et perçu comme
annonçant les prémices d’un printemps arabe... 10
Il fait l’objet, dans le monde arabo-musulman d’un accueil plus modéré. En Tunisie, il
est mal accepté par une frange importante de la population.
Le nouveau pouvoir en place essaie dès lors de ménager le clan conservateur. Le
discours politique cherchera ainsi à rattacher le Code à l’ijtihad en l’appuyant sur une lecture
innovante des textes religieux. Ahmed MESTIRI, alors secrétaire d’État à la justice explique,
1
Décret du 13 août 1956 portant promulgation du Code du statut personnel (JOT. 1956, n° 104, p. 1742).
2
Loi n°57-3 du 1er aout 1957 réglementant l’état civil. JORT n°2 et 3 des 30 juillet et 2 aout 1957.
3
Loi n° 58-27 du 4 mars 1958 relative à la tutelle publique, à la tutelle officieuse et à l’adoption, JORT. 1958,
n° 19, p.236.
4
Loi n° 66-42 du 3 juin 1966 portant modification du Code du statut personnel, JORT. 1966, n° 24, p. 880.
5
Loi n° 81-7 du 18 février 1981 portant modification de certains articles du Code de statut personnel, JORT.
1981, n° 11, du 20 février 1981, p. 334.
6
Loi n° 93-74 du 12 juillet 1993 portant modification de certains articles du Code de statut personnel, JORT.
1993, n° 53, du 20 juillet 1993, p. 1004.
7
Loi n° 98-75 du 28 octobre 1998 relative à l’attribution d’un nom patronymique aux enfants abandonnés ou de
filiation inconnue, JORT. 1998, n° 87, du 30 octobre 1998, p. 2119
8
COLOMER (A), “Le Code du statut personnel tunisien”, Revue algérienne, tunisienne et marocaine de
législation et de jurisprudence, 1957, p. 117.
9
BEN ACHOUR (Y), “Une révolution par le droit? Bourguiba et le Code du statut personnel”, in. Politique
religion et droit, Cérès, CERP, 1992, p. 203.
10
BENOIST-MECHIN (J), Un printemps arabe, Albin Michel, 1958.
2
dans les communiqués qui accompagnent la promulgation du Code, que ses prescriptions
avaient été puisées dans le droit musulman et n’étaient pas en contradiction avec le texte
coranique. Le Président BOURGUIBA répète dans ses discours successifs que le Code n’a
pas marginalisé la religion. Il estime que le contenu du Code est, en réalité, un retour « aux
sources pures de l’islam »11.
Ce discours sera repris plus de trente années après, lors de l’adoption de Pacte national
le 7 novembre 198812. Document politique dénué de force juridique, ce texte précise que le
Code du statut personnel et les textes qui l’ont complété « sont venus, après l’indépendance
introduire un ensemble de réformes dont les plus importantes sont l’abolition de la
polygamie, l’octroi à la femme du droit de se marier sans tuteur, une fois qu’elle a atteint
l’âge de raison, et l’institution de l’égalité entre l’homme et la femme concernant le divorce
et ses procédures ». Ces réformes, ajoute le texte, « visent à libérer la femme et à
l’émanciper, conformément à une aspiration fort ancienne dans notre pays se fondant sur
l’ijtihad et sur les objectifs de la chariâa et constituant une preuve de la vitalité de l’islam et
de son ouverture aux exigences de l’époque et de l’évolution ».
Plus de cinquante ans après la promulgation du Code, se pose encore la question de
savoir s’il a réellement rompu avec le droit musulman ou si ses dispositions ne constituent, en
fait, comme l’a toujours prétendu le pouvoir, qu’une nouvelle lecture des textes religieux ?
Certes, aucun texte, en droit tunisien, ne fait référence au droit musulman ni pour
interpréter les dispositions de la loi, ni pour combler ses lacunes 13. Pour autant, la question de
savoir si le droit musulman constitue une source du droit tunisien de la famille n’a toujours
pas été élucidée. Elle soulève, aujourd’hui encore, un débat passionné en droit tunisien et a
donné lieu à une importante littérature juridique14.
11
BOSTANJI (S) “Turbulences dans l’application judicaire du Code tunisien du statut personnel, Le conflit de
référentiel dans l’œuvre prétorienne”, RIDC. 2009, n°1, p. 7, FREGOSI (F), « Bourguiba et la régulation
institutionnelle de l’Islam : les contours audacieux d’un gallicanisme politique à la tunisienne », in. Habib
Bourguiba, La trace et l’héritage, sous la direction de M. CAMAU et V. GEISER, éd. Karthala, Paris -Institut
d’études politiques, Aix-en-Provence, 2004, p. 78.
12
Document politique dénué de force juridique et plate-forme d’action politique commune, le Pacte national est
soumis, à l’occasion du 1er anniversaire du 7 novembre 1987 à la signature de toutes les formations politiques
dont les partis reconnus ou pas de l’opposition laïque et islamique ainsi qu’aux organisations nationales, sociales
et professionnelles et aux associations de la société civile. Le document, dont les chapitres s’articulent autour de
quatre thèmes (l’identité, le régime politique, le développement, les relations extérieures), réserve au titre de
l’identité un paragraphe sur le Code du statut personnel et sur les lois qui le complètent, sur cette question, cf.,
BEN ACHOUR (Sana), “ La construction d'un pôle de constitutionnalité autour du statut personnel”, in. Les
constitutions tunisienne et française, 50 ans après : Constantes et mutations, Colloque, Institut supérieur
d’études juridiques de Kairouan, 16 et 17 avril 2009, sous presse.
13
Sur ce point, l’exemple tunisien est unique dans le monde arabo-musulman. A titre d’exemple, le Code
algérien de la famille du 9 juin 1984 ou le nouveau Code marocain de la famille du 5 février 2004, se référent au
droit musulman. Selon l’article 222 du Code algérien de la famille, “ en l’absence d’une disposition dans la
présente loi, il est fait référence aux dispositions de la Chariâa”. Selon l’article 400 du Code marocain de la
famille du 5 février 2004, “Pour tout ce qui n’a pas été expressément énoncé dans le présent Code, il y a lieu de
se référer aux prescriptions du rite malékite et/ou aux conclusions de l’effort jurisprudentiel (ijtihad), aux fins de
donner leur expression concrète aux valeurs de justice, d’égalité et de coexistence harmonieuse dans la vie
commune que prône l’Islam”. Les seules références importantes à la religion musulmane se trouvent dans
l’article 1er Constitution qui affirme que l’Islam est la religion de l’État et dans l’article 38 qui exige que le
Président de la République soit musulman. Il convient d’ajouter à cette liste l’article 4 du Code des obligations et
des contrats qui déclare valables les contrats conclus entre musulmans et non musulmans. Sur ce texte, cf., BEN
AICHA (N), “La notion de neutralité confessionnelle dans l’article 4 du Code des obligations et des contrats”, in.
Livre du centenaire du Code des obligations et des contrats, CPU, 2006, p. 141.
14
Sur les relations entre le droit musulman et le droit tunisien, V. BELKNANI (F), “La jurisprudence civile et le
fikh islamique”, in. Cinquante ans de jurisprudence civile, 1959-2009, CPU, 2010, p. 79, (en langue arabe), p.
99, BEN ACHOUR (Y), “Islam et Constitution”, RTD, 1974, p.77, BEN HALIMA (S), “Religion et statut
3
Au-delà de cette question, c’est toute la philosophie du système juridique tunisien qui
pose problème. En réalité la difficulté vient de ce que le législateur a gardé le silence sur
certaines questions essentielles comme celle de savoir si la disparité de culte constituait un
empêchement matrimonial et successoral ou celle de savoir si l’adoption d’un enfant tunisien
par un étranger était possible…
Depuis l’indépendance, la mission du juge consistait soit à se placer dans le sillage de
la politique législative réformatrice pour parfaire l’œuvre d’innovation, soit, au contraire à la
freiner par un retour aux sources sacrées15.
L’examen de la jurisprudence tunisienne permet de distinguer deux périodes
différentes. Au cours d’une première période, qui s’étend de l’indépendance jusqu’à la fin des
années quatre-vingt dix, une conception confessionnelle du droit tunisien de la famille domine
dans la jurisprudence tunisienne. Les juges du fond, comme la Cour de cassation, font appel,
de façon quasiment constante, au référentiel islamique pour interpréter les dispositions
régissant le droit de la famille (I).
A cette première période, succède une seconde période marquée par une hésitation tant
au niveau des juridictions du fond qu’au niveau de la Cour de cassation entre interprétation
traditionnelle et interprétation libérale, se fondant notamment sur les droits fondamentaux, des
dispositions régissant le droit de la famille (II).

I- La première période : L’appel dominant au référentiel islamique


La première période de la jurisprudence est assez homogène. De façon quasi
systématique, les juges font appel au référentiel islamique soit pour expliquer certaines
notions floues ou ambigües (A), soit pour combler les lacunes de la loi (B).

A-L’appel au référentiel islamique pour interpréter les notions floues : l’exemple


du mariage de la musulmane et du non-musulman.
Aucun texte n’interdit clairement, en droit tunisien, le mariage entre la musulmane et
le non-musulman. En réalité, la question de savoir si la disparité de culte constitue ou non un
empêchement matrimonial dépend de l’interprétation à donner à l’article 5 du Code du statut
personnel. Ce texte dispose, dans sa version française, que « les futurs époux ne doivent pas se
trouver dans l’un des cas d’empêchements au mariage prévus par la loi ». La version arabe
utilise les termes « d’empêchements charaïques », qui signifie relatifs à la chariâa ou droit
musulman16.
personnel en Tunisie”, RTD, 2000, p. 107, BEN JEMIA (M), “Non discrimination religieuse et Code du statut
personnel tunisien ”, Mélanges en l’honneur du Doyen Yadh Ben Achour, p. 261, BOSTANJI (S) “Turbulences
dans l’application judicaire du Code tunisien du statut personnel ”, article précité, p. 7, BOUGUERRA (M), “Le
juge tunisien et le droit du statut personnel”, AJT, 2000, n° 14, p. 7, CHARFI (M), “Le droit tunisien de la
famille entre l’Islam et la modernité”, RTD, 1973, p. 11, “Droits de l’homme, droit musulman et droit tunisien”,
RTD, 1983, p. 405, LADJILI (J), “Puissance des agnats, puissance des pères. De la famille musulmane à la
famille tunisienne”, RTD, 1972, p. 25, MELLOULI (S), “La problématique des sources, et la valeur du fikh
islamique dans la jurisprudence civile”, in. Cinquante ans de jurisprudence civile, 1959-2009, CPU, 2010, p. 79,
(en langue arabe), MEZGHANI (A), “Réflexions sur les relations entre le Code du statut personnel avec le droit
musulman classique”, RTD, 1975, II, p. 53, “Religion, mariage et successions, l’hypothèse laïque. A propos
d’une (R) évolution récente de la jurisprudence tunisienne”, Mélanges en l’honneur du Doyen Yadh Ben Achour,
p. 345, MEZIOU (K), “Féminisme et Islam dans la réforme du Code du statut personnel du 18 février 1981”,
RTD, 1983, p. 253, “Pérennité de l’Islam dans le droit de la famille”, in. Le statut personnel des Musulmans,
droit comparé et droit international privé, Bruyant, Bruxelles, 1992, p. 247.
15
BOUGUERRA (M), article précité, p. 19.
16
L’article 1er de la loi du 5 juillet 1993 relative à la publication des textes au Journal officiel et à leur exécution
(JORT. 1993, p. 931) prévoit que « les lois, les décrets-lois, les décrets et les arrêtés sont publiés au Journal
officiel de la République tunisienne en langue arabe. Ils sont publiés également dans une autre langue, et ce
uniquement à titre d’information ». Cet article a été interprété comme signifiant qu’en cas de divergence entre la
4
Or, tout le problème tourne autour du sens de ces termes. Le terme arabe de
« charaïques » est susceptible de recevoir deux interprétations. On peut, en effet, interpréter le
terme de « charaïques », comme visant les empêchements religieux, c’est à dire prévus par la
chariâa ou le droit musulman, ou comme visant seulement les empêchements légaux, c’est-à-
dire ceux prévus par le Code du statut personnel dans ses articles 14 à 20.
Si on considère que la version arabe du texte vise les premiers, le mariage d’une
musulmane avec un non-musulman serait considéré comme nul au regard de la loi tunisienne.
Par contre, si on considère que le texte vise les seconds, seuls les empêchements mentionnés
dans les articles 14 à 20 du Code du statut personnel seraient admis en droit tunisien. Le
mariage ne serait donc considéré comme nul, au regard du droit positif tunisien, que s’il
contrevient à l’un des empêchements provisoires ou définitifs limitativement énumérés par les
articles 14 à 20 du Code du statut personnel 17. Ce qui signifie que le mariage d’une
musulmane avec un non-musulman, qui ne constitue nullement un cas d’empêchement prévu
par le Code du statut personnel, serait valable.
La doctrine tunisienne s’est partagée entre les deux interprétations. Considérant que le
droit musulman constitue une source du droit positif tunisien, certains ont pu estimer que
l’article 5 vise les empêchements religieux18. Un courant plus moderniste, considérant que le
droit positif tunisien a rompu avec le droit musulman, estime que l’article 5 ne vise que les
empêchements légaux, car « si le législateur voulait faire de la disparité de religion un
empêchement au mariage et une cause d’indignité successorale, il l’aurait certainement fait
car ces empêchements ne lui étaient pas inconnus. Son silence suffit à écarter toute référence
au droit musulman »19.
La jurisprudence ainsi que la pratique administrative se sont longtemps ralliées à
l’interprétation traditionaliste.
Le célèbre arrêt Houria rendu le 31 janvier 1966 par la Cour de cassation 20 donne le
ton et marque de sa conception des rapports entre droit musulman et droit tunisien plusieurs
décennies de jurisprudence. Il est souvent présenté comme la première décision ayant déclaré
nul le mariage entre la musulmane et le non-musulman. Mais le mariage en question avait été
conclu, dans cette affaire, avant l’entrée en vigueur du Code du statut personnel. C’est donc
par application directe du droit musulman et non de l’article 5 du Code du statut personnel
que la Cour de cassation avait jugé.
Il fallût attendre 1973 pour que la Cour de cassation se prononçât sur l’interprétation à
donner à l’article 5 du Code du statut personnel. Voyant dans le terme « charaïques »
employé par ce texte un renvoi à la chariâa, elle déclare, dans un arrêt rendu le 27 juin 1973,
que le mariage d’une musulmane et d’un non-musulman était nul21.
Concernant la pratique administrative, une série de circulaires souvent non publiées et
donc inconnues des spécialistes et du public, ont interdit le mariage entre la musulmane et le
non-musulman22. La première de cette série est une circulaire du secrétariat d’État à l’intérieur

version arabe du texte et sa version française, c’est la première qui l’emporte. Ce texte n’était pas en vigueur au
moment où le Code du statut personnel a été promulgué, mais en pratique, on faisait toujours prévaloir la version
arabe du texte puisque l’arabe est, d’après l’article 1 er de la Constitution, la langue officielle du pays. En ce sens,
cf. CHARFI (M) et MEZGHANI (A), Introduction à l’étude du droit, Centre national pédagogique, 1993, n°
598.
17
Les articles 14 à 20 du Code du statut personnel déterminent les empêchements provisoires, comme l’existence
d’un mariage non dissous ou le délai de viduité et les empêchements définitifs, comme la parenté ou l’alliance.
18
KERROU (H), « Le mariage de la musulmane avec un non-musulman et la ratification par la Tunisie de la
Convention de New York de 1962», RJL. 1971, p.11 (en langue arabe).
19
MEZGHANI (A), « Réflexions sur les relations…», article précité, p. 73.
20
Civ, 3384, 31 janvier 1966, RJL. 1967, p. 43, RTD., 1968, p. 114.
21
Crim. n° 7795, 27 juin 1973, Bull. Civ. 1973, p. 21.
5
datée du 17 mars 196223. Elle se réfère à l’article 5 du Code du statut personnel, pour interdire
formellement aux officiers d’état civil de célébrer le mariage entre la musulmane et le non-
musulman. Plus notoire, car publiée dans une revue juridique spécialisée, une circulaire du
ministère de la justice du 5 novembre 197324 interdit également le mariage entre la
musulmane et le non-musulman et étaie une justification assez développée. Après s’être
référée à l’article 5 du Code du statut personnel, la circulaire déclare que « le législateur a
considéré que la disparité de culte constitue un empêchement charaïque et a visé à préserver
l’identité musulmane de la famille tunisienne ». Elle ajoute que « les mariages conclus en
Tunisie ou à l’étranger par des Tunisiennes musulmanes contredit la politique législative
tunisienne ».
Par ailleurs, l’appel au référentiel islamique s’est fait pour combler certaines lacunes
laissées par la loi.

B-L’appel au référentiel islamique pour combler les lacunes de la loi


La tendance se remarque dans différents domaines tels que l’état civil (1), la filiation
adoptive (2), et celui des successions (3).

1) L’état civil
La question du changement de l’état civil suite à un changement de sexe n’a été
envisagée ni par la Code du statut personnel, ni par la loi du 1er août 1957 relative à l’état
civil. La lacune peut se comprendre puisqu’il n’était pas facile, sur un plan médical et
biologique, de changer de sexe au moment où les deux textes ont été promulgués.
Dans une affaire jugée en date du 22 décembre 1995, la Cour d’appel de Tunis est
appelée à combler la lacune laissée par le texte25.
Les faits de l’espèce révèlent qu’une personne inscrite dans les registres de l’état civil
comme étant de sexe masculin et portant le prénom de Sami subit une opération de
changement de sexe en Espagne. Elle s’adresse, en mai 1992, au Tribunal de première
instance de Tunis afin de demander une rectification des registres de l’état civil conformément
à sa nouvelle condition biologique et demande à être inscrite comme étant de sexe féminin et
comme portant le prénom de Samia.
Le Tribunal de première instance de Tunis refuse de faire droit à la demande dans une
décision du 8 février 1993. L’intéressé interjette alors appel.
Confrontée au silence des textes sur la question, la Cour d’appel de Tunis se réfugie
dans un référentiel islamique. Se fondant sur l’article 1 er de la Constitution, elle cherche, dans
le droit musulman la réponse à la question de savoir si le changement de sexe est licite. La
Cour d’appel de Tunis se base, notamment, sur des versets coraniques et sur le hadith pour
s’opposer à toute modification de l’état civil en ca de changement de sexe, et estime que le

22
Une circulaire n°39 du Premier Ministre datant du 14 mai 1988 (Recueil des circulaires émanant du Premier
Ministère, Imprimerie officielle, p. 67) déclare que le certificat d’islamisation délivré par le Mufti de la
République constitue l’unique preuve de la conversion à l’Islam et que le mariage ne peut être célébré que si
l’intéressé produit un tel certificat. Cette circulaire se réfère à trois autres circulaires émanant du Ministère de
l’intérieur et interdisant le mariage entre la musulmane et le non-musulman. Il s’agit de la circulaire du 17 mars
1962 (n°23), de la circulaire du 21 août 1974 (n° 81) et de la circulaire du 30 mars 1987 (n° 20).
23
État civil, Recueil de textes et circulaires relatifs à l’état civil, au nom et au livret de famille, Ministère de
l’intérieur, Imprimerie officielle de la République tunisienne, 1976, p. 82.
24
Circulaire du 5 novembre 1973 portant interdiction de célébrer le mariage d’une tunisienne musulmane avec
un non musulman, RJL. novembre 1973, n° 9, p. 83.
25
Tunis, n° 10298, 22 décembre 1994, RTD. 1995, p. 145, note JELASSI, (en langue arabe), REDISSI (H) et
BEN ABID (S), “L’affaire Samia ou le drame d’être autre”, Journal international de la bioéthique, 1995,
Volume 6, n° 2.
6
changement de sexe s’oppose à la volonté divine en précisant que « l’ordre naturel des choses
repose sur un équilibre préétabli par Dieu entre le nombre des hommes et celui des femmes ».
Une attitude proche se voit en matière d’adoption.

2) La filiation adoptive
L’on sait que le droit musulman interdit l’adoption. Cette interdiction, qui résulte de
deux versets coraniques clairs26, pourrait notamment s’expliquer par le fait qu’elle porte
atteinte à l’équilibre de la famille agnatique fondée sur les liens du sang 27. Elle brouille, en
effet, les liens de filiation naturels en créant des liens de filiation artificiels et perturbe les
règles successorales visant à protéger la famille par le sang. Elle diminue la part des enfants
légitimes et écarte certains agnats collatéraux. "L’inexistence de l’adoption est le pendant
nécessaire de l’absence de liberté testamentaire" en droit musulman28.
Choisissant de rompre avec la tradition afin de résoudre au mieux le douloureux
problème de l'enfance abandonnée, le législateur tunisien a autorisé, dès les premières années
de l’indépendance, l’adoption en promulguant la loi du 4 mars 1958 relative à la tutelle
publique, la tutelle officieuse et l’adoption29.
L’adoption instituée par le législateur tunisien constitue ce qu’il est convenu d’appeler,
en droit comparé, "une adoption plénière". L’enfant adopté est assimilé à l’enfant légitime 30.
Sur le plan patrimonial, l’adoption crée obligations alimentaires et vocations successorales
réciproques entre l’adopté et la famille adoptive. Sur le plan extrapatrimonial, l’adoption
confère à l’adopté le nom de l’adoptant31. La tutelle ainsi que le droit de garde appartiennent aux
parents adoptifs. L’adoption crée entre l’adopté et la famille adoptive les mêmes empêchements
à mariage qu’entre l’enfant légitime et sa famille. Mais les empêchements à mariage tenant aux
rapports avec la famille d’origine, si elle est connue, subsistent32.
L’article 10 de la loi du 4 mars 1958 envisage l’adoption internationale. Il se contente
cependant de prévoir qu’« un Tunisien peut adopter un étranger », mais garde le silence sur
l’hypothèse inverse. Il ne dit pas si un étranger peut adopter un enfant tunisien.
En réalité, le problème de la lacune laissée par l’article 10 de la loi du 4 mars 1958
prend une dimension et une importance toutes particulières lorsque l’adopté est un enfant
tunisien et musulman. Comblant de façon curieuse cette lacune, les juges tunisiens ont décidé,
au moins à deux reprises, que l’adoption d’un enfant tunisien par un étranger était possible à
la condition que l’adoptant soit musulman.

26
L’interdiction est tirée de la Sourate 33 des confédérés, Verset 4 : Allah n’a pas fait que vos fils adoptifs soient
comme vos propres fils. Verset 5 : Appelez les (vos fils adoptifs) du (nom) de leurs pères, cela est plus juste auprès
d’Allah (Coran, traduction E. Monter, Genève. p. 530).
27
Il ne suffit pas d’expliquer l’interdiction de l’adoption par les circonstances de fait qui ont entouré le désir du
prophète de se marier avec l’ex-épouse répudiée de son fils adoptif Zeid. Sur cette question, cf., PRUVOST (L),
L’établissement de la filiation en droit tunisien, Thèse, Univ. Paris II, 1977, Tome II, p. 402.
28
CANAC (A), "Réflexions sur l’inexistence de l’adoption en droit musulman", Revue algérienne, tunisienne et
marocaine de jurisprudence et de législation, 1959, p. 27.
29
Sur cette loi, cf., notamment, DE LAGRANGE (E), "L’adoption ou une ancienne pratique tunisienne devenue
loi", in. Colloque maghrébin sur l’instabilité de la famille et le droit de l’enfant. Alger 8-10 mai 1968, numéro
spécial de la Revue algérienne des sciences juridiques, politiques et économiques. 1986, p. 1143, PRUVOST (L),
"L’enfant abandonné ; bilan de législation tunisienne". Revue IBLA. 1973, p. 141.
30
Selon l’article 15 de la loi du 4 mars 1958, "l’adopté a les mêmes droits et les mêmes obligations que l’enfant
légitime. L’adoptant a, vis-à-vis de l’adopté, les mêmes droits que la loi reconnaît aux parents légitimes".
31
L’article 14 de la loi du 4 mars 1958 dispose que "l’enfant adopté prend le nom de l’adoptant".
32
Selon l’article 15 de la loi du 4 mars 1958 "si les parents naturels de l’adopté sont connus, les empêchements au
mariage, visés aux articles 14, 15, 16 e 17 du Code du statut personnel subsistent".
7
Deux décisions rendues à plus de vingt-cinq années d’intervalle par les juges du fond
ont comblé la lacune laissée par l’article 10 de la loi du 4 mars 1958 en ajoutant "la condition
d’islamité"33.
La première décision a été rendue par le Tribunal de justice cantonale de Tunis en date
du 26 décembre 197434. En l’espèce, deux époux français demandaient l’adoption d’un enfant
tunisien. Le Tribunal estime, tout d’abord, que l’ensemble des conditions exigées par la loi du 4
mars 1958, existence d’un lien de mariage entre les deux adoptants, différence d’âge supérieure
à 15 ans entre les adoptants et l’adopté, bonne moralité et bonne santé physique des adoptants…
étaient remplies. Après avoir vérifié, ensuite, que les deux époux s’étaient convertis à l’islam 35,
le Tribunal fait droit à leur demande et prononce l’adoption.
La seconde décision a été rendue par le Tribunal de première instance de Tunis en date
du 26 juin 200036. En l’espèce, un jugement autrichien avait prononcé l’adoption d’un
Tunisien par un Autrichien. L’adoptant s’adresse aux juridictions tunisiennes afin de
demander l’exequatur de la décision autrichienne. Se basant sur l’article 10 de la loi du 4 mars
1958, le Tribunal commence par énoncer que "le droit tunisien ne permet pas à l’étranger
d’adopter un Tunisien" et que "l’adoption ne peut être prononcée dans la mesure où rien,
dans le dossier, ne permet de constater que le demandeur s’est converti à l’islam". Le
Tribunal estime ensuite que "les dispositions relatives à l’adoption concernent l’ordre public"
et ajoute que la décision autrichienne est "contraire à l’ordre public et ne peut recevoir la
formule exécutoire puisqu’elle contredit l’article 11 du Code droit international privé qui exige,
pour que l’exequatur soit accordé, que la décision étrangère soit conforme à l’ordre public".
L’adoption d’un Tunisien musulman par un étranger est donc, selon les deux
décisions, possible à la condition qu’il soit musulman. Les décisions rendues par les
juridictions tunisiennes aboutissent ainsi à une sorte d’islamisation de l’adoption, résultat pour
le moins curieux, puisqu’il s’agit d’une institution prohibée par l’islam.
Ce retour au droit musulman se fait dans un autre domaine resté largement marquée
par la tradition : les successions.

3) Les successions
Comme pour le mariage, aucun texte ne prévoit, de façon claire, que la disparité de
culte constitue un empêchement successoral en droit tunisien. En fait, la question se ramène à
un problème d’interprétation de l’article 88 du Code du statut personnel.
Dans sa version française, ce texte prévoit que « l’homicide volontaire est un
empêchement à la successibilité ». La version arabe du texte prévoit que l’homicide
volontaire est l’un des empêchements à succession37. Ce qui voudrait dire que d’autres
empêchements, parmi lesquels figure la disparité de culte, pourraient éventuellement être
admis.
Suite à l’arrêt Houria du 31 janvier 1966, un nombre important de décisions refusent
d’admettre un parent non-musulman à la succession d’un parent musulman et inversement 38,

33
BEN ACHOUR (S), « L’adoption en droit tunisien : Réflexions sur la condition d’islamité », Mélanges offerts
au Professeur Sassi Ben Halima, CPU, 2004, p. 843.
34
Tribunal de justice cantonale de Tunis, 26 décembre 1974, n° 2272, RTD. 1975, n° 2, p. 117, note MEZIOU,
JDI. 1979, p. 650, note CHARFI.
35
En l’espèce, les deux époux avaient produit deux certificats délivrés par l’Institut d’études islamiques de Paris
en date du 19 mars 1974.
36
TPI. Tunis, 26 juin 2000, n° 34256, in. GHAZOUANI (M), Sommaire de jurisprudence de droit international
privé, 2004, n° 26.
37
La version arabe du texte utilise les termes « ‫» من موانع اإلرث‬.
38
Pour une étude complète sur cette jurisprudence, cf., BEN ACHOUR (Sana), “ Figures de l’altérité à propos de
l’héritage du conjoint non musulman”, in. Mouvements du droit contemporain, Mélanges offerts au Professeur
8
voyant ainsi dans le droit musulman une source du droit tunisien et considérant que l’article
88 intégrait implicitement la disparité de culte parmi les empêchements successoraux. Tel est,
par exemple, le cas de l’arrêt Louise Charlotte du 13 février 198539.
Les juges du fond, comme la Cour de cassation réitèrent cette position dans plusieurs
décisions ultérieures.
C’est ce qui ressort notamment de deux arrêts rendus en date du 14 juillet 1993 par la
Cour d’appel de Tunis et en date du 2 janvier 1995 par la Cour de cassation 40 dans l’affaire
Rosaria-Kalthoum Ben Jbira 41.
Deux décisions rendues le 12 janvier 1998 par la Cour d’appel de Tunis 42 et le 6 juillet
1999 par la Cour de cassation43 dans l’affaire Jemal réitèrent ces solutions traditionnalistes.
Le Tribunal de première instance de Sfax adopte une position similaire dans l’affaire
Bhiri le 11 octobre 199644.
L’affaire Janine-Stambouli donne lieu à une série de décisions qui retiennent aussi ces
mêmes solutions : Le Tribunal de première instance de Ben Arous, adopte une lecture
traditionnelle de l’article 88 du Code du statut personnel dans un jugement du 8 décembre
199745, le jugement est confirmé par la Cour d’appel de Tunis le 14 juillet 1999 46. La Cour de
cassation adopte aussi cette lecture dans un arrêt du 28 avril 200047. La Cour d’appel de Tunis,
en tant que Cour de renvoi, clôt l’affaire en se rangeant aussi dans cette tendance dans une
décision du 11 juillet 200148.
L’affaire Hans Schuler donne également lieu à plusieurs décisions se rangeant dans
cette tendance : celle du Tribunal de première instance de Tunis du 6 octobre 1997 49, celle de
la Cour d’appel de Tunis du 19 janvier 2000 50 et celle de la Cour de cassation du 2 janvier
200151.
Dans toutes ces affaires, une question principale préoccupe les juges et les plaideurs :
celle de savoir si le converti à l’Islam peut être considéré comme un héritier et se voir, dès
lors, reconnaître un droit dans la succession d’un parent musulman.
L’examen de ces décisions permet de se rendre compte que la qualité d’héritier était
déniée au converti dans deux cas : lorsqu’il n’avait pas obtenu un certificat d’islamisation que
délivrait le Mufti et lorsqu’il ne l’avait obtenu qu’après le décès de l’auteur de la succession.

Sassi Ben Halima, CPU, 2005, p. 823, DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de religions en matière
successorale”, Annales de la Faculté des sciences juridiques, économiques et de gestion de Jendouba, n°1,
2007, p.81, (en langue arabe), SGHAÏR (K), L’héritage de la non musulmane devant les tribunaux tunisiens,
Mémoire DEA, Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales, Tunis, 2002.
39
Civ, n° 10160, 13 février 1985, Louise Charlotte, RJL. 1993, n° 9, p. 102.
40
Civ, n°41316, 2 janvier1995, rapporté par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 74.
41
Tunis, n° 8488, 14 juillet 1993, inédit, rapporté par DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de religions...”,
article précité, p. 95 et par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 63.
42
Tunis, n° 28377, 12 janvier 1998, inédit, rapporté par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 46.
43
Civ, n°98-68443, 6 juillet 1999, inédit, rapporté par DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de religions...”,
article précité, p. 97 et par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 58.
44
TPI. Sfax, n° 5470, 11 octobre 1996, inédite, rapporté par DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de
religions...”, article précité, p. 96 et par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 78.
45
TPI. Ben Arous, n° 6000, 8 décembre 1997, inédit, rapporté par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p.
88.
46
Tunis, n° 53020, 14 juillet 1999, inédit, rapporté par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 92.
47
Civ, n°99-76621, 28 avril 2000, inédit, rapporté par DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de religions...”,
article précité, p. 98 et par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 103.
48
Tunis, n° 77676, 11 juillet 2001, inédit, rapporté par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 108.
49
TPI. Tunis, n° 22898, 6 octobre 1997, inédite, cité par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 122.
50
Tunis, n° 52105, 19 janvier 2000, inédite, rapporté par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 124.
51
Civ, n° 2000-3396, 2 janvier 2001, inédite, rapportée par DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de
religions...”, article précité, p. 100 et par SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 133.
9
Afin d’évincer le converti, généralement le conjoint, certains membres de la famille
prétendaient que seul le certificat d’islamisation permettait de prouver la conversion et que
ledit certificat devait, de surcroit, être obtenu avant le décès de l’auteur de la succession, la
qualité de successible étant exigée au moment de l’ouverture de la succession.
Sans remettre en cause l’interprétation traditionnelle de l’article 88 du Code du statut
personnel et sans se défaire de la règle interdisant toute vocation héréditaire entre musulmans
et non-musulmans, les tribunaux ont su montrer une certaine souplesse dans l’appréciation de
la conversion à l’Islam, condition nécessaire à l’acquisition de la qualité d’héritier.
Tout d’abord, les juges ont estimé que le certificat d’islamisation n’est pas l’unique
moyen de preuve de la conversion. C’est ce qui ressort, par exemple, clairement de l’arrêt
rendu en date du 2 janvier 2001 par la Cour de cassation dans l’affaire Schuler. En l’espèce, la
Dame Salwa décède en janvier 1999. Sa mère, ses deux frères et sa sœur contestent à son
époux la qualité d’héritier au motif qu’il n’était pas musulman. Afin de prouver sa conversion
à l’Islam, l’époux fait état d’une attestation que lui avait délivré le Centre culturel islamique
en Allemagne en novembre 1988. Dans une décision rendue en date du 19 janvier 2001, la
Cour d’appel de Tunis refuse d’attribuer à l’époux la qualité d’héritier et considère que
l’attestation présentée ne peut avoir de valeur probatoire que si elle est ratifiée par un
certificat délivré par le Mufti de la République. La Cour de cassation casse l’arrêt en estimant
qu’il n’est pas nécessaire de prouver la conversion au moyen du certificat d’islamisation
délivré par la Mufti et que la Cour d’appel aurait du considérer « au moins que l’attestation
d’islamisation obtenue par l’époux de la défunte auprès du Centre culturel islamique
allemand peut être considéré comme une présomption pouvant être corroborée par d’autres
preuves comme le témoignage ou une preuve équivalente ».
Des solutions proches ressortent de l’arrêt rendu, sur renvoi de la Cour de cassation,
par la Cour d’appel de Tunis en date du 11 juillet 2001 dans l’affaire Janine-Stambouli. La
Cour d’appel se montre particulièrement libérale dans l’appréciation de la preuve de la
conversion d’une veuve dont la qualité d’héritière était contestée. Elle déduit ainsi son
islamité d’un ensemble de « présomptions concordantes » telles que le fait d’avoir suivi des
cours d’instruction religieuse, de porter un prénom musulman, celui d’Amina, d’être de
nationalité tunisienne ou encore d’avoir une bonne conduite et une attitude charitable à
l’égard des pauvres…
Ensuite, les juges ont assoupli la position traditionaliste en séparant entre le moment
où la conversion à l’islam se faisait et celui où le certificat d’islamisation était obtenu. C’est
ainsi que le fait, pour un parent non-musulman, d’obtenir un certificat d’islamisation après le
décès d’un parent musulman ne signifiait pas que la conversion s’était faite au moment de la
délivrance du certificat. Pour les juges, la conversion pouvait être prouvée par un ensemble
d’indices que l’obtention tardive du certificat d’islamisation ne remettait pas en cause.
C’est ce qui ressort notamment de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Tunis dans
l’affaire Ben Jbira le 14 juillet 1993. En l’espèce, la qualité d’héritière de la Dame Rosaria-
Kalthoum, veuve de l’auteur de la succession, lui était déniée par certains membres de la
famille au motif, notamment, qu’elle avait obtenu le certificat d’islamisation après le décès de
son époux. Celui-ci était, en effet décédé en octobre 1991, alors que le certificat
d’islamisation avait était délivré à l’intéressée en décembre 1991.
Certains héritiers s’adressent au Tribunal de première instance de Tunis et lui
demandent de rayer le nom de la veuve de la liste des héritiers figurant au certificat de décès.
Dans une décision du 18 janvier 1993, celui-ci rejette leur prétention. Le jugement est
confirmé par la Cour d’appel de Tunis qui considère dans l’arrêt datant du 14 juillet 1993 que
la conversion de la Dame Rosaria-Kalthoum à l’Islam s’était faite bien avant l’obtention du
certificat d’islamisation. La Cour se base sur un ensemble d’indices de nature à prouver la
10
conversion de la veuve avant le décès son époux. Elle considère ainsi que «  la conversion à
l’Islam est un fait juridique qui peut être prouvé par tous les moyens et notamment au moyen
du témoignage » et que « l’obtention du certificat d’islamisation après le décès ne signifie
nullement que la veuve n’était pas musulmane avant cette date ». Pour la Cour d’appel de
Tunis plusieurs présomptions permettent de prouver la conversion de l’intéressée à l’Islam.
Celle-ci « portait le prénom de l’une des filles du prophète, Kalthoum  et plusieurs témoins
ont rapporté qu’elle faisait ses prières, jeunait durant le mois de Ramadhan et respectait les
coutumes et les traditions islamiques comme la préparation de l’assida pour le mouled et le
sacrifice du mouton pour l’aïd el kebir ».
Certes, une telle attitude des tribunaux tunisiens était favorable au parent non-
musulman converti à l’Islam et révélait une certaine ouverture vers l’admission de la capacité
successorale entre musulmans et non-musulmans. Mais en restant enfermée dans
l’interprétation traditionnelle de l’article 88 du Code du statut personnel, cette jurisprudence
contournait le débat au fond et évitait au juge la délicate tâche de prononcer la rupture entre le
droit musulman et le droit positif tunisien.
Le pas sera franchi par la suite lorsque les juges du fond feront appel aux droits
fondamentaux pour attribuer une lecture nouvelle au texte de l’article 88 du Code du statut
personnel.

II-La seconde période : hésitation entre interprétation traditionnelle et


interprétation libérale
Deux questions fondamentales retiennent l’attention des juges et provoquent une
dissidence : celle du mariage de la musulmane avec le non-musulman et celle de
l’empêchement successoral tiré de la disparité de culte52.
Les deux questions divisent aussi bien les juges du fond (A) que la Cour de cassation
(B) qui oscillent entre une interprétation traditionnelle et une interprétation libérale des textes.

A-L’hésitation des juges du fond


Amorcée par deux décisions restées longtemps isolées, rendues le 31 octobre 1988 par
le Tribunal de première instance de Mahdia53 et le 1er novembre 1994 par Tribunal de
première instance de Monastir54, la tendance libérale ne devient dominante qu’à la fin des
années quatre-vingt. Les juges du fond se rallient, dans leur grande majorité, à une lecture
moderniste du droit positif tunisien, le détachant du droit musulman (1). De rares décisions
restent, en revanche, fidèles à une conception confessionnelle du droit tunisien en considérant
qu’il se rattache au droit musulman, mais innovent en adoptant une lecture libérale des textes
religieux (2).

1) Une lecture libérale des textes juridiques


Plusieurs décisions émanant des juges du fond attribuent aux textes régissant le droit
tunisien de la famille une lecture libérale en les détachant totalement du droit musulman.
C’est ainsi que Tribunal de première instance de Tunis adopte une position libérale
pour valider le mariage entre une musulmane et un non-musulman dans une décision du 29

52
Même si elle est largement dominante, cette nouvelle vision du droit tunisien n’est pas exclusive. Il est, en
effet, possible de révéler une certaine résistance chez les juges du fond à cette nouvelle lecture du droit tunisien
de la famille. C’est dans cette tendance que se range un jugement rendu le 3 décembre 2007 par le Tribunal de
première instance de Tunis (RTD. 2008, p. 365, partie en langue arabe, sur cette décision, cf., BOSTANJI (S),
« Un cas insoupçonné de divorce pour préjudice en droit tunisien : l’apostasie de l’époux », RTD. 2008, p. 511).
53
TPI. Mahdia, 31 octobre 1988, RJL. 1990, p. 130.
54
TPI. Monastir le 1er novembre 1994, RJL. 2002, p. 105.
11
juin 199955. Se penchant sur la délicate question de l’interprétation de l’article 5 du Code du
statut personnel, le Tribunal décide, pour la première fois, que la disparité de culte ne
constitue pas un empêchement matrimonial et valide le mariage entre une Tunisienne
musulmane et un Belge non-musulman.
La vague libérale atteint le domaine des successions moins d’une année après. Une
décision du Tribunal de première instance de Tunis du 18 mai 2000 56 s’écarte du droit
musulman pour interpréter l’article 88 du Code du statut personnel.
En l’espèce, un Tunisien musulman décède le 22 septembre 1980. L’acte de décès
mentionne les noms des héritiers parmi lesquels figurait celui de son épouse chrétienne à
l’origine et convertie à l’islam. Le 19 janvier 1988, la veuve vend certains biens immobiliers
reçus dans la succession de son mari à l’un des héritiers. Sous la pression d’autres héritiers,
elle se ravise et demande au Tribunal cantonal de Tunis l’annulation de la vente. Pour ce faire,
elle prétend qu’une conversion tardive à l’Islam l’empêchait d’avoir la qualité de successible,
le certificat de conversion à l’Islam ayant été obtenu cinq jours après le décès de son mari. Le
Tribunal cantonal de Tunis fait droit à sa demande et annule la vente litigieuse. Les héritiers
lésés par l’annulation interjettent alors appel devant le Tribunal de première instance de
Tunis. Le Tribunal refuse de discuter la question de savoir si la conversion à l’Islam se fait au
moment de l’obtention du certificat ou avant, et affronte directement le véritable débat en
affirmant clairement que l’article 88 du Code du statut personnel ne fait pas de la disparité de
culte un empêchement successoral.
La tendance se confirme aussi bien dans le domaine du mariage que dans celui des
successions.
La Cour d’appel de Tunis valide les successions entre musulmans et non-musulmans
dans plusieurs décisions, notamment celle du 14 juin 200257, celle du 6 janvier 200458, celle
du 4 mai 200459 et celle du 15 juillet 200860. Elle valide également le mariage entre la
musulmane et le non-musulman dans deux de ces décisions : celle du 6 janvier 2004 et celle
du 15 juillet 2008. Le Tribunal de première instance de Grombalia se range dans cette
tendance en validant les successions entre musulmans et non-musulmans dans un jugement du
23 avril 200761.
Les juges du fond se basent sur deux sortes d’arguments. Ils retiennent, tout d’abord,
des arguments d’ordre technique qu’ils puisent dans le Code des obligations et des contrats
(a). Mais les arguments d’ordre technique ne suffisent pas. Plusieurs décisions font appel aux
droits fondamentaux pour interpréter les dispositions législatives relatives au droit de la
famille (b).

a) Les arguments d’ordre technique


Parmi les nombreuses décisions rendues par les juges du fond, certaines choisissent de
puiser dans le Code des obligations et des contrats le moyen d’imposer une lecture moderne
des textes.

55
TPI. Tunis, n°26-855 du 29 juin 1999, RTD.2000, p.403, note BEN ACHOUR.
56
TPI. Tunis, 18 mai 2000, RTD. 2000, p. 247, note MEZGHANI.
57
Tunis, n° 82861, 14 juin 2002, inédite, rapportée par DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de
religions...”, article précité, p. 112 et SGHAÏR (K), Mémoire précité, annexes, p. 171.
58
Tunis, n°120, 6 janvier 2004. JDI. 2005, p.1193, note BEN ACHOUR.
59
Tunuis, n° 3351, 4 mai 2004, inédite, rapportée par DAOUD-YAAKOUB (M), “La différence de religions...”,
article précité, p. 116.
60
Tunis, n° 73928, 15 juillet 2008, RJL. 2009, p. 203.
61
TPI de Grombalia, n° 29061 du 23 avril 2007 in Annales de la Faculté des sciences juridiques, économiques et
de gestion de Jendouba, n°1, 2007, p.305
12
Les juges du fond adoptent ainsi une interprétation restrictive des dispositions du Code
du statut personnel en faisant appel aux règles d’interprétation contenues dans le Code des
obligations et des contrats62.
Afin de scruter l’intention du législateur de 1956, les juridictions du fond prennent
appui sur les articles 532 et 540 du Code des obligations et des contrats.
Le premier de ces textes énonce qu’« en interprétant la loi, on ne doit lui donner
d’autre sens que celui qui résulte de ses expressions, d’après leur ordre grammatical, leur
signification usuelle et l’intention du législateur ». En se basant sur ce texte, les juges du
fond, entendaient ainsi restaurer le véritable sens des articles 5 et 88 du Code du statut
personnel et donner la véritable intention du législateur. L’article 532 du Code des obligations
et des contrats se fonde sur « l’idée d’une suffisance de la lettre de la loi »63. Il y a dans
l’interprétation littérale de la loi une présomption d’adéquation entre la lettre du texte et la
volonté du législateur.
La Cour d’appel de Tunis se réfère de façon quasi systématique à l’article 532 du
Code des obligations et des contrats. Elle affirme ainsi, dans l’arrêt du 14 juin 2002
qu’« interpréter l’article 88 du Code du statut personnel comme intégrant la disparité de
culte conduit à ajouter un empêchement que le législateur n’a mentionné ni de façon
expresse, ni de façon implicite, à dépasser son intention, et contredit les dispositions de
l’article 532 du Code des obligations et des contrats ». Le même argument est repris dans
l’arrêt du 6 janvier 2004, dans celui du 4 mai 2004 et dans celui du 15 juillet 2008.
Les juges du fond se fondent également sur l’article 540 du Code des obligations et
des contrats pour mettre à l’écart la disparité de culte. Ce texte dispose que « les lois
restrictives et celles qui font exception aux lois générales ou à d’autres lois ne doivent pas
être étendues au-delà du temps et des cas qu’elles expriment ». Il pose le principe de
l’interprétation restrictive des lois d’exception. Le respect de la volonté du législateur exige
que les exceptions qu’il édicte par rapport au principe restent renfermées dans leurs termes
littéraux64.
Dans cette optique, les empêchements matrimoniaux et successoraux sont des
exceptions qui restreignent la liberté matrimoniale et le droit à l’héritage et qui ne doivent pas
être étendus au-delà de ce que prévoit la loi.
L’argument est avancé par le Tribunal de première instance de Tunis, dans son
jugement du 18 mai 2000. Pour le Tribunal, « l’exclusion de la veuve du de cujus sur la base
de ses convictions religieuses contredit les dispositions de l’article 88 du Code du statut
personnel qui a fixé les empêchements successoraux et les a limité au seul homicide
volontaire. Il ne convient pas d’élargir le domaine de ce texte, et ce conformément à ce que
stipule l’article 540 du Code des obligations et des contrats ». La Cour d’appel de Tunis se
fonde aussi sur ce texte dans l’arrêt du 6 janvier 2004 et dans celui du 15 juillet 2008.
Outre ces arguments techniques, les juges cherchent dans les droits fondamentaux un
appui à leurs solutions.

b) L’appel aux droits fondamentaux


Ce qui caractérise les décisions examinées n’est pas tant les solutions adoptées que
l’argumentation retenue. En effet, elles se fondent sur des textes constitutionnels (b-1) et sur

62
ARFAOUI (E), Les règles écrites d’interprétation de la loi, Essai sur une méthode officielle d’interprétation
des lois, Thèse, Université de Droit, d’économie et de gestion, Tunis, 2000.
63
ARFAOUI (E), Thèse précitée, p. 203.
64
ARFAOUI (E), Thèse précitée, p. 231.
13
des conventions internationales (b-2) afin d’attribuer une lecture moderne au droit tunisien de
la famille.
b-1) Deux principes fondamentaux consacrés par la Constitution sont mis en œuvre
par les juges du fond pour imposer une lecture moderne du droit tunisien de la famille : le
principe de la liberté de conscience et le principe de l’égalité des citoyens.
Les juges puisent le premier dans l’article 5 de la Constitution selon lequel « la
République tunisienne garantit l’inviolabilité de la personne humaine et la liberté de
conscience, et protège le libre exercice des cultes, sous réserve qu’ils ne troublent pas l’ordre
public ». Quant au second principe, il est puisé dans l’article 6 de la Constitution qui garantit
l’égalité des citoyens en disposant que « tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes
devoirs. Ils sont égaux devant la loi ».
Alors que le Tribunal de première instance de Tunis se contente de faire appel à
l’article 5 de la Constitution dans sa décision du 18 mai 2000, la Cour d’appel de Tunis rend
trois décisions successives dans lesquelles elle se fonde sur l’article 5 et l’article 6 de la
Constitution à la fois : celle du 14 juin 2002, celle du 6 janvier 2004, et celle 4 mai 2004.
Elle considère ainsi dans son arrêt du 6 janvier 2004 que « l’intégration de l’élément
religieux parmi les empêchements contenus dans les articles 5 et 88 du Code du statut
personnel conduit à contredire l’article 6 de la Constitution qui garantit l’égalité entre les
citoyens, et aurait pour conséquence de créer des catégories de droits différents, d’accorder
aux hommes la liberté d’épouser des non-musulmanes, sans accorder cette même liberté aux
femmes, d’attribuer à certains une aptitude à succéder en raison de l’identité de religion avec
le de cujus, et d’en priver d’autres ».
Au delà du principe d’égalité entre les citoyens, c’est toute une philosophie nouvelle
des libertés individuelles que la Cour d’appel adopte, car à travers l’affirmation de la liberté
entre les citoyens, la Cour d’appel fait siens d’autres principes fondamentaux comme l’égalité
entre l’homme et la femme, la liberté matrimoniale ou l’égalité dans l’héritage.
La Cour d’appel de Tunis adopte également une nouvelle conception de la conviction
religieuse la reléguant à la sphère privée. Se fondant sur le principe de la liberté de
conscience, elle refuse de conditionner l’acquisition de la qualité d’héritier par des
considérations confessionnelles.
En choisissant de se baser sur les articles 5 et 6 de la Constitution, les juges du fond
visent à atteindre deux objectifs en même temps.
En premier lieu, la référence aux dispositions constitutionnelles leur permet de se
réfugier dans un rempart certain : celui de la hiérarchie des normes, et particulièrement de la
conformité des dispositions du Code du statut personnel à la Constitution. Les juges du fond
expliquent ainsi la mise à l’écart de la disparité de culte par le caractère “nécessairement
conforme à la Constitution” des articles 5 et 88 du Code du statut personnel. Le raisonnement
entrepris est d’une logique parfaite. En effet, pour que le principe de la hiérarchie des normes
soit respecté, il faut que les dispositions du Code du statut personnel, texte d’origine
législative, soient conformes à la Constitution. Or, elles ne peuvent être considérées comme
conformes à la Constitution que si elles excluent la disparité de culte en tant qu’empêchement
successoral et matrimonial.
En second lieu, la référence aux dispositions constitutionnelles permet à la Cour
d’appel de Tunis de mettre à l’écart l’argument tiré de l’article 1 er de la Constitution. Ce texte
a permis à de nombreuses décisions jurisprudentielles de fonder l’idée que le droit musulman
constitue une source du droit tunisien non seulement dans le domaine matrimonial et
successoral, mais aussi dans d’autres domaines65.
65
Le recours à l’article 1er de la Constitution a très souvent été utilisé par les tribunaux tunisiens dans des
décisions ayant refusé d’accorder l’exequatur à des jugements étrangers qui avaient attribué la garde d’un enfant
14
b-2) Les juges du fond se référent également à des textes internationaux pour adopter
une lecture moderne du droit tunisien de la famille.
C’est ainsi que pour admettre la validité du mariage entre la musulmane et le non-
musulman, le jugement rendu le 29 juin 1999 par le Tribunal de première instance de Tunis 66
avait puisé le principe d’égalité entre l’homme et la femme dans la Convention de New York
du 10 décembre 1962 sur le consentement au mariage, l’âge minimum du mariage et
l’enregistrement du mariage67. Après avoir déclaré que la Convention permet à « chaque
personne, homme ou femme de choisir librement son conjoint », le Tribunal rappelle le
principe de la hiérarchie des normes qui place les traités dûment ratifiés au-dessus des lois. Le
Tribunal de première instance de Grombalia se réfère également à ce texte dans sa décision du
23 avril 2007 afin d’admettre la validité du mariage de la Dame Angela, de nationalité
italienne et de confession chrétienne, avec un Tunisien musulman et lui reconnaitre ainsi un
droit dans la succession de ce dernier..
Cet appel à la Convention de New York de 1962 signifiait que l’article 5 du Code du
statut personnel ne pouvait plus, à partir du jour où la Tunisie l’avait ratifiée, poser un
empêchement fondé sur la disparité de culte. En effet, la Convention reprend, dans son
préambule, le principe de la liberté matrimoniale sans aucune restriction, notamment
religieuse. Pour être en conformité avec le principe posé dans le préambule de la Convention,
l’article 5 ne peut viser que les empêchements légaux.
De même, le Tribunal de première instance de Tunis fait ressortir, dans son jugement
du 18 mai 200068, toute une panoplie de textes internes et internationaux pour mettre à l’écart
la disparité de culte en tant qu’empêchement successoral. Outre l’article 5 de la Constitution,
il puise le principe de la liberté de conscience dans des textes d’origine internationale. Le
Tribunal de première instance de Tunis se réfère, en effet, à la déclaration universelle des
droits de l’Homme de 1948 et aux deux pactes de 1966 sur les droits sociaux, économiques et
culturels et sur les droits civils et politiques.
Cet appel aux droits fondamentaux signifie-il que la jurisprudence tunisienne s’est
définitivement rangée dans une tendance progressiste ? Il est permis d’en douter car certaines
décisions récemment rendues par les juges du fond choisissent une approche totalement
différente en restant dans une conception confessionnelle du droit tunisien, mais en attribuant
une lecture libérale aux textes religieux.

2) Une lecture libérale des textes religieux.


Deux décisions récemment rendues par les juges du fond dénotent par l’approche
qu’elles empruntent. Elles concernent l’empêchement successoral tiré de la disparité de culte.
Les deux décisions reviennent à une lecture traditionnelle du droit tunisien le rattachant au
droit musulman.
Elles adoptent cependant une nouvelle lecture des textes religieux en se basant sur une
interprétation qui se veut tolérante et ouverte. Elles introduisant une nuance jusque-là ignorée

issu d’un père tunisien et d’une mère étrangère (généralement européenne) à cette dernière. Ces décisions se
fondaient sur l’idée que l’attribution de la garde à la mère étrangère ne permettait pas d’assurer à l’enfant une
éducation conforme aux principes de la société arabo-musulmane. Sur cette question, cf., BEN ACHOUR (S),
Enfance disputée, Les problèmes juridiques relatifs aux droits de garde et de visite après dovorce dans les
relations franco-maghrébines, CPU, 2004, p. 226 et s.
66
Précité.
67
La Convention de New York de 1962 sur le consentement au mariage, l’âge minimum du mariage et
l’enregistrement du mariage a été ratifiée par la loi n° 67-41 du 21 novembre 1967 (JORT, 21-24 novembre
1967, n° 10). Elle a été publiée par le décret du 4 mai 1968 (JORT. 10 mai 1968, p. 476).
68
Précité.
15
ou oubliée par les juges en distinguant, dans la catégorie des non-musulmans entre les kouffar,
les mécréants et les kitabbiyin, les gens du livre, c’est-à-dire les chrétiens et les juifs. Seuls les
seconds peuvent hériter des musulmans et inversement. Il est possible qu’un article écrit par
un magistrat et paru dans le journal Assarih en octobre 2007 soit à l’origine de ce
rebondissement. L’auteur de l’article soutenait l’idée que la femme chrétienne ou juive
pouvait valablement hériter son mari musulman au regard des prescriptions du droit
musulman69.
La première décision a été rendue par le Tribunal cantonal de Tunis en date du 5 août
2009. En l’espèce le Sieur Ahmed décède en 1995. Le certificat de décès dressé à la demande
de certains membres de la famille ne mentionne pas le nom de sa veuve Aline, italienne et de
confession chrétienne. Celle-ci s’adresse au Tribunal cantonal de Tunis en demandant
l’adjonction de son nom à la liste des héritiers.
Le Tribunal cantonal de Tunis fait droit à sa demande en présentant une explication
très brève et laconique. Il estime ainsi que l’héritière contestée est une kittabiya puisqu’elle
est chrétienne et qu’à ce titre elle pouvait valablement hériter son époux.
La seconde décision, bien plus argumentée, a été rendue par la Cour d’appel de Nabeul
en date du 24 décembre 2009 dans l’affaire Angela70. En l’espèce, la qualité d’héritière de la
Dame Angela lui était déniée par certains membres de la famille au motif qu’elle n’était pas
musulmane et que le droit tunisien interdit la successibilité entre musulmans et non-
musulmans.
Dans une décision rendue en date du 23 avril 2007, le Tribunal de première instance
de Grombalia avait choisi, rappelons-le, de se ranger dans la tendance moderniste du droit
tunisien en considérant que la disparité de culte ne constituait pas un empêchement
successoral. Le Tribunal s’était basé sur la Convention de New York du 10 décembre 1962
sur le consentement au mariage, l’âge minimum du mariage et l’enregistrement du mariage
pour considérer comme valable le mariage de la Dame Angela, de nationalité italienne et de
confession chrétienne, avec un Tunisien musulman et lui reconnaître un droit dans la
succession de ce dernier.
Un appel est interjeté contre ce jugement devant la Cour d’appel de Nabeul. Celle-ci
arrive au même résultat que celui auquel était arrivé le Tribunal de première instance de
Grombalia et rejette l’appel formé. Elle reconnait ainsi à la Dame Angela le droit de succéder
à son mari. Mais le chemin emprunté par la Cour d’appel de Nabeul est totalement différent
de celui suivi par le Tribunal de première instance de Grombalia.
La Cour d’appel de Nabeul développe son argumentation en trois temps.
Elle commence, tout d’abord, par mettre à l’écart les arguments sur lesquels le
Tribunal de première instance de Grombalia s’était basé pour valider le droit de la Dame
Angela dans la succession de son mari. Elle considère ainsi que le recours à la Convention de
New York de 1962 était infondé dans la mesure où ce texte ne concerne que le mariage, et ne
réglemente pas les successions. La Cour rejette par ailleurs la conception sécularisée du droit
de la famille que le Tribunal de première instance de Grombalia avait adoptée en revenant à
l’article 1er de la Constitution tunisienne selon lequel l’Islam est la religion de l’Etat.
La Cour d’appel de Nabeul présente, dans un deuxième temps, sa propre conception
des rapports entre droit musulman et droit tunisien. Considérant que le droit musulman est
« la principale source du droit tunisien », elle estime que l’article 88 du Code du statut
personnel doit être interprété à la lumière des prescriptions du fikh. Pour les juges de Nabeul,
le droit tunisien, tout comme sa source le droit musulman, renferme le kofr (mécréance,
69
AYARI (M-S), “L’héritage de la kitabiyya dans la succession de son mari musulman”, Assarih, 18 octobre
2007, (en langue arabe).
70
Nabeul, n° 11901, 24 décembre 2009, inédite.
16
athéisme) parmi les empêchements successoraux. La Cour prend appui sur certains ouvrages
anciens et contemporains du fikh islamique pour affirmer ces solutions.
Dans un troisième temps, la Cour d’appel de Nabeul s’adonne à une distinction entre
la notion de kofr et celle de disparité de cultes. Aux yeux des juges de Nabeul, seul le kofr
constitue un empêchement successoral. En revanche, la disparité de cultes n’en est pas un.
Afin d’expliquer sa position, la Cour revient au droit musulman qui distingue entre les koffar
(mécréant) et les kitabiyyin (ou gens du livre). La Cour d’appel de Nabeul estime que seul un
hadith du prophète, répertorié le recueil des hadiths de BOUKHARI 71, et prescrivant « que le
mécréant n’hérite pas du musulman et que le musulman n’hérite pas du mécréant » doit être
pris en considération. Usant de la terminologie technique de la science du hadith, la Cour
ajoute qu’un autre hadith, interdisant la successibilité en raison de la disparité de culte72 serait,
aux dires des jurisconsultes musulmans, “gharib”, c’est-à-dire étrange. Pour la Cour d’appel,
il ne peut y avoir d’empêchement successoral entre le mari musulman et sa femme kittabiya
puisque le Coran lui-même a autorisé le mariage du musulman et de la kitabiyya. La Cour en
déduit que, comme pour le mariage, la successibilité entre le mari musulman et sa femme
kitabiyya est tout à fait valable au regard du droit musulman, et par voie de conséquence, du
droit tunisien.
Certes, les deux décisions ont abouti à accorder à la veuve non-musulmane le droit à
succéder à son mari, et sont, à ce titre, favorables à l’idée d’une successibilité entre
musulmans et non-musulmans. Elles peuvent être considérées comme constituant une avancée
par rapport à la jurisprudence qui interdisait toute possibilité de succession entre musulmans
et non-musulmans. Elles sont cependant très critiquables et encourent trois reproches
essentiels.
Tout d’abord, et c’est peut-être là le plus grave, ces décisions semblent faire revivre
les tribunaux charaïques d’antan. Oubliant qu’ils se rattachent à un système de droit étatique,
les juges se perdent dans un autre système normatif, celui du fikh islamique. Dépassant leur
mission, ils délaissent l’interprétation du droit positif pour s’égarer dans l’interprétation des
textes religieux, Coran ou hadith du prophète.
Ensuite, les deux décisions déçoivent en ce sens qu’elles reviennent à une lecture
traditionaliste du droit tunisien de la famille balayant ainsi l’immense progrès qui avait été
atteint par certaines décisions des juges du fond. L’appel à la “fonction interprétative” 73 des
droits fondamentaux avait été salué par une partie importante de la doctrine tunisienne comme
un progrès certains du droit de la famille74. En mettant à l’écart la disparité de culte en tant
qu’empêchement matrimonial et successoral, les juges du fond avaient ainsi réussi à détruire
l’un des derniers remparts de la discrimination sexuelle et religieuse en droit tunisien.
Enfin, en revenant à une interprétation traditionnelle du droit tunisien, ces décisions
nuisent à la stabilité de la jurisprudence et à l’harmonie de l’interprétation en détruisant
l’édifice fragile nouvellement bâti par les juges du fond et surtout par la Cour d’appel de
Tunis. C’est ainsi que le justiciable se trouve aujourd’hui dans une situation très inconfortable

71
Le receuil de BOUKHARI est une réference majeure de l’Islam sunnite. Il s’agit d’une compilation des
prescritions du Prophète (dires et comportements). L’Imam BOUKHARI, mort en l’an 870, n’a retenu que 7275
hadiths paroles du Prophète) sur les 600.000 recensés au cours de ses seize années d’enquête. Sur cette question,
BEN ACHOUR (Y), Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, PUF, collection Proche Orient, 2008.
72
Selon ce hadith, « il n’y point de successibilité entre deux personnes appartenant à deux religions
différentes », en langue arabe : ‫ال توارث بين ملتين‬
73
MEZGHANI (A), “Religion, mariage et successions, l’hypothèse laïque...”, article précité, p. 360.
74
BOSTANJI (S), “Turbulences dans l’application judicaire du Code tunisien du statut personnel”, article
précité, p. 7, GHAZOUANI (M), “Renouveau dans la lecture des dispositions du Code du statut personnel,
Commentaire de l’arrêt de la Cour de cassation n° 31115 du 5 février 2009”, RJL. 2009, n° 3, mars, p. 106,
MEZGHANI (A), “Religion, mariage et successions, l’hypothèse laïque...”, article précité, p. 345.
17
puisqu’il n’est pas possible de savoir avec certitude si le droit tunisien autorise ou interdit la
successibilité entre musulmans et non-musulmans.
Ces mêmes reproches pourraient être adressés à certaines décisions de la Cour de
cassation.

B- L’hésitation de la Cour de cassation


Comme les juges du fond, la Cour de cassation montre une véritable valse hésitation
entre une lecture traditionnelle des textes du Code du statut personnel et une ouverture sur les
droits fondamentaux (1) qui peut difficilement s’expliquer (2).

1) Exposé de la jurisprudence
La question du mariage de la musulmane avec le non-musulman ne semble pas avoir
donné lieu à une hésitation importante. Une seule décision, rendue en date du 20 décembre
200475, maintient la position des juges du fond en refusant de voir dans la disparité de culte
un empêchement matrimonial. Cette décision de la Cour de cassation n’est cependant pas
dénuée d’ambigüité. En effet, elle laisse place à un certain scepticisme, car elle se situe, une
nouvelle fois, sur le terrain de l’appréciation de la conversion à l’Islam. Adoptant, comme elle
l’a fait précédemment, une conception souple de la conversion, la Cour de cassation affirme
que « le certificat d’islamisation ne constitue pas l’unique moyen pour prouver la conversion
à l’Islam » et que « la conversion à l’Islam est un fait juridique qui peut être prouvé par tous
les moyens ». La Cour ajoute ensuite que « rien dans le dossier ne prouve l’absence de la
conversion du défendeur au pourvoi à l’Islam » et conclut que « la qualité d’héritier
s’apprécie au moment du décès et non au moment du mariage ».
En revanche, la matière des successions donne lieu à une grave hésitation de la part de
la Cour de cassation. Elle oscille entre deux interprétations totalement opposées de l’article 88
considérant tantôt qu’il renferme la disparité de culte comme empêchement successoral, tantôt
qu’il ne contient pas un tel empêchement. L’examen de six décisions rendues entre 2004 et
2009 permet de le constater.
Elle refuse ainsi, dans la décision du 20 décembre 2004 de voir dans la disparité de
culte un empêchement successoral. Deux années plus tard, elle opte, dans un arrêt du 8 juin
200676 pour la solution opposée en refusant à l’épouse chrétienne d’un Tunisien musulman le
droit à l’héritage.
La Cour de cassation revient, à peine quelques jours après, dans un arrêt Sophia du 19
juin 200677, à une lecture sécularisée du droit tunisien en considérant que l’article 88 du Code
du statut personnel ne renferme pas la disparité de culte parmi les empêchement qu’il prévoit.
Dans cette affaire, certains parents du de cujus déniaient à sa fille la qualité d’héritière au
motif qu’elle ne connaissait pas la langue arabe, qu’elle était née en Allemagne et y avait été
élevée par sa mère allemande.
Quelques mois après, la Cour de cassation adopte de nouveau une interprétation
traditionnelle des textes. Dans un arrêt Georges-Jaber datant du 16 janvier 2007, elle décide
que la disparité de culte constitue un empêchement de nature à faire obstacle à la succession
d’un Tunisien musulman par des héritiers étrangers non-musulmans78.

75
Civ, n° 3843.2004, 20 décembre 2004, précité.
76
Civ, n° 9658, 8 juin 2006, RJL. 2009, n°3, mars, p. 135.
77
Civ, n° 4105, 19 juin 2006, Bull. Civ., 2006, p.235
78
Civ. n° 4487, 16 janvier 2007, Annales de la Faculté des sciences juridiques, économiques et de gestion de
Jendouba, 2007, n°1, p.297
18
Un nouveau revirement a lieu le 5 février 2009 79. En l’espèce certains des parents du
de cujus entendaient évincer ses deux filles de sa succession au motif que l’une d’elles avait
épousé un non-musulman, tandis que l’autre vivait, en concubinage, avec un non-musulman.
La Cour de cassation refuse leurs prétentions et estime que la disparité de culte ne
constitue pas un empêchement successoral. L’arrêt se veut éloquent et bien argumenté. Il se
distingue tant par la position adoptée que par les fondements qu’il retient. C’est la première
fois que la Cour de cassation fait appel aux droits fondamentaux qu’elle puise dans la
Constitution et dans les Conventions internationales. Elle estime que « l’article 88 du Code du
statut personnel doit être interprété par référence aux principes fondamentaux consacrés
dans la Constitution et les Conventions ratifiées par la Tunisie ». Pour la Cour de cassation,
« la liberté de conscience telle que consacrée dans l’article 5 de la Constitution ainsi que
dans l’article 18 du Pacte sur les droits civils et politiques implique de distinguer entre les
droits civils et la croyance et cela en empêchant de conditionner l’acquisition de ces droits
selon la croyance ».
La Cour ajoute « la disparité de culte ne constitue pas un empêchement successoral au
sens de l’article 88 du Code du statut personnel » et estime que « le principe d’égalité,
énoncé dans l’article 6 de la Constitution ainsi que dans l’article 26 du pacte international
sur les droits civils et politiques, nécessite de ne pas distinguer entre les citoyens selon des
considérations religieuses et, par conséquent, de ne pas conditionner le droit à la succession
par la foi de l’héritier ».
Malgré la force des arguments utilisés, l’arrêt du 5 février 2009 ne semble pas avoir
réussi à mettre fin à la valse hésitation de la Cour de cassation. Il est remis en cause quelques
mois plus tard par un arrêt rendu en date du 30 juin 2009 80 et dans lequel la Cour voit de
nouveau dans la disparité de culte un empêchement successoral.

2) Tentative d’explication.
L’hésitation de la Cour de cassation est très gênante. Elle jette le justiciable dans une
grande insécurité juridique et laisse l’observateur désorienté. Comment est-il possible
d’expliquer cette hésitation ?
Certes, on pourrait expliquer l’hésitation de la Cour de cassation par des raisons
sociopolitiques. C’est ainsi que M. BOSTANJI explique l’incertitude jurisprudentielle par
diverses raisons comme la dualité culturelle dans laquelle a évolué la Tunisie, la dichotomie
de la réalité sociologique ou encore l’ambivalence du discours politique81.
Mais il est également possible de trouver des raisons plus simples à cette hésitation de
la Cour de cassation.
On pourrait ainsi penser à une dissidence au sein de la Cour de cassation entre les
juges. La position adoptée pourrait-elle différer en fonction de la composition de la Cour ?
L’observation des arrêts rendus ne permet pas de le savoir. Il est ainsi surprenant de constater
que la décision du 8 juin 2006 qui considère la disparité de culte comme un empêchement
successorale et celle du 19 juin 2006 qui adopte la solution opposée, ont été rendues par une
la huitième chambre civile de la Cour de cassation, sous la présidence du même magistrat, par
les mêmes conseillers, et en présence du même procureur général et du même greffier.
L’explication pourrait-elle être trouvée dans l’examen des faits de l’espèce ? En effet,
une lecture attentive des décisions de la Cour de cassation examinées montre que les juges
79
Sur cette décision, GHAZOUANI (M), “Renouveau dans la lecture des dispositions du Code du statut
personnel”, article précité, p. 91.
80
Civ, n° 26905, 30 juin 2009 (inédite).
81
BOSTANJI (S), “Turbulences dans l’application judiciaire du Code tunisien du statut personnel ...”, article
précité, p. 25 à 31.

19
n’admettent en réalité que la successibilité entre musulmans. Dans toutes les décisions qui ont
adopté une lecture sécularisée du droit tunisien de la famille, toutes les parties étaient
musulmanes, ou du moins considérées comme telles par les juges. Elles étaient soit nées d’un
père musulman et donc présumées elles-mêmes musulmanes, soit converties à l’Islam et donc
considérées comme ayant intégré, par leur propre volonté, la communauté des Musulmans.
Cette lecture sécularisée du droit tunisien cache donc mal une fidélité au droit musulman.
Dans l’arrêt du 20 décembre 2004, la Cour de cassation entérine la position libérale
adoptée par la Cour d’appel de Tunis dans sa décision du 6 janvier 2004, mais éprouve le
besoin de monter qu’il n’y avait pas, en réalité, disparité de culte puisque le mari s’était
converti à l’Islam. Adoptant, comme elle l’a fait précédemment, une conception souple de la
conversion, la Cour de cassation affirme que « le certificat d’islamisation ne constitue pas
l’unique moyen pour prouver la conversion à l’Islam » et que « la conversion à l’Islam est un
fait juridique qui peut être prouvé par tous les moyens ». La Cour ajoute ensuite que « rien
dans le dossier ne prouve l’absence de la conversion du défendeur au pourvoi à l’Islam » et
que « la qualité d’héritier s’apprécie au moment du décès et non au moment du mariage ».
C’est également l’islamité, cette fois présumée, de la fille du de cujus, Sophia, qui
pourrait expliquer que la Cour de cassation ait opté pour une interprétation laïcisée de
l’article 88 du Code du statut personnel dans l’arrêt du 19 juin 2006. La Cour de cassation
commence par se placer sur le terrain de l’appréciation de l’islamité de la fille en considérant
que « si le père est musulman, il y a une présomption que son enfant soit également
musulman ». Pour la Cour de cassation, « il n’est pas possible de renverser cette présomption
en rapportant la simple preuve que la mère est chrétienne, que l’enfant est née dans un pays
occidental, y a été élevée et ne connait pas la langue arabe ».
Comme celle du 20 décembre 2004, la décision du 19 juin 2006 trahit un ralliement de
la Cour de cassation à la conception traditionnaliste du droit de la famille. Il y a, dans les deux
décisions, une certaine contradiction à affirmer le rejet de la disparité de culte par le droit
tunisien et à rechercher, en même temps, l’islamité de l’héritier contesté.
A l’opposé, c’est la certitude de que l’héritier contesté n’est pas musulman qui a
justifié, dans les autres décisions, le refus de la successibilité pour disparité de culte. C’est
ainsi la confession chrétienne de l’épouse du de cujus qui a justifié le refus de la Cour de
cassation de lui reconnaitre un droit dans la succession de son mari dans l’affaire ayant donné
lieu à l’arrêt du 8 juin 2006. C’est aussi le fait incontesté que les héritiers soient non
musulmans qui permet d’expliquer leur mise à l’écart dans la succession d’un musulman
converti dans les arrêts du 17 janvier 2007 et du 30 juin 2009. Dans ces trois décisions les
prétendus héritiers ne pouvaient bénéficier de présomption d’islamité, puisqu’ils n’étaient pas
nés d’un père musulman et ne pouvaient pas non plus être considérés comme ayant embrassé
la foi musulmane puisqu’ils ne s’étaient pas convertis à l’Islam.
Parmi toutes les décisions examinées, seule celle du 5 février 2009 refuse d’aborder la
question de la preuve de l’islamité et choisit d’affronter directement la question de
l’interprétation de l’article 88 en détachant le texte du droit musulman.
Mais il est vrai que les deux filles du de cujus, dont la qualité d’héritière était
contestée, étaient nées d’un père musulman et bénéficiaient de la présomption d’islamité…

Jendouba, septembre 2010

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