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Droit des libertés

fondamentales
Droit des libertés
fondamentales
7e édition

2016

Louis Favoreu †
Patrick Gaïa
Richard Ghevontian
Professeurs à l'Université d'Aix-Marseille

Ferdinand Mélin-Soucramanien
Professeur à l'Université de Bordeaux

Annabelle Pena
Professeur

Otto Pfersmann
Professeur à l'EHESS

Joseph Pini
Professeur

André Roux
Guy Scoffoni
Professeurs à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence

Jérôme Tremeau
Professeur à l'Université d'Aix-Marseille
MENTIONS LÉGALES

31-35 rue Froidevaux, 75685 Paris cedex 14

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contrefaçon sanctionnée pénalement par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle.
Éditions Dalloz – 2015
ISBN numérique : 978-2-247-16022-8
ISBN papier : 978-2-247-15237-7
Ce document numérique a été réalisé par JOUVE.
www.editions-dalloz.fr
TABLE DES MATIÈRES

ABRÉVIATIONS
AVANT-PROPOS À LA PREMIÈRE ÉDITION
INTRODUCTION
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

PREMIÈRE PARTIE LES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX

TITRE 1 L'HÉRITAGE DES DROITS FONDAMENTAUX

CHAPITRE 1 L'ÉMERGENCE ET L'AFFIRMATION DES DROITS DE L'HOMME


Section 1. LES ORIGINES DES DROITS DE L'HOMME
§ 1. Les fondements de l'idée des droits de l'homme
A. L'Homme
B. La limitation du pouvoir civil
§ 2. L'histoire des droits de l'homme
A. Les origines
1. Des penseurs
2. De « grands moments » et de « grands textes »
B. Les évolutions
1. L'approfondissement
2. L'infléchissement
3. La diffusion
Section 2. LA QUESTION DE LA RELATIVITÉ DES DROITS DE L'HOMME
§ 1. L'hétérogénéité des droits de l'homme
§ 2. La contestation des droits de l'homme
A. La contestation contre-révolutionnaire
B. La contestation marxiste
C. La critique personnaliste
D. La contestation élitiste et autoritariste
§ 3. La portée des droits de l'homme
A. Les droits de l'homme sont-ils universels ?
B. Les droits de l'homme sont-ils adaptés ?
CHAPITRE 2 DES DROITS DE L'HOMME AUX DROITS FONDAMENTAUX
Section 1. LES LIBERTÉS PUBLIQUES
§ 1. Définition et statut juridique des libertés publiques
A. Les libertés publiques
B. Le régime des libertés publiques
§ 2. Réalité et limites des libertés publiques
A. La domination
B. Les limites
Section 2. LES DROITS FONDAMENTAUX

TITRE 2 ESQUISSE D'UNE THÉORIE DES DROITS FONDAMENTAUX


EN TANT QU'OBJETS JURIDIQUES

INTRODUCTION FONCTION DE LA THÉORIE ET CONSTRUCTION DE L'OBJET


§ 1. Fonction des théories politiques
§ 2. Fonction de la théorie du droit
§ 3. Le choix de l'objet
§ 4. Définition stipulative des « droits fondamentaux »
CHAPITRE 1 LES DROITS FONDAMENTAUX COMME NORMES DE DEGRÉ
SUPÉRIEUR
Section 1. LES DROITS FONDAMENTAUX AU SENS STRICT : DES
PERMISSIONS D'AGIR DÉTERMINÉES
Section 2. LES DROITS FONDAMENTAUX DANS LA HIÉRARCHIE DES
NORMES
§ 1. Constitutionnalité
§ 2. Conventionnalité
§ 3. Supériorité hiérarchique dans d'autres domaines
§ 4. Hiérarchie des normes et détermination des droits

CHAPITRE 2 LES DESTINATAIRES DES DROITS FONDAMENTAUX


Section 1. LES BÉNÉFICIAIRES
§ 1. L'exigence constitutive d'universalité primaire
§ 2. Les discriminations secondaires
Section 2. BÉNÉFICIAIRES ET TITULAIRES
Section 3. BÉNÉFICIAIRES ET OBLIGÉS
CONCLUSION DU TITRE LA CLASSIFICATION DES DROITS ET LA QUESTION DES
2 DROITS « SOCIAUX » OU « DROITS-CRÉANCES »
DEUXIÈME PARTIE LA PROTECTION CONSTITUTIONNELLE DES DROITS ET
LIBERTÉS FONDAMENTAUX

TITRE 1 CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA PROTECTION


CONSTITUTIONNELLE
CHAPITRE 1 L'INSCRIPTION CONSTITUTIONNELLE DES DROITS ET
LIBERTÉS FONDAMENTAUX
§ 1. Droit comparé
§ 2. Droit français
CHAPITRE 2 LES GARANTIES DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
Section 1. LES GARANTIES DE FOND
§ 1. L'effet immédiat des droits fondamentaux
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 2. La réserve de loi en matière de droits fondamentaux
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 3. Le respect du contenu essentiel des droits fondamentaux
§ 4. Le caractère exceptionnel et conditionnel des suspensions de garantie
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 5. L'aménagement de la procédure de révision de la Constitution
Section 2. LES GARANTIES JURIDICTIONNELLES
§ 1. Garanties assurées par la justice constitutionnelle
A. Droit comparé
B. Droit français
1. Garanties générales
2. Création d'une garantie spécifique
§ 2. Garanties assurées par la justice ordinaire
A. Droit comparé
B. Droit français
CHAPITRE 3 L'EXERCICE DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
Section 1. LES TITULAIRES ET BÉNÉFICIAIRES DES DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX
§ 1. Personnes physiques et personnes morales
§ 2. Nationaux et étrangers
Section 2. LES DÉBITEURS DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
§ 1. Les pouvoirs publics
§ 2. Les personnes privées
Section 3. LES LIMITES À L'EXERCICE DES DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX
§ 1. Les types de limites
§ 2. L'autorité compétente pour fixer les limites
§ 3. Les « limites aux limites »

TITRE 2 LES DROITS PROTÉGÉS


CHAPITRE 1 LES DROITS-LIBERTÉS
Section 1. LES DROITS DE LA PERSONNE HUMAINE
§ 1. La dignité de la personne humaine
§ 2. La liberté individuelle
A. La notion de liberté individuelle
B. Une liberté fondamentale opposable aux privations de liberté
C. Les garanties constitutionnelles opposables aux privations de liberté
§ 3. La liberté personnelle
§ 4. La liberté d'aller et venir
A. La définition de la liberté d'aller et venir
B. La protection de la liberté d'aller et venir
§ 5. La liberté du mariage
A. Le statut constitutionnel de la liberté du mariage
B. La définition de la liberté du mariage
C. La protection constitutionnelle de la liberté du mariage
§ 6. Le droit au respect de la vie privée
A. Le processus de constitutionnalisation du droit au respect de la vie
privée
B. La notion du droit au respect de la vie privée
C. La protection du droit au respect de la vie privée
§ 7. La liberté d'association
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 8. La liberté d'enseignement
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 9. La liberté de conscience et d'opinion
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 10. La liberté d'expression et de communication
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 11. Le droit de propriété
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 12. La liberté d'entreprendre
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 13. Le droit d'asile
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 14. Le droit à mener une vie familiale normale
A. Une consécration constitutionnelle tardive
B. Une application effective
Section 2. LES DROITS DU TRAVAILLEUR
§ 1. La liberté syndicale
A. Les fondements constitutionnels
1. Droit comparé
2. Droit français
B. Les applications
1. La liberté des syndicats
2. La liberté des salariés
§ 2. Le droit de grève
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 3. Le droit à la participation
A. Droit comparé
1. La valeur constitutionnelle du droit à la négociation collective
2. Les implications du droit à la négociation collective
B. Droit français
1. Le régime
2. L'application

CHAPITRE 2 LES « DROITS-PARTICIPATION »


Section 1. LES DROITS-PARTICIPATION EN DROIT COMPARÉ
Section 2. LES DROITS-PARTICIPATION EN DROIT FRANÇAIS

CHAPITRE 3 LES DROITS-CRÉANCES


Section 1. LES DROITS-CRÉANCES EN DROIT COMPARÉ
§ 1. L'affirmation constitutionnelle des droits-créances
A. L'absence de reconnaissance expresse
B. L'étendue des droits-créances reconnus
§ 2. La portée juridique des droits-créances
A. Le degré de protection
B. La force contraignante
Section 2. LES DROITS-CRÉANCES EN DROIT FRANÇAIS
§ 1. Les droits-créances reconnus
A. Les droits au repos et à la protection de la santé
1. Le fondement constitutionnel
2. La mise en œuvre des droits
B. Le droit à la protection sociale et à la sécurité matérielle
1. Le fondement constitutionnel
2. Les implications
C. Le droit à l'instruction et à la culture
1. L'égal accès au droit
2. Les obligations de l'État
D. Le droit à la solidarité nationale
1. L'affirmation constitutionnelle du droit à la solidarité
2. La mise en œuvre de la solidarité nationale
E. Le droit à l'emploi
1. La valeur constitutionnelle du droit à l'emploi
2. La portée du droit à l'emploi
§ 2. Un droit créance non reconnu par la Constitution : le droit
au logement
A. « La possibilité pour toute personne de disposer d'un logement
décent », objectif de valeur constitutionnelle
B. La confrontation de cet objectif de valeur constitutionnelle avec le droit
de propriété
CHAPITRE 4 LES DROITS-GARANTIES
Section 1. LES GARANTIES GÉNÉRALES
§ 1. Le droit au juge
A. Une large consécration du droit au juge en droit comparé
1. L'affirmation du droit au juge dans la jurisprudence constitutionnelle
américaine
2. La consécration générale du droit au juge dans les systèmes
constitutionnels européens
B. Une consécration constitutionnelle finalement acquise en droit français
§ 2. Les droits de la défense
A. La consécration des droits de la défense en droit comparé
1. L'expérience américaine
2. Les expériences européennes
B. La consécration du principe de respect des droits de la défense
en droit français
1. La nature du principe
2. Le champ d'application du principe
3. Le contenu du principe
§ 3. Le droit à la sécurité juridique
A. Une consécration variable du droit à la sécurité juridique en droit
comparé
1. La reconnaissance du droit à la sécurité juridique dans les systèmes
constitutionnels européens
2. La reconnaissance d'un droit à la sécurité juridique dans le système
constitutionnel américain
B. La reconnaissance éventuelle d'un droit à la sécurité juridique
en France : un principe en devenir
1. L'absence de consécration expresse d'un droit fondamental à la sécurité
juridique
2. La reconnaissance « graduelle » d'un droit à la sécurité juridique
Section 2. LES GARANTIES EN MATIÈRE RÉPRESSIVE
§ 1. Le droit fondamental de n'être poursuivi et puni qu'en vertu d'une
loi : le principe de légalité des délits et des peines
§ 2. Le droit à l'application de la non-rétroactivité des lois pénales
d'incrimination plus sévère
§ 3. Le droit à l'application rétroactive de la loi pénale plus douce
§ 4. Le droit à ne se voir appliquer que les peines « nécessaires »
§ 5. Le droit à la présomption d'innocence

CHAPITRE 5 LE DROIT À L'ÉGALITÉ


Section 1. LES SOURCES CONSTITUTIONNELLES DU PRINCIPE
D'ÉGALITÉ
§ 1. L'égalité déterminée
§ 2. L'égalité indéterminée
Section 2. L'INTENSITÉ DU CONTRÔLE DU PRINCIPE D'ÉGALITÉ
§ 1. La typologie des discriminations
A. Les discriminations expressément interdites par la Constitution
B. Les discriminations ayant pour effet de remettre en cause l'exercice de
droits fondamentaux
C. Les discriminations entre situations de droit ou de fait
§ 2. La consécration de deux degrés d'intensité du contrôle juridictionnel
Section 3. LA CONCEPTION FRANÇAISE DES « DISCRIMINATIONS
POSITIVES »
§ 1. Définition des discriminations positives
§ 2. Mise en œuvre des discriminations positives
A. Droit comparé
1. L'expérience américaine
2. Les expériences européennes
B. Droit français
§ 3. Limites à la création des discriminations positives

TROISIÈME PARTIE LA PROTECTION EUROPÉENNE DES DROITS ET LIBERTÉS


FONDAMENTAUX

TITRE 1 LA PROTECTION DES DROITS ET LIBERTÉS DANS


LE CADRE DE LA CONVENTION EDH

CHAPITRE 1 LES CARACTÈRES DU SYSTÈME CONVENTIONNEL DE


PROTECTION
Section 1. LES PRINCIPES D'ORGANISATION DU DISPOSITIF
CONVENTIONNEL
§ 1. Le principe d'effectivité
A. L'absence de condition de réciprocité
B. L'applicabilité directe de la Convention
C. La primauté de la Convention
D. La consécration du droit de recours individuel
§ 2. Le principe d'équilibre
A. La subsidiarité du mécanisme de protection
B. L'expression de réserves à la Convention
C. Les limitations de droits
D. La reconnaissance d'une marge d'appréciation des États
Section 2. LA PORTÉE DU DISPOSITIF CONVENTIONNEL
§ 1. L'interprétation constructive de la Convention
A. Une interprétation dynamique
B. Une interprétation uniforme
§ 2. L'étendue des droits garantis
A. Les différenciations des droits garantis
B. Le développement des droits garantis
CHAPITRE 2 LE MÉCANISME DE PROTECTION
Section 1. LA MISE EN PLACE DE L'ORGANE DE CONTRÔLE : LA COUR
EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
§ 1. La composition de la Cour
A. La désignation des juges
B. Le statut des juges
§ 2. La structure de la Cour
A. L'organisation générale
B. Les diverses formations de la Cour
§ 3. Les compétences de la Cour
A. La compétence consultative de la Cour
B. La compétence contentieuse de la Cour
Section 2. LA MISE EN ŒUVRE DU DISPOSITIF DE CONTRÔLE
§ 1. Le déclenchement du contrôle
A. La saisine de la Cour
B. La recevabilité de la requête
C. La phase d'instruction et de recherche d'une conciliation
§ 2. La phase de jugement au fond
A. La procédure suivie devant la Cour
B. Le contenu des arrêts rendus
§ 3. L'exécution des arrêts de la Cour
A. L'étendue de l'obligation d'exécution des États
B. La surveillance de l'exécution par les États
CHAPITRE 3 LES DROITS PROTÉGÉS
Section 1. LES DROITS-LIBERTÉS
§ 1. Le droit à la vie et le respect de l'intégrité physique et personnelle
§ 2. La liberté d'aller et venir
§ 3. Le droit au respect de la vie privée et familiale
A. Le droit au respect de la vie privée
B. Le droit au respect de la vie familiale
§ 4. La liberté de pensée, de conscience et de religion
§ 5. La liberté d'expression
A. Composantes et contenu de la liberté d'expression
B. Encadrement et restrictions
§ 6. Le droit de propriété
§ 7. La liberté de réunion et d'association
Section 2. LES DROITS-PARTICIPATION : LE DROIT À DES ÉLECTIONS
LIBRES
Section 3. LES DROITS-CRÉANCES : LE DROIT À L'INSTRUCTION
§ 1. L'affirmation du droit à l'instruction
§ 2. La portée du droit à l'instruction
Section 4. LES DROITS-GARANTIES
§ 1. Le droit à la sûreté
§ 2. Le principe de la légalité des délits et des peines et la non-
rétroactivité de la loi pénale
§ 3. Le droit au recours
§ 4. Le droit au procès équitable
A. Champ d'application
B. Les garanties résultant de l'article 6 de la Convention EDH
1. Les garanties applicables à tous les justiciables
2. Les garanties applicables aux personnes poursuivies pénalement

TITRE 2 LA PROTECTION DES DROITS ET LIBERTÉS DANS L'UNION


EUROPÉENNE
CHAPITRE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE ET LES DROITS
PRÉLIMINAIRE FONDAMENTAUX : DE L'INDIFFÉRENCE À L'APPROPRIATION
CHAPITRE 1 LES SOURCES DE PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
Section 1. LA TRILOGIE DES SOURCES : DROIT COMMUNAUTAIRE ÉCRIT,
TRADITIONS CONSTITUTIONNELLES COMMUNES,
INSTRUMENTS INTERNATIONAUX
§ 1. Le droit communautaire écrit
§ 2. Le recours aux « traditions constitutionnelles communes aux États
membres »
§ 3. La référence aux instruments internationaux de protection
Section 2. L'UNIFICATION DES SOURCES DE PROTECTION DES DROITS
FONDAMENTAUX AU SEIN DES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU
DROIT DE L'UNION EUROPÉENNE
§ 1. Caractérisation du processus
§ 2. Portée du processus

CHAPITRE 2 LES DROITS ET LIBERTÉS PROTÉGÉS


Section 1. LE « DROIT À L'ÉGALITÉ »
Section 2. LES « DROITS-LIBERTÉS »
§ 1. La liberté de circulation
§ 2. La dignité de la personne humaine
§ 3. La protection de la vie privée et familiale, du domicile
et de la correspondance
§ 4. La liberté de pensée, de conscience et de religion
§ 5. La liberté d'expression et d'information
§ 6. La liberté d'entreprise et le droit de propriété
§ 7. La liberté d'association et la liberté syndicale
Section 3. LES « DROITS-GARANTIES »
§ 1. Les garanties générales
§ 2. Garanties applicables en matière répressive
Section 4. LES « DROITS-PARTICIPATION »
Section 5. LES « DROITS-CRÉANCES »
Section 6. LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT COMMUNAUTAIRE
APPUYANT LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX

CHAPITRE 3 LES GARANTIES JURIDICTIONNELLES DE PROTECTION DES


DROITS FONDAMENTAUX
Section 1. LES RECOURS JURIDICTIONNELS
Section 2. LES RECOURS DIRECTS
§ 1. Recours directs contre les institutions
§ 2. Le recours en manquement
Section 3. LES RECOURS INDIRECTS
§ 1. L'exception d'illégalité
§ 2. La procédure de renvoi préjudiciel

INDEX ALPHABÉTIQUE
ABRÉVIATIONS
AFDI Annuaire français de droit international
Ann. Annuaire de la CEDH
AIJC Annuaire international de justice constitutionnelle
AJDA Actualité juridique droit administratif
AJ pénal Actualité juridique pénal
Bull. CE Bulletin des Communautés européennes
BverfGE Recueil officiel des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale allemande
C. civ. Code civil
C. const. Code constitutionnel et des droits fondamentaux
C. pr. pén. Code de procédure pénale
C. trav. Code du travail
C. urb. Code de l'urbanisme
CADH Convention américaine des droits de l'homme
CCH Code de la construction et de l'habitation
CDFUE Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne
CE Conseil d'État
CEDH Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
CESEDA Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile
Chron. Chronique
Chron. const. Chronique constitutionnelle
CIADH Cour interaméricaine des droits de l'homme
CIJ Cour internationale de justice
Civ. Cour de cassation, Chambre civile
CJA Code de justice administrative
CJCE Cour de justice des Communautés européennes (1957 à nov. 2009)
CJUE Cour de justice de l'Union européenne (à partir de déc. 2009)
Com. Commission européenne des droits de l'homme
Cons. const. Conseil constitutionnel
Const. Constitution
Conv. EDH Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales
Crim. Cour de cassation, Chambre criminelle
D. Recueil Dalloz (depuis 1945)
D. et R. Décisions et rapports de la Commission européenne des droits de l'homme
(depuis 1975)
DDHC Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
DF Droits et libertés fondamentaux ou droits fondamentaux
DR Commission européenne des droits de l'homme, décision sur la recevabilité
Dr. soc. Droit social.
DUDH Déclaration universelle des droits de l'homme
EDCE Études et documents du Conseil d'État
GAJA Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 18e éd. 2011 (Dalloz)
GACEDH Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, 6e éd. 2013
(PUF)
GD Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 17e éd. 2011 (Dalloz)
Gaz. Pal. Gazette du Palais
GTDUE Grands textes du droit de l'Union européenne (Dalloz)
JCA Jurisclasseur administratif
JCP Jurisclasseur périodique (La Semaine juridique)
JDI Journal de droit international
JO Journal officiel de la République française (Lois et décrets)
JOCE Journal officiel des Communautés européennes (depuis mai 1958)
JTDE Journal des tribunaux. Droit européen
LPA Les Petites Affiches
NED Notes et études documentaires
P. Préambule
PIDCP Pacte international relatif aux droits civils et politiques
PIDESC Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
Pouv. Revue Pouvoirs
Rapp. Rapport de la Commission européenne des droits de l'homme
Lebon Recueil des arrêts du Conseil d'État
Rec. cours La Recueil des cours de l'Académie de droit international de La Haye
Haye
RCDIP Revue critique de droit international privé
RDIDC Revue de droit international et de droit comparé
RDH Revue des droits de l'homme
RDP Revue du droit public et de la science politique
REDP Revue européenne de droit public
Req. Requête
Rev. aff. eur. Revue des affaires européennes
RFDA Revue française de droit administratif
RFDC Revue française de droit constitutionnel
RGDIP Revue générale de droit international public
RIDC Revue internationale de droit comparé
RJC Recueil de jurisprudence constitutionnelle (L. Favoreu)
RSC Revue de Science criminelle
RTD civ. Revue trimestrielle de droit civil
RTD eur. Revue trimestrielle de droit européen
RTDH Revue trimestrielle des droits de l'homme
RUDH Revue universelle des droits de l'homme
S. Recueil Sirey
Sent. Sentence
Soc. Cour de cassation, Chambre sociale
TA Tribunal administratif
TFUE Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne
Traité CE Traité de Rome du 25 mars 1957
TUE Traité sur l'Union européenne
AVANT-PROPOS À LA PREMIÈRE ÉDITION
L'ouvrage est le fruit d'un travail d'équipe, comme l'avait été le
Précis de droit constitutionnel, dont on retrouve d'ailleurs ici la
plupart des auteurs.
Il est le résultat tout d'abord des expériences pédagogiques de
beaucoup d'entre nous qui enseignent ou ont enseigné le « droit des
libertés fondamentales » à la Faculté de droit et à l'Institut d'études
politiques d'Aix et à la Faculté de droit d'Avignon. En outre, le
cours de droit constitutionnel de première année fait déjà place à
une initiation aux droits fondamentaux conformément à ce qui est
prévu dans le Précis de droit constitutionnel. De ces expériences
pédagogiques est née l'idée d'un manuel car il n'était pas possible
d'en recommander un aux étudiants dans la mesure où ceux existant
– nombreux et de grande qualité – ne correspondaient pas à la
conception des droits et libertés fondamentaux exposée ci-après.
La rédaction de l'ouvrage a été rendue possible par les travaux de
recherche menés depuis une vingtaine d'années au sein du Groupe
d'Études et de Recherches sur la Justice Constitutionnelle. Le point
de départ a été le colloque international de février 1981 consacré au
thème « Cours constitutionnelles et droits fondamentaux » 1 qui
marque une prise de conscience du phénomène en droit
constitutionnel comparé, mais aussi dans le cadre européen,
puisque les positions et solutions de la Cour européenne des droits
de l'homme et de la Cour de justice des Communautés européennes
furent exposées lors de ce colloque. Depuis, des tables rondes
internationales et des cours ont été organisés presque chaque année
sur des thèmes de droits et libertés fondamentaux : droit de
propriété (1985) ; interruption volontaire de grossesse (1986) ;
principe d'égalité et droit de suffrage (1989) ; principe de non-
rétroactivité des lois (1990) ; droits constitutionnels des étrangers
(1994) ; statut constitutionnel des juges du siège et du parquet
(1995) ; Constitution et médias (1995) ; école, religion et
Constitution (1996) ; Constitution et élections (1996) ;
discriminations positives (1997) ; droit constitutionnel comparé du
travail (1997) ; droits et libertés des étrangers en situation
irrégulière (1998) ; Constitution et bioéthique (1998) ; droit
constitutionnel, droit communautaire et droit européen (1999) ;
liberté constitutionnelle de religion (2000) ; Constitution et sécurité
juridique (2000) ; Constitution et secret de la vie privée (2000).
Les comptes rendus de ces tables rondes et cours ont été publiés
dans l'Annuaire international de justice constitutionnelle, et sont
venus s'ajouter aux chroniques de jurisprudence constitutionnelle
régulièrement publiées dans le même Annuaire. En outre, de
nombreuses thèses ont été soutenues sur des thèmes de droits
fondamentaux, notamment : le principe d'égalité dans la
jurisprudence du Conseil constitutionnel (1996) ; la liberté
individuelle et la liberté d'aller et venir dans la jurisprudence du
Conseil constitutionnel (1998) ; le statut constitutionnel des
étrangers (1999) ; le droit constitutionnel du commencement de la
vie (2000) ; le droit constitutionnel de la sanction pénale (2000) ; la
liberté constitutionnelle de religion (2000) ; les droits
constitutionnels des travailleurs (2001). D'autres sont en cours,
parmi lesquelles on peut citer : l'intimité et la Constitution (étude
comparative des cas français et espagnol) ; l'orientation sexuelle et
les droits fondamentaux ; les droits-créances et la Constitution ; les
effets horizontaux des droits fondamentaux ; femmes et
Constitution.
Enfin, la Revue française de droit constitutionnel fait une large
place aux droits fondamentaux dans ses articles et ses chroniques
régulières.

**

Ce long travail de réflexion et d'approfondissement a conduit à


faire une présentation des droits fondamentaux qui respecte les
préceptes du droit comparé et corresponde aux principes originels
de la théorie des droits fondamentaux (qui est d'origine étrangère)
tout en tenant compte de la spécificité de la situation française et
notamment de son héritage historique.
Comme dans le précédent Précis, il y a eu partage du travail à
partir d'un plan adopté en commun. Joseph Pini a rédigé le titre
relatif à « l'héritage des droits fondamentaux » et Otto Pfersmann,
dans un second titre, a tracé « l'esquisse d'une théorie des droits
fondamentaux », titres qui constituent les deux piliers essentiels de
la partie générale. Patrick Gaïa a pris en charge « la protection des
droits fondamentaux dans le cadre de l'Union européenne »
(titre 2 de la troisième partie). Guy Scoffoni est l'auteur des
chapitres 1 et 2 du titre 2 de la troisième partie, consacrés à la
protection des droits fondamentaux dans le cadre de la Convention
européenne, ainsi que de la mise au point de la première section du
chapitre « Les droits-garanties ». À Ferdinand Mélin-
Soucramanien sont imputables le chapitre traitant de « l'exercice
des droits fondamentaux » ainsi que le chapitre intitulé « le droit à
l'égalité » (deuxième partie). Richard Ghevontian et André Roux
ont rédigé le long chapitre relatif aux « droits protégés dans le
cadre de la Convention européenne des droits de l'homme »
(troisième partie). André Roux a traité plus particulièrement du
droit au respect de la vie privée et familiale, de la liberté
d'expression, du droit de propriété, et du procès équitable, et
Richard Ghevontian les autres droits. Richard Ghevontian a, en
outre, mis au point certains paragraphes consacrés aux droits-
participation et aux droits-libertés en droit constitutionnel : libertés
d'association, d'expression, de conscience et d'opinion, et André
Roux ce qui a trait aux droits du travailleur ainsi qu'aux droits-
créances. À Jérôme Trémeau est revenu de traiter les « garanties de
fond » des droits fondamentaux ainsi que plusieurs des droits-
libertés : droit de propriété, liberté d'enseignement, liberté
d'entreprendre. Le reste m'a incombé ainsi que la coordination
d'ensemble avec le concours d'André Roux. Les auteurs remercient
le professeur Annabelle Pena du précieux concours qu'elle leur a
apporté s'agissant de la liberté individuelle.
*

**

L'équipe de rédaction ainsi présentée a conscience que ce travail


appelle de nombreux perfectionnements et adjonctions mais espère
qu'une nouvelle édition lui permettra d'améliorer l'ouvrage et de
tenir compte des observations et critiques qui enrichiront la
réflexion aujourd'hui soumise aux lecteurs.
Elle n'oublie pas cependant qu'elle a d'abord rédigé ce « Précis »
pour répondre aux besoins des étudiants de licence mais aussi,
éventuellement, de troisième cycle, ainsi qu'à ceux qui préparent
l'examen d'entrée aux centres de préparation à la profession
d'avocat.

Louis Favoreu
Aix, 3 octobre 2000
INTRODUCTION
Ce précis s'intitule « Droit des libertés fondamentales » non
seulement parce que telle est désormais l'appellation du cours de
licence auparavant dénommé « Libertés publiques », mais aussi
parce que le contenu de la discipline a changé et que dès lors la
modification, à laquelle nous ne sommes pas étranger, n'est pas
fortuite.
Le cours de « Libertés publiques » a été créé par la réforme des
études de droit de 1954 mais, même si les premiers « polycopiés »
sont publiés assez vite, celui qui fut l'initiateur principal de cet
enseignement – le professeur Jean Rivero – ne fait paraître la
première édition de son célèbre manuel de « Libertés publiques »
qu'en 1973, au moment même d'ailleurs où la notion de droits
fondamentaux commence à émerger en France.
L'enseignement des « libertés publiques » se développe dans un
contexte particulier, essentiellement baigné des principes et des
concepts de droit administratif, ce qui explique d'ailleurs que la
plupart des auteurs de manuels soient des administrativistes. Les
« libertés publiques » se situent dans un système légicentriste à un
niveau législatif et apparaissent essentiellement comme des
concessions ou des limites arrachées à l'administration par leur
principal défenseur, le Conseil d'État (alors que le rôle du juge
judiciaire est marginalisé, même lorsque la Constitution (article 66)
lui confie expressément la sauvegarde de la liberté individuelle).
D'où l'importance donnée aux questions de régime préventif ou
répressif, d'exécution forcée, de voie de fait, de déclaration ou
d'autorisation préalable, toutes questions qui n'existent qu'en
fonction du pouvoir exécutif et de la nécessité de limiter ses
prérogatives, sans exagérer cependant. Ce qui est significatif de ce
point de vue c'est que, même pour les libertés touchant au droit
pénal et à la procédure pénale, on se préoccupe exclusivement des
agissements de la police 2 en matière de vérification ou de contrôle
d'identité, de garde à vue, de détention arbitraire ; mais on ne
s'intéresse pas aux questions fondamentales de présomption
d'innocence, de droits de la défense, de droit au juge, d'impartialité
et d'indépendance des magistrats qui ne concernent pas le
comportement de l'administration et que le juge judiciaire lui-même
– notamment la Cour de cassation – ne prend pas en charge. Ce qui
conduit les auteurs de cours et de manuels à n'inclure, à l'origine,
dans la liste des libertés publiques, qu'un certain nombre de
libertés : par exemple Jean Rivero ne retient que la sûreté, les
libertés corporelle et de déplacement, la liberté d'opinion, la liberté
religieuse, les libertés de la presse et de la radio-télévision, la
liberté d'enseignement, les libertés de réunions, de rassemblement
et d'association. D'autres libertés sont laissées de côté parce qu'elles
relèvent d'autres branches du droit : la liberté syndicale et le droit
de grève du droit du travail, la liberté individuelle de la procédure
pénale, le droit de propriété du droit civil ; « mieux vaut les passer
sous silence que d'en donner une vue incomplète et déformée ». Et,
à notre sens, Jean Rivero a raison car ce qui est souvent présenté
aujourd'hui, ce sont des exposés successifs de matières différentes.
Le véritable domaine des libertés publiques au sens originel, tel
qu'il est défini par l'énumération donnée plus haut, c'est bien le
droit administratif tel que le juge administratif le développe pour
limiter les abus de l'administration.
Les libertés et droits fondamentaux – que, par convention, nous
dénommerons soit « libertés fondamentales » soit « droits et
libertés fondamentaux », soit le plus fréquemment « droits
fondamentaux » – se situent dans une toute autre perspective,
même si, comme il est montré ci-après dans la première partie, il y
a un « héritage commun ». Tout n'est plus défini à partir de
l'administration et de ses excès. Les droits fondamentaux, comme il
est exposé dans le titre 2 de la première partie, ont un autre point de
départ : les droits fondamentaux sont reconnus aux personnes
physiques et morales par des textes et normes supralégislatifs
comme des « permissions » opposables aux prérogatives des trois
pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) et même à celles des
institutions supranationales. Et selon ce que décide la Constitution
ou les textes supranationaux, les droits fondamentaux peuvent
couvrir un champ beaucoup plus vaste que celui des libertés
publiques.
Alors peut-on mélanger les deux au nom d'un syncrétisme de bon
aloi ? Ce n'est pas évident du tout car non seulement les
perspectives de départ sont très différentes ainsi que les niveaux
normatifs – infralégislatif ou législatif pour les libertés publiques,
supralégislatif pour les libertés fondamentales – mais en outre, leur
mode opératoire est distinct : les libertés publiques opèrent comme
des limitations des prérogatives du pouvoir exécutif et notamment
de la police en provoquant une définition concrète du régime de
certaines activités ; tandis que les droits fondamentaux, sont, en
quelque sorte, des créateurs de « réflexe » ou des « germes » ou
encore des « sources de rayonnement » destinés à faire évoluer les
concepts de base des diverses matières concernées. En outre, les
droits fondamentaux ne peuvent être placés au sommet d'édifices
ou d'empilements de couches successives que sont devenues
aujourd'hui les libertés publiques, ne serait-ce que parce que les
fondements de l'édifice ne sont pas ceux des droits fondamentaux,
lesquels obéissent à la logique d'un système différent.
Dès lors on comprendra mieux que le pavillon « droits
fondamentaux », recouvre aujourd'hui des marchandises très
diverses. Ainsi tel ouvrage intitulé « Droits et libertés
fondamentaux » contient en réalité pour l'essentiel les exposés
successifs de matières concernées ou susceptibles d'être concernées
par les droits fondamentaux, exposés qui ont été confiés – à juste
titre si l'on a en mémoire les remarques de Jean Rivero – à des
spécialistes de chacune de ces matières : droit civil, droit du travail,
droit pénal, droit commercial, etc.
Les droits fondamentaux constituent un ensemble ou un système
indépendant des matières concernées : ainsi n'est-il pas besoin de
connaître les diverses disciplines énumérées ci-dessus pour recevoir
l'enseignement de libertés fondamentales. Les droits fondamentaux
ne sont pas un point d'aboutissement et ne se trouvent pas au
carrefour de ces disciplines : les droits fondamentaux sont situés en
amont, et non pas en aval, en ce sens que toute discipline devrait,
au moment d'être enseignée, être déjà « ensemencée » par les droits
fondamentaux. ce qui conduit à estimer que, comme aux États-Unis
ou en Allemagne, l'enseignement des droits fondamentaux devrait
se situer au niveau des premières années. On pourrait très bien
concevoir la création d'un cours annuel de deuxième année
consacré à l'ensemble des droits fondamentaux, constitutionnels et
européens. Ainsi en est-il dans les facultés de droit allemandes, à
ceci près cependant que le cours annuel est exclusivement consacré
aux droits fondamentaux constitutionnels. Ceci montre qu'il n'est
pas question, comme le craignent certains, que le cours de droit
constitutionnel soit progressivement « envahi » par les droits
fondamentaux et ne devienne ainsi un cours à l'américaine. En fait,
si un tel aménagement des enseignements était adopté, les droits
constitutionnels institutionnel et normatif pourraient faire l'objet
d'un cours en première année et le droit constitutionnel des libertés
en deuxième année.

**

Plusieurs options ont été prises lors de la conception de


l'ouvrage, outre l'option fondamentale qui vient d'être exposée.
Tout d'abord, l'unité des droits fondamentaux est consacrée dans
la première partie au travers du rappel de l'héritage et de l'esquisse
d'une théorie générale visant à clarifier le concept et à distinguer les
différentes catégories qu'il regroupe. Toutefois, leur protection est
examinée de manière distincte parce qu'en premier lieu, il est
beaucoup plus clair et pédagogique d'examiner séparément les
systèmes constitutionnel et européen ; en deuxième lieu, cette
méthode a le mérite de faire apparaître le caractère peu logique du
doublement, et parfois, du triplement des catalogues et des
protections juridictionnelles, alors surtout qu'est en cours
d'élaboration une Charte des droits fondamentaux de l'Europe des
quinze ; enfin, est mis en lumière également le fait que la protection
européenne ne doit pas nécessairement, et en toute hypothèse,
s'imposer, car la qualité des protections constitutionnelles justifie –
ou devrait justifier – l'affirmation du caractère subsidiaire de la
protection européenne.
Certes, en droit français, la protection constitutionnelle n'est pas
aussi complète qu'elle ne l'est par exemple, en République fédérale
d'Allemagne. Mais si, et c'est encore une des options prises, nous
avons voulu nous en tenir aux libertés fondamentales que le
Conseil constitutionnel a réellement consacrées, il a été
systématiquement fait référence au droit comparé, afin de montrer
que les jurisprudences constitutionnelles étrangères offrent des
ressources considérables et inexploitées qui sont pourtant chaque
année présentées par l'équipe internationale qui alimente l'Annuaire
international de justice constitutionnelle, dont le XXXe volume
vient de paraître. Entendre ainsi affirmer que sans la Convention
européenne des droits de l'homme, la protection des droits
fondamentaux ne serait pas assurée, est pour le moins étrange.
Autre choix opéré en cohérence avec les orientations générales
adoptées : les droits fondamentaux étant ceux qui sont opposables
aux divers pouvoirs, y compris au pouvoir législatif, et qui sont
protégés par les juges constitutionnels ou européens, ont été écartés
les droits reconnus notamment par les pactes des Nations unies dès
lors qu'ils ne correspondent pas aux critères ci-dessus. De même
n'ont pas été prises en considération les protections assurées par
l'ombudsman ou médiateur.

Plan de l'ouvrage

Première partie : Les droits et libertés fondamentaux


Deuxième partie : La protection constitutionnelle des droits
et libertés fondamentaux
Troisième partie : La protection européenne des droits
et libertés fondamentaux
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE
Cette bibliographie a été conçue de la manière suivante, compte
tenu notamment de la conception de l'ouvrage exposée en avant-
propos. Tout d'abord, ne sont cités que les ouvrages généraux, les
ouvrages spécialisés étant – sauf exception – cités dans les
bibliographies figurant à la fin de chaque chapitre. Ensuite, la date
de parution est indiquée immédiatement après le nom de l'auteur.
Enfin, la bibliographie de droit comparé se trouvera essentiellement
en fin de chaque chapitre.

I – Instruments bibliographiques à utiliser en appui


de l'enseignement

Grands arrêts
BERGER (V.) [2014], Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme,
13e éd., Sirey, 880 p. – BOULOUIS (J.), CHEVALLIER (R.-M.), FASQUELLE (D.),
BLANQUET (M.) [2002], Grands arrêts de la jurisprudence communautaire, Tome 2,
Paris, Dalloz, 5e éd., 768 p. – FAVOREU (L.) et PHILIP (L.) [2013], Les grandes
décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 17e éd. – RENOUX (Th. S.) et
DE VILLIERS (M.) [2013], Code constitutionnel, Litec, 1501 p. – SUDRE (F.) [2002],
Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, Paris, PUF, coll. Que
sais-je ?, 128 p. – SUDRE (F.), MARGUENAUD (J.-P.), ANDRIANTSIMBAZOVINA
(J.), GOUTTENOIRE (A.), LEVINET (M.) [2014], Les grands arrêts de la Cour
européenne des droits de l'homme, Paris, PUF, coll. Themis, 7e éd., 854 p. – SUDRE (F.),
TINIÈRE (R.) [2007], Droit communautaire des droits fondamentaux (Recueil de
décisions de la CJCE), Bruylant, 337 p. – VERPEAUX (M.), DE MONTALIVET (P.),
ROBLOT-TROIZIER (A.), VIDAL-NAQUET (A.) [2011], Droit constitutionnel, Les
grandes décisions de la jurisprudence, Coll. Thémis, PUF – ZOLLER (E.) [2000],
Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, PUF, coll. Droit fondamental, 1328 p.

Périodiques
ANNUAIRE INTERNATIONAL DE JUSTICE CONSTITUTIONNELLE (AIJC)
[Depuis 1985] Economica-PUAM – REVUE FRANCAISE DE DROIT
CONSTITUTIONNEL (RFDC) [Depuis 1990] (4 numéros par an), PUF – REVUE
TRIMESTRIELLE DES DROITS DE L'HOMME (RTDH) [Depuis 1990], Bruylant –
REVUE UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME (RUDH) (12 numéros par an),
N.P. Engel. – CAHIERS DE LA RECHERCHE SUR LES DROITS FONDAMENTAUX
[depuis 2002], Presses universitaires de Caen – L'EUROPE DES LIBERTÉS Revue
d'actualité juridique [depuis 2000], Faculté de droit de Strasbourg – LA REVUE DES
DROITS DE L'HOMME, CREDOF, Paris-Ouest Nanterre (Revue électronique :
http://revdh.org)– REVUE DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX,
http://www. revuedlf.com.

Recueils de textes
ARDANT (Ph.) [1993], Les textes sur les droits de l'homme, PUF, coll. Que sais-je ?,
no 2538, 127 p. – OBERDORFF (H.) et ROBERT (J.) [2013], Libertés fondamentales et
droits de l'homme. Textes français et internationaux, 11e éd., Montchrestien, 876 p. –
LASCOMBE (M.) DE GAUDEMONT (Ch.) (2013), Code constitutionnel et des droits
fondamentaux Dalloz-Sirey- MASCLET (J.C.) [1988], Textes sur les libertés publiques,
PUF, coll. Que sais-je ?, no 2407, 127 p.

II – Ouvrages généraux sur les droits de l'homme et les libertés

BIOY X. [2014], Droits fondamentaux et libertés publiques, coll. Cours, LGDJ-


Lextenso, 813 p. – BURDEAU (G.) [1972], Les libertés publiques, Paris, LGDJ, 4e éd.,
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Montchrestien, coll. Pages d'amphi, 347 p. – CABRILLAC (R.), FRISON-ROCHE (M.-
A.), REVET (T.) (dir.) [2012], Libertés et droits fondamentaux, Paris, Dalloz, 18e éd.,
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France et au Royaume-Uni, Paris, Odile Jacob, 300 p. – SUDRE (F.) [2015], Droit
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12e éd., 967 p. – TRONQUOY (P.) (dir.) [2000], Les libertés publiques, Paris, La
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C.) (dir.) [2009], Libertés et droits fondamentaux, Sup'Foucher, coll. LMD, 367 p. –
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III – Ouvrages étrangers sur les droits fondamentaux

ALEXY (R.) [1985], Theorie der Grundrechte, Nomos Verlags-gesellschaft (trad.


espagnole [1997], Téoria de los derechos fundamentales, Madrid, Centro de Estudios
Constitucionales, 607 p. ; trad. anglaise [2002], A theory of constitutional rights, Oxford,
Oxford University Press, 462 p.) – DIEZ-PICAZO (L.-M.) [2008], Sistema de derechos
fundamentales, Madrid, Civitas, 3e éd., 598 p. – ISENSEE (J.), KIRCHOF (P.) [2000],
Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland. Allgemeine
Grundrechtslehren, Traité du droit de l'État de la République fédérale d'Allemagne :
volume 5, théories générales des droits fondamentaux, C.F. Müller – MIRANDA (J.)
[2008], Manual de direito constitucional, Tomo IV, Direitos fundamentais, Coimbra,
Coimbra Editora, 4e éd., 472 p. – NOVAK (J.-E.) ROTUNDA (R.-D) [2004],
Constitutional Law, West Publishing Co., 7e éd., 1652 p – PACE (A.) [2003],
Problematica delle libertà costituzionale, Parte generale, 3e éd., Padoue, CEDAM, 352 p.
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Paris, LGDJ, Coll. Droit et société, 497 p. – RUBIO LLORENTE (F.) [1995], Derechos
fundamentales y principios constitucionales, Barcelone, Ariel Derecho, 793 p. –
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First Amendment, Aspen Publisherc, Inc. – TRIBE (L.) [1999-2000], American
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ALSTYNE (W.-W.) [1997], First Amendment, Cases and Materials, The Foundation
Press, University Casebook Series, 1064 p. – WEBER (A.) [2000], Fundamental rights in
Europe and North America, Part. A, La Haye-Londres-New-York, Kluwer Law
International.

IV – Dictionnaires et encyclopédies

ANDRIANTSIMBAZOVINA (J.), GAUDIN (H.), MARGUÉNAUD (J.-P.), RIALS


(S.), SUDRE (F.) [2008], Dictionnaire des Droits de l'Homme, Quadrige, PUF, 1074 p. –
CHAGNOLLAUD (D.), DRAGO (G.) (dir.) [2006], Dictionnaire des droits
fondamentaux, Dalloz, 745 p. – Juris– Classeur Libertés (depuis 2007), Lexis-Nexis Juris-
Classeur.

V – Colloques, tables rondes et cours internationaux

Colloques : Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux [1981],


Paris-Aix-en-Provence, Economica-PUAM, 1981, 284 p. – Droit constitutionnel et droits
de l'homme [1987], AFC, Paris – Aix-en-Provence, Economica-PUAM, 122 p. – La
déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la jurisprudence [1989], Conseil
constitutionnel, Paris, PUF, coll. recherches politiques, 259 p. – Conseil constitutionnel et
Cour européenne des droits de l'homme [1990], ROUSSEAU (D.), SUDRE (F.), Paris,
STH. – Cours constitutionnelles et droits fondamentaux (nouveau bilan : 1981-1991),
[1991], Aix-en-Provence, AIJC 1991, vol. VII. – La constitutionnalisation des branches
du droit [1996], Paris-Aix-en-Provence, Economica-PUAM, 1998.

Tables rondes internationales (Aix-en-Provence) organisées par l'Institut d'études


ibériques et ibérico-américaines (Université de Pau et des Pays de l'Adour, CNRS-UMR
6201), le Centre de droit et de politique comparés Jean-Claude Escarras (Université du
sud Toulon Var CNRS-UMR 6201) et le Groupe d'études et de recherches sur la justice
constitutionnelle (Université Paul Cézanne-Aix-Marseille III, CNRS-UMR 6201) : Le
droit de propriété dans les jurisprudences constitutionnelles européennes [1985], AIJC
1985, vol. I. – L'interruption volontaire de grossesse dans les jurisprudences
constitutionnelles européennes [1988], AIJC 1986, vol. II. – La liberté de l'information
[1989], AIJC 1987, vol. III. – Principe d'égalité et droit de suffrage [1991], AIJC 1989,
vol. V. – Le principe de non-rétroactivité des lois [1992], AIJC 1990, vol. VI. –
Constitution et partis politiques [1995], AIJC 1993, vol. IX. – Le statut constitutionnel
des juges du siège et du parquet [1996], AIJC 1995, vol. XI. – L'école, la religion et la
Constitution [1997], AIJC 1996, vol. XII. – Les discriminations positives [1998], AIJC
1997, vol. XIII. – Les droits et libertés des étrangers en situation irrégulière [1999], AIJC
1998, vol. XIV. – Constitution et sécurité juridique [2000], AIJC 1999, vol. XV. –
Constitution et secret de la vie privée [2001], AIJC 2000, vol. XVI. Immunités
constitutionnelles et privilèges de juridiction [2002], AIJC 2001, vol. XVII. – Lutte contre
le terrorisme et protection des droits fondamentaux [2003], AIJC 2002, vol. XVIII. –
Constitution et élections [2004], AIJC 2003, vol. XIX – Justice constitutionnelle, justice
ordinaire, justice supranationale : à qui revient la protection des droits fondamentaux en
Europe ? [2005], AIJC, 2004, vol. XX,. – Constitution et famille(s) [2009], AIJC 2008,
vol. XXIV. – Le juge constitutionnel et la proportionnalité [2010], AIJC 2009, vol. XXV
– Constitutions et droit pénal [2011], AIJC 2010, vol. XXVI. – Les droits culturels [2014],
AIJC 2013, vol. XXIX.

Cours internationaux (Aix-en-Provence) organisés par le Groupe d'études et de


recherches sur la justice constitutionnelle (Université d'Aix-Marseille III, CNRS-UMR
6055) : Les droits constitutionnels des étrangers [1995], AIJC 1994, vol. X. – Constitution
et médias [1996], AIJC 1995, vol. XI. – Constitution et élections [1997], AIJC 1996,
vol. XII. – Le droit constitutionnel comparé du travail [1998], AIJC 1997, vol. XIII. –
Constitution et bioéthique [1999], AIJC 1998, vol. XIV. – Droit constitutionnel, droit
communautaire et droit européen [2000], AIJC 1999, vol. XV. – La liberté
constitutionnelle de religion, [2001] AIJC 2000, vol. XVI. Interprétation de la
constitution par le juge constitutionnel [2002], AIJC 2001, vol. XVII, – La protection de
la vie privée [2003], AIJC 2002, vol. XVIII. – La loi [2004], AIJC 2003, vol. XIX –
Urgence, Exception et Constitution [2009], AIJC 2008, vol. XXIV. – Juge constitutionnel
et droit pénal [2010], AIJC 2009, vol. XXV – Hiérarchie(s) et droits fondamentaux
[2011], AIJC 2010, vol. XXVI. – Les effets des décisions des juridictions
constitutionnelles [2012], AIJC 2011, vol. XXVII, La multiplication des garanties et des
juges dans la protection des droits fondamentaux [2014], AIJC 2013, vol. XXIX.

VI – Sites Internet

Juridictions françaises
Conseil constitutionnel :

www.conseil-constitutionnel.fr

Conseil d'État :

www.conseil-etat.fr

Cour de cassation :

www.courdecassation.fr

Juridictions et institutions européennes


Cour européenne des droits de l'homme :

www.echr.coe.int

Cour de justice de l'Union européenne :

curia.europa.eu

Conseil de l'Europe :
www.coe.int

Union européenne :

www.europa.eu

european-convention.eu.int

(site de la Convention pour la constitution européenne)

Cours constitutionnelles européennes


Cour constitutionnelle italienne :

www.cortecostituzionale.it

Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine :

www.ccbh.ba

Tribunal constitutionnel espagnol :

www.tribunalconstitucional.es

Tribunal constitutionnel fédéral allemand :

www.bundesverfassungsgericht.de

Tribunal constitutionnel portugais :

www.tribunalconstitucional.pt

Tribunal fédéral suisse :

www.bger.ch

Cour constitutionnelle belge :

www.arbitrage.be

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PREMIÈRE PARTIE
LES DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX

TITRE 1 L'HÉRITAGE DES DROITS FONDAMENTAUX

TITRE 2 ESQUISSE D'UNE THÉORIE DES DROITS FONDAMENTAUX


EN TANT QU'OBJETS JURIDIQUES

1 Plan ◊ Les droits et libertés fondamentaux se sont affirmés dans


l'ordre juridique interne comme dans l'ordre juridique international
(et notamment européen).
Ils constituent l'aboutissement d'une longue évolution historique
marquée par l'émergence, la consécration et la juridicisation des
droits de l'homme et le renforcement de leur protection à travers
des garanties juridictionnelles de plus en plus perfectionnées.
Après avoir retracé cette évolution (Titre 1), il conviendra
d'approfondir, d'un point de vue théorique, la définition des droits
et libertés fondamentaux, afin d'en faire ressortir les principaux
caractères et de bien marquer leur spécificité par rapport à des
notions comme celles de « droits de l'homme » ou de « libertés
publiques » qui ne se situent pas sur le même plan, ce qui permettra
au demeurant de mieux appréhender la place et le rôle des droits et
libertés fondamentaux dans les systèmes juridiques (Titre 2).
TITRE 1
L'HÉRITAGE DES DROITS
FONDAMENTAUX

CHAPITRE 1 L'ÉMERGENCE ET L'AFFIRMATION DES DROITS DE L'HOMME


CHAPITRE 2 DES DROITS DE L'HOMME AUX DROITS FONDAMENTAUX

2 Formation progressive du concept de droit


fondamental ◊ Il convient de prendre en considération que les
droits fondamentaux sont un concept de formation progressive. Le
mouvement de leur émergence et de leur affirmation correspond
d'abord à celui des droits de l'homme (Chapitre 1), dont ils
constituent la juridicisation la plus achevée, même si cette dernière
ne s'est, en France, opérée qu'au prix d'une longue étape
intermédiaire, celle des libertés publiques (Chapitre 2).
CHAPITRE 1
L'ÉMERGENCE ET L'AFFIRMATION DES
DROITS DE L'HOMME

Section 1. LES ORIGINES DES DROITS DE L'HOMME


§ 1. Les fondements de l'idée des droits de l'homme
A. L'Homme
B. La limitation du pouvoir civil
§ 2. L'histoire des droits de l'homme
A. Les origines
B. Les évolutions
Section 2. LA QUESTION DE LA RELATIVITÉ DES DROITS DE L'HOMME
§ 1. L'hétérogénéité des droits de l'homme
§ 2. La contestation des droits de l'homme
A. La contestation contre-révolutionnaire
B. La contestation marxiste
C. La critique personnaliste
D. La contestation élitiste et autoritariste
§ 3. La portée des droits de l'homme
A. Les droits de l'homme sont-ils universels ?
B. Les droits de l'homme sont-ils adaptés ?

3 Primauté historique de la notion de droits de


l'homme ◊ Les droits fondamentaux doivent beaucoup aux droits
de l'homme, notion a priori plus familière quoiqu'en définitive peu
précise, et surtout peu opératoire. Pour mesurer l'établissement
progressif, dans toutes ses étapes, du concept de droits
fondamentaux envisagé dans une dimension historique, il importe
de revenir sur les origines de l'idée et de la notion de droits de
l'homme (Section 1).
L'analyse ne saurait toutefois s'en tenir à cette seule démarche.
En effet, si reconnu soit-il depuis son apparition, au moins dans ses
principes essentiels, le concept de droits de l'homme apparaît
comme juridiquement faible et, plus largement, comme entaché
d'une relativité qui a motivé le développement d'autres notions
(Section 2).

SECTION 1. LES ORIGINES DES DROITS DE


L'HOMME

4 Les droits de l'homme, idée et conquête ◊ Les droits de


l'homme constituent l'achèvement de valeurs et de principes
généraux et l'aboutissement d'une évolution inscrite dans l'histoire
de la philosophie, dans laquelle ils puisent en premier lieu leurs
racines. Mais ils sont aussi une conquête et le résultat d'un
processus politique historique.

§ 1. Les fondements de l'idée des droits de l'homme

5 Fondements intellectuels de la notion ◊ L'idée des droits de


l'homme, riche en développements, demeure au départ simple :
celle de facultés d'agir reconnues à chaque individu, antérieurement
à et au-dessus de toute institution publique ou privée. Le seul
énoncé de cette rapide définition fait clairement ressortir les
fondements philosophiques principaux du concept, par contraste
d'ailleurs, ou en complémentarité, de la définition plus théorique
des droits fondamentaux. En toute hypothèse, une telle approche
suppose l'admission d'un certain nombre de postulats.

A. L'Homme

6 Dignité et universalité ◊ En premier lieu, il a fallu qu'émerge et


s'enracine la prise en considération de la dignité et de l'universalité
de chaque être humain. En ce qui concerne la dignité, l'influence de
plusieurs courants et doctrines apparaît remarquable : celle des
Stoïciens, qui proclament l'universalité de l'homme-individu, fils de
Zeus et citoyen du monde en même temps que le caractère divin
des lois de la nature, mais aussi la pensée judéo-chrétienne,
conforme à l'enseignement de l'Ancien et surtout du Nouveau
Testament. L'œuvre et le message de l'Église, mais aussi la
Réforme protestante, ont nettement pesé dans les origines de l'idée
de droits de l'homme.

7 Identité et individualité ◊ La proclamation de ces droits


supposait aussi la reconnaissance de l'identité des individus, peu
évidente dans la pensée de l'Antiquité et du Moyen Âge, tant d'un
point de vue philosophique qu'anthropologique. Il s'agissait, du
point de vue des idées, de passer d'un certain holisme à un
individualisme subjectiviste. Une telle reconnaissance est sans
doute due, tout d'abord, au courant stoïcien et au christianisme, déjà
cités. Mais elle doit largement à l'évolution induite par la
philosophie nominaliste. Ce bouleversement considérable est
pleinement intervenu, dans son influence, à partir de la fin du
XIIIe et au début du XIVe siècle, à l'inspiration principale de
Guillaume d'Ockham et de John Duns Scot, mais, dans sa
dimension métaphysique, traversait la philosophie de Parménide à
la « Querelle des Universaux ».
La vieille question, synthétisée par Porphyre (234-305) dans l'Isagogè (introduction)
aux Catégories d'Aristote, consistait à savoir si les concepts relèvent de l'ordre des choses
ou des idées (ou formes). Pour certains, elle structure toute la philosophie antique. La
tendance les qualifiant de voces (noms) plutôt que res (choses) est antérieure, dans la
philosophie médiévale, au XIVe siècle : c'est Roscelin, au XIe siècle (le maître de Pierre
Abélard), qui est considéré comme le père véritable du nominalisme, et c'est sa
controverse avec Saint Anselme de Canterbury (1033/34-1109) qui posa les termes de la
Querelle des Universaux. Mais, à la fin du XIIIe siècle et au XIVe, l'influence du
nominalisme l'emporte sur celle du réalisme jusqu'alors dominant depuis Aristote.

Cette philosophie implique une place considérable donnée au


concept de sujet. Certes, l'idée d'individu n'est pas, comme une
certaine analyse a tendu à le répandre (celle de Condorcet, ou,
indirectement, de Numa Fustel de Coulanges dans La Cité antique),
absente de l'Antiquité et du Moyen Âge : en l'absence d'une telle
référence, la démocratie athénienne n'aurait pu fonctionner, ni
même, peut-être, toute une évolution de l'art s'opérer. L'apport du
nominalisme tient à ce qu'il conduit à envisager l'individu de
manière singulière, en considération seulement de lui-même et pour
lui-même, indépendamment notamment de toute référence à un
statut ou toute appartenance à un groupe. Une telle évolution a
aussi permis l'émergence de la notion de droit subjectif (en premier
rang le droit de propriété), à partir d'une célèbre controverse
théologique relative à la propriété du Christ sur sa tunique.
L'influence considérable du nominalisme dans l'ensemble de la pensée occidentale se
mesure à la lecture des œuvres philosophiques et scientifiques postérieures, du point de
vue envisagé ici. L'exemple de celle de René Descartes (1596-1650) apparaît très
significatif. Alors que le célèbre philosophe a très peu écrit sur les questions politiques,
certains auteurs (P. Guenancia, Descartes et l'ordre politique, 1983) ont vu dans la
doctrine du cogito et l'idée que la nature humaine désigne non ce qui est commun à tous
les hommes, mais ce qui est spécifique à l'homme par le fait qu'il pense, une forte
affirmation de l'individualité et l'existence d'une limite infranchissable par la société.

Le concept de sujet, qui trouve un point d'enracinement


philosophique approfondi dans la pensée d'Emmanuel Kant et
demeure fondamental, traduit, en tout cas, un profond changement
à la fois dans la pensée philosophique et dans la pensée juridique.
Reste ouvert le débat philosophique sur le point de savoir si, comme on le considère
généralement, c'est l'individualisme de type cartésien qui a pu produire les droits de
l'homme, ou un postulat plus « altruiste » qui en a permis l'émergence, ainsi que le pense
notamment Emmanuel Levinas à la lumière de sa philosophie de l'altérité (cf.
T. Ndayizigiye, Réexamen éthique des droits de l'homme sous l'éclairage de la pensée
d'Emmanuel Levinas, Peter Lang, 1997).

B. La limitation du pouvoir civil

8 En second lieu, c'est l'affirmation de l'existence de principes


limitatifs du pouvoir civil, antérieurs et supérieurs à toute
institution humaine, qui a aussi contribué à la fondation des droits
de l'homme, tout comme la distinction du pouvoir temporel et du
pouvoir spirituel, à l'invitation du Christ demandant de « rendre à
César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu,
XXII, 21). Au même titre que l'affirmation de l'origine divine de
l'autorité, de l'Antigone de Sophocle à Saint Paul (« Nulla potestas
nisi a Deo » : Rom., XIII, 1 ; phrase à la longue postérité même si,
dans son contexte, elle visait pourtant à justifier la soumission au
pouvoir civil), les doctrines du droit naturel y ont également
contribué de manière décisive. Dans son approche classique,
particulièrement celle de la pensée de Saint Thomas d'Aquin (1225-
1274) s'appuyant avant tout sur Aristote et approfondissant la
Révélation et les Pères, le jusnaturalisme proclame la primauté de
la justice comme fin et l'identité du droit et du juste. Dans ses
conceptions modernes (c'est-à-dire post-thomistes après le
XIVe siècle), celles encore chrétiennes de Francisco Vitoria (1493-
1546), Francisco Suarez (1548-1617) ou Saint Robert Bellarmin
(1542-1621) – héritiers et continuateurs du thomisme –, puis de
plus en plus laïcisées de Hugo Grotius (1583-1645), Samuel
Pufendorf (1632-1694), Christian Wolff (1679-1754) – auteurs dont
l'influence dans la pensée juridique a été considérable – ou Jean-
Jacques Burlamaqui (1694-1748), il affirme l'existence de règles
intemporelles et communes au genre humain, qui se confondent
peu à peu avec une sorte de morale valable pour tous en tout temps,
intériorisée comme l'affirme Kant, et parmi lesquelles vont figurer
les droits individuels et le respect qui leur est dû.
On peut aussi mesurer, avec le recul, l'influence certaine,
quoique ambiguë, des courants anglais et français d'opposition à la
monarchie absolue. En Angleterre, la confrontation entre
Charles Ier Stuart et ses ministres et le Parlement (par la voix de ses
membres les plus influents, dont John Pym), renforcée par
l'opposition des puritains et surtout des presbytériens écossais (y
compris par les armes), est l'occasion de réaffirmer les prérogatives
et franchises parlementaires, mais aussi les libertés des sujets (dont
la propriété et la liberté de conscience et de religion), mais
débouche sur la violence, l'exécution de deux monarques (en 1641
et 1649) et sur la dictature d'Oliver Cromwell. Parmi les partisans
militaires de celui-ci, les Niveleurs (Richard Overton, William
Walwyn, et surtout John Lilburne, le principal rédacteur de
l'Agreement of the People, leur texte le plus célèbre) vont plus loin
et, outre l'abolition de la monarchie et de toute autorité religieuse,
militent pour la justice sociale, l'égalité de tous les hommes et
contre le colonialisme. En France, au XVIe siècle, les
monarchomaques, catholiques et surtout protestants, en ont appelé
aux libertés traditionnelles des Français, voire aux droits et à la
volonté du peuple, pour condamner les ambitions du pouvoir royal
toujours plus fort (sur des motivations d'abord religieuses, là
encore). En Écosse, aux environs de la même époque, c'est la
religion presbytérienne qui inspire également un mouvement
monarchomaque. Par la suite, les acteurs et défenseurs de la
Fronde, tel Paul de Gondi, cardinal de Retz (1613-1679), de hauts
personnages, comme François de Fénelon (1651-1715), archevêque
de Cambrai exilé (dans Les Aventures de Télémaque de
1694 publiées en 1699, ou les Tables de Chaulnes de 1711, tous
deux destinés au duc de Bourgogne) ou Louis, duc de Saint-Simon
(1675-1755 ; dans ses célèbres Mémoires, rédigées de 1694 à sa
mort), ont invoqué les libertés contre l'autorité royale, mais
défendaient surtout les droits et privilèges aristocratiques rognés
par le pouvoir royal, sous couvert du projet de monarchie tempérée
(c'est aussi le cas, dans une bien moindre mesure, chez
Montesquieu). Pierre Jurieu (1637-1713), fameux prédicateur
protestant, défend, quant à lui, surtout après la révocation de l'Édit
de Nantes (dans ses Lettres pastorales) la liberté de conscience et
l'idée d'une monarchie limitée par un pacte fondateur entre le Roi et
ses sujets.

§ 2. L'histoire des droits de l'homme

9 Au-delà de leur généalogie, les droits de l'homme ont aussi une


histoire, marquée à la fois de grands noms de la pensée politique et
de moments célèbres.

A. Les origines

1. Des penseurs

10 Le libéralisme et les courants ultérieurs ◊ Bien que l'idée de


liberté, sans même remonter à l'Antiquité, soit, dans son acception
moderne, le résultat d'influences anciennes (cf. not. P. Chaunu, La
liberté, Fayard-Idées-forces, Paris 1987), le progrès et
l'enracinement des droits de l'homme ont beaucoup dû à l'œuvre de
grands penseurs et auteurs marquants de l'histoire des idées qui, par
leur contribution majeure, ont par ailleurs construit et jalonné le
libéralisme, qui demeure historiquement et idéologiquement leur
berceau, avant les contributions ultérieures et divergentes à leur
développement.

11 Locke et Montesquieu ◊ Parmi ces noms célèbres et leurs


œuvres, on peut notamment retenir John Locke. La construction de
cet Anglais un temps exilé en Hollande et contemporain de la
« Glorieuse Révolution » de 1688 accorde une place centrale et
essentielle aux droits individuels et à la liberté à travers les
développements de ses deux Traités sur le gouvernement civil (le
second, le plus connu, date de 1690).
Le second Traité ne saurait toutefois être lu sans considération pour le premier, plus
théologique mais essentiel à la compréhension de la pensée lockienne dans ses références.

Pour Locke, dans l'« état de nature », l'homme est avant tout
titulaire de droits individuels, au premier rang desquels la liberté et
la propriété. Devant la nécessité d'assurer un arbitrage entre les
droits et de garantir la sécurité commune, se forme l'institution
politique, sur un mode contractuel reposant sur la confiance et
fondé sur une mise en commun (une « fiducie »), et à laquelle les
individus transfèrent partiellement et temporairement leurs droits.
On mesure ainsi à plus d'un titre la place centrale occupée par l'idée
des droits de l'individu dans le schéma lockien. Ils apparaissent non
seulement comme la base et l'origine de la construction de
l'institution politique exerçant l'autorité, mais aussi et surtout
comme la justification de la limitation du pouvoir, y compris à
travers sa théorie de la séparation des pouvoirs. En effet, lorsque
l'auteur distingue entre pouvoir législatif, pouvoir d'exécution (à la
fois le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire du système de
Montesquieu) et le « pouvoir fédératif » (celui de conduire les
relations internationales), il projette dans l'espace politique le droit
individuel de déterminer les règles de sa propre conduite, celui de
les faire respecter et celui d'entretenir des rapports avec autrui. Et si
l'État, ou le Roi qui l'incarne, exerce pouvoir d'exécution et pouvoir
fédératif, la société garde le pouvoir législatif qu'elle exerce par la
voie de ses représentants. Cette conception très caractéristique de la
pensée libérale classique a contribué à affirmer l'importance des
droits de l'homme, et trouve même quelques échos dans le droit
positif, comme en témoigne encore le IXe Amendement à la
Constitution des États-Unis 3, signe de l'influence de ses idées sur
les « Pères Fondateurs ».
Sur plusieurs points importants, le système de Locke ne s'éloigne
pas radicalement de celui de Thomas Hobbes (1588-1679), célèbre
auteur du De cive (1642) et surtout du Léviathan (1651). Opposant
loi de nature, qui commande la recherche de la paix et découle de la
raison, et droit de nature, qui consiste en la liberté de subsister
convenablement et exprime l'instinct de conservation, Hobbes part
d'un individualisme véritable qui va de pair avec la liberté de
l'individu. Toutefois, l'« état de nature » qu'il décrit à l'origine de
son système est un état où la domination des passions pousse à la
violence et au désordre. Dès lors, la formation d'un corps politique
absorbant tous ses membres (à l'image du Léviathan, monstre
biblique) et dans lequel les individus aliènent la totalité de leur
liberté devient inévitable et justifie les préventions nourries à
l'égard de la pensée de Hobbes considérée comme légitimant le
totalitarisme, même si l'aliénation est volontaire et si un tel usage
de la liberté répond à une nécessité rationnelle.
La singularité de la pensée de Hobbes ressort aussi d'une rapide
comparaison avec le système de Baruch Spinoza (1632-1677). La
construction du grand penseur solitaire, mis au ban de sa
communauté juive d'Amsterdam pour rationalisme et choisissant
une vie recluse de labeur manuel, s'en avère assez proche.
Toutefois, l'État, qui ne peut être contesté, se doit d'agir
conformément à sa nature et selon son être, c'est-à-dire
conformément à la raison et dans la limite de la puissance mesurée
qui marque sa nature. Au-delà, il agit contre cette dernière. En
outre, si les sujets doivent obéir à la loi positive, il n'est pas
concevable qu'ils se dépouillent de leur propre nature. L'État doit
donc agir selon sa fin propre : garantir la paix civile, et se
soumettre à sa propre loi. Au-delà, Spinoza demeure aussi pour sa
défense et sa contribution décisive à la liberté de conscience et de
pensée.
Alors qu'il vient d'être évoqué, la question peut se poser de
l'apport de Charles Louis de Montesquieu (1699-1755). Certes, son
nom demeure à jamais associé à la doctrine de la séparation des
pouvoirs. Il n'en est pas le premier auteur, mais il l'a formulée de la
manière moderne la plus largement admise aujourd'hui dans le
chapitre VII du livre XI de L'Esprit des Lois (1748) en décrivant,
sous une forme idéalisée, la « Constitution d'Angleterre », et en
ouvrant ainsi la voie à une systématisation d'ailleurs divergente et
parfois abusive.
La lecture et la mise en œuvre de la pensée de Montesquieu, d'un côté par les
rédacteurs de la Constitution fédérale américaine de 1787, et de l'autre par les
révolutionnaires français, puis par la tradition du droit public de notre pays, en constituent
dans l'un comme dans l'autre cas une déformation plus ou moins grande.

C'est aussi à Montesquieu que l'on doit l'affirmation et la


démonstration de l'importance décisive de la séparation des
pouvoirs pour la garantie de la liberté politique. Mais il faut noter
que la construction de cet éminent auteur n'intègre pratiquement
pas les droits de chaque homme, dont on sait, par ailleurs, qu'elle ne
correspondait que peu à son engagement personnel et à ses
motivations intellectuelles, plus soucieuses de la promotion de
l'idée d'une monarchie équilibrée et tempérée par le rôle de
l'aristocratie.

12 Rousseau ◊ De même, malgré son influence considérable (Kant


ne le qualifia-t-il pas, avec emphase, de « Newton du monde
moral » ?), Jean-Jacques Rousseau (1714-1778) pourrait ne pas être
rangé par les auteurs capitaux sur la question. Il est vrai que sa
pensée politique, principalement formulée dans Du contrat social
(1762), s'intéresse au problème des droits de l'homme, « né libre »
et « partout dans les fers » selon la célèbre première phrase de cet
ouvrage. Sa construction cherche avant tout à résoudre la difficulté
de justifier et organiser la vie en société politique et l'autorité de
l'institution par une théorie de la représentation qui aboutit à un
système totalisant où la place de l'individu et ses droits se trouvent
en définitive considérablement minorés. Mais son intérêt pour les
aspects philosophiques et aussi politiques des droits de l'homme ne
se dément pas dans son intérêt particulier pour la question de
l'égalité (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité
entre les hommes, 1755 ; Projet de Constitution pour la Corse,
1763 ; Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1764).
L'un des principaux apports originaux de Rousseau aura tenu à son
essai inédit de conciliation entre pouvoir et liberté, qui préfigure la
construction marxiste. Mais la postérité a surtout retenu (et
déformé), d'une part l'affirmation que le but de la société est la
garantie de la liberté naturelle de l'homme, d'autre part que c'est la
loi qui est « l'expression de la volonté générale » et ne saurait, par
conséquent, être un instrument d'oppression. Sa construction est
plus complexe que ce résumé faussé (l'aboutissement du
raisonnement pseudo-rousseauiste à la souveraineté parlementaire
constitue un travestissement de la pensée de l'auteur) qui a pourtant
inspiré et fondé une grande partie de la tradition des droits de
l'homme et des libertés publiques. Il est vrai que l'état de nature est
un état égalitaire, et que l'inégalité naît, selon Rousseau, du progrès
et de l'appétit de consommation, le premier expliquant, avec le
développement des échanges, la naissance de la propriété comme
institution inégalitaire. La construction de l'État vise alors, si l'on y
veille, à garantir l'ordre sans remédier aux inégalités fondées par
nature sur la richesse, et où les pauvres aliènent leur liberté sans
contreparties. Pour établir un système favorable à la liberté de tous,
un véritable contrat social doit être conclu, dans lequel chacun
aliène la totalité de sa liberté. Tous sont alors égaux à la fois en tant
que citoyens formant le corps politique (la République) et comme
sujets se soumettant à la volonté de ce dernier en tant que volonté
générale à laquelle ils participent. Ce corps politique est le véritable
et unique souverain, sa souveraineté étant à la fois inaliénable,
indivisible et infaillible. Les lois constituent un élément essentiel de
l'ensemble, dans la mesure où, générales et abstraites, elles
protègent de tout arbitraire les citoyens qui obéissent à eux-mêmes
en s'y conformant. L'erreur dans les références ultérieures à la
pensée de Rousseau tient notamment dans le contresens sur le
terme de loi, qui vise les règles posées à l'origine et non les textes
changeants de la démocratie représentative (de manière plus
générale, la loi rousseauiste n'est pas la loi du Parlement).
13 Les physiocrates ◊ Le courant des physiocrates, plus souvent
mentionné pour ses travaux économiques, doit être rapidement cité.
Pierre-Paul Lemercier de la Rivière (1719-1801), et surtout
François Quesnay (1694-1774), dans un opuscule sur le droit
naturel et dans ses Maximes générales du gouvernement
économique d'un royaume agricole, développent une conception
politique proche au départ de celle de Locke, aboutissant à un
système où les lois positives doivent être conformes aux lois
naturelles (dont le contenu n'est pas déterminé). Toutefois, Quesnay
considère les inégalités comme constitutives de l'état de nature, et
ne défend pas du tout la séparation des pouvoirs. Mais surtout, c'est
la réflexion des physiocrates sur la propriété et la richesse, d'abord
agricoles, qui a sans doute contribué à renforcer le soin de protéger
la propriété privée.

14 Voltaire, d'Alembert, Condorcet ◊ D'autres auteurs célèbres de


l'histoire et de la littérature se sont, pour leur part, plus distingués
dans la querelle des droits de l'homme par leur engagement
personnel que par leurs constructions intellectuelles. Voltaire
(François Marie Arouet, dit – 1694-1778) est resté célèbre pour son
combat contre l'intolérance et pour ce qu'il considère être la liberté
religieuse et qui tient surtout à la liberté de conscience, tout
spécialement par son engagement au cours de l'emblématique
« affaire Calas ».
Le combat pour la réhabilitation de Jean Calas et de sa famille (après « l'affaire
Sirven », autre cause célèbre) est devenu rapidement le symbole de la lutte contre le
fanatisme religieux et pour la tolérance. Les faits eux-mêmes, non totalement
appréhendés, et les éléments du contexte local ont conduit à relativiser la portée véritable
de l'affaire, nonobstant son retentissement symbolique 4. Le rôle de Voltaire n'en est que
plus évident.

Mais il fut aussi un propagateur des idées de Locke (Discours


sur l'homme, 1738 ; Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756). Il
n'y a pas chez Voltaire de système politique construit ni de
réflexion a priori. En revanche, on trouve une crainte méprisante
de la démocratie populaire (l'article « Démocratie » du Dictionnaire
philosophique, même s'il ne la réfute pas totalement, l'illustre
clairement), une préférence pour la monarchie anglaise et son
système de garantie des libertés, et le choix du despotisme éclairé,
propre à assurer le progrès et à mettre un terme ou un frein à
l'influence de l'Église sur l'État.
Certains articles de l'Encyclopédie (1747-1766) principalement
dirigée par Denis Diderot (1713-1784) un temps accompagné par
Jean d'Alembert (1717-1783) ont également marqué la lutte pour
les droits de l'homme (« Fanatisme », sous la plume de Voltaire, a,
entre autres, fait date).
Même s'il est plus connu pour son œuvre scientifique et sa
réflexion sur la place de la Raison et les rapports possibles entre
science et politique (en particulier la recherche du mode optimal
d'établissement de décisions politiques rationnellement
pertinentes), le nom de Marie Jean Antoine de Condorcet (1743-
1794) peut être également cité, pour sa contribution, même
atypique, à la pensée révolutionnaire et malgré sa faveur pour un
certain despotisme éclairé en France (et ses espoirs déçus).

15 Paine ◊ Il faut enfin réserver sans doute une place particulière à


Thomas Paine (1737-1809). Ce n'est pas en raison de son parcours
certes peu ordinaire : cet Anglais, sympathisant de la cause des
insurgés américains (on considère que son ouvrage de 1776, The
Common Sense, joua un rôle décisif dans le soulèvement des
habitants des treize colonies), devint secrétaire de la commission
des Affaires étrangères du Congrès, puis citoyen français en
août 1792 (pour son œuvre en faveur des droits de l'homme),
membre du comité de rédaction de la nouvelle Constitution et
député notamment du Pas-de-Calais à la Convention, pour finir en
prison avec la chute des Girondins (favorable à la condamnation de
Louis XVI, il s'opposa fermement à la mort du Roi) et échapper de
justesse à la guillotine. C'est sa réponse à l'ouvrage
de 1790 d'Edmund Burke (Réflexions sur la Révolution de France)
qui l'a rendu célèbre, concrétisant d'ailleurs l'influence de la
Révolution américaine sur le mouvement français (alors qu'il est
moins cité à ce titre que Benjamin Franklin ou Thomas Jefferson).
Dans son Droits de l'homme en réponse à l'attaque de Monsieur
Burke sur la Révolution française de 1791, Paine s'attache à
défendre et illustrer la conception dominante du XVIIIe siècle
concernant les droits de l'homme, dans une fidélité par ailleurs très
nette à la pensée de Locke. Il rejette ainsi l'idée du caractère
supérieur et bienfaisant d'uns construction uniquement fondée sur
la coutume et la tradition, et argumente en faveur d'un système
rationnel et général sans coupure avec les principes jusnaturalistes
modernes.

2. De « grands moments » et de « grands textes »

16 Un « mouvement » historique ◊ Construction philosophique et


idéologique, les droits de l'homme constituent également un
« mouvement » historique, marqué par des événements dont la
principale trace demeure de « grands textes » de référence en la
matière. Les auteurs précités s'y sont trouvés immergés, ils y ont
parfois pris part et, en toute hypothèse, ces faits ont imprimé leur
pensée autant qu'ils y ont laissé leur empreinte. Dans ces textes
célèbres, on retrouve aussi tout l'héritage, notamment jusnaturaliste
moderne, déjà évoqué.

17 En Angleterre ◊ Cette histoire politique des droits individuels


dans leur acception moderne s'est d'abord écrite en Angleterre. Dès
le début du Moyen Âge, la confrontation des traditions les plus
anciennes de ce pays aux apports normands et au modèle politique
différent qui y correspondait, a non seulement fait lentement
émerger les structures et certains grands principes du modèle de
régime parlementaire classique, mais a aussi poussé à l'affirmation
précoce, et souvent conflictuelle, de l'idée de limitation du pouvoir
temporel également par les droits de l'individu.
C'est l'opposition des grands féodaux à l'autorité monarchique
qui se voulait forte, mais se trouvait affaiblie par le discrédit de
Jean sans Terre, régent en l'absence de son frère Richard Cœur
de Lion, qui explique la concession par le prince de la Magna
Carta (Grande Charte de juin 1215), premier texte de proclamation
de droits de l'homme tels le droit de propriété, la liberté d'aller et
venir en temps de paix ou certaines garanties du procès criminel :
impartialité des juges, intervention d'un jury, légalité, nécessité et
proportionnalité des peines, outre des principes d'organisation
parmi lesquels le consentement à l'impôt.
De même, plus tard, les tensions provoquées par le mode
absolutiste de règne des Stuart, rois d'Écosse devenus également
souverains d'Angleterre et d'Irlande, d'un royaume tourmenté par
les questions religieuses, vont engendrer l'enchaînement
d'événements violents et tragiques tout au long des XVIe et
XVIIe siècles. Les étapes déterminantes et les secousses vers
l'établissement des fondements, puis des formes, du régime
politique moderne de la Grande-Bretagne, se distinguent également
par des textes et documents marquants. En juin 1628, la Pétition
des Droits, adressée à Charles Ier lors de la session du Parlement
(une puissante opposition s'y manifeste, conduite par Thomas
Wentworth), réclame le respect du consentement à l'impôt et
revendique l'importance de certains droits rappelés comme les
libertés anglaises traditionnelles limitatives du pouvoir royal,
notamment le principe de légalité et de nécessité des peines et
l'essentiel de la liberté individuelle.
Surtout, après une longue période de troubles peu favorable aux
libertés individuelles, l'occasion de l'accession au trône de Marie II
Stuart, fille de Jacques II, souverain catholique, et de son époux
Guillaume d'Orange, prince protestant et staatshouder des
Provinces Unies appelé au secours de la paix civile, après leur
arrivée de Hollande, fournit le prétexte de l'affirmation de
l'importance de droits essentiels à travers le Bill of Rights de
février 1689, et surtout de leur supériorité sur la législation
« ordinaire » et le pouvoir normatif royal. Déjà, sous le règne de
Charles II, la déclaration liminaire de Breda (1660) souhaite
garantir la liberté de conscience jointe à une amnistie générale
(toutefois, plusieurs textes ultérieurs posent et réaffirment
notamment l'exclusion des catholiques de la succession au Trône et
de toute fonction officielle), alors que l'adoption de l'Habeas
Corpus Act en 1679 permet de jeter les bases, toujours actuelles,
des garanties essentielles de la liberté individuelle prise en la
sûreté. En 1701, l'Acte d'Établissement sur le trône de la nouvelle
souveraine Anne, fille de Guillaume et Marie, réaffirme pour sa
part le devoir de respect des droits et libertés par la Couronne et le
Parlement, et notamment de la liberté religieuse. Décisifs dans
l'histoire politique et juridique britannique, ces textes de référence
se sont avérés essentiels dans l'histoire universelle des droits de
l'homme, avant tout en tant que source d'inspiration, au moins
autant que l'aura été le fameux « modèle de Westminster », schéma-
type du parlementarisme classique.

18 Aux États-Unis ◊ Par la diffusion de la tradition juridique


britannique, mais aussi par les éléments propres de leur histoire
politique et intellectuelle, les États-Unis d'Amérique ont apporté
une contribution majeure à l'expansion de l'idée des droits de
l'homme et des libertés individuelles. Tout d'abord, si la doctrine de
la souveraineté parlementaire n'est évidemment pas absente des
esprits de l'autre côté de l'Atlantique, la volonté croissante
d'émancipation, puis d'indépendance, a donné un relief tout
particulier à celle de la limitation du pouvoir, en premier lieu celui
de la puissance coloniale, permettant à bref terme, dans un contexte
intellectuel favorable à l'autorité incontestée de la loi, l'émergence
d'une justice constitutionnelle dont l'exercice incombe à tous les
tribunaux. Ensuite, l'influence des idées et des auteurs libéraux en
même temps que de « l'Esprit des Lumières » (qui ne les recoupe
pas exactement et déterminera également des courants violemment
antilibéraux) a fortement marqué l'esprit des constituants
américains, ainsi qu'en témoignent la plupart de leurs écrits. Les
textes politico-juridiques eux-mêmes reflètent l'esprit du temps,
favorable aux droits de l'homme inaliénables, imprescriptibles et
antérieurs à toute construction humaine. La Déclaration
d'Indépendance des États-Unis d'Amérique de juillet 1776, qui
proclame la croyance de ses rédacteurs en une vérité « évidente
d'elle-même, que tous les hommes sont créés égaux, qu'ils sont
dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, et que parmi
ces droits figurent la vie, la liberté et la recherche du bonheur », en
constitue un célèbre exemple.
Là encore, l'inspiration de Locke est évidente. Par la « recherche du bonheur », il faut
entendre autant la référence à une idée chère au XVIIIe siècle que ce nous appellerions
aujourd'hui liberté générale d'agir ou, plus précisément, liberté d'entreprendre.
Les premières véritables déclarations de droits adoptées par
certaines des treize anciennes colonies devenues des États (la
déclaration de Virginie de juin 1776 demeure la plus célèbre ; on
peut également citer, dans la même année, celles de Pennsylvanie,
de Caroline du Nord et du Maryland, celle du Massachusetts
en 1780, celle du New Hampshire en 1783) le sont autant. On
notera d'ailleurs le choix délibéré du terme « déclaration », cohérent
au regard de la conception alors dominante des droits de l'homme,
que l'on ne saurait que proclamer ou révéler et non créer ou
constituer (sur la question générale des « déclarations de droits »,
cf. C. Fauré, Ce que déclarer des droits veut dire : histoires, PUF,
Politique d'aujourd'hui, Paris, 1997).
Dans ces conditions, il peut apparaître surprenant que la
Constitution fédérale de septembre 1787, adoptée à l'issue de
longues et délicates discussions sur la forme de l'État et l'équilibre
des pouvoirs, et au terme de dix années d'application des Articles
de la Confédération, ne contienne pas de véritable déclaration des
droits et libertés. La lecture du Fédéraliste, très instructive sur la
mentalité constitutionnelle et politique dominante, révèle le peu
d'empressement des constituants fédéraux à inclure une déclaration
des droits dans la Constitution fédérale. D'une part, le principe
même de consigner dans le texte constitutionnel des droits et
libertés apparaissait suspect, alors qu'une Constitution est avant tout
un pacte voulu par le peuple, qui est ainsi le meilleur gardien de ses
droits en ne déléguant que les pouvoirs strictement nécessaires aux
nouvelles autorités fédérales 5. D'autre part, les déclarations des
droits des États étaient jugées suffisantes, d'autant que l'autorité des
organes fédéraux n'était, à l'origine, conçue que comme
compétence d'attribution. Néanmoins, l'active opposition dite
« antifédéraliste » lors de la ratification de la Constitution
de 1787 fit valoir que le pacte entre gouvernants et gouvernés
supposait l'affirmation des droits de ceux-ci. Dès lors, le premier
Congrès élu (quoique « fédéraliste ») en organisa la
constitutionnalisation formelle.
Dans le Xe Amendement, on retrouve une trace de l'idée originelle : « Les pouvoirs qui
ne sont pas délégués aux États-Unis par la Constitution ou qui ne sont pas refusés par elle
aux États, sont réservés aux États respectivement ou au peuple ».
C'est donc sous la forme d'amendements à la Constitution que les
droits et libertés principaux se trouvent intégrés aux normes
constitutionnelles fédérales. Les dix premiers amendements (la
Constitution fédérale en comprend aujourd'hui vingt-six), introduits
en novembre 1791 et plus souvent présentés en un ensemble appelé
Bill of Rights dans la tradition constitutionnelle américaine et par
analogie, protègent ainsi la liberté de religion, d'expression, de
réunion et d'assemblée et de pétition (Ier Amendement), le droit de
détenir et porter des armes (IIe Amendement), protègent les
personnes et les propriétés (IIIe, IVe et Ve Amendements), et posent
diverses garanties en matière pénale et processuelle (jury, procès
équitable, garanties de procédure, proportionnalité et nécessité des
peines : du Ve au VIIIe Amendement). Des amendements ultérieurs
sont venus compléter le dispositif, par exemple le XIIIe (1865) qui
abolit définitivement l'esclavage, mais surtout le XIVe Amendement
introduit en 1868, conséquence juridique de la Guerre de Sécession
et de la victoire de l'Union, qui garantit (Section 1), outre l'accès
possible de tous à la citoyenneté, d'une part une forme d'égalité (la
« clause d'égale protection des lois »), d'autre part le bénéfice
effectif des garanties juridiques (la « clause de due process of
law »).
Fondamental dans le système constitutionnel de protection des droits et libertés aux
États-Unis, cet amendement a, entre autres, permis de « neutraliser » une première
jurisprudence de la Cour suprême fédérale déclarant le Bill of Rights inopposable aux
États (cf. Baron v. Baltimore, 32 US (7 Pet.) 243-1833). Sur le plan doctrinal, un débat
subsiste sur le point de considérer que, selon une position encore dominante, l'adoption du
XIVe Amendement a marqué le passage d'une conception jusnaturaliste à une vision plus
positiviste des droits et libertés ou si, au contraire, il renforce la philosophie très libérale et
non étatiste de ces mêmes droits. D'autres amendements (XVe, XIXe, XXVIe) ont
progressivement élargi le droit de vote.

De plus, la jurisprudence a progressivement, et irrégulièrement,


élargi et enrichi le champ des droits, par exemple le droit au respect
de l'intimité et de la vie privée (privacy : cf. Griswold
v. Connecticut, 381 US 479, 1965).

19 En France ◊ C'est plus tardivement que la France a apporté sa


marque à l'anthologie des droits de l'homme, alors que certains de
ses penseurs, qui en avaient influencé fortement l'idéologie, ont été
« reçus » et suivis à l'étranger avant et plus fidèlement que dans
leur pays, et alors que les transformations politiques ont été plus
précoces dans les autres pays cités (mais pas toujours moins
violentes). Au titre des « grands textes », la contribution française
est évidemment avant tout celle de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Ce document, adopté par la
nouvelle Assemblée nationale constituante formée depuis juin de la
réunion des représentants des ordres des États généraux, devait
constituer le Préambule de la future Constitution du royaume,
finalement établie et promulguée en septembre 1791 ; elle fut
effectivement promulguée en tête de la charte fondamentale, mais
de manière séparée, de sorte que l'on ne peut sans abus parler de
préambule alors que la Constitution de 1791 en comprend un. Les
Constitutions successives de la France comprendront, pour la
plupart d'entre elles, une proclamation des droits et libertés, soit
dans un Préambule (1946), soit dans le corps même du texte
constitutionnel (ans VIII, X et XII, 1814, 1815, 1830, 1848, et
même le projet de Constitution du Maréchal Pétain de 1943), soit
par juxtaposition (1791, 1793, an III), parfois de manière succincte,
avec des originalités (déclaration des devoirs dans la Constitution
de l'an III, proclamation jusnaturaliste dans le Préambule de la
Constitution de 1848).
L'exception notable est celle des lois constitutionnelles de 1875, texte de compromis et
d'attente. C'est malgré tout sur la question de la référence aux libertés de 1789 que la
consolidation politique progressive de la République (après son institutionnalisation
durable) se sera accélérée : la célèbre « crise du 16 mai 1877 », date du renvoi par le
Président Mac-Mahon du ministère Jules Simon coupable, à ses yeux, d'avoir accepté un
ordre du jour anticlérical à la Chambre le 4 mai précédent, a bien été déclenchée par une
réaction hostile de la majorité républicaine aux thèses du Syllabus de Pie IX.

Mais la référence à la Déclaration de 1789 demeurera toujours


présente, au moins politiquement, mais souvent au-delà, même par
simple renvoi : c'est ainsi que procèdent les rédacteurs de la
Constitution du 14 janvier 1852 et du sénatus-consulte du
21 mai 1870 (articles 1er). C'est également la méthode retenue par
les rédacteurs de la Constitution du 4 octobre 1958 : la référence à
la Déclaration de 1789 (et au Préambule de la Constitution
de 1946) est contenue dans le Préambule de la Constitution, un tel
renvoi ayant fourni au Conseil constitutionnel une base propre à
mettre en évidence la valeur constitutionnelle positive de ces textes.
Cf. 39 DC du 19 juin 1970, Rec. p. 15 ; 44 DC du 16 juillet 1971, Rec. p. 29,
L. Favoreu et L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel (GD), 17e éd.,
Dalloz, Paris, 2013, no 27 ; 51 DC du 27 décembre 1973, Rec. p. 25.

Plus sans doute par sa qualité de rédaction ou pour des raisons


géopolitiques que par sa seule origine nationale, la Déclaration
de 1789 fut indéniablement inspiratrice à son tour, véritable
étendard de la « Grande Nation » (J. Godechot) française et
conformément au parti pris universaliste de ses rédacteurs (Duport
et Mirabeau pour son imposant Préambule, l'archevêque libéral de
Bordeaux Champion de Cicé comme coordinateur de la rédaction
de son texte même). La question de son originalité fut un temps
plus discutée. À cet égard, on se souvient d'une célèbre querelle,
sur fond de rivalités politiques et intellectuelles, qui opposa, au
début du XXe siècle, le Français Eugène Boutmy et l'Autrichien
Georg Jellinek. Le second considérait la Déclaration comme une
simple copie sans originalité des textes américains, eux-mêmes
largement influencés par la Réforme, et donc par l'esprit
germanique, le seul, selon lui, à avoir conservé l'idée et le goût de
la liberté individuelle (cf. Die Erklärung des Menschen und
Bürgesrechte, 4e éd. À partir de la 3e, Duncker und Humblot,
Munich-Leipzig, 1927), alors que le premier y voyait une
expression inédite et remarquable du génie national français.
À travers ses dix-sept articles, la Déclaration de 1789 expose
avant tout une philosophie des droits de l'homme marquée par des
caractères singuliers. Tout d'abord, on peut être frappé,
particulièrement dans le préambule, par la référence explicite à la
transcendance, qui pourrait apparaître curieuse à l'achèvement des
Lumières, mais traduit une forme de déisme alors assez répandu (et
peut-être, nonobstant l'esprit du siècle, la reconnaissance implicite
d'un héritage plus lointain). Miroir des mentalités d'une partie
agissante de la France au début de la Révolution, la Déclaration
exprime également un net individualisme, qui constitue l'un des
signes les plus forts de la rupture avec l'ordre de l'Ancien Régime.
Comme d'autres textes juridiques de la même époque, qui en tirent
des conséquences précises (le « décret d'Allarde » des 2 et
17 mars 1791, qui abolit, à la suite de la réforme fiscale instituant
notamment la patente sur les commerçants et les artisans, les droits
de maîtrise et, par là, les jurandes et corporations ; la « loi Le
Chapelier » adoptée le 14 juin 1791 – et étendue le 20 juillet à
l'agriculture – en réponse aux conséquences sociales de la
précédente, et qui interdit les syndicats professionnels, les actions
collectives et pose le principe de la liberté du travail), la charte des
droits ne reconnaît ces derniers qu'aux individus, sans mention
d'aucun groupe ou communauté, ni même des droits susceptibles
d'être exercés collectivement. Mais ce sont les caractères abstrait et
universaliste de la démarche de ses auteurs qui ont sans doute le
plus retenu l'attention. La recherche du bonheur de l'Homme et la
proclamation des droits du genre humain, nonobstant l'intitulé de
« Déclaration des droits de l'homme et du citoyen », la
reconnaissance de droits et libertés conçus de manière générale et
abstraite, sans considération de leur finalité ni de leur garantie
effective, semblent des traits à ce point distinctifs de la Déclaration
que l'on oppose classiquement une tradition française, universaliste
et abstraite, à une tradition anglo-saxonne, concrète et garantiste,
des droits de l'homme. Outre la divergence des options doctrinales,
déjà mentionnée (débat Burke/Paine), la rédaction même des
déclarations de droits majeures de part et d'autre de la Manche ou
de l'Atlantique tend à conforter cette présentation. Mais l'évolution
juridique des droits de l'homme vers les droits fondamentaux a
privé la distinction de portée véritable. Enfin, et sur le même terrain
de comparaison, la place de la loi et du législateur, protecteur et
garant des droits de la Déclaration (neuf articles renvoient à la loi,
dont trois commençant par l'expression même « La loi… »),
témoigne de l'importance et de la confiance accordée à l'institution
législative. On peut y voir le fondement autant que l'expression du
légicentrisme longtemps dominant dans le droit public français
(même si le préambule affirme que « les actes du pouvoir législatif
et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés
avec le but de toute institution politique, en [seront] plus
respectés »). Le contraste n'est que plus frappant, par exemple, avec
le Bill of Rights américain, dont la méthode caractéristique consiste
plutôt à déterminer tout ce que le législateur ne peut pas faire.
Plus précisément, les auteurs de la Déclaration ont souhaité, à
côté de l'affirmation de principes d'organisation de l'État (art. 3 :
souveraineté nationale ; art. 12 : nécessité d'une force publique au
service de l'intérêt général ; art. 13 et 14 : principe du consentement
à l'impôt et de l'égalité devant les contributions publiques ; art. 15 :
principe de responsabilité de tout agent public ou titulaire d'une
charge publique ; art. 16 : nécessité de la séparation des pouvoirs et
de la garantie des droits dans un ordre constitutionnel), mettre en
avant et garantir « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à
l'oppression » (art. 2), le principe de légalité des restrictions à la
liberté (art. 7), le principe de légalité, de nécessité, de
proportionnalité et de non-rétroactivité des sanctions (art. 8), la
présomption d'innocence (art. 9), la liberté d'opinion et de
conscience (art. 10), la liberté d'expression des pensées et des
opinions (art. 11), les conditions à une privation de propriété privée
justifiée par l'utilité publique (art. 17), tout en rappelant le principe
et les conditions des limites à la liberté (art. 4), et la règle selon
laquelle les restrictions à la liberté sont d'exception (art. 5).
Ce point constitue une claire illustration du légicentrisme : la liberté, garantie par la
loi, est limitée par la loi, et « l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes
que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes
droits », et qui « ne peuvent être déterminées que par la loi ».

Quant à l'égalité, la Déclaration la proclame de naissance entre


tous les hommes dès son article 1er, mais, de manière tout aussi
significative, ne l'inscrit pas parmi les « droits naturels et
imprescriptibles de l'homme » énumérés à l'article 2. Toutefois,
l'article 6 de la Déclaration consacre l'égalité devant la loi et le
principe d'égal accès aux emplois et dignités publics (pour une
présentation des différents projets discutés en 1789, cf. C. Fauré,
Les déclarations des droits de l'homme de 1789, nouv. éd., Payot,
Paris, 1992).

B. Les évolutions

20 Plan ◊ Si, dans la première grande période considérée (avant


l'Indépendance américaine et la Révolution française), les auteurs
considérés ont joué un rôle au moins intellectuel dans la diffusion
de l'idée des droits de l'homme, la contribution de leurs successeurs
vaut, sur la deuxième période, nécessairement plus comme une
référence et une réflexion parfois critique sur le sujet. En outre,
d'autres courants et tendances sont venus infléchir et compléter la
tradition dominante, libérale classique, des droits de l'homme.
Enfin, l'idée des droits de l'homme s'est concrétisée à l'échelle
internationale tout en se diffusant dans le monde, au moins dans le
discours.

1. L'approfondissement

21 L'évolution et la scission de la pensée libérale ◊ La défense


et illustration des droits individuels doit également beaucoup à des
auteurs postérieurs. Le récit de l'œuvre de ces auteurs est,
parallèlement, celui de l'histoire du libéralisme après Locke et
Adam Smith. Dès lors, on comprend aisément que toute
présentation des auteurs ayant écrit sur la question des droits de
l'homme ne puisse être que partielle. En outre, cette précision
liminaire n'est pas sans importance pour la question précise des
droits des individus, dans la mesure où, tout spécialement en
France, il apparaît possible de distinguer deux tendances
principales du courant libéral. La première est celle que l'on peut
qualifier, avant l'heure, de libertarienne dans la mesure où,
affirmant la « souveraineté de l'individu » (Pierre Lemieux), elle
développe une radicale méfiance à l'égard de l'État et de tout
phénomène construit ou de tout ensemble organique, comme la
Nation, et met très fortement l'accent sur les droits individuels. La
deuxième pourrait être dite libérale-étatique ou libérale-nationale,
et caractérise une grande partie des grands hommes politiques
français habituellement rangés parmi les libéraux (François Guizot
– 1787-1874 – et Pierre Royer-Collard – 1763-1845 –, principaux
représentants du courant des « doctrinaires », politiquement libéral
plus que philosophiquement). Adhérant aux fondements
individualistes essentiels du libéralisme, elle n'en écarte ni ne
néglige pour autant le rôle de l'État et la place de la Nation, de sorte
que les droits individuels occupent une moindre place, quoique
toujours importante, dans le système de ces auteurs où l'impression
est parfois celle de « l'effacement de l'individu » (Lucien Jeaume).
La coexistence de ces deux courants explique pour partie
l'évolution et le visage actuel du libéralisme, et aide à rendre
compte à la fois de l'incontestable diversité et de la réelle unité des
points de vue.
En outre, le recul du temps et de la réflexion par rapport aux
événements et aux idées révolutionnaires en France et en Europe
constitue un autre élément essentiel de compréhension de la pensée
des auteurs du XIXe siècle, dont l'idée de liberté et de démocratie
n'est plus exactement la même que celle de leurs devanciers, et se
rapproche peu à peu de la nôtre.

22 Constant et Tocqueville ◊ À partir de ces considérations


d'ensemble, l'apport considérable de plusieurs auteurs du XIXe et du
XXe siècle peut être mis dans sa perspective et apprécié à sa juste
valeur. Parmi ceux qui auront contribué à enrichir et approfondir la
réflexion philosophique et politique sur les droits de l'homme et les
libertés, il convient ainsi de mentionner, en premier lieu
(chronologiquement) Benjamin Constant (1767-1830). Descendant
d'émigrés huguenots né à Lausanne, il connut une carrière politique
riche et mouvementée : législateur, conseiller d'État à la fin de sa
vie, peu courageuse et parfois opportuniste (opposant à Bonaparte,
il le supplie pourtant de le nommer au Tribunat en 1802 avant de
s'en faire exclure ; dénigrant durement Napoléon, il accepte de
rédiger l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire en 1815)
quoique toujours alignée sur une opposition libérale modérée. Son
destin politique et personnel, étroitement associé à sa maîtresse et
égérie, Germaine de Staël, a laissé plus de souvenirs que son œuvre
littéraire. Constant aura certes marqué l'histoire de la pensée
politique et constitutionnelle par son projet de régime et sa théorie
du « pouvoir neutre » qui fait incontestablement de lui l'un des
pères intellectuels du constitutionnalisme libéral (la foi dans la
Constitution comme gardienne de la liberté) et du parlementarisme
classique. Mais, en matière de droits et libertés, et bien que son
système fût peu démocratique (prévoyant le suffrage censitaire de
principe, se méfiant de l'idée de souveraineté, en particulier celle du
peuple, sans en rejeter complètement le principe, et condamnant
l'égalité), c'est précisément son analyse très moderne (notamment
d'un point de vue psychologique) et pénétrante des formes de la
liberté qui demeure mémorable. La distinction qu'il établit, dans
son discours à l'Athénée royal en 1819, entre la « liberté des
Anciens » d'une part, qui se traduit par la participation aux affaires
publiques (décisions politiques, guerre), et la « liberté des
Modernes » d'autre part, « jouissance paisible de l'indépendance
privée », a fait date. À partir d'elle, il exprime nettement sa
préférence pour la deuxième, qui repose sur l'affirmation des droits
et libertés « classiques » et leur épanouissement. Dans le même
temps, il souligne que la première suppose la liberté dans les
affaires publiques, mais implique une abdication consentie de la
liberté privée ; ainsi, il s'oppose aux projets constitutionnels et aux
analyses reposant sur cette conception de la liberté et débouchant
sur la tyrannie qu'ils favorisent (visant par là notamment Rousseau
et Mably).
La pensée d'Alexis de Tocqueville (1805-1859) a connu une
postérité plus considérable encore, à travers le succès posthume de
ses œuvres. D'illustre ascendance, ce magistrat légitimiste, rallié à
Louis-Philippe mais ne trouvant pas sa place dans le nouveau
régime, abandonne ses fonctions judiciaires et part en voyage
officiel d'études aux États-Unis en 1831. Il en ramène une
description analytique de la société et des institutions américaines,
qu'il perçoit comme l'avenir de la démocratie européenne (les deux
premiers livres de De la démocratie en Amérique), complétée de
ses réflexions sociologiques propres (les deux livres suivants du
même ouvrage). Puis il entame une carrière politique : député à
partir de 1839, conseiller général de la Manche, il est membre de
l'Assemblée constituante en 1848, et ministre des Affaires
étrangères durant quelques mois en 1849. Son éloignement des
affaires publiques à l'avènement de Napoléon III lui procure le
loisir de rédiger son autre grande œuvre, L'Ancien Régime et la
Révolution, dont la poursuite est interrompue par la mort (tout
comme la rédaction de ses Souvenirs, publiés à titre posthume).
L'intérêt porté à la pensée de Tocqueville est d'abord autre que
théorique au sens strict ou doctrinal : dans son étude de la
démocratie américaine comme dans celle des origines de la
Révolution française, son approche neuve et pénétrante de
sociologie historique demeure une référence méthodologique. Il ne
développe donc pas une théorie des droits de l'homme. En
revanche, son apport original tient dans une réflexion constante sur
le problème délicat et très moderne des rapports entre liberté,
égalité et démocratie (cf. entre autres, J.-C. Lamberti, La notion
d'individualisme chez Tocqueville, PUF, 1970).
Question pérenne, même si la réflexion sur le sujet a, par la suite, parfois cherché à
justifier a posteriori la démocratie contemporaine, l'interventionnisme de l'État et le
modèle idéologique social-démocrate : l'ouvrage principal de John Rawls (A Theory of
Justice, 1971 ; trad. française : Théorie de la justice, 1986), qui a connu un retentissement
considérable, apparaît à cet égard particulièrement caractéristique.

Dégageant une tendance profonde, ancienne et continue à


l'égalité croissante dans un mouvement qu'il juge irrépressible,
Tocqueville met l'accent sur le risque que la démocratie purement
individualiste et égalitaire fait peser à terme sur la liberté
individuelle. A contrario, il développe l'idée d'un système de
limitation du pouvoir et des effets de la souveraineté majoritaire par
les voies les plus classiques, mais aussi par le renforcement des
« corps intermédiaires », privés comme publics (les collectivités
locales), face à la puissance d'État.

23 Spencer et Mill ◊ On peut être surpris, surtout du point de vue


français de l'histoire de la pensée politique, de voir figurer ici deux
auteurs connus avant tout pour leur développement de l'utilitarisme
anglo-saxon, et, pour le premier, par une analyse systématique
cherchant à transposer à l'univers social la théorie darwinienne de
l'origine des espèces. Pourtant, leur réflexion moderne sur la
liberté, la démocratie et les droits individuels mérite d'être rappelée.
Dans la pensée d'Herbert Spencer (1820-1903), l'individu prime sur
la société, dont il possède le droit de s'affranchir. La légitimation du
pouvoir de la société peut être alors recherchée soit dans la
démocratie majoritaire « pure », soit dans une conception plus
élaborée reconnaissant dans l'existence de droits naturels la limite à
la décision majoritaire. Spencer rejette la logique de la Déclaration
de 1789, dont il considère qu'elle laisse trop de pouvoir à la loi,
puisque l'appréciation des limites à l'action du législateur inhérentes
au bien commun est laissée à la majorité elle-même. C'est donc
l'existence de limites en soi à l'action de la majorité, et à l'intrusion
croissante et auto-justifiée de l'État dans la vie des individus, qu'il
faut affirmer. La majorité n'a de pouvoir de décision que limité et
valable dans certains cas seulement, l'individu conservant la
capacité d'agir et de s'émanciper dès que l'action majoritaire
dépasse le point ultime qu'il avait lui-même fixé à son devoir
d'obéissance.
John Stuart Mill (1806-1873), lui aussi, admet, à rebours de
Rousseau, la possibilité de l'oppression majoritaire et la
contradiction entre la liberté et le devoir d'obéissance de l'individu,
fût-il seul de son opinion. Devant la crainte des dérives
conformistes de la démocratie représentative (dont il reconnaît
aussi cependant les mérites), et au nom de son attachement à la
liberté individuelle (et, plus spécialement, à la liberté de pensée), il
élabore une théorie exigeante des limites à l'intervention de l'État
dans les comportements individuels et propose une forme
d'équilibre des pouvoirs. La philosophie utilitariste développée par
son père James n'est pas absente, lorsqu'il ajoute à la première
théorie de la quantité des plaisirs, celle de la qualité des plaisirs.

24 Hayek ◊ L'œuvre de Friedrich von Hayek (1899-1992), Prix Nobel


d'économie en 1974 pour ses travaux des années 1930 (mais qui
dépasse largement l'économie tant par son champ d'analyse que par
sa portée) illustre, à la suite des auteurs précédents et avec les
autres personnalités de « l'école autrichienne » (Carl Menger,
Ludwig von Mises notamment), le renouveau de la pensée libérale
et d'une tradition antiétatique des droits individuels (en particulier
dans La route de la servitude, La Constitution de la liberté ou
encore Droit, législation et liberté). Dans sa critique du
constructivisme et du positivisme juridique, comme dans son
analyse sceptique de la démocratie représentative majoritaire et de
ses dérives, il renoue avec une tradition affirmant le primat de
l'individu et de ses droits naturels (quelle que soit par ailleurs son
idée de la nature). Une telle position, et son influence réelle
(quoique minoritaire) dans les idées contemporaines, sont notables
plus d'un point de vue diachronique que synchronique, alors que la
juridicisation ultime des droits de l'homme dans les droits
fondamentaux est aujourd'hui largement admise.

2. L'infléchissement

25 Le problème de l'égalité ◊ Comme il a déjà été mentionné, le


problème de l'égalité n'est que brièvement traité en tant que tel dans
la Déclaration de 1789. Pourtant, la question n'était évidemment
pas absente de la réflexion sur les droits de l'homme. Ainsi, certains
penseurs, précurseurs du socialisme utopique, voire du marxisme et
du gauchisme, ont inclus la revendication des droits de l'homme
dans leurs projets. Les abbés Jean Meslier (1664-1729 ; auteur en
particulier du Testament, violemment anticlérical et hostile aux
hiérarchies sociales) et Guillaume Raynal (1713-1796 ; Histoire
philosophique des deux Indes, 1770, également anticlérical),
Morelly (dates inconnues ; auteur entre autres du Code de la
nature), Gabriel de Mably (1709-1785 ; frère aîné de Condillac,
auteur des Entretiens de Phocion, sur les rapports entre philosophie
et morale, mais surtout, pour l'intérêt du sujet, le Traité de la
législation ou Principe des Lois, 1776, au milieu d'une œuvre
abondante en quinze volumes), ou encore Gracchus Babeuf
(François Noël, dit – 1760-1797 ; inspirateur du Manifeste des
Égaux de Sylvain Maréchal, critique « de gauche » de la
Révolution, et meneur, en 1796, de la Conspiration des Égaux avec
Darthé, avortée et réprimée), ont surtout marqué l'histoire des droits
de l'homme par leur forte contestation de l'ordre social de l'Ancien
Régime et même du projet révolutionnaire, mais aussi des idées
libérales attachées à la propriété notamment, et par leur
militantisme égalitariste, précurseur du communisme moderne. En
ce sens, et même s'ils s'inscrivent à rebours de la tradition
dominante des droits de l'homme, leur place reste importante, en
tant qu'ils auront initié une autre « tradition ».
Une ligne révolutionnaire plus « égalitaire » s'est exprimée et
illustrée dans la Constitution du 24 juin 1793, jamais appliquée en
tant que telle, mais référence historique et idéologique.
L'idée mythique de la Révolution républicaine et populaire de 1792-11793 contre la
Révolution « bourgeoise » de 1789 restera longtemps ancrée, chez les anarchistes comme
pour le Marx de La Guerre civile en France, 1871 (mais dont l'analyse et le système
évolueront après l'échec ouvrier de juin 1848 et surtout l'aventure de la Commune
de 1871). Dans les premières institutions soviétiques (Constitution de 1924 en particulier),
certains ont vu une filiation directe.

Placé dès son origine (l'élection d'août 1792) sous le signe du


suffrage universel masculin (art. 25 et 29 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen de 1793, art. 2, 4 et 7 de la
Constitution), le régime de la Convention accorde une place
beaucoup plus importante à l'égalité.
Le choix de principe de la démocratie directe donnait au suffrage universel une
véritable portée, même si un dixième seulement des électeurs (les plus révolutionnaires)
prit part à l'élection de la Convention. Par la suite, la Constitution de l'an III et celle de
l'an VIII conservèrent le principe du suffrage universel (art. 2, 8 et 17 s. de la Constitution
du 5 fructidor an III, et art. 20 de la Déclaration des droits et devoirs ; art. 2 et 7 de la
Constitution du 22 frimaire an VIII), mais, dans la première, au niveau des seules
Assemblées primaires appelées à désigner les électeurs, et, dans la seconde, dans les
assemblées locales établissant la première liste communale de confiance.

Résultat d'un très difficile compromis entre Girondins et


Jacobins, peu modifiée à l'issue du coup de force du 2 juin 1793 et
de l'élimination des premiers par les seconds, la Déclaration des
droits en tête de la Constitution, tout en reprenant assez largement
celle de 1789 (sous l'influence girondine, de Condorcet notamment,
qui, quoique matérialiste, affirmait le primat des droits individuels
sur le « collectif »), fait désormais, dans son article 2, de l'égalité
l'un des droits essentiels (le premier), avec la liberté, la sûreté et la
propriété (malgré Robespierre, par ailleurs très méfiant quant aux
aspects économiques et sociaux de l'égalité). La Déclaration des
droits et des devoirs de l'homme et du citoyen de 1795 reprend
largement les formules de 1793, et mentionne les mêmes droits
dans son article 1er, mais en ne plaçant l'égalité qu'en deuxième
position, et en prenant soin de la définir (art. 3) comme la seule
égalité juridique. C'est la Constitution du 4 novembre 1848 qui
consacrera définitivement en France la place de l'égalité générale et
abstraite au fronton des droits de l'homme en adoptant comme
« principe » la devise toujours actuelle de la République : Liberté,
Égalité, Fraternité (art. IV du Préambule). La comparaison avec les
textes anglo-saxons notamment éclaire l'originalité et la singularité
de la démarche française d'alors. Toutefois, il importe de noter que
la revendication égalitaire, sur le plan électoral, parlementaire et
plus largement social, s'est aussi exprimée en Angleterre,
notamment dans le très disparate mouvement « chartiste ».
Tirant son nom de la « Charte du peuple » élaborée en 1838 par William Lovett et
Henry Hetherington, syndicalistes londoniens, le mouvement, qui va des ex-conservateurs
méthodistes aux socialistes en passant par les libéraux, réclama en trois étapes (1834-
1839, 1841-1842, 1847-1849) et obtint en partie (jusqu'à l'échec final) le suffrage
universel, le vote secret, la révision du découpage électoral et la création d'une indemnité
parlementaire (pour permettre la représentation ouvrière et moyenne à la Chambre des
communes), mais aussi la réduction de la durée quotidienne du travail, et, au-delà, une
plus grande égalité sociale. Les syndicats (ou leur proto-forme) s'y illustrèrent avec
vigueur, aux côtés des libéraux qui demandaient l'abrogation des « lois sur les pauvres » ;
certains théorisèrent le recours à la grève générale.

26 La question sociale et ses répercussions ◊ Le mouvement


général des idées philosophiques et des références culturelles
explique à lui seul en grande partie l'évolution des doctrines
politiques au XIXe siècle, soit qu'elles émergent (même non dénuées
de liens avec des idées plus anciennes), soit qu'elles s'infléchissent
ou s'enrichissent. Mais l'environnement social a aussi pesé d'un
poids réel pour faire de la « question sociale » une grande
préoccupation du siècle.
En Angleterre, la poursuite de la révolution industrielle commencée au XVIIIe siècle,
la difficile sortie de près de deux décennies d'économie de guerre et de blocus et le régime
des prix agricoles rendent précaire la situation de nombre d'ouvriers et de petits artisans.
En France, les débuts de l'industrialisation véritable du pays (les conditions d'utilisation
des machines et les travaux encourageant, dans les cas de faible revenu familial, le travail
des enfants), les effets du Code civil sur la propriété agricole, la baisse des prix industriels
et des salaires et un même régime protégé de prix agricoles aboutissent au même résultat,
comme en attestent les rapports du préfet Villeneuve-Bargemont (dans le Nord de 1828
à 1830) et du docteur Villermé (Tableau de l'état physique et moral des ouvriers dans les
fabriques de coton, de laine et de soie, 1840).

27 L'influence croissante des courants socialistes (non


marxistes) ◊ Le contexte philosophique de la fin du XVIII siècle et e

de la première moitié du XIXe apparaît, avec le recul, propice à une


évolution de l'idée des droits de l'homme par imprégnation. La
pensée très influente de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-
1831), qui aboutit à faire de l'État la totalité qui englobe et soumet
la famille, la société civile et l'individu, le positivisme systématisé
par Auguste Comte (1798-1857) et largement diffusé, remettaient
en cause certains fondements ou postulats de la doctrine classique
des droits de l'homme. Mais ce sont les divers courants socialistes,
d'abord non marxistes, qui émergent et s'expriment au cours du
siècle qui ont exercé une influence directe et progressivement
infléchi l'idée et le contenu de ces droits.
Perplexes devant l'évolution du système économique et le
contexte social, certains commencent par tenter de penser la
révolution industrielle. Le comte Claude Henri de Saint-Simon
(1760-1825 ; arrière-petit-neveu du duc), compagnon d'armes de
George Washington, échappé de peu à la guillotine et
progressivement ruiné par de mauvaises affaires et des largesses, se
veut le partisan de la raison organisatrice et du progrès scientifique
et technique (sa pensée marquera largement celle de Comte, qui fut
son secrétaire à partir de 1818), et propose un système
d'organisation économique et social alternatif au capitalisme libéral
donnant la priorité aux capacités et aboutissant à un gouvernement
technocratique de la société (sa fameuse parabole sur les politiques
et les producteurs de 1819 fit grand bruit et est demeurée célèbre).
Dans la période des précurseurs du socialisme proprement dit,
Charles Fourier (1772-1837), petit commerçant ruiné, très hostile à
la religion et à la propriété, tire de sa « théorie des mouvements » le
projet de communautés ouvrières de vie et de production, les
célèbres phalanstères, d'où tout lien privé (matrimonial notamment)
et toute appropriation seraient bannis. L'Anglais Robert Owen
(1771-1858), talentueux industriel et réformateur zélé, tente à
plusieurs reprises (notamment aux États-Unis) une expérience
proche.
La pensée de ces précurseurs a exercé une influence variable, mais globalement
importante. Le saint-simonisme « littéral » et sectaire (celui de Prosper Enfantin – 1796-
1864 – et d'Armand Bazard – 1791-1832 –, et de la « colonie » de la rue de Ménilmontant
à Paris) n'a pas sérieusement survécu à sa référence. En revanche, l'impact intellectuel des
aspects rationalistes et technocratiques de la pensée de Saint-Simon sur les industriels,
banquiers, hommes d'affaires et nombre d'administrateurs a été considérable, notamment
par l'intermédiaire du journal Le Globe (créé en 1824) dirigé par Pierre Leroux (1797-
1871), socialiste théoricien de la « solidarité » (contre la « dissociation » et sa
conséquence, la « fausse propriété » des biens). Quant à Fourier, très raillé de son vivant,
c'est par l'intermédiaire de son principal disciple, Victor Considérant (1808-1893), et du
journal La Démocratie pacifique créé par celui-ci en 1843, que son influence a été
considérable dans les milieux ouvriers évolués, peu à peu acquis à ses idées d'association,
d'organisation collective du travail et de coopératives ouvrières de consommation.

Les socialismes (français) non marxistes forment un ensemble


disparate. Certains s'inspirent du christianisme (souvent « relu »),
comme Philippe Buchez (1796-1865), véritable socialiste chrétien,
député en 1848 et fondateur de la revue L'Atelier (auteur de l'Essai
d'un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme
et du progrès en 1840) ou Constantin Pecqueur (1801-1887), qui
prône l'institution d'un État populaire républicain fondé sur le
suffrage universel et maître des moyens de production et des
matières premières (Théorie nouvelle d'économie sociale et
politique, 1842) et défend une nouvelle morale universelle (le
« philadelphisme »).
D'autres, plus nombreux, se proclament avant tout athées. Parmi
eux, se rattachent à la tradition communiste et montagnarde de
Babeuf (transmise par un de ses rares compagnons survivants,
Philippe Buonarroti – 1761-1837) Auguste Blanqui (1805-1881),
infatigable révolutionnaire longtemps emprisonné (inventeur de
l'expression « dictature du prolétariat »), et Armand Barbès (1809-
1870), député d'extrême gauche en 1848, son compagnon
d'émeutes. Étienne Cabet (1788-1856), ancien avocat, député
d'extrême gauche en 1831, promeut, à travers son journal
Le Populaire, l'idée, répandue dans les milieux ouvriers, d'une
possible évolution sociale pacifique et développe un modèle
communiste dans son utopie « icarienne » (Voyage en Icarie, 1839).
Louis Blanc (1811-1882), historien et journaliste à La Revue du
Progrès (1839), a eu une influence considérable, par ses écrits
(L'organisation du travail, 1839) comme par sa carrière politique
(seul membre socialiste du Gouvernement provisoire de
février 1848, député de 1871 à 1876), en tant que théoricien du
collectivisme, mis en œuvre par l'État dans les « ateliers sociaux »
(les Ateliers nationaux qui fonctionnèrent de février à juin 1848).
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), ouvrier autodidacte devenu
imprimeur puis journaliste, est plus difficilement classable, mais a
fortement marqué l'histoire des idées. Adversaire de la propriété
privée (Qu'est-ce que la propriété ?, 1840 : « La propriété, c'est le
vol. ») et du capital, il cherche surtout à réformer profondément le
système et la société capitalistes en réconciliant les classes. Opposé
à toute forme d'autorité institutionnalisée, il prône l'organisation
collective et le secours réciproque. Il est ainsi considéré comme
l'inspirateur de l'anarchisme, mais aussi du syndicalisme et du
mutuellisme, et comme un théoricien moderne d'un fédéralisme
libertaire. Sur ces divers points, comme sur son anti-matérialisme,
il s'opposa rapidement et irréductiblement à Marx, leur
antagonisme structurant l'histoire du mouvement ouvrier en France.
Au-delà de leur diversité et de leur influence respective, les traits
communs de ces différents courants apparaissent bien, par contraste
avec plusieurs points de la tradition classique libérale qui sous-tend
la philosophie première des droits de l'homme : contestation de la
place de la propriété (ou de son caractère individuel), primauté du
travail, exigence d'égalité sociale, émancipation politique et
intellectuelle des couches défavorisées, recherche de la justice
sociale.

28 Le développement de nouveaux droits ◊ C'est principalement


l'influence de ces idées et doctrines qui peut expliquer la
reconnaissance de droits complémentaires et différents de ceux de
la première génération libérale classique. Il convient de préciser
immédiatement que l'inscription de ces droits nouveaux dans les
déclarations ultérieures et autres textes constitutionnels témoigne
de la prédominance, parmi ces courants, des tendances non
utopiques, c'est-à-dire de celles qui n'évacuent pas (à l'image
d'Owen par exemple) le problème de l'État en dissociant
démocratie sociale et politique.
Dès la Constitution de 1793, on trouve ainsi consacrés le droit
aux « secours publics » qui consiste en le devoir pour la société de
procurer du travail ou des moyens de subsistance à ceux hors d'état
de travailler (art. 21 de la Déclaration), et le droit à l'instruction
(art. 22). Mais c'est la Constitution de 1848 (malgré le tournant
imprimé après la répression des émeutes ouvrières de mai-juin) qui
marque probablement le véritable changement en la matière,
accentuant d'ailleurs par là même la différence susceptible d'être
relevée entre la tradition européenne continentale (et internationale
au XXe siècle) et la tradition anglo-saxonne. Inspiré par Considérant
et Blanc, le droit au travail suscite notamment cinq jours de débats
pendant les travaux de l'Assemblée constituante, les uns invoquant
le précédent révolutionnaire et républicain et la justice sociale, les
autres (dont Tocqueville et Adolphe Thiers) leur opposant les
risques de dérive inhérents selon eux à une telle reconnaissance. Le
point VIII du Préambule de la Constitution du 4 novembre rappelle,
parmi les devoirs de la République, celui d'ouvrir l'instruction au
plus grand nombre, d'« assurer l'existence des citoyens
nécessiteux » en leur procurant du travail ou une subsistance (à
défaut de la famille), et de protéger le citoyen dans son travail.
L'article 13 de la Constitution demeure la disposition-clé des
nouveaux droits économiques et sociaux : outre qu'elle garantit la
« liberté du travail et de l'industrie », « la société favorise et
encourage le développement du travail par l'enseignement primaire
gratuit, l'éducation professionnelle, l'égalité de rapports entre le
patron et l'ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les
associations volontaires et l'établissement, par l'État, les
départements et les communes, de travaux publics propres à
employer les bras inoccupés ; elle fournit l'assistance aux enfants
abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources, et que
leurs familles ne peuvent secourir ». Quant à la Fraternité, qui vient
s'inscrire dans la devise de la République, son origine peut être
trouvée autant dans le message évangélique que dans l'idée de
Saint-Simon d'une religion nouvelle basée sur ce principe et
ferment de la cohésion de la société. On relèvera d'ailleurs que c'est
le texte de 1848 qui abolit définitivement l'esclavage dans les
colonies françaises qui avait été supprimé aux débuts de la
République, puis rétabli sous le Consulat ; l'affranchissement était
bien l'un des grands « oubliés » de la Déclaration de 1789, malgré
l'active propagande de la Société des Amis des Noirs fondée
en 1788 et animée par d'éminentes figures de la Révolution (entre
autres Condorcet, Siéyès, Mirabeau, La Fayette).
Après la Libération, en France, la continuité des droits
économiques et sociaux, interrompue depuis 1852, est renouée et
amplifiée, dans la fidélité aux idées et projets de la Résistance : la
Déclaration des droits du projet constitutionnel du 19 avril 1946
(rejeté par référendum le 5 mai) inclut une longue et riche liste de
ces droits (art. 22 à 39), y compris le droit de propriété dont la
protection classique est complétée d'une disposition sur ses fins
sociales et ses limites (art. 36). Le Préambule de la Constitution du
27 octobre 1946, qui reprend une partie du texte précédent,
consacre comme « principes politiques, économiques et sociaux
particulièrement nécessaires à notre temps » (al. 2), le droit
d'obtenir un emploi et la non-discrimination en matière
professionnelle (al. 5), la liberté syndicale et la liberté d'adhésion
(al. 6), le droit de grève pour tous, y compris les fonctionnaires
(al. 7), le droit à la participation à « la détermination collective des
conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises » (al. 8), le
droit à la protection sociale et matérielle et à la protection de la
santé (al. 10 et 11), le droit à l'instruction, à la formation
professionnelle et à la culture (al. 13).
L'ensemble des dispositions du Préambule de la Constitution de 1946 a aujourd'hui
valeur constitutionnelle en droit positif français : cf. Cons. const., décis. n° 44 DC du
16 juillet 1971, préc. ; 54 DC du 15 janvier 1975, Rec. p. 19 ; GD, op. cit., no 15.

Les textes étrangers postérieurs à 1945 intègrent également des


droits à caractère économique et social, conformément à une
conception européenne de la modernité constitutionnelle et
politique.
Cf. par exemple art. 29 à 47 de la Constitution italienne de 1947 ; art. 21 à 23 de la
Constitution grecque de 1975 ; art. 28, 35, 36, 37, 38 et 39 à 52 de la Constitution
espagnole de 1978 ; art. 53 à 79 de la Constitution portugaise de 1976 révisée en 1982
et 1989 (la plus fournie d'Europe occidentale de ce point de vue). En République fédérale
d'Allemagne, le caractère social de la République fédérale, proclamé à l'art. 20 de la Loi
fondamentale, est interprété de manière vaste et extensive.

29 Le « ralliement » catholique et son incidence ◊ Dans la


présentation de l'évolution de l'idée des droits de l'homme et de leur
contenu, il convient sans doute d'accorder une attention rapide à la
question du « ralliement » de l'Église catholique, dont la doctrine
est longtemps demeurée la seule radicalement hostile à la
philosophie classique des droits de l'homme. Au-delà de l'intérêt de
la présentation de certains courants doctrinaux complémentaires de
ceux déjà évoqués, il est clair que ce rapprochement progressif a
entraîné dans sa direction une frange considérable de l'opinion
européenne et mondiale, faisant même du Saint-Siège un allié de la
politique des droits de l'homme, d'un certain point de vue.

30 La pensée catholique libérale et sociale ◊ Dans le


foisonnement des idées du XIXe siècle en France, des réflexions et
des sensibilités catholiques aux libertés et aux problèmes sociaux se
sont manifestées, dans des directions il est vrai différentes. Ainsi,
Louis de Bonald (1754-1840), dans son effort de démonstration de
la supériorité d'une monarchie tempérée et rationnelle (Théorie du
pouvoir politique et religieux dans la société civile, démontrée par
le raisonnement et par l'histoire, 1796), développe une idéologie
décentralisatrice très favorable aux libertés communales (sans se
faire malgré tout l'avocat des libertés individuelles). À la même
époque, Félicité de La Mennais, devenu Lamennais (1782-1854),
prêtre incertain puis défroqué, se fait d'abord le défenseur de
l'autorité pontificale et fait preuve d'un ultramontanisme zélé,
voyant dans le catholicisme le seul rempart contre la révolution
sociale, mais refusant de l'identifier à la monarchie (La religion
considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil, 1825 ;
Des progrès de la Révolution et de la lutte contre l'Église, 1829).
Dans son journal L'Avenir (créé au début de la Monarchie de
Juillet), il défend les libertés locales, la liberté d'association, de
presse, d'enseignement, et l'extension du droit de suffrage politique,
et milite pour la séparation de l'Église et de l'État, trouvant un
grand écho chez les fidèles. Puis, très touché par la misère ouvrière,
il évolue vers une pensée beaucoup plus sociale (Paroles d'un
croyant, 1834 ; Le livre du Peuple, 1837 ; De l'esclavage moderne,
1839), dans laquelle il dénonce le règne de l'argent, le pouvoir de
l'État et les hiérarchies muettes devant le « nouvel esclavage » ; il
demeure toutefois attaché à la liberté individuelle et à la propriété
privée, pour lui intimement liées (il ne faut donc pas abolir la
propriété, mais y faire accéder le plus grand nombre). À ses côtés,
Charles de Montalembert (1810-1870), membre de la Chambre des
Pairs puis de l'Assemblée constituante et du Corps législatif de
l'Empire, a défendu, en demeurant fidèle à Rome, la liberté
d'enseignement et les libertés religieuses, notamment dans Le
Correspondant. Henri Lacordaire (1802-1861), dominicain, resta,
lui aussi, attaché à l'autorité romaine et défendit la liberté et les
droits des plus faibles dans L'Avenir, puis dans ses célèbres
sermons (« Entre le fort et le faible, c'est la loi qui protège et la
liberté qui opprime »).
Le souhait de diffuser et amplifier le magistère pontifical sur les
questions sociales (exprimé principalement dans l'encyclique
Rerum novarum de Léon XIII en 1891) a conduit certains
catholiques sur la voie de la réflexion et de l'action militante. Le
comte Albert de Mun (1841-1914) crée les Cercles ouvriers (Ma
vocation sociale, 1911), tandis que le marquis René de la Tour
du Pin (1834-1924) développe un modèle où la société est placée,
comme un tout organique, sous la volonté de Dieu (dans une
perspective peu libérale). Dans le même temps, Marc Sangnier
(1873-1950), fondateur du Sillon (journal et mouvement), suscite
un influent mouvement de revendication d'une plus grande liberté
intellectuelle et théologique dans l'Église, et d'organisation d'une
éducation populaire, qui connaît rapidement des tensions internes et
qui sera désavoué par le Saint-Siège (Sangnier se soumit,
contrairement à Lamennais), cependant que Jacques Piou (1838-
1932) fonde au Parlement l'« Action libérale populaire », ébauche
d'un parti chrétien-démocrate.

31 La levée progressive des oppositions du Saint-Siège ◊ Alors


que plusieurs personnalités, y compris ecclésiastiques, avaient
participé de manière décisive aux débuts de la Révolution, et que,
durant le XIXe siècle, des courants nouveaux se réclamant du
catholicisme avaient rencontré un réel écho parmi les fidèles (et ne
sont donc pas demeurés neutres pour la suite), l'Église a longtemps
manifesté son opposition à la doctrine des droits de l'homme et à
ses tenants. Les choix idéologiques et politiques du nouveau régime
(ainsi que la confiscation des biens de l'Église et des ordres et la
« Constitution civile du clergé » de 1790) furent condamnés par
Pie VI en mars 1791 (Quod aliquandum). Malgré le ralliement
temporaire du Saint-Siège et du clergé sous le Consulat et une
partie de l'Empire (à partir du Concordat de 1801), l'opposition
pontificale ne fléchit pas : Grégoire XVI (Mirari vos, en 1832, qui
condamne l'Avenir et les idées de Lamennais), puis Pie IX (Quanta
cura, suivie du Syllabus en 1864), réitèrent la condamnation des
principes révolutionnaires de 1789, des droits de l'homme et du
libéralisme politique en général. Le changement intervient surtout
avec l'avènement de Léon XIII (Pontife et non plus Roi), qui
cherche à réconcilier spirituel et temporel (Immortale Dei, 1885 ;
Sapientiae christinae, 1890), mais surtout développe une doctrine
des « droits innés » de l'homme et de leur fondement moral,
insistant en particulier sur le caractère social de ces droits, sur la
dignité du travail et fondant ainsi la « doctrine sociale de l'Église »
(spécialement dans Rerum novarum, en 1891 ; également Tra le
sollecitudine, 1892). Dans le même temps, les catholiques français
se rallient progressivement à la République, sur la recommandation
du Saint-Siège et du haut clergé (cf. en ce sens, la déclaration
d'Alger du cardinal Lavigerie en 1891). À partir de là, et malgré des
tensions (anticléricalisme virulent en France à la fin du XIXe et au
début du XXe siècle, condamnation par Pie X du Sillon en 1910), la
position de l'Église devient plus favorable.

32 Une doctrine catholique des droits de l'homme ◊ En


évoquant la position contemporaine des autorités catholiques sur
les droits de l'homme, il convient de rappeler tout d'abord certains
textes et documents importants. Si l'enseignement et
l'approfondissement de la doctrine sociale de l'Église se sont
poursuivis après 1891 (souvent à des dates anniversaires de Rerum
novarum : par exemple Quadragesimo anno en 1931, Laborem
exercens en 1981, Centesimus annus en 1991), d'autres textes ont
abordé la question de manière plus globale. Le magistère pontifical
s'est d'abord exprimé en réaction directe à la montée des
totalitarismes communiste et nazi : sous le pontificat de Pie XI,
Divini Redemptoris et Mit brennender Sorge, en 1937 ; sous
Pie XII, Summi Pontificatus en 1939 et les messages radiodiffusés
de Noël 1942 et 1944, dans lesquels on trouve une proposition (la
première émanant d'une autorité non laïque) de « Déclaration des
droits fondamentaux de la personne humaine » de portée
universelle, nonobstant la controverse sur sa position vis-à-vis de
l'attitude des nazis. Il a aussi été formulé dans des circonstances
moins dramatiques : encyclique Pacem in terris (1963) de
Jean XXIII (le premier texte pontifical évoquant directement la
Déclaration universelle des droits de l'homme comme un « signe
des temps », après les encouragements à l'ONU de Pie XII) et
Populorum progressio (1967) de Paul VI, constitution Gaudium et
spes et déclaration Dignitatis humanae du Concile Vatican II
(1965), mais aussi de nombreux discours et interventions depuis
Paul VI. Ainsi Jean-Paul II pouvait-il déclarer aux membres de la
Cour et de la Commission européenne des droits de l'homme : « Il
ne fait pas de doute que la notion de “droits de l'homme”, surtout
telle qu'elle a été consacrée par la Déclaration universelle
de 1948 des Nations unies, est devenue une sorte de bien commun
de l'ensemble de l'humanité [...]. En un mot, l'Église est l'alliée de
tous ceux qui défendent les libertés véritables de l'homme. Car la
liberté est inséparable de la vérité que tout être humain recherche et
qui rend les êtres humains véritablement libres ».
Cependant, il faut aussi préciser le sens et la teneur des droits et
libertés défendus avant tout par l'enseignement de l'Église. Son
message vise des droits innés de l'homme, dans la tradition
jusnaturaliste classique (thomiste et post-thomiste immédiate), mais
également objectifs et « sociaux » au sens qu'ils doivent s'exercer
dans les communautés (famille, société, nation, Église), dans le
respect de ces dernières et d'autrui, c'est-à-dire en résumé en tant
qu'ils sont indissociables de devoirs et ne sauraient être conçus et
appréhendés de manière individualiste.

3. La diffusion

33 Caractéristiques ◊ L'évolution de l'histoire des droits de


l'homme, dans ses développements les plus récents, se caractérise
aussi par leur expansion et leur diffusion au-delà des revendications
nationales et de l'aire occidentale. Désormais, leur importance est,
au moins dans son principe, admise formellement par pratiquement
tous les États et les régimes. Cette diffusion a pris, particulièrement
au XXe siècle, la forme de documents internationaux de portée plus
ou moins générale. Il s'agit d'un développement considérable des
droits de l'homme, d'un point de vue quantitatif, mais aussi
qualitatif, dans la mesure où, conformément à l'idée d'une société
internationale développée facteur de progrès et de paix, et en écho
des anciennes doctrines jusnaturalistes du « droit des gens », on
recherche désormais dans les actes internationaux un moyen
d'imposer plus fortement le respect des droits de l'homme aux
États.

34 L'internationalisation des droits de l'homme ◊ La


proclamation des droits de l'homme dans des textes internationaux
est sans doute à la fois le signe de leur reconnaissance et la
revendication de leur universalité, tout en traduisant une recherche
de plus grande effectivité (aussi grande que celle de l'ordre
international). Peut-être faut-il également y voir un mouvement
« naturel » des droits de l'homme à la fois conforme à leur essence
et en accord avec un ensemble de plus en plus globalisé, non sans
poser de questions (sur ces différents aspects, à travers le problème
particulier du rapport entre droits de l'homme et famille dans une
perspective internationale et globalisée, cf. A.-J. Arnaud, Entre
modernité et mondialisation, LGDJ, 1998, p. 77-104).
Elle marque effectivement le XXe siècle (particulièrement après
1945), mais ne semble pas commencer avec lui. En effet, le droit
international coutumier prescrivant depuis longtemps la jouissance
d'un minimum de droits et libertés au profit des étrangers, ou des
conventions comme le traité de juillet 1827 (par lequel France,
Grande-Bretagne et Russie s'engagent à intervenir en Grèce au nom
des intérêts du commerce, de la paix en Europe et « d'un sentiment
d'humanité ») ou la convention de Genève d'août 1864 fondant la
Croix-Rouge (et le « droit humanitaire »), pourraient être
considérés comme les premières manifestations d'une protection
internationale de certains droits de l'homme. Si leur intérêt, de ce
point de vue, ne peut être minoré, un pas décisif restait cependant
encore à franchir : de tels documents ou corps de règles
n'imposaient pas encore aux États le respect des droits de leurs
propres ressortissants.
Ce sont sans doute les traités marquant la fin de la Première
guerre mondiale qui, dans leurs stipulations relatives aux minorités
nationales, ont marqué le franchissement de cette étape.
Les premières clauses, parfois très détaillées, se retrouvent dans le Traité de Versailles
(juin 1919), à propos de l'indépendance de la Pologne, et dans celui de Saint-Germain-en-
Laye (sept. 1919), à propos de celle de la Tchécoslovaquie. Outre les droits culturels,
religieux et autres des minorités, des mécanismes nouveaux de garantie sont prévus :
révision des stipulations à la seule majorité du Conseil de la Société des Nations, saisine
du Conseil par un de ses membres au sujet d'une violation ou d'un risque de violation,
intervention de la Cour permanente de justice internationale pour régler les différends
quant à l'interprétation des stipulations. Les mêmes innovations furent reprises notamment
dans les traités particuliers avec les vaincus : traités de Saint-Germain-en-Laye (avec
l'Autriche), de Neuilly (nov. 1919 ; avec la Bulgarie), de Trianon (juin 1920 ; avec la
Hongrie), de Lausanne (juill. 1923 ; avec la Turquie), comme avec les États agrandis
(nouvelle Yougoslavie dans le traité de Saint-Germain-en-Laye ; Roumanie dans le traité
de Paris de décembre 1919 ; Grèce dans le traité de Sèvres d'août 1920).

En outre, il fut admis que les membres des minorités pouvaient adresser des pétitions
au Conseil de la SDN. (instruites par des comités ad hoc, avec publicité possible et saisine
du Conseil et de la Cour) ; un système similaire fut prévu pour les territoires sous mandat
(pétitions auprès de la Commission permanente des mandats du Conseil de la SDN).

Le Traité de Versailles (partie XIII) prévoyait également la


création d'un autre système original de protection des droits
sociaux : celui de l'Organisation Internationale du Travail (inspirée
par le Français Albert Thomas). Outre le principe de la
représentation tripartite (État-employeurs-salariés) au sein des
instances et le pouvoir de proposition et de délibération de ces
dernières sur des conventions d'amélioration des conditions de
travail, le Bureau International du Travail (organe permanent) peut
recevoir des réclamations de délégués ou d'organisations
professionnelles, les instruire et aller jusqu'à les transmettre à la
CPJI. Ce mécanisme, repris dans la Constitution de l'OIT d'octobre
1946, fonctionne toujours.
Les Nations unies, conformément à l'esprit et à certaines
stipulations de la Charte fondatrice de San Francisco de juin 1945,
ont contribué très largement à l'internationalisation des droits de
l'homme, vers une dimension universelle. L'étape capitale fut celle
de l'adoption par l'Assemblée générale des Nations unies, à Paris le
10 décembre 1948, de la résolution 217 (III) portant Déclaration
universelle des droits de l'homme (principalement rédigée par le
Français René Cassin). Ce texte, qui n'est juridiquement pas une
convention internationale, demeure malgré tout un document de
référence, proclamant une grande variété de droits essentiels,
d'ailleurs non dissociés des devoirs de l'homme (notamment
sociaux). La recherche d'une protection universelle et générale des
droits de l'homme est ensuite allée plus loin avec l'adoption, en
annexe de la résolution 2200 (XXI) de l'Assemblée générale du
16 décembre 1966, de deux Pactes internationaux (dits de New
York), l'un relatif aux droits économiques, sociaux et culturels,
l'autre relatif aux droits civils et politiques (seul le premier fut
ratifié par les États marxistes). Ces deux véritables traités, non
seulement garantissent divers doits et libertés, mais instaurent
également un système de garantie, sous forme de rapports au
Comité des droits de l'homme des Nations unies pour le premier, de
recours individuels au même Comité pour le second, dans
l'ensemble peu contraignante. De nombreuses conventions dites
particulières ont également été adoptées dans le cadre de l'ONU
(sans prendre même en compte les traités fondateurs de certaines
organisations rattachées, comme l'UNESCO ou l'OMS).
On peut citer, parmi les plus marquantes : la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (décembre 1948), la Convention internationale sur
l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (décembre 1965), la
Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes
(ouverte à la signature en mars 1980), la Convention contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants (décembre 1984), la Convention relative aux
droits de l'enfant (novembre 1989).

35 Des systèmes régionaux ou particuliers de protection ◊ Un


développement singulier des droits de l'homme à l'échelon supra-
étatique a été l'adoption de déclarations particulières des droits et la
mise en place de systèmes régionaux de protection des droits de
l'homme, dans un souci de rendre cette protection plus efficace et,
peut-être aussi, de l'élaborer dans un cadre plus homogène et moins
disparate que l'ensemble de la communauté internationale. La
création du Conseil de l'Europe, en mai 1949, a constitué une étape
essentielle de ce point de vue. Un de ses buts étant d'affirmer et de
protéger la communauté de valeurs de ses membres et la liberté
individuelle, les libertés politiques et la prééminence du droit, c'est
dans son cadre qu'a été institué, par le traité de Rome du
4 novembre 1950, le système régional le plus développé et efficace
de protection des droits et libertés, celui de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, dite Convention européenne des droits de l'homme
(en partie rédigée par le Français Pierre-Henri Teitgen). Dans le
même cadre, des conventions spécialisées ont également été
adoptées, généralement plus contraignantes que les conventions
internationales correspondantes : ainsi de la Charte sociale
européenne (signée à Turin en octobre 1961), ou de la Convention
européenne pour la prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants (novembre 1987). On relève
aussi que la protection des droits et libertés se développe dans le
cadre de l'Union européenne, après une longue période de carence,
et conformément aux objectifs que ses membres se sont fixés.
Le mouvement de régionalisation des droits de l'homme s'est
manifesté sur d'autres continents. Ainsi, le préambule et des articles
de la Charte de l'Organisation des États américains, créée en
avril 1948, proclament l'attachement des États membres aux droits
de l'homme, l'Organisation ayant même adopté en mai 1948 une
Déclaration américaine des droits de l'homme. En novembre 1969,
la Convention américaine relative aux droits de l'homme signée à
San José a mis en place un système de protection assez proche de
celui de la Convention européenne (avant la réforme des neuvième
et onzième protocoles), en rappelant et élargissant notamment le
rôle de la Commission interaméricaine des droits de l'homme
(instituée en 1959, pour formuler des recommandations et pour
examiner, officiellement depuis 1965, des réclamations
individuelles), et en créant une Cour interaméricaine des droits de
l'homme (la Convention est entrée en vigueur en 1978 ; vingt-cinq
États l'avaient ratifiée en juin 1998, parmi lesquels ne figurent pas
les États-Unis).
En Afrique, la Charte de l'Unité africaine, signée en mai 1963 à
Addis-Abeba, affirme l'adhésion des membres de l'Organisation de
l'Unité africaine à la Déclaration universelle de 1948.
L'Organisation a adopté une Charte africaine des droits de l'homme
en juin 1981 (dite Charte de Banjul, entrée en vigueur en 1986), qui
instaure un mécanisme politique peu contraignant de garantie. En
janvier 2004 a été installée une Cour africaine des droits de
l'homme. Le monde islamique a souhaité également se doter de
certains instruments. Après avoir créé en septembre 1968 une
Commission régionale permanente des droits de l'homme (outil de
simple promotion), le Conseil de la Ligue arabe a adopté au Caire,
en septembre 1994, la Charte arabe des droits de l'homme. Des
autorités religieuses de l'Islam ont avancé des propositions, sans
statut juridique : la Déclaration islamique des droits de l'homme
élaborée en 1979 (par le secrétariat général de l'Organisation de la
Conférence islamique), et la Déclaration islamique universelle des
droits de l'homme, proclamée à Paris en septembre 1981 (par le
Conseil islamique pour l'Europe).
Les systèmes américain et africain se sont eux aussi dotés de
conventions à objet particulier.

36 L'obligation des droits de l'homme ◊ Au-delà de leur


reconnaissance universelle et de la recherche de systèmes de
protection plus « resserrés » et efficaces, le signe le plus net de la
diffusion des droits de l'homme tient sans doute dans leur
reconnaissance « rhétorique » et politique. Désormais, et de plus en
plus, les droits de l'homme deviennent une obligation pour tous les
États, au moins dans le discours officiel. Ce mouvement récent tend
à s'amplifier. Alors que, pour des raisons notamment idéologiques,
les droits et libertés constituaient un sérieux point de discorde entre
les « blocs » de la guerre froide, au point de justifier à titre
principal l'adoption séparée de deux pactes internationaux en
1966 dans le cadre de l'ONU, déjà l'Acte final de la Conférence
d'Helsinki en août 1975 (séance de la Conférence sur la Sécurité et
la Coopération en Europe, regroupant États d'Europe de l'Ouest et
de l'Est, États-Unis et Canada) avait formulé les bases d'une
reconnaissance commune de l'importance des droits de l'homme
(principe VII), pour les pays de l'Ouest comme de l'Est de l'Europe
(même s'ils ont continué à être gravement bafoués par la suite),
fournissant ainsi un soutien et une référence pour nombre de
« dissidents » et d'opposants politiques des pays socialistes
d'Europe centrale et orientale (l'un des plus célèbres, le Soviétique
Andreï Sakharov, créa un mouvement s'appuyant explicitement sur
ce texte). Ce document, dépourvu de tout caractère contraignant et
dont l'application des principes était laissée à la discrétion des
États, eut pourtant un grand impact moral, de sorte que, par la suite,
des solutions plus exigeantes ont pu être mises en place. À Vienne,
en janvier 1989, la CSCE s'est dotée d'un catalogue fourni des
droits de l'homme et, depuis la Déclaration de Moscou d'octobre
1991, un système de contrôle international par des experts et des
rapporteurs existe, renforcé par la possibilité, depuis le Document
de Prague de janvier 1992, de prévoir des mesures politiques sans
le consentement de l'État intéressé en cas de violation grave et
persistante des droits de l'homme, et par de nouvelles instances,
comme le Haut commissariat pour les minorités nationales (entre-
temps, la CSCE est devenue l'Organisation pour la Coopération et
le Développement en Europe). La Charte de Paris pour une
nouvelle Europe de novembre 1990 consacre l'importance de la
« dimension humaine » pour les membres de la CSCE (les droits et
libertés ainsi que la « troisième corbeille », c'est-à-dire un certain
nombre de questions humanitaires : rapprochement des familles par
exemple) et la place sous la triple dimension des droits de l'homme,
de la démocratie pluraliste et de l'État de droit.
Longtemps considérés comme une aspiration généreuse et
marginale par les diplomates, les droits de l'homme sont devenus
une sorte de standard international. Tout État souhaitant trouver une
pleine place dans la société internationale doit, au moins déclarer à
défaut de pratiquer (car les violations des droits de l'homme
demeurent très nombreuses), le respect et la promotion des droits et
libertés. L'exigence peut être plus forte, comme, par exemple,
lorsqu'il est demandé aux États souhaitant intégrer le Conseil de
l'Europe d'adhérer sans restrictions à la Convention européenne des
droits de l'homme (y compris le recours individuel et la juridiction
obligatoire de la Cour européenne). Depuis 1989, très clairement,
l'adhésion de nouveaux membres au Conseil de l'Europe se trouve
ainsi subordonnée à de strictes conditions, l'article 3 du Statut du
Conseil de l'Europe précisant par ailleurs que « tout membre du
Conseil de l'Europe reconnaît le principe de la prééminence du
Droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa
juridiction doit jouir des droits de l'homme et des libertés
fondamentales ». Dans les cas où la raison d'État et les intérêts
commerciaux et stratégiques l'emportent largement, les droits de
l'homme parviennent aujourd'hui à se faire une place croissante.
Les relations avec la République populaire de Chine constituent un
clair exemple de cette évolution timide mais réelle.
La remise en cause du statut traditionnellement « protégé » de
l'État et de ses dirigeants au regard du droit international semble
même s'accentuer sur le terrain des droits de l'homme. L'idée d'un
« droit d'ingérence » dans les affaires internes d'un État de la
protection des ressortissants de ce dernier et, plus largement, des
droits et libertés, paraît progresser après être longtemps demeurée
très marginale et en restant toujours très ambiguë et floue.
La puissance du mouvement peut sans doute se mesurer à ses effets. C'est
partiellement ou principalement le droit d'ingérence qui a officiellement justifié, depuis les
opérations américaines en Somalie en 1992-1993, plusieurs interventions armées récentes
au nom de la communauté internationale, du Rwanda au Timor oriental et au Kosovo.
Pour autant, un réel effort de clarification paraît devoir s'imposer. Outre que le caractère
sélectif des interventions dans les États conduit à relativiser le droit (ou le devoir)
d'ingérence, face à la multiplicité et à la gravité des atteintes aux droits de l'homme, et à le
priver de la haute portée morale que ses partisans revendiquent pour lui, les conditions et
les limites de son exercice restent à définir précisément, comme demeurent à expliciter les
principes du délicat équilibre entre diplomatique et humanitaire.

La tendance la plus récente à la mise en accusation et à la


condamnation pour violation des droits de l'homme sur leur propre
territoire, par des juridictions étrangères ou internationales
(Tribunal pénal de La Haye pour l'ex-Yougoslavie, Tribunal pénal
d'Arusha pour le Rwanda, désormais la Cour pénale internationale
décidée en 1998 et un tribunal spécial pour les crimes de guerre et
crimes contre l'humanité en Sierra Leone), d'agents publics, voire
de chefs d'État ou de gouvernement, en rupture avec une tradition
internationale solidement établie d'immunité, reflète elle aussi cette
évolution. À ce jour, seul un ancien chef d'État, appréhendé dans un
pays étranger, s'est vu finalement jugé par la justice de son pays, au
moment où d'autres responsables publics ont été accusés et sont
recherchés devant des juridictions internationales. Pour que la
dignité et la crédibilité du mouvement soient véritablement
acquises, il importe désormais que bien d'autres, anciens et actuels
dirigeants, connaissent sous peu le même sort.
SECTION 2. LA QUESTION DE LA RELATIVITÉ DES
DROITS DE L'HOMME

37 Plusieurs interrogations ◊ Le tableau succint de l'histoire et de


l'évolution de l'idée des droits de l'homme attestant de leur
reconnaissance toujours plus large, tant d'un point de vue
quantitatif que qualitatif, poser la question de la relativité des droits
de l'homme peut sembler incongru. Pourtant, plusieurs séries
d'éléments conduisent à des précautions méthodologiques, voire à
une remise en cause plus sérieuse ou à une contestation, en toute
hypothèse à la conclusion de leur caractère juridiquement imparfait
et inadéquat au but élevé de protection que leur philosophie et les
valeurs qu'ils portent leur assignent. Si les droits de l'homme
comme idée demeurent importants et utiles, leur imperfection
comme instrument de protection apparaît tout aussi incontestable.

§ 1. L'hétérogénéité des droits de l'homme

38 Des droits différents ◊ Une première réserve susceptible d'être


formulée à l'encontre des droits de l'homme, qui fragilise leur
« capacité » comme notion ou catégorie juridique, tient sans doute
à leur hétérogénéité. Ainsi que le laisse entrevoir la succession des
doctrines et des événements qui viennent d'être rappelés, ils
recouvrent des aspirations, couvrent des domaines et expriment des
revendications parfois fort différents, formant en définitive un
ensemble dont l'unité catégorielle peut se révéler fragile.

39 Les « générations » de droits de l'homme ◊ Du point de vue


des origines et des références, l'existence de « traditions » des
droits de l'homme non seulement complémentaires, mais
contradictoires dans leurs postulats et leurs objectifs, ne peut être
niée. D'un point de vue plus technique, une présentation devenue
classique des droits de l'homme reflète assez clairement
l'hétérogénéité de l'ensemble. L'habitude a été prise de classer les
droits et libertés en « générations », selon un mode qui permet à la
fois de les différencier dans la forme et de rendre compte de la
succession historique de phases complémentaires tant dans la
revendication que dans la reconnaissance.

40 Droits de la première génération ◊ La première génération,


celle de la Déclaration française de 1789 ou du Bill of Rights
américain, correspond, dans cette typologie, aux droits et libertés
les plus fondamentaux : sûreté, liberté d'aller et venir, liberté de
conscience et de religion, liberté d'expression, égalité devant la loi
et les charges publiques, propriété, garanties pénales essentielles…
L'ensemble de ces droits se caractérise avant tout par la nature et la
qualité de leurs titulaires : tout homme en dispose de par sa
naissance et a normalement le droit d'en jouir, sous des conditions
et dans des limites elles-mêmes dûment définies ; l'individu seul est
concerné, même si certaines libertés, comme celle de réunion,
s'exercent en commun. Une autre caractéristique distinctive de ces
droits est de consister en des libertés, des « facultés d'agir »
déterminant une sphère d'autonomie individuelle et supposant, en
conséquence, l'abstention de la puissance publique dans les
domaines qu'elles protègent, le rôle des pouvoirs publics (au
premier rang desquels les autorités représentatives et délibérantes)
se bornant à en assurer la garantie et à protéger la liberté en
général.

41 Droits de la deuxième génération ◊ À la première génération


est venue s'ajouter une deuxième dans la formation de l'ensemble
des droits de l'homme. Cette deuxième génération correspond,
chronologiquement, aux droits nouveaux proclamés notamment à
partir du Préambule de la Constitution française de 1848, et
fortement présents dans les Constitutions postérieures à
1945 comme dans celles des États socialistes : droit au travail et à
l'emploi, droit à la protection sociale, droit à l'instruction et à la
culture, droit de grève, droit à la participation, droits de la famille,
droits spécifiques des étrangers… Sur les deux points considérés
comme essentiels de la définition précédente, première et deuxième
génération des droits de l'homme se distinguent. Les droits de la
deuxième génération sont reconnus à tous, mais le plus souvent en
tant que membres de catégories déterminées par des critères en
rapport avec le système de production ou en fonction d'une
situation sociale (ce qui explique la dénomination courante de
« droits économiques et sociaux ») ; ils sont, selon l'expression de
Georges Burdeau, des droits de « l'homme situé ». En outre, à
l'opposé de la première génération, ces droits supposent non une
abstention, mais une intervention de la puissance publique propre
non seulement à les garantir, mais aussi à assurer leur mise en
œuvre effective par la création de régimes juridiques ou
d'institutions leur donnant une portée concrète (établissements
scolaires, hôpitaux, Sécurité sociale, etc.). La sémantique même
semble confirmer la différence : alors que les droits de la première
génération sont plutôt formulés comme des « droits de… », ceux de
la deuxième se présentent le plus souvent comme des « droits
à… ». À propos de ces derniers, on emploie d'ailleurs couramment
l'expression, maladroite, de « droits-créances », en voulant signifier
que leurs titulaires ont des droits non tant contre la puissance
publique que sur l'État.

42 Droits de la troisième génération ◊ Le mouvement


d'internationalisation des droits de l'homme et la volonté de prise en
compte, à travers la reconnaissance qu'ils procurent, de nouvelles
aspirations sociales et politiques ont abouti à la consécration, après
1945, de droits de l'homme d'un type encore différent des deux
précédents. Parmi les divers droits revendiqués et non tous
reconnus, les droits dits de la « troisième génération » (dits aussi
« droits de solidarité ») sont ceux qui ont fait l'objet d'une
reconnaissance générale, d'abord dans le cadre de l'ONU : le droit à
la paix, le droit au développement, le droit à l'environnement (mais
aussi le droit à la différence, le droit de propriété sur le patrimoine
commun de l'humanité…).
Ce droit, consacré à l'échelon international notamment par la Déclaration finale de la
Conférence de Stockholm de 1972, a fait l'objet d'une reconnaissance dans plusieurs
Constitutions nationales : cf. par exemple, art. 20 a de la Loi fondamentale de la RFA
de 1949, art. 45 et 46 de la Constitution espagnole de 1978, art. 66 de la Constitution
grecque de 1975, art. 1.20 de la Constitution des Pays-Bas, art. 225 et chap. VI de la
Constitution du Brésil de 1988. En France, le projet de loi constitutionnelle visant à
adjoindre à la constitution une « charte de l'environnement » le prévoit également.

Les droits de la troisième génération, invocables par tout homme,


sont opposables à la puissance publique. Toutefois, la question de
savoir si c'est l'humanité ou chaque individu qui s'en trouve titulaire
(en son nom propre, ou au nom et pour le bien de tous), et celle de
la puissance publique concernée, étatique ou supra-étatique,
demeurent discutées ; sur le premier comme sur le second point, les
droits de la troisième génération apparaissent comme des droits
universels, non plus seulement dans leur essence et dans leur
portée, mais dans leurs éléments constitutifs mêmes, ce qui n'en
clarifie ni le concept, ni l'emploi. Sous leur forme juridicisée, ces
droits (en particulier le droit à l'environnement) ne s'avèrent pas
moins problématiques ; ils revêtent le plus souvent la forme de
normes « programmatiques », définissant avant tout une obligation
générale de l'État traduite en objectifs d'action.
Certains auteurs (G. Braibant, H. Maisl), devant l'expansion et
l'emprise grandissante des nouvelles technologies de l'information
et des modes de communication de plus en plus compréhensifs, ont
même avancé l'idée de droits de l'homme de la quatrième
génération, sur un mode très chronologique, proposant d'y inclure
notamment l'Habeas data, c'est-à-dire le droit de l'individu à la
maîtrise des données nominatives le concernant (cf. art. 35 de la
Const. portugaise de 1976 telle que révisée en 1982 et 1989).

§ 2. La contestation des droits de l'homme

43 Des oppositions idéologiques ◊ Au-delà de la perplexité


méthodologique suggérée par le constat de l'hétérogénéité des
« droits de l'homme » comme catégorie, la fragilité provient
également du fait qu'à rebours d'une apparente et belle unanimité,
et même si elles se sont estompées, existent des oppositions
directes à l'idée même des droits de l'homme telle qu'elle a été peu
à peu forgée. Cette contestation, avant tout idéologique et
philosophique, est elle-même très disparate.
A. La contestation contre-révolutionnaire

44 Burke, Maistre, Maurras ◊ Historiquement, la première remise


en cause des droits de l'homme « classiques » de la fin du
XVIIIe siècle a été le fait de courants critiques ou hostiles à l'esprit
révolutionnaire de 1789 en France. Cette contestation se décline sur
des modes différents, mais, de manière générale, reproche à l'esprit
révolutionnaire et à son héritage ses options et ses conclusions, et
notamment les droits de l'homme de la Déclaration de 1789.
Edmund Burke (1729-1797) fut sans doute le premier à formuler
une critique construite de l'expérience révolutionnaire toute
nouvelle. Chef du parti whig (libéral) à la Chambre des Communes,
défenseur notamment des colonies américaines et des catholiques
irlandais (Irlandais lui-même d'origine), ce brillant orateur a voulu
s'inscrire contre la thèse, défendue dans certains milieux libéraux
anglais, assimilant la Révolution de 1789 et celle de 1688, dans ses
Considérations sur la Révolution française (1790), dans lesquelles
il a dressé un effrayant tableau de la Révolution. Entre autres, il y
récuse la démarche rationaliste d'inspiration jusnaturaliste des
rédacteurs de la Déclaration de 1789 qui proclame des droits
improprement qualifiés, selon lui, de « naturels », trop abstraits
pour être solidement fondés et avoir une utilité véritable, et qui y
inclut faussement le droit de chacun de participer à la chose
publique. Quoique libéral, partisan des « vrais » droits individuels
(droit à la justice, liberté d'entreprendre et d'éduquer ses enfants) et
ouvert aux réformes, Burke pense, au contraire, d'une part, que seul
le temps et les processus empiriques assurent la qualité et la
longévité des institutions, contrairement à tout esprit de système, et,
d'autre part, les distinctions sociales et les « préjugés », fruit de
l'évolution historique et du sens commun (alors qu'ils sont récusés
par la plupart des philosophes des Lumières) assurent le bonheur de
chacun, sans empêcher toute transformation, progressive et
raisonnée.
Le comte Joseph de Maistre (1753-1821) s'est lui aussi affirmé
comme un adversaire résolu de la Révolution de 1789 et de ses
manifestations et apports. Membre du Sénat de Savoie, émigré à
Lausanne après l'invasion, représentant à Saint-Pétersbourg de son
souverain Charles-Emmanuel IV de Sardaigne (pendant quinze ans,
puis son grand chancelier), il développe (Considérations sur la
France, 1796) une vision providentialiste et assez tragique de
l'histoire, considérant la Révolution, ses violences et ses
bouleversements comme un châtiment divin, et rejette tout autant
l'idée abstraite de l'Homme des révolutionnaires et la conception
individualiste de droits de l'homme contre la société, lui préférant
avant tout celle des devoirs de l'homme envers Dieu.
La critique contre-révolutionnaire s'est poursuivie au-delà des
contemporains des événements de 1789, en reprenant d'ailleurs
souvent des arguments proches, en particulier contre la démocratie
majoritaire qui ne serait que la tyrannie d'une minorité dominante et
agissante. C'est l'une des idées maîtresses de la pensée de Charles
Maurras (1868-1952). À partir d'un postulat il est vrai bien
différent, celui du positivisme auquel il adhère avec enthousiasme,
l'écrivain et journaliste provençal, chantre du régionalisme puis du
« nationalisme intégral », fondateur et animateur de l'Action
française (à la fois mouvement et journal), critique très sévèrement
la démocratie et la République (qu'il ne distingue pas), rejette en
bloc la Révolution (et le romantisme), tout en tentant de démontrer
rationnellement la supériorité de la monarchie non parlementaire et
décentralisée.

B. La contestation marxiste

45 Marx ◊ Une autre critique, plus célèbre encore, émane du


marxisme et de ses avatars. C'est dans un écrit de 1843, À propos
de la question juive, que Karl Marx (1818-1883) a systématisé le
plus clairement ses objections, par ailleurs présentes dans plusieurs
autres ouvrages et découlant des postulats de sa philosophie. Pour
lui, les droits et libertés de la Déclaration de 1789 ne sont qu'un
moyen supplémentaire et particulièrement trompeur d'asseoir la
domination de la bourgeoisie sur le prolétariat : l'espace
d'expression de ces droits et le terrain de l'émancipation qu'ils
garantissent, étant uniquement politiques, sont dissociés faussement
du lieu de la véritable confrontation des intérêts, celui de la
production et de la « société civile ». L'individualisme fondamental
des droits classiques est l'objet particulier d'une telle critique, et
tout spécialement, bien sûr, le droit de propriété. Le caractère
fallacieux des droits et libertés classiques se trouve par ailleurs mis
en avant ; la liberté n'a pas de sens sans les possibilités de son
exercice effectif et la disposition des conditions de réalisation de
l'émancipation. Prenant l'exemple de la liberté de la presse,
considérée comme un non-sens pour celui qui n'a pas les moyens de
créer et faire fonctionner un organe de presse, Marx distingue ainsi
entre libertés formelles, les fausses « libertés bourgeoises », et les
libertés réelles, celles formulées et organisées de telle manière que
chacun, par les moyens mis à sa disposition, peut effectivement les
exercer, et qui sont indissociables du combat de la justice sociale et
inconcevables hors d'une conception holiste (dont les conséquences
s'avèrent bien peu favorables à la liberté).
La critique radicale d'inspiration marxiste s'est prolongée dans les différents courants
de pensée et mouvements de cette obédience. Toutefois, il convient de noter que la
position des partis communistes d'Europe de l'Ouest a peu à peu évolué. Ainsi, en
mars 1977, les partis communistes espagnol, italien et français ont signé à Madrid une
déclaration commune appelant à l'approfondissement de la démocratie comme réponse à
la crise du capitalisme, mais dans la pluralité des forces politiques et sociales et dans le
respect de toutes les libertés individuelles (y compris les plus classiques) et collectives.
Dans la proposition de loi constitutionnelle tendant à l'inscription d'une nouvelle
déclaration des droits déposée par ses députés en décembre 1975, le PCF développait de
nouveaux droits des travailleurs (dans son souci de lien entre démocratie politique et
démocratie économique), mais réaffirmait clairement la plupart des droits « classiques »,
en en attribuant même la paternité historique aux « luttes des travailleurs et du peuple » !
Certaines évolutions, sous l'effet d'une « mondialisation », doivent toutefois être
mentionnées : ainsi, la constitution de la République populaire de Chine a-t-elle été
révisée en mars2004 pour y introduire une référence à la propriété privée et le principe du
respect et de la protection des droits de l'homme par l'État.

C. La critique personnaliste

46 Mounier ◊ Il importe de relever que d'autres courants doctrinaux,


très différents du marxisme, ont parfois concouru dans la critique
de la démocratie libérale « bourgeoise » et des droits qu'elle
proclame et garantit. Emmanuel Mounier (1905-1950), théoricien
du personnalisme, décrie le capitalisme et l'affadissement et
l'avilissement de l'esprit résultant de l'avènement universel de la
« bourgeoisie » sous toutes ses formes, contestant également l'idée
de souveraineté populaire et l'égalitarisme (qui aboutit à nier la
valeur individuelle de chaque personne) et prônant une démocratie
organique personnaliste et un nouveau système économique qui
assurerait à la fois le primat du travail sur le capital et la juste
récompense par le profit de l'apport et du travail du possesseur du
capital dans l'entreprise, dans une économie mixte.

D. La contestation élitiste et autoritariste

47 Le rejet de la démocratie libérale et de toute protection


aux plus faibles ◊ Il convient enfin de rappeler rapidement une
autre série de critique aux droits de l'homme tels qu'entendus
classiquement. Pour Friedrich Nietzsche (1844-1900), par exemple,
la véritable humanité tient au plein épanouissement du désir de
vivre et de l'instinct vital de l'individu ; dans l'approfondissement
du Moi de celui-ci, qui est son émancipation progressive, ceux nés
pour être chefs doivent exalter leur instinct et leur volonté de
puissance. Dès lors, le philosophe condamne toute fausse entrave
morale (en particulier la morale chrétienne) et toute construction du
type de la démocratie libérale représentative : il n'y a là, selon lui,
que prétextes à entraver l'élan vital en imposant une fallacieuse
considération pour les plus faibles et, à terme, leur domination,
notamment à travers les idées d'égalité des droits ou de pitié pour
les pauvres.
Le fascisme et le national-socialisme ont développé la même
critique, avant tout dirigée contre la démocratie parlementaire et le
libéralisme. Toutefois, seul le fascisme originel (essentiellement
avant 1926 et l'adoption du premier train législatif vraiment
fasciste) s'est montré aussi radicalement individualiste que l'était
Nietzsche : fascisme institutionnel et nazisme reposent au contraire
sur une conception holiste et totalisante, opposée par essence autant
que par principe aux droits de l'homme.

§ 3. La portée des droits de l'homme


48 Des questions sur la portée des droits de l'homme ◊ Outre
l'incertitude méthodologique et la contestation idéologique, les
droits de l'homme se voient sans doute atteints par des
interrogations concernant leur contenu même et leur efficacité.

A. Les droits de l'homme sont-ils universels ?

49 Un problème culturel et religieux ? ◊ Il s'agit là d'une question


d'importance. Si l'universalité des droits de l'homme peut être mise
en cause, c'est un point essentiel de la « théorie » qui se trouve
contesté, fragilisant à la fois la définition et l'ambition des droits de
l'homme. Or, il existe un courant d'appréciation critique et de
remise en cause des droits de l'homme, qui seraient (avec d'autres
notions) un produit marqué de la culture occidentale classique et
l'un des vecteurs de l'impérialisme culturel et politique des
démocraties libérales développées. La réflexion de ce courant, dont
la portée s'avère considérable à la fois d'un point de vue général
pour les droits de l'homme et, plus précisément, sur le terrain
politique, par exemple face à certains fondamentalismes, se nourrit
de plusieurs éléments. Des travaux comparatifs de l'anthropologie
politique et de l'ethnologie ont notamment montré à quel point
l'individualisme paraît spécifique du monde occidental moderne
(cf. L. Dumont, Essais sur l'individualisme, Seuil, 1988).
Effectivement, les données culturelles et religieuses apparaissent
parfois (du moins dans certaines présentations) comme des
obstacles à la réception « normale » des droits de l'homme et, en
toute hypothèse, comme une justification des adaptations dont ils
font l'objet (ainsi que des insuffisances dans leur mise en œuvre).
Ainsi, a-t-on avancé que la culture africaine traditionnelle était
incompatible avec l'idée de droits individuels contre la société et le
pouvoir politique en tant qu'elle absorbe l'individu dans un réseau
dense de liens familiaux et sociaux, y compris dans le passé, dont le
totem serait l'archétype (cf. K. M'Baye, « Les droits de l'homme en
Afrique », in UNESCO (éd.), Les dimensions internationales des
droits de l'homme, 1978, p. 631).
Les déclarations islamiques précitées, en tant que textes d'abord
religieux et dogmatiques, outre qu'elles établissent une
discrimination fondamentale selon la religion, écartent à la fois
toute désobéissance et toute possibilité d'application : l'origine des
droits étant tout entière en Dieu et dans sa Loi, seule peut être
reconnue la déclaration à l'exclusion de toute norme, notamment
universelle, car une telle soumission serait blasphématoire.
Pour une étude collective sur le problème de la dimension
culturelle et ses incidences sur les droits de l'homme, cf. I. Schulte-
Tenckhoff (Dir.), Altérité et droit, Bruylant, Bruxelles, 2002.
Certaines approches non juridiques abordent la question et
proposent son dépassement : cf. par exemple, C. Eberhard, Droits
de l'homme et dialogue interculturel, Éditions des écrivains, Paris,
2002.

50 Un problème politique et économique ? ◊ Une autre modalité


de la même critique anti-occidentale des droits de l'homme revêt un
caractère plus politique. Dans le communiqué du gouvernement de
Singapour en 1991 sur les « valeurs partagées », ou dans la
déclaration commune à Bangkok en 1993 de Singapour, de la
Malaisie, de Taiwan et de la Chine, l'argument de la spécificité
culturelle confucéenne de l'Asie est effectivement très présent. Lors
de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme à Vienne
en 1993, le discours culturaliste s'est largement fait entendre.
Toutefois, l'argument devient aussi politique dans la mesure où le
scepticisme face aux droits de l'homme occidentaux s'accompagne
du rejet d'un modèle politique censé leur correspondre. En Afrique,
en Asie comme dans le monde islamique, la contestation du
caractère universel des droits de l'homme devient alors souvent
l'affirmation de la recherche d'une « troisième voie » politique et
institutionnelle et de la nécessaire autonomie des expériences
nationales, autre manière de rappeler le caractère à la fois
inopportun et inadéquat de toute ingérence dans des « affaires »
nationales au nom des droits de l'homme. À la différence culturelle
s'ajoute, pour les partisans de cette thèse, la singularité historique,
les pays concernés étant pour la plupart d'anciennes colonies plus
ou moins récemment émancipées et les États des constructions
parfois artificielles issues de cette période et inadaptées aux
données ethniques, culturelles et religieuses en l'absence, souvent,
de véritable conscience nationale. Devant l'héritage d'un tel passé,
il faut alors comprendre, d'après les avocats de ce point de vue, que
les revendications et les besoins premiers ne sauraient être les
mêmes et que, par exemple, dans la Charte africaine des droits de
l'homme, précitée, l'accent soit d'abord mis sur les droits des
peuples, condition et garantie des droits de l'homme.
Une variante de cette thèse fait de la situation économique un
éventuel obstacle à la réception et à l'effectivité des droits de
l'homme. De même que l'état de guerre ou de crise peut justifier
l'éventuelle suspension ou restriction des droits et libertés, l'état de
nécessité économique et les efforts en faveur du développement
peuvent, selon certains, conduire à rejeter ou diminuer l'exigence
des droits de l'homme. En outre, d'après une idée non éloignée de la
position marxiste, la jouissance véritable de tels droits suppose un
certain niveau de développement économique. En résumé, les
droits de l'homme demeurent ainsi à la fois un luxe de pays riches
et un moyen pour ces derniers de freiner le développement des pays
pauvres en leur imposant des « charges indues » (le discours est
identique sur le respect de l'environnement).

51 Universalité, universalisme et mondialisation ◊ À ces


critiques, des réponses ont été apportées. L'une d'entre elles en
admet pour partie l'argument en distinguant notamment universalité
et universalisme. La démarche universaliste de la philosophie des
droits de l'homme demeure valable et légitime en ce qu'elle
considère l'aspiration à la liberté et le droit d'en jouir comme
communs à tous les hommes. En revanche, la prétention à
l'universalité, elle-même culturellement marquée, procèderait d'une
déformation ethnocentrique occidentale réductrice des identités et
des différences (pour une synthèse, Wachsmann, p. 42-45).
Une autre réponse fait observer que la participation de certains
États, à la communauté internationale et aux échanges mondiaux
passe nécessairement par l'acceptation d'une certaine conception du
droit et de la société qui rend étonnant et irrecevable le rejet de
droits de l'homme qui participent pourtant de la même conception,
de sorte que la discussion sur le terrain culturel constitue en fait un
piège dans lequel il convient de ne pas se laisser prendre. En outre,
l'aspect essentiellement subjectif des droits de l'homme comme
revendications de liberté rend sans doute possibles beaucoup
d'adaptations (cf. J. Habermas, L'intégration républicaine, Fayard,
1998, p. 245-256).
On ne peut que constater que la critique aussi bien que les
réponses affaiblissent la conception classique des droits de
l'homme.

B. Les droits de l'homme sont-ils adaptés ?

52 Les conséquences du subjectivisme ◊ Une autre série


d'interrogations tient à la conformité des droits de l'homme aux
objectifs qui leur sont classiquement assignés et à leur adéquation
aux besoins qu'ils sont supposés satisfaire. Tout d'abord, le
subjectivisme qui domine dans l'idée classique des droits de
l'homme, sans étonnement au regard de leur origine philosophique,
et qui a fait à la fois leur définition et leur fortune, semble être aussi
une cause d'instabilité. D'une part, le problème de la confrontation
et de la conciliation entre les droits de l'homme peut se poser de
manière parfois très aiguë et, en tout cas, spécifique puisqu'il ne
s'agit pas alors de la limitation des droits de l'homme par les
intérêts divers ou les droits du groupe, ou encore par des
considérations rattachables à la morale, mais de la rencontre de
situations subjectives. En pareil cas, il y a lieu d'arbitrer sinon entre
les sujets (ce qui est impossible par hypothèse), du moins entre les
valeurs portées par les droits en opposition. La règle de base étant
celle de l'égale valeur (par définition) des droits et des aspirations,
il convient d'introduire une forme de méta-règle générale posant un
principe d'arbitrage et d'allocation. Or, la subjectivité des droits de
l'homme, si volontiers mise en avant par les penseurs modernes et
contemporains qui les défendent, exclut notamment qu'un tel type
de règle puisse « se trouver » ailleurs qu'en dehors du « système »
même des droits de l'homme, sauf à admettre que la règle
d'arbitrage découle de l'idée même des droits de l'homme ou des
valeurs en conflit et, par là, une conception de ces droits
ontologiquement « chargée » qui deviendrait sans doute
inacceptable à la majorité des contemporains (quoiqu'ils la
pratiquent plus souvent qu'ils ne le réalisent ou l'acceptent).
Marqués par leur histoire, mais voulant rejeter tout fondement, les
droits de l'homme se trouvent alors placés devant une sorte de
contradiction, dans la mesure où, selon la théorie de la démocratie
la plus largement admise aujourd'hui et qui les inclut en tant
qu'élément constitutif, c'est le politique, ouvert au débat, qui
détermine les modes et les solutions de l'arbitrage, ce qui aboutit à
placer au cœur du mouvement de l'opinion un ensemble qu'un
minimum d'efficacité supposerait par ailleurs à l'abri des choix et
des fluctuations.
De surcroît, la subjectivité des droits de l'homme, parfois absolue
chez certains contemporains (« À chacun ses droits », comme
« À chacun sa vérité ») favorise ce que l'on pourrait appeler
« l'inflation » des droits de l'homme qui, victimes avant tout de leur
succès rhétorique, se multiplient, non toujours reconnus
évidemment, mais de plus en plus revendiqués, ce qui, au-delà du
problème de l'homogénéité déjà évoqué, ne contribue qu'à
multiplier les hypothèses d'incertitude et de conflit.

53 Sujet et objet ◊ Parmi les droits dont la revendication se multiplie


dans la société contemporaine, certains ne sont pas à proprement
parler des droits de l'homme, mais cherchent à ce point à s'en
inspirer et à les imiter que ces derniers s'en trouvent peut-être
affectés dans leur portée symbolique. Inscrits dans le mouvement
écologiste multiforme qui a pris de l'ampleur lors des dernières
décennies, des courants militent pour la « libération animale » et les
droits des animaux, ainsi que pour les « droits de la nature ».
Rompant avec la tradition vitaliste d'Aristote à Saint Thomas
d'Aquin, le jusnaturalisme moderne de l'École du droit de la nature
et des gens (Grotius, Pufendorf) d'une part, la philosophie
cartésienne d'autre part, tous deux à l'origine directe de l'idée
classique des droits de l'homme, avaient posé la rupture radicale
entre l'homme d'un côté, l'animal et les choses de l'autre, faisant du
premier l'unique sujet opposé aux objets, mais ne niant pas, par
ailleurs, l'existence de devoirs de l'homme envers les autres êtres
vivants. À rebours de cette position dominante, d'autres courants
ont cherché à démontrer l'indifférenciation entre humanité et
animalité, soit pour des raisons philosophiques (l'utilitarisme de
Jeremy Bentham qui raisonne selon les principes d'utilité, de plaisir
et de souffrance communs à tous les êtres animés), soit au nom de
théories scientifiques (entre autres le darwinisme), soit enfin pour
des raisons plus politiques (le radicalisme français par exemple,
qui, à l'image de Georges Clémenceau parlant des « liens de nature
qui nous unissent à nos frères d'en bas », y voyait une occasion
nouvelle de manifester leur hostilité à l'Église catholique et à ses
thèses spiritualistes). Dès 1792, on trouve des écrits sur le « droit
des bêtes » (Thomas Taylor, Revendication of the rights of brutes),
mais c'est aux XIXe et XXe siècles que le mouvement se formalise et
se structure plus clairement (parmi les ouvrages de référence, on
peut citer : Henry Salt, Les droits de l'animal dans leur rapport
avec le progrès social, 1892 ; Peter Singer, Animal Liberation,
1975 (réédité) ; Tom Regan, The case for animal rights, 1983), au
point de prendre une considérable ampleur dans les pays anglo-
saxons. Ces auteurs sont allés plus loin en dénonçant le spécisme et
l'anthropocentrisme de leurs devanciers, et prônant l'égalité
complète entre humains et animaux. D'autres se sont également
appliqués à démontrer et promouvoir les droits de la nature
(principalement Aldo Leopold, A Sand County Almanac, 1949).
Cette recherche militante a pris forme à travers certains actes,
comme la Déclaration universelle des droits de l'animal élaborée
par la Ligue française de défense des animaux en 1977, et
remodelée en 1989, ou la Déclaration des droits des chimpanzés et
orangs-outangs adoptée par la Nouvelle-Zélande en 1999.

54 Les défis actuels et futurs ◊ Outre le glissement de l'objet au


sujet, qui fragilise la cohérence des droits de l'homme en
relativisant le primat de celui-ci, d'autres défis, présents et futurs,
existent pour les droits de l'homme. Ces défis s'identifient
aujourd'hui principalement comme ceux liés aux progrès des
sciences et techniques. Sur le terrain des technologies de
l'information et de la communication, la progression spectaculaire,
d'un point de vue quantitatif comme qualitatif, aboutit à une
amplification à la fois des formes et des lieux d'exercice de
certaines libertés et à un développement considérable des moyens
d'intrusion dans la sphère privée à un degré tel que, dans un monde
complexe en réseaux, l'idée même d'intimité et de vie privée (partie
sans doute la plus sensible de la sphère privée) peut se trouver
largement remise en question. Surtout, en dématérialisant peu à peu
l'espace public au point de faire peut-être perdre son sens à cette
notion, les nouvelles technologies de l'information et de la
communication posent la question des droits et libertés en dehors
des cadres traditionnels de la théorie des droits de l'homme : même
à l'échelle internationale, le problème de la réglementation et, plus
largement, du rapport public-privé reste à peu près entier. Ainsi se
trouve rendue plus aiguë encore la question, plutôt nouvelle dans la
doctrine classique des droits de l'homme, des rapports de personne
privée à personne privée (physique ou morale).
Mais c'est sur le terrain de la connaissance du vivant et des
biotechnologies que le défi aux droits de l'homme apparaît sans
doute le plus sérieux. La question de fond n'est pas certes pas
nouvelle : c'est celle de l'homme, du sujet, de l'individu, de sa
singularité et de son identité. Mais l'immense progrès de la
biologie, de la médecine et de la génétique, même s'il apporte
quelques réponses et surtout des solutions et des traitements,
continue de la poser très directement, d'un double point de vue. Les
connaissances et techniques nouvelles soulèvent d'abord
l'interrogation sur la « continuité » de l'homme. En ce qui concerne
le commencement de la vie humaine, la génétique contemporaine
permet désormais de répondre sans grande hésitation qu'elle débute
dès la conception ; toutefois, l'affrontement des positions
idéologiques, philosophiques et morales sur ce point et ses
conséquences (sur la question de l'avortement ou des manipulations
génétiques notamment) rend incertaine l'affirmation et la
reconnaissance de droits de l'homme, ceux de l'homme à naître
comme ceux de la mère par exemple. La fin de la vie humaine
semble, elle, devenue plus difficile à définir avec précision, aux
dires de certains scientifiques ; là encore, l'appréhension de
l'humanité apparaît comme une pierre d'achoppement
philosophique et morale. L'interrogation est soulevée également sur
le point de l'identité de l'homme, non seulement en ce qui le
distingue de l'animal (vieille question), mais aussi dans son identité
personnelle, à l'heure où la génétique et les biotechnologies ouvrent
un très vaste champ de possibilités scientifiques.

55 Un problème d'efficacité ◊ En définitive, la plupart des réserves


susceptibles d'être émises par rapport aux droits de l'homme
peuvent être ramenées à leur manque d'efficacité, même si les
insuffisances ou fragilités signalées ne concernent pas uniquement
les droits de l'homme au sens strict. Non parfaitement homogène,
culturellement et idéologiquement marquée, et par là susceptible de
contestation parallèle, l'idée de droits inhérents à la personne
humaine, découlant de la nature universelle et commandés par la
raison, intangibles et s'imposant à tous à tous ces titres, souffre
avant tout de n'être finalement qu'une idée. Au-delà de toutes les
interrogations, très dignes d'intérêt, sur leur fondement, leur champ
ou leur contenu, les droits de l'homme se trouvent atteints en ce
qu'ils n'offrent pas, en tant que tels, de véritable garantie
d'effectivité découlant de leur nature même (leur mise en œuvre
peut être assurée dans le cadre de l'application de conventions
internationales, ou même en droit interne ; mais on ne parlera
précisément plus alors de droits de l'homme, mais, sous certaines
conditions, de droits fondamentaux).
CHAPITRE 2
DES DROITS DE L'HOMME AUX DROITS
FONDAMENTAUX

Section 1. LES LIBERTÉS PUBLIQUES


§ 1. Définition et statut juridique des libertés publiques
A. Les libertés publiques
B. Le régime des libertés publiques
§ 2. Réalité et limites des libertés publiques
A. La domination
B. Les limites
Section 2. LES DROITS FONDAMENTAUX

56 La juridicisation des droits de l'homme ◊ L'étude des formes


de réception et de traduction des droits de l'homme dans de
véritables instruments normatifs présente alors un réel intérêt. Leur
force et leur garantie deviennent celles des normes qui les portent.
Sans remettre en cause tous les éléments précédents, leur
appréhension et leur analyse (dans le cadre de la théorie
normativiste majoritairement admise) sont d'abord celles d'objets
normatifs pris en compte dans leur système normatif, ce qui
relativise toute autre interrogation ou querelle, si légitime soit-elle
(en les évacuant, sans toutefois les supprimer complètement).
Par conséquent, les modes de la juridicisation des droits de
l'homme doivent être étudiés prioritairement. De ce point de vue,
deux formes peuvent être envisagées, qui correspondent par ailleurs
à deux stades chronologiques. En France en particulier, pour des
raisons historiques comme idéologiques, la première (et longue)
étape de la consécration juridique des droits de l'homme a été celle
des libertés publiques. Développement libéral des postulats du droit
public classique, imprégné des premiers principes révolutionnaires
sur la place éminente et le rôle privilégié de la loi en particulier, les
libertés publiques ont constitué à la fois un ensemble normatif et
intellectuel dont la conception, longtemps triomphante, a peu à peu
révélé ses limites (Section 1). L'idée d'une protection juridique plus
efficace, déjà acquise dans de nombreux systèmes, s'est peu à peu
imposée aussi en France et diffusée dans le monde, réalisée par les
droits fondamentaux (Section 2).

SECTION 1. LES LIBERTÉS PUBLIQUES

57 Une forme de juridicisation ◊ Le terme de « libertés


publiques », propre à la terminologie juridique française, désigne
ainsi une forme de consécration juridique des droits de l'homme. La
notion n'est certes pas exclusive à la France, mais c'est sans doute
en France qu'elle a, conceptuellement et juridiquement, occupé une
place non seulement éminente, mais longtemps exclusive.

§ 1. Définition et statut juridique des libertés publiques

58 Concept et régime ◊ Pour comprendre, avec le recul nécessaire,


ce qu'ont représenté les libertés publiques et l'évolution vers les
droits fondamentaux, il importe de procéder en cherchant avant tout
à les définir. Selon un mode caractéristique de la doctrine qui les a
progressivement érigées en consécration suprême des droits de
l'homme, cette définition, en tant que catégorie, repose sur un
régime juridique distinctif, étape par ailleurs indispensable à la
définition même des droits fondamentaux.

A. Les libertés publiques

59 Un concept ◊ L'expression « libertés publiques » a été employée


dans des textes, y compris constitutionnels (cf. art. 25 de la
Constitution du 14 janvier 1852 ; art. 34 al. 2 de la Constitution du
4 octobre 1958). Pour autant, c'est la doctrine qui, peu à peu, a
contribué à les conceptualiser et à en établir plus précisément les
limites catégorielles en synthétisant un ensemble de situations et
d'expériences juridiques.
L'intitulé de « liberté publique » exprime des éléments
caractéristiques de la définition. Par liberté, et sans entrer dans des
considérations philosophiques, on souhaite mettre en lumière avant
tout une faculté d'agir et une sphère d'autonomie, ce qui semble
orienter prioritairement sur certains droits de l'homme. Par ailleurs,
l'épithète « public » rend surtout compte de la dimension
« verticale » des libertés publiques (la distinction entre liberté
publique et liberté privée est vague et serait très complexe à
préciser). Elles sont ainsi avant tout opposables à la puissance
publique selon leur force normative (c'est-à-dire essentiellement à
l'administration, compte tenu de leur forme législative ordinaire), et
moins entre particuliers, groupes de particuliers ou personnes
morales de droit privé (même si leur objet, leur champ d'application
ou leur régime spécifique peut parfois ne pas l'exclure, en matière
sociale ou professionnelle par exemple).

60 Une expérience historique ◊ Cette première définition générale


des libertés publiques comme libertés protégées par la loi
correspond en outre, très clairement en France, à une expérience
historique particulière. Outre les diverses déclarations des droits
énoncées par les textes constitutionnels successifs, au premier rang
desquelles celle de 1789, toute une série de lois consacrant et
organisant de manière protectrice l'exercice de libertés se sont
succédé au cours du XIXe siècle (on pourrait peut-être considérer le
point de départ de cette série au « décret d'Allarde » de
mars 1791 qui abolit les droits et jurandes et institue – du moins
est-il classiquement considéré ainsi – la liberté du commerce et de
l'industrie à la suite de la « loi Le Chapelier » de juin 1790, qui
interdit les corporations, unions et organisations professionnelles).
Au gré des régimes, et parfois contre les apparences, certaines
libertés ont été reconnues, de la « loi Falloux » de
mars 1850 organisant la liberté de l'enseignement primaire et
secondaire général à la loi de 1864 abolissant le délit de coalition.
Mais c'est surtout la IIIe République qui, dans ses débuts, se
distingue par le nombre et l'importance des lois classiquement
considérées comme formant le régime législatif (à qualifier
aujourd'hui sans doute de traditionnel) des libertés en France. À ce
titre, peuvent être citées notamment la loi de juillet 1875 sur la
liberté de l'enseignement supérieur, les lois de juin et
juillet 1881 sur la liberté de réunion (assouplie même en 1907) et la
liberté de la presse, la loi de mars 1884 sur la liberté syndicale
(complétée par une loi de mars 1920 qui étend la capacité civile des
organisations syndicales), la loi de juillet 1901 relative à la liberté
d'association.
Il était évidemment d'autant plus important de valoriser cet
ensemble de lois que le régime devait ainsi, en l'absence, tout à fait
inédite, de déclaration de droits ou de référence à la Déclaration
de 1789 dans les lois constitutionnelles de 1875, à la fois témoigner
de son attachement aux libertés par des mesures supposées mettre
en œuvre les exigences de 1789 tout en ancrant la République dans
le pays.

B. Le régime des libertés publiques

61 La place de la loi ◊ Mais c'est surtout leur régime juridique qui


paraît véritablement caractériser les libertés publiques « à la
française ». Il faut sans doute y voir la confirmation, d'une part que
la notion ne présente pas de réelle originalité au sein de la théorie
des normes, d'autre part qu'elle constitue avant tout une synthèse, et
le fruit d'un effort dogmatique plus que théorique.
Le premier trait caractéristique du régime des libertés publiques
demeure la place et le rôle de la loi. Selon le principe général
exprimé par l'article 4 de la Déclaration de 1789, et qui
correspondait à une ancienne revendication libérale, c'est la loi
seule qui détermine les conditions d'exercice de la liberté en en
fixant exclusivement les limites. La loi, règle générale et
impersonnelle selon la définition matérielle longtemps retenue en
droit public français, et également applicable à tous selon les
principes de 1789, devient ainsi la première des garanties des droits
et libertés. Selon la vision classique, cette compétence du
législateur se trouve doublement protégée. Tout d'abord, elle n'est
pas susceptible de délégation exercée sous forme d'actes
réglementaires. Dans son avis no 60.497 du 6 février 1953 sollicité
sur la validité des délégations massives de compétence législative
pratiquées à nouveau sous la IVe République (et entérinées de
manière générale et permanente par la « loi Marie » d'août 1948)
comme à la fin de la IIIe alors que l'article 13 les prohibait
expressément, le Conseil d'État s'était d'ailleurs appuyé sur la
« tradition républicaine » pour préciser que de telles délégations de
compétence demeuraient malgré tout possibles, sauf dans certains
domaines dont celui des libertés publiques. En second lieu, la
compétence réglementaire se trouve cantonnée, selon une formule
répandue dans le droit public classique, à la « mise en œuvre » des
règles et principes là où le législateur demeure seul compétent pour
leur « mise en cause » ; ce schéma, de portée générale, concerne
plus encore les libertés publiques.
De plus, il importe de préciser que la place de la norme de rang
législatif dans le dispositif des libertés publiques s'affirme au-delà
même de la loi au sens formel. En effet, dans le silence des textes
directement applicables et devant l'impossibilité, sous la
IIIe République et à la Libération, de se référer à une déclaration de
droits, le Conseil d'État principalement a développé (à partir de
sect., 5 mai 1944, Dame veuve Trompier-Gravier, Rec. p. 133 ;
M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, B. Genevois, Les
grands arrêts de la jurisprudence administrative : GAJA, 18e éd.,
Dalloz, 2011, no 54 ; et surtout Ass., 26 oct. 1945, Aramu, Rec.
p. 213, J.-F. Lachaume, Les grandes décisions de la jurisprudence
– Droit administratif, 11e éd., PUF, 1997, no 4) sa célèbre
jurisprudence relative aux principes généraux du droit, affirmant
l'existence de principes applicables en l'absence de dispositions
expresses, mais à partir de textes (de loi, de règlement, et même de
convention internationale), voire (exceptionnellement) contre la loi
(cf. Ass., 17 févr. 1950, Ministre de l'Agriculture c/ Dame Lamotte,
Rec. p. 110 ; GAJA, op. cit., no 61). Il faut relever que la désormais
longue liste des principes généraux du droit dégagés par le juge
administratif comprend majoritairement des principes relevant des
droits et libertés. Et leur place au sein du système français classique
des libertés publiques au sens strict est tout à fait considérable, dans
la mesure où le champ de protection desdites libertés s'est trouvé
élargi par la reconnaissance de principes inspirés pour partie de la
Déclaration de 1789, considérée comme non directement
applicable, et prenant la forme de normes non écrites auxquelles
seule la loi peut déroger, ce qui apparaît ici comme l'essentiel au-
delà des controverses doctrinales sur leur place exacte dans la
hiérarchie des normes.
Les uns, tel M. R. Chapus, considèrent qu'ils ont valeur « infralégislative et
supradécrétale », d'autres, parmi lesquels Louis Favoreu, que la constitutionnalisation
progressive du droit français les a absorbés au sein des normes constitutionnelles, le
Conseil d'État affirmant enfin dans des arrêts qu'ils ont « valeur législative ». Le
législateur lui-même a pu renvoyer aux principes généraux du droit (cf. par exemple
art. 31 de la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires).

Il est à noter que le Conseil constitutionnel, saisi sur le fondement de


l'article 37 al. 2 de la Constitution, a recouru aux principes généraux du droit en tant que
règles que seule la loi peut mettre en cause (cf. par exemple 69-55 L du 26 juin 1969, Rec.
p. 27 ; également 91-167 L du 19 déc. 1991, Rec. p. 134), étendant ainsi le champ de la loi
et la soumission du pouvoir réglementaire. Il y a aussi fait référence, de manière plus
inattendue, dans des décisions rendues sur le fondement de l'article 61 de la Constitution
(cf. 88-248 DC du 17 janvier 1989, Rec. p. 18, et 92-307 DC du 25 févr. 1992 : soulignant
dans l'une et l'autre décision que, dès lors qu'un recours contre une sanction est réservé à
la personne visée, son exercice ne peut avoir pour effet d'aggraver ladite sanction,
« conformément aux principes généraux du droit »).

62 Le rôle du juge ◊ Le second élément essentiel du régime des


libertés publiques, là encore conforme au dogme libéral, consiste en
l'intervention privilégiée du juge comme gardien des droits et
libertés. Malgré les incertitudes longtemps entretenues sur l'étendue
de la fonction juridictionnelle et la méfiance durable, depuis la
Révolution (la fin de l'Ancien Régime en fait) à l'égard des juges
(les unes et l'autre encore perceptibles), les atouts « organiques » de
ceux-ci (en premier lieu l'indépendance statutaire, gage supposé
d'indépendance fonctionnelle) continuent de motiver la confiance
placée dans l'institution pour la protection des droits et libertés.
Dans la doctrine classique des libertés publiques, c'est au juge
judiciaire qu'incombe principalement et, si ce n'est par nature, du
moins par vocation, la protection de la liberté et de la propriété.
Cette compétence trouvait traditionnellement son fondement dans certains textes. Par
exemple, pour la liberté individuelle, article 136 du Code de procédure pénale (ancien
article 112 du Code d'instruction criminelle issu d'une loi de février 1933 sur les garanties
de la liberté individuelle, enrichi après sa neutralisation partielle par la jurisprudence –
T. confl., 27 mars 1952, Dame de la Murette, Rec. p. 626) : compétence exclusive des
tribunaux judiciaires pour statuer dans les « instances civiles » fondées sur des faits
constitutifs d'atteintes à la liberté individuelle et réprimés comme tels par le Code pénal,
que l'action soit dirigée contre l'administration ou contre l'un de ses agents. Pour la
propriété, décret de mars 1810 (dans le cadre de la procédure d'expropriation, prononcé du
transfert de propriété et détermination du montant de l'indemnisation ; le droit positif
français, principalement issu en la matière de l'ordonnance du 23 octobre 1958, codifiée
en 1977, maintient cette compétence) ; lois de juillet 1877 et juillet 1938 (complétée par
une ordonnance de janvier 1959) sur les réquisitions militaires et en temps de guerre et de
paix (fixation des indemnités de réquisition) ; lois diverses (production et distribution
d'électricité, implantations de voies et ouvrages, voisinage d'installations sensibles)
prévoyant l'indemnisation de servitudes d'intérêt général (fixation du montant).

Elle s'appuyait aussi classiquement en jurisprudence sur des théories l'illustrant : celle
de la voie de fait (pouvoir d'appréciation de la légalité, d'injonction et d'indemnisation
lorsque l'administration a porté atteinte à une liberté fondamentale ou à la propriété privée
– ex. : sect., 8 avril 1961, Dame Klein, Rec. p. 216 – par un acte gravement illégal
« manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir appartenant à
l'administration » – ex. : ass., 18 novembre 1949, Carlier, Rec. p. 490 – ou tenant à
l'exécution manifestement irrégulière d'une décision même régulière – ex. : T. confl.,
27 novembre 1952, Flavigny, Rec. p. 643) ; celle de l'emprise (réparation des préjudices
causés par l'occupation sans titre ou l'atteinte à la propriété immobilière au cas où
l'emprise est irrégulière : par ex., cf. T. confl., 17 février 1947, Consorts Perrin,
D. 1947. 134, note P.-L. J. ; sect., 15 février 1961, Werquin, Rec. p. 118).

De fait, cette compétence de principe (car il est difficile de parler


ici de véritable « bloc de compétence » au sens de la doctrine
administrativiste classique) trouve moins d'éventuel fondement
théorique que de justification dans une expérience historique et un
choix politique en France, tant il est vrai, en outre, que la question
ne peut effectivement se poser que dans un contexte de dualité de
juridictions non unique à, mais caractéristique du système
juridictionnel de ce pays. Les traits organiques singuliers de la
justice administrative, longtemps exercée par des organes non
juridictionnels non véritablement distincts de l'administration
« active », ont fortement contribué à entretenir une méfiance
durable à l'égard de la juridiction administrative en attisant
notamment les craintes au sujet de son souci de préserver
l'individu-citoyen-administré face à la puissance publique et dans
sa mission d'application d'un droit exorbitant. Dès lors, les
revendications libérales (et, un temps, une volonté de revanche de
l'Ancien Régime) et un souci de légitimation de la part du pouvoir
ont promu le juge judiciaire, par ailleurs réputé plus généreux dans
les contentieux indemnitaires, au rang de défenseur naturel et
privilégié des libertés. Pourtant, le rôle du juge administratif depuis
toujours ne saurait être négligé, particulièrement dans la
perspective des libertés publiques comme libertés garanties par la
loi face à l'administration, dans la mesure où, même si le pouvoir
d'appréciation de la légalité des décisions administratives est plus
important (pour le juge civil comme pour le juge répressif), seul le
juge administratif dispose de la faculté d'annulation de ces
décisions, forme la plus radicale et efficace de la protection des
libertés. De surcroît, la jurisprudence administrative française
depuis le dernier tiers du XIXe siècle témoigne, tant sur le plan de la
recevabilité que sur celui du fond, d'un indiscutable souci libéral
au-delà de certaines solutions peu favorables à l'administré ou au
requérant.
La question de la répartition des compétences juridictionnelles
en France en matière de protection des droits et libertés demeure
permanente, et l'on peut noter que, dans les règles et solutions de
droit positif comme dans certaines réformes contemporaines
mêmes (cf. par ex. la loi de juin 1990 modernisant celle de
juin 1838 dans ses dispositions relatives à l'hospitalisation d'office
en établissement psychiatrique), la compétence du juge judiciaire
pour assurer la garantie juridictionnelle de la liberté individuelle se
trouve confirmée. Pour autant, les bases classiques de la
construction ont parfois perdu de leur clarté. À cet égard, l'exemple
de l'évolution de la jurisprudence relative à la voie de fait apparaît
tout à fait emblématique ; à partir de diverses affaires de retrait de
passeports par l'administration fiscale, on a assisté à un mouvement
jurisprudentiel dont l'effet a été la dissolution progressive de la voie
de fait vers une solution élargie et confuse admettant finalement le
contrôle de tout excès de pouvoir : cf. Civ. 1re 28 novembre 1984,
D. 1985. 313 ; T. confl., 9 juin 1986, Eucat, Rec. p. 301 ; Ass.
8 avril 1987, Peltier, Rec. p. 128 ; CE 15 avril 1988, Michelix, Rec.
p. 142 ; T. confl. 27 novembre 1995, Mme Duzgun, Rec. p. 502 ; la
décision du Tribunal des conflits Préfet de police de Paris c/ TGI
Paris (Rec. p. 528, dans l'affaire Ben Salem et Taznaret), rendue
dans des circonstances spectaculaires, marquerait, avec un
renouveau inattendu de la théorie de la voie de fait, le retour à un
certain classicisme jurisprudentiel en la matière. Mais surtout,
l'affirmation de fondements constitutionnels de la répartition des
compétences normatives (art. 66 de la Constitution : autorité
judiciaire « gardienne de la liberté individuelle » ; 86-224 DC du
23 janv. 1987, Rec. p. 8 : existence d'un principe fondamental
reconnu par les lois de la République de la compétence exclusive
de la juridiction administrative pour annuler les actes de puissance
publique ; 89-256 DC du 25 juill. 1989, Rec. p. 53 : proclamation
du principe fondamental reconnu par les lois de la République de la
compétence exclusive de l'autorité judiciaire en matière de
propriété privée immobilière) a transformé les données du
problème et fait évoluer les solutions).

63 Les méthodes et techniques des libertés


publiques ◊ Complétant leur régime au sens strict, certaines
méthodes et techniques apparaissent en outre caractéristiques du
système des libertés publiques. Ainsi, partant du principe, souvent
rappelé (cf. par ex. concl. Corneille sur CE 10 août 1917, Baldy),
que la liberté est la règle et la restriction l'exception, le juge
applique à la matière un autre principe, celui de l'interprétation
stricte des exceptions, en entendant strictement toute restriction ou
limitation à une liberté et en en laissant, conformément à la
« théorie » des libertés publiques, le monopole d'instauration au
législateur. Une telle position emporte par ailleurs des
conséquences sur les techniques d'organisation des libertés, en
mettant notamment en lumière la distinction célèbre entre trois
procédés ou ensembles de procédés. Dans l'aménagement de
l'exercice d'une liberté, il est d'abord envisageable de prévoir un
régime articulant des sanctions, notamment pénales, réprimant
l'atteinte à la liberté concernée. Un tel régime, qui implique en
principe l'intervention du seul juge, permet l'exercice immédiat de
la liberté et assure plus largement la sécurité juridique, est
classiquement dit répressif et demeure évidemment le plus libéral,
au-delà du paradoxe de la terminologie. On peut aussi concevoir un
régime où l'exercice de la liberté est soumis au consentement
préalable de l'autorité, principalement exécutive, de sorte à en
empêcher les abus. La décision de l'administration, qui peut revêtir
diverses formes (expresse ou tacite notamment), et être ou non
accompagnée de conditions, peut également être plus ou moins
discrétionnaire (elle peut, soit impliquer l'examen de la seule
légalité de l'opération envisagée ou la conformité à une série
d'exigences préalablement définies, soit permettre une appréciation
en pure opportunité, au-delà même des exigences du maintien de
l'ordre public). Un tel régime, qui peut ainsi moduler et assouplir la
contrainte, est dit préventif, et apparaît moins libéral. Le système de
la déclaration préalable, dont les combinaisons sont variables
(contenu de la déclaration, délai de dépôt, autorité de réception…),
constitue une sorte de voie médiane articulant formalité préalable et
liberté d'agir une fois le devoir d'information accompli.
Le système classique des libertés publiques consacre la
préférence de principe donnée au régime répressif, en particulier en
réservant au seul législateur la possibilité d'instituer un mécanisme
d'autorisation préalable (ex. : ass., 22 juin 1951, Daudignac, Rec.
p. 562 ; GAJA, op. cit., no 65). Il s'agit d'une des affirmations du
principe de liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration
de 1789, avec, entre autres, l'examen strict des restrictions à la
liberté (ex. : CE 13 mars 1968, Ministre de l'Intérieur c/ Époux
Leroy, Rec. p. 179).

§ 2. Réalité et limites des libertés publiques

64 Le poids des libertés publiques ◊ Ainsi catégorisées à travers la


voie particulière de la synthèse, les libertés publiques en France ont
longtemps pesé, en tant que concept, d'un grand poids dans le droit
public français. C'est l'expérience et le progrès de la réflexion qui
auront contribué à en souligner les graves limites.

A. La domination

65 L'expérience juridique ◊ L'émergence et l'enracinement d'un


régime général juridique plus libéral correspondent effectivement à
l'expérience juridique française de la fin du XIXe siècle et de la
première moitié du XXe. Le corpus des droits et libertés,
juridiquement consacré par les seuls textes législatifs (au-delà des
références, d'abord idéologiques, à la Déclaration de 1789 sous la
IIIe République) jusqu'à l'apparition des principes généraux du
droit, s'enrichit progressivement. Les techniques et solutions
libérales sont également à l'ordre du jour. Parallèlement, la
justiciabilité des décisions et actions de l'administration s'étend.
Mais ce mouvement d'ensemble, malgré sa diversification, s'inscrit
toujours dans un contexte intellectuel où la loi seule paraît résumer
la puissance normative dans l'État, ainsi que le dogmatise, de la
manière sans doute la plus élaborée, Raymond Carré de Malberg
(notamment dans Contribution à la théorie générale de l'État –
tome I, Sirey, 1920 – tome II, Sirey, 1922 ; La loi expression de la
volonté générale – Sirey, 1931 ; ou encore Confrontation de la
théorie de la formation du droit par degré avec les institutions et
les idées consacrées par le droit positif français relativement à sa
formation – Sirey, 1933 ; cf. O. Pfersmann, « Carré de Malberg et
la hiérarchie des normes », RFDC no 31-1997, p. 481-509), et où
elle demeure juridiquement incontestable par le juge ordinaire (cf.
entre autres sect., 6 nov. 1936, Arrighi, Rec. p. 966) et en l'absence
de mécanisme spécifique de contrôle de constitutionnalité des lois.
Le rapprochement de la pratique française avec des expériences
étrangères semble confirmer la singularité de la démarche de
protection normative cantonnée à la loi. S'il est vrai que l'on peut
trouver, sur la même période, des situations analogues, par exemple
en Italie ou en Belgique, celle de l'Autriche depuis la Loi
fondamentale d'État sur les droits des citoyens de 1867, ou de
l'Allemagne de Weimar apparaît assez différente.

66 La consécration scientifique et académique ◊ La domination


des libertés publiques a été renforcée par leur reconnaissance
académique et leur promotion académique, il est vrai un peu
tardive. Matière optionnelle de troisième année avant la réforme
des études de droit de 1954 (sous l'intitulé « Droit public général »),
cours obligatoire pour les étudiants de quatrième année ayant choisi
le droit public après cette date, l'enseignement des « Libertés
publiques » est devenu, avec la réforme de 1962, un cours
obligatoire pour l'ensemble des étudiants de troisième année, sans
que les changements ultérieurs dans l'organisation des études de
droit n'aient modifié le principe de cette architecture (même si
l'intitulé, le contenu et l'esprit de l'enseignement ont évolué). Une
telle mutation de statut académique, qui prenait acte de
l'importance croissante de la question, d'un point de vue quantitatif
comme qualitatif, et de la négligence mise à l'examiner de façon
systématique, demeure également l'œuvre d'influence intellectuelle
et personnelle du Professeur Jean Rivero, dont le nom reste associé
à l'effort de systématisation des libertés publiques et à leur
enseignement (et aussi, dans une certaine mesure, à leur
dépassement progressif).

B. Les limites

67 L'ambiguïté et la faiblesse normative ◊ À leur apogée même,


les libertés publiques ainsi systématisées étaient cependant déjà
marquées de défauts sérieux limitant sensiblement la portée de leur
« théorie ». L'essentiel de la difficulté réside dans le rôle assigné à
la loi dans leur consécration et leur protection. Ainsi qu'il a été
étudié, le passage progressif de « l'État de police » à « l'État légal »
n'était pas encore l'arrivée au stade de « l'État de droit » (M.-
J. Redor). La soumission en définitive à la volonté du législateur,
c'est-à-dire de la majorité parlementaire, du sort des droits et
libertés, est peu à peu apparue problématique, et rapidement
intenable à l'heure du bilan des années 1920 à 1940 en Europe (cf.
G. Ripert, « Le bilan d'un demi-siècle de vie juridique », D. 1950.
chron. 1-5). Or, précisément, l'existence de limites normatives
admises au pouvoir législatif n'allait pas de soi sous la
IIIe République. Raisonnant à partir du principe de la
reconnaissance nécessaire des libertés par un texte (des lois à statut
particulier, pour des raisons matérielles, et qu'il qualifie
d'« organiques »), Maurice Hauriou (Précis de droit constitutionnel,
2e éd., Sirey, 1929, p. 268-270 et 631-633) paraît admettre la valeur
supraconstitutionnelle même des principes de la Déclaration
de 1789, expression de la « Constitution sociale » de la France, et
appuie ainsi sa démonstration favorable au contrôle de
constitutionnalité des lois par voie d'exception en France
(s'inscrivant dans le cadre du large débat doctrinal sur la question
durant les années 1920). À l'opposé, d'autres auteurs comme
Adhémar Esmein (Éléments de droit constitutionnel français et
comparé, 2 vol., 8e éd., 1927-1928) ou Carré de Malberg ne
reconnaissent aux déclarations de droits en général et à celle
de 1789 en particulier qu'une valeur idéologique ou philosophique
de référence, considérant, pour cette dernière, que d'autres textes
ont consacré et consacrent en droit positif les droits et libertés
qu'elle proclame, et que ses énoncés sont trop vagues et généraux.
Paul Duez (« Esquisse d'une définition réaliste des droits publics
individuels », Mélanges Carré de Malberg, Sirey, 1933, p. 111) et
Gaston Jèze (« Signification juridique des libertés publiques »,
Annuaire de l'Institut du droit public, 1929, p. 162) rejettent
également l'idée que les constituants de 1789 aient entendu lier les
législateurs ultérieurs. Une telle position semble d'ailleurs confortée
à l'époque par la jurisprudence du Conseil d'État, qui a fait
notamment application du principe d'égalité devant la loi sans viser
la Déclaration (cf. CE 9 mai 1913, Roubeau ; 4 févr. 1944,
Guieysse, RDP 1944. 166). Pour autant, l'exigence de droits
individuels effectivement garantis contre tous les pouvoirs, y
compris le pouvoir législatif, se faisait de plus en plus préciser, et il
convient à ce titre de citer et rendre hommage à l'œuvre de Marcel
Waline qui, dans son cours sur L'individualisme et le droit (1942-
1943 ; 2e éd., 1946), a défendu et illustré cette idée.
Par comparaison, la situation sous la IVe République peut
apparaître relativement plus favorable à une garantie « supérieure »
des droits et libertés. Alors que le Préambule de la Constitution
de 1946 renvoie à la Déclaration de 1789 et énumère de surcroît
une série de droits et libertés nouveaux, la question de sa valeur
juridique et, par là, de celle des principes proclamés, se posait à
nouveau. Bien qu'il n'existe toujours pas de possibilité efficace de
sanctionner juridiquement les lois pour violation des normes
constitutionnelles, malgré l'institution du Comité constitutionnel
(art. 91 à 93 de la Constitution de 1946, excluant notamment tout
examen par rapport aux dispositions du Préambule) et alors que la
« deuxième vague » de cours constitutionnelles émerge en Europe
occidentale, les juridictions ordinaires admettent en revanche
désormais la valeur positive du Préambule, par rapport aux actes
privés (par ex. un testament : cf. T. civ. de la Seine 22 janv. 1947)
ou des actes administratifs (ex. : Ass., 7 juill. 1950, Dehaene, Rec.
p. 426 ; GAJA, no 63 ; Ass., 11 juill. 1956, Amicale des Annamites
de Paris, Rec. p. 317).
Il ne s'agit d'ailleurs pas d'un problème de structure, mais bien de
niveau de reconnaissance. Le rapprochement avec la jurisprudence
du Conseil constitutionnel apparaît des plus éclairants. Le juge
constitutionnel français interprète et examine lui aussi les
limitations aux droits et libertés de manière stricte (ex. : 76-75 DC
du 12 janv. 1977, Rec. p. 33). Il connaît et pratique également la
distinction entre régime préventif et répressif (ex. : 71-44 DC,
préc., ou encore 84-181 DC des 10 et 11 oct. 1984, Rec. p. 73 ; GD,
no 31 : l'exercice de la liberté d'association ou de la liberté de la
presse garanties par les normes constitutionnelles ne peut être
soumis à un régime équivalant à une autorisation préalable ; à
l'inverse, 82-141 DC du 27 juill. 1982, Rec. p. 48 : un régime
d'autorisation préalable peut être institué pour l'exercice de la
liberté de communication audiovisuelle). Mais les contraintes ainsi
posées pèsent alors sur le législateur lui-même, ce qui place le
problème de la garantie (même en l'absence d'accès direct des
particuliers, comme en France) dans une perspective tout à fait
différente. Ainsi, une construction au moins systématique de la
notion de liberté publique apparaît possible, de manière distinctive
par rapport à celle de « liberté fondamentale » (cf. L. Favoreu,
« Cours constitutionnelles nationales et Cour européenne des droits
de l'homme », Mélanges Gérard Cohen-Jonathan, Bruylant, 2004,
p. 783-805 ; « Réflexions sur la notion de liberté fondamentale »,
Essays in honour of Georgios I. Kassimatis, Sakkoulas, Berliner
wissenschafts-verlag, Bruylant, Athènes-Berlin-Bruxelles, 2004,
p. 383-399).

68 La relativité historique ◊ Outre la faiblesse normative, qui


fragilise considérablement la protection des droits et libertés, il
convient de relever aussi que la présentation des libertés publiques
comme phénomène historique s'est trouvée sans doute quelque peu
idéalisée dans leur présentation classique. En effet, la doctrine
traditionnelle parle volontiers de l'« âge d'or » des libertés
publiques sous la IIIe République et se plaît à mettre en avant son
caractère avant tout libéral. Or, le débat sur la République, sa forme
et son orientation, puis la succession de majorités républicaines
« de combat » n'a pas été sans influence sur les droits et libertés
garantis. Sans entrer dans trop de détails, il apparaît, à l'examen (cf.
J.-P. Machelon, La République contre les libertés, 1977), que
diverses mesures adoptées à la même époque (suspension
temporaire de l'inamovibilité des magistrats en 1879, interdiction et
expulsion des congrégations, mesures d'exception concernant la
lutte contre la criminalité et le terrorisme anarchiste) ne peuvent
pas être considérées comme des mesures libérales. Un tel constat,
qui conforte l'idée que les libertés publiques protégées par la loi
s'avèrent les otages potentiels ou réels de la politique, vient
s'inscrire à rebours de la présentation générale, et en partie non
juridique, des libertés publiques.

69 Un renouveau des « libertés publiques » ? ◊ La notion de


liberté publique, sans avoir perdu de son sens, semble avoir perdu
de son utilité. L'émergence et la diffusion d'une nouvelle approche
conceptuelle en France ne l'expliquent pas seulement du point de
vue intellectuel, mais le renforcement hiérarchique de la garantie
juridique des droits et libertés dans le système français a, en
quelque sorte, « absorbé » la garantie législative, qui s'est ainsi
transformée en la mise en œuvre « secondaire » par le législateur de
droits constitutionnellement protégés.
Pourtant, une partie de la doctrine a choisi d'assumer le maintien
aux « libertés publiques » (cf. par exemple, C. A. Colliard,
R. Letteron, Libertés publiques, 8e éd., Dalloz, Paris, 2005), et a
parfois justifié sa position de défense par la contestation d'une
utilisation juridiquement pertinente du concept de « droit
fondamental » en France (cf. P. Wachsmann, « L'importation en
France de la notion de “droits fondamentaux” », RUDH, vol. 16,
no 1-4, 2004, p. 40-49), en arguant notamment de l'absence pratique
des principaux effets des droits fondamentaux dans le système
français (dans le même sens sans la même conclusion, cf.
T. Meindl, La notion de droit fondamental dans les jurisprudences
et doctrines constitutionnelles française et allemande, thèse dactyl.,
Montpellier, 2001, spéc. p. 295 s.).
Une telle approche, partant de constats globalement exacts et
nourrie d'une fine étude de la doctrine, nous paraît toutefois
négliger que le travail sur les droits fondamentaux entrepris est
avant tout conceptuel. Sur la base de ses arguments, une telle
critique reviendrait à nier la possibilité même d'une théorie des
droits fondamentaux comme normes. La démarche n'est pas sans
évoquer celle d'une « théorie générale de l'État d'après les éléments
du droit positif français », pour reprendre une partie du titre de
l'ouvrage célèbre de Carré de Malberg, et pose la même et durable
question méthodologique et épistémologique, niant analyse et
dogmatique pour s'attacher à la seule systématique. En outre, cette
position revient à poser la question de l'unité normative du système
français, y compris en ce qui concerne les normes supranationales
protectrices des droits fondamentaux et applicables en France, sans
plus même parler de celle de l'effectivité et de l'efficacité d'une
norme (constitutionnelle en l'occurrence) au regard de l'existence
d'un mécanisme de garantie.

SECTION 2. LES DROITS FONDAMENTAUX

70 Il en ressort que la protection à un niveau normatif supralégislatif


(notamment constitutionnel) des droits et libertés envisagés à la fois
comme des garanties objectives et comme des droits subjectifs
opposables à tous les pouvoirs (et même aux autres individus et
groupes d'individus), bénéficiant des voies et mécanismes de
garantie de la primauté des normes constitutionnelles et aussi de
mécanismes, en résumé ce que l'on appelle « droits fondamentaux »
comme catégorie, s'avère la plus efficace. Héritière de toute une
évolution historique et intellectuelle, aboutissement d'un processus
où elle dépasse et complète les étapes et formes précédentes sans
nécessairement les annuler, la notion de droits fondamentaux s'est
précisément formée et diffusée de manière progressive. Un premier
emploi de l'expression « droits fondamentaux » peut être trouvé
dans la Constitution allemande de mars 1849. Cependant, alors que
Gerber parlait déjà, en 1850, de « droits publics individuels », elle
s'enracine surtout dans la théorie de Jellinek sur les « droits publics
subjectifs » (Die subjektiven öffentlichen Rechte : cf. O. Jouanjan,
« Les fonctions de la théorie des droits publics subjectifs dans la
pensée de Georg Jellinek », RUDH, vol. 16, no 1-4, 2004, p. 6-16),
comme droits subjectifs garantis par des normes « de droit public »
et protégés contre la puissance publique au sens le plus large. Puis
la notion s'est enracinée dans la doctrine et les systèmes juridiques
germaniques (cf. titre Ier de la Loi fondamentale de la RFA de 1949)
et, par imprégnation, dans les systèmes et la doctrine des pays dans
cette sphère d'influence intellectuelle (cf. titre Ier et notamment
section 1 du chapitre 2 de la Constitution espagnole de 1978 ;
première partie de la Constitution portugaise de 1976). Par
comparaison, on peut relever notamment qu'alors que la liste des
droits constitutionnellement garantis y est longue, l'expression
n'apparaît pas dans la Constitution italienne de 1947, par exemple.
En France, la diffusion de l'expression « droits fondamentaux » a
été très lente. Même chez les auteurs plus enclins à contester
l'impérialisme de la loi et à reconnaître l'idée de droits publics
individuels, le raisonnement demeure limité (cf. M. Hauriou, Précis
de droit administratif, 4e éd., Larose, 1901, p. 54-60. Certes, depuis
en particulier la décision du Conseil constitutionnel, précitée, du
16 juillet 1971, l'existence de droits et libertés
constitutionnellement garantis (selon la formule employée depuis
longtemps par le juge constitutionnel) a été progressivement de
plus en plus largement admise. Mais c'est d'abord un article du
Professeur Michel Fromont (« Les droits fondamentaux dans l'ordre
juridique de la République fédérale allemande », Mélanges
Eisenmann, 1975, p. 49) qui a contribué réellement à révéler le
concept en France. Il a fallu attendre la décision du Conseil
constitutionnel 89-269 DC du 22 janvier 1990 pour voir le juge
constitutionnel utiliser pour la première fois l'expression comme
équivalent des droits et libertés constitutionnellement garantis. La
même année, elle est également employée de manière inédite dans
le projet de loi constitutionnelle tendant à permettre la saisine du
Conseil constitutionnel par les particuliers. L'adoption de ce texte,
abandonné par deux fois en juin 1990 et en juillet 1993 avant ou au
cours de la discussion parlementaire, aurait permis l'inscription de
la notion dans le texte constitutionnel lui-même. Le législateur a
lui-même introduit, dans la rédaction de l'article 6 de la loi no 2000-
597 du 30 juin 2000 instituant une voie nouvelle de référé devant la
juridiction administrative (et codifié dans le CJA, art. L. 521-2),
l'expression et la notion de liberté fondamentale.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Outre les ouvrages ou articles cités dans le texte et dans la


bibliographie générale, on pourra utilement se reporter aux
quelques références suivantes (liste non exhaustive) :

I – Histoire de la pensée politique


CHEVALLIER (J.-J.) [1993], Histoire de la pensée politique, Paris, Payot, 896 p. –
coll. [1997], La Constitution du 24 juin 1793, Dijon, Éditions universitaires de
Bourgogne, 434 p. – GUCHET (Y.) [1995], Histoire des idées politiques – tome I : De
l'Antiquité à la Révolution française, Paris, Armand Colin-U, 491 p. – GUCHET (Y.) et
DEMALDENT (J.-M.) [1996], Histoire des idées politiques – tome II : De la Révolution
française à nos jours, Paris, Armand Colin-U, 523 p. – PRÉLOT (M.) et LESCUYER
(G.) [1997], Histoire des idées politiques, Paris, Dalloz, 13e éd., 642 p.

II – Histoire
ANTONETTI (G.) [1997], Histoire contemporaine politique et sociale, Paris, PUF-
Droit fondamental, 2e éd., 527 p. – LECA (A.) [1998], La genèse du droit, Aix-en-
Provence, Librairie de l'Université-PUAM, 414 p. – RIALS (S.) (dir.) [1988], La
Déclaration de 1789, Paris, PUF-Droits, 192 p.

III – Ouvrages et études spécialisés


ATIAS (C.) [1999], Philosophie du droit, Paris, PUF-Thémis, 349 p. – DUPUY (R.-J.)
[1997], Réflexions sur l'universalité des droits de l'homme, in Liber amicorum Hector
Gros Espiell, Bruxelles, Bruylant, p. 279-286 – FERRY (L.) [1992], Le nouvel ordre
écologique, Paris, Grasset, 277 p. – GOYARD-FABRE (S.) [1997], Les principes
philosophiques du droit politique moderne, Paris, PUF-Thémis, 425 p. – D'ONORIO (J.-
B.) (dir.) [1988], Droits de Dieu et droits de l'homme, Paris, Téqui, 215 p. – OPPETIT
(B.) [1999], Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 156 p. – REDOR (M.-J.) [1992], De l'État
légal à l'État de droit, Paris – Aix-en-Provence, Economica-PUAM, 456 p. – STARCK
(C.) [1994], La Constitution, cadre et mesure du droit, Paris – Aix-en-Provence,
Economica-PUAM, 195 p. – VILLEY (M.) [1982], Philosophie du droit – tome I :
Définitions et fins du droit, Paris, Dalloz, 3e éd., 221 p. ; [1984], Philosophie du droit –
tome II : Les moyens du droit, Paris, Dalloz, 2e éd., 21 p. ; [1990], Le droit et les droits de
l'homme, Paris, PUF-Questions, 2e éd., 171 p. ; contra B. Tierney, The idea of natural
rights, Eerdmans, Cambridge, 2001.
TITRE 2
ESQUISSE D'UNE THÉORIE DES
DROITS FONDAMENTAUX
EN TANT QU'OBJETS JURIDIQUES

INTRODUCTION FONCTION DE LA THÉORIE ET CONSTRUCTION DE L'OBJET


CHAPITRE 1 LES DROITS FONDAMENTAUX COMME NORMES DE DEGRÉ
SUPÉRIEUR
CHAPITRE 2 LES DESTINATAIRES DES DROITS FONDAMENTAUX
CONCLUSION DU LA CLASSIFICATION DES DROITS ET LA QUESTION DES DROITS
TITRE 2 « SOCIAUX » OU « DROITS-CRÉANCES »

71 Plan ◊ Les droits fondamentaux ont stimulé une abondante


littérature philosophique et théorique. Dans le cadre de cet ouvrage,
on se limitera à quelques remarques concernant les problèmes de
méthode que rencontre la construction de l'objet (Introduction), la
place des droits fondamentaux dans la structure hiérarchisée des
systèmes juridiques (Chapitre 1), le statut des destinataires de ces
droits et les rapports entre eux (Chapitre 2), enfin le problème de la
classification des droits et la possibilité de droits à des
« prestations » (Chapitre 3).
Remarque : les expressions « droits et libertés fondamentaux » et « droits
fondamentaux » sont considérées comme synonymes et représentées par convention par le
sigle « DF ». Les guillemets signifient qu'une expression est citée et non utilisée, les
italiques signalent une emphase, l'emploi inhabituel d'un terme ou des termes en langue
étrangère.
INTRODUCTION
FONCTION DE LA THÉORIE ET
CONSTRUCTION DE L'OBJET

§ 1. Fonction des théories politiques


§ 2. Fonction de la théorie du droit
§ 3. Le choix de l'objet
§ 4. Définition stipulative des « droits fondamentaux »

72 Théorie des droits fondamentaux en tant qu'objets


juridiques ◊ Plus que bien d'autres phénomènes, les DF
structurent nos ordres juridiques contemporains et caractérisent le
constitutionnalisme moderne comme la centralisation progressive
du droit international public régional : ils limitent les attributions
des majorités législatives et mêmes des États. Ils constituent,
comme toutes les normes du droit, la traduction juridique de
certaines conceptions morales et politiques. Une théorie de ces
objets devra permettre de les identifier dans des contextes
différents, d'expliquer leur fonctionnement. Comme il s'agit de
reconnaître et d'analyser des données juridiques, l'on devra
distinguer cette démarche de considérations poursuivant d'autres
objectifs.

§ 1. Fonction des théories politiques

73 Comme le domaine d'étude est strictement juridique, les théories


politiques et morales ne seront pas étudiées pour elles-mêmes dans
ce chapitre mais uniquement en vue d'identifier un domaine précis
du droit positif : celui où ces idées ont été traduites en normes de
droit. Si la théorie morale des « droits de l'homme » s'intéresse à la
justification des droits que devraient avoir les hommes, la doctrine
juridique des DF s'occupe uniquement de certains phénomènes
juridiques dans des systèmes identifiables donnés, sans tenir
compte d'autres considérations. C'est uniquement cet objet
juridique que l'on qualifiera de « DF ».

74 Libéralisme politique, démocratie et État de droit ◊ Les


normes morales et politiques dont les DF constituent la traduction
résultent de la convergence du libéralisme politique, de la
démocratie et de l'État de droit. C'est d'abord l'exigence que ceux-là
mêmes auxquels s'adressent les lois aient la compétence de
participer à leur élaboration (« démocratie »), puis que certains
comportements ne sauraient être interdits par aucun organe étatique
ni réglementés au-delà d'une certaine limite (droits) et enfin que
tout acte normatif juridique soit produit en vertu d'une habilitation
précise et puisse être contrôlé par une instance juridictionnelle
(« État de droit »). Une démocratie peut ne pas être libérale (le
modèle antique l'est aussi peu que le modèle rousseauiste et même
une démocratie parlementaire classique ne l'est pas au sens strict
puisque le législateur y est titulaire d'une habilitation illimitée) ; un
État libéral peut ne pas être démocratique ; une démocratie libérale
peut ne pas être un État de droit et inversement. L'une des
caractéristiques des démocraties contemporaines de type occidental
consiste dans la réunion de ces trois éléments et, pour celles qui
nous intéressent ici en tant que systèmes juridiques, dans
l'intégration de moyens spécifiquement juridiques visant à protéger
les deux premières exigences. À ce titre, il ne pourra y avoir de DF
sans formalisation de la Constitution (ou sans convention
internationale aux caractéristiques particulières) et sans contrôle
approprié.

75 Solidarité sociale et exigences écologiques ◊ Une fois posés


les éléments du libéralisme politique, on a pu songer à des
extensions progressives des exigences qui le caractérisent. Cela
concerne d'abord l'extension des bénéficiaires, les DF étant de plus
en plus liés à une conception morale universaliste : c'est l'impératif
que toutes les personnes humaines, destinataires de l'ordre juridique
considéré, soient, en règle générale, bénéficiaires de ces droits.
Cela touche ensuite le domaine des droits revendiqués : c'est
parfois une exigence de solidarité (la volonté de garantir à toute
personne certains biens ou du moins les moyens d'y accéder), c'est
enfin le vœu que soient garanties certaines conditions du
développement du genre humain en tant que tel. Ces extensions des
données morales rendent toutefois de plus en plus difficile sinon
impossible leur traduction par la mise en place de mécanismes
spécifiquement juridiques.

76 Une expression polysémique ◊ Les DF sont aujourd'hui


invoqués dans une multiplicité de discours : politiques,
philosophiques, théologiques, comme dans les textes qui relèvent
du droit au sens large : constitutionnels, législatifs, jurisprudentiels,
doctrinaux. Mais l'on peut fort bien traiter de la même chose en
l'appelant autrement tout comme on peut se référer à autre chose en
utilisant pourtant la même expression. L'expression « droits
fondamentaux » se trouve dans l'ordre constitutionnel allemand ou
espagnol, elle ne se trouve pas dans l'ordre constitutionnel français
(même si elle est utilisée par la jurisprudence constitutionnelle ou
la doctrine), elle se trouve en revanche dans une convention
internationale : la Convention européenne des droits de l'homme et
des libertés fondamentales. La présence des mots « droits
fondamentaux » ne constitue donc pas un test suffisant pour révéler
la présence ou l'absence de l'objet droits fondamentaux.
Cette multiplicité de significations et d'objets possibles de l'étude
juridique rend indispensable un choix précis s'inscrivant dans une
stratégie scientifique explicite. Tel est l'objet d'une théorie des
droits fondamentaux qui est une composante de la théorie du droit,
qui est elle-même d'une part une théorie des systèmes normatifs
juridiques en général et d'autre part une métathéorie du discours
scientifique concernant ces objets. Étant donné que les normes sont
formulées grâce à des expressions linguistiques, elle est par
conséquent liée à l'évolution de la théorie du langage, de la logique
formelle et de l'épistémologie des sciences.
§ 2. Fonction de la théorie du droit

77 Construction d'un concept théorique général ◊ Il s'agit ici de


construire un concept théorique général afin d'identifier les objets
recherchés dans des ordres juridiques différents indépendamment
de leur éventuelle dénomination. La théorie du droit porte sur
l'explication des données des systèmes juridiques en général. Un
concept théorique a pour référent des données possibles d'un
système juridique quelconque. Les contraintes auxquelles la
construction d'un tel concept se trouve soumise sont d'ordre
strictement épistémologique : il doit être empiriquement pertinent,
c'est-à-dire qu'il doit permettre d'identifier la présence ou l'absence
d'un objet à l'aide de procédures appropriées ; et il sera d'autant plus
« intéressant » qu'il nous sera possible de découvrir des propriétés
non encore connues à l'aide d'informations déjà connues.

78 Théorie du droit et droit comparé ◊ La théorie du droit est par


conséquent indispensable pour le droit comparé, c'est-à-dire
l'analyse de phénomènes présentant une communauté de structure
avec des variantes plus ou moins marquées dans des ordres
juridiques différents. La stricte distinction entre l'analyse des
données et leur éventuelle appréciation extra-juridique, c'est-à-dire
morale, est ici particulièrement importante, car il ne s'agit pas de
porter des jugements de valeur sur tel ou tel phénomène, mais d'en
expliquer le fonctionnement (sans quoi, d'ailleurs, un jugement de
valeur ne serait même pas possible).
Le droit comparé traite en principe non pas d'un seul, mais de
l'ensemble des systèmes juridiques. Comme cet objectif se heurte
rapidement aux limites des capacités de connaissance et
présentation, cette discipline envisage plusieurs (c'est-à-dire au
moins deux) ordres juridiques sous un aspect thématique particulier.
L'étude d'un tel objet n'est par conséquent possible que s'il est
préalablement défini en termes indépendants de la formulation qui
pourra être la leur dans les systèmes considérés. Il faudra ainsi
élaborer des définitions de structures possibles dont on pourra
éventuellement vérifier l'existence dans tel ou tel ordre juridique
concret. Il convient cependant de distinguer deux opérations : la
découverte des objets juridiques et leur conceptualisation. S'il
revient à la théorie du droit comme théorie des structures de
proposer des définitions d'objets possibles, il serait naturellement
erroné de penser que le théoricien invente ces données à partir de
rien. La réflexion du théoricien est constamment alimentée par
l'observation des droits positifs, mais la formulation précise de la
définition d'une structure possible et par conséquent applicable à
tout ordre juridique constitue un travail théorique dont pourra se
servir le comparatiste.

79 Diversité des disciplines ◊ Une théorie du droit ainsi entendue


se distingue par ailleurs strictement d'autres démarches et
disciplines qui ne visent pas la connaissance d'un objet mais son
changement ou qui ne visent pas une connaissance juridique mais
extra-juridique. Il ne s'agit nullement de dire qu'elles seraient en soi
illégitimes ou dépourvues d'intérêt, car cette question constitue
l'objet d'un débat interne à la construction de ces autres disciplines,
mais qu'elles ne peuvent par hypothèse rien apporter à une
recherche comme celle qui est entreprise ici. Même s'il existait
d'excellentes raisons de penser que ces autres voies soient d'une
immense richesse d'enseignements, cela ne permettrait toujours pas
de contester l'existence des objets présentés ici ou de considérer
comme erronée l'analyse de leur fonctionnement. La théorie
proposée est conventionnaliste, descriptive, elle porte uniquement
sur des objets normatifs juridiques et exclut par conséquent les
démarches politico-morales et sociologiques.

80 Le débat théorique ◊ Le nombre considérable de publications en


matière de « droits de l'homme » ou de « droits fondamentaux » ou
de « droits » des individus ne doit pas masquer le fait qu'il existe
encore assez peu de travaux en matière de théorie des DF au sens
où nous l'entendons ici, la plupart des ouvrages relevant de la
philosophie politique, de la théologie, de la sociologie politique ou
de la doctrine des DF de tel système national ou international. La
théorie du droit a principalement contribué à l'analyse des DF à
partir de la problématique de la justice constitutionnelle dont
l'émergence est largement liée à celle de ces droits. Ce sont
principalement les juristes allemands de la fin du XIXe siècle qui ont
commencé à s'intéresser à ces phénomènes. Georg Jellinek a
esquissé un premier système de classification des « droits subjectifs
publics ». La place des DF dans la Loi fondamentale allemande
de 1949 et la jurisprudence très offensive de la Cour
constitutionnelle fédérale a suscité un grand nombre de travaux
visant à conceptualiser les nouvelles données. On peut observer un
phénomène parallèle aux États-Unis dans le sillage du rights
movement des années 1960 et 1970. La France accuse un assez
important retard en matière de théorie du droit d'une manière
générale et de théorie des DF plus particulièrement. Cela s'explique
sans doute par l'apparition tardive de la justice constitutionnelle et
le peu d'intérêt porté à la philosophie analytique du droit, les
principaux efforts se concentrant sur des études historiques,
politiques et sociologiques.
La « théorie pure du droit », initiée par Hans Kelsen et l'école de Vienne de la théorie
du droit a fortement contribué à la diffusion du concept de justice constitutionnelle dont
elle explique la possibilité (non la nécessité, évidemment) et la structure. Comme Kelsen a
par ailleurs été consulté par le gouvernement autrichien et l'Assemblée constituante au
moment de l'élaboration de la Loi constitutionnelle fédérale du 1er octobre 1920 qui
introduisit le premier système de justice constitutionnelle concentrée, et comme la Cour
ainsi créée devait entre autres se prononcer sur les violations des « droits
constitutionnellement garantis », on a souvent établi un rapprochement entre la théorie
pure du droit et les droits fondamentaux. La théorie pure du droit ne s'est cependant que
très peu intéressée à cette structure en tant que telle, déplorant principalement le caractère
extrêmement vague des dispositions respectives. La plupart des concepts aujourd'hui
discutés ont été forgés par les publicistes allemands de la République de Weimar d'abord
(Anschütz, Schmitt par exemple), par ceux de la République de Bonn ensuite. L'important
volume 5 (XXXIV, 1315 p.) du Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik
Deutschland « Traité du droit de l'État de la République fédérale d'Allemagne : théories
générales des DF » (Josef Isensee, éd. 2000) témoigne de ce considérable effort. Pour la
théorie du droit proprement dite, les contributions récentes les plus importantes sont dues
à Ronald Dworkin (Taking Rights Seriously « prendre les droits au sérieux ») ainsi qu'à la
fort intéressante tentative de Robert Alexy de systématiser cet apport au regard des
données du système constitutionnel allemand. Partisan de la thèse de l'union partielle du
droit et de la morale, cet auteur utilise ce qu'il appelle (à la suite de Dworkin) des
« principes » d'une manière très offensive.

S'il revient à ces théories le mérite d'avoir fortement contribué à une conceptualisation
plus différenciée des DF, elles procèdent souvent d'une position qui confond les
préférences morales des auteurs et l'analyse objective du droit positif.
§ 3. Le choix de l'objet

81 Une simplification terminologique ◊ Le choix de l'objet est


stipulé, c'est-à-dire déterminé par convention, tout comme il est
déterminé par convention que cet objet est un objet juridique (selon
la définition que l'on adoptera de « juridique ») et non pas la
mécanique des fluides, la poésie courtoise du XIIe siècle ou la
meilleure recette du Bœuf Charlemagne. La définition des objets de
départ n'est pas découverte, mais posée en raison d'une stratégie
explicite. Une telle théorie ne consiste par conséquent ni dans la
recherche de ce que les droits fondamentaux seraient en soi (aucune
méthode ne permet de se faire une idée d'un tel objet) ou de leur
véritable nature (pour autant que celle-ci serait conçue comme
différente de celle d'un objet explicitement introduit). La définition
du terme « DF » ne sera donc rien d'autre qu'une relation de
substitution entre cette expression (« DF ») et un ensemble d'autres
expressions déjà connues, plus complexes et par conséquent d'un
maniement plus lourd et plus compliqué. Elle n'apporte en elle-
même aucune connaissance (elle suppose au contraire acquises des
connaissances préalables), son utilité directe consiste dans la
simplification terminologique, son utilité indirecte éventuelle dans
la facilitation de l'établissement de rapports entre les données du
système. Il n'existe donc aucune contrainte interne d'introduire une
définition en vue d'éliminer un ensemble d'expressions (le
definiens) ni de choisir telle expression linguistique plutôt que telle
autre comme terme à définir (definiendum), un tel choix doit se
justifier a posteriori par l'amélioration indirecte du champ d'analyse
et le fait de rendre plus explicite certaines de nos intuitions.

82 Démarches alternatives ◊ 1) La « fondamentalité » comme


propriété constitutive. Une telle perspective relève évidemment
d'une conception du langage pour laquelle la construction des
objets juridiques ne se distingue pas fondamentalement de celles
d'autres objets dans d'autres champs scientifiques : elle passe par la
précision progressive des termes utilisés et des opérations logiques
auxquelles il est possible de les soumettre. Elle s'oppose ainsi pour
plusieurs raisons aux conceptions selon lesquelles la recherche de
l'objet « DF » pourrait être « induite à partir de la fondamentalité
d'un droit ».
a) La construction d'un objet se distingue de l'analyse des usages
lexicologiques. Or, si le point de départ de la recherche consiste
dans le corpus des occurrences des termes « fondamental » et
« droits fondamentaux » afin de déterminer ce que ces expressions
signifient, l'on se situe dans une démarche lexicologique et l'on
trouvera, comme pour toute bonne recherche de ce type, un nombre
plus ou moins important de significations différentes. Il serait en
revanche vain de rechercher ainsi l'essence ou le concept et plus
modestement un concept univoque de DF (comme il serait vain
d'induire l'essence ou un concept scientifique de l'eau ou de
l'univers à partir du corpus des occurrences d'« eau » ou « univers »
dans l'ensemble des discours où ces termes apparaissent) car il
faudrait pour cela que l'on sache au préalable quelle est justement la
propriété juridique à laquelle on attribue la qualité d'être
fondamentale. La construction d'un objet est en revanche
impossible sans la tentative de formuler de la manière la plus
précise possible ce que l'on entend par le concept de cet objet à
partir d'expressions à la signification au moins relativement plus
connue, quitte à l'améliorer progressivement.
b) Les textes dans lesquels il est question de DF relèvent de
statuts fort différents : dispositions ou jurisprudences
constitutionnelles ou conventionnelles, jurisprudences
administratives ou ordinaires, à l'intérieur de ce qu'on appelle
« jurisprudence » : le dispositif (la partie proprement normative),
les motifs (la partie argumentative visant à justifier le contenu du
dispositif) ; dispositions législatives, textes doctrinaux. Il est
rarement question de la même chose alors que la même chose peut
être nommée de différentes manières.
c) Même si l'on accepte une définition « wittgensteinienne »
(Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques) de la
signification, aujourd'hui très répandue en philosophie du langage,
selon laquelle elle n'est autre chose que l'usage, le recensement des
usages de « fondamental » et « droit fondamental » ne permet pas
de construire une théorie des DF mais uniquement une théorie des
multiples significations/usages de ces expressions dans de multiples
contextes. Il convient en effet de distinguer la construction d'un
objet déterminé « DF » de l'analyse de l'objet
« significations/usages de l'expression “droits fondamentaux” dans
des contextes multiples ». Dans le premier cas, un usage unique est
fixé par convention, dans le deuxième cas, l'on dégage les
régularités multiples d'usages multiples. L'analyse de l'utilisation de
ce terme dans des contextes divers permet de saisir l'éventail des
significations de cette expression dans le discours courant, mais ne
permet pas de construire une théorie de l'objet, car le langage
courant, même technique, n'a pas à se préoccuper de contradictions
ou de glissements de sens. Le travail du lexicographe
wittgensteinien ne peut à son tour aboutir que s'il dispose
d'instruments linguistiques suffisamment fins pour dire exactement
en quoi consistent les usages recherchés. 4) La véritable difficulté
de toute théorie scientifique consiste dans l'impossibilité d'éliminer
le vague et l'indétermination des expressions premières (non
définies) à partir desquelles on construit des langages formels
soumis aux contraintes explicites d'univocité. On ne peut en effet
que rendre de plus en plus explicites ces présupposés.
2) « Fondamentalité » et « supraconstitutionnalité ». La « fondamentalité » est
parfois considérée comme une propriété qui appelle le rang constitutionnel d'un droit et
non l'inverse, une conception qui se double parfois de l'idée que la fondamentalité
constitue une articulation entre le « droit naturel » et le droit positif : les droits
fondamentaux le sont en tant que tels, donc le droit positif ne peut que leur attribuer la
place la plus importante. Un tel raisonnement se situe d'emblée explicitement en dehors
du droit positif puisqu'il affirme que le droit positif devrait être le prolongement de
quelque chose de plus « fondamental ». En d'autres termes, il est proposé une définition
alternative des DF qui s'appuie sur leur dignité morale et accessoirement sur une théorie
du « droit naturel ». Comme pour toute conceptualisation différente, il ne s'agit nullement
d'en contester la légitimité dont la discussion relève d'une problématique interne à
l'éthique et ce n'est pas le lieu de la soulever ici. Ce qui est contestable en revanche, c'est
l'affirmation que parce que les DF seraient quelque chose de moralement fondamental et
que le droit devrait en suivre les préceptes, les DF au sens ici entendu n'existeraient pas
ou, s'ils existent, que l'on n'aurait pas le droit de les appeler ainsi. Il s'agit tout simplement
de questions strictement distinctes, les DF, tels qu'ils sont définis ici, constituent une
structure juridique possible (l'argument de la fondamentalité morale ne l'a jamais mis en
doute) et la question de son existence est une question empirique au sens où il suffit
d'examiner si les différents ordres juridiques possèdent, oui ou non, une telle structure.

Ainsi, cela n'a aucun sens de se demander si les DF sont, en tant que tels, uniquement
« dirigés contre l'État » ou s'ils constituent, comme l'admettent jurisprudence et doctrine
allemandes « un ordre objectif de valeurs ». On peut tout au plus, en admettant que
« dirigés contre l'État » ou « ordre objectif de valeurs » soient des expressions dotées de
sens en termes juridiques, se poser la question de savoir, soit si ce qu'on a convenu de
nommer « DF » possède, ou non, de telles propriétés, soit si les structures normatives que
qualifie à l'aide du terme « Grundrechte » le droit constitutionnel allemand (par exemple)
les possèdent.

83 Une théorie descriptive ◊ La théorie proposée vise la description


du fonctionnement d'une structure identifiable dans des systèmes
différents. En ce sens, elle est descriptive, alors même que son objet
est normatif. Portant sur les DF en tant que phénomènes juridiques,
elle n'est pas une évaluation politico-morale de tel système ou de
telle ou telle norme d'un système. Si la création des concepts est
libre, elle ne doit pas masquer l'introduction implicite de jugements
de valeur sous-jacents. Comme il est cependant préférable que les
termes désignant les concepts ne soient pas trop éloignés de nos
intuitions, l'on se trouve confronté à une double difficulté : éviter
des conceptualisations abstraites et sans valeur explicative et éviter
des conceptualisations aux connotations normatives externes au
domaine de recherche, résultant de la projection d'idées morales
dans l'analyse de phénomènes juridiques comme lorsque le nom
d'une structure est utilisé en vue de valoriser ou de dévaloriser
moralement telle ou telle structure juridique (« Il n'y a pas de DF
dans le pays P parce que leur catalogue ne comprend pas la
norme N ou parce que le recours R n'y est pas ouvert contre tel ou
tel type de violation » veut dire : « Selon ma définition de “DF”, tel
système ne possède pas cette structure parce que… » ou, plus
souvent : « Tout système juridique devrait comporter les
éléments N et R. Le système S ne les contient pas, donc il est
mauvais »).

84 Démarches alternatives ◊ a) Limitations dans la définition de l'objet présentées


comme relevant de la nature de l'objet en soi. Ainsi, il est parfaitement concevable de
ne considérer comme DF que les seules structures normatives dans lesquelles toute
personne est habilitée à introduire un recours devant un juge constitutionnel ou
conventionnel, mais ce n'est nullement une nécessité conceptuelle (cf. plus loin la
question des titulaires des DF). Il s'agit simplement d'une délimitation restrictive du
domaine de recherche et la question est de savoir si elle correspond à nos intuitions bien
considérées et à notre stratégie de connaissance. Le rôle des intuitions est largement
surdéterminé par l'expérience subjective des réglementations nationales et des habitudes
lexicales qui les accompagnent : si l'on part par exemple du concept de « DF » de la Loi
fondamentale allemande, ou de celui des « droits constitutionnellement protégés »
autrichiens, on considérera que tout DF implique nécessairement le droit d'introduire un
recours devant le juge constitutionnel en cas de violation (avec, toutefois, d'importantes
différences), mais ce ne sera pas le cas en France ou en Italie (là aussi pour des raisons
tout à fait distinctes). Tout ce que l'on peut en déduire, c'est que « DF » n'a pas la même
signification dans un cas et dans l'autre, ce n'est pas qu'il n'existe pas de DF tout court
dans tel ou tel cas, à moins que l'on fasse de la définition allemande la définition des DF
tout court. Un tel résultat ne peut découler que de la stratégie de recherche et de la
détermination du domaine d'objet qui lui correspond, or les concepts d'un objet dans un
système sont par hypothèse inadaptés à des études comparatives, étant donné le fait
passablement trivial que les systèmes sont différents précisément parce qu'on n'y trouve
pas les mêmes objets. Or, de ce point de vue, une telle limitation paraît une raison trop
faible, car dans tous les cas il existe globalement plus de similitudes que de différences
entre ces divers systèmes et par ailleurs l'inclusion de ces différents cas permet de
développer une classification interne, alors que l'exclusion mène à des cloisonnements
qualitatifs extrêmement forts.

b) Concept et nom du concept. Plus généralement, une cause fréquente de


malentendus résulte de la confusion entre le concept d'un objet juridique et le nom du
concept d'un objet juridique. Si l'on donne ici le nom de « droits fondamentaux » au
concept de l'objet juridique « DF », on ne saurait opposer à cette opération que les DF
seraient uniquement les objets qui s'appellent « DF » ou « Grundrechte » en République
fédérale d'Allemagne (ou ailleurs) ; mais on ne saurait pas non plus lui opposer que les DF
devraient en vérité s'appeler « libertés civiles » ou « éleutheriaï » ou herout, parce que, par
exemple, en droit civil telle ou telle règle serait une « liberté civile » et que pour cette
raison le Conseil constitutionnel ne devrait pas parler de « droit fondamental ». Comme
pour les droits nationaux, les terminologies locales des domaines particuliers d'un système
juridique n'autorisent ni n'interdisent aucune conclusion relative à la validité d'un
vocabulaire scientifique explicitement introduit. La seule question est celle de savoir si
l'on dispose bien de noms différents pour les concepts d'objets différents. Dans notre
exemple, il s'agit alors de savoir si une structure propre à ce qu'on appelle « droit civil »
dans l'ordre juridique français est bien ce dont parle le Conseil constitutionnel lorsqu'il
contrôle la conformité d'une disposition législative à la Constitution. Or, ces deux
questions peuvent fort bien être strictement distinguées, même si rien n'empêche qu'on
appelle ces deux objets de manière tout à fait différente (par exemple « déeffe » et
« libécive »), car cela ne change rien à l'affaire. En d'autres termes, on ne peut dire ni « X
n'est pas X (dans le système F) parce que X s'appelle Y (dans le système A) », ni « X n'est
pas X (dans le domaine C) parce que X est Z (dans le domaine P) ». Les habitudes
terminologiques locales surdéterminent souvent les appréciations des spécialistes d'une
« branche du droit » par rapport aux objets des autres « branches », mais ces branches ne
sont par hypothèse que des sous-ensembles d'un seul système et, à l'intérieur d'un seul
système, il n'existe de différences de structure que si (mais aussi toujours lorsque) l'ordre
juridique y rattache des conséquences normatives différentes.

c) Connaissance et changement. Comme la fonction d'une théorie des DF ne consiste


pas dans la propagation de ce que l'on considère comme moralement souhaitable, elle ne
vise pas le changement de ce qui est, mais sa connaissance, c'est-à-dire la construction des
instruments qui permettent d'analyser des structures normatives données dans les systèmes
juridiques existants. Cependant, les jurisprudences constitutionnelles s'écartent souvent
des textes qu'elles sont appelées à interpréter en introduisant parfois, de manière
« audacieuse », des protections que la norme constitutionnelle n'a pas prévues (ou en
limitant d'autres protections pourtant explicitement accordées). Par ailleurs, plusieurs
courants doctrinaux ou « théoriques » considèrent comme leur mission de faire évoluer le
droit ou de dire ce qu'il devrait être, invitant ainsi les juges constitutionnels à procéder à
de nouvelles « innovations ». Ces évolutions font parfois naître l'idée qu'il conviendrait de
présenter, en y participant, ce droit en train de se faire (« vivant »), plutôt que de décrire
un droit qui n'est pas appliqué par les juridictions et qui n'aurait par conséquent aucune
valeur scientifique. Cette objection est importante car elle part d'une observation bien
réelle. La réponse est la suivante : les normes jurisprudentielles ne sont pas des normes
constitutionnelles à moins que cela ne soit explicitement prévu. Il convient par conséquent
de décrire a) ce que les normes constitutionnelles exigent, b) ce qu'exigent pour des cas
particuliers les normes jurisprudentielles qui appliquent les normes constitutionnelles. Ces
dernières données (le « droit constitutionnel jurisprudentiel ») peuvent, comme toute
norme, être ou non conformes à la Constitution. Elles n'en sont pas moins des normes
(infraconstitutionnelles et particulières) et c'est la raison pour laquelle elles doivent être
analysées, mais si elles ne répondent pas aux impératifs constitutionnels, cela doit
également être établi et l'écart entre les deux doit être montré sans complaisance.

d) Explication juridique et sociologie des acteurs. Une théorie des DF en tant


qu'objets juridiques ne vise pas l'explication des comportements des acteurs utilisant cette
terminologie (ou une autre, par exemple celle de « droits de l'homme ») en vue d'obtenir
certains résultats en matière de politique jurisprudentielle. Une telle recherche ne concerne
pas des normes, mais des faits. Elle relève de la sociologie politique et requiert l'usage
maîtrisé des méthodes d'observation et d'interprétation empiriques (constitution d'un
corpus de données significatives, analyses statistiques, etc.) pertinentes. D'un point de vue
juridique la question n'est pas de savoir, par rapport à une donnée jurisprudentielle, c'est-
à-dire une norme permettant ou interdisant la production d'une autre norme, éliminant ou
permettant le maintien d'une disposition normative, quelles sont les stratégies des acteurs
ni comment ils cherchent à la mettre en œuvre ni enfin quelles contraintes s'imposent
alors à leur action, mais uniquement si cette norme jurisprudentielle correspond bien, oui
ou non, à la norme constitutionnelle ou conventionnelle qu'elle concrétise. Il s'agit là d'une
question logico-linguistique, c'est-à-dire de savoir si, de certaines prémisses (la
formulation de la norme constitutionnelle), il est possible de dériver certaines conclusions
(la formulation de la norme jurisprudentielle). La théorie réaliste de l'interprétation que
prolonge la théorie des contraintes argumentatives nie l'existence des normes (au moins
de certaines catégories de normes, notamment constitutionnelles) et ne se préoccupe que
de rapports de pouvoir en s'appuyant sur l'indétermination des énoncés normatifs. Cette
indétermination est indéniable, mais elle ne justifie nullement la thèse sceptique puisque
d'une part, l'indétermination n'est, sauf exception, jamais totale, et d'autre part, si elle
l'était, aucune théorie, même réaliste, ne serait possible, et de toute manière il ne serait pas
possible de saisir l'objet interprétation puisque les interprétations seraient elles-mêmes
indéterminées. Telle qu'elle se présente actuellement, la théorie réaliste de l'interprétation
repose sur la destruction de son propre objet, elle peut en revanche constituer une
recherche sociologique fort intéressante à condition d'admettre comme point de départ la
problématique juridique logico-linguistique, car ce n'est que par rapport à l'existence d'un
tel objet et non en le niant que l'on peut étudier les stratégies qui le concernent.

Il convient de distinguer, comme pour toutes les normes, entre les éléments qui
permettent d'identifier une norme comme introduisant un DF et la disposition, le texte, qui
la formule. Le texte peut être inclus dans des dispositions concernant d'autres matières, il
peut être fragmenté en des éléments se trouvant à plusieurs endroits.
§ 4. Définition stipulative des « droits fondamentaux »

Construire un concept de DF en tant qu'objets uniquement


juridiques exige que l'on confronte les données du libéralisme
politique avec les contraintes spécifiques aux systèmes juridiques.

85 L'ordre juridique ◊ Par « ordre (ou système) juridique », l'on


entend ici des systèmes normatifs globalement efficaces et
comprenant des normes de sanction au sens strict. Une norme est la
signification d'un énoncé prescriptif, elle rend obligatoire, permis
ou interdit un certain comportement humain. La réalisation ou la
non-réalisation factuelle de ce qu'une norme ordonne n'entraîne
aucune conséquence sur son statut normatif (sauf si elle en fait elle-
même son objet) et inversement aucun comportement factuel ne
possède en soi une qualité normative (non déductibilité ou loi de
Hume).

86 La hiérarchie des normes ◊ Les systèmes juridiques ont la


propriété d'être hiérarchisés au sens où la production (ou
l'élimination) d'une norme (la norme inférieure) résulte de
l'application d'une autre norme (la norme supérieure), considérée
comme appartenant déjà au système. Une norme ainsi produite
appartient alors également au système ou est « valide » (« ordre de
la production ») ; la règle de production peut comprendre de
multiples étapes de propositions et de contrôles préalables ; dans
tout autre cas, l'élimination ou la modification d'une norme résulte
(rapport de prévalence ou hiérarchie selon la « force
dérogatoire ») :
- ou bien de la prévalence de la norme plus concrète et plus
particulière, inférieure selon l'ordre de la production, sur la norme
plus abstraite et plus générale, supérieure selon l'ordre de la
production (« paradoxe de la concrétisation ») ;
- ou bien de l'application d'une norme de destruction ou de
modification supérieure selon l'ordre de la production. Cela
suppose la détermination de « défauts » (ou « non-conformité »)
comme conditions de l'application d'une telle procédure.
Remarque : la modification ou élimination d'une norme peut
suivre deux voies différentes : si, selon le droit positif en question,
une norme fautive est éliminée ou modifiée sans aucune procédure
spécifique, simplement en raison de sa contrariété par rapport à une
autre norme que cet ordre considère comme supérieure selon la
force dérogatoire, il s'agit d'une dérogation implicite, car le
changement n'apparaît pas en tant que tel. L'art. 55 de la
Constitution française en est une illustration. Si, en revanche, une
modification ou une annulation exige un acte normatif particulier, il
s'agit d'un système de dérogation explicite. Le contrôle de
constitutionnalité à l'européenne est – en principe – un système de
dérogation explicite. Un grand nombre de systèmes se situent à mi-
chemin, on pourrait les appeler des systèmes de dérogation semi-
explicite : le système de primauté du droit communautaire fait
prévaloir la norme européenne directement applicable sur la norme
nationale contraire, mais celle-ci ne disparaît pas de l'ordre
juridique national et devra être appliquée dans d'autres cas où elle
ne viole pas les exigences de l'ordre communautaire. Le contrôle de
constitutionnalité à l'américaine exige un acte juridictionnel relatif
au cas particulier sans que ne disparaisse la norme législative
anticonstitutionnelle. Cela complique toutefois du fait de la règle
du précédent qui fait des rationes decidendi de la décision
individuelle une règle générale qui lie les juridictions de rang égal
ou inférieur. Ce système de dérogation est par conséquent d'un
maniement beaucoup plus compliqué puisque les normes fautives
demeurent en vigueur et parce que l'identification des normes
dérogatoires est souvent malaisée.

87 Définition des « droits fondamentaux » ◊ Le libéralisme


politique exige que certains comportements, considérés comme le
domaine de liberté des individus, ne puissent pas faire l'objet d'une
réglementation restrictive. L'idée que les individus possèdent des
droits qui doivent bénéficier d'une protection juridique forte peut
naturellement être étendue aux contenus les plus divers, répondant
aux conceptions politiques les plus variées. Si elle est ainsi
matériellement ouverte, la transcription juridique de l'idée
fondatrice devra se référer aux éléments structuraux des systèmes
juridiques permettant de garantir que les destinataires puissent agir
d'une certaine manière ou que certaines circonstances ne soient pas
modifiées à leur détriment. Un concept juridique de DF devra par
conséquent lier un domaine matériel de protection (les permissions
ou libertés proprement dites), une structure de prévalence et un
mécanisme de dérogation.
Un système juridique comprendra par conséquent des droits
fondamentaux si et seulement s'il existe des rapports normatifs
satisfaisant aux quatre conditions suivantes :
1) il existe des permissions (« DF » au sens étroit) au bénéfice de
toutes les personnes (relevant du système) en règle générale, et au
bénéfice des classes les plus générales de personnes à titre
exceptionnel (les « bénéficiaires ») ;
2) les normes législatives et les normes infralégislatives, ainsi
que les actes de même contenu qui ne sont pas encore des normes
valides, abolissant ces permissions ou les limitant dans une mesure
allant au-delà d'un certain minimum déterminé par la
compréhension habituelle du concept du comportement en
question, sont considérées comme fautives ;
3) il existe un organe juridictionnel de contrôle habilité à annuler
des normes fautives au sens de la condition 2) ou d'empêcher que
des actes ayant une telle signification puissent devenir des normes
du système ;
4) il existe des organes habilités à saisir l'organe juridictionnel de
contrôle en cas de violation (les « titulaires »).
Il s'agit par conséquent d'une relation à quatre termes qu'il s'agit
maintenant d'analyser en particulier : les permissions ou DF au sens
strict, les normes législatives sous condition de conformité, le juge
de la conformité et l'autorité de saisine.

88 « Droits fondamentaux », « droits de l'homme » et


« libertés publiques » ◊ On peut ainsi distinguer les DF des
droits de l'homme qui sont des exigences politiques et morales, plus
ou moins inspirées par le libéralisme politique et ses extensions,
considérées en dehors de tout contexte proprement juridique. Si,
dans la perspective des droits de l'homme, les systèmes juridiques
devraient respecter certains impératifs, ils ne se préoccupent pas
des moyens juridiques qui permettraient d'y parvenir. En revanche,
la question de savoir si tel ou tel DF existe dans tel ou tel système
selon telle ou telle modalité est entièrement indépendante de la
question de savoir si, tel qu'il existe, ce DF correspond, ou non, à
telle exigence de droits de l'homme. On peut enfin qualifier de
libertés publiques les permissions de rang législatif attribuées à des
catégories générales de bénéficiaires et liées à la possibilité d'un
contrôle juridictionnel de normes infralégislatives fautives. Ces
définitions fixent les concepts qui seront utilisés ici,
indépendamment de l'appellation de l'objet dans un ordre juridique
concret ou dans un quelconque type de discours.

89 Les noms des droits fondamentaux ◊ En République fédérale


d'Allemagne, les DF s'appellent « droits fondamentaux »
(Grundrechte), en Espagne « droits fondamentaux et libertés
publiques », en Italie « droits et devoirs des citoyens », au Portugal
« droits, libertés et garanties personnelles », en Autriche « droits
constitutionnellement garantis ». La terminologie constitutionnelle
est très hétérogène en France en raison des périodes très différentes
pendant lesquelles les textes ont été introduits : « droits et libertés
de l'homme et du citoyen » pour la déclaration de 1789, « principes
politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à
notre temps » pour le Préambule de la Constitution de 1946, mais
ces principes ne comprennent pas uniquement des DF, certains
« principes fondamentaux reconnus par les lois de la République »
relèvent également de cette catégorie. La « Déclaration universelle
des droits de l'homme », bien que produite par un organe
international, n'a en tant que telle aucune valeur juridique, mais
exprime bien une certaine idée morale des droits de l'homme.
Remarque : les définitions courantes sont trop générales lorsqu'elles parlent de « droits
reconnus et protégés » car, dans un système juridique, un droit non reconnu n'est pas un
droit dans un système juridique et un droit non protégé n'est pas un droit du tout, c'est-à-
dire que ce n'est pas une norme dont la violation entraîne des conséquences normatives
visant à en corriger les effets (sanctions au sens large). Ce type de définition n'est donc
pas faux, mais il dit simplement que les DF sont des droits. Or, la question est de savoir
lesquels. Une définition en termes de relations à trois éléments (proposée par R. Alexy) est
plus précise, mais toujours trop peu spécifique : RabO représenterait ainsi une relation ou
R dénote l'opérateur de droits, a le titulaire, b le destinataire de l'obligation et O l'objet. Un
tel schéma est beaucoup trop général puisqu'il décrit simplement la structure de n'importe
quelle norme et néglige plusieurs aspects : la priorité hiérarchique, l'existence d'un organe
spécifique de contrôle et d'un organe spécifique habilité à le déclencher.

90 Droits des individus et droit objectif ◊ L'on parle ici de DF


lorsque des ensembles de destinataires bénéficient de permissions
d'agir. Il s'agit par conséquent et de manière non encore spécifiée de
droits « subjectifs » au sens où ces bénéficiaires sont des personnes.
La Cour constitutionnelle fédérale allemande a pourtant introduit
l'idée qu'il s'agirait par ailleurs d'un « ordre objectif de valeurs ». Le
sens de cette formule est obscur et son usage d'ailleurs très prudent,
même s'il dénote souvent la volonté de résoudre un cas en un sens
qu'il n'est pas facile de rattacher à une interprétation plausible des
textes. S'il est incontestable que l'introduction de DF traduit
l'attachement du constituant à certaines valeurs, il est difficile de
déduire à l'inverse de l'existence des DF qu'ils seraient plus et autre
chose que ce qu'en disent les textes qui les formulent. En tant que
structure de protection constitutionnelle de certaines permissions
d'agir, la question n'est pas de savoir ce que la Constitution rend par
ailleurs obligatoire pour le législateur, même si cette question sera
soulevée, si la possibilité procédurale s'en présente, lors d'un
contrôle de constitutionnalité. En ce qui concerne les DF, il s'agit
uniquement de savoir quelles obligations en résultent pour le
législateur et non de savoir quels autres moyens pourront
éventuellement être examinés par le juge.

91 Droits des individus et « garanties institutionnelles » ◊ La


littérature allemande se réfère également à des « garanties
institutionnelles » et à des « garanties d'instituts » ; dans le premier
cas il s'agirait d'« institutions » du droit public, par exemple
l'Université organisée selon le modèle de Humboldt, dans le
deuxième d'« institutions » du droit privé, comme le mariage
monogamique entre personnes de sexe différent. Rien n'empêche en
effet le constituant d'accorder une protection particulière à ces
structures, c'est-à-dire d'interdire au législateur d'introduire des
contrats d'union de vie entre personnes de même sexe ou des
établissements d'enseignement supérieur gérés par une
administration centralisée ; pourtant il ne s'agit pas, en tant que tels,
de DF. Il s'agit uniquement de l'obligation du législateur de
préserver certaines structures juridiques et ce n'est que dans la
mesure où leur existence implique, pour des catégories générales de
destinataires, des permissions constitutionnelles d'agir assorties de
garanties spécifiques, qu'il s'agit de DF. Il se peut que la
Constitution rende obligatoire le maintien de certaines structures
juridiques sans que puissent directement ou indirectement s'en
prévaloir les personnes concernées. En revanche, si certaines
permissions constitutionnelles d'agir sont indissociables de
structures permettant leur exercice, il s'agira de DF qui auront des
effets « institutionnels », c'est-à-dire que la modification de règles
concernant ces structures pourra être attaquée comme constitutive
d'une violation d'un DF.
CHAPITRE 1
LES DROITS FONDAMENTAUX COMME
NORMES DE DEGRÉ SUPÉRIEUR

Section 1. LES DROITS FONDAMENTAUX AU SENS STRICT : DES


PERMISSIONS D'AGIR DÉTERMINÉES
Section 2. LES DROITS FONDAMENTAUX DANS LA HIÉRARCHIE DES
NORMES
§ 1. Constitutionnalité
§ 2. Conventionnalité
§ 3. Supériorité hiérarchique dans d'autres domaines
§ 4. Hiérarchie des normes et détermination des droits

92 Introduction ◊ Les DF au sens le plus étroit sont des normes de


permission. La question est de savoir quels sont exactement les
comportements permis, où se situe précisément la limite entre ce
que couvre la permission et ce qu'elle ne couvre plus. Ce problème
doit être traité sur plusieurs plans, d'abord en ce qui concerne tant la
formulation des DF proprement dits dans leur corpus textuel que le
rapport que les DF entretiennent entre eux. Ensuite il conviendra
d'examiner comment les DF en tant que normes constitutionnelles
ou internationales sont délimités par rapport aux normes qui les
concrétisent (législatives et infralégislatives ou étatiques).

SECTION 1. LES DROITS FONDAMENTAUX AU SENS


STRICT : DES PERMISSIONS D'AGIR
DÉTERMINÉES

93 Droits fondamentaux et autres normes ◊ Les DF autorisent


directement certains comportements humains : exprimer ses
pensées, se déplacer librement, agir librement, etc. (DDHC, art. 11 :
« …tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement… »),
même si elles sont formulées négativement (DDHC, art. 7 : « Nul
homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas
déterminés par la loi… »). Mais ce sont des permissions délimitées,
c'est-à-dire qu'il s'agit, pour chacune de ces libertés, de la
permission de faire telles ou telles choses mais non d'autres. Ce
n'est pas une particularité des DF, mais une caractéristique de toute
norme, quelle qu'elle soit, dès lors qu'il ne s'agit pas de la
permission de faire n'importe quoi. La différence par rapport à
beaucoup d'autres normes, et notamment par rapport aux ensembles
codifiés, consiste en ce que, généralement, les DF sont formulés en
quelques dispositions de caractère très général, des « catalogues »,
alors qu'ils couvrent une multitude de situations, comme si l'on
devait résumer tout le Code civil en vingt articles. Il en résulte deux
difficultés principales : celle de la délimitation de l'autorisation et
celle des conflits entre normes, chacune se présentant sous de
multiples facettes.
Remarque : ces difficultés sont indissociables du problème plus général de
l'interprétation de textes formulant des normes. Le terme « interprétation » est utilisé en
deux sens très différents, mais souvent confondus : a) l'analyse des significations d'un
ensemble de données linguistiques et plus particulièrement, ici, de textes de formulation
de normes, b) l'acte par lequel un organe produit une norme particulière en concrétisant
une norme (relativement plus) générale et abstraite ; le premier cas seulement est ici visé
par le terme « interprétation », le deuxième étant qualifié de « concrétisation organique ».
Le droit peut introduire des règles de concrétisation limitant le choix entre plusieurs
solutions possibles (« règles d'interprétation » qui sont en fait des règles de concrétisation)
mais il ne peut pas soumettre à des normes l'opération scientifique qui consiste à
déterminer la signification d'un énoncé, d'ailleurs les dispositions énonçant les règles
d'interprétation doivent elles aussi être interprétées. Le juriste est par conséquent
confronté à deux problèmes successifs : a) comment déterminer les significations des
énoncés formulant des dispositions de DF ? b) existe-t-il des règles de droit positif
concernant la concrétisation de ces dispositions ?

94 L'indétermination sémantique des textes ◊ La première


difficulté résulte du fait que les textes qui formulent les DF sont
très souvent vagues et indéterminés et qu'il est par conséquent
malaisé de voir quelles sont exactement les limites des actions
permises par rapport à celles qui ne le seraient pas.
Cette question n'avait que fort peu préoccupé les rédacteurs de ces dispositions qui,
souvent, ne les avaient pas conçues comme des règles de DF, mais comme un condensé de
leur philosophie politique, comme un credo et non comme la formulation d'une norme
juridique. Les déclarations de droits des anciennes Constitutions n'étaient tout simplement
pas des dispositions de DF car les éléments 2, 3 et 4 leur faisaient défaut et l'élément
premier était conçu comme une description de la réalité et non comme une permission qui
n'existait qu'en raison de son caractère normatif. Dans certains cas, comme en France, des
textes n'ayant pas la fonction de DF ont acquis ce statut par la suite sans avoir été le moins
du monde conçus en vue de cet objectif. Dans d'autres cas, cette finalité était parfaitement
présente au moment de la rédaction (comme en Espagne ou dans les nouvelles
démocraties d'Europe centrale et orientale). Si l'on constate que les formulations ne sont
pas toujours très différentes (Constitution espagnole, art. 20 : « 1. Les droits suivants sont
reconnus et protégés : a) la liberté d'exprimer et de diffuser les pensées, les idées et les
opinions par la parole, l'écrit ou tout autre moyen de reproduction… »), les articles
deviennent toutefois de plus en plus circonstanciés ce qui dénote une volonté plus forte de
préciser les contours de la permission en question.

Le caractère vague et indéterminé des textes n'implique


nullement qu'il n'y ait aucune limite ou que celle-ci serait
indifférente. Cela déplace simplement le problème : il s'agit de
savoir quelles sont les limites précises de l'indétermination, en
d'autres termes quel est l'ensemble des cas déterminés visés par une
expression indéterminée. Cela renvoie au problème de
l'interprétation.
La doctrine allemande appelle parfois ces limites des « limites immanentes », qui sont
en vérité constitutives : elles ne viennent pas éventuellement s'ajouter à la délimitation de
la permission, elles en arrêtent les éléments. Elles déterminent un « domaine de
protection » dans un ensemble plus vaste de phénomènes possibles que l'on peut qualifier
de « domaine de réglementation » (Exemple : Constitution italienne, art. 17, al. 1 : « Les
citoyens ont le droit de se réunir pacifiquement et sans armes ». Le fait que plusieurs
personnes se réunissent constituent le domaine de réglementation, la permission de se
réunir lorsque l'on est « pacifique et désarmé » constitue le domaine protégé. Il s'agit d'une
permission conditionnelle, les conditions délimitant la permission au sens strict).

95 Les conflits de normes ◊ Un deuxième problème apparaît du fait


qu'en général plusieurs droits sont introduits simultanément dans
des « catalogues ». Or, s'il existe plusieurs permissions, il peut
arriver qu'elles paraissent comme ne pouvant pas être satisfaites en
même temps. Deux hypothèses sont ici envisageables : soit il est
possible de départir les différents cas et de montrer qu'il n'existe en
vérité pas de recoupement ; soit ce n'est pas possible et il existera
alors un problème de conflit de normes, c'est-à-dire qu'une même
situation constitue la condition de plusieurs obligations,
permissions ou interdictions et que ces conséquences ne sont pas
simultanément réalisables. Il s'agit d'un conflit au sens strict ou
horizontal où les normes en question ne présentent pas entre elles
de différences hiérarchiques.
Les cas de conflits sont beaucoup plus fréquents qu'il n'y paraît
au premier regard et tout porte à penser qu'ils le seront bien plus
encore à l'avenir. D'un côté, les catalogues tendent à devenir de plus
en plus longs (mais non de plus en plus précis), or plus il y a de
droits garantis, plus fortes sont les chances que plusieurs d'entre
eux ne sont pas simultanément réalisables. D'un autre côté,
l'introduction de droits à valeur horizontale n'est, en termes de
structure, pas autre chose qu'une limitation des droits à valeur
verticale : les droits « horizontalisés » entreront en conflit avec les
DF qui ne le sont pas.

96 Les normes de solution de conflits de normes ◊ Les conflits


de normes sont solubles lorsqu'il existe des normes matérielles ou
formelles de solution. Elles sont matérielles lorsqu'une norme fait
de l'apparition d'un conflit entre plusieurs autres normes la
condition de la prévalence de l'une d'elles, entièrement ou dans une
certaine mesure, pour autant qu'elle présente telle ou telle propriété.
Elles sont formelles lorsqu'une norme dit qu'en cas de conflit un
organe est habilité à faire prévaloir, sur saisine, telle règle sur telle
autre. Il est évidemment possible de combiner les deux. De telles
règles peuvent être, comme d'autres, explicites ou implicites, c'est-
à-dire directement énoncées en tant que telles ou déductibles à
partir d'autres règles directement énoncées (une règle implicite n'est
pas une règle extérieure au système, c'est une règle dont la
formulation est implicite dans la formulation explicite d'une règle
donnée).
On connaît des exemples de règles explicites de solutions de conflits (d'un point de vue
matériel, cf. les art. 3, 310 et 311-14 du C. civ. ; d'un point de vue formel, les litiges de
conflits d'organe en RFA, le juge constitutionnel devant faire prévaloir les
obligations/habilitations des uns sur celles des autres ou encore la compétence
d'attribution de compétence législative entre Fédération et Länder de la Cour
constitutionnelle en Autriche). Or, en ce qui concerne les formulations de DF, de telles
règles sont très rares et presque toujours imprécises (par ex. LF, art. 5, al. 2 : « Ces droits
[la liberté d'expression] trouvent leur limite dans… le droit au respect de l'honneur
personnel ». Ce texte introduit de manière générale et sans autre précision une limitation
de la liberté d'expression par le droit au respect de l'honneur). Pour chaque système se
posera ainsi à un titre ou à un autre la question de savoir comment il serait possible de
parvenir à un système cohérent de DF. C'est l'une des questions les plus actuelles et les
plus difficiles du droit constitutionnel actuel.

Une règle matérielle peut être donnée lorsque les textes disent que certains DF sont
plus importants que d'autres ou qu'il existe entre des DF des rapports de spécificité.

97 Conflits de normes et distinction entre « règles » et


« principes » ◊ La question des conflits ou collisions de DF a
indirectement provoqué une controverse en théorie du droit. Ronald
Dworkin devait violemment attaquer Herbert L. Hart pour avoir
défendu, selon lui, une conception de l'ordre juridique comme
système hiérarchisé de « règles » qui ne peuvent être que valides ou
non valides. Cette vision ne permettrait pas de comprendre, selon
Dworkin, la fonction de « principes » que le juge appliquerait sans
qu'ils soient explicitement produits dans le système et qui
permettraient une application simultanée, selon une dimension de
poids, de sorte que la validité de l'un n'entraînerait nullement la
non-validité de l'autre. La position de Dworkin repose sans doute
sur une erreur car rien n'empêche une norme de régler un rapport
entre plusieurs autres normes sans que l'application de l'une
entraîne la non-validité de l'autre en cas de collision, et il n'était par
ailleurs nullement besoin d'introduire un dualisme dans l'univers
des normes, ni de « déduire » du fait que le juge fasse appel à un
« principe » l'« existence » des principes en tant que catégorie
juridique qui n'aurait pas besoin d'être produite pour exister dans un
système. Mais ce débat a eu le grand mérite d'attirer l'attention sur
la spécificité de normes qui pouvaient entrer en conflit sans que
l'une écarte entièrement l'autre. Les DF sont indissociables d'une
problématique de classification de conflits de normes et une telle
classification n'est nullement l'indice de l'existence séparée de
règles et de principes ou d'autres choses ; il s'agit de différentes
normes de solution matérielle ou de différentes applications des
normes de solution formelle. Certains auteurs français ont conclu
du fait qu'il ne pouvait pas y avoir de hiérarchie entre normes
constitutionnelles qu'il s'agissait d'un problème de « conciliation ».
La prémisse part d'une confusion entre la hiérarchie des formes
juridiques et les règles de solution de conflits de normes. La
hiérarchisation des formes peut constituer une méthode de solution
de conflits mais ce n'est guère la seule possible, puisqu'une règle
qui fait prévaloir une règle sur une autre, alors que les deux
relèvent de la même famille, constitue justement une
hiérarchisation qui ne prend pas appui sur l'appartenance à une
certaine forme juridique. Le terme « conciliation » présente ainsi
l'inconvénient de ne pas faire apparaître le problème des conflits de
normes et surtout de normes de même rang selon l'ordre de la
production. Or il s'agit bien de savoir dans quelle mesure l'une de
plusieurs exigences peut être écartée au bénéfice d'une ou de
plusieurs autres. La théorie des principes telle qu'elle est défendue
en Allemagne par Robert Alexy, met en lumière le fait que les
libertés devraient être protégées autant que possible. Même s'il est
possible d'invoquer de forts appuis en faveur d'un tel argument à
partir du texte constitutionnel allemand, aucune solution n'en
résulte lorsque plusieurs normes exigent simultanément une telle
protection maximale sans que cela soit simultanément possible.

98 La solution discrétionnaire du conflit de normes ◊ En


l'absence d'issue matérielle, la solution d'un conflit de normes de
DF repose sur l'application de la règle formelle qui permet et exige
que le juge constitutionnel tranche la question. La règle est
explicite au sens où la Constitution attribue à cette juridiction une
compétence de contrôle de la loi et implicite au sens où cette
compétence inclut celle de faire prévaloir les unes sur les autres les
normes de référence par rapport auxquelles le contrôle sera exercé.
S'il existe des DF au sens retenu ici, il existe toujours au moins une
telle règle formelle de solution des conflits. On ne saurait en
conclure à l'inverse que la manière dont cette solution sera opérée,
constitue à son tour une règle générale du droit constitutionnel car
ce serait comprendre la concrétisation des règles de solution
formelles comme des règles de solution matérielles.

SECTION 2. LES DROITS FONDAMENTAUX DANS LA


HIÉRARCHIE DES NORMES
99 Des permissions de rang supérieur ◊ Jusqu'à présent nous
n'avons conçu les DF que comme un corps homogène et autonome
de règles, mais ils font partie d'un système hiérarchisé dans le cadre
duquel le rang est constitutif d'une certaine fonction. Si l'on veut,
comme c'est l'objectif du libéralisme politique, que certains
comportements ne soient juridiquement réglementés que dans une
certaine mesure, il faut juridiquement déterminer cette mesure.
Étant donné que dans les démocraties représentatives modernes,
elle est donnée par les normes générales et abstraites formellement
législatives, cela revient à délimiter les habilitations du législateur.
Comme les compétences du législateur sont déterminées par la
« Constitution » au sens formel, il s'ensuit que les DF seront des
normes formellement constitutionnelles. Un ordre juridique ne
comporte par conséquent pas de DF si elles ne sont pas de rang
formellement constitutionnel (§ 1). Des normes internationales
pourront avoir une fonction comparable, mais néanmoins différente
(§ 2). Il conviendra également de se demander dans quelle mesure
il est possible de généraliser cette construction (§ 3).

§ 1. Constitutionnalité

100 Les DF dans la Constitution au sens formel ◊ La


Constitution au sens formel est un ensemble de normes dont la
production est soumise à des conditions plus lourdes que celles qui
s'appliquent à l'édiction des autres normes générales et abstraites.
Le droit constitutionnel matériel est l'ensemble de normes
concernant la production de normes générales et abstraites. Lorsque
l'on formalise la Constitution on soumet à des procédures
spécifiques les règles de production de normes législatives. Il en
résulte que les DF ne sont pas directement matériellement
constitutionnels (puisqu'ils ne disent pas quelle procédure il
convient de suivre afin d'obtenir des lois valides), ils le sont
indirectement en tant qu'ils disent au législateur quelles limites
matérielles il devra respecter.
§ 2. Conventionnalité

101 Des DF relevant du droit international ◊ Les DF au sens


strict (ce qui est permis aux bénéficiaires) peuvent être garantis par
une formalisation constitutionnelle, mais aussi par d'autres formes
de hiérarchisation couplées avec des mécanismes de contrôle
appropriés. Plus précisément, à côté de la hiérarchisation à
l'intérieur d'un ordre juridique donné l'on peut soumettre à une
hiérarchisation l'ordre juridique dans son ensemble, c'est-à-dire lui
imposer des obligations de protection de certains DF au sens étroit,
introduire des mécanismes juridictionnels aboutissant à des
décisions qui seront des normes s'imposant à l'ordre juridique dans
son ensemble en cas de violation. C'est cette deuxième voie qu'ont
empruntée, depuis la Seconde Guerre mondiale, certains traités
internationaux ayant pour objectif la création d'un ensemble de DF
partagés par plusieurs États sous un régime commun, notamment la
Convention européenne des droits de l'homme et des libertés
fondamentales (Conv. EDH). Ne seront donc pas considérés
comme de tels droits ceux qui font l'objet de conventions
internationales ne prévoyant aucun mécanisme de contrôle
juridictionnel.
Cette construction présente certaines particularités qui la
distinguent de la protection constitutionnelle des DF, mais aussi de
fortes communautés de structure qui justifient que l'on traite ces
deux phénomènes ensemble. Terminologiquement et
conceptuellement on pourra parler soit de DF constitutionnels soit
de DF conventionnels lorsqu'une différence entre les deux
structures a une incidence sur la problématique, dans les autres cas
on parlera simplement de DF sans mention spécifique. L'on prendra
normalement comme cadre de référence le cas national et l'on
parlera de « protection constitutionnelle » ou de « contrôle
juridictionnel des lois », mais l'on pourra aisément transposer,
compte tenu des différences mentionnées, le cas constitutionnel au
cas conventionnel.

102
Des limitations de la « souveraineté » des États ◊ Les DF
conventionnels sont garantis par des traités, c'est-à-dire par des
normes du droit international public (DIP). Les destinataires
originaires des normes du DIP sont les « États », c'est-à-dire des
ordres juridiques autonomes. Il s'ensuit que les normes internes à
ces ordres juridiques ne sont pas directement organisées par des
normes du DIP : il impose globalement des obligations,
interdictions ou permissions aux États en tant que tels mais (sauf
exception expresse) non aux organes des États. Il s'ensuit que la
violation d'une obligation de protection par un État n'aura pas pour
effet juridique, toutes choses égales par ailleurs, que la juridiction à
laquelle est dévolu le contrôle du respect de la convention, puisse
détruire une norme fautive ou en empêcher la production, puisque
la production de ces normes relève des États eux-mêmes et du
DIP. Le DIP pourra imposer des sanctions au sens large aux États
ayant violé un droit et éventuellement leur imposer de réparer les
normes fautives, mais il ne pourra pas le faire directement (sauf
exception expresse). Mais, pour la même raison, il n'est nullement
tenu de considérer les normes constitutionnelles internes comme
nécessairement conformes à ses exigences et il peut arriver que des
DF constitutionnels constituent le fondement d'actes violant des DF
conventionnels ; ces dispositions constitutionnelles internes seront
par conséquent des normes indirectement fautives au regard du DIP
conventionnel. Le système européen actuel de protection des
« droits de l'homme » se contente en effet de mécanismes
indirects : la Cour européenne des droits de l'homme condamne les
États et leur impose globalement une obligation de réparation, mais
elle n'intervient pas dans la hiérarchie interne des normes des États
membres.
Dans les faits, une condamnation par les juges de Strasbourg est considérée comme
équivalente ou même plus forte qu'une décision du juge constitutionnel national parce
qu'elle est immédiatement connue de l'ensemble des États membres. Mais juridiquement,
la CEDH et ses mécanismes juridictionnels ne permettent aucune intervention dans les
droits nationaux, qui peuvent d'ailleurs manifester une certaine résistance en préférant se
faire condamner ponctuellement plutôt que de modifier globalement leurs règles internes.
C'est une grave erreur de raisonnement que de placer sur le même plan juridique la
destruction d'une norme et l'imposition d'une obligation de réparation à un État qui aurait
violé une obligation internationale.
Le cas est encore différent pour les normes du droit
communautaire. Il s'agit d'un système juridique de droit
international public régional permettant d'imposer directement des
obligations aux destinataires des États membres (« effet direct »)
quel que puisse être le rang des normes internes à effet contraire
(« primauté »). Certaines normes du système communautaire
répondent à la définition des DF conventionnels. Pourtant la norme
interne contraire n'est pas strictement détruite, la norme
communautaire lui déroge directement, mais si cette dernière
disparaît, la norme interne reprend immédiatement ses effets. Dans
l'état actuel des choses, la protection communautaire demeure
ponctuelle et accessoire car l'objet des traités institutifs n'est pas en
tant que telle l'introduction de DF. Une évolution semble toutefois
en cours comme le montre la « Charte des droits fondamentaux de
l'Union » jusqu'ici dépourvue de valeur juridique. Le catalogue
proposé ne dit toutefois toujours rien de leur régime normatif si ce
n'est que ces droits devraient être appliqués par les organes de
l'Union et les États membres en tant qu'ils sont des organes
délégués de l'Union, mais ils ne changeraient rien à la distribution
des compétences entre l'Union et les États membres (art. II-111). Si
les traités institutifs étaient modifiés de telle manière que leur
révision n'exige plus l'assentiment de tous les États membres selon
les règles du droit international public, l'on rejoindrait la supériorité
constitutionnelle interne.

103 DF conventionnels au sens strict et DF conventionnels


nationaux ◊ Toutefois, les DF conventionnels paraissent ne pas
toujours être des droits uniquement conventionnels. Plusieurs États
qui ont adopté la CEDH à titre international, l'ont également
adoptée à titre de norme interne, l'idée courante étant que l'on
garantit le respect de ses obligations internationales en en faisant
des normes nationales. En effet, la norme conventionnelle ne lie
que l'État dans son ensemble et non ses organes, à moins qu'on lui
donne un effet normatif interne. Mais on oublie souvent, d'une part,
que le même texte, adopté dans deux systèmes différents, est par là
même intégré dans des contextes juridiques différents et ne signifie
plus la même chose, et d'autre part que l'application du même texte
est contrôlée dans les deux systèmes par des organes différents. Il
s'ensuit que si l'on dit que la France, la République fédérale
d'Allemagne ou la République tchèque « ont adopté la CEDH »,
l'on dit certes que ces pays ont souscrit des obligations
internationales, mais si l'on veut signifier par ailleurs que le même
ensemble normatif CEDH serait en vigueur à la fois sur le plan
international et dans ces trois pays, c'est une erreur, même si le
texte en vigueur était strictement le même (ce qui n'est de toute
manière pas le cas, puisque les normes internes sont généralement
des traductions du texte original à moins que, comme pour la
France, la version française soit l'une des versions authentiques).
Mais en outre, chaque système détermine le rang interne des
normes ainsi transposées en droit national et l'on peut observer
d'importantes différences à cet égard (en Autriche, la CEDH est une
loi formellement constitutionnelle, en République fédérale
d'Allemagne, il s'agit d'une simple loi, en France il s'agit d'une
norme plus forte que la loi et moins forte que la Constitution).
Il convient par conséquent de distinguer les DF conventionnels
au sens strict (c'est-à-dire résultant d'une obligation
conventionnelle de l'État et appliqués par des organes
internationaux) des DF conventionnels nationaux, résultant de la
transposition d'une norme internationale et appliqués par des
organes nationaux. Il ne s'agit de DF au sens retenu ici que s'ils
répondent à l'un des cas évoqués de supériorité hiérarchique.
Selon la perspective adoptée ici, les DF conventionnels
nationaux allemands sont des libertés publiques alors que les DF
conventionnels nationaux autrichiens sont des DF constitutionnels.
Un problème particulier se pose pour la France, où l'article 55 de la Constitution
de 1958 dispose que les traités régulièrement ratifiés ont, sous condition de réciprocité de
leur application, une « force supérieure à celle des lois ». Cette norme constitutionnelle
détermine le rang « dérogatoire » de la norme transposée, c'est-à-dire quelle norme
prévaut sur quelles autres normes lorsque plusieurs règles sont susceptibles d'être
appliquées au même cas. Il s'agit par conséquent d'une norme qui transpose la règle
internationale s'adressant globalement à l'État en norme s'adressant directement aux
destinataires de l'ordre juridique qui le définit. Cela veut dire que si l'obligation
internationale est respectée par les États qui y ont souscrit, alors et alors seulement elle
déroge en tant que norme interne aux normes de rang législatif à effet contraire. Une telle
règle ne peut par hypothèse s'adresser qu'aux organes susceptibles d'appliquer des lois en
vigueur et non pas à un organe ayant pour mission d'évaluer la constitutionnalité de textes
susceptibles de devenir des lois. Le Conseil constitutionnel ayant refusé de se prononcer
sur la conformité d'une loi à une convention internationale parce que la supériorité d'une
convention est constitutionnellement liée à une condition factuelle et parce que ses
compétences n'incluent pas un tel contrôle, la règle dérogatoire de l'article 55 a été
appliquée par les juridictions ordinaires. En effet, depuis les arrêts Jacques Vabre de la
Cour de cassation et Nicolo du Conseil d'État, les juridictions d'application de la loi font
prévaloir la règle internationale (en tant que règle interne) sur les dispositions législatives,
mêmes postérieures, à effet contraire. La loi étant alors confrontée à une règle supérieure
(selon l'ordre appelé ici « dérogatoire ») et éventuellement écartée en cas de non-
conformité, on a parlé de « contrôle de conventionnalité ». Cette expression, désormais
courante en doctrine, est toutefois inexacte, car ce qui est appliqué est une norme interne
par des juridictions internes. Les DF conventionnels nationaux français ne sont par
conséquent ni des libertés publiques puisqu'il ne s'agit pas de dispositions législatives, ni
des DF constitutionnels ; ils sont, selon la force dérogatoire, supérieurs à la loi et
inférieurs à la Constitution (puisqu'une autre norme constitutionnelle pourrait modifier
leur force dérogatoire). L'on propose de les appeler, faute de mieux, « DF conventionnels
internes » ou « nationaux », conscient que cette terminologie ne permet pas d'éviter
certains malentendus si elle n'est pas restituée dans le contexte de son introduction. Une
telle structure est fort intéressante, car elle s'apparente à un contrôle de constitutionnalité
diffus puisque les juridictions ordinaires font prévaloir un ensemble de normes sur les
dispositions législatives à l'occasion de tout litige sans que la règle législative soit
définitivement éliminée de l'ordre juridique à l'issue d'une procédure exclusivement
consacrée à cette question. Elle ne se confond cependant pas avec lui puisque d'une part
les normes de références ne sont pas d'ordre constitutionnel, mais d'un rang déterminé par
la Constitution comme inférieur à celle-ci, et parce que, d'autre part, il existe un système
de contrôle de constitutionnalité concentré au sens strict. On ne saurait dire non plus, par
conséquent, que les tribunaux ordinaires et le juge constitutionnel exercent le même
contrôle parce que le contenu matériel des DF protégés serait le même. Le concept
d'identité est en effet un concept strict d'une relation réflexive que tout objet n'entretient
qu'avec lui-même. Or, même si certaines dispositions de DF constitutionnels français
rencontrent largement des dispositions de DF conventionnels internes français, ils n'en
sont pas pour autant identiques. Il existe donc bien en France deux ensembles normatifs
(internes) bien distincts : les DF constitutionnels et les DF conventionnels internes à leur
tour distincts des DF conventionnels au sens strict résultant des obligations
internationales auxquelles a souscrit la République française.

§ 3. Supériorité hiérarchique dans d'autres domaines

104 Supériorité constitutionnelle et supériorité


législative ◊ Selon la définition adoptée, une élimination ou
limitation excessive de la permission constitutionnelle (ou
conventionnelle) par une norme législative ou infralégislative (ou
un acte quelconque imputable à l'État) est constitutive d'un défaut
de cette norme (ou de cet acte) et, partant, de la possibilité de sa
destruction juridictionnelle (ou de l'interdiction de sa production, si
l'acte n'est pas encore une norme valide, ou enfin de l'imposition
d'une obligation internationale de réparation). Si l'on généralise
cette construction, il y aurait DF dès que la concrétisation fautive
d'une norme supérieure de permission (pour des classes
universelles de bénéficiaires) par une norme inférieure entraîne la
possibilité d'une sanction juridictionnelle. Et en effet rien
n'empêche que la loi attribue des permissions d'agir et que des
normes réglementaires ou des actes individuels qui les concrétisent
en constituent des violations sanctionnables par des voies
juridictionnelles. C'est d'ailleurs sous cet angle que la justice
administrative française a développé les libertés publiques.
Sans doute un traitement encyclopédique et systématique des
permissions générales d'agir devrait-il intégrer cette dimension
présentant avec les DF, au sens ici adopté, de fortes ressemblances.
En outre il est parfaitement possible que telle norme soit
constitutionnelle dans un système et législative dans un autre ou
que telle jurisprudence d'abord développée par le juge administratif
ou judiciaire soit ensuite adoptée et raffinée par le juge
constitutionnel ou conventionnel ou l'inverse. À côté de cette
parenté incontestable entre les libertés publiques et les DF il existe
cependant d'importantes différences qui tiennent à leur statut
hiérarchique respectif et justifient que, dans une perspective non
encyclopédique, l'on fasse un choix restrictif.
a) Le droit constitutionnel formel est cet ensemble de normes qui
structure le système juridique dont il fait partie, c'est-à-dire qui
détermine les conditions d'appartenance et de modification des
autres normes du système en question. Ce n'est nullement le cas de
la loi formelle dans un ordre juridique connaissant une
formalisation constitutionnelle même faible, puisque la loi ne peut
structurer que de manière dérivée, c'est-à-dire pour autant que la
Constitution l'y habilite. Une remarque analogue vaut pour les DF
conventionnels qui obligent un système juridique étatique en son
entier et pour les DF conventionnels internes selon le modèle
français.
b) En deuxième lieu, les DF sont formulés de manière
extrêmement générale, alors que les dispositions législatives
organisant des permissions d'agir sont d'habitude d'une bien grande
prolixité. C'est là une remarque empirique, car rien n'empêche de
produire des catalogues très détaillés et des textes législatifs très
elliptiques, mais la différence de statut hiérarchique renforce en
général l'effet observé en raison des difficultés de production des
textes constitutionnels ou conventionnels.
c) En raison du légicentrisme et de la prédominance de la
jurisprudence administrative comme concrétisation de la loi et
gardienne des libertés publiques, celles-ci ont, au moins dans la
doctrine publiciste française, bénéficié d'un traitement
traditionnellement fort approfondi, alors que la parenté structurale
des DF constitutionnels et conventionnels et leur caractère
structurant par rapport aux libertés publiques elles-mêmes n'a que
rarement fait l'objet d'une présentation systématique. L'on retiendra
donc uniquement au titre de DF les DF constitutionnels (qui
incluent, lorsqu'ils existent, les DF conventionnels nationaux de
rang constitutionnel), les DF conventionnels au sens strict, et les
DF conventionnels internes, lorsqu'ils présentent les mêmes
caractéristiques que dans le cas français.

§ 4. Hiérarchie des normes et détermination des droits

105 La « réserve de la loi » ◊ L'introduction d'un DF amène un


ensemble hiérarchisé de permissions, d'obligations et d'interdictions
qui se répondent les unes les autres. La doctrine des DF dans un
système donné consiste à décrire avec précision ces rapports de
compétences. L'interdiction imposée au législateur lui défend
d'éliminer certaines permissions des bénéficiaires, mais là où
s'arrête cette interdiction, il retrouve l'habilitation d'imposer des
interdictions ou des obligations. La norme constitutionnelle (ou
conventionnelle) attribue des permissions d'agir aux bénéficiaires et
impose des obligations équivalentes au législateur (ou à l'État
membre) qui limitent son habilitation de production normative. Si
on lit le même rapport en sens inverse, cela revient à dire que les
compétences attribuées au législateur constituent l'habilitation
délimitée d'imposer des obligations ou des interdictions aux
bénéficiaires. On appelle « réserve de la loi » ou simplement
« limites du DF » la compétence attribuée au législateur de produire
des obligations ou des interdictions dans le domaine d'un DF. Une
telle réserve exclut d'abord la compétence originaire d'autres
organes, infralégislatifs, mais par ailleurs elle est, si l'on a bien
affaire à un DF, elle-même délimitée : le législateur peut par
exemple « régler l'exercice » du droit de propriété, il peut imposer
des obligations et des interdictions relatives à l'ensemble de
permissions que l'on appelle « propriété », mais il lui est interdit (sa
compétence est limitée) de le faire en éliminant entièrement ces
permissions. La problématique des limites ne doit pas faire oublier,
en effet, que l'habilitation du législateur d'aménager (sous certaines
conditions) l'exercice d'un DF ne constitue pas, en général, une
permission indifférente qu'il peut ou non mettre en œuvre, mais
qu'elle est conjuguée avec l'obligation de produire les permissions
nécessaires à cet exercice. On appelle « limites des limites » ou
« noyau essentiel du DF » l'ensemble des interdictions imposées au
législateur de produire des obligations ou des interdictions dans le
domaine d'un DF ou l'ensemble des permissions constitutionnelles
(ou conventionnelles) que le législateur (ou l'État) n'a pas le droit
de réduire. Afin de ne pas donner l'impression que les limites des
limites s'ajouteraient aux limites simples, mais qu'il s'agit de deux
aspects de la même chose, il serait préférable de parler de double
limite comportant un aspect restrictif des permissions du
bénéficiaire et un aspect restrictif de l'habilitation/obligation du
législateur. La détermination exacte de ces doubles déterminations
dans un système relève évidemment de l'interprétation souvent
difficile des textes pertinents.
Le respect d'un noyau essentiel n'est en effet que rarement exigé
explicitement (ex. : LF allemande, art. 19, 2) et même si c'est le
cas, cette limite des limites n'est pas déterminée avec précision. La
concrétisation des DF pose ainsi le délicat problème de savoir
comment départager exactement les compétences du législateur et
les permissions d'agir attribuées aux bénéficiaires en l'absence
d'une délimitation plus élaborée dans les textes de référence. Alors
que les juridictions constitutionnelles et internationales partaient en
général de l'idée d'une habilitation très étendue en matière de
règlement de l'exercice des libertés, elles ont progressivement
restreint la compétence des législateurs. Le noyau essentiel est
aujourd'hui bien plus rarement invoqué que le « principe de
proportionnalité ». Développé par le juge, dans la plupart des cas
sans fondement dans une norme de référence, selon des degrés
d'intensité et de différenciation variables pour chaque système,
cette exigence permet de donner un avantage comparatif inverse à
la charge de la justification et, partant, de la limitation d'un DF : on
ne peut légiférer qu'en vue d'un but constitutionnellement ou
conventionnellement admis et on ne peut le faire qu'en utilisant les
moyens les moins restrictifs au regard de la liberté en cause.

106 De l'encadrement des organes administratifs à la


limitation du législateur ◊ Dans l'histoire des DF, les catalogues
introduisent d'abord des habilitations au bénéfice du législateur, car
on voit dans la compétence d'un organe démocratiquement légitimé
la garantie des libertés et la menace de sa violation dans le
« pouvoir exécutif ». On ne pense donc nullement à limiter, mais à
consolider cette compétence en la retirant ainsi aux organes
infralégislatifs. Ce n'est que plus tard que l'on se rend compte que
l'attribution de régler l'exercice d'une liberté ne saurait garantir le
respect d'une liberté. Alors que les Constitutions anciennes ne
connaissent que des « réserves de la loi » (par ex. DDHC, art. 4 :
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
Ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes
que celles qui assurent aux autres membres de la société la
jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la loi »), les Constitutions postérieures à la
deuxième guerre mondiale, à commencer par la Loi fondamentale
allemande, mentionnent explicitement les limites de l'habilitation
accordée au législateur (LF, art. 19 : « al. 1 : Lorsque, d'après la
présente Loi fondamentale, un droit fondamental peut être limité
par une loi ou en vertu d'une loi, cette loi doit valoir de manière
générale et non seulement pour un cas particulier. La loi doit en
outre énoncer le droit fondamental avec indication de l'article
concerné ; al. 2 : Il ne doit en aucun cas être porté atteinte à la
substance d'un droit fondamental » ; cf. aussi Const. espagnole,
art. 53, al. 1). Il s'agit assurément d'une clarification importante qui
ne permet pourtant pas de conclure (les jurisprudences ne s'y sont
en général pas trompées) que les textes constitutionnels ne
mentionnant pas une telle « limite des limites » ne comporteraient
pas pour autant une telle détermination. Il faudrait au contraire
pouvoir montrer que la Constitution a voulu accorder au législateur
une habilitation illimitée, ce qui rendrait simplement inutile
l'introduction constitutionnelle d'un DF puisque les Constitutions
déterminent justement la procédure de production de la loi et
instituent ainsi sa compétence. Les catalogues de droits n'auraient
aucun intérêt s'il s'agissait simplement de redire que le législateur
est compétent en matière de législation, car afin d'exclure la
compétence du pouvoir réglementaire il suffit d'introduire le
principe général de légalité qui subordonne l'édiction du règlement
à celle de la loi qu'il est appelé à concrétiser.

107 La concrétisation-détermination législative ◊ La


concrétisation-détermination législative de la norme-DF
constitutionnelle (ou conventionnelle) concerne la délimitation de
l'ensemble des actions permises à ce titre et par conséquent
l'ensemble des actions qui ne le sont pas. Les juridictions
constitutionnelles et conventionnelles ont développé à ce sujet un
contrôle de « proportionnalité » qu'avait d'abord introduit la
jurisprudence administrative. Il s'agit de savoir si le but d'un
dispositif est justifié, si les moyens prévus en vue de l'atteindre sont
en soi appropriés et si ces moyens respectent suffisamment les
exigences du DF en question ou s'ils possèdent un caractère
excessif, c'est-à-dire si d'autres moyens, également appropriés en
soi, seraient moins restrictifs au regard de ce droit. On procède
ainsi à une reconstruction des normes examinées, car leur
formulation consiste dans l'énonciation non pas d'une relation entre
un but et des moyens, mais d'actions obligatoires, interdites ou
permises. Il s'agit donc de trois aspects de la même chose : un
ensemble de normes est-il conforme à une norme de rang supérieur
permettant de promouvoir tel ou tel état de choses, les actions
particulières prévues respectent-elles la double limite ? Le premier
aspect lie la question de l'habilitation à celle d'un éventuel conflit
normatif. Le dernier élément comporte à son tour un double
aspect : d'une part il s'agit de savoir si les restrictions imposées aux
bénéficiaires excèdent le noyau essentiel, d'autre part l'on se
demande si, entre plusieurs ensembles de comportements aux effets
équivalents l'un d'eux laisse une plus forte marge de permissions
aux bénéficiaires. Qu'il faille alors sanctionner le législateur qui
n'aurait pas choisi l'ensemble « le plus favorable à la liberté », peut-
être, mais ce n'est nullement en soi une norme du droit positif. Sa
généralisation jurisprudentielle sans norme constitutionnelle ou
conventionnelle explicite est sans doute approuvée par les
destinataires, mais outrepasse les compétences du juge.
Que le principe de proportionnalité sous la forme d'une exigence de préférence stricte
pour les moyens les plus favorables à l'exercice de la volonté résulte du caractère de
« principe » des normes de DF, comme le soutient Robert Alexy est une affirmation qui
repose sur une pétition de principe, car il s'agirait justement de montrer dans quelle
mesure ces normes seraient toutes conçues comme une telle exigence de « l'optimum
compte tenu des possibilités factuelles et juridiques », ce qui ne relève pas du discours
théorique mais du droit positif en question. La définition des DF adoptée ici n'exclut
nullement une telle possibilité mais ne l'implique pas non plus comme une composante
constitutive ce qui limiterait très fortement le champ d'étude puisqu'alors on ne pourrait
analyser que des systèmes où les DF sont conçus comme des principes au sens de cette
théorie. La jurisprudence « cliquet » du Conseil constitutionnel français qui interdit au
législateur un retour à des mesures plus restrictives de l'exercice d'un DF n'est pas fondée
sur une norme constitutionnelle (ou alors la justification en est insuffisante) et son
maintien pourrait devenir difficile en cas de conflits de normes.

Dans certains cas, le principe de proportionnalité est


explicitement introduit en droit positif (par exemple en Grèce,
art. 25, al. 1er) ou son introduction est au moins projetée (Traité
instituant une Constitution pour l'Europe, art. I-38 et II-112). Ce
principe inverse alors celui de la réserve de la loi. Le législateur n'a
plus la compétence générale d'organiser l'exercice d'une liberté
avec la seule limite du noyau essentiel. Il est au contraire obligé de
choisir toujours la voie qui donne le plus de place à la réalisation du
droit en question, à condition que les moyens prévus soient eux-
mêmes constitutionnellement admissibles et appropriés. Une telle
exigence pose au moins deux problèmes : d'une part la
détermination précise de ce qui serait l'ensemble des moyens qui
permettrait de donner le plus de place à l'exercice d'un droit et
d'autre part la solution des conflits qu'une telle exigence ne peut
manquer d'induire par rapport à d'autres DF et normes
constitutionnelles puisque le principe s'applique à toutes les libertés
affectées par les mesures envisagées. Les compétences d'ajustement
du juge sont naturellement d'autant plus importantes que celles du
législateur ou de tout autre organe impliqué s'en trouvent
diminuées.
CHAPITRE 2
LES DESTINATAIRES DES DROITS
FONDAMENTAUX

Section 1. LES BÉNÉFICIAIRES


§ 1. L'exigence constitutive d'universalité primaire
§ 2. Les discriminations secondaires
Section 2. BÉNÉFICIAIRES ET TITULAIRES
Section 3. BÉNÉFICIAIRES ET OBLIGÉS

108 Plan ◊ Une norme de DF est une donnée juridique complexe


visant plusieurs ensembles de destinataires : elle attribue aux
« bénéficiaires » des permissions, aux « titulaires » une permission
qualifiée, l'habilitation de saisir le juge qui pourra annuler une
norme valide fautive ou empêcher qu'un acte fautif devienne une
norme valide, ou enfin sanctionner l'État auquel une norme ou un
acte fautif serait imputable. On appelle « obligés » l'ensemble des
organes destinataires des obligations correspondantes à chacune de
ces permissions : ne pas édicter de normes fautives, en empêcher
l'entrée en vigueur ou les annuler (ou condamner l'État) lorsqu'elles
ont été produites quand même, respecter les décisions d'annulation
et les obligations de réparation, etc.
La construction d'une définition des DF rencontre principalement
trois problèmes : il faudra déterminer l'extension des bénéficiaires
de ces droits (Section 1), l'articulation entre cet ensemble de
bénéficiaires et l'ensemble de ceux qui pourront demander le
contrôle d'une norme violant les droits (Section 2) et enfin le
rapport entre ceux que les DF obligent et ceux auxquels ils
confèrent des permissions (Section 3).
SECTION 1. LES BÉNÉFICIAIRES

§ 1. L'exigence constitutive d'universalité primaire

109 Discriminations primaires et discriminations


secondaires ◊ L'idée préjuridique de DF vise à l'évidence une
universalité, mais elle maintient en général une hésitation : ces
droits s'adresseraient à tous les hommes ou à tous les « citoyens ».
Pourtant les Constitutions introduisent souvent des protections dont
ne bénéficient que certains groupes d'individus et les critères
d'appartenance à ces groupes peuvent être de nature très différente.
Rien n'empêche en effet qu'un système accorde une protection
constitutionnelle à certains groupes de personnes ni que cette
protection s'appuie sur un contrôle juridictionnel des normes qui la
concrétisent et rien ne s'oppose en soi à ce que l'on qualifie
également de « DF » ces phénomènes. Cependant un tel système ne
ressemble que par le mécanisme de protection aux structures qui
nous intéressent, car ce qui est protégé n'est pas une sphère de
liberté de tous les individus, mais une situation privilégiée de
certains. Il paraît par conséquent préférable de parler dans ce cas de
« privilèges constitutionnellement protégés » et de réserver
l'appellation de « DF » aux seuls cas où, en principe, une telle
protection constitutionnelle concerne toute personne physique
relevant de l'ordre juridique en question, c'est-à-dire où, en règle
générale, de tels droits reviennent à toute personne humaine sans
autre distinction. L'on parlera d'absence de « discrimination
primaire » si le seul critère d'appartenance à l'ensemble des
bénéficiaires consiste dans le fait d'appartenir, en tant qu'individu,
au genre humain. On qualifiera de « discriminations secondaires »
les différences introduites entre les éléments de cet ensemble à
partir de critères qui ne tiennent pas à des discriminations
primaires, c'est-à-dire qui ne sont pas fondés sur des propriétés
naturelles, dont la modification est objectivement hors de portée
des intéressés. Une distinction entre personnes selon la couleur de
leur peau, leur lignage ou leur sexe constitue une discrimination
primaire ; une distinction en raison de l'obtention d'un diplôme,
d'une qualification professionnelle ou du fait d'être propriétaire de
certains biens constitue une discrimination secondaire. Une
distinction entre « citoyens » et « non-citoyens » est une
discrimination primaire, si la qualité de « citoyen » résulte elle-
même de données primaires, une distinction secondaire dans les
autres cas.
Un système qui repose uniquement sur des discriminations
primaires ne sera donc pas considéré comme comprenant des DF. Il
n'y a DF au sens proposé ici que si le principe en est l'attribution
sans aucune discrimination de ce type. Cela n'empêche donc pas
que de telles distinctions existent sous certaines conditions et à titre
exceptionnel (« discriminations positives »). C'est ce qui se produit
lorsque des règles visent à compenser par des avantages de droit
des ensembles de personnes désavantagées dans les faits. Il ne s'agit
pas, là non plus, de se prononcer sur la justification morale de telles
mesures, mais uniquement sur leur appartenance à un système de
DF au sens retenu ici : en effet, si les DF sont attribués en principe
à toute personne sans égard pour leurs propriétés naturelles,
l'attribution de droits particuliers en raison de telles propriétés, pour
autant que ces propriétés ont été la cause d'un traitement
effectivement discriminatoire, ne vise pas l'introduction (ou le
maintien) de discriminations primaires mais leur élimination
factuelle.

110 Distinction avec le principe d'égalité ◊ Que les DF soient en


principe des droits garantis pour toute personne sans
discriminations primaires n'est pas à confondre avec le principe
d'égalité. Dans un cas il s'agit du concept d'une structure normative
pour laquelle les bénéficiaires sont en général déterminés comme
l'ensemble des individus auxquels s'appliquent les normes du
système, quel que soit le contenu de ces droits (liberté d'expression,
d'entreprendre, accès à l'éducation, etc.) ; dans l'autre il s'agit d'un
DF particulier, concrétisé à divers titres par la plupart des ordres
juridiques contemporains : celui qui garantit que le législateur ne
pourra pas, dans les domaines mêmes qui relèvent de sa
compétence, introduire de différenciations selon certains critères (le
sexe, la race, l'origine, la religion, etc.). Un ordre juridique qui ne
connaîtrait pas le principe d'égalité et admettrait par conséquent
sans restrictions des discriminations législatives primaires ne
connaît pas de DF attribués sans discriminations par des normes
supralégislatives, mais l'existence du principe d'égalité ne dit rien
sur l'existence d'autres droits constitutionnellement garantis ni sur
la détermination de leurs bénéficiaires. La problématique
conceptuelle est donc également à distinguer de celle de
l'identification de normes permettant l'introduction de
discriminations positives dans un système donné, autrement dit de
savoir si les dispositions en vigueur l'autorisent concrètement. Le
problème est relativement simple lorsque la Constitution mentionne
explicitement une telle possibilité, car il ne concerne alors que la
détermination de la portée d'une telle habilitation (tel est par
exemple le cas pour la « parité » française). Il est en revanche
beaucoup plus difficile de savoir si un ensemble de formulations de
normes de DF qui ne prévoit explicitement que l'interdiction de
discriminations primaires (ou de certaines explicitement visées),
interdit pour autant l'introduction de discriminations positives. C'est
là une question de droit positif qui relève par conséquent de
l'interprétation des textes pertinents.

§ 2. Les discriminations secondaires

111 La « citoyenneté » ◊ Tous les ordres juridiques démocratiques


distinguent entre des DF dont les bénéficiaires sont (en principe)
tous les individus relevant de son domaine de validité personnel et
d'autres dont seules peuvent se prévaloir des personnes ayant acquis
au préalable un statut spécifique, la « citoyenneté ». Celle-ci
implique à titre principal des droits de participation à la production
des normes les plus importantes du système (on parle de « droits
politiques » ou « civiques » ou encore du « statut actif » ou enfin
des « libertés des anciens »), soit directement soit par la désignation
de personnes habilitées. L'émergence de ces droits est évidemment
liée aux révolutions bourgeoises et à la revendication de
l'extension, à tous les individus ayant un statut d'appartenance à
l'ordre juridique, d'une égale compétence de participation.
Historiquement, l'exigence explicite de l'extension des DF à
l'universalité des personnes apparaît sans doute après celle de
l'attribution de droits à l'universalité des citoyens à l'issue de
longues hésitations, mais d'un point de vue systématique, les DF
attachés à la citoyenneté constituent des droits spécifiques résultant
d'une discrimination secondaire.
La question de savoir où se situe exactement, pour chaque
système, la limite entre les DF dont les bénéficiaires sont tous les
destinataires des normes de l'ordre juridique en question et ceux
dont les bénéficiaires sont spécifiés selon des critères de
différenciation secondaire est une question de droit positif. En
dehors des droits politiques, la citoyenneté entraîne en général
également le droit d'entrer sur le territoire et la liberté de s'y
déplacer librement, alors que les « étrangers » se trouvent
précisément exclus d'un tel droit, l'entrée et la résidence ne leur
étant accordées que sous certaines conditions. Or, en dehors du
territoire, ils ne pourront pas bénéficier des DF dont tous les
destinataires des normes du système sont bénéficiaires, puisqu'ils
ne sont, par hypothèse, pas destinataires de ces normes.
Les « étrangers » sont par conséquent toujours bénéficiaires de DF, même s'ils se sont
introduits dans le territoire national sans y être autorisés. La situation irrégulière constitue
simplement une condition de limitation de certains de ces droits (par exemple de la liberté
individuelle et de la liberté d'aller et venir) ; c'est-à-dire que même s'ils n'ont pas le droit
de prétendre à l'exercice de ces droits dans le territoire puisqu'ils n'ont pas le droit d'y
séjourner, la seule présence factuelle et irrégulière, constituant une infraction, engendre
immédiatement le bénéfice de DF, même si les organes de l'ordre juridique en question ont
pour mission principale de les « éloigner », c'est-à-dire de les priver effectivement de la
possibilité de se prévaloir des DF que leur seule présence leur attribue. La portée exacte
de ces DF dépend évidemment des droits positifs en question.

Tout comme la citoyenneté peut constituer une spécification, la


non-citoyenneté peut l'être également. Rien n'empêche d'attribuer
des DF particuliers à certaines catégories d'« étrangers »
uniquement. Comme les étrangers n'ont pas, en principe, le DF
d'entrée et de séjour sur le territoire, certains systèmes leur
attribuent justement ce droit sous certaines conditions (« droit
d'asile »). Théoriquement, une telle structure peut être introduite
pour tous les DF accordés aux citoyens et refusés aux étrangers, il
s'agit simplement de deux variantes de DF conditionnels.
Le renforcement des phénomènes migratoires vers les pays riches a entraîné de fortes
restrictions constitutionnelles du droit d'asile dans ceux de ces pays où il était d'abord
accordé de manière très généreuse, comme la République fédérale d'Allemagne et la
France. La portée de ces limitations est une question de droit positif, tout comme le
problème de l'appréciation des mesures législatives qui les concrétisent et enfin les
décisions administratives ou juridictionnelles individuelles. On ne saurait en tout cas
parler d'un « droit d'asile » si les limitations constitutionnelles sont telles que le droit en
question ne consiste qu'en l'autorisation de déposer une « demande d'asile » et non dans
celui de l'accès au territoire après une vérification de la réalité des conditions qui ne peut
elle-même être construite de telle manière qu'elle s'avère pratiquement impossible. Ou
bien la Constitution ne prévoit pas un droit d'asile, même si elle l'appelle ainsi, ou bien
elle le prévoit et les normes d'application excèdent les limitations constitutionnellement
admissibles et alors elles sont inconstitutionnelles.

112 Les personnes morales : une protection « aspectuelle » ◊ Si


les DF sont d'abord des droits de tout individu destinataire de
normes d'un ordre juridique, il s'ensuit qu'ils n'existent que dans des
systèmes où tous les individus sont juridiquement des
« personnes », c'est-à-dire des entités susceptibles d'être
destinataires de normes. Il n'en résulte pas, cependant, que toute
personne soit bénéficiaire de DF, car le droit peut en introduire
d'autres catégories : les personnes « morales ». Rien n'empêche dès
lors d'attribuer des DF à de telles créations, à condition,
évidemment, que cela soit conceptuellement possible au regard du
genre de personne considéré : on imagine difficilement la
protection de la vie familiale d'une société anonyme, mais fort bien
celle de sa propriété. L'on peut appeler de telles applications, par
analogie incomplète, des protections « aspectuelles » ou « par
aspects ».
L'extension concrète des DF aux personnes morales est une question de droit positif :
quelles catégories de personnes morales bénéficient dans quelle mesure de quels droits ?
Les textes constitutionnels sont toutefois passablement avares de précisions et ce sont les
juges constitutionnels qui ont, dans la plupart des pays, construit et parfois simplement
inventé la protection constitutionnelle des personnes morales selon des lignes directrices
qui ne sont pas toujours évidentes. L'article 19, al. 3 de la Loi fondamentale allemande
étend les DF aux « personnes morales nationales » pour autant que leur « essence » en
permette l'application. Cette disposition constitue un renvoi explicite aux normes du droit
allemand permettant d'identifier des « personnes morales nationales » ; pourtant la
jurisprudence constitutionnelle a interprété cette disposition comme une protection des
individus qui se trouvent derrière les personnes morales, mais elle a par ailleurs étendu
partiellement ces DF aux personnes morales étrangères. En soi une telle opération n'est
guère impossible si elle s'appuie sur des textes constitutionnels pertinents, or ici ces textes
la délimitaient précisément en excluant expressément les personnes morales étrangères.
113 Les personnes morales de droit public ◊ Alors que le principe
d'une protection « aspectuelle » des personnes morales n'a pas
suscité d'objections majeures, celle des personnes morales « de
droit public » a paru plus difficilement admissible. L'argument
invoqué contre une telle construction consiste à dire que si les DF
sont dirigés contre l'État, l'on ne peut pas en faire bénéficier des
entités qui sont elles-mêmes imputables à l'État. Pareil
raisonnement, que l'on retrouve tant dans la doctrine que dans
certaines jurisprudences, repose toutefois sur plusieurs confusions.
L'expression « dirigés contre l'État » n'est qu'une métaphore dans
laquelle le terme « État » n'est pas utilisé d'une manière
juridiquement précise et la distinction entre « droit privé » et « droit
public » n'a de valeur que relative, déterminée par le droit positif en
vigueur. L'argument se laisse d'ailleurs aisément tourner en sens
inverse, car les DF sont eux-mêmes imputables à l'État : l'État se
dirigerait ainsi contre lui-même. Plus sérieusement, « État »
désigne soit un concept théorique (un ordre juridique considéré
dans son ensemble) soit un concept de droit positif (tel ou tel
ensemble d'organes auquel l'ordre juridique confère ce nom, par
exemple une collectivité territoriale englobant la totalité du
territoire). Les DF constituent des sous-ensembles de l'État entendu
au sens premier puisqu'il s'agit de limitations de la production
normative auxquelles répondent des permissions d'agir des
bénéficiaires. L'État-collectivité n'est autre chose qu'un ensemble
d'organes dont l'habilitation à la production normative est limitée
par les DF. Il en résulte par définition que l'organe habilité à
produire une certaine catégorie de normes en respectant les
obligations imposées par les DF ne pourra pas, en tant que tel,
bénéficier de la permission de ne pas respecter ces obligations.
Mais il ne s'ensuit nullement qu'il ne puisse pas se prévaloir de
certaines permissions d'agir auxquelles répondraient des obligations
respectives de la part d'autres organes habilités par ailleurs à
produire des normes dont ces premiers organes seraient les
destinataires. Mais cela vaut dans n'importe quel domaine :
soumettre une entité à une obligation et lui accorder en même
temps une permission d'agir en contradiction avec ce devoir
constitue une « inconsistance déontique », un phénomène normatif
irrationnel.
Une personne morale de droit public ne peut être qualifiée
comme telle que si une telle qualification est donnée dans un droit
positif concret et si elle entraîne des conséquences juridiques
différentes de celles qui résulteraient de l'appartenance aux
personnes morales « de droit privé », par exemple la soumission à
une juridiction spécifique. Cela ne s'oppose pas non plus à ce que
de telles personnes soient bénéficiaires de DF. En dehors du cas de
l'inconsistance normative, il ne s'agit pas d'un problème théorique,
mais d'une question de droit positif.

SECTION 2. BÉNÉFICIAIRES ET TITULAIRES

114 Définition ◊ La distinction la plus difficile dans la construction du


concept de DF est sans doute celle entre bénéficiaires et titulaires.
Par « bénéficiaires » nous entendons l'ensemble des personnes
auxquelles est attribuée une permission d'agir constitutive du DF en
question : tout citoyen est bénéficiaire du droit de vote et de
l'éligibilité, toute personne physique est bénéficiaire de la liberté
d'expression, etc. Par « titulaires » nous entendons l'ensemble des
organes habilités à saisir l'instance juridictionnelle chargée du
contrôle des normes de concrétisation des DF.

115 Union ou dissociation ◊ Ces deux fonctions sont


conceptuellement distinctes et une grande variété d'articulations
entre elles sont concevables, même si elles ne sont guère toutes
réalisées. Il est possible de réunir les deux fonctions comme il est
possible de les séparer. L'union stricte est constitutive d'un DF à
titre propre, mais il peut aussi y avoir un DF de faire saisir qui ne
donne pas accès au statut de titulaire au sens strict, mais qui fait du
bénéficiaire un titulaire indirect puisqu'il peut saisir un organe qui,
à son tour, pourra saisir le juge. Il est également possible de réunir
les deux fonctions tout en conférant en outre à un autre ensemble
d'organes la qualité de titulaire. Par ailleurs, si les fonctions
peuvent être distinguées, elles peuvent être combinées de
différentes manières : certains DF peuvent être doublés d'une union
(directe ou indirecte), d'autres non ; et l'on peut fractionner les DF
de telle manière que certains aspects d'un DF tombent sous un
certain régime et d'autres sous un autre. Et là où il y a union (selon
l'une des diverses variantes) il peut y avoir plus ou moins
d'abstraction, c'est-à-dire que le DF principal peut être doublé d'un
DF accessoire de titularité selon le degré d'atteinte directe du DF
principal : le degré extrême d'abstraction est donné lorsque toute
violation du DF principal, même sans aucun rapport avec la
situation du bénéficiaire-titulaire, entraîne le droit de saisir (c'est le
système de l'actio popularis) ; le degré extrême opposé est atteint
lorsque seul le titulaire est le bénéficiaire du DF principal et
lorsqu'il ne peut saisir que s'il est personnellement et actuellement
affecté dans sa situation juridique par une violation de ce droit.

116 Le degré d'autonomie ◊ Le degré d'autonomie ou d'hétéronomie


du droit au recours constitue un autre paramètre, aujourd'hui très
important, de l'articulation entre les deux fonctions : la position de
titulaire est autonome lorsque sa requête doit être traitée dès qu'elle
est recevable ; elle est hétéronome lorsque cela dépend d'une
évaluation s'appuyant sur des critères externes par rapport à la
question juridique de la violation ou non-violation du DF au sens
strict. De tels critères externes peuvent être l'« importance » ou la
« pertinence » de la question juridique ou encore l'appréciation de
l'éventuel dommage qui résulterait du fait de ne pas traiter la
demande. Examiner l'importance juridique d'une question juridique
veut dire qu'une question que l'ordre juridique définit objectivement
comme importante ou pertinente (le respect des DF par les organes
chargés de leur concrétisation) doit par ailleurs être considérée
comme telle par celles et ceux qui seront chargés de traiter la
question de la violation proprement dite, donc selon leurs
préférences subjectives. Exiger que le traitement permette de
prévenir un dommage pour l'intéressé veut dire que quelque chose
que l'ordre juridique définit objectivement comme un dommage (la
violation du DF principal) doit en outre répondre à la conception
que peuvent se faire d'un « dommage » celles et ceux qui
décideront de la question principale, donc selon leurs préférences
subjectives, par exemple des idées « économiques » ou « morales ».

117 Limitations de la fonction de titulaire ◊ De telles limitations


du DF accessoire d'accès au juge, c'est-à-dire de la fonction de
titulaire apparaissent habituellement sous l'euphémisme de
« filtrage » entendu comme l'ensemble des mesures permettant aux
juridictions de DF de réduire un engorgement autrement inévitable,
comme s'il s'agissait de simples règles d'organisation du travail de
ces cours. Il en va incontestablement aussi de telles questions, mais
ces dispositions sont en même temps des restrictions d'autant plus
fortes de la fonction de titulaire que leur mise en œuvre dépend du
pouvoir discrétionnaire d'un autre organe. Il convient par ailleurs de
ne pas prendre pour argent comptant les mots utilisés dans les
textes constitutionnels, législatifs ou conventionnels, car des
conditions qui apparaissent sous le titre de « recevabilité » peuvent
fort bien être des règles d'autonomie, selon qu'il s'agit de conditions
générales et objectives, liées aux circonstances de la violation du
DF principal et auxquelles doit satisfaire tout recours d'une
catégorie donnée, ou de conditions sans rapport direct avec les
circonstances de la violation et librement appréciées par les organes
juridictionnels. Le cas extrême de l'hétéronomie du recours consiste
dans le libre choix de l'admission par le juge, comme dans le
système américain du writ of certiorari que certains auteurs
préconisent d'introduire en République fédérale d'Allemagne. Dans
une zone intermédiaire se situent les divers systèmes européens de
« filtrage » de recours directs et à l'opposé l'on trouve tous les
recours qu'il est obligatoire d'accepter dès qu'ils répondent aux
conditions de recevabilité. La position du bénéficiaire peut donc
être renforcée lorsqu'elle est doublée de la position de titulaire,
mais la force de cette position est elle-même susceptible d'une
gradation et peut devenir très faible lorsque l'abstraction est faible
et l'hétéronomie forte. À l'inverse la position du titulaire non liée à
celle de bénéficiaire est nécessairement abstraite et autonome et par
conséquent très forte, mais par hypothèse sans rapport juridique
avec la situation des bénéficiaires.
118 Les critères de l'articulation des fonctions ◊ Il convient ainsi
de distinguer les questions suivantes : pour chaque DF, a) degré
d'union, b) degré d'abstraction, c) degré d'autonomie, d) degré de
médiatisation de l'union, e) titularité unique ou multiple ; d'où pour
les DF dans leur ensemble (il convient bien sûr de distinguer les DF
constitutionnels des DF conventionnels stricts et internes), f) y a-t-
il différentes catégories de DF sous l'un des aspects précédents ?

119 La typologie des recours directs ◊ La question des rapports


entre les positions de bénéficiaire et de titulaire se trouve ainsi liée
à plusieurs autres problèmes. D'abord l'union des fonctions fait de
l'accès au juge constitutionnel un DF accessoire susceptible des
plus divers aménagements. Ensuite, si la fonction de titulaire se
traduit dans les différents systèmes d'union par un accès des
individus au juge constitutionnel, il convient de distinguer ces
recours directs contre la loi ou, pour les DF conventionnels contre
l'État auquel est imputable une violation de DF, des recours directs
contre d'autres actes normatifs (actes administratifs individuels,
actes réglementaires, actes juridictionnels). Ces droits d'accès au
juge constitutionnel constituent bien eux aussi des DF accessoires
(et en ce sens il existe bien une différence entre des systèmes qui
connaissent ces droits et ceux qui ne les connaissent pas), mais
n'entrent pas dans la fonction de titulaire au sens strict retenue ici,
car ils ne permettent pas d'attaquer la loi fautive en tant que telle.
Enfin la fonction de titulaire doit être évaluée en tenant compte de
l'ensemble des aspects qui la composent et non uniquement en
fonction de la proclamation de son principe.

120 Accès direct et définition des droits fondamentaux ◊ On


voit aussitôt qu'on ne fait qu'introduire d'inutiles différences
qualitatives en limitant les DF aux seules structures, par exemple,
de l'union stricte, car il suffit alors du moindre affaiblissement de
l'union pour que le système en question ne puisse plus être
considéré comme un système de DF et il se pourrait ainsi très
facilement qu'une application de critères trop stricts aboutisse à ce
qu'il n'y ait de DF nulle part et que le champ d'étude se trouve dès
lors purement et simplement éliminé, car l'union stricte n'existe
sans doute même pas là où son principe est officiellement
proclamé. La difficulté résulte, comme si souvent, de la projection
d'idées morales et de traditions particulières dans l'analyse de
phénomènes juridiques : le nom d'une structure est utilisé en vue de
valoriser ou de dévaloriser telle ou telle donnée juridique (v. plus
haut). Or de ce point de vue, la dissociation des fonctions paraît une
raison trop faible pour restreindre le champ d'analyse de telle
manière que seuls les systèmes connaissant un recours direct devant
le juge constitutionnel en cas de violation de DF au sens strict
puissent être qualifiés de DF tout court. Ce serait certes le cas s'il
n'existait aucun contrôle juridictionnel ou si les modalités de sa
mise en œuvre le rendaient impraticable. Or si, dans tous les cas, il
existe bien un ensemble de permissions constitutionnelles (ou
conventionnelles) d'agir et un contrôle juridictionnel de leurs
violations législatives (ou étatiques), alors il existe globalement
plus de similitudes que de différences entre ces divers systèmes.
Ces structures constituent de toute manière un objet d'étude que
rien n'empêche de conceptualiser. En revanche, l'inclusion de ces
différents cas permet de développer une classification rendant
compte des variantes du rapport entre ces deux fonctions.

121 La place du modèle « allemand » ◊ Les traditions nationales


expliquent ici de fortes disparités. La tradition autrichienne lie
depuis 1867 les droits garantis par un texte constitutionnel à la
possibilité d'un recours contre leur violation par des actes
administratifs individuels, mais ce n'est qu'à partir de 1920 que le
destinataire de tels actes pourra en demander l'annulation et que la
Cour constitutionnelle pourra se saisir elle-même, à l'occasion de
l'examen d'un tel dossier, du contrôle de la constitutionnalité de la
loi ayant servi de fondement à l'acte attaqué. La tradition allemande
n'a introduit une telle possibilité qu'en 1951 par la loi sur la Cour
constitutionnelle fédérale et ne l'a consacrée constitutionnellement
qu'en 1969 par une révision de la Loi fondamentale (art. 93, al. 4a),
en lui donnant en principe une portée beaucoup plus importante,
toute personne pouvant désormais adresser un recours
constitutionnel (Verfassungsbeschwerde) ce qui inclut la mise en
cause de décisions de justice et directement de la loi. L'Autriche a
alors élargi le catalogue des recours en 1975 d'un recours individuel
contre la loi et d'un recours individuel contre le règlement, excluant
toujours une requête contre des décisions de justice. Le recours
d'amparo introduit par la Constitution espagnole de 1978 permet en
revanche la mise en cause des actes juridictionnels et administratifs
mais non directement celle de la loi. Depuis 1989, un recours est
ouvert directement contre la loi à toute personne justifiant d'un
intérêt en Belgique, mais uniquement en cas de violation de la
liberté de l'enseignement ou du principe d'égalité. La tradition
française reposait avant 1958 sur l'idée que la loi démocratique ne
pouvait entrer en conflit avec les intérêts bien compris des
individus, ce qui se traduisait juridiquement par une justice
administrative forte répondant à l'impossibilité de contester la loi
valide. Le contrôle de la norme réglementaire sur recours pour
excès de pouvoir était acquis depuis fort longtemps, mais en tant
qu'élément de justice administrative, alors que les systèmes
autrichiens ou allemands ne l'ont admis que très tard et dans le
cadre de la justice constitutionnelle. Si l'introduction de la justice
constitutionnelle en 1958 repose sur une séparation stricte des deux
fonctions, cela est dû au fait qu'elle n'était pas conçue comme un
ensemble de moyens permettant à l'individu de défendre ses DF
mais comme un instrument de garantie du parlementarisme
rationalisé laissant intouché le principe de la non mise en cause de
la loi valide. La révolution juridique de 1971 (décis. n° 44 DC) a
intégré en tant que DF les normes mentionnées par le Préambule,
mais n'a pas modifié le principe de séparation des fonctions que n'a
pas non plus touché la révision de 1974. Parallèlement, les
tribunaux ordinaires ont progressivement admis « l'exception
d'inconventionnalité » pour les DF conventionnels internes, alors
que les autres systèmes réduisent les droits conventionnels internes
à des libertés publiques (ex. République fédérale d'Allemagne) ou
les élèvent au rang de DF constitutionnels (ex. Autriche).
Au regard de ces diversités, il paraît difficile d'affirmer que seul l'un de ces systèmes
serait véritablement doté de DF, ce qui n'empêche nullement de reconnaître que le système
allemand ou belge admet des recours que l'on ne trouve pas en Italie ou en France, comme
il convient d'admettre que le recours parlementaire bénéficie de facilités en France que
l'on ne trouve pas dans d'autres pays.
122 Droits fondamentaux et efficacité statistique de « l'accès
direct » ◊ À l'opposé des thèses issues de la valorisation morale du
modèle allemand, l'appréciation des cas où l'on trouve des recours
directs contre la loi est parfois rendue difficile par l'utilisation
d'arguments empiriques visant à les dévaloriser en raison de leur
faible chance de réussite. Les défenseurs allemands d'une plus forte
restriction de l'accès à la Cour constitutionnelle fédérale en vue de
réduire son engorgement endémique ou les défenseurs français de
la valeur intrinsèque du système de séparation actuel invoquent
fréquemment des données statistiques montrant que seul environ
1 % de l'ensemble des recours constitutionnels (environ 6000 par
an) obtient gain de cause, un très grand nombre étant éliminé faute
de satisfaire aux conditions d'admission, à distinguer strictement
des conditions de recevabilité. Il convient d'ailleurs de noter que
seule une infime partie (environ 1 %) de ces requêtes attaquent des
dispositions législatives, la plupart mettant en cause des décisions
juridictionnelles. La quantité de succès paraît assurément dérisoire
et l'entreprise désespérée. On ne saurait en déduire que le recours
individuel « n'existe pas » parce que son succès est rarissime, car
un tel constat est strictement factuel. Si l'on admet que les
Chambres de trois juges statuant sur l'admission ont juridiquement
raison de ne pas admettre 97 % des recours, cela ne veut pas dire
que le recours n'existe pas mais que les recours effectivement
introduits ne satisfont pas aux conditions d'admission. Si l'on admet
à l'inverse que les Chambres ont juridiquement tort, dans un grand
nombre de cas, de ne pas admettre les recours, cela ne prouve pas
non plus l'inexistence de ce moyen juridique mais une application
fautive des dispositions législatives de sa mise en œuvre (mais une
application fautive d'une norme n'abolit pas la norme). Les deux
hypothèses sont d'ailleurs improuvables car les décisions de non-
admission ne sont pas motivées et, évidemment, inattaquables.
Mais d'un point de vue juridique, les règles législatives concrétisant
le principe de l'article 93, al. 4a de la Loi fondamentale montrent
que le DF accessoire de saisir le juge constitutionnel est très
fortement limité, en d'autres termes qu'il ne s'agit pas d'une union
stricte des fonctions, contrairement à ce que donnerait à croire la
simple affirmation du principe. Dans tous les systèmes connaissant
le recours direct contre la loi (si on laisse de côté les recours directs
contre des actes administratifs ou juridictionnels), le degré
d'abstraction est très faible (on exige une incidence actuelle et
immédiate sur la situation juridique de l'individu). Mais par
ailleurs, le système allemand (mais non, par exemple, le système
autrichien, qui lui, connaît en revanche une telle procédure pour les
recours en inconstitutionnalité contre les actes administratifs)
repose sur une procédure d'admission qui examine la question de
savoir si le recours « est d'une importance constitutionnelle
fondamentale » ou si son traitement est « indiqué afin que les DF
soient effectivement réalisés », ce qui inclut le cas où un refus
entraînerait un « dommage particulièrement grave » (§ 93 a,
al. 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale). Le droit au
recours constitutionnel, autrement dit la fonction de titulaire, est
donc également limité par une appréciation externe à la
problématique proprement juridique de la violation ou non-
violation d'un droit constitutionnellement garanti, car
l'« importance fondamentale » n'est pas elle-même juridiquement
déterminée ; soit le fait d'être approprié à la réalisation effective des
DF est tautologique et donc inutile puisque, si la Constitution
garantit un droit et autorise les individus à requérir (sous certaines
conditions, certes) contre les violations qui les concernent, c'est
qu'elle définit ainsi ce qui est constitutionnellement considéré
comme approprié en vue de rendre les DF effectifs, soit à l'inverse
il est ainsi permis d'évaluer librement si la censure d'un acte de
violation de la Constitution sert la protection de la Constitution,
enfin le « dommage important » est par hypothèse autre chose que
la violation de la Constitution en tant que telle et relève, là aussi, du
pouvoir discrétionnaire du juge. Ce pouvoir discrétionnaire est par
ailleurs très important puisque les décisions prises à l'unanimité par
les Chambres de trois juges ne sont pas motivées. Ainsi, on ne peut
pas contester l'existence du recours direct allemand pour des
raisons empiriques, mais on doit mettre en cause sa présentation
juridique souvent erronée, car il s'agit d'un régime d'union faible en
raison d'une abstraction très limitée et d'un fort degré d'hétéronomie
qui explique aisément que des statistiques aussi décourageantes
pour les éventuels requérants soient possibles.
123 Les droits fondamentaux en tant que droits subjectifs
originaires ou dérivés ◊ Peut-on dire que dans les systèmes de
dissociation des fonctions les DF sont des droits subjectifs ? Un
droit subjectif, pour un bénéficiaire donné, est une permission à
laquelle répondent des obligations correspondantes de la part de
destinataires appropriés. Dans un système normatif juridique, un tel
droit n'existe que dans la mesure où son bénéficiaire peut en
réclamer le respect par les destinataires des obligations
correspondantes au moyen de procédures susceptibles d'aboutir à
des sanctions en cas de violation. Il s'ensuit que, pour les
bénéficiaires non titulaires, les DF ne constituent pas des droits
subjectifs originaires puisqu'ils ne peuvent pas eux-mêmes en
réclamer le respect, mais il ne s'agit pas non plus de droits
subjectifs originaires des titulaires abstraits et autonomes. Dans les
systèmes d'union des fonctions, les bénéficiaires disposent de droits
subjectifs originaires, mais il conviendra d'en examiner le degré,
car les différentes limitations peuvent le rendre plus ou moins
faible. Mais comme les DF au sens strict sont des permissions
juridiques d'agir, tous les systèmes, d'union comme de séparation,
les concrétisent par des compétences auxquelles correspondent des
obligations appropriées pour la violation desquelles les
bénéficiaires pourront exiger des sanctions. Dans les systèmes de
séparation des fonctions, il s'agira par conséquent de droits
subjectifs dérivés. De ce point de vue, les libertés publiques du
système français sont des droits subjectifs dérivés.

124 Droits fondamentaux, normes d'objectifs et déclarations


d'intention ◊ Quelque chose qui porterait le nom de DF sans
aucune concrétisation sous forme de droits subjectifs ne serait pas
des DF au sens retenu ici. On pourra dès lors distinguer les DF des
objectifs constitutionnels ou objectifs d'État
(Staatszielbestimmungen) qui imposent au législateur l'obligation
de poursuivre certains buts sans l'obligation d'attribuer à l'ensemble
des destinataires (ou aux classes les plus générales de destinataires)
du système des permissions correspondantes d'agir. Des textes
constitutionnels ou conventionnels qui ne feraient qu'indiquer des
intentions sans obligations correspondantes ne relèvent pas du
droit, c'est-à-dire ne sont pas la formulation d'une norme juridique,
même s'ils en ont l'apparence. On peut les qualifier de déclarations
d'intention en forme constitutionnelle (ou conventionnelle). Cette
distinction est importante, car les titulaires abstraits sont souvent
par ailleurs titulaires abstraits ou concrets d'un droit de saisine du
juge constitutionnel sans que leur recours soit pour autant lié à la
violation d'un DF : une saisine parlementaire peut concerner
n'importe quelle inconstitutionnalité de la loi ; un renvoi préjudiciel
du juge ordinaire (dans les systèmes qui l'admettent) peut attaquer
n'importe quelle disposition législative constituant le fondement
d'un acte litigieux pour autant que l'application de cette disposition
soit indispensable à la solution de la question principale. Mais les
règles de procédure ou de compétence législative ne relèvent ni des
objectifs constitutionnels, ni des déclarations d'intention, ni des
DF. La question juridique est tout autre lorsque le juge doit
contrôler si le législateur a bien respecté les permissions
constitutionnelles des bénéficiaires.
Il convient par conséquent de distinguer entre les cas où le
législateur accorde certains droits subjectifs sans y être
constitutionnellement obligé, c'est-à-dire sans qu'il s'agisse de DF,
et ceux où une telle obligation existe et où l'on examinera dans
quelle mesure elle a été respectée ou non. Des droits subjectifs
législatifs peuvent ne pas être en rapport avec des DF et l'absence
de tels droits peut constituer la violation d'un DF. Rien n'empêche
par ailleurs de trouver dans un même texte constitutionnel ou
conventionnel des DF, des objectifs constitutionnels et de simples
déclarations d'intention. Seule l'interprétation des dispositions
respectives permet de décider de quelle catégorie de texte il s'agit.
La Constitution espagnole (art. 53) distingue explicitement les statuts de plusieurs
ensembles de normes que leur apparence externe pourrait faire apparaître comme divers
groupes de DF : les dispositions de la première section du chapitre II ainsi que
l'article 14 sont invocables devant le Tribunal constitutionnel par recours d'amparo. Ce
sont des droits subjectifs originaires faibles puisque la loi ne peut pas être directement
attaquée par ce moyen. Toutes les dispositions du chapitre II « sont contraignantes pour
les pouvoirs publics » (art. 53, al. 1) : certaines constituent des DF que le législateur devra
respecter en attribuant aux bénéficiaires des droits subjectifs dérivés (par exemple en
prévoyant la possibilité d'établir un contrat de mariage, conformément à l'art. 32), d'autres
(« Les ressources publiques… seront programmées et réalisées en fonction des principes
d'efficacité et d'économie » (art. 31, al. 2) relèvent de l'ordre des objectifs constitutionnels
car l'on voit mal comment la loi pourrait faire correspondre des permissions d'agir des
contribuables à cette obligation du législateur. Enfin les dispositions du chapitre III sont
explicitement dépourvues de caractère contraignant et ne constituent qu'une source
« d'inspiration » : en ce sens il s'agit de déclarations d'intention. Mais il est également
précisé que ces « principes… ne pourront être allégués que devant la juridiction ordinaire
conformément aux dispositions des lois qui les développent » : il s'agit donc également de
normes d'habilitation permettant au législateur d'introduire éventuellement des droits
subjectifs qui ne seront pourtant pas dérivés de DF puisqu'il n'y a justement aucune
obligation du législateur.

SECTION 3. BÉNÉFICIAIRES ET OBLIGÉS

125 « L'effet vertical » ◊ Tel que les DF ont été introduits ici, les
permissions d'agir du bénéficiaire correspondent à des obligations
de l'organe chargé de la concrétisation de la norme constitutionnelle
ou conventionnelle. Il s'ensuit que, toutes choses égales par ailleurs,
les obligés sont le législateur ou des autorités infralégislatives mais
non les bénéficiaires entre eux. Le problème juridique principal que
soulèvent les dispositions de DF est celui de savoir si les mesures
prises par le législateur (ou les normes imputables à l'État dans le
cas des DF conventionnels) sont conformes ou non à l'ensemble des
normes supérieures délimitant un droit donné. Il s'ensuit que s'il est
possible de réclamer que le juge élimine une norme législative
fautive (ou qu'il condamne l'État contrevenant aux termes de la
convention), il n'est pas possible de réclamer au même titre que les
autres personnes « respectent » ces mêmes DF dans leurs rapports
entre eux.

126 Les « effets horizontaux » ◊ C'est toutefois ce que réclame la


théorie des « effets horizontaux » ou des « effets tiers »
(Drittwirkung), développée en Allemagne à partir des années
cinquante et fondée notamment sur l'idée que les DF constitueraient
un « ordre objectif de valeurs » irradiant tous les domaines du droit.
La donnée jurisprudentielle initiale est sans doute la célèbre décision Lüth (BVerfGE 7,
198-230) du 15 janvier 1958 par laquelle la Cour constitutionnelle fédérale annule l'arrêt
d'une juridiction ordinaire interdisant au directeur de l'Office de presse de Hambourg de
lancer un appel au boycott du film « Immortelle bien-aimée » du cinéaste Veit Harlan qui
avait été le metteur en scène du film de propagande nazi « Jud Süss » sous le troisième
Reich. « En raison de ces considérations, la Cour constitutionnelle fédérale est arrivée à la
conclusion que le Tribunal de grande instance avait méconnu, dans son appréciation du
comportement du requérant, l'importance particulière qui revient au droit fondamental de
liberté d'expression même là où il entre en conflit avec les intérêts privés d'autres
personnes ».

127 Les effets horizontaux indirects ◊ Si l'on regarde les dispositifs


législatifs, un grand nombre de règles peuvent être interprétées
comme s'il s'agissait d'effets horizontaux : le droit de propriété n'est
pas seulement protégé contre des expropriations arbitraires mais
aussi contre le vol, le recel, l'extorsion de fonds, l'abus de biens
sociaux, la rupture d'un contrat réel, etc. Mais les tiers ne sont pas
tenus de respecter en tant que tel l'article 17 de la DDHC, ce qui
leur serait en partie d'ailleurs fort difficile puisqu'ils n'ont aucune
compétence pour procéder à des expropriations ni a fortiori pour
fixer des « justes et préalables indemnités » ; ils sont soumis aux
règles du Code civil, du Code pénal ou à d'autres normes
pertinentes. Le problème est alors le suivant : si le législateur
n'impose aucune obligation aux tiers, il est évident que le DF
resterait lettre morte, mais cela dépend du DF en question. En tant
que destinataires des normes de l'ordre juridique, les « personnes
privées » sont aussi titulaires de compétences, elles sont également
des organes. Il s'ensuit que les DF imposent bien au législateur,
selon leur nature, l'obligation de prévoir des obligations des
particuliers entre eux, et le juge pourra et devra examiner si cette
obligation a bien été respectée. En ce sens chaque DF peut
impliquer une certaine dimension horizontale indirecte. Mais si
cette obligation a été respectée, le DF ne permet pas en tant que tel
à une personne A d'exiger tel ou tel comportement d'une
personne B.

128 Les effets horizontaux additionnels ◊ Si l'on veut obtenir un


tel résultat, rien ne l'empêche, le législateur pourra y pourvoir dans
les limites de ses attributions, mais il ne s'agit pas en tant que telle
de la réalisation d'une exigence constitutionnelle. Rien n'empêche
par ailleurs le constituant (ou les États adhérant à une convention
internationale) d'introduire des obligations valant directement pour
les individus entre eux. Mais alors, il ne s'agira pas non plus
d'« effets horizontaux » déductibles des normes de DF, mais
d'autres normes qui ne concernent pas, par hypothèse, les
obligations du législateur.
Il ne s'agit nullement de nier que certains juges ordinaires
attribuent des effets horizontaux à certaines normes de DF ou que
certains juges constitutionnels considèrent qu'il s'agit d'une
obligation qui s'imposerait directement aux autres organes
juridictionnels. La question est de savoir, comme ailleurs, si ces
conclusions sont justifiées. Or, si l'on peut distinguer des
obligations résultant des dispositions constitutionnelles ou
conventionnelles selon qu'elles imposent des effets horizontaux
indirects ou des effets horizontaux additionnels, l'on ne peut, toutes
choses égales par ailleurs, déduire directement des effets
horizontaux additionnels de la formulation d'une norme répondant
aux critères de la définition des DF. Il s'agit d'exigences
supplémentaires, nécessitant des normes supplémentaires.
Un problème particulier résulte de la position de l'État (ensemble
d'organes) dans le monde économique, lorsqu'il agit en tant que
personne privée. Certains estiment alors que, visant la protection de
l'individu contre l'État, les DF exigent la soumission de ce dernier
aux DF dans ses rapports « privés » avec des tiers. Là aussi, la
réponse ne peut être donnée qu'à partir d'une analyse du DF positif
donné, c'est-à-dire en réponse à la question de savoir si tel DF exige
que le législateur adopte un dispositif spécifique incluant telles ou
telles obligations entre particuliers.
Dans le cas Lüth le raisonnement de la Cour constitutionnelle fédérale était sans doute,
bien que circonstancié, trop rapide et marqué par des a priori idéologiques louables mais
ne découlant pas en tant que tels du texte constitutionnel. Plutôt que de sanctionner le juge
ordinaire, la Cour aurait dû se demander si la loi qui exigeait du juge l'arrêt qu'il avait
rendu était bien, en tant qu'elle admettait une telle solution, conforme à la liberté
d'expression consacrée par la Loi fondamentale.

On peut citer comme exemple d'effets horizontaux additionnels l'article 1 de la loi


autrichienne sur la protection des données informatiques, qui est une disposition
constitutionnelle introduisant explicitement une horizontalisation du droit de toute
personne au secret des données qui la concernent, complétée par l'habilitation de pouvoir
se prévaloir de ce DF devant les juridictions civiles.

129
Droits fondamentaux et effets « directs » ◊ La question
d'éventuels effets directs de la Constitution ou de normes
conventionnelles sur les décisions juridictionnelles ou
administratives est également un problème de hiérarchie des
normes selon la manière dont elle est organisée positivement dans
un système donné. Il convient également de distinguer entre les cas
où la Constitution admet ou ordonne une application immédiate en
l'absence de normes législatives concrétisantes et les cas où une
telle application est prévue de telle manière que la norme
législative peut ou doit être écartée au bénéfice de la norme
constitutionnelle. L'existence d'un contrôle de constitutionnalité
avec compétence exclusive du juge constitutionnel pour se
prononcer sur la conformité de la loi à la Constitution implique
qu'une telle compétence fait défaut aux autres organes. L'existence
d'un contrôle de type européen exclut en principe d'autres
applications directes au détriment de la loi à moins qu'une
exception soit explicitement prévue.
La Loi fondamentale allemande dispose que les DF constituent du « droit
immédiatement applicable », mais cela veut dire, par contraste avec la Constitution de
Weimar de 1919, qu'ils ne valent pas seulement « dans la mesure où » les lois les
concrétisent : ils appartiennent pleinement au droit constitutionnel formel de sorte qu'une
norme non conforme pourra être attaquée devant le juge constitutionnel. En revanche, les
droits conventionnels nationaux français sont d'application directe puisque la Constitution
leur attribue une fonction dérogatoire.
CONCLUSION DU TITRE 2
LA CLASSIFICATION DES DROITS ET LA
QUESTION DES DROITS « SOCIAUX » OU
« DROITS-CRÉANCES »

130 Problématique ◊ Des permissions d'agir attribuées par des


normes constitutionnelles ou conventionnelles (ou leur
transposition interne) sont constitutives des DF au sens strict selon
la définition retenue ici. Cela n'aurait pas grand sens en effet de
parler de « droits » sans qu'il existe une norme de permission, car il
paraît d'une part difficilement concevable d'appeler « droits » des
normes rendant un comportement obligatoire ou interdit et, d'autre
part, il n'existe que des normes dans un système juridique et il
n'existe, pour toute action humaine possible, que les trois modes
déontiques de l'obligation, de la permission et de l'interdiction.
Pour un grand nombre de phénomènes que l'on s'accorde aisément
à qualifier de DF, même si l'on ne les conçoit pas entièrement de la
même manière, une telle définition ne pose aucun problème. Une
difficulté semble apparaître avec l'extension progressive de la
terminologie des DF à de nouveaux domaines où l'identification de
permissions n'est plus guère évidente. Convient-il dès lors de
réviser la définition proposée ou d'exclure ces nouveaux
phénomènes de la catégorie des DF pour leur réserver un concept
plus approprié, quitte à heurter des habitudes linguistiques déjà
acquises ? Tel est le problème qui se pose avec les nouvelles
« générations » de droits ou encore une grande partie des droits
appelés « économiques et sociaux », ou droits « culturels » ou
« écologiques ».
Remarque terminologique : On peut appeler « droits sociaux » généralement tous les
DF liés à une question « sociale » et dans ce cas, l'on y intégrera le droit de coalition et le
droit de grève dont la concrétisation pose de fort intéressants problèmes, mais qui ne sont
pas susceptibles de remettre en question le modèle des DF introduit ici. L'expression s'est
cependant fortement répandue (surtout dans la littérature comparatiste anglaise et
allemande) pour les normes où domine l'inspiration sociale d'une aide que le législateur ou
l'État est tenu de prévoir. L'appellation « droits-créances » répond mieux à cette
préoccupation en tant qu'elle place l'accent sur l'obligation d'attribuer des biens. Elle
présente toutefois l'inconvénient de suggérer que cet aspect dominant serait l'élément
unique. L'on considérera ici les deux termes comme synonymes en excluant du concept
les DF ne comportant pas d'attribution de biens à titre prédominant.

Les DF sont des structures juridiques liant des permissions


consacrées par des normes de rang élevé à une protection
juridictionnelle contre des violations par des normes de rang
inférieur et des comportements imputables à des organes habilités à
concrétiser de telles normes. Un besoin de classification peut se
poser de plusieurs points de vue : la compréhension historique de
l'introduction de nouveaux droits ; le rassemblement de catégories
de comportements présentant des propriétés communes ; les
différences dans le traitement juridique. Quel que soit leur intérêt,
on laissera de côté ici les deux premiers aspects, car seul le
troisième possède une pertinence juridique. Il existe plusieurs
classes de DF s'il existe, à l'intérieur de l'ensemble des phénomènes
nommés DF, des sous-ensembles caractérisés par des propriétés
juridiques différentes.

131 La théorie des statuts ◊ La tentative de classification ayant le


plus stimulé le débat est sans doute celle développée par Georg
Jellinek (pour qui il s'agissait d'une typologie des « droits publics
subjectifs » législatifs, donc d'un système de libertés publiques).
Elle est fondée sur les différences entre les objets des libertés, par
opposition aux normes qui n'assignent que des devoirs aux
destinataires (status passivus) : soit le destinataire se voit attribuer
un droit de participation à la production normative (statut actif),
soit il a le droit de se préserver d'une ingérence de l'État (statut
négatif), soit enfin il a le droit de demander que l'État agisse en sa
faveur (statut positif). L'attrait de la théorie consiste sans doute en
ce qu'elle permet de traduire en termes systématiques et juridiques
les trois exigences politiques que traduisent les DF : la liberté des
anciens ou liberté active (ou positive) du citoyen engagé dans la
cité, la liberté des modernes ou liberté négative de ne pas être
contraint d'adopter certains comportements et enfin la liberté
positive de disposer des conditions permettant de faire les choix de
vie protégés par la liberté négative. Juridiquement, elle soulève
quelques difficultés car elle confond deux critères de classification :
la modalité sous laquelle est placée l'action du bénéficiaire (la
personne a la compétence de…) et la modalité sous laquelle est
placée l'action du destinataire de l'obligation (il est interdit à l'État
de…). Par ailleurs, les obligations de l'« État » ne relèvent pas
toujours clairement de l'une ou de l'autre modalité. Enfin, les
obligations des uns sont strictement corrélatives des permissions
des autres. Si l'on retient l'idée d'une typologie selon les modalités,
on pourra distinguer d'une part des permissions d'accomplir
certaines actions sans incidences juridiques (permissions au sens
strict) et celles d'accomplir des actions menant à des résultats
juridiques (habilitations), d'autre part des interdictions d'agir (de
produire certaines normes et/ou d'exécuter certains actes) et des
obligations d'agir (par la production de normes ou par des actions
au sens strict).

132 Classification à partir de la modalité déontique


dominante ◊ Ce que l'on appelle souvent les droits classiques
semble lier des permissions à un ensemble d'interdictions : le
législateur ne doit pas intervenir dans telle ou telle sphère d'activité
de l'individu. Mais ces obligations de ne pas agir sont presque
toujours liées à des obligations d'agir sans lesquelles la liberté
négative de l'individu ne pourrait pas s'exercer : même l'État
« veilleur de nuit » doit par hypothèse recruter, rémunérer, former,
encadrer lesdits veilleurs de nuit. Afin de pouvoir protéger les
personnes d'actions arbitraires il faut prévoir les services qui
permettront d'intervenir en vue de prévenir ou de sanctionner les
actions interdites. Pour la plupart de ces DF l'on trouve ainsi une
articulation entre des interdictions d'agir et des obligations de
prestations parfois très importantes. À l'inverse, la concrétisation de
droits considérés comme de purs droits à des prestations peut fort
bien comprendre des interdictions. Une classification stricte
permettant de ranger d'une part les DF donnant accès à des
prestations et d'autre part ceux qui seraient caractérisés par une
abstention de l'« État » ne peut donc être maintenue, puisque
chaque DF comporte une certaine distribution des deux aspects.
C'est la dominante de ces aspects qui pourra servir de point de
départ pour une typologie.

133 Objections avancées contre la possibilité d'introduire des


droits sociaux ◊ Plusieurs objections ont été traditionnellement
soulevées contre la possibilité même d'introduire des DF dont
l'objet seraient des prestations : a) il s'agirait d'un déplacement
illicite de la compétence du législateur parlementaire vers le juge,
b) le juge se verrait confronté à une tâche qu'il lui serait impossible
d'assumer parce qu'il ne dispose pas de l'expertise nécessaire en
matière de politique économique, c) ce serait en contradiction avec
les DF « classiques » et abolirait les libertés octroyées à ce titre.
Des « prestations » sont des biens accordés aux bénéficiaires et
constituant le résultat d'ensembles d'actions humaines. Il peut s'agir
de marchandises comme de biens hors commerce, leur liste est
stipulative et à ce titre indifférente ; ce qui est en revanche
indispensable, c'est que toute prestation résulte d'un ensemble
d'actions et de l'abstention d'agir. À ce titre, elles apparaissent dans
la mise en œuvre de tous les DF reconnus comme tels.

134 La « légitimité » ◊ La première objection conjugue une


observation incontestable avec une appréciation extra-juridique. Il
est incontestable que l'obligation constitutionnelle ou
conventionnelle d'une prestation dont le juge contrôle la réalisation
correcte déplace des compétences du législateur vers le juge, mais
cela est vrai de toute norme formellement constitutionnelle dont le
contrôle est attribué à un organe juridictionnel. Si la Constitution
interdit la détention arbitraire, elle donne au juge le droit de
sanctionner une loi qui abolirait les moyens budgétaires permettant
à la justice de veiller au respect des règles concernant la détention.
Par hypothèse, cette disposition est constitutionnellement licite. La
question de savoir si cela est légitime en soi ou non ne relève pas
du droit mais de la politique constitutionnelle.
135 Le juge comme agent de la politique économique ◊ La
deuxième objection méconnaît la nature du contrôle de
constitutionnalité ou de conventionnalité. Car la question que l'on
pose au juge n'est pas de savoir si tel dispositif conduira plutôt
qu'un autre vers telle ou telle situation économique générale, mais
si un dispositif donné (c'est-à-dire un ensemble de règles
concernant l'utilisation de biens donnés) est conforme aux règles
concernant la mise à disposition des prestations prévues. Une
certaine expertise est assurément nécessaire pour en juger, mais elle
est également nécessaire lorsqu'il s'agit de savoir si un dispositif
fiscal de prise en compte des allocations familiales dans le calcul de
l'assiette de l'impôt sur le revenu est conforme au principe d'égalité.
La gestion du risque demeure la compétence du législateur, la
distribution conforme aux règles constitutionnelles ou
conventionnelles relève de l'organe de contrôle des normes. Si l'on
ne saurait nier que la complexité croissante des questions de
conformité rend l'office du juge de plus en plus lourd et que des
problèmes de prestations peuvent se révéler d'une difficulté
redoutable, il ne s'agit pas de difficultés particulières à ces
questions et qui excèdent l'expertise du juriste puisqu'il s'agit
toujours de savoir ce qui doit être selon une norme constitutionnelle
ou conventionnelle donnée.

136 Promesses, possibilités et rationalité ◊ La troisième objection


concerne un important problème qui n'est cependant pas non plus
limité au domaine des DF relatifs à des prestations. Il se pourrait
que la Constitution ou une convention rende obligatoire un
ensemble d'actions excédant les possibilités actuelles des organes
chargés de leur réalisation. Admettons qu'une Constitution fasse du
« droit au travail » un DF. Si cela voulait dire que le législateur est
obligé de prévoir des mécanismes rendant possible l'attribution d'un
travail rémunéré à toute personne, en d'autres termes la disparition
de tout chômage, il paraît difficile qu'on y arrive même en
introduisant une économie entièrement planifiée et mis à part les
effets négatifs qu'un tel dispositif produit précisément pour
l'économie, donc pour les opportunités de créer des emplois
rémunérés. Exigeant quelque chose d'impossible, le « droit au
travail » ne peut pas être un DF au sens retenu ici, puisqu'il ne peut
pas s'agir d'une norme, un énoncé exigeant quelque chose
d'impossible ne pouvant pas avoir la signification d'une obligation
et n'étant donc pas une norme. Il s'ensuit ou bien que de tels textes
sont de simples déclarations d'intention favorables à une « politique
de l'emploi » dont les termes ne sont nullement définis, ou bien que
« droit au travail » signifie en vérité autre chose selon le contexte :
le droit de conclure un contrat de travail, de candidater pour un
poste sans être soumis à des discriminations, le droit de ne pas être
soumis à des conditions de travail inhumaines ou avilissantes, etc.
La teneur de telles dispositions constitue un problème
d'interprétation du droit positif. Cela n'est nullement impossible
juridiquement mais politiquement problématique puisque de tels
textes font naître auprès du non-juriste des espérances irréalisables
et des déceptions certaines ; le langage des formulations de normes
est utilisé pour produire des utopies et plus généralement des
idéologies d'État.
De tels cas de figure apparaissent souvent sous une forme plus
complexe, car fréquemment les dispositions constitutionnelles ou
conventionnelles ne se contentent pas de promettre un seul
ensemble de prestations irréalisables, mais ils introduisent des
obligations qu'il n'est pas possible de réaliser simultanément. L'on
retrouve alors les problèmes de concurrences normatives et les
difficultés spécifiques à leur solution.

137 Droits sociaux et conflits de normes ◊ Ce problème devient


extrêmement délicat lorsque l'on ajoute des droits sociaux forts à
des droits classiques (à dominante d'interdictions imposées au
législateur face à un ensemble de permissions accordées aux
bénéficiaires) sans indiquer dans quelle mesure les conflits
normatifs que cela entraîne devront être réglés. Plutôt qu'un
renforcement de la position du bénéficiaire, de telles dispositions
constituent surtout un accroissement des compétences du juge.

138
Droits fondamentaux et idéologies ◊ Écrire des textes qui
demandent des résultats irréalisables (ou irréalisables
simultanément) ou ayant une signification différente de celle qui
apparaît à la première et, semble-t-il, évidente lecture n'est
malheureusement pas impossible mais extrêmement courant, même
dans des Constitutions ou des conventions internationales. Mais
rien n'empêche en soi d'introduire des DF ouvrant des permissions
d'exiger des prestations selon des procédures déterminées, de tels
aspects étant de toute manière indissociables des libertés même les
plus « négatives ». Au constituant de savoir ce qu'il veut réellement
rendre permis d'une part et obligatoire de l'autre, car le juriste lui
dira de toute façon ce qu'il a voulu se cacher ou ce qu'il n'a pas osé
dire ouvertement aux destinataires.
Un ouvrage consacré aux DF dans une perspective comparatiste
peut difficilement se dispenser de présenter au moins de manière
rudimentaire les textes qui en adoptent la forme mais n'ont que le
contenu d'objectifs constitutionnels ou conventionnels ou même de
simples déclarations d'intention sans véritable portée normative
juridique. Mais le but en est de faire apparaître les différences entre
ces différentes structures que le juriste devra identifier et appliquer
au cas particulier.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

La bibliographie en matière de théorie des droits fondamentaux est plutôt modeste en


langue française, considérable en allemand et en anglais, importante en italien et en
espagnol. Ne sont mentionnés ici que les travaux dont il est question, directement ou
indirectement, dans le texte ou ceux qui illustrent une conception de la question.

ALEXY (R.) [1985], Theorie der Grundrechte, Nomos Verlagsgesellschaft –


BEIGNIER (B.) [2000], Note sous Tribunal de grande Instance de Paris, 17e ch. presse,
8 mars 2000, D, 23, p. 203 – CABRILLAC (R.), FRISON-ROCHE (M.A), REVET (Th.)
[2009], Droits et libertés fondamentaux, Dalloz, 15e éd. – CHAMPEIL-DESPLATS (V.)
[1995], « La notion de droit “fondamental” en droit constitutionnel français », in : Recueil
Dalloz-Sirey, 323-329 – DWORKIN (R.) [1995], Prendre les droits au sérieux (traduction
française par M.-J. Rossignol, F. Limare et F. Michaut), PUF – FERRAJOLI (L.) [2001],
Diritti fondamentali. Un dibattito teorico (Sld Ermanno Vitale), Roma Laterza. – HART
(H.L.A.) [1961], The Concept of Law, Oxford University Press, 2e éd. posthume, 1994 –
ISENSEE (J.), KIRCHHOF (P.) [2000], Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik
Deutschland. Allgemeine Grundrechtslehren « Traité du droit de l'État de la République
fédérale d'Allemagne : volume 5, théories générales des droits fondamentaux »,
C.F. Müller – ISRAEL (J.-J.) [1998], Droit des libertés fondamentales, LGDJ –
JELLINEK (G.) [1905], System der subjektiven öffentlichen Rechte « Système des droits
publics subjectifs », 2e éd., Tübingen – KELSEN (H.) [1960], Reine Rechtslehre, Vienne
Deuticke « Théorie pure du droit » (traduction française de C. Eisenmann, LGDJ 1999) –
PECES-BARBA MARTINEZ (G.) [2004], Théorie générale des droits fondamentaux,
LGDJ. – PICARD (É.) [1998], « L'émergence des droits fondamentaux en France », in
AJDA, p. 6 – RIALS (S.) [1988] (présentation), La déclaration des droits de l'homme et
du citoyen, Hachette – SCHMITT (C.) [1928], Verfassungslehre « Théorie de la
constitution », Berlin Duncker und Humblott, (traduction française PUF 1993) –
WACHSMANN (P.) [2009], Libertés publiques, 6e éd. Dalloz – WITTGENSTEIN (L.)
[1953], Philosophische Untersuchungen « Investigations philosophiques » Oxford
Blackwell.
DEUXIÈME PARTIE
LA PROTECTION
CONSTITUTIONNELLE DES
DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX

TITRE 1 CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA PROTECTION


CONSTITUTIONNELLE

TITRE 2 LES DROITS PROTÉGÉS

139 Plan ◊ Il convient d'exposer un certain nombre de caractères


généraux avant d'étudier les droits fondamentaux protégés.

Titre 1. Caractères généraux de la protection constitutionnelle

Titre 2. Les droits fondamentaux protégés


TITRE 1
CARACTÈRES GÉNÉRAUX
DE LA PROTECTION
CONSTITUTIONNELLE

CHAPITRE 1 L'INSCRIPTION CONSTITUTIONNELLE DES DROITS ET LIBERTÉS


FONDAMENTAUX
CHAPITRE 2 LES GARANTIES DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
CHAPITRE 3 L'EXERCICE DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX

140 Plan ◊ On peut caractériser la protection constitutionnelle des


droits fondamentaux en étudiant l'inscription dans la Constitution,
les garanties de fond et de procédure qui sont organisées ainsi que
les modalités d'exercice de ces droits.

Chapitre 1. L'inscription constitutionnelle des droits et libertés fondamentaux

Chapitre 2. Les garanties des droits et libertés fondamentaux

Chapitre 3. L'exercice des droits et libertés fondamentaux


CHAPITRE 1
L'INSCRIPTION CONSTITUTIONNELLE
DES DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX

§ 1. Droit comparé
§ 2. Droit français

141 Préambule, Déclaration des droits et Constitution ◊ Dans la


culture juridique française, les notions de libertés et de droits
constitutionnels sont intimement associées à celles de déclaration et
surtout de préambule. À tel point qu'on peut lire parfois dans
certains jugements ou arrêts des juridictions judiciaires que la
méconnaissance de tel droit ou liberté proclamé par les premiers
articles de la Constitution constitue une violation du « préambule ».
Cela tient évidemment au fait que les textes constitutionnels
de 1875 ne faisaient aucune place aux droits et libertés et que la
Constitution de 1946 leur avait consacré un préambule dont il était
dit qu'il n'avait pas valeur de droit positif, comme d'ailleurs le très
court Préambule de 1958 du moins jusqu'en 1971.
Les choses ont complètement changé aujourd'hui ainsi qu'il sera
constaté en donnant un aperçu de la question en droit comparé
(§ 1), puis en droit français (§ 2).

§ 1. Droit comparé

142 Une place centrale ◊ Dans toutes les Constitutions modernes,


non seulement les catalogues de droits fondamentaux ne sont pas
relégués dans des « préambules » sans valeur juridique mais ils
occupent une place centrale avec souvent une portée juridique
renforcée, comme en République fédérale d'Allemagne où ils sont
au cœur de la Loi fondamentale.
Il suffit de consulter les Constitutions adoptées au cours des
vingt ou trente dernières années pour s'en convaincre. La tradition
(française) des « préambules » est bel et bien révolue. Et ceci a une
signification en soi car cela montre à quel point les droits
fondamentaux sont désormais une partie essentielle de la
Constitution. Pour autant, le constituant français n'a pas hésité à
s'appuyer sur le Préambule de la Constitution de 1958 et y
« adosser », par la loi constitutionnelle no 2005-205 du 1er mars
2005, la Charte de l'environnement dite « de 2004 ». Le symbole du
parallèle avec la Déclaration de 1789 et le Préambule de la
Constitution de 1946 était assumé, celui du « troisième pilier » des
droits et libertés en France (cf. exposé des motifs du projet de loi
constitutionnelle).

143 Un statut renforcé ◊ Un statut renforcé des droits et libertés est


aménagé dans certaines Constitutions de deux manières : soit en
prévoyant des procédures de révision plus complexes et plus
exigeantes pour les dispositions relatives aux droits et libertés (ou
du moins à certains d'entre eux) ou bien en interdisant la révision
de ces dispositions (constitutionnalité supérieure) ; soit, de manière
alternative ou cumulative, en aménageant des voies de recours
particulières pour la protection de ces droits ou de certains d'entre
eux (v. ci-après, Chapitre 2).

144 Le choix de la « liste ouverte » ◊ La question se pose de savoir


si l'énumération figurant dans la Constitution est exhaustive ou si
peuvent y être ajoutés d'autres droits non formellement inscrits dans
le texte fondamental. Dans ce dernier cas on parle de « liste
ouverte » et on cite habituellement le premier exemple historique,
celui du IXe Amendement à la Constitution des États-Unis :
« L'énumération, dans la Constitution, de certains droits ne sera
pas interprétée comme déniant ou restreignant d'autres droits
consacrés par le peuple ». On peut citer aussi des exemples plus
récents comme celui de la Constitution portugaise (art. 16-1) :
« Les droits fondamentaux énoncés dans la Constitution n'excluent
pas les autres droits découlant des lois et des règles applicables du
droit international ».
On notera également que même sans autorisation formelle et par
interprétation extensive de certains articles, la Cour
constitutionnelle allemande, ainsi que le Tribunal fédéral suisse ont
largement utilisé la possibilité de reconnaître des droits non écrits.
En revanche, on ne peut voir, à notre sens, dans la mention des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République par
le Préambule de la Constitution de 1946, une sorte de liste ouverte
en droit français : le Conseil constitutionnel a bien marqué en toute
hypothèse, en ne consacrant que très peu de principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République qu'il n'avait
pas l'intention de s'engager dans cette voie.

§ 2. Droit français

145 Une situation à la fois différente et semblable ◊ La


Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le
Préambule de la Constitution de 1946 étant désormais incorporés
au bloc de constitutionnalité, les conceptions traditionnelles de
« préambule » et de « déclaration » disparaissent, et avec elles la
force diminuée de celles-ci. La notion de bloc de constitutionnalité
a permis cette réintégration des déclarations et préambules au sein
du système constitutionnel et même s'il y a eu, il y a quelques
années, des propositions de loi constitutionnelle (émanant
notamment du sénateur Étienne Dailly) visant à faire sortir ces
deux textes (puis un seul) du bloc de constitutionnalité, non
seulement ces propositions n'ont jamais été examinées mais elles
ont fait apparaître, de plus, qu'il serait extrêmement difficile sinon
impossible de toucher à ces deux textes, plus particulièrement à la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

146 Des précisions ◊ On ajoutera cependant quelques précisions. Tout


d'abord, la notion de bloc de constitutionnalité n'est pas
exclusivement attachée à celle de droits fondamentaux : il y a à
l'intérieur de chaque élément de ce bloc, des normes relatives aux
droits et libertés mais aussi aux institutions et au système normatif.
En outre, la Déclaration de 1789, le Préambule de 1946 ne
contiennent pas que des normes de protection des droits et libertés,
même si c'est leur contenu principal. Et il en est de même des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République qui,
pour quatre d'entre eux concernent les droits et libertés (liberté
d'association, liberté d'enseignement, liberté universitaire et droits
de la défense) mais dont les trois autres ont trait à l'organisation
juridictionnelle.
On soulignera enfin qu'un droit fondamental peut avoir son
assise dans plusieurs textes et être protégé par des normes
constitutionnelles d'origine différente. Ainsi en est-il bien sûr du
principe d'égalité que l'on retrouve dans les trois textes de 1789,
1946 et 1958 comme d'ailleurs la liberté de conscience. Ceci ne
peut que renforcer la position du droit fondamental concerné en
élargissant son assise. En revanche, il ne nous paraît pas
souhaitable de faire appel à un principe fondamental reconnu par
les lois de la République lorsque le droit fondamental peut
s'appuyer sur l'un des trois textes précités (contra : M. Genevois
in RFDA 1998. 487) car les principes fondamentaux reconnus par
les lois de la République doivent avoir, à notre sens, un caractère
subsidiaire et s'effacer lorsque des dispositions constitutionnelles
peuvent remplir le même office.
CHAPITRE 2
LES GARANTIES DES DROITS ET
LIBERTÉS FONDAMENTAUX

Section 1. LES GARANTIES DE FOND


§ 1. L'effet immédiat des droits fondamentaux
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 2. La réserve de loi en matière de droits fondamentaux
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 3. Le respect du contenu essentiel des droits fondamentaux
§ 4. Le caractère exceptionnel et conditionnel des suspensions de garantie
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 5. L'aménagement de la procédure de révision de la Constitution
Section 2. LES GARANTIES JURIDICTIONNELLES
§ 1. Garanties assurées par la justice constitutionnelle
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 2. Garanties assurées par la justice ordinaire
A. Droit comparé
B. Droit français

147 Deux types de garanties ◊ On s'accorde à reconnaître, en droit


constitutionnel comparé, deux types de garanties qui se complètent
et se renforcent : des garanties de fond (Section 1) et des garanties
procédurales (Section 2).

SECTION 1. LES GARANTIES DE FOND


Sont habituellement considérées comme des garanties, et dans
une certaine mesure aussi comme des conditions d'existence des
droits fondamentaux une série d'« instruments » (P. Bon, 1991, que
nous suivrons dans sa démonstration) qui ne sont cependant pas
tous réunis pour tous les droits, du moins dans certains pays.

§ 1. L'effet immédiat des droits fondamentaux

148 Problématique générale ◊ Le problème de l'applicabilité directe


des droits fondamentaux conditionne l'effectivité de ces normes.
C'est seulement dans la mesure où l'ensemble des droits
constitutionnellement garantis pourront être mis en œuvre, par les
organes juridictionnels, que la proclamation constitutionnelle sera
pleinement efficace.
La question essentielle est de savoir si les droits fondamentaux
sont directement applicables, ou si une loi de développement est
nécessaire. D'autre part, au stade du contrôle de la légalité du
règlement, une loi est-elle susceptible, au contraire, de faire
obstacle à l'examen de la compatibilité de ce type d'acte avec les
droits fondamentaux ? Il s'agit donc de s'interroger sur la place de
la loi dans le développement des droits fondamentaux.

A. Droit comparé

149 Une problématique identique se retrouve en Espagne et en


Italie ◊ L'article 53 de la Constitution espagnole distingue entre les
droits fondamentaux. Le 3e alinéa de cette disposition énonce que
« les principes directeurs de la politique sociale et économique »,
consacrés au troisième chapitre du titre 1er de la Constitution,
inspireront la législation positive, la pratique judiciaire et l'action
des pouvoirs publics ; mais ils ne pourront être allégués devant la
juridiction ordinaire que conformément aux dispositions de loi qui
les développent. Il s'agit donc de principes directeurs, qui doivent
orienter la politique économique et sociale des pouvoirs publics, et
qui sont contenus dans les articles 39 à 52 de la Constitution. Ces
articles constituent des déclarations d'intention visant notamment
au plein emploi, à la redistribution des revenus, aux prestations
sociales, à la qualité de la vie, à la préservation du patrimoine
historique, à un logement digne et approprié.
Contrairement aux autres droits fondamentaux qui sont
d'application immédiate, les droits reconnus dans le
chapitre 3 nécessitent, d'après les propres termes de l'article 53, un
développement législatif. On est en présence de principes qui
encadrent et dirigent l'action des pouvoirs publics, afin que ceux-ci
agissent en vue de satisfaire un intérêt déterminé. Il ne s'agit donc
pas de véritables droits fondamentaux dans la mesure où ils ne sont
pas directement invocables devant le juge, et ne font qu'assigner au
législateur la recherche d'un intérêt déterminé. Ces droits ne
constituent pas des normes d'efficacité immédiate, celle-ci étant
conditionnée à la survenance de lois de développement. C'est
seulement par le biais de ces lois que ces droits deviennent
invocables devant la juridiction ordinaire.
Pour autant, les principes consacrés dans le chapitre 3 ne sont
pas dépourvus de tout effet juridique. Ce ne sont pas en effet de
simples déclarations d'intention (F. Fernandez Segado, 1992,
p. 480 s.). Ces principes constituent une sorte de mandat adressé au
législateur, qui se doit d'orienter la fonction législative dans le sens
indiqué par ces principes. D'ailleurs, le tribunal constitutionnel a
lui-même considéré que les principes contenus dans le
chapitre 3 devaient servir à l'interprétation tant des normes
constitutionnelles que des lois elles-mêmes.
Cependant, le principal obstacle à l'effectivité de ces principes
réside dans l'absence d'inconstitutionnalité par omission
(F. Fernandez Segado, op. cit.). À partir du moment où ils postulent
l'intervention effective du législateur pour leur mise en œuvre, la
carence de ce dernier est susceptible de les priver de toute
effectivité. C'est seulement à l'occasion du contrôle d'une loi
déterminée que le juge constitutionnel peut vérifier que le
Parlement s'est conformé aux fins que lui a assigné la Constitution.
Par contre, l'abstention pure et simple du législateur ne peut, elle,
être sanctionnée.
Reste que l'on peut se demander s'il n'y a pas une contradiction
entre l'inapplicabilité directe de ces principes devant le juge
ordinaire et la mention par l'article 53 du fait que ceux-ci doivent
inspirer la pratique judiciaire. On pourrait considérer que les
principes du 3e chapitre doivent inspirer l'interprétation des textes,
mais que l'article 53 interdit que des droits à prestation soient
reconnus et servis sur le seul fondement des proclamations du
3e chapitre.
Cette jurisprudence du Conseil constitutionnel consacrant la
pleine normativité des droits fondamentaux est tout à fait
comparable à celle de la Cour constitutionnelle italienne qui a
considéré, comme le note B. Genevois, que « la distinction entre les
normes ayant valeur de prescriptions et les normes ayant valeur de
programme n'est pas décisive et [que] l'inconstitutionnalité d'une loi
peut fort bien résulter, dans des cas déterminés, de ce qu'elle est
incompatible avec une norme qualifiée de programmatique (arrêt
no 1 de 1956) » (B. Genevois, 1990, p. 333). La jurisprudence
italienne est donc dans le sens de reconnaître pleine efficacité à
l'ensemble des normes constitutionnelles, quelles qu'elles soient.
Cependant, en Italie, il est considéré que ces dispositions
programmatiques souffrent d'une limitation. Autant peuvent-elles
permettre de caractériser l'inconstitutionnalité, autant sont-elles
insusceptibles de permettre de constater l'abrogation de lois
antérieures à la Constitution. Comme le constate P. Biscaretti
di Ruffia, si « les normes programmatiques de la nouvelle
Constitution n'étaient pas susceptibles d'abroger les normes
législatives antérieures, elles se révélaient pourtant pleinement
capables d'en déterminer l'inconstitutionnalité » (1966, p. 39). Il
n'est donc pas possible d'utiliser les normes programmatiques pour
déterminer l'abrogation d'une loi préconstitutionnelle par la
Constitution nouvelle.

B. Droit français

150 Normativité des droits fondamentaux ◊ Certains droits


fondamentaux, de la seconde et de la troisième génération, sont
rédigés de façon imprécise, et apparaissent plutôt comme des
mandats adressés au législateur, chargé de les mettre en œuvre.
Dans ces conditions, on peut s'interroger sur la portée impérative
de ces dispositions, considérées davantage comme des directives
d'action adressées aux pouvoirs publics que comme des normes. Il
s'agit souvent d'un catalogue de portée politique ; de là leur
qualification de normes programmatiques.
En France, la question s'est posée, essentiellement à propos du
préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Comme le
remarque le doyen Favoreu, « le caractère imprécis de certaines
dispositions du Préambule de 1946 avait déjà fait douter du
caractère impératif des prescriptions qu'il contenait ». Cet argument
était avancé, parmi d'autres, pour contester la valeur
constitutionnelle du Préambule de 1946.
La question a été renouvelée en 2008 à propos de l'opposabilité
de la Charte de l'environnement, à laquelle renvoie le préambule de
la Constitution de 1958 depuis la révision constitutionnelle du
1er mars 2005. En effet, compte tenu de la nature des principes
contenus par ce texte et des fréquents renvois à la loi, nombreux
avaient été les auteurs à n'y voir qu'une série de principes
programmatiques dépourvus d'effet direct nécessitant une
concrétisation législative (cf. la recension opérée par E. Carpentier,
2009).

151 La position du Conseil constitutionnel ◊ Saisis de moyens


fondés sur les dispositions du Préambule de 1946, le juge
administratif et le juge constitutionnel ont eu deux attitudes
différentes pour en apprécier l'applicabilité.
En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, il a intégré dès la
décision 74-54 DC, Interruption volontaire de grossesse (GD no 15)
le Préambule du 27 octobre 1946 au sein du bloc de
constitutionnalité, en faisant application directe du principe selon
lequel « la nation garantit à l'enfant la protection de la santé » et en
précisant que la loi déférée ne porte atteinte à aucune des autres
dispositions ayant valeur constitutionnelle édictées par le même
texte. Dès lors, l'ensemble des éléments du Préambule de 1946 ont
pleine valeur constitutionnelle, sans qu'il y ait lieu de distinguer
entre eux : les dispositions du Préambule de 1946 ont valeur de
droit positif, même celles qui sont rédigées en termes assez
généraux.
L'application par le juge constitutionnel des dispositions du
Préambule de 1946 montre que celui-ci laisse une marge
importante d'appréciation au législateur, qui dispose d'un pouvoir
discrétionnaire pour déterminer les conditions de mise en œuvre
des principes relevant de ce texte (cf. B. Genevois, ibid.), sous
réserve de ne pas vider ces principes de leur contenu. C'est
l'ampleur de ce pouvoir d'appréciation du législateur qui explique la
part relativement faible d'annulations sur la base du Préambule de
la Constitution de 1946 (B. Genevois, ibid.).
S'agissant de la Charte de l'environnement, le Conseil
constitutionnel a considéré à deux reprises dans une décision du
19 juin 2008, OGM (564 DC), que l'ensemble des droits et devoirs
définis dans ce texte ont valeur constitutionnelle, et qu'à ce titre ils
s'imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives
dans leurs domaines de compétence respectifs. Comme le remarque
O. Dord, « le juge constitutionnel reste fidèle à la doctrine Vedel,
selon laquelle l'imprécision d'une disposition constitutionnelle n'en
supprime pas le caractère normatif » (O. Dord, 2008).

152 La position du juge ordinaire ◊ Concernant le juge


administratif, l'application des principes du Préambule de
1946 paraît moins certaine. Dans un premier temps, ceux-ci
apparaissent comme une source d'inspiration pour la formation des
principes généraux du droit, le Conseil d'État répugnant à
reconnaître à ce texte valeur positive directe. C'est donc seulement
indirectement que les principes qui y sont contenus trouvaient
application au contentieux. Puis, dans un second temps, notamment
après l'entrée en vigueur de la Constitution de 1958, le juge
administratif s'oriente dans le sens d'une mise en œuvre directe des
principes suffisamment précis. Enfin, il apparaît qu'aujourd'hui, les
moyens fondés sur le Préambule de 1946 sont systématiquement
opérants (cf. L. Favoreu, 1989, p. 142).
Le juge ordinaire applique désormais directement le préambule
de la Constitution de 1946. C'est ainsi qu'en matière de droit de
grève, la Cour de cassation a considéré qu'une convention
collective ne pouvait avoir pour effet de limiter ou de réglementer
pour les salariés l'exercice du droit de grève constitutionnellement
reconnu (Cour de cassation 7 juin 1995, SA des Transports Séroul,
Dalloz, 1996, J, 75, note B. Mathieu).
Dans un arrêt d'assemblée du 3 octobre 2008, Commune
d'Annecy, le Conseil d'État a affirmé la pleine opposabilité de
l'ensemble des droits et des devoirs définis dans la Charte de
l'environnement, considérant qu'ils s'imposent aux pouvoirs publics
et aux autorités administratives dans leurs domaines de compétence
respectifs. S'inscrivant dans la lignée de la jurisprudence
constitutionnelle OGM, le juge administratif suprême rompt avec
certaines ambiguïtés précédentes, résultant notamment de
l'interprétation d'un arrêt du 19 juin 2006, Association « eau et
rivières de Bretagne » (req. 282456).

153 La théorie de la loi-écran ◊ La théorie de la loi-écran apparaît


comme un élément important du contentieux administratif.
Concrètement, elle permet de résoudre l'interrogation sur la priorité
à accorder, au sein du bloc de légalité, entre une loi et une norme de
valeur supérieure en conflit, pour l'appréciation de la légalité d'un
acte administratif édicté conformément à cette loi. Ainsi, un
règlement pris pour l'application d'une loi, peut-il être contrôlé par
rapport à un traité international, protecteur des droits fondamentaux
ou par rapport aux dispositions constitutionnelles garantes des
libertés ?
L'écran législatif détermine la solution du rapport triangulaire
entre le règlement, la loi et un acte hiérarchiquement plus élevé. La
présence d'une loi s'intercalant entre le règlement et celui-ci
modifie les données de l'examen contentieux de la norme émanée
de l'Exécutif. En effet, contrôler l'acte réglementaire par rapport à
la règle supralégislative aboutit à apprécier la régularité de la loi
par rapport à celle-ci : dans le cas où le règlement ne fait que
développer les prescriptions législatives, apprécier sa validité face
aux droits fondamentaux conduit nécessairement, par transitivité, à
porter un jugement sur la compatibilité de la loi avec la norme
supérieure. Il en résulte que l'examen du moyen fondé sur
l'antagonisme entre le règlement et la Constitution ou un
engagement international implique l'appréciation de la régularité de
l'acte législatif qui le fonde. Or, dans la conception française
traditionnelle du rôle du juge, ce dernier ne peut remettre en cause,
d'une façon ou d'une autre, même indirectement, la volonté du
législateur. En témoigne l'interdiction pour le juge ordinaire de
s'assurer de la constitutionnalité des lois (v. pour les juridictions
administratives : CE 6 nov. 1936, Arrighi, Rec. p. 966 ; pour les
juridictions judiciaires : Crim. 14 avril 1992, Zambeaux).
C'est dans cette perspective que s'inscrit la théorie de la loi-
écran. Celle-ci se manifeste par l'impossibilité d'invoquer, à
l'encontre d'un acte administratif d'application d'une loi, un moyen
fondé sur la violation de la Constitution ou d'un traité international ;
cet acte ne peut voir sa légalité discutée que par référence à la loi
dont il développe les prescriptions. Seuls sont invocables des
moyens fondés sur cette loi : la loi fait écran entre le règlement et
les textes supralégislatifs.

154 Place de la théorie de la loi-écran ◊ Si, à l'origine, le champ


d'intervention de la loi-écran a trait à la fois aux normes
internationales et constitutionnelles, il se cantonne désormais à ces
seules dernières. Effectivement, depuis l'arrêt du 20 octobre 1989,
Nicolo (Rec. p. 190 ; GAJA no 93), le Conseil d'État, rejoignant la
Cour de cassation, accepte de faire prévaloir l'engagement
international sur la loi, même postérieure. Ceci a pour conséquence
que le règlement d'application peut désormais être invalidé pour le
motif qu'il contrevient à un engagement international, en particulier
protecteur de droits fondamentaux, et ce même si l'incompatibilité
procède en réalité de la loi. Dans ce cas, la loi n'est plus le seul
référent pour le contrôle de la norme édictée par l'Exécutif, les
juridictions ordinaires acceptant d'examiner le moyen fondé sur
« l'inconstitutionnalité » du règlement d'exécution. Et en cas
d'incompatibilité entre ces deux normes, elles n'hésitent pas à faire
triompher l'engagement international, quitte à se prononcer ainsi
implicitement sur la régularité de la loi servant de fondement à
l'acte réglementaire. La présence d'une loi s'interposant entre les
règlements et les traités ne constitue plus un obstacle à l'intégration
de ceux-ci au sein du bloc de légalité pour le contrôle des actes
administratifs. La confrontation entre les droits fondamentaux
protégés par les conventions internationales et les actes
réglementaires est donc désormais toujours possible.
Subsistent seulement en tant que « domaine propre » de la loi-
écran les moyens reposant sur la violation de la Constitution par un
acte administratif d'exécution. C'est ce qu'a prévu de la manière la
plus nette le président Odent : « quand la légalité d'un acte
administratif est constatée pour des motifs tirés de la violation de la
Constitution, la position du juge administratif est totalement
différente selon qu'une loi s'interpose entre la Constitution et cet
acte, auquel cas la loi constitue pour le juge un écran
infranchissable, et c'est en fonction de la loi seule qu'il apprécie la
légalité de l'acte litigieux. Si au contraire, aucune loi n'est
intervenue en la matière, le juge administratif apprécie directement
par rapport à la loi constitutionnelle la légalité discutée devant lui
de l'acte administratif » (Contentieux administratif, coll. Les Cours
de droit, IEP Paris, 1977, p. 232 et 233).
La théorie de la loi-écran est susceptible de concerner l'ensemble
des règles constitutionnelles, et notamment les droits fondamentaux
et la réserve de loi qui leur est relative. C'est dire que le législateur
peut habiliter le pouvoir réglementaire à intervenir au détriment de
sa propre compétence, voire autoriser l'Exécutif à porter atteinte à
des droits fondamentaux. Si la théorie de la loi-écran était
appliquée systématiquement lors du contrôle de légalité des actes
réglementaires, il en résulterait un net affaiblissement de la portée
utile des droits fondamentaux. En effet, le juge ordinaire serait
impuissant à censurer une atteinte aux droits fondamentaux opérée
par voie réglementaire, dès lors que cette atteinte aurait été
autorisée par la loi.
Cependant, il n'est pas certain que le recours à la loi-écran soit
aussi systématique que pourrait le laisser penser la simple
énonciation de son mécanisme. Prise dans une dynamique de déclin
(cf. E. Négrier, 1990, p. 767), cette théorie ne refléterait que
partiellement le droit positif (cf. L. Favoreu, 1987, p. 871).
Il est vrai que dans de nombreuses décisions, le juge
administratif refuse d'examiner au fond le moyen fondé sur
l'inconstitutionnalité du règlement, motif pris que celui-ci découle
de la loi (par exemple, CE 17 juin 1994, Société continentale
foncière et mobilière, Rec. p. 321). Mais en réalité, le juge est
contraint, dans ces hypothèses, de ne pas faire application de la
Constitution. Il s'agit de cas dans lesquels le contenu des
règlements est si étroitement conditionné par les dispositions
législatives, que le contrôle de constitutionnalité du règlement
aboutirait nécessairement à un contrôle de la conformité à la
Constitution de la loi.
Dans toutes les espèces où les prescriptions réglementaires n'ont
qu'un lien ténu avec les dispositions législatives, le juge ordinaire
n'hésite pas à examiner le moyen fondé sur l'inconstitutionnalité du
règlement (cf. par ex. : CE 22 avr. 1992, Union nationale des
fédérations d'organismes HLM, Rec. p. 191 ; CE 29 juill. 1994,
Association défense des infirmiers libéraux, DA 1994, no 590).
D'ailleurs, de façon générale, le juge a tendance à interpréter la loi
comme respectant la Constitution. Il en résulte qu'en cas
d'incompatibilité entre la Constitution et le règlement, ceci pourra
être analysé comme une contradiction entre la loi et le règlement et
donc finalement comme une inconstitutionnalité. Finalement, on
retrouve l'affirmation du doyen Favoreu pour qui la théorie de la
loi-écran, loin d'être la règle, est plutôt l'exception (« Les
règlements autonomes n'existent pas », RFDA 1987. 871).
En matière de droits fondamentaux, l'arrêt du Conseil d'État du
17 mai 1991, Quintin (JCP 1991. G. IV. 322, note M.-C. Rouault ;
RDP 1991. 1429, concl. Abraham) est particulièrement
caractéristique. Le requérant critiquait l'article R 111-14-1 du Code
de l'urbanisme, permettant de refuser un permis de construire au cas
où la construction envisagée serait de nature à favoriser une
urbanisation dispersée, aux motifs d'une part que l'article 34 de la
Constitution réserve à la loi la réglementation du droit de propriété,
et d'autre part, que les normes établies dénatureraient le contenu de
ce droit. Il était donc argué de la violation d'un droit fondamental et
de la garantie essentielle de ce droit que représente la réserve de loi,
par le fait d'un acte réglementaire, pris sur la base d'une loi. En
effet, l'article L 111-1 du Code de l'urbanisme, prévoyant la
compétence du pouvoir réglementaire pour édicter « les règles
générales applicables en dehors de la production agricole en
matière d'utilisation du sol, notamment en ce qui concerne la
localisation, la desserte, l'implantation et l'architecture des
constructions ». Suivant son commissaire du gouvernement, le
Conseil d'État refuse de connaître du moyen fondé sur l'article 34,
se bornant à considérer que les mesures déférées ont été prises sur
le fondement de l'habilitation de l'article L 111-1.
Incontestablement, cette disposition autorise l'Exécutif à régir le
droit de propriété. Elle s'analyse donc bien en une habilitation
incontournable, et fait écran pour le contrôle du règlement vis-à-vis
de l'article 34. Pour autant, le Conseil admet de vérifier que les
normes réglementaires ne sont pas contraires au principe
constitutionnel du droit de propriété. Il examine ainsi que
l'article R 111-14-1 n'a pas porté « une atteinte excessive au droit
de propriété ».
Ceci confirme que l'application de la loi-écran est susceptible de
varier en fonction des moyens développés. Si elle permet de couvrir
un vice de compétence, elle n'interdit pas nécessairement qu'un
contrôle au fond de l'acte soit opéré. D'ailleurs, si la loi-écran est
appliquée au détriment des dispositions constitutionnelles
définissant la compétence législative, c'est seulement dans la
mesure où le législateur a procédé à une habilitation incontestable
en faveur du règlement. Cette hypothèse est nécessairement de plus
en plus exceptionnelle au fur et à mesure que progressera la
jurisprudence du Conseil constitutionnel dite des « incompétences
négatives », qui proscrit justement ce type d'habilitation, en dehors
de l'article 38 de la Constitution. De plus, comme le montre l'arrêt
Quintin, le fait que l'on soit en présence d'une habilitation
législative qui ne conditionne pas l'intervention réglementaire ouvre
la voie au contrôle de l'acte réglementaire par rapport aux droits
fondamentaux puisque, par hypothèse, le contenu du règlement
n'est pas prédéterminé par la loi.
La théorie de la loi-écran ne constitue donc pas un obstacle pour
la diffusion des droits fondamentaux.

§ 2. La réserve de loi en matière de droits fondamentaux


155 L'origine de la compétence du législateur en matière de
droits fondamentaux ◊ Historiquement, il existe un lien entre les
droits fondamentaux et la compétence législative. L'intervention du
Parlement a été justifiée par la nécessité de permettre aux
représentants de contrôler les actes portant atteinte aux droits de
l'individu. Ceci découle des idées de Locke, qui postulent que
l'objet de la réunion des individus en société réside dans la
nécessité de protéger la liberté et la propriété, et qu'en conséquence,
toute loi affectant ces matières nécessite le consentement des
acteurs du contrat social (C. Starck, 1979, p. 122 s.).
Plus précisément, à l'époque de l'Empire allemand, Otto Mayer a
tenté de définir un domaine de la loi, au sein duquel la régulation
de l'exécutif ne pourrait intervenir que sur autorisation du
législateur. Et cette définition était justement fondée sur les droits
fondamentaux. Malgré l'absence de renvois à la loi dans la
Constitution impériale de l'époque, Mayer considérait que
« personne ne doute que la puissance de l'Empire ne peut pas
contraindre, ni imposer des charges, ni porter atteinte à la liberté et
à la propriété des sujets autrement qu'en vertu d'une loi » (Le droit
administratif allemand, V. Giard et E. Brière éditeurs, Paris, 1903,
coll. Bibliothèque de droit public, t. 1, p. 94). En effet, la
consécration de la compétence parlementaire en ces matières serait
suffisamment établie pour qu'il ne soit pas utile de la mentionner
explicitement. Par contre, l'article 5 de la Constitution de l'Empire
énonçant que « la législation de l'Empire est exercée par le
Bundestag et le Reichstag » signifierait implicitement que la loi a
« seule la force de porter atteinte à la liberté et à la propriété » (Le
droit administratif allemand, ibid.).

A. Droit comparé

156 L'existence d'une réserve de loi pour les droits


fondamentaux à l'étranger ◊ À l'étranger, on retrouve cette
définition d'un domaine législatif au profit des droits
fondamentaux. Par exemple, en Espagne, l'article 53 de la
Constitution de 1978 prévoit que seule une loi pourra réglementer
l'exercice des droits fondamentaux. Cette disposition institue de la
sorte une véritable réserve de loi générale en matière de droits
fondamentaux (J.A. Santamaria Pastor, 1988, t. 1, p. 781). Il en
résulte l'obligation pour le législateur de définir lui-même les règles
applicables en matière de droits et libertés, sans laisser cette tâche
au règlement. Comme le reconnaît le tribunal constitutionnel
espagnol dans la décision 83/1984, du 24 juillet 1984, cette réserve
de loi apparaît comme une garantie essentielle de l'État de droit.
Certes, l'article 53 de la Constitution n'interdit pas que la loi
renvoie au règlement, mais il s'oppose à ce que ces renvois rendent
possible une régulation indépendante et non étroitement
subordonnée à la loi, surtout en matière de droits fondamentaux. En
réalité, le règlement ne peut apparaître que comme le « complément
indispensable » des normes législatives. En République fédérale
d'Allemagne, « le principe de réserve de compétence législative
donne au législateur le pouvoir exclusif de prendre les décisions
essentielles relatives aux droits fondamentaux » (D. Capitant, 1996,
p. 215). Le Parlement est donc tenu de réguler directement les
aspects essentiels des libertés.
Ce faisant, par le biais de la liberté et de la propriété, cette
théorie établit un lien entre le domaine de la loi et les droits
fondamentaux. Elle garantit que toute intervention relative à la
liberté et à la propriété devra être le fait d'un acte législatif, c'est-à-
dire d'un acte élaboré avec le consentement des représentants des
titulaires de ces droits fondamentaux. Cette équivalence entre la
définition du domaine de la loi et les droits fondamentaux est mise
en évidence par Otto Mayer lui-même, qui souligne que
l'établissement des droits fondamentaux dans le droit
constitutionnel indique la consécration d'une réserve de loi (ibid.,
p. 93). On trouve ici la genèse du lien jamais démenti par la suite
entre cette institution et les droits fondamentaux.

B. Droit français

157 Le fondement de la compétence législative ◊ Au sein des


différents alinéas de l'article 34 de la Constitution, celui réservant à
la loi la réglementation des garanties fondamentales accordées aux
citoyens pour l'exercice des libertés publiques est parmi les plus
utilisés. Il fonde une compétence irréductible au profit du
législateur.
Dans la décision 173 DC du 26 juillet 1984, Réseaux câblés, ce
moyen conduit à l'annulation de l'alinéa 1 de l'article 2 de la loi
déférée, renvoyant à un décret le soin de fixer les limites
maximales d'un réseau câblé support de service radiotélévisé
autorisé par la Haute autorité de la communication audiovisuelle,
étant entendu que les réseaux excédant lesdites limites seraient
autorisés par le gouvernement. Le Conseil, après avoir établi que la
libre communication des pensées et des opinions constitue une
liberté fondamentale, constate que « la désignation d'une autorité
administrative indépendante du gouvernement pour exercer une
attribution aussi importante au regard de la liberté de
communication que celle d'autoriser l'exploitation des services de
radio-télévision mis à la disposition du public sur un réseau câblé
constitue une garantie pour l'exercice d'une liberté publique »,
relevant alors du seul législateur. C'est parce que le Parlement a
négligé de fixer lui-même un élément pourtant déterminant du point
de vue des garanties d'une liberté fondamentale qu'il y a censure.
Tel est le cas dans la décision 86-217 DC du 18 septembre 1986,
Liberté de communication, où le Conseil annule les articles 39
et 41 de la loi déférée, « en raison de l'insuffisance des règles
énoncées… pour limiter les concentrations susceptibles de porter
atteinte au pluralisme », les lacunes de la loi risquant de permettre
le développement de situations monopolistiques préjudiciables au
pluralisme. À l'inverse, l'article de la loi déférée confiant à la
CNCL la possibilité de n'imposer aux détenteurs d'une autorisation
d'émettre qu'une partie seulement des obligations générales
applicables à tout titulaire n'est pas, en lui-même, contraire à la
disposition réservant à la loi les garanties fondamentales en matière
de libertés publiques, dans la mesure où cette faculté doit être
interprétée à la lumière des exigences des articles 1er et 3 de la loi,
qui conditionnent ainsi l'octroi de dérogations. C'est seulement sous
cette condition que le pouvoir reconnu à la CNCL est conforme à la
Constitution, parce qu'il perd alors tout caractère discrétionnaire, le
juge administratif étant compétent pour vérifier le respect des
prescriptions législatives l'encadrant.
S'agissant encore une fois de la liberté de communication, le
Conseil a confirmé sa jurisprudence précédente dans la décision
304 DC du 15 janvier 1992, Liberté de communication (RJC I-
481). Il y vérifie effectivement que la loi en cause définit avec une
précision suffisante la portée des mesures d'application de la loi,
contrôlant qu'elle a déterminé elle-même les proportions minimales
d'œuvres cinématographiques et audiovisuelles protégées et ne
renvoyant au règlement que la mise en œuvre de ces propositions
à travers les concepts « d'heure de grande écoute » et « d'heure
d'écoutes significatives ». Certes, le législateur s'est abstenu de
définir concrètement ces concepts, mais le Conseil constitutionnel
renvoie à la possibilité pour le juge administratif de contrôler leur
bonne utilisation par l'administration, permettant de déceler toute
fraude à la loi.
Dans la même logique, la décision 93-333 DC du 21 janvier
1994 contrôle que les pouvoirs conférés au CSA en matière de
renouvellement des autorisations hors appel aux candidatures sont
encadrés par une série de règles et de garanties posées par le
législateur, qu'il appartiendra éventuellement au juge administratif
de faire respecter. Ce même CSA peut se voir reconnaître la
possibilité d'édicter les dispositions propres à assurer le respect de
la langue française dans le fonctionnement des services de
radiodiffusion, sans que le législateur méconnaisse sa compétence
en matière de libertés publiques.
En dehors de la liberté de communication, le juge constitutionnel
a dû confirmer le rôle de la loi en matière de réglementation de la
liberté individuelle et de la liberté d'aller et de venir (déc. 352 DC
du 18 janvier 1995, RJC I-612 ; décision 389 DC du 22 avril 1997).
Il en est de même pour la définition des conditions d'exercice de la
liberté de l'enseignement (déc. 329 DC du 13 janvier 1994, Loi
Falloux), ou le respect de la vie privée (déc. 05-532 DC du
19 janvier 2006).
Tirant les conséquences de l'applicabilité de la Constitution, le
juge ordinaire est apte à protéger directement le domaine de la loi.
Ainsi, la Cour de cassation a considéré que seule une loi pouvait
créer un délai de préavis de grève, et non une convention collective
(Soc. 7 juin 1995, préc.), tandis que le Conseil d'État décide que le
droit d'accès aux documents administratifs étant une garantie
fondamentale de l'exercice des libertés, il ne peut être réglementé
que par une loi (CE 29 avr. 2002, Ulmann, AJDA 9/2002, p. 694,
note P. Raimbault).

158 La consécration d'une réserve de loi générale en matière


de droits fondamentaux ◊ En attribuant au Parlement la
détermination des garanties fondamentales pour l'exercice des
libertés publiques, la Constitution instaure une véritable réserve de
loi en matière de droits fondamentaux. La loi dispose d'une
compétence irréductible pour la réglementation des droits
constitutionnellement reconnus, le pouvoir réglementaire étant
limité à la mise en œuvre des normes posées par le législateur. La
définition d'une réserve de loi en matière de droits fondamentaux
aboutit à réserver au législateur la définition de l'essentiel de la
réglementation applicable. Il en résulte que, comme en droit
comparé, « ressortit à la compétence du pouvoir réglementaire, la
détermination des mesures d'application des règles posées par le
législateur » (déc. 01-450 DC du 11 juillet 2001). On conçoit alors
l'importance du rôle attribué à la loi, compte tenu du nombre de
droits fondamentaux consacrés au sein du bloc de constitutionnalité
et de la généralité des termes utilisés à l'article 34.
Mais cette disposition n'est pas la seule source d'une réserve de
loi en matière de droits fondamentaux. D'autres articles du bloc de
constitutionnalité renvoient en effet à la loi de réglementation d'un
droit fondamental précis. Ainsi, l'article 34 confie à la loi la
détermination des principes fondamentaux de la libre
administration des collectivités territoriales. De même cet article
prévoit que la loi détermine les principes fondamentaux du régime
de la propriété. C'est cet alinéa qui était invoqué, en combinaison
avec celui relatif aux libertés publiques, dans l'affaire ayant donné
lieu à la décision 283 DC du 8 janvier 1991. Les requérants
estimaient que le législateur avait méconnu l'étendue de sa
compétence en renvoyant à un décret le soin de définir les
catégories de radio et les tranches horaires susceptibles d'accueillir
des messages publicitaires en faveur des boissons alcooliques, et à
un autre décret les modalités d'autorisation de la publicité par voie
d'affiches dans l'enceinte des débits de boissons. Après avoir
constaté que de telles restrictions publicitaires affectent sans doute
l'exercice du droit de propriété d'une marque et la liberté
d'entreprendre, le Conseil considère qu'il revient à la loi de
déterminer les cas dans lesquels la publicité en faveur des boissons
alcooliques peut être autorisée. En l'espèce, les renvois sont
déclarés conformes à la Constitution au moyen d'une réserve
d'interprétation. Les décrets en question devront tenir compte de
l'objectif de la loi, à savoir la protection de la santé publique et plus
spécialement celle des jeunes pour déterminer les tranches horaires
publicitaires et de données objectives applicables à l'ensemble des
boissons alcooliques, pour fixer les conditions d'autorisation
d'affichage au sein des débits de boissons. Le Conseil
constitutionnel s'assure de la sorte qu'il existera une cohérence
entre les dispositions réglementaires et les dispositions législatives,
bornant de cette façon les capacités normatives des premières.
Ainsi, les décrets sont nécessairement assujettis aux règles et
principes posés par la loi. Dans cette affaire, l'invocation conjointe
de la réserve de loi en matière de droit de propriété et de celle
relative aux libertés publiques montre combien cette dernière
permet de couvrir tous les droits fondamentaux qui ne feraient pas
l'objet d'une réserve de loi spécifique ; en l'espèce, elle autorise à
définir une compétence législative minimum concernant la liberté
d'entreprendre. Enfin, le préambule de la Constitution de
1946 confie au législateur le soin de réglementer le droit de grève
(déc. 556 DC du 16 août 2007).
La révision constitutionnelle de 2005 a contribué à renforcer le
domaine de la loi en matière de droits fondamentaux. Non
seulement l'article 34 a été complété pour donner compétence au
législateur pour déterminer les principes fondamentaux de la
préservation de l'environnement, mais les articles 3, 4 et 7 de la
Charte (respectivement relatifs au devoir de prévention, au devoir
de contribuer à la réparation des dommages causés à
l'environnement et aux droits à l'information et à la participation en
matière d'environnement) prévoient que les droits ou devoirs qu'ils
consacrent s'exerceront dans les conditions ou limites prévues par
la loi. Dans l'arrêt du 3 octobre 2008, Commune d'Annecy, le
Conseil d'État n'a pas hésité à voir dans ces renvois au législateur
de véritables réserves de loi (cf. E. Carpentier, 2009).

159 La marge de discrétionnalité du législateur ◊ La


reconnaissance d'une compétence législative en matière de droits
fondamentaux ne se traduit pas par l'attribution au législateur d'un
pouvoir entièrement discrétionnaire. Celui-ci est tenu de respecter
les principes constitutionnels. Or, ces principes peuvent assigner au
Parlement la recherche d'un objectif particulier. La compétence
législative est alors déterminée, dans la mesure où le législateur
doit agir dans le sens prévu par les dispositions constitutionnelles.
Tel est le cas lorsqu'existent des objectifs de valeur
constitutionnelle. Ceux-ci imposent au législateur de prévoir des
garanties nécessaires pour assurer le pluralisme des courants
d'expression socioculturels (notamment, décision des 10 et
11 octobre 1984, Entreprises de presse et décision du 17 janvier
1989, CSA) ou la possibilité d'obtenir un logement décent (déc. du
19 janvier 1995, Diversité de l'habitat). Le Parlement a donc
l'obligation de donner un certain contenu à l'œuvre législative, afin
de satisfaire l'objectif que lui assigne la Constitution. On est alors
en présence d'une réserve de loi dite « renforcée ».
De même, s'agissant de la réglementation de certaines libertés,
dites de premier rang, le législateur ne peut intervenir que pour les
rendre plus effectives. Cette jurisprudence, applicable à la liberté de
l'enseignement, la liberté d'association, la liberté individuelle et la
liberté de la presse a été dégagée dans la décision Entreprises de
presse, des 10 et 11 octobre 1984. Dans sa motivation, le Conseil
constitutionnel considère que la loi ne peut réglementer l'exercice
de ces limites qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier
avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle.
Ici encore l'intervention du législateur est finalisée, puisqu'elle n'est
possible que pour rendre plus effective la liberté. La législation
précédente ne peut donc être modifiée que dans le but d'améliorer
les garanties offertes à l'exercice d'une liberté. Il y a ainsi un
« effet-cliquet » qui empêche tout retour en arrière dans la
réglementation des libertés, selon la métaphore du doyen Favoreu.
Le législateur voit donc son pouvoir limité par la nécessité de
renforcer le statut des libertés. En réalité, l'amoindrissement des
garanties d'une liberté apparaîtrait comme une méconnaissance par
le législateur de sa propre compétence.
En application de cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel
a considéré que le législateur ne pouvait abroger un régime de
liberté en matière d'enseignement supérieur, si ce n'est pour le
remplacer par un régime au moins aussi protecteur (déc. du
20 janvier 1984, Libertés universitaires).

§ 3. Le respect du contenu essentiel des droits


fondamentaux

160 Droit comparé ◊ Dans certaines constitutions étrangères, cette


limite à la compétence législative en matière de droits
fondamentaux est expressément prévue. Ainsi, l'article 53 de la
Constitution espagnole de 1978 énonce que les lois qui
réglementent l'exercice des droits fondamentaux devront respecter
« leur contenu essentiel ». Il s'agit là d'une transposition de
l'article 19.2 de la loi fondamentale allemande qui dit qu'en aucun
cas le contenu essentiel d'un droit fondamental ne pourra être
affecté. Cette inscription dans la Constitution de 1949 marque la
volonté du constituant de consacrer définitivement le principe de
constitutionnalité et de réagir contre les événements précédents :
sous la République de Weimar, certains droits reconnus par la
Constitution avaient été abrogés par voie législative. En proclamant
que le « contenu essentiel » des droits est hors de portée du
législateur, le constituant entend protéger plus efficacement que
précédemment les droits fondamentaux, le Tribunal constitutionnel
étant à même de protéger ce contenu essentiel.
Dans la même perspective, l'article 36 de la Constitution suisse
de 1999 énonce que l'essence des droits fondamentaux est
inviolable.
Reste à savoir ce qu'inclut le concept de « contenu essentiel ».
Ceci est d'autant plus difficile que celui-ci apparaît comme un
concept juridique indéterminé qui, en dehors d'un noyau d'éléments
communs, suppose un contenu spécifique pour chaque droit
(G. Peces-Barba, 1995, p. 597). Le Tribunal constitutionnel
espagnol, dans une décision 11/1981 du 8 avril 1981 a défini cette
notion comme pouvant revêtir deux acceptions possibles et
complémentaires.
La première correspond à la « nature juridique de chaque droit ».
La configuration, l'amplitude et le champ d'application d'un droit,
tels que définis par la doctrine et les juges sont des caractéristiques
préexistantes à la régulation législative. Il y a atteinte au contenu
essentiel du droit lorsque le législateur méconnaît les
caractéristiques ainsi définies. Toute restriction de celles-ci qui
aboutit à empêcher de considérer que l'on est bien en présence du
droit en cause, induit une dénaturation inconstitutionnelle.
La seconde conception du contenu essentiel prend en compte
« les intérêts juridiquement protégés en tant que noyau dur du
droit ». Il y a alors atteinte au contenu essentiel lorsque le droit est
soumis à des restrictions qui le rendent vide de contenu, ou
empêche son exercice effectif, ou le rend très difficile.
Au total, le Tribunal constitutionnel considère comme faisant
partie du « contenu essentiel », « la partie du contenu d'un droit
sans laquelle celui-ci perd sa spécificité, ou, dit d'une autre façon,
ce qui fait que ce droit peut être rattaché à une catégorie de droit
d'un type défini. Il s'agit aussi de la partie du droit qui est
invariablement nécessaire pour que le droit permette à son titulaire
la satisfaction des intérêts pour la poursuite desquels le droit est
octroyé ».
En définitive, comme le remarque J. de Esteban et P.-
J. Gonzalez, c'est le Tribunal constitutionnel qui, dans chaque cas,
définit ce qu'il faut entendre par contenu essentiel de chaque droit
en particulier (1998). La notion de contenu essentiel aboutit donc à
la protection d'un noyau constitutionnel et irréductible pour chaque
droit fondamental (F. Fernandez Segado, 1994, p. 99 ; voir
également P. Muzny, « Essai critique sur la notion de noyau
intangible d'un droit. La jurisprudence du Tribunal fédéral suisse et
de la CEDH », RDP, 2006, p. 977-1005).
161 Droit français ◊ La compétence du législateur s'exerce sous le
contrôle du Conseil constitutionnel. C'est d'ailleurs l'essence même
des droits fondamentaux que d'être opposables (aussi) au
législateur. Ce dernier peut donc limiter les droits fondamentaux,
sans pour autant y porter atteinte de façon trop importante. En
d'autres termes, le législateur peut mettre en œuvre les droits
fondamentaux, à condition de ne pas les mettre en cause, sous peine
d'inconstitutionnalité de la loi.
En réalité, le Conseil constitutionnel va contrôler l'exercice de sa
compétence par le législateur. Celui-ci dispose d'un certain pouvoir
discrétionnaire pour opérer la conciliation des droits fondamentaux
entre eux (par exemple : de la liberté de l'enseignement avec la
liberté de conscience – décision 77-87 DC du 23 novembre 1977,
Liberté d'enseignement), ou avec d'autres principes constitutionnels
(par exemple : conciliation du droit de grève avec le principe de
continuité des services publics – décision 79-105 DC du 25 juillet
1979, Droit de grève à la radiotélévision – ; conciliation des
libertés avec le principe avec le principe de sauvegarde de l'ordre
public – décision 85-187 DC du 25 janvier 1985, État d'urgence en
Nouvelle Calédonie). Le juge constitutionnel s'assure que dans
l'exercice de cette compétence, le législateur n'a pas trop diminué le
droit fondamental considéré. Lorsqu'un droit fondamental est
invoqué, le Conseil apprécie l'intensité de l'atteinte et sa
justification. Il veille aussi à protéger le noyau dur du droit
fondamental, qui ne peut jamais être atteint par le législateur,
comme en matière de propriété. Il s'agira de s'assurer de l'absence
de dénaturation du droit fondamental considéré (cf. l'analyse propre
à chaque droit fondamental).

§ 4. Le caractère exceptionnel et conditionnel des


suspensions de garantie

A. Droit comparé

162
Espagne, Portugal et Allemagne ◊ Un certain nombre de
Constitutions récentes ont réglementé, de manière précise,
comment il pouvait être porté atteinte aux droits fondamentaux au
cas de crise grave et de mise en œuvre de pouvoirs exceptionnels :
« état de siège », « état d'exception », « état de défense », « état
d'alerte ». C'est le cas des Constitutions espagnole et portugaise qui
ont consacré des dispositions spécifiques à la question de la
« suspension des libertés » (art. 55 de la Constitution espagnole ;
art. 19 de la Constitution portugaise). Il est à noter à cet égard que
ces textes constitutionnels encadrent au maximum l'exercice des
pouvoirs exceptionnels dès lors qu'ils sont susceptibles de toucher
aux droits fondamentaux, surtout aux droits-libertés.
En Allemagne, l'article 115 de la loi fondamentale réglemente
ainsi l'état d'urgence de façon très précise. Selon le professeur
Doehring, « seules des restrictions mineures des droits
fondamentaux peuvent être admises après la déclaration de l'état
d'urgence, à condition d'être indispensables » (K. Doehring, 1996,
p. 40).
Toutefois, il n'y a ni pratique ni jurisprudence en la matière car si
la République fédérale d'Allemagne, l'Italie et l'Espagne ont connu
– ou connaissent – le terrorisme, et ont mis en place des moyens de
lutte contre celui-ci, il n'y a pas eu déclenchement des régimes
exceptionnels d'état de siège ou d'état d'urgence prévus par les
textes constitutionnels.

B. Droit français

163 Diversité des régimes de limitation des droits


fondamentaux ◊ Plusieurs régimes en vigueur permettent une
limitation des droits fondamentaux sous la Constitution de 1958.
Les régimes juridiques se situent à des niveaux différents dans la
hiérarchie des normes. Ils peuvent être prévus par la Constitution,
la loi, voire même être d'origine jurisprudentielle.

164 L'article 16 de la Constitution ◊ Cet article prévoit la


possibilité pour le Président de la République d'instituer un régime
d'exception. Il énonce que lorsque les institutions de la République,
l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou
l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une
manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des
pouvoirs publics est interrompu, le Président de la République
dispose de pouvoirs exceptionnels.
Ces pouvoirs exceptionnels sont naturellement de nature à
limiter les droits fondamentaux, d'autant plus que les circonstances
dans lesquelles sont susceptibles d'être utilisés ces pouvoirs
appellent certainement des limitations aux droits fondamentaux.
On est en présence de circonstances exceptionnelles, impliquant
une restriction des droits fondamentaux, en vue d'assurer aux
pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les
moyens d'accomplir leur mission, selon les propres termes de
l'article 16.

165 L'utilisation de l'article 16 de la


Constitution ◊ L'article 16 de la Constitution a été utilisé une
seule fois dans l'histoire constitutionnelle de la Ve République. Les
mesures prises en application du déclenchement de l'article 16 ont
souvent eu pour effet de limiter les droits fondamentaux,
notamment en matière pénale. Ainsi, par une mesure du 3 mai
1961, le général de Gaulle avait institué un tribunal militaire à
compétence spéciale, dérogeant aux règles normales. Il s'agissait
d'une juridiction d'exception, fonctionnant selon des règles
spécifiques par rapport à la procédure pénale du droit commun.
Reste que le texte de l'article 16 prévoit lui-même un certain
nombre de limites et de garanties quant à la mise en œuvre de cette
disposition.
D'abord, des garanties de forme sont instituées : le chef de l'État,
qui dispose seul du pouvoir de mettre en application l'article 16
(sans contreseing), doit cependant consulter certaines autorités, au
préalable de la mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels. L'avis du
Premier ministre, celui des présidents des Assemblées et surtout du
Conseil constitutionnel sont requis. Mais ces avis sont uniquement
consultatifs ; cependant l'avis du Conseil constitutionnel devant être
publié, il dispose d'une autorité certaine, compte tenu notamment
du rôle du Conseil constitutionnel dans la protection des droits
fondamentaux. De plus, le Président de la République est tenu
d'adresser un message à la Nation, l'informant de la sorte des motifs
de déclenchement de l'article 16.
Quant aux limitations de fond, il est prévu que les mesures
exceptionnelles doivent avoir pour but le rétablissement du
fonctionnement normal des pouvoirs publics. Ceci implique la
possibilité pour le Président de la République d'intervenir en tous
domaines, sous la condition que les mesures édictées soient
finalisées.
Le Conseil constitutionnel a cependant considéré que pendant la
période d'application de l'article 16, il n'était pas possible de réviser
la Constitution. Cette décision est tout à fait logique, puisque la
révision de la Constitution ne tend sûrement pas au rétablissement
des pouvoirs publics. Ceci représente une garantie pour les droits
fondamentaux : l'article 16 ne peut autoriser le Président de la
République à modifier les droits constitutionnels, en révisant un
élément quelconque du bloc de constitutionnalité.
Reste à examiner les sanctions éventuelles au non-respect des
limites établies à l'article 16. Ces sanctions sont d'autant plus
importantes que le déclenchement de l'article 16 constitue, selon la
formule de certains auteurs, un épisode de « dictature légale ».
Dans un arrêt du 2 mars 1962, Rubin de Servens, le Conseil d'État a
considéré que la décision présidentielle de recourir à
l'article 16 constituait un acte de gouvernement, insusceptible de
recours contentieux. En particulier, le Conseil d'État refuse de
contrôler la durée d'application de l'article 16, ce qui laisse alors au
Président de la République un pouvoir inconditionné et illimité
dans le temps. Dans cet arrêt, le Conseil d'État s'est borné à vérifier
que la décision de déclenchement de l'article 16 respectait les
conditions de forme, en ce qui concerne les avis préalables. Il se
limite donc à un contrôle de l'existence de la décision. S'agissant
des mesures prises en application de l'article 16, le Conseil d'État
distingue entre les mesures prises dans le domaine de la loi,
l'article 16 réalisant une certaine confusion des pouvoirs, et les
mesures prises dans le domaine réglementaire. Seules ces dernières
peuvent faire l'objet d'un contrôle contentieux. Il en résulte que les
mesures susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux ne
pourront pas faire l'objet d'un contrôle contentieux par le juge
administratif. En effet, on sait que c'est le législateur qui est
compétent, à titre principal, pour la réglementation des droits
fondamentaux. Il s'ensuit que les mesures intervenant en ce
domaine relèvent du Parlement.
Le Conseil d'État s'est donc uniquement reconnu le droit de
contrôler les mesures secondaires, c'est-à-dire les mesures
subalternes relevant du domaine réglementaire.
La seule sanction possible dans le cas d'utilisation abusive de
l'article 16, soit en ce qui concerne sa mise en application, soit
à propos de sa durée d'application ou de l'intensité des mesures
prises, consiste éventuellement dans la mise en œuvre de la
responsabilité du Président de la République.
Cependant, la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a amélioré
les choses, s'agissant de la durée d'utilisation de l'article 16, et
notamment pour déterminer si les conditions d'application de cette
disposition demeurent réunies. Il est désormais prévu que, après
trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil
constitutionnel peut être saisi par le président de l'Assemblée
nationale ou du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs. Il
rend alors un avis. Cet examen a lieu de plein droit au terme de
soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout
moment au-delà de cette durée. Le contrôle du maintien de
l'article 16 est donc confié au Conseil constitutionnel,
conformément aux recommandations du comité de réflexion et de
proposition dirigé par Édouard Balladur. Certes, il ne statue que par
un avis, mais celui-ci, rendu public en vertu de la Constitution, a
nécessairement une portée considérable.

166 L'état de siège ◊ L'article 36 de la Constitution prévoit un autre


régime de circonstances exceptionnelles : l'état de siège. Il est
énoncé que l'état de siège est décrété en Conseil des ministres, sa
prorogation au-delà de douze jours devant être autorisée par le
Parlement.
Cette disposition n'a jusqu'alors jamais été utilisée sous la
V République. Mais il s'agit sans doute d'une clause susceptible
e
d'offrir un fondement pour la limitation des droits fondamentaux,
en tout cas de façon provisoire, c'est-à-dire pendant la période
d'application de l'article 36.

167 L'état d'urgence ◊ La loi du 3 avril 1955 définit un régime d'état


d'urgence. Dans une décision du 25 janvier 1985, État d'urgence en
Nouvelle Calédonie, le Conseil constitutionnel a considéré que la
Constitution de 1958 n'avait pas eu pour effet d'abroger cette loi,
tout en refusant d'en contrôler la constitutionnalité par rapport aux
droits fondamentaux, compte tenu des conditions du contrôle de
constitutionnalité (contrôle a priori). Lui était déférée une loi
mettant en application le régime de l'état d'urgence sur le territoire
de Nouvelle Calédonie, compte tenu des troubles subis par ce
territoire à cette époque.
Cependant le Conseil constitutionnel prend soin de justifier la
compétence du législateur pour établir un régime restrictif des
libertés : « en vertu de l'article 34 de la Constitution, la loi fixe les
règles concernant les garanties fondamentales accordées aux
citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; que dans le cadre
de cette mission, il appartient au législateur d'opérer la conciliation
nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre
public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré ». Il
est vrai que dans ce cas, le législateur n'intervient pas pour rendre
plus effectif l'exercice d'une liberté, mais au contraire pour la
limiter.

§ 5. L'aménagement de la procédure de révision


de la Constitution

168 Rappel ◊ On renverra au Précis de Droit constitutionnel pour des


exemples (Livre I, première et deuxième parties, Dalloz, 18e éd.,
2016) montrant que la procédure de révision de la Constitution peut
être aménagée spécialement pour assurer les meilleures garanties
aux libertés, et parfois même pour les rendre intangibles (comme
dans le cas allemand). Pour la France, il n'y a pas de mesures
d'aménagement particulières.
SECTION 2. LES GARANTIES JURIDICTIONNELLES

169 Le cas américain ◊ Ces garanties sont assurées tant par la justice
constitutionnelle que par la justice ordinaire, du moins dans les
pays qui ont adopté le modèle américain de justice
constitutionnelle. En effet, aux États-Unis et dans les États qui ont
suivi leur modèle, les tribunaux dans leur ensemble, sont aptes à
assurer la protection des droits fondamentaux constitutionnels y
compris contre les lois : il n'y a donc pas de distinction entre justice
constitutionnelle et justice ordinaire. C'est à la Cour suprême – qui
est, comme on le sait, unique – qu'il revient d'harmoniser
l'ensemble des prises de position des tribunaux inférieurs, qui
peuvent être très différentes.
Autre particularité du droit américain : les droits fondamentaux
ne sont protégés que par un catalogue, le catalogue national à la
différence de ce qui se passe en Europe où s'ajoutent ceux de
Strasbourg et de Luxembourg. Les risques de chevauchement
n'existent pas et la Cour suprême assure une application uniforme
des droits fondamentaux.

§ 1. Garanties assurées par la justice constitutionnelle

A. Droit comparé

170 Justice constitutionnelle et droits fondamentaux ◊ La


protection des droits fondamentaux est désormais tellement
associée à l'institution de la justice constitutionnelle – depuis
notamment que la Cour suprême des États-Unis est apparue comme
un défenseur des droits et libertés au cours des années d'après-
guerre – que l'on a tendance parfois à en faire la fonction essentielle
sinon exclusive de ladite institution.
Or, il ne faut pas oublier que la justice constitutionnelle peut
exister sans cette fonction : ainsi en était-il au Canada avant 1982,
en France avant 1971 et en Belgique avant la réforme de 1989 par
exemple. Dans ces trois cas, la justice constitutionnelle a eu
essentiellement pour tâche pendant plusieurs années, soit de faire
respecter la division verticale des pouvoirs (ou la Cour suprême
canadienne et la Cour d'Arbitrage de Belgique) soit d'assurer
d'autres fonctions (Conseil constitutionnel français). On
remarquera, en outre, qu'au départ, Kelsen n'avait pas envisagé
cette fonction de la justice constitutionnelle (voir en ce sens
M. Troper). On soulignera enfin qu'il a été proposé d'établir une
summa divisio entre systèmes de justice constitutionnelle en
considération de la place donnée à cette mission (cf. F. Rubio
Llorente, 1997).

171 Protection directe ou indirecte ◊ La question est de savoir si la


protection des droits et libertés fondamentaux peut être assurée
directement par le juge constitutionnel ou bien si elle n'a
d'effectivité qu'indirecte.
Cela dépend évidemment du modèle de justice constitutionnelle
dans lequel on se situe : le contrôle diffus à l'américaine permet
certes d'assurer directement cette protection ; mais il n'en va pas de
même à notre sens du contrôle concentré à l'européenne. En effet, il
est impossible qu'une dizaine ou une vingtaine de juges
constitutionnels puissent faire le même travail que des milliers,
voire des dizaines de milliers, de juges ordinaires. Lorsqu'on ouvre
le recours direct aux individus pour assurer la protection de leurs
droits fondamentaux, on est nécessairement conduit à instaurer, tôt
ou tard, un filtrage sévère des plaintes, et donc en définitive à
autoriser le juge constitutionnel à choisir les quelques cas à propos
desquels il veut rendre une décision de principe. De ce point de vue
d'ailleurs, il y a un rapprochement certain avec la Cour suprême des
États-Unis car celle-ci opère de même.
En définitive, la protection des droits et libertés résultera surtout
des effets et de l'influence de la jurisprudence établie par la Cour
constitutionnelle ou la Cour suprême sur la jurisprudence des
juridictions ordinaires ainsi que sur l'attitude des autorités
administratives. Sont également à prendre en considération les
aspects pédagogiques des grands arrêts rendus par les juridictions
constitutionnelles suprêmes en matière de droits et libertés.
172 Garanties générales et garanties spécifiques ◊ Les droits
fondamentaux bénéficient des garanties générales assurées par la
justice constitutionnelle et par la justice ordinaire. Mais ces
garanties générales peuvent être complétées, dans chaque cas, par
des garanties spécifiques.
Les garanties générales sont celles qui résultent du contrôle
juridictionnel des lois que les juridictions constitutionnelles
peuvent exercer, à la différence des juridictions ordinaires, du
moins dans le système européen, et cela sous les différentes formes
possibles : contrôle abstrait (a priori et a posteriori), contrôle
concret sur renvoi du juge ordinaire. D'autres procédures, non
spécifiquement consacrées à la protection des droits fondamentaux,
peuvent également contribuer à rendre ces garanties effectives.
Les garanties spécifiques ont été instituées dans un certain
nombre de constitutions : il est créé des procédures spécialement
aménagées pour permettre aux individus de saisir directement le
juge constitutionnel de recours pour violation de leurs droits
fondamentaux.
Il en est ainsi par exemple en République fédérale d'Allemagne
(recours constitutionnel individuel contre les actes législatifs,
administratifs et juridictionnels), en Espagne (recours d'amparo
contre les actes administratifs et juridictionnels), en Autriche, en
Belgique (recours direct contre les lois), en Suisse (recours contre
les actes législatifs cantonaux et les actes non législatifs fédéraux
devant le Tribunal fédéral), en Hongrie (recours contre tout acte ou
manquement).
Parfois il appartient à l'équivalent de l'ombudsman – « Défenseur
du peuple » en Espagne, Provedor de justice au Portugal – de saisir
lui-même le Tribunal constitutionnel pour violation des droits
fondamentaux.

173 Examen des principales garanties spécifiques ◊ Les deux


recours spécifiques les plus connus sont le recours individuel
allemand et le recours d'amparo espagnol précités.
L'article 93 de la Loi fondamentale allemande ouvre un recours
devant la Cour constitutionnelle fédérale « à quiconque estime
avoir été lésé par la puissance publique dans l'un de ses droits
fondamentaux ou dans l'un de ses droits garantis par les
articles 20 IV, 33, 38, 101, 103 et 104 ». Ce recours peut être
introduit sous ministère d'avocat et sans frais de justice. Ces recours
peuvent être dirigés contre des actes administratifs, des actes
juridictionnels et même des lois. Le succès de ce qui apparaît
comme la garantie idéale a été spectaculaire : plus de
100 000 recours déposés jusqu'ici et plus de 3000 recours par an en
moyenne depuis quelques années.
Le bilan doit être cependant sérieusement nuancé. Tout d'abord,
le succès même du recours a très vite conduit à l'établissement d'un
sévère « filtrage » par des commissions composées de trois
membres de la Cour, qui, par décision non motivée, écarte environ
97 % des recours. Ensuite, s'il est théoriquement possible de mettre
en cause une loi, les conditions de recevabilité sont telles que les
cas d'examen de la constitutionnalité d'une loi sur recours direct
sont très rares, et les chances de succès des plus minces. En fait, la
quasi-totalité des recours sont dirigés contre des décisions des
juridictions ordinaires, et le mécanisme apparaît ainsi être plutôt un
super-recours en cassation et un quatrième degré de juridiction.
Le recours d'amparo en Espagne est ouvert aux particuliers, au
défenseur du peuple et au ministère public, au cas de violation des
droits énumérés aux articles 14 à 30 de la Constitution, c'est-à-dire
essentiellement des droits-libertés. Seuls peuvent être mis en cause
des actes ou des comportements des autorités exécutives ou
juridictionnelles : la critique directe de la loi est normalement
exclue. Comme en République fédérale d'Allemagne, le succès de
l'amparo a été foudroyant ; mais la même évolution a pu être
constatée. Le nombre considérable et croissant des recours a
conduit à instituer un système de filtrage aussi sévère qu'en
République fédérale d'Allemagne : le pourcentage des amparos
examinés au fond par l'une des deux chambres du Tribunal
constitutionnel est très faible. De la même manière, la quasi-totalité
des amparos sont dirigés contre des actes juridictionnels et mettent
en avant la violation du droit à une protection juridictionnelle
effective et du principe d'égalité. S'est aussi institué, en fait, un
quatrième degré de juridiction. Qui plus est, comme l'a souligné le
président du Tribunal constitutionnel lors de la célébration du
vingtième anniversaire de la création de celui-ci (en juillet 2000), le
chiffre atteint est tel aujourd'hui – 5000 amparos par an – qu'un cri
d'alarme doit être poussé afin d'enrayer une progression qui menace
d'empêcher le Tribunal d'examiner les autres contentieux.
Il est vrai cependant que la masse des décisions rendues en
République fédérale d'Allemagne et en Espagne a sans doute
contribué à diffuser et à enraciner la culture des droits
fondamentaux au sein des ordres juridiques nationaux, ce qui était
nécessaire après des périodes de dictature et alors que les membres
des diverses juridictions ordinaires avaient été formés à une époque
peu favorable aux droits fondamentaux. Mais cela est-il aussi
nécessaire aujourd'hui et cela ne risque-t-il pas de substituer le juge
constitutionnel aux juges ordinaires, et notamment aux juridictions
suprêmes coiffant ceux-ci ?
Le recours direct autrichien, créé en 1975, peut être exercé par
les individus contre les lois fédérales à condition que leurs droits
aient été violés par ces lois et que ces lois soient applicables sans
l'intervention d'une décision judiciaire ou d'une décision
administrative. Le nombre des saisines s'est accru mais reste dans
des limites raisonnables (environ 200 par an).
Le recours direct belge, créé il y a une dizaine d'années, se
singularise par le fait qu'il ne peut être introduit que contre des
actes législatifs, et pour violation de deux droits fondamentaux
seulement, la liberté d'enseignement et le principe d'égalité (encore
que l'interprétation très large de celui-ci compense cette restriction).
Le système n'est pas encombré car le nombre de recours est
raisonnable, comme dans le cas autrichien : ce qui tend à montrer
que l'encombrement des Cours constitutionnelles est dû
essentiellement aux recours contre les actes juridictionnels.

B. Droit français

174 Un développement très rapide ◊ Apparu au grand jour au début


des années soixante-dix, après la décision « fondatrice » du
16 juillet 1971, le contentieux des libertés et droits fondamentaux a
très vite occupé le devant de la scène, au point de faire oublier les
autres contentieux qui restent très importants ainsi qu'il a été
exposé ci-dessus. La justice constitutionnelle n'a été véritablement
reconnue en France qu'à partir du moment où le Conseil
constitutionnel est devenu un protecteur des droits fondamentaux
tellement est fort le sentiment selon lequel la justice
constitutionnelle s'identifie aux libertés.
Mais dans la mesure où cette protection des droits fondamentaux
était assurée de manière originale en France – essentiellement par
le contrôle a priori sur saisine parlementaire jusqu'à la révision de
2008 instituant la question préjudicielle de constitutionnalité –
d'éminents spécialistes du droit constitutionnel comparé ont
proposé d'établir une distinction entre les systèmes centrés sur la loi
– le modèle français – et les systèmes centrés sur la protection des
droits, notamment les systèmes américain, allemand et espagnol
(F. Rubio Llorente, 1997) : la protection des libertés n'interviendrait
en France « qu'à travers la loi qui continue à être considérée en
conséquence comme la garantie réelle des droits et d'une certaine
manière leur source réelle, dès lors que face à elle ni le citoyen ni le
juge ne peuvent rien ». Ceci correspond à une vision antérieure du
système français comme nous avons tenté de le montrer
(L. Favoreu, Légalité et constitutionnalité, 1997) : la loi n'est plus
le véhicule des valeurs essentielles et en outre, les juges ordinaires
appliquent désormais directement la Constitution sans passer par la
loi.

1. Garanties générales

175 Un contrôle abstrait a priori ◊ La caractéristique du système


français est d'assurer la protection des droits fondamentaux
essentiellement par un contrôle abstrait a priori des lois organiques
et des lois ordinaires.
Si pour les lois organiques seul le Premier ministre est habilité à
saisir le Conseil constitutionnel et s'il est tenu de le faire, les lois
ordinaires ne sont déférées au juge constitutionnel que si le
président de la République, le président de l'une ou l'autre
assemblée, ou 60 députés ou 60 sénateurs décident de le faire. Dans
l'un et l'autre cas, la saisine doit avoir lieu après le vote de la loi
(76-60 DC, 8 novembre 1976) et avant sa promulgation par le
président de la République (97-392 DC, 7 novembre 1997), c'est-à-
dire dans le délai maximum de quinze jours. Par convention, la
promulgation est généralement retardée en attendant que le recours
soit déposé, dès lors que le secrétariat général du Conseil
constitutionnel a été averti. Le Conseil constitutionnel doit statuer
dans le délai d'un mois, ou de huit jours si l'urgence est demandée
par le gouvernement. En fait, le système n'aurait sans doute que
faiblement fonctionné si la saisine parlementaire n'avait été
instituée. Certes, les premières décisions essentielles ont été prises
sur saisine du président du Sénat (71-44 DC et 73-51 DC), mais on
ne sait si celui-ci, seul véritablement à même d'opérer des saisines
dans le contexte de l'époque, aurait continué à alimenter le
contentieux.

176 Une procédure essentielle : la saisine


parlementaire ◊ Comme l'a montré le colloque sur « vingt ans de
saisine parlementaire » (1995), cette procédure joue un rôle
fondamental, notamment – mais non exclusivement – en matière de
protection des droits fondamentaux dans la mesure où, d'une part,
la quasi-totalité (92 %) des recours émanent des groupes de
parlementaires, et d'autre part, que les saisines ont progressivement
été étayées d'argumentations de plus en plus développées en
matière de protection des droits et cela notamment parce que les
parlementaires ont compris qu'il y avait là de plus en plus
d'occasions de censure des lois adoptées par la majorité.
Non seulement ceci a contribué à redonner vie à la Déclaration
de 1789 et au Préambule de la Constitution de 1946, et par là même
à doter la Constitution française d'une véritable charte des droits et
libertés, mais encore à mettre en œuvre une véritable pédagogie des
droits et libertés, favorable à une large diffusion de la
problématique des droits fondamentaux.
La voie française est sans doute originale par rapport à celles
suivies dans d'autres pays ; mais il n'est pas certain qu'elle soit
moins efficace. En toute hypothèse, ainsi qu'il a été montré en
première partie, ceci est parfaitement compatible avec la définition
des droits fondamentaux car ce qui importe, c'est qu'il y ait une
sanction juridictionnelle à la violation des libertés fondamentales.

2. Création d'une garantie spécifique

177 La question prioritaire de constitutionnalité ◊ Le 14 juillet


1989, le Président Mitterrand annonce symboliquement – à
l'occasion du bicentenaire de la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen – qu'il propose de faire franchir un grand pas à la
protection des libertés fondamentales en instituant, par révision de
la Constitution, une « exception d'inconstitutionnalité » permettant
à tout citoyen de soumettre au Conseil constitutionnel toute loi
violant ses droits fondamentaux. En fait, il ne s'agissait pas d'une
exception d'inconstitutionnalité mais d'une « question préjudicielle
de constitutionnalité », et d'autre part, cela ne permettait pas l'accès
des individus au Conseil constitutionnel. Ce projet de révision
n'ayant pu être voté dans les mêmes termes par les deux
assemblées, fut retiré par le gouvernement. Il fut repris dans le
projet de loi constitutionnelle déposé au printemps 1993 par le
Président Mitterrand après que le comité Vedel lui ait donné une
nouvelle formulation, assez proche cependant de la première.
La troisième tentative d'institution d'une question préjudicielle de
constitutionnalité devait être la bonne. À la suite des travaux du
comité Balladur, la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a inséré
dans la Constitution un article 61-1 qui prévoit que « lorsque, à
l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est
soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et
libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut
être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la
Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ».
Les normes constitutionnelles susceptibles d'être invoquées par
les justiciables, devant toute juridiction à l'exception de la Cour
d'assises, à l'encontre des dispositions législatives en vigueur sont
très larges puisqu'il s'agit de tous les « droits et libertés » inscrits
dans le « bloc de constitutionnalité ». Il s'agit évidemment des
droits et libertés qui trouvent leur fondement dans le corps même
du texte de la Constitution du 4 octobre 1958 comme par exemple
la liberté individuelle (Décis. no 2010-14/22 QPC, 30 juill. 2010 ;
Décis. no 2010-71 QPC, 26 nov. 2010) ou la libre administration
des collectivités territoriales (Décis. no 2010-12 QPC, 2 juill. 2010 ;
no 2010-39/37 QPC, 22 sept. 2010), ainsi que dans son préambule
et l'ensemble des textes auxquels celui-ci renvoie.
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est le texte le plus
fréquemment invoqué, qu'il s'agisse du principe d'égalité (v. not. Décis. n° 2010-3 QPC,
28 mai 2010 ; no 2010-13 QPC, 9 juill. 2010 ; 2010-4/17 QPC, 22 juill. 2010 ; no 2010-39
QPC, 6 oct. 2010 ; no 2010-70 QPC, 26 nov. 2010 ; no 2010-76 QPC, 3 déc. 2010 ;
no 2011-83 QPC, 13 janv. 2011 ; no 2011-93 QPC, 4 févr. 2011 ; no 2011-128 QPC, 6 mai
2011 ; no 2012-233 QPC, 21 févr. 2012 ; n° 2012-151 QPC, 8 juin 2012), de la garantie
des droits et la séparation des pouvoirs (v. not. Décis. n° 2010-2 QPC, 11 juin 2010 ;
no 2010-39/37 QPC, 22 sept. 2010 ; no 2011-100 QPC, 11 févr. 2011 ; no 2011-125 QPC,
6 mai 2011), de la présomption d'innocence (v. not. Décis. n° 2010-14/22 QPC, 30 juill.
2010 ; no 2010-25 QPC, 7 sept. 2010 ; no 2010-31 QPC, 22 sept. 2010 ; no 2010-80 QPC,
17 déc. 2010 ; no 2011-119 QPC, 1er avr. 2011), des droits de la défense et de la garantie
d'une procédure juste et équitable (v. not. Décis. n° 2010-15/23 QPC, no 23 juill. 2010 ;
no 2010-38 QPC, 29 sept. 2010 ; no 2010-77 QPC, 10 déc. 2010 ; no 2010-62 QPC, 17 déc.
2010), du principe de nécessité, de proportionnalité et d'individualisation des peines
(v. not. Décis. n° 2010-6/7 QPC, 11 juin 2010 ; no 2010-40 QPC, 29 sept. 2010 ; no 2010-
66 QPC, 26 nov. 2010 ; no 2011-124 QPC, 29 avr. 2011 ; no 2011-117 QPC, 18 avr. 2011),
du principe de légalité des délits et des peines (Décis. no 2012-222 QPC, 17 févr. 2012 ;
no 2012-240 QPC, 4 mai 2012), du droit à un recours effectif (Décis. n° 2010-38 QPC,
29 sept. 2010 ; no 2010-73 QPC, 3 déc. 2010), de l'indépendance et de l'impartialité des
juridictions (Décis. n° 2012-241 QPC, 4 mai 2012), de la liberté personnelle (Décis.
n° 2010-13 QPC, 9 juill. 2010 ; n° 2012-264 QPC, 13 juillet 2012), du respect de la vie
privée (Décis. n° 2010-25 QPC, 7 sept. 2010), de la liberté du mariage (Décis. n° 2010-92
QPC, 28 janv. 2011), du principe de responsabilité (Décis. n° 2010-8 QPC, 18 juin 2010 ;
no 2011-116 QPC, 8 avr. 2011) du droit de propriété (Décis. n° 2010-26 QPC,
17 sept. 2010 ; no 2010-33 QPC, 22 sept. 2010 ; no 2010-60 QPC, 12 nov. 2010 ; 2012-226
QPC, 6 avril 2012), de la liberté de communication (Décis. n° 2010-45 QPC, 6 oct. 2010)

Le préambule de la Constitution de 1946 est quant à lui moins souvent invoqué (v. par
ex. Décis. n° 2010-39 QPC, 6 oct. 2010, droit à une vie familiale normale ; no 2010-42
QPC, 7 oct. 2010 et no 2010-63/64/65 QPC, 12 nov. 2010, liberté syndicale ; no 2010-25
QPC, 16 sept. 2010, dignité de la personne humaine ; no 2010-20/21 QPC, 6 août 2010,
indépendance des professeurs d'université ; no 2012-232 QPC, 13 avr. 2012, droit
d'obtenir un emploi), de même que la Charte de l'environnement de 2004 (v. not. Décis.
n° 2011-116 QPC, 8 avr. 2011 ; no 2011-183/184 QPC, 14 oct. 2011 ; n° 2012-283 QPC,
23 novembre 2012).

Le champ des dispositions invocables exclut ainsi les règles


constitutionnelles à caractère procédural (les justiciables ne sont
pas autorisés à contester les conditions d'adoption d'une loi déjà
promulguée, Décis. n° 2010-4/17 QPC, 23 juill. 2010). Les
objectifs de valeur constitutionnelle dégagés par le Conseil
constitutionnel dans le cadre de son contrôle a priori des lois ne
peuvent pas être invoqués « en eux-mêmes » à l'appui d'une QPC,
comme par exemple l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la
loi (Décis. no 2010-4/17 QPC, 23 juill. 2010), ou celui de la bonne
administration de la justice (Décis. no 2010-77 QPC, 10 déc. 2010).
On peut cependant considérer, compte tenu de la formulation des
décisions du Conseil constitutionnel en la matière, que pourraient
être invocables les objectifs directement liés à des droits et libertés
et qui permettent de rendre ces derniers plus effectifs.
Peuvent être contestées toutes les lois promulguées, qu'il s'agisse
des lois ordinaires ou des lois organiques, des lois du pays de la
Nouvelle-Calédonie, ou encore des ordonnances ratifiées par le
Parlement. Sont en revanche exclues du champ de la QPC les lois
référendaires, les lois constitutionnelles, les règlements des
assemblées, les engagements internationaux (y compris les lois
autorisant la ratification d'un traité) et, bien évidemment les actes
de nature réglementaire.
Dans la décision no 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, le Conseil
constitutionnel a tranché la question de savoir s'il est possible de
contester par la voie d'une QPC l'interprétation jurisprudentielle
d'une disposition législative. Contrairement à la Cour de Cassation
qui avait jugé que la QPC ne pouvait porter que sur le texte même
de la disposition législative et non sur l'interprétation qu'en donne
le juge (Ass. plén. 19 mai 2010, no 09-70161), le Conseil
constitutionnel considère « qu'en posant une question prioritaire de
constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la
constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation
jurisprudentielle constante confère à cette disposition ». Il réaffirme
cette position dans la décision no 2010-52 QPC du 14 octobre 2010
(consid. 4).
L'incompétence négative du législateur (autrement dit le fait pour
le législateur de ne pas exercer la compétence qui lui est dévolue
par la Constitution et de reporter sur d'autres autorités le soin de
fixer les règles qu'il aurait dû adopter lui-même) ne peut être
invoquée à l'appui d'une QPC « que dans le cas où est affecté un
droit ou une liberté que la Constitution garantit » (Décis. no 2010-5
QPC, 18 juin 2010, GD, n° 19 ; Décis. no 2014-393 QPC du
25 avril 2014 : la méconnaissance, par le législateur, de sa
compétence dans la détermination des conditions essentielles de
l'organisation et du régime intérieur des établissements
pénitentiaires prive de garanties légales l'ensemble des droits et
libertés constitutionnellement garantis dont bénéficient les détenus
(art. 728 du Code de procédure pénale contraire à la Constitution).

178 La procédure de la QPC ◊ Le juge du fond n'est pas habilité à


saisir lui-même directement le Conseil constitutionnel. Il doit
transmettre la question de constitutionnalité soit au Conseil d'État
soit à la Cour de cassation, selon l'ordre de juridiction auquel il
appartient, qui opèrent un filtrage et renvoient au Conseil
constitutionnel uniquement les questions pertinentes, dans un délai
déterminé par une loi organique. La loi organique du 10 décembre
2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution a
prévu que la question de constitutionnalité ne peut pas être relevée
d'office par le juge du fond. Il faut qu'une des parties au procès en
fasse la demande dans un écrit distinct et motivé. La question peut
être soulevée pour la première fois aussi bien en première instance
qu'en appel ou en cassation. Si la question est soulevée au cours de
l'instruction pénale, la juridiction d'instruction du second degré en
est saisie. La question ne peut pas être soulevée devant la Cour
d'assises mais elle peut l'être dans un écrit accompagnant la
déclaration d'appel d'une décision rendue par la Cour d'assises en
premier ressort.
Trois conditions sont posées à la transmission par la juridiction
du fond de la question de constitutionnalité au Conseil d'État ou à
la Cour de cassation. En premier lieu, la disposition législative
contestée doit être applicable au litige ou encore constituer le
fondement des poursuites. le Conseil constitutionnel considère que
l'appréciation de cette condition relève des juridictions de renvoi et,
en dernier ressort, des juridictions suprêmes, et d'elles seules. Il ne
lui appartient donc pas de remettre en cause les décisions par
lesquelles le Conseil d'État ou la Cour de Cassation ont jugé qu'une
disposition législative était ou non applicable au litige ou à la
procédure (Décis. n° 2010-1 QPC, 28 mai 2010).
En second lieu, cette disposition ne doit pas avoir été déjà
déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif
d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de
circonstances (qu'il s'agisse d'un changement de circonstances de
droit comme par exemple une révision constitutionnelle touchant
aux droits et libertés, ou même d'un changement de circonstances
de fait, ce qui reste le plus difficile à déterminer a priori…). Dans
la décision no 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 relative à la garde
à vue (GD, n° 50), est reconnue pour la première fois l'existence
d'un changement de circonstances (de droit et de fait). Dans la
décision no 2010-44 QPC du 29 septembre 2010, il est précisé que
le « changement de circonstances » au sens de la loi organique n'est
pas caractérisé par les modifications législatives postérieures
apportées à une disposition législative déjà déclarée conforme à la
Constitution. Le changement de circonstances (de droit) peut, en
revanche, résulter d'une décision du Conseil constitutionnel lui-
même (Décis. n° 2011-125 QPC, 6 mai 2011).
Enfin, la question soulevée ne doit pas être dépourvue de
caractère sérieux, ce qui laisse au juge du fond une certaine marge
d'appréciation…
Pour éviter toute manœuvre dilatoire, le refus de transmettre la
question ne peut être contesté qu'à l'occasion d'un recours contre la
décision réglant tout ou partie du litige.
Le Conseil d'État ou la Cour de cassation, à qui la question est
transmise, doivent de leur côté saisir le Conseil constitutionnel dans
un délai de trois mois à compter de la transmission de la question
par le juge du fond, après avoir vérifié que celui-ci a bien apprécié
que les deux premières conditions évoquées ci-dessus sont bien
remplies et que la disposition législative contestée soulève une
question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse. La décision
no 2009-595 DC du 3 décembre 2009 (GD, n° 48) précise la notion
de « question nouvelle ». Une question ne peut pas être
« nouvelle » du seul fait que la disposition législative contestée n'a
pas déjà été examinée par le Conseil constitutionnel. En revanche,
doit être qualifié de « nouvelle » toute question de
constitutionnalité invoquant une norme constitutionnelle qui n'a
jamais été appliquée et interprétée par le Conseil constitutionnel, ce
qui s'avère très rare en pratique (v. CE 8 oct. 2010, no 338505,
Daoudi). En outre, ce critère de la « question nouvelle » doit
permettre au Conseil d'État et à la Cour de Cassation « d'apprécier
l'intérêt de saisir le Conseil constitutionnel en fonction de ce critère
alternatif » (consid. 21). Cela signifie que même si une question est
dépourvue de caractère sérieux, les juridictions suprêmes peuvent
juger opportun de la renvoyer au Conseil constitutionnel afin que
celui-ci puisse statuer sur une question inédite et importante ou
encore sur une question posée à l'occasion de nombreuses
instances.
Le Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi, doit en aviser
immédiatement le président de la République, le Premier ministre,
et les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat qui peuvent
alors adresser au Conseil leurs observations sur la question de
constitutionnalité qui lui est soumise. Le Conseil doit statuer dans
un délai de trois mois, au terme d'une procédure contradictoire et
d'une audience publique (sauf cas exceptionnel défini par le
règlement intérieur). Le Règlement intérieur sur la procédure suivie
devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de
constitutionnalité adopté le 4 février 2010 est venu mettre en œuvre
et préciser les dispositions assez générales de la loi organique
(v. comm. M. Guillaume, LPA no 38 et Gaz. Pal. 23 févr. 2010).

179 Le caractère prioritaire de la question ◊ Assez remarquable


par ailleurs est la disposition qui prévoit que lorsqu'elle est saisie de
moyens contestant de façon analogue la conformité de la
disposition législative à la Constitution et aux engagements
internationaux de la France (Conv. EDH par ex.), la juridiction doit
se prononcer en premier sur la question de constitutionnalité. C'est
pourquoi d'ailleurs la loi organique a dénommé cette question
préjudicielle « question prioritaire de constitutionnalité ». On
pouvait penser en effet que chaque fois que la norme
constitutionnelle dispose d'un équivalent dans une convention
internationale (et not. la Conv. EDH), et que le justiciable invoque
simultanément les deux à l'encontre de la loi, la juridiction du fond
puisse être tentée d'examiner en priorité la conformité de la loi à la
norme conventionnelle dans la mesure où elle est compétente pour
écarter d'elle-même du procès la loi contraire à une norme
internationale ou européenne. Elle n'aurait donc pas eu forcément à
se prononcer sur la question de constitutionnalité devenue quelque
peu superfétatoire.
La Cour de cassation, peu favorable au caractère « prioritaire » de la question de
constitutionnalité (qui la prive de la possibilité d'écarter elle-même directement et
immédiatement une loi contraire à un traité européen ou international) a saisi la Cour de
justice de l'Union européenne le 16 avril 2010 afin de savoir si la loi organique était bien
conforme au droit de l'Union. Celui-ci, en effet, interdit d'une part de priver une
juridiction nationale de la faculté de poser une question préjudicielle à la Cour de justice
ainsi que, d'autre part, d'écarter de sa propre autorité toute disposition législative contraire
au droit de l'Union, sans avoir à attendre que celle-ci soit censurée par le juge
constitutionnel (v. not. CJCE 9 mars 1978, Simmenthal).

Dans sa décision du 22 juin 2010, la Cour de justice considère que la « priorité »


établie par la loi organique n'est pas contraire au droit de l'Union « pour autant que les
autres juridictions nationales restent libres (…) de saisir, à tout moment de la procédure
qu'elles jugent approprié, et même à l'issue de la procédure incidente de contrôle de
constitutionnalité, la Cour de toute question préjudicielle qu'elles jugent nécessaire, (…)
d'adopter toutes les mesures nécessaires afin d'assurer la protection juridictionnelle
provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union, et (…) de laisser
inappliquée, à l'issue d'une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en
cause si elle la juge contraire au droit de l'Union ». Une telle interprétation rejoint celle du
Conseil constitutionnel (Décis. n° 2010-605 DC du 12 mai 2010) et du Conseil d'État (CE
14 mai 2010, Rukovic).

180 Un bilan positif ◊ La procédure de la QPC a commencé à


s'appliquer le 1er mars 2010 et elle connaît depuis un réel succès. Au
31 décembre 2014 le Conseil constitutionnel a déjà rendu
381 décisions qui se répartissent ainsi : 54,3 % de décisions de
conformité, 11,7 % de conformité sous réserve, 19,4 % de non-
conformité totale, 8,6 % de non-conformité partielle, 54,9 % de
non-lieux et 01,1 % de décisions relatives à des aspects de
procédure. Le délai moyen de jugement est de deux mois.
Les dispositions législatives déclarées non conformes à la
Constitution concernent majoritairement le droit pénal et la
procédure pénale (62 sur 145), suivies de loin par le droit de
l'environnement (13 décisions) ou le droit fiscal (11 décisions) alors
même que la matière fiscale représente devant le juge administratif
31 % des QPC soulevées en première instance et 24,5 % des QPC
en appel.
Depuis l'entrée en vigueur de la QPC, le 1er mars 2010, le Conseil
constitutionnel a rendu, au 31 décembre 2014, 145 décisions
d'abrogation de dispositions législatives contraires aux droits et
libertés garantis par la Constitution. Ainsi, la décision no 2010-1
QPC du 28 mai 2010 déclare contraires au principe d'égalité les
dispositions relatives à la « cristallisation des pensions », c'est-à-
dire au régime spécial des pensions de retraite applicables aux
personnes des pays autrefois sous souveraineté française et en
particulier aux ressortissants algériens ; la décision no 6/7 QPC du
11 juin 2010 abroge comme contraire au principe
d'individualisation des peines l'article L. 7 du Code électoral qui
prévoyait la radiation automatique des listes électorales comme
peine accessoire à diverses infractions pénales ; la décision no 10
QPC du 2 juillet 2010 abroge l'article 90 du Code disciplinaire et
pénal de la marine marchande définissant la composition des
tribunaux maritimes commerciaux comme contraire aux principes
d'indépendance des juridictions ; la décision no 15/23 QPC du
23 juillet 2010 abroge l'article 575 du Code de procédure pénale
comme contraire aux droits de la défense dans la mesure où il
prévoyait que la partie civile ne peut se pourvoir en cassation
contre un arrêt de la chambre de l'instruction en l'absence de
pourvoi du ministère public ; la décision no 14/22 QPC du 30 juillet
2010 abroge à compter du 1er juillet 2011 plusieurs articles du Code
de procédure pénale relatifs à la garde à vue au motif qu'ils ne
garantissent pas le respect des droits de la défense en ne permettant
pas à la personne interrogée de bénéficier de l'assistance effective
d'un avocat ; la décision no 2011-131 QPC du 20 mai 2011 abroge
le cinquième alinéa de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse selon lequel la personne poursuivie pour
diffamation peut toujours prouver la vérité des faits diffamatoires,
sauf « lorsque l'imputation se réfère à des faits qui remontent à plus
de dix ans » au motif que, par son caractère général et absolu, cette
interdiction porte à la liberté d'expression une atteinte qui n'est pas
proportionnée au but poursuivi ; les décisions no 2012-222 QPC du
17 février 2012 et no 2012-240 QPC du 4 mai 2012 qui annulent les
dispositions du Code pénal définissant respectivement les
« atteintes sexuelles incestueuses » et le « harcèlement sexuel »
comme contraires au principe de légalité des délits et des peines
(imprécision de la définition de l'infraction) ; la décision no 2013-
367 QPC du 29 novembre 2013 qui annule les articles 62 et 63 du
Code des douanes relatifs au droit de visite des navires dans la zone
maritime du rayon des douanes ; la décision no 2014-387 QPC du
4 avril 2014 qui annule l'article L. 8271-13 du Code du travail
relatif aux visites domiciliaires, perquisitions et saisies dans les
lieux de travail.
L'article 62 prévoit aussi les conséquences attachées à une
déclaration d'inconstitutionnalité rendue sur le fondement de
l'article 61-1. La disposition en cause est abrogée à compter de la
publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date
ultérieure fixée par cette décision. La possibilité de différer
l'abrogation autorise le juge constitutionnel à moduler dans le
temps les effets de sa décision, et ce afin de limiter une éventuelle
insécurité juridique susceptible de résulter d'une remise en cause a
posteriori du texte législatif. Ensuite, l'article 62 autorise également
le Conseil à déterminer lui-même « les conditions et limites dans
lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles
d'être remis en cause ». Il autorise ainsi le juge à stabiliser les
situations créées sous l'empire du texte abrogé. Il apparaît que le
Conseil constitutionnel fait un usage assez fréquent de la possibilité
de prononcer l'abrogation de dispositions législatives avec effet
différé, qu'il s'agisse de prévenir les conséquences manifestement
excessives pour l'ordre public ou la sécurité publique qu'aurait une
abrogation immédiate (par ex. Décis. n° 2010-14/22 QPC ;
n° 2010-45 QPC du 6 octobre 2010) ou qu'il s'agisse de permettre
au législateur de tirer les conséquences de la déclaration
d'inconstitutionnalité en modifiant les dispositions en cause (Décis.
2010-108 QPC du 25 mars 2011).
L'ensemble du mécanisme de saisine du Conseil constitutionnel
est précisé par une loi organique. L'objectif est bien de protéger les
droits fondamentaux résultant du bloc de constitutionnalité, à
l'exclusion des autres dispositions constitutionnelles.

§ 2. Garanties assurées par la justice ordinaire


De plus en plus, les juridictions ordinaires prennent le relais des
juridictions constitutionnelles en s'appuyant sur la jurisprudence de
celles-ci pour assurer une protection renforcée des droits
fondamentaux. De ce point de vue, la France est en train de
rattraper son retard non seulement parce que les juges
administratifs et judiciaires font de plus en plus une application
directe de la Constitution. Mais aussi d'une intervention du
législateur qui, en juin 2000, a créé la procédure spéciale dite du
référé-liberté fondamentale.

A. Droit comparé

181 Garanties générales ◊ Les juridictions ordinaires, non investies


du pouvoir de contrôler la loi dans le cadre du système européen de
justice constitutionnelle, peuvent cependant très efficacement
contribuer à la protection des droits fondamentaux en prolongeant
l'action des Cours constitutionnelles (qui supervisent par ailleurs
l'application qu'elles font de leur jurisprudence). Cela est d'autant
plus aisé à concevoir que dans ces pays, les juristes praticiens sont
formés à l'utilisation des normes constitutionnelles.

182 Garanties spécifiques ◊ Certaines constitutions organisent des


garanties spécifiques assurées par le juge ordinaire. Ainsi en
Espagne, lorsqu'il s'agit d'un « droit de premier rang », l'article 53-2
de la Constitution prévoit que « les individus peuvent demander
protection au juge ordinaire en utilisant une procédure spéciale
fondée sur les principes de priorité et d'urgence (preferencia y
sumariedad) » (P. Bon, 1991).
En fait, la loi organique devant mettre sur pied cette procédure
n'a pas été adoptée mais un certain nombre de procédures
accélérées ont été mises en place devant le juge pénal, le juge civil
et le juge administratif.

B. Droit français
La situation française tend à se rapprocher de celle existant dans
les pays voisins tant en ce qui concerne les garanties générales que
les garanties spécifiques.

183 Garanties générales : une spécificité en voie


d'atténuation ◊ La spécificité de la situation française par rapport
à des pays comme la République fédérale d'Allemagne, l'Italie,
l'Espagne, l'Autriche, tient à plusieurs raisons. Tout d'abord, les
droits fondamentaux constitutionnels ont été tardivement et assez
difficilement reconnus en France alors qu'ils ont été d'emblée
consacrés et acceptés dans les nouvelles Constitutions d'après-
guerre. Ensuite, de la Révolution à la Ve République, le
légicentrisme dominant a exclu pendant longtemps la notion même
de droits fondamentaux constitutionnels : le législateur ne peut mal
faire ; c'est lui qui protège les libertés. Enfin s'est développée,
surtout après la guerre, une très importante construction
jurisprudentielle élaborée par le Conseil d'État et encouragée par la
doctrine, établissant une efficace protection des libertés publiques
contre le pouvoir exécutif. Cette spécificité s'est quand même
atténuée au cours des dernières années, car le juge administratif
puis le juge judiciaire ont progressivement fait une application
directe de la Constitution, notamment en matière de droits
fondamentaux. L'ouvrage consacré au « Contentieux
constitutionnel des actes administratifs » (L. Favoreu et Th.
Renoux, 1992) le montrait déjà il y a près de dix ans et la tendance
n'a fait que s'accentuer. Cela tient, en fait à ce que peu à peu la
formation des juristes intègre la dimension constitutionnelle des
droits et libertés.

184 Garanties spécifiques : le référé-liberté fondamentale ◊ Le


mouvement évoqué ci-dessus est destiné à connaître une nette
accélération avec la création d'une procédure spécifique de
protection des droits fondamentaux devant le juge administratif : le
référé-liberté fondamentale. La loi no 2000-597 du 30 juin 2000 a
inséré dans le Code de justice administrative un article L. 521-2
ainsi libellé :
« Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut
ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle
une personne morale de droit public ou un organisme privé chargé de la gestion d'un
service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et
manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit
heures. »

En conséquence, depuis le 1er janvier 2001, toute personne –


physique ou morale, française ou étrangère, de droit privé ou de
droit public – peut obtenir dans un délai très bref que soit
sanctionnée une « atteinte grave et manifestement illégale » dès
lors qu'il y a urgence et que cette atteinte touche une « liberté
fondamentale », cette dernière notion n'ayant pas été définie par le
législateur.
La possibilité ainsi offerte a été très vite utilisée par les
justiciables et le Conseil d'État a, dès le départ, donné une
interprétation libérale de la notion de liberté fondamentale en y
incluant, dans un arrêt de section, le principe de libre
administration des collectivités territoriales (CE 18 janv. 2001,
Commune de Venelles, GAJA no 107). Cette tendance ne s'est pas
démentie et le Conseil a été amené à consacrer de nombreuses
libertés fondamentales : la liberté d'aller et venir et la liberté
personnelle (CE, ord., 2 avr. 2001, Min. Intérieur c/ Consorts
Marcel), la liberté d'opinion (CE 28 févr. 2001, Casanovas), le libre
exercice ou la libre expression du suffrage (CE, ord., 18 mai 2001,
Meyet et Bouget ; CE, ord., 7 févr. 2001, Commune de Pointe-à-
Pitre), le principe du caractère pluraliste de l'expression des
courants de pensée et d'opinion (CE, ord. 24 févr. 2001, Tibéri), la
libre disposition de ses biens par un propriétaire (CE, ord., 23 mars
2001, Sté Lidl), le droit de propriété (CE 29 mars 2002, SCI
Stephaur), la liberté syndicale (CE, ord., 18 oct. 2001, Syndicat
départemental Interco 33 CFDT), la liberté d'entreprendre et la
liberté contractuelle (CE, ord., 12 nov. 2001, Commune de
Montreuil-Bellay), la liberté de réunion (CE, ord., 19 août 2002, FN
et IFOREL), le droit pour un patient majeur de donner son
consentement à un traitement médical (CE, ord., 16 août 2002,
Feuillatey), le droit de grève (CE 9 déc. 2003, Aguillon), la
présomption d'innocence (CE, ord., 14 mars 2005, Gollnisch), la
liberté de manifestation (CE, ord., 5 janv. 2007, Min. d'État, min.
de l'Intérieur c/Assoc. « Solidarité des Français »), la liberté
d'expression (CE, ord., 3 mai 2007, Commune de St Leu), le droit à
une vie familiale (CE, ord., 19 janv. 2005, Laurent X).
Pour leur part, les étrangers se sont vus reconnaître des libertés
fondamentales spécifiques : le droit constitutionnel d'asile et son
corollaire le droit de solliciter le statut de réfugié (CE, ord., 12 janv.
2001, Hyacinthe), l'asile territorial (CE, ord., 12 nov. 2001, Min.
Intérieur c/ Mme Farhoud) mais également le droit de mener une
vie familiale normale (CE 30 oct. 2001, Min. Intérieur c/
Mme Tliba).
Le juge administratif a ainsi retenu une acception large de la
notion de liberté fondamentale.
Toutefois, les autres conditions figurant à l'article L. 521-2 du
CJA sont formulées de manière stricte, ce qui explique le faible
taux de réussite de cette procédure : en moyenne, sur dix actions
intentées devant le juge du référé-liberté, neuf se soldent par un
rejet. Pour le Conseil d'État, cette procédure est une procédure
exceptionnelle et doit conserver ce caractère.
Une telle rigueur est justifiée, au-delà de la lettre du texte, par
l'importance des pouvoirs reconnus au juge des référés. Celui-ci
peut en effet ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde
d'une liberté fondamentale » – toute mesure provisoire nécessaire
devrait-on préciser, dès lors que l'article L. 511-1 interdit au juge
des référés d'ordonner une mesure présentant un caractère définitif,
telle que l'annulation d'une décision administrative (CE, ord.,
1er mars 2001, Paturel). Quoi qu'il en soit, lorsque les conditions
cumulatives énoncées à l'article L. 521-2 sont satisfaites, le juge
administratif peut par exemple enjoindre à l'autorité publique de
restituer aux membres d'une famille les documents d'identité qu'elle
leur avait illégalement confisqués (CE, ord., 2 avr. 2001 préc.) ou
suspendre l'arrêté préfectoral portant réquisition de l'ensemble des
grévistes d'une clinique privée (CE 9 déc. 2003 préc.).
Avec une arme aussi redoutable, le juge administratif des référés
a désormais les moyens de rivaliser en efficacité avec son
homologue de l'ordre judiciaire. Le référé-liberté devrait ainsi
mettre un terme au recours abusif à la théorie de la voie de fait et
rapatrier le contentieux administratif des libertés devant son juge
naturel.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

GÉNÉRALITÉS

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question prioritaire de constitutionnalité, coll. Les Fondamentaux Droit, Hachette, 2013.
CHAPITRE 3
L'EXERCICE DES DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX

Section 1. LES TITULAIRES ET BÉNÉFICIAIRES DES DROITS ET LIBERTÉS


FONDAMENTAUX
§ 1. Personnes physiques et personnes morales
§ 2. Nationaux et étrangers
Section 2. LES DÉBITEURS DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
§ 1. Les pouvoirs publics
§ 2. Les personnes privées
Section 3. LES LIMITES À L'EXERCICE DES DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX
§ 1. Les types de limites
§ 2. L'autorité compétente pour fixer les limites
§ 3. Les « limites aux limites »

185 Trois questions ◊ Trois questions seront examinées sans


prétendre à l'exhaustivité : quels sont les titulaires et bénéficiaires
des droits fondamentaux ? (Section 1) ; à qui s'imposent-ils et quels
sont donc ceux qu'on peut appeler les « débiteurs » ? (Section 2) ;
enfin, dans quelles limites ces droits peuvent-ils être revendiqués et
appliqués ? (Section 3) ; étant entendu que la question a été
envisagée de manière générale, ci-dessus en Première partie
(Titre 2, Chapitre 2) et qu'elle sera ici examinée sous l'angle
constitutionnel.

SECTION 1. LES TITULAIRES ET BÉNÉFICIAIRES


DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
186 Deux problèmes ◊ Il est parfois répondu à la question de savoir
qui sont les titulaires ou, plus largement, les bénéficiaires des droits
fondamentaux par la même affirmation suivante : les citoyens. Or
l'affirmation est doublement fausse car les bénéficiaires peuvent
être des personnes morales aussi bien que des personnes physiques
(§ 1) et des étrangers aussi bien que des nationaux (§ 2).

§ 1. Personnes physiques et personnes morales

187 Notion de personne physique ◊ Il importe avant tout de


préciser ce que recouvre exactement la notion de personne
physique dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet,
la question a été posée au juge constitutionnel français de savoir si
les embryons, autrement dit des « personnes futures », pouvaient
être considérés comme des sujets de droit et, à ce titre, bénéficier
du droit fondamental à un traitement égal. Ce problème délicat a
été soulevé par des requérants parlementaires qui estimaient que la
loi du 29 juillet 1994 relative au don et à l'utilisation des éléments
et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation
et au diagnostic prénatal instituait une discrimination contraire au
« principe d'égalité entre les embryons ». L'article 9 de la loi
contestée prévoyait : d'une part, que les embryons existant à la date
de sa publication et dont il a été vérifié qu'ils ne font l'objet ni d'une
demande parentale ni d'une opposition à un accueil par un couple
tiers et qu'ils satisfont aux règles de sécurité sanitaire en vigueur au
jour de leur transfert pourront être confiés à un couple remplissant
les conditions fixées à l'article L. 152-5 du Code de la santé
publique ; et, d'autre part, que si l'accueil de ces embryons est
impossible et si la durée de leur conservation est au moins égale à
cinq ans, il est mis fin à cette conservation. Selon les députés
auteurs du recours, cette disposition aurait porté atteinte au
« principe d'égalité entre les embryons » car, ceux-ci étant des
« sujets de droit » et non des « objets de droit », elle créerait une
double discrimination non seulement en autorisant les parents et le
corps médical à sélectionner ceux des embryons qui seront
réimplantés de ceux qui ne le seront pas et ceux d'entre eux qui
seront donnés à des couples tiers ; mais encore en permettant la
destruction des embryons surnuméraires conçus avant la date de
promulgation de la loi sans prévoir une mesure analogue pour ceux
conçus après l'entrée en vigueur de ce texte.
Toutefois, le Conseil constitutionnel, dans sa décision Bioéthique
du 27 juillet 1994 a jugé que le législateur ayant, lui-même, estimé
que le « … principe du respect de tout être humain dès le
commencement de sa vie » n'est pas applicable aux embryons
fécondés in vitro, par suite, le principe d'égalité n'est pas non plus
applicable à l'égard de ces embryons. En dehors du fait que dans
cette décision le Conseil, en vertu d'une jurisprudence classique
amorcée dans la décision du 15 janvier 1975, IVG, rappelle qu'il ne
« … détient pas un pouvoir d'appréciation et de décision identique à
celui du Parlement », ce qui lui interdit de « … remettre en cause,
au regard de l'état des connaissances et des techniques, les
dispositions ainsi prises par le législateur », il apparaît que le juge
constitutionnel n'a pas entendu classer les embryons fécondés
in vitro parmi les bénéficiaires ou titulaires de droits fondamentaux.
Cette solution paraît pleinement justifiée compte tenu du fait que
les « normes de constitutionnalité » applicables en l'espèce, à savoir
les alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946, que le
Conseil constitutionnel a bien pris soin de citer intégralement, ne
visent que des personnes déjà nées comme l'enfant, la mère ou la
famille, et non pas des « personnes futures » telles que des
embryons. En somme, parmi les personnes physiques, seules celles
qui sont déjà nées bénéficient de la protection des droits
fondamentaux constitutionnels.

188 Droit comparé ◊ Mais, les personnes physiques ne sont pas les
seules bénéficiaires des droits fondamentaux, les personnes morales
de droit privé mais éventuellement aussi de droit public peuvent
l'être également. C'est ce qui est expressément prévu dans les États
constitutionnels allemand et portugais, en des termes d'ailleurs à
peu près semblables :
Article 19-3 Loi fondamentale « Les droits fondamentaux
s'appliquent aussi aux personnes morales nationales dans la mesure
où ils leur sont applicables en raison de leur nature »
Article 12-2 Constitution portugaise « Toutes les personnes
morales jouissent des droits et sont astreintes aux devoirs qui sont
compatibles avec leur nature »
La Cour constitutionnelle allemande a interprété largement la
disposition précitée en étendant le bénéfice des droits
fondamentaux à des groupements de personnes non dotés de la
personnalité morale. Elle exclut les personnes morales étrangères,
compte tenu du texte, mais les fait bénéficier quand même des
droits de nature processuelle (C. Autexier, 1997). En Espagne le
Tribunal constitutionnel a déclaré recevables les recours d'amparo,
introduits par des personnes morales de droit privé (par exemple un
syndicat) et aussi de droit public (par exemple un établissement
public de l'État et une collectivité locale) (P. Bon, 1991).

189 Droit français ◊ Le Conseil constitutionnel a admis à plusieurs


reprises que devaient être respectés par le législateur les droits
fondamentaux des personnes morales de droit privé : les syndicats
(22 juill. 1980), les sociétés (16 janv. 1982), les fondations (29 déc.
1984), les établissements privés d'enseignement (13 janv. 1994).
Pourtant, il n'existe pas en France de disposition textuelle
comparable à l'article 19, alinéa 3, de la Loi fondamentale
allemande. Le fondement de l'attribution du bénéfice des droits
fondamentaux aux personnes morales est donc à rechercher dans la
jurisprudence constitutionnelle. Dans la décision Nationalisations I
du 16 janvier 1982, à propos de la mise en œuvre du principe
d'égalité entre sociétés, le Conseil a jugé que « … le principe
d'égalité n'est pas moins applicable entre les personnes morales
qu'entre les personnes physiques, car, les personnes morales étant
des groupements de personnes physiques, la méconnaissance du
principe d'égalité entre celles-là équivaudrait nécessairement à une
méconnaissance de l'égalité entre celles-ci ». Ce que semble donc
vouloir signifier le Conseil constitutionnel dans ce considérant de
principe c'est que les personnes morales doivent être considérées
comme transparentes, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas faire
écran entre les personnes physiques et les droits fondamentaux qui
leur sont applicables. Bien que le raisonnement soit séduisant, il
paraît receler au moins deux défauts majeurs. D'abord, il suppose
nécessairement que toutes les personnes morales soient des
groupements de personnes physiques. Or ce n'est pas toujours vrai
comme l'atteste, par exemple, le cas de certaines catégories
d'établissements publics (F. Moderne, 1991). Ensuite, cette
inférence méconnaît la nature véritable des personnes morales qui
constituent en elles-mêmes des sujets de droit, par principe,
distinctes des membres qui les composent.
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a considéré que les droits
fondamentaux pouvaient jouer au profit de personnes morales de
droit public telles que les établissements publics (9 janv. 1980), les
collectivités territoriales (25 févr. 1982), les partis politiques
(11 janv. 1990). Sur ce point, le Conseil va donc plus loin que le
juge constitutionnel allemand qui, en vertu d'une jurisprudence
constante, exclut les personnes morales de droit public du bénéfice
des droits fondamentaux. La justification théorique de cette
solution résidant, selon la Cour de Karlsruhe, dans le fait que l'État
ne peut pas être à la fois débiteur et bénéficiaire des droits
fondamentaux (A. Dittmann, 1991). Le Conseil d'État a lui-même
consacré cette conception en considérant que le « référé-liberté
fondamentale » pouvait jouer au bénéfice d'une collectivité
territoriale, en l'occurrence une commune (v. ss 184).

§ 2. Nationaux et étrangers

190 Droit comparé ◊ Tous les États n'ont pas adopté la même attitude
quant à la situation des étrangers au regard des droits fondamentaux
mais les solutions, au-delà des principes, ont tendance à se
rapprocher, même si subsistent des différences tenant, notamment,
au fait que les pays d'immigration (comme la République fédérale
d'Allemagne et la France) ne peuvent avoir la même approche du
problème que des pays d'émigration : assez souvent les premiers
ont été conduits à adopter des mesures, lesquelles ont produit des
réactions et des réflexions alors que les seconds n'ont souvent
qu'une vision assez théorique de la question jusqu'au moment où ils
sont eux-mêmes confrontés aux difficultés, dès lors qu'ils sont
devenus à leur tour pays d'immigration (cas de l'Italie ou de
l'Espagne).
Il est généralement distingué entre les étrangers selon qu'ils sont
en situation régulière ou irrégulière. D'une part, pour les étrangers
en situation régulière, on peut considérer que leur sont
généralement reconnus les droits-libertés et les droits-garanties ;
que les droits-participation, liés à la qualité de citoyen, leur sont en
revanche refusés ; que pour les droits-créances et le droit à l'égalité
les solutions sont diverses. D'autre part, pour les étrangers en
situation irrégulière, si les principaux droits-libertés leur sont
ouverts c'est cependant avec des atténuations ; quant aux droits-
créances, certains États leur en accordent le bénéfice, du moins
pendant la période provisoire d'attente de régularisation et parfois
au-delà (O. Lecucq, 1999).

191 Droit français ◊ La France fait partie, avec la République


fédérale d'Allemagne, des pays qui, sur le plan constitutionnel, ont
adopté les solutions les plus favorables, du fait notamment de la
jurisprudence du Conseil constitutionnel. D'une manière générale,
le principe qui s'impose est celui de l'assimilation entre Français et
étrangers en situation régulière quant au bénéfice des droits et
libertés fondamentaux. En effet, dans la décision du 22 janvier
1990, Égalité entre Français et étrangers, le juge constitutionnel a
érigé en principe la règle selon laquelle « … le législateur peut
prendre à l'égard des étrangers des dispositions spécifiques à la
condition de respecter les engagements internationaux souscrits par
la France et les libertés et droits fondamentaux reconnus à tous
ceux qui résident sur le territoire de la République ». Cette
formulation, qui dépasse la simple application du principe d'égalité
en matière sociale entre nationaux et étrangers qui était en cause
dans cette affaire, mérite d'être relevée car elle exprime bien la
dualité du principe d'égalité. Celui-ci n'est pas seulement une
norme constitutionnelle « immédiate » dont le bénéfice est direct
pour les sujets de droit, c'est également une norme « médiate » qui
permet à ses bénéficiaires, qu'ils soient français ou étrangers, de
jouir indirectement d'autres droits fondamentaux. En ce sens, le
principe d'égalité se révèle être une norme constitutionnelle bien
particulière puisqu'il constitue à la fois un droit fondamental en soi
et une condition d'exercice d'autres droits fondamentaux. Les
étrangers, sous réserve d'une résidence régulière sur le territoire
français et si on excepte les droits-participation, se voient donc
théoriquement reconnaître un droit à l'égalité des droits. Il en
résulte que l'on peut résumer les solutions, soit exigées par la
Constitution, soit jugées conformes à celle-ci en distinguant trois
catégories de droits :
– Premièrement, le bénéfice de certains droits est dénié en
principe aux étrangers. Ainsi, les étrangers n'ont pas vocation à
bénéficier des droits exclusivement réservés par la Constitution aux
citoyens comme le droit d'accès et de séjour sur le territoire
national, le droit de ne pas être éloigné du territoire national et,
surtout, malgré quelques revendications épisodiques en ce sens, le
droit de participer à la volonté du corps politique national.
Autrement dit, les droits-participation, plus précisément les droits
de vote et d'éligibilité ne leur sont pas reconnus, sauf pour les
ressortissants de l'Union européenne et seulement pour certaines
élections.
– Deuxièmement, le bénéfice de certains droits fondamentaux est
accordé aux étrangers. Il en va ainsi, d'abord, pour les droits-
libertés tels que la sûreté, la liberté d'aller et venir, l'inviolabilité du
domicile, le respect de la vie privée, la liberté de mariage (déc.
Maîtrise de l'immigration du 13 août 1993, GD no 32, confirmée
par la décision Certificat d'hébergement du 22 avril 1997) et sans
doute les autres droits-libertés, du moins pour les étrangers en
situation régulière, alors que les premiers cités sont reconnus aussi
à ceux en situation irrégulière avec cependant certaines restrictions
tenant à l'ordre public. Il en va de même pour les droits-créances
tels que le « droit à mener une vie familiale normale » et le « droit à
la protection sociale », du moins pour les étrangers « résidant en
France de manière stable et régulière » (décis. Maîtrise de
l'immigration et Certificat d'hébergement préc.) et sans doute les
autres droits compte tenu de la décision du Conseil constitutionnel
Égalité entre Français et étrangers (89-269 DC, 22 janv.
1990) ; les droits-garanties, le Conseil constitutionnel ayant affirmé
qu'« ils doivent bénéficier de l'exercice de recours assurant la
garantie de ces droits et libertés » (Maîtrise de l'immigration) et
cela sans distinguer entre étrangers ; le droit à l'égalité reconnu par
la décision du 22 janvier 1990, tout au moins au profit des étrangers
en situation régulière.
– Troisièmement, le bénéfice du droit d'asile est accordé
exclusivement aux étrangers. Par la force des choses, ce droit
fondamental ne peut bénéficier qu'aux non-nationaux. Mais, il faut
souligner que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont
passablement « brouillé » la notion en rapprochant voire en
confondant demandeurs d'asile et réfugiés, notamment dans la
décision 98-399 DC du 5 mai 1998 (Loi RESEDA). Toutefois, la
décision 485 DC du 4 décembre 2003 a contribué à distinguer plus
clairement ces deux catégories.

SECTION 2. LES DÉBITEURS DES DROITS ET


LIBERTÉS FONDAMENTAUX

192 Deux catégories de débiteurs ◊ La question de savoir qui est lié


par les droits fondamentaux conduit à rechercher quels sont les
« débiteurs » de cette obligation juridique (Ch. Autexier, 1997), en
sachant que les « créanciers » sont constitués par les personnes
physiques et morales. Compte tenu de l'évolution de la
jurisprudence constitutionnelle, tant du Conseil constitutionnel lui-
même que des juridictions ordinaires, il semble que les débiteurs
des droits fondamentaux soient non seulement les pouvoirs
publics (§ 1), au premier rang desquels il faut compter
l'État législateur, mais aussi, dans une certaine mesure, les
personnes privées (§ 2).

§ 1. Les pouvoirs publics

193 Dispositions textuelles ◊ Les textes compris dans la Constitution


française au sens large, c'est-à-dire la Constitution du 4 octobre
1958, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du
26 août 1789 et le préambule de la Constitution du 27 octobre
1946, ne sont pas aussi explicites que la plupart des constitutions
modernes sur ce point. On peut citer, par exemple, l'article premier,
alinéa 3 de la Constitution allemande de 1949 qui dispose que les
droits fondamentaux énoncés par la Constitution « …lient le
pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire à titre
de droit directement applicable ». Néanmoins, certains indices
permettent de penser qu'en France également les trois pouvoirs,
législatif, exécutif et juridictionnel sont liés par les droits
fondamentaux constitutionnels. Ainsi, le court préambule de la
Déclaration de 1789 dispose-t-il que les « actes du pouvoir
législatif et du pouvoir exécutif (doivent pouvoir) être à chaque
instant comparés avec le but de toute institution politique ».
De même, lorsque l'article premier de la Constitution de
1958 affirme que « la France [...] assure l'égalité devant la loi de
tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion »,
on peut interpréter cette disposition comme signifiant que toutes les
institutions de la République française ont le devoir d'assurer le
respect des droits et libertés fondamentaux. On peut également citer
l'article 5 de la Charte de l'environnement introduite dans le « bloc
de constitutionnalité » le 1er mars 2005 qui prévoit que les
« autorités publiques », et seulement elles, doivent veiller au
respect du principe de précaution. Mais surtout, l'article 62 de la
Constitution de 1958 souligne que « les décisions du Conseil
constitutionnel [...] s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les
autorités administratives et juridictionnelles. Ce texte fait donc du
Conseil constitutionnel le garant de l'interprétation et de
l'application des droits fondamentaux au plus haut degré de
l'ordonnancement juridique.

194 Pouvoir législatif ◊ Dans sa décision du 16 janvier


1982 intervenue dans l'affaire des nationalisations (GD, n° 30), le
Conseil constitutionnel a posé en principe que le législateur ne
saurait être dispensé « dans l'exercice de sa compétence, du respect
des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui
s'imposent à tous les organes de l'État ». Cette affirmation de la
suprématie de la Constitution et donc de tous les droits
fondamentaux qu'elle prévoit sur la loi qui a été faite ici à propos
du droit de propriété paraît valoir également pour les autres droits.
Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs confirmé de manière
générale cette jurisprudence dans une décision du 8 août 1985,
Évolution de la Nouvelle-Calédonie, dans laquelle il a jugé que « la
loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la
Constitution ».

195 Pouvoir exécutif ◊ Le pouvoir exécutif peut également mettre en


cause les droits fondamentaux constitutionnels et, par voie de
conséquence, générer un contentieux constitutionnel à propos
d'actes administratifs (L. Favoreu et Th. S. Renoux, 1992). Ainsi,
les juridictions administratives se sont référées directement à
l'article premier de la Constitution de 1958 qui consacre le principe
d'égalité devant la loi dans la série d'affaires intervenues à propos
du port du foulard islamique par des jeunes filles de confession
musulmane à l'intérieur des établissements d'enseignement public.
En effet, aussi bien dans les arrêts Kherroua du 2 novembre 1992,
qu'Ylmaz du 14 mars 1994, ou encore Aoukili du 10 mars 1995, le
Conseil d'État n'a pas invoqué le principe d'égalité en tant que
principe général du droit mais bel et bien en tant que norme
constitutionnelle. En ce qui concerne le préambule de la
Constitution de 1946, le juge administratif a également eu
l'occasion d'appliquer directement le treizième alinéa de ce texte
qui dispose que « La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de
l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la
culture… ». En effet, dans une affaire El Rhazouani du 14 juin
1988, le tribunal administratif de Bordeaux s'est fondé directement
sur cette disposition constitutionnelle afin d'annuler la décision
implicite par laquelle un maire avait refusé d'inscrire à l'école
maternelle et primaire des enfants, au seul motif que ceux-ci
appartiendraient à « …des familles d'“immigrés hors CEE” dont il
souhaitait interrompre l'afflux dans la commune ». Très récemment,
dans un arrêt du 9 octobre 2008, Commune d'Annecy, le Conseil
d'État a prononcé la première annulation d'un décret en se fondant
sur l'article 7 de la Charte de l'environnement. D'ailleurs, tout porte
à croire que ce cas de figure va se renouveler fréquemment dans la
mesure où la Charte de l'environnement, en raison de sa nouveauté
et de sa portée, représente une contrainte effective pour l'action des
pouvoirs publics.

196 Autorités juridictionnelles ◊ En droit comparé, plusieurs


Constitutions prévoient que le pouvoir judiciaire est lié par la
Constitution. C'est le cas, on l'a vu, pour la République fédérale
d'Allemagne. C'est le cas également pour l'Espagne et l'Italie où,
par la voie de recours spéciaux, les requérants peuvent faire valoir
leurs droits fondamentaux constitutionnels à l'égard des juridictions
ordinaires. En particulier, en Espagne, un contrôle du respect des
droits et libertés fondamentaux par les autorités administratives et
juridictionnelles est effectué grâce au recours d'amparo. Cette
action est ouverte aux particuliers, au défenseur du peuple et au
ministère public en cas de violation des droits et libertés
fondamentaux de premier rang énumérés aux articles 14 à 30 de la
Constitution, c'est-à-dire les droits et libertés classiques tels que
l'égalité, le droit à la vie et à l'intégrité physique et morale ou
encore la liberté individuelle. Sont donc exclus du champ
d'application du recours d'amparo les droits économiques et
sociaux et, notamment, le droit de propriété et les droits des
travailleurs. En France, la question de la liaison de l'autorité
judiciaire par les droits fondamentaux constitutionnels se pose en
l'absence de disposition textuelle affirmant leur applicabilité
directe. Pourtant, on a pu constater une montée en puissance de la
prise en considération des droits fondamentaux constitutionnels par
les autorités juridictionnelles, qu'il s'agisse des juridictions
administratives ou des juridictions judiciaires. Ce phénomène est
essentiellement lié au rôle croissant joué par le Conseil
constitutionnel qui est parvenu à faire vivre la Constitution et en
assurer la suprématie sur toutes les autres normes juridiques. Ainsi,
non seulement ses décisions proprement dites sont désormais
connues et respectées par les juridictions ordinaires, mais en outre
ses interprétations de la Constitution tendent à s'imposer aux
acteurs de la vie juridique française tant il est vrai que les réserves
d'interprétation que le Conseil constitutionnel formule font corps
avec la loi elle-même (T. Di Manno, 1997). L'exemple le plus
significatif de cette évolution est sans doute constitué par la
décision du 9 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité
dans laquelle le Conseil a formulé tant de réserves, notamment sur
la signification juridique de la notion de couple, qu'il est
véritablement indispensable aux autorités chargées d'appliquer la
loi de tenir compte de la grille de lecture proposée par le juge
constitutionnel.

§ 2. Les personnes privées

197 Droit comparé ◊ Une question est de savoir si les droits


fondamentaux constitutionnels produisent des effets verticaux des
pouvoirs publics vers les personnes privées, une autre question est
de savoir s'ils peuvent aussi générer des effets horizontaux, c'est-à-
dire s'ils peuvent constituer une source d'obligation pour des
personnes privées à l'égard d'autres personnes privées. D'une part,
en République fédérale d'Allemagne, cette question de
l'« application des droits fondamentaux aux tiers » ou aux
« relations intersubjectives » (Drittwirkung) a fait l'objet
d'importants débats doctrinaux, mais la jurisprudence a
généralement conclu à l'absence d'effet horizontal direct
(D. Capitant, 1996). De même, aux États-Unis, la Cour suprême a
échafaudé une construction jurisprudentielle très élaborée sur la
question des « discriminations privées ». Selon son interprétation,
celles-ci n'ont pas à être soumises au contrôle du juge
constitutionnel car seules les différenciations de traitement résultant
d'un acte étatique (state action) doivent l'être. D'autre part, les
constitutions italienne, espagnole et portugaise font prévaloir un
effet horizontal direct des droits fondamentaux constitutionnels. En
particulier, l'article 18, alinéa premier, de la Constitution du
Portugal est très clair à cet égard puisqu'il prévoit expressément
l'applicabilité des droits et libertés aux entités publiques et privées
(C. Grewe et H. Ruiz-Fabri, 1995). Dans le même ordre d'idées, en
droit communautaire il est généralement considéré que l'article 7 du
traité de Rome, qui interdit toute discrimination entre ressortissants
d'États membres en raison de la nationalité, crée une obligation qui
pèse non seulement sur les États, mais aussi sur les particuliers.
198 Droit français ◊ En revanche, en France, cette question qui revêt
pourtant un intérêt pratique considérable, a assez peu retenu
l'attention. Ce désintérêt relatif pour la question de l'effectivité des
droits fondamentaux dans les relations entre personnes privées peut
s'expliquer pour une bonne part par le fait que la doctrine française
admet généralement sans difficultés que les personnes privées
peuvent être débitrices des droits fondamentaux protégés par la
Constitution. Ainsi, le doyen Favoreu, dans sa définition du « bloc
de constitutionnalité » écrit-il que cette « …expression désigne
l'ensemble des principes et règles à valeur constitutionnelle dont le
respect s'impose au pouvoir législatif comme au pouvoir exécutif,
et d'une manière générale à toutes les autorités administratives et
juridictionnelles ainsi, bien sûr, qu'aux particuliers » (L. Favoreu,
1991). L'intégration des personnes privées parmi les débiteurs des
droits fondamentaux apparaît donc comme une nécessité logique.
De même, le professeur Jean-Yves Chérot a-t-il souligné qu'« …un
particulier peut invoquer devant un juge ordinaire le texte même de
la Constitution dans un litige privé contre l'action d'un autre
particulier pour violation par ce dernier des droits fondamentaux
qui y sont consacrés » (J.-Y. Chérot, 1990). Il est vrai que dans la
mesure où le respect des normes constitutionnelles s'impose aux
pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, on pourrait considérer
qu'a fortiori, il s'impose également aux personnes privées dans
leurs rapports avec les autres personnes privées.

199 Principes d'égalité et de non-discrimination ◊ D'ailleurs, en


prenant l'exemple du principe d'égalité, si l'article premier de la
Constitution de 1958 ou l'article 6 de la Déclaration de
1789 paraissent désigner les pouvoirs publics comme seuls
débiteurs de l'obligation d'égalité, d'autres textes constitutionnels
n'opèrent pas une telle distinction entre les pouvoirs publics et les
personnes privées. L'exemple le plus caractéristique est
certainement constitué par la deuxième phrase du cinquième alinéa
du préambule de la Constitution de 1946 qui dispose que « Nul ne
peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses
origines, de ses opinions ou de ses croyances ». Comme l'a
souligné le professeur Jean Rivero, certes cette règle « …oblige
l'État-employeur dans ses relations avec ses agents. Mais elle
l'oblige en tant qu'employeur, au même titre que tous les
employeurs » (J. Rivero, 1971).
Du reste, il existe aujourd'hui en droit français un grand nombre
de textes législatifs qui imposent indifféremment aux pouvoirs
publics et aux personnes privées, voire exclusivement aux
personnes privées, le respect de droits fondamentaux
constitutionnels. Ainsi, l'article premier de la loi du 1er juillet
1972 relative à la lutte contre le racisme prévoit-il que « Ceux
qui [...] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la
violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à
raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-
appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion
déterminée, seront punis d'un emprisonnement d'un mois à un an et
d'une amende de 2000 francs à 300 000 francs ou de l'une de ces
deux peines seulement ». Ce texte prévoyait également des
sanctions pénales à l'encontre de « toute personne » ayant, soit
refusé un bien ou un service, soit refusé d'embaucher ou licencié
une personne pour l'un des motifs énoncés précédemment. Il s'agit
d'une loi importante car, en raison de la généralité de ses
termes (« ceux », « toute personne »), elle est la première à avoir
clairement fait des personnes privées, qu'elles soient physiques ou
juridiques, des débiteurs de l'obligation de respecter le principe
d'égalité et de non-discrimination. Le dispositif législatif a été
amplifié par les lois du 16 novembre 2001 et du 9 mars 2004 (cf.
articles 225-1 et 225-2 du Code pénal).

200 La Charte de l'environnement ◊ L'introduction dans le droit


constitutionnel positif français de la Charte de l'environnement lors
d'une révision constitutionnelle intervenue le 1er mars 2005 a encore
amplifié ce phénomène. En effet, cette Charte place au premier plan
les « devoirs de l'homme » chers à Pufendorf en faisant de chacun
des droits fondamentaux ou objectifs à valeur constitutionnelle
énoncés dans la Charte un devoir incombant à « toute personne ».
À titre d'illustration, l'article 2 de la Charte dispose que : « Toute
personne a le devoir de prendre part à la préservation et à
l'amélioration de l'environnement ». Cette logique qui fait de
« toute personne » à la fois un créancier et un débiteur du droit à
l'environnement, même si elle n'est pas entièrement nouvelle, revêt
l'intérêt de permettre d'assurer efficacement la garantie de ces droits
fondamentaux, y compris entre particuliers. La seule disposition
qui échappe à cette logique est l'article 5 de la Charte qui prévoit
que l'exigence constitutionnelle de précaution ne pèse que sur les
« autorités publiques ». Cette restriction introduite par le
constituant, sous l'influence de groupes de pression visiblement
efficaces, ne résiste pas à l'analyse tant il est vrai que le principe de
précaution a vocation à guider aussi bien l'action des personnes
publiques que celle des personnes privées. On pense
particulièrement ici aux grands groupes industriels pétroliers ou
pharmaceutiques, par exemple.

201 Jurisprudence judiciaire ◊ De plus, si, en raison de la nature


même du contentieux de constitutionnalité en France, jusqu'à la
révision du 23 juillet 2008 créant une question préjudicielle de
constitutionnalité, le Conseil constitutionnel ne s'est pas encore
prononcé sur la question de savoir si les personnes privées peuvent
être comptées parmi les débiteurs des droits fondamentaux, les
juridictions judiciaires, elles, ont déjà eu l'occasion d'appliquer, à
plusieurs reprises, notamment le principe constitutionnel d'égalité
dans des rapports entre personnes privées. La première affaire dans
laquelle le juge judiciaire ait mis en œuvre le principe d'égalité afin
de résoudre un litige entre particuliers est aussi la plus connue. Il
s'agit d'un jugement du Tribunal civil de la Seine du 22 janvier
1947 dans lequel, le juge judiciaire se fondant directement sur
l'alinéa premier du préambule de la Constitution de 1946 qui
prohibe notamment les discriminations en raison de la race, a
décidé qu'« …est nulle comme illicite et doit être réputée non écrite
la clause d'un testament portant révocation d'un legs au cas où le
légataire épouserait un juif ». Les discriminations fondées sur la
« race » sont donc considérées par le juge judiciaire comme des
« conditions impossibles » au sens de l'article 900 du Code civil,
c'est-à-dire comme des clauses qui ne peuvent en aucun cas figurer
dans les testaments ou dans les donations entre vifs. L'intérêt
principal de cette décision est de montrer que les juridictions
judiciaires ont très tôt admis de faire « descendre » un droit
fondamental, le principe constitutionnel d'égalité, jusqu'au niveau
des relations entre particuliers ce qui démontre, une fois de plus,
l'effectivité concrète de ce droit fondamental. Cette jurisprudence a
été confirmée à maintes reprises concernant d'autres droits
fondamentaux. C'est le cas, en particulier, du droit de grève ou de la
liberté syndicale dans les litiges du travail opposant employeur et
employés ou dans les affaires concernant la liberté de la presse dans
lesquelles le juge judiciaire n'hésite pas à retenir l'article 11 de la
Déclaration de 1789 comme norme de référence dans des procès
mettant aux prises des personnes privées. Ceci démontre que les
droits fondamentaux constitutionnels sont parfaitement invocables
même devant les juridictions ordinaires car ils font partie intégrante
du « droit vivant », du droit vécu. Pour reprendre une terminologie
allemande, il existerait donc un « effet horizontal direct » des droits
fondamentaux en France.

SECTION 3. LES LIMITES À L'EXERCICE DES


DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX

202 Trois questions ◊ Les droits fondamentaux sont, en principe,


susceptibles de recevoir des limites, exception faite de quelques
rares cas. Trois questions alors se posent : quels types de limites
peuvent être imposées ? (§ 1) ; par qui ? (§ 2) ; et jusqu'où ? (§ 3).

§ 1. Les types de limites

203 Deux types de limites ◊ On peut identifier essentiellement deux


types de limites : celles qui découlent de la nécessité de respecter
soit d'autres droits fondamentaux, soit les objectifs d'intérêt général.

204 La conciliation entre droits fondamentaux ◊ C'est le


problème posé par ce que l'on appelle en droit allemand, la
« collision des droits fondamentaux ». D'après le professeur
Christian Autexier : « Il y a collision de droits fondamentaux
lorsque deux sujets de droits disposent de droits fondamentaux non
compatibles. Ainsi le fœtus (droit à la vie) et la mère qui envisage
une interruption volontaire de grossesse, ou encore la diffusion
d'un documentaire télévisé (droit à l'information) et les exigences
de resocialisation d'un détenu en fin de peine » (Ch. Autexier,
1997).
C'est une situation maintes fois rencontrée dans les recours
soumis au Conseil constitutionnel et que celui-ci résout en suivant
la même démarche que ses homologues étrangers. C'est ainsi que,
comme il a déjà été souligné, il ne fait prévaloir systématiquement
aucun droit sur un autre : quelle que soit la catégorie à laquelle
appartiennent ces droits, il n'y a pas de hiérarchie entre eux. Ainsi
la liberté de l'enseignement sera-t-elle conciliée avec la liberté de
conscience des maîtres de l'enseignement privé, le droit à la
protection de la santé avec la liberté d'entreprendre et le droit de
propriété (90-283 DC du 8 janv. 1991, Lutte contre le tabagisme et
l'alcoolisme), le droit de grève avec le droit d'agir en justice (82-
144 DC, 22 oct. 1982, Irresponsabilité pour faits de grève) et avec
le droit à la protection de la santé et à la sécurité des biens (80-117
DC, 22 juill. 1980, Protection des matières nucléaires), etc.

205 La conciliation entre droits fondamentaux et fins d'intérêt


général ◊ À diverses reprises le Conseil constitutionnel, comme
les autres juridictions constitutionnelles, a eu à tenir compte de ce
qu'il appelle tantôt les « fins d'intérêt général » tantôt les « objectifs
de valeur constitutionnelle », pour définir la protection à accorder à
des droits fondamentaux entrant en « collision » avec ces intérêts
ou objectifs.
Ainsi, a-t-il concilié droit de grève et continuité des services
publics (25 juill. 1979, Droit de grève à la radio-télévision), liberté
individuelle et liberté d'aller et venir avec « ce qui est nécessaire
pour la sauvegarde des fins d'intérêt général dont la poursuite
motive la vérification d'identité » (19-20 janv. 1981, Sécurité et
liberté), la liberté de communication « avec les objectifs de valeur
constitutionnelle que sont la sauvegarde de l'ordre public, le respect
de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des
courants d'expression socioculturels » (27 juillet 1982,
Communication audiovisuelle).

§ 2. L'autorité compétente pour fixer les limites

206 La réserve de loi ◊ S'applique ici à plein le principe de la réserve


de compétence législative (J. Trémeau, 1997). C'est au législateur
qu'il appartient d'opérer la conciliation entre droits fondamentaux,
ou entre droits fondamentaux et fins d'intérêt général. Comme le
Conseil constitutionnel l'a jugé dans la décision des 10 et
11 octobre 1984 relative aux entreprises de presse : « …s'agissant
d'une liberté fondamentale… la loi ne peut en réglementer
l'exercice qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec
celui d'autres règles ou principes à valeur constitutionnelle » (GD
no 31).
Certaines constitutions étrangères exigent même, après avoir
rappelé que « les restrictions (apportées aux droits fondamentaux)
devront se limiter à celles nécessaires à la sauvegarde d'autres
droits ou intérêts protégés par la Constitution », que « les lois qui
restreignent les droits, les libertés et les garanties doivent avoir un
caractère général et abstrait… (et) ne peuvent avoir d'effets
rétroactifs » (Const. portugaise, art. 18).

§ 3. Les « limites aux limites »

207 Droit comparé ◊ Les limites aux limites sont constituées par la
nécessité de ne pas mettre en cause le « contenu essentiel », de ne
pas « dénaturer » le droit fondamental. Cette formule désigne donc
« les bornes qui s'imposent au législateur » (Ch. Autexier, 1997).
Pour qualifier la même idée, la Constitution espagnole dans son
article 53, alinéa premier se réfère à la notion de « contenu
essentiel », alors que dans l'article 19, alinéa 2, de la Loi
fondamentale allemande il est question de la « substance » des
droits fondamentaux.
208 Droit français ◊ En France, en l'absence de disposition textuelle
précise, c'est le juge constitutionnel qui a dû façonner les contours
de la notion. Il veille essentiellement à la « non-dénaturation » des
droits fondamentaux constitutionnels. C'est-à-dire que, quel que
soit leur degré de protection, il s'assure que leur « noyau dur » n'est
pas atteint par l'intervention du législateur. Ce contrôle est
fréquemment mis en œuvre s'agissant du respect du droit de
propriété ou du droit de grève. Ainsi, dans l'affaire du droit de
grève à la radio-télévision du 25 juillet 1979, le Conseil
constitutionnel a estimé que la prise en compte du principe de
continuité avait conduit à dénaturer le droit de grève dans la mesure
où la fixation d'un service minimum s'apparentait à celle d'un
service normal.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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Londres – BON (P.) [1991], La protection constitutionnelle des droits fondamentaux :
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PUAM, coll. « Droit public positif », Paris, Aix-en-Provence, p. 35 – TREMEAU (J.)
[1997], La réserve de loi. Compétence législative et Constitution, Economica-PUAM,
Paris, 1997.
TITRE 2
LES DROITS PROTÉGÉS

CHAPITRE 1 LES DROITS-LIBERTÉS


CHAPITRE 2 LES « DROITS-PARTICIPATION »
CHAPITRE 3 LES DROITS-CRÉANCES
CHAPITRE 4 LES DROITS-GARANTIES
CHAPITRE 5 LE DROIT À L'ÉGALITÉ

209 Une problématique constitutionnelle ◊ Rien d'étonnant à ce


que certains puissent penser que l'énumération des droits et libertés
fondamentaux ressemble à un inventaire à la Prévert, dès lors qu'ils
ignorent les éléments de théorie générale sus-exposés, dont la vertu
est justement de donner une cohérence à l'ensemble de ces droits.
La problématique des droits et libertés fondamentaux se situe au
niveau constitutionnel (ou européen) et on ne peut la comprendre si
on identifie les normes constitutionnelles aux seuls principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République ou si l'on
considère que le droit de propriété est protégé par un principe
fondamental reconnu par les lois de la République alors qu'il l'est
par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, ce qui est très différent.
Pour comprendre pleinement que la problématique des droits
fondamentaux se situe dans un contexte différent de celui du droit
administratif ou du droit privé (civil ou autre) il faut avoir à l'esprit
le fait que les droits fondamentaux ont une double face : du côté
des individus, c'est un instrument de protection renforcée ; du côté
de l'État, c'est un facteur de contrainte et de limitation des pouvoirs
considérable car les pouvoirs constitués ne peuvent normalement
franchir l'obstacle constitutionnel et respecter des droits
fondamentaux de plus en plus protégés et nombreux. Les droits et
libertés fondamentaux sont désormais un élément essentiel du
système constitutionnel qui interfère sur les autres éléments. En
conséquence, présenter les droits et libertés fondamentaux dans un
contexte de droit administratif ou de droit privé ne peut rendre
compte de ce qu'ils sont.

210 Les catégories de droits et libertés fondamentaux ◊ Les


droits et libertés fondamentaux se classent en catégories en fonction
de leurs rapports à l'État. Entrent dans la première les droits
correspondant au status negativus de Jellinek, ceux qu'on appelle
parfois aussi les « droits défensifs » et qui sont pour la plupart
d'entre eux au cœur du dispositif. Ce sont les « droits-libertés »
(Chapitre 1). Font partie de la deuxième catégorie, ceux qui
traduisent une participation des individus au fonctionnement de
l'État et correspondent au status activus : les « droits-participation »
(Chapitre 2). Dans la troisième catégorie, se rangent ceux qui
exigent une action positive de la part de l'État (status positivus), qui
se traduisent le plus souvent par des prestations et que l'on
dénomme de ce fait les « droits à » : les « droits-créances »
(Chapitre 3). La quatrième catégorie, très importante, est celle des
droits qui ont une fonction de garantie à l'égard de l'État : les
« droits-garanties » (Chapitre 4). Enfin, pierre angulaire de
l'édifice, le « droit à l'égalité » qui impose à l'État de traiter tous les
individus de la même manière et de garantir, parfois à l'encontre
d'autres personnes, qu'ils seront tous traités également (Chapitre 5).

211 Les droits non envisagés ◊ Sont parfois qualifiés de droits


fondamentaux des droits de la troisième génération tels que le droit
à la paix, à l'environnement ou au développement. Ils ne seront pas
considérés comme tels ci-dessous, en tant que non justiciables.
CHAPITRE 1
LES DROITS-LIBERTÉS

Section 1. LES DROITS DE LA PERSONNE HUMAINE


§ 1. La dignité de la personne humaine
§ 2. La liberté individuelle
A. La notion de liberté individuelle
B. Une liberté fondamentale opposable aux privations de liberté
C. Les garanties constitutionnelles opposables aux privations de liberté
§ 3. La liberté personnelle
§ 4. La liberté d'aller et venir
A. La définition de la liberté d'aller et venir
B. La protection de la liberté d'aller et venir
§ 5. La liberté du mariage
A. Le statut constitutionnel de la liberté du mariage
B. La définition de la liberté du mariage
C. La protection constitutionnelle de la liberté du mariage
§ 6. Le droit au respect de la vie privée
A. Le processus de constitutionnalisation du droit au respect de la vie
privée
B. La notion du droit au respect de la vie privée
C. La protection du droit au respect de la vie privée
§ 7. La liberté d'association
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 8. La liberté d'enseignement
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 9. La liberté de conscience et d'opinion
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 10. La liberté d'expression et de communication
A. Droit étranger
B. Droit français
§ 11. Le droit de propriété
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 12. La liberté d'entreprendre
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 13. Le droit d'asile
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 14. Le droit à mener une vie familiale normale
A. Une consécration constitutionnelle tardive
B. Une application effective
Section 2. LES DROITS DU TRAVAILLEUR
§ 1. La liberté syndicale
A. Les fondements constitutionnels
B. Les applications
§ 2. Le droit de grève
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 3. Le droit à la participation
A. Droit comparé
B. Droit français

212 Droits indifférenciés et droits « situés » ◊ L'ensemble ainsi


abordé des droits-libertés apparaît d'emblée fort large, le critère
d'identification retenu étant lui-même très compréhensif. Ce dernier
demeure toutefois suffisamment distinctif pour donner à la
catégorie une cohérence suffisante. Deux groupes peuvent y être
envisagés : d'une part des droits et libertés dont les bénéficiaires ne
peuvent être distingués en fonction de leur situation socio-
économique, droits de la personne humaine sans distinction
notamment de nationalité (et avant tout de la personne humaine
même s'ils peuvent aussi bénéficier aux personnes morales)
nécessaires à son plein épanouissement et développement
(Section 1), d'autre part des droits-libertés propres aux personnes
insérées dans le monde du travail, les « hommes situés » de
Georges Burdeau.
SECTION 1. LES DROITS DE LA PERSONNE
HUMAINE

213 Plan ◊ Il sera traité successivement de : la dignité de la personne


humaine (§ 1), la liberté individuelle (§ 2), la liberté d'association
(§ 3), la liberté d'enseignement (§ 4), la liberté de conscience et
d'opinion (§ 5), la liberté d'expression et de communication (§ 6), le
droit de propriété (§ 7), la liberté d'entreprendre (§ 8) et enfin le
droit d'asile (§ 9).

§ 1. La dignité de la personne humaine

214 L'affirmation de la valeur constitutionnelle de la


sauvegarde de la dignité de la personne humaine ◊ Parfois
consacrée dans certains textes constitutionnels (ainsi la Loi
fondamentale allemande de 1949 dispose dans un article premier
que « la dignité de l'être humain » est intangible). Cette affirmation
constitue en France l'apport fondamental d'une décision du Conseil
constitutionnel en date du 27 juillet 1994 (343-344 DC, Bioéthique,
GD no 33).
Le juge constitutionnel, en effet, invoquant et citant la première
phrase du Préambule de la Constitution de 1946 : « Au lendemain
de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui
ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple
français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction
de race, de religion ou de croyance, possède des droits inaliénables
et sacrés », en a tiré la conséquence selon laquelle la « sauvegarde
de la dignité de la personne humaine contre toute forme
d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur
constitutionnelle » (2e consid.).
« Tout être humain possède, à l'égard de la société, des droits qui
garantissent, dans l'intégrité et la dignité de sa personne, son plein
développement physique, intellectuel et moral ».
Et les références à cette « dignité » se retrouvent à l'article 27
(« La durée et les conditions de travail ne doivent porter atteinte ni
à la santé, ni à la dignité… des travailleurs »), à l'article 28
(« Hommes et femmes ont droit… aux ressources nécessaires pour
vivre dignement… ») et à l'article 38 (« Nul ne saurait être placé
dans une situation d'infériorité… contraire à sa dignité… »).
La décision du Conseil constitutionnel ne crée donc pas ce droit :
elle le fait émerger – de manière très heureuse – du texte qui le
contenait.

215 Les implications de la constitutionnalisation du


principe ◊ La constitutionnalisation de la sauvegarde de la dignité
de la personne humaine a des conséquences sur le statut d'autres
dispositions ou principes convergents qui contribuent à assurer
cette sauvegarde.
C'est ce que constate le Conseil constitutionnel à propos des
deux textes de loi qui, à l'époque, furent déférés à son examen : l'un
relatif au respect du corps humain, l'autre au don et à l'utilisation
des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à
la procréation et au diagnostic prénatal. Les deux lois énoncent
quatre principes : la primauté de la personne humaine ; le respect
de l'être humain dès le commencement de sa vie ; l'inviolabilité,
l'intégrité et l'absence de caractère patrimonial du corps humain ;
l'intégrité de l'espèce humaine ; le Conseil constitutionnel constate
que : « les principes ainsi affirmés tendent à assurer le respect du
principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne
humaine ». Et il ajoute que « l'ensemble des dispositions de ces lois
mettent en œuvre, en les conciliant et sans en méconnaître la
portée, les normes à valeur constitutionnelle applicables ».
La conséquence à en tirer est que les quatre principes énumérés
n'ont pas valeur constitutionnelle.
D'aucuns diront qu'il s'agit de « principes sentinelles » qui, bien
que dépourvus de rang constitutionnel, sont néanmoins les garants
de principes constitutionnels (cf. A. Vidal-Naquet, « Les garanties
légales des exigences constitutionnelles », LGDJ, 2007). Que le
législateur y touche revient à déclencher une forme « d'alerte
constitutionnelle » qui ne peut cesser qu'à renfort de justifications
tirées d'exigences constitutionnelles ou de motifs d'intérêt général
avérés. Ainsi par exemple, le respect de l'intégrité du corps humain
n'interdit pas de pratiquer une prise de sang sans le consentement
de la personne contre laquelle il existe des indices graves et
concordants d'avoir commis un viol, une agression sexuelle ou une
atteinte sexuelle dès lors qu'un tel examen est destiné à déterminer
si le suspect n'est pas atteint d'une maladie sexuellement
transmissible. Pour le Conseil constitutionnel, si l'intégrité
physique de la personne suspectée est sans doute visée (ce qu'il ne
dit pas expressément), « la contrainte à laquelle (elle) est soumise
n'entraîne aucune rigueur qui ne serait nécessaire au regard des
autres exigences en cause et, plus particulièrement, conformément
au onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, de la
protection de la santé de la victime » (Cons. const., 13 mars 2003,
no 2003-467 DC, Loi pour la sécurité intérieure, Rec., p. 211,
consid. 49).
Par ailleurs, ces quatre principes tendant à « assurer le respect du
principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne
humaine », s'appliquera la jurisprudence du « cliquet » selon
laquelle le législateur ne peut abroger des dispositions législatives
garantissant des droits et libertés sans les remplacer par des
dispositions contenant des garanties équivalentes. On peut donc
penser que même si le législateur peut aménager différemment les
garanties ainsi accordées au principe de sauvegarde de la dignité
humaine, il ne pourra remettre en cause substantiellement des
principes ainsi évoqués. Mais cela lui permet par exemple,
d'appliquer ou de ne pas appliquer à l'embryon le principe du
respect de tout être humain dès le commencement de sa vie.

216 Les applications du principe de la sauvegarde de la dignité


de la personne humaine ◊ Le principe du respect de la dignité
de la personne humaine a reçu à plusieurs reprises application à la
suite de la décision de principe du 27 juillet 1994 (343-344 DC
préc.). Le Conseil constitutionnel a ainsi estimé qu'il résultait de
l'alinéa 1er du Préambule de 1946 (combiné avec ses al. 10 et 11)
que la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement
décent constitue un objectif de valeur constitutionnelle (décis.
n° 94-359 DC, 19 janv. 1995, Diversité de l'habitat), position qu'il a
affirmée à nouveau dans une décision du 31 juillet 1998 (98-403
DC, Lutte contre l'exclusion). Il a en revanche refusé de considérer
que la pratique de « prélèvement externe » (recueil de salive, de
cheveux, relevé d'un spécimen d'écriture, etc.) qui n'exige aucune
intervention corporelle puisse mettre en cause le principe
d'inviolabilité du corps humain dans la mesure où il ne s'agit pas de
« procédés douloureux, intrusifs ou attentatoires à la dignité des
« intéressés » (Cons. const. 13 mars 2003, no 2003-467 DC, Loi
pour la sécurité intérieure, préc., consid. 55).
La même décision a par ailleurs admis la constitutionnalité du
dispositif incriminant le racolage en matière de prostitution en
faisant du principe de la dignité humaine non pas un vecteur de
censure mais un argument de justification dès lors que « la
répression du racolage sur la voie publique fait échec à la traite des
êtres humains » (Cons. const., no 2003-467 DC, préc., consid. 61).
Par ailleurs, le principe de dignité de la personne humaine implique
le caractère non appropriable du vivant et, en définitive, le fait que
le corps humain doive rester « hors commerce ». Cela n'exclut pas
pour autant, comme le prévoit l'article 5 de la directive du
Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998 relative à la
protection juridique des inventions biotechnologiques (98/44/CE),
qu'un brevet puisse être délivré à l'inventeur qui a mis au point un
procédé technique, permettant d'extraire ou de copier un gène isolé
et de mettre en œuvre sa fonction codante pour produire une
protéine dans un but industriel (Cons. const. 29 juill. 2004, no 2004-
498 DC, Bioéthique). Car, comme l'a souligné la Cour de justice
des Communautés européennes, cette directive « encadre le droit
des brevets de façon suffisamment rigoureuse pour que le corps
humain demeure effectivement indisponible et inaliénable et
qu'ainsi la dignité humaine soit sauvegardée » (CJCE 9 oct. 2001,
Pays-Bas c/ Parlement et Conseil).
Plus récemment, le Conseil constitutionnel a tenu en échec les
tentatives d'application de ce droit fondamental à la police des
étrangers. Il a ainsi refusé de retenir la mise en cause du principe de
dignité humaine qui aurait résulté de la subordination du
regroupement familial à l'examen du lien biologique avec la mère
du demandeur de visa dès lors que les tests ADN pratiqués ont pour
seul but d'établir l'identification de la personne concernée en
excluant la collecte de toute autre information génétique, à l'instar
de ce qui est déjà pratiqué devant les juridictions judiciaires pour
vérifier un lien de filiation allégué ou contesté, conformément à
l'article 16-11 du Code civil (Cons. const. 15 nov. 2007, no 2007-
557 DC, Loi relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration
et à l'asile, Rec., p. 360, consid. 18). Il a également écarté le grief
selon lequel la suppression de la délivrance automatique d'un titre
de séjour à un étranger ayant résidé irrégulièrement en France
depuis plus de dix ans était de nature à porter atteinte au principe de
dignité humaine. Pour le juge constitutionnel en effet, le maintien
en situation précaire de l'étranger qui ne pourra plus, en raison de la
loi contestée, arguer de la durée de son maintien sur le sol français
pour obtenir la régularisation de sa situation, ne saurait être
considéré comme le résultat de la mise en œuvre du dispositif
législatif contesté dans la mesure où il découle de la seule
persistance du séjour de l'étranger concerné en dépit d'un titre
régulier l'y autorisant (Cons. const., 20 juillet 2006, no 2006-539
DC, Loi relative à l'immigration et à l'intégration, Rec., p. 79,
consid. 3 et 5). Dans une décision du 19 novembre 2009, il a
également jugé que les dispositions législatives concernant le
régime disciplinaire des détenus devaient être conformes au
principe constitutionnel de dignité de la personne humaine. (décis.
n° 2009-593 DC). Il a de même considéré dans une décision QPC
du 16 septembre 2010 que le législateur pénal est tenu de
« déterminer les conditions et modalités des enquêtes et
informations judiciaires dans le respect de la dignité de la personne
(décis. n° 2010-25 QPC).

§ 2. La liberté individuelle

« Bouclier de toutes les autres libertés », la liberté individuelle


constitue la clé de voûte des démocraties. Sans la reconnaissance
constitutionnelle de la liberté individuelle et sa pleine application,
la consécration des autres libertés individuelles n'aurait pas de
portée réelle. Le droit européen lui fait également une place de
choix qu'a soulignée à sa manière la Cour européenne des droits de
l'homme en relevant notamment que le droit à la sûreté personnelle
garanti par l'article 5 de la Convention européenne revêt « une très
grande importance dans une société démocratique » (CEDH
18 juin 1971, de Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique, Série A,
n° 12).

217 Les sources de liberté individuelle ◊ En France, la liberté


individuelle fait figure de liberté « rayonnante » en ce qu'elle peut
trouver une assise dans presque tous les éléments du bloc de
constitutionnalité.
D'abord, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
de 1789 dont l'article 2 dispose que « le but de toute association
politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles
de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la
résistance à l'oppression » (art. 2). Le Conseil constitutionnel a en
ce sens jugé que « la liberté individuelle est proclamée par les
articles 1, 2 et 4 de la Déclaration de 1789 » (94-343/344 DC,
consid. 3). Néanmoins, cette disposition constitutionnelle renvoie
davantage au concept philosophique et politique de la liberté
individuelle (au sens de liberté de l'individu) qu'à sa traduction
juridique appliquée à la personne humaine. À travers la
consécration du droit de la liberté, c'est en effet la Liberté de
l'homme qui est visée, celle qui « consiste à pouvoir faire tout ce
qui ne nuit pas à autrui : ainsi l'exercice des droits naturels de
chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres
membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » (DDHC,
art. 4). De même, la sûreté à laquelle on assimile parfois la liberté
individuelle (v. ss 225) et que l'on retrouve encore dans l'article
2 de la Déclaration de 1789 vise davantage le rejet de toute forme
d'arbitraire dans une société démocratique que le droit pour tout
individu de n'avoir pas à subir d'arrestations ou de détentions
arbitraires, droit expressément visé par l'article 7 du même texte. À
noter que ce dernier dont les termes et l'esprit ne sont pas sans
rappeler ceux du premier alinéa de l'article 66 de la Constitution
aurait pu également servir de source formelle à la liberté
individuelle. Tel n'a cependant pas été le cas pour la raison que
l'article 7 de la Déclaration est centré sur la concrétisation
matérielle d'un aspect de la liberté, ce qui aurait rendu plus difficile
l'adoption d'une approche extensive de la notion de la liberté
individuelle.
Ensuite, la liberté individuelle peut puiser sa force
constitutionnelle dans la Constitution du 4 octobre 1958. Parce qu'il
utilise expressément la terminologie de « liberté individuelle »,
l'article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958 semble d'ailleurs
constituer la norme constitutionnelle de rattachement la plus
pertinente : « nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité
judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de
ce principe dans les conditions prévues par la loi ». L'affirmation
est en effet éloquente et la consécration constitutionnelle d'autant
plus forte que rares sont les libertés fondamentales à figurer dans le
corps même de la Constitution de la Ve République. Cette
disposition constitutionnelle a toujours été utilisée par le Conseil
constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité des lois
instaurant une privation de liberté nouvelle ou modifiant le régime
d'une privation de liberté existante.
Enfin, la liberté individuelle a même trouvé dans les principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République un refuge
constitutionnel. Le Conseil constitutionnel a usé cette voie, plus
aléatoire et contestée, pour reconnaître la valeur constitutionnelle
de la liberté individuelle. La célèbre décision du 12 janvier 1977
(76-75 DC) a en effet hissé la liberté individuelle au plus haut
sommet de la hiérarchie des normes après avoir affirmé qu'elle
« constitu(ait) l'un des principes fondamentaux garantis par les lois
de la République et proclamés par le Préambule de la Constitution
de 1946, confirmé par le Préambule de la Constitution de 1958 »
(consid. 1 à 5). Le choix pouvait paraître curieux alors que le
recours à des sources écrites était possible, mais il peut trouver une
explication dans le fait qu'il n'était pas ici question de privation de
liberté (ce qui aurait pu justifier le recours à l'article 66 de la
Constitution) mais de fouilles de véhicules. Cette décision est
néanmoins restée isolée, le Conseil constitutionnel préférant par la
suite recourir aux éléments écrits du bloc de constitutionnalité.
La prohibition de toute détention arbitraire et le principe selon
lequel l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle,
qui résultent de l'article 66 de la Constitution, figurent au nombre
des droits et libertés que la Constitution garantit et peuvent être
invoqués à l'appui d'une QPC (n° 2010-80 QPC).

218 Une diversité d'appellations en droit comparé ◊ La


dimension comparative est en ce domaine plus difficile à
appréhender que pour les autres libertés fondamentales en raison de
la conjonction de deux éléments. D'une part, les termes de « liberté
individuelle » de l'article 66 de la Constitution 4 octobre 1958 sont
absents des instruments internationaux de protection des droits
fondamentaux et rares dans les autres textes constitutionnels. Et
d'autre part, lorsqu'ils le sont, ils ne correspondent pas forcément à
la conception française de la liberté individuelle, sujette elle-même
à des variations sensibles au cours de ces dernières années en
France.
La liberté individuelle dans son acception restrictive fait l'objet
de terminologies différentes selon les systèmes juridiques
nationaux et internationaux. La Constitution espagnole du
27 décembre 1978 évoque le « droit à la liberté et à la sécurité »,
son article 17 prévoit en effet que « toute personne a droit à la
liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sinon en
application des dispositions du présent article, et dans les cas et
selon la forme prévus par la loi ». La Constitution italienne du
27 décembre 1947 protège la « liberté personnelle », son
article 13 dispose ainsi que « la liberté de la personne est
inviolable. Il n'est admis aucune forme de détention, d'inspection
ou de perquisition concernant la personne, ni aucune autre
restriction de la liberté de la personne, si ce n'est par un acte
motivé de l'autorité judiciaire et dans les cas et sous les seules
formes prévus par la loi ». La Loi fondamentale allemande vise
quant à elle, la « liberté de la personne » et la « sûreté » (art. 104)
en ces termes : « Chacun a droit à la vie et à l'intégrité physique.
La liberté de la personne est inviolable. Des atteintes ne peuvent
être apportées à ces droits qu'en vertu d'une loi » (art. 2 § 2) ; « la
liberté de la personne ne peut être restreinte qu'en vertu d'une loi
formelle et dans le respect des formes qui y sont prescrites. Les
personnes arrêtées ne doivent être maltraitées ni moralement, ni
physiquement » (art. 104 § 1).
Aux États-Unis, l'Habeas Corpus est intégré dans la Norme
fondamentale qui prévoit que « le privilège de l'ordonnance
d'habeas corpus ne pourra être suspendu, sauf dans les cas de
rébellion ou d'invasion, où la sécurité publique pourrait l'exige »
(art. 1, sect. 9, al. 2). Il faut également se référer au Bill of Rights
contenant notamment le principe du « Due process of law » qui a
un lien de filiation direct avec l'Habeas corpus.
Au-delà de ces différences terminologiques, il existe une
convergence conceptuelle et idéologique dans la mesure où il est à
chaque fois question de la consécration constitutionnelle d'un droit-
liberté correspondant au status negativus de Jellineck. Par ailleurs,
la protection de cette liberté fondamentale est toujours inspirée du
mécanisme d'habeas corpus, sans qu'il y ait pour autant forcément
une assimilation entre les deux. Dans tous les systèmes
démocratiques, la reconnaissance constitutionnelle du concept de
sûreté personnelle a en effet pour objet de garantir l'individu contre
les détentions arbitraires. En ce sens, la Cour constitutionnelle
italienne a déclaré que « la réglementation constitutionnelle établie
par l'article 13, en matière de liberté personnelle, vise en premier
lieu à garantir la défense de la personne humaine contre les formes
illégitimes de détention et en particulier contre l'usage arbitraire
du pouvoir d'arrestation de la part de l'autorité de police » (sent.
n° 515 de 1990, Giur. Cost., 1990, p. 3005-3006).

A. La notion de liberté individuelle

La notion de liberté individuelle au sens de l'article 66 de la


Constitution française est complexe à définir pour plusieurs raisons.
D'abord parce qu'elle est assimilée souvent à tort à des notions
voisines mais différentes, ensuite parce que certaines décisions du
Conseil constitutionnel entretiennent la confusion quant aux
contours de la notion, enfin parce que, à travers la liberté
individuelle, il n'est pas seulement question de la protection
matérielle d'un droit mais également de la constitutionnalisation de
libertés publiques. Si l'on ajoute à cela le fait que la notion de
liberté individuelle subit des variations sensibles, on se dit que
l'entreprise de définition est assurément délicate. Néanmoins, ces
difficultés surmontées, on peut avancer l'idée selon laquelle
aujourd'hui, la notion de la liberté individuelle de l'article 66 de la
Constitution se rapproche de plus en plus de celle de sûreté
personnelle que l'on retrouve dans la plupart des Constitutions
démocratiques. En tous les cas, elle se distingue nettement de
l'approche extensive qu'avait initialement retenue le Conseil
constitutionnel en faisant de la liberté individuelle le réceptacle de
bon nombre de libertés individuelles.

219 L'abandon de l'approche extensive de la notion de liberté


individuelle protégée par l'article 66 de la
Constitution ◊ La liaison entre les deux alinéas de l'article 66 de
la Constitution qui d'un côté interdit les détentions arbitraires
(« Nul ne peut être arbitrairement détenu ») et de l'autre érige
l'autorité judiciaire en gardienne de la liberté individuelle
(« L'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle assure
le respect de ce principe dans les conditions fixées par la loi »)
laissait raisonnablement penser que cette liberté fondamentale allait
être interprétée comme la transposition française de l'habeas
corpus. Une partie de la doctrine a d'ailleurs défendu une approche
restrictive de la liberté individuelle. Pour le professeur Gassin
notamment, le droit à la liberté individuelle devait se résumer au
droit de tout homme de n'être ni arrêté, ni détenu en dehors des cas
limitativement prévus par la loi. Mais par voie de conséquence,
cette interprétation stricte empêchait de faire de cette disposition le
vecteur de constitutionnalisation de libertés individuelles telles que
la liberté d'aller et venir, le droit au respect de la vie privée ou bien
encore la liberté de mariage. Le Conseil constitutionnel a préféré
opter pour une autre approche, beaucoup plus large, qui a fait
l'originalité de la conception française de la liberté individuelle
pendant près de 40 ans. Il est vrai que la situation singulière dans
laquelle se trouvait le juge constitutionnel français par rapport à ses
homologues européens était de nature à expliciter ce choix.
Dans les pays voisins du nôtre en effet, le champ d'application de
la liberté physique de l'individu a clairement été délimité par le
pouvoir constituant qui a pris soin d'envisager successivement, lors
de la rédaction d'un catalogue des droits fondamentaux, les
différentes manifestations de cette liberté en donnant à chacune
d'elles une norme de rattachement propre. C'est ainsi qu'en
Espagne, lorsque le Tribunal constitutionnel est amené à contrôler
la constitutionnalité d'une disposition législative organisant une
privation de liberté, il exerce son office au regard de l'article 17 de
la Constitution du 29 décembre 1978 qui prévoit que « nul ne peut
être privé de sa liberté en dehors des cas et conditions prévus par
la loi ». Si en revanche, la loi espagnole a pour objet de limiter la
liberté de mouvement, c'est sur le fondement de l'article 19 de la
Loi fondamentale qui garantit aux Espagnols le droit de choisir
librement leur résidence et de circuler sur le territoire national que
le contrôle va alors s'opérer. La précision avec laquelle la Loi
fondamentale allemande du 23 mai 1949 a dressé l'inventaire des
droits et libertés fondamentaux permet de la même manière à la
Cour de Karlsruhe d'orienter son contrôle de constitutionnalité sur
la norme constitutionnelle pertinente sans avoir à recourir à une
interprétation extensive du champ d'application de l'une d'elles.
En France, faute de pouvoir s'appuyer sur un catalogue des droits
fondamentaux, le juge constitutionnel a dû s'engager dans un
processus de constitutionnalisation des libertés publiques qui l'a
conduit à ériger un bloc de constitutionnalité et à exploiter toutes
les potentialités que lui offrait l'article 66 de la Constitution. Jouant
alors sur l'amalgame qui tend à assimiler la liberté individuelle
consacrée par le second alinéa à la liberté de l'individu, le Conseil
constitutionnel a transformé cette disposition en réceptacle
constitutionnel de bon nombre de libertés publiques individuelles.
Au lieu de limiter son contenu au droit à la sûreté personnelle, le
Conseil constitutionnel l'a au contraire étendu à toutes les libertés
individuelles qui pouvaient lui être rattachées, de près ou de loin,
offrant ainsi un statut constitutionnel à des libertés publiques qui
n'auraient pas pu en bénéficier autrement ou, du moins, le pensait-
on à l'époque. C'est ainsi qu'une approche extensive de la liberté
individuelle s'est progressivement enracinée dans la jurisprudence
constitutionnelle française. Le Conseil constitutionnel a continué à
contrôler et à censurer au besoin les dispositions législatives
susceptibles de méconnaître le droit à la sûreté personnelle garanti
par l'article 66 de la Constitution (79-109 DC, 80-127 DC, 86-213
DC, 92-307 DC, 93-326 DC, etc.). Mais, il a étendu également son
contrôle à des dispositifs législatifs qui n'instituaient pourtant
aucune forme de privation de liberté dès lors qu'ils étaient de nature
à mettre en cause « des libertés dérivées de la liberté individuelle ».
En effet, la liberté individuelle devait être protégée, selon lui,
« sous tous ses aspects » (83-164 DC). Aussi, au-delà des
privations de liberté, ce sont des questions diverses telles que les
fouilles des coffres de véhicules sur la voie publique, l'installation
et l'exploitation de systèmes de vidéosurveillance, les écoutes
téléphoniques, la célébration du mariage, le secret des
correspondances et la protection des données personnelles qui sont
progressivement entrées dans le champ de l'article 66 de la
Constitution, faisant de la liberté individuelle une liberté « attrape-
tout » dépassant la seule protection contre les arrestations
arbitraires pour inclure également la liberté d'aller et venir (79-
107DC, 80-127 DC, 86-216 DC, 93-325 DC, 94-352 DC), le droit
au respect de la vie privée (95-352 DC, 97-389 DC), l'inviolabilité
du domicile (83-164 DC, 84-184 DC, 86-268 DC, 90-281 DC, 93-
316 DC, 93-352 DC, 96-377 DC, 97-389 DC), le secret des
correspondances et la protection des données personnelles (93-325
DC) ainsi que la liberté du mariage (93-325 DC).
Pendant longtemps, l'article 66 de la Constitution a constitué un
moyen efficace pour assurer une protection constitutionnelle à des
libertés individuelles qui risquaient à défaut de demeurer au rang de
libertés publiques. Mais à la fin des années 1990, le Conseil
constitutionnel a opéré un changement radical de sa politique
jurisprudentielle en renonçant à l'interprétation extensive de l'article
66 de la Constitution qui avait été la sienne jusqu'alors.

220 Les raisons de cet abandon ◊ Si l'interprétation extensive de la


liberté individuelle a permis de combler les faiblesses et les lacunes
en matière de protection des droits et libertés fondamentaux du
texte de la Constitution de 1958, elle est devenue également une
source de confusion qui a fini par obscurcir les lignes de partage
des compétences entre les deux ordres de juridictions, obligeant le
Conseil constitutionnel à faire, en quelque sorte, machine arrière.
L'attraction de la liberté individuelle (Const., art. 66) sur les
autres libertés individuelles a entraîné deux séries d'inconvénients
d'inégale importance. Tout d'abord, elle a été à l'origine de la
dilution de la notion même de la liberté individuelle au sens de
l'article 66 de la Constitution. Quels critères communs pouvaient en
effet être trouvés entre une privation de liberté et la célébration d'un
mariage pour justifier le rattachement à la liberté individuelle
(Const., art. 66), à part le fait qu'il s'agissait dans les deux cas de
libertés individuelles ? On comprend dans ces conditions que le
juge constitutionnel se soit gardé de donner la moindre définition
de la liberté individuelle. Il ne restait qu'un pas à franchir pour
considérer que, sous prétexte qu'elle ne bénéficiait pas d'un
fondement explicite dans le bloc de constitutionnalité, toute liberté
reconnue à l'individu, à la personne physique, puisse basculer dans
le giron de la liberté individuelle de l'article 66 de la Constitution.
On peut citer quelques applications surprenantes comme celle qui a
notamment conduit à considérer que l'interdiction, lors de
manifestations sur la voie publique, du port ou du transport d'objets
pouvant servir de projectile était de nature à mettre en cause la
liberté individuelle (94-352 DC, consid. 14 à 18). Au final, le
risque était grand de voir la liberté individuelle partout et de faire
de la violation de cette dernière un argument dilatoire entre les
mains de l'opposition parlementaire.
Ensuite et surtout, second inconvénient, l'approche extensive de
la liberté individuelle a mis en péril ce qui donnait à l'article 66 de
la Constitution toute sa spécificité et sa raison d'être en posant le
principe de l'intervention de l'autorité judiciaire pour garantir la
protection de la personne contre les arrestations arbitraires. Elle
remettait également en cause le principe de séparation des autorités
administratives et judiciaires qui assure un champ de compétence
au profit du juge administratif en rendant exceptionnelles et
dérogatoires les immixtions de l'autorité judiciaire. Il ne faut pas
oublier en effet que l'article 66 de la Constitution contient, en son
second alinéa, une norme de répartition des compétences
juridictionnelles qui fait de l'autorité judiciaire la gardienne de la
liberté individuelle. Tout élargissement du champ d'application de
la liberté individuelle était donc de nature à entraîner
corrélativement l'extension du domaine de compétence de l'autorité
judiciaire, ou à tout le moins, conduisait à remettre inévitablement
en question le champ de compétence du juge administratif.
Autrement dit, plus nombreuses étaient les libertés individuelles
successivement agrégées à l'article 66 de la Constitution, plus
étendue pouvait être la compétence de l'autorité judiciaire. Ce qui
ne pouvait pas manquer de heurter de plein fouet le principe
antagoniste de séparation des autorités administratives et judiciaires
duquel découle le principe fondamental selon lequel « à l'exception
des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en
dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative
l'annulation et la réformation des décisions prises, dans l'exercice
des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant
le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la
République ou les organismes placés sous leur autorité ou leur
contrôle » (86-224 DC, consid. 15).
En définitive, en orientant inexorablement le pendule dans la
direction du juge judiciaire, le maintien d'une approche extensive
de la liberté individuelle (Const., art. 66) contribuait à brouiller la
mise en œuvre du principe de dualité des juridictions (v. ss 241,
242).

221 L'assimilation de la liberté individuelle à la sûreté


personnelle (Const., art. 66) ◊ Le Conseil constitutionnel a fini
par se ranger à l'évidence en faisant sienne l'idée selon laquelle
l'article 66 de la Constitution ne devait plus être considéré comme
l'instrument privilégié de constitutionnalisation des libertés
individuelles. Le juge constitutionnel a trouvé dans d'autres
dispositions constitutionnelles au contenu plus large, telles que les
articles 1, 2 et 4 de la Déclaration de 1789, le moyen d'assurer la
promotion constitutionnelle de libertés publiques, tout en évitant les
écueils d'une utilisation déraisonnée de l'article 66 de la
Constitution. Les décisions « Bioéthique » ont posé les jalons de
cette nouvelle orientation que le juge constitutionnel a menée à son
terme dix ans plus tard avec la décision Perben II (2004-492 DC)
en démantelant la notion extensive de la liberté individuelle (art.
66).
Les choses sont aujourd'hui plus clairement posées. La liberté
individuelle de l'article 66 de la Constitution se limite à la
protection de la liberté physique contre l'arbitraire. Plus
précisément, la notion de liberté individuelle (Const., art. 66) se
confond avec celle de sûreté personnelle entendue comme le droit
pour toute personne de n'être ni arrêtée ni détenue en dehors des cas
et des conditions clairement définies par la loi. La ligne
jurisprudentielle du Conseil constitutionnel est désormais tracée et
nettement exposée par ce dernier lorsqu'il souligne que « l'article
66 de la Constitution prohibe la détention arbitraire et confie à
l'autorité judiciaire, dans les conditions prévues par la loi, la
protection de la liberté individuelle » (2010-92 QPC, consid. 6).
Force est ainsi de constater qu'après avoir brillé par son originalité,
la conception française de la liberté individuelle épouse la
conception étroite du droit à la sûreté garanti par l'article 5 de la
Conv. EDH. Ce qui rejoint également la conception espagnole du
droit à la liberté et à l'intégrité physique. Cela étant, cette nouvelle
donne jurisprudentielle permet de réconcilier le texte de la
Constitution avec l'esprit qui avait animé sa rédaction dans la
mesure où l'article 66 de la Constitution trouve son origine dans
une proposition que le professeur Waline avait faite devant le
Comité consultatif de 1958 en suggérant d'inscrire le principe
d'habeas corpus dans le Préambule de la Constitution.
Sans privation de liberté, il ne peut plus y avoir de recours utile à
l'article 66 de la Constitution puisqu'il ne peut y avoir d'affectation
de la liberté individuelle. S'inscrivant dans cette logique, le Conseil
constitutionnel a par exemple refusé de contrôler la
constitutionnalité du dispositif permettant aux services de police et
de gendarmerie de se faire communiquer certaines données de
trafic générées par les communications électroniques après avoir
relevé que « l'article 66 de la Constitution [...] ne saurait être
méconnu par une disposition qui se borne à instaurer une
procédure de réquisition de données techniques » (2005-532 DC).
Il a adopté la même solution à propos de l'installation des radars
fixes ou mobiles installés sur la voie publique afin de photographier
les plaques d'immatriculation des véhicules et leurs occupants
(2005-535 DC). De même, le prélèvement de cheveux pour
déterminer l'ADN d'un suspect n'affecte pas la liberté individuelle
de ce dernier (2003-467 DC, consid. 55), pas plus que les
dispositions du code civil qui réservent le droit de se marier aux
couples formés d'un homme et d'une femme (2010-92 QPC, consid.
6). La raison est évidente. Aucun des dispositifs législatifs
contrôlés n'introduisait la menace directe d'une quelconque
privation de liberté. En revanche, il est clair que toutes les mesures
qui conduisent à s'assurer physiquement des personnes telles que la
garde à vue, la vérification d'identité, la détention provisoire ou la
rétention administrative des étrangers doivent inévitablement
s'inscrire dans le champ de l'article 66 de la Constitution.

222 L'émancipation constitutionnelle des anciennes


composantes de la liberté individuelle (Const., art. 66) ◊ Le
resserrement de la notion de la liberté individuelle a conduit le
Conseil constitutionnel à délimiter un domaine constitutionnel
spécifique pour chacune des libertés individuelles dérivées de
l'article 66 de la Constitution. Le mouvement a été initié avec la
liberté d'aller et venir qui a trouvé un nouveau fondement dans la
Déclaration des droits de 1789 (99-411 DC, 2003-467 DC, 2004-
492 DC, 2006-532 DC), le juge constitutionnel s'alignant ainsi sur
les jurisprudences du Conseil d'État (8 avr. 1987, Ministre de
l'Intérieur c/ M. Peltier) et du Tribunal des conflits (9 juin 1989,
Eucat c/ TPG du Bas-Rhin). L'érosion de l'article 66 de la
Constitution comme source formelle de constitutionnalisation des
libertés s'est poursuivie avec le droit au respect de la vie privée qui
a trouvé également un ancrage constitutionnel dans le texte
révolutionnaire (99-416 DC, 2003-467 DC). L'émancipation
formelle des libertés anciennement dérivées de l'article 66 de la
Constitution a été inscrite dans le marbre d'un considérant de
principe : « il incombe au législateur d'assurer la conciliation
entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la
recherche des auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la
sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et,
d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement
garanties ; qu'au nombre de celles-ci figurent la liberté d'aller et
venir, l'inviolabilité du domicile privé, le secret des
correspondances et le respect de la vie privée, protégés par les
articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, ainsi que la liberté
individuelle, que l'article 66 de la Constitution place sous la
surveillance de l'autorité judiciaire » (2004-492 DC, consid. 4).

223 Un positionnement plus clair de la liberté individuelle au


sein des libertés et droits fondamentaux ◊ La liberté
individuelle (Const., art. 66) n'est plus une liberté rayonnante mais
une liberté différenciée au sein de l'éventail des droits et libertés
fondamentaux, sa singularité est désormais perceptible et d'autant
plus manifeste que ses anciens démembrements ont acquis leur
autonomie constitutionnelle.

224 Liberté individuelle (Const., art. 66) et liberté


individuelle ◊ La liberté individuelle de l'article 66 de la
Constitution est une liberté individuelle parmi les autres, au même
titre que peuvent l'être la liberté d'aller et venir, le droit au respect
de la vie privée, la liberté de mariage et le respect de la dignité
humaine par exemple. Elle ne peut plus être assimilée avec le genre
depuis qu'elle est redevenue ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser
d'être, l'une des libertés que la Constitution garantit aux individus.
La liberté individuelle de l'article 66 de la Constitution ne peut plus
être assimilée au principe de liberté (individuelle) visé par les
articles 1, 2 et 4 de la Déclaration des droits de 1789, qui constitue
la transposition juridique du concept politique et philosophique de
liberté. La liberté individuelle de l'article 66 de la Constitution n'est
plus que l'une des concrétisations juridicisées du principe de
liberté : elle protège la liberté (physique) de la personne en lui
garantissant qu'elle ne pourra être privée de sa liberté de façon
arbitraire. En conséquence, lorsque le Conseil constitutionnel
déclare que « la liberté individuelle est proclamée par les
articles 1, 2 et 4 de la Déclaration de 1789 » (94-343/344 DC,
consid. 3), il faut éviter l'amalgame et ne pas interpréter les mots de
« liberté individuelle » comme étant l'évocation de la liberté
individuelle de l'article 66 de la Constitution au sens de la sûreté
personnelle mais bien celle du principe de liberté individuelle en
général.
En définitive, la « liberté individuelle » comporte deux
acceptions : l'une générique qui correspond au concept général de
liberté (DDHC, art. 1, 2 et 4), l'autre appliquée à une manifestation
concrète de la liberté (art. 66 C.). Il est donc compréhensible que le
Conseil constitutionnel se soit appuyé sur la Déclaration de 1789 et
non sur l'article 66 de la Constitution pour contrôler la conformité
de loi sur l'avortement à la liberté (individuelle) de la femme qu'il a
fait découler de l'article 2 de la Déclaration de 1789 (2001-446 DC,
consid. 5).

225 Liberté individuelle et sûreté personnelle (Const., art.


66) ◊ Le resserrement du champ d'application de l'article 66 de la
Constitution auquel a procédé le Conseil constitutionnel depuis la
fin des années 1990 a changé la perception que l'on avait pu avoir
jusqu'alors de la liberté individuelle. Celle-ci n'est plus une
« liberté-gigogne » aux multiples démembrements, elle est la
transposition française de l'habeas corpus britannique. Dans ses
nouveaux habits, la liberté individuelle (Const., art. 66) constitue le
pendant du droit à la sûreté garanti par l'article 5 de la Conv.
EDH. En ce sens, elle se résume à l'état de l'homme qui n'est
arbitrairement ni arrêté ni détenu (C.-A. Colliard).
Néanmoins, il faut éviter les risques de confusion en gardant à
l'esprit que la sûreté présente une double signification. La
Déclaration des droits de 1789 fait état de ses deux aspects. Dans
un premier sens, le droit à la sûreté pose le principe d'une garantie
générale contre toute forme d'arbitraire. Il correspond, pour
reprendre la formule du professeur Rivero, à « la garantie de la
sécurité juridique de l'individu face au pouvoir ». Il ne peut y avoir
de démocratie, si le citoyen évite d'exprimer ses opinions politiques
et religieuses, tait ses comportements personnels et privés par peur
des représailles que les autorités publiques pourraient engager
contre lui. Aussi, il importait pour les révolutionnaires de
1789 d'inscrire dans une déclaration des droits celui qui devait
conditionner la pleine jouissance de tous les autres, en garantissant
au citoyen que le pouvoir de l'État ne s'exercerait plus sur lui de
façon arbitraire et excessive. C'est cette idée fondamentale
qu'exprime l'article 2 la Déclaration des droits de 1789 en disposant
que « le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la
liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». Le
droit à la sûreté condamne alors, comme l'a souligné le professeur
Rivero, « au-delà même de la privation de liberté, toute forme
arbitraire de répression ». En retenant cette acception large, le
Conseil constitutionnel a pu ainsi examiner si le fait que le
législateur puisse modifier une situation résultant de contrats
librement consentis était de nature à porter atteinte au droit à la
sûreté. Il s'agissait là de la première application du droit à la sûreté
de l'article 2 de la Déclaration de 1789 (89-254 DC). Le juge
constitutionnel a ainsi considéré qu'en « inscrivant la sûreté au
rang des droits de l'homme, l'article 2 de la Déclaration de
1789 n'a pas interdit au législateur d'apporter, pour des motifs
d'intérêt général, des modifications à des contrats en cours
d'exécution » (consid. 12).
Le droit à la sûreté, c'est donc « la garantie des libertés
individuelles du citoyen » (R. Badinter), mais c'est également, dans
un second temps, la garantie de l'une des libertés individuelles du
citoyen les plus essentielles, une liberté-bouclier, rempart physique
contre l'arbitraire. La volonté des rédacteurs de 1789 était
également, plus concrètement, de donner au citoyen l'assurance
qu'il n'y aurait plus de lettres de cachet et que l'expression, par
exemple, de ses opinions ne le conduirait plus en prison. Le respect
du droit à la sûreté impliquait alors de garantir de ce qui constitue
son « aspect le plus voyant », la liberté physique ou matérielle, à
travers « la certitude, pour les citoyens, qu'ils ne feront pas l'objet,
notamment de la part du pouvoir, de mesures arbitraires les privant
de leur liberté matérielle, telles qu'arrestations ou détentions »
(J. Rivero). C'est ce qu'exprime l'article 7 en déclarant que : « Nul
homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas
déterminés par la Loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux
qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres
arbitraires, doivent être punis ; mais tout Citoyen appelé ou saisi
en vertu de la Loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la
résistance ». C'est précisément cette dimension du droit à la sûreté
que l'on retrouve également exprimée dans le premier alinéa de
l'article 66 de la Constitution de 1958 et sur laquelle se fonde
désormais le Conseil constitutionnel lorsqu'il est question de la
liberté individuelle.

226 Liberté individuelle et liberté d'aller et venir ◊ Après avoir


vu leur sort lié pendant des décennies, liberté individuelle et liberté
d'aller et venir empruntent désormais des voies différentes. Il s'agit
en effet de deux libertés individuelles clairement identifiables,
dotées chacune d'une source constitutionnelle propre, d'un contenu
et d'un régime de protection spécifiques. La liberté d'aller et venir
est protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de
1789 (2003-467 DC), elle garantit à tout citoyen ainsi qu'à tout
étranger en situation régulière le droit de pouvoir circuler et résider
librement sur le territoire français ainsi que celui de le quitter.
Néanmoins, il convient d'observer que les sphères respectives de
ces libertés peuvent encore se recouper, précisément lorsqu'il est
question de privation de liberté. En effet, la privation de liberté
affecte non seulement la liberté individuelle, mais également la
liberté d'aller et venir à partir du moment où elle prive la personne
concernée de toute latitude de mouvement. Si l'atteinte portée à la
liberté individuelle s'accompagne nécessairement d'une atteinte à la
liberté d'aller et venir, en revanche, l'inverse n'est plus vérifié.
L'affectation de la liberté d'aller et venir n'entraîne plus
inévitablement la mise en cause de la liberté individuelle. Par
exemple, le retrait d'un passeport constitue une restriction à
l'exercice de la liberté d'aller et venir de la personne qui en fait
l'objet, mais épargne sa liberté individuelle. C'est donc dans ce
genre d'hypothèses que l'autonomisation de la liberté d'aller et venir
est amenée à prendre tout son sens (v. ss 250 s.).

227 Liberté individuelle et liberté personnelle ◊ La liberté


personnelle a fait son apparition sur l'échiquier des droits et libertés
fondamentaux à la fin des années 1980 en investissant le domaine
du droit du travail (n° 88-244 DC, n° 89-257 DC). La liberté
personnelle a ainsi succédé à la liberté individuelle dans sa fonction
de constitutionnalisation des libertés publiques. Tous les anciens
démembrements de la liberté individuelle sont devenus des
composantes de la liberté personnelle, qu'il s'agisse de la liberté
d'aller et venir (2010-71 QPC), du droit au respect de la vie privée
(2010-71 QPC), de la liberté de mariage (2003-484 DC). La liberté
personnelle recouvre désormais la notion extensive de la liberté
individuelle à l'exception de la sûreté personnelle. Cette
substitution de sources a sa raison d'être. Parce qu'elle tire son
fondement de dispositions constitutionnelles qui ne fixent aucune
règle de compétence (DDHC, art. 2 et 4, n° 2003-484 DC), la
liberté personnelle ne favorise aucun ordre de juridictions en
particulier et permet ainsi de laisser le champ libre aussi bien au
juge judiciaire qu'au juge administratif. Toutefois, l'activation
constitutionnelle de la liberté personnelle n'est pas à l'abri de
critiques, car on peut douter de l'intérêt à substituer une tutelle pour
une autre, la liberté personnelle au lieu de la liberté individuelle (v.
ss 248).

228 La liberté individuelle va-t-elle au-delà de la sûreté


personnelle ? ◊ Au regard de la jurisprudence constitutionnelle
actuelle, la mise en cause de la liberté individuelle découle de
mesures qui contribuent, par leur nature ou à raison de leurs
modalités d'application, à s'assurer physiquement des personnes en
vertu de la loi, en les privant pour une durée déterminée de toute
liberté de mouvement. En le disant, ne se trouve pourtant éclaircie
que la nature des rapports qu'entretient la liberté individuelle avec
l'une de ses anciennes composantes, la liberté d'aller et venir.
Contrairement à ce que peut soutenir une partie de la doctrine, la
privation totale de liberté et les critères permettant de l'établir ne
peuvent s'appliquer qu'à une mesure qui restreint initialement la
liberté d'aller et venir. Le raisonnement ne peut donc pas être
transposé aux autres anciennes composantes de la liberté
individuelle pour lesquelles il est encore parfois difficile d'établir le
degré d'émancipation. On pense notamment au droit au respect de
la vie privée dont le secret des correspondances et l'inviolabilité du
domicile constituent les émanations. Contrairement à ce que l'on
pourrait penser, le Conseil constitutionnel n'a pas achevé de dresser
les limites de la notion de la liberté individuelle, le recours au
concept de liberté personnelle ne permettant pas à lui seul de
répondre à toutes les interrogations (v. ss 247 s.). A minima, la
liberté individuelle de l'article 66 de la Constitution correspond
aujourd'hui au droit de n'être ni surveillé, ni poursuivi, ni arrêté, ni
détenu, ni condamné arbitrairement.

B. Une liberté fondamentale opposable aux privations


de liberté

La liberté individuelle, dans sa version revisitée, est


principalement opposable aux privations de liberté dont la notion
conditionne l'applicabilité de l'article 66 de la Constitution. Sans
privation de liberté, il ne peut y avoir en effet d'activation de cette
norme constitutionnelle. Il convient donc de définir les mesures
privatives de liberté en les opposant notamment aux mesures
restrictives de liberté. L'étude embrasse alors largement la matière
pénale dans laquelle, fort naturellement, la privation de liberté
trouve un terrain de développement spécifique.

229 La distinction entre mesure privative et mesure restrictive


de liberté ◊ Cette distinction permet exclusivement de déterminer
une ligne de partage entre les domaines respectifs de la liberté
d'aller et venir et de la liberté individuelle (Const., art. 66). Les
mesures restrictives de liberté restreignent la première tandis que
les mesures privatives de liberté affectent au-delà la seconde
également.
On pouvait penser que l'émancipation de la liberté d'aller et venir
allait permettre à celle-ci de couper tout lien avec la liberté
individuelle de l'article 66 de la Constitution. Certes, la liberté
d'aller et venir a acquis ses droits dans le respect d'une autonomie
trouvée loin de la liberté individuelle. Néanmoins, si les domaines
de ces deux libertés ne se recouvrent plus, ils se recoupent encore
parfois. Cette hypothèse se réalise lors d'une privation de liberté dès
lors que celle-ci altère à l'évidence l'exercice de la liberté d'aller et
venir de la personne qui la subit et qu'elle conditionne
l'applicabilité de l'article 66 de la Constitution. En d'autres termes,
il ne peut y avoir de mise en cause de la liberté individuelle (sûreté
personnelle) sans affectation préalable de la liberté de mouvement.
En schématisant, toute privation de liberté peut s'analyser comme
une restriction de liberté aggravée c'est-à-dire une restriction de
liberté poussée à son paroxysme. Pour reprendre la Cour
européenne des droits de l'homme, qui applique également la
distinction entre privation et restriction de liberté, il n'existe entre
les deux mesures qu'une « différence de degré ou d'intensité et non
de nature ou d'essence » (CEDH 6 nov. 1980, Guizzardi c/ Italie,
req. n° 7367/76).
La restriction de liberté implique la liberté d'aller et venir sans
engager la liberté individuelle dans la mesure où elle entraîne une
simple entrave à l'exercice de la liberté de mouvement. Tel est le
cas lorsqu'une personne est contrainte de remettre son passeport
aux autorités de police sans que cela affecte toutefois ses
possibilités de déplacement sur le territoire français. Se trouve dans
la même situation l'individu qui se voit interdire l'accès à un
périmètre géographique donné, tel un département par exemple.
Produit les mêmes effets l'arrêté de police qui limite les
déplacements des jeunes mineurs à la tombée de la nuit ou qui
interdit la mendicité sur le territoire communal.
La privation de liberté est évidemment plus contraignante, elle
entraîne une privation totale de liberté de mouvement. Au-delà de
la liberté d'aller et venir, elle met donc en cause la liberté
individuelle de la personne qui en fait l'objet en la privant de toute
latitude de déplacement. Cette situation se décline en de multiples
manifestations. Est ainsi concernée la personne qui fait l'objet d'une
peine privative de liberté, d'une garde à vue ou d'une détention
provisoire, mais elle touche également l'individu qui, souffrant de
troubles mentaux, est placé dans un hôpital psychiatrique ou bien
encore de l'étranger en situation irrégulière qui est maintenu en
rétention administrative.
230 Les critères de distinction ◊ L'implication de la liberté
individuelle, et partant l'activation de l'article 66 de la Constitution,
résulte de l'application d'un processus construit autour de
l'appréciation du degré de contrainte pesant sur la liberté d'aller et
venir. En effet, ce n'est qu'au franchissement d'un seuil particulier
de contrainte que la mesure de police qui affectait initialement la
liberté de mouvement de la personne qui en est l'objet va être
considérée comme affectant également sa liberté individuelle. Ce
seuil particulier étant atteint lorsque la personne est complètement
privée de sa liberté de mouvement, la question est alors de
déterminer à quelles conditions une telle situation se réalise
concrètement et selon quels critères. Tirant vraisemblablement les
enseignements de la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l'homme et des travaux de la doctrine, le Conseil constitutionnel
a dégagé trois séries de critères qu'il combine en fonction des
affaires qui lui sont soumises et relatifs respectivement à l'objet, à
la durée et aux effets de la restriction de liberté.
Avec la mise en œuvre de ces critères, il ne s'agit plus d'affirmer
que l'affectation de la liberté d'aller et venir entraîne
automatiquement celle de la liberté individuelle mais de déterminer
si, effectivement, cette dernière peut être mise en cause de manière
à justifier l'application de l'article 66 de la Constitution.
a) Le critère tiré de l'objet de la restriction. La première étape
de l'analyse, qui au demeurant s'avère suffisante dans la majorité
des cas, consiste à déterminer l'objet de la restriction de liberté, qui
peut être soit clairement posé par le législateur soit déduit de
l'analyse des travaux parlementaires. Si, en instaurant la mesure de
police restrictive de liberté, le législateur avait l'intention de
restreindre la liberté de mouvement des individus qui en feraient
l'objet au point de vouloir s'assurer physiquement de leur personne,
alors la mesure est constitutive d'une privation de liberté et non
d'une simple restriction de liberté. En conséquence, l'activation de
l'article 66 de la Constitution se justifie, le travail du juge consistant
alors à faire application de cette norme constitutionnelle.
L'application de ce seul critère permet de classer sans difficulté
parmi les privations de liberté toutes les peines privatives de liberté
mais également les mesures de détention provisoire (CEDH
16 juill. 2009, Prencipe c/ Monaco, req. n° 43376/06) et de garde à
vue. Doit être également rangé dans cette catégorie le placement en
rétention administrative des étrangers. En revanche, et on le
comprend, la confiscation des papiers d'identité, d'un passeport
(CEDH 22 mai 2001, Baumann c/ France, req n° 33592/96), ainsi
que l'assignation à résidence ou toute autre forme de surveillance
spéciale (CEDH, Raimondi c/ Italie, req n° 12954/87 ; 6 avr. 2000,
Labita c/ Italie, req n° 6772/95 ; 22 mai 2001, Denizi c/ Chypre, req
n°25316-2531/94) constituent, au regard de leur objet, des
restrictions de liberté.
b) Le critère tiré de la durée de la restriction. La mise en œuvre
du critère de l'objet peut laisser subsister un doute sur la nature de
la mesure en cause. Une mesure de police, par exemple, peut
entraver l'exercice normal de la liberté de mouvement d'une
personne sans pour autant l'empêcher totalement tant que cette
dernière n'est en fait soumise à aucune forme de « détention ».
Dans une telle hypothèse, la restriction de liberté est établie mais
pas a priori la privation de liberté. Pour s'en assurer, il peut être
intéressant de pousser le faisceau d'indices jusqu'à l'examen des
modalités concrètes de mise en œuvre de la mesure restrictive de
liberté. La prise en compte de la durée de la restriction joue alors
ici un rôle déterminant car la combinaison des critères tirés de
l'objet et de la durée peut faire basculer la mesure assimilable à une
simple restriction de liberté au regard de son objet en une véritable
privation de liberté lorsque l'on prend en considération ses effets
dans le temps.
C'est à ce constat auquel sont parvenus la Cour européenne des
droits de l'homme (25 juin 1996, Amuur c/ France, req. n° 7367/76)
et le Conseil constitutionnel à propos du maintien en zone d'attente
des étrangers qui ne sont pas autorisés à pénétrer sur le territoire de
l'État d'accueil. Dans sa décision du 25 février 1992, le Conseil
constitutionnel a retenu l'applicabilité de l'article 66 de la
Constitution après avoir pourtant admis que le maintien en zone de
transit est moins contraignant pour l'étranger que son placement en
rétention administrative au motif que « le maintien en zone de
transit en raison de l'effet conjugué du degré de contrainte qu'il
revêt et de sa durée (un mois), a néanmoins pour conséquence
d'affecter la liberté individuelle de la personne qui en fait l'objet au
sens de l'article 66 de la Constitution » (92-307 DC, consid. 15).
c) Le critère tiré des effets de la restriction. De manière
exceptionnelle, le juge constitutionnel peut avoir recours à un
dernier critère tiré des effets potentiels de la restriction portée à la
liberté de mouvement. Son application a permis de ranger les
contrôles d'identité dans la catégorie des mesures privatives de
liberté justifiant l'application de l'article 66 de la Constitution alors
que tout laissait à penser qu'il s'agissait de simples restrictions à la
liberté d'aller et venir, compte tenu de leur objet (contrôler l'identité
de personnes sur la voie publique) et de leur durée (quelques
minutes) (80-127 DC). Comme le note d'ailleurs le Conseil
constitutionnel, « la gêne que l'application des dispositions de (la
loi) peut apporter à la liberté d'aller et de venir n'est pas excessive,
dès lors que les personnes interpellées peuvent justifier de leur
identité par tout moyen et que, comme le texte l'exige, les
conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des
raisons motivant l'opération sont, en fait, réunies » (consid. 54).
Contrairement à un contrôle d'identité qui s'apparente à une
restriction de liberté, la vérification d'identité constitue
indubitablement une privation de liberté puisqu'elle permet de
retenir au commissariat un individu pendant plusieurs heures afin
d'établir son identité. Le Conseil constitutionnel a néanmoins uni le
sort de ces mesures en appliquant aux deux les prescriptions de
l'article 66 de la Constitution (93-323 DC, 97-389 DC). La raison
est établie. Lorsqu'il ne permet pas d'établir l'identité de la personne
contrôlée, le contrôle d'identité peut se poursuivre au poste de
police aux fins de vérifications supplémentaires et aboutir à une
privation de liberté. De ce point de vue, le contrôle d'identité
apparaît donc comme une étape préalable à la vérification
d'identité, justifiant le déclenchement des garanties attachées au
respect de la liberté individuelle. Cette analyse peut être discutée,
mais elle est aujourd'hui à même de justifier la compétence du juge
judiciaire pour connaître du contentieux des contrôles d'identité
dans le cadre d'opérations de police administrative (C. pr. pén., art.
78-2, 2e al.).
On le voit, le critère des effets (potentiels) permet d'aller au-delà
des apparences en participant ainsi à une approche extensive de la
notion de privation de liberté. Néanmoins, il s'avère d'un
maniement délicat si l'on tient compte du fait que les contrôles
d'identité constituent la seule application probante de ce critère
dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel (v. ss 234).

231 Une frontière fragile ◊ Différencier les mesures privatives de


liberté de celles qui ne le sont pas n'est pas toujours aisé car il suffit
parfois d'un « petit rien » pour que la restriction devienne privation
de liberté. Par exemple, selon le Conseil constitutionnel,
l'assignation à résidence d'un étranger sous le coup d'une obligation
de quitter le territoire ne comportant « aucune privation de la
liberté individuelle », le grief tiré de la méconnaissance de l'article
66 de la Constitution doit donc être jugé inopérant (2011-631 DC,
consid. 74). Au demeurant, une telle analyse emporte la conviction
tant il apparaît clair qu'une telle mesure est, pour l'étranger, moins
contraignante que son placement en rétention administrative.
L'assignation à résidence devrait donc être rangée dans la catégorie
des mesures restrictives de liberté. Pourtant, cela n'a pas empêché
la Cour européenne des droits de l'homme de retenir parfois une
qualification inverse. Elle a ainsi fait application de l'article 5 de la
Convention européenne à propos d'une assignation à résidence sur
une île ne comportant qu'un pénitencier (CEDH 6 nov. 1980,
Guzzardi c/ Italie, req. n° 7367/76) et a considéré, dans l'affaire
Vittorino et Luigi Mancini c/ Italie, que la détention en prison
comme l'assignation à domicile étaient, « compte tenu de leurs
effets et de leurs modalités d'exécution », des privations de liberté
(CEDH, 2 août 2001, req. n° 44955/98). La Cour a jugé que le
confinement à domicile, sous surveillance et interdiction de sortir,
constituait également une mesure privative de liberté (CEDH,
28 nov. 2002, Lavents c/ Lettonie, n° 58442/00). Au Royaume-Uni,
la High Court et la Court of appeal ont considéré dans le même
sens que l'assignation à résidence dans un petit appartement durant
18 heures par jour allait au-delà d'une simple restriction de liberté,
imposant en conséquence l'application des garanties tirées de
l'article 5 de la Convention européenne. V. Secretary of State for the
Home Department v. J.J. ; K.K. ; G.G. ; H.H. ; N.N., L.L. (2006)
E.W.H.C. 1623 ; Secretary of State for the Home Department v.
J.J. ; K.K. ; G.G. ; H.H. ; N.N., L.L. (2006) E.W.C.A. Civ. 1141
(1er août 2006).
Des doutes peuvent également subsister à l'égard de certaines
mesures de contrainte telles que, par exemple, le placement en
cellule de dégrisement des personnes trouvées en état d'ivresse sur
la voie publique (n° 2012-253 QPC) que le Conseil range parmi les
mesures privatives de liberté à l'instar de la Cour de Strasbourg
(CEDH, deuxième section, 4 avr. 2000, Witol Litwa c/ Pologne,
n° 26629/95). De même, les séjours en hospitalisation
psychiatrique imposés dans le cadre d'une prise en charge
ambulatoire sont quant à eux considérés par le Conseil
constitutionnel comme de « simples » mesures restrictives de
liberté alors qu'ils peuvent se traduire par une hospitalisation de
jour de 1 à 5 jours par semaine ou de nuit de 1 à 7 jours par
semaine, voire glisser vers un régime plus contraignant en
s'étendant sur la semaine entière à l'exception du week-end.

232 Les enjeux de la distinction ◊ Les enjeux sont importants si l'on


considère que la distinction entre les mesures privatives de liberté
et celles qui ne le sont pas emporte des conséquences sur
l'application du principe de séparation des autorités administratives
et judiciaires ainsi que sur l'applicabilité de certaines garanties de
droit pénal telles que le principe tiré de la non-rétroactivité de la loi
pénale la plus sévère.
a) Sur la répartition des compétences entre les ordres de
juridictions. La distinction entre restriction et privation de liberté
permet d'établir la ligne de partage entre les domaines
d'intervention respectifs des juges judiciaires et des juges
administratifs (v. ss 241, 242, 255). Échappent, par exemple, aux
garanties de l'article 66 de la Constitution, et partant à la
compétence du juge judiciaire, les soins ambulatoires prodigués
aux personnes souffrant de troubles mentaux même s'ils sont
associés à une hospitalisation partielle. En revanche,
l'hospitalisation psychiatrique complète relève, en vertu de la même
disposition, de la compétence du juge judiciaire qui bénéficie en la
matière d'un monopole de compétence décidé par le législateur.
b) Sur l'applicabilité du principe de la non-rétroactivité de la
loi pénale la plus sévère. La distinction entre restriction et
privation de liberté peut conditionner l'application de certains
principes de droit pénal comme celui tiré de la non-rétroactivité de
la loi pénale la plus sévère notamment. Traditionnellement, le
Conseil considère que les dispositions de l'article 8 de la
Déclaration des droits de 1789 concernent les peines appliquées
par les juridictions répressives ainsi que toute sanction ayant le
caractère d'une punition (n° 82-155 DC). Sont ainsi concernées les
sanctions pénales, les sanctions administratives et fiscales ainsi que
certaines mesures d'exécution des peines comme la période de
sûreté pendant la durée de laquelle aucune mesure d'aménagement
de la peine d'emprisonnement n'est possible. A contrario, le
principe de non-rétroactivité n'est pas applicable, en principe, aux
mesures de sûreté dans la mesure où elles ne constituent pas des
sanctions ayant le caractère d'une punition. C'est à cette conclusion
à laquelle le Conseil constitutionnel aurait donc dû parvenir à
propos du placement sous surveillance électronique mobile (PSEM)
et de la rétention de sûreté, après les avoir qualifiés tous deux de
mesures de sûreté échappant au régime des peines. Pourtant, s'il a
écarté l'applicabilité du principe de non-rétroactivité au PSEM
(2005-527 DC), il a censuré en revanche le caractère rétroactif de la
rétention de sûreté (2008-562 DC). Pour le juge constitutionnel en
effet, la rétention de sûreté, « eu égard à sa nature privative de
liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable
sans limites et au fait qu'elle est prononcée après condamnation
par une juridiction, ne saurait être appliquée à des personnes
condamnées avant la publication de la loi ou faisant l'objet d'une
condamnation postérieure à cette date pour des faits commis
antérieurement » (consid. 10). La nature privative de la rétention de
sûreté a largement influencé le raisonnement du juge
constitutionnel. Il faut donc retenir que l'applicabilité de l'article
8 de la Déclaration des droits de 1789 peut, le cas échéant, être
étendue à des mesures non punitives dès lors qu'elles sont privatives
de liberté. Ce qui est à même de justifier l'intérêt qu'il peut y avoir
de recourir à la distinction entre privation et restriction de liberté.

233 La diversité des mesures privatives de liberté ◊ Les mesures


privatives de liberté sont diverses et nombreuses, elles sont en effet
loin de se résumer à l'ensemble des peines privatives de liberté qui
forment une catégorie substantielle mais certainement pas unique.
Les mesures privatives de liberté ont des objets distincts : les unes
ont une vocation répressive, les autres peuvent être seulement
préventives. Elles ont souvent un lien étroit avec la matière pénale
mais ne sont pas pour autant exclusives de la matière. Elles peuvent
être prononcées par des juridictions de jugement ou être décidées
par des autorités administratives. Elles se distinguent par la
diversité de leurs destinataires potentiels : majeurs comme mineurs,
personnes coupables d'infractions ou pas, étrangers et nationaux,
malades souffrant de troubles mentaux etc. Les classifications sont
variables en fonction de critères retenus : autorité compétente pour
les édicter, nature juridique, dimension punitive ou non, lien
chronologique avec le procès pénal etc. La Convention européenne
des droits de l'homme fournit une sorte de récapitulatif des diverses
formes de privation de liberté autorisées dans les sociétés
démocratiques. Son article 5 range les mesures privatives de liberté
dans 6 catégories qui sont : la détention après condamnation,
l'arrestation ou la détention découlant d'une ordonnance judiciaire
ou d'une obligation légale, la détention provisoire, la détention d'un
mineur, la détention de certains malades et marginaux, ainsi que la
détention des étrangers.
On peut, en schématisant dans le cadre de cette étude, établir une
dichotomie en distinguant les mesures privatives de liberté liées à
la matière pénale, les plus nombreuses, et celles liées à la matière
administrative qui sont souvent plus discutées.

234 Les mesures privatives de liberté en lien avec la matière


pénale ◊ La matière pénale est jalonnée par une diversité de
mesures privatives dont la durée varie en fonction de l'objet et de la
finalité poursuivis. On pense au premier chef à l'ensemble des
« peines » privatives de liberté qui correspondent aux sanctions
pénales traditionnelles. Mais, l'application des garanties posées par
l'article 66 de la Constitution ne se limite pas à l'enceinte des
prisons, elle touche toutes les phases de la procédure pénale. Il ne
sera pas question ici de dresser un inventaire exhaustif de
l'ensemble de ces mesures, mais seulement de faire état parmi elles
des plus classiques, des plus connues ou des plus contestées.

1) La garde à vue constitue une mesure de police judiciaire


permettant de retenir dans certains locaux non pénitentiaires, pour
une durée limitée variable selon le type d'infraction, les personnes
qui, tout en n'étant ni condamnées ni même poursuivies, doivent
rester à la disposition des autorités de police ou de gendarmerie
pour les nécessités de l'enquête (annexe à l'exposé des motifs du
projet de loi portant institution d'un code de procédure pénale,
annexe 1, rapport de M. A. Besson, procureur général près la Cour
de cassation, §79, JO du Conseil de la République, p. 877). Cette
privation de liberté a pendant longtemps été une pratique tolérée
jusqu'à ce qu'en 1958, le Code de procédure pénale lui donne une
assise légale.
La garde à vue est une mesure privative de liberté dont la durée
de droit commun est de 24 heures. Elle doit être distinguée de la
rétention qui permet de retenir une personne qui n'a pas respecté
certaines obligations du contrôle judiciaire pendant la même durée
dans un local de police et de gendarmerie (C. pr. pén., art. 144-4).
Elle ne doit pas non plus être confondue avec la retenue douanière
qui permet aux agents des douanes de placer en retenue l'auteur
d'un délit douanier flagrant pendant 48 heures (C. douanes, art.
323-2). La garde à vue permet à la police judiciaire d'interroger une
personne afin de réunir des informations voire des aveux tout en
donnant le temps nécessaire aux enquêteurs pour réunir des
éléments de preuve.
La garde à vue est une mesure de police judiciaire placée sous le
contrôle de l'autorité judiciaire. Le placement en garde à vue peut
avoir lieu au cours de l'enquête préliminaire, de l'enquête de
flagrance ou lors d'une commission rogatoire. La décision de
placement en garde à vue appartient aux officiers de police
judiciaire sous le contrôle du procureur de la République qui doit
être informé de la mesure « dès le début » de la procédure. Il lui
appartient de contrôler le placement en garde à vue et d'ordonner le
cas échéant la prolongation de la privation de liberté pour une durée
supplémentaire de 24 heures. En revanche, au-delà de deux jours, la
privation de liberté ne peut se poursuivre qu'avec l'autorisation d'un
magistrat du siège. Il s'agit du juge des libertés et de la détention
lors des enquêtes et du juge d'instruction dans le cadre des
procédures d'informations judiciaires. Dès son placement en garde
à vue, l'intéressé peut demander à faire prévenir un proche, à voir
un médecin et à s'entretenir avec un avocat.
Il existe des régimes dérogatoires de garde à vue pour lesquels la
durée de la privation peut alors dépasser 48 heures. Ainsi pour les
actes de terrorisme, la garde à vue peut durer entre 4 et 6 jours et
l'intervention de l'avocat est différée à la 72e heure de privation de
liberté (C. pr. pén., art. 706-88). Dans le cadre d'une infraction
relevant de la criminalité ou de la délinquance organisée, la durée
de la garde à vue est portée à 4 jours et l'intervention de l'avocat
différée, en fonction de la gravité de l'infraction, entre 48 et
72 heures.
La France s'est trouvée dans l'obligation de revoir en profondeur
sa législation sur la garde à vue à la suite des critiques sévères
portées par la Cour de Strasbourg et le Conseil constitutionnel. À
de multiples reprises, la Cour européenne a épinglé le droit français
de la garde à vue pour violation du droit à un procès équitable en
raison du défaut d'assistance d'un avocat dès la première heure de
garde à vue (CEDH 14 oct. 2010, Brusco c/ France, req.
n° 1466/07). Elle a également considéré que l'intervention du
ministère public dans la procédure n'était pas compatible avec
l'article 5 § 3 de la Convention à partir du moment où le procureur
de la République ne pouvait pas avoir la qualité de « magistrat » au
sens des dispositions conventionnelles faute de jouir d'une
indépendance suffisante vis-à-vis de l'exécutif (CEDH, gde ch.,
29 mars 2010, Medvedyev et autres c/ France, req. n° 37104706 ;
23 nov. 2010, Moulin c/ France, req. n° 37104/06).
Le Conseil constitutionnel a également été très productif en peu
de temps sur le sujet (n° 2010-14/22 QPC du 30 juill. 2010 ;
n° 2010/30/34/35/47/48/49/50 QPC du 6 août 2010 ; n° 2010-31
QPC du 22 sept. 2010 ; n° 2010-80 QPC du 17 déc. 2010 ; n° 2011-
191/194/195/196/197), l'introduction de la QPC ayant été l'occasion
pour les avocats de saisir la Cour de cassation de la question de la
constitutionnalité de la garde à vue. Dans la décision du 30 juillet
2010, le juge constitutionnel a déclaré contraire aux articles 6
et 9 de la Déclaration des droits et à l'article 66 de la Constitution le
régime de la garde à vue, à l'exception des procédures liées aux
actes de terrorisme et à la criminalité ou à la délinquance organisée
(2010-14/22 QPC).
La réforme inévitable est intervenue avec la loi du 14 avril 2011
(n° 2011-302). L'entrée en vigueur de celle-ci ayant été différée au
1er juillet 2011, la Cour de cassation a apporté l'estocade finale à
l'ancien régime de la garde à vue par une salve d'arrêts qui ont
repris les vices d'inconventionnalité dénoncés par le juge de
Strasbourg. La Cour de cassation a ainsi affirmé que le parquet
n'était pas une autorité judiciaire au sens de l'article 5 de la
Convention (Crim. 15 déc. 2010, n° 10-83.674). Puis, elle a jugé
que l'interrogatoire mené sans un avocat était contraire à la
Convention (ass. plén., 15 avr. 2011, n° 10-17.049, n° 10-30.242,
n° 10-30.313, n° 10-30.316) pour confirmer, quelque temps plus
tard, que le régime de la garde à vue n'était pas compatible avec la
Convention qui garantit l'assistance d'un avocat ainsi que le droit de
se taire (Crim. 31 mai 2011, n° 11-81.412).
Au final, la nouvelle loi a fait la synthèse de toutes les critiques
et mis en place un dispositif de garde à vue respectueux des
exigences à la fois constitutionnelles et conventionnelles. Les
apports de la loi du 14 avril 2011 sont notables.
a) La loi donne désormais une définition de la garde à vue : il
s'agit d'une « mesure de contrainte décidée par un officier de police
judiciaire, sous le contrôle de l'autorité judiciaire, par laquelle une
personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons
plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre
un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement est
maintenue à la disposition des enquêteurs » (C. pr. pén., art. 62-2).
b) Elle délimite le champ d'application de la garde à vue.
Désormais limitée aux crimes et délits punis d'une peine
d'emprisonnement, la garde à vue n'est possible que si elle constitue
l'unique moyen pour parvenir à l'un ou moins des objectifs
suivants :
1° permettre l'exécution des investigations impliquant la
présence ou la participation de la personne ;
2° garantir la présentation de la personne devant le procureur de
la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à
donner à l'enquête ;
3° empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices
matériels ;
4° empêcher que la personne ne fasse pression sur les témoins ou
les victimes ainsi que sur leur famille ou leurs proches ;
5° empêcher que la personne ne se concerte avec d'autres
personnes susceptibles d'être ses coauteurs ou complices ;
6° garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser
le crime ou le délit.
c) Elle reconnaît de nouveaux droits à la personne gardée à vue
et précise le contenu des plus anciens. Parmi les garanties entourant
la mise en œuvre de la garde à vue au nombre desquelles figure que
le droit d'être informé de ses droits, deux méritent une attention
particulière : le droit d'être assisté par un avocat et le droit de se
taire.
L'assistance de l'avocat est au cœur du nouveau dispositif de
garde à vue mis en place par la loi du 14 avril 2011 qui parachève
sur ce point une lente évolution engagée depuis les années 1990. La
présence de l'avocat dans l'enquête policière constitue l'un des
apports de la loi du 4 janvier 1993 qui a introduit la possibilité pour
la personne gardée à vue de s'entretenir avec son avocat à partir de
la 20e heure. Avec la nouvelle loi, le rôle de l'avocat s'est
considérablement renforcé (C. pr. pén., art. 63-3-1, 63-4, 63-4-1 à
63-4-4). L'avocat peut désormais assister son client dès le début de
la garde à vue, il peut communiquer avec la personne gardée à vue
dans des conditions qui garantissent la confidentialité de l'entretien.
La durée de l'entretien ne peut excéder trente minutes. Lorsque la
garde à vue fait l'objet d'une prolongation, la personne peut, à sa
demande, s'entretenir à nouveau avec un avocat dès le début de la
prolongation en toute confidentialité pendant une trentaine de
minutes.
L'avocat peut participer aux auditions et aux confrontations.
L'audition ne peut en principe débuter sans la présence d'un avocat
qui dispose de deux heures pour se rendre dans les locaux de la
police ou de la gendarmerie. Tant qu'il n'est pas arrivé et sauf
dérogations, les enquêteurs ne peuvent interroger la personne que
pour recueillir des éléments d'identité. À l'issue de chaque entretien
avec la personne gardée à vue et de chaque audition ou
confrontation à laquelle il a assisté, l'avocat peut présenter des
observations écrites dans lesquelles il peut consigner les questions
qui lui ont été refusées de poser. Celles-ci sont jointes à la
procédure. L'avocat peut adresser ses observations, ou copie de
celles-ci, au procureur de la République pendant la durée de la
garde à vue.
Un droit d'accéder au dossier de son client lui est également
reconnu.
Dans un autre registre tout aussi important, la loi du 14 avril
2011 reconnaît à la personne gardée à vue le droit de garder le
silence et de ne pas témoigner contre soi-même. En vertu de
l'article 63-1, 3° du C. pr. pén., « la personne placée en garde à vue
est immédiatement informée par un officier de police judiciaire ou,
sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, dans
une langue qu'elle comprend, le cas échéant au moyen de
formulaires écrits [...] du fait qu'elle bénéficie [...] du droit, lors des
auditions, après avoir décliné son identité, de faire des
déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de
se taire ». Sur ce point, avec la reconnaissance de ce droit, la
législation française se rapproche du droit issu du Ve amendement
de la Constitution des États-Unis, selon lequel nul ne peut être
obligé de témoigner contre lui-même. La Cour suprême américaine
en a précisé le contenu dans la célèbre affaire de 1966, Miranda v.
Arizona (384, US 436 (1966). L'influence américaine se ressent
dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg qui considère que le
droit de se taire lors d'un interrogatoire de police et le droit de ne
pas contribuer à sa propre incrimination font partie intégrante de la
notion de procès équitable au sens de l'article 6 de la Convention
(CEDH 25 févr. 1993, Funke c/ France ; 8 févr. 1996, Murray c/
Royaume-Uni). Les enquêteurs sont donc tenus d'informer la
personne gardée à vue qu'elle a le droit de rester parfaitement
silencieuse et de ne s'exprimer qu'en présence de son avocat. On
retrouve cette obligation dans d'autres systèmes juridiques
nationaux. Tel est le cas en Espagne, en Italie et en Allemagne. À
noter que le Conseil constitutionnel n'a pas manqué de relever la
faiblesse sur ce point également de l'ancien régime de la garde à
vue en soulignant que « la personne gardée à vue ne (recevait) pas
la notification de son droit de garder le silence » (n° 14/22 QPC du
30 juill. 2010, consid. 28).
2) La détention provisoire est une mesure privative de liberté qui
consiste dans l'incarcération de la personne mise en examen
pendant la durée de l'instruction. Elle a un champ d'application
clairement circonscrit puisqu'elle est exclue en matière
contraventionnelle, impossible en matière correctionnelle lorsque la
peine encourue est inférieure à 3 ans d'emprisonnement (C. pr. pén.,
art. 143-1) mais toujours possible en matière criminelle quelle que
soit la durée de la peine.
Comme il s'agit de priver de liberté une personne présumée
innocente, la détention provisoire est encadrée par des conditions
de mise en œuvre strictes. Elle ne peut intervenir qu'à titre
exceptionnel. Il faut qu'elle constitue l'unique moyen de parvenir à
l'un ou plusieurs objectifs fixés par la loi quand ceux-ci ne peuvent
être atteints par le biais du placement sous contrôle judiciaire ou de
l'assignation à résidence avec surveillance électronique. Par
ailleurs, il peut y avoir détention provisoire si sa mise en œuvre
permet de conserver les preuves ou les indices matériels qui sont
nécessaires à la manifestation de la vérité ; d'empêcher une pression
sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ou une
concertation frauduleuse entre la personne mise en examen et ses
coauteurs ou complices ; de protéger la personne mise en examen ;
de garantir le maintien de la personne mise en examen à la
disposition de la justice ; de mettre fin à l'infraction ou prévenir son
renouvellement ou bien enfin, de mettre fin au trouble exceptionnel
et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction,
les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice
qu'elle a causé (C. pr. pén., art. 144).
Depuis la loi « Guigou » du 15 juin 2000, il appartient au juge
des libertés et de la détention, et non plus au juge d'instruction,
d'ordonner ou de prolonger la détention provisoire. C'est également
lui qui décide des mises en liberté. La procédure est soumise à
l'intervention de deux magistrats du siège ; le juge des libertés et de
la détention se prononce sur le placement en détention après avoir
été saisi par ordonnance motivée du juge d'instruction. Celui-ci lui
transmet le dossier de la procédure accompagné des réquisitions du
procureur de la République. La loi Perben II a mis en place un
régime dérogatoire en matière criminelle ou pour les délits punis de
dix ans d'emprisonnement en permettant, sous conditions, au
procureur de la République de saisir directement le juge des libertés
et de la détention en cas de refus de placement en détention opposé
par le juge d'instruction (C. pr. pén., art. 137-4). Le juge des libertés
et de la détention doit se prononcer à l'issue d'un débat
contradictoire par une ordonnance motivée pouvant être frappée
d'appel.
La durée de la détention provisoire est encadrée par la loi qui a
posé le principe selon lequel « la détention provisoire ne peut
excéder une durée raisonnable, au regard de la gravité des faits
reprochés à la personne mise en examen et de la complexité des
investigations nécessaires à la manifestation de la vérité » (C. pr.
pén., art. 144-1). En matière correctionnelle, elle ne peut excéder
4 mois, renouvelable par ordonnance motivée dans la limite des
délais butoirs d'un ou deux ans selon les cas (C. pr. pén., art. 145-1
). En matière criminelle, la durée est plus longue puisqu'elle est
portée à un an, renouvelable de 6 mois en 6 mois dans la limite des
délais butoirs fixés à 2, 3 ou 4 ans selon les cas (C. pr. pén., art.
145-2). Par ailleurs, lorsque ces plafonds ont été atteints, la loi
Perben II a prévu une possibilité d'allongement exceptionnel de la
privation de liberté de 4 mois supplémentaires à condition toutefois
que la remise en liberté entraîne un risque d'une particulière gravité
pour la sécurité des personnes et des biens (C. pr. pén., art. 145-2).
3) La rétention de sûreté a été introduite en France par la loi du
25 juillet 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration
d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental (dite « Loi
Dati »), modifiée par la loi du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le
risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de
procédure pénale. Elle a pour but de prévenir la dangerosité
extrême d'un certain nombre de condamnés en permettant de les
maintenir enfermés une fois leur peine exécutée lorsqu'« il est
établi qu'elles présentent une particulière dangerosité caractérisée
par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles souffrent
d'un trouble grave de la personnalité » (C. pr. pén., art. 706-53-13).
Concrètement, elle consiste dans le placement dans un centre socio-
médico-judiciaire de sûreté dans lequel il est proposé, de façon
permanente, à l'intéressé une prise en charge médicale sociale et
psychologique destinée à permettre la fin de cette mesure (C. pr.
pén., art. 706-53-13).
Cette mesure concerne les personnes condamnées pour de
longues peines, d'une durée de quinze ans ou plus, en raison
d'infractions graves telles que par exemple, actes de torture ou de
barbarie, viols, enlèvements ou séquestrations de mineurs ou
majeurs. Elle est prononcée, à l'issue d'un débat contradictoire, par
une juridiction régionale de la rétention composée d'un président de
chambre et de deux conseillers de la cour d'appel à condition
toutefois que la Cour d'assises ait prévu dans sa décision de
condamnation que la personne pourra faire l'objet à la fin de sa
peine d'un réexamen de sa situation en vue d'une éventuelle
rétention de sûreté. Il s'agit donc d'une mesure ab initio dont les
effets se produisent postérieurement à l'exécution de la peine.
Cette privation de liberté ne doit pas être confondue avec la
surveillance de sûreté, introduite en France par la même loi de
2008 et qui permet de soumettre une personne considérée comme
dangereuse à un régime d'obligations plus contraignant que la
surveillance judiciaire à sa sortie de prison (obligation de soins,
surveillance électronique mobile, lieux interdits, etc.), dès lors
qu'elle a été condamnée à au moins 15 ans d'emprisonnement.
En introduisant la rétention de sûreté, la France a ainsi rejoint les
pays ayant déjà mis en place des mécanismes exceptionnels pour
empêcher de nuire les personnes que l'on qualifie parfois de
« criminels d'habitude dangereux » lorsqu'elles présentent tous les
risques de récidiver et de « criminels anormaux » quand elles
souffrent de troubles mentaux. Le droit allemand connaît un
mécanisme comparable avec la détention de sûreté (dite aussi
détention-sûreté ou internement de sûreté) créée à l'époque nazie
par une loi du 24 novembre 1933 sur le traitement des délinquants
d'habitude dangereux et sur les mesures d'amendement et de
prévention. Maintenue après 1945, la détention de sûreté allemande
a fait l'objet de réformes successives, favorables à un élargissement
de son champ d'application ainsi qu'à un assouplissement de ses
conditions de mise en œuvre. Notamment, la limitation de la durée
de 10 ans de cette privation de liberté a été supprimée par la loi du
26 janvier 1998 relative à la lutte contre les délits sexuels et autres
infractions dangereuses et la loi du 23 juillet 2004 a mis en place la
détention de sûreté a posteriori (non prévue par la condamnation
initiale) aux côtés des détentions de sûreté ab initio (prononcées au
moment de la condamnation initiale) et sous réserve (dont la
juridiction de jugement réserve le prononcé dans le verdict) qui
existaient déjà. Par une loi du 22 décembre 2010 portant nouvelle
réglementation relative à la détention de sûreté, le législateur
allemand a modifié, une nouvelle fois, le régime de cette privation
de liberté. Il a d'une part limité la détention ab initio aux formes
aggravées de violences et d'atteintes sexuelles et d'autre part
réservé la détention a posteriori aux seuls condamnés ayant fait
l'objet d'un internement en hôpital psychiatrique. En revanche, il a
assoupli les conditions et modalités de la détention sous réserve.
À noter que la rétention de sûreté est présente dans la législation
de bon nombre de pays membres du Conseil de l'Europe tels que la
Belgique, la Suisse, l'Italie, le Danemark, l'Autriche ou encore la
Slovaquie. Dans la plupart des cas, cette privation de liberté est
ordonnée par les juridictions de jugement et exécutée après que les
condamnés ont purgé leur peine d'emprisonnement. En même
temps qu'elle se banalise, la rétention de sûreté est très controversée
car elle marque pour ses détracteurs le passage d'une justice de
responsabilité à une justice de sûreté en contrevenant ainsi aux
fondements d'une société de liberté (R. Badinter, Le Monde 17-18
avr. 2008). En poursuivant une logique de défense sociale, elle n'a
plus en effet pour but de sanctionner la culpabilité pénale mais de
protéger de manière préventive la collectivité contre un délinquant
dangereux. Elle repose alors non plus sur la culpabilité de la
personne condamnée par la cour d'assises mais sur sa particulière
dangerosité appréciée a posteriori pour des faits qui ne se sont pas
produits. La rétention de sûreté peut être déclenchée dès lors qu'il
existe (seulement) une probabilité très élevée de commission d'une
infraction déterminée. Par ailleurs, la rétention de sûreté s'applique
en France, comme dans d'autres pays (Allemagne, Belgique,
Suisse), sans limitation de durée puisque si elle est prononcée pour
une durée d'un an, elle est en revanche renouvelable sans fin. En
Suisse, une initiative populaire fédérale relative à l'internement à
vie des délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux et
amendables a même conduit à la modification de la Constitution
afin d'introduire une forme d'internement à vie indépendamment de
l'existence d'un trouble mental (Const., art. 123a). À travers la
critique de telles mesures c'est une certaine déshumanisation du
droit pénal qui est ainsi dénoncée car au couple culpabilité-peine,
faisant appel au libre-arbitre, succède le couple dangerosité-sûreté,
qui est la négation même du libre-arbitre (M. Delmas-Marty).
Pourtant, le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité
de la rétention de sûreté (2008-562 DC). Quelques années
auparavant, la Cour constitutionnelle allemande, dans une décision
du 5 février 2004, a de son côté validé le dispositif de la rétention
de sûreté ab initio sans limitation de durée (2BvR 2029/01, NJW
2004, p. 739). Les deux juges constitutionnels ont qualifié de
conserve une telle privation de liberté de mesure privative de sûreté
dans la mesure où, ne reposant pas sur la culpabilité de la personne
condamnée, elle a pour seul but d'empêcher les personnes de
récidiver. Le Conseil d'État français a adopté la même analyse en
considérant également que la rétention de sûreté n'est pas une peine
(CE 29 nov. 2010, M. Jean-Paul A. et Section française de l'OIP,
req. n° 323694). La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a considéré
qu'elle limite certes le droit à la liberté de l'article 2 § 2 de la Loi
fondamentale mais de manière suffisamment proportionnée pour la
rendre constitutionnellement admissible. Le Conseil constitutionnel
français est parvenu à une conclusion identique sous réserve
toutefois que ce type de mesure n'intervienne qu'à titre
exceptionnel. La loi du 10 mars 2010 a tenu compte de cette
exigence puisque la rétention de sûreté ne peut intervenir qu'à la
condition qu'un renforcement des obligations de surveillance de
sûreté apparaisse insuffisant pour prévenir la récidive.
De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé le
principe de la rétention de sûreté ab initio compatible avec la
Convention à partir du moment où elle entre dans le champ des
privations de liberté autorisées par l'article 5 de la Convention et
notamment par son premier alinéa qui admet les détentions
régulières après condamnation par un tribunal compétent. Sous cet
angle, la détention de sûreté doit être fondée sur une application
prévisible du code pénal (CEDH 9 juin 2011, Mork c/ Allemagne,
req n° 31047/04). Ce qui signifie qu'elle doit non seulement être
conforme à la législation nationale mais présenter également un
lien de causalité suffisant avec la condamnation initiale. En
conséquence, il y a violation du droit à la liberté et à la sûreté si la
détention dépasse la durée maximale autorisée au moment de
l'incarcération en application d'une loi ultérieure parce que, selon
la Cour de Strasbourg, la possibilité alors offerte par la nouvelle loi
de prolonger de manière illimitée une privation de liberté
initialement limitée ne permet plus d'établir un lien causal suffisant
entre la condamnation pénale et la prolongation ultérieure de la
privation de liberté (CEDH 17 déc. 2009, M. c/ Allemagne, req
n° 19359/04 ; 13 janv. 2011, Kallweit c/ Allemagne, req n°17792,
13 janv. 2011, Schummer Allemagne, req n°27360/04 et 42225/07 ;
14 avr. 2011, Jendrowiak c/ Allemagne, req n° 30060/04).
Sous l'influence du droit européen, la Cour constitutionnelle de
Karlsruhe a nuancé sa position afin d'interpréter la Loi
fondamentale de manière favorable au droit européen (4 mai 2011,
2 BvR 2365/09, 2 BvR 740/10, 2 BvR 2333/08, 2 BvR 1152/10, 2
BvR 571/10). Elle a finalement jugé inconstitutionnelles toutes les
dispositions du code pénal relatives à la prolongation rétroactive de
la détention de sûreté et aux décisions rétroactives de placement en
détention de sûreté au motif que cela portait une atteinte injustifiée
à l'exercice du droit à la liberté et à la sûreté garanti par l'article
2 combiné à l'article 104, alinéa 1 de la loi fondamentale. La Cour
européenne a salué la position du juge constitutionnel allemand et
en application d'une jurisprudence constante, admis la compatibilité
de la détention de sûreté à durée indéterminée ordonnée par la
juridiction de jugement en application de la législation en cours au
moment des faits (CEDH 9 juin 2011, Mork c/ Allemagne, req
n° 31047/04).

4) Les contrôles et vérifications d'identité doivent également


être rangés parmi les mesures privatives de liberté même si la
contrainte pesant sur la liberté individuelle semble moins évidente
que pour les autres privations de liberté. Ce classement peut
paraître contestable s'agissant des contrôles d'identité qui,
contrairement aux vérifications pouvant suivre et durer au
maximum 4 heures, s'effectuent en quelques minutes sur la voie
publique. En outre, le contrôle d'identité suppose une interpellation
tandis que la vérification commande une rétention. La classification
se justifie néanmoins à partir du moment où le contrôle d'identité
s'analyse comme la première étape d'une opération de police
pouvant déboucher sur une privation de liberté temporaire lors de la
vérification d'identité dans les locaux de police. La Cour de
cassation a d'ailleurs adopté une vision globale du contrôle et de la
vérification d'identité en érigeant un bloc de compétence au profit
du juge judiciaire (Crim. 25 avr. 1985, Bogdan et Vukovic).
Le contrôle d'identité est une opération de police consistant pour
les autorités compétentes à demander à toute personne de justifier
de son identité par la présentation de tout document susceptible de
l'établir. Il est possible de distinguer deux catégories de contrôles
d'identité en fonction de l'objet qu'ils poursuivent : les uns ont un
objet répressif et sont dits « judiciaires » parce qu'ils visent des
personnes ayant commis une infraction ou sur le point d'en
commettre une ; les autres poursuivent un objet préventif et sont
dits « administratifs » dans la mesure où ils tendent à prévenir une
atteinte à la sécurité des biens et des personnes. Tous sont régis par
l'article 78-2 du Code de procédure pénale qui décline les différents
types de contrôles possibles ainsi que les conditions de mise en
œuvre.
Les contrôles d'identité peuvent être mis en œuvre dans quatre
séries d'hypothèses principalement.
a) La première s'inscrit directement dans le cadre de l'enquête
pénale, « lorsqu'il existe plusieurs raisons plausibles de
soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;
ou qu'elle se prépare à commettre un crime ou un délit ; ou qu'elle
est susceptible de fournir des renseignements utiles à l'enquête en
cas de crime ou délit ; ou qu'elle a fait l'objet de recherches
ordonnées par l'autorité judiciaire » (C. pr. pén., art. 78-2, al. 1).
b) La deuxième hypothèse concerne les contrôles d'identité
menés globalement dans des lieux et pour une période déterminée
sur réquisitions du procureur de la République aux fins de
recherche et de poursuite d'infractions qu'il précise. Sont ici visées
ce que l'on appelle parfois les opérations « coups de poing »
consistant en des contrôles massifs et systématiques dans des zones
connues pour subir une délinquance régulière. De telles opérations
peuvent également être menées dans le cadre de la lutte contre le
trafic d'armes, d'explosifs ou de stupéfiants ainsi qu'en matière de
terrorisme. Elles sont menées par des officiers de police judiciaire
dans les lieux et pour une période déterminés par le procureur de la
République sur décision expresse et motivée. Elles ne peuvent se
poursuivre au-delà de 24 heures qu'avec une nouvelle décision prise
par le procureur de la République dans les mêmes conditions. Les
officiers de police judiciaire peuvent, dans ce cadre, procéder à des
contrôles d'identité et visiter les véhicules circulant, arrêtés ou
stationnant sur la voie publique ou dans les lieux accessibles au
public.
c) Les contrôles d'identité peuvent être menés, troisième
hypothèse, pour prévenir une atteinte à l'ordre public, quel que soit
le comportement de la personne interpellée. Il s'agit ici d'opérations
de police administrative présentant pour autre particularité d'être
menées par des officiers de police judiciaire ou sur l'ordre et sous la
responsabilité de ceux-ci par des agents de police judiciaire
adjoints. Ce type de contrôle pose des difficultés sous l'angle du
respect des libertés fondamentales en raison de sa nature
préventive. La Cour de cassation a notamment posé une limite et
considéré que la finalité préventive de telles opérations ne devait
pas autoriser les autorités de police à contrôler l'identité d'une
personne sans motif légitime. Aussi, pour éviter tout risque de
contrôle « au faciès », la Cour suprême a soumis la légalité de telles
mesures à l'exigence d'un lien direct entre le comportement de la
personne contrôlée et l'atteinte à l'ordre public (Crim. 10 nov. 1992,
Bassilika). Le Conseil constitutionnel lui a donné raison en
soumettant la constitutionnalité de la réforme législative,
intervenue pour contrecarrer la jurisprudence judiciaire, au respect
d'une réserve d'interprétation venant préciser que si le législateur
peut autoriser le contrôle d'identité d'une personne sans qu'il soit
nécessaire pour les autorités compétentes de prendre en
considération son comportement, ces dernières sont néanmoins
tenues de « justifier, dans tous les cas, de circonstances
particulières établissant le risque d'atteinte à l'ordre public qui a
motivé le contrôle » (93-323 DC, consid. 9). Il a précisé qu'il
revient à l'autorité judiciaire, et plus précisément au juge judiciaire,
de s'assurer de la réalité et de la pertinence des raisons invoquées
pour justifier de tels contrôles et qu'à cette fin, il lui appartient
d'apprécier, le cas échéant, le comportement des personnes
contrôlées (consid. 10).
d) En dépit de la formulation générale utilisée par le Code de
procédure pénale, le dernier type de contrôle est un instrument au
service de la police des étrangers visant à s'assurer de la situation
administrative de ces derniers. La loi du 10 août 1993 a certes
introduit la possibilité de contrôler l'identité de toute personne en
vue de « vérifier le respect des obligations de détention, de port et
de présentation des titres et documents prévus par la loi » (C. pr.
pén., art. 78-2, al. 4). Mais, cette mesure a été mise en place par le
législateur afin de pallier la suppression des contrôles aux frontières
consécutivement à la disparition des frontières intérieures de
l'espace Schengen. En effet, ces contrôles ne peuvent pas intervenir
n'importe où sur le territoire mais seulement dans une zone
géographique de vingt kilomètres en deçà de la frontière terrestre
de la France avec les États parties à la Convention de Schengen
ainsi que dans les zones des ports, aéroports et gares ferroviaires ou
routières ouvertes au trafic international et accessibles au public.
De tels contrôles sont désormais également possibles dans les trains
transnationaux entre la frontière et le premier arrêt qui se situe au-
delà des 20 kilomètres de la frontière et, dans certains cas, entre cet
arrêt et un arrêt situé dans la limite des 50 kilomètres suivants. Les
lignes et arrêts concernés sont définis par arrêté ministériel. Tout
étranger, ou perçu comme tel par les forces de police, s'expose à
des contrôles d'identité sur les quais de ces gares par les agents de
la police de l'air et des frontières. Lorsqu'il existe une section
autoroutière débutant dans la zone frontalière et que le premier
péage autoroutier se situe au-delà de la ligne des 20 kilomètres, le
contrôle peut en outre avoir lieu jusqu'à ce premier péage sur les
aires de stationnement ainsi que sur le lieu de ce péage et les aires
de stationnement attenantes. Les péages concernés sont également
désignés par arrêté ministériel.
Dans sa version initiale, la mise en œuvre de tels contrôles était
facilitée dans la mesure où il n'était pas nécessaire pour les autorités
de police de faire état de circonstances particulières liées au
maintien de l'ordre public pour y avoir recours, ni que la personne
contrôlée fasse preuve d'un comportement déterminé, le fait d'être
présente dans l'un des lieux visés par la loi étant en soi suffisant.
Cette procédure de contrôle « Schengen » a été déclarée contraire
au droit de l'Union européenne dans un important arrêt de la Cour
de justice déjà bien connu pour avoir admis la compatibilité de la
QPC avec le droit de l'Union européenne (CJUE 22 juin 2010,
Melki et Abdeli, C-188/10 et C-189/10).
Le règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du
Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire
relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes,
dit code frontières Schengen, a posé la règle selon laquelle « les
frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que
des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes,
quelle que soit leur nationalité » (art. 20). En assurant l'absence de
vérifications sur des personnes aux frontières intérieures, la
législation communautaire interdit « les vérifications effectuées aux
points de passage frontaliers afin de s'assurer que les personnes, y
compris leurs moyens de transport et les objets en leur possession
peuvent être autorisés à entrer sur le territoire des États membres
ou à le quitter ». En revanche, elle ne s'oppose pas à ce que les
autorités compétentes de l'État membre effectuent, en vertu du droit
national, des contrôles d'identité pour d'autres motifs, y compris
dans les zones frontalières, dès lors que l'exercice du pouvoir de
police n'a pas un effet équivalent à celui des vérifications aux
frontières. Eu égard au champ d'application géographique des
contrôles d'identité du 4e alinéa de l'article 78 2 du Code de
procédure pénale, au fait qu'ils sont aptes à être appliqués à chaque
personne qui se trouve dans la zone géographique indiquée et à
l'absence d'explication solide sur l'objectif qu'ils poursuivent, la
Cour de Luxembourg a estimé qu'il s'agissait en fait de vérifications
aux frontières dissimulées, interdites par l'article 20 du règlement
n° 562/2006 et insusceptibles de rentrer dans les exceptions
limitées prévues à l'article 21 de ce dernier. Le juge communautaire
a en conclu que les exigences du droit communautaire « s'opposent
à une législation nationale conférant aux autorités de police de
l'État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement
dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de
cet État avec les États parties à la Convention d'application des
accords de Schengen, l'identité de toute personne, indépendamment
du comportement de celle-ci et de circonstances particulières
établissant un risque d'atteinte à l'ordre public ». Ce faisant, la
Cour de justice condamne au regard de la liberté d'aller et venir les
contrôles pratiqués de façon systématique ou arbitraire lorsqu'elle
souligne que « l'article 78-2, quatrième alinéa, du code de
procédure pénale, qui autorise des contrôles indépendamment du
comportement de la personne concernée et de circonstances
particulières établissant un risque d'atteinte à l'ordre public, ne
contient ni précisions ni limitations de la compétence ainsi
accordée, notamment relatives à l'intensité et à la fréquence des
contrôles pouvant être effectués sur cette base juridique, ayant
pour objet d'éviter que l'application pratique de cette compétence
par les autorités compétentes aboutisse à des contrôles ayant un
effet équivalent à celui des vérifications aux frontières au sens de
l'article 21, sous a), du règlement n° 562/2006 ».
On ne pourra s'empêcher de relever que le raisonnement suivi
par la Cour de justice ressemble à s'y méprendre à celui qu'avait
adopté le Conseil constitutionnel dans sa décision du 5 août
1993 qui précisait également que « la pratique de contrôles
d'identité généralisés et discrétionnaires est incompatible avec le
respect de la liberté individuelle » (93-323 DC, consid. 9).
Pourtant, à propos des contrôles d'identité « Schengen » et
contrairement au juge communautaire, le Conseil constitutionnel
avait épargné le législateur d'un constat de violation de la liberté
individuelle (consid. 11 à 16).
De son côté, la Cour de cassation a tiré les conséquences de la
décision de la Cour de Luxembourg qui soumet en définitive lege
ferenda la compatibilité de tels contrôles à l'exigence que le
comportement de la personne contrôlée soit effectivement pris en
considération ainsi que les circonstances particulières établissant un
risque d'atteinte à l'ordre public, à l'instar de ce qu'elle exige déjà
des contrôles d'identité relevant du 3e alinéa de l'article 78-2 du
Code de procédure pénale (Cass., ass. plén., 29 juin 2010, n° 10-
40.002 ; Civ. 1re, 23 févr. 2011, n° 09-70.462 ; Civ. 1re, 18 mai 2011,
n° 10-30776 ; v. également en ce sens Paris, 23 mars 2011,
n° 11/01406).
La Loi d'orientation et de programmation pour la performance de
la sécurité intérieure du 14 mars 2011, connue sous l'acronyme
LOPPSI 2, a modifié l'article 78-2 alinéa 4 du C. pr. pén. pour tenir
compte des exigences communautaires en ajoutant d'une part que
« pour la prévention et la recherche des infractions liées à la
criminalité transfrontalière, l'identité de toute personne peut
également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier
alinéa, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de
port et de présentation des titres et documents prévue par la loi » et
en précisant d'autre part que « le contrôle des obligations de
détention, de port et de présentation des titres et documents prévus
par la loi ne peut être pratiqué que pour une durée n'excédant pas
six heures consécutives dans un même lieu et ne peut consister en
un contrôle systématique des personnes présentes ou circulant dans
les zones ou lieux mentionnés au même alinéa ». Pour autant, la
mise en conformité de la loi française avec les exigences
communautaires n'est pas totale. Le législateur a en effet occulté du
champ de sa révision les raisons objectives justifiant le
déclenchement du contrôle et tenant notamment au comportement
de la personne interpellée. Et pour cette raison, le juge judiciaire
pourrait déclarer irréguliers les contrôles opérés sur son fondement,
dans la droite ligne de la position que la Cour de cassation vient
d'adopter à propos des contrôles autonomes des titres de séjour
organisés par l'article L. 611-1 du CESSERA (Civ. 1re, 6 juin 2012,
M. X…, n° 10-25.233). Dans cette dernière affaire, la Haute Cour a
en effet jugé incompatible avec les exigences du droit de l'Union
européenne l'article L. 611-1, alinéa 1, du CESEDA qui confère
aux policiers, en dehors de tout contrôle d'identité, la faculté de
requérir des personnes de nationalité étrangère, indépendamment
de leur comportement ou de circonstances particulières établissant
un risque d'atteinte à l'ordre public, la présentation des documents
au titre desquels celles-ci sont autorisées à circuler ou à séjourner
en France. Le caractère objectif des éléments susceptibles de
révéler l'extranéité de ladite personne, découlant en l'espèce de la
plaque minéralogique d'un véhicule de transport collectif où se
trouvait le requérant en compagnie d'autres passagers, n'est pas
apparue comme une garantie suffisante aux yeux de la Cour de
cassation pour encadrer un type de contrôle ayant un effet
équivalent aux contrôles aux frontières prohibés par le code
frontières Schengen.
Quel que soit le fondement du contrôle, toute personne se
trouvant sur le territoire national doit accepter de se prêter à un
contrôle d'identité effectué par les autorités de police compétentes
dans les conditions prévues par la loi. Si elle s'y oppose ou si le
contrôle ne permet pas d'établir son identité, elle peut faire alors
l'objet d'une mesure de contrainte policière, la vérification
d'identité qui correspond à sa conduite et à son maintien dans les
locaux de police pendant une durée ne pouvant excéder quatre
heures (C. pr. pén., art. 78-3). Dans tous les cas, la personne retenue
est présentée immédiatement à un officier de police judiciaire qui la
met en mesure de fournir par tout moyen les éléments permettant
d'établir son identité et qui procède, s'il y a lieu, aux opérations de
vérification nécessaires. Elle est par ailleurs placée sous la
responsabilité du procureur de la République qui doit être averti dès
le début de la rétention s'il s'agit d'un mineur. La personne majeure
est quant à elle informée de son droit de faire aviser le procureur de
la République de la vérification dont il fait l'objet.
L'officier de police judiciaire mentionne, dans un procès-verbal,
les motifs qui justifient le contrôle ainsi que la vérification
d'identité, et les conditions dans lesquelles la personne a été
présentée devant lui, informée de ses droits et mise en demeure de
les exercer. Il précise le jour et l'heure à partir duquel le contrôle a
été effectué, le jour et l'heure de la fin de la rétention et la durée de
celle-ci. Si la personne interpellée maintient son refus de justifier
de son identité ou fournit des éléments d'identité manifestement
inexacts, les opérations de vérification peuvent donner lieu, après
autorisation du procureur de la République ou du juge d'instruction,
à la prise d'empreintes digitales ou de photographies lorsque celle-
ci constitue l'unique moyen d'établir l'identité de l'intéressé. Le
procès-verbal est transmis au procureur de la République. Si elle
n'est suivie à l'égard de la personne qui a été retenue d'aucune
procédure d'enquête ou d'exécution adressée à l'autorité judiciaire,
la vérification d'identité ne peut donner lieu à une mise en mémoire
sur fichiers et le procès-verbal ainsi que toutes les pièces se
rapportant à la vérification sont détruits dans un délai de six mois
sous le contrôle du procureur de la République. En revanche, dans
le cas où il y a lieu à procédure d'enquête ou d'exécution adressée à
l'autorité judiciaire et assortie du maintien en garde à vue, la
personne retenue doit être aussitôt informée de son droit de faire
aviser le procureur de la République de la mesure dont elle fait
l'objet.

235 Les mesures privatives de liberté en lien avec la matière


administrative ◊ Si les privations administratives de liberté sont
évidemment moins nombreuses, elles suscitent toutefois une
jurisprudence abondante. Elles constituent des instruments de la
police administrative qui les utilisent pour prévenir les troubles à
l'ordre public. Parmi elles, doivent être principalement cités les
mesures privatives de liberté applicables aux étrangers ainsi que les
soins psychiatriques sous contrainte dont le régime vient de faire
l'objet d'une réforme en profondeur.
1) Les soins psychiatriques sous contrainte ou le placement
forcé en hôpital psychiatrique
Le droit français de la psychiatrie a pendant longtemps été une
« zone de non-droit constitutionnel ». Le régime de l'hospitalisation
sans consentement a en effet vécu sur les fondements d'une vieille
loi datant du 30 juin 1838 dite loi « Esquirol » (loi n° 7743 du
30 juin 1838 sur les aliénés) restée pratiquement inchangée jusqu'à
ce que le Parlement légifère en 2011 pour la mettre en conformité
avec les exigences constitutionnelles. L'une des modalités
d'hospitalisation complète sous contrainte, prévue par la loi
Esquirol, présentait comme particularité d'être décidée par l'autorité
préfectorale dès lors que la sûreté des personnes et l'ordre public
étaient menacés, sans que soit organisé un contrôle préalable du
juge judiciaire. En moins de dix mois (entre 2010 et 2012), le
régime de l'hospitalisation forcée qui n'avait jamais été examiné par
le Conseil constitutionnel a fait l'objet d'un contrôle intense de la
part de ce dernier puisque ce sont pas moins de 4 décisions qui ont
été rendues par la voie de la question prioritaire de
constitutionnalité (n° 2010-71 QPC, 2011-135/140 QPC, 2011-174
QPC, 2012-235 QPC). Le Parlement a tiré toutes les leçons des
inconstitutionnalités sanctionnées par le juge constitutionnel en
adoptant la loi du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection
des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques et aux
modalités de leur prise en charge (loi n° 2011-803). Le nouveau
dispositif législatif opère un changement de terminologie qui
traduit la nouvelle approche du droit de la psychiatrie en s'éloignant
définitivement de l'esprit de la Loi Esquirol conçue comme une loi
de police. La notion de « soins psychiatriques » vient ainsi se
substituer à celle « d'hospitalisation » et « d'internement » de
personnes qui ne sont plus qualifiées d'« aliénés » mais de
« personnes faisant l'objet de soins psychiatriques », comme s'il y
avait lieu de rappeler que les personnes souffrant de troubles
mentaux sont des hommes et des femmes comme les autres,
jouissant des mêmes droits.
L'hospitalisation complète d'une personne sans son consentement
dans un établissement psychiatrique constitue une privation de
liberté tombant sous le coup de l'article 66 de la Constitution dans
la mesure où elle a pour objet de priver la personne qui en fait
l'objet de toute latitude de mouvement afin qu'elle ne puisse se
soustraire, ni aux soins dont elle a besoin, ni à la surveillance
médicale du personnel soignant. L'objet est en tous les cas de
s'assurer physiquement d'une personne en la privant totalement de
sa liberté de mouvement. Selon le juge constitutionnel, tel n'est en
revanche pas le cas de l'hospitalisation psychiatrique à temps partiel
(de jour ou de nuit) qui entraîne une simple restriction sur l'exercice
de la liberté d'aller et venir insusceptible de mettre en cause la
liberté individuelle du malade (2012-235 DC).
Avec la loi du 5 juillet 2011, il existe désormais, aux côtés de
l'hospitalisation libre qui est décidée par le patient lui-même sans
que sa sûreté personnelle soit mise en cause (CSP, art. L. 3211-2),
trois formes d'hospitalisation complète sans consentement.
Il y a d'abord l'hospitalisation à la demande d'un tiers (HODT),
faussement appelée pendant longtemps « placement volontaire », et
désormais qualifiée de « soins psychiatriques à la demande d'un
tiers » (SPDT). Elle est décidée par le directeur de l'établissement à
la demande d'un membre de la famille, d'un proche ou d'une
personne agissant dans l'intérêt du malade c'est-à-dire « justifiant
de l'existence de relations avec le malade antérieures à la demande
de soins et lui donnant qualité pour agir dans l'intérêt de celle-ci »
sur la base de deux certificats médicaux concordants, datant de
moins de 15 jours et émanant, pour l'un d'entre eux au moins, d'un
médecin n'exerçant pas dans l'établissement des soins. Une telle
privation de liberté est mise en œuvre pour protéger la personne
contre elle-même, l'objectif étant de lui assurer un encadrement
médical adapté tout en protégeant son intégrité physique. C'est la
raison pour laquelle elle ne peut être mise en œuvre que dans
l'hypothèse où les troubles mentaux rendent impossible le
consentement d'une personne dont l'état mental impose pourtant des
soins immédiats assortis, soit d'une surveillance médicale constante
justifiant une hospitalisation complète, soit d'une surveillance
médicale régulière justifiant une prise en charge sous la forme de
soins ambulatoires (CSP, art. L. 3212-1).
On trouve ensuite l'hospitalisation d'office (HO), rebaptisée
« soins psychiatriques sur décision du représentant de l'État »
(SPDRE). Il s'agit d'une mesure de police décidée par le préfet, ou
le maire en cas de péril imminent, qui permet de placer dans un
établissement psychiatrique une personne « dont les troubles
mentaux nécessitent des soins et compromettent la sûreté des
personnes ou portent atteinte, de façon grave à l'ordre public »
(CSP, art. L. 3213-1). L'hospitalisation complète est ici décidée afin
de protéger la société contre les agissements ou comportements de
la personne souffrant de troubles mentaux, la finalité recherchée
étant alors davantage de prévenir les atteintes à l'ordre public que
de s'assurer que le malade recevra les soins dont il a besoin. Le
placement est décidé par arrêté préfectoral motivé sur la base d'un
seul certificat médical circonstancié établi, le cas échéant, par un
psychiatre exerçant dans l'établissement de soins. Il convient de
souligner que le Conseil constitutionnel a déclaré
inconstitutionnelle la faculté dont disposait jusqu'alors le maire de
prononcer en urgence l'hospitalisation d'office d'une personne
représentant un « danger imminent pour la sécurité publique » et
dont le comportement révélait « des troubles mentaux manifestes »
sur la base de la « notoriété publique » (2011-174 QPC). Ce cas de
figure permettait de parer l'éventualité où aucun médecin ne
pouvait être physiquement présent pour établir le certificat médical
nécessaire à l'hospitalisation psychiatrique qui était alors décidée
sur la base des témoignages recueillis. Le Conseil constitutionnel a
jugé que la loi « n'assure pas qu'une telle mesure est réservée aux
cas dans lesquels elle est adaptée, nécessaire et proportionnée à
l'état du malade ainsi qu'à la sûreté des personnes ou la
préservation de l'ordre public » (consid. 10) et a donc déclaré
contraire à la Constitution le renvoi au concept flou de « notoriété
publique » inscrit dans la loi.
La loi du 5 juillet 2011 a complété ce dispositif en instaurant une
nouvelle modalité de soins psychiatriques, l'hospitalisation en cas
de péril imminent, qui permet l'hospitalisation d'une personne
atteinte de troubles mentaux et nécessitant des soins immédiats
assortis d'une surveillance constante, lorsque la demande ne peut
émaner ni d'un parent, ni d'une personne pouvant justifier de
l'existence de relations antérieures à la demande lui donnant qualité
pour agir dans l'intérêt du malade (CSP, art. L. 3212-1, II, 2). Il
s'agit là d'une procédure d'admission « sans tiers » ne pouvant être
mise en œuvre que dans l'hypothèse où il existerait un péril
imminent pour la santé du malade dûment constaté par un certificat
médical. Dans ce cas, l'hospitalisation est décidée par le directeur
de l'établissement de soins qui doit en informer la famille dans les
24 heures ou, s'il y a lieu, le tuteur ou le curateur.
Il convient de noter que les mécanismes d'admission en soins
psychiatriques mis en place en France se démarquent de ceux
existant dans la plupart des systèmes juridiques nationaux voisins
qui ont érigé en principe l'intervention préalable du juge en la
matière. L'Espagne a mis un terme à la procédure administrative
d'internement inspirée de la législation française avec la loi
organique du 24 octobre 1983 (n° 6/1984) qui a imposé
l'intervention en amont du juge dans le cadre d'une procédure
contradictoire faisant intervenir médecin et intéressé. On retrouve
cette même dynamique en Allemagne et aux Pays-Bas. Et en
Belgique, c'est le juge de paix qui prend la décision de placement
sur la base d'un rapport médical et qui ordonne également le cas
échéant la mainlevée de la mesure (loi n° 90-527 du 26 juin
1990 modifiée en 1994).
Force est toutefois de constater que la loi de 2011 revisite
profondément le droit de la psychiatrie. Elle offre d'abord, et pour
la première fois dans l'histoire de la psychiatrie française, des
alternatives à l'hospitalisation complète puisque l'enfermement
devient une modalité de soins parmi les autres au même titre que
les soins ambulatoires prodigués en consultation « de ville », à
domicile, ou sous la forme d'une hospitalisation partielle. Elle
instaure ensuite une phase d'observation et de soins préalable et
commune à la mise en œuvre des différentes modalités de soins.
Tout programme de soins doit dorénavant être élaboré à l'issue
d'une hospitalisation complète du malade durant une période de
3 jours. Elle redéfinit enfin et surtout le régime de l'hospitalisation
forcée en replaçant le juge judiciaire au centre du dispositif de
privation de liberté.
En effet, pour satisfaire aux exigences de l'article 66 de la
Constitution telles que rappelées par le juge constitutionnel (2010-
71 QPC), la loi du 5 juillet 2011 a introduit un contrôle de plein
droit du juge judiciaire portant sur la nécessité du maintien de
l'hospitalisation complète (CSP, art. L. 3211-12-1). Ce contrôle
porte sur toutes les mesures d'hospitalisation complète ainsi que sur
les décisions les renouvelant à l'exclusion des soins ambulatoires
quand bien même ces derniers seraient associés à une
hospitalisation à temps partiel (de jour ou de nuit). Le juge des
libertés et de la détention doit intervenir dans les quinze jours qui
suivent l'admission en soins psychiatriques, puis à l'issue d'une
période de 6 mois à compter de la précédente décision judiciaire. À
l'issue de son examen, il peut décider soit du maintien en
hospitalisation soit en ordonner la mainlevée. Cette nouvelle
procédure complète et se cumule avec les voies de recours qui
existaient avant la réforme de 2011. Les personnes hospitalisées ou
les personnes habilitées à agir dans leur intérêt continuent de
pouvoir introduire, à tout moment, un recours facultatif devant le
juge judiciaire aux fins d'obtenir, à bref délai, la mainlevée
immédiate d'une mesure de soins psychiatriques (CSP, art. L. 3211-
12, I). Le champ d'application de ce contrôle est plus large puisqu'il
concerne à la fois l'hospitalisation complète et l'hospitalisation
partielle ainsi que tous les soins ambulatoires. Le juge judiciaire
conserve également la possibilité de se saisir d'office à tout moment
au regard des informations qui auront été portées à sa connaissance.
À cette fin, toute personne intéressée peut porter à sa connaissance
les informations qu'elle estime utiles sur la situation d'une personne
faisant l'objet d'une telle privation de liberté (CSP, art. L. 3211-12,
I).
2) La rétention administrative des étrangers
Elle est un instrument destiné à assurer l'efficacité de la lutte
contre l'immigration clandestine en permettant de garantir
l'exécution des décisions d'éloignement du territoire des étrangers
non désirés. Sous cet angle en effet, priver ces derniers de leur
liberté pour s'assurer de leur personne présente le double avantage
d'éviter qu'ils échappent à la surveillance des autorités de police
tout en donnant à ces dernières le temps de mettre en œuvre les
moyens nécessaires pour s'assurer de leur départ effectif du
territoire.
La rétention apparaît désormais comme une modalité normale
d'exécution des décisions d'éloignement. Elle est même devenue
banale en Europe, la plupart des pays la pratiquent. Rien de
surprenant par conséquent à constater qu'après l'élargissement des
compétences de l'Union européenne aux questions migratoires
(TFUE, art. 79), les institutions européennes se sont employées à
harmoniser le régime de la rétention au niveau supranational. La
fameuse directive « retour » adoptée le 16 décembre 2008 par le
Conseil et le Parlement européen livre désormais un portrait
communautaire de la rétention et fournit aux États un cadre général
concernant les modalités et conditions qui doivent entourer son
application (directive n° 2008/115 relative aux normes et
procédures applicables dans les États membres au retour des
ressortissants d'États tiers en séjour irrégulier).
Mais, la rétention est aussi une mesure controversée en ce qu'elle
constitue une mesure de police administrative privative de liberté.
Elle confie en effet à l'administration le pouvoir de priver de liberté
une personne sans intervention préalable du juge. Selon l'article L.
551-1 du CESEDA, l'étranger qui ne peut quitter immédiatement le
territoire français peut être placé en rétention par l'autorité
administrative, en l'occurrence par le préfet, dans des locaux ne
relevant pas de l'administration pénitentiaire pour une durée de cinq
jours renouvelable. Au-delà, la rétention ne peut se poursuivre
qu'avec l'autorisation du juge des libertés et de la détention qui peut
la prolonger pour une durée de vingt jours supplémentaires, période
qu'il peut renouveler, le cas échéant, une seconde fois.
Le placement en rétention administrative est soumis au respect
d'un certain nombre de conditions. Il est possible si l'intéressé n'est
pas en mesure de quitter immédiatement le territoire français et s'il
ne présente pas des « garanties » de représentation suffisantes.
La rétention administrative a fait l'objet d'aménagements
récurrents par le législateur français soucieux d'en optimiser sans
cesse l'efficacité. En l'espace de quelques années, les centres de
rétention se sont multipliés, la rétention administrative a vu son
champ d'application étendu, la liste des intéressés étoffée, sa durée
allongée et l'intervention du juge judiciaire retardée voire limitée.
La dernière loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à
l'intégration et à la nationalité (n° 2011-672, JO 17 juin 2011,
p. 10290) dite aussi « loi Besson » s'inscrit dans cette mouvance en
renforçant les moyens dont l'administration dispose pour surveiller
les étrangers dans l'attente de leur éloignement. Plusieurs
aménagements ont ainsi été apportés à la rétention administrative.
D'abord, le champ d'application de la rétention a été élargi avec
la création de deux nouveaux cas, ce qui porte à huit le nombre des
hypothèses. La rétention continuera de s'appliquer à l'étranger qui
doit être remis aux autorités compétentes d'un État membre de
l'Union européenne, à celui qui fait l'objet d'un arrêté d'expulsion
ou qui doit être reconduit à la frontière en exécution d'une
interdiction judiciaire du territoire, à celui qui fait l'objet d'un
signalement aux fins de non-admission ou d'une décision
d'éloignement exécutoire, à celui qui fait l'objet d'une obligation de
quitter le territoire français prise moins d'un an auparavant et pour
laquelle le délai pour quitter le territoire est expiré ou n'a pas été
accordé ainsi qu'à celui qui ayant fait l'objet d'une décision de
placement en rétention n'a pas déféré à la mesure d'éloignement
dont il est l'objet dans un délai de sept jours suivants le terme de
son précédent placement en rétention ou, y ayant déféré, est revenu
en France alors que cette mesure est toujours exécutoire. Elle
concernera désormais également l'étranger qui fait l'objet d'un
arrêté de reconduite à la frontière, pris moins de trois années
auparavant ainsi que celui devant être reconduit d'office à la
frontière en exécution d'une interdiction de retour.
Ensuite, la durée de la rétention administrative a été, une
nouvelle fois, allongée. Elle a été portée à 45 jours au lieu des
32 prévus par le dispositif précédent (CESEDA, art. L. 552-7). On
est loin de la durée maximale initialement prévue par la loi qui l'a
instituée et qui la limitait à 7 jours (loi du 29 octobre 1981).
Néanmoins, et par comparaison à ce que pratiquent les autres pays,
la durée de la rétention en France reste l'une des plus brèves en
Europe. Elle est en effet de 8 semaines en Irlande, de 2 mois en
Espagne, en Italie et au Portugal, de 4 mois au Luxembourg, de
6 mois en Autriche. Et avant que n'intervienne la directive retour,
elle pouvait perdurer au-delà dans d'autres pays. L'Allemagne
l'autorisait pendant 18 mois, la Slovaquie également et Royaume-
Uni, suivi par le Danemark, les Pays-Bas, la Finlande et la Suède,
ne lui connaissait aucune limite. Aujourd'hui encore, et en dépit du
dernier allongement, la durée de la rétention en France est
nettement inférieure à celle prévue par la directive « retour » qui
autorise la rétention à se poursuivre sur une période de 6 mois. À
noter que cette dernière possibilité a été retenue par le législateur
français de manière dérogatoire à l'égard des étrangers condamnés à
une peine d'interdiction du territoire pour actes de terrorisme
(CESEDA, art. L. 552-7).
Enfin, l'articulation des interventions respectives des juges
administratifs et judiciaires a été modifiée en profondeur afin
visiblement de limiter l'influence des derniers. Le contentieux de la
rétention répond à un partage des compétences des deux ordres de
juridictions qui avait été organisé avant l'intervention de la loi du
16 juin 2011 de la manière suivante. Le préfet ordonnait le
placement en rétention par une décision qui pouvait être contestée
devant le juge administratif. Il était tenu en revanche d'en demander
la prolongation au juge judiciaire à l'expiration d'un délai de
48 heures de privation de liberté. Avec le nouveau dispositif, le
juge judiciaire n'intervient plus qu'à l'issue des 5 premiers jours de
rétention. Le juge administratif quant à lui est désormais compétent
dès la phase initiale de placement en rétention puisque l'étranger
dispose d'un délai de 48 heures à compter de la notification de la
décision de placement en rétention pour en contester la légalité
devant lui. Sachant qu'il dispose d'un délai de 72 heures pour
statuer, cela signifie concrètement qu'avec ce nouveau dispositif, et
contrairement à ce qu'il se passait auparavant, le juge administratif
se sera forcément prononcé sur la légalité de la rétention au
moment où le juge judiciaire pourra être à son tour saisi. En tous
les cas, il est clair qu'au regard de la loi, le juge judiciaire est
incompétent pour prononcer le placement en rétention
administrative. C'est à cette conclusion que la Cour de cassation est
parvenue dans une décision du 12 avril 2012 à propos du placement
en rétention administrative ordonné par un juge judiciaire. À cette
occasion, du principe posé par le législateur selon lequel la décision
de placement en rétention administrative n'appartient qu'à l'autorité
administrative, la Cour de cassation a tiré l'enseignement selon
lequel le juge judiciaire dispose uniquement du pouvoir de
prolonger la rétention, d'assigner à résidence l'étranger ou
d'ordonner sa remise en liberté. Par conséquent, elle considère
qu'en ordonnant le placement en rétention d'un étranger pour une
durée de quinze jours, après avoir infirmé l'ordonnance du juge des
libertés et de la détention ordonnant la remise en liberté de ce
dernier, le magistrat délégué par le premier président de la Cour
d'appel a excédé ses pouvoirs et violé les articles L. 551-2, L. 552-9
et L. 552-10 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers (Civ. 1re,
n° 11-11904).
3) Le maintien en zone d'attente des étrangers
Dans les années 1980, le sort des étrangers qui n'étaient pas
autorisés à entrer sur le territoire français était identique à celui des
étrangers qui n'étaient pas autorisés à demeurer sur les étrangers.
Les étrangers refoulés étaient placés dans des centres de rétention
dans l'attente de leur trouver un moyen de transport qui leur fasse
quitter le sol français. Par la suite, le législateur a créé des zones
d'accueil spécifiques, dénommées « zones de transit », aux abords
des ports, aéroports et gares, mais la loi a été censurée par le
Conseil constitutionnel pour ne pas avoir organisé un contrôle du
juge judiciaire (92-307 DC). C'est la loi du 6 juillet 1992 qui a créé
les zones d'attente que nous connaissons aujourd'hui, et dont le
régime est organisé part l'article L. 221-1 du CESEDA en ces
termes : « L'étranger qui arrive en France par la voie ferroviaire,
maritime ou aérienne et qui, soit n'est pas autorisé à entrer sur le
territoire français, soit demande son admission au titre de l'asile,
peut être maintenu dans une zone d'attente située dans une gare
ferroviaire ouverte au trafic international figurant sur une liste
définie par voie réglementaire, dans un port ou à proximité du lieu
de débarquement, ou dans un aéroport, pendant le temps
strictement nécessaire à son départ et, s'il est demandeur d'asile, à
un examen tendant à déterminer si sa demande n'est pas
manifestement infondée ».
Même s'il est jugé moins attentatoire à la liberté physique que la
rétention puisque l'étranger est libre de quitter la zone d'attente à
tout moment pour repartir chez lui, le placement en zone d'attente
n'épargne pas pour autant sa liberté individuelle. À l'instar de la
rétention, le maintien en zone d'attente constitue en effet une
privation de liberté mise en œuvre par les autorités de police
administrative compétentes (92-307 DC, v. supra). Le placement
est décidé par le chef du service de la police nationale ou des
douanes, chargé du contrôle aux frontières, ou d'un fonctionnaire
désigné par lui, pour une durée de quatre jours et ne peut être
prolongé au-delà que par le juge des libertés et de la détention, pour
une durée qui ne peut être supérieure à huit jours (CESEDA, art.
L. 222-1). La loi du 16 juin 2011 impose au juge judiciaire de se
prononcer dorénavant dans les 24 heures (au lieu de 48 heures) et
de le faire au regard des seules règles relatives à l'entrée en France
c'est-à-dire sans tenir compte des éventuelles garanties de
représentation dont pourrait faire état l'intéressé (CESEDA, art.
L. 222-3). Autrement dit, la présentation d'un passeport ou d'un
billet d'avion ne pourra plus permettre de faire échec à une
demande de prolongation du maintien en zone d'attente,
contrairement à ce qu'avait pu juger la Cour de cassation (Civ. 2e,
21 févr. 2002, n° 00-50.079).

C. Les garanties constitutionnelles opposables aux privations


de liberté

La privation de liberté n'est pas en soi inconstitutionnelle, elle le


devient si elle n'est pas organisée selon les conditions et modalités
posées par la Constitution et telles qu'interprétées par le juge
constitutionnel. Toute privation de liberté affecte, met en cause, la
liberté individuelle, et justifie l'applicabilité de l'article 66 de la
Constitution. Au regard de la norme constitutionnelle, l'atteinte à la
liberté individuelle est constituée si la privation de liberté présente
un caractère arbitraire. Dans le registre de l'application de la norme
constitutionnelle, la question est alors de savoir ce qui donne à une
privation de liberté un caractère arbitraire. Le non-respect des
garanties constitutionnelles rend la mesure arbitraire. Tel est le cas
lorsque la détermination de la privation de liberté échappe au
domaine de la loi, garantie classique de la théorie générale des
droits fondamentaux (v. ss 155 s.). Tel est le cas également lorsque
la privation de liberté échappe à tout contrôle du juge (judiciaire)
ou lorsque les moyens que lui confère la loi sont insuffisants pour
lui permettre de mener à bien son office. Tel est le cas enfin lorsque
la mesure privative entrave la liberté individuelle au-delà de la
rigueur nécessaire.

236 L'intervention obligatoire de l'autorité judiciaire ◊ Le


second alinéa de l'article 66 de la Constitution a constitutionnalisé
le principe, posé sous les IIIe et IVe Républiques par les lois des
7 février 1933 et 31 décembre 1957, selon lequel l'autorité
judiciaire est gardienne de la liberté individuelle. Le principe selon
lequel l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle
figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit
et peut être invoqué à l'appui d'une QPC (n° 2010-25 QPC, consid.
10 à 12 ; n° 2010-14/22 QPC, consid. 22 et 26).
L'énoncé de cette règle de compétence n'a pas pour objet de faire
de l'autorité judiciaire la gardienne privilégiée de toutes les libertés
individuelles, mais de l'une d'elles en particulier, celle qui garantit
la liberté physique de la personne, celle qui protège cette dernière
des fers. Au regard de la Constitution, toute atteinte portée à la
sûreté personnelle doit faire l'objet d'un contrôle de l'autorité
judiciaire, telle est la garantie sine qua non sans le respect de
laquelle la liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée.
L'absence d'intervention de l'autorité judiciaire a pour effet de
vicier la procédure de privation de liberté au regard de l'article
66 de la Constitution. On notera que la jurisprudence
constitutionnelle française vient récemment de mettre une
exception en lumière à travers le placement en cellule de
dégrisement des personnes trouvées ivres sur la voie publique. En
vertu de l'article L. 33411 du Code de la santé publique, « une
personne trouvée en état d'ivresse dans les lieux publics est, par
mesure de police, conduite à ses frais dans le local de police ou de
gendarmerie le plus voisin ou dans une chambre de sûreté, pour y
être retenue jusqu'à ce qu'elle ait recouvré la raison ». Le Conseil
constitutionnel a estimé « qu'eu égard à la brièveté de cette
privation de liberté organisée à des fins de police administrative
par les dispositions contestées, l'absence d'intervention de
l'autorité judiciaire ne méconnaît pas les exigences de l'article
66 de la Constitution » (2012-253 QPC, consid. 8).

237 La notion d'« autorité judiciaire » ◊ L'autorité judiciaire n'est


pas le « pouvoir judiciaire », elle n'est pas non plus synonyme de
« juge ». Le fait qu'il existe un contrôle juridictionnel sur la légalité
de la privation de liberté ne saurait être suffisant. La notion
d'autorité judiciaire renvoie à une organisation spécifique de la
justice évoquant la dualité des ordres de juridictions. L'autorité
judiciaire peut se définir alors en l'opposant à la notion « d'autorité
administrative ». L'article 66 de la Constitution exige que les
privations de liberté soient placées sous la responsabilité de
l'autorité judiciaire. « L'autorité judiciaire » vise alors les
magistrats de l'ordre judiciaire mais également les autorités de
police placées sous leur responsabilité. Comme l'a indiqué le juge
constitutionnel, il résulte de l'article 66 de la Constitution que la
police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de
l'autorité judiciaire. À cette fin, le Code de procédure pénale,
notamment assure le contrôle direct et effectif de l'autorité
judiciaire sur les officiers de police judiciaire chargés d'exercer les
pouvoirs d'enquête judiciaire et de mettre en œuvre les mesures de
contrainte nécessaires à leur réalisation (art. 16 à 19-1). Cette
hypothèse se vérifie pour les officiers de police judiciaire
compétents pour procéder à des vérifications d'identité ou pour
décider du placement en garde à vue d'un individu. En revanche,
l'exigence de direction et de contrôle de l'autorité judiciaire sur la
police judiciaire n'est pas respectée si des pouvoirs généraux
d'enquête criminelle ou délictuelle sont confiés à des agents qui,
relevant des autorités communales, ne sont pas mis à la disposition
des officiers de police judiciaire. Doit donc être déclarée contraire à
l'article 66 de la Constitution la loi Loppsi II en ce qu'elle confie
aux agents de police municipale la mission d'opérer des contrôles
d'identité dans le cadre de l'article 78-2 du C. pr. pén. à des fins de
police judiciaire, et non pas seulement de police administrative,
alors que ces agents relèvent de l'autorité du maire en tant
qu'exécutif de la commune et qu'ils ne sont pas mis de façon
effective à la disposition des officiers de police judiciaire (n° 2011-
625 DC, consid. 60).
Tous les magistrats de l'ordre judiciaire ne sont pas pour autant
les gardiens de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la
Constitution. Ne sont concernés que les magistrats de carrière de
l'ordre judiciaire c'est-à-dire les magistrats professionnels de l'ordre
judiciaire (n° 2002-461 DC). Ce qui exclut les juges non
professionnels composant différentes juridictions spécialisées,
tribunaux de commerce, conseils de prud'hommes, etc. Ainsi,
même s'ils sont soumis aux mêmes droits, obligations et sanctions
disciplinaires résultant du statut de la magistrature, les juges non
professionnels tels que les juges de proximité qui exercent leurs
fonctions de manière temporaire en les cumulant avec une autre
activité professionnelle déterminée par la loi organique,
n'appartiennent pas à l'autorité judiciaire au sens de l'article 66 de la
Constitution. Dans le prolongement, le Conseil constitutionnel a
jugé que cette dernière disposition « ne s'oppose pas à ce que
soient dévolues à la juridiction de proximité des compétences en
matière pénale dès lors que ne lui est pas confié le pouvoir de
prononcer des mesures privatives de liberté » (n° 2002-461 DC,
consid. 19). Le fait d'attribuer à cette juridiction le jugement de
contraventions de police n'est donc pas contraire à la Constitution.
Une juridiction composée exclusivement de juges non
professionnels ne pourrait donc pas se voir reconnaître le pouvoir
de priver de liberté. En revanche, la Constitution n'interdit pas que
des magistrats non professionnels puissent siéger au sein d'un
tribunal correctionnel, habilité à prononcer des peines privatives de
liberté, pourvu que la proportion de ces derniers reste minoritaire
(n° 2004-510 DC, consid. 18 à 20). On remarquera qu'ils peuvent
exceptionnellement être majoritaires. C'est ce qu'a admis le Conseil
constitutionnel à propos des tribunaux pour enfants au nom de la
spécificité d'une telle juridiction et de la nature particulière de la
justice pénale pour mineurs (2011-147 QPC, consid. 4 à 6).
Selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel,
« l'autorité judiciaire qui, en vertu de l'article 66 de la Constitution
assure le respect de la liberté individuelle, comprend à la fois les
juges du siège et ceux du parquet » (93-326 DC, consid. 5 ; 97-389
DC, consid. 61 ; 2003-466 DC, consid. 3 et 4 ; 2003-484 DC,
consid. 75 ; 2004-492DC, consid. 98 ; 2010-14/22 QPC, consid.
26 ; 2010-80, consid. 50 ; 2011-125 QPC, consid. 8). Cette position
s'inscrit dans la logique d'une unité organique de la magistrature
judiciaire que l'on retrouve également dans les articles 64 et 65 de
la Constitution et qui a notamment permis au Conseil
constitutionnel de déclarer conforme à la Constitution la
reconnaissance par la loi organique d'un corps unique comprenant
les deux composantes essentielles de l'ordre judiciaire (92-305 DC).
Elle se distingue en revanche de celle retenue par la Cour de
Strasbourg qui considère que le parquetier français n'est pas une
autorité judiciaire au sens de l'article 5 § 3 de la Convention au
motif qu'il ne présente pas les garanties d'indépendance et
d'impartialité requises par cette stipulation (CEDH, gde ch.,
29 mars 2010, Medvedyev et autres c/ France, req. n° 37104706 ;
23 nov. 2010, Moulin c/ France, req. n° 37104/06). La Cour de
cassation en a pris acte en jugeant à son tour que le ministère public
n'est pas une autorité judiciaire au sens de la Convention
européenne en raison notamment de sa qualité de partie
poursuivante (Crim. 15 déc. 2010, Creissen, n° 10-83.674).

238 L'articulation de l'intervention respective des magistrats


du siège et des magistrats du parquet ◊ L'unité organique de
la magistrature judiciaire qui découle de la notion constitutionnelle
d'autorité judiciaire ne signifie pas que les juges du siège et les
magistrats du parquet sont interchangeables. Une hiérarchisation au
sein de l'autorité judiciaire est possible, elle est même avalisée par
le Conseil constitutionnel qui considère, par principe, que « dans
l'exercice de sa compétence, le législateur peut fixer des modalités
d'intervention de l'autorité judiciaire différentes selon la nature et
la portée des mesures affectant la liberté individuelle qu'il entend
édicter » (2010-71 QPC du 26 nov. 2010, consid. 14). La garantie
de la liberté individuelle peut donc être assurée par des magistrats
du parquet, à l'instar des magistrats du siège, tout simplement parce
que ce sont aussi des magistrats de carrière de l'ordre judiciaire.
Néanmoins, la répartition des compétences au sein de l'autorité
judiciaire n'est pas laissée au bon vouloir du législateur, elle obéit à
une logique constitutionnelle : plus la contrainte portée à la liberté
individuelle est lourde, plus l'autorité judiciaire doit bénéficier d'un
degré d'indépendance élevé. Par exemple, l'officier de police
judiciaire peut décider d'une vérification au poste de police
consécutivement à un contrôle d'identité sur la voie publique, le
procureur de la République peut, lui, ordonner la prolongation de la
garde à vue au-delà de 24 heures sans que cette compétence ne soit
contraire à la Constitution (93-326 DC), car « aucun principe ou
règle de valeur constitutionnelle n'exige que (le magistrat
compétent) a la qualité de juge d'instruction » (80-127 DC, consid.
25), pas même l'article 66 de la Constitution pourrait-on ajouter.
Toutefois, au-delà d'un certain laps de privation de liberté,
représentatif du degré de contrainte pesant sur la liberté physique
de la personne qui en est l'objet, l'intervention du ministère public
n'est plus suffisante à elle seule pour garantir le respect de la liberté
individuelle. L'intervention d'un magistrat du siège devient alors
indispensable pour assurer le niveau de garantie requis par l'article
66 de la Constitution dans la mesure où le magistrat du siège offre
des garanties supérieures d'impartialité et d'indépendance. Ainsi,
pour poursuivre sur la garde à vue, c'est ce qui explique qu'il
appartient au juge des libertés et de la détention de prolonger une
telle privation de liberté au-delà de 48 heures.
Le ministère public comme les magistrats du siège ont donc
vocation à garantir la liberté individuelle mais pas au même stade
de la procédure ni au même moment. Tout est en définitive et une
nouvelle fois question de gradation de la contrainte pesant sur la
sûreté personnelle elle-même. À noter que le degré de contrainte
dont il est ici question ne doit pas être confondu avec celui qui pèse
initialement sur la liberté d'aller et venir et qui conditionne
l'applicabilité de l'article 66 de la Constitution (v. ss 230). Le
premier (degré de contrainte) est au cœur de la liberté individuelle
et de sa protection, une fois l'implication de cette liberté vérifiée.
Le degré de contrainte qui pèse sur la sûreté personnelle va en effet
permettre de déterminer l'autorité judiciaire compétente, la
difficulté pour le juge des droits fondamentaux étant de déterminer
où situer le curseur. Par exemple, le contrôle judiciaire du ministère
public est suffisant dans les premières 48 heures de la garde à vue
pour garantir la liberté individuelle de l'intéressé dès lors que,
comme le relève le Conseil constitutionnel, « le procureur de la
République est informé dès le début de la garde à vue… il peut
ordonner à tout moment que la personne gardée à vue soit
présentée devant lui ou remise en liberté ». Néanmoins, au-delà de
ces deux jours, le dispositif n'est plus adapté. Parce que la
contrainte pesant sur la liberté physique n'est plus la même qu'au
début, elle est plus lourde puisque la personne est déjà privée de
liberté, prolonger encore son enfermement exige alors l'intervention
d'un magistrat du siège.
Il faut donc retenir que l'intervention du parquet en tant que
gardien de la liberté individuelle est compatible avec celle du juge
qui devient incontournable passé un certain délai (de 48 heures
pour la garde à vue). Au demeurant, cette analyse est de nature à
réduire le fossé qui semble séparer, à propos du procureur de la
République, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne.
En affirmant que le procureur de la République n'est pas une
autorité judiciaire au sens de l'article 5 de la Convention, la Cour de
Strasbourg entend en effet davantage faire le départ entre le
« contrôle judiciaire » et le « contrôle juridictionnel » qui peuvent
s'exercer sur une mesure privative de liberté comme la garde à vue.
S'agissant du premier, à savoir le contrôle judiciaire du procureur
de la République, force est de constater que la Cour de Strasbourg
n'en fait certes pas une garantie suffisante de l'article 5 § 3, mais
elle ne s'y oppose pas non plus. De son côté, le Conseil
constitutionnel en fait une garantie supplémentaire de la liberté
individuelle opposable avant le jugement. En revanche, le texte
conventionnel impose le strict respect du second contrôle au-delà
d'une période de privation de liberté comprise entre 3 et 5 jours
selon la nature de l'infraction, la gravité de faits et l'âge des
intéressés. Le Conseil constitutionnel n'a jamais dit autre chose non
plus en interprétant l'article 66 de la Constitution, la seule véritable
variation résultant du délai de présentation devant le juge
(48 heures selon le juge constitutionnel). Il a en ce sens rappelé que
« si l'autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège
et du parquet, l'intervention d'un magistrat du siège est requise
pour la prolongation de la garde à vue au-delà de quarante-huit
heures ». Il en a fait application au « petit dépôt » en précisant que
la privation de liberté résultant du maintien en rétention à l'issue de
la garde à vue prolongée par le procureur de la République jusqu'à
la présentation effective de la personne déférée, instituée par
l'article 803-3 du Code de procédure pénale, « méconnaîtrait la
protection constitutionnelle de la liberté individuelle si la personne
retenue n'était pas effectivement présentée à un magistrat du siège
avant l'expiration du délai de vingt heures prévu par cet article »
(n° 2010-80 QPC, consid. 11). En effet, selon le juge
constitutionnel, la présentation effective devant un magistrat du
siège à l'issue du « petit dépôt » c'est-à-dire au-delà des vingt
heures après la levée d'une mesure de garde à vue prolongée par un
magistrat du parquet porterait une atteinte excessive à la liberté
individuelle et à son contrôle par l'autorité judiciaire dans la mesure
où cela repousserait alors l'intervention du magistrat du siège à
68 heures (48 + 20) au lieu des 48 heures admises en matière de
garde à vue.

239 Intervention obligatoire ne veut pas dire intervention


préalable de l'autorité judiciaire ◊ La sauvegarde de la sûreté
personnelle ne passe pas par l'exigence que la privation de liberté
soit ordonnée par un magistrat judiciaire. Il s'agit d'une faculté et
non d'une obligation que le législateur peut ou non mettre en
œuvre. Sur ce point, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est
parfaitement claire et sans ambiguïté. Le respect de l'article 66 de la
Constitution ne suppose pas que toute mesure privation soit décidée
par le juge judiciaire. Le juge constitutionnel considère tout au
contraire que « si l'article 66 de la Constitution exige que toute
privation de liberté soit placée sous le contrôle de l'autorité
judiciaire, il n'impose pas que cette dernière soit saisie
préalablement à toute mesure de privation de liberté ». Les
privations administratives de liberté ne sont donc pas par nature
inconstitutionnelles du seul fait qu'elles sont décidées par des
autorités administratives. Le Conseil constitutionnel l'a récemment
rappelé avec fermeté à propos de l'enfermement psychiatrique. Il
n'y a pas en effet violation de la Constitution à prévoir que
l'hospitalisation psychiatrique complète d'une personne souffrant de
troubles mentaux soit décidée par le directeur de l'établissement de
soins ou par une autorité de police administrative qu'il s'agisse
selon les circonstances du préfet ou du maire (2010-71 QPC du
26 nov. 2010, consid. 20). L'article 66 de la Constitution ne
s'oppose pas non plus à ce que le maintien en zone d'attente des
étrangers refoulés ou en transit et des demandeurs d'asile soit
décidé par le chef du service de la police nationale ou des douanes,
chargé du contrôle aux frontières, ou d'un fonctionnaire désigné par
lui, ni que le placement en rétention administrative des étrangers en
situation irrégulière soit ordonné par le représentant de l'État dans
le département.
La Cour de Strasbourg a adopté la même position. Pour elle, le
droit à la liberté et à la sûreté (Conv. EDH, art. 5) garantit à la
personne arrêtée d'être « aussitôt » conduite physiquement devant
une autorité judiciaire. Néanmoins, l'expression « aussitôt » ne doit
pas être entendue comme synonyme « d'immédiatement ». Il suffit
que le contrôle juridictionnel lors de la première comparution de la
personne arrêtée soit avant tout « rapide » car « il a pour but de
permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au
minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle »
(CEDH, gde ch., 29 mars 2010, Medvedyev et autres c/ France,
req. n° 37104706). Elle n'a, par exemple, jamais considéré que le
régime de l'hospitalisation psychiatrique en France était contraire à
l'article 5 de la convention parce que l'admission ne relevait pas du
juge mais d'autorités administratives (v. ss 235).

240 Les caractéristiques du contrôle de l'autorité


judiciaire ◊ La non-intervention de l'autorité judiciaire suffit à
conférer à une mesure privative de liberté son caractère arbitraire.
C'est parce que le législateur avait fait l'économie de l'intervention
du magistrat judiciaire, absent de toute la procédure, que le Conseil
constitutionnel a censuré la loi instituant le maintien en zone
d'attente (92-307 DC). Néanmoins, l'existence d'un contrôle de
l'autorité judiciaire n'est pas en soi suffisante pour écarter tout
risque d'inconstitutionnalité au regard de l'article 66 de la
Constitution. Le contrôle de l'autorité judiciaire présente des
caractéristiques intrinsèques que le législateur se doit
impérativement de respecter. Les modalités entourant l'intervention
du juge judiciaire doivent permettre à ce dernier d'exercer un
contrôle « effectif, réel et complet ». En d'autres termes, il ne peut
être question d'un contrôle de façade ni d'un contrôle purement
formel. Le magistrat judiciaire doit avoir les moyens nécessaires
pour remplir son office correctement et dans les meilleures
conditions. Il doit notamment pouvoir « apprécier, de façon
concrète la nécessité » d'une mesure privative de liberté et
ordonner la remise en liberté de la personne qui en est l'objet dans
le cas contraire (92-307 DC).
a) En premier lieu, le magistrat judiciaire doit être informé au
plus vite de l'exécution d'une mesure de privation de liberté qu'il
n'a pas lui-même prononcée. Le Conseil constitutionnel a fait
application de cette exigence au placement en garde à vue prononcé
par un officier de police judiciaire. La difficulté était de déterminer
le degré de célérité de l'information due au magistrat judiciaire.
Devait-elle être concomitante au placement en garde à vue ou bien
pouvait-elle être différée ? La réponse était importante car elle
conditionnait la constitutionnalité du dispositif mis en place par la
loi du 24 août 1993. En effet, alors que la loi du 4 janvier
1993 avait prévu une information « sans délai », le législateur
revisitait à la baisse cette obligation en indiquant que l'information
du magistrat devait intervenir « dans les meilleurs délais ». Partant
du constat suivant lequel « la garde à vue (met) en cause la liberté
individuelle dont, en vertu de l'article 66 de la Constitution,
l'autorité judiciaire assure le respect dans les conditions prévues
par la loi », le Conseil constitutionnel tire l'obligation que « les
décisions prises en la matière par les officiers de police judiciaire
soient portées aussi rapidement que possible à la connaissance du
procureur de la République, afin que celui-ci soit à même d'en
assurer effectivement le contrôle » (93-326 DC, consid. 3). En
conséquence, la disposition législative prévoyant que le procureur
de la République est informé par l'officier de police judiciaire des
décisions de mise en garde à vue « dans les meilleurs » délais doit
« s'entendre comme prescrivant une information qui, si elle ne peut
être immédiate pour des raisons objectives tenant aux nécessités de
l'enquête, doit s'effectuer dans le plus bref délai possible de
manière à assurer la sauvegarde des droits reconnus par la loi à la
personne gardée à vue » (93-326 DC, consid. 3).
Plus récemment, le Conseil constitutionnel a rappelé la nécessité
d'une information prompte du magistrat judiciaire dans le cadre
d'une pratique destinée à pallier les retards entourant la présentation
effective de la personne déférée au magistrat et connue sous le nom
de « placement au petit dépôt ». En principe, la personne déférée
doit comparaître devant le magistrat le jour même pendant lequel sa
garde à vue prend fin. Par exception, venant légaliser une pratique
qui avait été dénoncée par la Cour européenne (CEDH 27 juill.
2006, Zervudacki c/ France, n° 73947/01), la loi n° 2004-204 du
9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la
criminalité a autorisé, « en cas de nécessité » une comparution « le
jour suivant » et permis, à cette fin, une rétention de l'intéressé
« dans des locaux de la juridiction spécialement aménagés, à la
condition que cette comparution intervienne au plus tard dans un
délai de vingt heures à compter de l'heure à laquelle la garde à vue
a été levée, à défaut de quoi l'intéressé est immédiatement remis en
liberté » (C. pr. pén., art. 803-3). Le juge constitutionnel a admis la
constitutionnalité d'une telle privation de liberté après s'être
notamment assuré que le magistrat devant lequel la personne est
appelée à comparaître peut effectivement porter une appréciation
immédiate sur l'opportunité de cette rétention. Constatant les
lacunes de la loi sur ce point, il a alors posé l'obligation que ce
magistrat soit « informé sans délai de l'arrivée de la personne
déférée dans les locaux de la juridiction » (2010-80 QPC, consid.
10). En exigeant que l'autorité judiciaire soit effectivement tenue
informée de la mise en œuvre d'une telle mesure, le Conseil
constitutionnel place ainsi le magistrat dans une situation qui lui
permet d'exercer un contrôle effectif et concret sur la privation de
liberté.

b) En deuxième lieu, le juge doit être à même de contrôler au


plus vite la privation de liberté qu'il n'a pas lui-même ordonnée.
Le respect de la sûreté personnelle ne suppose pas que toute
privation de liberté soit préalablement autorisée par le juge
judiciaire. En revanche, il exige que le contrôle de ce dernier
intervienne dans des conditions qui ne soient pas tardives. Que la
privation de liberté fasse, à un moment donné, l'objet d'un contrôle
au fond est une nécessité mais ce contrôle ne peut cependant être
efficace qu'avec la certitude que la personne « détenue » pourra être
rapidement présentée au juge afin d'obtenir sa libération immédiate
en cas d'enfermement arbitraire. Comme le rappelle le Conseil
constitutionnel dans une formule devenue familière, « la liberté
individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge
judiciaire intervient dans le plus court délai possible » (n° 2010-71
QPC du 26 nov. 2011, consid. 25). Cette exigence de célérité trouve
au demeurant un large écho dans tous les systèmes juridiques
nationaux et européens dans la mesure où elle traduit l'esprit même
de l'habeas corpus. L'article 5 § 3 de la Convention européenne
stipule en ce sens que « toute personne arrêtée ou détenue, dans les
conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être
aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par
la loi à exercer des fonctions judiciaires… ».
Cependant, la généralité des formules utilisées par les juges,
« aussitôt », « le plus vite possible », « dans les meilleurs délais »,
« rapidement » illustre la réticence qu'ils peuvent avoir à arrêter les
contours d'une condition de célérité et à circonscrire une notion
purement temporelle. Sans pouvoir appliquer des règles précises,
les jurisprudences des Cours constitutionnelles et de la Cour
européenne convergent sur un certain nombre de lignes directrices
communes.
D'abord, si les juges soulignent l'importance de l'exigence de
célérité, aucun ne considère pour autant que le déferrement devant
le juge doit être immédiat, un certain délai de latence est donc
admis, pour peu qu'il soit justifié. La jurisprudence européenne est
sur ce point particulièrement significative. Contrairement à ce que
semble exiger la version française de l'article 5 § 3, l'exigence de
traduire « aussitôt » devant un juge une personne privée de liberté
ne veut pas dire « immédiatement » pour le juge européen mais
plutôt « avec promptitude » (CEDH 29 nov. 1988, Brogan, Série A
n° 145-B) ou « rapidement » (CEDH 29 avr. 1999, Aquilina c/
Malte, req. n° 25642/94).
Ensuite, force est de constater que les juges des droits
fondamentaux rechignent à s'enfermer dans une vision trop
réductrice en figeant le curseur sur un délai précis et ferme. Ils
préfèrent se réserver la faculté de le déplacer en fonction des
circonstances qui leur sont présentées et de la nature de la privation
de liberté en cause. Par exemple, s'agissant de la détermination du
contrôle juridictionnel de la garde à vue, la privation de liberté ne
doit pas dépasser, au regard de la jurisprudence européenne, trois
ou quatre jours selon la nature de l'infraction, l'âge des personnes
gardées à vue et les circonstances propres à chaque affaire. Ce délai
est plus court dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui
considère qu'au-delà de 48 heures, « l'intervention d'un magistrat
du siège pour autoriser la prolongation de la garde à vue est
nécessaire conformément aux dispositions de l'article 66 de la
Constitution » (80-127 DC, consid. 25 ; 86-213 DC, consid. 17 ;
2004-492 DC, consid. 25 et 27). Il est possible que le juge
constitutionnel se soit inspiré des Constitutions nationales voisines.
En effet, la Constitution portugaise dispose que « la garde à vue
fait l'objet, dans un délai maximum de quarante-huit heures,
d'une décision judiciaire de remise en liberté ou d'imposition d'une
mesure de contrainte appropriée… » (art. 28). De son côté, après
avoir consacré le principe selon lequel « il n'est admis aucune
forme de détention, d'inspection ou de perquisition concernant la
personne, ni aucune autre restriction de la liberté de la personne, si
ce n'est par un acte motivé de l'autorité judiciaire et dans les cas et
sous les seules formes prévus par la loi », la Constitution italienne
de 1947 prévoit que « dans des cas exceptionnels de nécessité et
d'urgence, expressément prévus par la loi, l'autorité de police peut
prendre des mesures provisoires, qui doivent être communiquées
dans les quarante-huit heures à l'autorité judiciaire… » (art. 13).
Ce délai n'est pas figé et peut donc varier en fonction de l'objet
de la mesure privative de liberté en cause. Par exemple, le délai de
48 heures exigé en matière de garde à vue par le Conseil
constitutionnel est porté à 5 jours en matière de rétention
administrative des étrangers et à 4 jours dans l'hypothèse de leur
maintien en zone d'attente. De même, et cette fois-ci à propos des
soins psychiatriques complets, il a considéré que les motifs
médicaux et les finalités thérapeutiques qui justifient la privation de
liberté des personnes atteintes de troubles mentaux hospitalisées
sans leur consentement pouvaient être pris en compte pour la
fixation du délai d'intervention du juge judiciaire, et qu'en
conséquence, ce délai pouvait dépasser les 48 heures sans toutefois
excéder les 15 jours (2010-71 QPC, consid. 25). En vertu de
l'article L. 3211-12-1 du CSP, le contrôle de plein droit du juge des
libertés et de la détention doit désormais intervenir avant
l'expiration du quinzième jour à compter de l'admission complète,
puis à l'issue de chaque période de 6 mois à compter de la
précédente décision judiciaire.
Le refus du juge constitutionnel de s'aventurer dans la fixation
d'un délai commun aux mesures est au demeurant légitime. La
fixation du délai entourant l'intervention du juge relevant du
pouvoir d'appréciation du législateur, le rôle du juge constitutionnel
est de s'assurer uniquement que ne sont pas franchies les limites de
la conciliation devant être assurée entre les exigences de l'article
66 de la Constitution et l'objectif de bonne administration de la
justice (2012-235 QPC, consid. 17. En revanche, le Conseil
constitutionnel a admis l'absence de fixation d'un délai maximal à
l'issue duquel la chambre de l'instruction doit statuer lorsqu'elle est
saisie en matière de détention provisoire sur renvoi de la Cour de
cassation après avoir précisé qu'il lui appartient, sous le contrôle de
la Cour de cassation, de veiller à ce qu'il soit statué dans les plus
brefs délais (2014-446 QPC).]).
c) En troisième lieu, le déclenchement du contrôle judiciaire
exercé sur une mesure privative de liberté doit être étranger à
toute condition de saisine préalable et acquis en raison du seul
dépassement d'un certain délai de captivité. C'est l'une des leçons
qu'il convient de tirer de la première décision rendue en matière
d'hospitalisation psychiatrique forcée par le Conseil constitutionnel.
À la question de savoir si le rôle de l'autorité judiciaire impose
qu'au-delà d'une certaine durée, le maintien de la privation de
liberté ne puisse se faire sans une décision de l'autorité judiciaire, il
a répondu par l'affirmative, signifiant par là même que la voie de
recours instituée par le Code de la santé et reposant sur le principe
d'une saisine facultative n'était pas en mesure d'assurer l'effectivité
de cette garantie. La décision du 26novembre 2010 a ainsi déclaré
contraire à la Constitution la procédure d'hospitalisation
psychiatrique à la demande d'un tiers (HODT) au motif qu'aucune
disposition législative ne soumettait le maintien de l'hospitalisation
d'une personne sans son consentement à une juridiction judiciaire
dans des conditions répondant aux exigences de l'article 66 de la
Constitution. Le Conseil constitutionnel est parvenu à cette
conclusion après avoir relevé le caractère insuffisant de la
procédure de référé permettant à tout malade hospitalisé ou, le cas
échéant, à toute personne susceptible d'agir dans son intérêt, de
saisir le juge des libertés et de la détention à n'importe quel moment
de l'hospitalisation (CSP, art. L. 3211-12). S'il n'en a pas méprisé
l'utilité, le Conseil a toutefois considéré qu'une telle voie de droit
n'était pas de nature à empêcher qu'une prolongation de
l'hospitalisation forcée puisse avoir lieu au-delà de quinze jours
sans intervention d'une juridiction de l'ordre judiciaire (2010-71
QPC, consid. 25 ; 2011-135/140 QPC, consid. 13). Par la suite, la
loi du 5 juillet 2011 a introduit, aux côtés de la procédure
facultative de saisine du juge judiciaire et de la faculté pour le juge
de se saisir d'office (CSP, art. L. 3211-12), une nouvelle procédure
de contrôle de plein droit des hospitalisations complètes sans
consentement (CSP, art. L. 3211-12-1).

241 L'étendue des pouvoirs du juge judiciaire en matière de


privation de liberté ◊ Les pouvoirs du juge judiciaire doivent se
comprendre comme habilitant ce dernier à faire cesser une
privation de liberté arbitraire et en conséquence comme l'autorisant
à remettre en liberté la personne indûment privée de sa liberté.
Ainsi, le Conseil constitutionnel a jugé que « l'autorité judiciaire
conserve la possibilité d'interrompre à tout moment la prolongation
du maintien en rétention, de sa propre initiative ou à la demande de
l'étranger, lorsque les circonstances de droit ou de fait le
justifient » (n° 2003-484 DC, consid. 66).

a) L'étendue du contrôle de l'autorité judiciaire sur les


privations administratives de liberté. L'interprétation du principe
de la compétence de l'autorité judiciaire posé par l'article 66 de la
Constitution devient délicate lorsqu'il s'agit de déterminer la place
du juge administratif dans le contentieux de la liberté individuelle.
La question a été définitivement tranchée par le législateur
s'agissant du juge pénal puisque l'article L. 111-5 du Code pénal
dispose que « les juridictions pénales sont compétentes pour
interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et
pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la
solution du procès pénal qui leur est soumis ». En revanche, le
débat est ouvert s'agissant de l'étendue de la compétence du juge
judiciaire civil qui, en vertu de l'article 136 du Code de procédure
pénale, est compétent pour réparer les dommages résultant d'une
atteinte à la liberté individuelle. En faisant de l'autorité judiciaire la
gardienne de la liberté individuelle, on peut en effet se demander si
la Constitution n'a pas délivré au juge judiciaire la compétence
d'apprécier également la légalité des actes administratifs
attentatoires à cette liberté fondamentale.
b) La question de l'appréciation par le juge judiciaire de la
légalité des privations administratives de liberté. À croire une
jurisprudence constante du Tribunal des conflits et du Conseil
d'État, seule la compétence du juge administratif peut s'imposer
s'agissant de l'appréciation de légalité des actes administratifs
quand bien même seraient-ils attentatoires à la liberté individuelle,
conformément au principe de séparation des autorités
administratives et judiciaires posé par la loi des 16-24 août 1790 et
mis en œuvre par le décret du 16 fructidor an III (T. confl. 16 juin
1923, Septfonds, Rec., p. 498 ; T. confl. 16 nov. 1964, Dame veuve
Clément, Rec., p. 796 ; CE 9 juill. 1965, Sieur Voskresensky, Rec.,
p. 419). Selon cette analyse, le juge judiciaire se voit cantonné dans
sa mission de gardien de la liberté individuelle à un rôle passif de
« comptable de l'indemnisation » dès lors que l'examen de
l'illégalité de l'atteinte relève quant à lui de la compétence exclusive
du juge administratif (T. confl. 21 janv. 1985, Préfet des Pays de
Loire, Rec., p. 403 ; CE 1er avril 2005, Mme L., no 264627).
Pourtant, à se pencher de plus près sur la jurisprudence
constitutionnelle, on s'aperçoit que le rapport de forces entre le
principe de compétence judiciaire en matière de liberté individuelle
et le principe de séparation des autorités administratives et
judiciaires est alors fort différent. En effet, si le premier a valeur
constitutionnelle, le second ne l'a pas, excepté l'un de ses aspects
qui a acquis la valeur d'un principe fondamental reconnu par les
lois de la république. Dans sa décision du 23 janvier 1987, Conseil
de la concurrence (no 86-224 DC, Rec., p. 8), le Conseil
constitutionnel a en effet rangé parmi de tels principes celui selon
lequel, « à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité
judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la
juridiction administrative l'annulation ou la réformation des
décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance
publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs
agents, les collectivités territoriales de la République ou les
organismes placés sous leur autorité ou leur contrôle » (consid.
15).
Il en ressort que la compétence du juge administratif en matière
d'annulation des actes administratifs ne joue que si n'est pas
concernée une matière réservée par nature à l'autorité judiciaire. Par
conséquent, cela signifie également que, dans le cas contraire, la
compétence du juge judiciaire doit être retenue. Or, la liberté
individuelle constitue bien une matière réservée par nature à
l'autorité judiciaire en vertu d'une habilitation expresse du texte
constitutionnel lui-même (Const., art. 66, al. 2nd). Ainsi, la primauté
de la réserve constitutionnelle de compétence du juge judiciaire en
matière de liberté individuelle a pour résultat de permettre au juge
judiciaire, saisi d'une demande de réparation en vertu de
l'article 136 du Code de procédure pénale, d'apprécier en amont la
légalité de l'acte administratif à l'origine du dommage sans avoir à
en déférer au juge administratif par la voie préjudicielle. C'est à la
même conclusion qu'est parvenue également la Cour d'appel de
Paris dans un arrêt du 31 mai 1996 rendu à propos d'une décision
administrative de placement en hôpital psychiatrique en
reconnaissant la compétence du juge judiciaire pour en apprécier la
légalité dans le cadre de l'article 136 du Code de procédure pénale
(Paris, 1re ch. B, 31 mai 1996, Centre hospitalier spécialisé de
Lannemezan et autres, D. 1997. J. 544).
Toutefois, il apparaît aussi clairement que la réserve de
compétence de la juridiction administrative retrouve tous ses droits
lorsque la liberté individuelle n'est plus mise en cause. Ainsi, est
contraire à la Constitution le transfert de compétence au profit du
juge judiciaire du contentieux de la légalité des arrêtés de
reconduite à la frontière des étrangers dès lors que de telles mesures
sont seulement restrictives de liberté (Cons. const. 28 juill. 1989,
no 89-264 DC, Loi Joxe, Rec., p. 81).

c) Privations de liberté et voie de fait. Le second alinéa de


l'article 66 de la Constitution rend inconstitutionnelle la
construction prétorienne de la voie de fait dans la mesure où, en
introduisant une condition à la compétence du juge judiciaire que
n'impose pas la Constitution elle-même (l'existence d'une atteinte
grave et illégale à une liberté fondamentale), la théorie de la voie
de fait limite en définitive le champ d'application de la réserve
constitutionnelle faisant de l'autorité judiciaire la gardienne de la
liberté individuelle. La décision du Tribunal des conflits du 12 mai
1997 rendue à propos de la consignation à bord d'un navire de deux
étrangers non autorisés à pénétrer sur le territoire national en
constitue une illustration convaincante (T. confl. 12 mai 1997,
Préfet de police de Paris c/ TGI de Paris). En l'espèce, le juge des
conflits rejette la voie de fait bien que l'affectation de la liberté
individuelle des étrangers n'ait pas été contestée. Certes, les
autorités de police sont tenues, en vertu de l'article 35 quater de
l'ordonnance du 2 novembre 1945 (Code de l'entrée et du séjour des
étrangers et du droit d'asile, actuel art. L. 221-1), de placer les
intéressés en zone d'attente. Mais, à partir du moment où elle
permet l'exécution forcée (certes irrégulière) de la décision de refus
d'entrée desdits étrangers sur le territoire, la consignation de ces
derniers à bord du navire qui les a conduits en France est
susceptible de se rattacher à un pouvoir appartenant à
l'administration puisque l'article 5 de l'ordonnance du 2 novembre
1945 (CESEDA, art. L. 213-2) attribue « à l'administration le
pouvoir de procéder à l'exécution forcée des décisions
d'éloignement et de celles prononçant un refus d'entrée qu'elle est
amenée à prendre au titre de la police des étrangers ». Pourtant, à
s'en tenir à la lettre de l'article 66 de la Constitution, la solution eût
été différente dans la mesure où seule l'implication de la liberté
individuelle aurait dû établir la compétence du juge judiciaire sans
qu'il y ait eu lieu d'apprécier l'existence d'une autre condition, qui
plus est restrictive.
Au demeurant, la dénaturation, dont il est fait ici état, de la
réserve constitutionnelle de compétence du juge judiciaire en
matière de liberté individuelle est favorisée par la réserve dont a
fait preuve le juge judiciaire lui-même. L'appréciation de la légalité
des actes administratifs attentatoires à la liberté individuelle reste
en effet un terrain sur lequel le juge judiciaire (civil) éprouve
toujours des difficultés à s'aventurer. Avant la réforme législative
du 5 juillet 2011 intervenue en matière de droit hospitalier
psychiatrique, il se refusait par exemple à apprécier la légalité
externe des décisions administratives d'internement d'office en
hôpital psychiatrique alors qu'il était compétent pour en apprécier la
légalité interne. Doit néanmoins et a contrario être rappelé l'arrêt
de la Cour d'appel de Paris en date du 31 mai 1996 dans lequel le
juge judiciaire avait accepté d'investir les terres du juge
administratif en admettant, à l'occasion d'un recours en réparation,
sa faculté de connaître de la légalité externe de l'acte administratif
de placement attentatoire à la liberté individuelle (Paris, 1re ch. B.,
31 mai 1996, Centre hospitalier de Lannemezan et autres c/ X.,
D. 1997, jurisprudence. 554, note Prevault).
En revanche, en application de l'article 66 de la Constitution, la
Cour de cassation n'a pas hésité à poser un principe de plénitude de
compétence en faveur du juge judiciaire en matière de contrôle
d'identité, quelle que soit par ailleurs la nature préventive ou
répressive de l'activité de police (Crim. 25 avril 1985, Bogdan et
Vukovic, Bull. crim., no 79, p. 197). Elle écarte ainsi les effets de la
distinction classique entre police administrative et police judiciaire
sur la répartition des compétences entre les deux ordres de
juridiction pour retenir comme critère exclusif de compétence,
l'affectation de la liberté individuelle.
Le Tribunal des conflits n'a pas moins confirmé sa vision
réductrice des principes à valeur constitutionnelle, en persistant à
recourir à la théorie de la voie de fait (dont il a réduit au surplus le
champ) ou même à celle de l'emprise (v. en ce sens : Trib. conflits,
17 juin 2013, Bergoend, n° 3911 ; Trib. conflits, 9 décembre 2013,
M. et Mme Panizzon c/ Commune de Saint-Palais-sur-mer, n°
3931).

242 Autorité administrative, juge administratif et privation


administrative de liberté ◊ On peut s'interroger sur la place qui
revient à « l'autorité administrative » au regard de l'article 66 de la
Constitution. Pour répondre à cette question, il convient de
distinguer d'une part, le pouvoir décisionnel qui permet à une
autorité administrative d'édicter une mesure privative de liberté et
d'autre part, le contrôle juridictionnel attaché à l'examen au fond de
la privation de liberté.
Force est de constater que le Conseil constitutionnel admet la
compétence de l'autorité administrative pour décider de certaines
mesures privatives de liberté sans pour autant y voir une
quelconque violation de l'article 66 de la Constitution. Le préfet est
ainsi autorisé à placer en rétention administrative un étranger sous
le coup d'un arrêté de reconduite à la frontière tandis que le chef du
service de la police nationale ou des douanes, chargé du contrôle
aux frontières, peut décider du maintien en zone d'attente de
l'étranger non autorisé à pénétrer sur le territoire français.
Néanmoins, il faut bien comprendre que la compétence ainsi
reconnue à l'autorité administrative est constitutionnellement
admissible parce que le contrôle juridictionnel de la privation
administrative de liberté reste confié à un magistrat de l'ordre
judiciaire. On comprend alors pourquoi, après avoir admis la
compétence de l'autorité administrative pour décider du maintien en
zone d'attente d'un étranger, le Conseil constitutionnel n'a pas eu
d'autre choix que de censurer la loi qui avait omis l'intervention du
juge judiciaire pour apprécier, de façon concrète, la nécessité d'une
telle mesure (92-307 DC).
Cela ne signifie pas pour autant que la compétence du juge
administratif soit exclue en matière de privation de liberté. Elle est
possible s'il s'agit d'une mesure privative de liberté de nature
administrative mais sous conditions. La preuve en est que le
contentieux du placement en rétention administrative des étrangers
a été solennellement placé entre les mains du juge administratif par
la loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la
nationalité (n° 2011-672) sans que le Conseil constitutionnel n'y
voie une quelconque violation de l'article 66 de la Constitution
(2011-631 DC). On pourrait pu en déduire l'affirmation, souvent
défendue en doctrine, selon laquelle le juge administratif est
gardien de la liberté individuelle au même titre que peut l'être le
juge judiciaire au regard de l'article 66 de la Constitution. En
réalité, les choses sont plus subtiles qu'il n'y paraît. Le Conseil
constitutionnel admet l'inversion de l'ordre des interventions des
juges administratif et judiciaire en matière de rétention
administrative au nom d'une bonne administration de la justice sans
fermer les yeux sur le rôle de l'autorité judiciaire en matière de
privation de liberté et encore moins sur les garanties
constitutionnelles qui s'attachent à la protection de la liberté
individuelle. En validant une intervention du juge des libertés et de
la détention repoussée de trois jours supplémentaires par rapport à
la législation antérieure, il met en fait à l'épreuve d'une bonne
administration de la justice la réserve de compétence du juge
judiciaire et reconnaît, dans la droite ligne des jurisprudences dites
« Conseil de la concurrence » (86-224 DC) et « loi Joxe » (89-261
DC), la faculté dont dispose le législateur d'aménager l'intervention
du juge judiciaire afin d'assurer une meilleure gestion du
contentieux de l'éloignement des étrangers.
La décision du 9 juin 2011 du Conseil constitutionnel indique
clairement que le placement, et pas seulement la prolongation de la
rétention administrative, d'un étranger constitue une privation de
liberté et, qu'à ce titre, il « doit respecter le principe, résultant de
l'article 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne
saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire »
(2011-631 DC, consid. 66). Or, le respect de cette exigence
supposerait que le juge des libertés et de la détention soit saisi au
cours de la période initiale du placement et non au moment de sa
prolongation. Mais, c'est là sans compter avec l'intention du
législateur qui, sans remettre en cause le rôle du juge judiciaire en
matière de privation de liberté, a cherché une solution à la
dispersion du contentieux entre les deux ordres de juridictions.
Comme le fait remarquer à juste titre le juge constitutionnel, « le
législateur a entendu, dans le respect des règles de répartition des
compétences entre les ordres de juridiction, que le juge
administratif statue rapidement sur la légalité des mesures
administratives relatives à l'éloignement des étrangers avant que
n'intervienne le juge judiciaire ; qu'en organisant ainsi le
contentieux, le législateur a eu pour but de garantir l'examen
prioritaire de la légalité de ces mesures et, dans l'intérêt d'une
bonne administration de la justice, de permettre un traitement plus
efficace des procédures d'éloignement des étrangers en situation
irrégulière » (consid. 72).
Ce faisant, le Conseil constitutionnel ne fait que prendre acte du
seul motif qui permette constitutionnellement de déroger à la
compétence du juge judiciaire en matière de liberté individuelle : le
fait que le principe de compétence judiciaire puisse présenter, dans
sa mise en œuvre, plus d'inconvénients que d'avantages pour le
justiciable. Tel serait le cas, aux yeux du législateur, si
l'intervention du juge judicaire était maintenue en matière de
placement en rétention alors que le juge administratif est déjà
compétent pour connaître des demandes d'annulation visant la
décision obligeant l'étranger à quitter le territoire, la décision
relative au séjour, la décision refusant un délai de départ volontaire,
la décision mentionnant le pays de destination ainsi que la décision
d'interdiction de retour sur le territoire français qui l'accompagnent
le cas échéant. Au regard de l'omniprésence du juge administratif
dans le contentieux de l'éloignement, il peut s'avérer dans l'intérêt
du justiciable de faire un bloc du contentieux en transférant
également au juge administratif la compétence qui revient, par
nature, à l'autorité judiciaire pour connaître de la légalité de la
privation de liberté dont l'étranger est l'objet. Le Conseil
constitutionnel ne le nie pas, il l'admet et, au regard de ces
considérations, il conclut « qu'en prévoyant que le juge judiciaire
ne sera saisi, aux fins de prolongation de la rétention, qu'après
l'écoulement d'un délai de cinq jours à compter de la décision de
placement en rétention, (le législateur) a assuré entre la protection
de la liberté individuelle et les objectifs à valeur constitutionnelle
de bonne administration de la justice et de protection de l'ordre
public, une conciliation qui n'est pas déséquilibrée » (consid. 72).

243 La mesure privative ne doit pas être entravée la liberté


individuelle au-delà de la rigueur nécessaire ◊ La place
centrale que fait la jurisprudence constitutionnelle à la réserve de
compétence de l'autorité judiciaire en matière de protection de la
liberté individuelle ne doit pas faire oublier les autres garanties. Ces
dernières s'articulent autour de l'idée simple que la privation de
liberté doit échapper à l'arbitraire aussi bien dans son principe que
dans ses modalités de mise en œuvre et qu'à cette fin, le législateur
ne doit pas dépasser la limite de ce qui est strictement nécessaire
pour atteindre l'objectif constitutionnellement autorisé qu'il s'est
assigné. C'est à ce stade qu'interviennent les termes d'un contrôle de
proportionnalité. Comme l'a rappelé le juge constitutionnel lors
notamment de son examen du dispositif réorganisant le régime de
l'hospitalisation psychiatrique forcée, les atteintes portées à
l'exercice de la liberté individuelle « doivent être adaptées,
nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis » (2010-71
QPC du 26 nov. 2010, consid. 16).

244 La privation de liberté doit être nécessaire ◊ La nécessité de


la privation de liberté doit être avérée. En ce sens par exemple, le
Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité des contrôles
préventifs d'identité à la condition que l'autorité qui les ordonne
puisse justifier « dans tous les cas, des circonstances particulières
établissant le risque d'atteinte à l'ordre public qui a motivé le
contrôle » (no 93-323 DC). Il est clair notamment pour le Conseil
constitutionnel que les mesures de police administrative
susceptibles d'affecter l'exercice des libertés constitutionnellement
garanties telles que la liberté individuelle doivent être justifiées par
la nécessité de sauvegarder l'ordre public (n° 2003-467 DC, consid.
9). Il en ressort qu'« en dehors des cas où ils agissent sur
réquisition de l'autorité judiciaire, les agents habilités ne peuvent
disposer d'une personne que lorsqu'il y a des raisons plausibles de
soupçonner qu'elle vient de commettre une infraction ou lorsqu'il y
a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher
d'en commettre une » (n° 2003-467 DC, consid. 10). Dans le même
sens, en prévoyant que la mesure de rétention administrative
intervient, s'il y a nécessité, dans des cas limitativement énoncés,
sans priver l'autorité judiciaire de la possibilité d'interrompre la
privation de liberté, le législateur ne méconnaît pas l'article 66 de la
Constitution (93-325 DC, consid. 99).
Le juge constitutionnel a considéré que la rétention de sûreté ne
peut apparaître nécessaire qu'à la condition qu'aucune mesure
moins attentatoire à la liberté individuelle ne soit en mesure de
prévenir la commission d'actes portant gravement atteinte à
l'intégrité des personnes (no 2008-562 DC, consid. 17 et 18).
Inversement, lorsque le caractère nécessaire de la privation de
liberté disparaît, la mesure privative de liberté devient arbitraire si
elle se poursuit alors que la remise en liberté de la personne
concernée devrait être ordonnée. Ainsi, à propos de la rétention
administrative des étrangers, le Conseil constitutionnel a précisé
que la loi ne doit pas faire obstacle « à ce que, dans le cas où la
situation dans laquelle est placé l'étranger se poursuivrait sans
nécessité, l'intéressé fasse constater par la juridiction pénale le
caractère arbitraire de la privation de liberté dont il est l'objet »
(no 79-109 DC, consid. 3).

245 La privation de liberté doit être proportionnée au but


poursuivi ◊ La contrainte pesant sur la liberté individuelle ne doit
pas être supérieure à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre
l'objectif qui la motive. La mise en œuvre des pouvoirs de police,
par nature contraignants, heurte l'exercice des libertés
constitutionnellement garanties. Lorsqu'elle intervient en la
matière, la loi doit veiller à trouver un équilibre satisfaisant entre
l'objectif de maintien de l'ordre public qui motive l'action de la
force publique et le respect des libertés fondamentales. Comme le
rappelle systématiquement le juge constitutionnel, « il incombe au
législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention
des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et
principes de valeur constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des
libertés constitutionnellement garanties. Au nombre de celles-ci
figure la liberté individuelle dont l'article 66 de la Constitution
confie la protection à l'autorité judiciaire » (n° 2011-631 DC,
consid. 66).
C'est au nom de ce principe que le Conseil constitutionnel a
invalidé la loi qui alignait le régime de la prolongation de la
rétention administrative des étrangers sur le coup d'un arrêté de
reconduite à la frontière sur celui applicable aux étrangers faisant
l'objet d'une mesure d'expulsion du territoire national. En le faisant,
il a pointé du doigt la disproportion manifeste à appliquer des
mesures coercitives destinées à préserver l'ordre public à des
personnes qui, bien qu'en situation irrégulière sur le sol français, ne
présentent pas un danger comparable pour l'ordre public. En
conséquence, la loi qui étend indistinctement à tous les étrangers
qui ont fait l'objet d'un arrêté d'expulsion ou d'une mesure de
reconduite à la frontière la possibilité de les retenir trois jours
supplémentaire dans des locaux non pénitentiaires est contraire à la
Constitution (86-216 DC, consid. 22 ; n° 93-325 DC, consid. 100).
En revanche, le test de proportionnalité s'est révélé positif s'agissant
des contrôles et vérifications d'identité, le Conseil constitutionnel
estimant que le dispositif législatif examiné n'était pas, sous les
conditions de forme et de fond énoncés par la loi, contraires à la
conciliation qui doit être opérée entre l'exercice des libertés
constitutionnellement reconnues et les besoins de la recherche des
auteurs d'infractions et de la prévention d'atteintes à l'ordre public,
notamment à la sécurité des personnes et des biens, nécessaires,
l'une et l'autre, à la sauvegarde de droits de valeur constitutionnelle.
Cette conclusion s'est imposée au juge après qu'il ait constaté d'une
part que les personnes invitées à justifier de leur identité pouvaient
satisfaire sur place à cette invitation par un moyen approprié de leur
choix et qu'elles ne devaient être conduites dans un local de police
qu'en cas de nécessité, et observé d'autre part que le respect des
garanties entourant la présentation immédiate à un officier de
police judiciaire de la personne conduite au local de police
(possibilité pour elle de faire prévenir sa famille ou toute personne
susceptible de confirmer son identité ou de lui permettre de le
faire ; possibilité de saisir le procureur de la République ;
obligation de ne la retenir que pour la durée nécessaire à la
vérification de son identité) limitait « les contraintes imposées à la
personne qui n'a pas pu ou n'a pas voulu justifier sur place de son
identité à ce qui est nécessaire pour la sauvegarde des fins d'intérêt
général ayant valeur constitutionnelle et dont la poursuite motive
la vérification d'identité » (n° 80-127 DC, consid. 59 à 62).
Le Conseil constitutionnel a été amené à contrôler la
constitutionnalité du placement en cellule de dégrisement des
personnes trouvées en état d'ivresse sur la voie publique. Il a
considéré qu'une telle mesure de police administrative dont l'objet
est de prévenir les atteintes à l'ordre public et de protéger la
personne concernée ne méconnaît pas « l'exigence selon laquelle
toute privation de liberté doit être nécessaire, adaptée et
proportionnée aux objectifs de préservation de l'ordre public et de
protection de la santé qu'elles poursuivent ». Trois motifs ont
emporté la conviction du juge : Le premier tient au fait que la
privation de liberté, limitée à quelques heures au maximum, ne peut
se poursuivre après que la personne a recouvré la raison, le
deuxième découle de la faculté conférée par la loi à l'officier ou à
l'agent de police judiciaire de ne pas la placer en chambre de sûreté
et à la confier à une tierce personne qui se porte garante d'elle, le
dernier étant tiré de l'observation que la faute commise, le cas
échéant, par les agents de la police ou de la gendarmerie nationales
dans l'exercice de leurs attributions est de nature à engager la
responsabilité de la puissance publique devant la juridiction
compétente (2012-253 QPC, consid. 5 et 6).
Par ailleurs, l'article 66 de la Constitution ne saurait
s'accommoder de mesures privatives de liberté de portée générale et
absolue. En ce sens, par exemple, le Conseil constitutionnel a
indiqué que « la pratique de contrôles d'identité généralisés et
discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté
individuelle ». C'est parce que telles seraient les caractéristiques
d'un contrôle d'identité opéré sans tenir compte du comportement
de la personne interpellée que le Conseil constitutionnel a précisé
que « s'il est loisible au législateur de prévoir que le contrôle
d'identité d'une personne peut ne pas être lié à son comportement,
il demeure que l'autorité concernée doit justifier, dans tous les cas,
des circonstances particulières établissant le risque d'atteinte à
l'ordre public qui a motivé le contrôle ; que ce n'est que sous cette
réserve d'interprétation que le législateur peut être regardé comme
n'ayant pas privé de garanties légales l'existence de libertés
constitutionnellement garanties » (n° 93-323 DC, consid. 9). Il est
clair que le « contrôle au faciès » fait partie des mesures de police
inconstitutionnelles en raison de leur caractère arbitraire. Les
contrôles d'identité doivent être fondés sur des critères objectifs
tenant au comportement de la personne ou à des circonstances
particulières, ils ne sauraient dépendre de critères subjectifs tirés de
l'apparence, de la couleur de peau ou de tout autre signe extérieur
de la personne circulant sur la voie publique. La Cour suprême des
États-Unis s'est récemment prononcé sur les contrôles d'identité
décriés pour leur « profilage ethnique », à propos d'une loi contre
l'immigration clandestine adoptée le 19 avril 2010 par l'État
d'Arizona. La loi « Sécurité du voisinage, immigration, application
de la loi », baptisée « Loi SB1070 » entendait durcir le dispositif
légal contre les immigrants clandestins en faisant de l'immigration
clandestine un délit, passible de six mois de prison et en autorisant,
en cas de « délit présumé », les forces de l'ordre à procéder à des
contrôles d'identité à partir du moment où ils avaient un « soupçon
raisonnable » quant à la légalité de la présence d'un individu sur le
territoire. Une incitation au délit de faciès que la Cour suprême a
examiné dans sa décision du 25 juin 2012 en déclarant
inconstitutionnelle une grande partie de la loi SB1070 au motif que
l'immigration reste un domaine de compétences fédérales, et
notamment la disposition qui oblige les immigrants à être porteurs
de documents attestant de leur statut. En revanche, elle a validé le
dispositif des contrôles d'identité après avoir souligné que la police
locale ne peut arrêter quelqu'un sur le seul soupçon qu'il serait
clandestin mais seulement contrôler un individu qui aurait été
interpellé pour une autre raison.
Pour autant, le respect de la liberté individuelle ne suppose pas
que toutes les privations de liberté obéissent à un régime identique.
Dans l'exercice de sa compétence, le législateur peut fixer des
modalités de mise en œuvre différente selon la nature et la portée
des mesures affectant la liberté individuelle qu'il entend édicter
sans méconnaître de ce seul fait l'article 66 de la Constitution. Par
exemple, si le juge judiciaire intervient dans le plus court délai
possible, force est de constater que ce délai peut varier. Le Conseil
constitutionnel a ainsi admis au regard de l'article 66 de la
Constitution trois délais différents : quarante-huit heures maximum
pour la garde à vue, sept jours maximum pour la rétention des
étrangers, quinze jours maximum pour l'hospitalisation sans
consentement. Ces variations se justifient en raison de la finalité
poursuivie. Le premier délai est lié à la matière pénale et à la
recherche de la manifestation de la vérité ; le deuxième est lié à
l'infraction aux règles sur l'entrée et le séjour des étrangers et à la
nécessité de pouvoir procéder à une mesure d'éloignement ; le
troisième est lié à la sécurité de soins et aux avis médicaux. Ces
variations se justifient également compte tenu du degré réel de
contrainte qui pèse sur la liberté de la personne. De ce point de vue,
on ne peut pas affirmer que l'étranger placé en rétention
administrative se trouve dans une situation comparable à celle de la
personne gardée à vue.
On pourrait également prolonger l'observation à propos de la
durée constitutionnellement admise des privations de liberté pour
dire que s'il n'y a pas de durée constitutionnellement butoir, il
appartient au juge constitutionnel de s'assurer que la durée fixée par
le législateur n'est toutefois pas excessive. En 1981, la rétention
administrative ne pouvait dépasser 7 jours sans violer la liberté
individuelle de l'étranger, le test de proportionnalité a permis au
juge constitutionnel de valider en 2011 une rétention administrative
de 45 jours. À côté de ce régime de droit commun, le Conseil
constitutionnel a admis la mise en place par le législateur de
régimes dérogatoires afin de tenir compte d'exigences particulières
tenant au respect de l'ordre public considéré plus menacé par
certains étrangers que par d'autres. Les étrangers condamnés à une
peine d'interdiction de territoire pour des actes de terrorisme ainsi
que ceux expulsés pour un comportement lié à des activités « pour
un comportement lié à des activités à caractère terroriste
pénalement constatées » peuvent être placés en rétention
administrative durant 6 mois sans que cela n'entrave l'exercice de
leur liberté individuelle d'une rigueur excessive. En revanche, le
Conseil constitutionnel semble penser que prolonger au-delà de
6 mois la rétention administrative pour une durée d'un an
supplémentaire produirait des effets disproportionnés sur la liberté
individuelle d'étrangers. Éloignant le spectre d'une sorte de
« Guantanamo à la française », le juge constitutionnel a donc
considéré qu'en permettant de prolonger de douze mois la rétention
administrative d'un étranger « détenu » initialement pour une durée
de 6 mois « lorsque, malgré les diligences de l'administration,
l'éloignement ne peut être exécuté en raison soit du manque de
coopération de l'étranger, soit des retards subis pour obtenir du
consulat dont il relève les documents de voyage nécessaires », la loi
porte à la liberté individuelle une atteinte contraire à l'article 66 de
la Constitution (n° 2011-631 DC, consid. 76).
Force est de constater que plus les besoins de l'ordre public se
renforcent, plus l'élévation du degré de contrainte pesant sur la
liberté individuelle va pouvoir être justifiée. La durée de la
rétention administrative a ainsi été portée, en l'espace de vingt ans,
d'une semaine à un mois, sans censure du juge constitutionnel, en
prenant notamment en considération les difficultés entourant
l'exécution des décisions d'éloignement du territoire. De même, la
prise en considération d'exigences particulières en matière d'ordre
public a permis de valider les allongements successifs apportés à la
durée de la garde à vue. Les attentats du 11 septembre et tous ceux
qui ont suivi depuis ont nourri un climat sécuritaire qui a favorisé,
dans bon nombre de pays au-delà de la France, le durcissement des
législations en matière pénale (Loi Perben II en France, Patriot Act
aux USA). L'accroissement des exigences sécuritaires entraîne des
répercussions sur le contrôle de proportionnalité réalisé par le juge
constitutionnel dans la mesure où le point d'équilibre entre les
exigences de sauvegarde de l'ordre public et le respect de l'exercice
de la liberté individuelle se situe à un niveau moins élevé : la prise
en compte d'exigences particulières d'ordre public amène le juge
constitutionnel à admettre la validité de contraintes pesant sur la
liberté individuelle qu'il aurait jugées excessives dans d'autres
circonstances. Par exemple, la recherche d'infractions relatives à la
criminalité et à la délinquance organisée justifie la mise en œuvre
de procédures exceptionnelles telles que la captation de
conversations et d'images dans les lieux publics et privés y compris
la nuit, l'application de régimes dérogatoires à la garde à vue,
l'intervention retardée de l'avocat, les perquisitions de nuit (no 2004-
492 DC). Cela ne signifie pas pour autant que le législateur puisse
tout faire. À cet égard, si le Conseil constitutionnel a admis la
lourdeur des entraves portées à la liberté individuelle, c'est
justement parce qu'elles concernent la répression de la criminalité
et délinquance organisées, c'est-à-dire des domaines spécifiques et
particulièrement sensibles, sans s'étendre à la matière pénale dans
son ensemble.

246 La privation de liberté doit aussi respecter les droits de la


défense ◊ Cette exigence participe de l'idée que toute personne
privée de liberté doit pouvoir se défendre pour faire valoir ses
droits à la recouvrer. C'est la raison pour laquelle, même s'il
dépasse le seul cadre de l'article 66 de la Constitution, le respect
des droits de la défense constitue un point cardinal de la protection
de la liberté individuelle que le juge constitutionnel intègre
invariablement dans son contrôle de constitutionnalité. La
satisfaction de cette exigence recouvre plusieurs aspects
procéduraux. Elle suppose au préalable que la personne concernée
soit à même, pour se défendre, de comprendre clairement ce qui lui
est demandé ou reproché. Lors d'une vérification d'identité,
l'officier de police judiciaire se doit d'informer la personne
contrôlée de ses droits (C. pr. pén., art. 78-3) ; l'individu placé en
garde à vue doit pouvoir bénéficier d'une notification immédiate de
ses droits et de la durée de la mesure dont il fait l'objet (C. pr. pén.,
art. 63-1). Au-delà de l'information, le respect des droits de la
défense implique ensuite le droit de la personne à s'entretenir avec
un avocat en vue de préparer sa défense (n° 93-326 DC ; no 2004-
492 DC, consid. 31 ; no 79-109 DC, consid. 3).

§ 3. La liberté personnelle

La liberté personnelle 6 est présente dans un certain nombre


d'instruments de protection des droits fondamentaux. On la retrouve
dans la Constitution espagnole (art. 17) mais également dans la
Constitution italienne (art. 13) ainsi que dans la Loi fondamentale
suisse (art. 10). Au delà de son statut constitutionnel, la liberté
personnelle « à la française » n'est guère comparable avec celle
garantie par les textes précités. Elle est en effet étrangère à tout idée
de « sûreté » personnelle et dotée d'un contenu distinct. Avec la
liberté personnelle, il est question en France d'une liberté
fondamentale sans véritable concept, qui s'est construite autour
d'une notion purement fonctionnelle.

247 Les origines de la liberté personnelle ◊ Absente du texte


constitutionnel, la liberté personnelle est le résultat d'une
construction prétorienne du Conseil constitutionnel. Apparue à la
fin des années 1980, elle a d'abord été utilisée au départ sans norme
de rattachement (n° 88-244 DC, consid. 22 ; n° 89-257 DC, consid.
23 à 26), elle s'est nourrie ensuite de la liberté individuelle au point
d'en partager la norme de rattachement (n° 92-316 DC, consid. 16 ;
n° 91-294 DC, consid. 47 à 49 et 51) pour finalement trouver une
assise constitutionnelle durable dans la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789, et plus particulièrement dans ses
article 2 et 4 (n° 2003-484 DC, consid. 94)..
Pour reprendre l'analyse du Président Genevois, la liberté
personnelle constitue un terrain d'expérimentation de la distinction
mise à jour en droit administratif par le doyen Vedel entre les
« notions proprement conceptuelles » et les « notions
fonctionnelles ». Les premières « peuvent recevoir une définition
complète selon les critères logiques habituels et leur contenu est
abstraitement déterminé une fois pour toutes », les secondes
« procèdent directement d'une fonction qui leur confère seule une
véritable unité ». La liberté personnelle est en droit français une
notion fonctionnelle, là où d'autres systèmes juridiques, notamment
suisse, l'ont érigé en véritable concept.

248 Un objet avéré : la dimension fonctionnelle de la liberté


personnelle ◊ L'activation constitutionnelle de la liberté
personnelle a poursuivi un double objectif : contourner d'une part
les effets « indésirables » de la liberté individuelle et devenir
d'autre part un instrument de constitutionnalisation des libertés
publiques.
a) La liberté personnelle, limite à la réserve de compétence
judiciaire en matière de liberté individuelle. Le premier avantage
qu'a présenté le recours à la liberté personnelle a été d'enrayer la
progression de la compétence du juge judiciaire qu'induisait
forcément une approche extensive de la notion de liberté
individuelle visée par l'article 66 de la Constitution (v. supra). En
tirant son fondement constitutionnel de dispositions, comme les
articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, indifférentes à tout partage
de compétence, la liberté personnelle ne favorise en effet aucun
ordre de juridictions en particulier et permet du même coup de
laisser le champ libre aussi bien au juge judiciaire qu'au juge
administratif. En réalité, la jurisprudence a montré que la liberté
personnelle servait en réalité de véritable bouclier à la compétence
du juge administratif en permettant de redonner toute sa place à la
réserve de compétence du juge administratif, garantie en tant que
principe fondamental reconnu par les lois de la République (n° 86-
224DC ; n° 89-261 DC).
Son premier coup d'essai, en matière de protection des données
nominatives informatisées, a été de ce point de vue un coup de
maître puisqu'il a permis de justifier la compétence de la juridiction
administrative dans un domaine qui semblait devoir relever de la
liberté individuelle (no 93-325 DC, consid. 121 ; no 98-405 DC,
consid. 62). Il est vrai que l'implication de la liberté individuelle en
la matière n'était pas sans poser problème. On ne pouvait manquer
en effet de relever l'anachronisme à procéder d'un côté, à un
rattachement à l'article 66 de la Constitution, et de l'autre, à poser la
compétence de la juridiction administrative pour connaître des
décisions de la Commission nationale informatiques et libertés en
vertu de la loi du 6 janvier 1978. Aussi, sauf à reconnaître
l'inconstitutionnalité de cette dernière au regard de la liberté
individuelle, ne restait-il plus au Conseil constitutionnel qu'à
affirmer la non-application de l'article 66 de la Constitution. La
création d'un système informatisé de centralisation des
informations, destiné à assurer un espace de sécurité sans frontières
intérieures entre les États signataires des Accords de Schengen, lui
a donné l'occasion de poser les premiers jalons en ce sens. À cette
occasion, le Conseil constitutionnel a jugé le mode d'exploitation
du fichier informatisé prévu par la Convention de Schengen « à
même d'assurer le respect de la liberté personnelle » (Cons. const.
25 juill. 1991, no 91-294 DC, Accord de Schengen, Rec., p. 91,
consid. 49). Mais, c'est surtout l'instauration d'un service central de
prévention de la corruption par le législateur qui a définitivement
permis au Conseil constitutionnel d'écarter tout lien de parenté
entre la centralisation des données informatisées et la liberté
individuelle. En l'espèce, il a estimé que la faculté reconnue au
service central de prévention de la corruption d'exiger, sans
motivation et sans restriction, la communication de tout document
était « de nature à méconnaître le respect de la liberté
personnelle » (no 92-316 DC, consid. 16).
D'ailleurs, on fera remarquer qu'en envahissant les terres de la
liberté individuelle, la liberté personnelle a contribué aussi bien à
sauvegarder la compétence du juge administratif qu'à redonner sa
place à la police administrative. C'est l'un des apports de la décision
rendue le 19 janvier 2006 par le Conseil constitutionnel qui censure
notamment le fait que des opérations administratives de
réquisitions de données de trafic liées à l'utilisation d'internet
puissent poursuivre une finalité répressive (no 2006-532 DC). En
condamnant l'immixtion de la police administrative dans la sphère
répressive, le Conseil constitutionnel défend, a contrario, le
principe selon lequel une opération de police purement
administrative, parce qu'elle se rattache à la protection de l'ordre
public et à la prévention des infractions, doit relever de la
compétence du juge administratif, et ne saurait par conséquent être
placée sous la direction ou la surveillance de l'autorité judiciaire.
Cela n'empêche pas qu'une opération de police puisse avoir selon
les cas tantôt une finalité judiciaire tantôt une finalité
administrative à partir du moment où la répartition des
compétences juridictionnelles tient compte de cet enjeu en
attribuant à chaque juge la compétence qui lui revient (consid. 17).
Autrement dit, la liberté personnelle rend possible ce qui ne l'était
pas avec la liberté individuelle : ouvrir la question de la
compétence juridictionnelle en matière d'opération de police et
faire dépendre la solution de la théorie de la police administrative
élaborée par le Conseil d'État depuis le XIXe siècle.
b) La liberté personnelle, instrument de constitutionnalisation
des libertés publiques. Au-delà de l'enjeu juridictionnel, la liberté
personnelle constitue une manne à la constitutionnalisation des
libertés publiques. En ce sens, elle a servi de source formelle de
substitution aux anciens démembrements de la liberté individuelle.
Il est désormais acquis que la liberté personnelle inclut la liberté
d'aller et venir, la liberté du mariage, la protection du domicile
privé et le respect de la vie privée. D'ailleurs, elle offre des
potentialités qui ne se limitent pas seulement à la liberté
individuelle de l'article 66 de la Constitution. Le Conseil
constitutionnel ne semble pas l'ignorer, le Conseil d'État non plus.
On observe en effet que dans le cadre de la procédure de référé-
liberté visée par l'article L. 521-2 du Code de justice administrative,
le Conseil d'État a fait de la liberté personnelle une liberté
fondamentale aux applications variées (v. notamment, à propos de
la fixation du pays d'origine dans le cadre d'une procédure de
reconduite à la frontière : CE, ord., 20 déc. 2001, Chikh, req.
no 241154 ; à propos de la délivrance ou du retrait d'une carte
d'identité : CE, ord., 28 mars 2001, Ministre de l'Intérieur, de la
sécurité intérieure et des libertés locales c/ consorts Marcel, Rec.,
p. 167 ; CE, ord., 26 avr. 2005, Ministre de l'Intérieur c/ M'Lamali,
Rec., tables, p. 1033) ; à propos d'une demande de transfert de
cellule d'un détenu :
La liberté personnelle a permis de donner une dimension
constitutionnelle à des questions qui auraient autrement continué de
relever du registre des libertés publiques. Une illustration peut être
trouvée à travers le droit à la santé notamment. Si la protection de
la santé constitue un principe de valeur constitutionnelle, il n'existe
pas en revanche un droit constitutionnel à la santé. Ce constat n'a
pas empêché tour à tour le Conseil d'État et le Conseil
constitutionnel de reconnaître à des considérations liées à la santé
des personnes des implications sur le terrain du droit par le jeu de la
liberté personnelle. Par exemple, le Conseil d'État a reconnu le
droit pour un détenu souffrant d'une maladie cardiaque de ne pas
avoir à subir le tabagisme passif de ses codétenus. Après avoir
relevé que si la protection de la santé publique constitue un principe
de valeur constitutionnelle, il n'en résulte pas que « le droit à la
santé » soit au nombre des libertés fondamentales auxquelles
s'applique l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, le
Conseil d'État a toutefois considéré qu'entraient dans le champ des
prévisions de cet article le consentement libre et éclairé du patient
aux soins médicaux qui lui sont prodigués, ainsi que le droit de
chacun au respect de sa liberté personnelle, qui implique en
particulier qu'il ne puisse subir de contraintes excédant celles
qu'imposent la sauvegarde de l'ordre public ou le respect des droits
d'autrui (CE, ord., 8 sept. 2005, Bunel, Rec., p. 388). Dans le même
registre, le Conseil constitutionnel a fait application du droit du
patient à donner son consentement aux soins médicaux à propos de
l'obligation de soins imposée aux personnes atteintes de troubles
mentaux pour considérer que le législateur avait pris des mesures
assurant, entre la protection de la santé et la protection de l'ordre
public, d'une part, et la liberté personnelle, protégée par l'article
2 de la Déclaration de 1789, d'autre part, une conciliation qui n'était
pas manifestement disproportionnée (n° 2010-71 QPC, consid. 32 ;
n° 2012-235 QPC, consid. 13).
Toutefois, l'activation constitutionnelle de la liberté personnelle
n'est pas à l'abri de critiques. On ne peut en effet s'empêcher de
dénoncer les errements de la liberté personnelle et s'interroger sur
l'opportunité de son enracinement dans le droit positif français. La
liberté personnelle avait sans doute une fonctionnalité à l'ère de
l'approche extensive de la liberté individuelle, mais le resserrement
du champ d'application de cette dernière conduit au questionnement
s'agissant du devenir de cette nouvelle liberté fondamentale. Il ne
semble pas opportun, sous peine d'atavisme, de reproduire les
erreurs commises par le passé et de considérer qu'à défaut de
consistance propre, il est possible d'octroyer à cette liberté
fondamentale le contenu passé de la liberté individuelle. Or, à en
croire la jurisprudence constitutionnelle récente, la liberté
personnelle inclut désormais les anciennes composantes de la
liberté individuelle, c'est-à-dire la liberté d'aller et venir, le droit au
respect de la vie privée et la liberté de mariage. Pourtant,
l'enracinement de la liberté personnelle dans le bloc de
constitutionnalité ne peut positivement se justifier que si cette
dernière dépasse les raisons qui ont conduit à son activation et si
elle devient un réel instrument de concrétisation constitutionnelle
de nouveaux aspects du principe de liberté. Rien ne le prouve
aujourd'hui, ce serait même l'inverse. En effet, on ne voit pas
forcément l'intérêt à substituer une tutelle constitutionnelle pour
une autre (liberté personnelle au lieu de liberté individuelle). Ne
serait-il pas plus simple d'utiliser les articles 2 et 4 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme
fondement direct et exclusif de la liberté d'aller et venir, de la
liberté de mariage et du respect de la vie privée en évitant le relais
inutile de la liberté personnelle ?

249 Un objet potentiel : être le support du principe de libre


épanouissement de la personnalité ? ◊ La liberté personnelle
a fait son apparition en catimini en investissant le domaine du droit
du travail, le Conseil constitutionnel consacrant alors la valeur
constitutionnelle de la liberté personnelle de l'employeur (n° 89-
257 DC, consid. 23) puis du salarié (n° 88-244 DC, consid. 22 et
23 ; n° 2003-487 DC, consid. 27 et 28). Ses premières applications
apparaissaient comme les manifestations prometteuses d'un concept
de liberté personnelle proche du principe de libre épanouissement
de la personne humaine, déjà présent dans les jurisprudences de la
Cour européenne des droits de l'homme et de certaines cours
constitutionnelles. Pourtant, force est de constater qu'elles sont
restées marginales, le Conseil constitutionnel cantonnant pour
l'instant la liberté personnelle à une notion principalement
fonctionnelle.
Au regard du droit comparé, il serait toutefois possible de
proposer des pistes afin de doter la liberté personnelle d'un concept
véritable et d'en faire un « droit de la personnalité ». D'abord
s'agissant de sa finalité, il semblerait que la liberté personnelle
puisse être un instrument au service du principe de
l'épanouissement de la personnalité. S'agissant de son objet ensuite,
la liberté personnelle permettrait à chacun la libre définition de son
identité par les choix personnels dont il a la maîtrise. De ce point de
vue, la liberté personnelle apparaîtrait alors comme le pendant du
droit au respect de la vie personnelle tel qu'il est appréhendé
aujourd'hui par la Cour européenne des droits de l'homme.
S'agissant enfin de son champ d'application, la liberté personnelle
pourrait produire des effets aussi bien dans la sphère intime qui est
laissée à l'abri des regards indiscrets que dans celle ouverte aux
relations sociales. En tant qu'expression de la liberté de la vie
privée, la liberté personnelle pourrait ainsi viser la liberté de
chacun de pouvoir arrêter, aussi bien dans la sphère intime que
dans la sphère sociale, des choix de vie qui soient conformes à son
identité personnelle pour tenter de les mener à bien. La protection
de la liberté personnelle passerait par celle de l'identité. Sous cet
angle, la liberté personnelle ne postulerait rien d'autre que la liberté
« d'être soi-même », en ne sacrifiant de sa personnalité à la société
que ce qui est nécessaire à la vie sociale (O. Bioy). On notera que
cette approche de la liberté personnelle a trouvé sa terre d'élection
dans le droit constitutionnel suisse pour lequel la liberté personnelle
garantit « toutes les libertés élémentaires dont l'exercice est
indispensable à l'épanouissement de la personnalité humaine » en
emportant la protection de la faculté propre que possède chaque
personne « d'apprécier une situation de fait déterminée et d'agir
selon cette appréciation ».

§ 4. La liberté d'aller et venir

« Liberté des mouvements » (Hauriou), la liberté d'aller et venir


est le « signe extérieur des régimes libéraux » (G. Burdeau).
Manifestation essentielle du principe général de liberté inscrit dans
la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, elle fait
partie des attributs élémentaires qui font de l'homme un être libre.
Elle correspond en effet à la première image que l'on peut se faire
de l'homme libre, sans chaîne. Elle est en même temps la condition
incontournable de l'exercice des autres libertés individuelles. Quel
l'homme pourrait manifester dans la rue, exprimer ses opinions,
exercer son droit de grève, vivre et nouer des relations avec ses
semblables si lui était dénié le droit de se mouvoir à sa guise ?

250 Les sources de la liberté d'aller et venir ◊ Quelle que soit la


diversité des appellations retenues par les systèmes juridiques
nationaux et internationaux, la liberté d'aller et venir occupe la
même place de choix au sein des ordonnancements juridiques. Sur
le plan international et européen, la liberté d'aller et venir est en
effet largement consacrée. Le pacte international relatif aux droits
civils et politiques déclare notamment que « quiconque se trouve
légalement sur le territoire d'un État a le droit d'y circuler
librement et d'y choisir librement sa résidence et que toute
personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le
sien » (art. 12). La Déclaration universelle des droits de l'homme
reconnaît en des termes approchants le droit pour toute personne
« de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un
État » et « de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans
son pays » (art. 13).
En Europe, le protocole n°4 à la Convention européenne des
droits de l'homme et des droits fondamentaux garantit la liberté de
circulation en ces termes :
« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un État
a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa
résidence.
2. Toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y
compris le sien.
3. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres
restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des
mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la
prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de
la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans
certaines zones déterminées, faire l'objet de restrictions qui,
prévues par la loi, sont justifiées par l'intérêt public dans une
société démocratique ».
Par ailleurs, le principe de libre circulation est au cœur de la
construction de l'Union européenne. L'article 3 du traité de l'Union
européenne rappelle notamment que « l'Union offre à ses citoyens
un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières
intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des
personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de
contrôle des frontières extérieures, d'asile, d'immigration ainsi que
de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène »
tandis que la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne
garantit à tout citoyen ou toute citoyenne de l'Union le droit de
circuler et de séjourner librement sur le territoire des États
membres (art. 45).
a) En droit comparé : la plupart des Constitutions nationales
ont pris soin d'inscrire la liberté d'aller et venir dans leur catalogue
des droits et libertés fondamentaux. La Constitution espagnole
prévoit dans son article 19 que : « Les Espagnols ont le droit de
choisir librement leur résidence et de circuler sur le territoire
national. De même, ils ont le droit d'entrer et de sortir librement
d'Espagne, dans les termes établis par la loi. Ce droit ne peut être
limité pour des motifs politiques ou idéologiques ». La Constitution
italienne reconnaît pour sa part que « tout citoyen peut circuler et
séjourner librement dans toute partie du territoire national, sous
réserve des limitations que la loi fixe d'une manière générale pour
des motifs sanitaires ou de sécurité. Aucune restriction ne peut être
déterminée par des raisons d'ordre politique » (art. 16). La loi
fondamentale pour la République fédérale d'Allemagne garantit à
tous les Allemands la liberté de circulation et 
d'établissement sur
l'ensemble du territoire fédéral (art. 11).

b) En droit français : la liberté d'aller et venir est peu présente


dans les textes constitutionnels français. Elle est absente de la
Déclaration des droits de l'homme de 1789, elle n'est pas non plus
présente dans le texte constitutionnel de 1958. On en trouve la trace
furtive dans la Constitution du 3 septembre 1791 qui reconnaît
solennellement « la liberté à tout homme d'aller, de rester, de partir,
sans pouvoir être arrêté, ni détenu, que selon les formes
déterminées par la Constitution » (Titre premier). Et il faut attendre
le projet de constitution du 16 avril 1946 pour la voir resurgir dans
sa déclaration des droits de l'homme (art. 5). Par le jeu des Cours
suprêmes, elle a d'abord acquis le rang de liberté publique (Civ. 1re,
28 nov. 1984 ; CE, ass., 8 avr. 1987, Ministre de l'intérieur et de la
décentralisation c/ Peltier, Lebon, p. 128) avant d'accéder au rang
de liberté fondamentale. Le Conseil constitutionnel a érigé la
liberté d'aller et venir en principe de valeur constitutionnelle dans
sa décision dite « Ponts à péage » de 1979 (n° 79-107 DC) sans
pour autant en préciser le fondement constitutionnel. Il en a fait
ensuite dans un premier temps une composante de la liberté
individuelle de l'article 66 de la Constitution (n° 79-109 DC ;
n° 92-307 DC, consid. 13 ; n° 93-325 DC, consid. 3) pour la
rattacher définitivement à la liberté personnelle et à la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (n° 99– 411 DC,
consid. 2 ; n° 2003-467 DC, consid. 8 ; n° 2011-631 DC, consid. 78
et 79).

La liberté d'aller et de venir figure ainsi au nombre des droits et


libertés qui peuvent être invoqués à l'appui d'une QPC (n° 2010-71
QPC, consid. 16). Elle fait enfin partie de ces « libertés
fondamentales » dont la protection peut être assurée par la voie du
référé-liberté en application de l'article 521-2 du code de justice
administrative (CE, ord., 9 janv. 2001, Desperthes, n° 228928 ;
9 juill. 2001, Préfet du loiret, n° 253638).

A. La définition de la liberté d'aller et venir

251 La liberté d'aller et venir n'est plus la liberté individuelle


de l'article 66 de la Constitution ◊ Le découplage de la liberté
individuelle et de ces composantes a eu pour conséquence de
redéfinir la nature des rapports que la liberté d'aller et venir
entretenait avec l'article 66 de la Constitution (v. ss 219). Il a
notamment permis de conférer à la liberté d'aller et venir un
domaine d'application autonome.
La liberté d'aller et venir est affectée lorsque pèse sur elle une
contrainte significative qui en limite l'exercice sans pour autant
produire un effet équivalent à une privation totale de mouvement.
Cette hypothèse se réalise le plus souvent lorsque les autorités de
police administrative usent de leur prérogatives de puissance
publique pour prendre des mesures restrictives de liberté. Ces
dernières se déclinent de manière diverse, dans le domaine de la
police de la circulation routière par exemple (Cons. const., no 99-
411 DC, 16 juin 1999, Délit de grande vitesse, préc.). On les
retrouve également à travers les arrêtés de police préconisant le
couvre-feu des mineurs en certaines périodes et en certains lieux
(CE, ord., 9 juill. 2001, Préfet du Loiret, req. no 235638 ; CE, ord.,
27 juill. 2001, Ville d'Etampes, req. no 03PA03824), ceux interdisant
la mendicité (CAA, Bordeaux, 26 avr. 1999, Commune de Tarbes,
req. no 97BX01773 ; CAA Douai, 13 nov. 2008, Commune de
Boulogne sur Mer c/ Ligue française pour la défense des droits de
l'homme et du citoyen, req. no 08DA00756). Constituent toujours
des mesures restrictives de liberté les décisions d'éloignement
prises à l'encontre des étrangers ainsi que les décisions
administratives refusant la délivrance d'un passeport (T. confl.,
9 juin 1986, Eucat, Rec., p. 301 ; CE, ord., 2 avr. 2001, Ministre de
l'intérieur c/ Consorts Marcel, Rec., p. 167 ; CE, ord., 4 déc. 2002,
M. Gonzagues Y, Rec. Tables ; CE, ord., 26 avr. 2005, Ministre de
l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales c/ Said
M'Lamali) ou décidant au contraire de sa rétention par les autorités
administratives (Cons. const., no 389 DC du 22 avr. 1997, Loi
portant diverses dispositions relatives à l'immigration, Rec., p. 45 ;
CE, ord., 20 mars 2009, M. Hamza c/ Préfet de Gironde, req.
no 325967).
Toute mesure qui « oriente » ostensiblement et temporairement
le déplacement libre et volontaire d'une personne sans pour autant
mettre en cause sa liberté individuelle affecte sa liberté d'aller et
venir. Les sorts de ces deux libertés vont en revanche se rejoindre
lorsque la contrainte pesant sur la liberté de mouvement se traduit
par l'impossibilité pour la personne concernée d'en faire usage, la
contrainte se manifestant alors par une privation de liberté. Si les
domaines de ces libertés se recoupent, ils ne se recouvrent plus
désormais, la clé de partage résidant désormais dans la distinction
entre privation et restriction de liberté (v. ss 230).
252 La liberté d'aller et venir est une composante de la liberté
personnelle ◊ La liberté d'aller et venir n'est pas une liberté
autonome mais une liberté dérivée d'une autre. Démembrement
jadis de la liberté individuelle de l'article 66 de la Constitution, elle
est désormais une composante de la liberté personnelle qui attire
également dans son champ la liberté du mariage (484 DC), la
protection du domicile privé et le respect de la vie privée (v. ss
248).

253 La liberté d'aller et venir comporte le droit pour le


national de circuler librement sur le territoire et de le
quitter ◊ Historiquement, le déplacement a longtemps été soumis à
un système d'autorisations et de péages (droits de péage avant la
Révolution, carnet de circulation pour les personnes sans domicile,
livret ouvrier servant de fiche policière d'immatriculation). Le
renforcement du statut juridique de la liberté de mouvement, et
finalement son accession au rang constitutionnel, s'est accompagné
d'une élévation du degré de protection de la liberté qu'elle garantit à
son titulaire au point que le principe qu'elle véhicule désormais est
celui de la circulation libre, sans autorisation. « La liberté est le
principe, la restriction de police l'exception » pour reprendre la
formule devenue célèbre du commissaire de gouvernement
Corneille (CE 10 août 1917, Baldy). La liberté fondamentale d'aller
et venir garantit en effet au national le droit de circuler librement
sur l'ensemble du territoire national sans qu'il lui soit nécessaire
pour cela de solliciter une autorisation administrative, à l'inverse
des étrangers qui sont quant à eux soumis à un régime
d'autorisation préalable (v. ss 257). Il en résulte que si les pouvoirs
publics peuvent, dans certaines circonstances légalement
déterminées, exiger des nationaux qu'ils présentent des papiers
d'identité lors de contrôle de police notamment, ils ne peuvent en
revanche refuser de leur délivrer les précieux sésames lorsque les
conditions fixées par la loi sont remplies. Le Conseil d'État
considère en ce sens que la liberté personnelle (à laquelle la liberté
d'aller et venir est rattachée) « implique, s'agissant des personnes
de nationalité française, qu'elles puissent, après que
l'administration a pu s'assurer que les pièces produites par le
demandeur sont de nature à établir son identité et sa nationalité, se
voir délivrer la carte nationale d'identité » (CE, ord., 26 avr. 2005,
M. Said M'Lamali, n° 279842). Les juridictions administratives de
droit commun en ont tiré les conséquences en jugeant que le refus
de délivrance d'une carte nationale d'identité était de nature à porter
une « atteinte grave et manifestement illégale à la liberté
personnelle et à la liberté d'aller et venir » (v. not. pour une
application positive, TA, Marseille, ord., 28 juin 2012, M. Nabil
Lechter, n° 1204239).
L'exercice de liberté d'aller et venir n'est pas cantonné à
l'intérieur des frontières nationales. Selon les textes internationaux,
un État ne peut refuser l'accès à son territoire au national, il ne peut
non plus s'opposer par principe à la volonté de celui-ci de le quitter.
Dans le même esprit, le Conseil constitutionnel a déclaré que la
liberté d'aller et venir « n'est pas limitée au territoire national mais
comporte également le droit de le quitter » (n° 93-325 DC, consid.
103). Et le Conseil d'État d'en tirer les conséquences en jugeant que
« la liberté d'aller et venir a pour corollaire que toute personne
dont la nationalité française et l'identité sont établies, puisse, sous
réserve de la sauvegarde de l'ordre public et du respect des
décisions d'interdiction prises par l'autorité judiciaire, obtenir, à sa
demande, un passeport » (CE, ord., 26 avr. 2005, M. Said
M'Lamali, n°279842 ; v. pour une application au niveau des
juridictions de droit commun, TA, Cergy-Pontoise, ord., 24 janv.
2012, Mlle Betty-Gaëlle Yomo, n° 1200596). Le retrait du passeport
peut également constituer une voie de fait s'il est exécuté en dehors
des règles légales (T. confl. 9 juin 1986, Eucat). Cette position est
également celle de la Cour de Strasbourg qui fait découler de
l'article 2 § 2 du Protocole n° 4 selon lequel « toute personne est
libre de quitter n'importe quel compris, y compris le sien », un droit
au passeport » (CEDH 22 mai 2001, Bausmann c/ France).

B. La protection de la liberté d'aller et venir

La protection de la liberté fondamentale d'aller et venir est


marquée par la filiation passée de cette dernière avec la liberté
individuelle de l'article 66 de la Constitution.

254 Les caractéristiques d'une protection singulière ◊ Le


passage des libertés individuelles dans le spectre de la liberté
individuelle induisait un certain nombre d'effets quant à leur régime
de protection, la principale étant l'intervention obligatoire de
l'autorité judiciaire. L'émancipation des composantes de la liberté
individuelle a changé radicalement la donne en la matière puisque
la couverture constitutionnelle de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen laisse le champ ouvert à l'action
complémentaire des deux ordres de juridictions sans en privilégier
aucun. Ce constat est avéré en ce qui concerne la liberté d'aller et
venir dont la protection révèle une spécificité sous trois aspects.
1) La première caractéristique réside dans le fait qu'une
privation totale de mouvement n'est pas en soi inconstitutionnelle
au regard de la liberté d'aller et venir. En pareille situation,
l'examen de la constitutionnalité de la norme s'opère exclusivement
au regard de l'article 66 de la Constitution. On se situe ici au point
de convergence extrême entre la liberté individuelle et la liberté
d'aller et venir, qui fait que la mesure présumée attentatoire à la
Liberté affecte à la fois les deux libertés fondamentales (v. ss 230).
Or, le juge constitutionnel n'examine au regard de la liberté d'aller
et venir la constitutionnalité que des seules mesures
dites restrictives de liberté et place celles privatives de liberté sous
le prisme de l'article 66 de la Constitution. Jusqu'à présent, on
observera que le Conseil constitutionnel a rarement conclu à
l'inconstitutionnalité d'une mesure restrictive de liberté
contrairement à ce qu'il a jugé à propos de certaines privations de
liberté (maintien en zone d'attente par exemple). Il a ainsi,
notamment, retenu la possibilité pour le législateur de créer le
permis à points et de sanctionner le délit de grande vitesse, il a
également toujours admis, au regard de la liberté d'aller et venir, la
constitutionnalité du principe de reconduite à la frontière des
étrangers en situation irrégulière. En revanche, il a considéré que
constituent des atteintes disproportionnées à la liberté d'aller et
venir le fait pour le législateur d'exiger que le carnet de circulation
des gens du voyage sans ressource soit visé tous les trois mois par
l'autorité administrative comme celui de punir d'une peine d'un an
d'emprisonnement les personnes circulant sans carnet de circulation
(2012-279 QPC) ;
2) La deuxième caractéristique de la protection de la liberté
d'aller et venir tient au fait qu'une compétence de principe est ici
normalement dévolue au juge administratif dès lors que l'exercice
de cette liberté fondamentale est le plus souvent restreint par la
mise en œuvre d'opérations de police administrative. Toutefois,
l'intervention du juge judiciaire n'est pas en soi exclue même s'il est
vrai qu'elle s'inscrit à la marge d'un contentieux marqué par la
prééminence du juge administratif. À cet égard, mérite tout
particulièrement d'être soulignée la compétence exceptionnelle du
juge judiciaire en matière de contrôles préventifs d'identité ainsi
qu'en ce qui concerne les contrôles autonomes des titres de séjour
en France des étrangers (Crim. 25 avril 1985, Bogdan et Vuckovic,
Bull. crim. no 79, p. 197). De même, ne doivent pas être ignorés les
effets de la théorie de la voie de fait qui a permis en son temps au
juge judiciaire de se saisir de la question du refus de délivrance
d'un passeport (Eucat c/ TPG du Bas Rhin, préc.), même s'il est
vraisemblable qu'avec l'essor de la procédure du référé-liberté visé
par l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, le juge
administratif laissera, à l'avenir, de moins en moins l'opportunité au
juge judiciaire d'investir ses terres.
3) Enfin, la dernière caractéristique tient à la variabilité du
degré de protection de la liberté d'aller et venir en fonction des
catégories de personnes concernées. Si l'exercice de la liberté
d'aller et venir repose davantage sur un principe de liberté lorsque
sont visés des nationaux, il s'appuie en revanche sur un système
d'autorisation préalable lorsqu'il s'agit de personnes de nationalité
étrangère, à partir du moment où elles ne peuvent revendiquer ni un
droit d'entrée, ni un droit de séjour sur le territoire d'un État dont
elles ne sont pas les ressortissantes. Par ailleurs, force est de
constater que le degré de protection de la liberté d'aller et venir
varie également entre les étrangers eux-mêmes, en fonction de la
régularité ou non de leur présence sur le sol français. Tandis que
l'étranger en situation régulière voit sa situation calquée sur celle
des nationaux, la liberté d'aller et venir de l'étranger en situation
irrégulière se résume, pour l'essentiel, au droit de quitter le
territoire national. Dans une telle hypothèse, la sortie du territoire
est une obligation imposée à l'étranger en application d'une mesure
de reconduite à la frontière, d'une mesure d'expulsion ou
d'extradition. Mais, elle peut se faire à l'endroit de son choix si le
départ est volontaire et non subi (Cons. const., no 97-389 DC,
22 avr. 1997, Certificats d'hébergement, Rec., p. 45, consid. 9 à 12).

255 Le juge administratif, gardien naturel de la liberté d'aller


et venir ◊ Protéger la liberté d'aller et venir revient à limiter les
pouvoirs de police et à encadrer les restrictions que les forces
policières seraient tentées de décider pour assurer la sauvegarde de
l'ordre public. Etudier la protection de cette liberté fondamentale
nous entraîne alors principalement sur le terrain du droit
administratif dans la mesure où les restrictions affectant cette
liberté sont le résultat de l'exercice des prérogatives de puissance
publique dont disposent les détenteurs de la police administrative.
Cela tient au fait que, contrairement à « l'autorité judiciaire »,
« l'autorité administrative » n'est pas « par nature » autorisée par la
Constitution à porter les effets de la restriction de liberté jusqu'au
point de rupture qui consiste à priver la personne de toute liberté de
mouvement.
S'il est vrai que la liberté d'aller et venir est le plus souvent mise
en cause par des actes et des opérations de police administrative, il
est compréhensible que le contentieux qui la concerne relève alors
de la compétence du juge administratif en application de la
distinction classique entre police administrative et police judiciaire
(CE, 11 mai 1951, consorts Baud, Leb., p. 265). Cette approche est
également conforme aux règles constitutionnelles de partage des
compétences entre les deux ordres de juridictions : « à l'exception
des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en
dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative
l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice
des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant
le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la
République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou
leur contrôle » (n° 86-224 DC, consid. 15 ; n° 89-261 DC, consid.
19). En application d'un tel principe fondamental reconnu par les
lois de la République, le contentieux des restrictions
administratives de liberté revient de plein droit à la juridiction
administrative. En conséquence, le dispositif législatif transférant
au juge judiciaire l'annulation des arrêtés de reconduite à la
frontière ne pouvait éviter la censure du juge constitutionnel à
partir du moment où la mise en œuvre de telles mesures limite
indubitablement la liberté d'aller et venir des étrangers qui en font
l'objet (n° 89-261 DC).

256 La protection de la liberté d'aller et venir contre les


restrictions administratives de liberté ◊ L'exercice des libertés
fondamentales n'est pas illimité, il peut être restreint pour tenir
compte des exigences découlant de la vie en société qui repose
quant à elle sur le nécessaire maintien de l'ordre public. Le rôle du
juge gardien des libertés fondamentales est de s'assurer que les
concessions qui sont exigées des individus par la société ne sont
pas supérieures à ce qu'exige la vie en société. C'est
particulièrement vrai pour la liberté de mouvement parce que cette
dernière est touchée plus frontalement encore que les autres libertés
par la mise en œuvre de pouvoirs de police. La conciliation que
recherche le juge entre l'indispensable protection de la liberté et le
respect de l'ordre public prend les allures de cas d'école tant les
principes qui la servent semblent avoir été posés pour assurer la
protection de la liberté d'aller et venir avant toutes les autres
libertés. La jurisprudence administrative à fois riche et ancienne en
la matière alimente ce constat.
La protection de la liberté d'aller et venir se décline autour du
principe cardinal de proportionnalité qu'appliquent à l'envi juge
constitutionnel et juges de droit commun. Comme l'a souligné le
Conseil constitutionnel, « il appartient au législateur d'assurer la
conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre
public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à
tous ceux qui résident sur le territoire de la République » en
sachant que, parmi ces droits et libertés, figure la liberté d'aller et
de venir (n° 2003-467DC). Les mesures de police administrative
susceptibles d'affecter l'exercice de la liberté doivent donc être
justifiées par la nécessité de sauvegarder l'ordre public mais
également adaptées et proportionnées au but ainsi poursuivi. Tous
les juges des droits fondamentaux se retrouvent autour de cette
logique inscrite dans le marbre de la jurisprudence du Conseil
d'État de 1993, Benjamin. C'est au nom de la sécurité routière et du
danger que peut constituer la conduite motorisée que le système du
permis à points a été validé par le Conseil constitutionnel (411 DC),
que le maire, détenteur de la police de la circulation sur le territoire
de sa commune, peut limiter la vitesse dans ses rues et réglementer
la circulation des véhicules qui les empruntent.
Mais nécessité ne fait pas loi, la restriction doit se justifier
également au regard de ses effets qui doivent rester les plus limités
possibles. Comme l'indique le Conseil constitutionnel, « les
mesures de police administrative susceptibles d'affecter l'exercice
des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles
figure la liberté d'aller et venir, composante de la liberté
personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de
1789, doivent être justifiées par la nécessité de sauvegarder l'ordre
public et proportionnées à cet objectif » (n° 2010-13 QPC, consid.
8). Par application, il a jugé que la gêne que les contrôles d'identité
peuvent apporter à la liberté d'aller et de venir « n'est pas excessive,
dès lors que les personnes interpellées peuvent justifier de leur
identité par tout moyen et que, comme le texte l'exige, les
conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des
raisons motivant l'opération sont, en fait, réunies » (81-127 DC,
consid. 56). Dans le même sens, il a estimé que le pouvoir du préfet
de procéder à l'évacuation forcée de résidences mobiles sans avoir
recours au juge ne méconnaît pas les exigences tirées du respect de
la liberté d'aller et venir dans la mesure où l'évacuation ne peut être
décidée qu'en cas de stationnement irrégulier de nature à porter une
atteinte à la salubrité, à la sécurité ou à la tranquillité publiques,
diligentée que sur demande du maire, du propriétaire ou du titulaire
du droit d'usage du terrain et uniquement après mise en demeure
des occupants de quitter les lieux. En outre, le juge constitutionnel
constate que les intéressés bénéficient à la fois d'un délai de vingt-
quatre heures au minimum à compter de la notification de la mise
en demeure pour évacuer spontanément les lieux occupés
illégalement et de la possibilité d'introduire un recours suspensif
devant le tribunal administratif (2010-13 QPC, consid. 9).
De son côté, et à son niveau, le juge administratif ne s'oppose pas
non plus à ce que soit organisée une prise en charge forcée dans des
centres d'hébergement provisoire des personnes sans abri en
périodes de très grand froid (CAA, Paris, 21 déc. 2004, Association
Droit au logement, n° 03PA03824). Il admet sur le principe que les
maires puissent réglementer la mendicité ou restreindre la
circulation nocturne des mineurs de 13 ans et moins lorsqu'ils ne
sont pas accompagnés (CE, ord., 9 juill. 2001, Préfet du Loiret,
n° 235638 ; CE, ord, 27 juill. 2001, Ville d'Etampes, n° 236489). Le
juge administratif considère en effet que « la légalité de mesures
restreignant à cette fin la liberté de circulation des mineurs est
subordonnée à la double condition qu'elles soient justifiées par
l'existence de risques particuliers dans les secteurs pour lesquels
elles sont édictées et qu'elles soient adaptées par leur contenu à
l'objectif de protection pris en compte » (CE, ord., 9 juill. 2001,
Préfet du Loiret). Il sanctionne les arrêtés qui posent une mesure
d'interdiction générale mais reconnaît la légalité de ceux qui, pris
notamment pour répondre à une aggravation constatée de la
délinquance des mineurs, voient leurs effets limités dans le temps et
à certaines zones sensibles (CE, ord., 10 août 2001, Commune de
Meyreuil, n° 237008 ). La loi Loppsi 2 (n° 2011-267) a
expressément ouvert la possibilité au préfet de prendre une décision
restreignant la liberté d'aller et de venir sur la voie publique des
mineurs de treize ans entre vingt-trois heures et six heures, à la
double condition que cette mesure soit prise dans l'intérêt des
mineurs et dans le but de prévenir un « risque manifeste pour leur
santé, leur sécurité, leur éducation ou leur moralité ». Elle a
également institué la possibilité pour le tribunal pour enfants de
prononcer une sanction éducative de couvre-feu individuel
permettant au tribunal pour enfants jugeant un mineur de lui
interdire d'aller et venir sur la voie publique entre vingt-trois heures
et six heures sans être accompagné de l'un de ses parents ou du
titulaire de l'autorité parentale. Ces dispositions ont été examinées
par le Conseil constitutionnel qui en a admis la constitutionnalité, à
l'exception de la disposition qui permettait de punir le représentant
légal à raison d'une infraction commise par le mineur, considérant
que cela avait pour effet d'instituer, à l'encontre du premier, une
présomption irréfragable de culpabilité (n° 2011-625 DC).
Si la juridiction administrative juge les arrêtés anti-mendicité
compatibles, dans leur principe, avec le respect de la liberté d'aller
et venir, cela ne l'empêche pas non plus de censurer les modalités
entourant leur mise en œuvre si elle les estime inadaptées et
disproportionnées. À cette fin, elle vérifie si les arrêtés « anti-
mendicité » occasionnent une gêne raisonnable et proportionnée à
la liberté de circulation des personnes concernées compte tenu de
leur limitation dans le temps (période estivales) et dans l'espace
(certaines voies du centre de l'agglomération et aux abords de
certaines grandes surfaces), en s'assurant au passage que les
restrictions imposées ne soumettent pas les intéressés à des
contraintes excessives autres que celles qu'impose le respect des
objectifs poursuivis, comme celui par exemple qui consiste à
assurer préventivement, en période d'afflux touristique, la sécurité,
la commodité et la tranquillité nécessaires aux usagers des voies
publiques (CE 9 juill. 2003, M. Lecomte, association AC Conflent,
n° 229618-229619 ). Au regard de ce test de proportionnalité, doit
en revanche être annulé l'arrêté d'un maire « interdisant, pendant
les heures d'ouverture des commerces et lieux publics, les
interpellations des passants dans le but de solliciter leur générosité
sur des places, rues et marchés déterminés, et, dans ces mêmes
lieux, y compris sur les terrasses des cafés, les quêtes et attractions
ambulantes non autorisées, toutes attitudes contraires aux bonnes
moeurs, notamment le maintien prolongé en position allongée,
l'épanchement d'urine, les exhibitions, la présence et la circulation
d'animaux non tenus en laisse, ainsi que tous comportements
constituant une atteinte au droit d'aller et venir d'autrui et
perturbant l'ordre public » parce que le maire ne peut interdire de
façon générale tous comportements constituant une atteinte au droit
d'aller et venir d'autrui et perturbant l'ordre public, sans indiquer les
circonstances précises susceptibles de caractériser de tels
comportements (CAA Bordeaux, 26 avr. 1999, Commune de
Tarbes, n° 97BX01773 ; TA Pau, 22 nov. 1995, M. Couveinhes,
Association « Sortir du fond » c/ Commune de Pau, n° 95/1064,
95/1065, 95/1159, 95/1160).

257 Liberté d'aller et venir et police spéciale des


étrangers ◊ Aucun principe ni aucune règle de valeur
constitutionnelle n'assure aux étrangers des droits de caractère
général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national. Au
nom de sa souveraineté, l'État est en droit de définir les conditions
d'admission des étrangers sur son territoire. Les conditions de
l'entrée et du séjour en France des étrangers peuvent donc être
restreintes par des mesures de police administrative conférant à
l'autorité publique des pouvoirs étendus et reposant sur des règles
spécifiques. S'agissant des mesures applicables à l'entrée des
étrangers, le législateur est en droit de décider que les modalités de
mise en œuvre des objectifs qu'il s'assigne, notamment en matière
d'ordre public, reposeront soit sur des règles de police spécifiques
aux étrangers, soit sur un régime de sanctions pénales, soit même
sur une combinaison de ces deux régimes. L'ensemble des règles
applicables à l'entrée et au séjour en France des étrangers sont
aujourd'hui consignés dans le Code de l'entrée et du séjour des
étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Dans ce cadre juridique qui
est celui d'un régime administratif d'autorisation préalable, il est
possible d'exiger des étrangers la détention, le port et la
présentation des documents attestant de la régularité de leur entrée
et de leur séjour en France (93-325 DC, consid. 14). Et dans
l'hypothèse où ils ne respectent pas les conditions requises par la loi
pour entrer et demeurer sur le sol français, il est tout aussi possible,
afin de le leur faire quitter, d'actionner contre eux tout un arsenal de
mesures de police qui sont autant de restrictions à leur liberté d'aller
et venir. La maîtrise de l'immigration et la lutte contre
l'immigration clandestine a incité les pouvoirs publics à mettre en
place, dans tous les pays, des mesures et des procédures spécifiques
de plus de plus complexes. Relayant ce besoin au niveau européen,
l'Union européenne s'est également dotée d'une politique de
maîtrise de l'immigration. En France, la police des étrangers
constitue une police spéciale, détentrice de ce que l'on a appelé les
pouvoirs « de haute police » qui autorisent les autorités qui en sont
investis à prendre des mesures d'éloignement du territoire à leur
encontre.
Les étrangers se trouvent ainsi placés dans une situation
différente de celle des nationaux. Toutefois, ils bénéficient d'un
statut constitutionnel qui leur garantit des droits et libertés. En
conséquence, si le législateur peut prendre à leur égard des
dispositions spécifiques compte tenu de l'intérêt public qu'il
s'assigne, il lui appartient également de respecter les libertés et
droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous
ceux qui résident sur le territoire de la République et au nombre
desquels figure notamment la liberté d'aller et venir (n° 93-325 DC,
consid. 3 ; n° 97-389 DC, consid. 43).
Force est par ailleurs d'observer que les étrangers ne sont pas
dans la même situation au regard de la liberté d'aller et venir, ils ne
forment pas une catégorie homogène. Les traités internationaux et
les conventions bilatérales peuvent d'abord conférer un traitement
plus protecteur aux étrangers concernés comme c'est le cas
notamment pour les citoyens de l'Union européenne, titulaires de la
liberté fondamentale de circulation garantie par le traité sur l'Union
européenne et mise en œuvre par le Traité sur le fonctionnement de
l'Union européenne. De même, la condition de régularité a une
incidence directe sur l'étendue de la protection de la liberté d'aller
et venir de l'étranger. L'étranger en situation régulière voit en effet
la protection de sa liberté d'aller et venir alignée, pour l'essentiel,
sur celle des nationaux. Une fois acquittées les formalités relatives
à son entrée et séjour sur le sol français, l'étranger est, en principe,
libre de s'y mouvoir, de circuler et d'y résider à l'endroit où il
désire, pendant la durée de validité de son titre de séjour. En
revanche, si l'étranger est en situation irrégulière ou s'il présente
une menace pour l'ordre public, sa liberté d'aller et venir est
sensiblement limitée, réduite au droit de quitter le territoire. Dans
une telle situation, la sortie du territoire est une obligation pour
l'étranger (à défaut de régularisation et s'il ne fait pas partie d'une
catégorie d'étrangers protégés).
En vertu de l'article L. 511-1 du Code de l'entrée et du séjour des
étrangers et du droit d'asile, l'autorité administrative peut obliger à
quitter le territoire français un étranger non ressortissant d'un État
membre de l'Union européenne, d'un autre État partie à l'accord sur
l'Espace économique européen ou de la Confédération suisse et qui
n'est pas membre de la famille d'un tel ressortissant au sens des 4°
et 5° de l'article L. 121-1, lorsqu'il se trouve dans l'un des cas
suivants :
1° Si l'étranger ne peut justifier être entré régulièrement sur le
territoire français, à moins qu'il ne soit titulaire d'un titre de séjour
en cours de validité ;
2° Si l'étranger s'est maintenu sur le territoire français au-delà de
la durée de validité de son visa ou, s'il n'est pas soumis à
l'obligation du visa, à l'expiration d'un délai de trois mois à compter
de son entrée sur le territoire sans être titulaire d'un premier titre de
séjour régulièrement délivré ;
3° Si la délivrance ou le renouvellement d'un titre de séjour a été
refusé à l'étranger ou si le titre de séjour qui lui avait été délivré lui
a été retiré ;
4° Si l'étranger n'a pas demandé le renouvellement de son titre de
séjour temporaire et s'est maintenu sur le territoire français à
l'expiration de ce titre ;
5° Si le récépissé de la demande de carte de séjour ou
l'autorisation provisoire de séjour qui avait été délivré à l'étranger
lui a été retiré ou si le renouvellement de ces documents lui a été
refusé.
Le départ peut être volontaire et perçu comme une manifestation
de la liberté d'aller et venir de l'étranger (97-389 DC). Pour
satisfaire à l'obligation qui lui a été faite de quitter le territoire
français, l'étranger dispose d'un délai de trente jours à compter de
sa notification et peut solliciter, à cet effet, un dispositif d'aide au
retour dans son pays d'origine. Eu égard à la situation personnelle
de l'étranger, l'autorité administrative peut accorder, à titre
exceptionnel, un délai de départ volontaire supérieur à trente jours
(CESEDA, art. 511-1). Le départ peut également être contraint par
une décision administrative, l'obligation de quitter le territoire
français fixant le pays à destination duquel l'étranger est renvoyé en
cas d'exécution d'office. Par ailleurs, la mesure d'éloignement peut
être assortie d'un interdiction de retour sur le territoire français.
258 Confiscation du passeport des étrangers ◊ L'étranger
contraint de quitter territoire français peut se voir confisquer son
passeport sans que sa liberté d'aller et venir soit considérée comme
violée. Le Conseil constitutionnel a en ce sens jugé que la faculté
pour les services de police et les unités de gendarmerie de retenir le
passeport ou le document de voyage des personnes de nationalité
étrangère en situation irrégulière n'est pas contraire à la liberté
d'aller et venir dès lors qu'une telle mesure permet de garantir que
l'étranger sera en possession du document permettant d'assurer son
départ effectif du territoire national et qu'elle ne fait pas obstacle à
l'exercice par l'étranger du droit de quitter le territoire national (97-
389 DC consid. 10 à 12).
La juridiction administrative a fait sienne cette analyse s'agissant
de l'application de l'article L. 511-4 du CESEDA qui permet
d'astreindre un étranger auquel un délai de départ volontaire a été
accordé à se présenter à l'autorité administrative ou aux services de
police ou aux unités de gendarmerie pour y indiquer ses diligences
dans la préparation de son départ. L'autorité administrative doit
désigner le service auprès duquel l'étranger doit effectuer les
présentations prescrites et fixer leur fréquence qui ne peut excéder
trois présentations par semaine. L'étranger peut également être tenu
de lui remettre l'original de son passeport et de tout autre document
d'identité ou de voyage en sa possession en échange d'un récépissé
valant justification d'identité sur lequel est portée la mention du
délai accordé pour son départ. Aux recours qui invoquaient
l'argument selon lequel les mesures de surveillance en question
étaient attentatoires à la liberté d'aller et venir et disproportionnées,
le juge administratif a rétorqué que de telles mesures qui découlent
de l'obligation de quitter le territoire français notifiée à l'intéressé et
qui sont appliquées au cours du délai accordé aux intéressés pour
organiser son départ volontaire, ne sont pas de nature à constituer
une atteinte disproportionnée à leur liberté d'aller et de venir. Par
ailleurs, il a jugé que le fait pour un étranger de devoir remettre
l'original de son passeport en échange d'un récépissé valant
justification d'identité et se présenter une fois par semaine aux
services de police ne revêt pas un caractère excessif au regard de sa
liberté d'aller et venir (TA, Strasbourg, 29 mai 2012, M. Aimadou
Drame, n° 1201166 ; TA, Strasbourg, 5 avr. 2012, Mme Sahar El
Kharbaoui, n° 1200090).

259 Assignation à résidence des étrangers ◊ Obligation de quitter


le territoire français, reconduite à la frontière, interdiction de retour
constituent autant des restrictions à la liberté d'aller et venir de
l'étranger qui en est l'objet, toutes validées dans leur principe par le
Conseil constitutionnel. Mais ce ne sont pas les seules. Il existe
également des mesures restrictives de liberté qui sont prises dans le
but de s'assurer du départ effectif de l'étranger. La loi du 16 juin
2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité
(n° 2011-672) a notamment mis en place un régime d'assignation à
résidence comme alternative à la rétention administrative,
satisfaisant ainsi l'une des obligations posées par la directive dite
« retour » relative aux normes et procédures communes applicables
dans les États membres à l'éloignement des ressortissants de pays
tiers (2008/115/CE). Le Conseil constitutionnel a jugé que la
disposition législative instituant une mesure d'assignation à
résidence, qui ne constitue pas une privation de liberté, ne porte pas
d'atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir dès lors
que d'une part, un telle mesure se substitue à une rétention dans des
locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire et qu'elle
est, d'autre part, placée sous le contrôle du juge administratif qui en
apprécie la nécessité (n° 2011-631 DC, consid. 79). On notera au
passage que l'article L. 561-2 relatif à l'assignation à résidence n'a
pas été jugé manifestement incompatibles avec les objectifs de la
directive 2008/115/CE que la loi contrôlée a eu pour objet de
transposer (n° 2011-631 DC, consid. 59, 60 et 62).

260 Visa de sortie des étrangers ◊ On relèvera que le législateur a


pu soumettre les étrangers à un système de visa de sortie sans que
le juge constitutionnel constate une atteinte à la liberté d'aller et
venir des étrangers visés. Tout en reconnaissant le droit de tout
étranger résidant en France de quitter librement le territoire
national, le législateur a institué en 1993 un dispositif obligeant les
étrangers non ressortissants de l'Union européenne à déclarer leur
intention de quitter le territoire français et à produire à cet effet un
visa de sortie, lorsque cette déclaration est nécessaire à la sécurité
nationale. Après avoir souligné que le dispositif institué pour les
besoins de la protection de la sécurité nationale n'avait pas
subordonné le fait de quitter le territoire français à une exigence
d'autorisation préalable aux motifs que la délivrance du visa de
sortie par l'autorité administrative ne permettait pas à celle-ci
d'exercer une appréciation quant à l'opportunité du déplacement
envisagé par l'étranger et que la déclaration préalable effectuée
devait entraîner la délivrance de ce visa justifiant de
l'accomplissement de la formalité exigible, le Conseil a conclu que
le dispositif en cause n'apportait pas à la liberté d'aller et venir une
gêne excessive (93-325 DC).

261 Liberté d'aller et venir et gens du voyage ◊ Les gens du


voyage font l'objet d'un régime administratif dérogatoire du droit
commun qui a donné lieu à une jurisprudence surprenante de la part
du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État. Les « gens du
voyage » forme une catégorie administrative singulière qui ne
trouve pas son pendant en Europe à l'exception de la Belgique.
Cette appellation récente, issue en France d'une circulaire du
20 octobre 1972, a été reprise par les lois « Besson » relatives à
l'accueil et à l'habitat des gens du voyage. Elle regroupe les
personnes dont l'habitat traditionnel est mobile et qui sont sans
domicile ou résidence fixe depuis au moins six mois sur le territoire
de l'Union européenne. Le « nomadisme à la française » a ses
raisons que le droit ne saurait ignorer. C'est en effet parce que notre
Constitution pose, dès son article 1er, le principe selon lequel la
France est une République unique et indivisible qu'il n'est pas
permis aux autorités législative et réglementaire de reconnaître
l'existence de minorités au sein du peuple Français sans révision
préalable de la Loi fondamentale. Pour éviter cet écueil, identifier
les « gens du voyage » au regard de leur hébergement mobile peut
sembler, de prime abord, relever à la fois de l'évidence et du bon
sens dans la mesure où ils sont réputés s'être engagés, par
opposition au mode de vie majoritairement sédentaire du reste de la
population, en faveur d'un mode de vie empreint d'itinérance et de
nomadisme.
Toutefois, réduire les gens du voyage à d'intemporels voyageurs
occulte l'évolution des modes de vie qu'a connue, ces dernières
années, la communauté française du voyage elle-même. Le mythe
de l'éternel voyageur a en effet vécu, il est aujourd'hui presque
tombé en désuétude car il existe, dans la communauté nomade, une
proportion non négligeable de personnes qui ont choisi de vivre de
manière sédentaire sur des terrains privés, notamment familiaux, ou
qui ne sont plus totalement des « itinérants » tout simplement parce
qu'ils alternent sédentarité et nomadisme en fonction de la période
de l'année. Il n'en demeure pas moins qu'ils viennent tous nourrir
les rangs du monde du voyage, qu'ils soient « pratiquants » ou pas,
car, en définitive, ce qui importe c'est moins le voyage lui-même
que la culture qui lui est associée, véhiculée par une tradition
séculaire qui lient puissamment les intéressés entre eux. Aussi,
identifier les gens du voyage en fonction de l'existence de roues sur
leur habitat présente un caractère réducteur d'une réalité plus
complexe en ignorant fondamentalement que le nomadisme
constitue avant tout un état d'esprit. Appartenir aux « Gens du
voyage », c'est aussi adopter une manière de vivre particulière, une
manière différente d'appréhender le temps en vivant dans l'instant,
c'est le respect de certaines traditions, d'une culture colorée, c'est
une mémoire orale, une langue se déclinant en de nombreuses
variantes, c'est le lien du sang et la solidarité familiale, c'est aussi
une relation au travail envisagée de manière indépendante et
polyvalente.
Au demeurant, le particularisme de la définition française du
nomadisme prend le contre-pied de l'approche clairement ethnique
que retiennent les instances européennes pour caractériser les
personnes migrantes ou itinérantes. Le Conseil de l'Europe, suivi
par les institutions de l'Union européenne, désigne en effet sous
l'appellation de Roms à la fois « les Roms, les Sintés, les Kalés, les
Gens du voyage et les groupes de populations apparentés en
Europe, et vise à englober la grande diversité des groupes
concernés, y compris les personnes qui s'auto-identifient comme
« Tsiganes » ». Pour les institutions européennes, les gens du
voyage sont donc des Roms comme les autres là où les autorités
françaises établissent une distinction en faisant des gens du voyage
des citoyens français pas comme les autres. La communauté
française itinérante, qui réunit aujourd'hui environ
500 000 personnes, est ainsi soumise à un ensemble complexe
d'obligations résultant de la loi du 3 janvier 1969 à raison de leur
mode de vie non sédentaire.
La catégorie française des gens du voyage ne doit donc pas être
confondue avec celle, plus connue, des Roms. Si ces derniers sont
des ressortissants de l'Union européenne dont la liberté de
circulation est réglementée par des dispositions particulières du
Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, les
gens du voyage sont des citoyens français, souvent de longue date
puisque la présence des premiers sur le sol français date du
XVe siècle, dont le statut est régi par la loi n° 69-3 du 3 janvier
1969 relative à l'exercice des activités ambulantes et au régime
applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni
résidence fixe. En outre, si les gens du voyage comme les Roms ont
adopté un mode de vie itinérant, les premiers l'ont fait par
conviction alors que les seconds, sédentaires chez eux, l'ont adopté
par nécessité d'abord, pour fuir les difficultés économiques et les
discriminations dont ils faisaient l'objet dans leur pays, et
continuent de le pratiquer ensuite par fatalité en France. Pour les
gens du voyage, le nomadisme constitue ainsi avec la langue, la
culture, le lien du sang et le sens de la famille, les caractéristiques
fondamentales d'un mode de fonctionnement décalé, marqué par le
rejet des règles traditionnelles de la vie en société.

262 Carnets et livrets de circulation ◊ Si la mise en œuvre de la


liberté d'aller et venir des personnes sédentaires n'est soumise à
aucune condition particulière, l'exercice de la liberté de circulation
des personnes itinérantes est conditionné par la détention préalable
de titres de circulation. Sont concernées les personnes, âgées de
17 ans, qui ne disposent pas d'une résidence ou d'un domicile fixe
depuis plus de six mois sur le territoire de l'Union européenne et
qui logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou
tout autre abri mobile. Qu'elles soient françaises ou ressortissantes
d'un Etat membre de l'Union européenne, ces personnes doivent en
effet toutes détenir un titre de circulation dont la nature varie en
fonction des situations particulières affectant les gens du voyage.
La loi du 3 janvier 1969, dans son dispositif originaire, a institué
trois catégories de titres de circulation. À côté du livret spécial de
circulation (livret A) exigé des personnes itinérantes exerçant une
activité ambulante, coexistent le livret de circulation (livret B)
demandé à celles, qui sans être marchand ambulant, justifient de
ressources financières régulières leur assurant des conditions
normales d'existence et le carnet de circulation imposé aux
personnes itinérantes sans ressources financières. Les détenteurs de
ces titres de circulation sont par ailleurs tenus de les faire viser
régulièrement par les autorité de police, tous les ans s'agissant des
carnets de circulation et tous les trois ans pour les autres titres de
circulation, à l'exception des livrets spéciaux de circulation qui
échappent à une telle obligation. Aussi discutable qu'il apparaisse
dans un Etat de droit comme le nôtre, le statut administratif des
gens du voyage a toutefois été voulu moins coercitif que celui mis
en place par la loi du 16 juillet 1912 sur l'exercice des professions
ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades,
venue pour la première fois réglementer en France la circulation
des « nomades » et l'exercice des professions ambulantes, pour des
considérations « d'hygiène et de sécurité ». Rappelons simplement
que sous l'empire de cette loi de la IIIe République, les gens du
voyage ont été confrontés au statut vexatoire du carnet
anthropométrique d'identité, établi sur la base de méthodes
empruntées aux criminologues, associant critères classiques
d'identification et signalement anthropologique avec photos de face
et de côté et empreintes de tous les doigts de la main. Les
« nomades » circulant sans carnet étaient passibles de poursuite
pour délit de vagabondage et encourraient une peine
d'emprisonnement de cinq jours à un mois selon les cas tandis que
ceux qui les détenaient avaient l'obligation de les faire viser tous les
deux jours, comme à l'arrivée et au départ de chaque commune
qu'ils traversaient, même en cas de simples haltes. Et pour s'assurer
que leur passage serait remarqué, l'arrière de leurs véhicules devait
être équipé d'une plaque d'immatriculation de couleur bleue,
portant l'inscription d'un numéro d'identification et l'indication
« ministère de la République. Loi du 16 juillet 1912 ».
Signe ostentatoire, procédé de ségrégation, contrôle répressif
constant, nul point d'équilibre n'a alors été recherché entre le besoin
de se protéger d'une population assimilée à une catégorie
« d'indésirables potentiellement dangereux et délinquants » et la
protection de la liberté de ceux pour qui l'itinérance est avant tout
un état d'esprit. Ainsi, la marginalité sociale a constitué avec la race
les critères retenus par le législateur de 1912 pour stigmatiser les
gens du voyage et la question de leur statut juridique a été réduite à
« un problème de sécurité publique ». Aussi, du simple constat
qu'elle abrogeait la loi du 16 juillet 1912, la loi du 3 janvier 1969 a
été présentée, en tant que telle, comme une avancée importante
pour les droits des « nomades » sans que son contenu ne fasse
l'objet d'un examen critique particulier.
C'est dans ce contexte que le Conseil constitutionnel a été amené
à se prononcer pour la première fois, en 2012, sur la
constitutionnalité de cette loi à la suite de la question prioritaire de
constitutionnalité introduite dans le cadre du recours pour excès de
pouvoir initié par un forain à l'encontre du refus implicite du
premier ministre d'abroger le décret n° 70-708 en date du 31 juillet
1970 portant application de la loi du 3 janvier 1969. Après avoir
considéré qu'il était loisible au législateur d'appliquer aux gens du
voyage un statut dérogatoire du droit commun dès lors que leur
mode de vie les place dans une situation objectivement différente
de celle des personnes sédentaires, la décision n° 2012-279 QPC du
Conseil constitutionnel du 5 octobre 2012 a censuré néanmoins les
carnets de circulation au motif qu'il est contraire au principe
d'égalité d'imposer un régime plus contraignant à certaines
personnes itinérantes pour le seul motif qu'elles se trouvent sans
ressource financière. Il a par ailleurs jugé contraire à la liberté
d'aller et venir les dispositions législatives imposant que le carnet
de circulation soit visé tous les trois mois par l'autorité
administrative et punissant d'une peine d'un an d'emprisonnement
les personnes circulant sans carnet de circulation (consid. 23).
Pour autant, le Conseil constitutionnel n'a pas remis en cause le
principe même d'un régime de titres de circulation s'appliquant aux
personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe de
plus de six mois, quelles que soient leur origine et leur nationalité,
estimant que l'atteinte portée à la liberté d'aller et venir des
intéressés était justifiée par la nécessité de protéger l'ordre public,
« en permettant, à des fins civiles, sociales, administratives ou
judiciaires, l'identification et la recherche de ceux qui ne peuvent
être trouvés à un domicile ou à une résidence fixe d'une certaine
durée, tout en assurant, aux mêmes fins, un moyen de
communiquer avec ceux-ci » (cons. 18), et proportionnée à cet
objectif.
Le label de constitutionnalité ainsi apposé sur les livrets de
circulation des gens du voyage a toutefois de quoi surprendre dans
la mesure où ces documents doivent être pris pour ce qu'ils sont, à
savoir des passeports intérieurs permettant de garantir la traçabilité
des déplacements d'une population considérée comme suspecte et
potentiellement dangereuse, en la plaçant par ailleurs sous une
surveillance continue par le biais de contrôles dérogatoires du droit
commun. Au demeurant, la logique sécuritaire de la loi du 3 janvier
1969, inspirée du positivisme criminologique italien de Lombroso,
se retrouve également dans le régime pénal particulièrement sévère
mis en place. Rappelons que, jusqu'en 2014, le fait pour une
personne itinérante d'avoir circulé sans s'être fait délivrer un livret
de circulation était passible de l'amende prévue pour les
contraventions de la 5e classe (1 500 euros) tandis que le simple
défaut de présentation du document sur réquisition des forces de
police est puni par l'amende prévue pour les contraventions de la
5e classe (750 euros). Dans une décision en date du 19 novembre
2014, M. Peillex (n° 359223), le Conseil d'État a jugé, à l'occasion
du contrôle de conventionnalité du décret du 31 juillet 1970 portant
application de la loi du 3 janvier 1969, que ces sanctions portaient à
l'exercice de la liberté de circulation, garantie par l'article 2 du
quatrième protocole additionnel à la convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,
une atteinte disproportionnée au regard du but poursuivi. Il a en
conséquence annulé la décision implicite de refus du premier
ministre d'abroger le décret du 31 juillet 1970 en ce qu'elle a refusé
l'abrogation des articles 10 et 12 de ce décret, relatifs aux sanctions
pénales, de telle sorte que si le régime administratif des livrets de
circulation subsiste, il est dorénavant dépourvu de toute effectivité.

263 Commune de rattachement, quota de 3% et droit de


résider à l'endroit de son choix ◊ En vertu de la loi du
3 janvier 1969, toute personne itinérante qui sollicite la délivrance
d'un titre de circulation est tenue également de faire connaître la
commune à laquelle elle souhaite être administrativement rattachée.
Destinée à remédier à l'impossibilité, de satisfaire aux conditions
requises pour jouir de certains droits ou remplir certains devoirs,
l'exigence d'un rattachement administratif n'a pas été jugée, par le
Conseil constitutionnel, contraire à la liberté d'aller et venir des
gens du voyage dans la mesure où « elle ne restreint ni la liberté de
déplacement des intéressés, ni celle de choisir un mode de
logement fixe ou mobile, ni celle de décider du lieu de leur
installation temporaire, ni enfin leur faculté de déterminer un
domicile ou un lieu de résidence fixe pendant plus de six mois »
(consid. 27). Il convient toutefois de remarquer qu'aux termes de la
loi du 3 janvier 1969, le rattachement communal n'est prononcé par
le préfet, après avis motivé du maire, qu'à la condition que la
présence des personnes itinérantes sur le territoire communal ne
dépasse pas 3% de la population recensée. Sur ce point, le Conseil
constitutionnel n'a malheureusement fait aucune observation alors
que le législateur a soumis le choix de la commune de rattachement
à toute une série d'obligations constitutives d'autant de restrictions
dans l'exercice du droit de s'établir librement : obligation de faire
approuver la commune de rattachement par les autorités locales,
obligation de demander une autorisation pour changer de lieu de
rattachement, obligation de respecter un délai minimum de deux
ans avant toute demande de changement de commune et nécessité
de justifier de l'existence d'attaches particulières dans une autre
commune pour prétendre à un changement. En outre, le droit de
s'établir dans la commune de son choix trouve sa limite intangible
dans le respect du quota de 3% institué par le législateur dans la
mesure où la personne itinérante est contrainte, dès ce pourcentage
atteint, de choisir une autre commune de rattachement. Justifié
officiellement par des considérations d'équilibre dans la
représentation des forces politiques locales, ce quota poursuit
également l'objectif moins légitime d'éviter un afflux massif de
gens du voyage venus hisser pavillon nomade sur le territoire d'une
commune dont ils prendraient ainsi possession. Aussi, si le Conseil
constitutionnel a jugé contraire à l'article 3 de la Constitution et à
l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
l'obligation de justifier de trois années de rattachement
ininterrompu pour pouvoir être inscrit sur les listes électorales, il
est fâcheux qu'il ne se soit pas montré plus sévère et n'ait pas jugé
le principe même du rattachement administratif contraire à la
liberté d'aller et venir.

264 Livrets de circulation et régime d'autorisation


préalable ◊ De prime abord en effet, le titre de circulation imposé
aux gens du voyage peut apparaitre comme le pendant de la carte
nationale d'identité des personnes sédentaires dans le cadre d'un
système déclaratif, propre au nomadisme, emportant un droit à la
délivrance d'un titre de circulation au même titre que la nationalité
donne droit à la carte nationale d'identité. Cette approche qui
semble bien être celle retenue par le Conseil constitutionnel ne
résiste toutefois pas à l'épreuve des faits dès lors que le législateur a
fait de l'exigence du rattachement administratif une condition
préalable à la délivrance d'un livret de circulation. Il est indéniable
que l'éclairage du régime des titres de circulation par la condition
du rattachement administratif territorial modifie sensiblement la
perception du système mis en place par la loi du 3 janvier 1969 qui
s'analyse en un système d'autorisation préalable puisque le choix de
la commune de rattachement appartient en amont au préfet après
avis motivé du maire.

265 La procédure spécifique d'expulsion des gens du voyage,


symptomatique d'une protection amoindrie de leur liberté
d'aller et venir ◊ Les lois « Besson » n'ont pas seulement
organiser l'accueil des gens du voyage sur les aires, elles ont
également institué une procédure spéciale d'évacuation forcée de ce
que l'on appelait, sous la IIIème République, les « camps volants ».
L'article 9 de la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 a prévu une
procédure simplifiée d'expulsion lorsque la commune s'est
conformée aux obligations résultant du schéma départemental
d'accueil, mais aussi lorsque, bien que non inscrite dans ce schéma,
elle s'est dotée d'une aire d'accueil ou lorsqu'elle a financé, sans y
être tenue par le schéma départemental d'accueil, une telle aire.
Cette disposition donne alors la possibilité au préfet de procéder,
après mise en demeure et pour les seules communes ayant satisfait
à leurs obligations légales en matière d'accueil des gens du voyage,
à l'évacuation forcée des résidences mobiles en cas de
stationnement illicite sans faire appel au juge. L'article 9-1 de cette
même loi a étendu cette faculté aux communes non inscrites au
schéma départemental d'accueil des gens du voyage.
Amené à se prononcer sur la constitutionnalité de ce
dispositions, le Conseil constitutionnel a écarté tout vice
d'inconstitutionnalité après avoir jugées suffisantes les garanties
apportées par le législateur alors que le rapporteur public, concluant
sur la question du renvoi au juge constitutionnel de la loi
incriminée, avait souligné, avec clairvoyance et pertinence, le
caractère clairement ethnique de son champ d'application en
s'interrogeant sur la conformité d'une telle procédure exorbitante du
droit commun à la Constitution. Les gens du voyage, occupant
illégalement des terrains, jouissent ainsi en matière d'expulsion d'un
traitement moins protecteur encore que celui réservé aux étrangers
ou aux citoyens européens qui, expulsés de camps sédentarisés,
bénéficieront quant à eux de la procédure de droit commun du
référé expulsion qui leur garantit, avant toute demande de concours
de la force publique, une décision juridictionnelle. Les gens du
voyage ne bénéficient nullement d'une telle garantie, évacués
comme ils peuvent l'être par la force dans les vingt-quatre heures
du même terrain. A ce qui aurait dû constitué en soi un motif
suffisant pour déclarer la loi inconstitutionnelle, le Conseil
constitutionnel a considéré, dans sa décision n° 2010-13 QPC du
9 juillet 2010 que : « l'évacuation forcée des résidences mobiles
instituée par les dispositions contestées ne peut être mise en œuvre
par le représentant de l'État qu'en cas de stationnement irrégulier de
nature à porter une atteinte à la salubrité, à la sécurité ou à la
tranquillité publiques ; qu'elle ne peut être diligentée que sur
demande du maire, du propriétaire ou du titulaire du droit d'usage
du terrain ; qu'elle ne peut survenir qu'après mise en demeure des
occupants de quitter les lieux ; que les intéressés bénéficient d'un
délai qui ne peut être inférieur à vingt-quatre heures à compter de la
notification de la mise en demeure pour évacuer spontanément les
lieux occupés illégalement ; que cette procédure ne trouve à
s'appliquer ni aux personnes propriétaires du terrain sur lequel elles
stationnent, ni à celles qui disposent d'une autorisation délivrée sur
le fondement de l'article L. 443-1 du Code de l'urbanisme, ni à
celles qui stationnent sur un terrain aménagé dans les conditions
prévues à l'article L. 443-3 du même code ; qu'elle peut être
contestée par un recours suspensif devant le tribunal administratif ;
que, compte tenu de l'ensemble des conditions et des garanties qu'il
a fixées et eu égard à l'objectif qu'il s'est assigné, le législateur a
adopté des mesures assurant une conciliation qui n'est pas
manifestement déséquilibrée entre la nécessité de sauvegarder
l'ordre public et les autres droits et libertés » (consid. 9).

§ 5. La liberté du mariage

La liberté de mariage est une liberté accordée par l'État, qui


n'existe que dans et par lui. Si l'homme est naturellement libre, il
n'est pas naturellement libre de se marier, car il n'y a pas de mariage
sans intervention de l'État (W. Mastor). Son rôle essentiel pour la
survie de l'État comme pour la fondation de la famille est largement
reconnu. En ce sens, la Cour suprême des États-Unis a déclaré que
« le mariage est l'un des droits civils essentiels de l'homme,
fondamental pour notre existence et notre survie » (Loving v.
Virginia de 1967, 388 US 1, 1967).

A. Le statut constitutionnel de la liberté du mariage

Aujourd'hui, la plupart des États reconnaissent l'institution du


mariage et la liberté pour une personne de pouvoir se marier. La
Convention européenne a également pris acte de cette tendance
générale dans des termes cependant mesurés en reconnaissant dans
son article 12 un « droit au mariage » (H. Labayle) : « à partir de
l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de
fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de
ce droit ». Le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques est plus entreprenant sur le sujet. Son article 23 stipule
en effet que « la famille est l'élément naturel et fondamental de la
société et a droit à la protection de la société et de l'État » (§ 1),
que « le droit de se marier et de fonder une famille est reconnu à
l'homme et à la femme à partir de l'âge nubile » (§ 2) et que « nul
mariage ne peut être conclu sans le libre et plein consentement des
futurs époux ». La Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne reconnaît quant à elle que « le droit de se marier et le
droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales
qui en régissent l'exercice » (art. 9).

266 En droit comparé ◊ La liberté du mariage a trouvé le plus


souvent une assise expresse dans la Norme fondamentale. Ainsi, la
Constitution espagnole aborde le mariage à travers son article
32 qui dispose dans son premier alinéa que « l'homme et la femme
ont le droit de contracter mariage en pleine égalité juridique »
tandis que le second précise que « la loi déterminera les formes du
mariage, l'âge et la capacité requis pour le contracter, les droits et
les devoirs des conjoints, les causes de séparation et de dissolution
et leurs effets ». La Constitution allemande consacre un article 6 au
mariage et à la famille dans lequel elle indique que « le mariage et
la famille sont placés sous la protection particulière de l'État ». La
Constitution de la République italienne proclame à son tour que
« la République reconnaît les droits de la famille en tant que
société naturelle fondée sur le mariage. Le mariage repose sur
l'égalité morale et juridique des époux, dans les limites établies par
la loi pour assurer l'unité de la famille » (art. 29).
La Constitution américaine ne fait quant à elle aucune allusion à
la liberté du mariage dont la reconnaissance de la valeur
constitutionnelle est le résultat de l'activisme de la Cour suprême
qui a considéré qu'elle était l'une des émanations du Right of
Privacy (Griswold v. Connecticut, 381 US 479 (1965). Par la suite,
dans l'arrêt Loving v. Virginia de 1967, les juges de la Cour en ont
explicitement reconnu la valeur constitutionnelle en se basant
notamment sur le XIVe Amendement.

267 En France, le statut constitutionnel de la liberté du


mariage est original ◊ La liberté du mariage fait en effet partie
de ces libertés à avoir connu une consécration constitutionnelle
tardive et médiate. La valeur constitutionnelle de la liberté du
mariage n'a été consacrée qu'en 1993 et celle-ci ne bénéficie pas
d'une protection constitutionnelle autonome mais dérivée.
À regarder de près la Constitution française, et son bloc de
constitutionnalité, la liberté du mariage n'y figure pas. Le texte
constitutionnel fait simplement allusion au mariage pour indiquer
que l'édiction des règles relatives aux régimes matrimoniaux relève
de la compétence législative (art. 34). Cette indication qui
renseigne indirectement sur le régime de la liberté du mariage n'est
toutefois pas en mesure d'apporter de véritables éclaircissements
quant à sa valeur juridique puisqu'elle peut aussi bien renvoyer au
régime général des libertés publiques qu'à celui particulier des
libertés fondamentales. L'absence de référence expresse à la liberté
du mariage dans le bloc de constitutionnalité constituait donc un
obstacle que le Conseil constitutionnel devait surmonter et qui le
plaçait dans une situation singulière par rapport à ses homologues
européens qui pouvaient quant à eux compter sur un support textuel
précis. Pourtant, cela ne l'a pas empêché de reconnaître la valeur
constitutionnelle de la liberté du mariage en faisant de cette
dernière une composante, d'abord, de la liberté individuelle visée
par l'article 66 de la Constitution, et ensuite, de la liberté
personnelle, en écartant du même coup les autres fondements
potentiels que la doctrine avait mis en lumière.

268 Les fondements potentiels ◊ La reconnaissance


constitutionnelle de la liberté du mariage par la décision du 13 août
1993 était très attendue par la doctrine. Parce que le mariage est
« l'acte fondateur » de la famille (A. Benabent), la doctrine avait en
effet toujours exprimé la nécessité de le faire bénéficier d'une
protection particulière. Aussi, la liberté de mariage a-t-elle pu être
considérée comme une liberté publique (J. Rivero) avant que ne
soit défendue ardemment la thèse de sa constitutionnalisation. De
ce point de vue, le consensus qui a émergé en doctrine contraste
avec l'attitude des juridictions de droit commun qui ont eu, à l'égard
de la liberté matrimoniale, des appréciations différentes. Si le juge
judiciaire n'a guère eu de difficultés à en reconnaître la valeur de
liberté publique (Tribunal civil de la Seine, 22 janvier 1947, D.
1947. J. 126), il n'en a pas été de même de la part du Conseil d'État.
Dans l'une des rares affaires intervenues avant la
constitutionnalisation effective de la liberté du mariage par le
Conseil constitutionnel, la Haute Juridiction administrative n'a pas
profité de l'occasion que lui offrait le contrôle de légalité exercé sur
le régime des autorisations préalables applicable aux agents
diplomatiques et consulaires pour ériger le libre choix du conjoint
en une « garantie fondamentale accordée aux citoyens pour
l'exercice des libertés publiques » comme le lui suggéraient les
conclusions de son commissaire du gouvernement (CE, ass.,
18 janv. 1980, Bargain, concl. A. Bacquet, RFDA 1980. 15) Elle se
contenta simplement d'y voir l'expression d'une « garantie
fondamentale du fonctionnaire », cantonnant ainsi la liberté du
mariage à une simple question statutaire.
Toutefois revendiquer la valeur constitutionnelle de la liberté
matrimoniale comme l'a fait la doctrine est une chose, lui trouver le
fondement opératoire pour la justifier en est une autre. Or, force est
de constater que sur ce dernier point, la doctrine était partagée : la
valeur constitutionnelle de la liberté matrimoniale devant découler
pour certains du Préambule de la Constitution de 1946
(F. Luchaire) voire plus largement de la reconnaissance de la
famille par la Loi fondamentale (M. Frangi), tandis que d'autres
privilégiaient l'existence d'un principe fondamental reconnu par les
lois de la République, issu des dispositions 146 et 148 du Code
civil (J.-B. D'Onorio).

269 Les fondements retenus ◊ C'est d'abord vers l'article 66 de la


Constitution que le juge constitutionnel s'est tournée pour consacrer
la valeur constitutionnelle de la liberté du mariage pour finalement
l'abandonner en faisant de cette dernière une composante de la
liberté personnelle.
a) La liberté du mariage, composante de la liberté individuelle :
dans sa décision du 13 août 1993, la liberté du mariage est devenue
l'une des nombreuses composantes de la liberté individuelle visée
par l'article 66 de la Constitution. Bien que destinée à pallier
l'insuffisance du bloc de constitutionnalité qui ne comprenait aucun
support express susceptible de poser la valeur constitutionnelle de
la liberté du mariage, la démarche était pour le moins
particulièrement audacieuse. Certes, il était possible de tisser un
lien ténu entre ces deux libertés en définissant la liberté
individuelle comme « le droit de l'individu de mener la vie qu'il
estime lui convenir ». Il y a toutefois une différence notable à
considérer la liberté du mariage comme une « liberté de l'homme »
(ou de la femme) pouvant trouver ancrage dans la vision
individualiste des droits fondamentaux que propose la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (art. 2 et 4) et la
position qu'a retenue le juge constitutionnel de s'appuyer sur une
liberté individuelle dont la vocation singulière est de protéger les
individus contre les détentions arbitraires pour en déduire la valeur
constitutionnelle de la liberté matrimoniale.
Pourtant, aussi surprenante que la solution retenue puisse
paraître, elle était à l'époque prévisible et, en définitive, moins
critiquable qu'il n'y paraît. Tout dépendait en effet de
l'interprétation qui était retenue de l'article 66 de la Constitution,
pris dans ses deux alinéas. Aujourd'hui, les choses sont entendues :
la liberté dont la protection incombe à l'autorité judiciaire, au vu du
second alinéa, est celle qui concerne la liberté physique et qui
s'entend comme la garantie qu'aucune arrestation ou détention dont
une personne puisse faire l'objet soit le fait de l'arbitraire. La liberté
individuelle s'identifie donc à celle protégée par le premier alinéa
de l'article 66 C qui dispose que « nul ne peut être arbitrairement
détenu », transposition française de l'habeas corpus britannique.
Mais, dans les années 1980-1990, l'interprétation de l'article
66 de la Constitution était toute autre. Le découplage des deux
alinéas correspondants auquel le Conseil constitutionnel s'était livré
dès sa décision des 19 et 20 janvier 1981 (80-127 DC), l'avait
conduit à considérer la sûreté personnelle, consacrée par le premier
alinéa, comme l'une des manifestations potentielles du principe
général de liberté individuelle (au sens de liberté de l'individu) posé
par le second et relayé par la Déclaration de 1789. Dès lors que le
lien avec la sûreté personnelle n'apparaissait plus comme exclusif,
le juge constitutionnel pouvait user à sa guise du second alinéa
comme vecteur de constitutionnalisation des libertés publiques. Là
se situe toute l'audace et l'ingéniosité du raisonnement du juge
constitutionnel. Partant, il n'y avait alors plus aucun obstacle
dirimant à ce que des libertés publiques, dépourvues de normes
constitutionnelles de rattachement, se voient hisser au plus haut
niveau de la hiérarchie des normes.
Aujourd'hui, cette assimilation de la liberté de mariage à la
liberté individuelle est dépassée, et parce qu'elle est dépassée, elle
peut paraître incongrue dans la mesure où, en procédant de la sorte,
le Conseil n'avait pas opté pour la disposition constitutionnelle la
plus opportune et la plus logique. Mais, cela avait finalement peu
d'importance dès lors que le but à l'époque était atteint et que ce
choix était sans incidence sur ce qui se passait au niveau des
juridictions de droit commun dès lors que le Conseil d'État lui-
même ne remettait pas en cause la compétence du juge judiciaire en
la matière (CE, 1963, Compan). Finalement, la volonté qu'a
manifestée le Conseil constitutionnel dans les années 1990 de
circonscrire le rayonnement de l'article 66 Constitution et partant le
champ d'action du juge judiciaire afin de préserver l'intervention du
juge administratif a entraîné l'abandon de cette voie de
constitutionnalisation. Désormais, le moyen tiré de la violation de
l'article 66 de la Constitution est voué à l'échec lorsqu'il porte sur
une disposition législative mettant en cause la liberté du mariage.
Par exemple, comme les dispositions du Code civil qui réservent le
droit de se marier aux couples formés d'un homme et d'une femme
n'affectent pas la liberté individuelle, le Conseil constitutionnel a
jugé que le grief tiré de leur violation de l'article 66 de la
Constitution est inopérant (n° 2010-92 QPC, 28 janv. 2011, consid.
6)
b) La liberté du mariage, composante de la liberté personnelle :
la décision du 27 novembre 2003 a confirmé la valeur
constitutionnelle de la liberté du mariage en la rattachant à la liberté
personnelle (2003-484 DC). Par ailleurs, la liberté du mariage, qui
résulte des articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, figure au
nombre des droits et libertés que la Constitution garantit et peut être
invoquée à l'appui d'une QPC (2010-92 QPC, consid. 4 et 7).

B. La définition de la liberté du mariage

270 L'absence de définition constitutionnelle ◊ Le Conseil


constitutionnel n'a encore jamais défini ni la liberté du mariage ni le
mariage lui-même. Pourtant, il en a eu l'occasion à plusieurs
reprises, notamment lors de l'examen de la loi sur le dans la
décision du 9 novembre 1999 rendue à propos du PACS (n° 99-419
DC). Il aurait pu en effet, pour mieux souligner la spécificité de
celui-ci, apporter une définition constitutionnelle du mariage au
lieu de se retrancher, comme il l'a fait, derrière l'affirmation
sibylline selon laquelle « le PACS est un contrat étranger au
mariage » (consid. 67). Il semble bien qu'il s'agisse là d'une
question que le juge constitutionnel préfère esquiver, mué
vraisemblablement par le souci de préserver la marge
d'interprétation du législateur en laissant à ce dernier toute
l'opportunité d'établir une définition légale du mariage.
La doctrine a tenté l'exercice. Ainsi, et à tout le moins, la liberté
du mariage peut être définie comme la liberté de se marier ou de ne
pas se marier. L'approche est parcellaire à l'évidence, des questions
restant en suspens comme celle incontournable de savoir si la
liberté du mariage suppose de pouvoir se marier avec la personne
que l'on a choisie. Et là, la réponse varie en fonction des systèmes
juridiques qui peuvent aborder différemment les questions relatives
à la polygamie, aux liens de parenté et au sexe.
En revanche, le juge des droits fondamentaux a déjà défini de
manière négative le contenu de la liberté du mariage en faisant état
de ce qu'elle n'est pas. Ainsi, la Cour européenne a jugé dans l'arrêt
du 18 décembre 1986, Johnston, que le droit de se marier n'avait
pas pour corollaire celui de divorcer et si l'interdiction du divorce
doit s'analyser en une limitation à la capacité de se marier, pareille
limitation ne saurait, dans une société adhérant au principe de la
monogamie, passer pour une atteinte à la substance même du droit
garanti par l'article 12 (§ 52). Le droit espagnol semble également
partager cette analyse tandis que la Cour constitutionnelle italienne
s'est prononcée pour sa part en faveur d'une protection indirecte du
droit de divorcer en retenant l'idée simple que les effets civils du
mariage n'équivalent pas à en reconnaître la perpétuité
(F. Ziccardi). Dans le même sens, le caractère constitutionnel de
l'indissolubilité du mariage n'a pas empêché la Cour
constitutionnelle allemande de reconnaître valeur constitutionnelle
au droit de divorcer.

271 Liberté du mariage et mariage homosexuel ◊ La


reconnaissance du mariage homosexuel est un sujet polémique
faisant intervenir des considérations de morale et de religion qui
placent le juge dans une situation délicate, l'obligeant à prendre
parfois partie sur des questions qui relèvent davantage de
l'appréciation du pouvoir politique.
a) En droit comparé : la Cour suprême des États-Unis a été
confrontée à cette problématique à l'occasion des lois antisodomie
adoptées par certains États fédérés et a fini par reconnaître le droit
des homosexuels à avoir des relations intimes sans pour autant
étendre la liberté du mariage aux personnes de même sexe dans
l'affaire Lawrence v. Texas de 2003 (539 US 558, 2003). Si, dans
l'arrêt Goodridge v. Department of Public Health rendu la même
année (798 NE 2d 941, Mass, 2003), la Cour suprême du
Massachusetts a convenu que le mode de vie des homosexuels
n'était pas une raison constitutionnellement suffisante pour refuser
à une personne de se marier avec la personne de son choix, c'est la
Cour suprême de Californie qui la première a estimé que
l'interdiction du mariage entre homosexuels violait à la fois le droit
au mariage et le principe d'égalité (5 mai 2008, In Re Marriage
Cases, S 147999). Cette décision a toutefois été vidée de sa
substance par référendum entraînant l'inscription dans la
Constitution californienne le principe du seul mariage hétérosexuel.
Le mariage entre personnes de même sexe a été légalisé dans
certains États des États-Unis (Vermont en 2009 ; Connecticut,
Iowa, Massachusetts, New Hampshire et New York en 2011 ; État
de Washington et Maryland et enfin la capitale Washington, DC en
2012). La Cour suprême, dans une décision Obergefell v. Hodges
rendue le 26 juin 2015 est venue affirmer que la prohibition du
mariage entre personnes de même sexe était inconstitutionnelle
dans la mesure où le droit de se marier, y compris entre personnes
de même sexe, est un droit fondamental que les États ne peuvent
enfreindre sans méconnaître les garanties du Due Process of law et
le principe d'égale protection devant la loi contenus dans le
XIVe amendement. Il est légalement admis sur le continent
européen par des pays dont le nombre augmente progressivement
au fil des années : Pays-Bas (2000), Belgique (2003), Espagne
(2005), Norvège (2008), Suède (2009), Portugal (2010), Islande
(2010) et Danemark (2012).
De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme a
reconnu l'applicabilité de l'article 12 de la Convention aux couples
formés de personnes de même sexe en déclarant que, « en elle-
même, la lettre de l'article 12 se prête à une interprétation qui
n'exclurait pas le mariage entre deux hommes ou deux femmes »
(CEDH 24 juin 2010, Schalk and Kopf v. Austria, n° 30141/04).
Mais, elle a refusé de prendre position au fond estimant que la
question du mariage relève de la compétence des États, mieux
placés pour fixer des règles qui sont adaptées aux besoins de leur
société. Une manière discrète de dire aux États membres qu'elle est
prête à ouvrir la porte à la reconnaissance des mariages
homosexuels et qu'elle dispose des instruments nécessaires pour
garantir aux couples de même sexe le droit du mariage, mais qu'elle
attend pour le faire que s'inverse la tendance (minoritaire) des pays
membres du Conseil de l'Europe à avoir légalisé l'union entre
personnes de même sexe (8 sur 47).
b) En France : bien que le Code civil ne le dise pas
expressément, la condition d'hétérosexualité était une évidence
pour ses rédacteurs. La définition apportée par Portalis ne prête
d'ailleurs pas à confusion : le mariage, « c'est la société de l'homme
et de la femme qui s'unissent pour perpétuer leur espèce par des
secours mutuels, à porter le poids de la vie et partager leur
commune destinée » (C. Biet). Cette approche sexuée du mariage,
le corps judiciaire l'a d'ailleurs faite entièrement sienne et l'a
maintenue en dépit des évolutions notables que la société française
a connues sous l'influence de la jurisprudence de la Cour
européenne. Le fameux jugement du Tribunal de grande instance de
Bordeaux, rendu à propos du premier mariage homosexuel célébré
en France, n'a pas manqué de souligner le caractère irréversible de
cette interprétation, en indiquant que « si l'évolution des mœurs ou
le respect d'un principe d'égalité peut conduire à une redéfinition
du mariage, cette question doit faire l'objet d'un débat et nécessite
l'intervention du législateur ». Celui-ci est intervenu en 2013 pour
modifier l'article 143 du Code civil qui dispose dorénavant que « le
mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de
même sexe » (loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage
aux couples de personnes de même sexe).

C. La protection constitutionnelle de la liberté du mariage

272 Les enseignements que nous dévoile la jurisprudence


constitutionnelle sont à la fois classiques et modestes dès lors qu'ils
se limitent à constater que la liberté de mariage, à l'instar des autres
libertés fondamentales, bénéficie d'une protection de portée relative
qui autorise le législateur à lui apporter des restrictions sous
certaines conditions. En ce sens, le Conseil a souligné que « la
liberté du mariage ne restreint pas la compétence que le législateur
tient de l'article 34 de la Constitution pour fixer les conditions du
mariage dès lors que, dans l'exercice de cette compétence, il ne
prive pas de garanties légales des exigences de caractère
constitutionnel » (n° 2010-92 QPC, consid. 7). Le législateur peut
donc apporter à l'exercice de cette liberté fondamentale « des
limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par
l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes
disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (n° 2010-92
QPC, consid. 4). Cette formulation s'inspire de celle de
considérants de principe relatifs à d'autres libertés qui découlent des
articles 2 ou 4 de la Déclaration de 1789 et souligne que le contrôle
de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel en cette
matière est de même nature.
273 La liberté du mariage ne confère pas le droit de contracter
mariage à des fins étrangères à l'union matrimoniale ◊ Le
mariage est-il réservé au cœur battant ou ouvert également à la
raison du cerveau pensant ? Pas de raison en amour, ainsi en a jugé
le Conseil constitutionnel qui fait du libre consentement des époux
à s'unir matrimonialement une condition de la protection de la
liberté du mariage. Ne sont donc pas contraires à la liberté du
mariage les dispositions du Code civil qui conditionnent la validité
du mariage à l'intention matrimoniale des époux (2012-261 QPC,
consid. 7).
Il n'y a pas non plus d'opposition constitutionnelle de principe à
ce que le législateur mette en place des mécanismes destinés à
s'assurer de la réalité du consentement de deux personnes « à
vouloir se prendre pour mari et femme », pour reprendre
l'expression utilisée par le Code civil, et à sanctionner, le cas
échéant, les mariages célébrés à des fins étrangères à l'union
maritale. Le Conseil constitutionnel l'a clairement exprimé : « la
liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée
par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789, ne fait pas obstacle à ce que le législateur prenne
des mesures de prévention ou de lutte contre les mariages
contractés à des fins étrangères à l'union matrimoniale » (n° 2006-
542 DC, consid. 4). Il a ainsi validé la procédure prévue par l'article
175-1 du Code civil qui permet au procureur de la République de
former opposition pour les cas où il pourrait demander la nullité du
mariage en soulignant au passage que la faculté reconnue au
parquet de s'opposer à des mariages célébrés en violation des règles
d'ordre public (monogamie, prohibition de l'inceste, mariage forcé),
loin de méconnaître le principe de la liberté du mariage, tend au
contraire à en assurer la protection (2012-261 QPC, consid. 11).

274 Liberté du mariage et droit des étrangers ◊ Jusqu'à présent,


force est de constater que l'essentiel de la jurisprudence du Conseil
constitutionnel s'est focalisé sur la liberté du mariage reconnue aux
étrangers. Parce que le mariage peut être utilisé à des fins
migratoires, le législateur a multiplié les réformes pour lutter plus
efficacement contre les mariages de complaisance dits aussi
« mariages blancs ». Confronté à la question de la constitutionnalité
de tels dispositifs, le juge constitutionnel a affirmé que la
reconnaissance de la liberté du mariage « à tous ceux qui résident
sur le territoire de la République » (93-325 DC, consid. 3)
concerne également les étrangers, sans qu'il y ait lieu de la
soumettre à une quelconque condition de régularité. Les garanties
constitutionnelles attachées à l'exercice de cette liberté
fondamentale doivent être étendues au bénéfice de l'étranger en
situation irrégulière. Partant, le respect de la liberté du mariage
« s'oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d'un étranger
fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l'intéressé » (n° 2003-
484 DC, consid. 94). Le législateur ne peut donc pas interdire aux
étrangers le droit de se marier sous prétexte qu'ils ne disposent pas
de papiers en règle.
En revanche, rien « ne fait pas obstacle à ce que le législateur
prenne des mesures de prévention ou de lutte contre les mariages
contractés à des fins étrangères à l'union matrimoniale » dans la
mesure où l'objectif recherché à travers la lutte contre les mariages
blancs est de satisfaire aux exigences constitutionnelles de
préservation de l'ordre public (n° 2006-542 DC, consid. 4).
Toutefois, il appartient à la loi de veiller à trouver un équilibre
satisfaisant entre les intérêts constitutionnels en présence et de
n'entraver l'exercice de la liberté du mariage que dans une
proportion nécessaire et raisonnable. Le Conseil constitutionnel n'a
pas hésité à censurer le législateur lorsque cet équilibre a été
rompu. Il a ainsi censuré les dispositions législatives qui
permettaient que l'opposition à mariage du procureur de la
République en suspende la célébration pour une durée pouvant aller
jusqu'à trois mois sans que sa décision soit assortie d'une voie de
recours (n° 93-325, consid. 107). Il a également jugé contraire à la
liberté du mariage l'obligation de considérer dans tous les cas
comme un indice sérieux de l'absence de consentement (au
mariage) le caractère irrégulier du séjour de l'étranger et d'imposer
la transmission automatique au préfet de la décision du procureur
de la République de s'opposer au mariage. Le Conseil a estimé que
l'application de telles règles était de nature à dissuader l'étranger de
se marier (n° 2003-484 DC 2003, consid. 97). En sens inverse, le
dispositif de contrôle de la validité des mariages célébrés à
l'étranger mis en place en 2006 a été validé par le Conseil
constitutionnel qui a estimé que les dispositions de loi contrôlée ne
faisaient pas par elles-mêmes obstacle à la célébration du mariage
par l'autorité étrangère, ni à ses effets entre époux et l'égard des
enfants (n° 2006-542 DC, consid. 13).

275 Liberté du mariage et curatelle ◊ Récemment, il a été demandé


au Conseil constitutionnel de se prononcer sur l'étendue de la
liberté du mariage des personnes majeures protégées, atteintes
d'une « altération, médicalement constatée, soit de ses facultés
mentales, soit de ses facultés corporelles de nature à empêcher
l'expression de (leur) volonté » (C. civ., art. 425). À la question de
savoir si l'exigence du consentement du curateur ou, à défaut, celui
du juge des tutelles, préalablement à la célébration du mariage d'un
majeur sous curatelle constitue une atteinte disproportionnée à la
liberté de se marier de ce dernier, le juge constitutionnel a répondu
par la négative. En effet, ce dernier n'a pas vu dans cette exigence
une interdiction générale de se marier pour la personne faisant
l'objet d'une mesure de curatelle mais la mise en place par le
législateur d'une mesure destinée à protéger les intérêts de
l'intéressé. Sans contester la contrainte que suppose pour le majeur
protégé de recueillir l'accord du curateur, le juge constitutionnel
considère qu'elle n'est pas pour autant déraisonnable dès lors que le
refus du curateur peut être suppléé par l'autorisation du juge des
tutelles dont la décision prononcée après un débat contradictoire
doit être motivée en fonction de l'aptitude de l'intéressé à consentir
au mariage et que, par ailleurs, cette décision judiciaire est
susceptible de recours par la personne en curatelle elle-même
puisque celle-ci jouit des garanties nécessaires à l'exercice effectif
de ces recours (2012-260 QPC, consid. 7 à 9).

§ 6. Le droit au respect de la vie privée

276
Droit comparé ◊ Droit de la personnalité par excellence, le droit
au respect de la vie privée bénéficie d'une protection complète au
niveau européen comme en témoigne la jurisprudence
particulièrement riche de la Cour européenne des droits de l'homme
(Conv. EDH, art. 8, v. infra). La qualité de la protection apportée
par le droit européen est révélatrice de la volonté des États de
conférer une place de choix au droit au respect de la vie privée sur
l'échiquier des droits fondamentaux.
Pour autant, le droit au respect de la vie privée ne trouve un
relais normatif que dans peu de textes constitutionnels. À titre
d'exemples, la Constitution belge consacre « le droit de chacun au
respect de sa vie privée et familiale » (art. 22). La Constitution
espagnole accorde un traitement particulièrement développé à ce
droit fondamental en garantissant à travers l'intimité de la vie
privée, les droits à l'intimité, à l'honneur et à la protection de son
image, l'inviolabilité du domicile, le secret des communications et
la liberté informatique (art. 18). Les difficultés à cerner les contours
de la « vie privée » expliquent sans doute que les Constituants aient
généralement opté pour une protection constitutionnelle de ses
aspects les plus facilement identifiables (inviolabilité du domicile
et secret des correspondances) plutôt que du principe du droit au
respect de la vie privée dans son ensemble.
L'absence de support constitutionnel exprès du principe
générique n'a cependant pas empêché les juges constitutionnels,
convaincus de la nécessité de garantir à l'individu une sphère
personnelle impénétrable par les pouvoirs publics, d'assurer par
voie prétorienne une protection étendue du droit au respect de la vie
privée. La Cour suprême des États-Unis a ouvert la voie en
développant le concept de « privacy », les Cours constitutionnelles
des États européens ont emboîté le pas en exploitant au mieux les
potentialités que leur offrait la Norme fondamentale. En ce sens, et
en guise d'illustration, on mentionnera qu'en s'appuyant sur le
principe de la dignité de la personne humaine ainsi que sur le droit
au libre épanouissement de la personnalité, la Cour
constitutionnelle allemande a étendu le rayonnement du droit au
respect de la vie privée au-delà de l'inviolabilité du domicile et du
secret de la correspondance garantis par la Loi fondamentale pour
ériger un « droit général de la personnalité ».
De même en France, le Conseil constitutionnel s'est employé à
dépasser les lacunes des textes constitutionnels pour permettre au
droit au respect de la vie privée de pénétrer la sphère
constitutionnelle, mais non sans peine, comme en témoigne la
protection éclatée et imparfaite dont bénéficie aujourd'hui ce droit
fondamental et le manque de lisibilité qui entoure la jurisprudence
constitutionnelle quant à sa notion comme à son contenu.

A. Le processus de constitutionnalisation du droit au respect


de la vie privée

En France, la promotion du droit au respect de la vie privée au


rang de droit fondamental autonome s'est faite en deux temps. Le
processus de constitutionnalisation s'est amorcé avec le
rattachement du droit au respect de la vie privée à la liberté
individuelle de l'article 66 de la Constitution dont il a été l'un des
démembrements avant de s'en émanciper pour acquérir une pleine
valeur constitutionnelle.

277 L'activation constitutionnelle du droit au respect de la vie


privée par le jeu de l'article 66 de la Constitution ◊ Le
processus qui a permis au droit au respect de la vie privée
d'acquérir les galons d'un droit fondamental autonome a été long et
difficile. La première position adoptée par le Conseil
constitutionnel a été en effet de rejeter les arguments tirés d'une
violation du droit au respect de la vie privée comme manquant en
fait (Cons. const. 14 déc. 1982, no 82-148 DC, Caisses de sécurité
sociale, consid. 15, Rec., p. 73). Par la suite, le droit au respect de
la vie privée a bénéficié des effets de l'adoption d'une approche
extensive de la notion de liberté individuelle au sens de
l'article 66 de la Constitution (voir développements consacrés à la
liberté individuelle). Prenant le parti de protéger « la liberté
individuelle sous tous ses aspects » (Cons. const. 29 déc. 1983,
no 83-164 DC, Rec., p. 67, consid. 28), le Conseil constitutionnel a
fini par faire entrer dans la sphère de l'article 66 de la Constitution
la protection du droit au respect de la vie privée à travers
l'inviolabilité du domicile.
Force est cependant de constater que la force d'attraction de la
liberté individuelle (Const., art. 66) n'a pas agi sur le droit au
respect de la vie privée dans son ensemble mais s'est limitée à ce
qui en constitue les supports : le véhicule d'abord, avec la décision
du 12 janvier 1977 qui a censuré le dispositif législatif accordant
des pouvoirs trop larges aux forces de police pour procéder à des
fouilles de véhicules (Cons. const., no 76-75 DC, Fouilles des
véhicules, Rec., p. 33) ; le domicile ensuite, avec la décision du
29 décembre 1983 qui a invalidé, en raison de conditions de mise
en œuvre jugées trop générales et imprécises, la disposition
législative autorisant les agents du fisc à procéder à des
perquisitions (Cons. const. no 83-164 DC, préc., consid. 28). Par
ailleurs, la parenté entre la liberté individuelle et le droit au respect
de la vie privée a permis, pendant un temps du moins, de garantir
également la protection des données personnelles informatisées
(Cons. const., 13 août 1993, no 93-325 DC, Maîtrise de
l'immigration, consid. 121 ; Cons. consid. 29 déc. 1998, no 98-405
DC, Loi de finances pour 1999, Rec., p. 326, consid. 62).
La couverture constitutionnelle du droit au respect de la vie
privée demeurait imparfaite. Le Conseil constitutionnel avait ainsi
refusé de voir dans la révélation de certains éléments patrimoniaux
ou extrapatrimoniaux la violation d'un quelconque principe ou règle
de valeur constitutionnelle alors que les requérants invoquaient
expressément la mise en cause du droit au respect de la vie privée
(Cons. const. 29 déc. 1983, no 83-164 DC, Perquisitions fiscales,
Rec., p. 67, consid. 36, Rec., p. 67 ; Cons. const., 10 et 11 oct.1984,
no 84-181 DC, Entreprises de presse, Rec., p. 73, consid. 24 à 26).
La conclusion s'imposait d'elle-même : le droit au respect de la vie
privée n'avait pas en lui-même valeur constitutionnelle, seuls
certains de ces aspects, comme l'inviolabilité des lieux privés
(véhicule et domicile), et plus tard la protection des données
nominatives, pouvaient prétendre à cette qualité par l'intermédiaire
de la liberté individuelle.
278 La consécration de l'autonomie constitutionnelle du droit
au respect de la vie privée ◊ L'inscription du droit au respect de
la vie privée dans le corps de la Constitution du 4 octobre 1958
était appelée de ses vœux par le Comité consultatif pour la révision
de la Constitution présidé par le doyen Vedel (Rapport remis le
15 février 1993 au président de la République, JO, 16 févr. 1993,
p. 2548). Prenant acte de l'importance prise par ce droit à l'époque
contemporaine, et, plus généralement, de la place occupée par les
droits de la personnalité, il était proposé de consacrer de manière
expresse le droit au respect de la vie privée dans le texte
constitutionnel. L'article premier de la Constitution (à l'origine,
était visé l'article 66 C) devait être enrichi de la formule selon
laquelle la France « assure à chacun le respect de sa vie privée et de
la dignité de sa personne ». Cependant, la réforme n'a pas abouti et
c'est en définitive par voie prétorienne que le droit au respect de la
vie privée a fini par s'imposer comme un droit fondamental
autonome à part entière. Avec force de trois décisions rendues la
même année et confirmées depuis, le Conseil constitutionnel a
rattaché le droit au respect de la vie privée à la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen de 1789, et plus précisément à son
article 2 qui dispose que « le but de toute association politique est
la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme.
Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à
l'oppression » (Cons. const. 23 juillet 1999, no 99-416 DC,
Couverture maladie universelle, Rec., p. 100, consid. 45 ; Cons.
const. 9 nov. 1999, no 99-419 DC, Pacte civil de solidarité, Rec.,
p. 116, consid. 74 ; Cons. const., no 99-422 DC, Loi pour le
financement de la sécurité sociale pour 2000, Rec., p. 143,
consid. 52).

279 Pour autant, le lien avec la liberté individuelle est-il


définitivement rompu ? ◊ La question mérite d'être posée si l'on
se penche sur la décision du 18 janvier 1995 dans laquelle le
Conseil constitutionnel a affirmé que « la méconnaissance du droit
au respect de la vie privée peut être de nature à porter atteinte à la
liberté individuelle » (Cons. const., no 94-352 DC, Rec., p. 170,
consid. 3). Dans le même sens, le juge constitutionnel a considéré
que « les méconnaissances graves du droit au respect de la vie
privée sont pour les étrangers comme pour les nationaux de nature
à porter atteinte à la liberté individuelle » (Cons. const. 22 avr.
1997, no 97-389 DC, Certificats d'hébergement, Rec., p. 45, consid.
44). Même si cette jurisprudence est antérieure à celle qui a affirmé
l'autonomie constitutionnelle du droit au respect de la vie privée, on
en trouve encore les réminiscences dans les décisions récentes du
Conseil constitutionnel. Ainsi, par exemple, après avoir
expressément rattaché l'inviolabilité du domicile privé à
l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de
1789 (consid. 4), le juge constitutionnel a validé les perquisitions
de nuit organisées dans le cadre de la lutte contre la grande
criminalité organisée à la « condition que l'autorisation de procéder
à ces opérations émane de l'autorité judiciaire, gardienne de la
liberté individuelle (souligné par nous), et que le déroulement des
mesures autorisées soient assorties de garanties procédurales
appropriées » (Cons. const. 2 mars 2004, no 2004-492 DC,
Évolutions de la criminalité, Rec., p. 66, consid. 46).
Il en découle l'analyse selon laquelle le droit au respect de la vie
privée, à l'instar de la liberté d'aller et venir (voir les
développements consacrés à cette question), serait encore
susceptible de perdre son autonomie constitutionnelle au
franchissement d'un certain degré d'atteinte, franchissement qui
aurait pour effet de faire basculer la protection de ce droit
fondamental sous le champ de la liberté individuelle. Le point de
basculement semblerait se situer à un niveau de « sensibilité »
particulier du droit au respect de la vie privée, atteint lorsque serait
notamment impliquée l'inviolabilité du domicile, fondation
essentielle du « mur de la vie privée » évoqué par Royer-Collard.
Dans une telle hypothèse, la protection du droit au respect de la vie
privée supposerait alors le déclenchement des garanties prévues par
l'article 66 de la Constitution.
L'autonomie des sources ne semble donc pas totalement atteinte
s'agissant du droit au respect de la vie privée (Const., art. 66 ;
DDHC, article 2) et le flottement de la jurisprudence
constitutionnelle qui en découle traduit en réalité le malaise du juge
constitutionnel à circonscrire le contenu même de ce droit
fondamental.

B. La notion du droit au respect de la vie privée

280 Une terminologie variable ◊ Définir le droit au respect de la vie


privée n'est pas chose aisée et l'on peut comprendre que le Conseil
constitutionnel ait longtemps hésité à s'engager sur cette voie.
Ainsi, les termes mêmes de « droit au respect de la vie privée »
n'ont été utilisés pour la première fois par le juge constitutionnel
qu'en 1995 dans la décision Vidéosurveillance (Cons. const.
18 janv. 1995, no 94-352 DC, Rec., p. 170, consid. 3) alors que, de
son côté, la doctrine l'évoquait déjà, près de vingt ans plus tôt, à
propos de la décision Fouille des véhicules (Cons. const. 12 janv.
1977, no 76-75 DC, Rec., p. 33). Depuis, les formulations utilisées
par le juge constitutionnel varient, révélant les difficiles
pérégrinations d'un juge dans sa quête de définition d'un droit
fondamental au contenu tentaculaire. Ainsi, le juge constitutionnel
fait-il désormais le plus souvent référence au « respect de la vie
privée » (Cons. Const. 13 mars 2003, no 2003-467 DC, Loi pour la
sécurité intérieure, Rec., p. 211, consid. 20), et de manière plus
exceptionnelle au « secret de la vie privée » (Cons. const. 2 mars
2004, no 2004-492 DC, Évolutions de la criminalité, Rec., p. 66,
consid. 61), sans que l'on sache si ces formulations sont
interchangeables ou non. La même hésitation terminologique
frappe au demeurant la doctrine qui emploie indifféremment les
expressions de « droit au respect de la vie privée », de « droit à la
vie privée » ou encore de « droit à l'intimité ».
Le Conseil constitutionnel n'est pas à blâmer, le juge de droit
commun est confronté à des difficultés similaires. Le Code civil
n'est pas en effet à l'abri de toute critique dès lors que son article 9
évoque dans son premier alinéa « la vie privée » tandis que son
second alinéa ne réserve sa sanction qu'à « l'intimité de la vie
privée », laissant le juge de droit commun se débattre avec les aléas
d'une liberté aux contours mal définis.
281 Les obstacles à la définition du droit au respect de la vie
privée ◊ Garantir le droit au respect de la vie privée suppose de
départir au préalable ce qui relève de la « vie privée » et ce qui
dépend de la « vie publique ». La diversité des situations
auxquelles est confronté le juge de droit commun et la
jurisprudence de plus en plus complexe à laquelle elle donne lieu
montrent bien que la ligne de partage est mouvante et parfois ténue
car la « vie privée » ne s'arrête pas lorsque l'on franchit le seuil de
son domicile. Comme l'a souligné à juste titre Hubert Alcaraz, « la
vie privée ne s'exerce pas uniquement au domicile de son titulaire,
mais, reliée à la personne, elle la suit lorsqu'elle quitte ce lieu,
habituellement désigné comme « privé », pour poursuivre ses
activités dans un espace plus « ouvert » ». Le Conseil
constitutionnel, comme aucun de ses homologues, n'a au demeurant
adopté une définition purement spatiale de ce droit fondamental.
Aussi l'idée a pu être avancée que la prise en compte de la
protection de ce dernier pourrait abandonner toute différenciation
entre le cadre « public » ou « privé » de son exercice afin de se
concentrer davantage sur la personne elle-même et son libre
épanouissement. En ce sens, le recours au concept de « respect de
la vie privée » ne trouverait plus de justifications opérantes et
devrait céder le pas à une approche qui rende mieux compte de la
finalité poursuivie par ce droit fondamental : préserver une « bulle
de secret autour de l'individu ». En suivant l'exemple du droit
constitutionnel espagnol, le droit au respect de la vie privée pourrait
renaître sous les traits d'un droit plus ciblé, le « droit à l'intimité »
(tout court) qui garantirait « le droit, pour toute personne, d'exclure
les tiers de toute ingérence au sein des éléments de sa vie
personnelle directement liés à sa dignité et à son libre
épanouissement » (H. Alcaraz, Le droit à l'intimité devant les juges
constitutionnels français et espagnol). L'avantage d'une telle
approche est double puisqu'elle permettrait d'évacuer la distinction
inopérante entre « vie privée » et « vie publique » tout en axant la
protection exclusivement sur le droit au secret et plus précisément
sur le droit pour chaque individu de conserver réservés, non
dévoilés, les éléments de sa vie personnelle.
Quoi qu'il en soit, il est indéniable que la diversité de situations
susceptibles d'affecter le droit au respect de la vie privée rend plus
aléatoire encore l'essai d'une définition globale. Le respect de la vie
privée ne se limite plus en effet à assurer la seule protection du
domicile ou du véhicule dans la mesure où les situations « à
risque » se sont multipliées au fur et à mesure que se sont
développés les modes de communications modernes. Ainsi, ce droit
fondamental peut être affecté par la mise en œuvre de perquisitions
domiciliaires, de fouilles de véhicules, par la captation de
communications, sous toutes ses formes (écrites, téléphoniques,
informatiques), par l'exploitation de systèmes de vidéosurveillance
ou encore par la constitution de fichiers informatisés. En outre, le
dualisme de juridictions ajoute un degré de complexité
supplémentaire à l'exercice dans la mesure où l'éclatement du
contentieux entre les deux ordres de juridictions, loin de
promouvoir une conception unificatrice du respect de la vie privée,
contribue à brouiller davantage encore l'appréhension d'une matière
qui se caractérise intrinsèquement par son manque d'homogénéité.
Mais surtout, la difficulté majeure de rendre compte de la
protection de la vie privée tient à la double dimension que mêle la
notion de vie privée. Traditionnellement, la protection de la vie
privée suppose d'abord de garantir le droit de chacun à vivre à l'abri
des regards indiscrets. En ce sens, la vie privée se définit comme
« cette sphère de chaque existence dans laquelle nul ne peut
s'immiscer sans y être convié » (J. Rivero). Son respect postule
donc une exigence de secret et implique de protéger l'individu
contre les atteintes extérieures, notamment en maintenant les
autorités publiques à la porte de son intimité sans leur permettre
d'entrer. Cette dimension est largement relayée par la jurisprudence
constitutionnelle puisque le Conseil constitutionnel exerce un
contrôle vigilant sur toutes les formes d'atteintes au secret de la vie
privée que celles-ci résultent d'investigations dans la vie privée des
personnes ou de la divulgation d'éléments relevant de leur vie
privée. Ainsi, au fil du temps, le juge constitutionnel a développé
une jurisprudence nourrie visant à garantir de manière effective les
supports fonctionnels de la vie privée que sont le domicile, le
véhicule et les correspondances. Il s'emploie également dans le
prolongement à assurer une protection spécifique des données à
caractère personnel.
Toutefois, le respect de la vie privée n'impose pas seulement de
protéger une sphère privée dans laquelle les pouvoirs publics ne
peuvent en principe s'immiscer, il exige également d'assurer à
l'individu une marge de manœuvre suffisante pour lui permettre
d'orienter sa vie dans la direction qu'il a choisie. De ce point de
vue, le respect de la vie privée implique la liberté de la vie privée
et, en définitive, le droit d'être soi-même ou celui d'être différent. À
cet égard, le respect de la vie privée vise tout autant, par exemple,
la protection du domicile que le droit d'un transsexuel à la
modification de son état civil.
Cette dernière facette du respect de la vie privée, qui rend
l'individu plus acteur que spectateur, a été manifestement bien
intégrée au niveau européen puisque, sur le fondement de
l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme, la Cour européenne a développé une jurisprudence
audacieuse qui place le « libre-arbitre » au centre d'un certain
nombre d'actions que peut mener l'individu aussi bien dans un
« cercle intime » que dans une sphère plus large, sociale englobant
les relations professionnelles. Pour sa part, la jurisprudence du
Conseil constitutionnel affiche un net retrait dans la mesure où cette
dimension de la protection de la vie privée n'a pas véritablement
trouvé de traduction constitutionnelle.

282 Le contenu du respect de la vie privée ◊ La doctrine n'a pas


une vision unanime sur la question même si elle se rejoint pour
adopter une approche relativement large du contenu de ce droit,
mêlant secret et liberté de la vie privée. D'aucuns considèrent que
« le droit à la vie privée » englobe la liberté du domicile, le droit au
secret, le droit à l'inviolabilité des correspondances, le droit à la
protection des informations nominatives, le droit à une vie familiale
normale et le droit à la vie sexuelle (G. Lebreton). Dans un sens
similaire, la protection de la vie privée inclut, pour d'autres, le
« respect des comportements » qui s'attache à la protection du
domicile, « l'apparence de la personnalité » c'est-à-dire « le droit de
la personne d'être perçue par les tiers avec l'apparence qu'elle a
choisie », le respect de l'anonymat et enfin, « le respect des
communications de la personne » qui englobe au-delà de
l'inviolabilité des communications, les relations familiales ou
sentimentales (Robert et Duffar). Une partie de la doctrine va
encore plus loin en incluant également dans la sphère de la vie
privée, la liberté de conscience et d'opinion (Luchaire) ainsi que la
présomption d'innocence (Malaurie et Aynès).
De son côté, s'il n'a pas encore arrêté les contours du droit au
respect de la vie privée, le Conseil constitutionnel adopte une
approche plus restrictive axée exclusivement sur le secret de la vie
privée en intégrant dans le champ de ce droit fondamental
l'inviolabilité des « lieux privés » (domicile et véhicule) et des
communications ainsi que la protection des informations
nominatives. Il n'a pas encore retenu d'argument tenant à une
quelconque atteinte portée à l'un des aspects de la liberté de la vie
privée sur le fondement du droit au respect de la vie privée.

283 Un droit fondamental en mutation ? ◊ La protection du droit


au respect de la vie privée semble être à l'aube de profonds
remaniements même si l'état actuel de la jurisprudence ne permet
pas, il est vrai, de donner un caractère définitif aux développements
qui vont suivre.
En prenant appui sur la décision Perben II du 2 mars 2004
(consid. 4) qui différencient expressément le respect de la vie
privée de l'inviolabilité du domicile privé d'une part et du secret des
correspondances d'autre part, on peut en effet se demander si le
juge constitutionnel n'envisage pas de cantonner le respect de la vie
privée à un « droit au secret » applicable à la seule protection des
données nominatives. On est enclin à le penser si l'on constate que
les applications les plus récentes du droit au respect de la vie privée
concernent des dispositifs législatifs mettant en place des systèmes
informatisés d'exploitation de données personnelles : applications
automatisées d'informations nominatives recueillies dans le cadre
d'activités de police judiciaire (Cons. const. 13 mars 2003, no 2003-
467 DC, Loi pour la sécurité intérieure, préc.), création d'un fichier
judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles
(Cons. const. 2 mars 2004, no 2004-492 DC, Évolutions de la
criminalité, préc.), réquisitions des données de trafic afférentes aux
communications électroniques (Cons. const. 19 janv. 2006, no 2006-
532 DC, Loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant
dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles
frontaliers), contrôle automatisé des données signalétiques des
véhicules (532 DC), lutte contre le piratage sur Internet (Cons.
const. 10 juin 2009, no 580 DC, Loi favorisant la diffusion et la
protection de la création sur internet ; Cons. const. 23 juill. 2015,
n° 2015-713 DC, Loi relative au renseignement, consid. 2 et 19).
Les raisons de limiter ainsi le domaine du droit au respect de la
vie privée sont aisément compréhensibles et tiennent
principalement au dualisme juridictionnel français. Le resserrement
de la notion du respect de la vie privée pourrait en effet s'inscrire
dans la continuité de l'entreprise engagée par le juge constitutionnel
à propos de la liberté individuelle et visant à redonner ses lettres de
noblesse à la réserve constitutionnelle de compétence du juge
administratif. Depuis quelques années, force est de constater en
effet que le juge constitutionnel s'attache à délimiter clairement
l'étendue de la compétence du juge judiciaire en matière de
protection des droits fondamentaux en faisant appel à des principes
constitutionnels clarifiés et réinterprétés. En ce sens, il est établi
que la réserve judiciaire est désormais appelée à entrer en action
dans des hypothèses limitées ; lorsque est mise en cause la sûreté
personnelle seule (Const., art. 66) ou lorsqu'une législation
républicaine constante le prévoit comme cela pourrait être le cas en
matière d'inviolabilité du domicile et de perquisitions (Schoettl).
L'abandon forcé des terres investies par le juge judiciaire
permettrait ainsi leur récupération pleine et entière par le juge
administratif. Nul doute que le respect de la vie privée ferait partie
de celles-là.
En détachant les éléments qui appellent traditionnellement une
compétence judiciaire comme en matière de perquisitions, le juge
constitutionnel supprimerait tout « parasitage judiciaire » et
ouvrirait un champ d'investigation large au juge administratif dans
les domaines de la vie privée. Dans cette optique, les supports
fonctionnels du respect de la vie privée que sont le domicile et le
véhicule pourraient sortir à terme du champ de ce droit
fondamental pour recevoir une protection spécifique à travers la
reconnaissance d'un droit autonome à l'inviolabilité du domicile
découlant d'un nouveau principe fondamental reconnu par les lois
de la République. Ce découplage présenterait, au surplus, l'avantage
de faire définitivement tomber dans l'oubli la décision
Vidéosurveillance de 1995 et le lien qu'elle semblait maintenir avec
la liberté individuelle.
Par ailleurs, en termes de répartition des compétences,
l'exclusion de toute matière réservée à l'autorité judiciaire
permettrait de donner une place de premier plan au principe
fondamental reconnu par les lois de la République conférant une
réserve de compétence au juge administratif en matière
d'annulation des actes administratifs dans la mesure où le respect de
la vie privée ainsi dépouillé ne serait plus porteur d'une règle de
compétence favorisant un ordre de juridiction en particulier. Cela
signifierait également que, dans l'hypothèse d'une opération de
police mettant en cause le respect de la vie privée, seule la nature
préventive ou répressive de l'opération pourrait être prise en compte
et devenir le seul critère opératoire de répartition des compétences
entre les deux ordres de juridictions comme en témoigne la
décision du Conseil constitutionnel no 2006-532 DC du 19 janvier
2006.
Toutefois, si l'analyse se trouvait à l'avenir confirmée, il serait
heureux que le Conseil constitutionnel ne s'en tienne pas là et qu'il
se saisisse de l'occasion pour unifier la protection de la vie privée
sous un tronc commun. Libéré de tout risque d'expansion de la
réserve de compétence judiciaire, il pourrait légitimement dépasser
la seule garantie du secret de la vie privée pour couvrir également à
travers le droit au respect de la vie privée les aspects liés à la
protection de la liberté de la vie privée. Tel n'est pas le cas
aujourd'hui puisque le secret de la vie privée entre seul dans le
champ du droit au respect de la vie privée. Il convient d'observer
que le juge constitutionnel semble s'aventurer depuis peu sur la
voie de la protection de la liberté de la vie privée mais
curieusement, en évitant tout recours au droit au respect de la vie
privée. On peut en voir les prémices dans la décision no 2001-446
DC du 27 juin 2001 qui consacre la liberté de la femme enceinte de
recourir à une interruption volontaire de grossesse (Rec., p. 74).
Dans le même sens, la liberté de mariage qui constitue l'une des
expressions les plus symboliques de la faculté d'une personne
d'orienter sa vie comme elle l'entend, a été rattachée à la liberté
personnelle dans la décision no 2003-484 DC du 20 novembre 2003
(Loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers
en France et à la nationalité).
L'effort de clarification commence, semble-t-il, à porter ses fruits
puisque dans la décision du 23 juillet 2015 (713 DC) le Conseil a
expressément rattaché le respect de la vie privée aux articles 2 et
4 de la DDHC.

C. La protection du droit au respect de la vie privée

Axée sur le droit au secret, la protection du droit au respect de la


vie privée couvre essentiellement deux séries d'hypothèses. La
première concerne les atteintes résultant des investigations dans la
vie privée des personnes. Sont ici concernées les incursions des
pouvoirs publics dans la vie privée à travers la mise en cause des
supports qui en permettent l'exercice (perquisitions, écoutes
téléphoniques, fouilles des véhicules). La seconde s'attache plus
particulièrement à la divulgation d'informations relevant de la vie
privée résultant notamment de l'exploitation de systèmes
informatisés de données personnelles.

284 La protection des lieux privés ◊ la protection constitutionnelle


des lieux privés a d'abord été posée à propos des véhicules dans la
décision du Conseil constitutionnel Fouilles des véhicules du
12 janvier 1977 qui constitue pour la doctrine la première décision
relative au droit au respect de la vie privée (no 76-75 DC, Rec.
p. 33). Elle s'est ensuite focalisée sur la protection constitutionnelle
du domicile et le principe d'inviolabilité qu'elle postule avec la
décision no 83-164 DC du 29 décembre 1983 (Perquisitions
fiscales, Rec., p. 33 ; Cons. const. 27 déc. 1990, no 90-281, Visites
domiciliaires des télécommunications, Rec., p. 91 ; Cons. const.
13 août 1993, no 93-325 DC, Maîtrise de l'immigration, Rec.,
p. 224 ; Cons. const. 18 janv. 1995, 94-352 DC, Vidéosurveillance,
Rec., p. 140 ; Cons. const., 16 juillet 1996, no 96-377 DC,
Perquisitions de nuit, Rec., P. 87 ; Cons. const. 28 juill. 1998, no 98-
403 DC, Taxe d'inhabitation, Rec., p. 276 ; Cons. const. 2 mars
2004, no 2004-492 DC, Évolutions de la criminalité, Rec., p. 66,
Cons. const. 23 juill. 2015, n° 2015-713 DC, Loi sur le
renseignement).
À défaut de consécration explicite dans la Constitution, le
Conseil constitutionnel s'était auparavant appuyé sur l'article 66 de
la Constitution pour asseoir la valeur constitutionnelle du principe
de l'inviolabilité du domicile. Dans sa décision du 29 décembre
1983, il a ainsi déclaré que « l'article 66 de la Constitution confie à
l'autorité judiciaire la sauvegarde de la liberté individuelle sous tous
ses aspects, et notamment celui de l'inviolabilité du domicile ».
Mais, la jurisprudence constitutionnelle affiche désormais un
changement d'orientation qui s'inscrit dans le sillage de
l'émancipation des composantes de la liberté individuelle dans la
mesure où le Conseil constitutionnel s'abstient désormais d'afficher
un lien de parenté directe entre la liberté individuelle et
l'inviolabilité du domicile sans aller toutefois jusqu'à l'infirmer
(Cons. const., 13 mars 2003, no 2003-476 DC, no 2003-467 DC, Loi
pour la sécurité intérieure, Rec., p. 211, consid. 8 et 70). Le juge
constitutionnel semble partagé entre deux positions contradictoires.
En reconnaissant la constitutionnalité de nouveaux cas de
perquisitions et visites domiciliaires de nuit au regard du rôle qu'y
occupe « l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle »
(Cons. const., 2 mars 2004, no 2004-492 DC, Évolutions de la
criminalité, Rec., p. 66, consid. 46), le juge s'appuie sur le fait que
« les violations les plus graves au respect de la vie privée (comme
celles qui touchent au domicile privé) sont de nature à affecter la
liberté individuelle » (Cons. const. 22 avr. 1997, no 97-389 DC,
Rec., p. 45). Mais, dans le même temps, il prend soin de relever à
titre liminaire « qu'il incombe au législateur d'assurer la
conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre
public et la recherche des auteurs d'infractions, toutes deux
nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur
constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice de libertés
constitutionnellement garanties… au nombre de celles-ci figurent
la liberté d'aller et venir, l'inviolabilité du domicile privé, le secret
des correspondances et le respect de la vie privée, protégés par les
articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, ainsi que la liberté
individuelle, que l'article 66 de la Constitution place sous la
surveillance de l'autorité judiciaire ». Cette confusion malheureuse
des genres participe de l'idée que le Conseil entend bien maintenir
en matière de perquisitions la compétence de l'autorité judiciaire
mais en hésitant toutefois sur le fondement constitutionnel pouvant
la justifier. Or, de deux choses l'une, ou bien l'on considère que la
compétence judiciaire tient encore en la matière au fait que la
protection de l'inviolabilité du domicile résulte de l'activation de
l'alinéa 2 de l'article 66 de la Constitution ; ou bien l'on considère
au contraire que la compétence de l'autorité judiciaire découle d'une
autre source constitutionnelle qui pourrait, compte tenu de la
constance et de la prégnance du rôle de l'autorité judiciaire dans la
protection du domicile depuis la Révolution française, s'identifier à
un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
L'intervention de l'autorité judiciaire est en effet au centre de la
protection de l'inviolabilité du domicile et du véhicule. L'autorité
judiciaire doit être à même d'exercer un contrôle effectif et complet
sur le déroulement entier des opérations de police. Comme l'a
souligné le juge constitutionnel, « l'intervention de l'autorité
judiciaire doit être prévue pour conserver à celle-ci toute la
responsabilité et tout le pouvoir de contrôle qui lui reviennent »
(164 DC). Cela suppose que l'autorité judiciaire puisse contrôler le
déroulement des perquisitions comme des fouilles de véhicules
mais également qu'elle puisse en autoriser le déclenchement. Par
conséquent, ne peut qu'encourir la censure le dispositif qui autorise
les opérations de fouille de véhicules à l'initiative du préfet en ne
faisant intervenir l'autorité judiciaire qu'a posteriori c'est-à-dire
après qu'elle a été informée sans délai du déclenchement des
opérations (Cons. const. 18 janvier 1995, no 94-352 DC,
Vidéosurveillance, Rec., p. 170, consid. 19 et 20). On soulignera
toutefois que le juge constitutionnel a admis une dérogation au
principe de l'intervention préalable de l'autorité judiciaire à propos
des visites de véhicules circulant ou arrêtés sur la voie publique
dans les lieux accessibles au public lorsqu'il existe à l'égard du
conducteur une ou plusieurs raisons de soupçonner qu'il a commis,
comme auteur ou comme complice, un crime ou délit flagrant (C.
pr. pén., art. 78-2-3 ; Cons. const. 13 mars 2003, no 2003-467 DC,
Loi pour la sécurité intérieure, Rec., p. 211, consid. 14). Il a dans le
prolongement admis que l'autorisation donnée après avis d'une
autorité administrative concernant la mise en œuvre des techniques
de recueil de renseignement imposant l'introduction dans un lieu
privé à usage d'habitation ne portait pas une atteinte manifestement
disproportionnée au respect de la vie privée et à l'inviolabilité du
domicile eu égard aux garanties prévues par le législateur (Cons.
const., 23 juill. 2015 précitée).
Le degré de protection élevé qui entoure le domicile privé
explique que le législateur se soit longtemps abstenu d'autoriser
toute forme d'enregistrement des images et des sons à l'entrée des
habitations comme a pu le relever la décision no 94-352 DC
du 18 janvier 1995 (Vidéosurveillance, préc.). Toutefois, le contexte
sécuritaire particulièrement sensible dans lequel nous évoluons a
conduit le législateur à franchir « le pas de la porte » en autorisant
la mise sous surveillance sonore des lieux d'habitation dans le cadre
de la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées. Ainsi,
l'article 706-90 du Code de procédure pénale prévoit que dans le
cadre d'une information judiciaire, le juge d'instruction peut, après
avis du procureur de la République, autoriser par ordonnance
motivée les officiers et agents de police judiciaire commis sur
commission rogatoire à mettre en place un dispositif technique
ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, la captation,
la fixation, la transmission et l'enregistrement de paroles
prononcées par une ou plusieurs personnes à titre privé ou
confidentiel, dans des lieux ou véhicules privés ou publics, ou de
l'image d'une ou plusieurs personnes se trouvant dans un lieu privé.
Amené à en contrôler la constitutionnalité, le Conseil
constitutionnel a validé le dispositif au regard du principe
d'inviolabilité du domicile après avoir observé que l'autorisation de
procéder à de telles opérations émanait de l'autorité judiciaire et
qu'étaient prévues des garanties procédurales appropriées. Par une
réserve d'interprétation, il a toutefois interdit la conservation, dans
le dossier de la procédure, des séquences de la vie privée contenues
dans les enregistrements et sans rapport avec l'infraction dont la
preuve est recherchée, garantissant par là même le secret de la vie
privée des personnes concernées (Cons. const. 2 mars 2004,
no 2004-492 DC, Évolutions de la criminalité, Rec., p. 66, consid.
62 à 66).

285 La protection des correspondances ◊ Le développement des


modes de communications fait que la protection des
correspondances ne se limite plus à garantir le secret des lettres
missives mais qu'elle suppose de garantir plus largement toutes les
formes de communications, qu'elles soient téléphoniques ou
électroniques. On ne peut manquer de relever la faiblesse du
contentieux constitutionnel en ce domaine. Il est vrai que la
consécration de la valeur constitutionnelle du droit au secret des
correspondances est relativement récente puisqu'elle date de la
décision du Conseil constitutionnel du 2 mars 2004 dans laquelle la
sauvegarde du secret des correspondances a été expressément
rattachée aux articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 (Cons. const.,
no 2004-492 DC, Évolutions de la criminalité, préc., consid. 4). À
cette occasion, il a validé au regard du « secret de la vie privée » le
recours à des écoutes judiciaires organisées dans le cadre d'enquête
préliminaire ou d'enquête de flagrance dès lors qu'elles sont
destinées à confondre les auteurs d'infractions liées à la grande
criminalité et qu'elles sont autorisées par le juge de la détention et
des libertés pour une durée limitée (Cons. const., no 2004-492 DC,
consid. 59 à 61). De son côté également, le Conseil d'État a conféré
le caractère de liberté fondamentale au secret des correspondances
dans un arrêt du 9 avril 2004, Vast, Rec., p. 164.
Au-delà des correspondances écrites et téléphoniques, entrent
également dans le champ d'application de ce droit fondamental, les
correspondances électroniques puisque, dans sa décision no 2006-
532 DC du 19 janvier 2006, le Conseil constitutionnel a accepté
d'examiner au regard du droit au respect de la vie privée la
conformité des réquisitions administratives de données techniques
de connexion électronique organisées dans le cadre de la prévention
du terrorisme (Cons. const. 19 janvier 2006, Loi relative à la lutte
contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la
sécurité et aux contrôles frontaliers). Il a en revanche prononcé la
censure de dispositions permettant l'installation, l'utilisation et
l'exploitation d'appareils ou dispositifs de localisation d'une
personne, d'un véhicule ou d'un objet, d'identification d'un terminal
ou du numéro d'abonnement de localisation d'autre équipement ou
d'interception des correspondances à partir de cet équipement. Il a
considéré que l'installation d'un tel dispositif effectué par des agents
individuellement habilités mais sans autorisation préalable posait
une atteinte manifestement disproportionnée au droit, au respect de
la vie privée et au secret de la correspondance (Cons. const.
23 juill. 2015, n° 2015-713 DC, Loi sur le renseignement, consid.
27 à 30).

286 La protection des données personnelles informatisées ◊ La


protection des données personnelles informatisées a longtemps
reposé exclusivement sur la loi du 6 janvier 1978 relative à
l'informatique, aux fichiers et aux libertés, étoffée des exigences
communautaires (dont les dernières ont été introduites par la loi du
5 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à
l'égard des traitements de données à caractère personnel (no 2004-
801, JO 7 août 2004, p. 14603). Adoptée en vue de protéger « les
droits de la personne face aux dangers résultant des fichiers
manuels et des traitements automatisées de données nominatives »,
la loi du 6 janvier 1978 a confié à une autorité administrative
indépendante, la Commission nationale de l'informatique et des
libertés (CNIL), le soin d'assurer la sécurité des traitements
automatisés, de contrôler la constitution des fichiers et surtout, de
garantir la confidentialité des informations à caractère nominatif.
Sont couvertes par le dispositif les seules données nominatives
c'est-à-dire « les informations qui permettent sous quelque forme
que ce soit, directement ou non, l'identification des personnes
physiques auxquelles elle s'appliquent » (art. 4 de la loi du 6 janv.
1978). Par conséquent, les données, même relatives à la santé, qui
ne sont ni directement ni indirectement nominatives, peuvent être
librement communiquées et échappent donc au champ d'application
de la loi dès lors qu'elles ne permettent pas l'identification des
personnes (Cons. const. 23 juill. 1999, Couverture maladie
universelle, Rec., p. 100, consid. 50).
La protection des données personnelles a fait plus tardivement
son apparition dans la sphère constitutionnelle dans la mesure où il
a fallu attendre le début des années 90 pour que le juge
constitutionnel prenne véritablement position sur la question (Cons.
const. 20 janv. 1993, no 92-316 DC, Prévention de la corruption,
Rec., p. 14). Depuis, la jurisprudence constitutionnelle s'est
largement développée puisque le Conseil constitutionnel a mis en
place un dispositif de contrôle adapté, axé à la fois sur l'utilité du
recours aux traitements de données nominatives et sur les garanties
dont il doit être assorti pour assurer la protection du secret de la vie
privée des personnes concernées (Cons. const. 28 juill. 1998, no 98-
403 DC, Taxe d'inhabitation, Rec., p. 276 ; Cons. const., no 98-
405 DC, Loi de finances pour 1999, Rec., p. 326 ; Cons.
const. 23 juill. 1999, no 99-416 DC, Couverture maladie
universelle, Rec., p. 100 ; Cons. const. 9 nov. 1999, no 99-419 DC,
Pacte civil de solidarité, Rec., p 116 ; Cons. const. 13 mars 2003,
no 2003-467 DC, Loi pour la sécurité intérieure, Rec., p. 211 ;
Cons. const. 8 déc. 2005, no 2005-527 DC, Loi relative au
traitement de la récidive des infractions pénales ; Cons. const.
19 janv. 2006, no 2005-532 DC, Loi relative à la lutte contre le
terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et
aux contrôles frontaliers, Rec., p. 31).

§ 7. La liberté d'association

A. Droit étranger

287 Une reconnaissance générale ◊ La plupart des Constitutions


démocratiques, contrairement à la France, consacrent expressément
le principe de la liberté d'association.
C'est ainsi que la Loi fondamentale allemande consacre son
article 9 à cette liberté : « Tous les Allemands ont le droit de fonder
des associations [...]. Les associations dont les buts ou l'activité
sont contraires aux lois pénales ou qui sont dirigées contre l'ordre
constitutionnel ou l'idée d'entente entre les peuples sont
prohibées ».
Le même article donne son fondement constitutionnel à la liberté
des syndicats qui sont présentés comme « des associations pour la
sauvegarde et l'amélioration des conditions de travail et des
conditions économiques ».
La plupart de ces Constitutions conditionnent l'exercice de cette
liberté à l'absence de contrôle préventif. Ainsi, l'article 27 de la
Constitution belge dispose : « Les Belges ont le droit de s'associer ;
ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive ». De la
même manière, la Constitution portugaise de 1992 proclame :
« 1. Les citoyens ont le droit de constituer des associations, librement et sans qu'il soit
nécessaire de demander une autorisation, dès lors que celles-ci ne se proposent pas
d'inciter à la violence et que leurs buts ne sont pas contraires à la loi pénale.

2. Les associations poursuivent librement leurs objectifs sans ingérence des pouvoirs
publics. Elles ne peuvent être dissoutes et leurs activités ne peuvent être suspendues par
l'État que dans les cas prévus par la loi et en vertu d'une décision judiciaire » (art. 46-C).

La Constitution italienne adopte la même position dans son


article 18 : « Les citoyens ont le droit de s'associer librement, sans
autorisation », sous réserve qu'ils respectent les lois pénales. De
plus, sont interdites les associations secrètes ou paramilitaires,
disposition inspirée par l'expérience fasciste de l'entre-deux-
guerres.
Les associations religieuses font l'objet d'une protection
particulière prévue par l'article 20 de la Constitution qui interdit les
mesures discriminatoires, y compris fiscales, à l'encontre de ces
groupements.
Enfin, l'article 22 de la Constitution espagnole reconnaît la
liberté d'association et interdit, elle aussi, les associations secrètes
et paramilitaires.

288 Le droit de ne pas s'associer ◊ C'est le Tribunal constitutionnel


espagnol qui a mis en œuvre, à partir de l'article 22 de la
Constitution espagnole, le principe de la « liberté négative
d'association ».
Pour le Tribunal, « le droit d'association reconnu par (la)
Constitution dans son article 22-1 comprend non seulement en sa
forme positive le droit de s'associer mais aussi dans sa forme
négative, le droit de ne pas s'associer » (sent. 5/1981, 13 févr.
1981).
Cette liberté négative d'association, qui trouve également sa
source, aux dires du Tribunal, dans l'article 20-2 de la Déclaration
universelle des droits de l'homme, est destinée à éviter (par
référence à l'époque franquiste) que les citoyens soient obligés
d'adhérer à une corporation ou un syndicat qui seraient créés par
l'État et qui bénéficieraient d'une situation de monopole.

B. Droit français

289 Les fondements ◊ La liberté d'association a pour fondement, en


France, la loi du 1er juillet 1901 et se définit comme la liberté
laissée aux individus de se regrouper pour mettre en commun
« d'une façon permanente leurs connaissances ou leur activité dans
un but autre que de faire des bénéfices ».
Ainsi, l'association se distingue-t-elle d'autres personnes morales
comme par exemple les sociétés commerciales.
Cette liberté est d'autant plus importante dans le système français
qu'elle touche directement au régime des partis politiques et des
associations qui sont soumis au droit commun du statut associatif.

290 La consécration constitutionnelle ◊ C'est le Conseil


constitutionnel qui a constitutionnellement consacré la liberté
d'association dans sa célèbre décision du 16 juillet 1971 (no 71-
44 DC, Liberté d'association, RJC, I-24) en l'érigeant en principe
fondamental reconnu par les lois de la république, notion tirée du
Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, tout comme
l'avait d'ailleurs fait précédemment le Conseil d'État (CE, ass.,
11 juill. 1965, Amicale des Annamites de Paris et sieur Nguyen-
Duc-Frang, Rec., p. 317).
Cette jurisprudence a d'ailleurs été récemment confirmée dans
une décision du Conseil constitutionnel relative à la loi sur la
chasse (no 2000-434 DC du 20 juill. 2000).

291 La liberté de constitution des associations ◊ Sur ce


fondement, le Conseil constitutionnel estime que « les associations
se constituent librement » (consid. 2), ce qui implique
nécessairement qu'elles ne peuvent être soumises qu'au régime très
libéral de la simple déclaration préalable, comme le fait d'ailleurs la
loi du 1er juillet 1901. Ainsi – et c'est d'ailleurs la conséquence
directe de la décision de 1971 – tout contrôle préalable – y compris
de l'autorité judiciaire – sur la constitution d'associations serait
contraire à la Constitution.

292 Les conséquences de la liberté de constitution des


associations ◊ Si l'on met de côté les associations non déclarées
qui peuvent se former librement sans déclaration préalable, mais
qui sont alors dépourvues d'un attribut essentiel à savoir la
personnalité morale, le régime de constitution déclarée est
extrêmement souple.
La seule condition les concernant posée par la loi de 1901 est
qu'« elle devra être rendue publique par les soins de ses
fondateurs ».
En pratique, cela signifie que les fondateurs d'une association
sont seulement tenus de présenter à la préfecture du département où
l'association aura son siège une simple déclaration précisant le titre
et l'objet de l'association ainsi que le nom et la qualité de ses
dirigeants et administrateurs.
Cette formalité remplie, un récépissé préfectoral devra être
délivré, conférant ainsi la capacité juridique à la nouvelle
association. La publicité prévue par la loi de 1901 sera alors
assurée par une publication au Journal officiel.

293 Les limites à la liberté de constitution des associations ◊ Ce


régime de quasi totale liberté ne s'applique pas, cependant, à toutes
les associations.
Certaines catégories d'associations sont, en effet, soumises à un
régime d'autorisation préalable. Il s'agit, par exemple, des
associations relevant du système de législation locale d'Alsace-
Moselle ou encore des congrégations.
On notera que le régime dérogatoire applicable aux associations
étrangères a été abrogé par la loi du 9 octobre 1981.
Le Conseil constitutionnel a explicitement admis la
constitutionnalité de ces régimes dérogatoires en estimant qu'ils ne
pouvaient s'appliquer qu'à des « catégories particulières
d'associations ».

294 Le financement des associations ◊ Le Conseil constitutionnel


a apporté des précisions concernant certains aspects des modalités
de financement des associations.
Il s'agit tout d'abord des ressources publicitaires dont peuvent
bénéficier les associations titulaires d'une autorisation d'usage des
fréquences radioélectriques sur le territoire national. Dans une
décision de 1984 (no 84-176 DC du 25 juillet 1984, Publicité sur
radios libres), le Conseil constitutionnel a admis cette source de
financement dès lors que « le principe de la liberté d'association
n'interdit pas aux associations de se procurer les ressources
nécessaires à la réalisation de leur but ».
Il s'agit ensuite des appels à la générosité publique. Le juge
constitutionnel a admis la constitutionnalité de dispositions
législatives soumettant à une « déclaration préalable » certaines
formes d'appel à la générosité publique, dès lors que le législateur a
simplement voulu que soient portés à la connaissance de l'autorité
administrative « les objectifs poursuivis par l'appel à la générosité
publique », afin de permettre un contrôle ultérieur sur l'emploi de
ces ressources (no 91-299 DC du 2 août 1991, Congé de
représentation).

295 Le cas particulier des partis politiques ◊ Conformément à la


tradition libérale française, les partis politiques ne bénéficient pas
d'un régime juridique spécifique, sauf en matière de financement
public, et sont globalement soumis à celui des associations de la loi
de 1901.
Toutefois, les partis politiques font l'objet d'une protection
constitutionnelle renforcée à travers l'article 4 de la Constitution qui
dispose que « les partis et groupements politiques contribuent à
l'expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité
librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté
nationale et de la démocratie ».
Avec le développement de la législation destinée à moraliser la
vie politique, s'est posé le problème de la constitutionnalité des lois
relatives au financement des partis politiques, notamment en ce qui
concerne l'aide publique. Le Conseil constitutionnel a admis que ce
financement public ainsi que les modalités de sa mise en œuvre
étaient conformes à la Constitution dès lors qu'ils n'aboutissaient
pas « à établir un lien de dépendance d'un parti politique vis-à-vis
de l'État, ni à compromettre l'expression démocratique des divers
courants d'idées et d'opinion » et qu'ils obéissaient à des critères
objectifs.

§ 8. La liberté d'enseignement

La situation française peut difficilement être rattachée à d'autres


expériences en ce domaine. Elle est, semble-t-il, originale et cela
est dû à l'histoire.

A. Droit étranger

296 Une grande variété de solutions ◊ L'examen du droit comparé


révèle une grande variété de solutions.
La conception en vigueur aux États-Unis – et que l'on retrouve
également en Amérique du Sud – est celle du principe de la non-
intervention de l'État en ce domaine. L'enseignement relève de
l'initiative privée, comme dans la France de l'Ancien Régime. Il est
vrai, cependant, que progressivement les États fédérés ont pris en
charge l'organisation d'une partie de l'enseignement en créant des
écoles publiques.
En Europe, la plupart des pays ont adopté la démarche inverse :
l'enseignement est une mission de l'État mais il est possible de créer
des écoles privées.
En République fédérale d'Allemagne, la possibilité de créer
librement une école privée est reconnue par l'article 7 de la Loi
Fondamentale. De cette liberté découle la possibilité pour les
parents de choisir librement le type de scolarisation de leurs
enfants. Pour autant, les écoles privées sont contrôlées par l'État,
même si le contrôle est plus limité qu'à l'égard des écoles publiques
(cf. sur l'ensemble de la question, O. Jouanjan, 1996, p. 155).
Dans une décision du 14 novembre 1969, la Cour
constitutionnelle a considéré que la liberté d'enseignement
impliquait pour les établissements privés la possibilité de disposer
d'un caractère propre, qui les différenciaient des établissements
publics.
En Italie, l'article 33 de la Constitution énonce le droit de créer
des écoles et des institutions d'éducation. Dans une décision du
19 juin 1958, no 36, la Cour constitutionnelle a annulé une loi
attribuant à l'autorité administrative un pouvoir inconditionné pour
octroyer une autorisation d'ouverture d'une école privée,
considérant que ceci aboutissait à porter atteinte à la liberté
d'enseignement. Il résulte de la liberté d'enseignement, la possibilité
pour les établissements privés d'imposer certaines contraintes aux
enseignants afin que ceux-ci respectent les caractéristiques propres
de ces établissements, ce qui peut aboutir, selon la Cour
constitutionnelle, à la résiliation du contrat de l'enseignant « si les
conceptions religieuses de l'enseignant sont devenues
contradictoires avec celles qui caractérisent l'école » (A. Pizzorusso
et E. Rossi, 1996, p. 269).
En Espagne, la Constitution prévoit explicitement le droit des
personnes physiques et morales à la création de centres
d'enseignement (Const., art. 27) ainsi que le droit des parents à
choisir pour leurs enfants la formation religieuse et morale en
accord avec leurs propres convictions.

B. Droit français

297
Le poids de l'histoire ◊ À l'origine, l'enseignement est assuré en
France par des personnes privées. En particulier, l'Église entreprend
dès le Moyen Âge de doter le pays d'établissements d'enseignement
(J. Georgel et A.-M. Thorel, 1996). Ceci explique qu'aujourd'hui
encore, la part des établissements confessionnels au sein des
établissements d'enseignement privés soit prépondérante.
La prise en charge de la « transmission du savoir » par des
personnes privées et l'abstention corrélative de l'État jusqu'à la fin
du XIXe siècle apparaît donc comme une donnée historique. C'est
seulement à partir du développement d'un système public
d'enseignement que s'est posée la question de la place de
l'enseignement privé au sein du système éducatif français. Cet
enseignement public s'est développé en réaction contre
l'enseignement privé, exclusivement religieux au départ, accusé
d'âtre un moyen de domination des consciences et de propagande
antirépublicaine.
Sujet à de multiples polémiques, le système de l'enseignement
privé s'est trouvé apaisé grâce à la constitutionnalisation de la
liberté de l'enseignement. Il résulte de la jurisprudence
constitutionnelle un certain équilibre, qui se traduit dans le régime
juridique applicable à l'enseignement privé.

298 La consécration d'un principe fondamental reconnu par


les lois de la République ◊ Aucune norme constitutionnelle ne
consacre explicitement la liberté de l'enseignement. Ce faisant,
dans la décision 77-87 DC du 23 novembre 1977, le Conseil
constitutionnel a considéré que celle-ci « constitue l'un des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République,
réaffirmés par le préambule de la Constitution de 1946 et auxquels
la Constitution de 1958 a conféré valeur constitutionnelle ». C'est
donc par le biais de cette catégorie ouverte que constituent les
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République que
la liberté d'enseignement se voit reconnaître valeur
constitutionnelle.
Il est vrai que de nombreuses lois républicaines, antérieures à
1946, font référence à la liberté de l'enseignement. Le Conseil
constitutionnel cite ainsi la loi de finances du 31 mars 1931. Mais il
existe d'autres textes législatifs (loi du 15 mars 1850, loi des 12 et
17 juillet 1874, loi du 28 juillet 1919 (cf. B. Genevois, 1988,
p. 223), qui vont dans le même sens. Il faut dire qu'en 1946,
l'inscription de la formule des « principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République » dans le préambule de la Constitution
résultait d'une initiative du MRP, trouvant là une satisfaction à
l'impossibilité de consacrer explicitement la liberté de
l'enseignement. La « découverte » de la liberté de l'enseignement
en tant que principe constitutionnel correspond donc avec évidence
à l'initiative des constituants.
Par la suite, le Conseil constitutionnel devait préciser que la
liberté de l'enseignement s'applique aussi à l'enseignement
supérieur privé (décis. n° 99-414 DC du 8 juillet 1999). Ceci
s'explique par le fait que la loi Dupanloup du 12 juillet 1875 prévoit
que l'enseignement supérieur est libre, et que ce texte sert aussi de
base au principe fondamental reconnu par les lois de la République.

299 La notion de caractère propre ◊ De la liberté d'enseignement


découle la notion de « caractère propre des établissements privés
d'enseignement ». Celle-ci témoigne de la spécificité des
établissements privés par rapport aux établissements publics. Elle a
été dégagée par le législateur, par la loi du 31 décembre 1959. Dans
la décision du 23 novembre 1977, le Conseil constitutionnel a
considéré que la sauvegarde du caractère propre n'est que la mise
en œuvre du principe de liberté de l'enseignement. Dans cette
décision, le juge constitutionnel se devait d'apprécier la
constitutionnalité de la loi complémentaire à la loi du 31 décembre
1959, dans la mesure où elle prévoyait que les maîtres auxquels est
confiée la mission d'enseigner dans un établissement privé lié à
l'État par contrat d'association sont tenus de respecter le caractère
propre de cet établissement. Il valide cette disposition, considérant
que l'obligation imposée aux maîtres de respecter le caractère
propre de l'établissement, si elle leur fait un devoir de réserve, ne
saurait être interprétée comme permettant une atteinte à leur liberté
de conscience.
Il en résulte que le législateur se doit de concilier les principes
antagonistes que constituent le respect du caractère propre,
expression de la liberté de l'enseignement et la liberté de
conscience, sous le contrôle du Conseil constitutionnel.

300 La question de l'aide aux établissements privés


d'enseignement ◊ S'agissant de l'aide aux établissements privés,
la décision de 1977 énonce que l'affirmation du Préambule de
1946 selon laquelle « l'organisation de l'enseignement public gratuit
et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État », ne saurait
exclure l'existence de l'enseignement privé, non plus que l'octroi
d'une aide de l'État à cet enseignement dans les conditions prévues
par la loi.
Dans la décision du 18 janvier 1985 (84-185 DC, Loi
Chevènement), le Conseil constitutionnel annule une loi organisant
les modalités de l'aide aux établissements privés. Il considère que le
fait de subordonner la conclusion des contrats d'association entre
l'État et les établissements privés à l'accord de la commune
d'implantation est inconciliable avec le principe de la liberté
d'enseignement. En effet, le principe de la libre administration des
collectivités locales ne saurait conduire à ce que les conditions
essentielles d'application d'une loi organisant l'exercice d'une
liberté publique dépendent de décisions des collectivités
territoriales. On avait pu s'interroger sur la signification de cette
décision, notamment quant au caractère obligatoire de l'aide aux
établissements privés. Cependant, dans la décision du 8 juillet
1999, le Conseil constitutionnel affirme que la liberté de
l'enseignement implique seulement que l'État n'interdise pas la
création d'établissement privé d'enseignement ; mais elle n'induit
pas l'obligation d'une aide de la part des collectivités publiques.
Celle-ci n'est donc pas un corollaire de la liberté d'enseignement.
Cette position du Conseil constitutionnel peut être regrettée, dans la
mesure où les subventions publiques constituent le moyen de
transformer la liberté de l'enseignement en liberté réelle : faute de
financement public, les écoles privées sont contraintes de se
financer exclusivement grâce aux familles, ce qui limite l'accès à ce
type d'établissement et crée alors « l'école du ghetto ». On
remarquera qu'en République fédérale d'Allemagne, la Cour
constitutionnelle fédérale a décidé, dans un arrêt de 1987, que « les
länder ont l'obligation d'assurer les conditions d'existence de
l'enseignement privé, ce qui oblige à le financer » (O. Jouanjan,
1996, p. 158), et ce dans le respect du principe d'égalité.
Finalement, l'absence de caractère obligatoire de l'aide tend à
identifier la liberté de l'enseignement avec la liberté d'entreprise. Il
s'agit alors « d'un aspect de la liberté d'entreprendre : le droit de
créer et de faire fonctionner un établissement d'enseignement
privé » (G. Lebreton, 1995, p. 363).
Au contraire, si la liberté de l'enseignement avait été conçue
comme incluant une obligation de subvention publique, elle se
serait alors nettement distinguée de la liberté d'entreprendre, qui
postule l'absence de financement public, en facilitant la liberté du
chef de famille de choisir le type d'enseignement.
Quoi qu'il en soit, l'impossibilité de fractionner les conditions
essentielles d'exercice de la liberté d'enseignement en fonction des
décisions des collectivités locales fait de cette liberté une liberté de
premier rang.
Dans la décision 94-329 DC du 13 janvier 1994, Révision de la
loi Falloux, le Conseil constitutionnel a repris cette jurisprudence,
en considérant que l'octroi aux collectivités locales de la possibilité
de participer, dans certaines limites, aux dépenses d'investissement
des établissements d'enseignement secondaire, était contraire à la
Constitution. En particulier l'abrogation de la loi Falloux que
réalisait la loi déférée ne permettait pas de satisfaire le principe
d'égalité entre les établissements privés et entre ces derniers et les
établissements d'enseignement publics.

301 La conception de la liberté d'enseignement ◊ La liberté


d'enseignement est susceptible de recevoir plusieurs significations.
C'est ce que faisait remarquer André Philip devant la commission
de la Constitution. Il peut s'agir « de la liberté d'un maître, de celui
qui enseigne, à savoir la liberté de l'enseignant ».
A priori, dès la décision du 23 novembre 1977, Liberté
d'enseignement, on pouvait considérer que la liberté
d'enseignement, telle que consacrée par le Conseil constitutionnel,
n'incluait pas cet aspect. En effet, cette décision oppose la liberté de
conscience de l'enseignant à la liberté d'enseignement, en
considérant que l'obligation imposée aux maîtres de respecter le
caractère propre de l'établissement, qui n'est que la mise en œuvre
de la liberté de l'enseignement, ne saurait être interprétée comme
permettant une atteinte à la liberté de conscience des maîtres.
Mais par la suite, le Conseil constitutionnel devait expressément
préciser que la liberté de l'enseignement était distincte de la liberté
des enseignants qui ne concerne d'ailleurs que les enseignants du
supérieur.

302 Le principe d'indépendance des enseignants-


chercheurs ◊ Dans la saisine préalable à la décision 83-165 DC,
Libertés universitaires, du 20 janvier 1984, les requérants tendaient
à faire consacrer la liberté des enseignants chercheurs des
Universités comme un aspect de la liberté de l'enseignement. Le
Conseil constitutionnel retenant une définition stricte de cette
liberté, considère au contraire que « les dispositions critiquées ne
touchent pas à la liberté de l'enseignement, mais sont relatives à
l'organisation d'un service public et aux droits et obligations des
enseignants et chercheurs ».
Après avoir ainsi limité le champ de liberté de l'enseignement, le
Conseil constitutionnel n'en dénie pas pour autant valeur
constitutionnelle au principe d'indépendance des enseignants-
chercheurs des Universités.
De façon générale, le juge constitutionnel considère que « par
leur nature même, les fonctions d'enseignement et de recherche non
seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du
service, que la libre expression et l'indépendance des personnels
soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables »
(décis. n° 83-165 DC, préc.). Ce principe d'indépendance,
applicable à l'ensemble des enseignants-chercheurs, est tiré de
l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Aussi, la loi déférée qui prévoit que les enseignants-chercheurs, les
enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et
d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions
d'enseignement et dans leurs activités de recherche, ne fait-elle que
mettre en œuvre le principe d'indépendance. Les seules limites
prévues sont les réserves qu'imposent, conformément aux traditions
universitaires, les principes de tolérance et d'objectivité.
Concernant plus particulièrement les professeurs d'Université,
l'indépendance est encore renforcée par l'existence d'un principe
fondamental reconnu par les lois de la République. Ce principe est
limité aux seuls professeurs (cf. Th.-S. Renoux et M. de Villiers,
1994, p. 94), comme le Conseil d'État a d'ailleurs eu l'occasion de
le juger (CE 29 juill. 1994, Le Calvez, Rec., p. 977). Il s'appuie sur
de solides références textuelles. En effet, le Conseil constitutionnel
relève que ce principe résulte « des dispositions relatives à la
réglementation des incompatibilités entre le mandat parlementaire
et les fonctions publiques » (décis. n° 83-165 DC préc.). Il a pu être
montré qu'il existait plusieurs lois antérieures à 1946, notamment
du 15 mars 1849, du 30 novembre 1875, qui toutes prévoient
comme exception à l'interdiction du cumul des fonctions publiques
et d'un mandat parlementaire, la qualité de professeur d'Université,
ce qui assure à ce principe une assise incontestable.
Concrètement, dans la décision 83-165 DC, le Conseil
constitutionnel s'assure que la composition des conseils de
l'Université, compte tenu de la nature et du caractère de leurs
attributions, ne porte pas atteinte au principe d'indépendance des
professeurs d'Université.
Par contre, les dispositions législatives permettant l'élection des
représentants des enseignants-chercheurs par un collège électoral
unique, regroupant toutes les catégories d'enseignants, ont été
déclarées contraires à ce principe. En effet, ce système aboutissait à
ce que les représentants des professeurs auraient été désignés,
compte tenu du rapport numérique défavorable, par les autres
enseignants-chercheurs, ce qui constituait une menace pour
l'indépendance des professeurs. Le Conseil considère que ce
mécanisme électoral aurait pour conséquence d'altérer l'exercice
par les professeurs des responsabilités propres que la loi leur confie
en matière de préparation des programmes, d'orientation des
étudiants et de coordination des équipes pédagogiques, et de
participation obligatoire aux décisions individuelles concernant la
carrière des autres enseignants-chercheurs. De plus, au sein de la
juridiction disciplinaire, les professeurs devant composer la
formation de jugement seraient alors désignés par l'ensemble des
représentants des enseignants-chercheurs.
Le Conseil constitutionnel déduit du principe d'indépendance des
enseignants-chercheurs et des professeurs d'Université, la nécessité
d'une représentation propre et authentique dans les conseils de la
communauté universitaire, pour chacune de ces catégories. Il y a
ainsi une consécration du principe de gestion de l'Université par des
conseils élus, mais aussi de la nécessité de différencier l'élection
des représentants de chaque catégorie selon qu'il s'agit de
professeurs ou d'autres enseignants-chercheurs.
À l'inverse, la reconnaissance au profit du chancelier des
Universités d'un pouvoir de saisine du Tribunal administratif
relativement aux délibérations et aux décisions de caractère
réglementaire, des conseils et des présidents d'Université, ne porte
pas atteinte à l'indépendance des enseignants-chercheurs.
Les mêmes principes de contrôle de la loi devaient être utilisés
dans la décision 93-322 DC du 28 juillet 1993. Une loi autorisant
les Universités à déroger aux règles constitutives fixées par la loi,
dans un expérimental, y est annulée, faute pour le législateur
d'avoir prévu suffisamment de garanties, afin que ces statuts
dérogatoires ne portent pas atteinte à l'indépendance des
enseignants-chercheurs.
Enfin, dans la décision 94-355 DC du 10 janvier 1995, Statut de
la magistrature, le Conseil constitutionnel devait rappeler, de façon
d'ailleurs quelque peu confuse, le principe de l'indépendance des
enseignants-chercheurs.
Ce principe se justifie par le fait que l'enseignement supérieur
s'adresse à des individus disposant d'un sens critique et d'une
personnalité affirmée. On comprend ainsi que dans l'enseignement
primaire et secondaire prédomine au contraire la nécessité de
préserver la neutralité. Cette différence avait été clairement mise en
relief par le président de la commission de la Constitution devant la
première assemblée constituante. André Philip considérait que la
liberté des enseignants est « très limitée dans son exercice en ce qui
concerne l'enseignement primaire, l'est moins dans le secondaire, et
est à peu près totale dans le supérieur, là où le maître s'adresse non
plus à des enfants infiniment malléables, mais à des adultes ayant
déjà une personnalité affirmée ». D'ailleurs, le Conseil d'État, dans
un avis du 3 mai 2000, a eu l'occasion de confirmer que « le fait
pour un agent de service de l'enseignement public de manifester
dans l'exercice de ses fonctions ses croyances religieuses,
notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance
à une religion, constitue un manquement à ses obligations »
(AJDA 2000. 673).
La situation est donc très différente, du point de vue de la liberté
d'enseigner, entre les enseignants du primaire et du secondaire, et
les enseignants du supérieur.
Dans la décision 84-185 DC du 18 janvier 1985, Loi
Chevènement, le Conseil constitutionnel ajoute que la notion de
caractère propre, « si elle ne peut être interprétée comme
permettant de porter atteinte à la liberté de conscience des maîtres,
qui a valeur constitutionnelle, impose à ces derniers d'observer dans
leur enseignement un devoir de réserve ».
Le juge constitutionnel définit donc le devoir de réserve comme
une abstention imposée aux maîtres des établissements
d'enseignement privé, mais cette abstention est limitée et
strictement justifiée.
Dans un arrêt du 20 juillet 1990, le Conseil d'État a considéré
que les obligations découlant de la notion de caractère propre ne
sauraient porter atteinte à la liberté de conscience et doivent
s'apprécier eu égard à la nature des fonctions exercées par les
personnels employés au sein de l'établissement privé (Rec. p. 223).

§ 9. La liberté de conscience et d'opinion

A. Droit étranger

303 Définitions ◊ Il n'est guère facile de distinguer ces deux libertés


tant elles semblent aujourd'hui confondues ou pour le moins
associées. De plus, ces deux libertés paraissent du fait de leur
« immatérialité » échapper à l'emprise du droit tant elles sont liées
au cœur et à l'âme des individus. Enfin, libertés de conscience et
d'opinion s'affirment nécessairement au travers d'une liberté voisine
qui est la liberté d'expression, les deux comportant le droit
d'exprimer de manière publique ses convictions et de manifester
extérieurement ses opinions.
Malgré ces écueils sémantiques, il semble possible de donner de
ces deux libertés les définitions « minimales » suivantes :
– la liberté d'opinion consiste ainsi dans la liberté d'avoir des
opinions de toute nature (politique, syndicale…), de ne pas être
défavorisé ou inquiété à cause d'elles et enfin, de pouvoir les
exprimer ;
– la liberté de conscience, quant à elle, consiste en la faculté pour
chaque individu d'adhérer à des croyances ou, et cela est tout aussi
important, de ne pas y adhérer.
En ce sens, la liberté de conscience paraît très proche de la
liberté de conscience religieuse, ce qui est d'ailleurs le cas en droit
positif.

304 La prédominance de la question de la liberté de


conscience religieuse ◊ La totalité des démocraties
contemporaines a aboli les délits d'opinion et reconnaît et garantit
la liberté d'opinion notamment au moyen de l'obligation de
neutralité et du respect de l'opinion de chacun que l'on retrouve
ainsi dans le droit de la fonction publique.
La véritable difficulté provient de la mise en œuvre de la liberté
de conscience religieuse, même dans les pays (ils sont de loin les
plus nombreux) où le principe de laïcité n'existe pas.

305 En République fédérale d'Allemagne ◊ La RFA n'est pas un


État laïc : c'est un État multiconfessionnel où le citoyen paye une
partie de son impôt au profit de l'Église qu'il reconnaît être la
sienne. Dans le même temps, l'article 4 de la Loi fondamentale
garantit la liberté de conscience et de croyance. De la combinaison
de ces différents paramètres, découle un régime complexe assurant
tout à la fois la pratique religieuse et la liberté de conscience de
chacun, croyant ou non croyant.
C'est ainsi qu'il existe deux catégories d'écoles : publiques et
privées, et à l'intérieur de la première, on distingue entre les écoles
publiques confessionnelles (mono ou interconfessionnelles) d'une
part, non confessionnelles d'autre part. L'enseignement religieux
doit être dispensé comme une matière ordinaire dans les premières,
et, naturellement pas dans les secondes qualifiées de « laïques » ou
« philosophiques ».
Cette reconnaissance constitutionnelle du phénomène religieux
n'aboutit cependant pas à une remise en cause de la neutralité de
l'État qui serait incompatible avec le principe d'égalité et la liberté
de conscience, eux aussi consacrés par la Loi fondamentale. Ainsi,
l'accès à la fonction publique est-il indépendant des croyances
religieuses des candidats, ce principe étant de stricte application, au
point qu'il n'est pas admis qu'entre deux candidats de qualification
égale, la préférence soit donnée au candidat de confession
catholique même pour un emploi dans une école primaire où la
majorité des élèves sont de confession catholique. De leur côté, les
fonctionnaires et notamment les enseignants doivent respecter une
stricte obligation de neutralité. Ainsi l'enseignant public ne peut pas
profiter de ses fonctions pour endoctriner ses élèves y compris par
des signes extérieurs, vestimentaires ou autres.
Récemment, la République fédérale d'Allemagne a été
confrontée au problème de la constitutionnalité du règlement
bavarois des écoles publiques imposant la présence d'un crucifix
dans chaque salle de classe. Si la Loi fondamentale remet à la
compétence exclusive des Länder la matière de l'enseignement
scolaire, ce qui leur donne toute liberté pour l'organisation et les
programmes d'enseignement, elle leur impose cependant le respect
des règles et principes posés par la Loi fondamentale, notamment le
respect de l'article 4 relatif à la liberté de croyance. Alors que les
juridictions administratives régionales avaient rejeté les recours
dirigés contre ce règlement, la Cour constitutionnelle fédérale, dans
sa décision du 16 mai 1995, s'est prononcée (à une courte majorité)
pour l'inconstitutionnalité de cette disposition. Alors que les
juridictions locales estimaient que la croix était un élément
essentiel de la tradition commune chrétienne et occidentale,
justifiant ainsi sa présence obligatoire sur les murs des salles de
classe, la Cour fédérale a jugé que le crucifix était « le symbole
d'une conviction religieuse déterminée et non pas simplement
l'expression de la culture occidentale influencée par le
christianisme ».

306 En Espagne ◊ Les libertés d'opinion et de conscience sont


consacrées dans l'article 16 de la Constitution espagnole qui
dispose :
« La liberté d'idéologie, de religion et de culte des individus et des communautés est
garantie sans aucune limitation dans leurs manifestations autres que celles qui sont
nécessaires pour le maintien de l'ordre public protégé par la loi.

Nul ne peut être obligé de faire une déclaration sur son idéologie, sa religion ou ses
croyances.

Aucune religion ne doit avoir un caractère étatique.

Les pouvoirs publics doivent prendre en compte les croyances religieuses de la société
espagnole et maintenir des relations de coopération appropriées avec l'Église catholique et
autres confessions ».

(La référence explicite à l'Église catholique s'explique par le fait que l'Espagne
reconnaît officiellement cette Église comme représentant la religion dominante).

La proclamation de ces libertés rejoint naturellement le principe


d'égalité consacré à l'article 14 de la Constitution : « Les espagnols
sont égaux devant la loi, sans aucune distinction liée à la naissance,
la race, le sexe, la religion, l'opinion… ».
Ces textes ont pour conséquence la neutralité de l'État dans le
recrutement des fonctionnaires y compris des enseignants. Ces
derniers, d'ailleurs, ne sont pas tenus d'appartenir à une religion
déterminée, y compris lorsque celle-ci est celle de l'établissement
privé dans lequel ils professent. Dans leur activité dans les écoles
privées, les enseignants sont toutefois astreints à une obligation de
réserve à l'égard de la religion de celles-ci. Une attitude contraire
pourrait ainsi justifier un licenciement.
Dans les écoles publiques, la prière est interdite mais
l'enseignement religieux doit obligatoirement être intégré dans les
programmes. Cependant, les élèves ont la faculté de ne pas suivre
cet enseignement religieux. On notera, enfin, que les lois de
coopération entre l'État et les religions autres que le catholicisme,
peuvent prévoir des dispenses d'assiduité, pour les élèves de
religion juive ou islamique par exemple.

307 En Italie ◊ L'article 3 de la Constitution italienne garantit par une


formulation classique la liberté de conscience et d'opinion à travers
la consécration du principe d'égalité : « Tous les citoyens [...] sont
égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de
religion, d'opinion politique [...] ».
En ce qui concerne la liberté d'opinion, l'article 22 de la
Constitution dispose que « personne ne peut être privé pour des
motifs politiques, de la capacité juridique, de la citoyenneté, du
nom ».
S'agissant de la liberté de conscience, envisagée plus
spécifiquement sous son aspect religieux, la situation italienne a
quelque peu évolué depuis une vingtaine d'années. Sous l'empire
des accords de Latran (et du Concordat y inclus) de 1929, la
religion catholique était en effet, jusqu'en 1984, religion d'État avec
toutes les conséquences politiques et juridiques que cela emporte
(voir par exemple le problème du divorce ou de l'avortement). En
cela, le droit italien souffrait d'une contradiction interne majeure,
puisque la Constitution de 1947 consacrait par ailleurs, dans son
article 8, la liberté de religion : « Toutes les confessions religieuses
sont également libres devant la loi ». Le Protocole additionnel à
l'accord modificatif du Concordat du 18 février 1984 devait mettre
un terme à cette situation ambiguë en prononçant explicitement « la
caducité du principe [...] de la religion catholique comme seule
religion de l'État italien ».
La liberté de conscience religieuse est renforcée par d'autres
dispositions constitutionnelles comme l'article 19, qui reconnaît « le
droit de professer librement sa propre foi religieuse, sous n'importe
quelle forme, individuelle ou associée, d'en faire la propagande et
d'en exercer le culte en privé ou en public, pourvu qu'il ne s'agisse
pas de rites contraires aux bonnes mœurs ». De son côté,
l'article 20 de la Constitution dispose que « le caractère
ecclésiastique et les finalités religieuses ou cultuelles d'une
association ou d'une institution ne peuvent être la cause de
limitations législatives spéciales ni de charges fiscales particulières
pour sa constitution, sa capacité juridique et toutes ses formes
d'action ».
La liberté de conscience religieuse n'implique pas pour autant
l'égalité de traitement puisque l'article 8 de la Constitution italienne
fonde les relations entre les Églises non catholiques et l'État sur des
ententes avec les représentants de chacune des confessions
concernées. Ainsi, comme le remarque le Professeur Pizzorusso, est
privilégié « le renforcement de la protection de l'identité de la
confession là où une règle égale pour tous [...] tendrait au contraire
à privilégier une uniformité de traitement et de considération »
(Pizzorusso, 1996).
En Italie s'est posé le problème de l'enseignement religieux
catholique dans les écoles publiques. Le Concordat révisé
de 1984 maintient l'obligation pour l'État de prévoir un
enseignement religieux catholique à l'école publique mais garantit
« à chacun le droit de choisir s'il peut se prévaloir ou non dudit
enseignement, dans le respect de la liberté de conscience et de la
responsabilité éducative des parents, sans que ce choix puisse
donner lieu à une quelconque discrimination ». La Cour
constitutionnelle italienne a profité de l'occasion pour définir les
contours et le contenu de la liberté de conscience. Après avoir
rappelé que le principe de laïcité – qui s'applique à l'État italien –
« implique non pas l'indifférence de l'État devant les religions mais
la garantie de l'État pour la sauvegarde de la liberté de religion dans
un régime de pluralisme confessionnel et culturel » (sentence du
12 avr. 1989, no 203), la Cour a estimé que le respect de la liberté
religieuse était une question de « conscience individuelle » relevant
de « l'intimité de la personne ». Dans ces conditions, le choix de
suivre ou de ne pas suivre un enseignement religieux ne doit pas
être conditionné au au choix alternatif d'une autre matière
d'enseignement (sentence du 14 janv. 1991, no 13).
Comme l'Allemagne, l'Italie a été confrontée au problème de la
présence de crucifix dans de nombreux édifices publics, notamment
les écoles.
Dans une décision du 15 février 2006, le Conseil d'État italien a
débouté une parente d'élève d'origine finlandaise qui demandait le
retrait du crucifix dans les salles de classe de l'école fréquentée par
ses enfants.
Pour la plus haute juridiction administrative italienne, le crucifix
ne doit pas être considéré comme le symbole d'une religion ou un
objet de culte « mais plutôt comme un symbole pour exprimer le
fondement des valeurs civiles qui définissent la laïcité dans les
actuelles institutions de l'État ».

308 En Belgique ◊ La Constitution belge de 1994 consacre dans son


article 11 la liberté d'opinion et de conscience : « La jouissance des
droits et libertés reconnus aux Belges doit être assurée sans
discrimination. À cette fin, la loi et le décret garantissent
notamment les droits et libertés des minorités idéologiques et
philosophiques ».
La liberté religieuse, quant à elle, est proclamée à plusieurs
reprises. Ainsi, à l'article 19 : « La liberté des cultes, celle de leur
exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en
toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à
l'occasion de l'usage de ces libertés » ; à l'article 20 : « Nul ne peut
être contraint de concourir d'une manière quelconque aux actes et
aux cérémonies d'un culte, ni d'en observer les jours de repos » et à
l'article 21 : « L'État n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination
ni dans l'installation des ministres d'un culte quelconque, ni de
défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de
publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité
ordinaire en matière de presse et de publication ».

309 Aux États-Unis ◊ La Constitution américaine est très elliptique


sur la liberté d'opinion et de conscience.
Seule la liberté religieuse est garantie par le Premier
Amendement qui dispose : « Le Congrès ne fera aucune loi
relativement à l'établissement d'une religion ou en interdisant le
libre exercice… ». Mais on sait que le Premier Amendement est
considéré comme fondant à la fois la liberté de pensée et
d'expression comme l'a relevé à plusieurs reprises la Cour suprême
des États-Unis.
Appliquée à l'école, cette disposition a de nombreuses
conséquences. Tout d'abord, dans le cadre de l'école publique, on ne
peut exiger d'un enseignant d'appartenir à une religion déterminée
ou, à l'inverse, de n'en avoir aucune. D'ailleurs, aux États-Unis, un
ecclésiastique peut être enseignant. Ensuite, il ne peut exister
d'écoles publiques religieuses comme l'a confirmé en 1994 la Cour
suprême (Board of Education of Kiryzas Joel Village District
v. Grumet), un tel système traduisant une préférence religieuse
inacceptable. Le port d'insignes religieux est admis sauf s'il est
contraire aux exigences de l'ordre public (le problème s'est
notamment posé pour le port du « kirpan », couteau traditionnel de
cérémonie dans la religion sikh).
En ce qui concerne les enseignants, cette liberté existe aussi, à
condition de ne pas utiliser les signes religieux aux fins de
prosélytisme.
À l'inverse sont interdits dans les salles de classe des écoles
publiques les signes ou symboles religieux. La prière à l'école est,
elle aussi, considérée comme une violation directe du Premier
Amendement par la remise en cause, par une autorité publique, du
principe de neutralité. Enfin, la Cour suprême juge
inconstitutionnel l'enseignement religieux obligatoire dans les
écoles publiques (cf. G. Scoffoni, 1996).

B. Droit français

310 Les fondements constitutionnels ◊ Les fondements


constitutionnels de ces deux libertés sont éclatés et ne permettent
pas toujours de bien les distinguer.
Dans son article 10 la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789 affirme que « nul ne doit être inquiété pour ses
opinions même religieuses… ».
De son côté, dès son Préambule, la Constitution du 27 octobre
1946 proclame que « tout être humain, sans distinction de race, de
religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés »,
le même texte précisant dans son alinéa 5 : « … Nul ne peut être
lésé dans son travail ou son emploi, en raison de ses opinions ou de
ses croyances ».
Un peu plus loin, pour garantir l'égalité du peuple français, le
Préambule dispose : « La France forme avec les peuples d'outre-
mer une union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs, sans
distinction de race ni de religion ».
Enfin, l'article 1er de la Constitution de 1958, après avoir rappelé
que la République est « laïque » et qu'elle assure l'égalité devant la
loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de
religion, proclame que la France « respecte toutes les croyances ».
Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a estimé que la liberté de
conscience était un principe fondamental reconnu par les lois de la
République dans une décision relative à la liberté de l'enseignement
(décis. no 77-87 DC du 23 novembre 1977).

311 Application et garanties ◊ Pour que ces deux libertés soient


effectivement appliquées et garanties, il faut et il suffit que l'État ou
la puissance publique ne s'y ingèrent pas et respectent une attitude
de neutralité. Ainsi liberté de conscience et liberté d'opinion
trouvent-elles un excellent levier d'application dans le principe
d'égalité que l'on peut mettre en lumière à travers le droit de la
fonction publique. Ainsi, l'autorité administrative ne peut-elle
écarter un candidat d'un concours de recrutement de la fonction
publique en ne fondant son refus que sur ses opinions politiques
(CE 13 mars 1953, Teissier, Rec. 133 et 28 mai 1954, Barel,
Rec. 308).
Ainsi encore le législateur peut-il autoriser les jurys de concours
à consulter les dossiers de candidat dès lors que n'y figurent ni les
opinions ni les croyances des intéressés (no 76-77 DC du 15 juillet
1977, Dossier des fonctionnaires).
Les garanties liées au respect de la liberté de conscience et
d'opinion connaissent de nombreuses et diverses applications.
Il en va ainsi, par exemple, pour les établissements
d'enseignement privés sous contrat qui doivent dispenser un
enseignement qui assure le respect de la liberté de conscience des
élèves. C'est l'obligation posée par la loi du 31 décembre (dite loi
« Debré ») sur l'enseignement privé.
Un exemple d'une tout autre nature nous est fourni par la faculté
laissée aux praticiens médicaux de participer à une interruption
volontaire de grossesse au nom de leur liberté de conscience (Cons.
const., décision no 74-75 DC, 15 janvier 1975, Interruption
volontaire de grossesse, GD no 15). La décision no 2000-446 DC,
I.V.G. II indique, à ce propos, que si un chef de service dans un
établissement public de santé ne peut pas, en vertu de la loi,
s'opposer à ce que des avortements soient pratiqués dans son
service, il conserve le droit de ne pas en pratiquer lui-même. Le
Conseil constitutionnel considère, en effet, qu'« est ainsi
sauvegardée sa liberté, laquelle relève de sa conscience personnelle
et ne saurait s'exercer aux dépens de celle des autres » (§ 15). Par
ailleurs, il a précisé qu'une personne refusant de participer à une
interruption volontaire de grossesse ne peut être sanctionnée sans
qu'il ne soit porté atteinte à sa liberté (§ 14).
Enfin, il faut noter que la liberté de conscience sert de support à
la législation relative à l'objection de conscience (refus de l'usage
personnel des armes), intégrée dans le Code du service national
(art. L 116-1 à 116-8) et prévoyant une dispense de service militaire
armé au profit de travaux ou de missions d'intérêt public. La
suppression du service national obligatoire va cependant enlever
tout effet à ses dispositions.

312 Limites et tempéraments ◊ Malgré leur caractère


intrinsèquement absolu, liberté de conscience et liberté d'opinion
connaissent des tempéraments et des limites dès lors qu'elles
disposent de la faculté de s'extérioriser.
À travers leur expression, ces libertés peuvent, en effet, porter un
trouble à l'ordre public ou léser d'autres droits ou libertés inhérents
à la personne humaine.
Il appartient donc au législateur de concilier ces différents droits
ou libertés comme il l'a fait avec la loi du 1er juillet 1972 qui érige
l'incitation au racisme en délit pénalement réprimé.
De la même manière, la loi « Debré » déjà citée, fait-elle
obligation aux enseignants de l'enseignement privé de respecter un
devoir de réserve quant à l'expression de leurs propres opinions et
croyances.
Cette obligation peut d'ailleurs être très étendue puisqu'elle peut
justifier le licenciement d'une enseignante divorcée et remariée par
la direction d'un établissement privé religieux d'enseignement
(Cass., 19 mai 1978, Dame Roy c/ Association Sainte Marthe,
D. 1978. J. 541, concl. Schmelck, note Ph. Ardant).
Cette difficile conciliation s'est cependant manifestée de manière
particulièrement spectaculaire, lorsque ces deux libertés se sont
trouvées confrontées au principe constitutionnel de laïcité.

313 Libertés de conscience et d'opinion et laïcité ◊ En pratique, il


y a une dizaine d'années, le problème s'est posé en France à propos
du port du foulard ou du voile islamique par de jeunes musulmanes
scolarisées dans l'enseignement primaire ou secondaire. C'est le
Conseil d'État qui a dû trouver une réponse juridique à ce délicat
problème.
La Haute Juridiction, statuant successivement dans ses
formations administratives (avis no 346-893 du 27 nov. 1989,
Grands avis du Conseil d'État, no 22) puis au contentieux (2 nov.
1992, Kheroua, Rec. 389) a ainsi estimé que le port d'insignes ou
vêtements religieux n'est pas incompatible avec le principe de
laïcité dès lors qu'il ne constitue pas un acte de pression, de
provocation, de prosélytisme ou de propagande.
C'est ainsi, par exemple, qu'ont été jugées légales les exclusions
prononcées à l'encontre d'élèves ayant participé à des mouvements
de protestation graves qui excédaient les limites du droit d'exprimer
ses croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires.
Dans le même esprit, le Conseil d'État a été conduit à trancher le
débat sur le repos hebdomadaire du samedi pour les israélites
pratiquants. Dans deux arrêts du 14 avril 1995 (CE, ass., 14 avril
1995, Koen, Rec. 168 ; CE, ass., 14 avr. 1995, Consistoire central
des Israélites de France, Rec. 171), il a ainsi admis la possibilité
pour un élève de bénéficier à titre individuel d'absences pour
l'exercice de son culte ou d'une fête religieuse, tout en rejetant le
principe d'une dispense systématique d'assiduité concernant le
samedi (en l'espèce, pour respecter le shabbat).
S'agissant de la liberté de conscience des enseignants, on notera
l'important avis du Conseil d'État en date du 3 mai 2000 aux termes
duquel « si les agents de l'enseignement public bénéficient comme
tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit
toute discrimination, dans l'accès aux fonctions comme dans le
déroulement de la carrière, qui serait fondée sur leur religion, le
principe de la laïcité fait obstacle à ce qu'ils disposent, dans le cadre
du service public, du droit de manifester leurs croyances
religieuses » et cela sans qu'il y ait à distinguer selon que les agents
« sont ou non chargés de fonctions d'enseignement ». En
conséquence, le fait pour un agent de porter « un signe destiné à
marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement
à ses obligations » (CE 3 mai 2000, Mlle Marteau, RFDA 2001. 146,
concl. R.S. Schwartz).
Devant les difficultés grandissantes rencontrées par les chefs
d'établissement pour gérer ces délicates questions de port de signes
religieux, le législateur est intervenu. La loi du 17 mars
2004 dispose ainsi dans son article 1er : « Dans les écoles, les
collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par
lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance
religieuse est interdit. ». Le même texte précise que toute procédure
disciplinaire doit être alors précédée d'un dialogue avec l'élève.
Cette loi, qui a fait l'objet d'un large consensus politique, semble
avoir atteint son objectif : le nombre de cas ayant débouché sur un
conflit entre les élèves, les parents et les chefs d'établissement ayant
très sensiblement diminué.

314 Laïcité et financement public d'équipements à caractère


religieux ◊ Une commune peut-elle financer des équipements
religieux tout en respectant les principes fondateurs de la loi de
1905 sur la séparation des Églises et de l'État ?
La réponse est positive comme le démontrent cinq arrêts rendus
le 19 juillet 2011 par le Conseil d'État : Afin d'appliquer de manière
« subtile et libérale » la loi de 1905, la Haute Juridiction a admis le
financement d'équipements religieux par les communes et l'a
justifié par l'intérêt général : il s'agissait notamment d'un abattoir
pour ovins utilisé pour la fête musulmane de l'Aïd-el-Kebir au
Mans, de la construction d'une salle polyvalente à Montpellier
pouvant servir de Mosquée, d'une orgue pour l'église communale à
Trélazé (Maine-et-Loire), ou encore d'un ascenseur facilitant l'accès
à la basilique de Fourvière à Lyon.

315 Le problème des sectes ◊ Dans sa dimension religieuse, la


liberté de conscience se heurte inévitablement au délicat
phénomène des sectes. Ici encore, la solution réside dans le
compromis : l'appartenance à une secte relève de la liberté de
chacun, à condition que cette secte ne commette pas d'actes
délictueux. Un observatoire international des sectes puis une
mission interministérielle ont été mis en place pour surveiller
l'activité des différents mouvements sectaires, la principale
difficulté étant, ici, de les identifier clairement comme telles.

316 Laïcité et droit local ◊ Si le principe de laïcité s'impose à


l'ensemble du territoire français conformément à la Constitution, il
n'en va pas de même de la loi de 1905 sur la séparation des Églises
et de l'État.
L'exception la plus notable à l'application de ce texte est celle de
l'Alsace-Moselle qui concerne trois départements : le Bas-Rhin, le
Haut-Rhin et la Moselle.
En 1905 ces territoires étaient annexés par le Reich allemand et
restaient sous le régime concordataire de 1802 aménagé par le droit
allemand.
La principale manifestation de ce régime réside dans la
reconnaissance officielle de quatre cultes : catholique, luthérien,
réformé et israélite dont le clergé est rémunéré par l'État.
La question de la compatibilité de ce régime dérogatoire avec le
principe constitutionnel de laïcité a été tranché par le Conseil
constitutionnel qui en a confirmé la constitutionnalité dans une
décision récente.(2013-297QPC – 21 février 2013 – Association
pour la promotion et l'expansion de la laïcité). D'autres entorses à
la laïcité existent Outre-mer. Ainsi en Guyane, la loi de 1905 ne
s'applique pas ce département restant sous le régime de
l'ordonnance royale du 27 août 1828.
En Guyane, seul est reconnu le culte catholique dont le clergé est
rémunéré par le conseil départemental de Guyane.
Enfin il faut relever qu'à Mayotte où existe encore un statut civil
qui peut se substituer au statut de droit commun l'ordonnance du
3 juin 2010 a supprimé de ce statut toute atteinte à la laïcité par
application du droit musulman comme par exemple la bigamie ou
la répudiation.

§ 10. La liberté d'expression et de communication

A. Droit étranger

317 Définitions ◊ La liberté d'expression et la liberté de


communication trouvent leur racines communes dans la liberté de
pensée. Cette liberté est « intérieure » ou « introvertie » alors que
les deux libertés d'expression et de communication sont
« extérieures » ou « extraverties ».
La liberté d'expression peut ainsi se définir comme la faculté
d'exprimer librement sa pensée de manière orale ou écrite.
La liberté de communication s'analyse comme la faculté de
communiquer librement sa pensée, ce qui nécessite une
interdépendance entre le « message » (contenu) et le « médium »
(contenant), pour reprendre les enseignements de Mac Luhan et ce
qui implique une interaction entre l'« émetteur » (celui qui émet le
message) et le « récepteur » (celui qui reçoit le message).
Liberté d'expression et de communication ont trouvé leur
application pratique privilégiée dans la liberté de la presse, d'une
part, et dans la liberté de communication audiovisuelle d'autre part.

318 En République fédérale d'Allemagne ◊ C'est l'article 5 de la


Loi fondamentale allemande qui consacre la liberté d'expression :
« Chacun a le droit d'exprimer et de diffuser librement son opinion,
par l'écrit et par l'image, et de s'informer sans entraves aux sources
qui sont accessibles à tous » (art. 5 al. 1er). Le texte allemand vise
ainsi à la fois la liberté de s'exprimer ou d'informer et la liberté de
s'informer. D'ailleurs le même alinéa ajoute : « La liberté de la
presse et la liberté d'informer par la radio, la télévision et le cinéma
sont garanties. Il n'y a pas de censure ». La liberté d'expression
ainsi conçue n'est cependant pas absolue puisque la Constitution
précise que « ces droits trouvent leurs limites dans les prescriptions
générales, sur dispositions légales sur la protection de la jeunesse et
dans le droit au respect de l'honneur personnel » (art. 5 al. 2).
S'agissant plus particulièrement de la liberté de la presse, la Cour
constitutionnelle a estimé qu'elle comportait deux faces : une face
subjective et une face objective (Fromont, 1995). Selon la
première, chaque personne (physique ou morale) exerçant son
activité dans le domaine de la presse peut invoquer cette liberté
devant le juge, ce qui lui permet d'être à l'abri des contraintes de la
puissance publique. Mais ce droit subjectif peut également être
invoqué par le « récepteur » qui a la possibilité d'avoir recours au
droit de recevoir un journal ou plus généralement une information.
Quant à la face « objective », elle implique l'obligation pour l'État
non seulement de s'abstenir de toute entrave à la liberté de la presse
mais aussi d'intervenir pour garantir la mise en œuvre de cette
liberté.
En ce qui concerne la liberté de communication audiovisuelle,
celle-ci est mise en œuvre par la législation des Länder, ce secteur
relèvant de leur compétence. Comme en France, il existe un secteur
public (au niveau de chaque Land) et un secteur privé, mais ce
dernier peut connaître un certain nombre de restrictions dues aux
contraintes techniques. Dans chaque Land, il existe une autorité
indépendante placée à la tête de l'établissement public en charge de
l'audiovisuel public et une autorité indépendante destinée à délivrer
les autorisations d'émettre aux sociétés privées.

319 En Italie ◊ L'article 21 de la Constitution italienne, qui consacre la


liberté d'expression, dispose dans son alinéa 1er : « Tout homme a le
droit d'exprimer librement ses opinions par la parole, par l'écrit ou
par tout autre moyen de diffusion ».
En ce qui concerne plus spécifiquement la liberté de la presse, le
même article précise que celle-ci ne peut être soumise à aucun
régime d'autorisation ou de censure. Toutefois, et c'est l'une de ses
originalités, le texte italien pose explicitement le principe de la
transparence dans son alinéa 5 qui dispose : « La loi peut établir,
par des règles de caractère général, que les moyens de financement
de la presse écrite soient rendus publics ». La protection
constitutionnelle de la presse écrite va très loin puisque la
Constitution évoque de manière très précise les conditions dans
lesquelles les saisies judiciaires peuvent s'exercer et les garanties
qui doivent les entourer notamment l'intervention, dans tous les cas
de l'autorité judiciaire. Ces dispositions ont été mises en œuvre par
le législateur en 1981 et transposées à la radio et à la télévision
en 1990.
S'agissant plus particulièrement du secteur de l'audiovisuel,
l'Italie a opté, comme la France, pour un système mixte qui fait
cohabiter secteur public (au niveau étatique, la Constitution
italienne ne faisant pas entrer l'audiovisuel dans le champ des
compétences régionales) et secteur privé.
L'apport de la Cour constitutionnelle italienne dans le domaine
de la liberté de communication est très important. Tout d'abord,
c'est elle qui a décidé que le pluralisme constitue une valeur
fondamentale dans le domaine des médias (Zaccaria, 1995). Ainsi
dans une décision rendue en 1988 (décis. no 826), la Cour a
appliqué le principe du pluralisme au secteur public et au secteur
privé, distinguant le pluralisme interne (applicable d'abord au
secteur public) et le pluralisme externe plus adapté au secteur privé.
Ensuite, la Cour italienne a consacré de manière expresse en 1994
(décis. no 420 du 7 déc. 1994) le droit à l'information. Elle a, en
effet, estimé que découlait de la Constitution la nécessité de
garantir le maximum de pluralisme externe afin de satisfaire le
droit légitime de chaque citoyen à l'information. Ce droit appartient
à la catégorie générique des droits sociaux et comprend plusieurs
éléments : le droit d'accès à la source d'information ; le droit à la
protection de la vie privée ; le droit de rectification ; le droit à la
transparence ; le droit à l'information pluraliste ; le droit à la
limitation de la publicité ; le droit des minorités ; le droit d'exercer
une action en justice pour la protection de tels droits.

320 Aux États-Unis ◊ Le fondement constitutionnel de la liberté


d'expression aux États-Unis se trouve dans le Premier Amendement
de 1791 qui dispose : « Le Congrès ne fera aucune loi [...]
restreignant la liberté de parole ou de la presse… ».
Le caractère absolu des termes du Premier Amendement a,
pendant longtemps, interdit au Congrès de voter des lois limitant la
liberté de la presse, y compris en période de guerre où, pourtant, les
impératifs militaires peuvent justifier le recours à la censure. Il a
fallu attendre la première guerre mondiale pour que des lois
restrictives soient votées et que le problème de leur
constitutionnalité se pose. La Cour Suprême est ainsi intervenue
pour la première fois en 1919 et a estimé que la notion de « danger
manifeste et pressant » pouvait justifier les lois venant limiter
l'exercice de la liberté d'expression (Schenk v. United States,
249 US 47-1919). Entrent dans cette catégorie, les actes
d'espionnage en cas de guerre et les activités subversives destinées
à renverser par la force le Gouvernement. Ce dernier élément a
même servi dans les années cinquante – en pleine guerre froide – à
limiter le droit d'expression du parti communiste (Dennis v. United
States, 341 US 494-1951). Puis, progressivement, la Cour suprême
a assoupli sa position en imposant la preuve d'actions matérielles
concrètes et non de simples déclarations pour justifier l'atteinte à la
liberté d'expression. Aujourd'hui, quatre formes d'expression
peuvent être restreintes : l'incitation à la violence dans le cadre de
la sûreté intérieure et extérieure de l'État, l'obscénité, la diffamation
à l'égard de personnes privées et la pédophilie.
La Cour suprême a utilisé le Premier Amendement, comme
garantie du respect de la liberté d'expression, pour remettre en
cause de manière profonde la législation sur le financement des
campagnes électorales (notamment présidentielles) en atténuant
considérablement ses effets. (Buckley v. Valeo, 424 US 1-1976). On
relèvera aussi que la Cour suprême a jugé que le Premier
Amendement ne pouvait pas être invoqué à l'appui de l'éventuelle
inconstitutionnalité d'un régime d'autorisation d'émettre sur les
ondes confiée à une autorité administrative. Pour la Cour, il n'existe
pas de droit constitutionnel d'accès aux fréquences radioélectriques,
ce qui rend le contrôle étatique sur l'usage des fréquences
compatible avec la liberté d'expression telle qu'elle est consacrée et
garantie par le Premier Amendement. (National Broadcasting Co
v. United States, 319 US 190-1943). Ainsi, la Cour suprême tient-
elle compte de la rareté des fréquences et des problèmes techniques
que celle-ci suscite pour justifier des restrictions à la liberté
d'expression plus forte en matière de communication audiovisuelle
qu'en matière de presse écrite.
Dans la période contemporaine, la Cour suprême confirme son
attachement aux principes du Premier Amendement et à une
conception extensive de la liberté d'expression qui apparaît bien
comme une valeur quasi sacrée du constitutionnalisme américain.
Ainsi, dans l'arrêt Texas v. Johnson de 1989 (491 US 397), la
Cour proclame que la profanation du drapeau américain, brûlé lors
de manifestations, constitue un moyen d'expression politique
protégé par le Premier Amendement. La liberté ainsi garantie
l'emporte sur l'intérêt invoqué par l'État, sauf si celui-ci apporte la
preuve de circonstances impérieuses le conduisant à sanctionner
pénalement de telles manifestations, ce que n'avait pas fait, en
l'espèce, le Texas. L'année suivante, en 1990, la Cour suprême
confirme cette décision en invalidant une loi fédérale qui
criminalise les atteintes au drapeau (United States v. Eichman, 110
S. Ct. 2404). Dans cet arrêt, la Cour estime que le Premier
Amendement empêche les pouvoirs politiques d'interdire
l'expression d'une idée seulement parce que la société la juge
« offensante ou désagréable ». Ainsi, réprimer pénalement la
profanation du drapeau, c'est atteindre « la liberté même qui fait
que cet emblème mérite révérence ».
Le développement d'Internet a suscité de fortes réaffirmations
des garanties du Premier Amendement.
Dans l'importante décision de 1997 Reno v. American Civil
Liberties, (117 S. Ct. 2329), la Cour déclare inconstitutionnelle une
loi fédérale criminalisant la transmission de certaines données
indécentes ou agressives en particulier à caractère sexuel. Pour la
Cour, le caractère vague et imprécis des termes utilisés rend une
telle législation contraire aux exigences du Premier Amendement
en contribuant « à priver, au nom de la protection des mineurs, un
public d'adultes d'une forme d'expression ou d'information
constitutionnellement garantie ». Avec cet arrêt, la communication
sur Internet se trouve donc placée intégralement sous la protection
constitutionnelle du Premier Amendement. Désormais, toute
tentative d'encadrement d'Internet sera soumise à un contrôle strict,
appliqué par la Cour, en matière de liberté d'expression, cette
protection étant censée servir les intérêts du Premier Amendement
(Scoffoni, 1998).

B. Droit français

321 Les fondements ◊ Liberté d'expression et de communication


trouvent leur fondement dans l'article 11 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen qui, dans une rédaction visionnaire
pour un texte datant du XVIIIe siècle proclame : « La libre
communication des pensées et des opinions est un des droits les
plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire,
imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans
les cas déterminés par la loi ».
Il faudra cependant attendre près d'un siècle pour que ces
prescriptions trouvent un prolongement législatif en ce qui
concerne la liberté de la presse. L'article 1er de la loi du
29 juillet 1881 (toujours en vigueur) proclame ainsi que
« l'imprimerie et la librairie sont libres ».
En ce qui concerne la liberté de communication audiovisuelle,
l'article 1er de la loi du 29 juillet 1982, proclame à son tour et de
manière très sobre : « La communication audiovisuelle est libre ».
Le Conseil constitutionnel a, de son côté, reconnu valeur
constitutionnelle à la liberté de communication audiovisuelle
en 1982 (décis. n° 82-141 DC du 27 juill. 1982, Communication
audiovisuelle) et à la liberté de la presse en 1984 (décis. n° 84-
181 DC des 10-11 oct. 1984, Entreprises de presse, GD no 31).
S'agissant de cette dernière, le Conseil constitutionnel lui confère
un caractère majeur en déclarant qu'il s'agit d'une « liberté
fondamentale d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des
garanties essentielles du respect des autres droits et de la
souveraineté nationale ».

322 Les limites à la liberté d'expression ◊ Ces limites ne peuvent


être fixées que par la loi et doivent avoir pour objectif de protéger
d'autres droits ou libertés. La loi sanctionne ainsi plusieurs
catégories d'abus : les diffamations et les injures, la l'atteinte à la
vie privée, l'atteinte à l'honneur et à la réputation. la diffusion ou la
reproduction de fausses nouvelles, l'apologie des crimes de guerre
ou contre l'humanité, les diffamations et injures envers les
personnes à raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à une
nation, une ethnie, une race ou une religion déterminée.
En cas de confrontation entre la liberté d'expression et un autre
droit ou une autre liberté la position du juge français est variable.
Ainsi en matière d'atteinte à la vie privée, le juge français,
contrairement au juge anglo-saxon, a tendance à privilégier la vie
privée au détriment de la liberté d'expression même lorsqu'il s'agit
de personnages publics.
De la même manière le juge français se montre très sévère dans
le cas de propos à connotation raciste ou xénophobe ou faisant
l'apologie de crimes de guerre ou contre l'humanité.
Par contre, il se montre plus souple en matière d'atteinte à la
liberté religieuse conformément au caractère laïque de la
République.

323 Pluralisme et ansparence ◊ Compte tenu de leur importance,


les libertés d'expression et de communication imposent au
législateur chargé par la Constitution de les mettre en œuvre de
respecter le pluralisme et la transparence.
Depuis la révision constitutionnelle de 2008, le pluralisme a été
consacré par le dernier alinéa de l'article 4 de la Constitution qui
dispose : « la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et
la participation équitable des partis et groupements politiques à la
vie démocratique de la Nation. »
L'article 34 a lui aussi été complété pour y intégrer la notion de
pluralisme dans le champ de la compétence du législateur.
En réalité, il s'agit, ici, de protéger la liberté du destinataire
(lecteur, auditeur, téléspectateur) qui doit, naturellement, être
compatible avec la liberté de l'« émetteur ».
Ainsi, en ce qui concerne la presse, le lecteur doit bénéficier du
« droit à l'information » qui implique la liberté de choix du support
(pluralisme) et la connaissance claire du statut du support
(transparence).
Ces principes sont applicables, dans des conditions différentes, à
la communication audiovisuelle, l'objectif à atteindre étant, ici, que
les auditeurs et téléspectateurs, qui sont au nombre des destinataires
essentiels de la liberté proclamée à l'article 11 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen de 1789, soient à même d'exercer
leur libre choix sans que ni les intérêts privés, ni les pouvoirs
publics, puissent y substituer leurs propres décisions, ni qu'on
puisse en faire les objets d'un marché.

324 La mise en œuvre par le législateur du pluralisme et de la


transparence ◊ La mise en œuvre de ces principes va varier en
fonction du support concerné. S'agissant de la presse, le libre choix
des lecteurs va être conditionné par la possibilité qui lui est offerte
de pouvoir non seulement choisir entre plusieurs titres mais aussi
entre plusieurs titres n'appartenant pas aux mêmes personnes ou
aux mêmes groupes de presse. C'est ce qu'on appelle le pluralisme
externe. Sont ainsi strictement encadrées et limitées les
concentrations (décis. n° 86-210 DC du 29 juill. 1986, Régime de la
presse).
En ce qui concerne les médias audiovisuels, au pluralisme
externe vient s'ajouter le pluralisme interne visant plus
particulièrement les programmes d'information. C'est ainsi qu'à
plusieurs reprises, le Conseil constitutionnel a déclaré que « le
pluralisme des courants d'expression socioculturels est en lui-même
un objectif de valeur constitutionnelle » (pour l'exemple le plus
récent : décis. n° 2000-433 DC du 27 juill. 2000, Loi relative à la
liberté de communication). Toutefois, le respect de cet objectif peut
connaître des degrés d'intensité variable selon que l'on se trouve
dans le cadre du secteur public de l'audiovisuel (degré maximum)
ou dans celui du secteur privé (degré minimum).
Ainsi, les chaînes publiques françaises, outre la part laissée à
l'expression des formations politiques ou des syndicats, ont dû
consacrer des émissions religieuses régulières consacrées à
l'ensemble des religions pratiquées en France (catholicisme,
protestantisme, judaïsme, islamisme et plus récemment,
bouddhisme).
On notera, enfin, que, pendant les périodes électorales, la mise
en œuvre du pluralisme conduit à une réglementation très stricte de
la campagne sur les médias audiovisuels.

325 La liberté de la presse ◊ La liberté de la presse est une liberté


fondamentale de premier rang, puisque, comme l'a déclaré le
Conseil constitutionnel, elle « est une des garanties essentielles du
respect des autres droits et de la souveraineté nationale ».
À ce titre, elle bénéficie d'un niveau renforcé de protection qui se
manifeste tout d'abord par la prohibition de tout régime
d'autorisation préalable. ou de tout régime jugé équivalent.
De plus, le législateur va avoir l'obligation de respecter les
situations acquises en imposant l'application de mesures plus
rigoureuses que pour l'avenir, à moins que les situations en cause
n'aient été illégalement constituées ou que ces mesures soient
rendues nécessaires par la réalisation de l'objectif constitutionnel de
pluralisme.
Enfin, l'obligation de conciliation qui s'impose au législateur
conduit, ici, à conditionner les autres droits et libertés « de second
rang » par rapport à la liberté de la presse et non l'inverse.
De plus, le législateur ne peut intervenir que pour rendre plus
effectif l'exercice de cette liberté, ce qui lui interdit d'abroger le
système de garantie sauf à le remplacer par un dispositif au moins
aussi protecteur, selon la jurisprudence dite du « cliquet » qui
trouve ici son champ d'application privilégié.

326 La liberté de communication audiovisuelle ◊ Comme l'a


déclaré le Conseil constitutionnel dans sa décision du 27 janvier
1982 (82-141 DC, Liberté de communication audiovisuelle),
« (cette) liberté n'est ni générale ni absolue » et ne peut « exister
que dans le cadre d'une réglementation instituée par la loi ».
Cette liberté est ainsi conciliable avec un régime d'autorisation
préalable et elle est garantie par une autorité administrative
indépendante.

327
Le régime d'autorisation ◊ Le recours, par le législateur, dans le
cadre de la mise en œuvre de la liberté de communication a été
accepté par le Conseil constitutionnel : « … pour la réalisation de
ces objectifs à valeur constitutionnelle, il est loisible au législateur
de soumettre les différentes catégories de services de
communication audiovisuelle à un régime d'autorisation
administrative » (décis. n° 82-141 DC préc.). Ce régime se justifie
par des raisons d'ordre technique, l'utilisation des fréquences ne
pouvant être anarchique ». Il appartient au législateur de concilier,
en l'état actuel des techniques et de leur maîtrise, l'exercice de la
liberté de communication avec [...] les contraintes techniques
inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle ».
Toutefois, pour atténuer les effets de ce régime d'autorisation
préalable, il a paru utile de faire intervenir dans le mécanisme
d'attribution des fréquences (qui détermine l'autorisation d'émettre)
une autorité administrative indépendante.

328 L'autorité administrative indépendante, garantie de la


liberté de communication audiovisuelle ◊ La
constitutionnalité de la mise en place d'une autorité administrative
indépendante a été reconnue par le Conseil constitutionnel : « … la
désignation d'une autorité administrative indépendante du
gouvernement pour exercer une attribution aussi importante au
regard de la liberté de communication que celle d'autoriser
l'exploitation du service de radio-télévision mis à la disposition du
public sur un réseau câblé constitue une garantie fondamentale pour
l'exercice d'une liberté publique… Ce régime vaut pour les
fréquences hertziennes terrestres et les réseaux satellisables ». En
ce qui concerne le numérique hertzien ou le câble, supports
souffrant moins de la « rareté » (cf. J.E. Schoettel, 2000), les
contraintes sont plus souples.
S'agissant du satellite, la loi du 1er août 2000 a choisi le régime de
la déclaration, assorti du pouvoir d'opposition du CSA.
Cette autorité a subi plusieurs modifications depuis l'origine :
en 1982 a été mise en place la Haute Autorité de l'audiovisuel, qui
est devenue en 1986 la CNCL (Commission nationale de la
communication et des libertés) et depuis 1989, le CSA (Conseil
supérieur de l'audiovisuel).
Cette autorité administrative indépendante dispose d'un pouvoir
réglementaire, qui lui permet notamment de réglementer l'accès aux
médias du secteur public de l'audiovisuel dans le cadre de
l'organisation des campagnes électorales. Elle dispose également
d'un pouvoir de nomination, puisqu'il lui appartient de procéder à la
nomination des présidents des sociétés nationales de programme, ce
qui lui permet « de garantir l'indépendance de ces sociétés et de
concourir ainsi à la mise en œuvre de la liberté de communication
proclamée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen de 1789 » (décis. n° 2000-433 préc.).
Enfin, l'autorité administrative indépendante dispose d'un
pouvoir de sanction qui lui a été reconnu par la décision du
17 janvier 1989 (décis. n° 88-248 DC, CSA).
Toutefois, dans une jurisprudence ultérieure (décis. n° 99-
410 DC du 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-
Calédonie), le Conseil constitutionnel juge contraire à la
Constitution le caractère automatique des sanctions prononcées par
le CSA (décis. n° 2000-433 préc.).

329 Le problème d'Internet ◊ La loi du 1 août 2000 relative à la


er

liberté de communication comporte une série de dispositions


nouvelles relatives aux services de communication en ligne,
notamment relatives à l'accès, à la transparence et à la
responsabilité.
S'agissant du premier point, la loi prévoit que les fournisseurs
d'accès à des services de communication en ligne devront informer
leurs abonnés de l'existence de moyens permettant de restreindre
l'accès à certains services et de leur en proposer au moins un.
En ce qui concerne la transparence, les éditeurs de
communication en ligne doivent s'identifier et, s'il s'agit de
personnes morales, indiquer clairement qui est le directeur de
publication.
Enfin, la loi dispose que les personnes fournissant des prestations
d'hébergement (serveurs) ne peuvent être civilement ou pénalement
responsables du contenu des messages accessibles par ces services
que si, ayant été saisies par une autorité judiciaire, elles n'ont pas
agi promptement pour empêcher l'accès à ce contenu.
Le projet initial prévoyait que cette responsabilité pouvait être
également engagée lorsque les serveurs, saisis par des tiers estimant
que le contenu qu'ils hébergent est illicite, n'avaient pas été assez
diligents. Le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition
contraire à la Constitution parce que trop imprécise par rapport aux
exigences de l'article 34 de la Constitution (décis. n° 2000-433 DC
préc.).
L'un des problèmes les plus épineux que pose Internet reste celui
des téléchargements illégaux. C'est précisément l'objet des deux
lois adoptées en 2009 dites « Création et Internet » ou encore
« Hadopi ». (Loi Hadopi 1 du 29 juin 2009 ; loi Hadopi 2 du
28 octobre 2009, adoptée pour tenir compte de la censure partielle
du Conseil constitutionnel).
Il s'agit, ici, de concilier la liberté d'expression, et de
communication avec la protection des droits d'auteur et droits
voisins.
Ces textes prévoient des sanctions pouvant aller jusqu'à la
suspension de l'abonnement à Internet en cas de téléchargements
illégaux.
Ils mettent en place une nouvelle autorité administrative
indépendante : la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la
protection des droits sur Internet, dont le sigle (HADOPI) a donné
son nom aux deux lois. Cette Haute Autorité a pour missions de
promouvoir le développement de l'offre légale et d'observer
l'utilisation licite et illicite des œuvres sur Internet, de protéger les
œuvres à l'égard des atteintes aux droits qui leur sont attachés dans
le cadre de la réponse graduée et enfin de réguler l'usage des
mesures techniques de protection.

§ 11. Le droit de propriété

A. Droit comparé

330
Les deux grandes conceptions ◊ Selon sa date d'inscription
dans la Constitution de chaque pays, le droit de propriété peut être
considéré comme un droit de la première génération (États-Unis,
Belgique, Norvège, France) ou comme un droit de la deuxième
génération – un droit économique et social – dont la force est
atténuée (Italie, Espagne, Portugal par exemple).
De ce point de vue, le juge constitutionnel français a clairement
montré en 1982 que le droit de propriété était un droit-liberté, au
même titre que les autres droits affirmés à l'article 2 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et en a tiré
spectaculairement les conséquences en considérant que
l'indemnisation d'une privation de propriété (par nationalisation)
devait se faire « au prix du marché » et non sur la base d'un « prix
raisonnable » nécessairement inférieur au précédent. Mais lorsque
la Cour de Strasbourg a statué sur le montant des indemnisations
dues aux actionnaires britanniques privés de leur propriété par
nationalisation, elle a considéré que le standard minimum se situait
au-dessous du seuil français.
Dans les nouvelles Constitutions, la fonction sociale de la
propriété a été prise en considération et le droit fondamental, de ce
fait, a moins de force. C'est ainsi qu'en Espagne, le droit de
propriété ne fait pas partie des droits fondamentaux protégés par le
recours d'amparo.

331 Le contrôle des atteintes ◊ Dans l'ensemble, les juridictions


constitutionnelles vont être amenées à vérifier l'absence de
dénaturation du droit de propriété, imputable à la législation
examinée. Par exemple, il est contrôlé que les limitations apportées
ne portent pas atteinte au contenu essentiel du droit de propriété
(Arrêt 89/1994, du 17 mars 1994 du Tribunal constitutionnel
espagnol ; voir aussi, Leszek Garlicki, « Chronique Pologne »,
AIJC 2000. 859), ou ne vont pas jusqu'à « l'épuisement du contenu
minimum de la propriété » (M. Ferri, « La justice constitutionnelle
en 1995 », AIJC 1995. 843). Contrairement aux privations de
propriété, les restrictions à ce droit n'impliquent pas, par elles-
mêmes, une indemnisation (arrêt 40/95 du 6 juin 1995 rendu par la
Cour d'arbitrage de Belgique).
Dans les pays d'Europe centrale et orientale, la consécration
constitutionnelle du droit de propriété a conduit à poser la question
des nationalisations opérées pendant le régime communiste
(I. Muraru, E. Tanasescu, « Chronique Roumanie », AIJC
1998. 942 ; M. Fromont, O. Jouanjan, « Chronique Allemagne »,
AIJC 1996. 487).

B. Droit français

332 La consécration d'un fondement constitutionnel de la


propriété ◊ L'article 2 de la Déclaration de 1789 affirme le droit
de propriété en tant que droit naturel, sacré et imprescriptible de
l'homme, dont nul ne peut être privé selon l'article 17 de la même
Déclaration. Dans la décision du 16 janvier 1982, Nationalisations,
le Conseil constitutionnel va tirer les conséquences de cette
référence à la propriété dans la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen, en considérant que « les principes mêmes énoncés par
la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur
constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental
du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de
la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la
sûreté et la résistance à l'oppression, qu'en ce qui concerne les
garanties données aux titulaires de ce droit et la prérogative de la
puissance publique ». La valeur constitutionnelle des articles 2
et 17 de la Déclaration est ainsi clairement affirmée.

333 La conception retenue du droit de propriété ◊ Tout en


consacrant le droit de propriété à partir des articles 2 et 17 de la
Déclaration, le Conseil constitutionnel « modernise » ce droit,
énonçant que c'est en fonction de l'évolution caractérisée par des
limitations exigées au nom de l'intérêt général que doit s'entendre la
réaffirmation du droit de propriété par le Préambule de 1958 (décis.
n° 89-256 DC, TGV Nord). Pour le Conseil constitutionnel, « le
droit de recevoir une juste indemnité » figure au nombre des droits
et libertés que la Constitution garantit. En conséquence, il admet la
recevabilité d'une question prioritaire de constitutionnalité fondée
sur ce moyen (60 QPC du 12 nov. 2010).
La consécration constitutionnelle de la propriété fait de celle-ci
un droit fondamental. Il a pu être analysé comme un droit de
second rang, dans la mesure où il ne bénéficie pas, contrairement à
d'autres droits fondamentaux, d'un régime de protection renforcé.
Ainsi, la technique de l'autorisation préalable est-elle utilisable en
matière de propriété (décis. n° 84-172 DC du 26 juill. 1984,
Structure des exploitations agricoles) ; de même, les conditions
essentielles d'exercice du droit de propriété peuvent dépendre de
décisions des collectivités locales (décis. n° 85-189 DC,
Amendement Tour Eiffel) ; enfin, le législateur dispose d'une marge
d'action plus importante pour la réglementation du droit de
propriété dans la mesure où il peut limiter le contenu de ce droit et
non seulement augmenter ou renforcer la protection qui lui est
assurée.
Le Conseil constitutionnel a pris en compte l'extension du champ
de la propriété à des domaines nouveaux. Dans la décision 81-138
DC, Nationalisations, il considère que depuis 1789, les finalités et
les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une
évolution caractérisée par « une notable extension de son champ
d'application à des domaines individuels nouveaux ».

334 Le champ d'application du droit de propriété ◊ D'ailleurs,


dès les premières décisions, le Conseil a considéré que le droit de
propriété dépassait le cadre de la propriété immobilière. Dans la
décision 81-132 DC, il applique à des parts sociales les dispositions
constitutionnelles protectrices du droit de propriété, montrant de la
sorte que ce droit concerne aussi des biens meubles.
De même, la décision 90-283 DC, Lutte contre le tabagisme et
l'alcoolisme, devait réaffirmer l'ampleur du champ d'application du
droit constitutionnel de propriété en admettant que le droit pour le
propriétaire d'une marque de fabrique, de commerce ou de service,
d'utiliser celle-ci et de la protéger fait partie des nouveaux
domaines élargissant le champ d'application de la propriété.
Par cette jurisprudence, le juge constitutionnel s'est orienté vers
la protection du droit de propriété intellectuelle, les marques
conférant à leur bénéficiaire un droit de nature intellectuelle.
Ainsi, comme le relève le professeur Guyon, le Conseil a accepté
« sans limitation ni réserve, d'accorder aux propriétés intellectuelles
la même valeur constitutionnelle qu'à la propriété corporelle »
(Note sous Cons. const., 15 janvier 1992, no 91-303 DC, RFDC
1992. 303). Dans une décision du 27 juillet 2006, le juge
constitutionnel devait affirmer que parmi les domaines nouveaux
concernés par la protection constitutionnelle de la propriété,
figurent les droits de propriété intellectuelle et notamment le droit
d'auteur et les droits voisins (v. aussi, décis. n° 541 DC du 28 sept.
2006). Dans la décision 580 DC du 10 juin 2009, HADOPI I, le
Conseil constitutionnel a pris acte de cette extension du champ
d'application matériel du droit de propriété en jugeant que : « […]
les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont
connu depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de
son champ d'application à des domaines nouveaux […] parmi ces
derniers, figure le droit, pour les titulaires du droit d'auteur et des
droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle
[…] ».
Cependant, le Conseil constitutionnel a eu aussi l'occasion de
préciser que des licences concernant des conducteurs de taxi
rapatriés d'Algérie ne sauraient mettre en cause les principes
fondamentaux du régime de la propriété (décis. n° 82-125 L du
23 janv. 1982). Par la suite, la décision 82-150 DC du 30 décembre
1982, Transports intérieurs, viendra exclure de la protection
constitutionnelle du droit de propriété les autorisations d'exploiter
des services de transport réguliers de voyageurs. Dans la même
perspective, les droits à pension ne sont pas susceptibles de
propriété (décis. n° 85-200 DC du 16 janvier 1986, Cumul emploi
retraite). À ce propos, on notera que le Tribunal constitutionnel
allemand a eu l'occasion de statuer en sens contraire, décidant que
les droits à pension étaient susceptibles de relever de la protection
constitutionnelle de la propriété. Mais il est vrai que ce tribunal
« est parti de l'idée que la propriété n'était pas seulement celle
instituée par le Code civil » (M. Fromont, 1985, p. 215).
La décision du 29 décembre 1989, Loi de finances pour 1990
(89-268 DC) considère que la suppression d'un avantage fiscal ne
porte pas atteinte au droit de propriété, alors même que cette
suppression a pour conséquence d'entraîner pour certaines
catégories de redevables une augmentation d'imposition.
Enfin, la suppression d'une imposition ne porte pas atteinte au
droit de propriété, les attributaires du produit de cette imposition ne
bénéficiant pas d'un droit acquis au maintien de cette ressource
fiscale (déc. 91-302 DC du 30 décembre 1991, Loi de finances pour
1992).

335 Les titulaires du droit de propriété ◊ S'agissant des titulaires


du droit de propriété, le Conseil constitutionnel a affirmé à
plusieurs reprises que les personnes publiques bénéficiaient des
dispositions constitutionnelles protectrices de la propriété. Ainsi,
« cette propriété ne concerne pas seulement la propriété privée des
particuliers mais aussi, à un titre égal, la propriété de l'État et des
autres personnes publiques » (décis. n° 86-207 DC des 25 et 26 juin
1986, Privatisations, GD no 17 ; décis. n° 86-217 DC du 18 sept.
1986, Liberté de communication ; décis. n° 94-346 DC du 21 juill.
1994, Inaliénabilité du domaine public ; décis. n° 567 DC du
24 juill. 2008). Il en résulte que les articles 2 et 17 de la Déclaration
sont indifféremment applicables au propriétaire privé et au
propriétaire public (décis. n° 03-473 DC du 26 juin 2003).

336 Les atteintes possibles au droit de propriété ◊ La mention par


l'article 544 du Code civil du caractère absolu du droit de propriété
ne doit pas être interprétée comme proscrivant toute limitation de
ce droit. La jurisprudence constitutionnelle permet de dresser une
typologie des atteintes au droit de propriété.
Deux types d'atteinte possibles au droit de propriété sont
concevables. La dépossession consiste à transférer la propriété d'un
bien, et supprime tous les attributs qui y sont attachés, au détriment
de l'ancien propriétaire ; la réglementation du droit de propriété
permet quant à elle de limiter et de restreindre l'utilisation d'un
bien, sans modifier le titulaire du droit.
La privation de propriété a d'abord été aperçue sous l'angle de
l'expropriation pour cause d'utilité publique, le procédé de
nationalisation étant plus récent. La nationalisation implique
d'ailleurs par essence une privation de propriété, le Conseil
constitutionnel ayant défini cette opération comme étant le transfert
de la propriété d'une entreprise résultant d'une décision de la
puissance publique à laquelle le ou les propriétaires sont obligés de
se plier (décis. n° 83-167 DC du 19 janv. 1984, Établissements de
crédit). Les opérations de privatisation apparaissent aussi comme
des privations de propriété, ceci étant la conséquence de la
reconnaissance de la propriété publique.

337 Les garanties du droit de propriété ◊ Quoi qu'il en soit, le


Conseil constitutionnel veille à ce que les opérations de
nationalisation et de privatisation respectent l'article 17 de la
Déclaration. Celui-ci laisse toutefois une marge importante de
décision quant à la nécessité des nationalisations ou des
privatisations, le législateur disposant en la matière d'un pouvoir
discrétionnaire, sur lequel le Conseil constitutionnel n'exerce qu'un
contrôle minimum. L'examen de la nécessité des nationalisations se
ramène à la vérification qu'il existe un intérêt général. Les mêmes
principes de contrôle sont utilisés pour les opérations de
privatisation.
a) Concernant la privation de propriété, la protection
constitutionnelle de ce droit comporte les éléments suivants. La
privation doit être opérée conformément à la loi, ce qui implique en
matière d'expropriation, « que la nécessité publique fondant la
privation de propriété ait été légalement constatée » (décis. n° 04-
509 DC du 13 janv. 2005). Il en résulte une importante limite au
pouvoir du législateur pour opérer la validation de déclaration
d'utilité publique illégale (même décision). Outre la nécessaire
intervention du législateur, le juge judiciaire a un rôle particulier à
tenir, en cas d'atteinte de ce type à la propriété immobilière. Dans la
décision 89-256 DC du 25 juillet 1989, TGV Nord, le Conseil
vérifie que la loi déférée, relative à l'expropriation, ne méconnaît
pas « l'importance des attributions conférées à l'autorité judiciaire
en matière de protection de la propriété immobilière par les
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».
Devant l'absence de norme explicite dans la Constitution, la
constitutionnalisation du principe de l'autorité judiciaire gardienne
de la propriété ne pouvait que résulter de cette catégorie
« ouverte », constituée par les principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République.
Mais, en matière de privation de propriété, la garantie la plus
importante est constituée par la prévision d'une indemnisation
« juste et préalable », par l'article 17 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen. Le Conseil constitutionnel a précisé ce qu'il
fallait entendre par indemnisation préalable. Dans la décision 81-
132 DC, Nationalisations, le Conseil constitutionnel vérifie qu'à la
date de dépossession, le mode d'indemnisation est suffisamment
équivalent à un paiement en numéraire. Tel est le cas, puisque les
obligations remises le jour du transfert des actions des sociétés
nationalisées sont immédiatement négociables. Le caractère
préalable de l'indemnisation implique donc que non seulement le
montant de l'indemnisation soit connu lors du transfert de propriété,
mais qu'en outre, l'indemnité soit versée préalablement. Cependant,
le juge constitutionnel n'impose pas que la totalité de l'indemnité
soit versée avant la prise de possession. Dans certaines hypothèses
justifiées, il admet que le caractère préalable de l'indemnisation a
été respecté, dès lors que pour l'essentiel de la valeur d'échange, le
paiement a eu lieu (déc. 89-256 DC, TGV Nord, préc.).
En ce qui concerne le caractère juste de l'indemnité, la première
loi relative aux nationalisations a été annulée, au motif que le
dispositif d'indemnisation retenu ne permettait pas d'appréhender la
valeur réelle des actions des sociétés cotées en bourse et des actions
des sociétés non cotées, les méthodes d'évaluation retenues n'étant
pas assez précises (décis. n° 81-132 DC, Nationalisations, du
16 janv. 1982). De plus, le dispositif d'indemnisation est censuré
parce que le paiement des dividendes afférents à
l'exercice 1981 n'avait pas été prévu. Le caractère juste de
l'indemnisation implique que celle-ci couvre l'intégralité du
préjudice direct, matériel et certain, comme le Conseil
constitutionnel a eu l'occasion de le préciser (décis. n° 89-256 DC,
TGV Nord).
b) S'agissant de la réglementation du droit de propriété, il faut
remarquer que celle-ci a toujours existé, et aux termes du Code
civil, c'est seulement dans le cadre de la législation que le
propriétaire dispose d'un droit absolu sur sa chose.
Le juge constitutionnel s'attache d'abord à vérifier que la
réglementation correspond à un objectif d'intérêt général. C'est ce
qui résulte expressément de la décision 90-287 DC du 16 janvier
1991, Santé publique et assurance sociale. Le Conseil y déclare
que les restrictions qui résultent de la loi déférée « quant aux
conditions d'exercice du droit de propriété répondent à un motif
d'intérêt général ». Il s'agit de vérifier que la limitation du droit de
propriété est justifiée par la satisfaction d'un intérêt général. En
réalité, ce contrôle est très limité, dans la mesure où c'est le
législateur lui-même qui définit, en usant de son pouvoir
discrétionnaire, le contenu de l'intérêt général. Cependant, pour être
restreint, ce contrôle n'en est pas moins effectif, comme le prouve
la décision 2000-434 DC, Loi sur la chasse, du 20 juillet 2000.
Pour la première fois, le Conseil constitutionnel annule des
dispositions législatives au motif qu'elles ne ressortissent pas d'un
intérêt général clairement identifié. Un contrôle de la même
intensité est opéré sur le fondement de l'article 61-1 de la
Constitution (cf. : 208 QPC du 13 janv. 2012).
Par ailleurs, une intensification du contrôle semble s'amorcer
dans la décision 2000-436 DC, Loi relative à la solidarité et au
renouvellement urbain, puisque le Conseil constitutionnel, après
avoir admis l'existence d'un intérêt général préalable, considère
qu'en l'espèce, le législateur a apporté au droit de propriété, une
atteinte disproportionnée à l'objectif poursuivi. Ce contrôle paraît
distinct de la vérification de l'absence de dénaturation.

338 Le contrôle de l'absence de dénaturation ◊ Le Conseil


constitutionnel s'assure que la réglementation édictée reste dans la
limite des capacités de réglementation du droit de propriété. Dans
de nombreuses décisions, le Conseil s'attache à rechercher l'absence
de dénaturation du droit de propriété, résultant d'une réglementation
excessive.
Dans la décision 84-172 DC du 26 juillet 1984, Structure des
exploitations agricoles, le Conseil considère que l'extension des cas
d'application d'un régime d'autorisation préalable pour le contrôle
des structures des exploitations agricoles n'a pas un caractère de
gravité telle que l'atteinte au droit de propriété dénature le sens et la
portée de celui-ci. De même, la prévision de la possibilité pour le
ministre de l'Économie de s'opposer à l'augmentation de la
participation d'une ou plusieurs personnes dans une société
privatisée « n'a pas un caractère de gravité tel que l'atteinte qui en
résulte en dénature le sens et la portée » (décis. n° 89-254 DC du
4 juill. 1989, Modalités d'application des privatisations).
Dans trois décisions, le Conseil constitutionnel a censuré des lois
pour dénaturation du droit de propriété. Dans la décision 94-
346 DC du 21 juillet 1994, Inaliénabilité du domaine public
(RJC I-598), il annule une disposition législative au motif qu'elle
porte atteinte à la propriété publique, en prévoyant la possibilité
indéterminée d'institution de droits réels sur le domaine public. La
décision 96-373 DC du 9 avril 1996, Statut de la Polynésie
représente le deuxième cas de censure pour dénaturation, le Conseil
constitutionnel annulant la loi au motif qu'elle organise un régime
discrétionnaire d'autorisation préalable à la cession de certains
immeubles situés en Polynésie. Enfin, la décision 98-403 DC du
28 juillet 1998, Taxe d'inhabitation, aboutit elle aussi à une
annulation pour dénaturation du dispositif législatif, qui imposait
l'aliénation forcée d'un bien.
Ces décisions démontrent malgré tout l'effectivité de la
protection constitutionnelle de la propriété.

§ 12. La liberté d'entreprendre

L'examen comparé de quatre droits étrangers fait apparaître des


similitudes avec le cas français.

A. Droit comparé

L'examen des droits constitutionnels allemand, autrichien,


espagnol et italien fait apparaître une série de points de
convergence.
339 Consécration constitutionnelle et contenu ◊ La liberté
d'entreprendre est différemment dénommée dans les quatre pays
considérés : liberté d'exercer une « activité lucrative » en Autriche ;
liberté de la profession en République fédérale d'Allemagne ;
« liberté d'entreprise » en Espagne et liberté de « l'activité
économique privée » en Italie. Il s'agit cependant de la même
notion, sauf à considérer que le contexte peut être différent selon
les pays.
Dans chacun de ces pays, cette liberté est expressément
consacrée par la Constitution (art. 6 al. 1er de la Loi fondamentale
en RFA ; art. 41 al. 1er de la Constitution en Italie ; et art. 38 de la
Constitution en Espagne).
La liberté d'entreprendre comprend la liberté d'établissement et la
liberté d'exercice d'une profession. Ceci est reconnu dans les divers
pays par le juge constitutionnel et ne prête pas à discussion.

340 Les limites ◊ Dans chacun des quatre pays considérés, la liberté
d'entreprendre peut recevoir des limitations dès l'instant que sont
respectées les trois conditions suivantes :
– l'observation du respect de la « réserve de loi », c'est-à-dire de
la compétence du législateur pour établir ces limites ;
– la préservation du « contenu essentiel » ou du « noyau
intangible », c'est-à-dire la « non-dénaturation » de la liberté ;
– la poursuite de buts d'intérêt général.
Les deux premières conditions constituent des garanties de
protection de tout droit fondamental ainsi qu'il a été souligné plus
haut et elles sont peu susceptibles de variation. L'appréciation de la
troisième, en revanche, est de nature à varier selon la place qui est
celle de la liberté considérée au sein des droits fondamentaux.
C'est ainsi qu'en Espagne et en Italie, la liberté d'entreprendre est
considérée comme un droit de la deuxième génération, c'est-à-dire
comme un droit à protection moins forte parce qu'inséré dans un
contexte économique et social moins libéral que celui des droits de
la première génération. En Italie, l'« utilité sociale » est souvent
mise en avant pour justifier une limitation de la liberté
d'entreprendre, celle-ci étant comprise dans le Titre III de la
première partie, consacré aux « rapports économiques » (alors que
les deux premiers titres de cette première partie relative aux
principes fondamentaux, sont intitulés « rapports civils » et
« rapports éthico-sociaux »). Et comme le note un spécialiste (J.-
C. Escarras), « la liberté d'initiative privée, lorsqu'elle est
confrontée à la limite de l'“utilité sociale” est quasi
systématiquement mise en concurrence avec d'autres droits
constitutionnellement protégés et elle leur cède le plus souvent le
pas ». En Espagne, la liberté d'entreprendre est comprise dans le
second cercle des droits fondamentaux, c'est-à-dire ceux qui sont
moins fortement protégés et notamment ne bénéficient pas de la
protection assurée par le recours d'amparo. Les limitations d'intérêt
général susceptibles d'être apportées à la liberté d'entreprendre sont,
en outre, assez nombreuses.
En Autriche, il en va différemment car la liberté d'entreprendre
peut être considérée comme un droit de la première génération,
c'est-à-dire proclamé dans un contexte libéral, dans la mesure où
elle a été affirmée en 1867.
On remarquera aussi qu'en République fédérale d'Allemagne,
comme en France, la liberté d'entreprendre est associée et liée au
droit de propriété. Ce qui permet d'invoquer aussi éventuellement
les atteintes à ce droit qui viendraient s'ajouter à celles relatives à la
liberté d'entreprendre. Ceci renforce, également, dans le cas
français, le caractère de droit de la première génération de la liberté
d'entreprendre.

341 Respect du principe de proportionnalité ou de


rationalité ◊ Les quatre jurisprudences constitutionnelles font
application du même raisonnement ou du moins suivent la même
démarche quant à l'appréciation de la constitutionnalité des limites
fixées par le législateur : à l'instar de la jurisprudence allemande
qui, dès 1958, à travers la « théorie des degrés », a procédé à « une
recherche d'un équilibre inspirée par le principe de
proportionnalité », les autres jurisprudences ont opéré un contrôle
basé sur le principe de proportionnalité ou, en Italie, de
« ragionevolezza » (rationalité ou raisonnabilité). Ceci se traduit
par la vérification « du caractère approprié, nécessaire et adéquat de
l'atteinte portée par la loi, au nom d'un intérêt supérieur de la
collectivité, au droit fondamental de liberté de la profession »
(Ch. Autexier). Le contrôle du législateur est donc assuré de
manière assez précise dès lors qu'il réglemente une activité
professionnelle dans les divers pays concernés. Certes, le
législateur conserve une marge d'appréciation assez grande ; mais
le juge constitutionnel vérifiera si la mesure prévue n'est pas
disproportionnée ou déraisonnable au regard du but poursuivi. Il
recherchera également si le même but pouvait être atteint par un
autre moyen mettant moins en cause la liberté considérée. Il
appréciera en outre la qualité et la nature des intérêts publics
invoqués.

B. Droit français

342 La consécration de la valeur constitutionnelle de la liberté


d'entreprendre ◊ La Constitution, lato sensu, ne consacre pas
expressément la liberté d'entreprendre en tant que principe
constitutionnel. Le Conseil d'État considère pour sa part qu'il s'agit
d'un principe qui s'impose au pouvoir réglementaire (CE 27 avr.
1998, Cornette de Saint Cyr, Lebon p. 177), mais aussi d'une liberté
fondamentale, au sens de l'article L 521-2 du Code de justice
administrative (CE, ord. ref. 12 nov. 2001, Cne de Montreuil-
Bellay). Dans la décision du 16 janvier 1982, Nationalisations
(décis. n° 81-132 DC, GD n° 30), le Conseil constitutionnel a
néanmoins déduit l'appartenance de la liberté d'entreprendre au bloc
de constitutionnalité, de l'article 4 de la Déclaration des droits de
l'homme, aux termes duquel « la liberté consiste à pouvoir faire
tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cette disposition montrait ainsi
toutes ces potentialités en permettant de dégager un principe
constitutionnel ne figurant pas explicitement dans la Constitution,
sans avoir besoin d'utiliser la catégorie ouverte que constituent les
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Cette interprétation extensive de l'article 4 de la Déclaration, opérée
sur le fondement de l'article 61 de la Constitution, a été transposée
au contentieux de la question prioritaire de constitutionnalité ouvert
par l'article 61-1 de la Constitution (cf. not. : 55 QPC du 18 oct.
2010 ; 89 QPC du 22 janv. 2011 ; 139 QPC du 24 juin 2011).
Cette lecture de l'article 4 au profit de la liberté d'entreprendre a
cependant été contestée, en particulier dans le contexte politique
des nationalisations. Mais le professeur Jean-Louis Mestre a
démontré que la liberté d'entreprendre avait bel et bien été
envisagée par les auteurs du texte de 1789, et que c'est donc à bon
droit que le Conseil constitutionnel a décidé que la formule
générale de l'article 4 reprenait implicitement la liberté spécifique
que constitue la liberté d'entreprendre.

343 Les atteintes possibles à la liberté d'entreprendre ◊ Une fois


de plus, il faut constater que la reconnaissance de l'existence d'une
liberté fondamentale ne se traduit pas par la suppression de tout
pouvoir au profit du législateur. Ce dernier peut réglementer la
liberté d'entreprendre, celle-ci n'ayant pas un caractère absolu.
D'ailleurs, simultanément à la reconnaissance de la liberté
d'entreprendre, le Conseil constitutionnel a précisé que cette
dernière n'est ni générale, ni absolue (décis. n° 81-132 DC préc.),
seules les restrictions arbitraires ou abusives étant susceptibles
d'être annulées (J.-P. Théron, 1984, p. 681). Il en résulte que le
législateur peut porter atteinte à la liberté d'entreprendre, sous
réserve de ne pas la remettre en cause. C'est ce que devait
confirmer la jurisprudence ultérieure du juge constitutionnel, aux
termes de laquelle la liberté d'entreprendre « ne peut exister que
dans le cadre d'une réglementation instituée par la loi » (décis.
n° 82-141 DC du 27 juill. 1982).
Cette formule avait cependant l'inconvénient de laisser penser
que la liberté d'entreprise ne pouvait exister per se, mais seulement
du fait de lois de développement. Par la suite, le juge
constitutionnel devait modifier sa motivation, en considérant que
« la liberté d'entreprendre, qui n'est ni générale ni absolue, s'exerce
dans le cadre d'une réglementation instituée par la loi » (décis.
n° 85-200 DC du 16 janv. 1986, RJC I-245). Désormais, le Conseil
constitutionnel énonce de façon synthétique et complète qu'« il est
loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre, qui
découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789, les limitations
justifiées par l'intérêt général ou liées à des exigences
constitutionnelles, à la condition que lesdites limitations n'aient pas
pour conséquence d'en dénaturer la portée » (décis. n° 98-401 DC
du 10 juin 1998, Loi sur les 35 heures ; décis. n° 99-223 DC du
13 janv. 2000, Réduction du temps de travail).
Cette motivation permet de faire apparaître non seulement que la
liberté d'entreprendre est susceptible de limitations, mais aussi que
celles-ci ne doivent pas atteindre un degré tel qu'elles dénaturent la
liberté. Enfin, ces limitations doivent être fondées soit sur des
principes constitutionnels, soit sur l'intérêt général.
S'agissant de la première catégorie d'atteintes, il s'agit en réalité
pour le législateur d'opérer une conciliation entre d'une part la
liberté d'entreprendre et d'autre part, d'autres principes
constitutionnels. Ainsi, les nationalisations opérées
en 1982 apparaissent comme une conciliation entre la liberté
d'entreprendre et l'alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946
(décis. n° 81-132 DC préc.). De même, une réglementation de la
publicité pour le tabac ou les boissons alcoolisées constitue une
conciliation entre la liberté d'entreprendre et les exigences de
protection de la santé, elles-mêmes de valeur constitutionnelle, en
vertu de l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 (décis.
n° 90-283 DC du 8 janv. 1991). La réduction du temps de travail,
même si elle porte atteinte à la liberté d'entreprendre, s'inscrit dans
la perspective de ce même 11e alinéa selon lequel la Nation garantit
à tous le repos et les loisirs (décis. n° 99-423 DC du 13 janv. 2000).
Enfin, une nouvelle définition du licenciement économique doit
réaliser une juste conciliation entre la liberté d'entreprendre et le
droit de chacun d'obtenir un emploi (décis. n° 01-455 DC du
12 janv. 2002 ; v. aussi décis. n° 04-509 DC du 13 janv. 2005 et
décis. n° 05-521 DC du 22 juill. 2005). Le contrôle de l'absence de
dénaturation se ramène alors à vérifier que le législateur a maintenu
un certain équilibre entre deux principes constitutionnels
contradictoires.
Concernant les atteintes à la liberté d'entreprendre fondées sur
l'intérêt général, le législateur dispose d'une marge discrétionnaire
plus importante, puisqu'il lui appartient de définir l'objectif que doit
satisfaire la réglementation de la liberté. Ainsi, la loi pourra
restreindre cette liberté afin d'améliorer les conditions de desserte
des transports intérieurs de passagers (décis. n° 82-150 DC du
30 déc. 1982, Loi d'orientation des transports intérieurs). De
même, une loi pourra diminuer cette liberté, en limitant les cumuls
entre les emplois et les retraites, pour lutter contre le chômage
(décis. n° 85-200 DC du 16 janv. 1986, Cumul emploi-retraite). La
constitution de droits exclusifs au profit d'un établissement public
se justifie par l'intérêt qui s'attache à la préservation du patrimoine
archéologique (décis. n° 2000-439 DC du 16 janv. 2001). Plus
généralement, la liberté d'entreprendre trouve sa limite dans le fait
de contribuer sciemment à des activités illicites ou contraires à
l'ordre public (décis. n° 2003-467 DC du 19 mars 2003). Pour
vérifier la constitutionnalité de la loi, le Conseil examinera
l'étendue et l'intensité des atteintes à la liberté d'entreprendre,
vérifiant que la loi ne constitue pas une atteinte disproportionnée au
regard de l'objectif poursuivi (décis. n° 2000-439 DC du 16 janv.
2001 ; décis. n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004).
Jusqu'à récemment, l'invocation par les requérants de la liberté
d'entreprendre n'avait pas conduit à une annulation, malgré des
restrictions parfois importantes à cette liberté, telles que des
nationalisations (décis. n° 81-132 DC), la constitution d'un
monopole (décis. n° 2000-439 DC) ou la création d'un service
public (décis. n° 2001-451 DC du 27 nov. 2001). Ceci est sans
doute dû au caractère de droit de second rang de la liberté
d'entreprendre.
Il est vrai que dans la décision 88-244 DC du 20 juillet 1988, Loi
d'amnistie, le Conseil constitutionnel a considéré que le droit à
réintégration reconnu aux salariés protégés risquait de mettre en
cause la liberté d'entreprendre de l'employeur. Mais, s'il annule la
disposition législative prévoyant la réintégration des représentants
du personnel ou responsables syndicaux licenciés à raison de fautes
lourdes, c'est au motif d'une violation du principe d'égalité devant
les charges publiques. Dans ce cas, en effet, la réintégration de ces
salariés dépasse par son étendue, les charges que la société peut
imposer à ses membres. Le principe d'égalité devant les charges
publiques constitue donc le fondement immédiat de l'annulation. En
réalité, le recours à ce principe permet de « mesurer » l'ampleur de
l'atteinte à la liberté d'entreprendre : si la réintégration, en
conséquence d'une loi d'amnistie, des salariés porte, en elle-même,
atteinte à cette liberté, ce n'est qu'à partir du moment où elle
concerne les auteurs de faute lourde qu'il y a une atteinte
inconstitutionnelle, dès lors que les charges qui en résultent
excèdent celles qui peuvent être imposées dans l'intérêt général.
Dans la décision 435 DC du 7 décembre 2000, Loi d'orientation
pour l'outre-mer, l'annulation de la disposition législative s'explique
par la violation par le législateur de sa compétence pour définir les
limitations à la liberté d'entreprendre, les restrictions aux
concentrations de surfaces commerciales n'étant pas énoncées de
façon claire et précise.
C'est dans la décision 2000-436 DC du 7 décembre 2000, Loi
SRU que le Conseil a admis pour la première fois que la liberté
d'entreprendre a subi une atteinte inconstitutionnelle, la possibilité
pour les plans locaux d'urbanisme des villes de Paris, Lyon et
Marseille de subordonner à autorisation administrative tout
changement de destination d'un local commercial ou artisanal
apportant à cette liberté une restriction trop importante. Mais il est
vrai que le droit de propriété constitue aussi le fondement de
l'annulation dans cette hypothèse, comme le souligne le juge
constitutionnel.
Une absence manifeste de proportionnalité entre l'objectif de
maintien de l'emploi et la liberté d'entreprendre devait être
identifiée par la décision 01-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de
modernisation sociale, comme une atteinte trop importante,
conduisant là encore à l'annulation des dispositions incriminées.
Cette technique de la proportionnalité est caractéristique du
contrôle de la conciliation opérée entre la liberté d'entreprendre et
d'autres principes constitutionnels.
La possibilité d'atteintes limitées à la liberté d'entreprendre
montre que, conformément à la Constitution, la France est une
République sociale (Th. S. Renoux et M. de Villiers, 2000, p. 21).

344 Le contenu de la liberté d'entreprendre ◊ La liberté


d'entreprendre permet le libre exercice de toute activité
économique. Concrètement, comme il est admis (P. Bon, 1992,
p. 582), cette liberté comporte deux aspects. D'un côté, « la liberté
d'établissement signifie que la personne juridique doit pouvoir
fonder l'entreprise de son choix, avoir accès à l'activité
professionnelle qu'elle souhaite » ; de l'autre, la liberté d'exercice
qui postule qu'« une fois l'entreprise fondée, une fois l'accès à
l'activité professionnelle garanti, la personne juridique doit pouvoir
librement exploiter cette entreprise ou exercer cette activité »
(P. Bon, ibid.). La jurisprudence constitutionnelle reflète cette
dualité des composantes de la liberté d'entreprendre, les deux
aspects se superposant souvent. Il est vrai que la réglementation de
la liberté d'entreprendre apparaît à la fois comme un frein à la
création d'une entreprise, mais aussi comme une restriction à
l'exercice d'une activité professionnelle existante et à sa gestion.
Entendue dans ce sens, la liberté d'entreprendre est susceptible
d'être distinguée de la liberté du commerce et de l'industrie,
considérée par le juge comme un principe général du droit (CE
22 juin 1951, Daudignac, Lebon 362), mais sur la valeur duquel le
Conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé (décis. n° 81-129 DC
des 30 et 31 octobre 1981), en tout cas de manière claire (décis.
n° 03-474 DC du 17 juill. 2003). En effet, il est en général
considéré que la liberté du commerce et de l'industrie inclut à la
fois la liberté d'entreprendre, de valeur constitutionnelle, mais
encore la libre concurrence (J.Y. Chérot, 2002, p. 44). La liberté
d'entreprendre serait alors plus limitée que la liberté du commerce
et de l'industrie. Reste que le Conseil d'État, prenant le contre-pied
de la doctrine majoritaire (N. Jacquinot, 2003), a au contraire
considéré que cette dernière était une composante de la liberté
d'entreprendre (CE, ord., 12 novembre 2001, Cne de Montreuil-
Bellay).
Quoi qu'il en soit, la liberté d'entreprendre est susceptible d'être
complétée, sur le plan constitutionnel, par la libre concurrence.
Ainsi, dans une décision 2001-450 DC, du 11 juillet 2001,
DDOSEC, le Conseil constitutionnel a jugé qu'en l'espèce, le
principe d'égalité impliquait la libre concurrence (v. aussi, décis.
n° 2001-452 DC, du 6 déc. 2001). De même, dans la décision 2004-
506 DC du 2 décembre 2004, il vérifie que les petites et moyennes
entreprises sont traitées dans le respect du principe d'égalité
s'agissant de l'accès à la commande publique. Et ce, après avoir
affirmé que le principe de liberté d'accès à la commande publique
découlait de la Déclaration de 1789 (décis. n° 2003-473 DC du
26 juin 2003). Le principe d'égalité est donc le moyen permettant
d'offrir une protection de la libre concurrence (D. Linotte, 2005),
qui postule notamment l'égalité des acteurs économiques sur le
marché. La décision 2001-451 DC, en distinguant entre l'atteinte au
principe d'égalité et l'atteinte à la libre concurrence, traduit une
étape supplémentaire en faveur de la consécration de la valeur
constitutionnelle de cette liberté (D. Ribes, 2001).
La liberté contractuelle a souvent été conçue comme une
expression concrète de la liberté d'entreprendre. Tout en déniant
(décis. n° 94-348 DC du 3 août 1994), dans un premier temps, faute
de norme de rattachement (L. Favoreu, 1997, p. 333), valeur
constitutionnelle directe à la liberté contractuelle, le Conseil
constitutionnel a pris soin de réserver le cas où la méconnaissance
de cette liberté porterait atteinte à des droits et libertés
constitutionnellement garantis (décis. n° 97-388 DC du 20 mars
1997, RJC I-701). Déjà, dans une décision 96-385 DC du
30 décembre 1996, le Conseil avait admis que la liberté
contractuelle pouvait constituer une garantie essentielle permettant
d'assurer le respect de principes constitutionnels. Ultérieurement,
dans la décision 98-401 DC (préc.), il précise que le législateur ne
saurait porter atteinte à l'économie des conventions en cours
légalement conclues, des atteintes d'une gravité propre à
méconnaître manifestement l'article 4 de la Déclaration de 1789
(décis. n° 99-416 DC du 23 juill. 1999 ; 2000-436 DC du 7 déc.
2000 ; 2001-451 DC du 27 nov. 2001 ; 2001-455 DC du 12 janv.
2002). Dans d'autres décisions, il mentionne seulement que le
législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une
atteinte qui ne soit pas justifiée par un motif d'intérêt général
suffisant (décis. n° 2002-464 DC du 27 déc. 2002). On peut donc
considérer qu'une atteinte injustifiée à des contrats est de nature à
méconnaître l'article 4.
Tel a été précisément le cas dans la décision 436 DC dans
laquelle le Conseil constitutionnel a annulé une disposition
législative tendant à imposer la destination sociale de certains
logements au delà du terme contractuel négocié. Celle-ci portait
atteinte à l'économie des contrats légalement conclus, une atteinte
d'une gravité trop importante. Déjà, dans la décision 99-423 DC du
13 janvier 2000, il avait jugé que le législateur avait porté
inconstitutionnellement atteinte à des conventions collectives en
remettant en cause leurs contenus, sans motif d'intérêt général
suffisant.
Cette jurisprudence permet incontestablement une protection
accrue des conventions légalement conclues. Aboutit-elle pour
autant à la constitutionnalisation de la liberté contractuelle, comme
le souhaite une partie de la doctrine (P. Terneyre, 1995) ? La
décision 2000-437 DC du 19 décembre 2000, Loi de financement
de la sécurité sociale, apporte peut-être un début de réponse, dans
la mesure où le juge constitutionnel fait expressément référence à
cette liberté, comme découlant de l'article 4 de la Déclaration, ce
qui contribue à la rendre autonome par rapport aux autres droits et
libertés (v. aussi décis. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, 2006-
543 DC du 30 nov. 2006 et décis. n° 2004-497 DC du 1er juill.
2004).
Reste que si l'on examine les fondements textuels invoqués par le
Conseil constitutionnel, le doute peut subsister quant à la valeur
constitutionnelle précise de cette liberté (F. Moderne, 2006). Il
apparaît que l'article 4 n'est pas la seule base juridique de la
protection offerte aux contrats, le juge se fondant aussi sur
l'alinéa 8 du Préambule de la Constitution de 1946, et sur
l'article 16 de la Déclaration (décis. n° 2002-465 DC du 13 janvier
2003 ; décis. n° 2007-556 DC du 16 août 2007) pour examiner si
les dispositions législatives déférées remettent effectivement en
cause des conventions ou accords collectifs et si, dès lors, cette
remise en cause est justifiée par des motifs suffisants d'intérêt
général. S'agissant des personnes publiques, et en particulier des
collectivités territoriales, la liberté contractuelle pourrait être assise
sur l'article 72 de la Constitution, même s'il est vrai que, dans la
décision 543 DC du 30 novembre 2006, le Conseil constitutionnel a
rattaché la liberté contractuelle des collectivités territoriales à
l'article 4 (P.Y. Gahdoun, 2007).
Par ailleurs, il a pu être montré que, dans de nombreuses
décisions, la liberté contractuelle était couplée avec d'autres droits
et libertés, qu'il s'agisse de la liberté d'entreprendre, de la libre
administration des collectivités territoriales, du principe de
participation des travailleurs, de la sécurité juridique ou de la
liberté personnelle (F. Moderne, 2006), ce qui amène
nécessairement à s'interroger sur le degré d'autonomie de cette
liberté.
Quoi qu'il en soit, on peut définir les exigences concrètes de la
liberté contractuelle, dont on considère généralement qu'elle inclut
non seulement la liberté de contracter, mais encore le respect des
stipulations prévues par le contrat. Ce dernier aspect, qui a trait à la
sécurité juridique, recouvre la formule standard sur l'économie des
conventions en cours, utilisée par le juge constitutionnel. Il permet
d'assurer la stabilité des relations contractuelles (décis. n° 2008-
568 DC du 7 août 2008). Concernant la liberté de contracter, la
décision 2000-437 DC avait justement pour ambition de répondre à
l'argumentation des requérants contestant des dispositions ayant
pour effet d'inciter des entreprises à conclure des conventions
visant à la modération du prix des médicaments (v. aussi décis.
n° 2006-543 DC, préc.).
Quelle que soit sa valeur normative, médiate ou immédiate, la
liberté contractuelle a, comme la liberté d'entreprendre, compte
tenu des atteintes portées par les différentes législations
(L. Leveneur, 1998), vocation à bénéficier seulement d'une
protection atténuée (B. Mathieu, 1997 ; P. Terneyre, 1998). Là
encore, le Conseil constitutionnel vérifie la conciliation réalisée par
le législateur entre les exigences de la liberté contractuelle et
l'intérêt général tenant à la réglementation de cette liberté (cf.
décision 2004-497 DC du 1er juill. 2004).

§ 13. Le droit d'asile

345 Un droit fondamental en déclin ◊ Si souvent invoqué et si peu


appliqué : « droit ambigu, droit incertain, droit fragile, le droit
constitutionnel d'asile sera-t-il dans la panoplie des droits dits
fondamentaux proclamés et garantis par les démocraties
européennes le seul à perdre régulièrement de sa substance ou son
déclin en annonce-t-il d'autres ? » (F. Moderne, Le droit
constitutionnel d'asile dans les États de l'Union européenne, Paris,
p. 172 – ouvrage auquel il convient de se reporter pour l'ensemble
du paragraphe).

A. Droit comparé

346 Un droit consacré par peu de Constitutions ◊ Aux États-


Unis, le droit d'asile n'est pas un droit de rang constitutionnel : il ne
figure pas dans la Constitution et la Cour suprême ne lui reconnaît
qu'un rang législatif.
Sur notre continent, « il n'a été reconnu que très partiellement
dans les États de l'Union européenne : seuls cinq États l'ont inscrit
dans leur charte fondamentale » (F. Moderne). Sur ces cinq États,
précise le professeur Moderne, « quatre sortaient de régimes
dictatoriaux, plus ou moins pesants et avaient à cœur de redorer
leur image (RFA, Italie, Portugal et Espagne). Le cinquième (la
France) se prévalait de sa vieille tradition révolutionnaire. Seules la
RFA et la France étaient des pays d'immigration : les autres
(l'Espagne, le Portugal et l'Italie) ne s'engageaient pas outre mesure
en proclamant ce droit ».
En outre, le droit d'asile était, d'entrée de jeu, fragilisé par
« l'amalgame soigneusement entretenu entre le droit d'asile
constitutionnel et le soi-disant droit d'asile conventionnel (né de la
Convention de Genève) qui n'en est pas un » (F. Moderne, op. cit.,
p. 170).
Enfin, depuis le Traité d'Amsterdam, le droit d'asile
constitutionnel est en passe d'être absorbé par l'ordre juridique
européen.

B. Droit français

347 Fondements constitutionnels du droit d'asile ◊ La valeur


constitutionnelle du droit d'asile résulte de l'alinéa 4 du Préambule
de la Constitution de 1946 ; celui-ci dispose : « Tout homme
persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit
d'asile sur les territoires de la République ».
La matière est par ailleurs réglée par les dispositions spécifiques
de l'article 53 § 1 de la Constitution aux termes duquel :
« La République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des
engagements identiques aux siens en matière d'asile et de protection des droits de l'homme
et des libertés fondamentales des accords déterminant leurs compétences respectives pour
l'examen des demandes d'asile qui leur sont présentées.

Toutefois, même si la demande n'entre pas dans leur compétence en vertu de ces
accords, les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger
persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la
France pour un autre motif. »

Ces dispositions issues de la révision constitutionnelle du


25 novembre 1993 ont été rendues nécessaires pour permettre
l'application en France des accords dits « de Schengen » (ces
accords se composent d'une part de l'Accord du 14 juin 1985 et
d'autre part, de la Convention d'application du 19 juin 1990). Selon
ces conventions, un seul État est désormais compétent pour traiter
les demandes d'asile formulées par les ressortissants d'États tiers.
En conséquence, le demandeur qui, après s'être vu refuser l'asile
dans un État, « duplique » sa demande auprès d'un autre, devra être
débouté définitivement et renvoyé dans l'État premier saisi, sous
réserve du droit souverain de l'État intéressé d'admettre un éventuel
réexamen.
Dans le cadre de l'Union européenne également, le traitement des
demandes d'asile formulées par les ressortissants des États
membres fait l'objet de dispositions appropriées dont les principes
de base sont fixés par un protocole annexé au TUE et au TCE et
signé en 1997, en même temps que le Traité d'Amsterdam. Il en
résulte pratiquement, et selon les prescriptions de l'article unique de
ce protocole, que ces demandes doivent en principe être rejetées
sous réserve de quatre exceptions (v. L. Dubouis et C. Gueydan,
GTDUE, Tome 1, 7e éd., 2005).
Il convient enfin de préciser que le mouvement de
« communautarisation » du droit d'asile, lequel n'est évidemment
pas sans incidence sur le droit constitutionnel d'asile (en France et
chez nos voisins), continue à progresser inexorablement. Ainsi,
vient d'être adoptée et publiée la directive du 1er décembre 2005
(no 2005/85/CE, JOUE, no L 326 du 13 déc. 2005, p. 13) relative à
des normes minimales concernant la procédure d'octroi et de retrait
du statut de réfugié dans les États membres. La mise en place d'un
régime européen totalement harmonisé en matière d'asile est du
reste activement souhaitée par les instances européennes (v. not.
Commission CE, communication du 17 févr. 2006, IP/06/181).

348 Le droit d'asile, droit fondamental subjectif d'application


directe ? ◊ (v. F. Moderne, 1998) Le droit d'asile a été pour la
première fois consacré dans sa valeur constitutionnelle en 1980
(décis. n° 79-109 DC, 9 janvier 1980). Mais si cette consécration
n'a par la suite jamais été remise en cause (v. not., 80-116 DC,
17 juillet 1980 ; 86-216 DC, 3 sept. 1986) et si elle a même été
sanctionnée par l'invalidation de dispositions législatives y portant
atteinte (93-325 DC, 12-13 août 1993, Maîtrise de l'immigration,
GD no 32 ; 97-389 DC, 22 avr. 1997, Certificats d'hébergement), le
« droit constitutionnel d'asile » (F. Moderne, op. cit.) n'a
véritablement acquis une portée normative autonome et
substantielle qu'à partir de 1993 (décis. n° 93-325 DC préc.).
1) Avant 1993, le droit d'asile présente une consistance si faible
que l'on a pu, sans forcer le sens des mots, qualifier l'alinéa 4 du
Préambule de 1946 de « coquille vide » (L. Favoreu, 1998). En
effet, selon la position commune adoptée sur ce point, d'abord par
le Conseil d'état, ensuite par le Conseil constitutionnel, le droit
d'asile était mis en œuvre par la loi et les conventions
internationales. Concrètement, cela revenait à subordonner
l'effectivité du droit d'asile à l'application en France de la
Convention de Genève sur les réfugiés du 28 juillet 1951. En effet,
comme il n'existait à l'époque en France ni législation, ni
réglementation appropriée en la matière (exception fait de la loi du
25 juillet 1952 créant l'OFPRA mais qui a été prise en réalité pour
l'application de la convention de Genève, préc.), il fallait voir dans
le droit d'asile davantage un droit conventionnel qu'un droit
constitutionnel. Le « droit d'asile » s'analysait dès lors au mieux
comme un « droit de demander l'asile » et non comme un « droit
d'obtenir l'asile » ; de la sorte, il apparaît ainsi que le fait valoir un
spécialiste de la question (F. Moderne, op. cit.) davantage comme
un pouvoir (souverain) de l'État et non comme un droit (subjectif)
de l'individu. Parler dans ces conditions de « droit constitutionnel
d'asile » relevait du faux-semblant. D'ailleurs, aussi bien le Conseil
constitutionnel (jurisprudence préc.) que le Conseil d'état
(27 septembre 1985, Association « France, Terre d'asile »)
refusaient de voir dans la disposition pertinente du Préambule un
droit applicable directement en l'absence de législation définissant
ses conditions d'application. De fait, aucune demande d'asile n'était
à cette époque, présentée au titre de l'alinéa 4 du Préambule.
2) La situation change du tout au tout au début des années 1990.
Préparé par le Conseil d'état (13 déc. 1991, Dakoury, Rec. p. 439),
le changement est consacré en 1993 par le Conseil constitutionnel
dans des termes parés d'une certaine solennité (décis. n° 93-325 DC
préc.). En premier lieu, en effet, « s'agissant d'un droit fondamental
dont la reconnaissance détermine l'exercice par les personnes
concernées des libertés et droits reconnus de façon générale aux
étrangers résidant sur le territoire par la Constitution, la loi ne peut
en réglementer les conditions qu'en vue de le rendre plus effectif ou
de le concilier avec d'autres règles ou principes de valeur
constitutionnelle » (consid. 81) ; en second lieu, « le respect du
droit d'asile, principe de valeur constitutionnelle, implique d'une
manière générale que l'étranger qui se réclame de ce droit soit
autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire jusqu'à ce qu'il
ait été statué sur sa demande » (consid. 84).
De cette décision, il se dégage une série de conséquences de
première importance :
– le droit d'asile change de nature ; il devient un droit subjectif
(une prérogative de l'individu opposable à l'État), un droit
constitutionnel autonome, distinct du droit conventionnel – qui
d'ailleurs ne concerne par les demandeurs d'asile mais les réfugiés
– et applicable directement (sans le relais du droit international ni
d'une quelconque législation ou réglementation appropriée) ;
– il change aussi de contenu dans la mesure où il intègre un
ensemble de prérogatives qui donnent à ce droit une substance et
une portée concrètes qui va bien au-delà de ce que prévoit le droit
conventionnel applicable aux réfugiés. Est placé en tête de ces
prérogatives le droit au séjour provisoire, lequel implique, en
amont, le droit d'entrée sur le territoire et, en aval, le droit à
l'examen de toute demande d'asile, mais aussi d'autres exigences.
En bref, l'assimilation – abusive et préjudiciable au droit d'asile –
entre droit constitutionnel d'asile et droit conventionnel des réfugiés
semble être définitivement battue en brèche depuis 1993.

3) Mais il n'en est rien car, suivant une troisième phase de son
développement, le droit constitutionnel d'asile semble à nouveau
être entré, à l'horizon 2000, dans le champ d'attraction du droit
international et surtout communautaire. L'unification européenne –
Accords de Schengen (1985-1990), Traité de Maastricht (1992),
Traité d'Amsterdam (1997) – entraîne semble-t-il une intégration
probablement irréversible du « droit d'asile » dans le giron
communautaire et, en même temps une confusion qui va même
s'accentuant entre ce droit et le « droit de Genève » applicable aux
réfugiés. Et, curieusement, c'est désormais la jurisprudence elle-
même qui apporte son lot de confusions en tout genre et qui
contribue malheureusement au délitement du droit constitutionnel
d'asile en favorisant son « internationalisation » et son absorption
dans le droit pourtant vieillissant des réfugiés (F. Moderne, op. cit.).
Ainsi du Conseil d'état, qui, pour être à l'origine de l'évolution
décisive du début des années 1990, semble avoir néanmoins pris
fait et cause pour l'application privilégiée et même exclusive de la
Convention de Genève au lieu et place de tout référent
constitutionnel, que celui-ci s'appuie sur l'alinéa 4 du Préambule
(3 avr. 1996, Traore), ou sur l'article 53-1 de la Constitution
(22 nov. 1996, Messara).
Le Conseil constitutionnel, de son côté, n'est pas en reste,
s'appliquant même à entretenir cette « valse-hésitation » par une
série de décisions. N'hésitant pas, en effet, à mêler dans le même
registre droit d'asile et droit des réfugiés, c'est dans la plus parfaite
assimilation de l'un et l'autre qu'il trouve tantôt de légitimes raisons
de sanctionner le législateur (décis. n° 97-389 DC du 22 avr. 1997,
Certificats d'hébergement, RJC I-707, consid. 26) tantôt les motifs
suffisants à ses yeux afin d'en valider la démarche (98-399 DC du
5 mai 1998, consid. 19 et 20 ; 2003-485 DC du 4 déc. 2003, Rec.,
p. 455, consid. 10).
Dès lors et comme le relève F. Moderne dans l'étude précitée, « il
est douteux qu'un droit d'asile constitutionnel puisse maintenir
durablement son autonomie dans ceux des États qui, en Europe,
l'avaient consacré » (op. cit. p. 19). Au fond, on peut désormais se
demander si le droit d'asile existe encore aujourd'hui comme droit
fondamental, autrement dit, si la matrice constitutionnelle, après
avoir produit sur le tard un fruit plein de ressources n'est est pas
revenu à engendrer à nouveau une « coquille vide ».
La loi du 11 mai 1998 relative à l'entrée et au séjour des
étrangers en France et au droit d'asile (JO, 12 mai 1998, P. 7087)
fait place à de nouvelles formes d'asile territorial, notamment au
bénéfice des personnes qui seraient exposées à des traitements
inhumains ou dégradants ou dont la vie ou la liberté se trouverait
gravement menacés. Établies sur la base du « rapport Weil » remis
au Premier ministre le 1er juillet 1997 (Documentation française
1997), ces dispositions, en tirant profit de la révision
constitutionnelle de 1993 s'efforcent certes de redonner un nouvel
élan aux dispositions du Préambule. Il est à craindre cependant
qu'elles ne réalisent qu'un progrès en demi-teinte ; d'abord parce
qu'elles le doivent tout autant sinon davantage aux exigences
découlant de la Convention européenne des droits de l'homme
(v. not. CEDH 29 avr. 1997, H.L.R. c/ France ; 2 mai 1997, D. c/
Royaume Uni : arrêts posant l'interdiction des mesures
d'éloignement prononcées par l'État contre des étrangers vers leur
pays d'origine lorsqu'ils risquent d'y être soumis à des traitements
contraires à l'art. 3 Conv. EDH), ensuite parce qu'elles renouent
avec l'affirmation en la matière d'un pouvoir de l'État et non d'un
véritable droit de l'individu (F. Moderne, op. cit.). Loin d'opérer par
conséquent un recentrage de la matière autour des exigences
proprement constitutionnelles, les nouveaux cas d'octroi (possible)
d'asile territorial le cèdent à leur tour à la tendance à
« l'internationalisation » du traitement juridique de l'asile.
La loi du 10 décembre 2003 relative à l'asile (dont les
dispositions ont été codifiées dans le Code de l'entrée et du séjour
des étrangers et du droit d'asile – livre VII, art. L. 711-1 s.),
déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel
(décis. n° 2003-485 DC du 4 déc. 2003, préc.) introduit plusieurs
innovations.
– Elle crée d'abord une forme « d'asile interne » qui pourra être
opposée aux demandes d'asile, y compris constitutionnelles, et
justifier un refus lorsque l'intéressé peut bénéficier d'une protection
sur une partie de son territoire d'origine.
– Elle permet ensuite d'opposer aux mêmes demandes la notion
de « pays d'origine sûr », défini comme celui qui respecte les
principes de la liberté, de la démocratie et de l'État de droit ainsi
que les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Le droit
français reprend ainsi à son compte une tendance déjà observée
chez nos voisins et qui s'accentue sous l'influence du droit
communautaire (v. par ex., Const. All., art. 16a).
– Des clauses d'exclusion sont applicables lorsque l'intéressé s'est
rendu indigne du bénéfice de la protection (notamment, une
personne suspectée d'avoir participé à un génocide, CE 18 janv.
2006, OFPRA, req. no 25091 ; ou d'avoir participé à des activités
terroristes, CE 9 nov. 2005, M.A., req. no 254882).
– La prise en considération des exigences communautaires est
enfin marquée par la substitution, dans le nouveau dispositif, de la
« protection subsidiaire » à « l'asile territorial ». Celle-là est
destinée à suppléer le cas où le demandeur d'asile ne remplit pas les
conditions d'éligibilité à l'asile constitutionnel et conventionnel.
Reprenant en partie les conditions fixées pour l'octroi de « l'asile
territorial », (par la prise en considération des menaces liées à la
peine de mort, aux tortures…), elle les étend aux cas où les
« persécutions » sont le fait « d'acteurs non étatiques » échappant
au contrôle de l'État.
En plaçant de manière générale la « politique d'asile » sous le
sceau de l'harmonisation européenne, le législateur, avec l'aval du
Conseil constitutionnel, écorne encore un peu plus le droit d'asile
constitutionnel : en oeuvrant dans le sens de la confusion des
procédures applicables et sous le couvert d'un « guichet unique »
des demandes d'asile, la loi accentue la confusion des genres et
contribue à la dilution du droit constitutionnel d'asile là où la
singularité du « combattant pour la liberté » mériterait à l'inverse un
traitement différencié et adapté à sa situation.

349 Référé-liberté et droit d'asile ◊ Selon le Conseil d'État, le droit


constitutionnel d'asile a le caractère d'une liberté fondamentale au
sens de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (CE
12 janv. 2001, Hyacinthe, Rec. CE p. 12 ; 25 mars 2003, Ministre
de l'Intérieur c/ M. et Mme Sulaimanov, AJDA 2003. 1662, note
O. Lecucq). L'admission au séjour provisoire constitue pour tout
demandeur d'asile un droit également fondamental qui ne peut être
refusé que dans quatre hypothèses :
– si la demande d'asile paraît manifestement infondée ;
– si son examen relève de la compétence d'un État partie aux
accords de Schengen ;
– lorsque la présence de l'étranger constitue une menace grave
pour l'ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l'État ;
– et enfin, lorsque la demande d'asile repose sur une fraude
délibérée ou un recours abusif destiné à faire échec à une mesure
d'éloignement du territoire (CESEDA, art. L. 741-4).
Il en résulte qu'en refusant l'entrée sur le territoire français à des
personnes dont la demande n'apparaît pas manifestement infondée,
le ministre compétent porte une atteinte grave et manifestement
illégale à une liberté fondamentale (CE 2 mai 2001, Dziri, Rec. CE,
p. 227). Toutefois, le droit au séjour provisoire, corollaire du droit
d'asile, doit désormais tenir compte d'une contrainte temporelle.
Mettant en application la volonté du législateur de raccourcir les
délais d'instruction des demandes d'asile, le décret no 2004-814 du
14 août 2004, pris pour l'application de la loi du 10 décembre
2003 précitée, a fixé à 21 jours à compter de la remise de
l'autorisation provisoire de séjour, le délai donné au demandeur
d'asile pour compléter son dossier et présenter sa demande d'asile à
l'OFPRA. Passé ce délai, le Conseil d'État a jugé que le droit
constitutionnel d'asile n'implique pas qu'une nouvelle autorisation
de séjour soit délivrée après le rejet de la première pour tardiveté
(CE, ord., 5 oct. 2005, Ministre de l'Intérieur c/ M. Messan Abalo,
req. no 285631, Rec. CE Tables note D. Ribes, AJDA 30 janv. 2006,
Actual. jurisp., p. 204).
§ 14. Le droit à mener une vie familiale normale

A. Une consécration constitutionnelle tardive

350 La décision du 13 août 1993, « Maîtrise de


l'immigration » ◊ Il a fallu attendre 1993 pour que le Conseil
constitutionnel consacre explicitement dans la décision 93-325 DC
(préc.) le droit à mener une vie familiale normale et au
regroupement familial au profit des étrangers. Après avoir cité
l'alinéa 10 du Préambule de 1946 aux termes duquel « la Nation
assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur
développement », il affirme « que les étrangers dont la résidence en
France est stable et régulière ont, comme les nationaux, le droit de
mener une vie familiale normale ; que ce droit comporte en
particulier la faculté pour ces étrangers de faire venir auprès d'eux
leurs conjoints et leurs enfants mineurs, sous réserve des
restrictions tenant à la sauvegarde de l'ordre public et à la
protection de la santé publique lesquelles revêtent le caractère
d'objectifs de valeur constitutionnelle ; qu'il incombe au législateur,
tout en assurant la conciliation de telles exigences, de respecter ce
droit… ».
Cette décision se situe dans le prolongement de celle du
3 septembre 1986 (86-216 DC, Entrée et séjour des étrangers) dans
laquelle le Conseil avait souligné, pour rejeter le grief tiré d'une
violation du Préambule de 1946, alinéa 11, que la loi permettait « à
l'autorité chargée de se prononcer sur l'expulsion d'un étranger de
tenir compte de tous les éléments d'appréciation, y compris sa vie
familiale », étant entendu qu'il « appartient au législateur
d'apprécier les conditions dans lesquelles les droits de la famille
peuvent être conciliés avec les impératifs d'intérêt public »
Elle rejoint par ailleurs la jurisprudence du Conseil d'État qui
avait consacré le droit à une vie familiale normale comme principe
général du droit (CE 8 déc. 1978, GISTI, Rec., p. 493) en
s'appuyant sur le Préambule de 1946, avant d'admettre que puisse
être invoqué devant lui l'article 8 de la Convention européenne des
droits de l'homme consacrant le droit au respect de la vie familiale
(CE 18 janv. 1991, Beldjoudi, Rec., p. 18). Dans la décision 39
QPC du 6 octobre 2010, le Conseil constitutionnel a également
considéré que le droit de mener une vie familiale normale, qui
résulte du dixième alinéa du préambule de la Constitution de 1946,
peut être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de
constitutionnalité.

B. Une application effective

351 Les bénéficiaires ◊ Il s'agit d'abord des nationaux même si, pour
l'instant en tout cas, le Conseil constitutionnel s'est montré prudent
dans l'interprétation de ce que pourrait être une vie familiale
« normale », tant il est vrai que ce concept de normalité se prête
mal à une interprétation univoque. Ainsi, dans sa décision 92 QPC
du 28 janvier 2011 a-t-il jugé que le droit de mener une vie
familiale normale n'implique pas le droit de se marier pour les
couples de même sexe. Il s'agit aussi des étrangers en situation
régulière, y compris les étudiants. Dans la décision du 13 août
1993, le Conseil censure l'exclusion de ces derniers de la liste des
bénéficiaires du droit au regroupement dans la mesure où le
Préambule de 1946 confère à ce droit un caractère général et que
les étudiants ne sont pas dans une situation différente des autres
demandeurs potentiels. Le Conseil constitutionnel valide en
revanche l'exclusion des polygames, car « les conditions d'une vie
familiale normale sont celles qui prévalent en France », pays
d'accueil, lesquelles interdisent la polygamie. Cette position diverge
de celle du Conseil d'État qui, dans un arrêt Montcho du 11 juillet
1980 (Rec., p. 315), avait jugé que la polygamie n'étant pas en soi
contraire à l'ordre public français, les étrangers polygames
pouvaient bénéficier du droit au regroupement familial.

352 Les conditions ◊ Le Conseil constitutionnel a précisé (décis.


n° 93-325 DC préc.) que la durée de séjour préalable et régulier en
France de deux ans exigé pour ouvrir le droit au regroupement
familial est admissible, dès lors que la demande de regroupement
peut être formulée avant l'expiration du délai. Il en va de même de
la règle selon laquelle le regroupement concerne la famille dans son
ensemble dès lors qu'il est prévu qu'un regroupement partiel peut
être autorisé dans l'intérêt des enfants. En revanche, est contraire à
la Constitution l'exigence d'un délai de deux ans imposé à tout
étranger pour faire venir son nouveau conjoint après dissolution ou
annulation d'un précédent mariage (cf. L. Favoreu, RFDC, no 15-
1993, p. 596).

SECTION 2. LES DROITS DU TRAVAILLEUR

353 Garanties générales et droits spécifiques ◊ Le « travailleur »


bénéficie de droits constitutionnels particuliers (liberté syndicale,
droit de grève, droit à la participation) qui seront présentés ci-après.
Mais, en dehors de ces droits, il est évident que le législateur doit
aussi respecter les règles et principes constitutionnels d'application
générale. Ceux-ci peuvent être invoqués et trouver à s'appliquer
dans le domaine du droit du travail comme dans d'autres. Il en va
ainsi notamment du principe d'égalité qui a fondé plusieurs
déclarations d'inconstitutionnalité de dispositions législatives
concernant le droit du travail.
Ce principe conduit à interdire toute discrimination dans les
relations de travail, à raison de l'origine, du sexe ou de la religion.
De même, le principe de la légalité des délits et des peines (DDHC,
art. 8) est-il applicable aux sanctions pénales prévues en cas de
méconnaissance des obligations résultant d'une convention, voire
même aux sanctions disciplinaires prévues par les règlements
intérieurs des entreprises (B. Mathieu, 1992, p. 34).

§ 1. La liberté syndicale

A. Les fondements constitutionnels

1. Droit comparé

354
Une liberté multiforme ◊ Apparue dans la plupart des pays dans
la deuxième moitié du XIXe siècle, la liberté syndicale était surtout à
l'origine une liberté de coalition (liberté pour les travailleurs de se
réunir pour défendre des intérêts collectifs). La liberté
d'organisation, autrement dit la liberté du groupement de se donner
telle ou telle forme n'est apparue qu'au XXe siècle (B. Veneziani),
notamment dans les textes constitutionnels adoptés à l'issue de
régimes autoritaires (Const. italienne, art. 39 al. 1 ) :
« L'organisation syndicale est libre » ; art. 9 al. 3 LF allemande :
« Le droit de former des associations en vue de sauvegarder et
d'améliorer les conditions de travail et les conditions économiques
est garanti pour tout le monde et pour toutes les professions » ;
Const. espagnole, art. 7 : « Les syndicats de travailleurs et les
associations patronales contribuent à la défense et à la promotion
des intérêts économiques et sociaux qui leur sont propres. Ils se
forment et exercent leur autorité librement dans le respect de la
Constitution et de la loi » ; Const. portugaise, article 55 : « La
liberté syndicale, condition et garantie de l'unité des travailleurs
pour la défense de leurs droits et intérêts est reconnue »…
La liberté syndicale comporte aujourd'hui de multiples facettes :
liberté de constituer des syndicats à tous les niveaux, liberté de s'y
inscrire ou non, liberté de l'activité syndicale dans l'entreprise, etc.
Elle peut donc être analysée comme liberté de l'individu et à ce titre
elle peut être considérée comme un droit fondamental du travailleur
(not. en Espagne ou en Italie). Elle représente aussi une liberté
collective, celle du groupement de travailleurs et à ce titre elle doit
être garantie non seulement par rapport à l'État mais aussi par
rapport à l'entreprise.
La Constitution du Portugal (art. 55) est celle qui met le mieux
en évidence ces différents aspects de la liberté syndicale.

2. Droit français

355 Le Préambule de 1946 et la jurisprudence du Conseil


constitutionnel ◊ En réaction contre la situation de l'Ancien
Régime, la loi Le Chapelier des 14 et 17 juin 1791 avait interdit les
« corporations » (associations de professions uniques et
obligatoires) qui apparaissaient comme un obstacle à la liberté et au
progrès économique et social. Cette interdiction constituait même
« l'une des bases fondamentales de la Constitution française »
(art. 1er de la loi) et toute tentative de reconstitution de groupements
professionnels était déclarée par avance inconstitutionnelle
(art. 4 de la loi). La loi du 25 mai 1864 supprimera le délit de
coalition et celle du 21 mars 1884 consacrera la liberté syndicale
sous ses deux aspects, à savoir la liberté de créer un syndicat et la
liberté d'adhérer ou non à un syndicat. Ce n'est qu'en 1946 que cette
liberté sera « constitutionnalisée ». La liberté syndicale est
expressément énoncée à l'alinéa 6 du Préambule de la Constitution
de 1946 : « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par
l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix » La
Constitution de 1958 (art. 34) mentionne quant à elle dans le
domaine de compétence du législateur « les principes
fondamentaux du droit syndical ».
Après avoir fait référence à plusieurs reprises à cette liberté
(décis. n° 81-127 DC des 19 et 20 janv. 1981, Sécurité et Liberté ;
82-144 DC du 22 oct. 1982, Irresponsabilité pour faits de grève), le
Conseil constitutionnel a, de manière très nette, affirmé sa valeur
constitutionnelle par la décision 89-257 DC du 25 juillet 1989,
Prévention des licenciements économiques. La liberté syndicale au
sens large consiste donc d'une part à pouvoir adhérer au syndicat de
son choix comme de n'adhérer à aucun syndicat. Elle bénéficie
aussi bien aux salariés qu'aux employeurs, aux étrangers qu'aux
nationaux. D'autre part, elle consiste dans la liberté des syndicats de
se créer, de s'organiser et d'agir (« droit syndical » proprement dit
qui ne peut être aménagé que par le législateur). Sous ce dernier
aspect, l'exercice du droit syndical est reconnu « dans le respect des
droits et libertés garantis par la Constitution de la République, en
particulier de la liberté individuelle du travail » (C. trav.,
art. L. 2141-4), ce qui conduit le Conseil constitutionnel à concilier
la liberté syndicale avec d'autres principes à valeur
constitutionnelle.

B. Les applications
Elles concernent à la fois la liberté des syndicats et la liberté des
salariés.

1. La liberté des syndicats


Elle suppose que les syndicats puissent se créer librement mais
aussi que leur action ne soit pas entravée, notamment par le chef
d'entreprise. Envisageons la situation en droit comparé puis en droit
français.
a) Droit comparé

356 La liberté d'organisation ◊ La liberté de créer un syndicat est


aujourd'hui consacrée dans de nombreuses Constitutions (Espagne,
art. 7 ; Italie, art. 36 ; RFA, art. 9 al. 3, Grèce, art. 23 § 1…). Elle
implique la liberté de fixer les règles internes propres au syndicat,
sans encadrement de l'État.
Les Constitutions italienne, grecque, portugaise et espagnole
prévoient simplement le respect des règles de la démocratie
associative, voire politique, dans le fonctionnement interne des
organisations syndicales (respect de la liberté d'opinion ainsi que du
principe majoritaire, notamment). Il s'agit là d'une réaction bien
compréhensible contre les régimes autoritaires antérieurs où les
syndicats constituaient des organisations au service de l'État sans
aucun espace de contestation ou de discussion interne. La liberté
des syndiqués à l'intérieur du syndicat doit donc être garantie
comme un élément essentiel de la liberté syndicale elle-même. La
Cour constitutionnelle italienne a eu l'occasion de rappeler que les
syndicats sont libres de se donner leurs propres règles, sans
intervention de l'État, l'article 39 Const. (selon lequel l'organisation
syndicale est libre) ayant été considéré comme directement
applicable.
Le Tribunal constitutionnel espagnol a pris soin de souligner les
aspects collectifs de la liberté syndicale en considérant qu'elle
existe en tant que droit des syndicats au libre exercice de leur
activité pour « la défense et la promotion des intérêts économiques
et sociaux qui leur sont propres » (Const., art. 7). Il en résulte que
les pouvoirs publics ne doivent ni s'immiscer dans les activités
syndicales ni paralyser l'exécution de leurs programmes d'action
(sent. 23/83 du 25 mars 1983).

357 La liberté d'action ◊ La liberté pour les syndicats d'agir au sein


des entreprises est généralement acceptée, mais elle doit être
conciliée avec d'autres droits constitutionnels, notamment la liberté
d'entreprendre ou le droit de propriété.
Ainsi, la Cour constitutionnelle allemande a déclaré que les
syndicats avaient le droit d'exercer toute activité « nécessaire au
noyau substantiel et indispensable de l'activité de coalition »
(BverfG, 14 avr. 1964, E 17, 319, 333 ; BverfG, 17 févr. 1981, E 57,
220, 246) et même, plus récemment, « toutes les actions qui sont
spécifiques aux coalitions » (BverfG, 14 nov. 1995, JZ 1996. 627,
note R. Wank) ce qui contribue sans conteste à étendre la liberté
d'action des syndicats dans l'entreprise, par exemple en matière de
propagande sur les lieux de travail.
Le Tribunal constitutionnel espagnol, dans des décisions rendues
entre 1982 et 1984, a jugé que les syndicats peuvent développer
eux-mêmes leurs fonctions dans l'entreprise (droit de grève,
négociations collectives, etc.) et il s'est attaché à protéger les
salariés contre des mesures patronales à caractère antisyndical
(sent. 78/82 et 83/82 des 20 et 22 déc. 1982). En cas de
licenciement, l'employeur se trouve ainsi tenu d'établir qu'il n'y a
pas eu de discrimination antisyndicale (sentence 38/81 du
23 novembre 1981). La même solution s'applique en Italie. Aux
États-Unis, la Cour suprême a estimé quant à elle qu'il y a atteinte à
la liberté d'association quand l'employeur a exercé des pressions ou
limité les décisions des travailleurs. Mais celui-ci peut cependant se
prévaloir de « l'intérêt de l'entreprise » (business efficiency) pour
s'exprimer sur les dangers de la syndicalisation, sur l'effet négatif
des grèves sur les résultats financiers de l'entreprise, à condition
qu'il se fonde sur des faits objectifs et qu'il n'ait pas pour intention
d'exercer une pression psychologique sur les syndicats pour les
empêcher d'agir (B. Veneziani, 1998, p. 390).
b) Droit français
358 La liberté de création, d'organisation et d'action des
syndicats ◊ Elle est prévue par le Code du travail « dans le respect
des droits et libertés garantis par la Constitution de la République,
en particulier de la liberté individuelle du travail » (C. trav.,
art. L. 2141-4).
La Cour de cassation a jugé qu'un syndicat professionnel ne
pouvait pas être fondé « sur une cause ou en vue d'un objet
illicite ». « Il en résulte qu'il ne peut poursuivre des objectifs
essentiellement politiques ni agir contrairement aux dispositions de
l'article L. 122-45 [actuels art. L. 1132-1 à 3] du Code du travail et
aux principes de non-discrimination contenus dans la Constitution,
les textes à valeur constitutionnelle et les engagements
internationaux auxquels la France est partie » (Cass., ch. mixte,
10 avr. 1998, Synd. Le Front National de la Police c/ Synd. national
des policiers en tenue). Tirant les conséquences de cette règle, la
Cour estime que « le FNP n'est que l'instrument d'un parti politique
qui est à l'origine de sa création et dont il sert exclusivement les
intérêts et les objectifs » et elle conclut à sa nullité, rejetant ainsi les
arguments du FNP fondés notamment sur le principe
constitutionnel de la liberté syndicale.
Le Conseil constitutionnel a également été amené à préciser les
contours de la liberté des syndicats.

359 La liberté des syndicats ◊ Elle suppose que les syndicats


puissent se créer librement mais aussi que leur action ne soit pas
entravée, notamment par le chef d'entreprise.
La protection du droit syndical recouvre celle de l'exercice des
fonctions des représentants syndicaux. Il s'agit d'une exigence
constitutionnelle (décis. n° 88-244 DC du 20 juill. 1988, Loi
d'amnistie), si bien que « sauf à prévoir des mesures de substitution
à effets équivalents, le législateur ne pourrait probablement pas
revenir sur l'autorisation administrative de licenciement des
salariés protégés » (B. Mathieu, 1992, p. 18). Toutefois, une loi
d'amnistie ne peut prévoir qu'un responsable syndical licencié a
droit à être réintégré dans ses fonctions s'il a commis des fautes
ayant le caractère de fautes lourdes. En effet, souligne le Conseil
constitutionnel, dans cette hypothèse, on est présence d'un abus
certain de fonctions ou de mandats protégés et la contrainte qu'une
telle réintégration ferait peser sur l'employeur victime de cet abus
« excéderait manifestement les sacrifices d'ordre personnel ou
patrimonial qui peuvent être demandés aux individus dans l'intérêt
général » (décis. n° 82-244 DC préc., consid. 26 ; sur les « salariés
protégés », v. aussi Décis. no 2011-134 QPC du 17 juin
2011 no 2012-242 QPC du 14 mai 2012).
Le respect du principe d'égalité devant la loi et devant les
charges publiques conduit également à considérer que si le
législateur peut atténuer la responsabilité civile des syndicats (afin
que leur action ne soit pas entravée par des actions en justice
abusives), il ne peut en revanche exclure toute action en
responsabilité à l'encontre des représentants du personnel ou
d'organisations syndicales en cas de dommages causés aux tiers
(décis. n° 82-144 DC préc. ; 83-162 DC des 19 et 20 juill. 1983,
Démocratisation du secteur public). La liberté individuelle du
salarié conduit par ailleurs le Conseil constitutionnel à juger que si
le législateur peut permettre aux syndicats représentatifs d'agir en
justice pour défendre un salarié et pour promouvoir à travers un cas
individuel une action collective, c'est à la condition que l'intéressé
ait été mis à même de donner son assentiment en pleine
connaissance de cause et qu'il puisse conserver la liberté de
conduire personnellement la défense de ses intérêts et de mettre un
terme à cette action (décis. n° 89-257 DC préc., consid. 24). La
liberté des salariés doit donc se concilier avec celle des syndicats.

2. La liberté des salariés


a) Droit comparé

360 La liberté syndicale négative (liberté de ne pas adhérer à


un syndicat) ◊ Elle peut résulter de manière implicite de la
reconnaissance de la liberté de « l'organisation syndicale » comme
en Italie (Const., art. 39), mais elle peut être également reconnue
explicitement par la Constitution comme en Espagne (art. 28) ou au
Portugal (art. 46 al. 3 et 55 al. 2). La Cour constitutionnelle
allemande, dès 1971, a affirmé quant à elle que cette liberté de ne
pas s'inscrire à un syndicat constituait une liberté personnelle.
En Grande-Bretagne et aux États-Unis la présence d'un système
de « closed shop » (selon lequel l'employeur peut n'embaucher que
des personnes déjà syndiquées ou s'engageant à s'inscrire à tel ou
tel syndicat de l'entreprise) semble contraire à la liberté syndicale,
voire à la liberté individuelle. Ceci a conduit le gouvernement
Thatcher, dans les années 1980, à limiter l'usage du « closed shop »
par l'adoption d'une législation interdisant de licencier des
travailleurs pour cause de non affiliation au syndicat de leur
entreprise. De même un salarié non embauché pour cause de non
affiliation syndicale s'est vu reconnaître un droit de recours contre
l'employeur fautif.
Aux États-Unis, la Cour suprême, tout en déclarant légitimes les
clauses de « sécurité syndicale », a jugé qu'un salarié ne pouvait
être valablement licencié au motif qu'il n'était pas encore affilié au
syndicat de son entreprise, ou qu'il refuse de s'y inscrire, pour une
raison autre que celle du paiement d'une cotisation syndicale. La
liberté individuelle du salarié se trouve ainsi protégée contre le
pouvoir des syndicats (B. Veneziani, 1998, p. 386).
En Espagne, la Tribunal constitutionnel a interprété de manière
extensive l'article 28 Const. (sent. 68/82) « de sorte que cette liberté
syndicale négative s'oppose aussi bien aux obligations directes
qu'indirectes et aussi bien aux véritables obligations de se
syndiquer qu'aux pressions qui tendent à faire obstacle à la
jouissance de cette liberté ». Le Tribunal précise cependant que
cette liberté n'exclut pas que « le législateur attribue certains droits
aux travailleurs syndiqués ou que la teneur des droits de ces
derniers soit différente de celle des droits reconnus à ceux qui ne se
syndiquent pas ». Si les clauses de sécurité syndicale du type
« closed shop » sont inconnues en Espagne, il peut exister en
revanche des clauses de contribution aux frais de la négociation
collective dont la constitutionnalité a été admise par le Tribunal
constitutionnel (sent. 98/85 du 29 juill. 1985), tout en étant soumise
à certaines conditions restrictives (M. Rodriguez-Pinero, 1989,
p. 113).
b) Droit français
361 La liberté d'adhérer ou non au syndicat ◊ Le Conseil
constitutionnel (décis. n° 83-162 DC préc.) affirme clairement
qu'aucune disposition législative « ne saurait permettre que soit
imposée, en droit ou en fait, directement ou indirectement,
l'adhésion des salariés d'une entreprise à une organisation
syndicale ». Il en résulte que toute mesure visant à instituer un
monopole d'embauche par les syndiqués serait contraire à la
Constitution. Il en irait de même, évidemment, d'une loi qui
attribuerait à une seule organisation syndicale le monopole de la
représentation des salariés (Ph. Terneyre, 1992, p. 588), ou encore
d'une loi qui abrogerait l'article L. 2141-5 du Code du travail
interdisant à l'employeur la prise en compte de l'appartenance
syndicale pour l'embauche, l'octroi d'avantages ou le licenciement
(B. Mathieu, 1992, p. 19). Par ailleurs, la liberté d'adhérer au
syndicat de son choix n'impose pas que tous les syndicats soient
reconnus comme étant « représentatifs » indépendamment de leur
audience (décis. n° 2010-42 QPC, 7 oct. 2010).

362 Les prérogatives des syndicats ◊ Le législateur peut réserver


certaines prérogatives aux organisations syndicales
« représentatives » (décis. n° 2006-544 DC, 14 déc. 2010) et définir
les critères de leur représentativité (décis. n° 2010-42 QPC, 7 oct.
2010 ; 2010-68 QPC, 19 nov. 2010).
Le Conseil constitutionnel a également admis la
constitutionnalité de plusieurs dispositions conférant divers
avantages aux syndicats, et encourageant par là même l'adhésion
des salariés (Ph. Terneyre, 1992, p. 588). Il estime en effet que « la
liberté syndicale ne fait pas obstacle à ce que le législateur confère
à des organisations syndicales des prérogatives susceptibles d'être
exercées en faveur d'un groupe social dont un syndicat estime
devoir assurer la défense » (déc. 89-257 DC préc.). Dès lors, sont
reconnus conformes à la Constitution le monopole des
organisations syndicales représentatives pour la présentation des
candidats à des élections professionnelles (décis. n° 82-148 DC du
14 déc. 1982, Caisses de sécurité sociale) ou encore la règle selon
laquelle l'employeur peut réserver certaines informations aux
organisations syndicales présentes dans l'entreprise (décis. n° 83-
162 DC des 19 et 20 juill. 1983, Démocratisation du secteur
public).
En revanche, les dispositions du Préambule de 1946 (al. 6 et 8)
n'attribuent pas aux organisations syndicales un monopole de la
représentation des salariés en matière de négociation collective.
Des salariés désignés par l'élection ou titulaires d'un mandat
assurant leur représentativité peuvent également participer à la
détermination collective des conditions de travail, dès lors qu'il ne
s'agit pas de faire obstacle à l'action des organisations syndicales
(décis. n° 96-383 DC du 6 nov. 1996, Négociation collective).
Le Conseil d'État, dans un arrêt de 2005 (CE, ass., 16 déc. 2005,
ministre des Affaires sociales, du travail et de la solidarité et
Syndicat national des huissiers de justice), a quant à lui interprété
l'alinéa 6 du Préambule de 1946 comme impliquant « notamment le
droit, pour tout syndicat régulièrement constitué, de participer à des
négociations collectives, sous réserve, le cas échéant, de conditions
tenant à sa représentativité dans le champ de l'accord ou de la
convention à négocier ».
Relevons aussi qu'il a été jugé que le législateur peut confier à
des organisations syndicales représentatives des prérogatives
particulières relatives au déclenchement de la grève (dépôt d'un
préavis) mais que cela laisse entière la liberté de chaque salarié de
participer à la grève (décis. n° 2007-556 DC du 16 août 2007,
consid. 13).
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a été amené à concilier
liberté syndicale et droits de l'employeur. Ainsi, il a validé la
disposition subordonnant à un accord d'entreprise la définition des
conditions dans lesquelles des publications et tracts de nature
syndicale peuvent être publiés sur le site intranet ou sur la
messagerie électronique de l'entreprise, ainsi que les obligations
s'imposant en l'espèce aux organisations syndicales (Décis.
n° 2013-345 QPC du 27 sept. 2013, Syndicat national Groupe Air
France CFTC).

§ 2. Le droit de grève
Défini comme le droit de cesser le travail de manière collective
et concertée en vue d'appuyer une revendication professionnelle, le
droit de grève constitue aujourd'hui un droit fondamental pour les
travailleurs mais il doit être concilié avec d'autres principes
constitutionnels.

A. Droit comparé 7

363 Reconnaissance et définition ◊ Le droit de grève est


expressément reconnu par de nombreuses Constitutions,
notamment européennes (Italie, art. 40 ; Espagne, art. 28 ; Grèce,
art. 23 ; Portugal, art. 57 ; Roumanie, art. 40 ; Bulgarie, art. 50 ;
République slovaque, art. 37 ; République tchèque, art. 27, etc.). En
République fédérale d'Allemagne, l'article 9 de la Loi fondamentale
se contente de prévoir que « le droit de fonder des associations pour
la sauvegarde et l'amélioration des conditions de travail et des
conditions économiques est garanti à tous et dans toutes les
professions », d'où il découle que ces associations peuvent
déclencher des grèves.
Les finalités de la grève sont parfois mentionnées par la
Constitution : défense des intérêts des travailleurs en Espagne,
sauvegarde et promotion « des intérêts relatifs au travail et
économiques en général des travailleurs » en Grèce, protection des
intérêts professionnels ou collectifs dans le domaine économique et
social (Bulgarie, Roumanie). La Constitution portugaise laisse
quant à elle le soin aux travailleurs de définir le champ des intérêts
à défendre au moyen de la grève, la loi ne pouvant le limiter. En
République fédérale d'Allemagne, c'est la Cour constitutionnelle
qui a précisé les conditions de la grève, laquelle doit avoir pour
objet l'organisation collective des conditions de travail et ne peut
intervenir qu'après que toute possibilité de négociation ait échoué.
Ainsi, il est possible d'interdire une grève destinée à obtenir la
renégociation de conventions collectives, alors même que les
conventions collectives concernées sont encore valides (décis. du
12 sept. 1984 du Tribunal fédéral du travail). À l'instar de la
France, le titulaire du droit de grève n'est parfois pas désigné par la
Constitution (Italie, Slovaquie, République tchèque). Le plus
souvent ce sont « les travailleurs » qui en bénéficient (Espagne,
Portugal), voire « les ouvriers et employés » (Bulgarie) ou encore
« les salariés » (Roumanie). En Italie, la Cour constitutionnelle a
opéré un revirement de jurisprudence en 1975 (sent. no 222) en
reconnaissant la titularité du droit de grève à tous les individus
exerçant une activité professionnelle (en l'espèce les petits
exploitants industriels ou commerciaux), compte tenu de « la réalité
socio-économique » et du « monde actuel du travail », alors que ce
droit était alors réservé aux seuls « travailleurs subordonnés » (J.-
C. Escarras, 1988, p. 63 s.). Certaines personnes sont parfois
expressément privées du droit de grève par la Constitution
(magistrats ou policiers en Grèce ou en République tchèque). En
République fédérale d'Allemagne c'est la Cour constitutionnelle qui
a légitimé l'interdiction du droit de grève aux fonctionnaires (décis.
du 11 juin 1958, BverfGE, t. 8, p. 1).
Dans certains pays, le droit de grève est reconnu comme une
liberté individuelle comme en France, en Italie ou en Espagne
(v. décision du Tribunal constitutionnel espagnol no 11/81 du 8 avril
1981). Dans d'autres pays, la Constitution réserve l'exercice du
droit de grève à des groupements de travailleurs ou à des syndicats
(RFA, Grèce, Suède, États-Unis). C'est aussi la position de la Cour
d'arbitrage de Belgique (décis. juill. 1993) qui en fait le corollaire
de l'action syndicale (et qui, en l'espèce, reconnaît la possibilité de
limiter le droit de grève du personnel de la gendarmerie).

364 Réglementation et limites ◊ Le droit de grève n'a pas une portée


absolue. Il peut donc subir des limitations, en vue notamment de le
concilier avec d'autres principes constitutionnels.
C'est le législateur qui est la seule autorité habilitée par la plupart
des Constitutions pour réglementer le droit de grève (Espagne,
Italie, Bulgarie, Roumanie…) L'intervention du législateur
organique (et non du législateur ordinaire) est même exigée en
Espagne par le Tribunal constitutionnel (décis. n° 123/1992), même
si c'est un décret-loi royal du 4 mars 1977, intervenu pendant la
période préconstitutionnelle, qui fixe encore aujourd'hui le code de
la grève. Celui-ci a d'ailleurs fait l'objet d'un contrôle du Tribunal
constitutionnel (décis. n° 11/1981) qui a posé comme principe que
« le législateur peut déclarer illicites ou abusifs certains types
d'arrêt de travail, pourvu que sa décision soit justifiée et ne vide pas
le droit de son contenu essentiel et que les modalités admises soient
par elles-mêmes suffisantes pour que l'existence de ce droit comme
tel puisse être reconnue et assez efficaces pour réaliser les objectifs
de son exercice ». La possibilité d'une intervention ponctuelle
d'autres autorités que le législateur a été admise en Italie, dans la
mesure où ce dernier n'a pas adopté des lois régulatrices prévues
par la Constitution. Ainsi, la Cour constitutionnelle a jugé (sent.
no 4 du 12 janv. 1977) que la protection de la santé légitimait
l'intervention du préfet pour réquisitionner des grévistes.
La protection de la santé, mais aussi la protection de la sécurité
nationale ou de l'ordre public peuvent constituer d'autres principes
constitutionnels de nature à limiter le droit de grève. Il en va de
même du maintien des services essentiels de la communauté. Ainsi,
en Grèce, le droit de grève peut être restreint non seulement pour
les agents publics mais aussi pour le personnel des entreprises dont
le fonctionnement présente une importance vitale pour la
satisfaction des besoins de la nation. En Espagne, c'est le Tribunal
constitutionnel qui a délimité la notion même de « services
essentiels pour la communauté » et qui a précisé la manière
d'assurer leur maintien. Il a ainsi jugé que les services sont
« essentiels » non pas en raison de la nature de leur activité ou de
l'organisme qui les assure, mais par le résultat attendu de cette
activité, autrement dit s'ils tendent à satisfaire la libre jouissance de
droits ou de besoins constitutionnellement protégés (décis. n° 26/81
du 17 juin 1981 ; décis. n° 51/86 du 24 avr. 1986). La
reconnaissance du caractère essentiel d'un service n'implique pas,
par ailleurs, l'interdiction générale du droit de grève mais seulement
la prise des mesures indispensables à son maintien en activité
(décis. n° 55/1989), les restrictions pouvant cependant être
modulées selon les périodes. Ainsi, les restrictions au droit de grève
dans les compagnies aériennes peuvent être plus sévères lors des
départs en vacances (décis. n° 4/1990).
En Italie, est prohibée la grève visant à la subversion de l'ordre
constitutionnel ou à empêcher l'activité des pouvoirs constitués
(sent.no 290 de 1974 et no 165 de 1983). La Cour constitutionnelle a
par ailleurs jugé que le plein exercice du droit de grève n'était
reconnu qu'aux personnes qui ne sont pas affectées à des services
ou à des fonctions essentiels par leur caractère d'intérêt général
prééminent (sent. no 31 du 17 mars 1969).

B. Droit français

365 Une consécration attendue ◊ Le droit de grève a été consacré


explicitement de manière tardive. Dans le secteur privé, il sera
rendu licite par la suppression du délit de coalition en 1864, mais il
emportait alors comme conséquence la rupture du contrat de travail
(Civ., 16 mai 1907, S. 1908. 1. 417, note Wahl ; 9 juillet 1921,
S. 1922. 1. 137, note M. Roux). Dans la fonction publique la grève
restera illégale jusqu'en 1946, le Conseil d'État la jugeant
incompatible avec le principe de continuité des services publics,
« continuité essentielle à la vie nationale » (CE 7 août 1909,
Winkell, Rec. p. 826 et 1296, concl. Tardieu). La révocation des
agents publics grévistes pouvait donc intervenir en dehors de toute
garantie de procédure disciplinaire car ils étaient considérés comme
s'étant placés eux-mêmes « hors la loi ». Cette jurisprudence
(consacrée au plan législatif par le statut des fonctionnaires établi
par le gouvernement de Vichy) allait perdurer jusqu'en 1946 (v. not.
CE 22 oct. 1937, Delle Minaire, Rec. p. 843).
Le Préambule de la Constitution de 1946 (alinéa 7) dispose que
« le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le
réglementent ». À partir du moment où ce Préambule a été
incorporé dans le bloc de constitutionnalité (décis. du 16 juill.
1971), la valeur constitutionnelle de ce droit ne faisait plus aucun
doute. Le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de l'affirmer dans
la décision 79-105 DC du 25 juillet 1979, Droit de grève à la radio
et à la télévision, par laquelle il censure certaines dispositions d'une
loi permettant aux présidents des sociétés de radio et de télévision
de faire assurer un « service normal » même en cas de grève.

366
Une application répétée ◊ La valeur constitutionnelle du droit
de grève a été consacrée à plusieurs reprises depuis 1979 : décis.
n° 80-117 DC du 22 juillet 1980, Protection des matières
nucléaires ; décision 81-127 DC des 19 et 20 janvier 1981, Sécurité
et Liberté où le Conseil précise que les peines prévues en cas
d'entrave à la circulation des chemins de fer « ne sauraient viser les
personnes exerçant légalement le droit de grève reconnu par la
Constitution » ; décis. n° 82-144 DC du 22 octobre 1982,
Irresponsabilité pour faits de grève ; décision 86-217 DC du
18 septembre 1986, Liberté de communication ; décis. n° 87-230
DC du 28 juillet 1987, Amendement Lamassoure, où le Conseil
entérine la règle de la retenue sur salaire par « trentième
indivisible » en cas d'interruption du service ou d'inexécution des
obligations du service et autorise le même système pour les agents
des services publics non fonctionnaires (par exemple les agents des
services publics industriels et commerciaux), « pour éviter le
recours répété à des grèves de courte durée affectant
anormalement le fonctionnement régulier des services publics »
(consid. 11) ; décision 556 DC du 16 août 2007 qui admet la
création d'un « service minimum » dans les transports terrestres de
voyageurs et un encadrement du droit de grève afin d'assurer la
continuité des services publics ; décis. n° 569 DC du 7 août
2008 qui considère que l'institution d'un droit d'accueil dans les
écoles n'apporte pas de restriction injustifiée au droit de grève.

367 Une définition large ◊ Il résulte de la constitutionnalisation du


droit de grève que le législateur ne peut supprimer ce droit pour
aucune catégorie de salariés, du secteur public comme du secteur
privé (mais il peut, comme nous allons le voir, y apporter des
limitations). On peut même considérer que ce droit peut être exercé
par des membres des professions libérales ou des commerçants et
artisans. À l'instar de la Cour constitutionnelle italienne, on peut
penser que le Conseil constitutionnel invaliderait une loi interdisant
la grève à ces catégories professionnelles non salariées
(B. Mathieu, 1992, p. 14). La Cour de cassation quant à elle réserve
l'exercice du droit de grève aux salariés (Civ., 15 janvier 1991).
Soulignons aussi que la grève est définie par le Conseil
constitutionnel (comme d'ailleurs par le Conseil d'État ou la Cour
de cassation) d'arrêt concerté du travail et de « moyen de défense
des intérêts professionnels » (ce qui exclut les « grèves politiques »
de la protection constitutionnelle).
Cette définition met l'accent sur le caractère collectif de
l'exercice du droit de grève, même s'il ne s'agit pas là forcément
d'une exigence constitutionnelle (Th. S. Renoux et M. de Villiers,
1995, p. 165) et même si le droit de grève reste un droit appartenant
à chaque individu. En ce sens, la jurisprudence de la Cour de
cassation considère que ce droit n'appartient pas aux syndicats
(Soc. 9 nov. 1982, 2 espèces, Dr. soc. 1983. 175, note Savatier).
Le Conseil constitutionnel établit un lien parfois étroit entre le
droit de grève et le droit syndical (décis. n° 82-144 DC et décis.
n° 80-127 DC). Il a ainsi été jugé que même si le législateur
pouvait réserver aux syndicats les plus représentatifs le monopole
du dépôt du préavis de grève, chaque salarié conservait sa liberté
entière de participer ou non à celle-ci (décis. n° 2007-556 DC du
16 août 2007, Continuité du service public dans les transports ;
v. aussi décis. n° 2008-569 DC du 7 août 2008, Droit d'accueil
dans les écoles).

368 Un droit limité ◊ Le droit de grève, souligne le Conseil


constitutionnel, comporte des limites et le législateur est habilité à
« tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la
défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la
sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à
porter atteinte » (décis. n° 105 DC préc.).
Comme l'a souligné Léo Hamon, « c'est “l'absolutisation” du
droit de grève qui a été condamnée par le Conseil constitutionnel
dans sa décision 144 DC du 22 octobre 1982, comme l'aurait été
celle de tout autre droit ou intérêt, car, en définitive, c'est
“l'absolutisation”[...] qui est, par nature, contraire aux grands
principes de la Constitution » (1983, p. 162).
S'agissant de la grève dans les services publics, des limitations
peuvent être apportées à l'exercice du droit de grève au nom du
principe de continuité (qui a, lui aussi, valeur constitutionnelle) ;
cela conformément à la jurisprudence antérieure du Conseil d'État
que le Conseil constitutionnel a entérinée (décis. n° 79-105 DC
préc. et 86-217 DC préc.). Le législateur peut donc instaurer une
obligation de « service minimum » mais celle-ci ne peut excéder ce
qui est nécessaire en interdisant en pratique de recourir à la grève
aux agents dont la présence n'est pas indispensable au
fonctionnement du service (décis. n° 79-105 DC et décis.
n° 556 DC du 16 août 2007, relative au service public des
transports terrestres de voyageurs). Le législateur peut aussi édicter
des mesures afin d'éviter le recours répété à des grèves de courte
durée mettant en cause la continuité des services publics (décis.
n° 556 DC du 16 août 2007 : l'interdiction pour un même syndicat
de déposer pour le même motif un nouveau préavis de grève avant
l'expiration du précédent ne limite pas de manière excessive le droit
de grève). Il peut également augmenter de 5 à 13 jours le délai de
préavis afin de permettre une négociation effective susceptible
d'éviter la grève puis, le cas échéant, l'organisation d'un accueil des
élèves pendant le temps scolaire (décis. n° 569 DC du 7 août 2008).
De même, il peut imposer une obligation de déclaration préalable à
certains personnels des entreprises de transport aérien afin,
notamment, d'assurer le bon ordre et la sécurité des personnes dans
les aérodromes et, par suite, la préservation de l'ordre public qui est
un objectif de valeur constitutionnelle (Décis. n° 2012– 650 DC du
15 mars 2012, Loi relative à l'organisation du service et à
l'information des passagers dans les entreprises de transport aérien
de passagers).
Le législateur peut même aller jusqu'à l'interdiction du droit de
grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer
« le fonctionnement des éléments du service dont l'interruption
porterait atteinte aux besoins essentiels du pays » (décis. n° 86-217
DC préc., § 78). Il s'agit certainement des « services publics
constitutionnels » qui traduisent l'expression d'une prérogative de
souveraineté comme la police, la justice, la défense (pour lesquels
l'interdiction de la grève est prévue par divers textes législatifs),
mais d'autres services publics peuvent sans doute se trouver
également concernés.
L'exercice du droit de grève peut aussi être limité en vue
d'assurer la protection de la santé et de la sécurité des personnes et
des biens, autre principe à valeur constitutionnelle (décis. n° 80-117
DC du 22 juill. 1980, Protection des matières nucléaires).
Enfin, dans le secteur privé, la limitation peut provenir de la
nécessité de concilier le droit de grève avec un autre droit
fondamental, en l'occurrence le principe d'égalité associé à celui de
responsabilité (décis. n° 82-144 DC du 22 oct. 1982,
Irresponsabilité pour faits de grève). En l'espèce se trouve censurée
la disposition qui prévoyait qu'aucune action ne pourrait être
intentée à l'encontre des salariés ou des syndicats en réparation des
dommages causés par un conflit collectif du travail (sauf infractions
pénales ou faits détachables de l'exercice du droit de grève ou du
droit syndical).

369 L'autorité compétente pour fixer les limites au droit de


grève ◊ Pour le Conseil constitutionnel, qui applique à la lettre le
Préambule de 1946, c'est le législateur, et lui seul, qui doit tracer les
limites au droit de grève (décis. n° 105 DC, 117 DC et 144 DC,
préc.), sans aller évidemment jusqu'à lui porter une atteinte
injustifiée. C'est à lui qu'il revient, également, de tracer avec
précision la limite entre « les actes et les comportements licites et
ceux qui ne le sont pas » (décis. n° 144 DC).
Il reste cependant possible au législateur de renvoyer au décret
ou de confier à la convention collective le soin de préciser les
modalités d'application des règles fixées par lui pour l'exercice du
droit de grève (v. not. décis. n° 556 DC du 16 août 2007, consid. 7
et 8).
Le Conseil d'État, quant à lui, est resté fidèle à sa jurisprudence
Dehaene (CE, ass., 7 juill. 1950, Rec., p. 426) selon laquelle, « en
l'état actuel de la législation, il appartient au Gouvernement,
responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer
lui-même, sous le contrôle du juge… la nature et l'étendue desdites
limitations… », qui le conduit à valider des limitations au droit de
grève résultant de simples règlements… Cette position, réaffirmée
(CE 13 nov. 1992, Union syndicale de l'aviation civile CGT,
AJDA 1993. 221 ; CE 17 mai 1997, 2 esp., Hotz et autres et
FNSPIENG, AJDA 1997, note Bellegue et Darcy), s'explique par le
fait que le législateur n'a toujours pas édicté de réglementation
d'ensemble du droit de grève, ce qui conduit à reconnaître au
Gouvernement, responsable de l'ordre public, une compétence
supplétive pour aménager le droit de grève. Il n'empêche qu'elle
n'est pas conforme à l'ordre normal des compétences normatives tel
qu'il résulte de la Constitution. D'autant que le Conseil d'État admet
que la grève peut être réglementée par tout chef de service, les
mesures pouvant être prises par de simples circulaires (CE 4 févr.
1981, Fédération CFTC des personnels de l'environnement, Rec.
p. 45 ; CE 25 sept. 1996, Ministre du Budget, D. 1996. IR. 248).
L'habilitation donnée par le Préambule de 1946 au législateur
pour réglementer le droit de grève devrait induire une compétence
exclusive de celui-ci, l'autorité administrative restant seulement
compétente pour faire face aux grèves abusives ou à celles mettant
en jeu la continuité des services publics en réquisitionnant les
personnels grévistes, en ayant recours à des personnels extérieurs,
voire en saisissant le juge des référés (B. Mathieu, AIJC
1997. 326).
La Cour de cassation, quant à elle, a clairement illustré ce que
doit être la répartition des compétences normatives en ce domaine
en jugeant qu'« une convention collective ne peut avoir pour effet
de limiter ou de réglementer pour les salariés l'exercice du droit de
grève constitutionnellement reconnu et que seule la loi peut créer
un délai de préavis de grève s'imposant à eux » (Soc. 6 juin 1995,
SA Transports Séroul, D. 1995. J. 75).

§ 3. Le droit à la participation

Il n'existe pas en droit comparé de droit similaire à celui affirmé


par l'alinéa 8 du Préambule de la Constitution de 1946 aux termes
duquel « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses
délégués, à la détermination collective de ses conditions de travail
ainsi qu'à la gestion des entreprises ». Nous verrons cependant,
avant de présenter la situation française, que de nombreux pays
connaissent cependant un « droit à la négociation collective » qui
constitue un des éléments du droit à la participation.
A. Droit comparé

Le droit à la participation est reconnu dans certains pays mais à


travers le droit à la négociation collective.

1. La valeur constitutionnelle du droit à la négociation collective

370 Deux modèles ◊ Le droit à la négociation collective, entendu


comme le droit pour les partenaires sociaux de déterminer de
manière collective les conditions de travail ou de rémunération,
relève de deux modèles, s'agissant de sa reconnaissance
constitutionnelle.
Selon le premier modèle, celui des Constitutions d'après guerre,
ce droit apparaît comme intégré à la liberté syndicale dont il
constitue un attribut et une manifestation.
Ainsi la Cour constitutionnelle allemande l'a-t-elle fait dériver de
l'article 9 al. 3 LF qui reconnaît la liberté de coalition
(Koalitionsfreihet), laquelle englobe outre le droit de grève, le droit
des syndicats à définir « les salaires et les conditions de travail
principalement au moyen de conventions collectives » (F. Valdes,
1998, p. 348). En Italie, l'article 39 Const. reconnaît la liberté
syndicale et prévoit dans son alinéa 4 que les syndicats « peuvent
conclure des conventions collectives de travail dont l'application est
obligatoire pour tous les membres des groupements professionnels
auxquels les conventions se rapportent ». Cependant, en l'absence
d'intervention de la loi qui devait établir les conditions de
représentativité des syndicats, le système des négociations
collectives et des conventions collectives fonctionne en application
du droit privé et non du droit constitutionnel.
Le second modèle, celui des Constitutions plus récentes,
consacre l'autonomie du droit à la négociation collective. La
Constitution portugaise de 1976 consacre ainsi son article 54 aux
« commissions de travailleurs » chargées de défendre leurs intérêts
et d'« intervenir démocratiquement dans la vie de l'entreprise ». À
cet effet leur sont reconnu un droit à la participation très étendu
(al. 5) englobant un droit à l'information, au contrôle de la gestion
des entreprises, de gestion des œuvres sociales de l'entreprise, de
participation à l'élaboration de la législation du travail et des
plans… De leur côté, les travailleurs ruraux se voient reconnaître
un droit à la participation à « la définition de la politique agricole »
à travers leurs organisations représentatives (Const., art. 101).
La Constitution espagnole de 1978 consacre de manière
autonome dans son article 37 al. 1 le droit des représentants des
travailleurs et des employeurs à la négociation collective en matière
de travail. Ce droit appartient au groupe de ceux qui ne bénéficient
que d'une protection ordinaire (non renforcée), mais le Tribunal
constitutionnel en a fait un des moyens de la liberté syndicale qui
jouit quant à elle d'une protection renforcée (notamment par le
recours d'amparo).
La Constitution grecque de 1975 prévoit que les conditions
générales du travail déterminées par la loi « sont complétées par les
conventions collectives du travail, conclues au moyen de
pourparlers libres et, en cas d'échec de ceux-ci, par des dispositions
fixées par arbitrage ».
Certains textes internationaux s'inscrivent aussi dans ce second
modèle, comme la convention no 154 de l'OIT de 1978.

2. Les implications du droit à la négociation collective

371 Les implications négatives ◊ La reconnaissance


constitutionnelle du droit à la négociation collective permet
d'opposer ce droit à l'État. Celui-ci doit s'abstenir de prendre des
mesures qui en limiteraient l'exercice. Il doit établir et préserver un
espace de liberté en permettant aux partenaires sociaux de réparer,
mais aucune Constitution n'exige que ces derniers soient obligés de
négocier, ou s'ils négocient, obligés de conclure un accord
(F. Valdes, 1998, p. 349).

372 Les implications positives ◊ Elles résultent du fait que le


législateur est parfois tenu d'intervenir pour garantir l'exercice
effectif du droit à la négociation collective, lorsque celui-ci ne
procède pas directement de la Constitution. Ainsi, la Constitution
espagnole donne expressément mandat au législateur pour garantir
ce droit ainsi que le caractère contraignant des conventions
collectives (art. 37 al. 1). C'est ce qu'a fait une loi de 1980 modifiée
en 1994 (Estatuto de los trabajadores) qui reconnaît aux
conventions collectives qui ont été négociées selon la loi une valeur
impérative erga omnes dès leur conclusion. À l'inverse, dans les
autres pays européens les conventions collectives s'appliquent
seulement aux travailleurs représentés par les syndicats ayant
négocié la convention, étant entendu qu'il existe cependant des
mécanismes qui permettent leur extension (comme en France ou en
RFA).

B. Droit français

1. Le régime

373 Une valeur normative reconnue ◊ Les dispositions de


l'alinéa 8 du Préambule de la Constitution de 1946 étaient
initialement, considérées comme sans valeur normative (CE, ass.,
28 juin 1974, Fédération nationale des syndicats des services de
santé et des services sociaux de la CFDT, Rec., p. 380). Le Conseil
constitutionnel leur a reconnu valeur de droit positif de manière
explicite (décis. n° 79 DC du 5 juill. 1977, Emploi des jeunes ;
83 DC du 20 juill. 1977, Service fait ; 77-92 DC du 18 janv. 1978,
Contre-visite médicale ; 162 DC des 19-20 juill. 1983,
Démocratisation du secteur public ; 257 DC du 25 juill. 1989,
Prévention des licenciements économiques ; 328 DC du 16 déc.
1993, Loi quinquennale ; 96-328 DC du 6 nov. 1996, Information
et consultation des salariés dans l'entreprise ; 545 DC du 28 déc.
2006, Développement de la participation et de l'actionnariat
salarié ; 568 DC du 7 août 2008, Démocratie sociale) ou même
implicite (décis. n° 80-128 DC du 21 janv. 1981, Travail à temps
partiel). Cette solution est aujourd'hui reprise par le Conseil d'État,
même si celui-ci souligne que les règles relatives à la participation
« ne peuvent s'exercer que dans le cadre des dispositions
législatives et réglementaires qui les régissent » (CE 9 juill. 1986,
Syndicat des commissaires de police et des hauts fonctionnaires de
la police, RDP 1987. 250).
374 Un large pouvoir d'appréciation reconnu au
législateur ◊ Le législateur peut soit déterminer lui-même les
conditions de mise en œuvre du droit à la participation, dans le
respect des exigences constitutionnelles (décis. n° 77-79 DC), soit,
après avoir défini les droits et obligations concernant les conditions
de travail et les relations de travail, laisser aux partenaires sociaux
(ou à leurs représentants) le soin de préciser, après une concertation
appropriée, les modalités concrètes de mise en œuvre des normes
qu'il édicte (décis. n° 89-257 DC ; 2000-423 DC, 13 janv. 2000).
Dans tous les cas, le Conseil constitutionnel réserve un assez
large pouvoir d'appréciation au législateur dans la mise en œuvre de
ce principe. Celui-ci peut ainsi prévoir que la participation peut
concerner des salariés dont le contrat de travail a été suspendu
(décis. n° 83-162 DC des 19 et 20 juill. 1983, Démocratisation du
secteur public). Il peut aussi moduler la participation en fonction
des effectifs de salariés (décis. n° 77-79 DC préc.) ou encore en
fonction de la forme juridique de l'entreprise (sociétaire ou
individuelle, décis. n° 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986,
Privatisations). Il apparaît acquis, en revanche, que le législateur ne
pourrait supprimer les organes de représentation existants (comités
d'entreprises, comités d'hygiène et de sécurité, commissions mixtes
paritaires dans la fonction publique…), sauf à les remplacer par
d'autres, équivalents, ni même supprimer la protection dont
bénéficient les délégués du personnel, les membres du comité
d'hygiène et de sécurité ou du comité d'entreprise (B. Mathieu,
1992, p. 22).

2. L'application

375 Les bénéficiaires ◊ Le titulaire du droit à la participation est


« tout travailleur ». Sont donc concernés non seulement les salariés
du secteur privé mais aussi les fonctionnaires et agents publics
(décis. n° 77-83 DC du 20 juill. 1977). En revanche, les étudiants
ne sont pas titulaires d'un droit à participation (au sein des conseils
de faculté ou d'université) protégé constitutionnellement (décis.
n° 80-120 DC du 17 juill. 1980).
Dans la décision 545 DC du 28 décembre 2006, il a été jugé que
ce droit avait pour bénéficiaires, sinon la totalité des travailleurs
employés à un moment donné dans une entreprise, du moins tous
ceux qui sont intégrés de manière étroite et permanente à la
communauté de travail qu'elle constitue, même s'ils n'en sont pas
les salariés. En l'espèce se trouve de ce fait invalidée la disposition
limitant ce droit aux seuls salaires liés à l'entreprise par un contrat
de travail (consid. 29 à 31, v. aussi décis. n° 568 DC du 7 août
2008 qui valide les conditions fixées par la loi pour définir
« l'intégration à la communauté de travail »).
Cependant, le Conseil constitutionnel a admis que le législateur
puisse exclure les salariés engagés dans le cadre de mesures en
faveur de l'emploi des jeunes pour la prise en compte du nombre
minimum de travailleurs nécessaires à l'élection d'un délégué du
personnel ou à la création d'une section syndicale (décis. n° 77-79
DC du 5 juillet 1977). Le Conseil constitutionnel s'est en revanche
attaché à ce que les travailleurs à temps partiel ne soient pas exclus
du droit à la participation (décis. n° 80-128 DC du 20 janv. 1981).

376 Les moyens ◊ La participation des travailleurs s'exerce « par


l'intermédiaire de leurs délégués ». Il s'agit donc d'un système
représentatif. Aucune prescription constitutionnelle ne concerne le
mode de désignation des délégués, ce qui laisse toute latitude au
législateur qui peut notamment prévoir l'existence d'un monopole
au profit des organisations syndicales représentatives pour la
présentation des candidats aux élections professionnelles (décis.
n° 82-148 DC du 14 décembre 1982, Caisses de sécurité sociale).
De même, il est loisible au législateur de prévoir une présence
obligatoire et variable des salariés dans les conseils
d'administration des entreprises nationalisées sans pour autant
méconnaître le principe d'égalité entre entreprises du secteur public
et du secteur privé (qui se trouvent dans des situations différentes)
ou même entre les entreprises du secteur public (le nombre ou la
proportion des représentants des salariés dans les conseils
d'administration peut varier de l'une à l'autre ; décis. n° 83-162 DC
préc.).
Il a été également jugé que la disposition rendant obligatoire la
nomination de représentants des salariés actionnaires au conseil
d'administration (ou de surveillance) de la société, dès lors qu'ils
détiennent plus de 3 % de son capital, avait bien pour objet de
mettre en œuvre le huitième alinéa du Préambule de 1946 (décis.
n° 455 DC du 12 janv. 2002, Modernisation sociale, consid. 110).
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a considéré que le
principe de participation n'obligeait pas le gouvernement à faire
précéder d'une négociation entre partenaires sociaux l'adoption
d'une loi touchant aux principes fondamentaux du droit du travail
(décis. n° 401 DC du 10 juin 1998, Loi sur les 35 heures I,
consid. 6).

377 L'objet ◊ La participation des travailleurs a un double objet, le


Préambule de 1946 distinguant la participation à la détermination
collective des conditions de travail et la participation des
travailleurs à la gestion des entreprises. Sous ses deux aspects la
participation s'exprime par l'intermédiaire des comités d'hygiène et
de sécurité et des commissions mixtes paritaires (dans la fonction
publique), compétents en matière de conditions de travail, ou
encore par les comités d'entreprise chargés d'assurer « l'expression
collective des salariés permettant la prise en compte permanente de
leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l'évolution
économique et financière de l'entreprise, à l'organisation du travail,
à la formation professionnelle et aux techniques de production »
(C. trav., art. L. 2323-1).L'existence de tels organes se trouve ainsi
indirectement constitutionnalisée (Th. S. Renoux et M. de Villiers,
1994, p. 183).
La participation s'exprime aussi par le biais des conventions
collectives conclues à l'issue de négociations collectives. Il semble
qu'il existe ainsi un véritable droit à la négociation collective (décis.
n° 96-383 DC du 6 nov. 1996, Négociation collective) dont la mise
en œuvre suppose « une concertation appropriée entre les
employeurs et les salariés ou leurs organisations représentatives »
(décis. n° 97-388 DC du 20 mars 1997, Fonds de pension, consid.
7). Mais, si le législateur peut confier aux seules organisations
syndicales la négociation collective des conditions de travail (décis.
n° 89-257 DC, Prévention des licenciements économiques), il n'est
cependant pas tenu de le faire car les organisations ne disposent pas
d'un monopole de la représentation des salariés en matière de
négociation collective (décis. n° 96-383 DC préc., consid. 9),
encore qu'elles aient un rôle prépondérant qui doit être préservé
(décis. n° 96-385 DC du 30 déc. 1996, Loi de finances pour 1997).
La « concertation appropriée » n'aboutit pas nécessairement à la
signature d'accords collectifs. En cas d'impossibilité de conclure un
accord collectif ou en cas d'échec de la négociation entamée au-
delà d'un délai de six mois, une décision unilatérale de l'employeur
est admise (décis. n° 97-388 DC préc. consid. 7).
Les conventions collectives, quant à elles, peuvent mettre en
œuvre les principes fondamentaux édictés par la loi (décis. n° 89-
257 DC préc.), étant entendu que le législateur peut reconnaître au
gouvernement le droit d'étendre l'application d'une convention
collective malgré l'opposition d'une minorité de syndicats (décis.
n° 77-92 DC du 18 janv. 1978, Contre-visite médicale).
Le Conseil constitutionnel confère une portée très large au
principe de participation. Ainsi, il a jugé qu'une loi ne saurait porter
une atteinte excessive à des accords collectifs antérieurement
légalement conclus (décis. n° 2008-570 DC du 7 août 2008) ni
conférer à ces accords d'autres effets que ceux que leurs signataires
avaient entendu leur attacher, sauf motif d'interêt général suffisant
(décis. n° 2002-465 DC du 13 janvier 2003).
Il a été jugé aussi que le législateur peut laisser les partenaires
sociaux déterminer, dans le cadre qu'il a défini, l'articulation entre
les différentes conventions et accords collectifs qu'ils concluent au
niveau interprofessionnel, des branches professionnelles et des
entreprises (décis. n° 494 DC du 29 avr. 2004, Réforme du dialogue
social, consid. 8).
Le Conseil constitutionnel a accepté que la loi renvoie à des
accords collectifs la détermination de principes fondamentaux du
droit du travail, dans la mesure où cette loi avait un caractère
expérimental (décis. n° 383 DC du 6 nov. 1996, préc.). Il a
également admis que la loi puisse autoriser un accord collectif à
déroger à une disposition législative présentant un caractère d'ordre
public à condition de « définir de façon précise l'objet et les
conditions de cette dérogation » (décis. n° 494 DC du 29 avr. 2004,
Réforme du dialogue social, préc., consid. 8).
Enfin, il a été précisé que constitue un « principe fondamental du
droit du travail » au sens de l'article 34 Const. le principe (C. trav.,
art. L. 2252-1 et 2253-1) selon lequel une convention collective de
travail peur contenir des dispositions plus favorables aux
travailleurs que celles des lois et règlements (décis. n° 89-257 DC
préc., consid. 11). Mais le « principe de faveur » ne constitue pas
un « principe fondamental reconnu par les lois de la République »
et le législateur peut donc y déroger (décis. n° 97-388 DC préc.,
consid. 43-44 ; décis. n° 03-465 DC du 13 janvier 2003, Loi
relative aux salaires, au temps de travail et au développement de
l'emploi, RFDC, no 55-2003, note V. Ogier-Bernaud).
C'est surtout le premier aspect de la participation (détermination
des conditions de travail) qui trouve application. Les articles
L. 2242-1, 2242-8 et 2242-9 du Code du travail prévoient d'ailleurs
que dans les entreprises où sont constituées une ou plusieurs
sections syndicales représentatives, l'employeur est tenu d'engager
chaque année une négociation sur les salaires effectifs, la durée
effective et l'organisation du temps de travail. La participation à la
gestion des entreprises est un droit moins précis qui pourrait
notamment impliquer participation aux bénéfices, participation au
capital, participation aux conseils d'administration ou de
surveillance, décentralisation de la décision dans l'entreprise. Il ne
s'agit en tout cas ni de cogestion, ni d'autogestion (J.-Y. Chérot,
1994, p. 840). Certes, le législateur peut prévoir une présence
obligatoire de représentants de salariés dans les conseils
d'administration des entreprises publiques (sans d'ailleurs porter
atteinte à l'égalité entre ces derniers et les entreprises privées)
comme l'a admis le Conseil constitutionnel (décis. n° 83-162 DC
des 19-20 juill. 1983, Démocratisation du secteur public). Mais la
participation des salariés aux conseils d'administration ou de
surveillance reste à la discrétion du législateur, aucune obligation
constitutionnelle ne pouvant résulter à cet égard du Préambule de
1946.
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IX – Le droit d'asile
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européenne, Economica-PUAM. – SÉGUR (Philippe) [1998], La crise du droit d'asile,
coll. Politique d'aujourd'hui, PUF.

X – Les droits du travailleur 8


BERNAUD (V.) [2003], Les droits constitutionnels des travailleurs, Economica-
PUAM, 427 p. ; [2003], Le Conseil constitutionnel et l'embarrassant « principe de
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négociation collective, AIJC 1997, t. XIII, Economica-PUAM, p. 348 – VENEZIANI (B.)
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p. 377.
CHAPITRE 2
LES « DROITS-PARTICIPATION »

Section 1. LES DROITS-PARTICIPATION EN DROIT COMPARÉ


Section 2. LES DROITS-PARTICIPATION EN DROIT FRANÇAIS

378 Définition ◊ On appelle « droits-participation » l'ensemble des


droits qui permettent aux citoyens de s'impliquer dans le
fonctionnement du jeu politique entendu au sens large de
l'expression.
Dans les systèmes représentatifs, qui sont ceux des pays
démocratiques, cette faculté s'accomplit principalement à travers
l'exercice du droit de suffrage qui peut être actif (droit de vote) ou
passif (droit d'être élu ou éligibilité).

379 Problématique ◊ Le droit de suffrage étant lié à la qualité de


citoyen, toute la question est de savoir s'il est exclusivement réservé
aux seuls nationaux ou s'il peut être étendu, sous certaines
conditions, aux étrangers qui participent économiquement et
socialement à la vie de la Cité.
Historiquement, seules les Constitutions révolutionnaires ont
consacré le principe contraire. Ainsi, la Constitution française du
24 juin 1793 accorde-t-elle le droit de vote à « tout étranger âgé de
vingt et un ans accomplis qui, domicilié en France depuis une
année, y vit de son travail ou acquiert une propriété ou épouse une
française ou adopte un enfant ou nourrit un vieillard » ou encore
« qui sera jugé […] avoir bien mérité de l'humanité ».
De la même manière, la Constitution bolchevique de 1918 et la
première constitution soviétique de 1924 confèrent-elles le droit de
suffrage aux étrangers, pourvu qu'ils soient prolétaires.
Mais, ces largesses étaient relatives, ces dispositions étant, en fait
restées lettre morte… la Constitution de 1793 n'ayant, elle-même,
d'ailleurs été jamais appliquée.
La question – source d'un débat juridico-politique classique – a
pris un tour nouveau avec la mise en place, par le Traité de
Maastricht du droit de vote pour les élections locales des étrangers
ressortissant d'un des États de l'Union européenne.
Le Traité sur l'Union européenne signé à Maastricht le 7 février
1992 dispose ainsi dans son article 8 (Traité CE, art. 19-1) : « tout
citoyen de l'Union résidant dans un État membre dont il n'est pas
ressortissant a le droit de vote et d'éligibilité aux élections
municipales dans l'État membre où il réside, dans les mêmes
conditions que les ressortissants de cet État… ».

SECTION 1. LES DROITS-PARTICIPATION EN DROIT


COMPARÉ

380 Problématique générale ◊ En droit comparé, le principe est


l'exclusion des étrangers de la communauté des citoyens titulaires
du droit de suffrage.
Cependant, il faut faire une distinction, ici, entre les élections
politiques internes et les élections européennes.
S'agissant des élections politiques internes, ce principe est
appliqué avec une rigueur variable en fonction de la nature de
l'élection, nationale ou locale, ainsi qu'en fonction de la nationalité
de l'étranger (Maastricht).

381 Les élections politiques nationales ◊ Pour des raisons que l'on
peut aisément comprendre, les étrangers sont totalement exclus du
droit de suffrage pour l'élection de l'exécutif national (Président de
la République en Autriche, Premier ministre en Israël…) ou – et
c'est le cas le plus fréquent – pour l'élection des parlementaires.
Comme l'écrit Francis Delpérée « En Europe, il n'y a pas une
Constitution qui s'aventure, même à petits pas, sur la voie de la
reconnaissance à tout étranger de participer aux élections
législatives. Le faire reviendrait à toucher au dépôt sacré de la
souveraineté » (Delpérée, 1995).
Ce principe, appliqué de manière absolue, souffre cependant
d'une exception qui s'explique par l'histoire : il s'agit du Royaume-
Uni et de la République d'Irlande. En 1948 – date de l'indépendance
de la République d'Irlande – le législateur britannique a prévu de
maintenir le droit de vote pour les élections à la chambre des
communes des citoyens irlandais résidant au Royaume-Uni. Cette
faculté avait son pendant irlandais : l'article 16 de la Constitution de
la République d'Irlande, précisé par l'Electoral Act de 1992,
accordant le droit de vote pour la chambre basse (Dail Eirann) du
Parlement aux citoyens britanniques résidant en Irlande.
La loi électorale irlandaise va cependant plus loin, puisqu'elle
prévoit la possibilité d'octroyer ce droit de vote aux ressortissants
de l'Union, européenne. Mais, cela étant conditionné par la règle de
réciprocité, cette disposition généreuse reste bien théorique…

382 Les élections politiques locales ◊ Le problème se pose, ici,


essentiellement pour les élections municipales qui sont les plus
proches du citoyen.
Avant même l'intervention du Traité de Maastricht, certains États
donnaient aux étrangers la possibilité d'exercer leur droit de
suffrage pour ce type d'élections. Ainsi au Danemark, dans le
silence de la Constitution, la loi du 30 octobre 1981 avait-elle
accordé le droit de vote aux élections locales aux ressortissants
islandais (assimilés aux nationaux sur le fondement de la loi sur la
dissolution de l'Union dano-islandaise) ainsi qu'à tous les étrangers,
sans distinction d'origine, résidant au Danemark depuis au moins
trois ans.
De son côté, l'Irlande confère ce même droit à tous les étrangers
pourvu qu'ils justifient d'une résidence sur le territoire irlandais
depuis au moins six mois.
Aux Pays-Bas, la participation des étrangers aux élections
locales constitue une sorte de tradition historique. En effet, sous
l'influence des idées de la Révolution française, la République
batave, en 1798, avait accordé le droit de vote aux étrangers pour
les élections communales. Après plusieurs avatars, la Constitution
de 1983 dispose dans son article 130 que « la loi peut conférer le
droit d'élire les membres du conseil communal à des résidents
n'ayant pas la nationalité néerlandaise… ». Deux conditions sont
alors exigées : la régularité du séjour et une durée de séjour de cinq
ans sans interruption.
Le Portugal, quant à lui, privilégie le critère linguistique puisque
l'article 15 de la Constitution portugaise permet d'étendre le
bénéfice du droit de suffrage aux citoyens de langue portugaise
« par convention internationale et dans des conditions de
réciprocité ». Sont ainsi concernés les Brésiliens et les Africains
lusophones.
L'exemple du Royaume-Uni est, lui aussi, complexe. Outre
l'exception irlandaise, déjà citée, le Royaume-Uni reconnaît le droit
de vote à tous ceux qui peuvent arguer de la qualité de
Commonwealth Citizen. Cette notion englobe les citoyens
britanniques entendus au sens strict du terme (British Citizens) et
les British Overseas and British Dependant Territories Citizens
(ressortissants de l'Inde, de la Malaisie ou de l'Afrique orientale)
pour peu qu'ils résident au Royaume-Uni.

383 Le Traité de Maastricht ◊ L'application du Traité de Maastricht


a eu des répercussions constitutionnelles variables dans les
différents États de l'Union européenne.
Certains d'entre eux ont été contraints de réviser leur
Constitution : ainsi l'Espagne a-t-elle dû modifier sa loi
fondamentale à la suite d'une décision du Tribunal constitutionnel
pour autoriser le « droit de suffrage passif » aux ressortissants
communautaires.
Les autres États – à l'exception de la France – n'ont pas eu à
procéder à une telle révision.
En République fédérale d'Allemagne, la Cour constitutionnelle
ayant déclaré par deux fois en 1990 inconstitutionnelles les lois
« locales » (Land de Schleswig-Holstein et ville de Hambourg)
attribuant le droit de vote aux étrangers, la Loi fondamentale a dû
être révisée dans la perspective de la ratification du Traité (Autexier
et Genius-Devime, 1994).
De son côté, la Belgique a modifié l'article 8 de sa Constitution
par une loi du 11 décembre 1998. En fait, la portée de ce texte est
potentiellement plus large, puisqu'il dispose que « le droit de vote
peut être étendu par la loi aux résidents en Belgique qui ne sont pas
des ressortissants d'un État membre de l'Union européenne ».
Le Luxembourg, la Lituanie, la Slovénie, la Hongrie, la
République tchèque ou encore la Slovaquie ont procédé de la même
manière en étendant à tous les étrangers l'« exception
maastrichtienne ».
De leur côté, le Danemark, la Finlande et la Suède permettent
aux islandais et aux norvégiens de voter, sans condition de durée de
résidence, lors des élections locales.

384 Les élections européennes ◊ L'article 8 du traité de Maastricht


(Traité CE, art. 19-2) stipule que « […] tout citoyen de l'Union
résidant dans un État membre dont il n'est pas ressortissant a le
droit de vote et d'éligibilité aux élections au Parlement européen
dans l'État membre où il réside, dans les mêmes conditions que les
ressortissants de cet État. Ce droit sera exercé sous réserve des
modalités, arrêtées par le Conseil, statuant à l'unanimité sur
proposition de la Commission et après consultation du Parlement
européen ; […] ».
Une directive du 6 décembre 1993 (93/109/CE) est venue
préciser les modalités de cette disposition. Le principal intérêt de ce
texte est qu'il confirme l'impossibilité de dissocier le droit de vote
et d'éligibilité, tout en interdisant le double vote et la double
candidature. Toutefois, la directive admet que des restrictions
puissent être apportées à ces droits, si la proportion des citoyens de
l'Union non nationaux est trop importante.
Avant même l'adoption du traité de Maastricht, trois États
européens ont ouvert la voie et accordé le droit de suffrage aux
ressortissants communautaires : l'Irlande (en 1977), les Pays-Bas
(en 1978) et la Belgique en 1984). Curieusement, comme le fait
justement remarquer Francis Delpérée, il ne s'agit pas là forcément
des États européens « qui ouvraient larges les portes de la
citoyenneté municipale » (Delpérée, 1995). Cette ouverture était
cependant limitée : ainsi la Belgique réservait-elle aux seuls
citoyens britanniques et irlandais ce privilège ; ainsi encore, ces
trois pays procédaient-ils à une dissociation entre l'électorat et
l'éligibilité.
Depuis l'adoption du traité de Maastricht, de telles restrictions
sont impossibles et ont d'ailleurs disparu des législations nationales.
Désormais, tous les États de l'Union européenne ont modifié leur
législation électorale pour tenir compte de l'élargissement du corps
électoral européen.

SECTION 2. LES DROITS-PARTICIPATION EN DROIT


FRANÇAIS

385 Le principe de la corrélation entre droit de suffrage et


nationalité ◊ La Constitution française de 1958 réserve aux seuls
nationaux français le droit de vote (art. 3 al. 4). Si cet article
n'évoque expressément que l'électorat (droit de vote), il doit,
nécessairement, être étendu à l'éligibilité (droit d'être élu). En effet,
cette extension répond à la pure logique dans la mesure où ce qui
vaut pour l'expression du suffrage doit s'imposer, a fortiori, pour la
désignation des représentants du peuple. C'est ainsi que pour être
éligible à la présidence de la république, la première condition est
de jouir de l'électorat.
Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs consacré cette liaison en
considérant que, du rapprochement de l'article 3 de la Constitution
et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, « il résulte que la qualité de citoyen ouvre le droit de vote
et l'éligibilité… » (décis. n° 82-146 DC du 18 nov. 1982).

386 Le champ d'application du principe de


corrélation ◊ Traditionnellement, certains auteurs, opéraient une
distinction entre les élections politiques (élections et votations
nationales) et les élections administratives (élections locales).
Cette distinction pouvait ainsi justifier une application
différenciée du principe de corrélation entre nationalité et droit de
suffrage. Pour les élections politiques, ce principe serait absolu,
pour les élections locales, il serait relatif, n'interdisant pas au
législateur de réserver aux étrangers la possibilité de participer à
certaines élections, notamment municipales.
Cette théorie a été balayée par une décision du Conseil
constitutionnel rendue en 1982 (décis. n° 82-146) qui confirme que
toute élection qui fait intervenir la qualité de citoyen est une
élection politique : « Considérant… que la qualité de citoyen ouvre
le droit de vote et d'éligibilité dans des conditions identiques à tous
ceux qui n'en sont pas exclus pour une raison d'âge, d'incapacité ou
de nationalité ; qu'il en est ainsi pour tout suffrage politique
notamment pour l'élection des conseillers municipaux ».
Ainsi toutes les élections et votations nationales (présidentielle,
législatives, sénatoriales et référendums) et toutes les élections
locales (régionales, cantonales et municipales) sont soumises au
principe posé à l'article 3 al. 4 de la Constitution. Les étrangers
peuvent participer aux autres élections (élections universitaires,
élections aux conseils de prud'hommes ou aux organismes de
sécurité sociale…) dès lors qu'elles ne mettent pas en œuvre la
qualité de citoyen.

387 La mise en œuvre du droit de suffrage ◊ C'est au législateur


ordinaire ou organique qu'il appartient de mettre en œuvre les
conditions d'accès au droit de suffrage. C'est ainsi que les
conditions de possession ou d'acquisition de la nationalité française
sont fixées par la loi ; il en va de même pour la condition d'âge (cf.
la loi du 5 juillet 1974 qui a ramené l'âge de la majorité de 21 à
18 ans) ou pour la jouissance des droits civils et politiques.
Cette mise en œuvre peut également exceptionnellement résulter
d'un engagement international, comme cela a été le cas pour le
traité de Maastricht.

388 L'exception issue du Traité de Maastricht ◊ L'article ayant


été déclaré contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel
(décis. n° 92-308 du 9 avr. 1992, Maastricht I), la Constitution a dû
être révisée le 25 juin 1992 pour y ajouter une disposition au terme
de laquelle : « Sous réserve de réciprocité et selon les modalités
prévues par le traité sur l'Union européenne signé le 7 février 1992,
le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales peut être
accordé aux seuls citoyens de l'Union résidant en France… »
(art. 88-3).
Ainsi, l'extension du droit de suffrage à certains étrangers
apparaît bien comme une exception au principe énoncé plus haut
puisqu'elle est inscrite dans un titre spécial : le Titre XV « Des
Communautés européennes et de l'Union européenne », et qu'elle
ne vise que les « seuls » citoyens de l'Union. De plus, la mise en
œuvre de cette disposition est conditionnée à l'adoption d'une loi
organique qui a été votée en 1998 (loi organique du 28 mai 1998) et
déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel
(décis. n° 98-400 DC du 26 mai 1998). Ce texte sera donc effectif
pour le renouvellement général des conseils municipaux de 2001.
Le droit de suffrage ainsi accordé aux ressortissants de l'Union
est cependant partiel puisque ceux-ci ne pourront être ni maires ni
adjoints et ne pourront pas participer au collège des électeurs
sénatoriaux. L'article 3 de la Constitution demeure bien la règle
puisque les étrangers ainsi élus sont tenus à l'écart des principales
élections politiques, c'est-à-dire celles qui impliquent l'exercice de
la souveraineté nationale.

389 Le cas particulier des élections européennes ◊ Contrairement


à la clause précédemment analysée, cet alinéa n'a pas été considéré
contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans sa
décision Maastricht I. Pour la Haute Juridiction, en effet, cette
compatibilité avec les dispositions constitutionnelles françaises se
justifie pour trois raisons : tout d'abord, précise-t-elle, « la règle
constitutionnelle qui limite le droit de vote aux nationaux français
ne s'impose que pour l'exercice du droit de suffrage dans les
conditions prévues par la Constitution ». Or, le Parlement européen
a pour seul fondement juridique des engagements internationaux.
Ensuite, le traité sur l'Union européenne n'ayant pas modifié la
nature juridique du Parlement européen, celui-ci n'a pas vocation à
concourir à l'exercice de la souveraineté nationale.
Enfin, le Parlement européen appartient à un ordre juridique
propre qui le fait échapper à la sphère de l'ordre institutionnel
interne français.
Pour mettre en œuvre cette clause du traité de Maastricht, il n'a
donc pas été utile de modifier la Constitution et une simple loi a
suffi – la loi 94-104 du 5 février 1995 – sans que d'ailleurs celle-ci
ait été soumise au contrôle du Conseil constitutionnel.
Désormais, les ressortissants de l'Union européenne peuvent
donc, sous certaines conditions, voter et être élus lors des élections
au Parlement européen. C'est ainsi qu'en 1999, M. Daniel Cohn-
Bendit, à l'époque de nationalité allemande, a pu être tête de liste
des Verts et élu, à ce titre, au Parlement européen.

390 La question de l'extension, sous certaines conditions, de l'exception


maastrictienne à tous les étrangers résidant en France, constitue une
sorte de « serpent de mer » politique mais qui ne s'est pas
concrétisée.
En 2000, à l'initiative de la majorité de gauche plurielle de
l'époque, l'Assemblée nationale a voté une proposition de loi
constitutionnelle étendant le droit de vote pour les élections locales
à tous les étrangers résidant en France. En 2011, après le
basculement à gauche du Sénat, la Chambre Haute a, à son tour,
adopté ce texte.
Quant au Président Hollande, il a inscrit cette réforme dans son
programme présidentiel et en a fait même une de ses priorités.
Toutefois la tâche est loin d'être aisée : en effet, la ratification du
texte nécessite le passage par le Congrès du Parlement où la
majorité de gauche ne détient pas les 3/5 nécessaires de sièges ou
par le référendum, exercice souvent très périlleux pour le pouvoir
en place.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

DELPÉRÉE (F.) [1995], Les droits politiques des étrangers, Que sais-je ?, PUF –
BEAUD (O.) [1992], Le droit de vote des étrangers : l'apport de la jurisprudence
constitutionnelle allemande à une théorie du droit de suffrage, RFDA, p. 409 –
BOULOUIS (J.) [1986], Représentation et participation dans la vie politique et
administrative, in La participation directe du citoyen à la vie politique et administrative,
Bruxelles, Bruylant – FAVOREU (L.) et PHILIP (L.) [2009], Les grandes décisions du
Conseil constitutionnel, 15e éd., Dalloz – PEUCHOT (E.) [1991], Droit de vote et
condition de nationalité, RDP, p. 488 – Revue française de droit constitutionnel, no 11-
1992 (avec les contributions de P. AVRIL, R. DEBBASCH, L. FAVOREU, P. GAÏA,
J. GICQUEL, C. GREWE, D. MAUS, J. RIDEAU) ; no 12-1992 (avec les contributions de
Ch. AUTEXIER, F. DELPÉRÉE, J.-C. ESCARRAS, M. LUCIANI, J. MIRANDA,
J. RIDEAU, F. RUBIO-LLORENTE).
CHAPITRE 3
LES DROITS-CRÉANCES

Section 1. LES DROITS-CRÉANCES EN DROIT COMPARÉ


§ 1. L'affirmation constitutionnelle des droits-créances
A. L'absence de reconnaissance expresse
B. L'étendue des droits-créances reconnus
§ 2. La portée juridique des droits-créances
A. Le degré de protection
B. La force contraignante
Section 2. LES DROITS-CRÉANCES EN DROIT FRANÇAIS
§ 1. Les droits-créances reconnus
A. Les droits au repos et à la protection de la santé
B. Le droit à la protection sociale et à la sécurité matérielle
C. Le droit à l'instruction et à la culture
D. Le droit à la solidarité nationale
E. Le droit à l'emploi
§ 2. Un droit créance non reconnu par la Constitution : le droit
au logement
A. « La possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent »,
objectif de valeur constitutionnelle
B. La confrontation de cet objectif de valeur constitutionnelle avec le droit
de propriété

391 Définition ◊ Pour reprendre la distinction formulée au début du


siècle par le théoricien du droit allemand Jellinek, les droits-
créances sont des « droits de statut positif », en ce sens qu'ils
appellent une action positive de l'État, par opposition aux « droits
de statut négatif », à savoir les droits-libertés qui impliquent
l'abstention de l'État et garantissent la protection d'une « sphère de
liberté » individuelle.
Les droits-créances sont parfois qualifiés de « droits à… », car
leur réalisation passe par l'octroi de prestations de la part de l'État :
droit à la santé, droit au travail, droit à l'éducation, droit à la
protection sociale… Ils ne visent pas à empêcher l'action étatique
mais à la provoquer.
Leur mise en œuvre soulève des difficultés particulières car s'il
est relativement aisé d'instituer des garanties pour empêcher l'État
de mettre en cause les droits-libertés, il est beaucoup plus difficile
d'obliger l'État à agir au titre de débiteur…
Le caractère programmatique de ces droits a même pu faire
douter à l'origine de leur valeur de droit positif. Aujourd'hui, même
si les situations sont assez contrastées selon les systèmes
constitutionnels, on peut dire qu'ils ont acquis une portée et une
effectivité appréciables.

392 Origine ◊ Les droits-créances sont apparus dans les textes


constitutionnels dans la première moitié du XXe siècle, bien après
les droits et les libertés classiques à caractère individuel ou même
collectif. La première Constitution à les intégrer fut sans doute celle
de l'URSS de juillet 1918.
En France ils seront consacrés par le préambule de la
Constitution de 1946 mais ils n'ont jamais été totalement absents de
notre tradition constitutionnelle.
Un projet de Déclaration des droits rédigé par Sieyès en
juillet 1789 (qui sera écarté par l'Assemblée nationale) disposait
que « tout citoyen qui est dans l'impuissance de pourvoir à ses
besoins a droit au secours de ses concitoyens ». La Constitution de
1791 prévoyait dans son Titre premier la création d'un
établissement de « Secours publics » et l'organisation d'une
« Instruction publique » générale et gratuite. La Déclaration des
droits de la Constitution du 24 juin 1793 (qui ne sera pas appliquée)
proclame à nouveau ces droits. Par la suite, en dehors de
dispositions fragmentaires (Const. du 4 novembre 1848 fondant la
République par la famille, le travail, l'ordre public et la propriété),
c'est le préambule de la Constitution de 1946 qui les consacrera
comme « particulièrement nécessaires à notre temps ».

393
Plan ◊ Après avoir donné quelques aperçus par la place des droits-
créances en droit comparé nous présenterons de manière plus
détaillée leur situation en droit français.

SECTION 1. LES DROITS-CRÉANCES EN DROIT


COMPARÉ

§ 1. L'affirmation constitutionnelle des droits-créances

Il est possible de distinguer deux groupes de constitutions parmi


celles actuellement en vigueur, selon qu'elles reconnaissent
expressément ou non les droits-créances (P. Bon, 1991, p. 229).

A. L'absence de reconnaissance expresse

394 Les anciennes constitutions ◊ Elles ignorent généralement les


droits-créances, qu'il s'agisse de celle des États-Unis, du Japon, de
la Norvège, de la Belgique (le droit à l'enseignement a cependant
été introduit en 1988), ou encore de l'Autriche. Certes, la
Constitution autrichienne est plus récente (1920-1929) que les
précédentes, mais en matière de droits fondamentaux elle fait
référence à des textes plus anciens qui ne mentionnent pas les
droits-créances (notamment la Loi fondamentale de l'État pour les
droits généraux des citoyens du 21 déc. 1867). La Cour
constitutionnelle autrichienne s'est quant à elle refusée à voir dans
les droits fondamentaux des éléments objectifs de
l'ordonnancement juridique qui obligeaient l'État à fournir des
prestations aux individus (v. décis. Universitäts-organisationsgesets
– VfSLg 8136/1977). Les constitutions du Danemark, de l'Irlande,
du Luxembourg, des Pays-Bas, ou encore de la Suède ne
reconnaissent que de manière éparse et très limitée les droits-
créances.
En Suisse cependant, le nouveau texte constitutionnel adopté en
1998 énonce les droits-créances habituels (sécurité sociale, travail,
santé, logement…) sous la forme de buts sociaux. Mais il est
précisé qu'« aucun droit subjectif à des prestations de l'État ne peut
être déduit directement des buts sociaux » (art. 41, al. 3 et 4).

395 La Loi fondamentale allemande ◊ La Loi fondamentale de


1949 ne reconnaît aucun droit-créance, à la différence de la
Constitution de Weimar et même des constitutions adoptées par les
Länder après guerre (par ex. Const. de Hesse du 1er déc. 1946,
Const. de Bavière du 2 déc. 1946, etc.).
Ce silence quasi total (v. cependant, LF art. 6 al. 4 : « Toute mère
a droit à la protection et à l'assistance de la communauté »)
s'explique par l'imprévisibilité de l'évolution économique et sociale
du pays et par le souci des constituants d'assurer l'effectivité des
droits fondamentaux grâce à des mécanismes de contrôle
juridictionnel peu compatibles avec les droits-créances (P. Bon,
p. 231).
Cependant, aux termes de l'article 20 al. 1 LF, la République
fédérale d'Allemagne est un « État social », et le principe de l'État
social (Sozialstaatsprincip) constitue l'un des principes de base de
la Loi fondamentale, duquel la Cour constitutionnelle a fait
découler des conséquences concrètes : droit à la garantie d'un
minimum vital (BVerfGE 1, 159(161) ou encore garantie d'un
système de sécurité sociale (BverfGE 28, 324(348)…Ce « principe
directeur » habilite les pouvoirs publics à assumer les tâches de
protection sociale sans qu'il résulte pour autant un droit pour
l'individu à exiger telle ou telle intervention de l'État (H.-G. Rupp,
1982, p. 245).

B. L'étendue des droits-créances reconnus

396 Italie, Grèce, Espagne, Portugal, Belgique ◊ Quelles que


soient les classifications formelles des droits fondamentaux
adoptées par les constitutions, plusieurs d'entre elles reconnaissent
les droits-créances à des degrés variables. La Constitution italienne
de 1947 traite les droits fondamentaux en quatre titres (rapports
civils, relations morales et sociales, relations économiques,
relations politiques), les droits-créances figurant dans le
titre III. Ainsi, le travailleur a-t-il droit à la formation, à une juste
rémunération « en tout cas suffisante pour lui assurer ainsi qu'à sa
famille une existence libre et digne » et à une protection sociale
complète (art. 36 et 38). La femme doit bénéficier de droits égaux à
ceux de l'homme et ses conditions de travail « doivent lui permettre
l'accomplissement de son rôle essentiel au foyer et doivent assurer
à la mère et à l'enfant une protection particulière et adéquate »
(art. 37). Les inaptes et les handicapés ont droit quant à eux à la
« rééducation professionnelle ».
La Constitution hellénique de 1975 mentionne de nombreux
droits-créances dans sa Deuxième partie consacrée aux « Droits
individuels et sociaux ». Elle affirme que le développement et la
promotion de l'art, de la science et de l'enseignement « constituent
une obligation de l'État » (art. 16) et place « sous la protection » de
ce dernier « la famille… ainsi que le mariage, la maternité et
l'enfance » (art. 21 al. 1), de même que « le travail », l'État devant
veiller « à créer des conditions de plein emploi pour tous les
citoyens… » (art. 22 al. 1). Ont également « droit à un soin
particulier de la part de l'État » les familles nombreuses, les
invalides de guerre, les veuves et les orphelins de guerre, « ceux
qui souffrent d'une maladie incurable corporelle ou mentale » ou
encore les sans logis ou les mal logés (art. 21 al. 2 et 4). L'État est
aussi chargé de veiller à la santé des citoyens (art. 21 al. 3). De
manière plus originale, figure aussi parmi les obligations de l'État
« la protection de l'environnement naturel et culturel » (art. 24).
La Constitution portugaise de 1976 distingue parmi les « droits
et devoirs fondamentaux » les « droits et garanties » et les « droits
et devoirs économiques, sociaux et culturels », parmi lesquels tous
les droits-créances classiques (droit au travail, droit à la sécurité
sociale, droit à la protection de la santé, droit « à un logement de
dimension convenable », droit à un « environnement humain sain et
écologiquement équilibré », droit à la protection de la famille, des
pères et mères, des enfants, des jeunes et surtout des jeunes
travailleurs, des handicapés, du troisième âge… (art. 58 à 72).
Chacun a également droit à l'éducation et à la culture, « à la
jouissance et à la création culturelles, au sport » (art. 73 à 79). Les
consommateurs ont droit quant à eux « à la qualité des biens
consommés et des services utilisés » (art. 60).
Quoique moins détaillée que la précédente, la Constitution
espagnole de 1978 reprend, dans son chapitre « Des principes
directeurs de la politique sociale et économique » la plupart des
droits-créances qui figurent dans la Constitution portugaise (art. 39
à 52). Comme elle, d'ailleurs, elle ne se contente pas d'énoncer les
droits-créances mais elle indique également, pour chacun d'eux, les
actions que l'État devra mettre en œuvre pour les rendre effectifs.
À travers eux ce sont donc les objectifs de la politique économique
et sociale qui se trouvent définis, la distribution entre les objectifs
et les droits-créances étant d'ailleurs le plus souvent difficile à faire
(v. not. Const. espagnole, article 49 : « Les pouvoirs publics
poursuivront une politique de prévision, de traitement, de
réhabilitation et d'intégration des handicapés […] à qui ils
assureront les soins spécialisés dont ils auront besoin et ils leur
accorderont une protection particulière pour qu'ils jouissent des
droits que le présent titre octroie à tous les citoyens »).
En Belgique, il convient de souligner l'insertion d'un nouvel
article 23 dans la Constitution ainsi rédigé : « Chacun a le droit de
mener une vie conforme à la dignité humaine.
À cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à
l'article 134 garantissent, en tenant compte des obligations
correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et
déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment :
1o le droit au travail et au libre choix d'une activité
professionnelle dans le cadre d'une politique générale de l'emploi,
visant entre autres à assurer un niveau d'emploi aussi stable et élevé
que possible, le droit à des conditions de travail et à une
rémunération équitables ainsi que le droit d'information, de
consultation et de négociation collective ;
2o le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à
l'aide sociale, médicale et juridique ;
3o le droit à un logement décent ;
4o le droit à la protection d'un environnement sain ;
5o le droit à l'épanouissement culturel et social ».
397 Pays d'Europe centrale et orientale ◊ Les récentes
constitutions des pays ex-socialistes mettent surtout l'accent sur les
droits et libertés politiques. Les droits économiques et sociaux, et
notamment les droits-créances, sont traités de manière beaucoup
plus succincte (Bulgarie, art. 51 à 55 ; Estonie, art. 27, 28, 37 ;
Hongrie, art. 66, 67, 70 ; Roumanie, art. 43 à 46 ; Slovénie,
art. 50 s.). Certaines constitutions, celle des Républiques slovaque
(art. 35 à 43) et tchèque (art. 26 à 35), voire celle de la Russie
(art. 37 à 44), de l'Estonie ou de la Lithuanie y consacrent
cependant des développements plus importants (droit de choisir
librement son travail, conditions de travail équitables, salaire
minimum, droit à la formation, droit à la santé, à la sécurité
sociale…).
Il s'agit là d'une réaction par rapport aux constitutions socialistes
où les droits-créances étaient particulièrement fournis mais
restaient peu effectifs. Le choix a été fait de les maintenir dans les
nouvelles constitutions (leur suppression aurait pu être interprétée
comme un recul de la politique sociale), mais à titre de principes
destinés à inspirer les actions de l'État (M. Lesage, 1995, p. 22).
L'objectif de « justice sociale » est d'ailleurs expressément
mentionné dans les constitutions polonaise, hongroise, slovène et
estonienne. Pour le Tribunal constitutionnel polonais (décis. du
9 mars 1988), ce principe revêt même « un caractère de norme
juridique obligatoire et le rang de principe fondamental du
régime ».

§ 2. La portée juridique des droits-créances

398 Une portée juridique atténuée ◊ Qu'il s'agisse de leur type de


protection ou de leur force contraignante, la situation des droits-
créances paraît moins favorable que celle des droits-libertés, voire
même des droits-participation.

A. Le degré de protection
399 L'intensité variable des mécanismes de
protection ◊ Certaines constitutions excluent les droits-créances
de l'application des mécanismes de protection dont bénéficient les
autres catégories de droits.
Ainsi, la Constitution portugaise réserve aux droits-libertés les
garanties définies dans ses articles 18, 19 et 21, relatives aux
restrictions apportées aux droits par le législateur, à la suspension
de l'exercice des droits en cas de crise ou au droit de résistance en
cas d'atteinte aux droits-libertés. En revanche, les droits-créances
bénéficient notamment, comme les autres catégories, des principes
d'universalité (art. 12) et d'égalité (art. 13) avec pour corollaire
l'extension des droits aux étrangers (art. 15), ou encore de la
garantie liée à l'accès de tous aux tribunaux pour la défense de ses
droits et intérêts légitimes (art. 20).
La Constitution espagnole distingue quant à elle trois catégories
de droits fondamentaux, les droits-créances bénéficiant des
garanties les moins étendues. En tant que « principes directeurs de
la politique sociale et économique », « ils ne pourront être allégués
devant la juridiction ordinaire que conformément aux dispositions
des lois qui les développent ». C'est dire qu'ils se trouvent exclus du
recours individuel d'amparo devant le tribunal constitutionnel
(art. 53).

400 La rigidité des règles de révision ◊ Dans certains pays, les


règles de révision de la Constitution sont particulièrement rigides
lorsque sont concernés les droits fondamentaux. Ainsi, la
Constitution espagnole impose une procédure particulière de
révision pour les droits-libertés (art. 168), plus rigide que celle du
droit commun (art. 167), mais les droits-créances restent soumis à
cette dernière.
Parfois c'est même une interdiction totale de réviser les
dispositions touchant aux droits fondamentaux qui est prévue,
celle-ci s'appliquant en République fédérale d'Allemagne
notamment à l'article 20 (principe de l'État social). Au Portugal
c'est l'ensemble des droits et libertés qui est insusceptible de
révision (art. 288).
En Grèce, en revanche, les droits-créances ne figurent pas parmi
les droits exclus de la révision (art. 110 al. 1).

B. La force contraignante

401 Applicabilité directe ou indirecte ◊ À la différence des droits-


libertés, les droits-créances ne bénéficient pas, en principe, d'une
applicabilité directe. Ils doivent être mis en œuvre par le législateur,
et c'est ce qui est expressément prévu par les constitutions
portugaise (art. 18, al. 1) et espagnole (art. 53, al. 3).
La Constitution grecque prévoit cependant des droits directement
applicables (comme le droit à l'instruction gratuite, art. 16 al. 4)
alors que d'autres sont placés sous la protection de l'État. La
jurisprudence et la doctrine grecque considèrent que les droits
sociaux ont une force contraignante variable, allant de simples
principes programmatoires à des normes d'application directe
(C. Grewe et H. Ruiz-Fabri, 1995, p. 168). Il en va de même en
Italie où la doctrine distingue les dispositions programmatiques
destinées à orienter l'action future du législateur (ex. : Const.,
art. 31 « La République facilite par des mesures économiques et
autres la formation de la famille… »), les dispositions
contraignantes mais conditionnées par l'intervention du législateur
(ex. : art. 38, droit à l'assistance pour les personnes inaptes au
travail et à la sécurité sociale pour les travailleurs) et les
dispositions directement contraignantes et à application immédiate
(ex. : art. 36, droit au repos et aux vacances, droit à une
rémunération proportionnée à la quantité et à la qualité du travail)
(E. Cheli, 1991, p. 20).

402 Portée normative ◊ Même si les droits-créances nécessitent une


intervention législative, ils ne sont pas pour autant dépourvus de
force contraignante. La loi qui les met en œuvre doit évidemment
être conforme au contenu du droit proclamé par la Constitution,
sous peine de son invalidation par le juge constitutionnel. Au
Portugal le principe de « stabilité de la concrétisation légale des
droits sociaux » (déduit d'un arrêt du tribunal constitutionnel 39/84
du 11 avril 1984) empêche le législateur d'abroger une telle loi
(P. Bon, 1991, p. 246). Il est cependant difficile d'obliger le
législateur à intervenir sauf dans les pays comme le Portugal, où
existe la technique de l'inconstitutionnalité par omission (J. Casalta
Nabis, 1989, p. 242).
La jurisprudence des cours constitutionnelles a également
interprété les droits-créances comme des normes juridiques
contraignantes. La Cour italienne a progressivement affirmé le
caractère « prescriptif » de nombreux droits-créances (v. par ex.
sentence no 1/1965 du 14 juin 1965 ; no 455/1990 du 16 octobre
1990 ; sur le droit « minimum » à la santé, v. décis. no 185 du
20 mai 1998, B. Mathieu, 1999). Face à l'inertie du législateur la
Cour a même, par des sentences de type « additif » ou
« manipulatif », donné une protection juridictionnelle à certains
droits-créances, notamment en matière de retraites et de
rémunérations (E. Cheli, 1991, p. 27).
Le Tribunal constitutionnel espagnol a souligné que les
« principes directeurs de la politique économique et sociale » qui
englobent les droits-créances, devaient être considérés comme des
« mandats constitutionnels » (décis. n° 31/1984 du 7 mars 1985 ;
décis. n° 45/89 du 20 févr. 1989). La même qualification a été
donnée aux droits sociaux par la Cour constitutionnelle portugaise
car « ils prescrivent des buts constitutionnels concrets et définis et
pas seulement des directives vagues et abstraites » (décis.
n° 39/1984 du 19 avr. 1984). La Cour constitutionnelle hongroise
(arrêt 12/2000 du 8 nov. 2000) a jugé que l'État est obligé de
garantir des conditions minimales d'existence et notamment d'offrir
un logement aux sans-abri lorsque la vie de l'individu est exposée à
un danger imminent.
Les Cours constitutionnelles lituanienne (arrêt 8/97 du 3 déc.
1997) et lettone (arrêt du 19 mars 2002) ont de leur côté considéré
que le droit à l'assistance sociale constituait une obligation
constitutionnelle pour l'État et que celui-ci devait assurer
l'effectivité d'une telle assistance.
Il n'en demeure pas moins que la plupart des juges
constitutionnels admettent qu'il s'agit de droits d'application
progressive dont la mise en œuvre dépend des moyens, notamment
financiers, qui leur seront attribués par le législateur (A. Weber,
1995, p. 691).

SECTION 2. LES DROITS-CRÉANCES EN DROIT


FRANÇAIS

403 Plan ◊ Le Préambule de la Constitution de 1946 énonce un certain


nombre de droits-créances dont le Conseil constitutionnel a
effectivement reconnu le statut constitutionnel (§ 1) ; mais cette
reconnaissance n'a pas été accordée aux droits non inscrits dans le
Préambule (§ 2).

§ 1. Les droits-créances reconnus

404 Des droits d'égale valeur ◊ Les droits-créances reconnus sont :


les droits au repos et à la protection de la santé, le droit à la
protection sociale, le droit à mener une vie familiale normale, le
droit à l'instruction et à la culture, le droit à la solidarité nationale.
Pour le juge constitutionnel, il n'y a pas lieu de faire de
distinction entre les droits proclamés en fonction de la précision de
leur formulation. Même si une norme constitutionnelle est
imprécise elle s'impose au législateur. Ce dernier disposera
cependant d'un pouvoir d'appréciation plus large pour la mettre en
œuvre, sans pour autant en dénaturer la portée et la priver de tout
effet.
De manière générale, le Conseil constitutionnel n'exerce qu'un
contrôle restreint sur la mise en œuvre des droits-créances. Ainsi, il
n'exige pas du législateur le respect d'un contenu minimal des droits
à prestation matérielle.

A. Les droits au repos et à la protection de la santé

1. Le fondement constitutionnel
405 La consécration de leur valeur constitutionnelle ◊ Le droit à
la protection de la santé est posé par l'alinéa 11 du Préambule de
1946 aux termes duquel « la Nation garantit à tous, notamment à
l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs la protection de la
santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs… ». Alors qu'on
pouvait considérer qu'il s'agissait là d'une disposition simplement
programmatique, le Conseil constitutionnel a considéré qu'elle
faisait partie du droit positif (décis. n° 74-54 DC du 15 janv. 1975,
Interruption volontaire de grossesse, GD no 15) puis a accepté
d'examiner si une loi ne méconnaissait pas ce droit (décis. n° 77-92
DC du 18 janv. 1978, Contre-visite médicale). Le droit au repos a
été appliqué pour la première fois dans la décision 99-423 DC du
13 janvier 2000 relative à la loi sur les trente-cinq heures. Il en a
fait application par la suite à de nombreuses reprises (v. not. décis.
n° 2002-465 DC du 13 janv. 2003, Loi relative aux salaires, au
temps de travail et au développement de l'emploi ; 2004-494 DC du
29 avr. 2004, Réforme du dialogue social ; 2005-514 DC du
28 avril 2005, Loi relative à la création du registre international
français ; 2005-521 DC, Mesures d'urgence pour l'emploi ; 2005-
523 DC du 29 juill. 2005, Loi en faveur des PME ; 2009-584 DC
du 16 juillet 2009, Loi portant réforme de l'hôpital ; 2012-249 QPC
du 16 mai 2012).

406 L'autorité compétente pour les mettre en œuvre ◊ Le


Conseil constitutionnel a rappelé « qu'il incombe au législateur
comme à l'autorité réglementaire selon leurs compétences
respectives, de déterminer, dans le respect des principes posés par
le onzième alinéa du Préambule, leurs modalités concrètes
d'application ; qu'il leur appartient en particulier de fixer des règles
appropriées tendant à la réalisation de l'objectif défini par le
Préambule… » (décis. n° 89-269 DC du 22 janv. 1990, Égalité
entre Français et étrangers ; 93-325 DC du 13 août 1993, Maîtrise
de l'immigration ; 93-330 DC du 28 déc. 1993, Loi de finances
1994).
Ainsi, s'agissant du droit à la santé, le législateur peut adopter
des mesures visant à réduire la consommation de tabac ou d'alcool
(décis. n° 90-283 DC du 8 janv. 1991, Lutte contre le tabagisme et
l'alcoolisme ), fixer les conditions d'accès aux professions
médicales (décis. n° 90-287 DC du 16 janvier 1991, Santé publique
et assurances sociales) ou encore déterminer les relations entre les
professions de santé et les caisses d'assurance maladie (décis.
n° 89-269 DC du 22 janvier 1990 préc.).
Cette compétence du gouvernement ou du Parlement, qui doit
s'exercer afin de rendre plus effectifs les principes du Préambule
(décis. n° 93-325 DC préc., consid. 127), n'exclut pas, cependant, le
recours à une convention pour régir les rapports entre les caisses
primaires d'assurance maladie et les médecins, car cela « vise à
diminuer la part des honoraires… à la charge des assurés
sociaux » et, par conséquent, à permettre l'application effective du
principe de protection de la santé (décis. n° 89-269 DC préc.).

2. La mise en œuvre des droits

407 Le droit au repos ◊ Il a été fait application à plusieurs reprises du


droit au repos découlant de l'alinéa 11 (Décis. no 99-423 DC du
13 janv. 2000, Loi sur les 35 heures ; no 2002-465 DC du 13 janv.
2003, Loi relative aux salaires, au temps de travail et au
développement de l'emploi). Le droit au repos est souvent appliqué
conjointement avec le droit à la protection de la santé des
travailleurs qui impliquent tous deux un aménagement de la durée
et des conditions de travail (Décis. no 2005-521 DC du 22 juill.
2005 ; no 2005 523 DC du 29 juill. 2005 ; no 2007-555 DC du
16 août 2007). Ce droit fonde évidemment les règles relatives au
repos quotidien et hebdomadaire. Dans sa décision 465 DC du
13 janvier 2003 (Loi relative aux salaires, au temps de travail et au
développement de l'emploi), le Conseil constitutionnel lui rattache
aussi les règles relatives au déclenchement du repos compensateur
obligatoire suite à l'exécution d'heures supplémentaires.
Le droit au repos hebdomadaire constitue l'une des garanties du
droit au repos reconnu aux salariés (Décis. no 2009-568 DC du
6 août 2009). Cependant, le droit au repos dominical ne constitue ni
un principe fondamental reconnu par les lois de la République, ni
une garantie légale de l'alinéa 11 mais plutôt un principe
fondamental du droit du travail au sens de l'article 34 de la
Constitution (v. cependant les dispositions particulières applicables
en Alsace-Moselle, Décis. no 2011-157 QPC du 5 août 2011 ;
v. aussi Cass. Soc. 12 janv. 2011, no 10-40 055).
Par ailleurs, dans la décision no 2014-373 QPC du 4 avril 2014
(Société Séphora), le Conseil constitutionnel a notamment jugé
qu'en prévoyant que le recours au travail de nuit est exceptionnel et
doit être justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité
économique ou des services d'utilité sociale, le législateur,
compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour
déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, a opéré
une conciliation, qui n'est pas manifestement déséquilibrée, entre la
liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration de
1789, et les exigences du Préambule de 1946, notamment sur la
protection de la santé et le repos.

408 Le droit à la protection de la santé ◊ Le droit à la protection de


la santé se traduit tout d'abord par un droit aux soins. Les lois
aménageant l'exercice du droit à l'assurance maladie sont donc
examinées au regard de l'alinéa 11 du Préambule de 1946. Par
exemple, l'institution d'une couverture maladie universelle vise à
rendre le principe plus effectif. Le législateur a pu soumettre le
bénéfice de la couverture complémentaire à une condition de
ressources sans porter atteinte au principe d'égalité. Ce choix est en
rapport avec l'objet de la loi, qui est d'assurer un accès effectif aux
soins des plus démunis (décis. n° 99-416 DC du 23 juill. 1999,
CMU).
Par ailleurs, dans une décision du 12 décembre 2002, le Conseil
constitutionnel a validé le nouveau mécanisme de remboursement
des médicaments appartenant à un groupe générique. Il est institué
en ce qui les concerne un tarif forfaitaire de responsabilité fixé par
arrêté ministériel, et ne devant pas excéder le coût de la spécialité
générique la plus chère du même groupe. Le dispositif revient donc
à laisser à la charge du patient la part du prix du médicament
excédant éventuellement ce tarif en cas de délivrance d'une
spécialité princeps. Le Conseil constitutionnel l'a donc assorti de
deux réserves. D'une part, il revient aux autorités administratives de
procéder à des actions de sensibilisation et d'information de
l'ensemble des acteurs concernés, en particulier des assurés
sociaux. D'autre part, l'arrêté ministériel devra fixer le tarif
forfaitaire de responsabilité « de telle sorte que ne soient pas
remises en cause les exigences constitutionnelles du 11e alinéa du
Préambule de la Constitution de 1946 » (décis. n° 2002-463 DC,
12 déc. 2002, LFSS pour 2003, consid. no 21 et 22).
Si l'émission de telles réserves manifeste l'attention portée par le
Conseil constitutionnel à la possibilité réelle des assurés sociaux
d'accéder aux soins, ce dernier n'en a pas moins adopté une position
très restrictive dans le même domaine vis-à-vis des étrangers en
situation irrégulière. Dans une décision du 29 décembre 2003, il
juge conforme à l'alinéa 11 du Préambule de 1946 une disposition
excluant du bénéfice de l'aide médicale les étrangers en situation
irrégulière résidant en France depuis moins de trois mois. Il n'est
plus prévu en ce qui les concerne qu'une prise en charge des soins
urgents « dont l'absence mettrait en jeu le pronostic vital ou
pourrait conduire à une altération grave et durable » de leur état de
santé (décis. n° 2003-488 DC, 29 déc. 2003, Loi de finances
rectificative pour 2003, consid. no 18). Une telle position revient à
limiter le droit aux soins des personnes concernées aux hypothèses
de mise en péril de leur intégrité physique ou de leur vie.
Par ailleurs, le principe de protection de la santé pourrait
impliquer le libre choix du médecin par le malade et la liberté de
prescription de celui-ci. Mais le Conseil constitutionnel a toujours
réservé la question (décis. préc. 89-269 DC, 90-287 DC du 16 janv.
1991). Pour sa part, le Conseil d'État les a qualifiés de principes
généraux du droit (CE 18 févr. 1998, Section locale du Pacifique
sud de l'ordre des médecins, RFDA 1999, comm. M. Joyau, p. 47-
55).
En outre, le Conseil constitutionnel veille à ce que les modalités
des études de médecine respectent le principe de protection de la
santé (décis. n° 90-287 DC préc.).
Ce principe peut justifier aussi des mesures contraignantes, le
Conseil ayant jugé qu'il ne faisait pas obstacle à l'instauration de
contre-visites médicales effectuées à la demande de l'employeur,
comme condition du droit pour le salarié de percevoir des
indemnités journalières en cas de maladie ou d'accident (décis.
n° 77-92 DC, 18 janv. 1978 préc.).
La protection de la santé s'étend aussi à la protection de
l'intégrité physique ou même de la vie (X. Prétot, 1995, no 63).
Dans la décision IVG du 15 janvier 1975 (préc.), le Conseil
constitutionnel estime que la loi « n'admet qu'il soit porté atteinte
au principe du respect de tout être humain dès le commencement de
la vie qu'en cas de nécessité et selon les conditions et les limitations
qu'elle définit » et qu'aucune des dérogations qu'elle prévoit ne
méconnaît, notamment, le principe selon lequel la nation garantit à
l'enfant la protection de la santé…
Relevons enfin que le Conseil d'État a jugé, dans le cadre du
contentieux des ordonnances réformant la sécurité sociale, que
« l'instauration d'un objectif prévisionnel d'évolution des dépenses
médicales n'est pas, en elle-même, contraire au principe de
protection de la santé garanti par le préambule de la Constitution de
1946 […] qui implique toutefois que l'objectif soit fixé à un niveau
compatible avec la couverture des besoins sanitaires de la
population » (CE 30 avr. 1997, Assoc. nat. Pour l'éthique de la
médecine libérale, RFDA 1997. 480 ; CE 27 avr. 1998,
Confédération des syndicats médicaux français, RFDA 1998. 973).

409 La conciliation de la protection de la santé avec d'autres


principes constitutionnels ◊ Cette conciliation a, jusqu'à
présent, toujours été à l'avantage du droit à la protection de la santé.
Ainsi, celui-ci légitime l'interdiction de l'exercice du droit de grève
dans les établissements qui détiennent des matières nucléaires
(décis. n° 80-117 DC préc.), les atteintes au droit de propriété et à
la liberté d'entreprendre, comme l'interdiction de certaines formes
de publicité en faveur du tabac ou de l'alcool (décis. n° 90-283 DC
du 8 janv. 1991), ou encore des limites à la liberté personnelle : une
personne atteinte de troubles mentaux qui compromet la sûreté des
personnes ou qui porte atteinte de manière grave à l'ordre public ne
peut s'opposer aux soins médicaux exigés par son état (décis.
n° 2010-71 QPC, 26 nov. 2010).
B. Le droit à la protection sociale et à la sécurité matérielle

1. Le fondement constitutionnel

410 L'alinéa 11 du Préambule de 1946 ◊ Outre le droit au repos et


celui à la protection de la santé, il prévoit que la Nation garantit à
tous la sécurité matérielle et il ajoute que « tout être humain qui, en
raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation
économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit
d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».
Le Conseil constitutionnel a fait application des principes de
sécurité matérielle et de droit à des moyens convenables d'existence
à de nombreuses reprises. Le champ d'application de la disposition
semble couvrir la sécurité sociale (prestations d'assurance-maladie,
d'assurance-vieillesse, allocations familiales) aussi bien que l'aide
sociale (décis. n° 86-225 DC du 23 janv. 1987, Amendement
Séguin ; 93-325 DC du 13 août 1993, Maîtrise de l'immigration ;
93-330 DC du 29 déc. 1993, Loi de finances pour 1994 ; 96-
387 DC du 21 janvier 1997, Prestation dépendance ; 97-388 DC du
20 mars 1997, Fonds de pension ; 99-416 DC du 23 juill. 1999,
CMU ; 2001-447 DC du 18 juill. 2001, Allocation personnalisée
d'autonomie ; 2003-487 DC du 18 déc. 2003, RMI-RMA).
Dans la décision du 14 août 2003 sur la loi portant réforme des
retraites, le Conseil constitutionnel a plus précisément déduit de
l'alinéa 11 une exigence constitutionnelle qui « implique la mise en
œuvre d'une politique de solidarité nationale en faveur des
travailleurs retraités » (2003-483 DC 14 août 2003, Loi portant
réforme des retraites, consid. no 7). Cette exigence confère ainsi un
fondement constitutionnel aux prestations d'assurance vieillesse. La
démarche est symétrique à celle déjà empruntée dans la décision
Allocations familiales de 1997 pour consacrer l'exigence d'une
« politique de solidarité nationale en faveur de la famille » (Décis.
97-393 DC, 18 déc. 1997, Allocations familiales, consid. no 33). En
l'espèce, toutefois, le Conseil constitutionnel s'était fondé à la fois
sur l'alinéa 11 et l'alinéa 10 du Préambule de 1946, lequel dispose
que « La Nation assure […] à la famille les conditions nécessaires à
[son] développement ». En outre, la marge de manœuvre du
législateur pour mettre en œuvre la politique en faveur de la famille
paraît plus grande, dans la mesure où elle ne se traduit pas
seulement par l'octroi de prestations sociales. Le Conseil
constitutionnel a en effet reconnu que « outre les prestations
familiales directement servies par les organismes de sécurité
sociale, ces aides sont susceptibles de revêtir la forme de
prestations, générales ou spécifiques, directes ou indirectes,
apportées aux familles tant par les organismes de sécurité sociale
que par les collectivités publiques ; que ces aides comprennent
notamment le mécanisme fiscal du quotient familial ».
Cette exigence de solidarité nationale a même été consacrée plus
largement en faveur des « personnes défavorisées », étant entendu
qu'il appartient au législateur, pour satisfaire à cette exigence, « de
choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées »
(Décis. no 2009-599 DC du 29 déc. 2009 ; no 2011-142/145 QPC du
30 juin 2011).
Pour le Conseil d'État, le principe de sécurité matérielle est, tout
au moins pour l'enfant et pour la mère, un principe général du droit
susceptible d'assurer la sanction d'un acte administratif qui lui serait
contraire (CE 6 juin 1986, Fédération des fonctionnaires, agents et
ouvriers de la fonction publique et autres et sieur Goyeta, Rec.
p. 158).

2. Les implications

411 La constitutionnalisation des services publics sociaux ◊ Le


Conseil constitutionnel (se référant aux alinéas 10 et 11 du
Préambule de 1946) a posé l'exigence constitutionnelle d'une
politique de solidarité nationale en faveur de la famille (décis.
n° 97-393 DC du 18 déc. 1997) qui donne un fondement aux
prestations familiales, voire au système du quotient familial.
L'alinéa 11 du Préambule, pris isolément, fonde également une
politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités
(décis. n° 2003-483 DC du 14 août 2003). Le principe de sécurité
matérielle, soulignent par ailleurs Th. S. Renoux et M. de Villiers
(2005), « confère un fondement constitutionnel à l'existence même
des mécanismes de protection sociale, comme l'assurance-
vieillesse, l'assurance chômage ou l'institution d'un revenu
minimum d'insertion… », étant entendu que l'organisation des
régimes et le fonctionnement des organismes de sécurité sociale
échappent à toute contrainte constitutionnelle (v. not. décis. n° 82-
148 DC du 14 déc. 1982, Caisses de sécurité sociale). Le
législateur dispose d'un large pouvoir d'appréciation qui lui permet
de modifier dans un sens plus restrictif les conditions d'ouverture
des droits aux prestations (décis. n° 86-225 DC préc. ; 93-330 DC
du 29 déc. 1993, préc.). Il peut également prévoir que les assurés
sociaux conservent à leur charge une partie des dépenses de soins,
mais à condition que cette participation ne soit pas d'un montant
trop élevé qui remettrait en cause les exigences du 11° alinéa du
Préambule (décis. n° 2004-504 DC, 12 août 2004, consid. 13 et 19 ;
2007-558 DC, 13 déc. 2007).
Par ailleurs, s'agissant des prestations à caractère contributif, « le
Conseil constitutionnel s'est refusé à assortir le paiement des
cotisations d'une garantie constitutionnelle propre à préserver les
droits aux prestations acquis en contrepartie des cotisations
versées » (X. Prétot, 1995, no 71. V. not. décis. n° 85-200 DC du
16 janv. 1985, Cumul emploi-retraite).

412 Le respect du principe d'égalité ◊ Dans une importante


décision 89-269 DC du 22 janvier 1990, le Conseil constitutionnel
a affirmé le principe d'égalité entre Français et étrangers pour
l'attribution des prestations sociales. En l'espèce, est déclarée
contraire à la Constitution l'exclusion des étrangers du versement
de l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité. Le
Conseil a cependant admis que la loi puisse réserver l'aide
personnalisée au logement aux étrangers justifiant de la régularité
de leur séjour en France, « eu égard à la nature de la prestation
concernée et en l'état de la législation relative à l'aide sociale »
(décis. n° 93-325 DC du 13 août 1993, Maîtrise de l'immigration).
Il a également admis que certaines prestations (aide sociale à
l'enfance, aide médicale à domicile par ex.) puissent être soumises
à la double condition de la régularité du séjour et d'une résidence
ininterrompue en France depuis au moins trois ans (décis. n° 93-
325 DC), le ministre chargé de l'action sociale pouvant déroger à la
condition de la régularité de séjour (voire même à la condition de
résidence pour l'aide médicale à domicile) pour tenir compte de
circonstances exceptionnelles. Encore faut-il que ce soit, souligne
le Conseil constitutionnel, pour « assurer la mise en œuvre
effective » des principes énoncés par l'alinéa 11 du Préambule de
1946.
En application expresse et directe de la jurisprudence du Conseil
constitutionnel, la Cour d'appel de Riom, dans un arrêt du
29 janvier 1996 (Dr. soc. 1996. 987, obs. X. Prétot), n'a pas hésité à
écarter l'application d'une loi (Code de la sécurité sociale,
art. L 821-1 al. 1) qui réserve, sauf convention bilatérale, aux seuls
ressortissants français l'attribution de l'allocation aux adultes
handicapés. Se fondant sur le droit aux prestations sociales reconnu
aux étrangers résidant de manière stable et régulière en France et
sur le droit de mener une vie familiale normale, elle juge que la
caisse d'allocations familiales du Puy-de-Dôme ne pouvait rejeter la
demande d'attribution de cette prestation.
Si le principe d'égalité permet de censurer l'exclusion indue de
certaines catégories du bénéfice d'une prestation, il ne revêt
toutefois pas une portée absolue. Il convient de relever notamment
qu'en matière d'aide sociale, le Conseil constitutionnel a admis
qu'une allocation répondant à une exigence de solidarité nationale
soit cependant mise en œuvre par une collectivité territoriale (décis.
n° 96-387 DC 21 janv. 1997, Prestation dépendance, consid. no 9 ;
2001-447 DC 18 juill. 2001, Allocation personnalisée d'autonomie,
consid. no 6). Dans le sillage de la révision constitutionnelle de
mars 2003 sur l'organisation décentralisée de la République, la loi
du 18 décembre 2003 a ainsi totalement transféré aux départements
la gestion et le financement du revenu minimum d'insertion. Saisi
du texte, le Conseil constitutionnel a réitéré sa jurisprudence selon
laquelle il revient simplement au législateur de prévenir des
« ruptures caractérisées d'égalité » dans l'attribution de cette
prestation (décis. n° 487 DC du 18 déc. 2003, Loi portant
décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et
créant un revenu minimum d'activité, consid. no 8). En l'espèce, il a
jugé que cette exigence était remplie, le département devant agir
dans les conditions définies par la loi et les conditions d'attribution
et montant du RMI étant fixés au niveau national par le
Gouvernement. Malgré tout, on relèvera que la prohibition des
seules ruptures caractérisées d'égalité revient à exclure l'application
en matière de prestations sociales de la jurisprudence inaugurée par
la décision Loi Chevènement de 1985 (décis. n° 185 DC du 18 janv.
1985, Loi Chevènement, consid. no 18). Rappelons que selon cette
jurisprudence, dans sa dernière formulation issue d'une décision du
17 janvier 2002, « le principe de libre administration des
collectivités territoriales ne saurait conduire à ce que les conditions
essentielles de mise en œuvre des libertés publiques et, par suite,
l'ensemble des garanties que celles-ci comportent dépendent des
décisions de collectivités territoriales et, ainsi, puissent ne pas être
les mêmes sur l'ensemble du territoire de la République » (décis.
n° 2001-454 DC 17 janv. 2002, Loi relative à la Corse, consid.
no 12).
Une autre application du principe d'égalité mérite d'être relevée.
La loi d'août 2003 portant réforme des retraites ouvre, en raison des
exigences communautaires, aux hommes fonctionnaires le bénéfice
de la bonification pour enfants jusqu'alors réservée aux femmes. En
revanche, dans le régime général, elle maintient en faveur des
seules assurées sociales la majoration de la durée d'assurance en
raison de l'éducation d'un enfant. Tout en énonçant que
« l'attribution d'avantages sociaux liés à l'éducation des enfants ne
saurait dépendre, en principe, du sexe des parents » (décis. n° 2003-
483 DC 14 août 2003, consid. no 24), la Haute Juridiction valide la
disposition. Elle juge en effet qu'il revenait au législateur de
prendre en compte les inégalités de fait dont les femmes ont été
l'objet et de maintenir un mécanisme destiné à « compenser des
inégalités normalement appelées à disparaître » (consid. no 25). La
motivation revient à n'admettre la constitutionnalité du texte sur ce
point qu'à titre provisoire. Rien n'établit pourtant le caractère
transitoire de la disposition en cause.

C. Le droit à l'instruction et à la culture

413
Droit à l'instruction et obligation d'être instruit ◊ Il existe
non seulement, comme nous allons le voir, un droit à l'instruction
mais aussi une obligation légale de recevoir une instruction
élémentaire. Cette obligation scolaire concerne les enfants de 6 à
16 ans, des sanctions relativement sévères étant prévues à
l'encontre des parents qui ne la respecteraient pas (loi du 22 mai
1946), étant entendu qu'ils peuvent choisir soit l'école publique, soit
l'école privée, soit même un précepteur privé…

1. L'égal accès au droit

414 L'alinéa 13 du Préambule de 1946 ◊ Celui-ci dispose que « la


nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à
la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de
l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un
devoir de l'État ». L'égal accès de tous à l'instruction, la formation
professionnelle et la culture constitue un aspect du principe
d'égalité devant les services publics qui a été reconnu comme l'un
des principes fondamentaux du service public (décis. n° 86-217 DC
du 18 sept. 1986, Liberté de communication). Le Conseil
constitutionnel a cependant accepté que le législateur autorise le
Conseil de direction de l'IEP de Paris à instituer des modalités
particulières d'accès aux formations propres à l'Institut. Il a émis
une réserve selon laquelle ces modalités particulières devront
reposer « sur des critères objectifs de nature à garantir le respect de
l'exigence constitutionnelle d'égal accès à l'instruction » qui
découle de l'alinéa 13 (décis. n° 2001-450 DC du 11 juill. 2001, Loi
portant diverses dispositions d'ordre social, économique et
culturel). La possibilité de mesures spécifiques demeure donc
assujettie à l'interdiction des discriminations arbitraires à laquelle
devra veiller le juge administratif (décis. n° 86-217 DC préc.).
Faisant application de la décision DDOSEC du Conseil
constitutionnel, expressément mentionnée dans les motifs de l'arrêt,
la Cour d'appel de Paris a ainsi censuré une des résolutions
adoptées par le Conseil de direction de l'IEP de Paris. Cette
résolution ne fixait pas la liste des établissements avec lesquels des
conventions de partenariat seraient passées, se contentant de
renvoyer à la circulaire du ministre de l'Education nationale de
1981 créant les ZEP. Omettant en outre de préciser dans quelles
conditions et selon quels critères l'expérimentation devra être
évaluée et pourra être généralisée, le Conseil de direction n'a donc
pas, selon la Cour d'appel, « exercé la compétence dérogatoire qui
lui a été attribuée dans le respect de la loi, telle qu'elle a été
interprétée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du
11 juillet 2001 » (CAA Paris, 6 nov. 2003, Union nationale
interuniversitaire, no 02PA02821, AJDA, no 6/2004, p. 343, note
A. Legrand).
Il est arrivé au Conseil d'État de se référer directement au
Préambule de 1946, alinéa 13 pour imposer au pouvoir
réglementaire de lui donner plein effet (CE 6 févr. 1980,
Confédération syndicale des familles, AJDA 1980. 366) ou pour
justifier la mise en place du dossier scolaire (CE 16 oct. 1987,
Genessaux, RFDA 1989. 154), ce qui permet de censurer des
mesures discriminatoires comme le refus d'inscrire à l'école
maternelle les enfants des familles d'immigrés (v. not. TA Bordeaux
14 juin 1988).

2. Les obligations de l'État

415 L'organisation de l'enseignement public ◊ Celle-ci s'impose


à l'État pour tous les degrés d'enseignement et elle se trouve
pleinement assurée aujourd'hui. Parmi les nombreuses lois qui ont
jalonné l'histoire de l'enseignement, certains textes méritent d'être
rappelés. La « loi Guizot » du 28 juin 1833 tout d'abord, qui
organise l'enseignement primaire et consacre sa liberté en créant les
écoles publiques entretenues par les communes, les départements
ou l'État, et les écoles privées simplement surveillées. La « loi
Falloux » du 15 mars 1850, ensuite, qui consacre la liberté de
l'enseignement secondaire, tout en plaçant l'enseignement public
sous l'influence de l'Église catholique. Les « lois Ferry », enfin, qui
allaient donner sa forme actuelle à l'enseignement public et poser
les principes de l'obligation scolaire, de la gratuité et de la laïcité :
lois du 15 juin 1881 (gratuité), du 28 mars 1882 (obligation scolaire
et laïcité), du 30 octobre 1896 (loi de coordination). Les principaux
textes régissant actuellement l'organisation de l'enseignement
public (souvent modifiée à tous les niveaux…) sont la loi du
26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur, la loi du 11 juillet
1975 relative à l'éducation (dite « loi Haby ») et la loi du 10 juillet
1989 d'orientation sur l'éducation qui dispose que « l'éducation est
la première priorité nationale » (art. 1er).
Relevons que le Conseil d'État a jugé que les difficultés
particulières rencontrées par les enfants handicapés ne les privaient
pas du droit à l'éducation. L'État, sous peine d'engager sa
responsabilité, doit, par là même, prendre toutes les mesures et
mettre en œuvre tous les moyens pour que ce droit soit effectif (CE,
8 avril 2009, Laruelle, n° 311434).
L'obligation pour l'État d'organiser un enseignement public ne
signifie pas pour autant que l'État détient un monopole en la
matière (à l'exception du monopole de la collation des diplômes et
des grades). Le pluralisme scolaire est en effet garanti par le
Conseil constitutionnel.

416 L'aide de l'État à l'enseignement privé ◊ La liberté de


l'enseignement, principe fondamental reconnu par les lois de la
République (décis. n° 77-87 DC du 23 novembre 1977, Liberté
d'enseignement et de conscience) implique la pluralité des
enseignements, c'est-à-dire la coexistence d'un enseignement privé
à côté d'un enseignement public. L'alinéa 13 du Préambule de 1946
« ne saurait exclure l'existence de l'enseignement privé, non plus
que l'octroi d'une aide de l'État dans les conditions définies par la
loi » juge le Conseil constitutionnel (décis. n° 77-87 DC). Dans la
continuité de la décision du 23 novembre 1977, le Conseil
constitutionnel a affirmé et précisé le caractère de l'aide de l'État
aux établissements d'enseignement privé, condition essentielle de
l'existence de la liberté de l'enseignement (décis. n° 84-184 DC du
29 décembre 1984, Loi de finances 1985, ; 84-185 DC du 18 janv.
1985, Loi Chevènement, dans laquelle le Conseil estime que le fait
de subordonner la conclusion des contrats d'association entre l'État
et les établissements d'enseignement privé à l'accord de la
commune d'implantation est contraire à la Constitution parce que le
principe de libre administration des collectivités territoriales « ne
saurait conduire à ce que les conditions essentielles d'application
d'une loi organisant l'exercice d'une liberté publique dépendent des
décisions des collectivités territoriales »).
La tentative de révision de la loi Falloux (interdisant aux
collectivités locales de financer, au-delà de 10 % de l'ensemble, les
dépenses d'investissement des établissements d'enseignement privé)
a permis au Conseil constitutionnel de souligner que les aides
allouées aux établissements privés « doivent être conformes au
principe d'égalité et de liberté, obéir à des critères objectifs » et
d'exiger que le législateur prévoie « les garanties nécessaires pour
prémunir les établissements d'enseignement public contre des
ruptures d'égalité à leur détriment au regard des obligations
particulières que ces établissements assument » (décis. n° 93-329
DC du 13 janv. 1994, Révision de la loi Falloux).
L'aide des collectivités publiques aux établissements privés
précise aussi le Conseil, peut être modulée par le législateur en
fonction de la nature et de l'importance de la contribution des
établissements privés à l'accomplissement des missions
d'enseignement.
Cette aide publique à l'enseignement privé ne revêt qu'un
caractère facultatif, le Conseil constitutionnel ayant jugé dans une
décision 99-414 DC du 8 juillet 1999, Loi d'orientation agricole
(RFDC no 40-1999, note J. Trémeau), qu'il appartient au législateur
de déterminer celles des formations dispensées par les
établissements privés qui sont susceptibles de bénéficier d'une telle
aide. Cependant, lorsqu'un financement public a été affecté à une
formation ou à un établissement, il ne pourrait être supprimé sous
peine de remettre en cause la liberté de l'enseignement en
provoquant la disparition de l'établissement concerné.

417 Le respect de la gratuité et de la laïcité ◊ Le Conseil


constitutionnel n'a pas eu l'occasion de se prononcer sur la portée
de cette exigence de l'alinéa 13 du Préambule de 1946. S'agissant
de la gratuité de l'enseignement, le Conseil d'État « semble
continuer de refuser d'appliquer directement le Préambule de 1946,
alinéa 13, dès l'instant où une loi s'interpose entre la norme
constitutionnelle à appliquer et le texte réglementaire dont il lui est
demandé d'apprécier la validité » (Th. S. Renoux et M. de Villiers,
1994, p. 203) mais une évolution est perceptible car il se réfère
dans certains cas « au principe de gratuité de l'enseignement posé
dans le Préambule de la Constitution » (CE 27 avr. 1987,
Traversac et autres, RFDA 1989. 153).
Si la gratuité existe depuis 1881 pour l'enseignement primaire et
1927 pour l'enseignement secondaire (où elle ne sera effective
qu'à partir de 1936), elle n'existe pas en revanche pour
l'enseignement supérieur (v. not. sur ce point CE 28 janv. 1972,
Conseil transitoire de la Faculté des Lettres et sciences humaines
de Paris, AJDA 1972. 109).
Quant au principe de laïcité, il n'a pendant longtemps concerné
que les programmes scolaires (loi du 28 mars 1882 substituant une
instruction civique à l'instruction morale et religieuse imposée en
1850) ou le personnel enseignant (loi du 30 octobre 1886 excluant
les ministres du culte de l'enseignement dans les écoles publiques :
arrêt du Conseil d'État du 10 mai 1912, Abbé Bouteyre, validant le
refus du ministre de l'Instruction publique d'autoriser un prêtre à se
présenter au concours d'agrégation de philosophie pour
l'enseignement du second degré…).
Plus récemment, le principe de laïcité s'est trouvé confronté au
principe de la liberté de conscience des élèves sans que le Conseil
constitutionnel n'ait eu quant à lui l'occasion de se prononcer.
À propos de la réglementation du port des insignes religieux à
l'école (en fait, le port du foulard islamique), le Conseil d'État avait
rendu un avis le 27 novembre 1989 (RFDA 1990. 6), d'où il
résultait que « [...] le principe de laïcité de l'enseignement qui est
l'un des éléments de la laïcité de l'État et de la neutralité de
l'ensemble des services publics impose que l'enseignement soit
dispensé dans le respect d'une part de cette neutralité par les
programmes et par les enseignants, d'autre part de la liberté de
conscience des élèves.
La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit
d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur
des établissements scolaires dans le respect du pluralisme et de la
liberté d'autrui et sans qu'il soit porté atteinte aux activités
d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation
d'assiduité.
Son exercice peut cependant être limité dans la mesure où il
ferait obstacle à l'accomplissement des missions dévolues par le
législateur au service public de l'éducation lequel doit notamment,
outre l'acquisition par l'enfant d'une culture et sa préparation à la
vie professionnelle et à ses activités d'homme et de citoyen,
contribuer au développement de sa personnalité, lui inculquer le
respect de l'individu, de ses origines et de ses différences, garantir
et favoriser l'égalité entre les hommes et les femmes… ».
Le Conseil d'État avait fait application des principes ainsi
précisés dans un arrêt Keroua et autres du 2 novembre 1992 (RFDA
1993. 112), dans lequel il juge illégales les dispositions d'un
règlement intérieur d'un collège interdisant de manière absolue le
port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d'ordre
religieux, politique ou philosophique, en méconnaissance de la
liberté d'expression reconnue aux élèves. Le port d'un foulard
islamique n'est de nature à justifier l'exclusion des élèves que s'il
présente « le caractère d'un acte de pression, de provocation, de
prosélytisme ou de propagande, ou à perturber l'ordre dans
l'établissement ou le déroulement des activités d'enseignement ».
En revanche, le port d'un insigne religieux par un agent
(enseignant ou non-enseignant) de l'enseignement lui est apparu
contraire au principe de laïcité (avis du Conseil d'État du 3 mai
2000).
L'équilibre entre laïcité et liberté de religion tel que le Conseil
d'État l'avait établi en 1989 a été remis en cause par la loi du
25 mars 2004 (suite aux conclusions de la Commission de réflexion
sur l'application du principe de laïcité dans la République présidée
par B. Stasi). Dorénavant est purement et simplement prohibé dans
les écoles, collèges et lycées publics « le port de signes ou tenues
par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une
appartenance religieuse », ce qui condamne le port du voile
islamique ou du turban sikh (CE 5 déc. 2007, Mme Ghazal et
Singh, RFDA 2008. 529), seuls les signes religieux discrets étant
autorisés. En revanche, dans les établissements d'enseignement
supérieur, demeure applicable la jurisprudence du Conseil d'État
qui a considéré illégale l'interdiction générale d'accès à l'enceinte
universitaire aux étudiantes revêtues d'un foulard islamique, en
l'absence de tout caractère ostentatoire, de prosélytisme ou de
propagande tendant à perturber le déroulement des activités
d'enseignement universitaire (CE 26 juill. 1996, no 170106,
Université de Lille II).

D. Le droit à la solidarité nationale

1. L'affirmation constitutionnelle du droit à la solidarité

418 L'alinéa 12 du Préambule de 1946 ◊ Il dispose que « la nation


proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les
charges qui résultent des calamités nationales ». Cette formule
s'inspire des termes de lois de 1919 et de 1946 relatives à la
réparation des dommages de guerre.
C'est en se fondant (implicitement) sur ce texte que le Conseil
constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du principe de
solidarité nationale à propos des dispositions d'une loi de finances
relative à l'indemnisation des rapatriés des Nouvelles-Hébrides
(décis. n° 87-237 DC du 30 déc. 1987, Loi de finances 1988). Le
Conseil précise que lorsque le législateur met en œuvre le principe
de solidarité nationale, il doit « veiller à ce que la diversité des
régimes d'indemnisation institués par lui n'entraîne pas de rupture
caractérisée de l'égalité de tous devant les charges publiques » mais
qu'« il lui est loisible de définir des modalités d'application
appropriées à chaque cas sans être nécessairement astreint à
appliquer des règles identiques ».
Le Conseil d'État, quant à lui, juge que le principe posé par
l'alinéa 12 du Préambule de 1946 « en l'absence de toute
disposition législative en assurant l'application ne saurait servir de
base à une action contentieuse en indemnité » (CE 10 déc. 1962,
Société indochinoise de constructions électriques et mécaniques,
Rec. p. 676 ; CE 29 nov. 1968, Tallagrand, Rec. p. 607).
Cependant, il n'a jamais dénié expressément toute valeur juridique
à ce principe et rien ne l'empêcherait de proclamer aujourd'hui sa
valeur constitutionnelle s'il était saisi d'un acte administratif lui
portant atteinte (en ce sens, Ph. Terneyre, 1991, p. 323).

2. La mise en œuvre de la solidarité nationale

419 La compétence du législateur ◊ Du fait de sa généralité, il


semble bien que le droit à la solidarité nationale bénéficie à tous et
pas seulement aux Français (Ph. Terneyre, 1990, P. 342). Quoi qu'il
en soit, le Conseil constitutionnel a jugé qu'il appartient au
législateur, compétent pour déterminer les principes fondamentaux
du droit du travail et de la sécurité sociale (Const., art. 34)
« d'organiser la solidarité entre personnes en activité, personnes
sans emploi et retraités et de maintenir l'équilibre financier
permettant à l'ensemble des institutions de sécurité sociale de
remplir leur rôle » (décis. n° 85-200 DC du 16 janv. 1986, Cumul
emploi retraite).
L'alinéa 12 du Préambule ne trouve guère d'applications
pertinentes dans la jurisprudence constitutionnelle, le Conseil
constitutionnel ayant tendance à le considérer comme la
consécration du principe synthétique de « solidarité nationale »
applicable en de nombreux domaines (L. Gay, 2006).
On peut par ailleurs considérer, avec Th.S. Renoux (v. not.
L'indemnisation publique des victimes d'attentats, Economica,
1987) que le droit à la solidarité nationale constitue le fondement
des diverses lois d'indemnisation concernant les victimes
d'infractions (loi du 2 juin 1981), les victimes d'attentats terroristes
(loi du 9 sept. 1986) ou encore les victimes de la contamination par
transfusion du virus du SIDA (loi du 31 déc. 1991).
La notion de « calamité nationale » visée par le Préambule de
1946, alinéa 12 semble donc déborder largement l'acception initiale
de ce terme, qui visait avant tout les catastrophes climatiques ou les
calamités agricoles (v. J.-M. Pontier, Les calamités agricoles,
Berger-Levrault, 1974).

E. Le droit à l'emploi

1. La valeur constitutionnelle du droit à l'emploi


420 L'alinéa 5 du Préambule de 1946 ◊ Celui-ci dispose
notamment que « chacun a le devoir de travailler et le droit
d'obtenir un emploi ». La valeur juridique de cette disposition a
longtemps été niée par la doctrine (v. not. J. Rivero et G. Vedel,
1947, p. 13). S'il est évident qu'elle n'implique ni le devoir pour
l'État de créer un « service du travail obligatoire », ni la possibilité
pour chacun d'exiger un emploi rémunéré (il est difficile de
considérer que le chômage soit contraire à la Constitution…), il
n'en demeure pas moins que le Conseil constitutionnel lui a
reconnu valeur constitutionnelle et a précisé sa portée (décis. n° 81-
134 DC du 5 janv. 1982, Loi d'orientation sociale ; 83-156 DC du
28 mai 1983, Prestations de vieillesse ; 85-200 DC du 16 janv.
1986, Cumul emploi-retraite préc. ; 86-207 DC des 25 et 26 juin
1986, Privatisations ; 98-401 DC du 10 juin 1998, Loi sur les
35 heures I ; 99-423 DC du 13 janv. 2000, Loi sur les 35 heures II ;
2001-455 DC du 12 janv. 2002, Modernisation sociale ; 2004-509
DC du 13 janv. 2005, Loi de programmation pour la cohésion
sociale ; 2006-535 DC du 30 mars 2006, Loi pour l'égalité des
chances ; 2007-555 DC du 16 août 2007, Loi en faveur du travail,
de l'emploi et du pouvoir d'achat ; no 2010-98 QPC du 4 févr.
2011 ; no 2012-232 QPC du 13 avr. 2012).

2. La portée du droit à l'emploi

421 La compétence conditionnée du législateur ◊ Ce droit n'est


pas conçu comme un droit subjectif directement « justiciable »
mais davantage comme un intérêt collectif opposable au législateur.
La concrétisation du droit à l'emploi constitue un objectif que l'État
doit s'efforcer d'atteindre. Comme le souligne le Conseil
constitutionnel, il revient au législateur « de poser les règles
propres à assurer au mieux le droit pour chacun d'obtenir un
emploi, en vue de permettre l'exercice de ce droit au plus grand
nombre possible d'intéressés… » (décis. n° 83-156 DC et 98-401
DC préc.), et, le cas échéant, en s'efforçant de remédier à la
précarité de l'emploi (décis. n° 2006-535 DC, 30 mars 2006,
consid. 19). C'est donc une « obligation de moyens » qui se trouve
posée à la charge de la collectivité publique.
L'alinéa 5 du Préambule de 1946 doit conduire le législateur à
adopter des mesures visant à atteindre le niveau d'emploi le plus
élevé possible. Il fonde par là même un objectif de création
d'emplois, mais aussi un objectif de maintien de l'emploi existant,
ce dernier étant prolongé par la consécration d'un droit au
reclassement (L. Gay, 2006).
Le législateur peut ainsi prévoir que les personnes exerçant une
activité professionnelle contribueront à l'indemnisation de celles
qui en sont privées. Il peut habiliter le Gouvernement à limiter (en
fonction de l'âge, des revenus, des personnes à charge) la possibilité
de cumul entre une pension de retraite et le revenu d'une activité
professionnelle (81-134 DC) ou encore prévoir qu'un tel cumul sera
subordonné au versement d'une contribution de solidarité (83-136
DC) ou même imposer une contribution de solidarité à l'égard de
personnes percevant des pensions de vieillesse supérieures à un
certain montant (85-200 DC). L'objectif constitutionnel du « droit à
l'emploi » permet aussi d'expliquer que des créanciers titulaires de
sûretés réelles spéciales puissent voir leurs droits anéantis, au
besoin même rétroactivement, afin de contribuer au redressement
judiciaire d'une entreprise en difficulté (décis. n° 84-183 DC du
18 janvier 1985, Redressement et liquidation judiciaire, Th.
S. Renoux et M. de Villiers, 1994, p. 147).
Il a été également jugé que le « congé de mobilité » institué par
la loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat
salarié, afin de favoriser le retour à un emploi stable, constituait une
modalité de mise en œuvre du cinquième alinéa du Préambule de
1946 (décis. n° 2006-545 DC, 28 déc. 2006, consid. 12 à 16).
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a estimé que l'exonération
d'impôt sur le revenu et de charges sociales des heures
supplémentaires, afin d'augmenter le nombre d'heures travaillées en
vue de stimuler la croissance et l'emploi tend à mettre en œuvre
l'exigence de l'alinéa 5 du Préambule (décis. n° 2007-555 DC,
16 août 2007).
Pour le juge judiciaire le principe énoncé à l'article 5 du
Préambule est d'« ordre public » et il peut légitimer l'annulation
d'une disposition d'une convention collective limitant de façon
générale et a priori les possibilités de recrutement à l'âge de 35 ans
qui est très éloigné de l'âge de la retraite (Versailles, 11 mars 1985,
D. 1985. IR. 421 cité par Ph. Terneyre, 1991, p. 319).
Relevons aussi qu'afin de favoriser l'emploi du plus grand
nombre possible d'intéressés, le législateur peut fixer à 35 heures la
durée légale hebdomadaire du travail (Décis. nos 98-401 DC et 99-
423 DC, préc.). Cette mesure est jugée ne pas porter d'atteinte
excessive à la liberté d'entreprendre, ce qui montre la nécessité de
concilier le droit à l'emploi avec les autres principes
constitutionnels.

422 Le droit à l'emploi et les autres principes


constitutionnels ◊ Celui-ci doit évidemment être concilié avec
d'autres principes constitutionnels. Ainsi, il ne saurait produire des
conséquences telles qu'elles rompraient l'égalité devant les charges
publiques (tel est le cas de l'obligation de réintégration de salariés
protégés licenciés pour faute lourde, décis. n° 88-244 DC du
20 juill. 1988 préc. et 89-258 DC du 8 juill. 1989 préc.). De même,
le droit à l'emploi ne saurait porter atteinte au principe de libre
choix de ses collaborateurs par l'employeur, conséquence de la
liberté d'entreprendre (décis. n° 88-244 DC du 20 juill. 1988 préc.,
Th. S. Renoux et M. de Villiers, 1994, p. 147). L'objectif de
sauvegarde de l'emploi ne doit pas non plus amener le juge,
s'agissant de l'opportunité de licenciements pour motif économique,
« à substituer son appréciation à celle du chef d'entreprise quant au
choix entre les différentes solutions possibles » (décis. n° 2001-455
DC 12 janv. 2002, Loi de modernisation sociale, consid. 49). Le
Conseil constitutionnel censure ainsi une nouvelle définition du
licenciement pour motif économique qui, ne permettant à
l'entreprise de licencier que si sa pérennité est en jeu, porte à la
liberté d'entreprendre « une atteinte manifestement excessive »
(consid. no 50). En sens inverse, le droit à l'emploi justifie certaines
limites à la liberté d'entreprendre ou au principe d'égalité. Ainsi, le
législateur peut, en vue d'améliorer l'emploi des jeunes, autoriser
des mesures propres à cette catégorie de travailleurs et traiter
différemment les entreprises (décis. n° 86-207 DC des 25 et 26 juin
1986, Privatisations, consid. 30 à 32). Dans la décision no 2005-509
DC du 13 janvier 2005 sur la loi de programmation pour la
cohésion sociale, le Conseil constitutionnel a considéré que le droit
au reclassement de salariés licenciés découle directement du droit
d'obtenir un emploi (consid. 28). Le législateur dispose cependant
d'un pouvoir d'appréciation important pour aménager ce droit au
reclassement.
À plusieurs reprises, le Conseil constitutionnel a relevé que le
droit pour chacun d'obtenir un emploi devait être concilié avec les
libertés constitutionnellement garanties et notamment la liberté
d'entreprendre (par ex. : Décis. no 2012-232 QPC du 13 avril 2012).

§ 2. Un droit créance non reconnu par la Constitution :


le droit au logement

423 Un malentendu à dissiper ◊ Le droit au logement a été affirmé


par le législateur mais non par le constituant : il ne figure en effet
dans aucun texte constitutionnel, les rédacteurs du Préambule de
1946 – comme d'ailleurs ceux du projet de Constitution d'avril
1946 – ne l'ayant pas inscrit dans la liste des droits-créances. Et, ce
que le Conseil constitutionnel a consacré dans sa jurisprudence
n'est pas la reconnaissance d'un droit fondamental au sens exposé
ci-dessus.

A. « La possibilité pour toute personne de disposer d'un


logement décent », objectif de valeur constitutionnelle

424 La jurisprudence du Conseil constitutionnel ◊ Le Conseil


constitutionnel, saisi de la loi « visant à la mise en œuvre du droit
au logement », a cependant considéré que la promotion « du
logement des personnes défavorisées répondait à une exigence
d'intérêt national » (décis. n° 90-274 DC du 29 mai 1990, Droit au
logement), avant de consacrer comme objectif à valeur
constitutionnelle « la possibilité pour toute personne de disposer
d'un logement décent » (décis. n° 94-359 DC du 15 janvier 1995,
Diversité de l'habitat). Cet objectif découle des alinéas 10 et 11 du
Préambule de 1946 (qui prévoient respectivement que « la nation
assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur
développement » et qu'elle « garantit à tous, notamment à l'enfant,
à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la
sécurité matérielle, le repos et les loisirs… ») ainsi que du principe
de sauvegarde de la dignité de la personne humaine (consacré dans
décis. n° 94-343-344 DC du 27 juill. 1994, Bioéthique, GD no 33).
Cette jurisprudence a été confirmée et précisée par la décision 98-
403 DC Taxe d'inhabitation du 29 juillet 1998, d'où il résulte que
s'inscrit dans le cadre de l'objectif de valeur constitutionnelle
l'institution d'une taxe sur les logements vacants destinée à inciter
les propriétaires à les mette en location. Il en va de même d'une
mesure obligeant le bailleur à fournir au locataire, s'il s'agit de son
habitation principale, un logement décent (décis. n° 2000-436 DC
du 7 déc. 2000, Mixité sociale). Le Conseil constitutionnel a
également jugé que la suppression du « droit au maintien dans les
lieux » dont bénéficient les locataires de HLM pouvait se justifier
par l'objectif de favoriser le logement de personnes bénéficiant des
ressources les plus modestes (décis. n° 2009-578 DC du 18 mars
2009, Loi de mobilisation pour le logement et de lutte contre
l'exclusion).

425 La signification et la portée de cette jurisprudence ◊ Il n'y a


pas de droit fondamental au logement protégé par un principe ou
règle à valeur constitutionnelle mais un simple « objectif de valeur
constitutionnelle » qui est assigné aux pouvoirs publics : faire en
sorte que toute personne puisse disposer d'un logement décent. Il y
a deux différences entre un objectif de valeur constitutionnelle et un
principe à valeur constitutionnelle. L'objectif permet de fixer une
ligne de conduite au Parlement et au gouvernement et de canaliser
leur action pour mettre en œuvre les véritables droits fondamentaux
de la personne que sont : la sauvegarde de la dignité de la personne
humaine et la nécessité « d'assurer à l'individu et à la famille les
conditions nécessaires à leur développement » ; l'objectif de valeur
constitutionnelle n'est pas de ce fait invocable directement par les
individus et c'est à tort que certains tribunaux de première instance
ont accepté d'examiner au fond une argumentation reposant sur les
caractères subjectifs d'un droit fondamental qui n'existe pas en tant
que tel car l'objectif de valeur constitutionnelle n'est tourné que
vers les pouvoirs publics (S. Dion-Loye, 1997, p. 70).
En se référant explicitement à la jurisprudence du Conseil
constitutionnel, le Conseil d'État a ainsi refusé de considérer le
droit au logement comme une liberté fondamentale au sens de
l'article L 521-2 du CJA, pour l'application de la procédure de
référé-liberté. Il a fait valoir que si le Conseil constitutionnel a
qualifié d'objectif de valeur constitutionnelle la possibilité pour
toute personne de disposer d'un logement décent, « il n'a pas
consacré l'existence d'un droit au logement ayant rang de principe
constitutionnel » (CE, ord., 3 mai 2002, Association de réinsertion
sociale du Limousin et autres, no 245697, AJDA 2002. 818, note
E. Deschamps).

426 La loi sur le « droit au logement opposable » ◊ La loi du


5 mars 2007 proclame dans son article 1er que « le droit à un
logement décent et indépendant », mentionné par la loi du 31 mai
1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement, « est garanti
par l'État à toute personne qui, résidant sur le territoire français de
façon régulière et dans des conditions de permanence définies par
décret en Conseil d'État, n'est pas en mesure d'y accéder par ses
propres moyens ou de s'y maintenir ». Ce droit s'exerce d'abord par
un recours amiable auprès d'une commission de médiation placée
auprès du représentant de l'État dans le département (CCH, art. L
441-2-3), pris le cas échéant par un recours contentieux devant le
juge administratif si le demandeur, reconnu prioritaire par la
commission, n'a pas obtenu satisfaction (CCH, art. L 441-2-3-1).

B. La confrontation de cet objectif de valeur constitutionnelle


avec le droit de propriété

427 Une claire mise au point ◊ Dans la décision précitée du


29 juillet 1998, le Conseil constitutionnel a jugé à propos de la loi
d'orientation relative à la lutte contre l'exclusion que « s'il
appartient au législateur de mettre en œuvre l'objectif de valeur
constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de
disposer d'un logement décent, et s'il lui est loisible, à cette fin,
d'apporter au droit de propriété les limitations qu'il estime
nécessaires, c'est à la condition que celles-ci n'aient pas un
caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient
dénaturés ; que doit aussi être sauvegardée la liberté
individuelle… » et il a estimé qu'en l'espèce il y avait bien
dénaturation du droit de propriété et qu'en conséquence, il y avait
lieu d'invalider plusieurs dispositions de la loi. Ce qui signifie
clairement que « la possibilité pour toute personne de disposer d'un
logement décent » n'est pas « le droit au logement » car, sur une
vingtaine d'affaires dans lesquelles avait été avancé l'argument
d'atteinte grave au droit de propriété, il y a eu, avant celle-ci, une
seule reconnaissance de la violation du droit de propriété (en 1982,
dans l'affaire des Nationalisations). Il n'y aurait certainement pas eu
reconnaissance d'une dénaturation du droit de propriété si les
limitations apportées à celui-ci l'avaient été au nom d'un véritable
droit fondamental au logement.
Dans le même sens, le Conseil constitutionnel a estimé que
l'objectif de valeur constitutionnelle devait céder devant le respect
des contrats légalement conclus, découlant de l'art. 4 DDHC (décis.
n° 436 DC du 7 déc. 2000, Loi relative à la solidarité et au
renouvellement urbains ; v. aussi décis. n° 2001-455 DC du
12 janv. 2002, Loi de modernisation sociale).
Au Portugal, en revanche, le droit au logement constitue un droit
fondamental et le Tribunal constitutionnel (arrêt no 486/97) a
affirmé la légitimité des restrictions au droit de propriété du bailleur
au nom du droit au logement du locataire et des membres de la
famille vivant avec lui (ces restrictions n'étant pas justifiées en
revanche quand le locataire entend maintenir les lieux non occupés
ou quand il s'agit de membres de sa famille qui ne sont pas à sa
charge, v. J. Miranda, AIJC 1997. 793).

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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BOULOUIS (J.) [1978], Famille et droit constitutionnel, Mélanges Kayser, PUAM,
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je ?, PUF – DUPEYROUX (J.-J.) et PRETOT (X.) [1994], Le droit de l'étranger à la
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II – En droit comparé
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libertés (Italie), Rapport au 2e Congrès mondial de l'Association internationale de droit
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constitutionnelle italienne, Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux,
préc., p. 303.
CHAPITRE 4
LES DROITS-GARANTIES

Section 1.LES GARANTIES GÉNÉRALES


§ 1. Le droit au juge
A. Une large consécration du droit au juge en droit comparé
B. Une consécration constitutionnelle finalement acquise en droit français
§ 2. Les droits de la défense
A. La consécration des droits de la défense en droit comparé
B. La consécration du principe de respect des droits de la défense en droit
français
§ 3. Le droit à la sécurité juridique
A. Une consécration variable du droit à la sécurité juridique en droit
comparé
B. La reconnaissance éventuelle d'un droit à la sécurité juridique en France :
un principe en devenir
Section 2. LES GARANTIES EN MATIÈRE RÉPRESSIVE
§ 1. Le droit fondamental de n'être poursuivi et puni qu'en vertu d'une loi :
le principe de légalité des délits et des peines
§ 2. Le droit à l'application de la non-rétroactivité des lois pénales
d'incrimination plus sévère
§ 3. Le droit à l'application rétroactive de la loi pénale plus douce
§ 4. Le droit à ne se voir appliquer que les peines « nécessaires »
§ 5. Le droit à la présomption d'innocence

428 Une portée universelle ◊ Ces droits s'analysent en des garanties


pour l'individu qui en bénéficie, soit de manière générale
(Section 1), soit de manière spécifique, en matière répressive
(Section 2). Ils donnent ainsi à l'individu l'assurance qu'il pourra
faire valoir les autres droits dans les meilleures conditions et que le
droit lui sera appliqué de façon juste, régulière et non arbitraire.
Au sein des droits fondamentaux, ce sont ceux dont la portée
universelle est sans doute la plus forte car on ne conçoit pas – à la
différence de la liberté de religion ou du droit de propriété par
exemple – qu'ils puissent être appliqués de manière différente selon
les pays.

SECTION 1. LES GARANTIES GÉNÉRALES

429 Origines des droits, habeas corpus et « due process » ◊ Les


principes britanniques d'« habeas corpus », garantissant le recours
contre une arrestation ou un emprisonnement arbitraires et de
respect des exigences de procédure régulière (« due process »)
proclamés notamment par la Grande Charte de 1215 constituent
indéniablement la première source de ces garanties. C'est toutefois
leur consécration aux États-Unis, au plan constitutionnel qui
influencera de manière décisive le développement du droit au juge
ou des droits de procédure dans les systèmes juridiques d'Europe
continentale.
Ainsi, la forte affirmation de ces droits dans les dispositifs
constitutionnels européens comme dans la Convention européenne
des droits de l'homme, trouve directement ses racines dans le droit
constitutionnel anglo-saxon. À titre d'illustration, la célèbre
jurisprudence Airey c/ République d'Irlande de la Cour de
Strasbourg du 9 octobre 1979, en matière d'aide judiciaire et
d'effectivité du droit d'accès aux tribunaux, se situe dans la droite
ligne de l'arrêt de la Cour suprême des États-Unis Gideon
v. Wainwright de 1963 appliquant les garanties du procès équitable
(« fair trial ») du Sixième Amendement de la Constitution
américaine.
En définitive, contrairement à une présentation fréquente, le droit
constitutionnel comparé peut, comme le droit conventionnel (Conv.
EDH), être considéré comme une source d'inspiration des
évolutions du droit français en ce domaine. Tout individu doit ainsi
pouvoir trouver un juge pour faire valoir ses droits (§ 1), se
défendre lorsqu'il est mis en cause (§ 2) et être assuré d'une certaine
stabilité de l'ordre juridique (§ 3).

§ 1. Le droit au juge
430 Un corollaire indispensable de l'État de droit ◊ En tant que
garantie première de l'exercice des autres droits et libertés
fondamentaux, il apparaît inclus dans notre conception générale du
droit comme la traduction du principe essentiel de l'interdiction du
déni de justice (L. Favoreu, 1964).
Si ce droit au juge trouve aujourd'hui dans les jurisprudences
constitutionnelles américaine et européenne de solides assises, sa
consécration dans le système français s'avère plus progressive.

A. Une large consécration du droit au juge en droit comparé

1. L'affirmation du droit au juge dans la jurisprudence


constitutionnelle américaine

431 Droit au juge et exigences de « due process » ◊ La clause de


« due process of law » des Cinquième et Quatorzième
Amendements à la Constitution des États-Unis est considérée par la
Cour suprême depuis le milieu du XIXe siècle comme le fondement
du droit d'être entendu devant un tribunal (« Right to be heard in
Court »). Cette juridiction a même affirmé dans une décision
de 1876 qu'un tel droit reposait sur les principes originels de justice
naturelle (Windsor v. Meveigh, 93 US 274) et se trouvait à la base
de « tout système bien ordonné de jurisprudence »
Dans la période contemporaine, la Cour a par ailleurs jugé que
toute discrimination entre individus quant à l'accès aux tribunaux se
trouve soumise à un contrôle maximum (« strict scrutiny ») en
vertu de la clause d'égale protection. Dans un arrêt Griffin v. Illinois
de 1956 (351 US 12), elle cite même des dispositions de la Grande
Charte anglaise de 1215 pour mieux faire ressortir l'ancrage des
garanties constitutionnelles américaines du « due process » et de
l'« equal protection ». La Cour a enfin parachevé cette construction
en consacrant, dans une importante décision Bounds v. Smith
de 1977 (430 US 817), un « droit constitutionnel fondamental
d'accès aux tribunaux ».

432
Étendue et limite du droit fondamental au juge ◊ Sans
reconnaître de manière générale un droit constitutionnel d'appel, la
Cour suprême a d'abord considéré qu'il est inconstitutionnel de
dénier à une personne le droit de déposer en appel une pétition
d'« habeas corpus » parce qu'elle ne pouvait acquitter les frais
d'enregistrement de la requête (cf. Smith v. Bennett, 365 US 708,
1961). Elle a confirmé la portée du droit au juge en ce qui concerne
le recours en appel dans une décision Boddie v. Connectitut de 1971
(401 US 371). Pour la Cour, ce droit au recours en appel se trouve
garanti par les exigences de « due process », à tout le moins chaque
fois que les intérêts du requérant touchent à des libertés ou droits
constitutionnellement protégés… Il en va ainsi dans des affaires de
divorce car le droit au mariage est constitutionnellement reconnu
mais non dans des cas de faillite où le droit au recours en appel n'a
pas à être garanti de manière absolue.
De même, dans le contentieux très abondant aujourd'hui des
droits des prisonniers, la Cour a fixé certaines limites au droit
consacré. Après avoir reconnu dans l'arrêt Bound v. Smiths précité
que le droit fondamental d'accès aux tribunaux impliquait, pour les
autorités pénitentiaires, l'obligation d'apporter aux détenus une
assistance juridique adaptée, la Cour a, dans une décision de 1996,
interprété de manière restrictive de telles implications. Dans une
opinion rédigée par le juge Scalia, elle a ainsi jugé que les détenus
devaient, pour se prévaloir d'une violation de garanties
constitutionnelles, démontrer l'existence d'un préjudice direct subi
du fait de l'inadaptation de l'assistance juridique apportée – en
l'occurrence, les insuffisances de la bibliothèque de droit de la
prison – tel que par exemple l'impossibilité d'intenter un recours
dans les délais… (Lewis v. Casey, 116 S. Ct. 2174 : 1996).
L'application d'un contrôle minimum (rational basis) et les
limites posées au droit au juge dans ce contexte, illustrent ainsi la
position actuelle très restrictive de la Cour suprême en matière de
recours de détenus.
Dans sa première décision « Guantanamo » (Rasul v. Bush,
124 S. Ct. 2686-2004), la Cour suprême affirme toutefois le droit
d'accès à la justice américaine des étrangers détenus et le jeu de
certaines garanties constitutionnelles devant les juridictions
fédérales (G. Scoffoni, 2005). Dans l'importante décision
Boumediene c/ Bush de 2008, elle confirme que les détenus de
Guantanamo jouissent du droit d'habeas corpus garanti par la
Constitution (V. Natale, 2008).

2. La consécration générale du droit au juge dans les systèmes


constitutionnels européens

433 Une reconnaissance constitutionnelle expresse ◊ Toutes les


constitutions récentes, de la Loi fondamentale allemande aux
constitutions grecques ou portugaises contiennent l'affirmation du
droit au juge, à l'exception de la Constitution française de 1958. Sa
consécration est le plus souvent liée à celle du droit au procès
équitable européen, lui-même inspiré des exigences américaines de
« due process ». Illustration de ce fond commun européen de plus
en plus marqué, la Cour constitutionnelle belge a ainsi rappelé dans
une décision récente que « le droit d'accès au juge serait violé s'il
était imposé à une partie au procès, un formalisme excessif sous la
forme d'un délai dont le respect est tributaire de circonstances
échappant à son pouvoir » (arrêt n° 165/2013, P. Nihoul et al.,
2014). Particulièrement caractéristiques des systèmes juridiques
concernés, les dispositifs allemand, italien et espagnol feront l'objet
d'une présentation successive.

434 L'expérience allemande ◊ La consécration du droit au juge


emprunte en République fédérale d'Allemagne une double voie.
L'article 19 al. 4 de la Loi fondamentale garantit tout d'abord le
droit d'agir en justice, c'est-à-dire le droit à une protection juridique
contre tout acte de la puissance publique. En second lieu,
l'article 101 alinéa 2 consacre le droit au juge légal, c'est-à-dire
selon l'interprétation du juge constitutionnel, la garantie d'un juge
compétent « déterminé d'avance » et non établi « ad hoc et ad
personam » (M. Pechstein, 1998). La loi sur l'organisation de la
justice et diverses dispositions de procédure mettent en œuvre ces
garanties abstraites.
La Cour constitutionnelle fédérale interprète ce droit de manière
extensive, déduisant notamment de l'article 19 alinéa 4, l'exigence
d'une protection juridictionnelle efficace impliquant l'existence de
recours suspensifs et d'un contrôle juridictionnel complet en droit et
en fait (cf. BverfGE 35, 263, 274 ; 35, 382(401) ; 26, 23, 24 s.). En
outre, le droit à un juge légal sous-tend l'exigence d'indépendance
et d'impartialité sans laquelle il n'y a pas de protection efficace des
droits et libertés. Le législateur doit en conséquence établir de tels
tribunaux conformes aux exigences constitutionnelles sans pouvoir
attribuer à des autorités administratives un quelconque pouvoir
juridictionnel, notamment répressif. La Cour considère, de même,
que les garanties constitutionnelles de protection juridictionnelle
limitent la compétence du législateur pour instituer une marge
d'appréciation trop importante au profit de l'Administration, les
mesures administratives pouvant empiéter sur les droits
fondamentaux des individus (BverfGE 84, 34, 53 s.). On relèvera
enfin que ce droit fondamental d'agir en justice peut bénéficier à
toute personne physique ou morale de droit privé, à tous
groupements sans personnalité morale, nationaux ou étrangers ainsi
qu'à toute personne morale de droit public, titulaire de droits
fondamentaux, notamment subjectifs, tels que les universités, les
églises ou les établissements publics de radiodiffusion.
En définitive, l'expérience allemande apparaît exemplaire d'un
système constitutionnel qui, tel qu'interprété par la Haute
Juridiction fédérale, confère des garanties maximales en matière de
droit au juge, rendant dès lors peu nécessaire, l'invocation par les
nationaux des dispositions de l'article 6 Conv. EDH.

435 L'expérience italienne ◊ La Cour constitutionnelle italienne


énonce que le droit à la protection juridictionnelle est lié au
« principe de la démocratie » (arrêt no 148 de 1996). C'est dire
l'importance de la consécration dans le système italien, du droit au
juge, garanti par de nombreuses dispositions constitutionnelles.
L'article 24 al. 1 de la Constitution prévoit ainsi que « tout
citoyen peut ester en justice pour la sauvegarde de ses droits et
intérêts légitimes ». Le droit « au juge naturel » est consacré par
l'article 25 alinéa 1 impliquant notamment l'interdiction de principe
de la création de juridictions extraordinaires et l'urgence de
détermination préalable du juge compétent pour une catégorie de
litiges. L'article 25 institue à cette fin une réserve de loi, réserve
absolue dans la mesure où seule la loi pourra déterminer à l'avance
de manière directe, la compétence juridictionnelle.
L'article 111 alinéa 2 garantit par ailleurs l'exercice d'un pourvoi en
cassation et l'article 113 alinéa 1 et 2, celui d'un droit de recours
contre les actes de l'administration.
Une jurisprudence constitutionnelle abondante développe
l'ensemble de ces protections. La Cour constitutionnelle a en
particulier implicitement reconnu le droit au respect de la décision
juridictionnelle par les pouvoirs publics, partie intégrante de
l'exigence de « décision juridictionnelle effective » (M. Luciani,
1998).

436 L'expérience espagnole ◊ Droit de premier rang, le droit au juge


est, avec le principe d'égalité, le droit fondamental le plus
fréquemment invoqué en Espagne, depuis l'avènement d'un système
de justice constitutionnelle. L'article 24 de la Constitution consacre
ainsi le droit de toute personne à « une protection effective des
juges et des tribunaux dans l'exercice de ses droits et intérêts
légitimes ». Souvent lié, comme dans beaucoup de systèmes, au
respect des droits de la défense, le droit à une protection
juridictionnelle effective (art. 24 al. 1) se trouve défini de manière
extensive (L. Burgorgue-Larsen, 1998). Il inclut notamment le droit
à l'accès au juge pour tout litige, le droit au recours et le droit à une
décision juridictionnelle effective. Le Tribunal constitutionnel a
toutefois considéré qu'un tel droit au recours ne peut être absolu et
doit faire l'objet d'une conciliation avec d'autres objectifs
constitutionnels. Il s'entend ainsi différemment pour un recours
initial et un recours en appel ou cassation qui pourrait, dans certains
cas, être rejeté selon une procédure sommaire sans pour autant
porter atteinte substantielle au droit au recours effectif (arrêts
no 294/1994 du 7 nov. 1994 et no 37/1995 du 7 févr. 1995). De
même, le droit à une protection juridictionnelle effective invoqué
dans un contentieux relatif au « droit à un environnement sain »,
après rejet du recours par le juge pénal, n'équivaut pas pour le
Tribunal constitutionnel à un droit au jugement (arrêt no 199/1996
du 3 déc. 1996). Dans l'hypothèse de classement d'une plainte, les
exigences constitutionnelles apparaissent respectées dès lors que le
juge d'instruction a bien considéré les éléments de preuve présentés
(E. Alberti, P. Bon et F. Moderne, 1996).
Quant au droit à une décision juridictionnelle effective, il garantit
en particulier l'obligation de motivation de la décision (Const.,
art. 120 al. 3), définie par le Tribunal constitutionnel comme une
motivation suffisante en droit et en fait (arrêt no 177/1999 du
10 juin 1994) et l'exécution nécessaire des décisions de justice,
qualifiée par le juge constitutionnel de « droit de caractère subjectif
incorporé au contenu de l'article 24-1 de la Constitution » (v. au
sein d'une jurisprudence abondante, l'arrêt no 32/1982 du 7 juin
1982). Dès lors, si les juges ordinaires ne prennent pas les mesures
nécessaires à l'exécution des décisions de justice, le Tribunal
constitutionnel peut considérer qu'une correction ou réparation
s'impose et admettre ainsi un recours d'amparo. On relèvera enfin
que la jurisprudence constitutionnelle considère que des personnes
publiques peuvent, en tant que titulaires de droits fondamentaux, se
prévaloir du droit à une protection juridictionnelle effective (arrêt
no 173/2002 du 9 oct. 2002 et E. Alberti, P. Bon, P. Cambot, J.-
L. Requejo-Pagès, 2003).

B. Une consécration constitutionnelle finalement acquise


en droit français

Le droit au juge n'a reçu que récemment une consécration


constitutionnelle à travers la jurisprudence du Conseil
constitutionnel, mais il était affirmé en doctrine dès le début des
années soixante 9.

437 L'affirmation du droit au juge dès le début des années


1960 ◊ Le droit au juge paraissait tellement évident que L. Favoreu
pouvait écrire, en 1962, en conclusion de sa thèse sur « Le déni de
justice » :
« Que tout individu ait “droit au juge” en France semble évident et énoncer cette
proposition peut paraître inutile. La difficulté commence lorsque… l'on s'interroge sur
l'existence et l'étendue d'un tel droit en droit positif ».
Comme le montrait le recensement des dénis de justice dans
l'ouvrage précité, le droit au juge n'était que partiellement respecté
il y a quarante ans mais la notion était parfaitement identifiable
comme « incluse dans notre conception générale du droit » et se
manifestant « de manière concrète dans certaines règles d'origine
législative ou jurisprudentielle ». À partir de 1789, la possibilité
d'obtenir justice sans texte a fait partir intégrante de notre droit. Et
Jèze a donné beaucoup de force à ce « droit public » en en faisant
un « pouvoir légal impersonnel et objectif » dont dispose tout
justiciable qui doit pouvoir s'exercer en toute occasion et auquel on
ne peut pas renoncer de manière générale et absolue (G. Jèze,
Principes généraux du droit administratif, 3e éd. III, p. 15-16 et
p. 23 s.).
Et c'est encore la référence à Jèze qui permettait de montrer que
du droit au juge découlait, à la charge de l'État un devoir de
protection juridictionnelle de l'individu. Mais aussi à Vizioz pour
lequel « dès lors que quelqu'un allègue la violation de la règle de
droit ou tout au moins une incertitude sur son application, un
trouble dans la protection juridique », un juge doit être compétent :
« L'ordre juridique, la paix sociale sont en jeu. L'État doit faire
cesser ce trouble, cette incertitude, sinon il ne remplit pas sa
mission ». Et c'est encore Marcel Waline qui l'affirme, de manière
plus actuelle (Préf. à L. Favoreu, p. II) :
« […] si l'on reconnaît au justiciable un droit à obtenir que la justice soit rendue sur sa
requête, le sujet passif de ce droit n'est ni un juge personnellement désigné, ni une
juridiction déterminée : c'est l'État tout entier, parce que c'est en son nom que la justice est
rendue ».

On constate alors que la notion de droit au juge existait bien


avant que la Cour européenne des droits de l'homme ne développe
sa jurisprudence relative à l'article 6 de la Convention et que,
comme pour beaucoup de concepts et de droits fondamentaux, le
droit au juge n'a pas été fondé au niveau supranational mais qu'il
existait déjà au niveau national.
Il est vrai cependant que la doctrine raisonnait surtout en termes
de droit administratif ou de procédure civile et que faisait défaut le
degré maximum de protection, à savoir la norme constitutionnelle.
Certes, le projet de Constitution d'avril 1946 disposait que « la loi
assure à tous les hommes le droit de se faire rendre justice […] » ;
mais, le texte définitif du Préambule ne reprenait pas cette
disposition. Toutefois, la réactivation de la Déclaration des droits
de l'homme et du citoyen par le Conseil constitutionnel en 1971,
allait permettre de fonder constitutionnellement le droit au juge.

438 La constitutionnalisation progressive du droit au


juge ◊ Lors du colloque sur « la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen et la jurisprudence », René Chapus (en 1989), auquel
revenait d'exposer « les fondements de l'organisation de l'État
définis par la Déclaration de 1789 », montra qu'il était justifié « de
fonder ce que le Conseil constitutionnel appelle « le libre exercice
du droit d'agir en justice » (Cons. const., 2 déc. 1980, no 80-119
L…) sur la disposition générale de l'article 16 de la Déclaration »
exigeant que soit assurée « la garantie des droits ».
Déjà en 1987, François Luchaire rattachait « le droit à un juge »
ou le « droit à la justice » à l'article 16 de la Déclaration des droits
de l'homme et du Citoyen, mais essentiellement sous l'angle de la
séparation des pouvoirs. D'autres travaux (principalement de
Th. Renoux et aussi de Ph. Terneyre) allaient montrer que
l'exigence de la garantie des droits proclamés par l'article 6 de la
Déclaration fondait le droit au juge.
Le Conseil constitutionnel allait s'engager progressivement dans
cette voie dans la ligne de sa précédente décision du 2 décembre
1980. Dans la décision CSA du 17 janvier 1989 (GD no 8) il affirme
que « toute décision infligeant une sanction peut faire l'objet devant
le Conseil d'État d'un recours de pleine juridiction » et que « le
droit au recours étant réservé à la personne sanctionnée, son
exercice ne peut, conformément aux principes généraux du droit,
conduire à aggraver sa situation » (consid. 31), avant de constater
que les dispositions contestées « ne sont pas contraires dans leur
principe aux articles 11 et 16 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen » (consid. 32).
En 1994, les députés requérants ayant fait valoir « que la garantie
des droits prévue à l'article 16 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen n'est pas assurée » dès lors que la loi
attaquée limite à six mois la possibilité d'invoquer une exception
d'illégalité à l'encontre de « schémas directeurs » et de « plan
d'occupation des sols », le Conseil constitutionnel, après avoir
précisé les garanties dont bénéficient les intéressés, estime qu'il
« n'est pas porté d'atteinte substantielle au droit des intéressés
d'exercer un recours » et « qu'ainsi le moyen tiré d'une
méconnaissance de l'article 16 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen manque en fait » (93-335 DC du 21 janv.
1994, consid. 4 et 5). En revanche, en 1996, le grief sera retenu à
l'encontre d'une disposition de loi organique privant de tout droit au
recours devant le juge de l'excès de pouvoir, la personne qui entend
contester la légalité d'un acte pris en application d'une délibération
de l'assemblée territoriale (de Polynésie) plus de quatre mois après
la publication de cette délibération » : alors même que cette mesure
était motivée par « le souci du législateur de renforcer la sécurité
juridique », un tel souci « ne saurait justifier que soit portée une
atteinte aussi substantielle au droit à un recours juridictionnel »
(96-373 DC, 9 avr. 1996, consid. 85).
La référence à l'article 16 de la Déclaration sera également
clairement marquée dans la décision CMU du 23 juillet 1999 (99-
416 DC, consid. 38) dans laquelle le Conseil constitutionnel après
avoir cité les termes de l'article 16 de la Déclaration, estime « qu'il
résulte de cette disposition qu'il ne doit pas être porté d'atteintes
substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un
recours effectif devant une juridiction ». Formule qui est reprise
dans la décision du 19 décembre 2000 (2000-437 DC, consid. 44)
aux termes de laquelle les dispositions contestées « ne
méconnaissent pas le droit à un recours effectif qui découle de
l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».
Dans la décision du 3 décembre 2009, le Conseil s'appuie de même
sur les références combinées aux articles 12, 15 et 16 de la
Déclaration faisant de la bonne administration de la justice, un
objectif de valeur constitutionnelles pour garantir la mise en œuvre
effective du droit de poser une question prioritaire de
constitutionnalité. À travers les exigences constitutionnelles, il
renforce ainsi les nouveaux droits du justiciable (décis. n° 2009-
595 DC, GD, n° 48).
439 Étendue du droit au juge ◊ Il est nécessaire d'apporter quelques
précisions quant à des distinctions qui ont pu être faites.
Ainsi, il ne paraît pas nécessaire de distinguer entre le « droit au
recours » qui aurait été affirmé dans la décision Maîtrise de
l'immigration (GD no 32) en tant que « droit fondamental à
caractère constitutionnel » et le « droit au recours juridictionnel »
qui ne serait pas un droit fondamental au motif que le Conseil
constitutionnel admet qu'il peut subir des atteintes, le premier
visant les recours non juridictionnels à la différence du second
(E. Zoller, Droit constitutionnel, 2e éd., p. 596). À vrai dire, le
qualificatif « droit fondamental à caractère constitutionnel »
s'applique, dans la décision Maîtrise de l'immigration, aux « droits
de la défense » (consid. 84) et non à un quelconque « droit au
recours (non juridictionnel) ». En outre, les droits fondamentaux
sont tous à quelques très rares exceptions près des droits limitables
et non des droits absolus ainsi que l'enseigne le droit constitutionnel
comparé européen. Le droit au recours juridictionnel est donc bien
un droit fondamental à caractère constitutionnel à moins de
considérer qu'il n'existe que deux droits fondamentaux : le droit de
ne pas être torturé et le droit de ne pas être réduit en esclavage, que
l'on s'accorde à reconnaître comme les seuls droits
« indérogeables » ou non limitables.
À notre sens, enfin, le droit au recours juridictionnel est
équivalent au droit au juge tel que défini au début des années
soixante par L. Favoreu comme fondant le devoir de l'État d'assurer
une protection juridictionnelle à l'individu, même si, comme on a
pu le faire, en doctrine (notamment Th. S. Renoux), il est possible
d'opérer des distinctions. Par ailleurs, la consécration
constiutionnelle du droit au juge s'accompagne, conformément aux
exigences européennes, des garanties liées à l'organisation
juridictionnelle elle-même et notamment à celles d'indépendance et
d'impartialité du juge, découlant de l'article 16 de la Déclaration de
1789. Le Conseil constitutionnel poursuit ainsi sa démarche de
soumission de l'ensemble des institutions disposant de fonctions de
jugement ou d'un pouvoir de sanction aux exigences
d'indépendance et d'impartialité (décis. n° 2012-250 QPC du 8 juin
2012 relative à la formation de jugement de la Commission centrale
d'aide sociale ; cf. A. Le Quinio, 2012).
Il consacre ainsi, dans une décision récente, l'inconstitutionnalité
de la procédure applicable à l'Autorité de régulation des
communications électroniques et des postes qui n'assure pas la
séparation des fonctions de poursuite, d'instruction et de jugement
(décis. n° 2013-331 QPC du 5 juillet 2013 Société numéricable SAS
et autres).
Le Conseil constitutionnel réaffirme enfin que le droit au juge ne
s'identifie pas seulement à la possibilité d'exercer un recours mais
implique aussi la communication préalable des éléments
d'information permettant l'introduction d'un tel recours (v. not.
décis. n° 2012-208 QPC du 13 janvier 2012, O. Le Bot et al. 2013).

440 La convergence des expériences américaine et


européennes ◊ Droit au juge, droit au recours, garanties d'appel
ou de cassation, faculté de demander un sursis à exécution ou droit
à une décision juridictionnelle effective se retrouvent largement
consacrés dans la plupart des systèmes. Le droit comparé souligne
ainsi l'attachement dans les modèles américain et européens aux
mêmes composantes du droit au juge, perçu de plus en plus comme
l'un des tous premiers corollaires de l'État de droit aujourd'hui.

§ 2. Les droits de la défense

441 Le corollaire indispensable du droit au juge ◊ Le respect des


droits de la défense représente en effet une exigence majeure de
tout système véritable de garantie des libertés fondamentales.
Directement hérité des protections britanniques d'« habeas
corpus », ce principe se rattache ainsi dans la tradition anglo-
saxonne à la place réservée à la procédure « mère des libertés » et
en particulier au concept de « due process » (« procédure légale
suffisante »). Plus large que le droit au juge, le principe du respect
des droits de la défense caractérise aussi bien aujourd'hui les
procédures contentieuses que non-contentieuses. Droit d'être
entendu, de bénéficier d'un conseil, principe du contradictoire,
garanties d'une bonne justice constituent ainsi des exigences
constitutionnelles dans toutes procédures pénale, administrative,
fiscale ou autre, de la même manière que se trouve reconnu très
largement le droit au procès équitable dans le cadre européen
(Conv. EDH, art. 6 ; cf. ss IIIe Partie).
Dans les droits internes, américain ou européens, la consécration
des droits de la défense apparaît selon le cas, textuelle ou
jurisprudentielle, avec plus ou moins d'insistance selon les
systèmes.

A. La consécration des droits de la défense en droit comparé

1. L'expérience américaine

442 Des fondements constitutionnels multiples ◊ Les Cinquième,


Sixième et Quatorzième Amendements consacrent tout d'abord
plusieurs garanties relatives aux droits de la défense. La clause de
« due process » applicable tant à l'égard du pouvoir fédéral
(Ve Amendement) qu'à celui des États (XIVe Amendement) garantit
que « nul ne pourra être contraint de témoigner contre lui-même, ni
être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens, sans une
procédure légale suffisante ». Le Sixième Amendement prévoit par
ailleurs un droit à l'assistance d'un avocat en matière de procédure
criminelle, celui d'être informé de la nature et de la cause de
l'accusation ou celui d'être confronté avec les témoins à charge et
de faire citer tous témoins à décharge…
La jurisprudence de la Cour suprême consacre une large
application de ces dispositions, s'attachant tout particulièrement à la
protection du droit à l'avocat, du droit à une audience et à la
notification préalable ou du principe du contradictoire.

443 Une interprétation jurisprudentielle extensive ◊ Les


garanties constitutionnelles de « due process » ne jouant
expressément qu'en cas d'atteinte à la vie, à la liberté ou à la
propriété, la Cour suprême a d'abord donné de ces conditions une
large définition. Si la notion de vie est peu débattue sous l'angle du
« due process », celle de « privation de liberté » recouvre ainsi,
selon la Cour, tant les restrictions physiques à la liberté d'aller et
venir de chacun que les changements de conditions de détention
des prisonniers, les limitations par un État du droit fondamental de
garde des parents naturels sur leurs enfants ou encore les atteintes
au droit à l'honneur ou à la réputation d'une personne. La notion de
« privation de propriété » vise de même aussi bien la propriété des
biens mobiliers ou immobiliers que des intérêts patrimoniaux au
renouvellement « raisonnablement envisageable » d'un emploi
public ou à la perception d'allocations sociales (cf. arrêt Goldberg
v. Kelly, infra). Dès lors, chaque fois qu'un juge considère qu'un tel
intérêt légitime mérite d'être protégé, il doit déterminer les
garanties procédurales de respect des droits de la défense
applicables en l'espèce.
En matière criminelle par exemple, la Cour suprême a ainsi
considéré dans son célèbre arrêt Miranda v. Arizona de 1966 (384
US 436) que tout suspect doit, dès son arrestation, être averti de son
droit de rester silencieux, tout ce qu'il dirait pouvant être utilisé
contre lui devant un tribunal et enfin de son droit à la présence d'un
avocat, y compris, si nécessaire, d'un avocat commis d'office. Faute
de respect de ces exigences, les éléments de preuve recueillies ne
pourraient être retenues par le juge. De même, dans un arrêt Gideon
v. Wainwright de 1963 (372 US 335), la Cour a considéré qu'un
accusé indigent dispose en matière pénale d'un droit constitutionnel
à se faire assister d'un avocat. La Cour a même affirmé par la suite
qu'un État devait garantir concrètement la disponibilité d'un avocat
rémunéré sur fonds publics, avocat recruté parfois à plein-temps
par un service spécialisé, l'« Office of Public Defender »
(A. Levasseur, 1994). Par la suite, la Cour suprême a réaffirmé dans
l'importante décision Hamdi v. Rumsfeld de 2004 (124 S. Ct 2633),
les droits constitutionnels de personnes détenues dans le cadre de la
lutte contre le terrorisme international. Elle précise ainsi que les
intéressés ont droit à une audience contradictoire, permettant un
examen suffisant des faits, ce qui suppose au minimum la
notification des charges retenues, le droit de répondre et celui d'être
représenté par un avocat.
On relèvera enfin que dans le cadre de procédures non
contentieuses, la Cour a étendu pareillement, dans une décision
audacieuse, le bénéfice des garanties de notification préalable et
d'audition contradictoire avec présentation de témoins
(« hearing »), avant toute suppression des prestations sociales d'une
personne (Goldberg v. Kelly, 397 US 254 (1970). Dans une
décision ultérieure (Mathews v. Eldridge, 424 US 319 (1976), elle
limite toutefois ces garanties procédurales au cas de versement
d'allocations de première nécessité (« Welfare ») et non en matière
d'indemnités sociales complémentaires (Social security) au terme
d'une mise en balance des intérêts en jeu (J.-E. Nowak, R.-
D. Rotunda, 1995). Dans la période récente, une Cour suprême plus
conservatrice, tend à interpréter dans un sens restrictif, les droits
consacrés dans la lignée de la jurisprudence Miranda. Dans l'arrêt
de 2010 Berghuis v. Thomkins (130 S. Ct. 2250), elle réduit
sensiblement les droits de la défense en exigeant d'un suspect une
invocation formelle explicite de son droit à garder le silence (sur
cette évolution, I. Fassassi, 2011). Elle rappelle toutefois dès
l'année suivante que le droit de ne pas s'incriminer se trouve
menacé dès lors qu'une personne privée de sa liberté d'aller et de
venir est interrogée par les autorités, impliquant la mise en œuvre
de certaines garanties procédurales et notamment que la personne
ait eu lecture de ses droits. Dans cette décision rendue en 2011 la
Cour se démarque ainsi de sa jurisprudence actuelle d'application
restrictive de la solution « Miranda » en considérant, à propos d'un
mineur interrogé par la police à l'intérieur de son collège, que l'âge
doit être pris en compte dans l'appréciation par la personne visée de
son éventuelle privation de liberté, condition du déclenchement des
garanties procédurales « Miranda » (JDB v. North Carolina, 131
S. Ct. 2394, 2011, cf. I. Fassassi 2012).

2. Les expériences européennes

444 Des consécrations de droits de la défense d'ampleur


variable ◊ Les expériences européennes du point de vue de
l'affirmation du principe de respect des droits de la défense peuvent
être rangées en trois catégories. Il peut s'agir d'abord d'une
consécration expresse mais peu développée. Ainsi la Loi
fondamentale allemande reconnaît le droit à être entendu devant les
tribunaux (art. 103 al. 1) et en cas d'arrestation le droit à
l'intervention sans délai d'un juge, le droit à la notification par ce
dernier des motifs de l'arrestation et la possibilité enfin de formuler
des objections (art. 104 al. 2 et 3). De même, la Constitution
irlandaise du 1er juillet 1937 garantit seulement, de manière
expresse, à côté des garanties d'habeas corpus (art. 40-4-2o), le droit
à la publicité des audiences (art. 34-1) et le droit à un procès
équitable, formulé de manière générale dans la disposition de
l'article 38 : « Tout individu soumis à une accusation pénale doit
être jugé selon les exigences de procédure légale suffisante » (« in
due course of law »). Dans ces pays, la jurisprudence
constitutionnelle développe, en général, le contenu des droits de la
défense ainsi consacrés. Il peut s'agir aussi, dans un deuxième type
de situations, d'une consécration plus solennelle ou détaillée des
droits de la défense. Ainsi la Constitution portugaise du 2 avril
1976 prévoit-elle – aux articles 27, 28, 31 ou 32 – tout un ensemble
de garanties de procédure et d'habeas corpus tendant au respect des
droits de la défense. Les Constitutions italienne et espagnole
consacrent aussi, solennellement, le respect de ce principe.
Il peut s'agir enfin en troisième lieu, d'une consécration
seulement jurisprudentielle, la constitution ne renfermant aucune
disposition expresse sur ce point. En France, par exemple, le
principe du respect des droits de la défense, principe non-écrit, a été
qualifié successivement de principe général du droit, puis de
principe à valeur constitutionnelle. Avant d'étudier le cadre
français, il paraît intéressant de présenter les caractères spécifiques
des expériences italienne et espagnole.

445 L'expérience italienne ◊ La Constitution italienne affirme de


manière solennelle et très générale, le principe du respect des droits
de la défense dans son article 24 al. 2 : « La défense est un droit
inviolable à tout état ou degré de la procédure ». Considéré comme
un droit fondamental dès les premiers éléments de la jurisprudence
constitutionnelle avec l'arrêt no 2 de la Cour de 1956, ce droit à la
défense fait partie des valeurs suprêmes de l'ordre constitutionnel,
insusceptible de modification, même par voie de révision
(M. Luciani, 1998). Son contenu est défini de manière large : il
inclut notamment le droit au contradictoire (arrêt no 46 de 1957), la
garantie de la liberté du juge de décider suivant sa propre
conscience (arrêt no 70 de 1961) et de manière générale, le « droit à
une assistance technique et professionnelle effective dans n'importe
quel procès, y compris l'intervention d'un traducteur ». Ainsi, la
Cour a reconnu que les membres de la minorité slovène de la
région du Frioul-Vénétie Julienne peuvent demander à faire usage
de leur propre langue, la langue officielle du procès continuant à
être unique. En conséquence, les actes rédigés en slovène seront
traduits en italien et ceux exprimés en italien seront traduits en
slovène… (arrêt no 15 de 1996). Par ailleurs, la loi constitutionnelle
du 23 novembre 1999 a inséré formellement dans la Constitution
(art. 111) les principes du « juste procès » (contradictoire,
impartialité, durée raisonnable…). La Cour interprète de même, de
manière extensive, les exigences du droit à l'avocat. Elle juge ainsi,
dans un arrêt récent, que les restrictions apportées au droit d'un
détenu, lié au milieu du crime organisé, de s'entretenir avec son
avocat, sans limitation de fréquence ou de durée, apparaissent
contraires aux exigences constitutionnelles du « juste procès »,
quelles que soient les invocations d'ordre public du législateur
(arrêt n° 143 de 2013, v. M. Baudrez et al., 2014).
Les intérêts d'une bonne administration de la justice (exigences
de rapidité, de secret ou de certitude du droit) justifient toutefois
certaines limites au droit à la défense à condition que celui-ci ne
s'en trouve pas dénaturé. Le droit à la défense ainsi défini n'inclut
pas le droit à se défendre soi-même, chaque fois qu'une question de
liberté personnelle est en jeu et n'implique pas non plus la gratuité
du procès (arrêt no 46 de 1963). La Constitution garantit cependant
la prise de dispositions particulières « assurant aux indigents des
moyens d'ester en justice et de se défendre devant toutes les
juridictions » (art. 24 al. 3). Il convient de relever enfin que le
champ d'application du droit à la défense en tant que droit
fondamental se limite au procès judiciaire, des garanties législatives
intervenant toutefois en matière de procédure administrative.
446 L'expérience espagnole ◊ La Constitution espagnole consacre
avec minutie le principe du respect des droits de la défense.
L'article 24 al. 2 garantit ainsi à tous « le droit de se défendre, de se
faire assister par un avocat, d'être informé de l'accusation portée,
d'avoir un procès public sans délais indus et avec toutes les
garanties et d'utiliser les preuves pertinentes pour leur défense »…
S'agissant comme le droit au juge d'un droit fondamental, ce droit
peut être invoqué dans différentes procédures constitutionnelles et
en particulier le recours d'amparo.
Le Tribunal constitutionnel a, dans ce cadre textuel fort riche,
développé une vaste jurisprudence autour de l'interdiction
constitutionnelle de laisser un justiciable « sans défense » et de
l'effectivité des garanties. Le droit à un procès équitable se trouve
consacré dès lors dans le système constitutionnel espagnol, sous de
multiples facettes. Ainsi, le droit à l'assistance d'un avocat se
double notamment du droit d'assurer sa propre défense (arrêt
no 37/1988 du 3 mars 1988). Dans une décision relative à la
procédure du mandat d'arrêt européen, le Tribunal constitutionnel
souligne encore que le droit à l'assistance d'un avocat est avant tout
le droit au libre choix d'un avocat, conformément aux exigences du
respect des droits de la défense (arrêt no 339/2005, du 20 déc. 2005
et E. Alberti, P. Bon, P. Cambot, J.-L. Requejo Pagès, 2005). La
publicité des débats apparaît par ailleurs garantie de manière
extensive puisque le Tribunal constitutionnel a pu y voir non
seulement l'exigence d'un caractère public du procès mais aussi une
certaine obligation de voir le jugement rendu devant un public
suffisamment impartial… (arrêt no 96/1987 du 10 juin 1987 et
P. Bon, P. Cruz Villalon, F. Moderne, 1988). Le Tribunal
constitutionnel apprécie enfin au cas par cas les délais des
procédures suivies pour déterminer si, en application du concept de
« retards indus », ceux-ci ne se révèlent pas excessifs au regard des
difficultés du litige.

B. La consécration du principe de respect des droits


de la défense en droit français

1. La nature du principe
447 La qualification de « principe fondamental reconnu par
les lois de la République » ◊ Elle est consacrée par le Conseil
constitutionnel à partir des deux décisions du 2 décembre 1976
(Prévention des accidents du travail, 76-70 DC, RJC I-41 et de
manière plus nette des 19-20 janvier 1981, Sécurité et Liberté, 80-
127 DC, RJC I-91). Le Conseil censure, dans ce dernier cas, une
disposition de la loi Sécurité et Liberté permettant au président de
toute juridiction de l'ordre judiciaire d'écarter discrétionnairement
de la barre, pendant deux jours, un avocat ayant troublé la
« sérénité des débats » comme contraire « aux droits de la défense
qui résultent des principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République ». Cette dernière qualification apparaît d'ailleurs peu
discutable, de nombreuses lois adoptées sous la IIIe République
pouvant être invoquées à cette fin.
La Haute Juridiction vérifie également le respect de ce principe
dans trois décisions du 3 septembre 1986 (213 DC, 214 DC et 215
DC) et dans une décision Commission des opérations de bourse du
28 juillet 1989 (260 DC) il juge de même contraire aux droits de la
défense, le fait de permettre à la Commission, à propos des mêmes
faits, « d'exercer concurremment des pouvoirs de sanction et tous
les droits de la partie civile… », dans la mesure où se trouve
rompue alors, dans le procès pénal, l'équilibre entre les parties.
À l'instar des principes anglo-saxons de justice naturelle
(« Natural Justice »), le droit français consacre ainsi pleinement le
respect des droits de la défense, qui de principe général du droit
opposable à l'Administration (CE, sect., 5 mai 1944, Dame
Vve Trompier-Gravier) devient un droit à caractère constitutionnel,
opposable au législateur (décis. n° 93-326 DC du 11 août 1993,
Garde à vue, et 93-325 DC du 13 août 1993, Maîtrise de
l'immigration, GD no 32). La Cour de cassation prend directement
en compte deux ans plus tard cette constitutionnalisation en
utilisant dans un arrêt Belhomme de son assemblée plénière du
30 juin 1995, relatif au droit à l'assistance d'un avocat, la même
qualification à travers la formule « La défense constitue pour toute
personne un droit fondamental à caractère constitutionnel » (Cass.,
ass. plén., 30 juin 1995, D. 1995. 513, concl. Jéol, note R. Drago).
2. Le champ d'application du principe

448 Un principe applicable à toute procédure contentieuse ou


non contentieuse ◊ L'exigence de respect des droits de la défense
ne concerne pas que l'action en justice et s'applique aussi bien à une
procédure non juridictionnelle, notamment administrative ou
fiscale. La constitutionnalisation du principe a ainsi pleinement
contribué à l'évolution de ces matières, consacrant une pénétration
des exigences de l'État de droit dans des procédures jusque-là peu
protectrices des droits individuels. Si ce principe ne s'applique pas à
toute mesure prise en considération de la personne (notamment en
matière de police administrative), il vaut néanmoins au-delà des
sanctions proprement dites (décis. n° 77-83 DC du 20 juill. 1977,
Service fait) pour toute mesure individuelle d'une certaine gravité,
reposant sur l'appréciation d'une situation personnelle de l'intéressé
(décis. n° 77-92 DC du 18 janv. 1978, Contre-visite médicale).

449 Un principe applicable à toute procédure, quel que soit


son objet ◊ Une grande diversité d'application caractérise la
matière. Reconnue d'abord en matière pénale (décis. n° 127 DC du
2 décembre 1976, Accidents du travail), l'exigence de respect des
droits de la défense s'est trouvée affirmée de manière plus
progressive en matière non pénale. Après une première
consécration dans des décisions de 1977 à 1980, les décisions
Administrateurs judiciaires du 18 janvier 1985 (182 DC), en
matière civile et Loi de finances pour 1985 du 29 décembre 1984
(184 DC) en matière fiscale, traduisent une certaine généralisation
de l'application du principe. Étaient visées, dans la première
décision, certaines procédures disciplinaires et dans la seconde, des
perquisitions liées à des enquêtes fiscales.
De même, les décisions du 23 janvier 1987, relative au
contentieux du Conseil de la Concurrence (86-225 DC), du
7 janvier 1989, Conseil supérieur de l'audiovisuel (88-248 DC, GD
no 8) et du 28 juillet 1989, Commission des opérations de bourse
(89-260 DC) consacrent un large champ d'application du principe,
notamment en matière administrative. On relève encore dans le
même sens, la décision du 28 décembre 1990, Contribution sociale
généralisée (90-285 DC) en matière fiscale. Le juge constitutionnel
considère enfin que le principe du respect des droits de la défense
s'impose à l'autorité administrative sans qu'il soit besoin pour le
législateur d'en rappeler l'existence (décis. n° 97-388 DC du
20 mars 1997, Fonds de pension). Dans la décision Loi de finances
pour 1998 du 30 décembre 1997 (97-395 DC), le Conseil
constitutionnel ajoute même qu'il incombera aux services de l'État,
chargés d'appliquer les dispositions du Livre des procédures
fiscales et du Code général des impôts, modifiées par la nouvelle
loi, de respecter l'ensemble des droits de la défense. On pourrait
voir là une sorte d'injonction adressée au pouvoir réglementaire et à
l'administration fiscale de prévoir expressément des dispositions
relatives au respect effectif des droits de la défense (L. Philip,
1998).

450 Un principe applicable aux nationaux comme aux


étrangers ◊ Avec la décision Maîtrise de l'immigration du 13 août
1993 (préc., GD no 32), le Conseil constitutionnel étend, de manière
solennelle, le bénéfice de ce principe aux étrangers. Il énonce en
effet que ces derniers doivent être mis en mesure d'exercer
effectivement les droits de la défense qui constituent pour toutes
personnes « qu'elles soient de nationalité française, de nationalité
étrangère ou apatrides, un droit fondamental de caractère
constitutionnel ».

3. Le contenu du principe

451 Des garanties multiples ◊ Elles peuvent être regroupées en


quatre catégories. Le principe du respect des droits de la défense
appliqué en matière contentieuse ou non contentieuse suppose
d'abord le droit de l'intéressé à une communication effective dans
une langue accessible, des griefs qui lui sont adressés, par le biais
de l'accès au dossier le concernant (décis. n° 248 DC du 17 janvier
1989, Conseil supérieur de l'audiovisuel, GD no 8). Il doit
également être informé de la teneur de la mesure susceptible d'être
prise à son encontre. Se trouve inclus ensuite le droit d'être entendu,
verbalement ou par écrit et d'émettre des observations
préalablement à l'édiction de cette mesure. L'intéressé doit ainsi
disposer d'un délai suffisant pour préparer sa défense. Le principe
du contradictoire apparaît donc comme le corollaire indispensable
du principe du respect des droits de la défense (décis. n° 248 DC,
préc., et décis. n° 89-268 DC du 29 décembre 1989, Loi de finances
pour 1990).
En troisième lieu, apparaît garanti le droit à l'assistance d'un
avocat et au libre choix de ce dernier. La décision Garde à vue du
11 août 1993 (93-326 DC) constitutionnalise pleinement « le droit
de la personne à s'entretenir avec un avocat au cours de la garde à
vue » en tant que droit de la défense s'exerçant durant la phase
d'enquête de la procédure pénale. On relèvera par ailleurs que le
Conseil constitutionnel sanctionne, dans cette affaire, une
différence de traitement entre justiciables dans le cadre d'enquêtes
sur des infractions punies des mêmes peines, consacrant ainsi, en
vertu du principe d'égalité, l'exigence constitutionnelle d'assurer
aux justiciables des garanties égales en matière de respect des
droits de la défense (v. ég. décis. n° 93-334 DC du 20 janvier 1994,
Peines incompressibles). Doit être assurée en outre, la liberté de
parole du conseil à l'audience (décis. n° 80-127 DC des 19-
20 janvier 1981, Sécurité et Liberté), couverte par l'immunité
définie par la loi du 29 juillet 1981 (art. 41). Dans la lignée des
exigences posées par la Cour européenne des droits de l'Homme, le
Conseil constitutionnel a étendu dans une décision QPC de 2010,
les garanties de la personne gardée à vue. Se fondant sur le principe
de « rigueur nécessaire » découlant de l'article 9 de la Déclaration
de 1789, le Conseil considère que l'assistance effective d'un avocat
durant la garde à vue constitue une exigence constitutionnelle
s'imposant, sauf circonstances particulières, au législateur (décis.
n° 2010-14/22 QPC, GD, n° 50). La loi du 14 avril 2011 relative à
la garde à vue, consacre ainsi le principe de la notification du droit
au silence et de l'assistance d'un avocat dè le déclenchement de la
garde à vue (Garde à vue II, décis. n° 2011-191/194/197 QPC du
18 nov. 2011). La législation française a été récemment complétée
par la loi du 27 mai 2014 transposant la directive 2012/13 UE du
Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit
à l'information dans le cadre des procédures pénales. De son côté le
Conseil constitutionnel consacre une interprétation dans l'ensemble
protectrice des garanties individuelles en considérant que le trafic
d'influence, la fraude fiscale, la corruption ou l'escroquerie en
bande organisée ne portent pas atteinte à la sécurité et à la dignité
des personnes, ne pouvant justifier dès lors le recours à une garde à
vue dérogatoire (décis. n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013 et
n° 2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014, cf. Anane, 2015).
En dernier lieu, le principe du respect des droits de la défense
rejoint, comme le souligne particulièrement le droit comparé, le
droit au juge et au recours juridictionnel dans la mesure où le
Conseil constitutionnel considère que l'intéressé doit être à même
de connaître les motifs de la décision rendue à son égard et disposer
des voies de recours juridictionnel effectives. Il doit en particulier
pouvoir demander et obtenir le cas échéant, un sursis à exécution
de la décision en cause. L'absence de caractère suspensif du recours
ou celle de procédure de sursis à exécution traduit ainsi une
méconnaissance du principe du respect des droits de la défense
(déc. 224 DC du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence, GD
no 6).

452 Une exigence de procédure juste et équitable ◊ Après avoir


développé durant plus de deux décennies une jurisprudence
protégeant les multiples facettes des droits de la défense, le Conseil
constitutionnel parachève la constitutionnalisation du principe dans
la décision Injonction pénale du 2 février 1995 (95-360 DC). La loi
déférée alors confiait au ministère public le pouvoir d'éteindre
l'action publique par la transaction. Le juge constitutionnel
considère que « le prononcé et l'exécution de telles mesures, même
avec l'accord de la personne susceptible d'être pénalement
poursuivie, requièrent la décision d'une autorité de jugement,
conformément aux exigences constitutionnelles » Or, la mesure
d'injonction pénale, telle qu'aménagée, aurait pu être prise sans
intervention d'un avocat et sans contrôle de la juridiction de
jugement en étant, par ailleurs, insusceptible de recours (Th.
S. Renoux, 1995)… Le Conseil constitutionnel invalide le
dispositif comme contraire à une exigence très large de respect des
droits de la défense, puisque impliquant désormais, selon les termes
du Conseil « notamment en matière pénale, l'existence d'une
procédure juste et équitable, garantissant l'équilibre des droits des
parties ».
Par cette formule, la Haute Juridiction marque l'ampleur d'un tel
principe et son importance pour l'État de droit, se rapprochant ainsi
des jurisprudences constitutionnelles étrangères, notamment
américaine, qui consacrent à travers le « due process of law » une
exigence de procédure légale et équitable. Les termes utilisés ne
manquent pas de rappeler, au-delà, les garanties du « procès
équitable » et de l'« égalité des armes » affirmées dans l'article 6
§ 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Enfin,
dans la loi relative à la modernisation sociale du 12 janvier 2002
(2001-455 DC), le juge constitutionnel réaffirme l'importance du
principe des droits de la défense à travers la réserve d'interprétation
visant à faire prévaloir « le caractère juste, équitable et
contradictoire de la procédure ».

§ 3. Le droit à la sécurité juridique

453 La spécificité de l'invocation d'un droit à la sécurité


juridique ◊ Issu principalement du droit constitutionnel allemand
et consacré en droit communautaire et européen des libertés, à
travers notamment le principe de « confiance légitime », ce droit
apparaît de plus en plus souvent invoqué dans les systèmes
juridiques modernes comme un corollaire de la notion d'État de
droit. La montée en puissance du droit dans nos sociétés et la place
prééminente des droits fondamentaux dans les ordres juridiques
nationaux s'accompagnent en effet d'exigences de sécurité et de
stabilité des règles juridiques. Celles-ci doivent être notamment
claires, accessibles et prévisibles. Associant principes de non-
rétroactivité des lois, de stabilité des relations juridiques, de
protection des droits acquis ou des exigences de qualité et
d'effectivité de la règle de droit, le principe de sécurité juridique
contribue ainsi à assurer la prééminence du droit dans une
démocratie constitutionnelle.
Il ne saurait être toutefois consacré de manière générale, sous
peine de paralyser l'action des pouvoirs publics. Si tel était le cas en
effet, ceux-ci ne pourraient plus apporter de modifications à la
législation existante car telle ou telle catégorie d'individus pourrait
constamment contester les réformes au nom de leur « droit à la
sécurité juridique » En fait, quand les textes constitutionnels font
référence à la sécurité juridique, c'est au titre des garanties
générales accordées aux individus, comme l'illustre par exemple
l'article 9-3 de la Constitution espagnole. Mais, spécificité
supplémentaire, les Constitutions consacrent rarement de manière
explicite un tel droit à la sécurité juridique et le droit comparé
souligne ainsi la contribution décisive, souvent, du juge
constitutionnel, dans la définition et la mise en œuvre du principe.

A. Une consécration variable du droit à la sécurité juridique


en droit comparé

1. La reconnaissance du droit à la sécurité juridique dans


les systèmes constitutionnels européens

454 Les cas de consécration explicite du principe de sécurité


juridique ◊ Quelques Constitutions font expressément référence
au principe. Ainsi la Constitution espagnole l'introduit-elle à
l'alinéa 3 de l'article 9 qui prévoit que « la Constitution garantit le
principe de la légalité, la hiérarchie et la publicité des normes, la
non-rétroactivité des dispositions impliquant des sanctions qui ne
favorisent pas ou qui restreignent des droits individuels, la sécurité
juridique, la responsabilité des pouvoirs publics et l'interdiction de
toute action arbitraire de leur part ». Si « la sécurité juridique »
apparaît dans ce texte de manière autonome, les références
jurisprudentielles se révèlent moins claires sur ce point puisque les
juges constitutionnels espagnols ont pu voir dans ce principe « la
somme du principe de légalité, de la publicité des normes, de la
non-rétroactivité de la loi non favorable et de l'interdiction de
l'arbitraire » (STC 133/1989, FJ3). La sécurité juridique serait dès
lors à la fois un élément de l'ensemble et l'ensemble qui transcende
tous les éléments…
La Constitution portugaise ne fait en revanche qu'une référence
expresse indirecte à la sécurité juridique, dans son article 282-4, à
propos des cas où le Tribunal constitutionnel peut, lors d'une
déclaration d'inconstitutionnalité, restreindre la portée des effets de
l'inconstitutionnalité, qui se produisent normalement ex tunc :
« Quand des raisons de sécurité juridique, d'équité ou d'intérêt
public, d'importance exceptionnelle qui devra être motivée,
l'exigeront, le Tribunal constitutionnel pourra attribuer aux effets de
l'inconstitutionnalité ou de l'illégalité, une portée plus restrictive
qu'il n'est prévu aux paragraphes 1 et 2 ».
Quel que soit leur degré de précision, de telles références
expresses au principe de sécurité juridique demeurent l'exception.

455 La consécration indirecte du principe de sécurité


juridique ◊ Dans la plupart des cas, le principe se révèle de
manière incidente à travers d'autres concepts ou exigences
constitutionnels. Ainsi en République fédérale d'Allemagne,
premier cadre national sans doute de diffusion du principe, celui-ci
est considéré comme un impératif (Gebot des Rechtssicherheit)
ayant une valeur constitutionnelle (W. Zimmer, 2000). Il ne s'agit
pas cependant d'un principe autonome mais d'un principe dérivé
directement de l'État de droit consacré à l'article 20 de la Loi
fondamentale (« Le pouvoir législatif est lié par l'ordre
constitutionnel, les pouvoirs exécutif et judiciaire sont liés par la loi
et le droit. »). De nombreuses décisions de la Cour constitutionnelle
font ainsi référence à la sécurité juridique comme constituant un
des plus importants éléments de l'État de droit (cf. par exemple,
BverfGE 2, 380 (403) ; 3, 225 (237) ; 13, 261 (271). Cette liaison
avec la notion d'État de droit se retrouve également en Autriche où
la sécurité juridique apparaît comme une exigence objective,
déductible du principe de l'État de droit (O. Pfersmann, 2000), ou
au Portugal où la Constitution proclame dès son commencement
que « la République portugaise est un État de droit
démocratique… ».
La jurisprudence constitutionnelle portugaise reconnaît ainsi,
comme en République fédérale d'Allemagne, que le principe de
sécurité juridique découle directement des exigences de l'État de
droit (cf. L. Nunes de Almeida, 2000). On relèvera également qu'en
Pologne, se retrouve une même liaison entre État de droit et
sécurité juridique, caractéristique des éléments de changement
constitutionnel affirmés dès la chute du régime communiste. Le
Tribunal constitutionnel a d'ailleurs entendu développer ces
implications en considérant que le concept d'État de droit exprime
un ensemble de principes concrets et en particulier des exigences
de « législation décente », proche du principe de sécurité juridique
ou de confiance légitime (L. Garlicki, 2000). En définitive, comme
le révèlent encore les situations de la Grèce (liant sécurité juridique
et non-rétroactivité des lois – Const, art. 77 et 78) ou de la Suisse,
le principe de sécurité juridique apparaît comme la synthèse de
plusieurs principes constitutionnels, relevant d'une même finalité.
Ainsi, en Suisse, ce principe est-il fondé notamment sur
l'article 5 de la Constitution de la Confédération helvétique qui
prévoit que « le droit est la base et la limite de l'activité de l'État.
L'activité de l'État doit répondre à un intérêt public et être
proportionnée au but visé. Les organes de l'État et les particuliers
doivent agir de manière conforme aux règles de la bonne foi… ».
En Italie, enfin, où la Cour constitutionnelle consacre une
protection de plus en plus marquée à certaines exigences de
« confiance légitime », la sécurité juridique apparaît comme un
principe constitutionnel non écrit, s'appuyant sur d'autres exigences
ou principes tels que ceux d'accessibilité et d'effectivité de la règle
de droit, de non-rétroactivité ou d'interdiction de l'arbitraire (cf.
A. Pizzorusso, 2000).

456 La portée du principe de sécurité juridique dans les


systèmes européens ◊ Les juges constitutionnels mettent d'abord
souvent en œuvre ce principe à travers la notion de confiance
légitime. En République fédérale d'Allemagne, la Cour
constitutionnelle marque de façon régulière que la sécurité
juridique s'entend avant tout comme la garantie de la confiance
légitime (BverfGE 2, 280 (403). Cette dernière apparaît ainsi
comme un principe éthique de la démocratie, permettant aux
citoyens de mieux adhérer aux institutions et au droit qu'elles
génèrent, dès lors qu'ils sont assurés du caractère sûr et prévisible
de la règle de droit applicable. Le principe de sécurité juridique
implique donc, dans cette acception large, des exigences diverses
comme la prévisibilité, l'information du citoyen, la non-rétroactivité
ou encore l'aménagement de dispositions transitoires en cas de
changement législatif…
Le domaine d'intervention privilégié de ce principe en Europe
reste cependant lié à la question de la rétroactivité de la loi, y
compris en dehors de la matière pénale où jouent souvent des
protections spéciales. La Cour constitutionnelle italienne paraît
ainsi admettre de plus en plus l'invocation du respect de la
confiance légitime à l'encontre du législateur, dans le cadre du
contrôle de lois rétroactives. Le Tribunal constitutionnel portugais
applique également de manière notable le principe de sécurité
juridique dans le contentieux des lois rétroactives (cf. L. Nunes
de Almeida, 2000). La portée de la mise en œuvre de ce principe
par les juges constitutionnels européens se marque par ailleurs à
travers les exigences de clarté, d'intelligibilité et de précision de la
loi. La sécurité juridique ne peut en effet être garantie que si le
législateur n'utilise pas de clauses imprécises ou ambiguës et fait
preuve de cohérence en assurant la coïncidence des dispositions
d'une loi avec les objectifs poursuivis. Une telle exigence de
« qualité du droit », très importante au regard de l'inflation
législative contemporaine, se trouve consacrée par la plupart des
juridictions constitutionnelles européennes. Le Tribunal
constitutionnel espagnol affirme par exemple que l'exigence de
l'article 9-3 de la Constitution, relatif à la sécurité juridique,
implique que le législateur doit garantir « la clarté et non la
confusion des normes ».
De même, la Cour constitutionnelle allemande applique
notamment cette exigence aux lois d'habilitation, qui doivent être
suffisamment précises et limitées quant à leur contenu (BverGE 8,
274 (276) ou aux actes des autorités judiciaires sur le fondement de
l'article 101 alinéa 1 de la Loi fondamentale qui dispose que « les
tribunaux d'exception sont interdits. Nul ne doit être soustrait à son
juge légal » (W. Zimmer, 2000). En Italie, la Cour constitutionnelle
impose la même exigence, particulièrement en matière pénale, dans
une décision de principe 364/1988 du 24 mars 1988. Contrôlant la
constitutionnalité d'une disposition législative (en l'occurrence,
C. pén., art. 5) qui n'excluait pas l'application de la loi pénale dans
le cas d'ignorance, la Haute Juridiction affirme que le citoyen ne
pourra être poursuivi que « pour les actes qu'il peut contrôler » et
jamais « pour les conduites réalisées dans l'ignorance non
coupable » (A. Pizzorusso, 2000). Le législateur se trouve ainsi de
plus en plus contraint de veiller avec soin à la manière dont la loi
est rédigée, pour mieux répondre aux exigences de la sécurité
juridique.

2. La reconnaissance d'un droit à la sécurité juridique


dans le système constitutionnel américain

457 L'absence de consécration formelle du principe de


« sécurité juridique » ◊ Le premier constat est celui d'un grand
décalage apparent de la situation américaine par rapport à la plupart
des expériences européennes. On ne retrouve en effet aucun
concept de « sécurité juridique » ou aucun principe de « confiance
légitime » aux États-Unis : pas de trace dans la Constitution, pas de
consécration dans la jurisprudence, pas d'invocation en doctrine…
On conçoit toutefois que ce principe constitue une composante
essentielle de la « Rule of Law » (État de droit) qui implique clarté,
précision, stabilité et prévisibilité de la règle de droit… Le système
constitutionnel américain ne saurait dès lors, véritablement, rester
étranger à ces exigences. Il est ainsi possible de mettre en évidence
une sorte d'existence virtuelle de ce principe de sécurité juridique, à
travers diverses composantes du dispositif constitutionnel
américain. On peut ainsi dégager deux éléments majeurs du
système américain traduisant des exigences de sécurité juridique,
l'une de manière expresse, l'exigence de non-rétroactivité, l'autre de
manière implicite, liée au respect de la clause de « due process ».

458
Une composante expresse de sécurité juridique aux États-
Unis : le principe de non-rétroactivité ◊ Plusieurs dispositions
constitutionnelles peuvent être tout d'abord invoquées :
L'Article I, Section 9 (3) de la Constitution des États-Unis
prévoit ainsi, à l'égard du législateur fédéral, qu'« aucun “bill of
attainder”, aucune loi rétroactive, ne pourront être adoptés ». Par
ailleurs, l'Article I, Section 10 (1) ajoute notamment à destination
des États, « qu'aucun État ne pourra… adopter de “bill of attainder”
ou de loi rétroactive ou affaiblir par une loi, la force des
contrats… ». Si l'on met à part la prohibition des « bills of
attainder », c'est-à-dire de lois sanctionnant un individu en
particulier (sorte de « jugements législatifs ») et l'interdiction de
toute dénaturation par l'État du contenu de contrats entre
particuliers qui permet de protéger les droits commerciaux des
modifications rétroactives de lois, le principe de non-rétroactivité
se trouve surtout consacré par les dispositions relatives aux
« ex post facto laws ».
En outre, la grande majorité des Constitutions des États
consacrent des dispositions similaires dans le cadre des Bill
of Rights placés en tête du texte fondamental. La Cour suprême a
interprété très tôt ces dispositions pour considérer notamment que
les « ex post facto laws » ne concernaient que les textes de nature
pénale, relatifs aux crimes, peines ou amendes. Ainsi dans l'arrêt
Calder v. Bull de 1798 (3 US 386), la Cour invalide un tel texte
dans la mesure où le changement rétroactif s'avère nuire aux parties
concernées (cf. R. Fallon, D. Meltzer, 1991). La possibilité de
dispositions rétroactives demeure par contre dans le cas de simples
lois de procédure, la Cour jugeant alors que ces changements
procéduraux ne sont pas « ex post facto ».
Il convient donc de distinguer dans la jurisprudence américaine,
entre les lois « ex post facto » et les lois « rétroactives ». Seules les
premières s'avèrent inconstitutionnelles, la Cour suprême
soulignant ainsi dans l'arrêt Calder v. Bull, l'intérêt de lois
rétroactives telles que les lois d'amnistie ou de grâce… Dans un
arrêt Weaver v. Graham de 1981 (450 US 24), elle insiste
également sur la nécessité d'interdire les lois « ex post facto » pour
permettre aux individus d'avoir une connaissance préalable et stable
des textes auxquels « ils doivent se soumettre et des peines
auxquelles ils s'exposent ». En matière non pénale, par contre, la
rétroactivité est admissible sous réserve de motifs légitimes et
moyens raisonnables (G. Scoffoni, 2000)…

459 Les exigences implicites de sécurité juridique liée à la


clause de « due process » ◊ La jurisprudence constitutionnelle
de la Cour suprême en matière de due process consacre, dans une
certaine mesure, diverses exigences rattachées en Europe au
principe de sécurité juridique. La clause de due process est ainsi
invoquée à l'appui d'idées d'équité (fairness) et de stabilité des
relations juridiques ou pour faire sanctionner un manque manifeste
de clarté ou de prévisibilité du droit. Deux séries de décisions
relatives aux droits des prisonniers ou à des questions de
contentieux économique illustrent en particulier de telles solutions.
Dans l'affaire Sandin v. Conner de 1995 (115 S. Ct. 2293), la Cour,
tout en rejetant la requête d'un prisonnier placé dans une section
disciplinaire après avoir refusé une fouille au corps, affirme que si
une mesure apparaît de nature à modifier de manière
particulièrement grave et arbitraire la situation d'un détenu, la
clause de « due process » pourrait être invoquée alors par ce
dernier. Ainsi, l'année suivante, dans une décision Young v. Harper
(116 S. Ct. 1846-1996), la Cour suprême juge qu'une mesure de
révocation d'un programme de préparation à une libération
anticipée peut constituer une violation des exigences de due
process…
De même, dans les contentieux d'ordre économique, la Haute
Juridiction tend à sanctionner une législation jugée « arbitraire et
irrationnelle » en vertu de la clause de « due process ». Ainsi, dans
l'importante décision de 1996 BMW of North America v. Gore
(517 US 559), la Cour se prononce sur le point de savoir si des
dommages et intérêts considérables accordés par le jury d'un
tribunal d'État peuvent constituer une violation des exigences de
« due process », en raison du manque de prévisibilité d'une aussi
lourde condamnation. Elle affirme à cette occasion que des notions
élémentaires de « fairness » présentes dans la jurisprudence
constitutionnelle, exigent qu'une personne soit avertie au préalable
(« fair notice ») non seulement de la conduite susceptible de
l'exposer à une sanction mais aussi de la sévérité éventuelle de la
sanction… (Pour une confirmation, v. notamment State Form
Mutual Automobile Insurance Co v. Campbell, 71 USLW 4282,
2003).
La Cour suprême avait toutefois, dans une décision antérieure
(United States v. Jerry Carlton, 512 US 26-1994), relative à la
modification rétroactive d'un dispositif de déductions fiscales en
matière de successions, expressément refusé la consécration au
niveau constitutionnel d'un principe de confiance légitime
(« legitimate expectation »). En définitive, le système américain
permet d'invoquer seulement, dans des situations manifestement
arbitraires et injustes, la clause de « due process », pour faire
sanctionner un manque de clarté ou de prévisibilité dans les
relations juridiques.

B. La reconnaissance éventuelle d'un droit à la sécurité


juridique en France : un principe en devenir

1. L'absence de consécration expresse d'un droit fondamental


à la sécurité juridique

460 La position du Conseil constitutionnel ◊ À défaut de


disposition constitutionnelle explicite, le Conseil constitutionnel a
été amené à se prononcer à diverses reprises sur l'existence d'un tel
droit. Il s'est jusqu'à présent refusé à le reconnaître, sans avoir pour
autant totalement écarté cette hypothèse. Sa décision 97-391 DC du
7 novembre 1997, Principe de sécurité juridique illustre tout
particulièrement une telle démarche.
Dans cette affaire, les requérants demandaient au Conseil
constitutionnel de déclarer non conformes à la Constitution,
certaines dispositions de la « loi portant mesures urgentes à
caractère fiscal et financier », tendant plus particulièrement à
modifier de manière rétroactive, l'imposition de plus ou moins
values à long terme. Pour les auteurs de la saisine, ces dispositions,
entachées de rétroactivité, contrevenaient ainsi à un principe de
« sécurité juridique » et faute de nécessité impérieuse, leur
application méconnaissait un principe de « confiance légitime ». Le
Conseil constitutionnel, rappelant que le principe de non-
rétroactivité des lois n'a valeur constitutionnelle qu'en matière
répressive, considère « qu'il est loisible au législateur d'adopter des
dispositions fiscales rétroactives dès lors qu'il ne prive pas de
garantie légale des exigences constitutionnelles ». Or, selon lui,
« aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit un principe
dit de confiance légitime ». On observera ainsi, au regard des
termes mêmes du considérant six de la décision, que si le Conseil
dénie clairement toute valeur constitutionnelle au principe de
« confiance légitime », il ne se prononce pas expressément sur celui
de sécurité juridique, alors que les deux principes étaient invoqués
par les requérants.
Si le principe de « confiance légitime » fait ainsi l'objet d'un
traitement séparé par le Conseil constitutionnel (v. également dans
le même sens, la décision 96-385 DC du 30 déc. 1996, Loi de
finances pour 1997), c'est sans doute parce que s'inscrivant dans le
cadre des droits subjectifs détenus par un individu, il peut
difficilement être envisagé dans les limites d'un contentieux
objectif. Le principe de confiance légitime n'apparaît donc dans
cette perspective que comme un corollaire du principe plus général
de sécurité juridique, sur le caractère constitutionnel duquel le
Conseil n'a donc pas encore expressément statué…

2. La reconnaissance « graduelle » d'un droit à la sécurité


juridique

461 La consécration d'exigences constitutionnelles, corollaires


du principe de sécurité juridique ◊ Il convient tout d'abord de
rappeler que le principe de non-rétroactivité des lois est un principe
constitutionnel en matière de sanctions pénales, s'agissant de
dispositions plus sévères. Avec le principe de légalité des peines, il
se trouve directement consacré par l'article 8 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen qui prévoit que « la loi ne doit
établir que des peines strictement et évidemment nécessaires et nul
ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée
antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Toutefois, le
Conseil constitutionnel est allé au-delà de la matière pénale pour
juger que « si le législateur a la faculté d'adopter de dispositions
fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu'en considération d'un
motif d'intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de
garanties légales, des exigences constitutionnelles ». Sur cette base,
il déclare inconstitutionnelle dans sa décision 98-404 DC du
18 décembre 1998 relative à la loi de financement de la Sécurité
sociale pour 1999, une disposition fiscale rétroactive. Ne relevant
pas en l'espèce d'« intérêt général suffisant » susceptible de justifier
la rétroactivité, il censure le dispositif au terme d'une sorte de
contrôle de proportionnalité entre l'intensité de la mesure et
l'importance du but poursuivi.
En fondant son raisonnement sur cette appréciation de l'intérêt
général, le Conseil protège ainsi la substance du principe de
sécurité juridique, sans avoir à le consacrer expressément. On a pu
voir la raison d'être de cette jurisprudence subtile dans la volonté de
la Haute Juridiction de ne pas se lier en consacrant un principe
constitutionnel de sécurité juridique qui, s'il était appliqué de
manière rigide pourrait conduire à un certain « statisme » du droit,
tout en se ménageant la faculté de censurer les cas d'instabilité
normative les plus flagrants (F. Melin-Soucramanien, 1999).
L'impératif de sécurité juridique demeure en effet sous-jacent à
l'ensemble du raisonnement. Un tel principe, non reconnu
expressément, constitue ainsi le fil directeur de la décision
(B. Mathieu, 1999). Cet encadrement de la rétroactivité des lois en
général se rattache à tout un mouvement jurisprudentiel consacrant
des exigences constitutionnelles, corollaires du principe de sécurité
juridique. Une exigence de stabilité des normes législatives semble
ainsi posée par le Conseil dans la décision 84-181 DC des 10 et
11 octobre 1984, Entreprises de presse (GD no 31) qui énonce
qu'« une loi intéressant une liberté publique ne peut s'appliquer
immédiatement aux situations existantes et régulièrement
constituées ». Une certaine idée de protection des « situations
acquises » ou des « droits acquis » à l'encontre de dispositifs plus
restrictifs d'exercice des libertés transparaît ici. De même se trouve
consacrée l'exigence de « stabilité contractuelle » dans la décision
98-401 DC du 10 juin 1998 dans laquelle le Conseil affirme que
« le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et
contrats légalement conclus, une atteinte d'une gravité telle qu'elle
méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ». Une exigence de
clarté et de précision de la loi, découlant de l'article 34 de la
Constitution, est encore dégagée dans cette même décision 98-
401 DC ou dans la décision 99-421 DC du 16 décembre 1999.
Comme la stabilité des relations juridiques ou la protection des
droits acquis, la clarté et l'accessibilité du droit sont des exigences
dérivant du principe de sécurité juridique. Elles participent de l'État
de droit dans la mesure où elles garantissent la fiabilité et la
prévisibilité des normes juridiques. Dans trois décisions rendues en
2005, le Conseil constitutionnel se réfère de manière plus ou moins
directe à des exigences constitutionnelles de clarté et
d'intelligibilité, censurant notamment une disposition de la Loi de
Finances pour 2006 au motif que les incertitudes qui en
résulteraient seraient source « d'insécurité juridique » (décis.
n° 2005-530 DC du 29 déc. 2005. V. ég. décis. n° 2005-512 DC du
21 avr. 20052 Loi Fillon et 2005-526 DC du 13 oct. 2005
Résolution modifiant le règlement de l'Assemblée nationale et les
commentaires particulier de B. Mathieu 2006 et E. Besson, 2006).
À défaut de reconnaître expressément le principe de sécurité
juridique, le Conseil n'en consacre pas moins, en définitive, au plan
constitutionnel, nombre de ses implications.

462 La recherche d'un fondement textuel du principe de


sécurité juridique ◊ Une des difficultés majeures de la
consécration constitutionnelle du droit à la sécurité juridique réside
dans l'incertitude de son fondement textuel. Ainsi le professeur
François Luchaire, dans son ouvrage sur La protection
constitutionnelle des droits et libertés (1987) a proposé d'inclure ce
droit dans la « sûreté » garantie par l'article 2 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen : « Le but de toute association
politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles
de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la
résistance à l'oppression ». La généralité de l'énumération pourrait
permettre de dépasser l'application traditionnelle de la sûreté en
matière répressive, pour considérer que ce concept inclut la sécurité
juridique, les deux éléments étant indéniablement liés… À la suite
du Président Luchaire, la doctrine s'est ainsi souvent prononcée en
faveur de la reconnaissance d'un tel droit (L. Favoreu, 1995 ;
B. Mathieu, 1995…). Certains auteurs estiment par ailleurs que, de
la même manière que le Conseil a pu voir dans l'article 16 de la
Déclaration de 1789, le fondement du droit d'agir en justice, il
serait possible d'utiliser la même référence à l'exigence de
« garantie des droits » pour fonder le principe de sécurité juridique
(art. 16 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est
pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de
constitution… »). La sécurité juridique conditionnant directement
le respect des droits, cette disposition de la Déclaration
de 1789 pourrait ainsi servir de base à la constitutionnalisation du
droit à la sécurité juridique. Le Conseil constitutionnel pourrait
s'engager dans cette voie, ayant déjà considéré dans sa décision
précitée du 16 décembre 1999 que la « garantie des droits » visée à
l'article 16, ne saurait être effective sans une « connaissance
suffisante » par les citoyens des normes qui leur sont applicables.

463 Vers une consécration formelle du principe de sécurité


juridique ? ◊ De nombreuses saisines du Conseil constitutionnel
font aujourd'hui référence au principe de sécurité juridique à partir
d'une invocation des dispositions des articles 2 ou 16 de la
Déclaration de 1789 (v. notamment les questions soulevées par la
décision du 18 mars 2009 Droit au logement (2009-578 DC) et GD
n° 41 ou celle du 28 mai 2010 Cristallisation des pensions (2010-1
QPC) et GD n° 49). À l'instar d'autres systèmes constitutionnels
européens, le principe de sécurité juridique trouve en effet en
France de nombreux domaines privilégiés d'invocation, notamment
en matière économique, fiscale, pénale ou sociale. Comme le
montrent plusieurs décisions du Conseil depuis 1997, ce principe
apparaît, à travers son exigence de stabilité des relations juridiques,
comme une référence potentielle majeure dans le contrôle de
constitutionnalité, aujourd'hui.
Dans une décision récente relative à la loi de financement de la
sécurité sociale pour 2014, le Conseil constitutionnel paraît
s'engager dans la voie d'une telle reconnaissance. Sans se référer
expressément au principe de « sécurité juridique », le Conseil
consacre toutefois l'inconstitutionnalité de dispositions législatives
modifiant des taux de prélèvement sociaux liés à certains contrats
d'asssurance-vie. Pour le juge constitutionnel, ces modifications
apparaissent reposer sur un « motif exclusivement financier » qui
ne saurait « constituer un objectif d'intérêt général suffisant » de
nature à justifier les atteintes à la garantie des droits visées à
l'article 16 de la Déclaration de 1789 (décis. n° 2013-682 DC du
19 décembre 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour
2014).
À défaut de reconnaissance formelle, le Conseil constitutionnel
continue de consacrer progressivement les différentes exigences
spécifiques du principe de sécurité juridique : qualité et prévisibilité
de la loi, stabilité des situations juridiques ou garanties des droits
acquis et dans la décision précitée du 19 décembre 2013, respect de
la « confiance légitime » (cf. B. Mathieu, 2014).
À travers la constitutionnalisation de ces différentes implications
du principe, le droit français intègre ainsi peu à peu les mêmes
exigences déjà consacrées dans les jurisprudences européennes et
dans celles de nombreuses cours constitutionnelles.
On doit souligner le caractère salutaire d'une telle évolution. Le
respect de ces exigences tend en effet à protéger aussi bien des
intérêts collectifs qu'individuels. La garantie des droits implique
ainsi, tant l'absence d'atteinte aux libertés individuelles que le rejet
de l'instabilité ou de l'incertitude de la règle de droit, essentiels pour
le citoyen comme pour l'ensemble des agents économiques. En ce
sens, le principe de sécurité juridique est une composante
indéniable de l'État de droit et de la protection de l'ensemble des
droits fondamentaux.

SECTION 2. LES GARANTIES EN MATIÈRE


RÉPRESSIVE

464 Un droit répressif à deux branches ◊ Ainsi que l'a


remarquablement montré le professeur Franck Moderne
(« Sanctions administratives et justice constitutionnelle,
Contribution à l'étude du jus puniendi de l'État dans les démocraties
contemporaines ») – dont nous reprendrons ici plusieurs précisions
et conclusions – « le système primitif, dans ses deux branches
moyennes (la répression pénale et la répression administrative) est
bien au cœur des rapports entre le citoyen et le pouvoir ». Et la
justice constitutionnelle a marqué quelque hésitation devant le
développement de la répression administrative qui s'est faite
« souvent de manière désordonnée, sans grande réflexion théorique,
au gré des circonstances ou des modes du jour… la justice
constitutionnelle, réaliste et pragmatique, a davantage entériné que
maîtrisé l'évolution ».
Le pouvoir répressif de l'administration a été reconnu au niveau
constitutionnel soit parce qu'il était inscrit dans la Constitution
(Const. espagnole, art. 25-1 et 9-3 et Const. portugaise, art. 168-I),
soit parce qu'il a été admis par les juges constitutionnels (et par leur
« quasi-totalité » d'après F. Moderne) : il en est ainsi en tout cas aux
États-Unis, en Italie, en République fédérale d'Allemagne et en
France.

465 La soumission des deux branches du droit répressif au


respect des droits-garanties ◊ En contrepartie de cette
reconnaissance, les juges constitutionnels ont soumis la répression
administrative aux mêmes normes constitutionnelles que la
répression pénale, en étendant à la première le respect d'un certain
nombre de « droits-garanties » essentiels applicables à la seconde.
De ce point de vue, la formule utilisée par le Conseil
constitutionnel dans sa décision CSA du 17 janvier 1989 (GD no 8)
est exemplaire :
« Considérant qu'il résulte de ces dispositions, comme des principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République, qu'une peine ne peut être infligée qu'à la condition
que soient respectés le principe de légalité des délits et des peines, le principe de nécessité
des peines, le principe de non-rétroactivité de la loi pénale d'incrimination plus sévère
ainsi que le principe du respect des droits de la défense ;

Considérant que ces exigences ne concernent pas seulement les peines prononcées par
les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une
punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature
non judiciaire ».
Sont donc désormais applicables aux sanctions administratives :
le principe de légalité des délits et peines, le principe de nécessité
des peines, le principe de non-rétroactivité de la loi pénale
d'incrimination plus sévère ainsi que le principe du respect des
droits de la défense. Toutefois, s'agissant du principe de légalité des
délits et des peines, le Conseil constitutionnel considère que
« l'exigence d'une définition des infractions sanctionnées se trouve
satisfaite, en matière administrative, par la référence aux
obligations auxquelles le titulaire d'une autorisation administrative
est soumis en vertu des lois et règlements » (consid. 37).
Le droit répressif, sous ses deux formes, est donc soumis au
respect des droits-garanties suivants :
– la légalité des délits et des peines (§ 1) ;
– la non-rétroactivité de la loi pénale d'incrimination plus sévère
(§ 2), et la rétroactivité de la loi pénale plus douce (§ 3) ;
– la nécessité des peines (§ 4) ;
– et au plan procédural les droits de la défense (déjà étudiés ci-
dessus) et la présomption d'innocence (§ 5).
Dans la mesure où il est fait appel ici à des notions de droit pénal
et de droit administratif, l'exposé de ces droits-garanties sera
sommaire (on renverra au Code constitutionnel pour aller plus
loin). En outre, les principes proclamés par les articles 7, 8 et 9 de
la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen étant devenus
universels (et repris en tant que tels dans les droits constitutionnels
européens, puis dans le droit européen) il ne sera pas fait mention à
chaque fois du droit comparé.

§ 1. Le droit fondamental de n'être poursuivi et puni


qu'en vertu d'une loi : le principe de légalité des délits
et des peines

466 Une exigence universelle ◊ Aucune Constitution moderne ne


saurait omettre la précision selon laquelle on ne peut être puni qu'en
vertu d'une loi définissant l'infraction et la peine encourue.
La première question posée est celle de savoir s'il doit s'agir
d'une loi au sens formel (c'est-à-dire votée par le Parlement dans les
formes prescrites par la Constitution) ou d'une loi au sens matériel,
auquel cas un décret-loi non ratifié ou même un acte réglementaire
pourrait convenir. Certains systèmes juridiques nationaux s'en
accommodent ; ou plus exactement, par exemple en Italie et en
Espagne, les décrets-lois et les décrets législatifs étant des actes
législatifs ab initio, ils peuvent être considérés comme des lois :
encore qu'ici joue la « réserve absolue de loi » qui doit conduire
normalement à n'admettre que la loi formelle.
En droit européen, en tout cas, il est admis qu'un décret ou même
une jurisprudence (pour les pays de Common law) puissent être
assimilés à une loi.

467 Droit français ◊ Le Conseil constitutionnel a précisé le sens des


dispositions de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen en vertu duquel « nul ne peut être puni qu'en vertu d'une
loi… ».
1o) Il exige qu'il s'agisse d'une loi formelle, c'est-à-dire votée par
le Parlement dans les formes constitutionnelles. Toutefois, deux
exceptions très limitées sont admises. Tout d'abord, l'article 34 de la
Constitution n'ayant prévu l'intervention de la loi que pour les délits
et les crimes, il en a été déduit que pour la troisième catégorie
d'infractions, les contraventions, le pouvoir réglementaire pourrait
intervenir : en fait, le Conseil constitutionnel, dans une décision du
28 novembre 1973 (Peines privatives de liberté) a réduit
considérablement l'exception en limitant la compétence du pouvoir
réglementaire aux contraventions non punies de prison, ce qui a été
entériné vingt ans après par le Code pénal. La seconde exception
tient à ce qu'en 1982 (82-145 DC, 10 nov. 1982, Négociation
collective) que « la méconnaissance par une personne des
obligations résultant d'une convention ayant force obligatoire à son
égard peut […] faire l'objet d'une répression pénale ». Il s'agissait
en l'espèce d'une convention collective qui, comme on le sait, est de
plus en plus assimilable à une norme d'application des lois
(L. Favoreu, 1995). La question est de savoir si le Conseil
constitutionnel maintiendrait sa jurisprudence aujourd'hui.
2o) La loi doit être précise et claire. C'est ce qui est affirmé dans
la décision Sécurité et liberté dans laquelle le Conseil
constitutionnel fait découler de l'article 8 de la Déclaration de 1789
« la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes
suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire ». Cette
interprétation exigeante a été formulée à nouveau à propos de la
notion de « bande organisée » dans la décision Évolutions de la
criminalité du 2 mars 2004 (GD no 46). Ceci a donné lieu à une
jurisprudence abondante développée en matière de presse, de
communication audiovisuelle, de droit commercial, de lutte contre
le terrorisme, de lutte contre l'immigration clandestine (v. C. const.,
art. 8 DDHC). La Cour de cassation a suivi sur ce point le Conseil
constitutionnel (Crim., 1er févr. 1990, Gaz. Pal. 1990. II. 398).
3o) La loi doit être interprétée strictement. Selon le Conseil
constitutionnel en effet, le principe de légalité des délits et des
peines impose d'interpréter strictement la loi pénale (96-377 DC,
16 juill. 1996).

§ 2. Le droit à l'application de la non-rétroactivité des


lois pénales d'incrimination plus sévère

468 Une exigence universelle complémentaire de la


précédente ◊ Cette exigence est le plus souvent formulée sur le
modèle de la Déclaration de 1789, en même temps et dans la même
phrase que la précédente.

• Article 103-2 Loi fondamentale allemande « Un acte n'est passible d'une peine que si
l'infraction a été définie par une loi avant que l'acte ait été commis ».

• Article 29 Constitution portugaise.

• Article 7 Constitution hellénique.

• Article 17 Constitution espagnole.

C'est un des droits absolus, et reconnu comme tel dans tous les systèmes.

469 Droit français ◊ L'article 8 de la Déclaration des droits de


l'homme et du citoyen, texte fondateur, précise que « nul ne peut
être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée
antérieurement au délit ». Cela signifie que la loi peut faire
remonter ses effets dans le passé et s'appliquer à des situations
antérieures à son entrée en vigueur.

470 Valeur juridique du principe ◊ Toutefois, le principe de non-


rétroactivité n'a valeur constitutionnelle que pour les lois pénales
plus sévères. Il s'ensuit que la loi qui prévoit des sanctions pénales
plus sévères ne peut s'appliquer que pour des faits commis
postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi et interdit en
conséquence que ces sanctions soient appliquées à des faits commis
antérieurement à cette date ou à des condamnations en cours
d'exécution. Mais en revanche, aucune disposition constitutionnelle
n'interdit de faire rétroagir la loi pénale lorsqu'elle prévoit des
sanctions pénales plus douces. Mieux, il s'agit là d'une obligation
selon une position constante et concordante de la Cour de cassation
et du Conseil constitutionnel. Le fondement n'est pas à rechercher
dans l'article 8 de la Déclaration de 1789 qui ne concerne
expressément que la loi pénale plus forte mais plutôt ici dans le
principe de nécessité des peines.
En dehors de la matière pénale, aucune disposition
constitutionnelle n'interdit la rétroactivité ni d'ailleurs ne l'impose.
Certes l'article 2 du Code civil prévoit que la loi « ne dispose que
pour l'avenir et qu'elle n'a point d'effet rétroactif », et de lui découle
notamment le principe général du droit de non-rétroactivité des
actes administratifs (CE, ass., 25 juin 1948, Société du journal
« Aurore », Rec., p. 289). Mais le principe ainsi posé par le Code
civil n'a qu'une valeur législative pouvant donc être renversée par
un principe contraire de même valeur (législative). Dès lors, le
Conseil constitutionnel considère que le principe constitutionnel de
rétroactivité ne s'impose pas en dehors des matières répressives et
qu'en conséquence, le législateur peut « adopter des dispositions
nouvelles permettant dans certaines conditions de ne pas faire
application des dispositions qu'ils avaient antérieurement
décidées » (Cons. const. 28 déc. 2000, no 442 DC, Loi de finances
pour 2001, Rec., p. 211, consid. 9 ; v. not. Cons. const. 29 déc.
1984, no 84-186 DC, Loi de finances rectificative pour 1984, Rec.,
p. 107 ; Cons. const. 29 déc. 1986, no 86-223 DC, Loi de finances
rectificative pour 1986 Rec., p. 184 ; Cons. const. 29 déc. 1988,
no 88-250 DC, Loi de finances rectificative pour 1988, Rec.,
p. 267). Mais dans ce cas, il y a toutefois une limite : la rétroactivité
ne doit pas priver de garanties les exigences constitutionnelles qui
pourraient, de ce fait, être affectées, qu'il s'agisse notamment du
principe d'égalité (Cons. const., no 2000-442 DC, préc., à propos de
la suppression de la vignette automobile), du principe de séparation
des pouvoirs s'agissant des lois de validation (v. not., Cons. const.
7 févr. 2002, no 2002-458 DC, Loi de financement pour la sécurité
sociale pour 2002, Rec., p. 180), du droit de propriété (Cons. const.
29 déc. 1989, no 89-268 DC, Loi de finances pour 1990, Rec.,
p. 110), et plus largement des droits fondamentaux des particuliers.
En dehors de la matière pénale, la rétroactivité reste donc une
faculté laissée à l'appréciation du législateur sous le contrôle du
Conseil constitutionnel.

471 Champ d'application ◊ Dès sa première application, le Conseil


constitutionnel a donné au principe constitutionnel de non-
rétroactivité un champ d'application large en indiquant que ce
dernier « ne concerne pas seulement les peines appliquées par les
juridictions répressives, mais s'étend nécessairement à toute
sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a
cru devoir laisser le soin de la prononcer à une autorité de nature
non judiciaire » (Cons. const. 30 déc. 1982, no 82-155 DC, Loi de
finances rectificatives pour 1982, Rec., p. 88, consid. 33). En
conséquence, sont concernées les sanctions pénales évidemment,
mais également les sanctions administratives (no 82-155 préc.,
consid. 34 ; Cons. const. 17 juin 1988, no 88-248 DC, CSA, Rec.,
18, consid. 35 et 36) ainsi que les sanctions fiscales (Cons. const.,
no 82-155 DC, préc. ; Cons. const. 19 nov. 1997, no 97-390 DC, Loi
organique relative à la fiscalité applicable en Polynésie française,
Rec., p. 254, consid. 14 ; CE, avis, 5 avr. 1996, Houdmond, req.
no 176-611). Peuvent également être concernées les mesures
d'exécution des peines. En effet, une mesure d'exécution d'une
peine, principale ou complémentaire, peut entrer dans le champ
d'application de la non-rétroactivité dès lors que, sans être en soi
une peine, elle présente néanmoins un caractère punitif. C'est
notamment le cas de la période de sûreté pendant la durée de
laquelle aucune mesure d'aménagement de la peine
d'emprisonnement n'est possible, que ce soit évidemment une
libération anticipée, même conditionnelle, une semi-liberté ou une
simple permission de sortir. En conséquence, le Conseil
constitutionnel n'a validé le dispositif législatif qui l'instituait,
prévoyant implicitement un effet rétroactif qu'après avoir précisé,
par réserve d'interprétation, que la période de sûreté ne pouvait
concerner que les condamnations prononcées pour des faits commis
postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi et non pas pour
toutes les condamnations prononcées à partir de cette date comme
semblait l'entendre le législateur (Cons. const. 3 sept. 1986, no 86-
215 DC, Loi relative à la lutte contre la criminalité et la
délinquance, Rec., p. 130, consid. 22 à 24 ; v. dans le même sens,
Cons. const. 21 janv. 1997, no 96-387 DC, Prestation d'autonomie,
Rec., p. 23, consid. 20 et 21). Dans le prolongement, le
raisonnement a été transposé également à la période incompressible
de sûreté de trente ans que le Conseil constitutionnel a rattaché au
régime des mesures de sûreté qui assortissent les
peines d'emprisonnement (Cons. const. 20 janv. 1994, no 93-
334 DC, Peine incompressible, Rec., p. 27, consid. 24).

472 Difficultés d'application ◊ En apparence, le raisonnement


semble simple. Si la mesure est prononcée par une juridiction de
jugement en liaison avec une appréciation de culpabilité, il s'agit
d'une peine entrant dans le champ d'application de l'article 8 de la
Déclaration de 1789. Toutefois, même si l'un de ces critères fait
défaut, le Conseil constitutionnel peut étendre les garanties liées
aux peines à des mesures qui, bien que n'en présentant pas
juridiquement les attributs, revêtent néanmoins le caractère d'une
punition et écarter ainsi la rétroactivité de la loi à leur égard. Tel
n'est pas le cas, par exemple, de l'inscription de l'identité d'une
personne dans le fichier judiciaire national automatisé des auteurs
de certaines infractions sexuelles qui constitue une simple mesure
de police, ni de l'obligation qui incombe à la personne concernée de
faire connaître, tous les six mois, l'adresse de son domicile ou de sa
résidence au service de police ou de gendarmerie (Cons. const.
2 mars 2004, no 2004-492 DC, Perben II, Rec., p. 66, consid. 74 et
91).
Force est toutefois de constater que la mise en œuvre de ce
raisonnement n'est pas toujours aisée comme en témoigne
notamment la controverse constitutionnelle particulièrement vive
qui s'est cristallisée autour de la nature juridique du placement sous
surveillance électronique mobile (PSEM) et plus récemment, de la
rétention de sûreté. Dans les deux cas, le Conseil constitutionnel a
considéré qu'il ne s'agissait ni de peines ni de sanctions présentant
le caractère de punition, mais n'en a pas moins conclu,
paradoxalement, à l'applicabilité de la non-rétroactivité à la
rétention de sureté, incitant ainsi le président de la République à
« intercéder », en vain, auprès du premier président de la Cour de
cassation.

1) Le placement sous surveillance électronique mobile


(PSEM)
Le placement sous surveillance électronique n'est pas un
phénomène nouveau même s'il constitue bien un nouvel outil de
politique criminelle. Inspirée principalement des États-Unis (et
notamment de la Floride qui l'a institué en 1987), mais également
des expériences canadienne et anglaise, la question de son
introduction en France s'est posée dès 1989 avec le rapport de
Gilbert Bonnemaison consacré à la modernisation du service public
pénitentiaire et a été relancée en 1995 par le rapport du sénateur
Cabanel relatif à la prévention de la récidive en 1995. Le PSEM a
finalement été institué par la loi du 19 décembre 1997 comme
modalité d'aménagement des « courtes » peines (inférieures ou
égales à un an) en ne bénéficiant qu'aux personnes ne présentant
pas ou plus de danger. Par la suite, la loi du 9 mars 2004 est venue
étendre son application aux détenus en fin de peine.
Conçu initialement de manière statique en astreignant la
personne concernée à des périodes d'assignation, généralement à
son domicile, pouvant être contrôlées par le biais d'un procédé de
détection à distance (Cons. const. 29 août 2002, no 2002-461 DC,
Loi d'orientation et de programmation pour la justice, Rec.,
p. 204), le placement sous surveillance électronique est devenu
mobile avec la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la
récidive des infractions pénales, adoptée sur la base du rapport de
Georges Fenech.
Selon le nouveau dispositif législatif retenu, le port du bracelet
électronique mobile est une mesure qui s'inscrit dans le cadre du
suivi devant être mené, après leur libération, sur certains
condamnés potentiellement récidivistes. Il peut, en ce sens, être
décidé dans le cadre du suivi socio-judiciaire, d'une libération
conditionnelle ou d'une surveillance judiciaire, nouvelle forme de
suivi instituée par la loi incriminée. Plus précisément, le PSEM
emporte pour la personne concernée la pose d'un émetteur
transmettant des signaux à un centre de surveillance. Il ne concerne
que les personnes ayant été condamnées à une peine privative de
liberté de sept ans ou plus, et présentant une dangerosité dûment
constatée par expertise médicale.
Le placement sous surveillance électronique mobile ordonné au
titre de la surveillance judiciaire a été vivement critiqué comme
portant gravement atteinte aux droits fondamentaux dans la mesure
où il ne permet pas uniquement de savoir, comme la surveillance
fixe, si une personne est bien dans le lieu fixé par le juge pendant
des périodes prédéterminées mais de déterminer où elle se trouve
réellement à chaque instant et en tous lieux de l'ensemble du
territoire national. Dans sa décision du 8 décembre 2005, le Conseil
constitutionnel devait donc déterminer la nature juridique des
mesures en cause afin d'en tirer les conséquences au regard du
principe constitutionnel de non-rétroactivité de la loi pénale plus
sévère puisque le législateur avait posé, au surplus, le principe de
l'applicabilité immédiate du port du bracelet électronique.
Il n'est pas contestable qu'aussi bien le régime de la surveillance
judiciaire que la surveillance électronique mobile constituent autant
d'aggravations pour l'exécution des sentences en cours. Mais pour
le juge constitutionnel, il ne s'agit là que de modalités d'exécution
de peines, ne présentant aucun caractère punitif puisque le bracelet
électronique et la surveillance judiciaire ont pour objet la
prévention de la récidive et qu'ils sont par conséquent fondés non
pas sur la culpabilité (puisque les faits coupables n'ont pas eu lieu),
mais sur la dangerosité des personnes concernées (parce que ces
faits pourraient bien avoir lieu). Il ne peut donc pas s'agir de peines
d'autant plus que la surveillance judiciaire est prononcée par la
juridiction de l'application des peines. Il ne peut s'agir non plus
d'une sanction ayant le caractère d'une punition dès lors que le
consentement du condamné sortant est requis et que la durée de la
surveillance judiciaire ne peut dépasser celle des réductions de
peines obtenues, signifiant par là que la surveillance ne peut se
prolonger au-delà de la durée de la peine privative initialement
prononcée. Le principe de non-rétroactivité est en conséquence
inapplicable en tant qu'exigence constitutionnelle (Cons. const.
21 févr. 2008, no 2008-562 DC, Loi relative à la rétention de sûreté
et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble
mental) ou à des mesures ne revêtant pas un caractère punitif
(Cons. const. 1er avr. 2011, n° 2011-119 QPC, Licenciement des
assistants maternels).
Le raisonnement suivi par le juge constitutionnel a été repris par
la suite à son compte par le Conseil d'État, lors du contrôle de
conventionnalité qu'il a exercé sur le décret d'application de cette
même loi de 2005 au regard, notamment, de l'article 7 de la
Convention EDH, dans un arrêt en date du 12 décembre 2007. Il a
dans le même sens jugé explicitement que « le placement sous
surveillance électronique mobile ne constitue par lui-même, ni une
peine ni une sanction au sens des stipulations de l'article 7 de la
Convention ».
Il n'en demeure pas moins que la conclusion des juges français
est à la fois originale et audacieuse dans la mesure où elle se pose
en contradiction avec la position retenue par le rapport Fenech qui
n'hésitait pas à qualifier le placement sous surveillance électronique
mobile de « peine », conforté sur ce point par l'expérience de
certains pays comme l'Angleterre ou les Pays-Bas.
2) La rétention de sûreté
La loi du 25 juillet 2008 a introduit deux nouvelles procédures
pour lutter contre la récidive et prévenir, tout particulièrement, la
dangerosité extrême d'un certain nombre de condamnés : la
surveillance de sûreté et la rétention de sûreté. La première permet
le prolongement de la surveillance judiciaire ou du suivi socio-
judiciaire imposé au condamné. La rétention de sûreté est, quant à
elle, une mesure privative de liberté « nouvelle génération » dans la
mesure où elle permet d'enfermer des criminels particulièrement
dangereux dès leur libération afin de parer à toute éventualité de
récidive, sans limitation de durée puisque, si elle est prononcée
pour une durée d'un an, elle est en revanche renouvelable sans fin.
Par ailleurs, et contrairement notamment à la surveillance judiciaire
qui est mise en œuvre en cas de risque de récidive avéré, la
rétention de sûreté peut être déclenchée dès lors qu'il existe
(seulement) une probabilité très élevée de commission d'une
infraction déterminée. Concrètement, elle consiste dans le
placement dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté dans
lequel est proposée, de façon permanente, à l'intéressé une prise en
charge médicale sociale et psychologique destinée à permettre la
fin de cette mesure (C. pr. pén., art. 706-53-13). Enfin, ce régime
totalement innovant ne concerne que les longues peines et plus
particulièrement celles d'une durée de quinze ans ou plus relatives à
des infractions particulièrement graves. En introduisant la rétention
de sûreté, la France a ainsi rejoint les pays qui ont déjà mis en place
des mécanismes exceptionnels pour empêcher de nuire ceux que
l'on appelle en Allemagne les « criminels d'habitude »,
particulièrement dangereux pour la société. Le droit allemand
connaît en effet depuis longtemps un mécanisme comparable avec
« l'internement de sûreté » institué à l'époque nazie par une loi du
24 novembre 1933.
Avec la multiplication des mesures possibles pour prévenir la
récidive, le domaine post-sententiel devient de manipulation
complexe dès lors qu'il existe une multitude de combinaisons
possibles si l'on tient compte également des mesures déjà
existantes, comme la surveillance judiciaire ou le suivi socio-
judiciaire, venant se greffer en amont à l'ensemble. De même, si
l'on ne s'en tient qu'aux seules mesures instituées par la loi de 2008,
il ressort que la rétention de sûreté ne prolonge pas forcément une
décision de surveillance de sûreté mais peut aussi parfaitement la
précéder, comme il est également possible que les deux mesures
s'appliquent par alternance si la dangerosité de l'individu n'est pas
maîtrisée (par exemple, rétention de sûreté, surveillance de sûreté
et, à nouveau, rétention de sûreté).
Pour les détracteurs de la loi, le dispositif mis en place, compte
tenu de sa dimension hors norme, violait indubitablement tous les
principes cardinaux du droit pénal consacrés par les articles 8 et
9 de la Déclaration de 1789. Ils demandaient en conséquence au
Conseil constitutionnel de requalifier la rétention de sûreté en
« peine », là même où le législateur ne voyait qu'une « mesure de
sûreté », afin que lui soit opposable le principe de non-rétroactivité
de la loi pénale plus sévère et le principe de la présomption
d'innocence.
Sans surprise pour certains (Pascal Jan, AJDA 2008), contre toute
attente pour d'autres (Pascale Burton, AJ Pénal 2008), le Conseil
constitutionnel a jugé que la rétention de sûreté n'est pas une peine.
Elle n'est pas prononcée par la Cour d'assise, même si celle-ci doit
en prévoir la possibilité au moment du jugement, mais prise par la
juridiction régionale de sûreté à l'issue de l'exécution de la peine ;
elle est dépourvue de toute finalité répressive puisqu'elle s'emploie
justement à empêcher la commission d'infractions. Il ne peut pas
non plus s'agir d'une sanction puisqu'elle est dépourvue de tout
caractère punitif. La même conclusion s'imposant pour la
surveillance de sûreté également, le juge constitutionnel aurait donc
dû valider l'applicabilité immédiate du nouveau dispositif y
compris pour les faits commis avant l'entrée en vigueur de la loi.
Contre toute attente et en créant ici une surprise complète, ce n'est
pas ce qu'il a décidé. Il a en effet estimé que « la rétention de
sûreté, eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette
privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu'elle
est prononcée après une condamnation par une juridiction, ne
saurait être appliquée à des personnes condamnées avant la
publication de la loi ou faisant l'objet d'une condamnation
postérieure à cette date pour des faits commis antérieurement »,
censurant en conséquence les dispositions de la loi qui présentaient
un effet rétroactif. Si la surprise fut néanmoins heureuse pour les
détracteurs de la loi, la motivation de la décision est pour le moins
curieuse puisque le Conseil constitutionnel fait en somme produire
ses effets au principe de non-rétroactivité sans se fonder sur le
principe lui-même, en s'appuyant en définitive non pas sur la nature
de la mesure mais sur son contenu. De ce point de vue, le
raisonnement est donc contestable car si la rétention n'est pas une
peine ni une sanction, peut-on vraiment penser qu'il s'agisse d'une
modalité d'exécution d'une peine ou d'une mesure de police ? Il
aurait sans doute mieux valu que le Conseil constitutionnel
reconnaisse explicitement l'applicabilité de l'article 8 de la
Déclaration de 1789 car, tout de même, si la rétention n'est pas une
peine, elle l'est un peu quand même. Cette décision témoigne au-
delà d'un embarras certain que partage la Cour constitutionnelle
allemande pour trouver le juste équilibre entre le respect des droits
fondamentaux et le souci de protéger la population contre des
criminels particulièrement dangereux. Comme chacun sait, la
rétention de sûreté ne pourra entrer en application que dans de
longues années, mais encore faudra-t-il que la Cour européenne des
droits de l'homme en avalise le principe. La réponse est pour
bientôt puisque la question lui a déjà été posée à propos de
l'internement de sûreté allemand (Mücke c/ Allemagne, req
no 19359/04).

§ 3. Le droit à l'application rétroactive de la loi pénale


plus douce

473 Droit comparé ◊ Il est généralement reconnu en droit comparé


que, comme l'affirme l'article 29-4 de la Constitution portugaise,
« les lois pénales dont le contenu est plus favorable à l'accusé sont
appliquées rétroactivement ».

474 Droit français ◊ Dans la décision Sécurité et liberté, le Conseil


constitutionnel a tiré du principe de la nécessité des peines énoncé
par l'article 8 de la Déclaration de 1789, l'obligation pour le
législateur d'appliquer aux infractions anciennes la loi pénale
nouvelle, plus douce :
« Considérant que ces dispositions tendent à limiter les effets de la règle selon laquelle
la loi pénale nouvelle doit, lorsqu'elle prononce des peines moins sévères que la loi
ancienne, s'appliquer aux infractions commises avant son entrée en vigueur et n'ayant pas
donnée lieu à des condamnations passées en force de chose jugée ; que, dès lors, elles
doivent être regardées comme contraires au principe formulé par l'article 8 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 selon lequel : “La loi ne doit
établir que des peines strictement et évidemment nécessaires” ; qu'en effet, le fait de ne
pas appliquer aux infractions commises sous l'empire de la loi ancienne, la loi pénale
nouvelle, plus douce, revient à permettre aux juges de prononcer les peines prévues par la
loi ancienne et qui, selon l'appréciation même du législateur, ne sont plus nécessaires ;
que, dès lors, le 2e alinéa de l'article 100 de la loi soumise à l'examen du Conseil
constitutionnel est contraire à la Constitution » (consid. 75).

L'obligation d'appliquer la loi pénale plus douce a été confirmée


par une décision du 21 février 1992 (92-305 DC, consid. 112).
À partir de l'affirmation générale, répétée plusieurs fois (v. ci-
dessus) selon laquelle l'article 8 ne s'applique pas qu'aux sanctions
prononcées par des juridictions pénales, on peut considérer que ce
principe s'appliquerait également aux sanctions administratives et
fiscales.
Le nouveau Code pénal, dans son article 199-1 al. 3 est en
conformité avec la position du Conseil constitutionnel en disposant
que « les dispositions nouvelles s'appliquent aux infractions
commises avant leur entrée en vigueur et n'ayant pas donné lieu à
une condamnation passée en force de chose jugée lorsqu'elles sont
moins sévères que les dispositions anciennes » (cf. sur ce point,
F. Desportes et F. Le Gunehec, Le nouveau droit pénal, p. 247 s.).

§ 4. Le droit à ne se voir appliquer que les peines


« nécessaires »

475 Nécessité et proportionnalité des peines ◊ Selon l'article 8 de


la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, « la loi ne doit
établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ».
Ici encore, le Conseil constitutionnel a clairement établi sa
position, dès la décision Sécurité et liberté, en marquant les limites
de l'interprétation à donner à l'exigence de « nécessité » des peines.
Il ne se livrera pas à l'appréciation de la nécessité des peines sauf
erreur manifeste d'appréciation. La jurisprudence qui a suivi la
décision Sécurité et liberté a montré que, selon la formule de
Th. Renoux (in Code constitutionnel), « le contrôle exercé se limite
aux disproportions graves ». La proportionnalité vient ici se
conjuguer avec la nécessité des peines.
On soulignera que la jurisprudence issue de la décision Sécurité
et liberté a vu son champ d'application s'étendre progressivement
par l'utilisation répétée d'une formule selon laquelle le principe de
nécessité des peines énoncé par l'article 8 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen « ne concerne pas seulement les
peines prononcées par les juridictions répressives mais :
– « s'étend à la période de sûreté qui, bien que relative à
l'exécution de la peine, n'en relève pas moins de la décision de la
juridiction de jugement qui, dans les conditions déterminées par la
loi, peut en faire varier la durée en même temps qu'elle se prononce
sur la culpabilité du prévenu ou de l'accusé » (86-215 DC,
3 sept. 1986, consid. 3) ;
– « s'étend à toute sanction ayant le caractère d'une punition
même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une
autorité de nature non judiciaire » (87-237 DC du 30 déc. 1987,
consid. 15) ; ce qui peut donc viser les sanctions prononcées tant
par les juridictions que par les autorités administratives et soumet
au principe l'ensemble du droit répressif ;
– « aussi les incapacités qui y sont attachées du fait de la loi »,
étant précisé que le principe est également applicable « lorsque le
législateur fait découler de telles incapacités de décisions prises
par une autorité administrative » (93-321 DC, 20 juillet 1993,
consid. 12) ; cette incapacité consistant, en l'espèce, « en la perte
du droit d'acquérir par simple manifestation de volonté, sous
certaines conditions d'âge ou de résidence, la nationalité française
du fait de la naissance sur le sol français » ;
– « s'étend au régime des sûretés qui les assortissent » (93-
334 DC, 20 janvier 1994, Peine incompressible, consid. 10), ce qui
permet de contrôler l'institution d'une période incompressible de
sûreté de trente ans prononcée par la Cour d'assises au cas de
jugement de crimes particulièrement graves.

476 L'interdiction des peines automatiques ◊ Le Conseil


constitutionnel a tiré du principe de nécessité des peines,
l'exclusion ou l'interdiction de peines « automatiques » :
« Considérant qu'en vertu des dispositions contestées, tout arrêté de reconduite à la
frontière entraîne automatiquement une sanction d'interdiction du territoire pour une
durée d'un an sans égard à la gravité du comportement ayant motivé cet arrêté, sans
possibilité d'en dispenser l'intéressé ni même d'en faire varier la durée ; que dans ces
conditions, le prononcé de ladite sanction ne répond pas aux exigences de l'article 8 de la
Déclaration de 1789 » (93-325 DC, 13 août 1993, GD no 32).

Cette jurisprudence produit ses effets principalement dans le


domaine du « droit des étrangers » mais aussi dans celui du droit
électoral. Dans les deux cas, le Conseil censure des dispositifs de
« double peine ». Cette interprétation de l'article 9 de la Déclaration
de 1789 est importante car non seulement elle assure la pleine
application de cette disposition constitutionnelle, mais, encore, elle
garantit le respect du principe de séparation des pouvoirs en
veillant à ce que le législateur préserve le pouvoir souverain
d'appréciation des juges.

§ 5. Le droit à la présomption d'innocence

477 Une exigence constitutionnelle mieux reconnue à


l'étranger qu'en France ◊ Esquissée dans la décision 79-
109 DC du 9 janvier 1980 (consid. 7), la référence à la présomption
d'innocence consacrée par l'article 9 de la DDHC est clairement
affirmée dans la décision Sécurité et liberté :
« Qu'un recours non pertinent du Procureur de la République à l'une des procédures de
saisine directe aurait nécessairement pour conséquence, en raison de la présomption
d'innocence dont bénéficie le prévenu, soit la relaxe de celui-ci, soit la décision de la
juridiction de jugement de procéder à un supplément d'information » (consid. 33).

« …Quelle que soit l'option faite par le Procureur de la République entre les diverses
procédures de poursuite… le jugement de l'affaire au fond appartient à la même
juridiction, celle-ci… doit statuer sur la culpabilité du prévenu toujours présumé innocent
selon les règles de forme et de fond identiques » (consid. 37).

En d'autres termes, le choix du procureur de la République ne


peut qu'être favorable au prévenu et ne jamais faire supposer qu'une
quelconque culpabilité est déjà envisagée.
En l'espèce, la présomption d'innocence doit être respectée par
les juges. Mais tant en droit européen qu'en droit constitutionnel
comparé on s'accorde à dire que la présomption d'innocence doit
l'être également par toutes les autorités de l'État et par ceux qui
peuvent y porter atteinte, y compris la presse. Cela au bénéfice non
seulement de l'accusé ou du justiciable mais de tout individu, même
n'ayant pas ses qualités car l'article 9 dispose : « Tout homme étant
présumé innocent… ».
La présomption d'innocence et l'article 9 de la DDHC ont été
utilisés comme normes de référence par le Conseil constitutionnel à
plusieurs reprises depuis lors. Cependant, il faut souligner que la
garantie juridictionnelle de ce principe constitutionnel n'est pas
pleinement satisfaisante aujourd'hui. On en veut pour preuve la
décision Évolution de la criminalité du 2 mars 2004 dans laquelle
le Conseil a reconnu conforme à l'article 9 la procédure de
comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité,
généralement qualifiée de procédure de « plaider-coupable ». Cette
nouvelle faculté introduite en droit pénal français soulève
indéniablement des difficultés au regard de la présomption
d'innocence. C'est pourquoi le Conseil constitutionnel a dû
formuler des réserves d'interprétation afin de permettre la
promulgation de la loi Perben II. Par ailleurs, le Conseil a refusé
d'appliquer ce principe à la rétention de sûreté et à la surveillance
de sûreté au motif qu'elles ne constituent pas des mesures
répressives (Cons. const. 21 févr. 2008, no 2008-562 DC, Loi
relative à la rétention de sûreté).

478 Garde à vue et détention provisoire ◊ Les questions de garde à


vue et de détention provisoire sont incontestablement liées à la
question de la présomption d'innocence ainsi, il est vrai, qu'à celle
des droits de la défense. Ne serait-ce que parce que l'article 9 de la
Déclaration de 1789 contient à la fois l'énoncé du principe de la
présomption d'innocence, mais aussi, et cela dans l'incidente
suivante, l'affirmation du caractère très exceptionnel de la garde à
vue ou de la détention provisoire : « Tout homme étant présumé
innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable s'il est jugé
indispensable de l'arrêter… ».
Cela implique nécessairement qu'il y ait l'appréciation sous
forme de jugement du caractère indispensable de l'arrestation.
C'est ce qu'a commencé à faire le Conseil constitutionnel dans la
décision Garde à vue du 11 août 1993 (93-326 DC, consid. 28-29)
en estimant, après avoir rappelé les termes de l'article 9, que si :
« le législateur peut prévoir une procédure appropriée permettant
de retenir au-dessous d'un âge minimum les enfants de moins de
treize ans pour les nécessités d'une enquête, il ne peut être recouru
à une telle mesure que dans des cas exceptionnels et s'agissant
d'infractions graves » ; et « la mise en œuvre de cette procédure,
qui doit être subordonnée à la décision et soumise au contrôle d'un
magistrat spécialisé dans la protection de l'enfance, nécessite des
garanties particulières ».
Le régime de la garde à vue et les garanties consitutionnelles
nécessaires ont ainsi fait l'objet en France de développements
successifs, à partir de 2010, sous l'influence notamment des
exigences européennes (sur ces points, v. ss 382).

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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CHAPITRE 5
LE DROIT À L'ÉGALITÉ

Section 1. LES SOURCES CONSTITUTIONNELLES DU PRINCIPE D'ÉGALITÉ


§ 1. L'égalité déterminée
§ 2. L'égalité indéterminée
Section 2. L'INTENSITÉ DU CONTRÔLE DU PRINCIPE D'ÉGALITÉ
§ 1. La typologie des discriminations
A. Les discriminations expressément interdites par la Constitution
B. Les discriminations ayant pour effet de remettre en cause l'exercice de
droits fondamentaux
C. Les discriminations entre situations de droit ou de fait
§ 2. La consécration de deux degrés d'intensité du contrôle juridictionnel
Section 3. LA CONCEPTION FRANÇAISE DES « DISCRIMINATIONS
POSITIVES »
§ 1. Définition des discriminations positives
§ 2. Mise en œuvre des discriminations positives
A. Droit comparé
B. Droit français
§ 3. Limites à la création des discriminations positives

479 Définition de l'égalité ◊ Le principe d'égalité paraît constituer un


droit fondamental éminemment relatif. C'est heureux dans la
mesure où retenir une conception absolue de l'égalité, alors même
qu'il s'agit de la norme constitutionnelle dont la violation est la plus
souvent alléguée par les requérants, pourrait déboucher sur une
situation d'insécurité juridique complète. Aussi, le Conseil
constitutionnel considère-t-il que le principe d'égalité vaut toutes
choses égales par ailleurs, c'est-à-dire qu'il n'interdit pas que le
législateur règle de façon différente des situations différentes ni à
ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu
que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en
résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Il en
résulte que la conception de l'égalité qui prévaut en France n'est ni
générale ni absolue puisque l'application de ce droit fondamental
s'apprécie en fonction des circonstances entourant l'édiction des
textes législatifs et, surtout, de l'intention du législateur.

480 L'égalité comme concept de philosophie politique ◊ Le


paradoxe de l'égalité envisagé en tant que concept philosophique
est d'être à la fois éminemment désirable et insaisissable, c'est-à-
dire qu'elle est louée et recherchée par tous, pouvoirs publics, juges
ou simples citoyens mais en même temps elle demeure, comme a
pu l'écrire le doyen Georges Vedel, « … une intuition […]
contradictoire et énigmatique » (Vedel, 1990). Il s'agit pourtant
d'une valeur de première importance car, comme l'ont souligné les
philosophes depuis l'Antiquité, la reconnaissance de l'égalité
conditionne l'existence même de la démocratie et, in fine de la vie
des hommes en société organisée. Ainsi, Aristote considérait-il que
la démocratie est caractérisée par « l'égalité selon le nombre »,
autrement dit, par ce qu'on appellerait aujourd'hui le « fait
majoritaire ». D'ailleurs dans sa célèbre classification des types de
démocraties, il place au premier rang la forme de gouvernement
dans laquelle la liberté et l'égalité des citoyens sont portées au
maximum qu'il désigne sous le terme de « démocratie égalitaire ».
Mais surtout, dans l'Éthique à Nicomaque et dans la Politique, il
établit une distinction fondamentale entre deux conceptions de
l'égalité, l'une « distributive », et l'autre « corrective ». Cette
distinction opérée par Aristote, qui rejoint la summa divisio entre
égalité formelle et égalité réelle, constitue aujourd'hui encore une
grille de lecture permettant d'éclaircir certaines zones d'ombre du
droit constitutionnel positif comme, par exemple, la question de la
validité des discriminations positives.

481 L'égalité comme principe général du droit ◊ La grande


novation du XVIIIe siècle français, a sans doute été d'envisager
l'égalité non plus comme une simple valeur, mais véritablement
comme une règle juridique dont il importait de tirer des
conséquences concrètes pour les justiciables. Après qu'elle ait été
consacrée dans les déclarations de droits, ainsi que dans divers
textes juridiques, l'égalité devait encore trouver un juge habilité à la
mettre en œuvre, tant il est vrai comme l'écrivait Charles
Eisenmann que « l'obligation juridique résulte de la sanction »
(Eisenmann, 1928). Ce juge a été le Conseil d'État qui, dès sa
première affaire, un avis du 4 nivôse an VIII, rendu le lendemain de
la nomination et de l'installation de ses membres, a fait mention des
« principes de l'égalité et de la liberté ». Toutefois, ce n'est qu'en
1913, dans un arrêt Roubeau (Lebon, p. 521), que la Haute
Juridiction administrative a contrôlé pour la première fois la
conformité d'un acte réglementaire au regard du « principe d'égalité
de tous les citoyens devant les règlements ». Ce faisant, comme l'a
souligné Gaston Jèze, le Conseil d'État a « … formellement
reconnu le caractère juridique, obligatoire pour l'administration, du
principe de l'égalité des citoyens devant la loi et les règlements »
(RDP 1913). L'application du principe d'égalité par le Conseil
d'État est donc antérieure à la formulation explicite de la théorie des
principes généraux du droit car, outre l'arrêt Roubeau, cette norme a
servi de référence dans plusieurs décisions importantes avant-
guerre. C'est pourquoi, l'arrêt Aramu, rendu en 1945, n'a pas
fondamentalement changé les choses. À compter de cette date il est
seulement clairement établi que l'égalité, parce qu'elle se rattache à
l'ordre politique né de la Révolution, des idées de 1789, fait partie
de la catégorie des principes généraux du droit, c'est-à-dire qu'il
s'agit d'une norme formulée par le juge administratif, le plus
souvent sans aucune référence textuelle, et qui s'impose à
l'administration lorsqu'elle agit. Depuis lors, ce principe que l'on
peut historiquement considérer comme le premier des principes
généraux du droit a connu une fortune considérable dans la
jurisprudence des juridictions administratives qui l'ont décliné à
peu près sous toutes les formes imaginables.

482 L'égalité comme droit fondamental constitutionnel ◊ En


érigeant l'égalité en principe général du droit, les juridictions
administratives ont les premières en France conféré une valeur
normative à cette notion qui n'apparaissait alors que comme un
simple concept de philosophie politique. Elles ont ainsi ouvert la
porte à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, depuis sa
décision de principe du 27 décembre 1973, Taxation d'office (GD
no 42), a fait du principe d'égalité la première norme de référence du
contrôle de constitutionnalité des lois. En effet, dans 40 % des cas,
soit dans près de 200 décisions DC, il est fait application du
principe constitutionnel d'égalité. Cette tendance à l'expansion du
principe d'égalité est également observable dans la jurisprudence de
la plupart des juridictions constitutionnelles étrangères. Elle est
essentiellement due au fait que le principe d'égalité revêt une
dualité de nature qui lui confère une place singulière parmi les
catégories de droits fondamentaux : l'égalité constitue à la fois un
droit fondamental en soi et une condition d'exercice d'autres droits
fondamentaux. En cela il constitue ce qu'on pourrait appeler un
« droit-support », un « droit-tuteur ». C'est d'une certaine manière
ce que pressentait déjà Jean-Jacques Rousseau lorsque,
paraphrasant Cicéron, il écrivait que l'égalité est nécessairement la
fin de tout système de législation car la liberté ne peut subsister
sans elle. Cette conception était également présente dans la doctrine
de droit public du début du XXe siècle. Ainsi, Maurice Hauriou
affirmait-il dans son Précis de droit administratif et de droit public
général que « … le principe de l'égalité […] a une importance
particulière parce qu'il a certainement amené une à une les diverses
libertés. Si l'on part de cette idée, historiquement exacte, que les
libertés d'aujourd'hui sont d'anciens privilèges graduellement
étendus à tous, on voit que cette extension a été l'œuvre de l'idée
d'égalité et que la passion de l'égalité […] a été l'agent mécanique
des réformes révolutionnaires ». Selon cette interprétation, le
principe d'égalité constituerait donc la « base des libertés », car il
s'agirait d'un vecteur nécessaire à la mise en œuvre des autres droits
fondamentaux.

483 Trois questions ◊ Dès lors, trois questions peuvent être évoquées.
En premier lieu, il s'agira de mettre en évidence la spécificité des
sources constitutionnelles du principe d'égalité en France au regard
du droit comparé (Section 1). En second lieu, on tentera de
démontrer qu'il existe des degrés d'intensité variables du contrôle
du principe d'égalité (Section 2). En dernier lieu, on rappellera qu'il
existe une conception française originale de ce que l'on a coutume
d'appeler des « discriminations positives » (Section 3).

SECTION 1. LES SOURCES CONSTITUTIONNELLES


DU PRINCIPE D'ÉGALITÉ

484 Droit comparé ◊ La multiplicité des textes dans lesquels le


Conseil constitutionnel peut puiser pour exercer son contrôle du
respect du principe d'égalité constitue une donnée propre au
contentieux constitutionnel français par rapport à celui des autres
juridictions constitutionnelles. En effet, alors que ces dernières ont
généralement développé leur contrôle à partir d'un texte unique
dont le juge doit tirer toutes les potentialités pour donner
véritablement corps à la notion d'égalité, en France, le juge
constitutionnel se réfère aussi bien au texte de la Constitution de
1958, qu'à celui de la Déclaration de 1789 ou du préambule de la
Constitution de 1946. Ainsi, il est frappant de constater qu'aux
États-Unis, par exemple, la Cour suprême a développé une
jurisprudence aussi abondante que subtile presque exclusivement
sur le fondement du Quatorzième Amendement à la Constitution
qui se borne à prévoir qu'« … aucun État ne pourra […] refuser à
quiconque relève de sa juridiction l'égale protection des lois ».
Toutefois, il importe de souligner que cette différence entre le
contrôle juridictionnel des lois tel qu'il est exercé en France ou en
Amérique provient avant tout d'une divergence fondamentale de
conceptions sur l'importance à accorder aux sources du contrôle de
constitutionnalité des lois. En effet, alors qu'en France, et en
Europe en général, la question des normes constitutionnelles de
référence du contrôle du principe d'égalité fait l'objet d'un débat
doctrinal important, aux États-Unis, ce sujet, qui est considéré
comme ne présentant qu'un intérêt historique, est supplanté par
l'analyse pragmatique des cas concrets dans lesquels le principe
d'égalité est appliqué par la Cour suprême (L. H. Tribe, 1988).

485
Bloc de constitutionnalité ◊ Même en restant dans le cadre
hexagonal, le cas du principe constitutionnel d'égalité reste original
dans la mesure où le Conseil constitutionnel dispose d'une large
palette de représentations de l'égalité, alors que les autres droits
fondamentaux, eux, ne sont le plus souvent mentionnés qu'une
seule fois dans la Constitution. Cette situation remarquable provient
du fait que même si les textes qui composent le « bloc de
constitutionnalité » ont été adoptés à des époques différentes,
suivant des inspirations ou des nécessités conjoncturelles
particulières, l'exigence d'égalité, elle, a été constamment
réaffirmée du texte fondateur de 1789 jusqu'à la Constitution de
1958 en passant par le préambule de la Constitution de 1946. Or,
ces trois textes étant bien distincts, tant par leur inspiration
philosophique que par leur contenu, il ne fait pas de doute que les
sources textuelles du principe d'égalité possèdent une richesse sans
équivalent par rapport aux autres droits fondamentaux. Ainsi, le
principe d'égalité prend sa source dans un ensemble d'au moins une
quinzaine de textes appartenant au « bloc de constitutionnalité ».
L'exigence d'égalité est contenue, non seulement, dans la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, aux articles
premier (égalité en général), 6 (égalité dans l'accès aux emplois
publics) et 13 (égalité devant les charges publiques) ; dans le
préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, aux alinéas
premier (non-discrimination), 3 (égalité entre les femmes et les
hommes), 11 (égalité dans la protection de la santé), 12 (égalité
devant les charges résultant de calamités nationales), 13 (égalité
d'accès à l'instruction), 16 (égalité avec les peuples d'outre-mer) et
18 (égal accès aux fonctions publiques pour les peuples d'outre-
mer) ; mais aussi dans la Constitution du 4 octobre 1958, dès le
préambule (égalité avec les peuples d'outre-mer) et aux articles
premier (non-discrimination), 2 (devise de la République) et 3
(égalité du suffrage). Or, dans certains cas, le juge constitutionnel
cite précisément la norme de référence sur laquelle se fonde son
contrôle, alors que, dans d'autres, il ne se livre pas à cette opération
de qualification, ce qui conduit donc à distinguer l'égalité
déterminée par l'existence d'un rattachement textuel explicite (§ 1),
de l'égalité indéterminée en l'absence d'un tel rattachement (§ 2).
§ 1. L'égalité déterminée

486 Textes de référence ◊ En pratique, le Conseil constitutionnel


fonde son contrôle essentiellement sur quatre textes. Deux d'entre
eux sont issus de la Déclaration de 1789 : l'article 6 qui dispose que
« La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens
ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants,
à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle
protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses
yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et
emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que
celle de leur vertus et de leurs talents » ; et l'article 13 prévoyant
que « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses
d'administration, une contribution commune est indispensable : elle
doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de
leurs facultés ». Deux résultent de la Constitution de 1958. Il s'agit
de l'article premier selon lequel : « La France est une République
indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité
devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race
ou de religion. Elle respecte toutes les croyances… » ; et de
l'article 3, alinéa 3, au terme duquel : « Le suffrage […] est toujours
universel, égal et secret ». Une cinquième norme de référence vient
d'être utilisée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du
16 mars 2006, à propos de la loi relative à l'égalité salariale entre
les femmes et les hommes. Il s'agit de l'article premier de la
Déclaration de 1789 selon lequel : « les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». Curieusement,
alors même que ce texte est sans doute le plus célèbre de tout le
droit constitutionnel français, le Conseil constitutionnel ne s'y était
jamais référé jusqu'à présent. Désormais cette norme appartient au
« droit vivant » constitutionnel et nul doute que ses potentialités
seront pleinement exploitées. En particulier, la notion d'« utilité
commune » contenue dans sa seconde phrase pourrait servir de
justification aux dérogations à l'égalité fondées sur l'intérêt général.
487 Deux catégories de normes ◊ Alors que certains textes
constitutionnels indiquent précisément quelles sont les
discriminations que le législateur ne peut établir sans justification,
d'autres s'attachent simplement à définir des domaines dans
lesquels l'égalité à vocation à s'appliquer. Il résulte des textes
compris dans la première catégorie une série de cinq motifs de
discrimination expressément interdits par la constitution : ceux
fondés sur l'origine, la race, la religion, les croyances et le sexe.
Toutefois, cette liste ne paraît pas être limitative. Même si le
conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé formellement sur ce
point, il existe une jurisprudence constitutionnelle et internationale
bien établie orientée dans le sens du caractère énonciatif de telles
listes. Quant à la seconde catégorie de sources textuelles, elles
déterminent plusieurs domaines dans lesquels le droit fondamental
à l'égalité peut spécifiquement être mis en œuvre. Il s'agit
notamment des domaines de la justice, de la fonction publique,
ainsi que du domaine électoral ou fiscal. L'analyse des sources
constitutionnelles du principe d'égalité révèle donc que les
décisions du Conseil faisant application de cette norme sont loin de
constituer des décisions arbitraires fondées sur des « principes
introuvables » (Lochak, 1980). D'ailleurs, d'une manière plus
générale, il est irréfutable que depuis le milieu des années mille
neuf cent quatre-vingt les normes de référence du contrôle exercé
par le Conseil constitutionnel sont de plus en plus précisément
identifiées, qu'il s'agisse des textes prévoyant l'interdiction de
certaines discriminations ou de ceux définissant un champ
d'application particulier du principe d'égalité.

§ 2. L'égalité indéterminée

488 Une économie de rédaction ◊ Néanmoins, il peut arriver que le


Conseil constitutionnel, plutôt que de se référer à l'égalité
déterminée par un texte précis, choisisse de fonder son contrôle sur
l'égalité indéterminée, c'est-à-dire sur une norme sans rattachement
textuel apparent. Dans ce cas de figure, le juge se réfère au
« principe d'égalité » en général ou, plus souvent désormais, au
« principe constitutionnel d'égalité » (88-248 DC du 17 janv. 1989,
Conseil supérieur de l'audiovisuel). Les raisons de ce choix
paraissent être dictées le plus souvent par un souci d'économie de
rédaction, davantage que par une volonté délibérée de s'affranchir
de la contrainte, d'ailleurs bien minime, des textes constitutionnels.

489 Une formule standard ◊ De plus, lorsqu'il met en œuvre le droit


fondamental à l'égalité, le Conseil constitutionnel se retranche
parfois derrière des formules standards censées exprimer sa
conception globale de ce principe constitutionnel. Ainsi, après
avoir commencé par se référer sobrement au « principe d'égalité »
ou au « principe d'égalité devant la loi ». Depuis sa décision du
7 janvier 1988, Mutualisation de la Caisse nationale de crédit
agricole (RJC I-317), le Conseil constitutionnel se fondait sur la
formulation générale selon laquelle « … le principe d'égalité ne
s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des
situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons
d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de
traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui
l'établit ». Cette formule est restée inchangée jusqu'à ce qu'en 1996,
elle subisse une légère retouche avec l'ajout de l'adjectif direct.
Dans la décision du 9 avril 1996, Diverses dispositions d'ordre
économique et financier, en effet, le Conseil a jugé que « le
principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur déroge à
l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que la différence
de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la
loi qui l'établit ». Cette adjonction a depuis lors été constamment
reprise dans les décisions ultérieures du Conseil. Elle semble
indiquer un resserrement de l'étau du contrôle du respect du
principe constitutionnel d'égalité par le législateur.

490 Le particularisme fiscal ◊ En revanche, dans le domaine de


l'égalité fiscale, de plus en plus souvent, le juge constitutionnel fait
référence à une phrase synthétique encore davantage axée sur le but
poursuivi par le législateur, en considérant que « … si le principe
d'égalité ne fait pas obstacle à ce que le législateur décide de
favoriser par l'octroi d'avantages fiscaux [une activité déterminée],
c'est à la condition que celui-ci fonde son appréciation sur des
critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se
propose ». Dans cette hypothèse, il est clair que le juge
constitutionnel entend marquer la grande latitude d'action du
législateur lorsqu'il intervient en matière fiscale puisque
l'appréciation du droit fondamental à l'égalité est avant tout
finaliste. N'est alors contrôlée que la cohérence globale du texte
fiscal par rapport à l'intention du législateur, dont on peut supposer
qu'elle est sous-tendue par l'intérêt général (pour un bon exemple,
cf. 2003-489 DC du 29 déc. 2003, Loi de finances pour 2004,
consid. 28). Cette formule ne signifie pas pour autant une
abdication du contrôle, comme le démontre notamment le contrôle
opréré dans l'affaire de la Taxe carbone (2009-599 DC du 29 déc.
2009).

SECTION 2. L'INTENSITÉ DU CONTRÔLE DU


PRINCIPE D'ÉGALITÉ

491 Deux questions ◊ L'intensité du contrôle du principe d'égalité


varie en raison de plusieurs critères et notamment en fonction du
domaine où les différenciations de traitement interviennent. Mais le
critère le plus important réside assurément dans le type de
discriminations créées par le législateur. Il en résulte que deux
questions devront être abordées successivement : d'abord, celle de
la typologie des discriminations (§ 1), et ensuite celle de l'existence
de deux degrés d'intensité du contrôle (§ 2).

§ 1. La typologie des discriminations

492 Trois types ◊ On peut distinguer essentiellement trois types de


discriminations : d'abord, celles qui sont expressément interdites
par la Constitution ; ensuite, celles qui ont pour effet de remettre en
cause l'exercice de droits fondamentaux ; et, enfin, celles n'étant
pas expressément interdites par la Constitution et n'ayant pas pour
effet de porter atteinte à d'autres droits fondamentaux et qui
constituent donc de simples différenciations entre situations de
droit ou de fait.

A. Les discriminations expressément interdites par


la Constitution

493 Critère formel ◊ Certaines différenciations de traitement, on l'a


déjà souligné, sont expressément interdites par la Constitution.
Elles se distinguent donc des autres types de discriminations en
vertu d'un critère formel : leur inscription dans la norme
fondamentale. Aux termes de l'article premier de la Constitution du
4 octobre 1958 et de l'alinéa 3 du préambule de la Constitution du
27 octobre 1946, il s'agit notamment des distinctions fondées sur
l'origine, la race, la religion, les croyances et le sexe.

494 Droit américain ◊ À ce propos, il convient de mettre l'accent sur


une différence fondamentale qui distingue les contentieux
constitutionnels français et américain. En effet, alors qu'aux États-
Unis, c'est le juge qui détermine quelles sont les « classifications
suspectes » (L.H. Tribe, 1988), en France, les discriminations
expressément interdites au législateur sont fixées par la
Constitution. De ce point de vue, le pouvoir discrétionnaire du
Conseil constitutionnel est beaucoup plus étroit que celui de la
Cour suprême puisqu'il est encadré par les prescriptions de la
norme fondamentale qui trace le cadre d'un véritable « ordre public
constitutionnel ».

495 Droit français ◊ Dans tous les cas où le Conseil constitutionnel a


été confronté à une discrimination expressément interdite par la
Constitution, il a conclu à sa non conformité à la Constitution qu'il
s'agisse d'ailleurs de différenciations de traitement fondées sur le
sexe comme dans la décision Quotas par sexe du 18 novembre
1982 (RJC I-134), ou sur l'origine comme dans les décisions du
30 août 1984, Statut du territoire de Polynésie française et Statut
du territoire de Nouvelle-Calédonie ou du 8 août 1985, Évolution
de la Nouvelle-Calédonie. C'est encore ce même type de
discrimination qu'a censuré le Conseil constitutionnel, par exemple,
dans la décision du 9 mai 1991, Statut de la Corse, en annulant
l'article premier de la loi qui consacrait l'existence d'un « peuple
corse, composante du peuple français » au motif que la Constitution
« … ne connaît que le peuple français, composé de tous les
citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
Dans sa décision du 15 juin 1999, le Conseil a encore constaté
l'existence d'une discrimination fondée sur l'origine en déclarant
incompatibles avec la Constitution certaines stipulations de la
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires dans la
mesure où celles-ci confèrent « … des droits spécifiques à des
“groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à
l'intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont
pratiquées ». De même, dans sa décision du 15 novembre 2007,
Tests ADN, il a pour la première fois relevé l'existence d'une
discrimination fondée sur l'origine ethnique ou la race.
Évidemment, le contentieux ouvert par la création de la question
prioritaire de constitutionnalité n'a en rien modifié cette orientation
jurisprudentielle. Au contraire, elle a été amplifiée puisque dès la
première décision rendue sur le fondement du nouvel article 61-1
de la Constitution, la décision 2010-1 QPC du 28 mai 2010,
Cristallisation des pensions, le Conseil constitutionnel a censuré
une discrimination fondée cette fois sur la nationalité. Cette
décision inaugurale a été confirmée à plusieurs reprises par la suite
notamment dans des décisions QPC du 23 juillet 2010, Lahcène ;
du 4 février 2011, Comité Harkis ; 6 mai 2011, Syndicat SUD AFP.

B. Les discriminations ayant pour effet de remettre en cause


l'exercice de droits fondamentaux

496 Critère matériel ◊ D'autres discriminations peuvent également


être distinguées parce qu'elles ont pour effet de remettre en cause
l'exercice de droits fondamentaux dont le respect est garanti par
ailleurs par le juge constitutionnel. Le critère qui permet de les
identifier est donc cette fois davantage d'ordre matériel. Afin de
mieux comprendre ce que ce type de discrimination a de
caractéristique, on peut citer à titre d'exemple la décision Garde à
vue du 11 août 1993 (RJC I-552). En effet, dans cette affaire, le
juge constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution une
disposition législative différant l'intervention d'un avocat auprès des
personnes gardées à vue pour les seules infractions intervenues en
matière de stupéfiants ou à contexte terroriste. Ainsi, d'après le
Conseil constitutionnel, « … dénier à une personne tout droit à
s'entretenir avec un avocat pendant une garde à vue à raison de
certaines infractions, alors que ce droit est reconnu à d'autres
personnes dans le cadre d'enquêtes sur des infractions différentes
punies de peines aussi graves et dont les éléments de fait peuvent se
révéler aussi complexes, méconnaît, s'agissant d'un droit de la
défense, l'égalité entre les justiciables ». Le raisonnement suivi ici
par le juge constitutionnel démontre clairement que la rupture du
principe d'égalité résulte du fait que la discrimination créée par le
législateur entre les personnes gardées à vue a pour effet de
remettre en cause l'exercice d'un droit fondamental de premier
rang : le respect des droits de la défense qui constitue un principe
fondamental reconnu par les lois de la République depuis 1976.

C. Les discriminations entre situations de droit ou de fait

497 Catégorie résiduelle ◊ Enfin, le dernier genre de discrimination


englobe toutes les discriminations entre situations de droit ou de
fait qui ne sont pas expressément interdites par la Constitution et
qui n'ont pas non plus pour effet de remettre en cause l'exercice de
droits fondamentaux garantis par le juge constitutionnel. Il s'agit
évidemment, et de loin, du type de discrimination le plus
fréquemment créé par le législateur puisqu'on le rencontre dans
70 % des cas, alors que les discriminations ayant pour effet de
porter atteinte à d'autres droits fondamentaux ne représentent que
28 % de l'ensemble des discriminations et les discriminations
expressément interdites par la Constitution, à peine 2 %.
§ 2. La consécration de deux degrés d'intensité du
contrôle juridictionnel

498 Données statistiques ◊ L'analyse systématique de l'ensemble des


décisions du Conseil constitutionnel relatives au principe d'égalité
depuis 1973 démontre de manière irréfutable que le type de
discrimination établie par le législateur influe de manière
déterminante sur le degré d'intensité du contrôle juridictionnel et,
par voie de conséquence, sur le résultat de celui-ci. En effet, si on
fait un rapport entre le nombre de cas d'annulation intervenus sur le
fondement du principe d'égalité et le nombre global de cas
d'application du principe d'égalité pour chacun des trois types de
discrimination qui viennent d'être distingués, on constate que le
pourcentage de cas d'annulation est maximum lorsqu'il s'agit de
discriminations expressément interdites par la Constitution
(100 %), qu'il reste assez élevé pour les discriminations ayant pour
effet de remettre en cause l'exercice de droits fondamentaux
(29,5 %) et, qu'en revanche, il chute considérablement pour les
simples discriminations entre plusieurs situations de droit ou de fait
(11,5 %).

499 Contrôle strict et contrôle normal ◊ Au vu de ces données


statistiques, une gradation du contrôle juridictionnel selon trois
degrés d'intensité, suivant le modèle américain, pourrait être
envisagée. Toutefois, il convient de souligner que, même aux États-
Unis, cette jurisprudence fait l'objet de nombreuses critiques
puisque la doctrine américaine se plaît généralement à stigmatiser
le caractère éminemment subtil, voire artificiel, de la modulation du
contrôle juridictionnel sur trois tons en raison du manque de
contraste, par exemple, entre le contrôle strict et un contrôle censé
être intermédiaire. C'est une des raisons pour lesquelles il semble
plutôt que le contrôle du juge constitutionnel français en matière
d'égalité oscille plutôt entre deux degrés d'intensité différents.
D'une part, il existerait un contrôle strict ne s'appliquant que
lorsque sont examinées soit des discriminations expressément
interdites par la Constitution, soit des discriminations ayant pour
effet de remettre en cause l'exercice de droits fondamentaux.
D'autre part, le juge constitutionnel exercerait un contrôle normal
dans tous les autres cas, c'est-à-dire en présence de simples
différences de traitement entre situations de droit ou de fait. La
jurisprudence administrative se fonde sur la même ligne de partage.
Toutefois, dans une ordonnance de référé du 26 juin 2003, Conseil
départemental de parents d'élèves de Meurthe et Moselle, Rec.
Lebon à paraître, le Conseil d'État statuant en matière de « référé-
liberté » est sans doute allé trop loin quant aux conséquences à tirer
de la summa divisio entre égalité indéterminée et égalité
déterminée. Il a en effet été jugé que « si certaines discriminations
peuvent, eu égard aux motifs qui les inspirent, constituer des
atteintes à une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du
Code de justice administrative, la méconnaissance du principe
d'égalité ne relève pas par elle-même d'une telle atteinte ». En
d'autres termes, le Conseil d'État, contrairement au Conseil
constitutionnel, considère que l'égalité indéterminée ne constitue
pas un droit fondamental. Le juge administratif identifie donc une
différence de nature entre deux facettes d'un même principe, alors
que, dans une telle hypothèse, le juge constitutionnel se contente,
plus raisonnablement, de moduler l'intensité de son contrôle.

500 Droit comparé ◊ Cette gradation correspond à la pratique


généralement observée devant d'autres juridictions comme,
par exemple, la Cour de justice des Communautés européennes, la
Cour européenne des droits de l'homme, ou encore, la Cour
d'arbitrage de Belgique. On peut ajouter également à cette
énumération le Tribunal constitutionnel espagnol qui, lui aussi,
module son contrôle de manière différenciée selon le type de
discrimination dont il s'agit. Ainsi, dans une sentence du
21 décembre 1982, il a considéré que « … si la charge de la
démonstration du caractère justifié de la différenciation est déjà
difficile dans tous les cas qui peuvent découler de l'application de
l'article 14, une telle charge se révèle encore beaucoup plus
rigoureuse dans ces autres cas où le critère de différenciation est
justement l'un de ceux mentionnés par l'article 14 comme le sexe, la
race, la religion, la naissance et l'opinion » (Sent. no 81/1982,
Jurisprudencia constitucional, vol. IV, 1982, p. 526). Cette solution
de la juridiction constitutionnelle espagnole concorde exactement
avec les observations qui ont pu être faites dans le cas de la France
puisqu'elle signifie que l'examen de constitutionnalité est plus strict
quand il porte sur des discriminations expressément interdites par la
Constitution.

SECTION 3. LA CONCEPTION FRANÇAISE DES


« DISCRIMINATIONS POSITIVES »

501 Historique ◊ Il n'y a pas si longtemps encore une grande partie de


la doctrine française considérait que les discriminations positives,
contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, n'ont pas droit de
cité dans l'hexagone. Cette affirmation s'appuyait sur la conception
universaliste de l'égalité que fait prévaloir le Conseil
constitutionnel. En prohibant absolument les discriminations
fondées, par exemple, sur la race, l'origine, la religion ou le sexe la
Constitution française aurait dressé un obstacle infranchissable
privant le législateur de toute possibilité de créer des
discriminations positives. L'argument principal invoqué par les
tenants de cette thèse résidait dans le précédent constitué par la
décision du 18 novembre 1982, Quotas par sexe, dans laquelle le
Conseil constitutionnel avait jugé qu'une discrimination positive
favorable aux femmes en matière électorale était contraire au
principe d'égalité. Toutefois, il ne semble pas qu'on puisse tirer
comme conclusion de cette affaire une condamnation générale et
sans appel de la pratique des quotas et, plus largement, des
discriminations positives en France car l'annulation prononcée par
le Conseil était « … intervenue dans un domaine particulièrement
sensible qui était celui du droit à l'éligibilité en matière d'élections
politiques » (L. Favoreu, 1986). On peut en déduire que les
discriminations positives peuvent être considérées comme valides
dès lors qu'elles n'interviennent pas dans des domaines comme le
domaine électoral ou celui du droit pénal où elles pourraient
remettre en cause l'exercice de droits fondamentaux aussi
importants que le droit de suffrage ou la liberté individuelle.
Par conséquent, la question qui se pose aujourd'hui n'est plus tant
de savoir si le principe même des discriminations positives est
admis, mais plutôt à quelles conditions une discrimination positive
peut être jugée conforme à la Constitution. C'est d'ailleurs la
conclusion à laquelle est parvenu le comité présidé par Simone Veil
dans son rapport du 17 décembre 2008. Invité par le président de la
République à introduire dans le préambule de la Constitution de
1958 une disposition nouvelle devant servir de support à des
politiques plus actives de discriminations positives, le comité a jugé
cette précision superfétatoire compte tenu de la jurisprudence
actuelle du Conseil constitutionnel.

§ 1. Définition des discriminations positives

502 Controverses terminologiques ◊ La première étape d'une telle


démarche passe nécessairement par une tentative de définition de la
notion de discrimination positive. Ici, la situation est rendue plus
difficile du fait qu'il n'existe pas en France de terminologie bien
arrêtée. Concurremment à la qualification de « discrimination
positive », la doctrine emploie les termes d'« Affirmative Action »
ou « action affirmative », suivant la terminologie nord-américaine,
de « mesures positives » comme en Suisse, d'« actions positives »
ce qui est une traduction littérale de l'expression italienne « azioni
positive », de « mesures compensatoires » ou « compensatrices »,
d'« inégalités correctrices », etc. Il paraît néanmoins possible de
s'en tenir tout simplement à l'expression « discrimination positive ».
Bien sûr on pourrait utiliser des formules plus neutres en apparence
comme, par exemple, « différenciation compensatrice »,
« traitement différencié positif », ou reprendre l'expression utilisée
à l'étranger d'« action positive » qui paraît assez bien rendre compte
de la situation française. L'intérêt serait d'éviter les ambiguïtés que
peut faire naître l'association des termes de « discrimination » et de
« positive » au sein d'une même expression. D'autant plus que
qualifier une discrimination de positive n'a finalement pas
beaucoup de sens puisque logiquement toute discrimination revêt à
la fois un aspect négatif et un aspect positif, en ce sens qu'une
différenciation de traitement s'exerce toujours en même temps au
profit d'une catégorie et au détriment d'une autre. A priori, rien ne
permet de distinguer une discrimination positive d'un autre type de
discrimination si ce n'est l'intention avérée de l'autorité normative
de procéder à une distinction favorable à une catégorie donnée de
personnes physiques ou morales, c'est-à-dire un critère finaliste
forcément assez subjectif. Mais si, en dépit de ces arguments, nous
inclinons tout de même à penser qu'il est possible de conserver
l'expression de discrimination positive c'est, en premier lieu, parce
que le terme de discrimination peut être interprété sans connotation
péjorative, comme désignant simplement l'opération qui consiste à
distinguer, à séparer des choses ou des êtres. Dès lors la
qualification de discrimination positive ne revient plus à unir deux
termes contradictoires. En second lieu, cette expression peut être
conservée car elle est celle qui est la plus habituellement utilisée en
France. En effet, elle a d'abord été consacrée par les pouvoirs
publics eux-mêmes. Elle apparaît, par exemple, dans un arrêté du
ministre du travail en date du 23 décembre 1993 concernant
l'évaluation des politiques de l'emploi dans les quartiers défavorisés
(JO 7 janvier 1994, p. 441). Elle est également employée par la
doctrine la mieux autorisée, notamment dans le rapport du Conseil
d'État pour 1996 consacré au principe d'égalité.

503 Essai de définition ◊ Ceci étant, quelle peut être la définition de


ce que l'on conviendra d'appeler ici une discrimination positive ?
Plusieurs propositions de définition ont déjà été effectuées. La
plupart d'entre elles concernent en fait la situation nord-américaine.
Ainsi, d'après une définition classique de Ronald Dworkin, les
politiques d'Affirmative Action « … visent à accroître la place et le
nombre des Noirs et autres minorités dans les différentes
professions, en leur accordant une forme de préférence s'agissant
du recrutement, de la promotion et de l'admission dans les collèges
et écoles professionnelles » (Law's Empire, Harvard University
Press, 1986, p. 393). C'est la même idée que l'on retrouve dans un
rapport sur les programmes fédéraux d'Affirmative Action remis au
président Clinton en 1995. Il y est en effet affirmé que « … les
mesures d'Affirmative Action, ce sont tous les efforts entrepris pour
élargir les opportunités des femmes, des minorités raciales ou
ethniques en prenant en compte l'appartenance de ces personnes à
ces groupes qui ont été l'objet de discriminations ». Toutefois, ces
définitions paraissent assez éloignées de la conception française des
discriminations positives qui, dans le droit-fil de la tradition
républicaine, reste indifférente au droit des groupes, au droit des
minorités ethniques, culturelles ou religieuses. Celle formulée dans
le rapport du Conseil d'État, en revanche, semble mieux adaptée au
cas de la France. Au terme de cette définition, la discrimination
positive serait « … une catégorie particulière de discrimination
justifiée, mise en œuvre par une politique volontariste et dont
l'objectif est la réduction d'une inégalité ». Dès lors, plusieurs
critères permettant d'identifier une discrimination positive peuvent
être déduits de ces différentes définitions : 1) il faut qu'à l'origine
existe une inégalité de fait ; 2) à celle-ci doit répondre une
différenciation juridique de traitement ; 3) cette dernière doit être
finalisée, elle doit résulter de la volonté expressément manifestée
de l'autorité normative d'accorder un avantage à une catégorie
déterminée de citoyens ayant souffert de discriminations dans le
passé ; 4) la différenciation juridique de traitement doit être positive
en ce sens qu'elle implique une idée de compensation, de
rétablissement de l'égalité passant précisément par une rupture de
l'égalité ; 5) le but de l'autorité normative étant de parvenir à une
égalité de fait, la différenciation juridique de traitement est
nécessairement temporaire et doit cesser lorsque l'égalité est
rétablie. En conséquence, on peut proposer de définir une
discrimination positive comme constituant une différenciation
juridique de traitement, créée à titre temporaire, dont l'autorité
normative affirme expressément qu'elle a pour but de favoriser une
catégorie déterminée de personnes physiques ou morales au
détriment d'une autre afin de compenser une inégalité de fait
préexistante entre elles. Si on se range à cette définition finalement
assez stricte de la notion de discrimination positive, il apparaît que
le droit français en comporte tout de même un grand nombre aussi
bien en matière de services publics qu'en matière économique et
sociale ou en matière électorale.
§ 2. Mise en œuvre des discriminations positives

504 Originalité du cas français ◊ Ici encore, il paraît fructueux de


commencer par présenter les solutions du droit constitutionnel
comparé, afin de mettre en évidence ensuite l'originalité du cas
français.

A. Droit comparé

1. L'expérience américaine

505 Historique ◊ Dans le but de trouver une solution aux violents


conflits inter-raciaux qui déchirèrent le pays dans les années 1960,
l'État fédéral, sous l'impulsion du président Johnson, et également
certains États fédérés mirent sur pied des programmes dits
d'« affirmative action ». L'idée qui sous-tendait ces programmes
publics était de favoriser des individus, ou des groupes d'individus,
ayant été défavorisés par le passé car on considère que sans ces
discriminations positives ceux-ci ne seraient pas à égalité de
chances avec les autres membres de la société qui, eux, ou plutôt
d'ailleurs leurs ancêtres, n'ont pas subi un traitement
discriminatoire. Étant bien entendu, qu'en principe, ces actions
positives doivent être transitoires et, qu'ainsi, il est prévu qu'elles
devront cesser lorsque l'égalité des chances sera effectivement
rétablie.

506 Flux ◊ En dépit des attaques dont ces mesures positives ont été
l'objet, notamment de la part de ceux que l'on a symboliquement
appelés les « mâles blancs innocents », dans un premier temps, la
Cour suprême des États-Unis ne s'est pas opposée à l'édiction de
telles mesures. Le point de départ de sa lignée jurisprudentielle en
la matière réside dans le célèbre arrêt Brown vs. Board of Education
de 1954 (374 U. S. 483) dans lequel la Cour suprême a décidé pour
la première fois que la ségrégation raciale dans l'enseignement
public devait être considérée comme inconstitutionnelle au regard
du Quatorzième Amendement à la Constitution qui prévoit l'égale
protection des lois, renversant en cela son ancienne jurisprudence
issue de l'arrêt Plessy vs. Ferguson de 1896 (163 U.S. 357) qui
admettait la séparation des races pour autant que celle-ci se fasse
dans l'égalité. Dès lors, les pouvoirs publics, confortés par la
position de la Cour suprême, se lancèrent dans une audacieuse
politique de déségrégation, par exemple, en mettant en œuvre des
politiques de busing se traduisant par des transports obligatoires
d'enfants d'un quartier à l'autre afin de favoriser l'intégration raciale
au sein des établissements d'enseignement. Mais surtout, à cette
époque, apparurent des politiques de quotas, dans quatre domaines
principaux : l'entrée à l'université, l'accès aux emplois publics et
aux emplois privés dans les entreprises d'une certaine importance,
les appels d'offres sur les marchés publics et l'octroi d'autorisations
dans les médias.
C'est dans ce contexte que dans l'arrêt University of California
Regent vs. Bakke de 1978 (438 U.S. 265), la Cour suprême a admis
le principe de la constitutionnalité des mesures d'affirmative action
fondées sur un critère racial, même si c'est de manière nuancée
puisque dans ce cas d'espèce particulier elle a invalidé le quota qui
avait été fixé par l'école de médecine qui avait entendu
réserver 16 % des places aux étudiants issus de minorités raciales.
Quoi qu'il en soit, à la suite de cette affaire éminemment
controversée, de nouveaux programmes comportant des
discriminations positives ont été mis en œuvre et, le plus souvent,
la Cour a estimé qu'ils étaient conformes à la Constitution.

507 Reflux ◊ Toutefois, dans un second temps, à partir du milieu des


années mille neuf cent quatre-vingt, cette tendance va
progressivement s'inverser notamment sous l'influence d'Edwin
Meese. En effet, dès que celui-ci a été nommé Attorney general par
Ronald Reagan en 1985, il a pris la décision de faire contrôler
systématiquement la constitutionnalité des programmes
d'affirmative action car ceux-ci seraient contraires au principe
d'égalité des chances qui constitue le credo de la doctrine libérale
et, surtout, parce que la Cour suprême, en vertu de la théorie du
judicial restraint, ne devrait pas chercher à faire dire au
Quatorzième Amendement ce qu'il ne dit pas en fait. De plus, à
cette époque, les critiques qui n'avaient cessé de viser ces politiques
publiques de discrimination positive vont se radicaliser notamment
parce que, un arbre se jugeant à ses fruits, les juristes et l'opinion
vont commencer à s'apercevoir que ces mesures n'ont pas atteint,
loin s'en faut, les résultats escomptés dans les années soixante.
La Cour suprême des États-Unis s'est fait l'écho de ces
préoccupations en infléchissant sensiblement sa jurisprudence à
partir d'un arrêt Wygant vs. Jackson Board of Education de 1986
(476 U.S. 276) dans lequel elle a annulé un accord conclu entre les
syndicats enseignants et les autorités scolaires au terme duquel les
licenciements d'enseignants devaient en principe frapper ceux qui
avaient été engagés les derniers, sauf que dans certains cas les
enseignants noirs pouvaient garder leur emploi alors même que des
enseignants blancs, pourtant plus anciens dans la profession,
perdaient le leur. Mais, c'est surtout avec l'affaire Richmond
vs J. A. Croson Co. de 1989 (488 U. S. 469) que la jurisprudence de
la Cour a franchi une étape décisive en annulant la décision de la
ville de Richmond d'accorder 30 % de ses parts de marchés publics
aux entreprises appartenant à des minorités. L'intérêt de cette
décision réside dans le fait que la juridiction constitutionnelle a
clairement indiqué que les discriminations raciales, mêmes
positives, devaient être a priori considérées comme suspectes et
qu'à ce titre elles devaient se voir appliquer un contrôle strict. Cette
décision contribue donc à uniformiser le degré d'intensité du
contrôle des classifications suspectes en soumettant toutes les
discriminations raciales quelle que soit l'intention de l'autorité
normative les ayant édictées à un contrôle strict. Néanmoins, dans
cette affaire, la Cour suprême n'avait adopté cette solution de
principe qu'à propos d'un acte émanant d'une autorité locale et, par
conséquent, la question de savoir quelle serait sa position
lorsqu'elle serait confrontée à des programmes d'affirmative action
émanant de l'État fédéral lui-même restait posée. Cette question a
été tranchée dans un arrêt de principe du 12 juin 1995, Adarand
Construction Co. vs. Pena, Secretary of Transportation and al. (115
S. ct. 1096), la Cour suprême, statuant sur la validité d'une loi
fédérale favorisant l'attribution des marchés publics aux minorités,
a définitivement conclu que le degré de contrôle applicable aux
programmes d'affirmative action, même engagés par l'État fédéral,
devait être celui du contrôle strict. Or, ce contrôle est, selon la
formule consacrée, « strict en théorie, mais “fatal” en fait »
(Gunther, 1972) puisqu'il conduit dans la quasi-totalité des cas à
des déclarations d'inconstitutionnalité.
Par conséquent, même si, dans son principe, la constitutionnalité
des discriminations positives n'est pas totalement remise en cause,
en pratique, les politiques d'affirmative action fondées sur des
« classifications suspectes » comme la race auront dorénavant très
peu de chances de trouver grâce aux yeux de la Cour suprême,
qu'elles émanent d'ailleurs de l'État fédéral ou des États fédérés. Ce
mouvement de reflux de la jurisprudence sur la question
controversée des discriminations positives marque certainement la
fin d'une époque aux États-Unis.

2. Les expériences européennes

508 Espagne ◊ Le Tribunal constitutionnel espagnol admet, sous


certaines conditions, la constitutionnalité des discriminations
positives. Ainsi, dans une décision du 16 juillet 1987 il a estimé
non fondé le recours d'amparo formé par un requérant de sexe
masculin arguant de l'existence d'une discrimination à son égard
parce que, contrairement aux femmes employées comme lui dans
un hôpital public, il ne pouvait bénéficier de l'indemnité de frais de
garde d'enfants (arrêt no 128/1987, BOE, 11 août 1987, p. 15). Le
juge constitutionnel dans cette affaire a considéré que cette
différence de traitement ne pouvait pas être analysée comme une
discrimination prohibée par l'article 14 puisqu'elle visait « …
simplement à pallier les inconvénients nés de la situation
particulière dans laquelle se trouvent les femmes et à satisfaire aux
prescriptions de l'article 9-2 de la Constitution selon lesquelles “[...]
il appartient aux pouvoirs publics de promouvoir les conditions
pour que soient réelles et effectives [...] l'égalité de l'individu et des
groupes auxquels il appartient” ».
De même, dans un arrêt du 31 janvier 1989, le Tribunal
constitutionnel espagnol a conclu à la validité d'une mesure qui
favorisait les femmes par rapport aux hommes en matière de
pensions de retraite anticipées en considérant que « … ne peuvent
pas être considérées comme contraires au principe d'égalité, alors
même qu'elles impliquent un traitement plus favorable, les mesures
qui ont pour objet de remédier aux situations désavantageuses dans
lesquelles se trouvent certains groupes sociaux déterminés et,
concrètement, de remédier à la situation traditionnelle d'infériorité
de la femme dans la vie sociale et sur le marché du travail » (arrêt
no 19/1989, BOE 28 févr. 1989, p. 11).

509 Italie ◊ La Cour constitutionnelle italienne, au terme de l'article 3,


alinéa premier, de la Constitution, préserve l'égalité des citoyens
devant la loi, c'est-à-dire qu'en pratique elle vérifie la cohérence des
différenciations de traitement réalisées par le législateur. Mais, son
examen ne se limite pas au contrôle de l'égalité formelle car, en se
fondant sur l'article 3, alinéa 2, de la Constitution, elle assure
également le respect par le législateur de l'égalité substantielle. La
Cour interprète, en effet, le deuxième alinéa de l'article 3 comme
conférant au législateur le pouvoir, voire le devoir, de réaliser des
discriminations positives afin de parvenir à une égalité de fait
puisqu'il prévoit expressément qu'« … il appartient à la République
d'écarter les obstacles d'ordre économique et social qui, limitant en
fait la liberté et l'égalité des citoyens, empêchent le complet
développement de la personnalité humaine et la participation
effective de tous les travailleurs à l'organisation politique,
économique et sociale du pays ». C'est donc naturellement sur le
fondement de cette disposition textuelle que la Cour a admis la
constitutionnalité de traitements législatifs particuliers, notamment
dans le domaine économique et social, afin de parvenir à une
véritable égalité entre les sexes (sent. no 498 du 27 avr. 1988,
Giurisprudenza costituzionale, p. 2217). Toutefois, comme la Cour
suprême américaine et comme le Tribunal constitutionnel espagnol,
elle n'admet pas pour autant la constitutionnalité des
discriminations positives dans tous les domaines et surtout pas pour
n'importe quel motif. Ainsi, elle a notamment précisé que les
différenciations de traitement fondées sur le sexe afin de favoriser
l'accès des femmes aux fonctions publiques électives n'étaient pas
conformes aux exigences du principe d'égalité (sent. no 422 du
12 sept. 1995).

510 République fédérale d'Allemagne ◊ La Cour constitutionnelle


fédérale allemande a elle aussi constamment réaffirmé depuis les
premières années de son existence que le principe d'égalité formulé
à l'article 3, alinéa 1, de la Loi fondamentale du 23 mai
1949 signifie que « … ce qui est égal doit être traité également, et
ce qui est inégal conformément à sa singularité » (Arrêt du
17 décembre 1953, BVerfGE, t. 3, p. 58). Selon M. Jouanjan, cette
interprétation de la Cour constitutionnelle allemande résulte de la
combinaison dans sa jurisprudence, d'une part, du principe d'égalité
inscrit à l'article 3, alinéa 1, et, d'autre part, du principe de
l'État social qui résulte de l'article 20, alinéa premier (O. Jouanjan,
1992). La conjonction de ces deux principes conduit le juge
constitutionnel à accorder une marge importante de pouvoir
discrétionnaire au législateur qui, comme cela vient d'être rappelé
pour le cas italien, peut prendre en compte dans l'élaboration des
normes qu'il édicte aussi bien l'égalité formelle que l'égalité
matérielle. Ainsi, dans une décision du 12 décembre 1973, la Cour
de Karlsruhe a jugé qu'« … il n'y a violation des principes
constitutionnels des articles 3, alinéa 1 et 20, alinéa 1, que lorsque
l'aide accordée ne correspond pas aux exigences de la justice
sociale, soit que le champ d'application d'une prestation étatique
déterminée n'est pas délimité de façon objective, soit que la
protection sociale d'un groupe important a été négligée » (BVerfGE,
t. 36, p. 247). Il ressort donc clairement de cette décision que le
juge constitutionnel allemand considère que les discriminations
positives sont conformes à la Constitution dès lors qu'elles ne
revêtent pas un caractère arbitraire.

B. Droit français

511 Un domaine restreint ◊ En France, où prévaut une conception


universaliste du principe d'égalité, le domaine d'application des
discriminations positives reconnues conformes à la Constitution
paraît essentiellement restreint à deux secteurs : celui de l'accès à la
fonction publique et celui la réduction des inégalités entre
différentes parties du territoire national.

512 Discriminations positives dans l'accès à la fonction


publique ◊ Au début des années 1980, la nouvelle majorité
socialiste arrivée au pouvoir en France a cherché à élargir l'accès à
la fonction publique, et particulièrement à la haute fonction
publique, en mettant en œuvre une politique d'ensemble
comparable aux programmes d'Affirmative Action entrepris vingt
ans plus tôt aux États-Unis, sauf qu'au lieu d'être fondées sur le
critère de la race qui, en France, constitue une discrimination
expressément interdite par la Constitution, ces mesures étaient
établies essentiellement en fonction de considérations sociales.
Ainsi, alors que pour accéder à l'École nationale d'administration il
n'existait que deux concours, l'un externe ouvert aux candidats
justifiant de certains diplômes, l'autre interne ouvert aux agents
publics bénéficiant de plusieurs années d'ancienneté, à l'automne
1982, le gouvernement présenta devant le Parlement un projet de
loi mettant en place un concours spécial d'entrée à la prestigieuse
école. Cette troisième voie d'accès à l'ENA n'avait toutefois été
ouverte qu'à certaines catégories de personnes censées avoir fait la
démonstration de leur dévouement à la cause publique, du fait de
l'exercice, pendant au moins huit ans, de fonctions électives à la
tête, notamment, de collectivités locales, d'organisations syndicales
ou mutualistes, ou d'associations reconnues d'utilité publique.
L'intention du législateur, dont il a été souligné précédemment
qu'elle constituait un des critères, sinon le critère déterminant, de
l'existence d'une discrimination positive, était donc de tendre vers
l'égalité réelle en créant une discrimination positive afin de
favoriser l'accès à la haute fonction publique des responsables
politiques, syndicaux ou associatifs. Or, dans sa décision du
14 janvier 1983, Troisième voie d'accès à l'ENA, le Conseil
constitutionnel a implicitement approuvé ce raisonnement puisqu'il
a rejeté les arguments des requérants qui lui avaient déféré cette loi,
en jugeant que « … si le principe de l'égal accès aux emplois
publics proclamé par l'article 6 de la Déclaration de 1789, impose
que, dans les nominations de fonctionnaires, il ne soit tenu compte
que de la capacité, des vertus et des talents, il ne s'oppose pas à ce
que les règles de recrutement destinées à permettre l'appréciation
des aptitudes et des qualités des candidats à l'entrée dans une école
de formation ou dans un corps de fonctionnaires soient
différenciées pour tenir compte tant de la variété des mérites à
prendre en considération que de celle des besoins du service
public… ». Le Conseil constitutionnel en a déduit que le choix
opéré par le législateur afin de déterminer les catégories de citoyens
bénéficiaires de l'accès à cette troisième voie est conforme à la
Constitution, dès lors que le législateur n'a pas commis d'erreur
manifeste d'appréciation. Le juge constitutionnel a donc mis en
œuvre ici un contrôle restreint qui ouvre au législateur la faculté de
créer des discriminations positives.
De même, dans la décision du 30 août 1984, Statut du territoire
de la Nouvelle-Calédonie (RJC I-195), le Conseil constitutionnel a
validé une disposition législative visant à favoriser l'accès des
habitants de Nouvelle-Calédonie à la fonction publique de ce
territoire d'outre-mer. La loi prévoyait : d'une part, que les agents
de catégorie A et B pourraient être recrutés avec un baccalauréat
pour seul diplôme, et surtout qu'ils devraient provenir pour les deux
tiers du personnel formé par un « Centre de formation du personnel
administratif de la Nouvelle-Calédonie », et pour le tiers restant de
la fonction publique du territoire ; et d'autre part, que les agents de
catégorie C et D pourraient être nommés sans concours. À
l'évidence, ces mesures dérogatoires visaient à assurer une
promotion dans la fonction publique de la population originaire du
territoire. Bien entendu, le statut ne prévoyait pas expressément que
ce traitement préférentiel devrait être réservé aux seules
populations autochtones puisque dans ce cas, la mesure aurait
constitué une discrimination textuellement interdite par l'article
premier de la Constitution qui proscrit toute distinction en raison de
l'origine ou de la race. Mais en pratique, il paraît indéniable que le
but des autorités françaises était de compenser la sous-
représentation dans les emplois publics des populations originaires
du territoire. Pourtant, le Conseil constitutionnel n'a pas déclaré
contraires à la Constitution ces mesures discriminatoires favorables
aux populations autochtones. Mais il est vrai qu'il s'agissait là d'un
cas spécifique car l'article 74 de la Constitution, qui permet aux
territoires d'outre-mer d'avoir une « … organisation particulière
tenant compte de leurs intérêts propres », pourrait être lu comme
conférant au législateur une habilitation constitutionnelle à y créer
des discriminations positives.

513 Discriminations positives territoriales ◊ C'est sans doute


l'aspect le plus original de la conception française des
discriminations positives. Depuis peu, le législateur a entrepris de
créer des discriminations positives territoriales. C'est-à-dire que le
Parlement ne se contente plus d'adapter les normes qu'il édicte à
l'échelle d'une collectivité territoriale donnée, mais descend jusqu'à
l'échelon de la ville, voire du quartier et crée des discriminations
positives au profit des résidents de ces zones considérées comme
défavorisées par rapport au reste du territoire national. Cette
focalisation des normes juridiques sur des espaces géographiques
de plus en plus restreints que l'on pourrait qualifier de « micro-
législation » soulève des difficultés, entre autres, parce que
l'opération concrète de délimitation des zones bénéficiant d'un
régime dérogatoire inclut nécessairement une part de subjectivité,
d'arbitraire.
C'est avec la loi d'orientation pour l'aménagement et le
développement du territoire du 4 février 1995 qu'ont été tirées
toutes les conséquences de ce raisonnement reposant sur une
logique de discrimination positive. Concrètement, les mesures
prévues dans le texte afin de remédier aux disparités économiques
et sociales existant sur le territoire consistaient, en s'inspirant du
modèle allemand, à prévoir différents mécanismes de compensation
ou de péréquation fiscale au profit de zones du territoire
considérées comme défavorisées par rapport à la moyenne
nationale. Ainsi, l'article 42 de la loi du 4 février 1995 dispose que
« … des politiques renforcées et différenciées de développement
sont mises en œuvre dans les zones caractérisées par des handicaps
géographiques, économiques et sociaux… ». Ces zones qui
comprennent des « zones d'aménagement du territoire », des
« territoires ruraux de développement prioritaire » et des « zones
urbaines sensibles » constituent des périmètres prioritaires
d'aménagement du territoire dans lesquelles un certain nombre
d'avantages financiers et fiscaux peuvent être accordés afin de
favoriser notamment l'installation d'entreprises et donc la création
d'emplois. Ainsi, la loi d'orientation pour l'aménagement et le
développement du territoire prévoit la création d'un sous-ensemble
au sein de la catégorie des « zones urbaines sensibles » : les « zones
de redynamisation urbaine » à l'intérieur desquelles le dispositif
initialement prévu par la loi d'orientation pour la ville du 13 juillet
1991 a été renforcé grâce à l'instauration, non seulement, d'une
exonération de la taxe professionnelle, mais aussi, des charges
patronales du quatrième au cinquantième salarié. L'article 102 de ce
texte met également en place des aides à l'embauche des jeunes de
dix-huit à vingt-cinq ans « … résidant dans les grands ensembles et
les quartiers d'habitat dégradés ». De plus, des mesures
complémentaires, comme l'octroi d'une « prime d'aménagement du
territoire » pour la création ou le maintien d'emplois dans une série
de zones géographiques déterminées, ont été édictées dans le même
temps par l'autorité réglementaire.
Ce texte, soumis au contrôle de constitutionnalité, a été pour
l'essentiel déclaré conforme à la Constitution par une décision du
26 janvier 1995, Aménagement du territoire. Le juge
constitutionnel a ainsi clairement admis que le principe d'égalité
peut s'adapter à la spécificité des situations territoriales. Dans ce
qui peut apparaître comme un considérant de principe, le Conseil a
jugé que « … le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que le
législateur édicte, par l'octroi d'avantages fiscaux, des mesures
d'incitation au développement et à l'aménagement de certaines
parties du territoire dans un but d'intérêt général ». Le juge
constitutionnel français a donc fait sienne l'idée selon laquelle pour
parvenir à établir une véritable égalité de fait, il peut être parfois
nécessaire de recourir à la création d'inégalités de droit.

§ 3. Limites à la création des discriminations positives

514
Une dérogation à un droit fondamental ◊ Le juge
constitutionnel français reconnaît donc au législateur le pouvoir de
réaliser certaines discriminations positives. Toutefois, cette faculté
reconnue au législateur de rompre l'égalité de droit pour parvenir à
l'égalité de fait, parce qu'elle constitue une dérogation à un droit
fondamental, est interprétée strictement par le juge constitutionnel
et reste en pratique subordonnée au respect de conditions bien
identifiées. Ainsi, d'une part, elle ne peut s'exercer que dans des
domaines précis, comme celui de la fonction publique ou le
domaine économique et social, dans lesquels le contrôle
juridictionnel du respect du principe d'égalité par le législateur est
restreint parce que des droits fondamentaux, comme le droit de
suffrage ou la liberté individuelle, ne sont pas susceptibles d'être
remis en cause. Et, d'autre part, si le législateur peut valablement
créer des discriminations positives dans ces domaines, en revanche,
il ne peut se fonder pour les établir sur des distinctions
expressément interdites par la Constitution comme la race,
l'origine, la religion, les croyances ou encore le sexe, mais
seulement sur des critères admissibles comme ceux fondés sur
l'âge, les caractéristiques sociales des individus ou leur localisation
géographique sur le territoire national. C'est pourquoi, les pouvoirs
publics sont contraints de procéder à une révision de la Constitution
lorsqu'ils jugent nécessaire d'établir des discriminations fondées sur
de tels critères. On en veut pour preuve les modifications apportées
aux articles 3 et 4 de la Constitution de 1958 par la loi
constitutionnelle du 8 juillet 1999 visant à autoriser le législateur à
déroger au principe d'égalité pour compenser la sous-représentation
des femmes par rapport aux hommes dans certaines assemblées
élues au suffrage universel. Ce qu'il importe de souligner c'est qu'il
s'agit d'une habilitation constitutionnelle dont le champ
d'application est étroitement circonscrit. Ceci est aisément
compréhensible dans la mesure où la « parité » entre les femmes et
les hommes s'analyse essentiellement comme une dérogation à un
droit fondamental éminent : le principe d'égalité. Il en découle
naturellement que toute dérogation effectuée par le législateur hors
du domaine de l'habilitation de l'article 3 est contraire à la
Constitution. C'est ce qu'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa
décision du 19 juin 2001 à propos d'une loi organique s'inspirant de
la « logique paritaire » dans le cas des élections au Conseil
supérieur de la magistrature, ainsi que dans sa décision du 16 mars
2006 s'agissant cette fois de la représentation des femmes,
notamment au sein des conseils d'administration et de surveillance
des sociétés commerciales. Ceci prouve bien que la parité n'est pas
l'égalité…

515 Droit comparé ◊ Cette conception française des discriminations


positives rejoint celle d'autres cours constitutionnelles. En
particulier, dans sa sentence précitée du 12 septembre 1995, la Cour
italienne ayant à juger de la constitutionnalité d'une discrimination
positive favorable aux femmes en matière électorale a indiqué à
quelles conditions une discrimination positive pouvait être
considérée comme constitutionnelle. Selon son interprétation, « [...]
si une telle mesure législative, intentionnellement discriminatoire,
peut être appropriée pour mettre fin à une situation d'infériorité
sociale ou économique, ou, plus généralement, pour compenser et
supprimer l'inégalité matérielle entre les individus [...] elle ne peut
au contraire porter directement atteinte au contenu même d'un droit,
rigoureusement garanti dans une mesure égale à l'égard de tous les
citoyens ». Or, pour la Cour, le droit d'éligibilité constitue
justement un de ces droits fondamentaux auxquels il ne peut être
dérogé même dans un but positif. Par conséquent, le raisonnement
du juge constitutionnel italien conduit à admettre les
discriminations positives intervenant dans le domaine économique
et social et à rejeter celles ayant pour effet de remettre en cause
l'exercice d'un droit fondamental particulièrement protégé comme
le droit d'éligibilité.

516 L'interdiction des « discriminations à rebours » ◊ Si les


discriminations positives peuvent être admises, en revanche, les
« discriminations à rebours », elles, sont prohibées. Cette
qualification de « discriminations à rebours » désigne en fait une
discrimination positive qui aurait atteint un résultat autre que celui
recherché, qui produirait des effets pervers. Cela pourrait être le
cas, par exemple, d'une discrimination positive favorable aux
femmes dont le but serait de rétablir l'égalité entre les femmes et les
hommes, mais qui irait en fait au-delà de ce simple rétablissement
et créerait une nouvelle discrimination défavorable aux hommes
cette fois. Le juge constitutionnel français ne s'est pas encore
prononcé sur une affaire de ce type, au contraire du Conseil d'État
qui, dans un arrêt de section du 30 avril 1997, s'est fondé sur le
principe constitutionnel d'égalité entre les sexes pour juger que le
décret créant l'Observatoire de la parité n'instaurait pas une
discrimination à rebours défavorable aux hommes (req. no 176205).
Mais nul doute que cette question pourrait être soulevée devant le
juge constitutionnel français comme elle l'a été devant le tribunal
constitutionnel espagnol en 1987 (BOE 11 août 1987, p. 15) et
1989 (BOE 28 févr. 1989, p. 11), ou devant la Cour de justice des
communautés européennes en 1995 dans la fameuse affaire
Kalanke (aff. 450/93 du 17 oct. 1995).

517 L'absence d'obligation de créer des discriminations


positives ◊ Enfin, la dernière limite qui devrait être de nature à
cantonner les discriminations positives dans un cadre étroit réside
dans le fait que le juge n'impose généralement pas à l'autorité
normative de créer de telles discriminations. Certes, c'est le cas en
République fédérale d'Allemagne où le juge constitutionnel paraît
faire peser cette obligation sur le législateur, mais en France la
jurisprudence ne semble pas être orientée en ce sens. Ainsi, dans un
important arrêt Baxter du 28 mars 1997 (RFDA, no 3, 1997, p. 458,
concl. J.-C. Bonichot), le Conseil d'État a jugé que « … le principe
d'égalité n'implique pas que des entreprises se trouvant dans des
situations différentes doivent être soumises à des régimes
différents ». Il a ainsi fixé une limite précise à l'action positive des
pouvoirs publics en considérant que ceux-ci ont une simple faculté,
et non l'obligation, de créer des différences juridiques de traitement
même lorsque les situations de fait sont essentiellement différentes.
Cette limite, établie à l'origine dans le cadre du contrôle a priori,
est particulièrement importante maintenant qu'existe un contrôle a
posteriori. Le Conseil constitutionnel a eu l'occasion, à maintes
reprises depuis 2010, de rappeler son existence aux plaideurs dont
l'imagination paraît parfois sans limites (pour un bon exemple, cf.
2011-175 QPC du 7 octobre 2011, consid. 4).

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

ASSOCIATION DES COURS CONSTITUTIONNELLES AYANT EN PARTAGE


L'USAGE DU FRANÇAIS [1997], Le principe d'égalité, Conseil constitutionnel, Paris,
avril – CALVÈS (G.) [1999], Les politiques de discrimination positive, La documentation
française, Paris – CHÉROT (J.-Y.) [1999], Quelques observations sur le principe d'égalité
dans la Constitution et la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Mélanges Charles
Cadoux, PUAM, Aix-en-Provence, p. 67 – FAVOREU (L.) [1986], Le principe d'égalité
dans la jurisprudence constitutionnelle en France, La limitation des droits de l'homme en
droit constitutionnel comparé, Y. Blais, Cowansville, p. 289 – JOUANJAN (O.) [1992],
Le principe d'égalité devant la loi en droit allemand, Economica PUAM, coll. « Droit
public positif », Paris, Aix-en-Provence – LEBEN (C.) [1982], Le Conseil constitutionnel
et le principe d'égalité devant la loi, RDP, p. 295 – MÉLIN-SOUCRAMANIEN (F.)
[1997], Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel,
Economica, PUAM, coll. « Droit public positif », Paris, Aix-en-Provence – MÉLIN-
SOUCRAMANIEN (F.), « Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil
constitutionnel : quelles perspectives pour la QPC ? », Les nouveaux cahiers du Conseil
constitutionnel, 2010, p. 89 ; MICLO (F.) [1982], Le principe d'égalité et la
constitutionnalité des lois, AJDA, doctr., p. 115 – PALADIN (L.) [1985], « Corte
costituzionale e principio generale d'eguaglianza : aprile 1979-décembre 1983 », Scritti su
la giustizia costituzionale in onore di Vezio Crisafulli, vol. I, CEDAM, Padoue, p. 605 –
PELLISSIER (G.) [1996], Le principe d'égalité en droit public, LGDJ, coll.
« Systèmes », Paris – PIZZORUSSO (A.) [1993], « Eguaglianza-Diritto », Enciclopedia
delle scienze sociali, vol. III, Istituto della enciclopedia italiana, p. 491 – ROSENFELD
(M.) [1991], Affirmative Action and Justice-A philosophical and constitutional inquiry,
Yale University Press, New-Haven-Londres – ROUYÈRE (A.) [1993], Recherche sur la
dérogation en droit public, thèse Bordeaux I, dact. – RUBIO LLORENTE (F.) [1991], La
igualdad en la jurisprudencia del Tribunal constitucional, Revista española de derecho
constitucional, no 31, p. 9 – TABLE RONDE INTERNATIONALE, Les discriminations
positives [1997], AIJC, XIII, p. 47 – TRIBE (L.-H.) [1988], American constitutional law,
2e éd., éd. The Foundation press. Inc., coll. « University casebook series », Mineola-New-
york – VEDEL (G.) [1990], « L'égalité », La Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789, ses origines, sa pérennité, La documentation française, Paris, p. 171 –
WESTEN (P.) [1982], The empty idea of equality, Harvard Law Review, vol. 95, no 3,
1982, p. 537.
TROISIÈME PARTIE
LA PROTECTION EUROPÉENNE
DES DROITS ET LIBERTÉS
FONDAMENTAUX

TITRE 1 LA PROTECTION DES DROITS ET LIBERTÉS DANS LE CADRE


DE LA CONVENTION EDH

TITRE 2 LA PROTECTION DES DROITS ET LIBERTÉS DANS L'UNION


EUROPÉENNE

518 Le développement d'une protection transnationale à


l'échelle européenne ◊ Le développement d'une protection
supranationale des droits fondamentaux revêt en Europe, depuis la
fin de la deuxième guerre mondiale, une forte symbolique
démocratique. Il marque la volonté de ce continent de réagir aux
violations caractérisées des droits de l'homme dans les décennies
précédentes, en cherchant à consolider la paix et la coopération
entre les nations européennes. Une telle entreprise n'était pas chose
facile. Les droits fondamentaux font en effet référence, au-delà d'un
certain fonds commun, à des choix de valeur (conception de la
personne humaine, du droit à la vie, de la religion, de l'égalité, des
droits sociaux…) variables selon les pays. En outre, la garantie de
tels droits touche à des questions de justice, au cœur du système
juridique de chaque État, qui constituent un domaine
particulièrement sensible de souveraineté nationale.
Ces difficultés expliquent sans doute la mise en place
progressive et complexe de mécanismes de protection des droits
fondamentaux, au niveau conventionnel (Droit de la Convention
européenne des droits de l'homme), d'abord (Titre 1) et au niveau
communautaire (Droit de l'Union européenne), ensuite (Titre 2).
Inspirés des Déclarations de droits française et américaine, de
certains textes internationaux ou des principes de libéralisme et de
pluralisme, les droits garantis trouvent aussi leur source dans les
traditions constitutionnelles communes des États membres, autour
de la recherche d'un standard européen minimum de protection.
L'étude des droits fondamentaux européens constitue ainsi,
encore, un terrain privilégié de droit comparé.
TITRE 1
LA PROTECTION DES DROITS
ET LIBERTÉS DANS LE CADRE DE
LA CONVENTION EDH

CHAPITRE 1 LES CARACTÈRES DU SYSTÈME CONVENTIONNEL DE


PROTECTION
CHAPITRE 2 LE MÉCANISME DE PROTECTION
CHAPITRE 3 LES DROITS PROTÉGÉS

519 L'intervention de la Convention européenne des droits de


l'homme ◊ L'interdépendance croissante des nations s'accompagne
aujourd'hui d'un renforcement sensible des préoccupations
internationales en matière de droits de l'homme. En témoignent en
particulier les multiples déclarations, à portée internationale ou
régionale, adoptées depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en
réaction notamment aux atteintes portées aux droits de la personne
durant cette période. La Déclaration universelle des droits de
l'homme adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le
10 décembre 1948, la Convention européenne des droits de
l'homme du 4 novembre 1950, les deux Pactes internationaux
relatifs aux droits de l'homme du 16 décembre 1966 (ONU) ou la
Convention américaine relative aux droits de l'homme du
22 novembre 1969, adoptée dans le cadre de l'Organisation des
États américains (OEA) en constituent les premières illustrations. À
la différence de la Charte africaine des droits de l'homme et des
peuples du 27 juin 1981 et de la Charte arabe des droits de l'homme
du 15 septembre 1994, ces textes proclament des droits de
l'homme, droits-libertés plus que droits-créances, se caractérisant
avant tout par leur vocation universelle. Il s'agit en effet
essentiellement de droits invoqués par l'individu à l'encontre du
pouvoir et dès lors indépendants d'un contexte social donné.
Inspirés des Déclarations de droits américaines et françaises de la
fin du XVIIIe siècle, les textes susvisés tendent ainsi à consacrer un
principe d'universalité des droits de l'homme, récusé dans une
certaine mesure aujourd'hui en dehors des systèmes occidentaux, au
nom de valeurs politiques, sociales ou religieuses. Consacrant
l'engagement des États signataires de respecter des droits reconnus
non seulement à leurs ressortissants mais à toute personne, de tels
textes postulent une sorte de « morale universelle » et traduisent un
concept de droits de l'homme marqué parce que le Professeur Jean
Rivero appelle « l'irréductibilité de l'être humain à tout son
environnement social » (J. Rivero, 1980).

520 Le caractère novateur du dispositif institué ◊ Quelle que soit


l'ampleur de ces Déclarations, les droits proclamés restent
dépourvus de sens, à défaut de mécanismes garantissant une
application effective au sein de chaque État. Les Déclarations ou
Organisations internationales se trouvent en effet confrontées à
l'obstacle des souverainetés nationales susceptible de priver
d'effectivité les droits reconnus.
Ainsi apparaît l'élément le plus novateur du dispositif institué par
la Convention européenne des droits de l'homme et dont cherchera
à s'inspirer, par la suite, la Convention américaine relative aux
droits de l'homme. Plus que par le catalogue de droits qu'elle
consacre, c'est par le mécanisme de protection qu'elle institue que
la Convention européenne présente un caractère fortement original.
Pour la première fois en droit international, les droits fondamentaux
de la personne sont présentés comme une catégorie de normes dont
la violation peut être invoquée devant un juge, statuant par une
décision ayant autorité de chose jugée. La force de la Convention
réside ainsi principalement dans son mécanisme de garantie
juridictionnelle des droits proclamés. Condition de leur effectivité,
ce mécanisme repose principalement sur un droit de recours
individuel qui ouvre, selon la formule du Professeur Frédéric
Sudre, une « première brèche – avant l'instauration des
Communautés européennes – dans la forteresse des souverainetés
étatiques » (F. Sudre, 1997). Se trouve ainsi mis en place, au plan
international, un contrôle juridictionnel du respect des droits et
libertés fondamentaux dans les ordres juridiques nationaux. La
nécessité de ménager toutefois les intérêts étatiques transparaît dans
le dispositif d'origine : filtrage des requêtes par la Commission
européenne des droits de l'homme et non saisine directe de l'organe
juridictionnel, juridiction facultative de la Cour et pouvoir de
décision partagé avec le Conseil des ministres s'ajoutant aux
limitations de droits et au principe des réserves particulières
formulées par un État, prévus expressément par la Convention. Ces
différents éléments traduisent, avec la reconnaissance rapide par la
Cour d'une « marge d'appréciation des États », la recherche d'un
compromis entre protection effective des droits et respect des
souverainetés nationales qui fera l'objet de développements
ultérieurs. Il convient cependant d'ores et déjà de noter que les
différentes modifications apportées au système de la Convention et
en particulier l'entrée en vigueur en novembre 1998, du Protocole
no 11 consacrant une « juridictionnalisation » notable du dispositif,
ont profondément affecté de nombreux éléments de l'équilibre
recherché initialement.

521 L'expression d'une solidarité entre États à l'échelle


européenne ◊ L'acceptation par les États d'un dispositif de
contrôle aussi novateur s'explique par une volonté commune de lier
respect des droits de l'homme et régime démocratique. La
Convention s'inscrit dans le cadre de l'organisation du Conseil de
l'Europe, organisation internationale à vocation politique, créée le
5 mai 1949 par dix États européens en vue de maintenir la paix et
de parvenir à une union plus étroite entre ses membres. Le Conseil
de l'Europe, qui compte en 2012 quarante-sept États membres
regoupant plus de 800 millions de personnes sur la quasi-totalité du
continent européen (à l'exception de la Biélorussie et du Vatican),
avec parmi les derniers adhérents, la Russie, la Croatie, la Géorgie,
l'Arménie, la Bosnie-Herzégovine ou la République de Serbie, a
pour principaux objectifs de promouvoir la démocratie, les droits
de l'homme et la prééminence du droit. Selon son statut, il entend
aussi renforcer la cohésion sociale et favoriser le développement
d'une identité européenne commune dans le respect de la diversité
culturelle. Ses travaux ont permis l'adoption d'environ deux cents
Conventions et Accords dont la Convention européenne des droits
de l'homme, sa principale réalisation, la Convention culturelle
européenne, la Charte sociale européenne et la Convention
européenne pour la prévention de la torture.
Siégeant à Strasbourg, les institutions du Conseil de l'Europe
comportent notamment un Comité des Ministres, organe de
décision, une Assemblée parlementaire composée de 636 membres,
titulaires ou suppléants, issus des quarante-sept parlements
nationaux et un organe juridictionnel, la Cour européenne des droits
de l'homme. La finalité générale de la Convention s'inspire des
mêmes principes qui caractérisent le statut du Conseil de l'Europe
liant étroitement démocratie, État de droit et respect des droits de
l'homme. Ainsi, seule l'appartenance au Conseil de l'Europe ouvre
le droit d'adhérer à la Convention même si la ratification de cette
dernière peut être différée dans le temps, comme le montre, à
l'extrême, l'exemple de la France, membre originaire du Conseil et
qui ne ratifia la Convention que le 3 mai 1974. Est toutefois posé
aujourd'hui le principe d'une ratification rapide de la Convention,
notamment à l'intention des nouveaux adhérents d'Europe centrale
ou orientale.

522 L'invocation de valeurs communes ◊ La Convention met en


évidence des valeurs communes, présentées comme s'imposant aux
États membres, afin de garantir le respect des droits fondamentaux
des individus. Le Préambule de la Convention affirme ainsi
l'attachement des États parties à « une conception commune et un
commun respect des droits de l'homme » et leur engagement « en
tant que gouvernements d'États européens animés d'un même esprit
et possédant un patrimoine commun d'idéal et de traditions
politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit, à
prendre les premières mesures propres à assurer la garantie
collective des droits et libertés énoncés… ». L'objectif consiste dès
lors à organiser la protection de ces droits fondamentaux en les
faisant passer du domaine réservé des États à la compétence
d'organes transnationaux. La Convention tend à se distinguer ainsi
des traités internationaux « classiques » en liant les engagements
des États à un système de « garantie collective » se traduisant par
un dispositif sophistiqué de contrôle. Sur la base d'une
jurisprudence abondante née d'un tel contrôle, la Cour européenne
des droits de l'homme n'hésitera pas ainsi, dans une décision
Loizidou c/ Turquie du 23 mars 1995 (no 310), à qualifier, par une
formule audacieuse, la Convention, d'« instrument constitutionnel
de l'ordre public européen ». Si la Cour entend ainsi faire référence
à l'effectivité d'un ensemble de règles fondamentales s'imposant
aux États membres, elle fait un usage pour le moins approximatif
du terme « constitutionnel » et ne définit pas davantage la notion
nouvelle d'« ordre public européen » (sur un essai d'identification
de cette notion, v. not. F. Sudre, 1996 et C. Picheral, 2001). Quelles
que soient les qualifications, ces valeurs communes résident,
comme le souligne la Cour, dans son important arrêt Handyside, du
7 décembre 1976 (arrêt no 24), dans « les principes propres à une
société démocratique de pluralisme, de tolérance et
d'ouverture… ». Se dégage ainsi l'idée d'un véritable standard
européen de protection des droits, comme le droit constitutionnel
comparé a pu déjà révéler à l'échelle européenne l'existence d'une
notion d'« ordre public constitutionnel centré sur les droits
fondamentaux ». Dans les deux cas se trouve consacrée, comme le
notent les Professeurs Constance Grewe et Hélène Ruiz-Fabri, « la
prééminence des droits fondamentaux en tant que valeurs sociales
sur l'État » (C. Grewe et H. Ruiz-Fabri, 1995).

523 Plan du Titre premier ◊ Préalablement à l'étude des différents


droits et libertés protégés et à l'analyse de la jurisprudence
subséquente (Chapitre 3), il convient de présenter de manière
synthétique les principaux caractères du système de protection
(Chapitre 1) et les mécanismes de protection mis en place par la
Convention européenne des droits de l'homme (Chapitre 2). Ces
développements permettront de souligner la spécificité et
l'originalité de ce dispositif qui peut être considéré, à ce jour,
comme le plus perfectionné des systèmes de protection des droits
de l'homme, à l'échelle internationale.
CHAPITRE 1
LES CARACTÈRES DU SYSTÈME
CONVENTIONNEL DE PROTECTION

Section 1. LES PRINCIPES D'ORGANISATION DU DISPOSITIF


CONVENTIONNEL
§ 1. Le principe d'effectivité
A. L'absence de condition de réciprocité
B. L'applicabilité directe de la Convention
C. La primauté de la Convention
D. La consécration du droit de recours individuel
§ 2. Le principe d'équilibre
A. La subsidiarité du mécanisme de protection
B. L'expression de réserves à la Convention
C. Les limitations de droits
D. La reconnaissance d'une marge d'appréciation des États
Section 2. LA PORTÉE DU DISPOSITIF CONVENTIONNEL
§ 1. L'interprétation constructive de la Convention
A. Une interprétation dynamique
B. Une interprétation uniforme
§ 2. L'étendue des droits garantis
A. Les différenciations des droits garantis
B. Le développement des droits garantis

524 L'exigence de pragmatisme dans la conception ◊ Si


l'homogénéité idéologique (libéralisme) et politique (démocratie)
caractérisant les États d'Europe occidentale a favorisé la mise en
place du système, les rédacteurs de la Convention devaient
toutefois en définir les modalités, en tenant compte à la fois des
exigences de protection concrète des droits fondamentaux, de
l'existence de certaines différences socioculturelles et du nécessaire
respect des souverainetés nationales. Le droit conventionnel, c'est-
à-dire l'ensemble des règles issues des textes de la Convention et de
ses Protocoles annexes d'une part et de la jurisprudence européenne
d'autre part reflète ces différentes préoccupations. Le système de
protection apparaît ainsi empreint de réalisme, d'une volonté de
compromis entre efficacité et nécessaires concessions aux intérêts
nationaux, à travers par exemple les limitations de droits ou la
marge d'appréciation des États. Un tel pragmatisme explique
d'ailleurs qu'en 1950, la Convention se présente comme le plus petit
dénominateur commun de droits acceptable par le Comité des
Ministres du Conseil de l'Europe. Il caractérise ainsi le dispositif
issu de la Convention et de son application jurisprudentielle, tant en
ce qui concerne ses principes d'organisation (Section 1) que sa
portée (Section 2).

SECTION 1. LES PRINCIPES D'ORGANISATION DU


DISPOSITIF CONVENTIONNEL

525 Une recherche de compromis ◊ Le dispositif paraît s'articuler


autour de deux principes que l'on pourrait qualifier de principe
d'effectivité et de principe d'équilibre. L'introduction d'éléments
clés du système peut ainsi s'expliquer par la prise en compte
successive de ces deux principes. C'est au nom du principe
d'effectivité que sont consacrés la non-réciprocité et l'applicabilité
directe de la Convention, sa primauté ou l'ouverture d'un large droit
de recours individuel (§ 1). C'est en vertu d'un principe d'équilibre
que s'imposent la subsidiarité du mécanisme, l'expression de
réserves à la Convention, les limitations de droits ou la marge
d'appréciation des États (§ 2).

§ 1. Le principe d'effectivité

A. L'absence de condition de réciprocité

526
Une affirmation de principe ◊ Le texte de 1950 ne prévoit pas
de clause générale de réciprocité et les organes de la Convention
ont confirmé nettement l'inopposabilité de conditions de réciprocité
qui caractérisent par contre le droit international général. Les États
ne peuvent donc se retrancher derrière le non-respect par un autre
État de ses obligations au titre de la Convention pour mettre fin à
celle-ci ou en suspendre l'application. Une telle attitude nuirait en
effet davantage aux individus qu'à l'État coupable de la violation.
De même, un État ne peut invoquer les réserves à la Convention
émises par un autre État pour l'empêcher d'utiliser son droit de
recours étatique contre lui. Ainsi en 1982-1983, la Turquie n'a pu
arguer des réserves émises par la France en matière de
circonstances exceptionnelles pour bloquer le recours formé par ce
pays, conjointement avec quatre autres États, en raison de
violations des droits de l'homme liées à la prise de pouvoir par
l'armée turque et à l'instauration de l'état de siège.

527 Le caractère objectif de la Convention ◊ La Convention


apparaît ainsi davantage qu'un échange d'engagements entre États.
Elle consacre des droits qui présentent un caractère « objectif » en
ce sens qu'ils appartiennent par nature aux individus et ne peuvent
être liés aux accords intervenus entre États. Dans les années 1960-
1970, les organes de la Convention soulignent de même le caractère
objectif des obligations souscrites par les États membres et visant à
protéger les droits fondamentaux des personnes contre tout
empiétement étatique. La Cour européenne des droits de l'homme
affirme ainsi en particulier, dans sa décision Irlande c/ Royaume-
Uni du 18 janvier 1978 (no 28) qu'« à la différence des traités
internationaux de type classique, la Convention déborde le cadre de
la simple réciprocité entre États contractants ».
En sus d'un réseau d'engagements synallagmatiques bilatéraux,
elle crée des obligations objectives qui bénéficient d'une garantie
collective. C'est également dans un même cadre de raisonnement
qu'elle consacre dans l'arrêt Loizidou précité de 1995, « la nature
particulière de la Convention, instrument de l'ordre public européen
pour la protection des êtres humains ». En définitive, si les traités
internationaux classiques tendent à imposer des obligations aux
États dans le cadre de leurs relations, la Convention européenne
définit avant tout les obligations des États à l'égard des individus,
quant au respect de leurs droits fondamentaux.

B. L'applicabilité directe de la Convention

528 Le principe de l'effet direct ◊ L'article premier précise ainsi que


« les Hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne
relevant de leur juridiction, les droits et libertés définis dans la
Convention ». Corollaire immédiat du caractère objectif de la
Convention, l'applicabilité directe permet aux individus de se
prévaloir de ce texte dans la mesure où les États ont, au moment de
son adoption, clairement exprimé leur volonté de conférer de tels
droits et prérogatives. La Cour considère ainsi que les normes de la
Convention ont toutes vocation à être directement appliquées, tant
par le juge interne qu'international.

529 Les implications de l'applicabilité directe ◊ Elles se situent


essentiellement à un double niveau : l'applicabilité directe renvoie
d'abord au droit constitutionnel de chaque État pour tout ce qui
concerne la réception de la Convention dans l'ordre interne. Le
texte du Traité n'impose en effet l'intervention d'aucune disposition
spéciale visant à intégrer la Convention en droit interne. Dans une
décision de 1976, la Cour a confirmé qu'il n'existait aucune
prescription en ce sens faite aux États (arrêt Syndicat suédois des
conducteurs de locomotives du 6 févr. 1976, no 20). Elle souligne
toutefois, deux ans plus tard, dans sa décision Irlande c/ Royaume-
Uni du 18 janvier 1978 que la fidélité aux objectifs initiaux tendrait
à une incorporation de la Convention dans l'ordre interne. De fait,
une certaine diversité de situation continue de se présenter
aujourd'hui. Ainsi, l'Irlande et le Royaume-Uni exceptés, pour des
raisons de place particulière de la norme internationale dans leur
tradition de common law, la Convention se trouve incorporée dans
les différents ordres juridiques, mais de manière soit directe en
vertu de dispositions de Constitutions nationales (Belgique,
Espagne, France…) soit indirecte, par l'intermédiaire d'une loi
spéciale (Danemark, Malte, Norvège…). En outre le rang
d'intégration de la Convention varie de constitutionnel (Autriche)
voire supra-constitutionnel (Pays-Bas) à supra-législatif (Belgique,
France, Grèce, Suisse…) ou seulement législatif (République
fédérale d'Allemagne, Finlande, Hongrie, Italie, Turquie…). Ainsi,
les dispositions de la Convention ont au moins force de loi dans la
majorité des États et sa prise en compte par les juges nationaux
progresse régulièrement. Au Royaume-Uni, une loi particulière, le
Human Rights Act de 1998, entré en vigueur le 2 octobre 2000, vise
à favoriser une telle prise en compte même si elle ne permettra pas
aux juridictions nationales de sanctionner directement une
« inconventionnalité » En pratique, le changement de cap est déjà
perceptible et les juges britanniques, après avoir appliqué par
anticipation, dans le cadre de leur pouvoir d'interprétation, le
Human Rights Act (J. Bell, 1999) se réfèrent désormais de plus en
plus à la Convention (J. Bell, 2001, A. Duffy, 2006), le nouveau
dispositif britannique n'a toutefois pas changé la hiérarchie des
normes. S'il y a une certaine obligation d'interprétation conforme,
le juge interne doit, devant une incompatibilité manifeste avec la
Convention, continuer d'appliquer la loi nationale… (J. Bell, 2004).
Si, le plus souvent, les ordres internes restent nettement attachés au
primat de la Constitution (v. en France, sa réaffirmation par le
Conseil d'État dans l'arrêt Sarran de 1998), l'admission de
l'applicabilité directe par les juges internes apparaît aussi largement
consacrée.
En second lieu, l'applicabilité directe postule que les dispositions
du texte sont suffisamment claires et précises pour recevoir
application sans nécessiter de mesures particulières d'exécution. En
ce qui concerne les dispositions relatives aux droits garantis, cette
condition de précision apparaît remplie tant pour les droits
consacrés par le Titre premier de la Convention que pour ceux visés
par les Protocoles 1, 4, 6 et 7. La Convention européenne se
démarque ainsi, à nouveau, des Pactes internationaux de 1966 des
Nations unies ou autres Chartes, comportant des « dispositions-
programmes » peu précises, notamment en matière de droits
économiques, sociaux ou culturels… (sur l'ensemble de ces textes,
v. F. Sudre, 2003).
C. La primauté de la Convention

530 L'affirmation du principe de primauté ◊ Dans sa


jurisprudence des années 1980-1990, la Cour européenne des droits
de l'homme entend clairement affirmer la primauté de la
Convention sur les actes internes, cette affirmation culminant
notamment dans sa décision très controversée, en matière
constitutionnelle, rendue le 23 juin 1993, dans l'affaire Ruiz-Mateos
(arrêt no 262). Cette primauté vaut aujourd'hui sans discussion sur
toute norme nationale contraire, de rang législatif ou infra-
législatif. Elle est de même admise, que la loi nationale soit
antérieure ou postérieure à la Convention, comme l'ont établi en
France les arrêts bien connus de la Cour de cassation, Société des
Cafés Jacques Vabre du 24 mai 1975 et du Conseil d'État, Nicolo
du 20 octobre 1989.

531 La portée du principe de primauté ◊ À la différence des


normes communautaires, les normes conventionnelles n'ont pas
vocation à se substituer au droit national. La primauté implique
toutefois l'obligation pour les États de prendre en compte
l'ensemble des règles issues de la Convention dans leur droit
positif. Ces derniers disposent néanmoins d'une « marge nationale
d'appréciation » sous le contrôle de la Cour européenne. Ils peuvent
notamment définir les modalités de conciliation les mieux adaptées
entre les nécessités d'ordre public et de protection des droits. Le
travail du juge national consiste alors à placer le droit interne sous
l'éclairage de la Convention. Il peut l'aménager voire le compléter
selon les cas et veiller à ce que les États prennent en compte les
« obligations positives » qui peuvent peser sur eux en vertu de la
Convention. Un État doit par exemple organiser un système d'aide
judiciaire pour garantir le droit d'accès à la justice (arrêt Airey
c/ Irlande du 9 oct. 1979, no 32) ou prendre les mesures nécessaires
à un respect effectif du droit à la vie familiale (arrêt Gaskin du
7 juill. 1989, no 160). Enfin, la primauté n'interdit pas aux États
d'aller au-delà du standard minimum de protection défini par la
Convention et les Constitutions ou les législations des États
membres peuvent renfermer des dispositions plus protectrices. La
règle la plus favorable pour l'individu l'emporte alors logiquement.

D. La consécration du droit de recours individuel

532 Un droit de recours individuel étendu, condition


d'effectivité du dispositif ◊ À l'origine, le mécanisme de
contrôle institué autour de la notion de garantie collective reposait
sur un double droit de recours, étatique et individuel. Si les
questions de procédure liées notamment à la saisine de la Cour
seront examinées dans le cadre de l'analyse générale du mécanisme
de protection (cf. Chapitre 2), il convient de mettre d'ores et déjà en
évidence l'importance prise par l'exercice du droit de recours
individuel. Le droit d'action étatique, prévu désormais par
l'article 33 de la Convention, s'est vite révélé en pratique, fort peu
utilisé, les États craignant sans doute qu'une telle action contre un
autre État coupable d'un manquement à ses engagements n'entraîne,
en retour, une série de représailles… En revanche, le droit d'action
individuelle tiré de l'article 34 de la Convention a connu un
important développement, étant même aujourd'hui ouvert de plein
droit, le Protocole no 11 ayant supprimé la clause facultative le
subordonnant à l'acceptation préalable de l'État. Il apparaît ainsi
comme l'élément clé du fonctionnement effectif du dispositif de
protection. Plus de cinquante mille requêtes sont en moyenne
déposées chaque année, la Russie étant aujourd'hui avec la Turquie,
l'Italie et la Roumanie un des pays les plus souvent attaqués devant
la Cour. En 2014, la Cour a été saisie de 56 250 requêtes. Au
1er janvier 2012, plus de 150 000 affaires étaient pendantes devant
la Cour et plus de la moitié d'entre elles concernaient ces quatre
pays : Russie (26,6 %), Turquie (10,5 %) ; Italie (9,1 %), Roumanie
(8,1 %), l'Ukraine s'en approchant avec près de 7 % des affaires (cf.
Cour européenne des droits de l'Homme, Faits et chiffres,
janvier 2012). À noter qu'une une grande part des recours déposés
contre la France concernent la violation de l'article 6, protégeant
plus particulièrement le droit à un procès équitable…
Ainsi, l'ouverture de ce droit de recours à tout individu, sans
condition de nationalité, ou l'extension continue de la notion de
victime au sens de la Convention, expliquent l'élargissement
considérable du champ du contrôle européen exercé. Sans devenir
une sorte d'« actio popularis », dans la mesure où le requérant doit
toujours invoquer l'atteinte à un certain intérêt personnel, le droit de
recours individuel revêt de plus en plus une vocation de défense de
l'intérêt général. Il contribue ainsi pleinement à l'établissement d'un
standard commun de protection défendu depuis l'origine par les
organes de la Convention et à une harmonisation minimale, dès
lors, des droits nationaux à l'échelle européenne, autour de la
défense d'un patrimoine commun de droits et libertés. Depuis
l'entrée en vigueur du Protocole no 11 et la disparition de la
Commission, le droit reconnu à l'individu de saisir directement la
Cour renforce encore le rôle joué par le droit de recours individuel
dans l'effectivité du dispositif.
Si le caractère obligatoire et définitif des engagements des États,
exprimés par leur ratification de la Convention, traduit avant tout ce
principe d'effectivité de la protection, le dispositif conventionnel,
résultant d'un accord intergouvernemental, repose aussi sur une
recherche d'équilibre et la prise en compte des souverainetés
nationales.

§ 2. Le principe d'équilibre

A. La subsidiarité du mécanisme de protection

533 La compétence prioritaire du juge national dans


l'application de la Convention ◊ Comme l'affirme la Cour dans
son importante décision Handyside c/ Royaume-Uni du 7 décembre
1976 (no 24), la Convention européenne « revêt un caractère
subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de protection des
droits de l'homme ». La Convention laisse ainsi aux autorités
nationales le soin d'assurer en premier lieu, dans leurs rapports avec
les individus, la garantie effective des droits protégés. En ce sens,
l'article 13 prévoit que « toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à
l'octroi d'un recours effectif, devant une instance nationale… ». Il
revient donc, notamment, aux différentes juridictions nationales de
contrôler au préalable le bon respect des règles conventionnelles,
comme le rappelle la Cour dans l'arrêt De Cubber du 26 octobre
1984 (no 86). La mission de ces juges consiste ainsi à définir les
modalités d'une application satisfaisante de la Convention, afin de
rendre inutile le contrôle du juge européen.
C'est cette priorité naturelle reconnue au juge national qui
explique, en particulier, l'exigence, dans l'article 35 § 1, de
l'« épuisement des voies de recours internes », comme première
condition de recevabilité d'un recours devant la Cour de Strasbourg.
Les autorités étatiques ont ainsi, d'abord, la possibilité de trouver
les réponses adaptées, dans l'ordre juridique interne, aux problèmes
soulevés par la situation litigieuse. Elles se trouvent, par principe,
les mieux placées pour apprécier les droits et intérêts en présence et
juger des éléments de preuve présentés. Cette exigence peut certes
alourdir la démarche des requérants mais elle constitue un principe
classique de droit international, selon lequel la justice est d'abord
rendue dans l'ordre national.

534 Le libre choix des moyens dans l'exécution des obligations


étatiques ◊ Ce principe signifie que les autorités nationales
apprécient et déterminent la démarche la mieux adaptée à une
compatibilité suffisante entre situations nationales et exigences
européennes. Cet élément de subsidiarité se traduit ainsi, en matière
d'exécution des arrêts de la Cour, par la seule obligation de résultat
pesant sur l'État condamné. Le caractère déclaratoire des arrêts, aux
termes de la Convention, traduit la mission de la Cour de
« déclarer » la violation éventuelle, l'État devant en tirer les
conséquences, en disposant du libre choix des moyens. La Cour a
notamment défini les limites de cette obligation de résultat dans
l'arrêt Marckx c/ Belgique du 13 juin 1979 (no 31) en précisant qu'en
cas d'inconventionnalité déclarée, l'État se trouve dans l'obligation
d'exécuter l'arrêt, mais la décision « déclaratoire pour l'essentiel lui
laisse le choix des moyens à utiliser… ». Si en pratique, les
mesures envisageables peuvent être très variées, la Cour a
néanmoins, depuis l'arrêt Vermeire du 29 novembre 1991, eu à
réguler cette liberté d'exécution des États, affectant sensiblement
l'équilibre initial. Elle ne saurait toutefois substituer son
appréciation à celle des autorités nationales. On peut en effet
considérer que « la Convention a un caractère second par rapport au
droit interne, elle ne vise pas à supplanter le droit interne mais à en
pallier les défaillances » (F. Sudre, 2003).

B. L'expression de réserves à la Convention

535 Une concession nécessaire à la souveraineté des


États ◊ L'existence de réserves permet à chaque partie de moduler
quelque peu la portée de ses engagements à condition de ne pas
porter atteinte à l'intégrité de la Convention. L'article 57 prévoit
ainsi que tout État peut, au moment de la signature de la
Convention ou du dépôt de son instrument de ratification, formuler
une réserve au sujet d'une disposition particulière, dans la mesure
où une loi en vigueur sur son territoire n'est pas conforme à cette
disposition. Les réserves de caractère général ne sont pas autorisées
et toute réserve émise doit comporter un bref exposé de la loi en
cause. Cette pratique des réserves apparaît traditionnelle, même en
matière de droits de l'homme, et la plupart des conventions
internationales en ce domaine, en comportent. Ces déclarations
unilatérales, écartant ainsi l'application dans tel ou tel cadre
national, de certaines dispositions du Traité, illustrent parfaitement
la confrontation du principe d'équilibre et du principe d'effectivité.
C'est au nom des exigences d'équilibre entre protection des droits et
souveraineté des États que les réserves se trouvent admises, même
si elles peuvent nuire à l'effectivité du dispositif en dispensant les
États, de manière ponctuelle certes, de rendre l'intégralité de leur
législation compatible avec la Convention. La Cour exerce
toutefois un contrôle de la conformité d'une réserve à la
Convention. Elle a ainsi confirmé dans l'arrêt Loizidou de 1995 une
jurisprudence antérieure selon laquelle un État, en l'occurrence la
Turquie, ne pouvait exclure de manière générale certains domaines
de la compétence de l'organe de contrôle européen, tels que le
régime disciplinaire des forces armées ou la mise en œuvre de
mesures dérogatoires. La Cour vérifie en particulier la clarté et la
précision des réserves exprimées et assimile par ailleurs à ces
dernières, à des fins de contrôle effectif, les déclarations
interprétatives des États, de nature à affecter le sens et l'application
d'une disposition du Traité. Dans l'arrêt Belilos c/ Suisse du 29 avril
1988, la Cour a ainsi déclaré non valide une « déclaration
interprétative » relative à la portée de l'article 6 § 1 (arrêt no 132).
En cas d'invalidation, l'État demeure lié par la Convention même si
sa réserve est écartée, solution qui, en droit international, souligne
une nouvelle fois la nature particulière des traités en matière de
protection des droits de l'homme.

536 La pratique des réserves à la Convention ◊ Si ces réserves ne


peuvent être formulées qu'au moment de la signature ou de la
ratification de la Convention, la plupart des États ont utilisé une
telle possibilité, à raison d'une à trois réserves, en moyenne, par
pays (aujourd'hui plus de 80 déclarations ou réserves ont été ainsi
formulées). Elles semblent porter le plus souvent sur les articles 5
et 6 (sûreté, procès équitable) ou sur les dispositions relatives au
droit de propriété. La France, qui n'a ratifié la Convention que le
3 mai 1974 et accepté le droit au recours individuel que le 2 octobre
1981, a émis principalement deux réserves : la première vise à
écarter l'application des articles 5 et 6 aux questions de régime
disciplinaire dans les forces armées ; la seconde concerne le jeu de
l'article 15 § 1 relatif aux dérogations permises en matière de
circonstances exceptionnelles, la France craignant que les décisions
du Président de la République prises sur la base de l'article 16 de la
Constitution ne tombent sous le coup des exigences européennes…
Il convient de relever enfin, qu'au-delà des réserves possibles à la
Convention, des clauses facultatives visant notamment l'acceptation
par les États des mécanismes de contrôle venaient encore garantir, à
l'origine, le respect des souverainetés. La juridiction obligatoire de
la Cour et l'acceptation du droit de recours individuel étaient
toutefois progressivement devenues d'application automatique à la
fin des années 1980. En supprimant de telles clauses facultatives, le
Protocole no 11 a « officialisé » désormais l'uniformité du système.
En revanche, les Protocoles additionnels à la Convention,
élargissant le champ des droits protégés ou aménageant les
mécanismes de protection, demeurent facultatifs. Ainsi le Protocole
no 6 relatif à l'abolition de la peine de mort, finalement ratifié
entre 2002 et 2003 par l'Azerbaïdjan, l'Arménie ou la Turquie, ne
l'a toujours pas été par la Russie en 2012. De même, le Protocole
no 7, visant notamment certaines garanties procédurales et l'égalité
entre époux n'a pas été ratifié par cinq États. L'entrée en vigueur est
subordonnée dans chaque cas à un nombre minimum de
ratifications et ces protocoles ne lient ensuite que les pays les ayant
ratifiés. Ainsi, le protocole no 13, relatif à l'abolition de la peine de
mort en toutes circonstances, a fait aujourd'hui l'objet de 42 de
ratifications (ne l'ont pas encore ratifié en 2015, la Russie,
l'Azerbaïdjan et l'Arménie). Il était toutefois entré en vigueur le
1er juillet 2003, après avoir été ratifié par 10 États, nombre
nécessaire pour que ce protocole soit mis en œuvre. Les protocoles
éventuels modifiant le dispositif même de contrôle ne peuvent par
contre entrer en vigueur qu'après ratification par l'ensemble des
États. Ainsi le Protocole no 11 adopté le 11 mai 1994 n'a pu entrer
en application que le 1er novembre 1998. En janvier 2010, la Russie
a été le dernier État à ratifier le Protocole 14 destiné à permettre à
la Cour à faire face à l'afflux considérable de requêtes et qui
nécessitait la ratification de l'ensemble des États.

C. Les limitations de droits

537 Le pouvoir d'ingérence des États en période


normale ◊ L'ingérence de l'État dans l'exercice d'un droit reconnu
s'explique par la nécessaire prise en compte des nécessités
nationales de protection de l'ordre public. À l'instar d'autres textes
internationaux, plusieurs dispositions de la Convention européenne
consacrent une clause générale de limitation permettant à l'État de
restreindre l'exercice d'un droit. Ainsi la publicité des audiences
(art. 6), le respect de la vie privée, du domicile et de la
correspondance (art. 8), la liberté de pensée, de conscience ou de
religion (art. 9), la liberté d'expression (art. 10) ou celle de réunion
et d'association (art. 11) peuvent être limités au nom d'exigences
d'ordre public. Il en va de même de droits reconnus par des
Protocoles additionnels en matière de propriété (Protocole 1), de
liberté de circulation et de résidence (Protocole 4) ou de procédure
d'expulsion d'étrangers (Protocole 7). Si ce pouvoir d'ingérence
apparaît légitime, les restrictions sont d'interprétation stricte et les
dispositions conventionnelles subordonnent la régularité de leur
intervention à la réunion de trois conditions.
L'ingérence doit d'abord être prévue par la loi. L'État dispose ici
d'une assez large liberté d'appréciation. La Cour européenne
rappelant notamment, dans la décision Affaire linguistique belge du
23 juillet 1968, le caractère subsidiaire du dispositif, précise que les
autorités nationales apprécient de manière discrétionnaire les
circonstances pouvant justifier des restrictions aux droits et libertés.
Il faut alors que l'ingérence ait une base légale en droit interne et
que les modalités de limitation du droit soient suffisamment
précises et accessibles à l'individu (obligation de publication), c'est-
à-dire clairement prévisibles. Ainsi la législation française en
matière d'écoutes téléphoniques, en cause dans l'arrêt Kruslin du
24 avr. 1990 (no 176 A), ne présentait pas un tel degré de précision
et de prévisibilité. La jurisprudence de la Cour se caractérise
toutefois par une certaine souplesse à ce niveau, les dispositions
nationales devant être avant tout raisonnablement précises et
accessibles…
En second lieu, l'ingérence doit viser un but légitime. La
Convention ou l'interprétation donnée par la Cour dessinent un
champ assez large de cette notion, y faisant entrer aussi bien les
différentes composantes de l'ordre public (sécurité publique, santé,
moralité publique…) que le bien-être économique du pays ou la
protection des droits d'autrui. Cette condition apparaît dès lors en
pratique aisément satisfaite.
L'ingérence doit être, en troisième lieu, nécessaire dans « une
société démocratique ». Dans l'important arrêt Handyside, précité,
de 1976, la Cour définit cette dernière notion à travers les éléments
de « pluralisme, de tolérance et d'esprit d'ouverture ». L'ingérence
doit ainsi répondre à un besoin social impérieux ou être justifiée par
des raisons « convaincantes et impératives » (arrêt Parti
communiste unifié de Turquie c/ Turquie du 30 janv. 1998). Sa
nécessité s'appréciant « in concreto », l'ingérence doit ainsi
apparaître proportionnée au but légitime poursuivi. Le contrôle
européen se révèle ici très étendu, la Cour vérifiant, comme dans
l'affaire Klass du 6 septembre 1978, à propos de mesures policières
de lutte contre le terrorisme, que l'État a trouvé un « juste
équilibre » entre l'intérêt général et les droits individuels.

538 Les restrictions du fait de circonstances


exceptionnelles ◊ La Convention européenne, dans son article 15,
prévoit qu'en cas de guerre ou d'autre danger public menaçant la vie
de la nation, les États peuvent prendre des mesures dérogeant à
leurs obligations, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la
condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les
autres obligations découlant du droit international. La portée de ce
texte, reconnaissant à l'État une nécessaire liberté de manœuvre en
période d'urgence, est très large. À l'exception des droits considérés
comme « intangibles », les autorités nationales peuvent ainsi limiter
ou suspendre l'exercice de tout autre droit reconnu. Si l'application
d'une telle clause présentait de grands risques potentiels,
l'utilisation faite par différents États (France, Grèce, Irlande,
Royaume-Uni, Turquie…) et le contrôle européen en la matière
n'ont pas suscité beaucoup de controverses.
La Cour subordonne le recours à la clause dérogatoire à trois
conditions, systématisées dans l'arrêt Lawless c/ République
d'Irlande du 1er juillet 1961 (no 3), à propos d'un internement
administratif dans le cadre d'une législation sur les atteintes à la
sûreté de l'État. Les autorités nationales ne peuvent d'abord
invoquer cette clause que de manière exceptionnelle, s'il existe un
« danger public menaçant la vie de la nation » et non pour un
simple « but d'intérêt public ». Les mesures prises doivent ensuite
présenter un caractère de nécessité absolue, un État ne pouvant
suspendre l'exercice de droits et libertés que s'il justifie
concrètement l'impossibilité pour lui de faire face, autrement, au
danger public visé. Enfin, l'action de l'État ne doit pas être
incompatible avec ses autres obligations découlant du droit
international, produisant par exemple des décisions
discriminatoires, l'usage de la torture ou la suspension de
procédures d'habeas corpus. La Cour a pu ainsi donner une
définition réaliste des obligations de l'État en période de
circonstances exceptionnelles, en laissant toutefois souvent aux
autorités nationales, conformément au principe d'équilibre, une
certaine marge d'appréciation en la matière.

D. La reconnaissance d'une marge d'appréciation des États

539 La marge d'appréciation, corollaire de la


souveraineté ◊ Directement liée à la question des limitations de
droits, la consécration d'une marge d'appréciation mérite d'être
présentée à part, en tant que traduction directe du principe
d'équilibre.
Reconnue implicitement dans l'arrêt Lawless, précité, de 1961, la
Cour consacre expressément la notion dans sa décision De Wilde,
Ooms et Versyp c/ Belgique du 18 juin 1971 (no 12) à propos du
contrôle de la correspondance d'un prisonnier dans un but d'intérêt
public. Dans l'affaire Irlande c/ Royaume-Uni, précitée, de 1978, la
Cour affirme ainsi que les autorités nationales se trouvent, en
principe, mieux placées que le juge international pour se prononcer
sur la présence d'un danger public – comme sur la nature et
l'étendue des dérogations nécessaires pour le conjurer. Si cette
marge d'appréciation est reconnue en matière d'invocation par un
État de « circonstances exceptionnelles », elle se retrouve aussi
dans le cadre des justifications de l'ingérence étatique dans
l'exercice d'un droit. Dans le célèbre arrêt Handyside de 1976, la
Cour se réfère à la notion de marge d'appréciation pour décider si
l'ingérence de l'État est nécessaire dans une « société
démocratique » pour protéger certains intérêts. Une telle démarche
repose, selon elle, sur deux considérations : en premier lieu, ce qui
est nécessaire à la réalisation d'un but d'intérêt national peut varier
d'un État à un autre, et en second lieu, l'appréciation par l'État de
cette nécessité doit bénéficier d'une certaine déférence de la part
d'une juridiction internationale, peu familière des divers contextes
nationaux. Une telle déférence n'implique pas toutefois l'attribution
d'un total pouvoir discrétionnaire à l'État dans la mesure où la Cour
développe un certain contrôle de proportionnalité. Elle vérifie ainsi
si l'ingérence est proportionnée au but légitime poursuivi. Son
contrôle apparaît alors d'autant plus poussé si le droit en cause se
rattache aux principes mêmes d'une « société démocratique »
(v. not. la décision préc. Parti communiste unifié de Turquie
c/ Turquie du 30 janv. 1998). Une jurisprudence dans l'ensemble,
« réaliste », tend ainsi à sauvegarder les particularismes nationaux
tout en garantissant un standard minimum de protection des droits.
Cette prise en compte des impératifs étatiques expose même parfois
la Cour à des critiques, au nom d'exigences plus poussées de
protection (v. not. l'affaire Brannigan c/ Royaume-Uni du 26 mai
1993, no 258 B) ou de la portée effective du dispositif (cf. J.-
F. Renucci, 1999). De manière générale, la difficulté à dégager une
conception « européenne » uniforme augmente la marge
d'appréciation des États : il en va ainsi par exemple en matière de
port de symboles religieux dans les établissements d'enseignement
(CEDH 10 nov. 2004, Leyla Sahin c/ Turquie) ou de droit au
mariage des homosexuels (CEDH 24 juin 2010, Schalk et Kopf c/
Autriche).

SECTION 2. LA PORTÉE DU DISPOSITIF


CONVENTIONNEL

540 L'affirmation d'un droit européen des droits de


l'homme ◊ Si la Convention n'impose pas aux États la
transposition de normes identiques en matière de droits
fondamentaux, elle vise au respect, par ces derniers, d'exigences
minimales de protection. Autour de l'idée de « patrimoine commun
des sociétés démocratiques », est affirmé ainsi progressivement un
droit européen des droits de l'homme dérivant de deux sources, la
Convention et ses Protocoles annexes d'une part, la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l'homme, d'autre
part. Conformément aux règles générales d'interprétation des
traités, la Cour a cherché à interpréter la Convention en fonction de
son objet et de son but, visant ainsi à lui donner un « effet utile ».
La portée du dispositif se mesure donc d'abord au regard du
caractère « constructif » de l'interprétation de la Convention (§ 1),
l'apport de la jurisprudence de la Cour s'étant révélé déterminant
dans sa mise en place. Elle s'apprécie ensuite à travers la définition
et l'étendue des droits garantis (§ 2).

§ 1. L'interprétation constructive de la Convention

A. Une interprétation dynamique

541 L'effet utile de la Convention ◊ Dès l'origine, les juges


européens ont entendu donner plein effet au dispositif
conventionnel. Ils ont donc recherché le plus souvent
l'interprétation susceptible de renforcer plus que de limiter les
engagements des États membres. Une interprétation téléologique
est ainsi privilégiée comme l'indique notamment la Cour dans
l'arrêt Wemhoff c/ République Fédérale d'Allemagne du 27 juin
1968 (no 7) : la Convention est un « traité normatif » et il convient
de rechercher « l'interprétation la plus propre à atteindre le but et à
réaliser l'objet de ce traité… ». Dans cette perspective, la Cour
développe ainsi la théorie des « éléments nécessairement inhérents
à un droit ». Afin d'assurer une protection « efficace » des droits
fondamentaux, elle se fonde, par exemple, dans l'arrêt Golder
c/ Royaume-Uni du 21 février 1975 (no 18), sur la notion de
« prééminence du droit », mentionnée dans le Préambule pour
affirmer que « le droit d'accès à un tribunal constitue un élément
inhérent au droit à un procès équitable ». La Cour de Strasbourg
entend de même protéger des droits « non pas théoriques ou
illusoires mais concrets et effectifs » (décis. Airey c/ Irlande du
9 oct. 1979, no 32). Elle considère dès lors que la réalisation de
nombreux droits – comme le droit à un procès équitable dans
l'affaire Airey – entraîne à la charge des États, certaines obligations
positives – en l'occurrence, la mise en place par l'Irlande d'un
système d'aide judiciaire gratuite… Autre illustration de cette
démarche, la Cour utilise une technique de « protection par
ricochet » pour étendre le bénéfice de certains droits. Ainsi, une
mesure d'éloignement d'un étranger peut constituer une violation du
« droit à une vie familiale normale », entrant par ce biais dans le
champ de la Convention alors que celle-ci ne protège nullement le
droit de ne pas être expulsé.

542 La Convention, « instrument vivant » ◊ Dans l'affaire Marckx


c/ Belgique du 13 juin 1979 (no 31), la Cour de Strasbourg définit la
Convention comme « un instrument vivant à interpréter à la
lumière des conditions de vie actuelle ». Le caractère dynamique de
l'interprétation vise ainsi à limiter le risque d'anachronisme du
dispositif de la Convention. Les juges entendent dès lors prendre en
compte tout élément important d'évolution de la société, susceptible
de peser sur le champ ou l'exercice d'un droit. La Convention peut
ainsi être adaptée tant à l'évolution des mœurs qu'à celle des
sciences et des techniques. Une telle interprétation évolutive
s'appuie pour plus de légitimité sur les évolutions convergentes du
droit d'États parties. Dans l'affaire Marckx, la Cour déclare ainsi la
législation belge relative à l'établissement de la filiation d'un enfant
naturel incompatible avec la Convention, car discriminatoire.
Traduisant un même souci de prendre en considération des
éléments de changement social, la Cour sanctionne dans le cadre de
la protection du « droit au respect de la vie privée », la législation
irlandaise criminalisant l'homosexualité masculine (décis. Norris
c/ Irlande du 26 octobre 1988, no 142). Les dispositions de la
Convention étant susceptibles de progrès et d'élargissement, la
Cour, si elle peut s'appuyer sur des précédents, ne saurait en
revanche être liée par eux. Pour mieux suivre les évolutions
sociales, elle s'attache enfin toujours à un raisonnement
« in concreto », n'hésitant pas à aller au-delà des apparences pour
apprécier la réalité d'une atteinte aux droits protégés (cf. décis.
De Jong, Baljet et Van Der Brink c/ Pays-Bas du 22 mai 1984,
no 77).

B. Une interprétation uniforme


543 La recherche d'une interprétation « consensuelle » ◊ Un
des fondements majeurs de l'interprétation du juge européen tient
dans la référence à des principes juridiques communs. La mise en
évidence de traditions ou règles communes peut être ainsi un
facteur décisif dans l'interprétation de la Cour. La formule de l'arrêt
Guzzardi c/ Italie du 6 novembre 1980 (arrêt no 39), selon laquelle
« la Convention s'interprète à la lumière des conceptions prévalant
de nos jours dans les États démocratiques » illustre parfaitement
cette démarche. L'interprétation peut être en ce sens qualifiée de
« consensuelle » (P. Rolland, 1990). Ainsi l'organisation d'un
système public d'aide judiciaire, l'interdiction de châtiments
corporels dans les écoles ou la protection des droits des enfants
naturels peuvent apparaître comme des points de convergence d'une
majorité d'États et être ainsi pris en compte par la Cour. En
revanche, mais dans un même cadre de recherche d'interprétation
consensuelle, l'obligation pour les États de reconnaître le droit au
mariage des transsexuels, n'est pas retenue par les juges européens
dans l'arrêt Cossey c/ Royaume-Uni du 27 septembre 1990 (no 184),
faute de « communauté de vues » des États en la matière. Toutefois,
une décennie plus tard, dans l'arrêt Goodwin c/ Royaume Uni du
11 juillet 2002, la Cour considère qu'au regard des évolutions de la
société et des progrès de la médecine, « les transsexuels opérés
ayant réalisé pleinement leur conversion » bénéficient d'un tel droit.
À travers une telle démarche, le droit européen des droits de
l'homme apparaît selon les cas autant imposé « d'en haut » que
dérivant alors d'évolutions déjà intervenues dans une majorité de
droits internes…

544 Le recours à des « concepts autonomes » ◊ Pour garantir une


uniformité d'application suffisante de la Convention, l'interprétation
« consensuelle » doit se doubler d'une définition « européenne »,
c'est-à-dire autonome par rapport aux droits nationaux, des
concepts conventionnels. La grande diversité des droits internes
voire la volonté de certains États de donner une définition
« nationale » restrictive de certaines dispositions, afin de limiter la
portée de leurs engagements, pourraient en effet engendrer de
grandes disparités dans la mise en œuvre effective des droits
protégés par la Convention. Une telle disparité conduirait alors à
une inégalité de traitement des individus devant la Convention,
selon leur origine nationale… Pour prévenir ce risque et garantir à
chacun un même niveau de protection, la Cour a développé ainsi la
notion de concepts autonomes. Ainsi les concepts de droits et
obligations de caractère civil (art. 6), d'accusation en matière pénale
(art. 6) ou d'infraction pénale (art. 7) reçoivent une interprétation
uniforme, valant pour tous les États membres. La Cour isole ainsi
de tels concepts de leurs définitions nationales afin de leur donner
un sens « européen ». L'interprétation autonome de la « matière
civile » a par exemple permis d'inclure tout litige à caractère
patrimonial, y compris dans un contexte administratif, ce que
n'autorisait pas la définition française d'un contentieux civil, dans le
champ d'application de l'article 6 et des exigences de « procès
équitable ». De même la matière pénale a été interprétée comme
s'étendant aussi bien à des infractions administratives, fiscales ou
économiques, soumettant ainsi la matière « quasi-pénale » aux
garanties de procédure des articles 5 et 6 de la Convention. On peut
également relever que pour dépasser les différences entre systèmes
romanistes et systèmes de common law, la Cour donne une
interprétation très large du terme « loi », couvrant tant le droit écrit
que le droit non-écrit… Allant au-delà des qualifications juridiques
variables des droits nationaux, la Cour utilise la notion de
« concepts autonomes » de la Convention pour garantir à la fois
une égalité d'application et une meilleure effectivité des droits
garantis.

§ 2. L'étendue des droits garantis

545 Force et limites du catalogue conventionnel des droits


protégés ◊ Inspirés par les principes de liberté individuelle, de
liberté politique et de prééminence du droit, les droits consacrés par
la Convention apparaissent davantage comme des droits-libertés
que comme des droits-créances. Les limites du catalogue
témoignent par ailleurs de l'absence de consensus des États
membres originaires quant à la reconnaissance de certains droits,
notamment d'ordre économique et social. Pour mieux mesurer
l'étendue des droits garantis, il convient d'abord de mettre en
évidence certaines distinctions ou différenciations établies par la
Convention ou dégagées par la Cour, telles que notamment la
notion de « droits intangibles » ou de « droits constitutifs de la
démocratie ». La référence à ces distinctions, même si elles
n'impliquent pas formellement de hiérarchie des droits, correspond
souvent en effet à une volonté de valorisation des droits et libertés
visés. Quels que soient les objectifs de large application d'un tel
catalogue, le champ des droits sur lesquels se sont engagés les
États, ne saurait être étendu trop largement par une interprétation
créatrice du juge européen. Si celui-ci est amené ainsi à développer
les droits garantis, il se refuse toutefois à ajouter de nouveaux
droits à la liste définie à l'origine par la Convention. Révélatrice
d'une telle démarche est la décision de la Cour dans l'affaire
Johnston c/ Irlande du 18 décembre 1986 (no 112) refusant de
consacrer un droit au divorce. Il revient en effet seulement aux
États membres de modifier les textes originaires par le biais de
Protocoles additionnels (v. par ex. le droit de propriété consacré par
le Protocole no 1 ou le droit à ne pas être jugé ou puni deux fois
reconnu par le Protocole no 7).

A. Les différenciations des droits garantis

546 Droits intangibles et droits conditionnels ◊ La Convention


européenne, comme le Pacte international sur les droits civils et
politiques ou la Convention américaine des droits de l'homme,
contient un certain nombre de droits dont l'existence est garantie :
même en cas de circonstances exceptionnelles, guerre ou danger
public majeur, ils apparaissent insusceptibles de dérogations ou
restrictions. Ces droits, qualifiés d'« intangibles », se différencient
ainsi des droits ordinaires, susceptibles de limitations, qui se
présentent dès lors comme des droits « conditionnels ». En vertu
des dispositions de l'article 15 § 2 de la Convention et de
l'article 4 du Protocole no 7, cinq droits composent ainsi ce « noyau
dur » des droits de l'homme : le droit à la vie (art. 2), le droit de ne
pas être torturé ni de subir de traitements inhumains et dégradants
(art. 3), l'interdiction de l'esclavage et du travail forcé (art. 4, § 1),
la non-rétroactivité de la loi pénale (art. 7) et le droit à ne pas être
jugé ou puni deux fois (art. 4 du Protocole no 7). Si les listes des
droits intangibles visés par les différentes conventions
internationales peuvent varier, les quatre premiers des droits
mentionnés plus haut se retrouvent dans les trois conventions
précitées. Ces droits essentiels protégeant l'intégrité physique et la
dignité de la personne bénéficient ainsi à tous et en toutes
circonstances. Standard minimum des droits de l'homme, ils
impliquent pour les États des obligations absolues. Leur force
contraignante se révèle maximale dans la mesure où la marge
d'appréciation dont dispose l'État à leur égard est des plus réduite,
sans être toutefois nulle. Les dispositions de la Convention,
notamment l'article 15 § 2, en font des droits inaliénables et
imprescriptibles dont l'État n'est pas autorisé à suspendre l'exercice,
même en cas de circonstances exceptionnelles et qui, a fortiori, ne
peuvent faire l'objet de restrictions pour motif d'ordre public.
À l'exception des droits qui constituent le noyau intangible des
droits de l'homme, aucun droit ne peut prétendre à un caractère
absolu. Tous les autres droits reconnus par la Convention et ses
Protocoles peuvent être ainsi qualifiés de droits « ordinaires »,
susceptibles de limitations diverses. Il peut s'agir soit de restrictions
liées aux exigences du maintien de l'ordre public, soit de véritables
dérogations aux droits justifiées par la survenance de circonstances
exceptionnelles. Il convient de relever ici, au sein de cette catégorie
des droits « conditionnels », une autre différenciation. Certains
droits en effet peuvent faire l'objet à la fois de dérogations et de
restrictions. Il s'agit par exemple du droit à la liberté et à la sûreté,
du droit de propriété, de la liberté d'expression, de la liberté de
réunion et d'association ou du droit au double degré de juridiction
en matière pénale. D'autres, en revanche, ne peuvent connaître que
des dérogations, en cas de circonstances exceptionnelles, et non des
restrictions justifiées par des nécessités d'ordre public… Parmi ces
derniers droits, on compte le droit au recours, le droit à
l'instruction, le droit à des élections libres et la liberté de
conscience, d'opinion ou de religion.
L'ensemble de ces différenciations peuvent ainsi induire une
« hiérarchie de valeur » entre ces diverses catégories de droits, en
contradiction apparente alors avec le principe d'indivisibilité des
droits de l'homme proclamé au niveau international. Quelles que
soient les différences de régime juridique observables dans le cadre
de l'application de la Convention européenne, la Cour entend
développer le champ de tous les droits reconnus et a ajouté aux
différenciations issues du texte de la Convention, une autre
distinction notable, susceptible de troubler le jeu d'une telle
hiérarchie. Elle est liée à la notion de « droits constitutifs de la
démocratie ».

547 Les droits constitutifs de la société


démocratique ◊ L'analyse de la jurisprudence de la Cour révèle
une insistance particulière placée sur certains droits qui, en raison
notamment de leur finalité, vont être qualifiés de « droits
fondateurs de la démocratie ».
La Cour dégage d'abord dans son important arrêt Golder
c/ Royaume-Uni du 21 février 1975 (no 18) le principe de la
prééminence du droit en tant que directement lié à la garantie
collective des droits de l'homme. Élément fondamental d'une
société démocratique, ce principe fonde ainsi les droits à la sûreté, à
la sécurité juridique et à un procès équitable. Le premier droit
expressément consacré par la Cour comme un droit fondateur de la
démocratie est relatif à la liberté d'expression. Dans l'arrêt
Handyside, précité, de 1976, les juges européens affirment en effet
que la liberté d'expression « constitue l'un des fondements
essentiels de la société démocratique, l'une des conditions
primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun… ».
Dans une décision rendue le même jour que l'arrêt Handyside, la
Cour voit également dans la liberté de choix des parents en matière
d'éducation, une garantie essentielle du pluralisme. Ainsi, dans
l'arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c/ Danemark du
7 décembre 1976 (no 23), la Cour considère que ce droit « vise à
sauvegarder le principe du pluralisme éducatif dont l'existence est
jugée essentielle à la préservation de la société démocratique ». De
même, le droit à des élections libres est ainsi consacré comme le
corollaire du pluralisme politique, essentiel au fonctionnement d'un
régime politique démocratique (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt du
2 mars 1987, no 113). L'interdiction absolue de la torture et de
traitements inhumains et dégradants par l'article 3 de la Convention
permet encore à la Cour de donner au droit à la protection de
l'intégrité physique, une même qualification. Dans l'arrêt Soering
c/ Royaume-Uni du 7 juillet 1989 (no 161), elle estime ainsi que la
Convention « consacre là l'une des valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques ».
Les juges européens ajoutent, enfin, la liberté de pensée, de
conscience et de religion. Dans la décision Kokkinakis c/ Grèce du
25 mars 1993 (no 260 A), le juge européen affirme clairement
qu'une telle liberté « représente l'une des assises d'une société
démocratique ».
En faisant du concept de « société démocratique », un principe
majeur d'interprétation de la Convention, la Cour est ainsi amenée à
faire apparaître certains droits plus essentiels que d'autres à la
préservation d'un certain ordre démocratique. De par la fonction
« objective » et « structurante » qu'ils remplissent (G. Malinverni,
1989), ces droits peuvent apparaître alors comme des droits
fondateurs, exprimant plus que d'autres certaines valeurs sociales
fondamentales. Ils constituent même dès lors, selon le Professeur
Frédéric Sudre, « les règles qui composent l'ordre public
européen » (F. Sudre, 1996).
Cet ensemble de droits ainsi mis en évidence se distingue de la
catégorie des droits intangibles analysée précédemment. Seul, le
droit de ne pas être soumis à la torture et à des peines ou
traitements inhumains et dégradants, se retrouve d'ailleurs dans les
deux classifications. Une double hiérarchie semble en définitive se
dégager, l'une à partir du texte de la Convention, liée au concept de
droits intangibles, l'autre, à partir de la jurisprudence de la Cour,
autour de la notion de « droits constitutifs de la société
démocratique ». Cette dernière notion et la hiérarchie matérielle
qu'elle peut impliquer traduit bien le caractère dynamique du
système conventionnel et l'interprétation créatrice de la Cour. À la
lecture du texte de 1950 s'ajoute ainsi une lecture plus moderne et
évolutive des principes de la Convention.

548 Droits individuels et droits des groupes ◊ Les droits reconnus


par la Convention, qu'ils soient dits « intangibles » ou
« conditionnels » se présentent comme des droits individuels.
Même les droits qui ne peuvent être exercés que collectivement
comme la liberté d'association ou la liberté syndicale, demeurent
des droits réputés « individuels ». Seul en effet leur exercice
apparaît « collectif ». Il convient donc de distinguer nettement de
cette catégorie, les droits des groupes, dont le titulaire n'est pas un
individu et qui ne sauraient donc être assimilés à des droits
« collectifs ». Reconnus par diverses conventions internationales,
ces droits tendent notamment à la reconnaissance de l'identité d'un
groupe et à la protection de ses caractéristiques culturelles,
linguistiques ou religieuses. Leur expression la plus fréquente est
celle de droits des minorités. S'analysant comme un droit des
peuples et non de la personne, ces droits des minorités ne sont pas
véritablement consacrés par la Convention européenne des droits
de l'homme. L'article 14 sur l'interdiction de discrimination prévoit
tout au plus, au sein d'une longue énumération, que la jouissance
des droits et libertés reconnus doit être assurée « sans distinction
aucune fondée notamment sur […] l'appartenance à une minorité
nationale ». Si la Convention ne renferme pas de dispositions
garantissant des droits spécifiques aux minorités, la Cour a pu
parfois admettre une sorte de protection indirecte à travers, par
exemple, la liberté d'association de l'article 11 (cf. décis.
Sidivopoulos et autres c/ Grèce du 10 juillet 1998). Toutefois, dans
l'arrêt Buckley c/ Royaume-Uni de 1996, elle refuse de reconnaître
que le mode de vie traditionnel des membres d'une minorité – en
l'occurrence les Tsiganes vivant en caravane – puisse affecter
l'application de réglementations d'aménagement ou d'urbanisme,
par le biais d'une invocation de l'article 8 protégeant le droit au
respect de la vie familiale. Elle fera un pas néanmoins vers la
reconnaissance du particularisme communautaire tsigane dans le
cadre de l'affaire Chapman c/ Royaume-Uni de 2001 mais sans
conclure pour autant à la violation en l'espèce de la Convention. On
relèvera en définitive que la Convention ne reconnaît pas les droits
dits de solidarité, tels que le droit à la paix, au développement ou au
respect du patrimoine commun de l'humanité, présentés parfois, de
manière controversée, comme constitutifs d'une « troisième
génération des droits de l'homme ».

B. Le développement des droits garantis

549 La question des droits économiques et


sociaux ◊ L'opposition systématique entre « droits civils et
politiques » d'une part et « droits économiques et sociaux » d'autre
part, s'avère aujourd'hui souvent artificielle. Il est en effet peu
contestable que la réalisation de certains droits – dits de la première
génération – suppose l'exercice concret de droits « économiques et
sociaux ». Il y a par exemple un lien direct entre la protection du
droit à la vie et la reconnaissance d'un droit d'accès des personnes
démunies à un système de soins… Dans la décision Airey c/ Irlande
du 9 octobre 1979 (no 32), la Cour reconnaît ainsi que « nulle
cloison étanche ne sépare la sphère des droits économiques et
sociaux du domaine de la Convention ». Si la Convention consacre
essentiellement des droits civils et politiques, nombre d'entre eux
ont, dès lors, des prolongements d'ordre économique et social.
Ainsi, dans l'affaire Airey, la volonté de protéger « des droits non
pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs », conduit la
Cour à consacrer le droit à l'assistance judiciaire gratuite comme le
« prolongement » du droit d'accès à un tribunal garanti par
l'article 6. Toutefois, quel que soit le caractère dynamique de
l'interprétation de la Cour, un droit de nature sociale, non inscrit
dans la Convention, comme le droit à une allocation parentale, le
droit à un emploi ou le droit de participation d'une personne
handicapée à une activité de loisir (cf. l'arrêt Botta c/ Italie du
24 févr. 1998) ne saurait être invoqué en tant que tel.
L'incompétence de la Cour sera fondée sur l'absence du droit
invoqué parmi ceux garantis par la Convention. De fait, la Cour se
montre très réticente, malgré certains encouragements de la
doctrine (v. not. P.H. Imbert, 1989 et F. Sudre, 1994) à étendre le
raisonnement de la jurisprudence Airey sur les « prolongements
d'ordre économique et social » pour consacrer directement des
prestations sociales en tant qu'« obligations positives » des États.

550 Vers une prise en compte croissante des préoccupations


d'ordre économique et social ? ◊ La Cour de Strasbourg est
toutefois amenée à prendre en compte la dimension des droits
économiques et sociaux, pour l'inclure de manière indirecte dans le
champ de certaines dispositions de la Convention. Ainsi des litiges
liés au licenciement d'un salarié (décis. Obermeier c/ Autriche du
28 juin 1990, no 179), à l'octroi d'une pension d'invalidité (déc.
Schuler-Zgraggen du 24 juin 1993, no 263) ou au droit à pension
d'un agent public (décis. F. Lombardo c/ Italie du 26 novembre
1992, no 249 B) mettent en jeu, en raison notamment de leur nature
patrimoniale, des droits de « caractère civil », relevant dès lors des
garanties du procès équitable de l'article 6. Une telle jurisprudence
traduit ainsi la prise en compte croissante de droits économiques et
sociaux dans le cadre de l'application de la Convention. Elle ne
signifie pas pour autant la consécration de nouveaux droits d'ordre
économique et social. Il ne s'agit en effet, dans toutes les affaires
précitées, que de l'application du droit à un procès équitable dans
des litiges relatifs à des droits à caractère social et non la
satisfaction de revendications directes portant sur des droits
sociaux. On relèvera toutefois que l'application aux titulaires des
droits, des garanties procédurales de l'article 6, ne peut que
renforcer globalement la protection de ces droits à l'emploi, à
pension ou à diverses prestations sociales. Mais elle ne fait pas
pour autant entrer ces droits dans le champ des droits de l'homme,
directement invocables devant la Cour…
Dans un autre cadre, la jurisprudence relative au droit de
propriété (art. 1 du Protocole no 1) traduit aussi une certaine prise
en compte de préoccupations d'ordre social. La Cour tend en effet à
développer les restrictions au droit de propriété, l'amenant ainsi à
protéger indirectement un certain « droit au logement ». Dans une
première décision notable James et autres c/ Royaume-Uni du
21 février 1986 (no 98), la Cour considère qu'une législation
britannique favorisant le rachat de logements, à des conditions
avantageuses, par un locataire, ne constitue pas une violation du
droit de propriété dans la mesure où un législateur national peut
« s'immiscer dans les relations contractuelles entre particuliers pour
protéger le besoin primordial de logement dans une société
moderne ». La Cour va ainsi admettre dans le cadre de la marge
d'appréciation laissée aux États, des mesures nationales
« interventionnistes » susceptibles de restreindre fortement le droit
de propriété. Des législations visant à réduire le montant des loyers
(Mellacher et autres c/ Autriche, 19 déc. 1989, no 169), à limiter les
possibilités de résiliation d'un bail (Velosa Barreto c/ Portugal,
21 nov. 1995, no 334) ou à protéger le maintien dans les lieux de
locataires âgés ou à faibles revenus (Spadea et Scalabrino c/ Italie,
28 sept. 1995, no 315 B) sont dès lors déclarées compatibles avec
les exigences de protection du droit de propriété, en raison du « but
légitime d'utilité publique » qu'elles poursuivent. Si elle contribue à
favoriser l'accès au logement à des fins sociales, cette
jurisprudence, comme la précédente, ne fait pas pour autant
émerger un nouveau droit social fondamental, un véritable « droit
au logement » ne pouvant être invoqué directement devant la Cour.
(v. en ce sens l'arrêt Chapman c/ Royaume Uni du 18 janv.
2001 dans le cadre d'une invocation du droit au respect du domicile
de l'art. 8…). Une telle solution se rapproche ainsi de celle
consacrée notamment par le Conseil constitutionnel français.
En dernier lieu, une interprétation « extensive » de l'article 14 sur
l'interdiction de discrimination a pu aussi tracer une autre voie de
pénétration des préoccupations d'ordre social dans le champ de la
Convention. La Cour a en effet jugé à partir de deux décisions
de 1996 et 1997 que le droit à la non-discrimination (art. 14)
pouvait être invoqué en matière de droits à prestations sociales,
dans la mesure où ces droits présentaient une nature
« patrimoniale » susceptible de les faire bénéficier des garanties du
droit de propriété (art. 1 du Protocole no 1). Le droit à la non-
discrimination ne peut en effet jouer de manière autonome dans
n'importe quelle matière. Il ne peut trouver application que si la
discrimination affecte l'exercice d'un droit expressément protégé
par ailleurs par la Convention. Les droits sociaux ne l'étant pas
directement, l'application de l'article 14 s'explique ainsi, à nouveau,
par une définition très « dynamique » de la notion de « droit
patrimonial ». Elle permet dès lors à la Cour de déclarer
discriminatoire le refus d'une allocation-chômage « d'urgence » par
les autorités autrichiennes, à un ressortissant turc (Gaygusuz
c/ Autriche, 16 sept. 1996) ou l'obligation faite aux hommes et non
aux femmes, célibataires, âgés de plus de quarante-cinq ans et sans
enfants, de verser des cotisations d'allocations familiales
(Van Raalte c/ Pays-Bas, 21 févr. 1997). Une telle jurisprudence
tend ainsi à consacrer un droit à l'égalité de traitement en matière
de prestations sociales, cette démarche rappelant encore celle du
Conseil constitutionnel français en matière d'égalité de droits entre
nationaux et étrangers en situation régulière. Deux décisions
(Lallement c/ France, 11 avr. 2002, indemnisation renforcée de
l'outil de travail en cas de privation de propriété in F. Sudre, J.-
P. Marguénaud, J. Andriantsimbazovina, A. Gouttenoire,
M. Levinet, Grands arrêts de la Cour européenne des droit de
l'homme [GACEDH], éd. 2011, p. 757 et Sidabras et Dziantas c/
Lituanie, 27 juill. 2004, protection du droit de gagner sa vie par le
travail lié au respect de la vie privée, [GACEDH], éd. 2011, p. 520)
traduisent encore nettement le jeu de ces préoccupations d'ordre
social dans la jurisprudence européenne. Si l'interprétation
« dynamique » de la notion de « droit patrimonial », consacrée de
manière peu argumentée parfois par la Cour devait se poursuivre,
elle apparaîtrait alors porteuse d'une vague d'intégration des droits
sociaux dans le champ de la Convention. Elle contribuerait ainsi de
manière détournée à l'actualisation d'un dispositif conventionnel
jusque-là très en retard par rapport aux protections
constitutionnelles nationales, en matière de droits sociaux.

551 La question du droit à l'environnement ◊ L'importance des


préoccupations en matière d'environnement au sein du Conseil de
l'Europe contraste singulièrement aujourd'hui avec le silence de la
Convention. Celle-ci ne reconnaît en effet expressément aucun
droit à l'environnement. Une prise en compte effective supposerait
donc l'intervention d'un Protocole additionnel qui, difficulté
supplémentaire, devrait viser un droit qui n'est pas par nature un
droit individuel, à l'instar des autres droits garantis.
Toutefois, comme en matière de droits sociaux, la jurisprudence
de la Cour traduit une volonté de protéger, indirectement, un certain
droit de l'individu à un environnement sain. Il faut alors que
l'atteinte portée à l'environnement touche également un droit
individuel visé par la Convention. Plusieurs voies ont ainsi été
explorées par des requérants. Si l'invocation du droit à la vie
(article 2), à propos d'essais nucléaires ou l'interdiction de
traitements inhumains ou dégradants (article 3) a eu peu de succès
devant la Cour, l'utilisation du droit à la vie familiale (article 8) et
du droit de propriété ont donné lieu à d'importantes décisions de la
Cour et à une promotion notable du droit à l'environnement.
Ainsi, des nuisances sonores dues à la proximité d'un aéroport
(Powell et Rayner c/ Royaume Uni, 21 févr. 1990, no 172 et Hatton
et al. c/ Royaume Uni du 2 oct. 2001) ou d'une boîte de nuit
(Moreno Gomez c/ Espagne, 16 nov. 2004, obs. J.-P. Marguénaud
in GACEDH, op.cit., 5e éd., 2009, no 47), des odeurs pestilentielles
émanant d'une station d'épuration (Lopez-Ostra c/ Espagne, 9 déc.
1994, no 303 C) ou les rejets d'une usine chimique (Guerra c/ Italie,
19 févr. 1998) sont considérés par la Cour, en raison de leur
importance, comme constitutifs d'une violation du droit au respect
du domicile ou de la vie privée et familiale. La Cour juge même
que la peur des nuisances générées par une activité dangereuse peut
entraîner une violation de l'article 8 (Taskin c/ Turquie, 10 nov.
2004, AJDA 2005. 549, obs. J.-F. Flauss). En 2009, elle étend le
bénéfice de ce droit aux prisonniers en consacrant le droit d'être
détenu dans un environnement sain. Des obligations positives en
découlent ainsi pour les États mais seulement si la situation
présente un degré élevé de gravité.
De même, le droit de propriété a pu être invoqué dans des
contentieux liés à des questions d'atteinte à l'environnement. Si la
Cour s'est parfois montrée réservée sur une telle argumentation, elle
a, dans l'arrêt Zander c/ Suède du 25 novembre 1993 (no 279 B),
nettement affirmé que la pollution de l'eau d'un puits résultant du
fonctionnement d'une décharge publique portait atteinte au droit de
propriété du requérant : « Le droit de jouir de l'eau de son puits
comme boisson est un élément du droit de propriété, justiciable à ce
titre, de la Convention ». La Cour va même au-delà, dans sa prise
en compte des préoccupations d'environnement, en indiquant dans
cette même décision que le fait de vivre « dans la hantise de la
pollution » pouvait constituer un préjudice moral. En outre, la Cour
a même eu l'occasion de lier la protection de l'environnement au
droit à la vie (arrêt L.C.B. c/ Royaume Uni du 9 juin 1998,
Oneryildiz c/ Turquie du 18 juin 2002).
Si la volonté d'intégrer une dimension de protection de
l'environnement apparaît désormais incontestable dans la
jurisprudence européenne, cette protection demeure indirecte,
assurée par le biais des garanties de droits individuels
« classiques »

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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comparé sur les évolutions en cours, Mélanges F. Rigaux, Bruylant, p. 527 s. –
WACHSMANN (P.) [2008], Les droits de l'homme, Dalloz, 5e éd.
CHAPITRE 2
LE MÉCANISME DE PROTECTION

Section 1. LA MISE EN PLACE DE L'ORGANE DE CONTRÔLE : LA COUR


EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
§ 1. La composition de la Cour
A. La désignation des juges
B. Le statut des juges
§ 2. La structure de la Cour
A. L'organisation générale
B. Les diverses formations de la Cour
§ 3. Les compétences de la Cour
A. La compétence consultative de la Cour
B. La compétence contentieuse de la Cour
Section 2. LA MISE EN ŒUVRE DU DISPOSITIF DE CONTRÔLE
§ 1. Le déclenchement du contrôle
A. La saisine de la Cour
B. La recevabilité de la requête
C. La phase d'instruction et de recherche d'une conciliation
§ 2. La phase de jugement au fond
A. La procédure suivie devant la Cour
B. Le contenu des arrêts rendus
§ 3. L'exécution des arrêts de la Cour
A. L'étendue de l'obligation d'exécution des États
B. La surveillance de l'exécution par les États

552 Le mécanisme originaire de protection ◊ Reflétant le


compromis réalisé entre protection des droits et souveraineté des
États, le système de contrôle institué en 1950 s'articule autour de
trois organes : la Commission européenne des droits de l'homme, la
Cour européenne des droits de l'homme et le Comité des ministres.
Les deux premiers sont spécifiques à la Convention, le troisième est
l'organe exécutif du Conseil de l'Europe. La procédure prévue
comprend trois phases : recevabilité de la requête, conciliation et
décision au fond.
La Commission traitait des deux premières phases : elle se
présentait comme un organe « para-juridictionnel », composé de
membres en nombre égal à celui des États parties, élus pour six ans
par le Comité des ministres et bénéficiant d'une indépendance tant
collégiale qu'individuelle. La Commission se trouvait d'abord
chargée du « filtrage » des requêtes. Dans le dispositif de
compromis de 1950, en effet, les individus ne pouvaient agir
directement devant la Cour : les requêtes étaient portées devant la
Commission qui statuait ainsi sur leur recevabilité. Elle devait
ensuite contribuer à l'intervention de règlements amiables entre les
parties, traduisant à nouveau le souci des rédacteurs de la
Convention de ménager les intérêts nationaux et d'éviter,
notamment, une confrontation directe entre la Cour et les États. En
cas d'échec, elle rendait un avis argumenté qualifié de rapport, sur
le fond du litige. Dans l'hypothèse d'un constat de violation, la
Commission jouait alors un rôle d'aiguilleur, pouvant saisir soit la
Cour pour un règlement « judiciaire » du litige, soit le Comité des
ministres, pour un règlement politique. Ces deux derniers organes
se partageaient dès lors le pouvoir de décision sur l'éventuelle
violation par un État de ses obligations conventionnelles.
Mise en place en 1959, la Cour se présentait d'emblée comme
une juridiction internationale dont la compétence pour connaître
des affaires était soumise, comme pour la Commission, à une
acceptation préalable de l'État. Les juges, en nombre égal à celui
des États, étaient élus pour neuf ans par l'Assemblée du Conseil de
l'Europe et rééligibles. Leur indépendance, à titre collégial et
individuel était également statutairement garantie. Elle rendait une
décision déclaratoire sur l'existence ou non d'une violation qui liait
juridiquement les États. Organe politique, de nature
intergouvernementale, le Comité des ministres intervenait soit dans
le cas où l'État n'avait pas accepté la compétence de la Cour, soit
lorsque celle-ci n'avait pas été saisie par la Commission. Il était
alors automatiquement compétent pour se prononcer au fond et
confirmer ou non l'avis de la Commission quant à la violation d'un
droit protégé. Il pouvait adresser à l'État concerné des
recommandations relatives à la violation mais comme celle de la
Cour, sa décision, liant les États, conservait un caractère
déclaratoire.
Mêlant organes de nature juridictionnelle ou politique, ce
mécanisme se révéla en définitive complexe et ambigu.

553 L'évolution progressive du système ◊ Deux éléments majeurs


sont tout d'abord à relever. Facultative, la compétence de la
Commission pour connaître des recours individuels a été peu à peu
acceptée par l'ensemble des États. En outre, si la mise en œuvre du
système de « garantie collective » reposait à la fois sur le droit de
recours des États et le droit de recours individuel, ce dernier va très
vite s'avérer, en pratique, la voie centrale de déclenchement du
contrôle. Le contentieux européen ne va dès lors cesser de
s'accroître.
À partir des années 1990, le nombre de requêtes individuelles
enregistrées pour une année par la Commission est ainsi trois fois
supérieur à la moyenne des trois décennies précédentes.
L'augmentation dès lors du traitement des affaires (trois à quatre
ans) et l'engorgement de la Commission vont rendre plus urgentes
les nécessités de réforme du système. Cela d'autant plus que, dans
le même temps, le Comité des ministres démontre souvent son
incapacité à exercer efficacement ses compétences, hésitant en
particulier à condamner un État qui refuse de reconnaître la réalité
des éléments de violation relevés par la Commission. Autre
évolution concomitante : dans cette dernière décennie, la proportion
d'affaires, transmises par la Commission, respectivement à la Cour
et au Comité des ministres s'est inversée. Si jusque-là, ce dernier
avait à connaître de deux cas sur trois, il n'en connaît que moins
d'un sur trois désormais. Plus des deux tiers des affaires donnant
lieu à un constat de violation aboutissent ainsi devant la Cour. Cet
infléchissement du travail d'aiguillage de la Commission constitue
ainsi une des illustrations de l'importante contribution de cet organe
à la mise en place du système et au développement du droit
européen des droits de l'homme. Pour des raisons de dimension de
l'ouvrage, la « jurisprudence » de la Commission ne pourra faire
toutefois l'objet, ici, d'analyses spécifiques.
Cette évolution traduit déjà un mouvement plus large de
« juridictionnalisation » du dispositif. Les États parties ont
progressivement tous reconnu la compétence de la Cour et l'activité
de cette dernière a considérablement augmenté à partir de la fin des
années 1980. De quelques arrêts rendus par an au début de son
existence, la Cour passe alors à près de quarante arrêts en moyenne.
Le surcroît d'activité de la Commission puis de la Cour et leur
engorgement, les lacunes dans l'exercice, par le Comité des
ministres, de ses compétences, ainsi qu'une volonté de parvenir à
un dispositif conventionnel plus cohérent face au développement
des protections constitutionnelles nationales voire communautaire,
conduisaient inéluctablement à une réforme globale du système.

554 La réforme du mécanisme de protection : l'entrée en


vigueur du Protocole n 11, le 1 novembre 1998 ◊ L'entrée
o er

en vigueur du Protocole no 8, le 1er janvier 1990, constitue un


premier pas dans le perfectionnement du système. Il institue en
effet des chambres de sept membres au sein de la Commission,
compétentes pour connaître des requêtes ne soulevant pas de
difficulté majeure d'application de la Convention, ainsi que des
comités de trois membres chargés de rejeter, à l'unanimité, des
recours manifestement irrecevables. Destinées à remédier à
l'engorgement de la Commission, ces mesures devaient notamment
permettre à cette dernière d'accroître sensiblement le nombre de
décisions rendues chaque année.
Les perspectives d'augmentation du nombre d'États membres,
suite aux bouleversements des situations d'Europe de l'Est,
rendaient toutefois insuffisantes les modifications apportées à un
mécanisme manquant toujours de clarté et de cohérence. Deux
projets de réforme furent alors principalement envisagés : le
premier tendait à l'institution d'un organe juridictionnel unifié
résultant de la fusion de la Commission et de la Cour ; le second
visait à transformer la Commission en tribunal de première instance
et la Cour en juridiction d'appel. L'adoption du protocole no 11, le
11 mai 1994, marque notamment l'aboutissement du premier projet
et de dispositions visant à apporter plus de cohérence et d'efficacité
au mécanisme de protection.
Au mécanisme tripartite originaire, le Protocole d'amendement
de la Convention – nécessitant dès lors pour son entrée en vigueur,
la ratification de l'ensemble des États – substitue une Cour unique
et permanente. La Commission et la Cour fusionnent et le Comité
des ministres ne conserve qu'une compétence résiduelle portant sur
l'exécution des arrêts de la Cour. Il supprime par ailleurs les clauses
facultatives d'acceptation du droit de recours individuel et de la
juridiction obligatoire de la Cour, parachevant les réformes déjà
entreprises et la juridictionnalisation du système (cf. G. Cohen-
Jonathan, 1994).
Désormais tout nouvel État adhérant à la Convention devra
accepter en bloc l'ensemble des dispositions précitées. Le Protocole
no 11 est entré en vigueur le 1er novembre 1998, après ratification
par l'ensemble des États. Une telle restructuration institutionnelle
s'avérait justifiée par les nécessités de simplification du mécanisme
et d'accélération du règlement des litiges : il fallait en moyenne
en 1994 plus de cinq ans et huit mois pour qu'intervienne une
décision définitive de la Cour. Cette durée s'ajoutant à celle des
procédures internes, une semblable situation apparaissait peu
compatible avec les exigences mêmes de la Convention…

555 Avantages et inconvénients de la réforme ◊ Au titre des


premiers, il faut relever la consécration de l'accès direct de
l'individu à la Cour, une meilleure « lisibilité » du dispositif par le
justiciable, la limitation des chevauchements et doubles emplois, le
renforcement du caractère judiciaire de la procédure et la réduction,
espérée, de sa durée et de son coût. En définitive, est attendue une
efficacité accrue d'une juridiction dont les membres siègent
désormais à plein-temps.
Relativement aux seconds, peuvent être envisagées la perte des
garanties offertes par un double examen complet (Commission
+ Cour) et les difficultés sans doute plus grandes d'intervention d'un
règlement amiable, dues au changement d'environnement des
négociations et à la réduction drastique de compétence du Comité
des ministres. Toutefois, sur ce dernier point, la complémentarité
recherchée entre un organe juridictionnel – la nouvelle Cour –
statuant seul en droit et un organe politique – le Comité des
ministres – surveillant l'exécution des décisions rendues par la
Cour, apparaît logique et salutaire, l'organe politique ayant montré
dans le passé ses difficultés à régler en toute indépendance les
litiges qui lui étaient déférés.
Ainsi conçu, le système paraît devoir gagner en cohérence et en
efficacité, à condition que puisse être évité un engorgement de la
nouvelle Cour. Or du fait notamment de l'adhésion de nouveaux
États parties mais aussi d'un accroissement constant du nombre
global de requêtes (durant l'année 2011, la Cour a été ainsi saisie de
64 500 nouvelles requêtes, 151 600 étant encore pendantes devant
elle…), la question de l'engorgement se pose à nouveau. La
perspective d'une croissance continue de la charge de travail de la
Cour et du Comité des ministres a ainsi conduit à l'adoption du
Protocole no 14 ouvert à la signature le 13 mai 2004 et dont l'entrée
en vigueur était subordonnée à l'accord de tous les États parties
(dans l'attente de son entrée en vigueur, l'accord de Madrid du
12 mai 2009 permet aux États ayant exprimé leur consentement
l'application provisoire de certaines dispositions du Protocole. V.
également le Protocole 14 bis ouvert à la signature des États
membres le 27 mai 2009). Depuis la ratification par la Russie en
janvier 2010, le Protocole n° 14 est désormais entré en vigueur.
Cette nouvelle réforme inclut notamment un renforcement du
filtrage des recours individuels et l'institution d'un juge unique ou la
compétence donnée au Comité de trois juges pour statuer au fond
dans le cas d'affaires « répétitives ». L'analyse du dispositif
remodelé par le Protocole no 11 sera menée en deux temps autour
de la mise en place de l'organe de contrôle, d'abord (Section 1) et
de la mise en œuvre du dispositif de contrôle, ensuite (Section 2).

SECTION 1. LA MISE EN PLACE DE L'ORGANE DE


CONTRÔLE : LA COUR EUROPÉENNE DES
DROITS DE L'HOMME

556 La Cour, juridiction internationale permanente ◊ L'idée


d'instituer une juridiction internationale à vocation régionale pour
contribuer à la protection des droits de l'homme en Europe s'impose
dès les premiers débats relatifs aux négociations de la Convention.
Intervenant en tant que représentant du Royaume-Uni, Winston
Churchill déclarait ainsi lors de la première session de l'Assemblée
consultative du Conseil de l'Europe, le 17 août 1949 :
« Dès que les fondements des droits de l'homme seront déterminés, nous espérons
qu'une Cour européenne puisse être instituée, devant laquelle les cas de violation de ces
droits, au sein de nos douze nations, pourraient être présentés pour jugement devant le
monde civilisé… Une telle juridiction, bien entendu, ne disposerait d'aucun pouvoir de
sanction et dépendrait, pour l'exécution de ses décisions, des actions individuelles des
États réunis dans le cadre du Conseil de l'Europe. Mais ces États auront souscrit par
avance à ce dispositif et je n'ai aucun doute sur les capacités de l'opinion publique de ces
différents pays à les convaincre d'agir en accord avec les jugements rendus en toute
indépendance… »

Juridiction unique et permanente depuis le 1er novembre 1998, la


Cour dispose aujourd'hui d'une force d'influence sur les ordres
juridiques nationaux, sans commune mesure sans doute avec ce que
pouvait envisager alors Winston Churchill… De facultative
en 1950, sa compétence est devenue aujourd'hui obligatoire et le
droit d'action individuelle a considérablement amplifié son domaine
d'intervention. On peut y voir l'aboutissement logique des
intentions originaires puisque la Cour de Strasbourg avait été
conçue en premier lieu en opposition à la Cour internationale de
Justice de La Haye qui ne pouvait connaître que des requêtes des
États, et la Cour rappela dès 1960, dans l'arrêt Lawless c/ Irlande
(arrêt du 14 nov. 1960, no 1) son souci de sauvegarder les intérêts de
l'individu à tout moment de la procédure – en l'occurrence ici quant
à son droit de représentation par un avocat devant les organes de la
Convention –. Comme la Haute Juridiction de La Haye, la Cour de
Strasbourg demeure toutefois une juridiction de nature
internationale instituée sur la base d'un traité entre États, « afin
d'assurer, comme le prévoit notamment l'article 19 de la
Convention européenne des droits de l'homme, le respect des
engagements souscrits par les Hautes Parties Contractantes ».

557 La Cour ne peut être qualifiée, en l'état, de « Cour


constitutionnelle » ◊ S'appuyant sur l'invocation d'un
rapprochement entre l'activité de la Cour européenne et celle des
Cours constitutionnelles nationales, un débat est entretenu, dans la
période récente, par une partie de la doctrine (sur le débat et ses
références, v. J.-F. Flauss, 1998) voire par la Cour elle-même (cf. la
dimension « constitutionnelle » de la Convention invoquée dans
l'arrêt Loizidou du 23 mars 1995, préc., ou la référence par l'ancien
président de la Cour, R. Ryssdal à une « Cour constitutionnelle
européenne ») autour de l'assimilation de la Cour de Strasbourg à
une Cour constitutionnelle.
Certaines similitudes apparentes sont ainsi invoquées à cette fin :
à l'instar d'une juridiction constitutionnelle, la Cour européenne
assurerait par son contrôle la sauvegarde d'un droit supérieur, la
Convention étant elle-même qualifiée de « Charte
constitutionnelle ». Comme les Cours constitutionnelles
européennes, la Cour de Strasbourg s'attacherait à partir d'une
même interprétation créatrice ou « vivante » au développement des
droits fondamentaux garantis.
Une telle argumentation se heurte toutefois à différents obstacles
juridiques, dépassant la simple querelle sémantique (L. Favoreu,
1995). S'il est incontestable que la Cour européenne des droits de
l'homme, ou la Cour de justice des Communautés européennes,
contribuent comme les Cours constitutionnelles nationales à
l'épanouissement d'une « société démocratique » à l'échelle
européenne, autour de la défense du pluralisme et des libertés, elles
ne sauraient pour autant être qualifiées aujourd'hui de Cours
constitutionnelles, voire même pour la Cour de Strasbourg de
super-Cour constitutionnelle, dans la mesure où elle serait tentée de
contrôler, par le biais de l'article 6 § 1 de la Convention, les
procédures suivies par les juridictions constitutionnelles nationales
(cf. not. l'arrêt Ruiz-Matéos c/ Espagne du 23 juin 1993, no 262).
Ainsi, la Cour de Strasbourg se situe d'abord dans un cadre de
nature internationale et non constitutionnelle : la Convention
européenne n'est pas l'œuvre d'un pouvoir constituant européen et
se trouve essentiellement régie par le droit des traités. En second
lieu, la Cour européenne n'apparaît pas comme l'organe de contrôle
d'un Parlement législateur et ne dispose pas d'un véritable pouvoir
d'invalidation de la norme contrôlée. On sait en troisième lieu que
la légitimité démocratique, indispensable à une Cour
constitutionnelle, découle notamment du mode de désignation de
ses membres et de l'absence de pouvoir de « dernier mot ». Ses
juges sont ainsi désignés par des autorités politiques élues, selon
une procédure associant au moins partiellement majorité et
opposition, pour un mandat de longue durée et, en toute hypothèse,
non renouvelable. En outre, les décisions d'un juge constitutionnel
peuvent être renversées par le pouvoir constituant, dans le cadre
d'une révision constitutionnelle, comme le montrent les pratiques
constitutionnelles américaines et européennes. Dans les deux cas, la
situation de la Cour de Strasbourg est loin de satisfaire à ces
exigences. Ses juges sont certes élus par l'Assemblée parlementaire
du Conseil de l'Europe mais à partir de listes arrêtées
discrétionnairement par les seuls gouvernements des États. De
surcroît, leur mandat étant renouvelable, les membres de la Cour
européenne ne sont pas à l'abri de pressions gouvernementales
comme ont pu le révéler, certaines tensions lors de la mise en place
de la nouvelle Cour … Le protocole no 14 prévoit toutefois
l'institution d'un mandat unique de neuf ans. Enfin, à la différence
des jugements constitutionnels, les décisions de la Cour de
Strasbourg s'avèrent, de fait, irréversibles, leur renversement par
une révision de la Convention, qui suppose la ratification de
l'ensemble des États, restant en effet largement hypothétique…
Pour toutes ces raisons et sauf manipulation excessive des
concepts (ou intervention, à l'avenir, d'une véritable Constitution
européenne…), l'assimilation de la Cour de Strasbourg à une Cour
constitutionnelle demeure impossible.

§ 1. La composition de la Cour

A. La désignation des juges

558 La présentation des candidatures ◊ La Cour comprend un


nombre de juges égal à celui des Hautes Parties contractantes
(Convention, art.) et la présentation des candidats (trois par État
pour laisser une certaine liberté de choix aux instances
européennes) incombe à chaque gouvernement. Le mode de
sélection de ces derniers relève ainsi discrétionnairement des États.
À quelques exceptions près, où la liste comportant les trois noms
est approuvée par un vote parlementaire, la composition des listes
en vue de la désignation des membres de la Cour est déterminée
sans transparence et sans concertation par les gouvernements
respectifs. Certains continuent de présenter les candidats par ordre
de préférence.
Les listes comprennent souvent une faible proportion de
candidats de moins de quarante ans et de femmes. Sont par contre
largement représentés les magistrats et les professeurs de droit.
Malgré le souci de l'Assemblée parlementaire du Conseil de
l'Europe de rationaliser la présentation des candidatures,
notamment par l'utilisation d'un modèle de curriculum vitae, ces
présélections nationales ont été effectuées le plus souvent de
manière confidentielle et à partir de critères partisans. On peut ainsi
considérer que de telles listes ne satisfont pas toujours pleinement
aux exigences de compétence et d'indépendance posées par
l'article 21 de la Convention (v. not. J.-F. Flauss, 1998)…

559 La procédure de désignation ◊ Après examen des listes par le


Comité des ministres, est prévue une audition des candidats devant
une sous-commission ad hoc « sur l'élection des juges », au sein de
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Celle-ci doit en
particulier vérifier la qualité des candidatures pour s'assurer du
respect du principe d'équivalence posé par les règles de
l'Assemblée. Pour éviter des manipulations étatiques, les trois
candidatures doivent apparaître « équivalentes » pour ne pas
fausser, par la présence d'un ou deux « faire-valoir » le choix final.
L'élection des juges se fait par l'Assemblée parlementaire, à la
majorité qualifiée des suffrages exprimés. En pratique, les suffrages
portent sur les candidats recommandés par les différents groupes
politiques de l'Assemblée et logiquement, le plus souvent, sur celui
qui dans chaque liste avait obtenu le soutien de la sous-
commission. En définitive, le candidat qui a la préférence de son
État l'emporte le plus souvent.

560
La physionomie de la nouvelle Cour (situation au 1 juin er

2015) ◊ La Cour est présidée par le juge luxembourgeois Dean


Spielmann qui a succédé en septembre 2012 au juge britannique
Nicolas Bratza, lui-même ayant remplacé en 2011 le juge français
Jean-Paul Costa. Elle comprend deux vice-présidents, Josep
Casadevall (Andorre) et Guido Raimondi (Italie) et trois présidents
de section, Isabelle Berro-Lefèvre (Monaco), Ayse Isil Karakas
(Turquie). Le juge français est André Potocki, magistrat issu de la
Cour de cassation et ancien juge au Tribunal de première instance
de l'Union européenne.
Plusieurs éléments caractéristiques peuvent être par ailleurs
relevés. Un certain rajeunissement et une relative féminisation de
l'effectif (environ 30 % de femmes) sont perceptibles. Quant à
l'origine professionnelle des juges élus, les corps des magistrats (la
plupart appartenant à des juridictions suprêmes) et des professeurs
de droit sont fortement représentés. On trouve également des hauts
fonctionnaires et des avocats, dans l'ensemble des personnalités
expérimentées en matière de Droits de l'homme.

B. Le statut des juges

561 Le mandat ◊ L'entrée en vigueur du Protocole n° 14 en 2010 met


fin à l'ancien mandat de six ans, renouvelable et institue un mandat
unique de neuf ans. Une telle réforme apparaît de nature à renforcer
l'indépendance des juges (P. Boillat, 2006).
Autre élément notable par rapport à l'ancien statut, une limite
d'âge, plutôt sévère, a été fixée à soixante-dix ans.

562 L'indépendance des juges ◊ Outre l'indépendance tirée du haut


degré de qualification exigée par la Convention, les juges siègent à
la Cour à titre individuel (art. 21 § 2) et disposent de divers
privilèges et immunités (art. 51). De même, un juge ne peut être
relevé de ses fonctions que si les autres juges décident à la majorité
des deux tiers qu'il a cessé de répondre aux conditions requises. À
noter que pendant la durée de leur mandat, ils ne peuvent exercer
aucune activité incompatible avec les exigences d'indépendance,
d'impartialité ou de disponibilité requise par une activité exercée à
plein-temps (art. 21 § 3).
Au plan collégial, l'indépendance de la Cour se traduit enfin dans
l'élaboration autonome de son règlement intérieur et de sa
procédure. Elle élit également pour trois ans son président et ses
vice-présidents, rééligibles. Présenté souvent, aux États-Unis
notamment, comme un élément d'indépendance, la Cour statue à la
majorité des présents, la publication des opinions dissidentes étant
admise.

§ 2. La structure de la Cour

A. L'organisation générale

563 L'importance de la présidence de la Cour ◊ Élu pour trois ans


par l'Assemblée plénière avec possibilité de réélection, le Président
dirige d'abord l'ensemble des travaux et services de la Cour. Il
convoque la Cour en session plénière et si les diverses formations
de la Cour siègent de manière permanente, les périodes de session
sont définies, chaque année, sur proposition du Président. Ce
dernier préside ces séances plénières comme celles de la Grande
Chambre et du Collège de cinq juges. En cas de partage des voix et
après un nouveau vote, la voix du Président apparaît enfin
prépondérante.

564 Le greffe de la Cour ◊ Le règlement de la Cour définit


l'organisation et les missions du greffe. Il est dirigé par un greffier,
élu par l'Assemblée plénière pour cinq ans, avec possibilité de
réélection. Ce dernier est assisté d'un greffier adjoint, élu dans les
mêmes conditions. Des « rapporteurs non judiciaires » font
également partie du greffe de la Cour (art. 18 A du règlement de la
Cour). Désignés par le Président de la Cour sur proposition du
greffier, ils se trouvent affectés à l'ensemble de la Cour et non à un
juge particulier. Ils sont chargés d'assister la Cour lorsqu'elle siège
en formation de juge unique.
B. Les diverses formations de la Cour

565 L'assemblée plénière ◊ C'est la plus solennelle. Elle est chargée


notamment de l'élection du Président et de l'adoption du Règlement
intérieur et n'exerce que des fonctions administratives : elle procède
en particulier, sur proposition du Président, à la constitution des
Chambres, appelées sections par le Règlement de la Cour, pour une
période de trois ans. Il en existe quatre, comprenant chacune une
dizaine de juges et composées de manière à garantir certains
équilibres, notamment géographiques, au sein de la Cour.
La Cour comporte ensuite trois séries de formations
contentieuses, les Comités, les Chambres et la Grande Chambre
(art. 27).

566 Le juge unique et les Comités de trois juges ◊ Issue de la


réforme du Protocole n° 14 et mise en place à partir de 2009, la
formation de juge unique est seulement compétente pour prononcer
l'irrecevabilité d'une requête individuelle ou la rayer du rôle. Si elle
apparaît recevable, elle est transmise pour examen à un Comité de
trois juges ou à une Chambre. Constitués pour une année, au sein
d'une même Section, les Comités ont pour mission d'abord le
filtrage des requêtes individuelles. À l'unanimité et par décision
motivée, ces comités peuvent ainsi déclarer l'irrecevabilité d'un
recours. Le Protocole no 14 leur accorde également compétence
pour statuer au fond dans le cas d'affaires dites « répétitives » ou
portant sur des matières où la jurisprudence de la Cour est bien
établie. À défaut d'unanimité, la requête sera transmise à une
Chambre.

567 Les Chambres de sept juges ◊ Elles constituent les formations


ordinaires de jugement. Chaque Section comporte trois Chambres.
Pour le jugement d'une affaire donnée, la Chambre comprend, outre
le président de la Section et le juge élu au titre de l'État, partie au
litige, cinq juges désignés par le président de la Section, selon un
système de rotation. Ces Chambres se prononcent tant sur la
recevabilité que le fond des recours. Elles peuvent également
proposer un règlement amiable, fonction autrefois assumée par la
Commission et traduisant l'originalité du mécanisme de la
Convention. Cela peut désormais, toutefois, poser un problème en
termes d'impartialité dans la mesure où, en cas d'échec de la
conciliation, la même Chambre devra statuer sur la violation
alléguée.

568 La Grande Chambre de dix-sept juges ◊ Elle représente


l'instance supérieure de jugement ayant compétence pour
réexaminer, à titre exceptionnel, les arrêts rendus en Chambre. Elle
comprend des membres de droit : le président de la Cour, les vice-
présidents, les présidents de Sections et le juge élu au titre de l'État,
partie au litige. Les autres juges sont désignés, pour chaque affaire,
par l'assemblée plénière, sur proposition du président. Ce dispositif
soulève là encore des questions d'impartialité puisque deux juges –
le président de la Section dont est issue la Chambre ayant rendu la
première décision et le juge élu au titre de l'État concerné – vont
être amenés à se prononcer à nouveau sur une même affaire. Les
exigences d'impartialité dont la Cour vérifie scrupuleusement le
respect par les juridictions nationales semblent ici faire
singulièrement défaut.

§ 3. Les compétences de la Cour

A. La compétence consultative de la Cour

569 Une compétence consultative virtuelle ◊ L'article 47 confère à


la Cour diverses attributions relatives à l'interprétation de la
Convention et de ses Protocoles. À la demande du Comité des
ministres, c'est la Grande Chambre qui pourrait ainsi rendre un avis
motivé. Toutefois, elle ne peut être saisie de questions portant sur
l'étendue des droits garantis ou ayant déjà fait l'objet d'un recours.
Ainsi strictement délimitées, ces attributions consultatives n'ont
jamais été exercées par la Cour…
B. La compétence contentieuse de la Cour

570 Une compétence contentieuse étendue ◊ Cette compétence,


obligatoire pour tous les États membres depuis la suppression par le
Protocole no 11 de la clause facultative est largement définie par
l'article 32 de la Convention.
Celui-ci prévoit en effet que la compétence de la Cour s'étend à
toutes les questions concernant l'interprétation et l'application de la
Convention et de ses Protocoles, qui lui seront soumises dans le
cadre de litiges interétatiques ou de requêtes individuelles. La
jurisprudence européenne consacre nettement cette plénitude de
juridiction, depuis l'examen de recevabilité, l'établissement des faits
et la recherche de conciliation jusqu'au prononcé éventuel de la
décision au fond. Confortant ce principe, l'article 32 § 2 dispose
également qu'en cas de contestation sur le point de savoir si la Cour
est compétente, il appartient à cette dernière de décider.

SECTION 2. LA MISE EN ŒUVRE DU DISPOSITIF DE


CONTRÔLE

§ 1. Le déclenchement du contrôle

A. La saisine de la Cour

571 Les requêtes étatiques ◊ En vertu de l'article 33 de la


Convention, tout État membre peut saisir la Cour de tout
manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles
qu'il croira pouvoir imputer à un autre État membre. Illustration
même du système de « garantie collective » institeué par la
Convention, ce droit de recours étatique consacrait une possibilité
d'ingérence, au nom de valeurs communes, dans les affaires d'un
autre État en matière de droits de l'homme.
L'État peut intervenir dans le cadre d'un recours réputé
« objectif », n'ayant pas à justifier d'un intérêt particulier ou d'une
violation concernant l'un de ses ressortissants.
La crainte de représailles entre États a largement limité
l'utilisation de ce dispositif et son bilan d'application ne fait
apparaître qu'une quinzaine de cas, plusieurs d'entre eux étant de
surcroît liés à des conflits politiques souvent endémiques (requêtes
contre la Turquie liées au problème de Chypre ou contre le
Royaume-Uni, liées au problème irlandais, ou contre la « Grèce des
colonels » par exemple…). En décembre 2011, une plainte de la
Géorgie contre la Russie, pour atteintes notamment au droit à la vie
ou à l'interdiction de la torture, liées à l'intervention russe en
Ossétie du Sud d'août 2008, a été toutefois jugée recevable… Par
ailleurs, deux requêtes seulement ont conduit à une décision de la
Cour (Irlande c/ Royaume-Uni du 18 janvier 1978 et Chypre c/
Turquie, 10 mai 2001) et le Comité des ministres a souvent
témoigné de son incapacité à régler efficacement ces affaires.

572 Les requêtes individuelles ◊ Instrument essentiel du dispositif


européen, souligné précédemment, le droit de recours individuel, de
plus en plus connu des justiciables, explique à lui seul le
formidable développement du contrôle européen. De quelques
dizaines ou centaines d'affaires traitées à l'origine, la Cour est
passée à plus de dix mille au tournant du siècle et à plus de soixante
mille désormais chaque année. Ouvert de plein droit, depuis la
suppression de la clause facultative par le Protocole no 11, ce droit
de recours permet aussi une saisine directe de la Cour. Si
jusqu'en 1998, celle-ci ne peut qu'être saisie par la Commission (la
plus grande majorité des cas) ou par un État, le Protocole
no 11 ménage désormais un accès direct de l'individu, à condition de
franchir le cap du filtrage par un juge unique ou un Comité de trois
juges.
L'article 34 de la Convention reconnaît très largement ce droit de
recours à toute personne physique, toute organisation non
gouvernementale ou tout groupe de particuliers se prétendant
victime d'une violation par l'un des États membres. Le recours est
ainsi ouvert aussi bien aux étrangers ou aux réfugiés qu'aux
nationaux. Le requérant doit seulement pouvoir invoquer un intérêt
personnel à agir. Ce contentieux européen est donc un contentieux
concret, la jurisprudence de la Cour ayant interprété en outre la
notion de « victime » de manière extensive, admettant la situation
de victime « potentielle » ou « éventuelle » (v. not. l'affaire Soering
du 7 juill. 1989, préc.)… Le préjudice exigé apparaît donc alors
purement hypothétique. Le déclenchement d'une telle action est en
outre favorisé par l'absence de formalisme ici de la Convention.
Une simple lettre adressée au secrétariat de la Cour et présentant
sommairement la violation invoquée suffit à l'enregistrement de la
requête, des éléments supplémentaires étant par la suite exigés. Les
requérants peuvent agir seuls ou par l'intermédiaire d'un conseil, la
procédure devant la Cour étant gratuite et le bénéfice de l'aide
judiciaire pouvant être accordé par le président de la Chambre
concernée.

B. La recevabilité de la requête

573 La condition d'épuisement des voies de recours


internes ◊ Première exigence posée par l'article 35 § 1 de la
Convention, cette règle traduit tout particulièrement la subsidiarité
du dispositif. Le requérant doit prouver avoir utilisé, dans son pays
d'origine, tous les recours réputés « utiles » au sens de la Cour. Il
peut être ainsi dispensé d'exercer un recours aléatoire – par
exemple un pourvoi en cassation alors qu'une jurisprudence
constante s'oppose à son argumentation – ou inadapté car
insusceptible de remédier à la situation litigieuse (v. par ex. Les
Saints Monastères c/ Grèce, 9 déc. 1994). De même, la survenance
de préjudices exceptionnels peut encore dispenser le requérant de
cette exigence, comme l'a notamment jugé la Cour dans les affaires
de contamination par le virus du Sida à la suite de transfusions (cf.
X c/ France, 31 mars 1992).

574 La condition de délai ◊ Le recours doit être déposé dans les


quatre mois (depuis l'adoption du protocole 15 en mai 3013) au lieu
de six mois précédemment, suivant la date à laquelle la décision
nationale est devenue définitive. La jurisprudence européenne
traduit là encore une certaine souplesse d'application. Le délai ne
court ainsi que du moment où l'intéressé a eu une connaissance
suffisante de la décision. Le délai peut être également suspendu
pour raisons de santé et d'empêchement du requérant ou en cas de
force majeure.

575 La condition de caractère « sérieux » de la


requête ◊ L'article 35 § 2 et § 3 prévoit d'abord l'irrecevabilité de
requêtes individuelles qui auraient déjà été portées devant une autre
instance internationale de protection : la Cour européenne ne
saurait ainsi être transformée en instance d'appel du Comité des
droits de l'homme pouvant être saisi dans le cadre du Pacte
international sur les droits civils et politiques… Il dispose ensuite
que la requête doit porter sur un droit entrant dans le champ de
compétence de la Cour et ne pas apparaître abusive ou mal fondée.
Ainsi les recours chicaniers ou étrangers au but poursuivi par la
Convention seront déclarés irrecevables car abusifs, mais non le
refus de rechercher un règlement amiable. Le « défaut manifeste de
fondement » conduit enfin la Cour à mener dès le stade de la
recevabilité une analyse au fond, notamment sur la réalité des
éléments de violation ou de l'incompatibilité des mesures nationales
avec la Convention. Le Protocole no 14 prévoit par ailleurs
l'introduction d'un nouveau critère de recevabilité, permettant
d'écarter les requêtes dans lesquelles le requérant n'a subi aucun
« préjudice important ». Cette notion peut soulever difficultés
d'application mais certaines conditions ou précautions sont prévues
par le Protocole no 14…

576 L'intervention de la décision de la Chambre sur la


recevabilité ◊ La décision doit être motivée et mentionner si la
Chambre s'est prononcée à l'unanimité ou à la majorité. Une
déclaration d'irrecevabilité est, en principe, insusceptible de recours
et définitive. Une décision de recevabilité peut encore être remise
en cause à un stade plus avancé de la procédure, l'État défendeur
pouvant notamment soulever, y compris devant la Grande
Chambre, une exception d'irrecevabilité à la condition toutefois de
l'avoir déjà fait au stade initial de la procédure. Le cap de la
recevabilité demeure toutefois difficile à franchir et plus de 90 %
des requêtes sont chaque année déclarées irrecevables.

C. La phase d'instruction et de recherche d'une conciliation

577 L'examen contradictoire de l'affaire ◊ Il donne lieu, après


admission de la recevabilité, à une mise en état du dossier avec les
représentants des parties. L'établissement des faits est garanti par de
larges pouvoirs d'instruction de la Chambre (demandes de
renseignements, auditions des parties, de témoins ou d'experts,
enquêtes sur place…) se heurtant parfois aux manœuvres
d'obstruction des États…

578 La recherche de règlement amiable ◊ L'article 38 de la


Convention prévoit que la Cour se met alors « à la disposition des
intéressés en vue de parvenir à un règlement amiable de l'affaire
s'inspirant du respect des droits de l'homme… ». Il ne peut ainsi y
avoir transaction sur les droits garantis mais seulement sur la
compensation du préjudice subi. En cas de conclusion d'un
règlement amiable satisfaisant à ces exigences, la Cour raye
l'affaire du rôle par une décision qui se limite à un bref exposé des
faits et de la solution adoptée (article 39). Un échange de lettres
formalise toutefois les engagements des parties, la Cour ayant par
ailleurs jugé que dans des cas particuliers, l'intervention d'un
règlement amiable n'interdit pas une nouvelle saisine de l'organe de
contrôle dans le cadre de la même affaire (v. not. décis. X c/ France
du 22 avr. 1998).
La décision consacrant le règlement amiable éventuel est
transmise au Comité des ministres qui en surveille l'exécution. Si,
dans la plupart des cas, une indemnité est accordée au requérant, les
États s'engagent parfois aussi à la prise de mesures individuelles
(remise de peine, suspension d'expulsion…) voire de mesures
générales destinées à « corriger » l'ordre juridique interne (nouvelle
réglementation sur l'expulsion ou l'administration des prisons…).
En cas d'échec de la conciliation, la procédure entre alors dans la
phase de jugement au fond.
§ 2. La phase de jugement au fond

Depuis la réforme du système le 1er novembre 1998, la


productivité de la Cour est en constante progression. Ainsi plus de
90 % des arrêts rendus depuis la création de la Cour en 1959, l'ont
été entre 1998 et 2010 (CEDH, Faits et chiffres, janv. 2012). De là
sans doute, la ferveur marquée par la Cour à l'intervention de
règlements amiables…
En 2011, la Cour a rendu 1157 arrêts.

A. La procédure suivie devant la Cour

579 Les éléments généraux de procédure ◊ Outre la publicité des


audiences, sauf circonstances exceptionnelles, la transparence du
dispositif suppose l'accès du public aux documents détenus au
greffe, ainsi qu'aux arrêts prononcés, rédigés en anglais ou en
français et publiés. La procédure mêle les phases écrites et orales et
des audiences peuvent se tenir soit d'office, soit à la demande des
parties. La Cour peut entendre à cette occasion tout témoin ou
expert et chacune des parties ou leurs représentants. Tout en
consacrant une Cour unique, le Protocole no 11 institue une sorte de
« double degré de juridiction » même si l'intervention de la Grande
Chambre est conçue comme exceptionnelle. Le passage d'une
affaire de la Chambre à la Grande Chambre suppose toutefois le
suivi de procédures spécifiques. Enfin, l'article 36 de la Convention
organise désormais une possibilité de tierce intervention. Ainsi
l'État dont un ressortissant est requérant peut présenter des
observations écrites et prendre part aux audiences. De même, dans
l'intérêt d'une bonne administration de la justice, le Président de la
Cour peut inviter tout État, non partie à l'instance ou tout tiers
intéressé à déposer des observations ou participer aux audiences.
Cette procédure qui permet notamment d'associer des organisations
non gouvernementales au fonctionnement du dispositif européen,
rappelle la formule des « amicus curiae », très utilisée dans certains
systèmes de common law, en particulier devant la Cour suprême
des États-Unis.
580 L'articulation de la procédure entre les Chambres et la
Grande Chambre ◊ Le cheminement d'une affaire jusqu'à la
Grande Chambre peut dépendre soit du dessaisissement d'une
Chambre, soit d'une saisine par l'une des parties au litige.
Dans le premier cas, une Chambre peut, tant qu'elle n'a pas rendu
son arrêt, se dessaisir au profit de la Grande Chambre, si l'affaire
pendante soulève une question grave relative à l'interprétation de la
Convention ou de ses Protocoles, ou si la solution d'une question
peut conduire à une contradiction avec un arrêt rendu
antérieurement par la Cour (art. 30). Une telle décision de la
Chambre n'a pas à être motivée, les parties disposant d'un délai d'un
mois à partir de la communication par le greffe, pour s'y opposer.
La Chambre se prononce alors sur la pertinence des objections
opposées.
Dans le second cas, l'article 43 prévoit que dans un délai de trois
mois à compter de la date de l'arrêt d'une Chambre, toute partie
peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l'affaire
devant la Grande Chambre. Étant conditionné par des circonstances
« exceptionnelles », ce renvoi n'est pas automatique et ne fait pas
de la Grande Chambre une véritable instance d'appel. Pour éviter
d'éventuelles dérives, un filtrage des demandes de renvoi est
effectué par un collège de cinq juges, organisé dans le cadre de la
Grande Chambre. Le renvoi ne sera ainsi déclaré recevable que si
l'affaire soulève une question grave relative à l'interprétation ou à
l'application de la Convention ou de ses Protocoles, ou encore une
question grave de caractère général (art. 43 § 2). Dans le premier
cas, il s'agit ainsi d'assurer une certaine unité de la jurisprudence de
la Cour. Dans le second, le renvoi se justifie sans doute par l'intérêt
national en jeu et l'impact potentiel de la décision de la Cour… Il
est sûr que l'augmentation du nombre de renvois tendrait à
l'introduction d'un double degré de contrôle et alourdirait la
procédure, rendant délicate la réduction de la durée de règlement
des affaires devant la Cour… Une telle évolution ne s'est pas
manifestée. On relèvera que pour l'année 2003, douze arrêts
prononcés, seulement, sur sept cent trois, l'ont été par la Grande
Chambre.
B. Le contenu des arrêts rendus

581 La constatation de la violation ◊ La Cour statue en droit sur la


violation invoquée, par un jugement déclaratoire. La Cour
« déclare » seulement la compatibilité ou non de la situation
nationale avec la Convention. Elle n'a pas le pouvoir de modifier ou
d'annuler la mesure en cause ni d'adresser d'injonctions spécifiques
à l'État.

582 L'octroi d'une réparation ◊ L'article 41 précise qu'en cas de


violation déclarée, la Cour peut accorder, s'il y a lieu, à la partie
lésée, une « satisfaction équitable », si le droit interne de l'État ne
permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette
violation. Cette réparation octroyée n'est donc que subsidiaire mais
la Cour dispose d'un large pouvoir d'appréciation. Pour être
réparable, le préjudice doit apparaître personnel, direct et certain,
qu'il soit d'ordre moral ou matériel. La satisfaction équitable
implique généralement l'allocation d'une indemnité au requérant
mais la Cour peut considérer que la déclaration de violation, en
elle-même, peut constituer une satisfaction suffisante. Depuis deux
décennies, le montant de ces réparations, longtemps limité, se
révèle plus variable, pouvant atteindre parfois des niveaux
importants (un premier exemple avait été donné, dans un cas de
bavures policières avec l'affaire Tomasi c/ France jugée le 27 août
1992 : arrêt no 241 A). Enfin, la Cour s'est autorisée, en pratique,
depuis une vingtaine d'années, à fixer un délai de règlement de
l'indemnité de trois mois à l'État et peut accorder des intérêts
moratoires en cas de non-respect de ce délai…

§ 3. L'exécution des arrêts de la Cour

A. L'étendue de l'obligation d'exécution des États

583 Le caractère définitif et obligatoire de l'arrêt ◊ Les arrêts de


la Cour, revêtus de l'autorité de chose jugée, sont tout d'abord
définitifs en ce sens qu'ils ne peuvent faire l'objet de contestation
quelconque devant une autre instance. Seule exception à ce
principe : l'arrêt d'une Chambre peut en effet faire l'objet d'un
renvoi devant la Grande Chambre et ne devient donc définitif
qu'une fois les délais de renvoi dépassés ou en cas de rejet de la
demande.
Les arrêts apparaissent également susceptibles d'interprétation ou
de révision, mais la Cour demeure alors seule compétente.
L'article 46 de la Convention consacre également la force
obligatoire de l'arrêt, « les États s'engageant à se conformer aux
arrêts définitifs de la Cour, dans les litiges auxquels ils sont
parties ». Cette dernière disposition souligne ainsi le caractère
d'autorité relative de chose jugée de l'arrêt qui n'est donc, par
principe, obligatoire que pour les parties au litige, dans le cas
d'espèce donné. Toutefois, l'État condamné risque de devoir faire
face à de nombreux recours similaires s'il ne corrige pas la situation
nationale en cause, pour la rendre compatible avec les exigences de
la Convention. Il sera ainsi amené à tenir compte de la « chose
interprétée » par la Cour pour éviter des condamnations à répétition
qui pourraient nuire à son image internationale. Les arrêts de la
Cour présentent, dans cette perspective, une portée qui dépasse
souvent le seul caractère d'autorité relative de chose jugée. Ainsi,
par exemple, les arrêts Huvig et Kruslin du 24 avril 1990,
condamnant la France en raison des lacunes de sa législation sur les
écoutes téléphoniques, ont conduit directement à une modification
du droit national avec le vote de la loi du 10 juillet 1991 relative au
secret des correspondances. En Allemagne, la Cour
constitutionnelle a affirmé (Görgülü, BverfGE 111, 307 du 14 oct.
2004, obs. C. Fercot, 2007) que les administrations et les tribunaux
sont tenus de prendre en compte la CEDH selon les interprétations
qu'en donne la CEDH… La jurisprudence de Strasbourg incite ainsi
à une mise en compatibilité des droits nationaux ne répondant pas
aux exigences de standard minimum posées par la Convention. Des
exemples d'infléchissement de législations ou jurisprudences
nationales sous l'effet des arrêts de la Cour ont pu être recensés
dans les différents États membres (v. not. F. Sudre, 2003),
traduisant l'influence croissante du droit européen des droits de
l'homme sur les ordres juridiques internes.

584 Le libre choix des moyens d'exécution par l'État ◊ La


Convention implique par principe que les arrêts de la Cour
constatant une violation ne valent pas à titre exécutoire sur le
territoire de l'État condamné. Ainsi, leur exécution relève des États
eux-mêmes qui ne sont tenus qu'à une obligation de résultat :
prendre les mesures permettant de remédier à la violation
constatée…
Comme l'affirme la Cour dans l'arrêt Marckx du 13 juin
1979 précité et selon une jurisprudence constante, la décision de la
Cour « déclaratoire pour l'essentiel, laisse à l'État le choix des
moyens à utiliser pour s'acquitter de ses obligations… ». Comme
souligné précédemment, l'État est seulement tenu de prendre des
mesures individuelles destinées à remédier à la violation même s'il
reste libre d'aller au-delà du cas d'espèce, à travers la prise de
mesures générales…
Relativement aux mesures individuelles qui peuvent être
retenues par l'État, la pratique montre qu'il s'agira le plus souvent
du versement d'une indemnité, de l'annulation d'un acte
administratif, d'une réduction de peine, voire de la révision d'une
décision de justice ou de la modification d'une législation.
Cette liberté d'exécution de l'État n'est pas totale dans la mesure
où la Cour a entendu poser, depuis l'arrêt Vermeire c/ Belgique du
29 novembre 1991 (arrêt no 214-C), une double exigence. En
premier lieu, lorsqu'un État a été condamné du fait d'une mesure
d'application d'une législation interne incompatible avec la
Convention, il lui incombe de modifier, dans un délai raisonnable,
sa législation. Il doit ainsi s'acquitter de son obligation de résultat,
avec diligence. En second lieu, les juges nationaux doivent, selon la
Cour, écarter immédiatement la loi interne contraire à la
Convention et, dans l'attente d'une réforme législative, appliquer la
décision rendue à Strasbourg, à tout le moins, lorsque celle-ci
apparaît suffisamment complète et précise. Cette jurisprudence
renforce, bien entendu, l'autorité des arrêts de la Cour et ne peut
qu'inciter l'État à rechercher rapidement les moyens de rendre le
droit national compatible avec les exigences européennes. Par
ailleurs depuis 2004 et avant même l'entrée en vigueur du Protocole
n° 14, la Cour a introduit la formule de l'arrêt « pilote » permettant
d'identifier à l'occasion d'une première décision, un problème
structurel dans le droit d'un État, la Cour décidant ensuite, afin
d'alléger sa tâche, de suspendre toutes les autres affaires dites
« répétitives » encore pendantes. Elle demande ainsi à l'État de
prendre rapidement les mesures correctrices qui s'imposent lui
permettant une fois celles-ci prises, de rayer de son rôle, les affaires
pendantes (cf. arrêt de Grande Chambre, Broniowski c/ Pologne,
22 juin 2004, [GACEDH], 2011, n° 74).

B. La surveillance de l'exécution par les États

585 L'intervention du Comité des ministres ◊ L'article 46 § 2 de la


Convention confie au Comité des ministres, cette mission de
surveillance qui constitue désormais sa principale activité dans la
mesure où le Protocole no 11 a supprimé ses pouvoirs de décision.
Le Comité des ministres invite ainsi l'État à l'informer des mesures
prises. Si l'État ne se manifeste pas, le Comité peut réinscrire
l'affaire tous les six mois à son ordre du jour. En cas d'inexécution
persistante, le Comité pourrait, théoriquement, sanctionner l'État en
le suspendant de son droit de représentation au sein du Conseil de
l'Europe. Enfin, le Comité constate dans une « résolution »
l'exécution par l'État de ses obligations. Longtemps de pure forme,
ce contrôle traduit aujourd'hui la volonté du Comité de vérifier
concrètement si l'État a pris les mesures destinées à remédier à la
violation constatée. Il contribue ainsi à l'effectivité de la protection
des droits garantis par la Convention. Le Protocole no 14 renforce
par ailleurs les moyens d'intervention du comité des ministres, en
lui reconnaissant le droit de saisir la Grande Chambre par une
action en manquement dirigée contre un État qui ne se conformerait
pas à un arrêt définitif de la Cour. Cette procédure spectaculaire
pourrait s'avérer surtout dissuasive. (N. Fricero, 2006).
La Cour tend même aujourd'hui, alors que la Convention ne le
prévoit pas, à contrôler l'exécution de ses propres arrêts, par le biais
de divers moyens de procédure et notamment dans le cadre du
système des arrêts « pilote » (cf. arrêt de Grande Chambre,
Broniowski d/ Pologne, 28 septembre 2005, AJDA 2006. 467 obs.
J.-F. Flauss).

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

BENOÎT-ROHMER (F.) [2007] « Les Sages et la réforme de la Cour européenne des


droits de l'Homme », RTDH, 2007-73, p. 3 – BERGER (V.) [2009], Jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l'homme, Sirey, 11e éd. – BIRSAM (C.) [2006], Des
aspects procéduraux dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme,
LPA, no 44, p. 41 – BOILLAT (P.) [2006], Le Protocole no 14 : les enjeux de la réforme,
LPA, 2 mars 2006, no 44 p. 6-12. – CARILLO-SALCEDO (J.) [1997], Quels juges pour la
nouvelle Cour européenne des droits de l'homme ?, RUDH, p. 1 – COHEN-JONATHAN
(G.) [1989], La Convention européenne des droits de l'homme, Economica-PUAM,
616 p. ; [2002], Aspects européens des droits fondamentaux, Montchrestien, 3e éd. –
COHEN-JONATHAN (G.), FLAUSS (J.-F.) (dir.) [2005] La réforme du système de
contrôle contentieux de la Cour européenne des droits de l'Homme, Bruylant-Némésis,
Droit et Justice 2005, n° 61 – CONSEIL DE L'EUROPE, Recueil des décisions de la
Commission européenne des droits de l'homme, vol. 1 à 46 (1960-1974) et Décisions et
rapports de la Commission européenne des droits de l'homme, vol. 1 (1975) s. –
FAVOREU (L.) [1995], Quels modèles constitutionnels ?, in J.-F. FLAUSS (dir.), Actes
du Colloque Vers un droit constitutionnel européen – Quel droit constitutionnel
européen ?, RUDH, vol. 7, no 11-12, p. 357 – FERCOT (C.) [2007], Les effets des arrêts
de la Cour européenne des droits de l'homme en droit allemand. Analyse de la
jurisprudence récente de la Cour de Karlsruhe et regards sur le droit français, RFDC, 7,
p. 639 – FLAUSS (J.-F.) [1998], Radioscopie de l'élection de la nouvelle Cour européenne
des droits de l'homme, RTDH 435 ; La Cour européenne des droits de l'homme est-elle
une Cour constitutionnelle ?, RFDC 36, p. 711, [2009] Le protocole n° 14 bis de la
CEDH, RGDIP, 2009-3, p. 621 – FRICERO (N.) [2006], L'exécution des arrêts de la Cour
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p. 113 – MARGUÉNAUD (J.-P.) [2001], L'effectivité des arrêts de la Cour européenne
des droits de l'homme en France, in Le Procès équitable et la protection juridictionnelle
du citoyen, Bruylant, p. 137.[2010] La Cour européenne des droits de l'homme, coll.
« Connaissance du droit », 5° éd. Dalloz – PETTITI (L.E.), DECAUX (E.) et IMBERT
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des ministres dans le système européen de protection des droits de l'homme : dérive ou
orthodoxie ?, Mélanges en l'honneur de Louis Dubouis, Dalloz, p. 159. – SOYER (J.-Cl.)
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individuel supranational, Mode d'emploi, LGDJ – SUDRE (F.) (dir.) [1998],
L'interprétation de la Convention européenne des droits de l'homme, Bruylant ; [2011],
Droit européen et international des droits de l'homme, PUF « Droit fondamental », 10e éd.
– SUDRE (F.), MARGUÉNAUD (J.-P.), ANDRIANTSIMBAZOVINA (J.),
GOUTTENOIRE (A.), LEVINET (M.), GONZALEZ (G.), [2011], Les grands arrêts de
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[2004], Le contrôle de l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme,
Mélanges G. Cohen-Jonathan, Bruylant, p. 1515. – VALTICOS (N.) [1995], Quels juges
pour la prochaine Cour européenne des droits de l'homme, in Liber amicorum EISSEN
(M.-A.), Bruylant, p. 415.
CHAPITRE 3
LES DROITS PROTÉGÉS

Section 1. LES DROITS-LIBERTÉS


§ 1. Le droit à la vie et le respect de l'intégrité physique et personnelle
§ 2. La liberté d'aller et venir
§ 3. Le droit au respect de la vie privée et familiale
A. Le droit au respect de la vie privée
B. Le droit au respect de la vie familiale
§ 4. La liberté de pensée, de conscience et de religion
§ 5. La liberté d'expression
A. Composantes et contenu de la liberté d'expression
B. Encadrement et restrictions
§ 6. Le droit de propriété
§ 7. La liberté de réunion et d'association
Section 2. LES DROITS-PARTICIPATION : LE DROIT À DES ÉLECTIONS
LIBRES
Section 3. LES DROITS-CRÉANCES : LE DROIT À L'INSTRUCTION
§ 1. L'affirmation du droit à l'instruction
§ 2. La portée du droit à l'instruction
Section 4. LES DROITS-GARANTIES
§ 1. Le droit à la sûreté
§ 2. Le principe de la légalité des délits et des peines et la non-rétroactivité
de la loi pénale
§ 3. Le droit au recours
§ 4. Le droit au procès équitable
A. Champ d'application
B. Les garanties résultant de l'article 6 de la Convention EDH

586 Plan du chapitre ◊ Il convient d'analyser le régime juridique des


droits protégés par la Convention européenne des droits de l'homme
et leur contenu, en reprenant la classification déjà utilisée pour les
droits et libertés constitutionnellement protégés, à savoir : les
droits-libertés, les droits-participation, les droits-créances et les
droits– garanties.

SECTION 1. LES DROITS-LIBERTÉS

§ 1. Le droit à la vie et le respect de l'intégrité physique


et personnelle

Au premier rang des droits-libertés protégés par la Convention,


figurent le droit à la vie et, de manière générale, au respect de
l'intégrité physique et personnelle. Au-delà de leur caractère
éthiquement et socialement « sensible », ces droits semblent
partager une double caractéristique. En premier lieu, leur objet très
général aboutit tant à un contentieux au contenu renouvelé qu'à des
interrogations persistantes pour les juges, comme celles de leurs
titulaires et bénéficiaires ou de leur étendue matérielle. En second
lieu, ils figurent en première place des droits souffrant très peu
d'exceptions ou de restrictions.

587 Le droit à la vie, droit suprême de l'être


humain ◊ L'article 2 de la Convention EDH dispose :
« 1 – Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être
infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale
prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2 – La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas
où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a. pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b. pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne
régulièrement détenue ;

pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ».

La CEDH a quant à elle qualifié le droit à la vie de « valeur


suprême dans l'échelle des droits de l'homme au plan
international » (Streletz, Kessler et Krenz c/ Allemagne, 22 mars
2001, § 87 et 94 ; RTDH 2001. 1109, note Tavernier).

588 Des obligations positives pour les États ◊ L'article 2 impose


aux États une interdiction générale de porter atteinte à la vie, sous
réserve des exceptions énumérées au 2° alinéa.
Encore faut-il noter que le recours à la force publique mettant en
danger la vie d'autrui doit être strictement proportionné à la
réalisation du but autorisé (ce qui n'est pas le cas de l'usage d'une
mitrailleuse pour disperser des manifestants, CEDH 27 juill. 1998,
Güllec c/ Turquie ou encore du bombardement aérien par l'armée
russe d'un convoi de civils en Tchétchénie, CEDH 24 févr. 2005,
Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c/ Russie). En outre, les
autorités publiques doivent prendre toutes les précautions utiles
afin d'épargner la vie des personnes (CEDH 27 sept. 1995, Mac
Cann ; 28 juill.1998, Ergi c/ Turquie ; 25 août 2009, Giuliani et
Gaggio c/ Italie).
Par ailleurs, en cas de recours à la force qui se traduit par la perte
de vies humaines, l'État a l'obligation de mener une enquête rapide
et efficace et de prévoir un droit d'accès effectif du plaignant à la
procédure d'enquête (CEDH 27 sept. 1995, Mac Cann ; 15 mai
2007, Ramsahai et al. c/ Pays-Bas).
Bien plus, la CEDH impose aux états l'obligation de fixer un
cadre législatif et réglementaire clair et précis relatif au recours à la
force en temps de paix (v. not. CEDH 9 oct. 2007, Saoud c/
France).
Une telle obligation vaut également dans d'autres domaines, qu'il
s'agisse d'assurer la protection de la vie des malades (CEDH 1 déc.
2009, G.N et al. c/ Italie), la protection de la vie et de la santé des
populations contre des activités dangereuses (CEDH 15 déc. 2009,
Kalender c/ Turquie) ou contre les risques naturels (CEDH 20 mars
2008, Budayeva).
D'autres obligations positives découlent de l'article 2 Conv.
EDH. Ainsi, un État qui ne prévoirait pas dans sa législation des
dispositions réprimant les atteintes à la vie serait fautif au regard de
la Convention. D'une manière générale, l'État est soumis ici à une
véritable obligation de prévention, comme l'avait, d'ailleurs, à
plusieurs reprises, rappelé l'ancienne Commission (cf. par ex.
CEDH 10 oct. 1986, Naddaf c/ RFA, DR 50/259). Pèse également
sur lui l'obligation de protéger la vie et même la santé des
personnes privées de liberté (v. not. CEDH 27 juill. 2004, Slimani
c/ France et CAA Marseille, 10 déc. 2007, Mme Slimani ; CEDH
1er juin 2006, Thaïs c/ France), ou encore la vie des malades contre
les négligences médicales (CEDH 17 janv. 2002, Calvelli et Ciglio
c/ Italie),
Cette obligation est très large puisqu'elle doit s'étendre
également, aux termes de la jurisprudence de la Cour, aux rapports
entre les individus. L'État doit alors prendre les mesures concrètes
nécessaires pour préserver un individu menacé par les agissements
d'autrui (CEDH 28 oct. 1998, Osman c/ Royaume Uni, GACEDH,
no 11), voire contre ses propres agissements, qu'il s'agisse par
exemple de la prévention du suicide des détenus (CEDH 27 juill.,
Tanribilir c/Turquie) ou des malades mentaux (CEDH 16 oct. 2008,
Renolde c/ France). À cet égard, l'obligation faite par la législation
française (loi du 31 déc. 1987) de prévenir la provocation au
suicide peut être considérée comme entrant parfaitement dans ce
champ.

589 Les titulaires du droit à la vie ◊ Cette question est, sans doute,
l'une des plus délicates que le droit ait à résoudre et, pas plus que la
plupart des autres instruments internationaux de protection des
droits de l'homme (à l'exception de la Convention américaine des
droits de l'homme qui dispose que le droit à la vie doit être protégé
« en général à partir de la conception »), la CEDH ne s'y est
véritablement risquée. Cela se vérifie sur la question de l'embryon
et du droit à l'avortement.

590 L'embryon et le débat sur l'existence d'un « droit à »


l'avortement ◊ L'ancienne Commission avait exclu du champ
d'application de l'article 2 le fœtus en estimant que cette disposition
concerne « de par (sa) nature, les personnes déjà nées et ne saurait
être appliquée au fœtus » (Comm. EDH 19 mai 1992, H
c/ Norvège, DR 73/180). Cette position prudente était sans doute
destinée à ne pas remettre en cause le droit à l'avortement assez
largement mis en œuvre par les législations des États signataires de
la Convention. D'ailleurs, la Cour européenne n'a eu à se prononcer
que rarement sur l'interruption volontaire de grossesse. Ainsi la
Cour a-t-elle jugé dans sa célèbre affaire Open Door (arrêt du
29 oct. 1992, Série A, no 146) que l'interdiction faite par la Cour
suprême irlandaise à toute société de conseil de fournir aux femmes
enceintes des informations sur les possibilités d'avortement à
l'étranger était contraire à la Conv. EDH, mais elle l'a fait sur le
fondement de l'article 10 (liberté d'expression) sans avoir à se
prononcer sur le droit de l'enfant à naître.
Plus récemment, à propos de la décision d'une femme
d'interrompre sa grossesse et de l'opposition du père à un tel acte, la
Cour a fait valoir qu'il ne lui appartenait pas, en l'espèce, de décider
si le fœtus peut bénéficier d'une protection au regard de l'article 2,
l'interruption de grossesse s'étant effectuée conformément à la loi
italienne de 1978 qui ménage un juste équilibre entre les intérêts de
la femme et la nécessité d'assurer la protection du fœtus (Bosoc
c/Italie, 5 sept. 2002).
Par la suite, dans une affaire Vo c/France, jugée en Grande
Chambre le 8 juillet 2004, la Cour considère qu'« il n'est ni
souhaitable ni même possible actuellement de répondre dans
l'abstrait à la question de savoir si l'enfant à naître est une
« personne » au sens de l'article 2 de la Convention ». Elle se refuse
ainsi à condamner la position de la Cour de cassation (Crim. 30 juin
1999, Cass., ass. plén., 29 juin 2001, Bull. no 165 ; Crim. 25 juin
2002, Bull. no 144) qui considère qu'une interruption involontaire
de grossesse ne peut tomber sous le coup de l'incrimination
d'homicide involontaire, nonobstant la faute commise par le
praticien hospitalier.
Enfin, la Cour a jugé en Grande Chambre le 10 avril 2007, dans
l'affaire Evans c/ Royaume Uni « que les embryons créés par la
requérante ne peuvent se prévaloir du droit à la vie protégé par
l'article 2… ».
L'extrême prudence de la Cour européenne, dans ce domaine, qui
estime que le point de départ du droit à la vie relève de la marge
d'appréciation des États, tranche singulièrement avec la très grande
audace qui est la sienne lorsqu'elle intervient sur les droits reconnus
aux êtres déjà nés.

591 La peine de mort ◊ L'article 2 de la Conv. EDH ne condamne pas


la peine de mort ; bien au contraire, puisqu'il admet que la mort
peut être infligée « en exécution d'une sentence capitale prononcée
par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi ».
Cette position s'explique par le fait qu'en 1950, la plupart des États
signataires appliquant cette peine, une interdiction aurait été un
obstacle à l'adoption du texte.
Il faudra attendre 1983 (la tendance s'était alors totalement
inversée) pour que soit adopté le protocole no 6 dont
l'article 1er déclare : « La peine de mort est abolie. Nul ne peut être
condamné à une telle peine ni exécuté ». Toutefois, cette
interdiction « absolue » ne vaut qu'en temps de paix, les États
pouvant encore y recourir en temps de guerre ou de danger
imminent de guerre dès lors que leur législation le prévoit et que
celle-ci a été, au préalable, communiquée au Secrétaire général du
Conseil de l'Europe (art. 2 du Protocole).
Enfin, le Protocole 13 à la Conv. EDH adopté le 2 mai 2002 et
entré en vigueur le 1er juillet 2003 abolit la peine de mort en toutes
circonstances, même en temps de guerre. Ce Protocole a fait l'objet
de 43 ratifications au 1er juillet 2012. La France, quant à elle, l'a
ratifié le 10 octobre 2007. Rappelons qu'en France la peine de mort
fut abolie, à l'initiative de F. Mitterrand, par la loi du 10 octobre
1981. Par ailleurs, le 23 février 2007 a été adoptée une révision
constitutionnelle introduisant un nouvel article 66-1 dans notre
Constitution : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort ».
La CEDH, prenant acte de la suppression de la peine de mort
dans la quasi-totalité des États parties, considère aujourd'hui qu'elle
n'est plus autorisée en temps de paix (CEDH, gr. ch., 12 mai 2005,
Ocalan c/ Turquie, GACEDH, n° 12), ni même en toutes
circonstances car elle constitue un traitement inhumain et dégradant
contraire à l'article 3 Conv. EDH (CEDH 2 mars 2010, Al-Saadoon
et Mufdhi).

592
La liberté de mourir ◊ L'affirmation du droit à la vie a amené
certains à poser la question du droit de ne pas vivre. Cette dernière
a été soulevée devant la Cour européenne (comme devant plusieurs
juges constitutionnels) qui, après des réponses d'évitement, s'est
finalement prononcée. En effet, la Cour a jugé le 29 avril 2002 dans
l'affaire Pretty c/ Royaume-Uni qu'il n'existait pas de conception
négative du droit à la vie. Un « homicide par compassion » (mercy
killing) du type de celui envisagé par la requérante Pretty est
légitimement interdit par l'État en vertu de l'article 2 de la
Convention : « Dans toutes les affaires dont elle a eu à connaître, la
Cour a mis l'accent sur l'obligation pour l'État de protéger la vie.
Elle n'est pas persuadée que le « droit à la vie » garanti par
l'article 2 puisse s'interpréter comme comportant un aspect négatif
[…] Il n'a aucun rapport avec les questions concernant la qualité de
la vie ou ce qu'une personne choisit de faire de sa vie […] il ne
saurait davantage créer un droit à l'autodétermination en ce sens
qu'il donnerait à tout individu le droit de choisir la mort plutôt que
la vie ».

593 Le bannissement de la torture et des traitements


inhumains ou dégradants : une interdiction
absolue ◊ Contrairement à l'article 2 qui relativise d'une certaine
manière le droit à la vie, l'article 3 ne laisse place à aucune
dérogation ou restriction puisqu'il proclame : « Nul ne peut être
soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants ».
Si, globalement, l'article 3 est de portée absolue, il est néanmoins
en lui-même porteur d'une gradation qui permet de distinguer, en
termes de gravité, la torture des traitements « simplement »
inhumains ou dégradants.
Cette « hiérarchie » à travers ses différents degrés de
manifestation ne doit pas avoir cependant d'effets sur leur
condamnation par le droit. Même si la torture apparaît clairement
comme le degré le plus élevé, et le traitement dégradant comme le
moins élevé, leur condamnation par le droit international doit rester
identique. En définitive, les différences de qualification n'ont pour
fonction que d'accroître le champ des obligations internationales de
l'État tout en impliquant une même condamnation.

594 Le problème des définitions ◊ Dans ces conditions, on


comprend que le problème des définitions de ces différents degrés
soit une question sensible et primordiale. L'effort le plus
remarquable dans ce sens a été fait par la Cour européenne des
droits de l'homme en 1978 dans une affaire Irlande c/ Royaume-
Uni (arrêt du 18 janv. 1978, Série A, no 25).
Pour la Cour, la torture doit être entendue comme la forme la
plus grave du traitement inhumain qui consiste à infliger à un
individu de tels traitements avec intention délibérée et en
provoquant de « fort graves et cruelles souffrances ».
Le traitement inhumain est considéré par la Cour comme celui
qui résulte de l'infliction volontaire de souffrances physiques ou
mentales d'une intensité particulière. Dans l'arrêt Soering (7 juill.
1989, Série A, no 161) la Cour a jugé qu'une attente de plusieurs
années infligée à un condamné à mort avant l'exécution de sa peine
constituait un traitement inhumain au titre de l'article 3.
Enfin, le traitement dégradant est celui qui a pour objet
d'« humilier l'individu grossièrement devant autrui » ou « le pousse
à agir contre sa volonté ou sa conscience » en créant chez lui « un
sentiment de peur, d'angoisse ou d'infériorité ». A été qualifié
comme tel le traitement infligé par les autorités turques aux
Chypriotes grecs vivant dans le nord de l'île (CEDH, gr. ch. 10 mai
2001, Chypre c/ Turquie).
Dans l'arrêt Selmouni c/ France du 28 juillet 1999, la Cour
considère que la notion de torture doit faire l'objet d'une
interprétation évolutive et que des actes qualifiés autrefois de
traitements inhumains et dégradants doivent désormais être
qualifiés de torture, comme par exemple des violences policières
particulièrement graves.

595 Le problème de la preuve ◊ Dans ces domaines, l'une des


principales difficultés est de faire la preuve de la torture, du
traitement inhumain ou dégradant. En effet, les seuls témoins sont
généralement, ici, outre la victime elle-même, les auteurs des
agissements répréhensibles ou leurs complices. C'est la raison pour
laquelle la Cour a renversé la charge de la preuve dès lors que l'on
se trouve en présence d'une personne privée de liberté. Ainsi, dans
une affaire retentissante impliquant la France (CEDH, 28 juill.
1999, Selmouni c/ France), la Cour a-t-elle estimé que « lorsqu'un
individu est placé en garde à vue alors qu'il se trouve en bonne
santé et que l'on constate qu'il est blessé au moment de sa
libération, il incombe à l'État de fournir une explication plausible
pour l'origine des blessures, à défaut de quoi, l'article 3 trouve
manifestement à s'appliquer ».

596 Le champ d'application ◊ Le champ d'application privilégié de


l'article 3 concerne naturellement tout le secteur répressif. Ainsi,
dans l'affaire Irlande c/ R. Uni de 1978 (préc.), le Royaume-Uni
est-il condamné sur le fondement de l'article 3 pour avoir utilisé des
méthodes d'interrogatoire brutales (station debout prolongée,
absence de sommeil et de nourriture…). Il en a été de même pour la
Turquie condamnée en 1996 (Aksoy c/ Turquie, arrêt du 18 déc.
1996) pour avoir eu recours, lors d'un interrogatoire, à la pratique
de la pendaison par les bras. Dans ce domaine, la Cour fait preuve
d'un fort activisme, elle a notamment considéré que l'administration
de force d'émétiques dans le but d'obtenir des preuves de la
culpabilité d'un trafiquant de stupéfiants constituait une atteinte à
l'article 3 de la Convention (Jalloh c/ Allemagne, arrêt du 11 juill.
2006). Cette solution, qui s'inscrit dans un mouvement
d'élargissement des catégories de traitements interdits par
l'article 3 de la Convention tend à une certaine dilution de la notion
de « traitements inhumains et dégradants ».
La France, elle-même, n'a pas été à l'abri de condamnations
parfois sévères. Ainsi a-t-elle été condamnée au titre de traitements
inhumains ou dégradants pour des violences physiques pratiquées
sur une personne gardée à vue dans un commissariat dans une
affaire de terrorisme (CEDH, 27 août 1992, Tomasi c/ France,
Série A, no 241).
Par la suite, la France a été condamnée pour actes de torture
pratiqués sur un individu en garde à vue. La Cour a ainsi qualifié de
tortures les violences (il est vrai très graves et cruelles) ayant
entraîné des douleurs et des souffrances aiguës (CEDH 28 juill.
1999, Selmouni c/ France).
Par ailleurs, le droit de tout prisonnier à des conditions de
détention conformes au respect de la dignité humaine a été érigé en
principe par la Cour (Kudia c/ Pologne, gr. ch., 26 oct. 2000,
GACEDH, n° 14). Il en va de même pour les personnes placées en
rétention administrative (CEDH 27 juill. 2004, Slimani c/ France).
Il existe donc à cet égard une obligation positive à la charge de
l'État.

597 L'extension du champ d'application ◊ Le champ d'application


des dispositions de l'article 3 dépasse aujourd'hui le seul secteur
répressif. Ainsi, la pratique de châtiments corporels à l'école est-
elle condamnée (cf. CEDH 25 mars 1993, Costello-Roberto
c/ R.U., Série A, no 247-C) ou bien encore le recours à certaines
techniques physiques destinées à maîtriser les malades dans les
hôpitaux psychiatriques (CEDH 24 sept. 1992, H c/ Autriche,
Série A, no 244).
Dans l'affaire Papon c/ France (CEDH 8 juin 2001), la Cour n'a
pas exclu que le maintien en détention pour une période prolongée
d'une personne d'un âge avancé puisse poser problème au regard de
l'article 3, tout en considérant qu'en l'espèce, compte tenu de l'État
de santé du requérant et de ses conditions de détention, la situation
n'atteignait pas un seuil de gravité suffisant pour l'application de
l'article 3.
Enfin, par le biais de la technique dite de « protection par
ricochet », la Cour applique-t-elle l'article 3 dans des secteurs qui
n'entrent pas précisément dans le champ de ses prescriptions. C'est
le cas notamment pour les mesures d'ordre public prises à l'encontre
d'étrangers comme l'expulsion, l'extradition ou la reconduite à la
frontière. Un exemple significatif nous est donné par l'affaire
Soering précitée. Il s'agissait, ici, d'un ressortissant américain,
condamné à mort dans l'État de Virginie, et victime d'une mesure
d'extradition prononcée par la Grande Bretagne. La Cour a estimé
que cette extradition aurait pour conséquence d'infliger à la
personne extradée un traitement inhumain, aux États-Unis, dès lors
que, dès son retour, elle serait exposée au « syndrome du corridor
de la mort » qualifié de traitement inhumain et applicable en
Virginie.
Plus récemment, la Cour a jugé que l'expulsion vers l'Iran de la
requérante, qui risquait d'être condamnée à mort par lapidation dans
ce pays pour avoir commis l'adultère constituait une violation de
l'article 3 (Jabari c/ Turquie, 11 juill. 2000).

598 L'interdiction de l'esclavage, de la servitude et du travail


forcé et obligatoire ◊ Comme la plupart des traités
internationaux de même nature, la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme condamne l'esclavage et la
servitude dans son article 4 :
« 1 – Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

« 2 – Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.

« 3 – N'est pas considéré comme “travail forcé ou obligatoire” au sens du présent


article :

a. tout travail requis normalement d'une personne soumise à la détention dans les
conditions prévues par l'article 5 de la présente Convention, ou durant sa mise en liberté
conditionnelle ;

b. tout service de caractère militaire ou, dans le cas d'objecteurs de conscience dans
les pays où l'objection de conscience est reconnue comme légitime, à un autre service à la
place du service militaire obligatoire ;

c. tout service requis dans le cas de crises ou de calamités qui menacent la vie ou le
bien-être de la communauté ;

d. tout travail ou service formant partie des obligations civiques normales. »

Dans l'arrêt du 26 juillet 2005, Siliadin c/ France (GACEDH,


n° 16), la Cour estime qu'avec les articles 2 et 3, l'article 4 de la
Convention consacre « l'une des valeurs fondamentales des sociétés
démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe ». À ce titre, le
respect de l'article 4 ne se limite pas aux seuls agissements directs
des autorités de l'État : il en découle des obligations positives pour
les gouvernements d'adopter des dispositions en matière pénale
sanctionnant les pratiques visées par l'article 4 et d'en faire
application.
599 L'esclavage ◊ L'esclavage dispose d'une définition internationale
qui nous est fournie par la Convention de Genève relative à
l'abolition de l'esclavage du 7 septembre 1956. Selon ce texte,
l'esclavage est défini comme « l'état ou la condition d'un individu
sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété totalement ou
certains d'entre eux ». L'esclave est donc l'individu qui est
juridiquement la propriété d'autrui qui peut en disposer comme d'un
bien, et qui, en tant que tel, ne bénéficie pas des éléments de la
personnalité juridique.
Si l'esclavage peut se définir de manière précise et donc
bénéficier du régime de protection internationale, les choses sont
plus complexes dans la réalité. En effet, le monde contemporain
connaît des formes nouvelles d'esclavage qui échappent à la
définition « officielle » et sont donc plus difficiles à débusquer et à
sanctionner. (cadences de travail démesurées, salaires de misère,
prostitution d'enfants…). Aujourd'hui, on estime à environ
200 millions d'êtres humains – hommes, femmes et enfants – le
nombre de personnes asservies dans le monde.

600 La servitude ◊ La servitude, par contre, ne connaît pas de


définition internationale. Aussi, il est revenu à la Cour européenne
des droits de l'homme de dessiner les contours de cette notion. C'est
ce qu'elle a fait dans un arrêt de 1982, Van Droogenbroeck
c/ Belgique (arrêt du 24 juin 1982, Série A, no 50). Il s'agissait, en
l'espèce, d'une affaire concernant un condamné mis à la disposition
du gouvernement belge selon une loi de défense sociale et qui était,
de ce fait, attaché à une colonie pénitentiaire où il était astreint au
travail et dont il ne pouvait sortir sans l'autorisation discrétionnaire
du ministre de la Justice.
Dans son rapport sur cette affaire, l'ancienne Commission avait
adopté un critère historique pour définir la servitude par référence
au servage tel qu'il était appliqué au Moyen Âge. Elle avait alors
estimé que « la notion de servitude englobe l'obligation de vivre sur
la propriété d'autrui et l'impossibilité de changer de condition »
(Comm. EDH, rapport du 5 juill. 1979).
Consciente que cette définition n'était pas adaptée au monde
contemporain, la Cour européenne a adopté une définition moins
restrictive en écartant la référence au servage et l'obligation de
vivre sur la propriété d'autrui. À cette définition systématique, la
Cour a finalement préféré une définition plus pragmatique tenant
d'abord compte du statut juridique de celui qui prétend être dans
une situation de servitude. Dans l'affaire Van Droogenbroeck, la
Cour n'a pas retenu le grief de servitude parce qu'elle considère que
la mesure restrictive était limitée dans le temps et n'affectait pas la
situation juridique de l'intéressé.
En pratique, la notion de servitude peut concerner des situations
très variables comme la servitude pour dettes, le fait pour une
femme d'être promise ou donnée pour un mariage sans qu'elle ait la
possibilité de refuser…
Dans l'arrêt Siliadin c/ France du 26 juillet 2005 (préc.), la Cour
conclut que la requérante d'origine togolaise, mineure à l'époque
des faits, a été tenue en état de servitude : pendant trois ans elle dut
assumer des tâches ménagères chez des particuliers, travaillant
15 heures par jour, sans jour de repos, sans être payée, sans être
scolarisée, dormant par terre dans la chambre des enfants… (on
parle à cet égard d' « esclavage domestique »).

601 Le travail forcé ou obligatoire ◊ Si la Convention européenne


de sauvegarde des droits de l'homme ne nous donne sur ce point
aucune définition, celle-ci nous est fournie par la Convention
no 29 de l'OIT du 28 juin 1930, qui qualifie de forcé ou obligatoire
« tout travail ou service exigé d'un individu sous la menace d'une
peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s'est pas offert de
plein gré ».
La convention no 105 de l'OIT relative à l'abolition du travail
forcé du 25 juin 1957 fait état de diverses formes de travail forcé ou
obligatoire qui permettent d'expliciter la définition générique
précédente. Il en ressort que deux séries d'éléments permettent de
définir le travail forcé ou obligatoire : le caractère oppressif,
pénible ou vexatoire.
Les exemples de travail forcé soumis à la Cour sont rares et
concernent essentiellement les services requis de la part des
professions réglementées. Ainsi, la Cour n'a pas qualifié de forcé
ou obligatoire le travail d'avocats commis d'office, qu'ils soient
rémunérés ou non (23 novembre 1983, Van de es Musele
c/ Belgique, Série A, no 70) ; l'ancienne Commission avait adopté la
même position pour l'obligation faite par la loi norvégienne à de
jeunes chirurgiens-dentistes d'exercer pendant deux ans leur
profession dans la partie septentrionale du pays pour faire face à la
pénurie de praticiens dans cette région. La Commission a estimé
que le travail ainsi imposé n'était ni forcé ni obligatoire dès lors que
la durée de la prestation était relativement courte, qu'elle était bien
rémunérée et qu'elle ne revêtait aucun caractère discriminatoire,
arbitraire ou punitif et correspondait à un intérêt public certain
(Comm. EDH, req. no 7-457/76, p. 161).
De même, l'obligation faite à un joueur de football professionnel
de continuer à jouer dans le même club lorsque celui dans lequel il
souhaite jouer refuse de payer l'indemnité de transfert n'entre pas
dans le champ de l'article 4 (Comm. EDH, req. no 9322/81, 3 mai
1983).

602 Les exclusions du champ d'application du travail forcé ou


obligatoire ◊ L'article 4 de la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme exclut explicitement de son
champ d'application toute une série de travaux.
Il s'agit tout d'abord du travail des personnes détenues, que
celles-ci le soient en vertu d'une décision judiciaire ou d'une
décision administrative (CEDH 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et
Versyp c/ Belgique, Série A, no 12). Il s'agit ensuite du service
militaire. On relèvera, ici, que le texte de l'article 4 évoque le
service militaire sans y adjoindre le qualificatif « obligatoire », ce
qui semble signifier qu'il englobe toutes les formes de service
militaire, y compris celui à caractère contractuel non obligatoire.
À partir du moment où la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l'homme ne reconnaît pas en soi l'objection de
conscience et n'impose donc pas sa reconnaissance par les États
signataires, elle laisse le soin aux États de la réglementer comme ils
l'entendent. C'est ainsi que si, en guise de substitution au service
militaire, un service civil est imposé aux objecteurs de conscience,
ce travail entrera bien dans le champ de l'article 4 alinéa 3 de la
Convention (Comm. EDH, Johansen c/ Norvège, 14 oct. 1985).
Il s'agit encore des services requis en temps de crise. La Cour a
ainsi jugé que l'obligation faite à un locataire d'une chasse de gazer
les terriers de renards pour lutter contre une épizootie est justifiée
par les exigences de l'article 4 alinéa 3 (Comm. EDH, RFA, 4 oct.
1984).
Enfin, les obligations civiques normales sortent du champ de
l'article 4 alinéa 3. Il s'agit par exemple de l'obligation de participer
à des opérations de secours en cas de catastrophe naturelle ou de
participer à la lutte contre l'incendie.

§ 2. La liberté d'aller et venir

603 Définition ◊ Cette liberté comporte plusieurs aspects – droit


d'entrer et de sortir du territoire d'un État – droit d'y circuler
librement – droit de choisir et d'y établir librement sa résidence.
Sous chacun de ces aspects, elle fait par ailleurs l'objet d'une
modulation en fonction de la qualité des personnes intéressées :
nationaux ou étrangers.
Les textes internationaux consacrent cette liberté en établissant
dans le même temps, une différence plus ou moins marquée dans le
traitement appliqué aux nationaux et aux étrangers (cf. PIDCP,
art. 12 ; CEDH, art. 2, 3 et 4 Protocole no 4 ; CADH, art. 22).

604 Portée ◊ Ainsi tout d'abord, s'agissant du droit d'entrer et de


demeurer sur le territoire de l'État, celui-ci ne bénéficie de manière
absolue qu'aux seuls nationaux de l'État concerné. S'agissant au
contraire des non-ressortissants de l'État, ceux-ci non seulement
n'ont aucun droit à obtenir l'entrée en territoire étranger, mais
encore peuvent en être expulsés (CEDH 26 avr. 1995, Piermont c/
France).
La compétence de l'État à cet égard est néanmoins limitée et
encadrée. Les lacunes de la Convention européenne ayant fort
heureusement été progressivement comblées par les textes ou par la
jurisprudence de la Cour, la situation des étrangers, sous ce double
aspect de l'entrée et du séjour d'une part et de l'éloignement du
territoire d'autre part, n'est plus une situation de non-droit.
Ainsi, les restrictions à l'entrée sur le territoire doivent être
appliquées en respectant les obligations prévues par la Convention :
dans l'arrêt Cox c/ Turquie du 20 mai 2010 la CEDH a jugé
injustifiée l'interdiction faite à une ressortissante américaine
d'entrer en Turquie du fait de ses opinions sur la question kurde.
S'agissant des décisions prononçant une mesure d'éloignement
(expulsion ou extradition) il apparaît que les étrangers n'ont en effet
le droit de séjourner et de se maintenir sur le territoire d'un État que
s'ils sont en situation « régulière », notion qui, par renvoi du droit
international, doit s'apprécier au regard du droit national
exclusivement. Par ailleurs, une clause « d'ordre public » est
ménagée au profit des États, permettant par une décision d'autorité
– pas forcément prise par le juge – de mettre fin à la présence de
l'intéressé sur son territoire.
Encore faut-il que les restrictions à la liberté de circulation soient
nécessaires dans une société démocratique et proportionnées au but
visé (CEDH 23 mai 2001, Deniczi c/ Chypre : obligation faite à des
chypriotes de signaler à la police leurs déplacements).

605 Garanties ◊ Le droit impose néanmoins d'entourer ce pouvoir


exorbitant de l'État d'un minimum de garanties, parfois formulées
sous la forme d'interdits infranchissables : ainsi de l'interdiction de
prononcer des mesures d'expulsion collective d'étrangers (Protocole
no 4 CEDH). Un étranger ne peut être frappé d'une mesure
d'éloignement du territoire que si, d'une part, la décision dont il
s'agit est prise conformément à la loi, et qu'à l'expresse condition,
d'autre part, de pouvoir en discuter le bien-fondé par le biais d'un
recours effectif devant une instance nationale. En définitive, une
garantie ultime mais essentielle de l'étranger frappé d'expulsion ou
d'extradition – et ceci est encore plus important pour l'asilé – réside
dans l'interdiction faite à l'État de ne pas le renvoyer dans un pays –
notamment celui dont il est ressortissant – lorsqu'il y a de sérieuses
raisons de croire qu'il peut y craindre pour sa vie, sa liberté ou
encore d'y être soumis à des traitements inhumains ou dégradants
(sur ce dernier point cf. l'affaire Soering préc. ; pour ce qui
concerne une mesure d'expulsion, CEDH 20 mars 1991, Cruz-
Varas et autres c/ Suède, Série A, no 201 – expulsion prononcée par
la Suède contre un ressortissant chilien vers le Chili ; et s'agissant
d'un refoulement, CEDH 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres
c/ Royaume-Uni : refoulement de demandeurs d'asile Sri-Lankais
vers leur pays).
Enfin, on remarquera qu'étrangers et nationaux se voient
appliquer un traitement identique en ce qui touche à deux autres
garanties essentielles :
1) Le droit de circuler et de s'établir librement en n'importe quel
endroit du territoire dès lors que les intéressés sont en situation
« régulière » (ceci vise les étrangers).
2) Le droit pour tout individu de quitter librement le territoire où
il séjourne, y compris celui de l'État dont il est ressortissant.
Ces garanties sont comparables à celles dégagées par le juge
constitutionnel français.

§ 3. Le droit au respect de la vie privée et familiale

606 Définition ◊ Ce droit proclamé par l'article 8 de la Convention


comporte de multiples ramifications. Il conduit à protéger non
seulement le secret de la vie privée contre les investigations et les
divulgations des autorités publiques mais également la liberté de la
vie privée, ce qui englobe notamment la liberté des relations
familiales ou encore la liberté des relations sexuelles. Le droit au
respect du domicile et le droit au respect de la correspondance sont
également inclus dans le champ de l'article 8. Le paragraphe 2 de
cet article autorise cependant certaines ingérences de l'État dans la
vie privée et familiale, à condition qu'elles soient prévues par la loi
et qu'elles soient nécessaires dans une société démocratique à une
des fins limitativement énumérées par ce texte (ordre public, santé
publique…).
À l'évidence, le respect de ces exigences s'adresse au premier
chef aux autorités publiques en ce qu'il vise avant tout à préserver
l'individu contre les tentatives d'ingérence arbitraire des pouvoirs
publics. Mais au-delà de cette obligation générale d'abstention –
dont on trouve l'expression à l'égard d'autres droits également – la
Convention impose à l'État des obligations d'action positive
impliquant un respect effectif et concret du ou des droits concernés.
Dans le même esprit, l'expression même de respect de la vie privée,
parce qu'elle met en cause l'intimité des comportements
individuels, touche directement à la question sensible des mœurs et
donc de la morale. C'est pourquoi la portée du respect de la vie
privée et familiale doit nécessairement être lue à la lumière des
évolutions qui affectent la société. Comme l'indique effectivement
la CEDH dans son arrêt Marckx (13 juin 1979, Série A, no 31 : à
propos de la procédure applicable en Belgique à la reconnaissance
de l'enfant naturel), la Convention doit être envisagée comme un
instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie
actuelle.
C'est donc en gardant à l'esprit ces observations que l'on
envisagera successivement le droit au respect de la vie privée et le
droit au respect de la vie familiale.

A. Le droit au respect de la vie privée

607 Une conception extensive ◊ L'interprétation évolutive des


instruments conventionnels a conduit les organes de protection à
élargir progressivement le champ d'application de la notion de vie
privée. Ceci aboutit à une conception de la vie privée, plus large
que celle adoptée généralement par les juridictions
constitutionnelles européennes, et proche, en définitive, de celle
développée par la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis
à partir de la notion de « privacy ».
Comme le souligne la CEDH dans l'arrêt Pretty c/ Royaume Uni du 29 avril 2002
(§ 61), « la notion de vie privée est une notion large, non susceptible d'une définition
exhaustive. Elle recouvre l'intégrité physique et morale de la personne [...]. Des éléments
tels, par exemple, que l'identification sexuelle, le nom, l'orientation sexuelle et la vie
sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l'article 8 [...]. Cette disposition
protège également le droit au développement personnel et le droit d'établir et d'entretenir
des rapports avec d'autres êtres humains et le monde extérieur [...] ».

608
La liberté de la vie sexuelle ◊ La CEDH, dans un arrêt du
26 mars 1985 (X et Y c/ Pays-Bas, Série A, no 91), juge que la vie
privée déborde le domaine de l'intégrité physique et morale de la
personne pour inclure également la vie sexuelle. C'est cette
conception qui impose à l'État de faire preuve de tolérance à l'égard
des comportements sexuels des individus et condamne en
particulier comme contraire à la Convention, la répression pénale
d'actes homosexuels pratiqués en privé par des adultes consentants
(CEDH 22 oct. 1981, Dudgeon c/ Royaume Uni, série A, no 45, et
Norris, 26 octobre 1988, Série A, no 142). De même, l'exclusion des
homosexuels de l'armée britannique constitue une violation de
l'article 8 CEDH (CEDH 27 sept. 1999, Lustig-Prean et Beckett
c/ Royaume-Uni ; Smith et Grady c/ Royaume-Uni). Les États
restent cependant autorisés à réglementer les pratiques sexuelles
« extrêmes » qui peuvent causer des dommages corporels (CEDH
19 févr. 1977, Laskey, Jaggard et Brown c/ R. Uni).
Le droit à la liberté de la vie sexuelle ainsi consacré se double
par ailleurs d'un droit à « l'identité sexuelle » comportant ainsi le
droit de changer d'identité sexuelle : la Cour condamne ainsi la
France pour avoir empêché un transsexuel, ayant de surcroît fait
l'objet d'une opération chirurgicale à cet effet, d'obtenir une
modification de son état civil alors qu'une telle impossibilité place
l'intéressé quotidiennement dans une situation incompatible avec le
respect dû à sa vie privée (CEDH 25 mars 1992, B. c/ France,
Série A, no 232. Voir le revirement jurisprudentiel de la Cour de
cassation, ass. plén. 11 déc. 1992, JCP 1993. II. 21. 991). L'arrêt
Goodwin c/ Royaume Uni de la CEDH du 11 juillet 2002
(GACEDH, no 43) confirme de manière définitive l'obligation des
États de reconnaître juridiquement l'identité transsexuelle, au nom
de la liberté et de la dignité de l'Homme.
Ces deux cas de figure montrent en définitive comment doivent
se compléter dans le domaine évoqué obligation de non-ingérence
et obligation positive de l'État : interdiction d'un côté des
condamnations pénales appliquées aux pratiques homosexuelles en
général sous réserve des cas limites contraires à la morale sociale
(incapables – mineurs – pratique en public…), obligation pour
l'État, de l'autre, d'adapter sa législation pour prendre en compte les
évolutions sociales mais aussi les progrès de la science et de la
médecine.

609 Le droit de nouer des relations avec ses semblables ◊ On a


pu aussi relever que le droit au respect de la vie privée s'étendait à
la protection de la « vie privée sociale » (F. Sudre, Droit européen
et international des droits de l'homme, 10e éd., PUF, 2011, p. 520),
incluant le droit de nouer des relations avec ses semblables, comme
l'a jugé la CEDH dans l'arrêt Niemietz c/ Allemagne du
16 décembre 1992, ce qui permet d'inclure les activités
professionnelles ou commerciales (en l'espèce un cabinet d'avocat)
dans le champ de protection de l'article 8 et ce qui a conduit la Cour
dans un arrêt de Grande Chambre Slivenko c/ Lettonie du 9 octobre
2003 à juger contraire à l'article 8 l'éloignement forcé de citoyens
de l'ex-URSS qui avaient noué en Lettonie « des relations
personnelles sociales et économiques qui sont constitutives de la
vie privée de tout être humain ». Le droit d'exercer une activité
professionnelle se trouve également couvert par l'article 8 (CEDH
27 juill. 2004, Sidabras et Dziantas c/ Lituanie).

610 Le droit au développement personnel ◊ Ce droit recouvre


notamment « le droit à la connaissance de ses origines ». C'est ce
qui ressort de l'arrêt du 13 février 2003, Odièvre c/ France, § 44.
En l'espèce, la Cour relève que « l'établissement des détails de son
identité d'être humain » relève du droit à « l'épanouissement
personnel » protégé par l'article 8, mais elle estime cependant que
l'accouchement sous X est compatible avec l'article 8 de la
Convention, la mère ayant quant à elle le droit de préserver le
secret de son identité (ce que confirme la loi du 22 janv.
2002 relative à l'accès aux origines). Dans un arrêt Mikulic
c/ Croatie du 7 février 2002, la Cour considère que la détermination
du lien de filiation entre l'enfant et son père naturel par la voie
d'une action en recherche de paternité entre dans le champ
d'application de l'article 8. Par ailleurs, dans un arrêt Jäggi c/ Suisse
du 13 juillet 2006, la Cour, invoquant le « droit de connaître son
ascendance » juge que constitue une violation de
l'article 8 l'impossibilité de prélever un fragment d'ADN sur le
cadavre du père supposé.
Il apparaît aussi que le « droit au nom » (CEDH 22 févr. 1994,
Burghartz c/ Suisse), voire même le « droit au prénom » (CEDH
24 oct. 1996, Guillot c/ France) entrent dans le champ de l'article 8,
les États conservant cependant une marge d'appréciation pour
réglementer l'attribution et l'usage des noms et prénoms. Constitue
par ailleurs une violation de celui-ci la confiscation d'un passeport
sans base légale (CEDH 8 juill. 2008, Pasaoglu c/ Turquie).

611 Le droit à l'autonomie personnelle ◊ Allant plus loin encore


dans son interprétation extensive de l'article 8 de la Convention, la
CEDH a reconnu dans l'arrêt Pretty c/ R. Uni du 29 avril 2002 que
« la notion d'autonomie personnelle reflète un principe important
qui sous-tend l'interprétation des garanties » de cet article. En
l'espèce, la requérante, atteinte d'une maladie en phase terminale,
soutenait que le droit à l'autodétermination impliquait notamment
celui de choisir le moment et la façon de mourir et, alors même
qu'elle était devenue incapable de mettre fin elle-même à ses jours,
elle demandait aux autorités publiques de ne pas poursuivre son
mari quand il l'aurait aidée à se suicider, ce qui lui avait été refusé.
Dans cet arrêt, rendu peu de temps avant le décès de la requérante,
la Cour estime que ce droit à l'autodétermination ne permet pas
d'exclure une interdiction de principe du suicide assisté, cette
interdiction ne constituant pas une ingérence disproportionnée dans
l'exercice du droit garanti par l'article 8, alors même que la
législation en la matière « permet de prendre en compte dans
chaque cas concret tant l'intérêt public à entamer des poursuites que
les exigences justes et adéquates de la rétribution et de la
dissuasion ».

612 Le droit à un environnement sain ◊ Alors que la Convention


ne garantit pas en tant que tel le droit à l'environnement, la CEDH a
estimé que « des atteintes graves à l'environnement peuvent affecter
le bien-être d'une personne et la priver de la jouissance de son
domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale… » (arrêt
du 9 déc. 1994, Lopez Ostra c/ Espagne, § 51 ; v. aussi l'arrêt
Guerra c/ Italie du 19 févr. 1998 : violation de l'art. 8 Conv. EDH,
les autorités italiennes n'ayant pas fourni aux intéressés les
informations sur les risques graves de pollution d'une usine
chimique). Dans l'arrêt du 16 novembre 2004, Moreno Gomez
c/ Espagne (GACEDH, n° 47), la Cour, pour garantir la protection
d'un droit à un environnement sain et calme, fait référence plus
précisément au droit au respect du domicile, « conçu non seulement
comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme
celui à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace ». Elle
ajoute : « Des atteintes au droit au respect du domicile ne visent pas
seulement les atteintes matérielles ou corporelles, telles que l'entrée
dans le domicile d'une personne non autorisée, mais aussi des
atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les
émissions, les odeurs et autres ingérence. Si les atteintes sont
graves, elles peuvent priver une personne de son droit au respect du
domicile parce qu'elles l'empêchent de jouir de son domicile [...] »
(§ 54).

613 Le droit au secret de la vie privée ◊ Suivant une vision plus


classique mais tout aussi nécessaire, le contenu du droit au respect
de la vie privée s'analyse d'abord comme le droit au secret de la vie
privée, que ce soit dans la sphère intime des relations personnelles
ou encore dans celle plus ouverte des relations professionnelles.
Cette extension consacrée par la CEDH est importante car elle
signifie que non seulement les activités liées à l'exercice d'une
profession – qu'elle soit libérale, commerciale ou autre – sont
protégées mais également les locaux dans lesquels elles s'exercent
ainsi que le secret de la correspondance qui s'y attache. Plus
précisément, le secret de la vie privée du domicile et de la
correspondance doivent conduire à un encadrement strict de
certaines pratiques ou techniques modernes d'investigation comme
les perquisitions domiciliaires, les écoutes téléphoniques ou la
constitution de fichiers comportant des données à caractère
nominatif.
– Sur le respect du domicile : se trouve protégé par l'article 8
Conv. EDH non seulement le lieu habituel d'habitation, mais aussi
le domicile professionnel des personnes physiques et des personnes
morales (CEDH 30 mars 1989, Chapell c/ R.-Uni), ou encore une
caravane pour les membres de la communauté tsigane (CEDH
18 janv. 2001, Chapman c/ R.Uni, GACEDH, n° 46 ).
Le respect du domicile implique évidemment son inviolabilité,
les perquisitions domiciliaires devant être entourées de garanties
procédurales suffisantes (v. not. : CEDH 16 déc. 1992, Niemetz
c/ Allemagne, Série A, no 251-B : à propos d'une perquisition
pratiquée chez un avocat, à son cabinet, dans le cadre de poursuites
pénales ; CEDH 25 févr. 1995, Funke et Crémieux c/ France, à
propos des visites domiciliaires effectuées par les Douanes ; CEDH
15 juill. 2003, Ernst c/ Belgique pour les perquisitions des bureaux
de magistrats).
Il implique également la possibilité d'y accéder pour pouvoir y
habiter (CEDH 24 nov. 1986, Gillow c/ R.-Uni : refus d'accorder à
des propriétaires d'une maison à Guernesey le permis d'y habiter
après un long séjour à l'étranger ; CEDH 2 juin 2004, Dogan et al.
c/ Turquie : incendie délibéré des maisons de villageois et
déplacement des habitants par les forces de sécurité turques dans le
cadre d'une opération antiterroriste).
– Sur le secret de la correspondance : sont protégées les
correspondances orales, écrites ou électroniques.
La CEDH s'est montrée soucieuse de la protection des personnes
particulièrement vulnérables aux ingérences de l'autorité publique
comme les détenus par exemple. Ainsi considère-t-elle que la saisie
de la correspondance (arrêt Silver du 25 mars 1983), l'interdiction
faite à une personne incarcérée de correspondre avec d'autres
personnes que ses parents ou amis (arrêt Campbell et Fell du
28 juin 1984), le contrôle du contenu de la correspondance entre un
détenu et un avocat (arrêt Campbell du 23 mars 1992) constituent
des ingérences non légitimes au regard de la Convention,
nonobstant le but légitime poursuivi (prévention des infractions
pénales), parce que disproportionnées et donc non nécessaires
(v. aussi l'arrêt Frérot c/ France du 12 juin 2007 qui juge trop
restrictive la définition de la correspondance retenue par une
circulaire).
Il est à noter par ailleurs que l'envoi d'e-mails depuis le lieu de
travail entre dans le champ de la protection de l'article 8 (arrêt
Copland c/ R. Uni du 2 avr. 2007).
– Sur les écoutes téléphoniques : CEDH 23 novembre 1993, A
c/ France : enregistrement d'une conversation téléphonique opéré
clandestinement par un particulier avec le concours d'un haut
fonctionnaire de police ; 6 septembre 1978, Klass c/ Allemagne ;
Malone c/ Royaume Uni du 2 août 1984 (GACEDH, n° 39) ;
24 avril 1990, Kruslin et Huvig c/ France (GACEDH, n° 5). La
condamnation de la France par la CEDH a conduit à l'adoption de
la loi no 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des
correspondances émises par voie de télécommunications qui
distingue entre les interceptions ordonnées par l'autorité judiciaire
et les interceptions dites « de sécurité » ordonnées par le Premier
ministre dans des cas limités (sécurité nationale, terrorisme,
criminalité organisée…). Les unes comme les autres sont entourées
de garanties procédurales.
– Sur les fichiers : le fait de mémoriser ou de divulguer des
données à caractère personnel concernant autrui est constitutif
d'une atteinte à la vie privée : v. not. CEDH 26 mars 1987, Leander
c/ Suède où il est jugé que constitue une atteinte à l'article 8 le fait
de consigner dans un registre secret de la police des informations
sur la vie privée mais que cette atteinte est justifiée s'agissant
d'évaluer l'aptitude d'un candidat à un emploi touchant à la sécurité
nationale. V. aussi CEDH 5 mai 2000, Rotaru c/ Roumanie où il est
jugé que relèvent de la vie privée des données de nature publique
(casier judiciaire, informations sur les activités politiques…)
recueillies de manière systématique dans des fichiers des services
de renseignement de l'État (v. égal. l'arrêt Copland c/ R. Uni du
2 avril 2007 qui juge contraire à l'article 8 de la Convention la
collecte par un employeur d'informations personnelles — utilisation
par un salarié d'Internet, du courrier électronique, du téléphone…).
Par ailleurs, la Cour a qualifié de principe essentiel du système
juridique des États la confidentialité des informations sur la santé et
a jugé que la communication de dossiers médicaux dans le cadre
d'une procédure peut méconnaître l'article 8 si l'ingérence est
disproportionnée (CEDH 25 févr. 1997, Z. c/ Finlande ; CEDH
27 août 1997, M.S. c/ Suède).
La Cour a également jugé qu'un système de vidéo-surveillance
combiné avec l'enregistrement et la divulgation de données
visuelles relatives à une personne se trouvant dans un lieu public
sans participer à une scène publique constituait une ingérence dans
la vie privée si des garanties adéquates ne sont pas prévues (CEDH
28 janv. 2003, Peck c/ Royaume-Uni).
– Sur le droit à l'image : il résulte de l'article 8 Conv. EDH
qu'une personne peut s'opposer à la captation, à la conservation, à
la reproduction et à la diffusion de son image, étant entendu que la
sphère de la vie privée est plus large pour une personne
« ordinaire » que pour une personne agissant dans un « contexte
public ». V. not. CEDH Van Hannover c/ Allemagne (GACEDH,
no 41) qui juge, contrairement au Tribunal constitutionnel allemand,
que le droit à l'image de la princesse Caroline de Monaco a subi
une atteinte et que les juridictions internes n'ont pas retenu des
critères suffisants pour assurer une protection effective de sa vie
privée.

B. Le droit au respect de la vie familiale

614 Notion ◊ La protection de ce droit est assise sur une conception


qui se veut à la fois libérale et concrète de la notion de famille. Si la
vie familiale est comprise comme un lien de parenté auquel s'ajoute
une relation effective (arrêt Marckx préc.), elle peut exister en
l'absence de cohabitation (Keegan c/Irlande 26 mai 1994), voire
même entre un enfant et son père adoptif (Söderbäck c/ Suède,
28 octobre 1998), ou entre les membres d'un couple non marié
hétérosexuel s'agissant même d'une relation adultère (arrêt
Johnston c/ Irlande du 18 décembre 1986) ou encore entre un
transsexuel, sa compagne et l'enfant de celle-ci né par insémination
artificielle par tiers donneur (X, Y et Z c/ Royaume Uni, 22 avril
1997). En revanche, la vie familiale ne bénéficie pas aux couples
homosexuels (Com. 15 mai 1996, Röösli c/ Allemagne, D et R,
85 B, 149). Les détenus, quant à eux, continuent de bénéficier de ce
droit (CEDH 28 sept. 2000, Messina c/ Italie), même si la CEDH
estime justifié le refus d'autoriser les relations intimes des détenus
avec leur conjoint (CEDH 29 avr. 2003, Aliev c/ Ukraine).

615 Le droit au mariage ◊ La prise en considération des exigences


de modernité se vérifie tout particulièrement à l'égard de
l'institution du mariage. Le droit au mariage n'est ainsi pas
seulement – ou exclusivement – défini comme le droit de l'homme
et de la femme, à partir de l'âge nubile, de se marier et de fonder
une famille (article 12 de la Convention). Ce qui allait conduire la
Commission, puis la Cour, conformément à l'évolution des mœurs,
à dissocier mariage et procréation. Ainsi, le droit au mariage des
détenus est-il affirmé nonobstant l'impossibilité dans laquelle se
trouvent les intéressés d'avoir des rapports conjugaux normaux
(Comm. EDH, 13 déc. 1979, Hamer c/ Royaume-Uni). Il en va de
même du mariage entre un transsexuel et une personne du même
sexe biologique, relevant que la procréation dans le mariage n'en
est ni une condition ni une fin essentielle (Comm. EDH, 9 mai
1989, Cossey).
La CEDH a rejoint la position de l'ex-Commission sur ce point
dans un arrêt Goodwin c/ Royaume Uni du 11 juillet 2002
(GACEDH, no 43), qui marque un revirement par rapport à l'arrêt
Rees c/ Royaume Uni du 17 octobre 1986. Elle reconnaît « aux
transsexuels opérés ayant pleinement réalisé leur conversion » le
droit au mariage, ce qui implique a contrario que ce droit n'est pas
reconnu aux couples homosexuels : les personnes mariées doivent
être de sexe différent, même si le sexe n'est plus déterminé selon
des critères purement biologiques. Notons qu'en Europe les Pays-
Bas (loi du 21 déc. 2000), la Belgique (loi du 13 févr. 2003) et
l'Espagne (loi du 21 avr. 2005) ont admis le mariage homosexuel et
que l'article 9 de la Charte européenne des droits fondamentaux de
l'Union européenne consacre le droit au mariage sans faire
référence à l'homme et à la femme.
Par ailleurs, la Cour condamne les restrictions au droit de se
remarier pour l'un des membres d'un couple divorcé (18 décembre
1987, F. c/ Suisse, s'agissant en l'espèce de l'interdiction de se
remarier pendant un délai de 3 ans prononcée par le juge du divorce
à l'encontre d'un ex-époux responsable de l'échec de son précédent
mariage…) voire même l'empêchement à mariage entre un beau-
père et sa belle-fille, qui avait pourtant eu un enfant avec le fils de
son nouveau compagnon (arrêt B.L. c/ R.-Uni du 13 sept. 2005)
tandis qu'elle refuse l'existence d'un droit au divorce (18 déc. 1986,
Johnston et autres c/ Irlande : à propos de l'interdiction
constitutionnelle du droit de divorcer).

616 Famille légitime et famille naturelle ◊ En ce sens, la


protection de la vie familiale est d'abord gouvernée par l'exigence
de respect de l'égalité entre la famille naturelle et la famille légitime
(CEDH 13 juin 1979, Marckx, GACEDH, n° 39 : à propos de
l'application de ce droit à une mère célibataire et à son enfant
naturel). Dès l'instant en effet où existe une vie familiale effective,
la nature des liens importe peu ; ainsi, chaque famille – légitime ou
naturelle – se voit dotée d'une égale protection. Il en résulte d'une
part que l'État doit faire en sorte que le droit national rende possible
dès sa naissance, l'intégration de l'enfant dans sa famille et que
d'autre part, soit assurée l'égalité des droits patrimoniaux – et
notamment successoraux – de l'enfant naturel et de l'enfant
légitime.
Sur le premier point, c'est affirmer que la ligne de filiation est
suffisamment établie juridiquement par la preuve de l'existence
d'un lien biologique entre la mère et l'enfant ; est ainsi condamnée
la législation belge qui subordonne l'existence de la filiation à une
déclaration de reconnaissance de la mère (arrêt Marckx préc.).
Sur le second point, est ainsi consacrée sur un plan de stricte
égalité la vocation successorale de l'enfant naturel comme de
l'enfant légitime : est ainsi condamnée la législation nationale qui
pose pour principe l'absence totale de vocation successorale fondée
sur le seul caractère naturel du lien de parenté (arrêt Marckx préc. ;
arrêt Mazurek c/ France du 1er févr. 2000, GACEDH, no 52, où il est
jugé que l'art. 760 C. civ. qui réduisait la part successorale de
l'enfant adultérin en concurrence avec un enfant légitime est
contraire à la Convention. La loi du 3 décembre 2001 supprime en
conséquence toute restriction en ce sens). Mais au-delà, l'existence
d'un lien de fait – même sans cohabitation – entre personnes unies
par un lien de parenté suffit pour pouvoir bénéficier de cette
protection. On notera par exemple que l'exigence de respect de la
vie familiale ne s'impose pas moins alors que la vie commune des
parents a cessé ; c'est pourquoi, s'agissant de parents divorcés, le
droit de visite de celui des parents qui n'a pas obtenu légalement la
garde de l'enfant constitue un des éléments de protection de la vie
familiale des intéressés (Comm. EDH, Hendriks c/ Pays-Bas,
8 mars 1982).

617 Unité de la vie familiale ◊ En dernière analyse enfin, le droit au


respect de la vie familiale doit être garanti par la nécessité de
préserver l'unité de la vie familiale. Cette exigence apparaîtra de
toute première importance à l'égard de ceux qui, n'ayant pas la
nationalité de l'État où ils résident, peuvent en être éloignés par
application d'une mesure d'expulsion, de refoulement, ou encore
d'extradition. Il est clair en effet – comme l'a à plusieurs reprises
jugé la CEDH – qu'une telle mesure – pour être justifiée au regard
de l'ordre public – peut néanmoins porter atteinte au droit d'un
étranger dans un État de mener une vie familiale normale (CEDH
28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/ R.-Uni).
Cette garantie est susceptible d'interdire toute mesure
d'éloignement du territoire prise à l'encontre des immigrés dits de la
deuxième génération (v. à cet égard : CEDH 18 février 1991,
Moustaquim c/ Belgique ; 21 juin 1988, Berrehab c/ Pays-Bas :
violation de l'art. 8 Conv. EDH eu égard à une mesure d'expulsion
d'un étranger divorcé et dont l'enfant mineur né dans le pays de
résidence y est resté établi avec sa mère ; 26 mars 1992, Beldjoudi
c/ France : expulsion prononcée contre un algérien né en France de
parents français – jusqu'à l'indépendance de l'Algérie – et marié à
une Française). Il convient cependant de relever que la « nouvelle »
Cour, confirmant un infléchissement jurisprudentiel déjà sensible,
fait preuve d'une sévérité plus grande à l'égard des étrangers (cf. J.-
F. Flauss, AJDA 2000. 536). Elle prend en compte davantage que
dans le passé les exigences de l'ordre public : ainsi l'expulsion ou
l'éloignement des délinquants se trouvent légitimés dès lors qu'ils
se sont livrés à un trafic de stupéfiants notamment, et quand bien
même certains liens auraient pu être noués avec le pays d'accueil.
Les droits garantis par l'article 8 Conv. EDH se trouvent donc
quelque peu affaiblis (v. not. CEDH 21 oct. 1997, B. c/ France ;
8 déc. 1998, Benrachid c/ France ; 9 mars 1999, Djaïd c/ France ;
24 août 1999, Baghli c/ France).
Dans un arrêt de Grande Chambre Uner c/ Pays-Bas du
18 octobre 2006 (GACEDH, no 53), après avoir affirmé que la
Convention ne garantit pas pour les étrangers « le droit d'entrer ou
de résider dans un pays particulier », et que les États « ont la faculté
d'expulser un étranger délinquant », et rappelé que « leurs décisions
en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit
protégé par le § 1 de l'article 8, doivent se révéler nécessaires dans
une société démocratique » (§ 54), la CEDH considère justifiée, eu
égard à la « nature très grave » de l'infraction commise par le
requérant, la mesure d'éloignement d'un Turc qui vivait en
concubinage avec une Néerlandaise et qui avait eu deux enfants
avec elle. Cet arrêt est l'occasion pour la Cour de préciser les
éléments à prendre en compte dans ce type d'affaires (immigrés
expulsés suite à une condamnation pénale).
S'agissant par ailleurs des détenus, la Cour a jugé qu'ils devaient
bénéficier eux-aussi des garanties de l'article 8 (visites familiales)
(v. CEDH 28 sept. 2000, Messina c/ Italie).
Enfin, l'unité de la vie familiale implique le droit pour un parent
et son enfant d'être ensemble ce qui a conduit la Cour à juger
contraire à l'article 8 une procédure judiciaire (suspension de
l'autorité parentale) parce qu'elle interrompait complètement les
relations de la mère avec sa fille compromettant définitivement
leurs chances de renouer une relation (CEDH 16 nov. 2000, E.T. c/
Italie, JCP 2000, chron. F. Sudre. 198).

§ 4. La liberté de pensée, de conscience et de religion

L'article 9 § 1 de la Convention européenne affirme le principe


selon lequel : « toute personne a droit à la liberté de pensée, de
conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de
religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa
religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en
public ou en privé, par le culte, l'enseignement, la pratique et
l'accomplissement des rites ». Cette liberté peut faire l'objet de
mesures de restrictions commandées par les exigences de l'ordre
public (§ 2).

618 Une manifestation du pluralisme ◊ La liberté de pensée, de


conscience et de religion est à juste titre qualifiée par la CEDH,
comme l'une des assises de toute société démocratique. Elle est en
effet l'une des manifestations essentielles du pluralisme des idées et
de son acceptation par l'État ; elle traduit au fond l'idée que l'État
est respectueux de la diversité des convictions philosophiques,
morales, religieuses et, en ce sens, elle constitue une garantie
essentielle de la liberté et de l'indépendance de l'être humain (v. not.
Kokkinakis c/ Grèce, 25 mai 1993, GACEDH, no 54).

619 Trois aspects essentiels ◊ Dans ses manifestations, la liberté de


pensée, de conscience et de religion comporte principalement trois
aspects.
C'est d'abord le droit d'avoir ou de ne pas avoir de convictions ou
une religion ainsi que d'y adhérer ou de ne pas y adhérer : en ce
sens, est contraire au droit conventionnel l'obligation faite à un
individu de nationalité finlandaise d'acquitter un impôt destiné à
financer une église d'État (CEDH 23 oct. 1990, Darby c/ Suède,
Série A, no 187). Relevons que les « conditions » diffèrent des
simples « idées » ou « opinions » en ce qu'elles renvoient à « des
vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence
et d'importance » (Campbell et Cosans, 25 févr. 1982, § 36), ce qui
peut recouvrir aussi bien les idées pacifistes que celles refusant la
pratique de la chasse… (Chassagnou c/ France, 29 avr. 1999).
C'est ensuite la liberté d'une communauté religieuse de
s'organiser et de fonctionner sans ingérence arbitraire de l'État. Est
ainsi considérée comme une violation de l'article 9 l'intervention
des autorités bulgares dans un conflit relatif à la direction de la
communauté musulmane (CEDH 26 oct. 2000, Hassan et
Tachaouch c/ Bulgarie, chron. F. Sudre, JCP 2001. 193).
Il appartient aussi à l'État de s'abstenir d'arbitrer des conflits au
sein d'une communauté religieuse en matière de rites, afin de
garantir le pluralisme interne à cette religion (CEDH 27 juin 2000,
Cha'are Shalom Ve Tsedek c/ France).
C'est également, le droit de manifester sa religion ou ses
convictions sans être pour cela inquiété, ce qui comporte le droit de
le faire individuellement ou collectivement, en public ou en privé
ainsi que la possibilité d'essayer de convaincre son prochain
d'adhérer à une religion déterminée y compris par un enseignement
spécifique (v. en ce sens, CEDH 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce,
préc. : violation de l'article 9 Conv. EDH eu égard à la
condamnation d'un témoin de Jehovah pour prosélytisme ; v. aussi
CEDH 26 sept. 1996, Manoussakis et autres c/ Grèce : violation de
l'article 9 pour condamnation de témoins de Jehovah pour avoir
créé une maison de prière sans autorisation ministérielle). Dans
l'arrêt de Grande Chambre du 10 novembre 2005, Leyla Sahin c/
Turquie, la CEDH reconnaît que le port du voile sur le campus par
une étudiante turque constitue la manifestation d'une conviction et
que son interdiction représente une « ingérence dans l'exercice […]
du droit de manifester sa religion », mais elle admet que « lorsque
se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l'État et les
religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent
raisonnablement exister dans une société démocratique » une
importante marge d'appréciation doit être laissée aux États. Elle
juge donc en l'espèce légitime l'interdiction du port du foulard, eu
égard au principe de laïcité tel qu'il est interprété par la Cour
constitutionnelle turque, ainsi qu'aux valeurs de pluralisme et
d'égalité des hommes et des femmes (v. aussi l'arrêt du 24 janv.
2006, Kurtulmus c/ Turquie qui admet l'interdiction du port du
foulard islamique aux enseignants de l'université).
C'est également cette conception ouverte vers la société qui
manifeste le droit à la liberté pour les parents d'enseigner à leurs
enfants les convictions de leur choix (cf. Conv. EDH art. 2
Protocole no 1). La dimension sociale de la liberté de conscience et
de religion confine ainsi à la dimension politique. Que doit faire
l'État, quelle doit être son attitude afin que soit garanti l'ensemble
des composantes de ces libertés ?
La Cour européenne des droits de l'homme a fait prévaloir en la
matière une conception qui repose sur le principe du pluralisme
éducatif. Celui-ci doit être garanti par la liberté de choix des
parents entre un système éducatif dit public et un système éducatif
privé, donc éventuellement confessionnel. Mais, l'obligation de
respect du pluralisme comporte également des exigences
spécifiques qui s'imposent dans le secteur de l'enseignement public
cette fois et qui doivent se traduire notamment dans le pluralisme
des programmes d'enseignement et le refus de tout endoctrinement
qui serait par là même contraire au respect des convictions,
notamment religieuses des parents (cf. arrêt Kjeldsen et autres
c/ Danemark du 7 décembre 1976 : à propos de la législation
danoise imposant un programme d'éducation sexuelle obligatoire
dans les écoles primaires publiques – non violation ; v. aussi arrêts
Folgero et autres c/ Norvège ainsi que Hasan et Eylen Znegin
c/ Turquie du 29 juin 2007 : constitue une violation de l'article 2 du
Protocole 1 un enseignement religieux obligatoire dispensé à l'école
primaire qui privilégie une religion, et alors même qu'il n'existe pas
de mécanisme de dispense ou des cours de substitution).
Cette approche rejoint assez bien celle qui prévaut en France
notamment, et qui s'appuie sur le concept spécifique de laïcité.
Suivant la même logique, la CEDH a estimé que la loi française
de 2004 relative aux signes extérieurs de la religion n'était pas
incompatible avec l'article 9 de la Convention (Dogru c/ France,
4 déc. 2008).
Même si la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du
visage dans l'espace public ne concerne pas explicitement la liberté
de religion, son application a été contestée devant la CEDH par des
personnes manifestant leur appartenance religieuse notamment par
le port du voile intégral.
La Cour de Strasbourg a estimé que cette loi ne portait pas
atteinte à l'article 9 de la Convention en soulignant que la
préservation des conditions du vivre ensemble était un objectif
légitime à la restriction concernée qui laissait une ample marge
d'appréciation à l'État (CEDH– SAS c. France, 1er juillet 2014).
À contre-courant de cette jurisprudence, la Cour a admis la
présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques
en Italie (Lautsi et autres c/ Italie, 18 mars 2011.)

620 Liberté de pensée, de conscience et de religion et objection


de conscience ◊ Le lien entre les libertés de la pensée en général
et la pratique de l'objection de conscience est indéniable mais pose
problème. Le fait d'invoquer des exigences supérieures permettant à
l'individu d'échapper à des obligations légales ne saurait être admis
sans limite sauf à préjudicier à la cohérence du lien social et à
porter atteinte à d'autres droits comme le principe d'égalité. Dans le
cadre du système conventionnel européen, l'approche des organes
de protection est davantage teintée de prudence que d'audace : les
États restent libres de reconnaître ou non l'objection de conscience ;
c'est assez dire que l'État qui s'y déclare hostile en réprimant les
réfractaires au service national par exemple, n'enfreint pas pour
autant la Convention (v. not. Comm. EDH, 23 avril 1965,
A. Grandrath c/ RFA, Ann. 1965. 507 ; 7 mars 1977, Groupe
d'objecteurs de conscience c/ Danemark, DR 9. 117). Cependant,
une condamnation pénale sanctionnant le refus d'effectuer le
service militaire armé fondé sur des convictions religieuses (le
requérant était Témoin de Jehovah) ne doit pas impliquer, en tant
que telle, l'interdiction d'accès à une profession, en l'espèce celle
d'expert-comptable (CEDH 6 avr. 2000, Thlimmenos c/ Grèce, req.
no 343369/97, chron. J.F. Flauss, AJDA 2000. 537 : violation de
l'article 9 combiné avec l'article 14 de la Convention. L'État doit
distinguer, entre les condamnations pénales, celles qui justifient
l'interdiction d'accès à une profession, ce qui n'était pas le cas de
celle concernée en l'espèce).

§ 5. La liberté d'expression

L'article 10 de la Convention affirme que « toute personne a le


droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté
d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des
informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir d'ingérence
d'autorités publiques et sans considération de frontière… ».
621 Position du problème ◊ La liberté d'expression comporte une
double dimension, personnelle et sociale ou même politique.
Dans sa dimension personnelle, elle signifie que chacun a droit à
la liberté spirituelle (avoir des opinions, des convictions et pouvoir
librement les exprimer sans crainte d'être inquiété).
Dans sa dimension sociale et politique, la liberté d'expression est
un instrument nécessaire et indispensable à la vie sociale de la Cité.
Elle est en ce sens étroitement liée à l'être social qu'est tout
individu. La liberté d'expression est par excellence le moyen pour
chacun d'entrer en communication avec autrui. C'est ici ajouter à la
dimension sociale de cette liberté un indéniable prolongement
politique. C'est que la liberté d'expression est au cœur de toute
société démocratique.
L'on comprend ainsi que la Déclaration des droits de l'homme
de 1789 y voit « l'un des droits les plus précieux de l'homme »
tandis que la CEDH – mêlant les deux dimensions – l'érige en
fondement essentiel d'une société démocratique et l'une des
conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de
chacun, rejoignant en cela la conception très large de la liberté
d'expression qui est celle de la Cour suprême des États-Unis
(Handyside c/ Royaume-Uni, 7 déc. 1976, Série A, no 24 ; Müller c/
Suisse, 24 mai 1988, Série A, no 133 ; Stoll c/ Suisse, 10 déc. 2007
(Gr. Ch.), GACEDH, no 57).
Parallèlement, il est clair que la double dimension qui affecte ce
droit est significative des tensions voire des contradictions dont il
est porteur : droit essentiel de tout un chacun, il est en même temps
celui dont l'exercice inconsidéré (abusif ?) peut être source des plus
grands dangers pour la liberté d'autrui. Que l'on songe par exemple
à la mise en cause que peut entraîner pour la vie privée, le droit à
l'image ou à la réputation d'autrui, un usage sans frein de la liberté
de la presse. Le poids considérable de cette liberté sur la société en
général et sur la vie politique en particulier, justifie par voie de
conséquence que l'on ne puisse concevoir la liberté d'expression
autrement que déterminée, conditionnée aussi par le jeu des
restrictions qui l'accompagnent. C'est la raison pour laquelle l'on
sera conduit ici à envisager successivement les composantes et le
contenu de la liberté d'expression d'une part, l'encadrement et les
restrictions à la liberté d'expression d'autre part.

A. Composantes et contenu de la liberté d'expression

La liberté d'expression comporte d'abord une dimension


personnelle : le droit à la liberté des opinions ; elle implique par
ailleurs une composante sociale et collective qui s'énonce dans le
droit à la liberté d'information.

622 La liberté d'opinion comme manifestation de la dimension


personnelle de la liberté d'expression ◊ La liberté d'opinion
signifie non seulement le droit d'avoir des opinions mais également
celui de les faire connaître c'est-à-dire de les exprimer Les
implications de cette reconnaissance montrent aussi à quel point la
liberté d'opinion est intimement liée à la notion de démocratie, dont
elle est l'une des conditions. En effet, reconnaître la liberté
d'opinion (dans ses deux composantes – avoir et pouvoir exprimer
ses opinions), c'est en même temps admettre et encourager le
pluralisme, la diversité, la tolérance, y compris à l'égard des
courants minoritaires et des manifestations – fussent-elles
minoritaires ou des manifestations fussent-elles choquantes – des
courants de pensée et d'opinion.
Ces principes trouvent notamment une application remarquable à
l'égard des fonctionnaires d'une part et des parlementaires d'autre
part.
Le cas des fonctionnaires est particulier car dans nombre de cas,
il est tentant d'opposer à leur liberté d'opinion un devoir de réserve
plus ou moins rigoureux, ou même une obligation de loyauté vis-à-
vis du gouvernement.
La CEDH, sans nier ces exigences, a néanmoins estimé qu'on ne
saurait par principe exclure les fonctionnaires du champ
d'application des garanties prévues à l'article 10 Conv. EDH ; aussi
juge-t-elle que la révocation d'une enseignante membre du DKP
(Parti communiste allemand) à titre de sanction disciplinaire pour
manquement à son obligation de loyauté politique constitue une
ingérence disproportionnée dans la liberté d'opinion (CEDH
26 sept. 1995, Vogt c/ Allemagne).
Bien qu'il soit tenu compte à cet égard tant par le juge européen
que par le juge interne du contexte particulier de l'affaire, il est
possible de ramener les règles posées par la jurisprudence à
quelques grands principes :
1°/ La liberté d'opinion des fonctionnaires est absolue en ce sens
que chacun doit pouvoir penser ce qu'il veut.
2°/ La liberté d'expression des opinions est reconnue aux
fonctionnaires avec davantage de réserve, et les solutions varient
selon que la manifestation des opinions s'effectue dans l'exécution
du service ou en dehors du service et selon la nature et le rang des
fonctions exercées. L'on sera plus sévère par exemple à l'égard des
fonctionnaires occupant un emploi supérieur dit « à la discrétion du
gouvernement » qu'à l'égard d'un agent occupant un emploi
subalterne. À titre d'illustration, relevons que la Cour admet le
devoir de stricte neutralité politique imposé aux fonctionnaires des
collectivités locales (2 sept. 1998, Ahmed et autres, AJDA
1998. 995), comme aux membres des forces de police hongroise,
lequel, en l'espèce, constituait il est vrai une obligation
constitutionnelle (20 sept. 1999, Rekvényi c/ Hongrie, AJDA
2000. 539). Par ailleurs, dans un arrêt du 18 mai 2004, Seurot
c/ France, la CEDH souligne que des devoirs particuliers pèsent sur
les enseignants et elle admet en l'espèce la révocation d'un
enseignant d'un collège catholique qui avait rédigé un texte raciste.
La question de la portée de la liberté d'opinion se pose dans des
termes différents s'agissant des hommes politiques en général et des
parlementaires en particulier. Au plan interne tout d'abord, il est
certain que la liberté d'opinion dans tous ses aspects reçoit une
consécration constitutionnelle à travers le régime très protecteur
des immunités parlementaires dont on sait qu'elle comporte deux
aspects, l'inviolabilité d'une part et l'irresponsabilité d'autre part.
En vertu de la seconde, la protection s'étend à tous les actes
accomplis dans l'exercice des fonctions en le mettant à l'abri de
poursuites sur quelque plan que ce soit : pénal, civil, disciplinaire
(cf. Const. 1958, art. 26). Cette protection reçoit un écho également
dans l'ordre international où elle est susceptible de pallier les
déficiences de la protection interne.
La CEDH notamment, en a fait une application remarquée dans
l'affaire Castells c/ Espagne (arrêt du 23 avr. 1992) : violation de
l'article 10 Conv. EDH à raison d'une condamnation pénale infligée
à un parlementaire pour avoir proféré des injures à l'égard du
gouvernement.

623 La liberté d'information ou la liberté d'expression dans sa


dimension sociale ◊ La liberté d'informer autrui apparaît comme
le prolongement indispensable de la liberté d'expression
individuelle des opinions. Sa protection implique qu'elle soit là
encore garantie dans chacune de ses composantes. La liberté
d'informer c'est donc à la fois la liberté de recevoir des
informations et la liberté pour les médias de les diffuser, c'est tout
autant la liberté du journaliste qu'il importe de protéger que celle du
lecteur, de l'auditeur ou du téléspectateur. Cette conception élargie
de la liberté d'expression, qui ne va pas cependant jusqu'à consacrer
la liberté de rechercher des informations (CEDH 26 mars 1987,
Leander), est au demeurant partagée par le Conseil constitutionnel
(décis. no 84-181 DC des 10 et 11 oct. 1984 : « les lecteurs sont au
nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par
l'art. 11 DDHC »). Et elle concerne non seulement le message mais
son support quel qu'il soit (parole, écrit, son et image) et quel que
soit le procédé technique utilisé (presse, radio, télévision, supports
électroniques). La liberté d'information protège donc non seulement
le contenu des messages (y compris les messages publicitaires,
CEDH, Groppera Radio AG c/ Suisse, 28 mars 1990), mais
également leur mode de diffusion (CEDH, Autronic, 22 mai 1990).
Relevons enfin que, s'agissant d'un droit applicable aux relations
entre individus, il existe une obligation positive pour l'État de
protéger la liberté d'expression contre les atteintes pouvant émaner
de personnes privées (CEDH 16 mars 2000, Ozgür Gundem c/
Turquie).
L'importance que revêt la liberté d'expression pose également la
question des conditions de sa restriction éventuelle.
B. Encadrement et restrictions

624 Liberté d'expression et régime d'autorisation ◊ En matière


de liberté de la presse par exemple, tout régime d'autorisation est
certainement exclu (s'agissant de la Conv. EDH, l'interdiction d'un
régime d'autorisation se déduit de l'article 10 § 1).
Si un régime d'autorisation est prévu, il ne s'impose qu'eu égard à
des contraintes techniques particulières, ce qui est le cas en matière
de radiodiffusion comme en matière de télévision. C'est ce que
prévoit l'article 10 § 1 de la Convention qui réserve aux États la
possibilité de « soumettre les entreprises de radiodiffusion, de
cinéma ou de télévision à un régime d'autorisation » (v. not. CEDH,
Groppera Radio AG c/ Suisse, préc.). Si l'État est ainsi habilité à
délivrer des autorisations de diffusion à partir de son territoire, cette
limitation à la liberté d'expression est elle-même relativisée par le
caractère de plus en plus transfrontière de cette liberté. Là où les
contraintes techniques sont maîtrisées (cable, satellite) la liberté de
diffusion comme de réception reprend ses droits.
En tout état de cause, la CEDH vérifie le respect des exigences
de l'article 10 de la Convention (Demuth c/ Suisse du 5 novembre
2002) et notamment l'exigence de motivation des décisions des
autorités de régulation et de leur contrôle juridictionnel (Glas
Nadejda Eood et Elenkov c/ Bulgarie, 11 oct. 2007).

625 Liberté d'expression, ordre public et droits


d'autrui ◊ L'article 10 § 2 Conv. EDH réserve à l'État la possibilité
de réglementer dans un sens restrictif la liberté d'expression, soit
qu'il s'agisse de motifs d'ordre public ou plus largement d'intérêt
général, voire pour garantir l'autorité ou l'impartialité du pouvoir
judiciaire.
Le jeu de ces exceptions est toutefois limité et rares sont les cas
où ils sont admis par le juge international. Pour illustrer la position
de la Cour de Strasbourg, il faut se référer au considérant de
principe contenu dans l'arrêt Handyside (Handyside c/ Royaume-
Uni, 7 déc. 1976) qui sera repris à plusieurs reprises : « La liberté
d'expression constitue l'un des fondements essentiels de pareille
société, l'une des conditions primordiales de son progrès et de
l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de
l'article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement pour les
“informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées
comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui
heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque
de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et
l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de “société
démocratique” ».

626 Liberté d'expression des journalistes ◊ Si l'on considère la


liberté de la presse, on constate que la CEDH a longtemps semblé
privilégier cette liberté aux dépens des autres exigences, y compris
les droits d'autrui comme peuvent l'être le respect de la vie privée
ou la réputation d'un individu voire la présomption d'innocence.
Quelques exemples significatifs en donnent la mesure.
Dans l'affaire Sunday Times (26 avr. 1979, Série A, no 30), est
jugée contraire à l'article 10 Conv. EDH, l'interdiction faite à un
journal de publier des informations sur des procès en cours. Dans le
même sens, la France a été condamnée (CEDH 3 oct. 2000, Du Roy
et Maulaurie c/ France) au motif que constitue une violation de
l'article 10 l'interdiction générale et absolue (posée par la loi du
2 juill. 1937) de publier avant toute décision judiciaire toute
information sur des procédures pénales ouvertes sur plainte avec
constitution de partie civile (contra : Crim. 14 juin 2000, D. 2000.
IR. 233). La Cour a eu l'occasion de préciser l'esprit de sa
jurisprudence lorsque sont en balance respect de la vie privée et
liberté d'expression : « l'élément déterminant, lors de la mise en
balance de la protection de la vie privée et de la liberté
d'expression, doit résider dans la contribution que les photos et
articles publiés apportent au débat d'intérêt général. » Dans ces
conditions, la publication par des journaux de photos de
personnalités publiques relevant de leur seule vie privée peut être
sanctionnée sur le fondement de la violation de l'article 8 de la
Convention (aff. Von Hannover c/ Allemagne, 24 juin 2004).
Dans l'affaire Lingens c/ Autriche (8 juill. 1986, Série A, no 103),
est jugée pareillement comme violant la liberté d'expression la
condamnation infligée à un journaliste pour avoir tenu des propos
diffamatoires à l'encontre du Chancelier fédéral autrichien.
Dans l'arrêt Jersild c/ Danemark du 23 septembre 1994 est jugée
disproportionnée et contraire à l'article 10 la sanction infligée à un
journaliste de télévision, auteur d'un reportage où de jeunes
extrémistes de droite (les « blousons verts ») proféraient des propos
racistes. Dans l'arrêt Fressoz et Roire c/ France du 21 janvier 1999
(à propos de la publication par le Canard enchaîné des avis
d'imposition du PDG de Peugeot), la Cour reconnaît aux
journalistes toute liberté pour décider « s'il est nécessaire ou non de
reproduire le support de leur information pour en assurer la
crédibilité ».
Dans un arrêt Colombani et autres c/ France du 25 juin 2002, la
Cour juge que le délit d'offense publique à chef de l'État étranger
(en l'espèce, le Roi du Maroc) est contraire à l'article 10 de la
Convention, ce qui a conduit le législateur à l'abroger (loi du 9 mars
2004).
Par ailleurs, le droit pour les journalistes de taire et de protéger
leurs sources constitue pour la CEDH un véritable attribut du droit
à l'information (Tillack c/ Belgique, 27 nov. 2007), « un intérêt
public capital » qui doit prévaloir même dans le cadre d'une
instruction judiciaire (qu'il s'agisse d'une affaire de vol, ou même
de trafic d'armes. V. not. Dupuis et autres c/ France du 7 juin
2007 ; Voskull c/ Pays-Bas du 22 nov. 2007).
La valorisation de la liberté de la presse a conduit la Cour à
adopter des positions discutables, notamment lorsqu'il s'agit de
publications ouvertement racistes, et alors que dans le même temps
cela conduit la Cour à des appréciations sur des faits historiques
sujets à polémique. Sera en ce sens jugée regrettable la
condamnation infligée à la France dans l'affaire Lehideux et Isorni
c/ France qualifiant d'ingérence contraire à l'article 10 Conv. EDH
la condamnation des requérants pour délit d'apologie des crimes ou
délits de collaboration : les intéressés avaient été condamnés de ce
chef pour avoir fait publier dans « le Monde » un encart publicitaire
qui constituait un plaidoyer en faveur du Maréchal Pétain (23 sept.
1998). (Comparer Comité des droits de l'homme, décis. du 8 nov.
1996, Faurisson c/ France, RUDH, 1997. 46 : la négation de
l'Holocauste n'est pas couverte par le droit à la liberté d'expression
garantie par l'article 19 du PIDCP ; dans cette mesure, les
restrictions imposées à la liberté d'expression par la « loi Gayssot »
de 1990 qui rend passible de sanctions quiconque conteste
l'existence des crimes contre l'humanité commis par les dirigeants
nazis, sont compatibles avec le Pacte de 1966). C'est ainsi que
Roger Garaudy, auteur d'un ouvrage négationniste a pu être
condamné par la justice française sans que la Cour de Strasbourg ne
considère cette condamnation comme une violation de l'article 10.
Dans une affaire mettant en cause la publication, par son
médecin, d'informations relatives à la santé d'un ancien Président
de la République, la Cour a estimé que la protection de la vie privée
d'un homme public et de sa mémoire devait l'emporter sur la liberté
de la presse dans la période suivant immédiatement sa mort mais
que le passage du temps devait inverser ce principe, le respect de la
liberté d'expression redevenant prioritaire. (Plon c/ France, 18 mai
2004).
La CEDH paraît avoir rééquilibré sa jurisprudence « en faveur
d'une protection renforcée du droit à la réputation ou des droits
d'autrui face aux excès de la liberté de la presse » (F. Sudre, Droit
européen et international des droits de l'homme, 9e éd., p. 539). En
témoignent les décisions Radio France c/ France du 30 mars 2004
(diffusion en boucle par France Info d'une fausse information selon
laquelle un haut fonctionnaire de Vichy aurait avoué avoir
supervisé la déportation de Juifs) ; Tourancheau et July c/ France
du 24 novembre 2005 (atteinte à la présomption d'innocence) ;
Hachette-Filipacchi Associés c/ France du 14 juin 2007 (atteinte à
la vie privée résultant de la publication par Paris-Match de la photo
du préfet Érignac assassiné) ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July
c/France du 22 octobre 2007 (protection de la réputation d'un
homme politique, fût-il controversé, contre des déclarations
diffamatoires ne reposant sur aucune base factuelle) ; Pfeifer
c/ Autriche du 15 novembre 2007 (journaliste accusé d'avoir
provoqué le suicide d'un professeur).
L'arrêt de Grande Chambre du 10 décembre 2007, Stoll c/ Suisse,
illustre bien cette inflexion jurisprudentielle. La Cour réaffirme le
caractère fondamental de la liberté d'expression, tout en rappelant
les devoirs et responsabilités des journalistes « qui ne sauraient en
principe être déliés […] de leur devoir de respecter les lois pénales
[…] »(§ 102). La protection que leur offre l'article 10 de la
Convention, en ce qui concerne les comptes-rendus sur des
questions d'intérêt général « est subordonnée à la condition que les
intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et
fournissent des informations “fiables et précises” dans le respect de
la déontologie journalistique » (§ 103). En l'espèce, la Cour juge
légitime l'amende infligée à un journaliste qui avait publié des
extraits d'un rapport confidentiel de l'ambassadeur suisse aux États-
Unis relatif à l'indemnisation due aux victimes de l'Holocauste pour
les avoirs en déshérence déposés dans les banques suisses, dans la
mesure où cette publication visait moins à « informer le public sur
une question d'intérêt général » que de provoquer « un scandale
inutile ».
Dans le même esprit, la Cour de Strasbourg semble adopter une
attitude plus protectrice de la vie privée même lorsqu'il s'agit de
personnages publics (v. ainsi Von Hannover c/ Allemagne, 24 sept.
20004 et Von Hannover c/ Allemagne II, 7 févr. 2012).

627 Liberté d'expression et religion ◊ Le domaine où la Cour


semble laisser le plus de pouvoir d'ingérence à l'État est celui du
rapport entre liberté d'expression et religion. Ici, le juge de
Strasbourg paraît plus facilement enclin à accepter que l'État puisse
limiter la liberté d'expression pour éviter de choquer les
consciences religieuses. Ainsi, dans l'arrêt Otto Preminger Institut
c/ Autriche du 20 septembre 1994, est jugée légitime l'interdiction
d'un film considéré comme injurieux pour la religion catholique.
Dans l'arrêt Wingrove c/ Royaume Uni du 25 novembre 1996 est
admis le refus du visa de distribution d'une vidéo pornographique
prétendant s'inspirer de la vie de Sainte Thérèse d'Avila.
Dans l'arrêt IA c/ Turquie du 13 septembre 2005, s'agissant d'un
roman critiquant l'Islam, la Cour admet la condamnation de l'auteur
à une amende dans la mesure où elle relève « une attaque injurieuse
contre la personne du prophète de l'Islam ».

628
Liberté d'expression et morale ◊ Lorsque la liberté de la presse
n'est pas directement concernée, la Cour laisse en revanche aux
États une marge d'appréciation beaucoup plus large, notamment
lorsqu'il s'agit de protéger la morale. Il est vrai, comme le relève la
Cour elle-même, qu'il est difficile de dégager une notion
européenne uniforme de la morale. C'est ainsi qu'elle s'est refusé de
condamner la saisie et la destruction d'un « Petit livre rouge à
l'usage des écoliers », livre d'éducation sexuelle jugé obscène par
les autorités britanniques (Handyside, 7 déc. 1976, Série A, no 24),
ou encore la confiscation par les autorités suisses de trois tableaux
exposés intitulés « Trois tableaux, trois nuits… », jugés
pornographiques (Müller, 24 mai 1988, Série A, no 133).
Cependant, dans une décision remarquée du 29 octobre 1992
(Open Door et autres, Série A, no 246-A ; RFDC 1993. 216, note
F. Sudre), la Cour, pour la première fois, a condamné une atteinte à
la liberté d'expression fondée sur la protection de la morale,
s'agissant de l'interdiction faite par l'État irlandais à des
associations de fournir des informations sur les possibilités d'aller
pratiquer des avortements à l'étranger.

629 Liberté d'expression et « discours de haine » ◊ La Cour


européenne se montre très favorable à l'ingérence dès lors que l'on
a affaire à ce qu'elle appelle un « discours de haine ». Celui-ci peut
concerner la haine raciale, la négation du génocide juif, ou encore
l'orientation sexuelle. C'est ainsi que la Cour de Strasbourg a estimé
en 2012 que la distribution de tracts homophobes dans un
établissement scolaire ne pouvait pas être couverte par la liberté
d'expression (Vejdeland et autres c/ Suède, 9 févr. 2012).

§ 6. Le droit de propriété

630 Position du problème ◊ Ce droit fait l'objet d'une approche


contrastée de la part des juridictions constitutionnelles comme de
celles de la Cour européenne des droits de l'homme, ce qui reflète
non seulement les incertitudes qui l'affectent mais aussi les
oppositions idéologiques qui le prennent pour cible.
Dès l'origine, le droit de propriété a subi la marque de ces
oppositions : la Déclaration universelle des droits de l'homme
proclame ainsi, dans une formule, qui relève du « contorsionnisme
juridique » que « toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité
a droit à la propriété ».
La propriété tout comme le droit qui la protège sont par ailleurs
absents des Pactes de 1966 comme de la Convention européenne
des droits de l'homme, du moins dans sa version originaire, tandis
que la Convention américaine des droits de l'homme, en
condamnant « l'usure » et « l'exploitation de l'homme par
l'homme », jette d'emblée la suspicion sur une institution dont on
peut, partant de là, douter qu'elle puisse être élevée au rang d'un
véritable droit de l'homme.
En Europe toutefois, l'histoire de la consécration du droit au
respect des biens – formule plus large mais aussi moins chargée
« idéologiquement » que celle de propriété – est marquée par deux
étapes majeures : à la formulation « timide » du Protocole no 1 qui
marque à partir de son entrée en vigueur en 1954, la première étape
d'une officialisation de ce droit dans l'ordre international (« Toute
personne physique ou morale a droit au respect de ses biens »),
répond dans une seconde étape, la position tardive de la CEDH qui
ne se décide à consacrer pleinement ce droit qu'à partir d'un arrêt de
principe du 23 septembre 1982 (Sporrong et Lönnroth c/ Suède,
Série A, no 52). La Cour va, par la suite, élargir son champ
d'application aux biens incorporels (par ex. la propriété
intellectuelle : Anheuser-Busch Inc. c/ Portugal du 11 janv. 2007),
voire aux créances (Kopecky c/ Slovaquie du 28 septembre 2004)
ou aux prestations sociales (Gaygusuz c/ Autriche du 16 sept. 1996)
et elle va aussi admettre l'invocation du droit au respect des biens
en l'absence d'un titre de propriété (Dogan et autres c/ Turquie du
29 juin 2004).
La vision minimaliste du droit de propriété qu'impose la lecture
des textes européens aboutit non seulement à permettre de larges
possibilités de régulation en ce qui touche l'usage des biens, mais
encore, à autoriser sous conditions largement entendues une
véritable privation de propriété. Quant à la jurisprudence de la
Cour, sans remettre en cause les possibilités de limitation apportées
à l'exercice du droit de propriété, elle en a fort opportunément
réduit les aspérités les plus saillantes.
Elle a également imposé aux État certaines obligations positives,
et notamment celle de protéger les biens (Oneryildiz c/ Turquie du
30 nov. 2004, GACEDH, no 64) ; ou le droit de propriété, y compris
lorsqu'il s'agit d'un litige entre particuliers (Matheus c/ France du
31 mars 2005 : refus de l'État d'exécuter par la force une décision
ordonnant l'expulsion des occupants d'une propriété).

631 La privation totale de l'usage d'un bien ◊ Elle n'est pas en soi
contraire à la Conv. EDH dès lors qu'elle répond à un minimum de
conditions sur lesquelles d'ailleurs, la marge d'appréciation des
États est assez large.
La privation est licite dès l'instant qu'elle intervient dans les
conditions prévues par la loi nationale et par les principes généraux
du droit international, et qu'elle est conforme à l'utilité publique. La
notion d'utilité publique fait du reste l'objet d'une appréciation
libérale par le juge européen, puisque celui-ci se satisfait de ce que
la décision prise sur ce point par les autorités nationales
n'apparaisse pas « manifestement déraisonnable » (James
c/ Royaume Uni du 21 févr. 1986, GACEDH, no 66).
La CEDH a cependant jugé que l'exercice du droit de préemption
par l'administration fiscale pouvait conduire à une privation de
propriété faisant supporter à la requérante une charge spéciale
exorbitante sans qu'elle puisse utilement contester la mesure qui la
frappait, entraînant ainsi une rupture du juste équilibre entre la
sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général
(Heinrich c/ France, 22 sept. 1994, Série A, no 296-A).

632 Le droit à indemnisation ◊ La question s'est posée de savoir si


une indemnité compensatrice pouvait être exigée compte tenu du
silence des textes, et si elle devait bénéficier seulement aux
étrangers (conformément aux principes généraux du droit
international).
Le principe de l'octroi d'une indemnité a été admis assez
facilement par la Cour au double motif qu'il constitue non
seulement un attribut de la propriété, mais encore un moyen de
maintenir un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général
de la communauté et les impératifs de sauvegarde des droits de
l'individu (Sporrong et Lönnroth c/ Suède préc. : immeuble frappé
d'un permis d'exproprier au profit de la municipalité de Stockholm
et simultanément d'une interdiction de construire alors même que la
législation suédoise exclut la possibilité de demander réparation
pour ces dommages – équilibre respecté en la circonstance). Ce
point sera par la suite confirmé par un arrêt Lithgow du 8 juillet
1986 (Série A, no 102) dans lequel la Cour considère que
l'obligation d'indemniser découle implicitement de l'article 1 du
Protocole no 1 pris dans son ensemble. Précisant sa position, la
Cour considère en définitive que seul le versement d'une somme
raisonnablement en rapport avec la valeur du bien permet la
sauvegarde de ce juste équilibre. Dans l'affaire Ex-roi de Grèce c/
Grèce (CEDH 23 nov. 2000, gr. ch., chron. F. Sudre, JCP
2001. 194) la Cour juge que le principe de proportionnalité est
méconnu dans la mesure où la loi de 1994 qui a transféré à l'État
grec les propriétés immobilières de l'ex-roi de Grèce ne prévoit
aucune indemnisation (ce qui ne saurait se justifier que dans des
circonstances exceptionnelles).
L'indemnisation doit, en outre intervenir dans un délai
raisonnable (CEDH 14 nov. 2000, Piron c/ France et 14 nov. 2000,
Yadar c/ Turquie).
Quant à la possibilité d'un traitement discriminatoire entre
nationaux et étrangers, l'on fera observer que l'article 1 du
Protocole no 1 se réfère aux conditions prévues par les principes
généraux du droit international.
Ceux-ci imposent une indemnisation prompte, adéquate et
effective lorsque la mesure touche des non-nationaux dépossédés
de leurs biens. Cette référence avait conduit une partie de la
doctrine à considérer que l'obligation d'indemniser ne bénéficiait
qu'aux seuls étrangers. Mettant fin à la discussion, la Cour a
généralisé le droit à indemnisation sans distinguer entre les
étrangers et les nationaux (sous la seule réserve des circonstances
exceptionnelles) (v. l'arrêt Sporrong et Lönnroth préc.).
Si la privation totale de propriété constitue la forme d'atteinte au
droit de propriété la plus radicale, elle n'en est pas la seule ; d'autres
formes d'atteintes existent, qu'elles soient le fait de réglementations
ou de pratiques administratives qu'il a fallu également encadrer.

633 Atteintes aux biens résultant de réglementations ou de


pratiques touchant à l'usage des biens ◊ Les exemples
fournis par la pratique contentieuse sont très nombreux :
– interdiction ou limitation du droit de construire résultant de la
réglementation d'urbanisme (Allan Jacobson, 25 oct. 1989, Série A,
no 163) ;
– abrogation au nom des exigences de protection de
l'environnement d'autorisations d'exploitations diverses – mines,
carrières… (Fredin, 18 févr. 1991, Série A, no 192) ;
– réduction de loyers imposés par la loi (Mellacher, 19 déc.
1989, Série A, no 169) ;
– décision d'expulsion d'un locataire non exécutée (v. par ex. aff.
Scollo c/ Italie, CEDH 28 sept. 1995 : jugement d'expulsion
ordonné en 1983 et non exécuté en 1991, le locataire intéressé
s'étant opposé à 35 reprises à son expulsion ! – alors que le
propriétaire avait donné congé à son locataire le 20 janvier 1983, il
ne parvient à récupérer la jouissance de son bien que le 15 janvier
1995 ! – violation reconnue en l'espèce par la Cour à l'unanimité) ;
– saisie d'un avion contenant de la drogue par les douanes et
restitution contre une somme d'argent (Air Canada, 5 mai 1995,
Série A, no 316. Pas de violation en l'espèce de l'art. 1er du Protocole
no 1) ;
– terrains rendus inconstructibles par suite de l'annulation
contentieuse de certificats d'urbanisme préalablement délivrés par
l'autorité administrative (Pine Valley Developments et autres
c/ Irlande, 29 nov. 1991, Série A, no 222).
Tous ces cas de figure témoignent de la nécessité de prévoir un
contrôle approprié qui permette d'assurer la sauvegarde effective du
droit au respect des biens. Mais, force est de constater qu'un tel
contrôle aboutit rarement à une condamnation. La jurisprudence
des organes de Strasbourg est de ce point de vue révélatrice des
insuffisances d'un contrôle international dominé par la très grande
marge d'appréciation laissée aux États en la matière : la Cour
européenne se borne ainsi dans chaque cas à vérifier la légalité et la
finalité des restrictions imposées mais en laissant aux États le soin
de définir eux-mêmes ce qu'ils jugent nécessaire à la poursuite du
bien commun. Il en résulte que, d'une manière générale, les États
peuvent non seulement mettre en place de très larges possibilités de
réglementer l'usage des biens privés, mais éviter d'avoir à
indemniser les conséquences dommageables de leur action. C'est
sur cette base que, par exemple, le système français qui prévoit le
principe de non-indemnisation des servitudes d'urbanisme (C. urb.,
art. L. 160-5) n'est pas jugé par le Conseil d'État comme
intrinsèquement incompatible avec la CEDH, dès lors, cependant
qu'il prévoit une indemnisation dans le cas exceptionnel où la
servitude en cause entraîne pour le propriétaire concerné « une
charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif
d'intérêt général poursuivi » (CE 3 juill. 1998, Bitouzet,
RFDA 1998. 1243).
Relevons cependant que la CEDH semble avoir initié un
renforcement de son contrôle à l'égard des mesures réglementant
l'usage des biens dans un arrêt du 29 avril 1999, Chassagnou et
autres c/ France, en condamnant la loi « Verdeille » qui prévoyait
l'obligation pour les petits propriétaires d'adhérer aux associations
communales de chasse agréées et, par là même, de laisser les
chasseurs pénétrer sur leurs terrains.
De même, consacrant l'autonomie de la notion de « biens » de
l'article 1er du Protocole 1, la Cour considère qu'un « taudis »
construit illégalement sur un terrain du Trésor Public, à proximité
d'un dépôt d'ordures et enseveli par celles-ci, représente un « bien »
digne de protection, dans la mesure où le requérant y vivait depuis
cinq ans après l'avoir construit et y avoir créé « un environnement
social et familial » (CEDH 18 juin 2002, Oneryildiz c/ Turquie,
GACEDH, no 64).

634 Atteinte à la substance du droit de propriété ◊ La Cour


européenne s'est semble-t-il engagée à dépasser les concepts trop
réducteurs de privation de propriété et de réglementation de l'usage
des biens pour faire application du concept plus enveloppant
d'atteinte à la « substance du droit de propriété » (Sporrong et
Lönnzoth c/ Suède, 23 sept. 1982, GACEDH no 65). Il s'agit d'un
concept autonome permettant de contrôler la compatibilité de
mesures qui, sans priver un individu de son droit de propriété
proprement dit, aboutit ni plus ni moins à le vider de sa substance
c'est-à-dire de ses attributs essentiels – droit d'usage, droit d'en
retirer les fruits, droit d'en disposer. Tel est le cas en règle générale
de mesures – comme par exemple une interdiction de construire
assortie d'une expropriation de propriété immobilière qui n'a pas
reçu un commencement d'exécution pendant un très long délai : le
propriétaire reste juridiquement et formellement titulaire de son
droit, mais il perd en fait la disponibilité de son bien (Phocas
c/ France, 23 avr. 1996).
La Cour européenne a, en droite ligne de ces principes, considéré
que le déni d'accès à des biens entraînant la perte de maîtrise de
ceux-ci s'analysait en une violation de l'article 1er du Protocole no 1
(Loizidou c/ Turquie du 23 mars 1995 : la requérante, ressortissante
chypriote était propriétaire d'immeubles situés dans le Nord de
Chypre. Après l'invasion du Nord de l'île par la Turquie en 1974,
elle avait été empêchée à plusieurs reprises d'accéder à sa propriété
et perdu en pratique toute maîtrise de ceux-ci ainsi que toute
possibilité d'usage et de jouissance).

§ 7. La liberté de réunion et d'association

635 Étendue ◊ L'article 11 de la Conv. EDH pose le principe selon


lequel « toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à
la liberté d'association ».
La jurisprudence de la CEDH a précisé que la liberté de
réunion s'applique aussi bien aux réunions privées qu'à celles sur la
voie publique, ces dernières pouvant être soumises à un régime
d'autorisation des pouvoirs publics (Comm. EDH, 10 oct. 1979,
Rassemblement jurassien c/ Suisse, DR 17, P. 105 ; CEDH 12 juill.
2005, Güneri c/ Turquie). Seules les réunions « pacifiques »
bénéficient de la protection de l'article 11 (CEDH 2 oct. 2001,
Stankov & the United Macedonian Organisation Ilinden c/
Bulgarie), même si elles sont illégales (v. CEDH 9 avr. 2002, Cissé
c/ France, JCP 2002. I. 157, no 18, Chron. F. Sudre, s'agissant de
l'occupation d'un lieu de culte par des étrangers en situation
irrégulière). Corollaire de la liberté d'expression, l'article 11 CEDH
protège les participants à une manifestation légale et pacifique
contre toute sanction, fut-elle minime. (CEDH 26 avr. 1991, Ezelin
c/ France, GACEDH, no 60). L'État se trouve soumis par ailleurs à
une obligation positive (obligation de moyen et non de résultat),
celle d'assurer le bon déroulement d'une manifestation autorisée.
Ainsi, « le droit de “contre manifester” ne saurait aller jusqu'à
paralyser l'exercice effectif du droit de manifester » (CEDH 21 juin
1998, Plattform « Arzte für das Leben », Série A, no 139).
La CEDH condamne par ailleurs l'utilisation brutale et excessive
de la force publique pour disperser une manifestation (Nurettin
Aldemin et autres c/ Turquie, 18 décembre 2007 ; v. aussi
Makhmoudov c/ Russie du 26 juillet 2007).
La liberté d'association implique la liberté de créer des
associations et d'y adhérer, sans autorisation de l'État. Elle implique
aussi la liberté de ne pas s'associer, sous réserve de certaines
situations particulières, telle l'adhésion obligatoire aux ordres
professionnels (associations à caractère public) (cf. CEDH 23 juin
1981, Le Compte, Van Leuven et De Meyere, Série A, no 43).
La liberté de ne pas adhérer à une association a été confirmée par
l'arrêt Chassagnou c/ France du 29 avril 1999, par lequel la Cour
juge que l'obligation faite par la loi « Verdeille » du 10 juillet
1964 aux petits propriétaires d'adhérer à une association
communale de chasse agréée (contrairement le cas échéant, à leurs
convictions anti-chasse) constituait une violation de la liberté
d'association négative.
La liberté d'association protège les partis politiques, forme
d'association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie.
Ceux-ci doivent pouvoir mener librement leurs activités et la
CEDH ne consent aux États qu'une marge réduite dans l'application
de la nécessité de dissoudre les partis politiques.
La liberté syndicale se trouve également englobée dans la liberté
d'association, la CEDH ayant refusé de reconnaître sa spécificité, ce
qui la conduit à exclure de cette liberté un droit à la consultation
syndicale (Syndicat national de la police belge, 27 octobre 1975,
Série A, no 19), un droit à la négociation et à la conclusion des
conventions collectives du travail (Syndicat suédois des
conducteurs de locomotives, 6 février 1976), ou encore le droit de
grève (Schmidt et Dahlström c/ Suède, 6 févr. 1976, Série A, no 21).
La CEDH réduit donc la liberté syndicale d'une part au droit de
créer un syndicat (et, corrélativement le droit pour les syndicats
d'administrer leurs propres affaires et d'établir leurs propres
règlements) et, d'autre part, au droit d'adhérer au syndicat de son
choix.
S'agissant du monopole syndical d'emploi (pratique britannique
du « closed shop »), après avoir fixé des conditions très strictes à
cette pratique (Young, James et Webster, 13 août 1981, Série A,
no 44), estimant qu'elle ne devait pas imposer une contrainte
excessive aux individus (notamment la perte de leur emploi), La
Cour a jugé que l'État avait l'obligation d'adopter des « mesures
raisonnables et appropriées afin d'assurer le respect effectif du droit
à la liberté de ne pas se syndiquer » (Gustafsson c/ Suède, 25 avr.
1996, JCP 1997. I. 4000, no 40, obs. F. Sudre). Dans un arrêt
Sorensen et Rasmussen c/ Danemark du 11 janvier 2006
(GACEDH, no 62) la Cour, se référant à la notion d'autonomie
personnelle, condamne les accords de monopole syndical avant ou
après embauche et elle n'exclut pas « en principe que les aspects
négatifs et les aspects positifs du droit consacré par
l'article 11 doivent bénéficier du même niveau de protection… ».

636 Limites ◊ Les libertés de réunion et d'association peuvent faire


l'objet de restrictions (art. 11 § 2), celles-ci devront être prévues par
la loi, constituer des mesures nécessaires dans une société
démocratique à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la
défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la
santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés
d'autrui. Il existe également une restriction particulière relative aux
étrangers, l'article 16 de la Convention précisant que les articles 10,
11 et 14 ne peuvent interdire aux États d'imposer des restrictions à
l'activité politique des étrangers. Les restrictions prévues par
l'article 11 § 2 peuvent être imposées par les membres de la police
ou des forces armées ou de l'administration de l'État.
La Cour procède cependant à une appréciation très stricte de la
nécessité des restrictions à ces libertés.
Ainsi, s'agissant de la liberté de réunion pacifique (dont le lien
avec la liberté d'expression est souligné), la Cour a jugé que
constituait une violation de l'article 11 la sanction disciplinaire
infligée à un avocat qui, à la Guadeloupe, avait participé en portant
une pancarte à une manifestation contre deux condamnations
judiciaires, au cours de laquelle certaines violences s'étaient
produites (Ezelin c/ France, 26 avr. 1991, Série A, no 202).
La Cour a jugé par ailleurs que la dissolution immédiate et
définitive d'un parti politique, à raison de son programme et avant
même qu'il ait pu exercer ses activités était disproportionnée par
rapport au but visé, à savoir la sûreté et l'intégrité territoriale et
qu'elle n'était pas nécessaire dans une société démocratique (Parti
socialiste c/ Turquie et Parti communiste unifié c/ Turquie,
30 janvier 1998. Voir aussi Yasar, Karatas, Aksoy et Parti du travail
du peuple c/ Turquie, 9 avr. 2002). En revanche, dans l'arrêt de
Chambre du 31 juillet 2001, Refah Partisi (Parti de la Prospérité)
c/ Turquie, confirmé par l'arrêt de Grande Chambre du 13 février
2003, (RFDC no 57-2004, note M. Levinet), la Cour admet la
dissolution d'un parti au motif qu'il a pour but l'instauration de la
Charia en Turquie, ce qui est incompatible avec « l'idéal
démocratique sous-jacent à l'ensemble de la Convention ». Non
seulement les partis doivent user de moyens légaux et
démocratiques, mais leur projet politique doit s'inscrire dans le
cadre de la démocratie et ne pas viser à la détruire.
S'agissant des syndicats, la Cour de Strasbourg a condamné la
France pour avoir interdit de manière générale et absolue les
syndicats dans l'armée. Elle conclut que si l'exercice de la liberté
d'association des militaires peut faire l'objet de restrictions
légitimes, l'interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou
d'y adhérer porte à l'essence même de cette liberté, une atteinte
prohibée par la Convention (CEDH-Mattely c/ France, 2 octobre
2014)
SECTION 2. LES DROITS-PARTICIPATION : LE
DROIT À DES ÉLECTIONS LIBRES

637 L'article 3 du Protocole n 1 ◊ L'affirmation de ce droit apparaît


o

comme l'un des fondements premiers non seulement de la légalité


mais également de la légitimité de tout pouvoir politique. C'est
l'article 3 du Protocole no 1 qui consacre ce droit en indiquant que
les États contractants s'engagent à organiser, à des intervalles
raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les
conditions qui assurent la libre expression du peuple sur le choix du
corps législatif. Afin de préciser le sens et la portée de ses
stipulations, il convient de mettre l'accent à la fois sur le champ
d'application des droits concernés ainsi que sur leurs différents
éléments constitutifs.

638 Champ d'application ◊ Il est défini sur la base d'une voie


moyenne qui permet, tout en donnant consistance aux prérogatives
des citoyens, de garantir à l'État une certaine marge de manœuvre
dans l'organisation des éléments fondamentaux de la vie politique.
Cette ligne de conduite ressort assez bien de la jurisprudence des
organes de Strasbourg.
Le droit à des élections libres vaut uniquement pour les
institutions qui, d'un point de vue constitutionnel, assurent une
fonction de représentation des citoyens tout en exerçant le pouvoir
législatif. Seul tombe sous l'emprise de cette exigence le corps
législatif, qu'il soit unique (État unitaire) ou multiple (États
fédéraux, États régionaux de type italien ou espagnol), voire les
organes représentatifs supra nationaux. La Cour a ainsi admis que
le Parlement européen constituait un « corps législatif » au sens de
l'article 3 du Protocole 1 et a jugé que représentait une violation de
celui-ci le refus d'inscrire la requérante sur les listes électorales de
Gibraltar en vue de l'élection au Parlement européen (CEDH, gr.
ch., 18 févr. 1999, Mattews c/ Royaume-Uni).
Cependant, la Convention n'entend pas consacrer de manière
générale un droit à la consultation populaire – droit au référendum
notamment (Comm. EDH 10 juill. 1975, X. c/ RFA; 10 juill. 1975,
X. c/ R.U.) ; de même exclut-elle par voie de conséquence de cette
obligation les organes de représentation politique dès lors que –
comme le Chef de l'État par exemple – ceux-ci ne sont pas appelés
à exercer habituellement le pouvoir législatif (Comm. EDH 14 déc.
1989, Habsbourg-Lothringen). Mais inversement, le droit à des
élections libres présuppose l'existence d'un corps législatif, ce qui
fera regarder la suppression durable des élections législatives et du
Parlement en Grèce pendant la dictature des colonels comme une
violation de la Convention (Comm. EDH 5 nov. 1969).
Les organes de contrôle de la Convention entendent néanmoins
laisser aux États une marge d'appréciation suffisante quant aux
modalités réglant l'organisation de ces élections. Certes, la finalité
de l'article 3 du Protocole s'exprime parfaitement au travers des
trois exigences qu'il comporte : élections libres, scrutin secret,
périodicité des consultations ; ce qui implique non seulement une
liberté de choix au profit de l'électeur (exigence d'une pluralité des
candidatures) mais également et en conséquence de cette liberté, la
liberté des candidatures et des partis politiques comme éléments
garants d'un véritable pluralisme et de la libre expression de la
volonté du peuple. Mais au-delà, la Convention – et la Cour –
n'entendent absolument pas prendre parti pour un système électoral
prédéterminé – notamment scrutin majoritaire ou représentation
proportionnelle – faisant ainsi ressortir après coup comme
parfaitement vaines les craintes – britanniques notamment – d'une
incompatibilité avérée entre la Convention et le scrutin uninominal
majoritaire à un tour, craintes qui furent en partie à l'origine du
silence du texte originaire de la Convention sur la question des
élections. De même, l'État dispose d'une grande latitude quant au
découpage des circonscriptions électorales (CEDH 4 avr. 2006,
M.C. Bompard c/ France).

639 Les éléments constitutifs ◊ Les éléments constitutifs de


l'article 3 ont été progressivement cernés tant par la jurisprudence
de la Commission que de la Cour.
La Cour européenne est intervenue à plusieurs reprises pour
contrôler les conditions de détention du droit de vote afin d'« éviter
l'exclusion discriminatoire de certaines catégories de citoyens ». Il
en va de même des conditions d'éligibilité (cf. par exemple : pour le
droit de vote : CEDH-Aziz c. Chypre, 22 juin 2004 ; pour
l'éligibilité : CEDH-Alajos Kiss c. Hongrie, 20 mai 2010)
Dans le même registre s'est posé la question du droit de vote des
détenus qui a donné lieu à un conflit (non encore résolu) avec la
Grande-Bretagne, (CEDH-Hirst c. Royaume-Uni (n° 2), 6 octobre
2005). Malgré sa condamnation à plusieurs reprises depuis près de
dix ans par la Cour pour refus d'accorder le droit de vote aux
personnes en détention, la Grande Bretagne ne se résout toujours
pas à modifier sa loi électorale même si récemment elle semble
quelque peu avoir assoupli sa position.
S'agissant du concept même d'élections libres, la principale
difficulté qu'ont eu à résoudre les organes de contrôle a concerné
l'articulation entre les circonscriptions électorales et la
représentation des communautés linguistiques en Belgique (CEDH
2 mars 1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique).
Les élections doivent ensuite se dérouler au scrutin secret et ce,
de manière à assurer la confidentialité du vote et compte tenu du
fait qu'il n'est pas d'élections libres lorsque des pressions
quelconques peuvent être exercées sur l'électeur. Cela exige en
conséquence que la confidentialité du vote soit garantie à tous les
stades du processus de votation.
Les consultations doivent également se dérouler à intervalles
réguliers et raisonnables. L'appréciation du caractère raisonnable se
rapproche ici de la notion de délai raisonnable au sens de l'article 6
Conv. EDH et doit donc s'apprécier compte tenu du cas d'espèce.
En dernière analyse, l'élection doit être organisée dans des
conditions permettant la libre expression de l'opinion du peuple. Là
encore, cela signifie que le choix de l'électeur doit être dégagé de
toute contrainte ou pression ce qui soulève le double problème de
l'égalité des votes et du financement des campagnes électorales ou
des partis politiques.
L'article 3 du Protocole no 1 implique par ailleurs la
reconnaissance des droits subjectifs du citoyen à savoir le droit de
vote et d'éligibilité (CEDH, 2 mars 1987, Mathieu-Mohin et
Clerfayt c/ Belgique préc.). Les États disposent d'une marge
d'appréciation assez large pour fixer les modalités d'exercice de ces
droits civiques (conditions de nationalité, de résidence, d'âge…). V.
CEDH, gr. ch., 16 mars 2006, Znadoka c/ Lettonnie, GACEDH,
n° 63).
Même si la Cour de Strasbourg ne s'estime pas compétente pour
contrôler le système électoral lui-même et notamment le mode de
scrutin, qui relève de la seule autorité de l'État, elle peut vérifier la
conformité à la Convention de certains de ses éléments. C'est le cas
des seuils de représentation appliqués dans le cadre du scrutin à la
proportionnelle. Elle a ainsi estimé qu'un seuil de 10 % est excessif
même si des conditions particulières invoquées par l'État peuvent
l'autoriser (CEDH-Yumak et Sadak c. Turquie, 8 juillet 2008).

SECTION 3. LES DROITS-CRÉANCES : LE DROIT À


L'INSTRUCTION

640 L'absence de reconnaissance générale des droits-


créances ◊ La Convention européenne consacre essentiellement
les droits civils et politiques. À quelques exceptions près (liberté
syndicale, interdiction du travail forcé…) les droits sociaux ne sont
pas garantis par la Convention, non plus d'ailleurs que les droits-
créances qui, rappelons-le (v. ss. chapitre 3, titre 2, partie II) sont
ceux dont la réalisation implique l'octroi de prestations de la part de
l'État. Ainsi, ni le droit à la santé, ni le droit au travail, ni le droit au
logement, ni le droit à la protection sociale par exemple ne se
trouvent garantis alors qu'ils constituent, comme nous l'avons vu,
des droits constitutionnellement protégés. Les États du Conseil de
l'Europe ont en effet estimé que ces droits étaient difficilement
susceptibles de protection juridictionnelle et, qu'au surplus, leur
mise en œuvre effective était tributaire du niveau de développement
économique de chaque pays. C'est la Charte sociale européenne
(ouverte à la signature à Turin le 18 oct. 1961) qui consacre les
droits économiques et sociaux (dont les droits-créances) mais on
sait que celle-ci se situe en dehors du système de protection de la
Convention. Le seul droit-créance expressément reconnu figure
dans l'article 2 du Protocole additionnel no 1 du 20 mars 1952. Il
s'agit du droit à l'instruction.

§ 1. L'affirmation du droit à l'instruction

641 Un droit fondamental ◊ L'article 2 du Protocole n 1 affirme que


o

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'État, dans


l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de
l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents
d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs
convictions religieuses et philosophiques ».
Cette formulation négative du droit à l'instruction (à l'inverse
notamment de celle qui figure dans le Pacte international relatif aux
droits économiques, sociaux et culturels – art. 13) résulte en fait
d'un compromis, les États ayant des positions divergentes sur leurs
obligations en matière d'enseignement privé. Cela n'a pas empêché
la Cour européenne d'affirmer qu'il s'agissait d'un « droit
fondamental » (CEDH 7 déc. 1976, Kjeldsen, Busk Madsen et
Pedersen), « indispensable à la réalisation des droits de l'homme »
(CEDH 10 nov. 2005, Leyla Sahin c/ Turquie) et de préciser que le
champ d'application de l'article 2 du Protocole no 1 s'étendait au
savoir dispensé au moyen de l'enseignement et de l'instruction, aux
méthodes de transmission du savoir, à l'organisation de
l'enseignement et à l'éducation accomplie hors des structures
scolaires (CEDH, 25 févr. 1982, Campbell et Cosans).

642 Les titulaires et bénéficiaires du droit à l'instruction ◊ Ce


droit bénéficie à toute personne, quel que soit son âge,
l'article 2 s'appliquant en effet à l'instruction scolaire ou
extrascolaire, universitaire, technique ou autre… Les parents
peuvent invoquer le respect de ce droit au nom de leurs enfants. Ils
peuvent également invoquer la deuxième phrase de l'article 2, à
savoir leur droit au respect de leurs convictions religieuses ou
philosophiques. En revanche, les personnes morales (Églises,
sociétés confessionnelles…) ne sauraient invoquer le droit à
l'instruction (Comm. EDH, req. no 3798/68).
§ 2. La portée du droit à l'instruction

643 L'obligation de ne pas refuser le droit à l'instruction ◊ Les


obligations qui résultent pour les États de la reconnaissance du
droit à l'instruction par l'article 2 du Protocole no 1 apparaissent
moins étendues au niveau européen que celles qui découlent de la
consécration du même droit par les constitutions nationales. Ainsi,
l'obligation pour l'État d'instituer un système d'enseignement
scolaire gratuit et obligatoire n'est pas expressément consacrée
(CEDH 23 juill. 1968, Affaire linguistique belge, GACEDH, n° 8).
Il est vrai que tous les États membres du Conseil de l'Europe
avaient, à l'époque de l'ouverture du Protocole à leur signature, un
système d'enseignement général et officiel. Cependant, s'agissant
des structures particulières d'enseignement, l'État n'est pas obligé
de les organiser, par exemple en faveur des détenus (Comm. EDH,
req. no 5962/72, DR 16, p. 50).
Le droit à l'instruction oblige seulement l'État à garantir aux
personnes placées sous leur juridiction « le droit de se servir des
moyens d'instruction disponibles à un moment donné », ce qui
implique un droit d'accès aux établissements scolaires existants
sans aucune discrimination, ainsi que le droit d'obtenir,
conformément aux règles en vigueur dans chaque État, la
reconnaissance officielle des études accomplies (délivrance des
diplômes, procédure officielle d'homologation…).
La Cour souligne aussi que la Convention n'impose pas
d'obligations particulières, relatives notamment à la langue dans
laquelle l'enseignement doit être dispensé, tout en indiquant que
« le droit à l'instruction serait vide de sens s'il n'impliquait pas, pour
ses titulaires, le droit de recevoir un enseignement dans la langue
nationale ou dans une des langues nationales selon le cas » (Affaire
linguistique belge, préc.).

644 Le respect des convictions religieuses et philosophiques


des parents ◊ Comme le spécifie la deuxième phrase de
l'article 2 du Protocole no 1, l'État a l'obligation de ne pas s'ingérer
dans l'exercice du droit à l'instruction au mépris du respect des
convictions religieuses et philosophiques des parents. Comme le
souligne la Cour, il s'agit de « sauvegarder la possibilité d'un
pluralisme éducatif », essentiel à la préservation de la société
démocratique (CEDH, arrêt Kjeldsen et autres, préc.).
Ceci implique donc que les parents puissent choisir de faire
instruire leurs enfants dans des écoles privées plutôt que publiques,
sans pour autant que l'État soit obligé de financer intégralement les
écoles privées. Ceci implique aussi que l'État soit dans l'obligation
de respecter les convictions religieuses et philosophiques des
parents dans la gestion de l'administration de l'ensemble des
établissements publics et dans la programmation de l'enseignement
qui s'y trouve dispensé.
L'article 2 du Protocole no 1 interdit en effet à l'État de
poursuivre un but d'endoctrinement. Il convient que le service
public de l'éducation veille à ce que « les informations ou
connaissances figurant au programme soient diffusées de manière
objective, critique et pluraliste » (arrêt Kjeldsen et autres préc.).
Ainsi, un enseignement religieux obligatoire ne doit pas marquer la
prépondérance d'une religion au détriment des autres (CEDH
29 juin 2007, Folgero et al. c/ Norvège). Par ailleurs, la présence
d'un crucifix dans les salles de classe de l'école publique constitue
un manquement de l'État à son devoir de neutralité confessionnelle
et méconnaît le pluralisme éducatif (CEDH 3 nov. 2009, Lautsi c/
Italie. La Cour de Cassation italienne avait rendu le 1er mars
2000 une décision considérant que l'exposition de crucifix ne peut
plus être présentée comme liée à l'héritage culturel italien et qu'elle
va à l'encontre du principe constitutionnel de laïcité de l'État. Le
Conseil d'État italien, dans un arrêt du 13 février 2006, avait quant
à lui jugé le contraire).

SECTION 4. LES DROITS-GARANTIES

§ 1. Le droit à la sûreté

645 Définition ◊ L'article 5 de la Conv. EDH dispose notamment que :


« 1 – Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de liberté,
sauf dans les cas suivants et selon les voies légales [...].

2 – Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une
langue qu'elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée
contre elle.

3 – Toute personne arrêtée ou détenue [...] doit aussitôt être traduite devant un juge
[...] et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure
[...].

4 – Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit


d'introduire un recours devant un tribunal [...].

5 – Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions
contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation ».

La CEDH souligne, lorsque l'occasion lui en est donnée, que ce


droit revêt « une très grande importance dans une société
démocratique » (CEDH 18 juin 1971, de Wilde, Ooms et Versyp
c/ Belgique, Série A, no 12).
Néanmoins, le droit à la sûreté est à la fois défini de manière
stricte et négative : l'affirmation de ce droit signifie exclusivement
la prohibition de toute arrestation ou détention arbitraires. Il en sera
ainsi dès lors que, d'une part, la privation de liberté imposée par
l'État à un individu ne répond pas aux cas limitativement énumérés
par les textes et que, d'autre part, les conditions auxquelles elle est
subordonnée ne sont pas remplies dans le cas d'espèce.

646 La subordination de la privation de liberté aux seuls cas


limitativement énumérés ◊ L'énumération limitative à laquelle
procède la Convention a pour effet de renforcer la vigueur du droit
à la liberté et à la sûreté. Elle diminue en particulier la marge
d'appréciation discrétionnaire de l'État en ce sens qu'elle pose pour
principe que la liberté étant la règle, toute exception qui ne
correspond pas strictement à celles qui sont prévues s'analysera
juridiquement en une violation de la Convention. C'est ainsi que les
seules restrictions admises à la liberté et à la sûreté recouvrent six
hypothèses (cf. art. 5 § 1, al. a à f) : la détention après
condamnation, l'arrestation ou la détention découlant d'une
ordonnance judiciaire ou d'une obligation légale, la détention
provisoire, la détention d'un mineur, la détention de certains
malades et de marginaux, ainsi que la détention des étrangers.
En conséquence, la Cour n'hésite pas à sanctionner les décisions
d'arrestation et de détention lorsque celles-ci n'entrent pas dans le
champ de celles qui sont prévues par la Convention. Elle
sanctionne ainsi l'arrestation d'une personne qui a pour but de lui
imposer une assignation à résidence (aff. Ciulla, 22 févr. 1989,
Série A, no 148) ou l'arrestation d'une personne en état d'ébriété et
son placement pendant six heures dans un centre de désintoxication
(CEDH 4 avr. 2000, Witold Litxa c/ Pologne), ou encore
l'internement en hôpital psychiatrique d'un individu sans expertise
médicale préalable (CEDH 5 oct. 2000, Varbanov c/ Bulgarie).
Par ailleurs, l'État ne saurait, sauf à encourir condamnation,
dissimuler la véritable portée d'une mesure en tentant de la faire
passer pour l'une des mesures qui, au sens de la Convention,
autorise arrestation et détention : la France est ainsi condamnée par
la Cour dans l'affaire Bozano jugée le 18 décembre 1986 (Série A,
no 111) pour avoir arrêté et détenu un ressortissant italien aux fins
d'expulsion vers la Suisse (qui l'a ensuite extradé vers l'Italie) alors
que son extradition vers l'Italie avait été rejetée par la Chambre
d'accusation compétente.
En dernière analyse, les conditions de régularité des mesures
concernées sont précisément définies par les textes. On peut les
regrouper autour de plusieurs exigences.
1) La mesure doit avoir une base légale établie en droit interne
sauf à être qualifiée d'arbitraire.
2) La mesure doit répondre à un but précis par exemple à
l'existence de « raisons plausibles » permettant de soupçonner une
personne d'avoir commis une infraction.
3) Il doit enfin exister un rapport de proportionnalité entre le
motif de la détention et la durée ainsi que le lieu de la détention.

647 L'encadrement des modalités de l'arrestation et de la


détention ◊ Toute décision prise en ce sens doit nécessairement
s'accompagner d'un certain nombre de garanties au profit de
l'intéressé ; à défaut, la décision concernée ne saurait être
considérée comme valide au sens de la Convention, ce qui entraîne
pour l'État obligation de réparation. Les garanties consistent en un
droit d'information, tout d'abord et en un droit de contestation de la
mesure qui le frappe, ensuite.
Le droit d'être informé est essentiel, sans quoi, l'intéressé ne peut
pas être en mesure de contester utilement la mesure qui le frappe.
C'est pourquoi la Convention EDH exige notamment que ces
motifs soient exprimés dans une langue qu'il comprend et qu'ils
soient effectivement portés à la connaissance de l'intéressé. La
CEDH estime notamment que l'article 5 § 2 s'applique aux aliénés
(21 février 1990, Van der Leer et, pour une application, CAA Paris,
7 juill. 1998, Mme B.)
Est par ailleurs jugé contraire à l'article 5 le fait de convoquer
des étrangers en situation irrégulière afin de les priver de liberté et
de les expulser, en les trompant sur les motifs réels de la
convocation (CEDH 5 févr. 2002, Conka c/ Belgique).
Quant au second aspect des garanties exigées, il s'agit d'offrir à la
personne privée de liberté le droit d'en appeler à un juge afin que
celui-ci statue sur la légalité de la mesure et puisse, le cas échéant,
décider la remise en liberté de la personne intéressée.
Le contrôle juridictionnel ainsi prévu se traduit par plusieurs
exigences :
1) Il importe, en premier lieu, que l'intéressé soit aussitôt traduit
devant un juge, ce qui n'interdit pas la garde à vue mais doit en
limiter strictement la durée. Ainsi, le fait de détenir une personne
durant sept jours avant qu'elle soit traduite devant un juge est
contraire à l'article 5 § 3 de la Convention (v. CEDH, gr. ch.,
12 mai 2005, Öcalan c/ Turquie). De plus, le magistrat visé par
l'article 5 § 3 doit présenter des garanties d'indépendance à l'égard
de l'exécutif et des parties (v. CEDH 4 juill. 2000, Niebdela c/
Pologne).
2) Il faut, en deuxième lieu, que l'intéressé soit jugé dans un délai
raisonnable ce qui implique cette fois, une limitation de la détention
provisoire précédant soit le jugement de condamnation, soit le
jugement de remise en liberté (cf. CEDH 26 juin 1991, Letellier
c / France, Série A, no 207 ; CEDH 9 nov. 1999, Debboub, alias
Husseini Ali c/ France ; CEDH 31 juill. 2001, Zannouti c/ France ;
CEDH 31 mai 2005, Dumont-Maliverg c/ France ; CEDH
13 septembre 2005, Gosselin c/ France).
Dans l'affaire de principe Letellier c/ France, la requérante,
poursuivie pour complicité d'assassinat sur la personne de son mari,
avait été placée en détention provisoire durant presque 3 ans avant
d'être définitivement condamnée. La CEDH juge cette mesure
injustifiée en l'espèce en considérant que ni le risque de fuite, ni
celui de pression sur les témoins, ni l'insuffisance d'un contrôle
judiciaire et pas davantage enfin la préservation de l'ordre public ne
pouvaient la valider.
Il en résulte que le maintien d'un individu en détention provisoire
est strictement conditionné :
1) Par l'existence de motifs à la fois « pertinents » et « justifiés ».
2) Par l'obligation faite aux autorités nationales de contrôle d'agir
avec célérité dans la conduite de la procédure.
3) Il est nécessaire, enfin, qu'un contrôle de la régularité de la
détention définitivement prononcée soit possible.
Concrètement, l'intéressé doit pouvoir introduire un recours
pendant la durée de sa détention afin d'en faire apprécier,
périodiquement, si nécessaire, la justification, spécialement lorsque
la réclusion prononcée est de longues durées (condamnation à vie
not. ; et cf. CEDH 2 mars 1987, Weeks c/ Royaume-Uni, Série A,
no 114).

§ 2. Le principe de la légalité des délits et des peines et


la non-rétroactivité de la loi pénale

648 « Nullum crimen, nulla poena sine lege » ◊ Le principe de la


légalité des délits et des peines s'exprimant au travers de l'adage
latin « nullum crimen, nulla poena sine lege » constitue l'un des
principes de base sur lequel s'appuie l'idée même de contrat social.
Procédant directement de l'exigence élémentaire de bonne justice,
ce principe est consacré par la plupart des textes internationaux. Il
est naturellement affirmé par la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme dans son article 7 :
« 1 – Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où
elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou
international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était
applicable au moment où l'infraction a été commise.

2 –Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une


personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise,
était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations
civilisées. »

La Cour européenne des droits de l'homme déduit du principe de


légalité des délits et des peines la prohibition de la rétroactivité de
la loi pénale, en particulier lorsqu'elle s'opère au détriment de
l'accusé (CEDH 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce). Ce principe
implique également que la loi doit définir clairement les infractions
et les peines qui les répriment (CEDH 15 nov. 1996, Cantoni c/
France ; CEDH, gr. ch., 29 mars 2006, Achour c/ France).

649 Le champ d'application ◊ Le champ d'application de


l'article 7 doit être entendu de manière stricte et se limiter au seul
domaine pénal. Ainsi, ne tombent pas sous le coup de cette
disposition les sanctions disciplinaires ou les mesures d'extradition
qui ne peuvent être assimilées à une condamnation (Comm. EDH,
décis. 6 juill. 1976, DR 6/184) ou une interdiction définitive du
territoire français qualifiée de mesure de police (Comm. EDH
26 févr. 1997, Renna c/ France). Il en va de même pour le
prononcé d'une faillite par une autorité non répressive
(Comm. EDH déc. 10 mars 1981, DR 24/198).

650 La rétroactivité « in mitius » ◊ Si l'article 7 prohibe, dans le


droit fil du principe de légalité, la rétroactivité des lois pénales plus
sévères, il est muet sur la « rétroactivité in mitius » c'est-à-dire
l'application rétroactive de la loi pénale plus douce. De manière
implicite, la Cour européenne l'a toutefois consacrée dans une
décision de 1995 (Gragnic c/ France, 27 septembre 1995, Série A,
no 325). En l'espèce, il s'agissait d'un inspecteur du permis de
conduire inculpé de corruption pour avoir délivré des permis
moyennant le versement de sommes d'argent ou la sollicitation de
relations sexuelles avec les candidats. Condamné dans un premier
temps à cinq ans d'emprisonnement, sa peine fut ramenée à trois
ans en cassation, une loi pénale plus douce étant intervenue
postérieurement à la commission des faits. La Cour relève alors que
« l'article 7 alinéa 1 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l'homme prohibe l'application rétroactive de la loi
pénale lorsqu'elle s'opère au détriment de l'accusé » ce qui, a
contrario, implique qu'elle s'applique lorsqu'elle profite à celui-ci.

651 Les crimes contre l'humanité ◊ La répression des crimes contre


l'humanité, réputés imprescriptibles par la plupart des systèmes
juridiques démocratiques, constitue une exception au principe de la
légalité des délits et des peines prévue par l'alinéa 2 de l'article 7.
La référence aux « principes généraux reconnus par les nations
civilisées » paraît plus imprécise que celle de crimes contre
l'humanité mais elle est directement inspirée de la notion consacrée
par le statut de la Cour internationale de justice.
Ainsi sont validées a posteriori les décisions émanant des
tribunaux de Nuremberg et de Tokyo mais aussi tous les textes
nationaux (comme la loi française de 1964) adoptés pour la
répression de tels crimes.
La Cour de cassation française a d'ailleurs utilisé l'alinéa 2 de
l'article 7 pour rejeter le grief de prescription soulevé dans l'affaire
Klaus Barbie : « Le droit à l'acquisition de la prescription ne saurait
constituer un droit de l'homme ou une liberté fondamentale ; il ne
résulte de l'article 7 ni dérogation, ni restriction à la règle de
l'imprescriptibilité, applicable aux crimes contre l'humanité en
vertu des principes de droit reconnus par l'ensemble des nations »
(Crim., 26 janvier 1984).

652 Le principe « non bis in idem » ◊ Selon ce principe, nul ne


peut être poursuivi, jugé et puni pour une même infraction ou pour
laquelle il a déjà été condamné ou acquitté par un jugement devenu
définitif.
Ce principe est consacré par l'article 4 du Protocole additionnel
n 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
o

l'homme : « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les


juridictions du même État en raison d'une infraction pour laquelle il
a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif
conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État » (ce
principe ne s'applique naturellement pas au cas de faits nouveaux).
Le texte est extrêmement strict puisqu'il réduit son application au
seul cadre national. Une même infraction peut ainsi faire l'objet
d'une duplication lorsqu'il s'agit de deux États différents.
De la même manière, rien n'interdit qu'un même fait, constitutif
de deux infractions distinctes relevant de deux juridictions
différentes puisse donner lieu à deux condamnations distinctes.
Ainsi, un automobiliste suisse a pu être condamné deux fois pour le
même fait donnant lieu à deux infractions distinctes : le défaut de
maîtrise du véhicule d'une part et les blessures par négligence
d'autre part.
L'article 4 du protocole interdit que l'on juge deux fois une même
infraction mais pas que l'on juge deux fois un même fait constitutif
de deux infractions distinctes.

§ 3. Le droit au recours

653 Un droit autonome ◊ Le droit au recours consacré par


l'article 13 de la Convention va au-delà des hypothèses où
l'individu est poursuivi pénalement et arrêté en vue d'être jugé. Le
droit au recours dont il s'agit s'inscrit très précisément dans
l'objectif de rendre possible la défense des droits et libertés affirmés
par la Convention.
Dans ce sens, celle-ci place le premier échelon de protection au
niveau des instances nationales sous réserve d'appel possible –
après épuisement des voies de recours interne – devant les
instances européennes. On voit par là comment le contrôle
européen n'est pas – en principe – destiné à se substituer au
contrôle national mais seulement à le compléter.
Il convient néanmoins de préciser que le droit au recours a
progressivement acquis dans le cadre européen une existence
autonome : ainsi – et à la différence de la position affichée par le
Comité des droits de l'homme à propos du PIDCP – le droit au
recours n'est pas subordonné dans le cadre de la Conv. EDH à la
violation préétablie d'un autre droit subjectif conventionnellement
établi. C'est dire que le droit à un recours effectif est susceptible de
faire l'objet d'une violation propre indépendamment de celle d'un
droit garanti par la Convention (cf. arrêt Klass du 6 sept. 1978,
Série A, no 28). Cela ne va pas certes jusqu'à signifier que
l'article 13 soit totalement détaché de la Convention, en ce sens que
l'on pourrait l'invoquer à l'égard de toute violation d'un droit
quelconque, même non garanti par la Convention. Mais, d'une part
lorsqu'un individu allègue la violation d'un de ses droits garanti par
le texte européen, cette allégation suffit à légitimer l'invocation d'un
droit de recours sans que la violation soit avérée c'est-à-dire
préalablement prouvée ; d'autre part, alors même que cette violation
ne serait pas fondée, l'absence en droit national d'une voie de
recours appropriée en liaison avec la défense du droit dont on
invoque la méconnaissance suffit à établir la violation de
l'article 13.
Ainsi, l'article 13 ne prescrit qu'une garantie minimale de
procédure qui, au demeurant, est moins explicite que celle qui se
déduit de la lecture du PIDCP ou de la CADH. Dans le cadre de la
Conv. EDH, la compétence d'examen des recours est ainsi dévolue
à une « instance nationale », terme générique qui peut viser aussi
bien une autorité juridictionnelle qu'une autorité politique ou
administrative pourvu que, néanmoins, cette autorité présente les
garanties suffisamment appropriées d'indépendance et que
l'effectivité dudit recours soit établie. Pour être effectif, le recours
doit présenter la double qualité d'être à la fois accessible et adéquat
c'est-à-dire adapté à la satisfaction recherchée.
Alors qu'il était censé occuper une place centrale dans le
dispositif européen de protection des droits fondamentaux,
l'article 13 de la Convention a été longtemps marginalisé par une
interprétation restrictive de la Cour et par une propension à faire
jouer l'article 6 de la Convention en ses lieux et places (J.-
F. Renucci, 1999, p. 157).
La Cour a cependant opéré un revirement de jurisprudence
(CEDH, Grande Chambre, 26 oct. 2000, Kudla c/ Pologne, chron.
F. Sudre, JCP 2001. 193) en considérant que constituaient deux
questions distinctes celle de savoir si une personne a pu être jugée
dans un délai raisonnable (art. 6 § 1) et celle de savoir si elle a pu
disposer en droit interne d'un recours effectif pour se plaindre de la
durée de la procédure. L'article 13 garantit donc « un recours
effectif devant une instance nationale permettant de se plaindre
d'une méconnaissance de l'obligation imposée par l'article 6
§ 1 d'entendre les causes dans un délai raisonnable ». La Cour
entend ainsi « inciter les États à créer dans leurs systèmes
juridiques internes une telle voie de recours afin de désencombrer
le rôle de la Cour des requêtes fondées sur le grief de la durée de la
procédure… » (F. Sudre). De même l'impossibilité de recours
contre l'Administration dans des situations particulières d'urgence
ou de pouvoir discrétionnaire ou l'absence de recours indemnitaire
constituent une violation de l'article 13 (CEDH, gr. ch., 10 sept.
2010, McFarlane c/ Irlande).
En droit français, la garantie de ce droit fondamental a conduit à
des évolutions particulièrement remarquables. Ainsi, c'est sous la
pression de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg que le
Conseil d'État a fini par considérer dans un arrêt du 30 juillet
2003 que la mise à l'isolement d'un détenu pouvait constituer une
mesure susceptible d'être déférée devant le juge administratif dans
le cadre du recours pour excès de pouvoir et non plus comme une
mesure d'ordre intérieur.

§ 4. Le droit au procès équitable

654 L'article 6 de la CEDH ◊ Cet article est la pièce maîtresse de la


Convention de Rome. La dynamique de protection qu'il développe
s'inscrit à la fois dans un champ d'application largement étendu et
dans une série de garanties propres à fonder l'indépendance des
juridictions concernées ainsi que l'efficacité des actions
contentieuses intentées par les particuliers.
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement,
publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial,
établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre
elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut
être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans
l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société
démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties
au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal,
lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux
intérêts de la justice.

2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa
culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une
manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a
pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un
avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et


l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à
charge ;

e) se faire assister gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas
la langue employée à l'audience. »

A. Champ d'application

655 L'interprétation dynamique de la matière « civile » ◊ Cette


interprétation s'appuie avant tout sur l'autonomie de l'expression
« droits et obligations de caractère civil », ce qui permet à la CEDH
de se libérer des qualifications nationales forcément divergentes et
de dégager un standard européen propre de qualification.
Cette démarche aboutit notamment à un dépassement de la
distinction classique droit public – droit privé, propre à certains
systèmes juridiques du continent européen, pour imposer une
application transversale de l'article 6. Dès lors, trancher des
questions relatives aux droits et obligations de caractère civil c'est
bien sûr d'abord viser des contestations entre particuliers, ou entre
particuliers et la puissance publique dès l'instant où celles-ci sont
réglées par le droit privé. Mais c'est aussi bien plus que cela : le
caractère « civil » d'une contestation est affirmé à l'égard de toutes
celles qui font l'objet d'une procédure susceptible d'être
déterminante ou même simplement d'avoir des répercussions sur un
droit de caractère personnel ou patrimonial ou même sur une
activité économique. Sont de ce fait considérés comme indifférents
à la qualification les critères tirés de l'objet de la règle à appliquer –
règle de droit civil, commercial – ou encore ceux procédant de la
qualité – juridiction, personne publique, personne privée – ou des
compétences de la personne partie au litige – personne publique par
exemple agissant ou non dans le cadre de ses prérogatives de
puissance publique.
Parmi les exemples les plus significatifs qui illustrent cette
élasticité de l'article 6, on peut citer comme en relevant :
– les décisions administratives relatives aux autorisations
d'exercice d'une activité professionnelle (König c/ RFA, 28 juin
1978, Série A, no 27 : à propos de l'autorisation d'exploiter une
clinique) ;
– les contestations relatives à l'attribution de prestations sociales
(Feldbrugge c/ Pays-Bas, 29 mai 1986, GACEDH no 21).
– les décisions de licenciement d'un employé par une entreprise
privée (Buccholz c/ RFA, 6 mai 1981, Série A, no 42) ou d'un agent
contractuel par l'administration (Darnell c/ Royaume-Uni, 26 oct.
1993, Série A, no 272) ;
– les litiges entre l'État et certains de ses agents. À cet égard,
l'arrêt Pellegrin c/ France du 8 décembre 1999 (req. no 28591/95)
marque un premier revirement de jurisprudence en abandonnant
comme critère d'applicabilité de l'article 6 au contentieux de la
fonction publique la nature patrimoniale du litige, au profit du
critère fonctionnel fondé sur la nature de l'emploi exercé par
l'agent. Dans un arrêt de Grande Chambre du 19 avril 2007, Vilho
Eskelinen et autres c/ Finlande, la Cour renonce même au critère
« fonctionnel » et étend l'application de l'article 6 à tous les litiges
de la fonction publique (sauf ceux pour lesquels l'accès à un
tribunal est exclu par le droit interne et qui sont liés à l'exercice de
l'autorité étatique ou qui remettent en cause le lien spécial de
confiance de l'agent avec l'État).
– les actions en réparation dirigées contre l'État devant les
juridictions administratives (X. c/ France, 31 mars 1992, Série A,
no 234) ;
– les décisions des juridictions ordinaires statuant en matière
disciplinaire et qui concernent le droit d'exercer une profession
(avocats et médecins not. ; et cf. Le Compte, Van Leuven et De
Meyere c/ Belgique, 23 juin 1981, Série A, no 43) ;
– les décisions mettant en cause l'exercice du droit de propriété,
comme le refus d'un permis de construire (Allan Jacobsson
c/ Suède, 25 octobre 1989, Série A, no 163) ;
– la procédure suivie devant le juge constitutionnel appelé à
trancher une question préjudicielle de constitutionnalité et relative à
une action en restitution de biens appropriés introduite devant le
juge civil espagnol (Ruiz-Matéos c/ Espagne, 23 juin 1993, Série A,
no 262), la CEDH considérant cependant que l'article 6 peut être
adapté aux spécificités des cours constitutionnelles (Süssmann
c/ Allemagne, 16 sept. 1996, RFDC 1996. 377, obs. J.F. Flauss) ;
– la procédure de la gestion de fait (Richard-Dubarry c/ France
du 7 oct. 2003) ou celle de jugement des comptes des comptables
publics (Martinie c/ France du 12 avr. 2006), RFDA 2006. 577,
obs. L. Sermet, devant les juridictions financières ;
– l'attribution de prestations d'assurance sociale (Feldbrugge
c/ Pays-Bas, 29 mai 1986, GACEDH no 21).
En définitive, peu nombreuses sont aujourd'hui les matières qui
échappent à l'application de l'article 6.
1) Les matières mettant en cause les droits de caractère politique
parmi lesquelles le droit d'élire et d'être élu. Ainsi, la CEDH refuse-
t-elle d'appliquer l'article 6 au contentieux des élections politiques
porté devant le juge constitutionnel (21 oct. 1997, Pierre-Bloch
c/ France : en l'espèce, inéligibilité et démission d'office d'un
parlementaire décidée par le Conseil constitutionnel pour
méconnaissance de la législation sur les dépenses électorales). Le
Conseil d'État statue dans le même sens estimant que les
« sanctions » ainsi prononcées n'ont pas pour effet d'infliger au
candidat une sanction pénale et ne tranchent pas de contestation sur
des droits et obligations de caractère civil (20 oct. 1993, Sorgniard,
Rec., p. 571).
Il n'en irait autrement que dans l'hypothèse où le non-respect de
la législation sur le financement électoral conduirait le juge pénal à
prononcer à titre principal une sanction pénale distincte de la
décision d'inéligibilité / démission d'office prononcée par le juge
électoral.
2) Certains contentieux publics comme celui entre l'État et ses
agents, en application de la dérogation prévue par l'arrêt Vilho
Eskelinen, ou encore « les procédures de nature administrative et
discrétionnaire » comme le contentieux fiscal et celui des douanes
(CEDH 9 déc. 1994, Shouten et Meldrum c/ Pays-Bas).
3) Sont pareillement distraites du droit au procès équitable
certaines matières mettant en cause les pouvoirs de « haute police »
dans lesquelles pourtant, l'exercice du pouvoir administratif se
traduit par une grande part de discrétionnalité : tel est le cas en l'état
actuel de la police des étrangers et des mesures telles que les
décisions d'expulsion, l'octroi ou le refus de l'asile politique,
territorial ou diplomatique (Comm. EDH 2 mai 1979, Singh Uppal,
DR 17. 165 et Comm. EDH 16 oct. 1986, Lukka, DR 50, 268). À
titre d'illustration, relevons que par un arrêt de Grande Chambre
Maouia c/ France du 5 octobre 2000 (req. no 39652/98), la nouvelle
Cour confirme l'inapplicabilité de l'article 6 § 1 à une procédure
relative à la police des étrangers, en l'espèce un relèvement de
l'interdiction du territoire français (dans le même sens, v. Crim.
4 mai 2000, JCP G 2000. IV. 2691 et CE 28 avr. 2000, Mme Aiyu
Qu, RFDA 2000. 707).
Le fait que les mesures ainsi désignées échappent au champ de
l'article 6 Conv. EDH ne signifie pas pour autant qu'elles échappent
totalement au champ de la Convention. En ce sens, ces mesures
peuvent être éligibles au champ d'application de l'article 3
(prohibition des traitements inhumains ou dégradants).
Par ailleurs, l'on soulignera que les décisions d'éloignement du
territoire sont soumises au respect de conditions procédurales
minimales comme : le droit à un recours effectif (Conv. EDH,
art. 13).
L'on n'oubliera pas enfin que l'étranger arrêté ou détenu
préalablement à son éloignement du territoire, dispose, à l'instar de
toute personne privée de liberté d'un droit au recours juridictionnel
permettant d'assurer un contrôle dans les plus brefs délais et selon
une procédure contradictoire de la validité de sa détention. Faisant
en particulier application de ces principes au cas des demandeurs
d'asile, la CEDH estime que le maintien des intéressés en zone
d'attente (dans les aéroports en particulier) ne doit pas se prolonger
de manière excessive et que la prolongation de ce maintien
nécessite le contrôle non tardif du juge (Amuur c/ France, 25 juin
1996).
4) Enfin, restent encore hors du champ d'application de
l'article 6 les procédures « de nature administrative et
discrétionnaire » comme celles relatives aux taxations fiscales
(CEDH 5 oct. 1999, Grantzner c/ France) alors même que les
pénalités fiscales relèvent de l'article 6 au titre de la matière pénale.

656 L'interprétation dynamique de l'expression « accusation


en matière pénale » ◊ La CEDH a étendu à cette expression les
mêmes principes que ceux qui viennent d'être décrits pour les
« matières civiles » et qui aboutissent là encore à détacher les
standards de protection de la Conv. EDH des qualifications
nationales. En réalité, dans le domaine des « accusations en matière
pénale », la nécessité de « dénationaliser » les concepts utilisés
apparaît d'autant plus importante qu'elle permet d'empêcher les
États d'échapper aux exigences conventionnelles du procès
équitable en tentant de dépénaliser certains actes qui donnent
néanmoins lieu à divers types de sanctions (sanctions fiscales –
économiques – administratives – disciplinaires). Le résultat est que
des mesures qui ne relèvent pas en droit interne du droit pénal
proprement dit n'en sont pas moins incluses dans le champ de
l'article 6 Conv. EDH dès lors qu'elles présentent un caractère
répressif ; ainsi le champ du droit répressif éligible aux
prescriptions de l'article 6 est-il plus large que celui du droit pénal
stricto sensu.
Pour autant, il ne faut pas croire qu'une accusation en matière
pénale est dans tous les cas de figure détachée des qualifications
nationales. Il est clair, en effet, que dès l'instant où les
qualifications européenne et nationale s'accordent pour reconnaître
un caractère pénal aux mêmes faits, le doute n'est pas permis : la
matière relève alors de l'article 6 Conv. EDH. C'est donc ici un
premier critère d'élection au jeu de cet article qui, lorsqu'il est
établi, est suffisant en soi.
À défaut, ce sont les critères européens qui s'appliquent seuls. Il
en va ainsi tout d'abord de la notion « d'accusation ».
Selon la CEDH, cette notion est largement comprise et s'entend
comme la « notification officielle du reproche d'avoir commis (ou
d'être sur le point de commettre) une infraction pénale » (Deweer
c/ Belgique, 27 févr. 1980, Série A, no 35).
Ainsi, l'acte officiel par lequel les poursuites sont déclenchées
contre le prévenu constitue « l'accusation » au sens de l'article 6
§ 1.
Quant à l'expression « matière pénale », la Cour, à défaut de
trouver la réponse adéquate dans le droit national, a recours à deux
autres critères qu'elle utilisera selon le cas de manière alternative ou
combinée (Engel et autres c/ Pays-Bas, 8 juin 1976, Série A, no 22).
Le premier concerne la nature même de l'infraction. Par exemple
dans l'arrêt Pierre-Bloch c/ France précité (21 oct. 1997), la Cour
juge qu'un manquement à la réglementation relative au financement
des dépenses électorales ne peut être qualifié de pénal par nature
car la matière concerne le droit des élections. À l'inverse, la nature
de l'infraction d'excès de vitesse s'analyse bien comme une
infraction pénale.
Le second critère fait à son tour appel à deux éléments
combinés : celui de la nature et celui du degré de sévérité de la
sanction. Selon la CEDH par exemple, le « retrait de points » du
permis de conduire concerne bien une accusation en matière
pénale. D'abord parce que s'agissant de la nature de la sanction
celle-ci intervient dans le cadre et à l'issue d'une procédure pénale
et qu'elle résulte donc de plein droit de la condamnation infligée par
le juge pénal ; ensuite parce que s'agissant de la sévérité, le retrait
de points peut entraîner l'annulation du permis de conduire (Malige
c/ France, 23 sept. 1998, JCP 1999. II. 10 086, note F. Sudre. Une
solution inverse avait été adoptée par le juge français : Crim.
11 janv. 1995, Malige ; CE 8 déc. 1995, Mouvement de défense des
automobilistes, RFDA 1996. 166 ; cf. cependant, dans le même
sens que la CEDH, l'avis du CE du 27 sept. 1999, Rouxel). Pour le
Conseil constitutionnel, les garanties assurant le respect des droits
de la défense et celui du droit au recours s'appliquent au « retrait de
points » (décis. n° 99-411 DC du 16 juin 1999, Délit de grand
excès de vitesse).
Relèvent ainsi du champ d'application de l'article 6 § 1 Conv.
EDH :
– les sanctions disciplinaires infligées aux militaires et aux
détenus (CEDH 8 juin 1976, Engel et autres c/ Pays-Bas, préc. ;
CEDH 28 juin 1984, Campbell et Fell c/ Royaume-Uni, Série A,
no 80 : mutinerie et voie de fait sur un gardien de prison entraînant
la perte d'un grand nombre de jours de remise de peine) ;
– les sanctions fiscales prises dans la forme de majorations
d'impôts à l'encontre d'un contribuable accusé de fraude fiscale
(CEDH 24 févr. 1994, Bendenoun c/ France, Série A, no 284 ;
v. aussi Jussilia c/ Finlande du 23 nov. 2006, GACEDH no 25) ;
– les sanctions administratives dépénalisées (CEDH 21 févr.
1984, Oztürk c/ Allemagne, Série A, no 73 : amende infligée pour
sanctionner une infraction au Code de la route) ;
– les sanctions infligées par une juridiction financière (CEDH
26 sept. 2000, Guisset c/ France) ;
– les sanctions des infractions au droit de la concurrence (CEDH
27 févr. 1992, règlement amiable) ;
– les sanctions prévues par le droit douanier français (CEDH
7 oct. 1988, Salabiaku c/ France).

657 Procès équitable et validations législatives ◊ Le droit d'accès


à un tribunal doit néanmoins se concilier avec la possibilité pour le
législateur d'intervenir dans le cours d'un procès. La modification
de l'acte juridique que le juge doit appliquer est aussi de nature à
modifier l'issue de la procédure en cours au détriment des
requérants.
Cette pratique – connue sous le vocable de validation
législative – apparaît de prime abord contraire à l'exigence du
procès équitable. Elle équivaut pour le législateur à s'ingérer dans le
cours de la justice et semble ainsi porter atteinte au principe de la
séparation des pouvoirs qui est une pièce maîtresse de tout système
démocratique.
En fait, la comparaison en la matière des solutions du droit
interne et du droit conventionnel dénote une convergence de vue
dans le sens d'un encadrement assez strict des validations
législatives. Le législateur peut certes intervenir dans le cours de la
justice, mais il ne peut le faire que pour certaines finalités et dans
certaines limites.
Il est tout d'abord interdit de valider rétroactivement l'acte ou les
dispositions normatives d'un acte que le juge a déclaré nul ou
illégal, et inversement, il n'est pas admissible de tenir pour nulle
une décision juridictionnelle parce que celle-ci est défavorable au
fond à l'État (CEDH 9 déc. 1994, Raffineries grecques Stran et
Stratis Andreadis c/ Grèce, Série A, no 301-B).
À cette première réserve s'ajoute une seconde interdiction qui
procède tant des stipulations conventionnelles (Conv. EDH, art. 7)
que des prescriptions constitutionnelles (DDHC, art. 8) qui fait
prohibition au législateur de donner effet rétroactif à des
dispositions de validation prises dans le domaine répréssif (principe
de non-rétroactivité de la loi pénale d'incrimination plus sévère ;
v. par ex. : C. const., 19 nov. 1997 et 18 déc. 1997).
Au-delà de cette double prohibition, la technique de la loi de
validation est admise sous condition :
1) de l'existence d'un « motif d'intérêt général impérieux » ;
2) que l'atteinte au droit d'accès qui en résulte soit strictement
proportionnée aux fins poursuivies.
Pour tenir compte de l'arrêt de la CEDH du 28 octobre 1999
Zielinsky, Pradal, Gonzales et autres c/ France, condamnant la
France pour une validation législative jugée contraire à l'article 6
§ 1 de la Conv. EDH, validation qui, pourtant, avait été jugée
conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (décis.
n° 93-332 DC), ce dernier s'est montré plus exigeant en matière de
validations législatives.
Ainsi, dans la décision 99-422 DC du 21 décembre 1999 (loi de financement de la
sécurité sociale), il annule une disposition de validation comme contraire à l'article 16 de
la Déclaration de 1789, qui consacre la garantie des droits et la séparation des pouvoirs,
substituant ainsi cette norme dont la portée est très large à celle de l'indépendance des
juridictions consacrée en 1980, ce qui lui permet de renforcer son contrôle. De même, le
Conseil constitutionnel exige dorénavant que la loi de validation poursuive un intérêt
général suffisant (décis. n° 99-425 DC du 29 déc. 1999, loi de finances rectificative pour
1999) ce qui renforce là aussi les exigences constitutionnelles qui avaient déjà été
précisées dans la décision 97-390 DC d'où il résulte qu'un intérêt financier ne justifie pas
par lui-même une validation et que la validation d'un acte inconstitutionnel exige la
poursuite d'un intérêt général constitutionnellement défini.

B. Les garanties résultant de l'article 6 de la Convention EDH

On peut les regrouper en deux grandes catégories, les unes


s'appliquant indifféremment à tous les justiciables, les autres
s'appliquant spécifiquement à ceux d'entre eux faisant l'objet d'une
accusation pénale au sens de la Convention.

1. Les garanties applicables à tous les justiciables


Pas moins de cinq exigences constituent ce que l'on peut
qualifier de minimum conventionnel garanti d'une justice de qualité
(art. 6 § 1).

658 L'accès à un tribunal ◊ Le droit au juge est le premier des droits


inhérents aux garanties de procédure énoncées par l'article 6. Il
s'impose en réalité par le fait même de la condamnation du déni de
justice et par cela seul qu'il est une condition première de la
garantie des droits.
Encore faut-il, pour donner quelque réalité à ce droit, dépasser la
simple proclamation formelle pour en faire une exigence concrète
et effective (CEDH 21 févr. 1975, Golder, GACEDH, no 26). Cela
implique une série d'obligations mises à la charge de l'État, pour
certaines négatives, pour d'autres positives, mais toutes réellement
contraignantes. Ainsi, l'État doit-il s'appliquer à réduire les
obstacles de nature à entraver ce droit d'accès, qu'il s'agisse
d'obstacles matériels (résultant notamment du coût financier des
procédures : CEDH 9 oct. 1979, Airey c/ Irlande, Série A, no 32 :
absence de droit d'accès effectif à la Haute Cour pour faire
prononcer – à défaut d'un divorce, interdit à l'époque des faits par la
Constitution irlandaise – un jugement de séparation de corps), ou
d'obstacles proprement juridiques, tirés notamment de l'application
d'une procédure par trop complexe aux recours juridictionnels
intentés (CEDH 16 déc. 1992, Geouffre de la Pradelle c/ France,
Série A, no 253 B : droit d'accès au juge administratif méconnu eu
égard aux conditions et modalités d'exercice d'un recours en
annulation dirigé contre un décret de classement d'un site en site
naturel protégé ; dans le même sens et éclairant parfaitement la
portée des exigences conventionnelles : CEDH 4 déc. 1995, Bellet
c/ France, Série A, no 333 B : droit d'accès méconnu à l'égard d'un
requérant victime du Sida contracté à la suite d'une transfusion
sanguine et débouté de sa demande complémentaire
d'indemnisation selon les règles du Code civil, alors qu'il avait
préalablement obtenu une indemnité au titre du Fonds de garantie
institué par la loi du 31 décembre 1991 ; la Cour s'applique en effet
à relever à cet égard que le système ne présentait pas une clarté et
des garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux
modalités d'exercice des recours offerts et aux limitations découlant
de leur exercice simultané).
Constitue aussi une violation du droit à un tribunal la
transmission trop tardive de l'appel de la décision condamnant un
détenu (Barbier c/ France, 17 janv. 2006). Relevons aussi que
l'accès à un tribunal, pour être effectif, suppose que le justiciable
soit informé de ses droits au recours juridictionnel, s'agissant par
exemple de visites domiciliaires en matière fiscale (Ravon
c/ France, 21 févr. 2008).
L'accès à un tribunal suppose aussi que les moyens présentés par
les parties soient examinés par le juge. Ainsi, constitue une
violation de l'article 6 le refus de la Cour de cassation d'examiner
l'unique moyen de cassation au motif qu'il s'agit d'un moyen
nouveau, ce que conteste la Cour européenne (CEDH 21 mars
2000, Dulaurans c/ France). Le droit d'accès à un tribunal se trouve
également violé par une interprétation déraisonnable par le juge
interne d'une règle de procédure ayant empêché l'examen au fond
d'une requête (CEDH 25 janv. 2000, Miragall Escolano c/
Espagne).
Il a été jugé aussi que la déchéance du pourvoi en cassation
frappant la personne condamnée n'ayant pas déféré à un mandat
d'arrêt ou celle qui, condamnée à une peine de prison supérieure à
6 mois (un an depuis la loi du 23 juin 1999), ne s'est pas « mise en
état », autrement dit constituée prisonnière, avant l'examen de son
pourvoi, constitue une entrave excessive au droit d'accès à un
tribunal (CEDH 14 déc. 1999, Khalfaoui c/ France ; v. aussi, Crim.
21 oct. 1999, Papon, RTDH 2000. 147, note F. Kuty. La loi du
15 juin 2000 a réformé sur ce point le Code de procédure pénale).
L'obligation de se constituer prisonnier pour faire opposition au
jugement correctionnel ne constitue pas une atteinte au droit d'accès
à un tribunal dans la mesure où il existait préalablement au
jugement une obligation de déférer au mandat d'arrêt décerné par le
juge d'instruction par méconnaissance des exigences du contrôle
judicaire (Karatas et Sari c/ France, 16 mai 2002). Le droit au juge
n'implique pas un « droit acquis à une jurisprudence constante »
(CEDH 18 déc. 2008, Unedic c/ France, JCP G 2009, obs.
F. Sudre) quelles que soient les exigences de la sécurité juridique.
Certaines limites au droit d'accès à un tribunal sont cependant
admises, qu'il s'agisse de l'immunité de juridiction des
organisations internationales (CEDH 18 févr. 1999, Beer et Regan
c/ Allemagne), celle des États (CEDH 21 nov. 2001, Al-Adsani c/
Royaume Uni, Fogarty c/ Royaume Uni et Mac Ehinney c/ Irlande,
à l'exception des actes de gestion administrative (CEDH 23 mars
2010, Cudak c/ Lituanie) ou encore l'immunité parlementaire liée à
l'exercice des fonctions (CEDH 30 janv. 2003, Cordova c/ Italie).

659 Les qualités du tribunal : indépendance – impartialité –


plénitude de compétence ◊ L'indépendance est exigée comme il
se doit, à l'égard du pouvoir exécutif comme à l'égard des parties
elles-mêmes. Ainsi, dans son arrêt du 24 novembre 1994,
Beaumartin c/ France (Série A, no 296-B), la CEDH condamne le
caractère non équitable de la procédure devant le Conseil d'État
alors que celui-ci s'estime obligé de renvoyer l'interprétation du
sens et de la portée d'un engagement international au ministre des
Affaires étrangères et considère être lié par cet avis.
Anticipant cette condamnation désobligeante pour l'institution du Palais Royal – le
Conseil d'État ayant été accusé par la CEDH « d'abdiquer sa mission de juger » et de
manquer d'indépendance au sens de l'article 6 – la Haute Juridiction a revu sa position en
se reconnaissant compétente aux fins d'interpréter les traités internationaux dans l'arrêt
Gisti du 29 juin 1990 ; elle a été suivie sur ce point par la Cour de cassation qui a fait
prévaloir la même solution (19 décembre 1995, Banque africaine de développement).
Puis, dans son arrêt Chevrol c/ France du 13 février 2003
(D. 2003, 931, note H. Moutouh), la CEDH condamne le renvoi
préjudiciel opéré par le Conseil d'État au ministre des Affaires
étrangères relativement à l'appréciation de la condition de
réciprocité dans l'application d'un traité international (Const.,
art. 55).
Il va de soi par ailleurs que l'indépendance du tribunal n'est pas
assurée si certains de ses magistrats sont nommés et révoqués par le
Gouvernement, sans garantie d'inamovibilité (Brudnika c/ Pologne,
3 mars 2005). Bien que nommés par le pouvoir exécutif, les
membres du Conseil d'État français sont considérés comme
indépendants car ils ne reçoivent ni pressions ni instructions dans le
cadre de leur fonction juridictionnelle (CEDH 9 nov. 2006, Sacilor-
Lormines c/ France).
L'appréciation de la condition d'impartialité donne lieu quant à
elle à un contrôle particulièrement exigeant de la Cour.
L'impartialité doit en effet résulter d'abord de la constatation
objective des faits (par exemple la conduite personnelle d'un juge
ou d'un juré avant ou pendant le procès ; v. CEDH 23 avr. 1996,
Remli c/ France, Rec. 1996. 529, refus de donner acte à un accusé
de propos racistes tenus par l'un des jurés à son encontre en dehors
de la salle d'audience).
La Cour va, dans cette appréciation, jusqu'à prendre en
considération les appréhensions de l'intéressé qui peuvent ou non
passer pour objectivement justifiées (v. par ex., CEDH 24 mai
1989, Hauschildt c/ Danemark, Série A, no 154 : exercice successif
par les mêmes magistrats des fonctions de juge de la mise en
détention provisoire et de juge du fond – violation de l'art. 6 § 1).
Par ailleurs, l'impartialité doit s'apprécier selon une démarche
subjective résultant de la mise en évidence d'un parti pris ou de
préjugés personnels, de tel juge en telle occasion (v. not., CEDH
10 juin 1996, Pullar c/ Royaume-Uni).
En dernière analyse, la qualité du tribunal – celui-ci n'étant
d'ailleurs pas forcément une juridiction au sens organique et formel
(CEDH 27 août 2002, Didier c/ France, à propos du Conseil des
marchés financiers, autorité administrative indépendante qualifiée
de Tribunal par la CEDH) – s'exprime par l'idée que dans l'exercice
des fonctions qu'il assume, celui-ci doit nécessairement se présenter
comme « un organe judiciaire de pleine juridiction » (exigence d'un
contrôle de légalité suffisamment étendu qui englobe les questions
de fait comme les questions de droit soumises au tribunal ; sur
l'impartialité du tribunal, v. CEDH 30 oct. 1991, Borgers
c/ Belgique, Série A, no 214-A ; CEDH 28 sept. 1995, Procola
c/ Luxembourg, Série A, no 326) où la Cour condamne le cumul des
fonctions consultatives et juridictionnelles des membres du Conseil
d'État luxembourgeois. La CEDH, s'agissant du Conseil d'État
français, s'est prononcée sur l'incompatibilité de principe des
fonctions consultatives et juridictionnelles de ses membres lorsque
les questions posées sont les mêmes (arrêts G.L. s.L. c/ France du
6 mars 2003 et Sacilor-Lormines c/ France du 9 nov. 2006).

660 La situation des parties dans le procès : le principe de


l'égalité des armes ◊ Ce principe se rattache à l'exigence d'équité
découlant de la lecture de l'article 6 § 1 selon lequel toute personne
a droit à ce que sa cause soit entendue « équitablement ». Selon la
CEDH, le principe signifie reconnaissance aux parties impliquées
au procès pénal comme civil, dans l'acception large qu'elle donne à
ces notions, de la possibilité de présenter leur cause dans des
conditions qui ne les placent pas dans une situation de net
désavantage les unes par rapport aux autres. Se trouvent ainsi
protégés l'effectivité du débat contradictoire et le juste équilibre
entre les parties.
Évoqué par les arrêts Neumeister du 27 juin 1968 et Delcourt du
17 janvier 1970, le principe de l'égalité des armes a été
effectivement sanctionné et appliqué à plusieurs reprises par la
CEDH, et pour la première fois dans un arrêt Bönisch c/ Autriche
du 6 mai 1985 (Série A, no 92 : violation du principe eu égard à la
rupture d'équilibre constatée en l'espèce entre l'audition d'un expert,
directeur d'un institut fédéral et dont les rapports furent à l'origine
de poursuites pénales déclenchées contre le requérant, et l'audition
des personnes entendues à la demande de la défense). Sont ainsi
sanctionnées les inégalités dans la communication des pièces aux
parties (CEDH 22 févr. 1996, Bullut c/ Autriche ; Kuopilaa
c/ Finlande, 27 avr. 2000) ou même une motivation insuffisante à
une décision de préemption de l'administration fiscale (CEDH
22 sept. 1996, Hentrich c/ France) ou encore le fait pour le parquet
de bénéficier d'un délai d'appel prolongé (Ben Naceur c/ France du
3 octobre 2006), voir aussi l'arrêt Voisine c/ France du 8 février
2000 où est jugée contraire à l'égalité des armes l'absence de
communication des conclusions de l'avocat général au demandeur
en cassation.
Portent aussi atteinte à l'égalité des armes les interventions du
ministère public au cours de la phase d'instruction ou du délibéré
(participation de l'avocat général au délibéré de la Cour de
cassation : CEDH 30 oct. 1991, Borgers c/ Belgique, GACEDH
no 29 ; participation du commissaire du gouvernement au délibéré
du Conseil d'État : CEDH 7 juin 2001, Kress c/ France). La Cour
s'appuie ici sur la « théorie des apparences » : le ministère public
présente pour les justiciables l'apparence d'une partie et sa
participation au délibéré peut donner à ces derniers un sentiment
d'inégalité, même injustifié (v. ss 665).

661 L'exigence de transparence de la justice : la publicité des


instances juridictionnelles ◊ Elle s'applique aux jugements eux-
mêmes mais aussi et surtout aux débats qui les ont précédés. Il
s'agit de protéger les justiciables contre une justice secrète
échappant par là même au contrôle du public.
En ce sens, la publicité des débats est une manière de fonder la
confiance que doivent porter les justiciables potentiels dans la
justice. Elle s'est principalement affirmée devant les juridictions
ordinales statuant en matière disciplinaire et a notamment donné
lieu à plusieurs condamnations de la France avant que celle-ci ne
procède par la voie législative ou réglementaire aux adaptations de
son droit en la matière (v. not. CEDH 26 sept. 1995, Diennet,
Série A, no 325-A : absence de publicité devant le Conseil national
de l'ordre des médecins statuant sur la radiation d'un praticien ; et
condamnant la solution contraire imposée par CE 29 oct. 1990,
Diennet, Rec., p. 299).
Procédant à l'adaptation par voie réglementaire du droit français en la matière, le
décret du 5 février 1993 met fin au principe de la non-publicité de l'audience s'agissant des
juridictions ordinales des médecins. Il en va de même du décret du 23 août 1995 et
18 avril 1996 s'agissant des audiences des Chambres régionales des comptes et de la Cour
des comptes prononçant des amendes à titre définitif.

Procédant à un revirement jurisprudentiel spectaculaire, le Conseil d'État impose


désormais la publicité des audiences devant le Conseil des ordres d'avocats saisis de
poursuites disciplinaires : cf. CE, ass., 14 février 1996, Maubleu, AJDA, 1996. 368 ; arrêt
qui infirme la solution procédant de CE sect., 27 oct. 1978, Debout, p. 395, concl.
Labetoulle. Le Conseil d'État rejoint ainsi la position – déjà anciennement établie – de la
Cour de cassation (Civ. 1re, 10 janv. 1984, JCP 84, no 20210).

Le principe de la publicité des débats judiciaires connaît


néanmoins certaines limites d'ailleurs admises par l'article 6 § 1 et
par la CEDH qui en a augmenté la portée.
L'article 6 prévoit tout d'abord des restrictions imposées par
l'intérêt général : des considérations tirées de la moralité, de l'ordre
public ou de la sécurité nationale peuvent justifier les restrictions
d'accès à la salle d'audience de la presse et du public ; des
considérations tirées de l'intérêt des mineurs ou encore de la
protection de la vie privée des parties peuvent aller dans le même
sens (v. CEDH 29 avr. 2001, B. c/ Royaume Uni, à propos d'une
procédure relative à la garde d'un enfant) ; plus largement encore,
lorsque la protection des intérêts de la justice impose de telles
restrictions.
La CEDH admet de son côté qu'un plaideur puisse lui-même, de
son plein gré et à condition que cette décision ne soit pas
équivoque, renoncer à l'exigence de publicité (Haranksson et
Sturesson c/ Suède, 21 févr. 1990, Série A, no 171).

662 Le débat contradictoire devant les juridictions ◊ L'égalité de


traitement réservé aux parties devant le juge doit être le gage de
l'effectivité d'un débat contradictoire. La question s'est toutefois
posée de l'incidence perturbatrice que pouvait constituer le rôle
joué dans la procédure par certains membres des juridictions
concernées. À plusieurs reprises en effet, la CEDH a eu à se
prononcer sur les fonctions exercées au civil comme au pénal par
certains magistrats (avocat général, conseiller rapporteur,
commissaire du gouvernement).
La Cour européenne s'est engagée dans la voie d'une remise en
cause assez catégorique du rôle dévolu au ministère public devant
les différentes juridictions devant lesquelles il est appelé à
intervenir (Borgers c/ Belgique du 30 oct. 1991). Elle condamne
par exemple l'interdiction faite à l'une des parties de pouvoir
répondre (autrement que par une simple note en délibéré) aux
conclusions d'un avocat général avant que ne soit décidée la clôture
de l'audience. Le caractère contradictoire de la procédure implique
en effet selon la Cour le droit pour une partie à l'instance de prendre
connaissance des observations ou pièces présentées par l'autre et de
les discuter. Cette règle doit par ailleurs recevoir application dans
tous les cas de figure, y compris devant un juge constitutionnel (aff.
Ruiz-Mateos préc., 23 juin 1993 : observations présentées par
l'« Avocat de l'État » représentant le Gouvernement devant le
Tribunal constitutionnel et auxquelles les requérants n'ont pas eu la
possibilité de répondre). La France n'est pas restée à l'abri de cette
remise en cause ; ainsi, c'est tout autant le rôle de conseiller
rapporteur et celui de l'avocat général devant la Chambre criminelle
de la Cour de cassation que la Cour s'emploie à contrôler dans un
arrêt du 31 mars 1998 (Reinhardt et Slimane-Kaïd c/ France).
S'est posée également la question du rôle du commissaire du
gouvernement devant la juridiction administrative. Rappelons que
ce personnage clé de la procédure administrative contentieuse est
membre de la juridiction concernée et qu'il se prononce en toute
indépendance, à l'audience de jugement, sur la solution qui lui
paraît devoir être apportée en droit au litige, en formulant à cet effet
des conclusions. Le Conseil d'État avait essayé de prendre les
devants en écartant par avance les critiques de la CEDH en
considérant, dans un arrêt du 29 juillet 1998 (Esclatine) que le
commissaire du gouvernement, qui est membre de la juridiction
compétente participe, à raison de ses attributions, à la fonction de
juger et que cette fonction échappe à l'application du principe du
contradictoire.
Par un arrêt du 7 juin 2001 (Kress c/ France) la Grande Chambre
de la Cour a jugé que l'article 6 § 1 n'a pas été violé par le fait que
la requérante n'a pas pu obtenir préalablement à l'audience les
conclusions du commissaire du gouvernement, la procédure suivie
devant le Conseil d'État offrant suffisamment de garanties au
justiciable, en permettant notamment à celui-ci de déposer une note
en délibéré à la fin de l'audience. Elle a jugé, en revanche, que la
participation du commissaire du gouvernement au délibéré pouvait
lui offrir une occasion supplémentaire d'appuyer ses conclusions en
faveur d'une des parties dans le secret de la chambre du conseil et,
tout en reconnaissant l'objectivité de celui-ci et le fait qu'il ne
participe pas au vote, elle a jugé en application de la théorie des
apparences qu'il y avait violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
Dans un premier temps, le Commissaire du gouvernement
continuait d'assister au délibéré, mais sans y participer.
Dans un arrêt de principe du 12 avril 2006, Martinie c/ France,
rendu en Grande chambre, la Cour de Strasbourg condamnait à
nouveau la France. La participation « active » comme la
participation « passive » du Commissaire du gouvernement au
délibéré rompent donc l'égalité des armes. Un décret du 1er août
2006, prenant acte de cette jurisprudence, prévoit que, sauf
demande contraire d'une partie, le Commissaire du gouvernement
assiste au délibéré sans y prendre part (devant les tribunaux
administratifs et les cours administratives d'appel, il ne peut même
plus assister au délibéré, CJA, art. R. 732-2). Relevons aussi que le
« commissaire du gouvernement » a été rebaptisé « rapporteur
public » pour éviter toute confusion.

663 La rapidité de la justice : l'exigence de délai raisonnable


et la durée de la procédure ◊ Les plaideurs doivent être
protégés contre les lenteurs excessives de la justice spécialement
lorsque la liberté des intéressés est au cœur du débat. Plus
généralement, l'exigence de délai raisonnable répond à la nécessité
d'assurer l'efficacité et donc la crédibilité de la justice.
Dans son appréciation de l'exigence de délai raisonnable, la
CEDH fait en réalité porter son examen sur deux questions
successives en mettant en œuvre une série de critères combinés
pour fonder sa décision sur ce point.
1re question – Quelle est la période à prendre en considération
pour juger du caractère raisonnable ou non d'une procédure ? Faut-
il en particulier prendre en considération non seulement les
instances qui se sont déroulées devant les juges du fond (juges de
première instance et d'appel) mais également l'instance conduite
devant le juge de cassation ? La CEDH considère qu'il y a lieu
d'appréhender tout le procès dans son ensemble, celui-ci ne
s'achevant par conséquent qu'avec le jugement définitif du pourvoi
en cassation alors même que celui-ci aurait été déclaré non fondé
ou irrecevable (CEDH 21 nov. 1996, Aquaviva c/ France, Série A,
no 333-A).
Quant à la date à laquelle situer le point de départ de la
procédure, la Conv. EDH impose des solutions également
rigoureuses afin que les droits des requérants soient préservés sur le
plan de l'exigence de délai raisonnable que ce soit en matière civile,
administrative ou pénale. Si, en principe, le point de départ de la
procédure est censé être représenté en matière civile, par la saisine
d'une juridiction compétente, la Cour juge en revanche sans
incidence que l'intéressé ait saisi une juridiction incompétente
lorsqu'il s'avère que le système de répartition des compétences
entre les deux ordres de juridiction – s'il existe – est par trop
complexe par nature – ce qui est probablement le cas du système
français. Dans cette éventualité, la période à appréhender débutera
avec la saisine de la juridiction première saisie même si celle-ci se
déclare – à tort ou à raison – incompétente. Bien plus, sera le cas
échéant incluse la période qui débute avec le départ d'un recours
gracieux (v. en ce sens CEDH 10 févr. 1995, Allenet de Ribemont c/
France, Série A, no 308 : procédure qui s'étend sur une durée de
onze ans et huit mois et alors qu'il aura fallu pas moins de 5 ans et
huit mois aux juges administratifs pour se déclarer incompétents).
Par ailleurs – et s'agissant de la matière pénale – une solution
particulière – mais justifiée – impose que le délai commence à
courir non pas à compter de la saisine de la juridiction de jugement
mais à compter de la signification à l'intéressé de l'acte qui le place
en position d'accusé (par exemple une mise en examen).
2e question – Comment – c'est-à-dire sur la base de quels
critères – s'apprécie le caractère raisonnable de la durée d'une
procédure ? Sur ce point, trois critères ont été dégagés (CEDH
8 déc. 1983 Pretto c/ Italie, GACEDH no 31) qui sont appliqués non
pas de manière automatique mais avec pragmatisme compte tenu
des données concrètes du litige.
Il convient de prendre en compte successivement la complexité
du litige, le comportement des requérants et enfin celui des
autorités compétentes. Mais ces critères sont toujours appliqués en
tenant compte du contexte et spécialement de l'enjeu que représente
pour le requérant le procès qu'il a intenté : ainsi la Cour exige-t-elle
que le procès soit conduit avec une célérité particulière lorsque le
sort d'un accusé détenu est en cause ; a fortiori en ira-t-il de même
lorsque l'espérance de vie du requérant est réduite (v. not. CEDH
31 mars 1992, X. c/ France, Série A, no 234-C ; 26 août 1994,
Karakaya c/ France, Série A, no 289-B).
Dans tous les cas un équilibre doit être trouvé entre la célérité
des procédures judiciaires et l'exigence d'une bonne administration
de la justice qui découle elle aussi de l'article 6. (CEDH 1er août
2000, C. P. et autres c/ France).
Relevons aussi que le droit à un recours effectif devant une
instance nationale (Conv. EDH, art. 13) doit permettre de se
plaindre de la durée excessive d'une procédure. L'absence d'un tel
recours en droit interne constitue donc une violation de
l'article 13 de la Convention et son existence oblige le justiciable à
l'utiliser avant de saisir la Cour européenne (CEDH, gr. ch., 26 oct.
2000, Kudla c/ Pologne, GACEDH no 38). À cet égard constitue un
« recours effectif » le recours en responsabilité pour
fonctionnement défectueux du service de la justice prévu par
l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire (CEDH, gr.
ch., 11 sept. 2002, Mifsud c/ France, JCP 2003. I. 109, no 12,
Chron. F. Sudre). Il doit toutefois conduire à une indemnisation
suffisante des préjudices tant matériel que moral, liés à l'absence de
célérité de la procédure (v. not. CEDH 24 sept. 2009, Sarkozy c/
France).

664 Le droit à l'exécution des décisions de justice ◊ L'on touche


ici l'un des points les plus sensibles de ce qui fonde l'idée de
« bonne justice ». Le gain d'un procès sur le papier est vain s'il ne
s'accompagne pas de l'exécution correcte de la chose jugée. Ceci
suppose à la fois que la décision de justice soit pleinement exécutée
dans toutes ses implications et qu'elle reçoive exécution dans les
meilleurs délais.
On ne s'étonnera pas dans ces conditions que la CEDH se soit
rangée à l'idée que le droit à l'exécution fasse désormais partie
intégrante du droit au procès équitable au sens de l'article 6
(Hornsby c/ Grèce, 19 mars 1997, JCP 1997. II. 22 949, note
O. Dugrip et F. Sudre). Il y a dans ce mouvement une extension
remarquable des garanties du procès équitable qui consiste à dire
qu'un procès ne s'arrête pas avec le prononcé d'un jugement. Le
procès équitable forme aujourd'hui un tout qui débute par le droit
au juge, se poursuit par un déroulement satisfaisant de l'instance et
s'achève par la pleine et rapide exécution de la chose jugée. La
CEDH parachève ainsi sa vision concrète du droit à un tribunal en
posant pour principe dans l'arrêt du 19 mars 1997 que « l'exécution
d'un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être
considérée comme faisant partie intégrante du “procès” au sens de
l'article 6 Conv. EDH ». En conséquence, il est dit au cas d'espèce
que « l'administration doit se plier à un arrêt rendu par le Conseil
d'État ; en s'abstenant pendant plus de 5 ans de prendre les mesures
nécessaires pour se conformer à une décision […] définitive et
exécutoire les autorités nationales ont privé les dispositions de
l'article 6 § 1 de tout effet utile ».
Ultérieurement, l'arrêt Lunari c/ Italie du 11 janvier
2001 consacre le « droit à l'exécution des jugements » comme
partie intégrante du « droit à un tribunal ». Encore faut-il que la
décision de justice soit devenue définitive (CEDH 18 avr. 2002,
Ouzounis c/ Grèce, D. 2002. 2572, obs. N. Fricero).
Il existe donc une obligation positive pour l'État « d'adopter les
mesures adéquates et suffisantes » afin d'exécuter une décision de
justice définitive et obligatoire (CEDH 17 juin 2003, Ruianu
c/ Roumanie).

665 Le droit au double degré de juridiction ◊ La CEDH a jugé


dans un arrêt du 26 octobre 1984 (De Cubber c/ Belgique, Série A,
no 86) que l'article 6 § 1, s'il requiert application devant les
juridictions du premier degré, n'impose pas l'existence de
juridictions supérieures. En matière civile par conséquence, le droit
d'appel n'est pas garanti par la Conv. EDH alors qu'en matière
pénale, le droit au double degré de juridiction s'impose en vertu de
l'article 2 du Protocole no 7 (v. not. CEDH 13 févr. 2001, Krombach
c/ France, D. 2001. J. 3302, note J.-P. Marguénaud, à propos de la
procédure par contumace). S'agissant spécialement de ces
procédures de jugement par contumace, la Cour européenne des
droits de l'homme a condamné l'Italie car les règles de procédure
pénales qui y sont applicables (mises en lumière dans l'affaire
Battisti) ne garantissent pas qu'une personne ayant été jugée par
contumace puisse se voir offrir la possibilité qu'une juridiction
statue à nouveau, dans le respect des droits de la défense, sur le
bien-fondé des accusations portées à son encontre (CEDH, gr. ch.,
1er mars 2006, Sedjovic c/ Italie).
À partir de ces principes, une précision s'impose néanmoins : si
donc les États sont libres d'organiser leur appareil juridictionnel en
prévoyant ou non un système de double degré des juridictions, il
doit être entendu que dès lors que ces juridictions supérieures
existent (appel – cassation), celles-ci sont également astreintes au
respect de l'article 6 (CEDH 17 janv. 1970, Delcourt c/ Belgique,
Série A, no 11).

2. Les garanties applicables aux personnes poursuivies


pénalement
Il a été déjà souligné que certaines dispositions de la Convention
avaient pour objet très précis d'accorder des droits spécifiques à
toute personne privée de liberté, que cette privation soit ou non en
relation avec une infraction pénale (cf. Conv. EDH, art. 5). D'autres
droits s'appliquent en outre aux personnes qui de manière générale
sont poursuivies pénalement, qu'il s'agisse de personnes accusées
mais non encore jugées, ou qu'il s'agisse de personnes
définitivement condamnées.
Les premières sont particulièrement concernées par trois séries
de principes ou garanties : la présomption d'innocence, le principe
de la légalité des délits et des peines et les droits de la défense.

666 La présomption d'innocence (Conv. EDH, art. 6 § 2) ◊ La


garantie de ce droit s'est traduite par l'extension constante de son
champ d'application. Au-delà du procès pénal, cette garantie
s'applique à la « matière pénale » au sens de l'article 6, par exemple
à une procédure de répression de la fraude fiscale (CEDH
22 sept. 1994, Hentrich c/ France).
Il y a atteinte à la présomption d'innocence lorsque – c'est
l'hypothèse la plus flagrante – à l'issue d'une procédure de
condamnation, la motivation du juge laisse clairement supposer que
celui-ci a considéré l'intéressé comme étant a priori coupable. En
revanche, l'article 6 § 2 ne donne pas dans son principe à l'accusé
un droit à réparation pour une détention provisoire régulière même
dans l'hypothèse d'une clôture des poursuites engagées contre lui
(CEDH 25 août 1987, Englert c/ RFA, Série A, no 123).
Dans le même sens, le principe de la présomption d'innocence se
combine avec celui du caractère personnel de la responsabilité
pénale ; ce qui a pour effet d'éteindre l'infraction avec la mort du
prévenu. Ne saurait être en conséquence admis le fait d'infliger aux
héritiers d'un contribuable convaincu de fraude fiscale une amende
sanctionnant une telle infraction (CEDH 29 août 1997, E. L et
autres c/ Suisse).
Par ailleurs, le respect de ce droit, s'il s'impose avant tout au
juge, s'impose également aux tiers et notamment aux représentants
de l'État tels les ministres (v. en ce sens l'arrêt Allenet de Ribemont
c/ France du 10 février 1995, GACEDH, no 33).
Est ainsi méconnu le droit à la présomption d'innocence au cours
d'un procès pénal du fait de la déposition effectuée à la barre par
deux experts en psychiatrie et laissant expressément présumer de la
culpabilité de l'accusé (CEDH 23 avr. 1998, Bernard c/ France) ;
lorsqu'une décision définitive sur le fond est intervenue qui a
décidé par exemple l'acquittement de l'accusé (CEDH 25 août
1993, Chorherr : ressortissant autrichien soupçonné d'avoir commis
un meurtre sur la personne de son épouse et placé en détention
provisoire pendant un an. La demande de réparation est rejetée).
Relevons enfin que les présomptions de culpabilité figurant dans
les lois répressives sont admises par la CEDH dans des limites
raisonnables et dans le respect des droits de la défense, le juge
devant conserver un pouvoir d'appréciation (v. not. CEDH 7 oct.
1988, Salabiaku c/ France, Série A, no 141 ; 23 juill. 2002,
Janosevic c/ Suède. Dans le même sens, v. Cons. const., décis.
n° 99-411 DC du 16 juin 1999, Délit de grand excès de vitesse).
667 Les droits de la défense ◊ Le respect des droits de la défense
constitue un des aspects essentiels du droit à un procès équitable.
Le principe du contradictoire – surtout en matière pénale – en
constitue la composante majeure. Leur application débouche sur
une série d'exigences qu'il convient de rappeler (cf. art. 6 § 3) étant
précisé que l'objectif constant que poursuit la Cour est ici
également de donner à ce droit une portée aussi concrète et
effective que possible : article 6 § 3, a) et b).
Ces exigences sont rappelées – et appliquées – vigoureusement
et rigoureusement par la CEDH (v. par ex. : CEDH 19 décembre
1989, Brozicek c/ Italie, Série A, no 167 : ressortissant allemand,
résidant en Allemagne et s'étant vu notifier l'ouverture de
poursuites dirigées contre lui à l'initiative du parquet italien ; l'acte
de poursuite étant rédigé en italien, l'accusé avait demandé – en
vain – aux autorités italiennes de lui signifier les poursuites dans
une langue qu'il comprenait. Le procès a lieu par défaut et
l'intéressé est condamné – violation de l'article 6 § 3).
S'agissant tout particulièrement du droit à disposition du temps et
des facilités nécessaires pour préparer sa défense, la CEDH va
jusqu'à imposer à l'État l'obligation de supprimer les obstacles
matériels pouvant y faire obstacle (v. not. CEDH 22 juin 1993,
Melin c/ France, Série A, no 261-A : à propos des modalités de
signification d'un arrêt de Cour d'appel contre lequel l'intéressé
avait formé un pourvoi en cassation).
S'agissant des exigences découlant des alinéas c), d) et e) du
§ 3 de l'article 6, la Cour développe une jurisprudence tout aussi
dynamique. Ainsi en va-t-il tout d'abord du droit à l'assistance d'un
avocat. Rappelons à cet égard que la Cour impose la présence d'un
défenseur non seulement au stade du jugement proprement dit,
mais également au stade de l'instruction préliminaire c'est-à-dire
notamment à celui des interrogatoires menés par la police (CEDH
24 nov. 1993, Imbrioscia c/ Suisse, Série A, no 275 ; 8 févr. 1996,
Murray, GACEDH, no 34).
Il faut voir là une application remarquable du principe selon
lequel les règles du procès équitable doivent saisir la phase
préalable au jugement dès l'instant que leur inobservation initiale
peut être de nature à compromettre le droit de l'intéressé à se
défendre correctement. Le Conseil constitutionnel français ne dit
pas autre chose en considérant comme un corollaire des droits de la
défense le droit de toute personne gardée à vue de s'entretenir avec
un avocat (décis. no 93-326 DC du 11 août 1993, Garde à vue).
Tirant à son tour les conséquences de l'évolution de l'état du droit
sur cette question, la Chambre criminelle de la Cour de cassation se
range désormais au même point de vue (Crim., 6 déc ; 1994,
Bull. crim., no 394 : cassation pour violation de l'art. 6 § 3 Conv.
EDH d'une ordonnance ayant refusé à une personne mise en
examen la désignation d'un interprète chargé de l'assister dans ses
entretiens avec son avocat).
Ce droit comporte par ailleurs celui de bénéficier d'un conseil au
besoin commis d'office dès lors que l'intéressé est dépourvu des
moyens d'en rémunérer un par lui-même et qu'il y va de l'intérêt
même de la justice. Le souci de donner un caractère effectif et
concret à ce droit conduit le juge européen à exiger que l'État en
garantisse l'exercice à tous les stades de la procédure : dans l'affaire
Artico c/ Italie jugée par la Cour le 13 mai 1980 (Série A, no 37), le
droit à l'assistance d'un avocat est considéré comme violé alors que
les autorités compétentes n'ont pas pris les dispositions nécessaires,
soit pour obliger un avocat désigné d'office à s'acquitter de sa tâche
devant la Cour de cassation et qui s'était désisté, soit pour le
remplacer. Ce droit à un avocat commis d'office s'impose avec
d'autant plus de force compte tenu de la sévérité de la sanction
applicable au requérant (v. CEDH 10 juin 1996, Benham
c/ Royaume-Uni).
C'est également cette vision concrète du droit à l'assistance en
général que consacre la Cour à propos du droit particulier à
l'assistance d'un interprète en cours d'instance (art. 6 § 3 e) et
comportant l'obligation pour l'État non seulement de garantir la
valeur de la traduction mais encore d'exonérer l'accusé des frais
d'interprète en cas de condamnation (CEDH 19 déc. 1989,
Kamasinski c/ Autriche).
C'est enfin et encore à l'exigence d'effectivité que répond
l'obligation faite à l'État de garantir la confidentialité des
communications entre l'accusé et son défenseur ou même – solution
limite et donc controversée – celle de garantir à l'intéressé
l'assistance d'un défenseur alors même qu'il s'est formellement
opposé à sa comparution en appel comme en cassation (CEDH
23 nov. 1993, Poitrimol c/ France, Série A, no 227-A : un accusé ne
perd pas nécessairement son droit à l'assistance d'un avocat du seul
fait de son absence aux débats – à propos d'un ressortissant turc
condamné pour non-représentation d'enfant – solution étendue à la
procédure de contumace : l'interdiction de représenter le contumax
est contraire à l'article 6 : Krombach c/ France du 13 févr.
2001 préc.).
On relèvera cependant que selon l'énoncé même du § 3 de
l'article 6, l'accusé peut renoncer volontairement à l'assistance d'un
avocat pour assurer lui-même sa défense ; l'État dans ce cas n'est
pas forcément exonéré de toute obligation : il doit tout au contraire
garantir que l'intéressé puisse être en mesure de comparaître
personnellement au procès (CEDH 21 sept. 1993, Kremzow
c/ Autriche, Série A, no 268-B).
De manière plus générale, le droit de se défendre implique pour
tout intéressé le droit d'avoir accès au dossier et celui de se voir
communiquer les pièces de la procédure (18 mars 1997, Foucher
c/ France, D. 1997. Somm. 360, obs. J.-F. Renucci) : le prévenu
avait été accusé d'outrages à fonctionnaire public (garde-chasse) et
cité à comparaître devant le tribunal de police ; sa demande de
prendre connaissance des pièces du dossier fut rejetée alors que
l'intéressé désirait assurer seul sa défense.
À la suite de cet arrêt, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence sur
la question de la communication des pièces de la procédure (Crim. 12 juin 1996 : « toute
personne ayant la qualité de prévenu ou d'accusé est en droit d'obtenir en vertu de
l'article 6 § 3 Conv. EDH, non pas la communication directe des pièces de la procédure,
mais la délivrance, à ses frais, le cas échéant par l'intermédiaire de son avocat, de la copie
des pièces du dossier… » ; comp. Crim. 30 juin 1995, D. 1995 J. 417 : précisant la portée
de l'article 114, al. 4 CCP applicable à la procédure d'information).

668 Le droit d'interroger ou de faire interroger les


témoins ◊ Celui-ci complète ensuite opportunément le droit à
l'assistance d'un avocat ou d'un interprète (art. 6 § 3 d).
L'organisation de la comparution des témoins – à charge ou à
décharge – constitue un élément important parmi les diverses
modalités d'établissement des preuves existantes, spécialement dans
le procès pénal. Néanmoins, il faut veiller – et c'est la mission du
juge de le faire à partir des conditions prévues par le droit
national – à ce que la convocation et l'interrogation des témoins ne
rompent pas l'égalité des armes entre parties en imposant surtout à
la défense – et contrairement à ce principe – un handicap
insurmontable. Dans son appréciation de la portée de l'article 6
§ 3 d, la CEDH s'est du reste cantonnée à cette seule exigence en
refusant par conséquent de se lancer dans une appréciation du
caractère fondé ou non de l'intervention des témoins comme mode
admissible de preuve. Toute liberté est ainsi laissée au juge national
pour apprécier l'opportunité de la comparution ou non des témoins
pourvu que soit préservé l'équilibre des parties. Ainsi dans l'arrêt
Bönisch c/ Autriche précité, l'article 6 § 3 d est méconnu dans la
mesure où l'équilibre entre l'audition d'un expert comme témoin à
charge et celle des personnes entendues à la demande de la défense
a été rompu (dans le même sens, v. CEDH 20 nov. 1989, Kostovski
c/ Pays-Bas, Série A, no 166 : impossibilité faite à un accusé
d'interroger des témoins anonymes à charge – violation de l'art. 6
§ 3 d).
La question de l'audition des témoins rejoint le problème plus
large de l'administration des preuves. La question qui se pose est en
particulier et notamment celle de savoir si, en la matière, la fin
justifie les moyens en autorisant par exemple les autorités de police
à employer n'importe quelle technique. La CEDH apporte à cette
question une réponse claire en condamnant le recours à des
subterfuges ou provocations policières (CEDH 9 juin 1998,
Teixeira de Castro c/ Portugal : policiers infiltrés dans un réseau de
drogue et ayant incité un « dealer » à leur fournir de la drogue ;
CEDH 5 nov. 2002, Allan c/ R. Uni : aveux de l'accusé fait à un
codétenu chargé par la police d'obtenir des renseignements).

669 Le droit au silence ◊ La CEDH considère, à juste titre, que


même s'ils ne sont pas mentionnés expressément par l'article 6 de la
Convention, le droit de se taire lors d'un interrogatoire de police et
le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont au cœur
de la notion de procès équitable (Murray c/ R. Uni, 8 février 1996,
préc.). Le « droit de se taire » a été étendu à toutes les accusations
en matière pénale au sens large, y compris à une procédure fiscale
(Serves c/ France, 20 oct. 1997). Ce droit n'est évidemment pas
absolu, le silence de l'intéressé pouvant être pris en compte
négativement dans des situations qui appellent de sa part une
explication (Murray c/ R. Uni, préc., § 47).

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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vol. 1 à 46 (1960-1974) et Décisions et rapports de la Commission européenne des droits
de l'homme, vol. 1 (1975) s. – RENUCCI (J.-F.) [1997], « Le droit au juge dans la
Convention européenne des droits de l'homme » in RIDEAU (J.) (dir.), Le droit au juge
dans l'Union européenne, LGDJ, p. 131 s. ; [1999], Droit européen des droits de l'homme,
LGDJ, 570 p. – Revue française de droit administratif, La contradiction en droit public
français et l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme, no 1-2001,
p. 2-42 et no 2-2001, p. 320-352 – RIDEAU (J.) (dir.) [1997], Le droit au juge dans
l'Union européenne, LGDJ – RIGAUX (F.) [1990], La protection de la vie privée et des
autres biens de la personnalité, Bruylant et LGDJ ; [1995], La liberté d'expression et ses
limites, RTDH, p. 401 – SERMET (L.) [1991], La Convention européenne des droits de
l'homme et le droit de propriété, Conseil Europe, no 11 ; [1996], Convention européenne
des droits de l'homme et contentieux administratif français, Economica ; [1997], « Le
droit de l'enfant à naître et la Convention européenne des droits de l'homme »
in D'ONORIO (J.-B.), Le respect de la vie en droit français, Tequi, p. 169 s. ; [1997],
Bilan de la jurisprudence du Conseil d'État sur l'application de l'article 6 de la Convention
européenne des droits de l'homme, RFDA, p. 1010 s. [1999], Le droit à la vie, valeur
fondamentale des sociétés démocratiques et le réalisme jurisprudentiel, RFDA, p. 988. –
SPIELMANN (A.) [1992], La CEDH et la peine de mort, Mélanges Velu, Bruylant,
p. 1503 s. – SUDRE (F.) [1988], Droits fondamentaux et progrès médical, Cahiers de
droit public, p. 73 ; [1988], La protection du droit de propriété par la Cour européenne des
droits de l'homme, D, Chron., p. 71 s. ; [1993], L'interdiction de l'avortement : le conflit
entre le juge constitutionnel irlandais et la Cour européenne des droits de l'homme, RFDC,
p. 216 s. ; [2011], Droit international et européen des droits de l'homme, PUF « Droit
fondamental », 10e éd. ; [2010], La Convention européenne des droits de l'homme, PUF
« Que sais-je ? », 8e éd. ; [1997], La portée du droit à la non discrimination, RFDA,
p. 974 ; [1998], Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, PUF
« Que sais-je ? » ; [1998], Les incertitudes du juge européen face au droit à la vie,
Mélanges Ch. Mouly, Litec, p. 375 s. [2011], Les grands arrêts de la Cour européenne des
Droits de l'Homme, coll. Thémis, PUF, 6e éd. (avec J.-P. Marguénaud,
J. Andriantsimbazovina, A. Gouttenoire, M. Levinet) ; [2000], L'office du juge national au
regard de la CEDH, Mélanges P. Lambert, Bruylant, p. 821. [2002], Le droit au respect de
la vie familiale au sens de la CEDH, Nemesis-Bruylant, Droit et Justice, no 38 ; [2002], Le
droit au procès équitable « hors les juridictions ordinaires », Mélanges Louis Dubouis,
Dalloz, p. 205 ; [2005], Le droit au respect de la vie privée au sens de la CEDH, Nemesis-
Bruylant, Droit et justice, no 63. [2010] Dix ans d'applicabilité de l'article 6 par la Cour
européenne des droits de l'Homme, Mélanges Serge Guinchard, Dalloz, p. 393 s. –
SUDRE (F.) et SURREL (H.) [2008], Le droit à la non discrimination au sens de la
Convention européenne des droits de l'homme, Nemesis-Bruylant – SURREL (H.) [1995],
La liberté religieuse devant la Cour européenne des droits de l'homme, RFDA, p. 573 s. ;
[2002], Le jugement des comptes des comptables de fait à l'épreuve des exigences de la
CEDH, RFDA, p. 104. – TETGEN (F.) [1985], La jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l'homme sur le traitement des détenus, Rev. pénit. Dr. pén., p. 211 s. – UITZ
(R.), [2008], La liberté de religion, éd. du Conseil de l'Europe. – VELU (J.) et ERGEC
(R.) [1990], La Convention européenne des droits de l'homme, Bruylant, 1186 p. –
VIENNE (R.), [1992], Les écoutes téléphoniques au regard de la Cour européenne des
droits de l'homme, Mélanges Levasseur, Gaz. Pal. / Litec, p. 263 s. – VIRIOT-BARRIAL
(D.) [1994], La preuve en droit douanier et la Convention européenne des droits de
l'homme, RSC, p. 537 s. – WACHSMANN (P.) [1994], La religion contre la liberté
d'expression, RTDH, p. 441 ; [2001], Liberté d'expression et négationnisme, RTDH, no 36,
p. 585. – WOERHRLING (J.-M.) [1997], « Les sanctions administratives forfaitaires et
l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme » in FLAUSS (J.-F.) et
DE SALVIA (M.), Actualité de la Convention européenne des droits de l'homme,
Némésis, p. 179 s. – ZATTARA (A.-F.) [2001], La dimension constitutionnelle et
européenne des droits de propriété, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 351.
TITRE 2
LA PROTECTION DES DROITS
ET LIBERTÉS DANS L'UNION
EUROPÉENNE

CHAPITRE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE ET LES DROITS


PRÉLIMINAIRE FONDAMENTAUX : DE L'INDIFFÉRENCE À L'APPROPRIATION
CHAPITRE 1 LES SOURCES DE PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
CHAPITRE 2 LES DROITS ET LIBERTÉS PROTÉGÉS
CHAPITRE 3 LES GARANTIES JURIDICTIONNELLES DE PROTECTION DES
DROITS FONDAMENTAUX

670 Originalité de la question – Plan ◊ La protection des droits et


libertés fondamentaux est marquée par une originalité accentuée
dans le cadre de l'Union européenne. C'est la raison pour laquelle,
et avant d'en aborder à la fois l'étude des sources (Chapitre 1), la
substance (Chapitre 2) et les mécanismes juridictionnels de garantie
(Chapitre 3), il conviendra d'en retracer les évolutions marquantes
dans un chapitre préliminaire.
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE ET LES
DROITS FONDAMENTAUX : DE
L'INDIFFÉRENCE À L'APPROPRIATION

671 Approche et problématique générales ◊ La protection des


droits et libertés dans le cadre de l'Union européenne est demeurée
pendant longtemps une question accessoire et marginale (Gérard
Cohen-Jonathan, 1999).
Cette situation est paradoxale, et les raisons avancées pour
expliquer cette situation n'ont pas manqué d'être discutées ; en effet,
tout en s'accaparant les exigences minimales de l'État de droit
(« prééminence du droit », droit au recours et contrôle
juridictionnel) (cf. Joël Rideau, 1998), les rédacteurs des traités
européens en ont délaissé l'une des composantes majeures – la
proclamation en tant que telle des droits et libertés fondamentaux
formalisés dans un texte.
La situation existante à l'aube de la construction européenne est
donc celle d'une assez grande indifférence à l'égard des questions
touchant aux droits et libertés. Pourtant, l'Homme est bien au centre
du vaste projet politique qui prend corps au début des années 1950
(création de la CECA par le traité de Paris du 8 avril 1951) et se
concrétise définitivement avec le traité de Rome du 25 mars 1957
(instituant la CEE). D'une part en effet, le vaste chantier de la
construction européenne a été entrepris en réaction au cataclysme
consécutif au second conflit mondial. L'entreprise communautaire –
ainsi pouvait-on la qualifier à l'époque – s'affirme donc d'emblée –
ainsi qu'il apparaît clairement dans la Déclaration du 9 mai
1950 faite par Robert Schuman (v. ci-dessous) – comme une
entreprise au service de la paix et de la liberté et visant à
promouvoir le progrès et l'amélioration de la condition humaine.
D'autre part, les Communautés européennes se posent également
d'emblée comme une communauté politique fondée sur le respect
du Droit et réunissant des États ayant en commun un même
système de gouvernement : la démocratie. De ce point de vue
également, il semble bien s'établir un lien qui unit (ou devrait unir)
de manière sous-jacente et principielle construction européenne et
respect des droits et libertés fondamentaux, ceux-ci étant
incontestablement l'un des piliers de toute société démocratique et
dorénavant, de l'État de droit. On a donc peine à croire que
l'aspiration des États à reconstruire chez eux un système politique
où le thème des droits et libertés apparaît chez certains, dominant
(République fédérale d'Allemagne, Italie et dans une moindre
mesure, France), n'ait pas eu vocation à saisir dans le même temps
l'entreprise plus vaste dans laquelle ils vont progressivement unir
leur destin.

PRÉAMBULE DU TRAITÉ INSTITUANT LA


COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE EUROPÉENNE
Extraits
….
« Assignant pour but essentiel à leurs efforts l'amélioration constante
des conditions de vie et d'emploi de leurs peuples ».
….
« Résolus à affirmer [...], les sauvegardes de la paix et de la liberté
[...] ».

DÉCLARATION DE ROBERT SCHUMAN


Paris, 9 mai 1950
La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts
créateurs à la mesure des dangers qui la menacent.
La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la
civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se
faisant depuis plus de vingt ans le champion d'une Europe unie, la
France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L'Europe n'a
pas été faite, nous avons eu la guerre.
L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction
d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord
une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige
que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée :
l'action entreprise doit toucher au premier chef la France et
l'Allemagne.
……
Par la mise en commun de productions de base et l'institution d'une
Haute Autorité nouvelle, dont les décisions lieront la France,
l'Allemagne et les pays qui y adhéreront, cette proposition réalisera les
premières assises concrètes d'une Fédération européenne indispensable
à la préservation de la paix.

Pourtant, si l'aspiration au respect des droits et libertés était bien


sous-jacente à la construction européenne, et ce dès l'origine, elle
ne s'est concrétisée que récemment, bénéficiant d'une approche à la
fois prioritaire et globale dans l'ensemble de ce qu'on appelle
aujourd'hui « le droit de l'Union européenne ».

672 Situation originaire et évolution d'ensemble (1951-


2015) ◊ Dans les traités fondateurs signés en 1951-1957, aucune
mention expresse n'est faite, sur un plan général, de l'exigence du
respect des droits et libertés. Le contraste est à cet égard saisissant
avec certains projets datant de la même époque. Il suffit d'évoquer
ici le traité du 27 mai 1952 instituant la Communauté européenne
de défense qui, dans son article 3, imposait le respect « des libertés
publiques et des droits fondamentaux des individus » ainsi que le
projet de traité en date du 26 février 1953 instituant une
Communauté politique européenne, lequel intégrait, en son
article 3, les droits garantis par la Convention de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH) tout
en créant une compétence spécifique en la matière au profit d'une
« Cour de justice » qu'il prenait le soin d'instituer par ailleurs. Il
paraît évident à cet égard que la proximité dans le temps de
l'adoption, et des statuts du Conseil de l'Europe (1949) et de la
Convention européenne des droits de l'homme (1950) ont pu
produire un effet d'entraînement dans le sens de l'alignement alors
surtout que cela ne faisait que souligner davantage le décalage entre
la protection nationale et internationale d'une pert et l'absence de
protection systématisée dans le cadre de la construction
communautaire d'autre part.
Les textes des traités communautaires se réfèrent à certains
principes, certes essentiels pour les droits de la personne, comme
celui de la libre circulation des travailleurs, le principe de non-
discrimination en raison de la nationalité ou celui de l'égalité de
rémunération entre les travailleurs masculins et féminins. Certaines
stipulations révèlent, par ailleurs, un souci évident de prendre en
considération certains droits économiques et sociaux des
travailleurs. Mais il s'agit en réalité, à travers ces principes,
d'asseoir le Marché commun sur un certain nombre de fondements
structurels sans lesquels celui-ci ne pourrait pas exister et
fonctionner correctement ; ces principes, et les droits qui en
découlent, sont partant, étroitement finalisés : ils existent moins en
tant que tels que comme moyens de promouvoir et de consolider les
« solidarités de fait » évoquées par Robert Schuman et « les bases
communes de développement économique » en Europe (cf.
déclaration commune des ministres signataires du traité CECA).
Ainsi, le principe de libre circulation mêle significativement en un
tout indissociable, les personnes, les services, les capitaux et les
marchandises, tandis que le principe de non-discrimination
s'applique surtout à l'« homo economicus communautaris ».
673 Une situation peu préoccupante à l'origine ◊ Le caractère
« économico-centré » de cette approche des droits et libertés,
combiné au caractère limité des compétences communautaires, ne
paraît pas, à l'origine, avoir soulevé de difficultés de principe. La
finalité première du Marché commun prend en effet appui sur
l'attribution aux institutions communautaires de compétences
normatives touchant elles-mêmes pour l'essentiel certains secteurs
de l'économie. Dans le même temps, l'on présuppose que de telles
compétences seront exercées en vue de veiller notamment au
respect (par les États d'abord) des grandes libertés ou droits
structurellement liés à l'établissement du Marché commun. L'on
n'imagine donc mal que l'exercice de ces compétences puisse
conduire les institutions communautaires ni à les méconnaître
(puisqu'elles en sont les « gardiennes »), ni à aller à l'encontre
d'autres droits et libertés (puisque l'on ne s'occupe que
d'« économie »).
Cette présentation optimiste, fondée sur l'absence d'interférence
possible entre droit communautaire et droit et libertés, allait très
vite montrer ses limites.
En premier lieu, parce que même réduit aux aspects
économiques, l'exercice des compétences communautaires est
susceptible d'affecter certains droits et libertés qui, précisément,
présentent un contenu ou une finalité économique (liberté
d'entreprendre, droit de propriété, liberté contractuelle…).
En second lieu parce que ces mêmes compétences sont
susceptibles de déborder le cercle restreint des droits économiques
pour toucher aussi d'autres droits et libertés. Ainsi, les pouvoirs
d'enquête conférés à la Commission européenne en matière de
respect des règles de concurrence sont évidemment susceptibles de
mettre en cause la protection du domicile prise comme partie
intégrante du respect de la vie privée ; de même, l'encadrement
communautaire des politiques nationales touchant la diffusion des
données informatisées est susceptible d'affecter les libertés
d'opinion et de conscience, etc.
Par suite, il s'est créé un décalage croissant entre la perception
que l'on se faisait des exigences encadrant, du point de vue des
droits fondamentaux, les pouvoirs normatifs des États avant leur
transfert aux autorités communautaires, d'une part, et le constat
préoccupant d'un abaissement du niveau d'encadrement des
compétences des institutions communautaires dans les matières
transférées quant aux garanties couvrant le respect de ces mêmes
droits d'autre part ; en réalité, les transferts de compétences
consentis par les États dont le système juridique assure une
protection élevée des droits fondamentaux, se sont traduits, à
l'origine en tout cas, par une sorte d'affranchissement de l'exigence
du respect des droits fondamentaux par les instances européennes
dotées de pouvoirs normatifs.
L'on pourrait résumer la situation en disant qu'en matière de
droits fondamentaux, les « plus values » existantes avant les
transferts de compétencest se sont transformées en « moins
values » après leur transfert

674 Un déficit générateur de conflits ◊ Cette situation a été très


vite (dès le début des années 1960) source de conflits entre la Cour
de justice des Communautés européennes d'une part et certaines
cours constitutionnelles nationales, d'autre part (Cour
constitutionnelle italienne et surtout, Cour constitutionnelle
allemande).
De son côté, la Cour de justice de Luxembourg s'est d'emblée
(4 févr. 1959, Storck, aff. 1/58, Rec. CJCE, p. 43, concl.
M. Lagrange ; 15 juillet 1960, Comptoir de vente du charbon de la
Ruhr, aff. 36/59, Rec. CJCE, p. 857, concl. M. Lagrange) refusé, au
nom de la primauté absolue du droit communautaire (y compris sur
les constitutions des États membres), à subordonner la validité des
normes communautaires (primaires et dérivées) à leur conformité
aux exigences constitutionnelles en matière de respect des droits
fondamentaux (v. not. l'un des motifs centraux de l'arrêt du 17 déc.
1970 ci-dessous).
Pour leur part, les juges constitutionnels nationaux, sans nier le
principe de primauté du droit communautaire, se sont appliqués à
en relativiser la portée en considérant notamment que, dans
l'hypothèse où une norme communautaire, spécialement de droit
dérivé, viendrait à méconnaître un droit ou une liberté
constitutionnellement garantis, la première pourrait se trouver
privée d'effet sur le territoire de l'État concerné (cf. notamment
l'ordonnance de la 1re chambre de la Cour constitutionnelle
allemande du 29 mai 1974 ci-jointe en extraits).

CJCE 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellshaft mbH


c/ Einfuhr und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel, aff. 11/70,
Rec. CJCE, p. 1125.
Extrait
Sur la protection des droits fondamentaux dans l'ordre juridique
communautaire.
« Attendu que le recours à des règles ou notions juridiques de droit
national pour l'appréciation de la validité des actes arrêtés par les
institutions de la Communauté aurait pour effet de porter atteinte à
l'unité et à l'efficacité du droit communautaire ; que la validité de tels
actes ne saurait être appréciée qu'en fonction du droit communautaire ;
qu'en effet, le droit né du traité, issu d'une source autonome, ne pourrait
en raison de sa nature se voir judiciairement opposer des règles de droit
national quelles qu'elles soient sans perdre son caractère
communautaire et sans que soit mise en cause la base de la
Communauté elle-même ; que, dès lors, l'invocation d'atteinte portée
soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la
constitution d'un État membre soit aux principes d'une structure
constitutionnelle nationale ne saurait affecter la validité d'un acte de la
Communauté ou son effet sur le territoire de cet État. »

Cour constitutionnelle fédérale allemande, 29 mai 1974, Solange


I, BverfGE 37, 271.
Extrait
« Il s'ensuit que tant que le processus d'intégration de la Communauté
n'a pas atteint un stade suffisamment avancé pour que le droit
communautaire comporte également un catalogue en vigueur des droits
fondamentaux, arrêté par un Parlement et correspondant au catalogue
des droits fondamentaux consacré par la Loi fondamentale, le renvoi au
Bundesverfassungsgericht par une juridiction de la République fédérale
d'Allemagne dans le cadre de la procédure de contrôle de la
constitutionnalité des lois et des autres actes de l'autorité publique
(Normenkontrollverfahren), postérieur à une demande de décision de la
Cour de justice des Communautés européennes comme prescrit dans
l'article 177 du traité, est recevable et s'impose dès lors que ladite
juridiction considère la disposition de droit communautaire
déterminante à son avis, telle que la Cour de justice des Communautés
européennes l'a interprétée, comme inapplicable au motif et en tant
qu'elle heurte un des droits fondamentaux garantis par la Loi
fondamentale. »

La menace ainsi brandie a été à l'origine d'une réaction salutaire


des institutions communautaires, Celle-ci a été le fait aussi bien des
différentes instances de décision (Parlement européen,
Commission, Conseil des ministres, Conseil européen, conférences
intergouvernementales…) que de la Cour de Luxembourg elle-
même.
Le résultat de cette prise de conscience est qu'aujourd'hui, la
« dimension communautaire des droits fondamentaux » est devenue
une réalité tangible, notamment et surtout, depuis l'adoption en
2000 suivie de l'entrée en vigueur en 2009 de la Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne. Cet agiornamento du droit
de l'Union est apparu d'autant plus incontournable que les nouvelles
compétences conférées à l'Union par les traités successifs, l'ont
progressivement attirée bon gré mal gré sur le terrain des droits
fondamentaux ; il n'est pas contestable par exemple que la création
à partir de 1992 d'un « espace de liberté, sécurité et justice » était
inéluctablement amené à interférer avec les droits fondamentaux. Il
existe donc bien désormais une protection spécifique des droits et
libertés dans le cadre de l'Union européenne, protection qui se veut
distincte à la fois des protections constitutionnelles et
internationales. Ce qui ne veut pas dire que les droits fondamentaux
sont devenus en tant que tels, un nouveau chef de compétence de
l'Union. Le TUE, dans sa version issue du traité de Lisbonne du
13 décembre 2007, rappelle à cet égard que « les dispositions de la
Charte n'étendent en aucune manière les compétences de l'Union
telles que définies dans les traités » (art 6 §1, 2e al.). Si les droits
fondamentaux ont fait irruption dans le champ des compétences de
l'Union, c'est parce que celle-ci se sont considérablement étendues.

675 L'impulsion des instances communautaires et de l'Union


européenne : la protection des droits et libertés prise
comme enjeu politique majeur de la construction
européenne ◊ Le caractère essentiel de la question des droits et
libertés et de leur garantie dans le cadre communautaire a d'abord
fait l'objet d'une prise de conscience avisée de la part du Parlement
européen. L'on doit à celui-ci – à l'époque où il n'était encore
qu'une assemblée consultative sans véritable pouvoir décisionnel –
d'avoir été la première institution des Communautés européennes à
lancer la réflexion sur ce thème et ce, dès la fin des années soixante
(G. Cohen-Jonathan, 1978 et les références citées). Il a été rejoint
par la Commission qui fut à son tour la première, en 1975, à
envisager la rédaction d'un catalogue des droits fondamentaux sur
lequel la Cour de justice aurait pu s'appuyer afin d'en garantir le
respect par l'ensemble des instances communautaires de décision
(cf. Bull. CE, 1975, suppl. no 5).
Ce débat, et les diverses initiatives qui l'ont accompagné, n'a pas
davantage laissé insensibles les instances politiques elles-mêmes :
le Conseil européen de Copenhague (1978), puis celui de Stuttgart
(1983), confirmant la Déclaration commune de l'Assemblée, du
Conseil et de la Commission du 5 avril 1977 (JOCE no C 103 du
27 avr. 1977) réalisent l'engagement solennel des institutions de
respecter les droits fondamentaux (v. not. la Déclaration sur l'Union
européenne du 19 juin 1983 in Bull. CE no 6-1983).
676 Déclaration des droits et libertés fondamentaux adoptée
par le Parlement européen le 12 avril 1989 ◊ Dans ce
contexte favorable au développement de la protection des droits et
libertés dans l'espace communautaire, l'adoption le 12 avril
1989 par le Parlement européen d'une « Déclaration des droits et
libertés fondamentaux » 10 constitue une étape importante ; bien que
ce texte pris sous la forme d'une résolution ait été dépourvu de
valeur contraignante, il retient néanmoins l'attention par le
changement de perspective qu'il dessine :
– la question des droits et libertés y est pour la première fois
abordée de manière globale ;
– la Déclaration regroupe dans un instrument unique non
seulement l'ensemble des droits civils et politiques (inviolabilité de
la dignité humaine, droit à la vie, liberté et sûreté, liberté de pensée,
de conscience et de religion, respect de la vie privée et familiale…)
mais aussi des droits et libertés à caractère économique et social
(protection de la santé, droit à la protection sociale, droit à la
formation et libre accès au travail de son choix, droit à la
négociation collective, droit de grève…) ainsi que des droits
nouveaux (droit à la protection de l'environnement, protection des
consommateurs) ;
– la Déclaration privilégie une démarche également globale
quant aux destinataires de ces droits, qu'il s'agisse de leurs
bénéficiaires (critère de la « résidence communautaire » et, sauf
exception, évacuation du critère de la « nationalité
communautaire ») ou de leurs débiteurs (États membres mais aussi
et surtout, institutions communautaires elles-mêmes).
Cette initiative a par ailleurs connu un prolongement immédiat
avec l'adoption le 9 décembre 1989 de la Charte communautaire
des droits sociaux fondamentaux des travailleurs ; ce texte avait,
certes, pour vocation première d'affirmer la dimension sociale de la
construction européenne ; selon Jacques Delors, qui en fut
l'initiateur, « cette charte constitue désormais un pillier essentiel de
la dimension sociale de la construction européenne dans l'esprit du
traité de Rome et de l'Acte unique européen ». Mais elle a aussi
engendré une dynamique qui sera, à terme, profitable à l'édification
d'un véritable catalogue des droits et libertés fondamentaux propre
à l'Union européenne. Bien qu'étant dépourvu de caractère
opératoire immédiat, ce texte confirme donc une démarche
d'ensemble, devenue prioritaire, et donne une nouvelle impulsion à
l'impératif de voir inscrire la proclamation et la garantie des droits
et libertés dans leur ensemble dans le droit primaire, c'est-à-dire
dans un traité. Ce sera fait pour la première fois, avec le traité de
Maastricht instituant l'Union européenne du 7 février 1992 puis, à
nouveau, par les traités modificatifs qui l'ont suivi (traité
d'Amsterdam, traité de Nice, traité de Lisbonne).

677 La protection des droits et libertés et sa « codification »


dans le droit primaire : les traités de Maastricht et
d'Amsterdam ◊ Alors que l'Acte unique européen (1986) se
montrait très évasif sur la problématique des droits fondamentaux
(la question n'a pas dépassé le cadre d'une série de proclamations
ou déclarations de principe), le traité sur l'Union européenne ainsi
que le traité d'Amsterdam abordent celle-ci de manière directe et en
termes exprès. Les progrès sont certes indéniables ; mais ils ne sont
pas pour autant décisifs.

678 Le traité sur l'Union européenne et les droits


fondamentaux ◊ Le traité dit de Maastricht est le premier texte à
avoir franchi le pas en inscrivant au cœur de ses dispositions (et
même en tête mais hors de la symbolique des préambules) le
principe de la garantie des droits fondamentaux. L'article F, § 2 –
lui-même prolongé par l'article K 2 dispose à cet effet :

2. L'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis


par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et
des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels
qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États
membres, en tant que principes généraux du droit communautaire.
Le Traité de Maastricht marque également un progrès en
consacrant l'existence d'une « citoyenneté européenne » qui
comprend notamment, la reconnaissance d'un droit de vote et
d'éligibilité aux élections européennes et municipales à tout
ressortissant d'un État membre domicilié dans le territoire d'un
autre État membre. Enfin, avec ce traité, le principe de libre
circulation poursuit son mouvement d'émancipation en le dissociant
définitivement de son ancrage strictement économique pour en
faire un droit de portée générale reconnu à tous les citoyens de
l'Union.

679 L'apport des traités d'Amsterdam du 2 octobre 1997 et de


Nice du 26 février 2001 ◊ Le Traité d'Amsterdam – entré en
vigueur le 1er mai 1999 – comporte un certain nombre de
modifications tant du TUE que des traités constitutifs des
Communautés européennes (sur la nature, le contenu et la portée de
ces modifications, cf. not. Guy Isaac, 1998, p. 15 s. et les
références). Sous l'angle des droits fondamentaux (cf. F. Sudre,
JCP 1998. I. 100), le traité d'Amsterdam est à la fois plus précis
mais aussi plus « dispersé » dans son approche de la question (cf.
Patrick Waschman, RTDE eur. RTDE eur. eur., 1997/4, p. 175 s.). Il
enrichit les droits du citoyen européen en y ajoutant la protection
des personnes physiques à l'égard du traitement des données à
caractère personnel. Il renforce aussi le jeu du principe d'égalité de
traitement (en particulier l'égalité de traitement homme-femme qui
figure au titre des « principes » sous jacents à l'Union) et élargi le
champ d'application du principe de non-discrimination en habilitant
le Conseil à prendre les mesures nécessaires afin de combattre
toutes celles d'entre elles, qu'elles soient fondées sur le sexe, la race
ou l'origine ethnique. Sur un plan plus général, le nouvel article 6
TUE comporte d'un côté, un dispositif sans changement par rapport
à l'article F du traité de Maastricht (art. 6, § 2), mais il introduit de
l'autre, l'énoncé des principes fondamentaux sur lesquels l'Union
européenne entend s'appuyer et qui sont notamment destinés à
parachever en même temps que cristalliser son ancrage comme
« Communauté de droit » (article 6 § 1).
Article 6 § 1 TUE
1. L'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie,
du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi
que de l'État de droit, principes qui sont communs aux États membres.

Ce texte ajoute aussi des garanties politiques aux garanties


juridiques.
Il est d'abord porteur d'un « message politique » au sens le plus
noble du terme, dont les destinataires sont à la fois les institutions
communautaires dans leur ensemble, les États membres et les États
tiers, principalement ceux qui sont candidats à l'adhésion. L'Union
européenne se veut porteuse de certaines valeurs fondamentales –
d'ailleurs communes à tous ses membres – et elle entend le
proclamer haut et fort.
Les conséquences qui en découlent sont ensuite, sur le plan
juridique, doublement orientées : au plan interne, c'est-à-dire à
l'égard des États membres, un mécanisme approprié de sanction est
institué à l'encontre de celui d'entre eux qui serait convaincu
« d'une violation grave et persistante [...] de principes énoncés à
l'article 6, § 1 [...] » (TUE, art. 7 § 2, modifié par le Traité de Nice).
Sans atteindre la gravité des sanctions applicables, dans un cas de
figure semblable, en vertu des statuts du Conseil de l'Europe – et
aux termes desquels (art. 7 et 8) – l'expulsion pure et simple de
l'État en infraction peut être prononcée, le TUE révisé, impose
néanmoins une véritable « mise en quarantaine » de l'État en
infraction qui se traduira par la suspension prononcée à son
encontre de certains des droits qu'il tient des traités et, notamment,
de son droit de vote au sein du Conseil (TUE, art. 7, § 3 et CE, art.
309 modifiés) ; sur l'appréciation de la constitutionnalité de ce
dispositif et le silence (curieusement) observé par le Conseil
constitutionnel français à son égard, cf. chron. Jean-Éric Schoettl,
AJDA 1998).
Au plan externe ensuite, l'article 6 § 1 devient une référence à
part entière conditionnant le cas échéant, un contrôle de l'examen
des candidatures d'États tiers à l'adhésion (cf. TUE, art. 49 § 1 :
« Tout État européen qui respecte les principes énoncés à l'article 6,
paragraphe 1, peut demander à devenir membre de l'Union »).
Cependant, les dispositions de l'article 6 § 1er TUE échappent
formellement à la compétence de la CJCE. Mais la doctrine s'est
interrogée sur la possibilité qu'aurait pu se reconnaître la Cour
d'étendre sa compétence dans ce domaine (cf. F. Picot, 2000, « Les
sources », p. 174 ; J. Rideau, 2000, « Les limites », p. 408).

Article 7(2) TUE


1. Sur proposition motivée d'un tiers des États membres, du Parlement
européen ou de la Commission, le Conseil, statuant à la majorité des
quatre cinquièmes de ses membres après avis conforme du Parlement
européen, peut constater qu'il existe un risque clair de violation grave
par un État membre de principes énoncés à l'article 6, paragraphe 1, et
lui adresser des recommandations appropriées. Avant de procéder à
cette constatation, le Conseil entend l'État membre en question et peut,
statuant selon la même procédure, demander à des personnalités
indépendantes de présenter dans un délai raisonnable un rapport sur la
situation dans l'État membre en question.
Le Conseil vérifie régulièrement si les motifs qui ont conduit à une
telle constatation restent valables.
2. Le Conseil, réuni au niveau des chefs d'État ou de gouvernement et
statuant à l'unanimité sur proposition d'un tiers des États membres ou
de la Commission et après avis conforme du Parlement européen, peut
constater l'existence d'une violation grave et persistante par un État
membre de principes énoncés à l'article 6, paragraphe 1, après avoir
invité le gouvernement de cet État membre à présenter toute
observation en la matière.
3. Lorsque la constatation visée au paragraphe 2 a été faite, le
Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre
certains des droits découlant de l'application du présent traité à l'État
membre en question, y compris les droits de vote du représentant du
gouvernement de cet État membre au sein du Conseil. Ce faisant, le
Conseil tient compte des conséquences éventuelles d'une telle
suspension sur les droits et obligations des personnes physiques et
morales.
Les obligations qui incombent à l'État membre en question au titre du
présent traité restent en tout état de cause contraignantes pour cet État.
4. Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider par la suite
de modifier les mesures qu'il a prises au titre du paragraphe 3 ou d'y
mettre fin pour répondre à des changements de la situation qui l'a
conduit à imposer ces mesures.
5. Aux fins du présent article, le Conseil statue sans tenir compte du
vote du représentant du gouvernement de l'État membre en question.
Les abstentions des membres présents ou représentés ne font pas
obstacle à l'adoption des décisions visées au paragraphe 2. La majorité
qualifiée est définie comme la même proportion des voix pondérées des
membres du Conseil concernés que celle fixée à l'article 205,
paragraphe 2, du traité instituant la Communauté européenne.
Le présent paragraphe est également applicable en cas de suspension
des droits de vote conformément au paragraphe 3.
6. Aux fins des paragraphes 1 et 2, le Parlement européen statue à la
majorité des deux tiers des voix exprimées, représentant une majorité
de ses membres.

680 Codification des droits fondamentaux dans la Charte des


droits fondamentaux de l'Union européenne
(CDFUE) ◊ (voir Commission. UE, communiqué IP/15/4941,
8 mai 2015, Rapport 2014 sur l'application de la Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne). Le projet de rédaction de ce
document a été lancé au mois de juin 1999 à la suite des travaux du
Conseil européen de Cologne. La résolution adoptée en ce sens
précise qu'il s'agit « de réunir les droits fondamentaux en vigueur
au niveau de l'Union dans une Charte, de manière à leur donner une
plus grande lisibilité ». Le texte, dont l'élaboration a été confiée à
une « convention » de 61 membres réunissant les personnalités des
différentes parties intéressées (représentants des Chefs d'État et de
gouvernement, membres du Parlement européen et des parlements
nationaux, représentant de la Commission européenne) a été
approuvé une premièere fois par le Conseil européen de Nice (7-
8 déc. 2000) (Charte des droits fondamentaux de l'UE, 2000/C
364/01, JOCE, no C364, 18 déc. 2000), puis adoptée dans sa
version définitive par les présidents de la Commission européenne,
du Parlement européen et du Conseil de l'Union européenne le
12 décembre 2007. Elle est entrée en vigueur en même temps que
le traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009. Selon l'article 6 § 1er du
TUE dans sa rédaction issue du traité du 13 décembre 2007 11 :
« L'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés
dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du
7 décembre 2000, telle qu'adoptée le 12 décembre 2007 à
Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités. Les
dispositions de la Charte n'étendent en aucune manière les
compétences de l'Union telles que définies dans les traités (…).
Toutefois, la Charte ne fait pas partie à proprement parler du traité
de Lisbonne ; elle constitue un instrument qui lui est annexé.
La Charte acquiert néanmoins une force juridique contraignante
– avec rang de droit primaire – mais seulement, il faut le préciser, à
l'égard de 25 États membres ; trois États, le Royaume-Uni, la
Pologne et la République Tchèque, ont en effet obtenu une
dérogation qui a pour effet de restreindre son application. La Charte
n'en couvre pas moins un champ matériel élargi puisqu'elle doit être
respectée à la fois par les institutions de l'Union et par les États
membres lorsque ces derniers mettent en œuvre le droit de l'Union.
Elle est, par suite, considérée comme un moyen opérant, c'est-à-
dire qu'elle peut être utilement invoquée par les requérants et
appliquée par les différentes juridictions compétentes, nationales et
européennes (CJUE et CEDH). Cette dernière, en particulier, a,
dans un premier temps, mentionné la Charte au titre des « textes
juridiques internationaux pertinents » (et alors même que celle-ci
était dépourvue de caractère obligatoire, CEDH, 29 janv. 2008,
Saadi c/ Royaume-Uni, no 13229/03) : référence à l'art. 18 de la
Charte qui proclame : « Le droit d'asile est garanti dans le respect
des règles de la [Convention sur les réfugiés] [...] » (§ 39) ; puis
elle l'a utilisée pour admettre le mariage des transsexuels : 11 juill.
2002, Christine Goodwin c/ Royaume-Uni, no 28957/95 : référence
à l'article 9 de la Charte qui énonce : « Le droit de se marier et le
droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales
qui en régissent l'exercice. » (§ 58) ; 17 septembre 2009, Scoppola
c/ Italie, no 14249/03, application du principe de la rétroactivité des
lois pénales plus douces (« rétroactivité in mitius ») en s'appuyant
sur l'article 49 de la Charte qui énonce : « [...] Si, postérieurement à
cette infraction, la loi prévoit une peine plus légère, celle-ci doit
être appliquée » (§ 37). Et, plus récemment : 7 juill. 2011, Bayatyan
c/ Armenie n° 23459/03, art. 10 de la Charte : liberté d'expression ;
23 février 2012, Hirsi Jamaa et autres c/ Italie, no 27765/09, art.
19 de la Charte : protection en cas d'éloignement, d'expulsion et
d'extradition) (§ 28) ; 31 janvier 2012, Sindicatul Pastorul Cel Bun
c/ Roumanie, no 2330/09, art. 12 § 1 de la Charte : liberté de
réunion et d'association (§ 33) ; 2 octobre 2014, Mately c/ France,
no 10609/10 : liberté de réunion pacifique et à la liberté
d'association). La Cour de justice de Luxembourg s'est pour sa part
montrée plus prudente, n'acceptant de la prendre en considération et
de l'appliquer directement qu'à partir du moment où elle est entrée
en viqueur ; encore convient-il de souligner que les conditions
d'invocation et d'application de la Charte font l'objet, dans la
jurisprudence de la Cour, de certaines précisions qui ont pour effet
d'en étendre ou à l'inverse, d'en atténuer quelque peu la portée (voir
notamment, en ce sens : CJUE, 26 février 2013, Aklagaren c/ Hans
Akerberg Franson, C-617/10 : conception extensive retenue de
l'article 51 de la Charte dans la situation où les États « mettent en
œuvre le droit de l'Union », formulation que la Cour interprète
comme visant toute réglementation nationale entrant dans le
« champ d'application » de ce droit (pt 23 de l'arrêt) (sur les
critiques que suscite cette approche extensive, voir not. :
V. Kronenberger, « Quand « mise en œuvre » rime avec « champ
d'application » : la Cour précise les situations qui relèvent de la
Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne dans le
contexte de l'application du ne bis in idem, RAE, 2013/1, p. 147
et s. ; N. Lavranos, « The ECJ's judgements in Melloni and
Akerberg Franson », European Law Reporter, 2013, n° 4, p. 133
et s.) ; dans le même sens et auparavant : CJUE, Gde Ch. CJUE,
21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State of the Home
Department, aff. C-411/10 : Un État utilisant la « clause de
souveraineté » du « règlement Dublin II » (asile) est soumis au
respect du droit de l'UE, en particulier de la CDFUE, car cette
situation se rapporte à une « mise en œuvre » du droit de l'Union ;
l'arrêt se révèle d'autant plus porteur de conséquences dans la
mesure où, exercice d'un pouvoir discrétionnaire et mise en œuvre
du droit de l'Union ne sont pas exclusifs l'un de l'autre ; CJUE,
17 juillet 2014, YS / Minister voor Immigratie, Integratie en Asiel,
C‑141/12 ; 17 juillet 2014, Minister voor Immigratie, Integratie en
Asiel / M., S. C-372/12 ; 26 février 2013, Stefano Melloni, C–
399/11 : application restrictive – voire neutralisante – de l'article
53 de la Charte en ce qu'il permet l'application des standards
nationaux lorsque ces derniers offrent une protection renforcée d'un
droit ou d'une liberté comparée à celle du droit de l'Union lorsque
cette application (en fait, de normes constitutionnelles) serait de
nature à compromettre le principe de primauté, d'unité et
d'effectivité du droit de l'Union (pts 55 à 64) ; 5 novembre 2014,
Sophie Mukarubega, C-166/13 : conception restrictive du champ
d'application de l'article 41 de la Charte (droit à une bonne
administration), celui-ci n'ayant vocation à s'appliquer non pas aux
États membres mais uniquement aux institutions de l'Union, à ses
organes et organismes (pts 44 et 45 de l'arrêt) ; dans le même sens :
CJUE, 11 décembre 2014, Khaled Boudjlida, C-249/13 ; CJUE,
ord., 7 mai 2015, aff. C-496/14, Văraru CJUE, ord., 7 mai 2015,
aff. C-608/14, Pondiche : questions préjudicielles rejetées comme
manifestement irrecevables dans la mesure où aucun élément des
jugements de renvoi ne laisse supposer que les dispositions de la
règlementation roumaine prévoyant d'une part, un traitement
différent, en vue du versement des allocations familiales, des
enfants nés d'une grossesse multiple par rapport aux enfants nés
d'une grossesse simple et, d'autre part, une limitation du montant de
l'allocation pour enfant à charge en fonction de la date de naissance
de l'enfant et non pas en fonction de la date de conception, alors
que l'enfant conçu est considéré comme existant, dès lors qu'il naît
vivant et viable, viseraient à mettre en œuvre le droit de l'Union).
Néanmoins, la Charte a progressivement acquis une place
privilégiée, voire quasi exclusive dans le système des sources de
protection des droits fondamentaux dans l'Union européenne, ce qui
se traduit par une substitution de celle-ci à la CEDH dans la
jurisprudence de la CJUE. La Convention est dorénavant utilisée
davantage comme un élément confortatif du raisonement suivi par
la Cour de justice notamment pour confirmer une jurisprudence
innovante comme le montre l'exemple de la protection des données
personnelles ou sur le procès équitable (voir en particulier, CJUE,
18 juillet 2013, Schindler Holding e.a. c/ Commission, aff. C-
501/11 P. Ce mouvement a été initié par les requérants qui sont de
plus en plus portés à invoquer la Charte devant leurs juridictions
nationales et celles-ci à y faire référence dans les questions
préjudicielles qu'elles sont conduites à poser à la CJUE. De fait, le
nombre de décisions des juridictions de l'Union européenne qui
mobilisent la Charte dans leurs motifs croit régulièrement (43 en
2011, 87 en 2012, 114 en 2013, 209 en 2014) ; v sur ce point,
Rapport 2014 de la Commission sur l'application de la CDFUE
(8 mai 2015, COM (2015, spec. annexe 1, p. 160). Quant aux
juridictions françaises, elles se sont également saisies de
l'application de la Charte à l'invitation des requérants et amenées à
l'utiliser de manière, il est vrai, assez limitée pour le moment. Le
Conseil d'État en particulier, après des débuts timides (4 décisions
la mentionnaient en 2010, 11 en 2011, 10 en 2012), l'applique
désormais plus fréquemment (18 cas en 2013 et 2014, Jean-Marc
Sauvé, 2014). Moins invoquée et par conséquent, moins souvent
appliquée que la CEDH, la Charte devient néanmoins – comme son
homologue – un moyen de droit très prisé des avocats dans le
contentieux du droit des éttrangers.
Le caractère pleinement opératoire de la Charte est d'autant plus
important qu'elle est susceptible de produire des effets horizontaux,
c'est-à-dire d'être invoquée dans les litiges entre particuliers. Sans
être prévu par le texte, cette éventualité a été envisagée puis
consacrée par la CJUE (CJUE, 24 janvier 2012, Dominguez, aff.
C282/10 ; 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, aff.
C-176/12 ; non reconnaissance dans cette dernière affaire de
« l'effet horizontal » de l'article 27 de la Charte – droit à
l'information et à la consultation des travailleurs). La Cour procède
pour ce faire à une distinction entre les droits garantis par la Charte
selon qu'ils sont inconditionnels et ceux qui doivent être précisés
par des mesures édictés sous la forme d'actes de l'Union ou par des
actes relevant du droit national. Seuls les premiers sont invocables
dans les « litiges horizontaux » (pour un exemple de
reconnaissance de l'effet horizontal de l'article 21 §1 de la Charte
(non discrimination en fonction de l'âge) : CJUE, 19 janvier 2010,
Kucukdeveci, aff. C-555/07). A l'inverse par exemple, les principes,
notamment sociaux, proclamés par la Charte sont jugés
insusceptibles d'être invoqués dans un litige entre particuliers aux
fins de contestation d'une disposition du droit national, même
manifestement incompatible contarire (CJUE, Gde Ch., 15 janvier
2014, aff. C-176/12, Association de médiation sociale ; à propos de
l'article 27 de la CDFUE, garantissant un droit à l'information et à
la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise).

681 Les droits et principes proclamés par la Charte ◊ Articulé


autour de cinq chapitres (Dignité, libertés égalité, solidarité et
citoyenneté) précédés d'un préambule, ce texte a pour ambition
d'être le plus moderne possible. La Charte adhère globalement aux
grands principes gouvernant la classification des droits telle qu'elle
s'est progressivement imposée dans les différents systèmes
constitutionnels européens. Mais l'un des apports majeurs de
l'entreprise est de rassembler dans un seul texte toutes les
« générations » de droits et libertés. Elle s'applique en ce sens
d'abord à promouvoir l'ensemble des droits dits à « statut négatif »
(« status negativus ») (sur cette classification et ses limites,
v. ss 131-132), encore qualifiés (selon une terminologie très
répandue) de droits « classiques » ou « de la première génération ».
Ces droits se caractérisent, on le sait, par leur nature « défensive »
(ce sont des droits dirigés contre la puissance publique en général)
et garantissent de la sorte à l'individu « des prérogatives de défense
contre l'État » ainsi que le résume la Cour constitutionnelle
allemande. Néanmoins, les rédacteurs ont souhaité prendre en
considération les formes les plus évoluées de certains droits – l'on
songe, par exemple, à la liberté d'expression et de communication –
tels qu'ils sont « reconfigurés » par les progrès de la technologie ;
comme ils ont voulu tenir compte de l'évolution des conceptions
touchant aux mœurs et à la morale (en dissociant par exemple le
droit de se marier et celui de fonder une famille) ou à la
biomédecine (interdiction du clonage reproductif des êtres
humains). Sous différents aspects, la Charte emprunte ainsi à des
conventions internationales existantes autres que la Conv. EDH et
adoptées dans le cadre du Conseil de l'Europe (par ex. Convention
pour les droits de l'homme et de la dignité de l'être humain à l'égard
des applications de la biologie et la médecine, adoptée le 4 avril
1997, entrée en vigueur le 1er décembre 1999).
Significativement ensuite, la Charte fait place, en les distinguant
des autres, à certaines applications de droits et libertés
correspondant dans les systèmes internes et même (en partie) à
l'échelon européen (Conv. EDH), au « statut actif » (« status
activus ») des individus (droit de suffrage actif et passif,
participation aux activités et à la vie politique en général). Elle en
regroupe un certain nombre autour du concept porteur de
« citoyenneté de l'Union » en donnant corps, mais pour l'instant
partiellement (en codifiant ce qui existe déjà dans le TUE), au droit
de vote et d'éligibilité aux « citoyens » de l'Union à certaines
élections (locales et au Parlement européen). La question décisive
mais non encore tranchée consistera à décider d'un élargissement
du « status activus » du « citoyen européen » à d'autres formes de
participation politique (par exemple l'extension du droit de vote
actif et passif aux autres types d'élections ou de consultations
politiques).
Le débat a été plus agité et les oppositions davantage marquées
en ce qui concerne les droits regroupés dans la Charte sous l'intitulé
« Solidarité ». Sont ici visés les droits économiques et sociaux. Le
défi à relever consistait d'une part à faire au moins aussi bien que
les catalogues constitutionnels et jurisprudentiels existants au
niveau national et d'autre part à faire mieux que la Charte sociale
européenne révisée (1996) et que la Charte communautaire des
droits sociaux fondamentaux des travailleurs (1989), ces derniers
textes étant dépourvus de valeur contraignante et n'imposant
(surtout le premier) que des objectifs sans créer de véritables
« droits » directement invocables c'est-à-dire « justiciables »
(v. cependant, contra mais implicitement, CE, ass., 30 juin 2000,
Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du
citoyen, Europe, no 1, 2001, p. 11, comm. P. Cassia). Sous l'angle
des droits constitutionnels en effet, la garantie des droits
économiques et sociaux est globalement bien assurée (cf. Julia
Iliopoulos-Strangas (éd.) 2000). Par rapport aux textes européens,
le consensus qui s'est dessiné a consisté à distinguer d'une part les
droits qui peuvent être exercés directement par leurs bénéficiaires
sans requérir d'intervention préalable de l'autorité compétente et
d'autre part les principes qui appellent une intervention des
pouvoirs normateurs (d'abord européens) pour leur application. Au
titre des premiers par exemple, figurent les dispositions relatives à
la protection des travailleurs privés d'emploi, à l'interdiction du
travail des enfants… Sont en revanche classées dans les
dispositions à caractère programmatoire, (renvoyant pour leur mise
en œuvre au droit de l'Union ou aux législations nationales par
exemple l'accès aux prestations de sécurité sociale ou d'aide
sociale, la protection de l'environnement et des consommateurs,
l'intégration des personnes handicapées… Sous cet angle, l'article
52, § 5 et 7 de la Charte et ses explications précisent que
l'invocation d'un principe devant le juge n'est possible que pour
l'interprétation et le contrôle de la légalité des actes législatifs de
l'Union qui mettent en œuvre le principe concerné. En suite de
quoi, un principe ne peut en lui-même conférer aux particuliers un
droit subjectif invocable es qualité (v. par exemple : 22 mai 2014,
Wolfgang Glatztel c/ Freistaad Bayern, aff. C-356/12 ; art 26 de la
Charte, intégration des personnes handicapées et permis de
conduire ; voir également : CJUE, Gde Ch., 15 janvier 2014, aff. C-
176/12, Association de médiation sociale ; non invocabilité de
l'article 27 de la CDFUE, garantissant un droit à l'information et à
la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise, dans un litige
entre particuliers).

682 L'articulation entre la Charte des droits fondamentaux de


l'Union européenne, et la Convention européenne des
droits de l'homme ◊ La question est très complexe et les voies
tracées pour opérer cette articulation encore imparfaitement
balisées comme l'a montré l'avis de la CJUE du 18 décembre
2014 concernant l'adhésion de l'UE à la CEDH. L'émergence d'un
« troisième catalogue écrit » de droits et libertés fondamentaux, au
niveau de l'Union européenne, complique en effet singulièrement la
tâche des différents protagonistes, en particulier des juges.
Plusieurs questions suscitent la réflexion : quel système de
protection – la CEDH ? la Charte ? – devra être appliqué par les
États, par les juges, constitutionnels d'un côté, ordinaires de
l'autre ? Faudra-t-il qu'ils adoptent une démarche exclusive (en
fonction de quel critère de prévalence ?) ou combinatoire
(application préférentielle du plus haut niveau de protection, ou
encore une co-application des standars européens et nationaux) ?
Les réponses commencent à se dessiner mais elles sont encore à
l'état d'ébauche
1- L'application de la Charte est d'abord dépendante de son
champ d'application (personnel et matériel) (v. sur ce point les
« explications » accompagnant la Charte sous l'art. 51). Seuls les
différents organes et institutions de l'Union sont contraints au
respect de la Charte ainsi que les États membres mais uniquement
lorsqu'ils « mettent en œuvre » (au niveau national ainsi que
régional ou local ou que cette mise en œuvre incombe à tout
organisme public) le droit de l'Union (art. 51 § 1). La formule
apparaît apparemment restrictive dans le sens où elle ne semble
viser que l'hypothèse où les États « appliquent » ou prennent des
mesures « d'exécution » du droit de l'Union. A contrario, cela
voudrait dire que le simple fait qu'un État situe son action « dans le
champ d'application du droit de l'Union » devrait le faire échapper
au respect de la Charte. Cette vision restrictive a cependant été
écartée par la CJUE. Elle considère en ce sens devoir écarter une
question préjudicielle comme irrecevable aux motifs que la
décision du juge de renvoi ne comporte aucun élément de nature à
permettre de considérer que la décision nationale pertinente
« constituerait une mesure de mise en œuvre du droit de l'Union ou
qu'elle présenterait d'autres éléments de rattachement à ce
dernier » (souligné par nous, CJUE, ord. 12 nov. 2010, aff. C-
339/10, Krasimir Asparuhov Estov e.a ; voir également la
jurisprudence citée sous le n° 598). Selon une formule qui retient
l'attention, la Cour de justice précise dans son arrêt précité
Akerberg Fransson du 26 février 2013 que « l'applicabilité du droit
de l'Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la
Charte ». Cela permet de simplifier et en même temps d'étendre
l'application de la Charte car la notion de « champ d'application »
est plus large que celle « d'application », « d'exécution » ou « de
mise en œuvre » (v. ég., préparant l'arrêt Akerberg Franson, CJUE,
7 juin 2012, Vinkov, aff. C-27/11 ; CJUE, 27 novembre 2012,
Thomas, Pringle c/ Governement of ireland, aff. C-370/12 ; ainsi
que la réaction de la Cour constitutionnelle allemande à l'arrêt
Akerberg Franson : CCF, 24 avril 2013, 1 BVerG 1215/07, à propos
des fichiers antiterroristes et des actions qui y sont liées et qui,
selon la Cour constitutionnelle, ne constituent pas une mise en
œuvre du droit de l'Union au sens de l'article 51 de la Charte ; v ;
ég. refusant de considérer que les États mettent en œuvre le droit de
l'Union au sens de l'article 51 de la Charte : outre l'arrêt Pringel
précité (à propos du Mécanisme européen de stabilité), CJUE,
8 mai 2014, Pelckmans Turnhout, NV c/ Walter Van Gastel, aff C-
483/12 : législation nationale prévoyant l'interdiction d'ouverture
des magasins le dimanche). Cette approche est au demeurant
identique à celle que la Cour avait imposée avant l'adoption de la
Charte : le respect des droits fondamentaux ne s'impose aux États
que lorsqu'ils agissent « dans le champ d'application du droit
communautaire » (CJCE, 13 juill. 1989, Wachauf, aff. 5/88 ; 18 juin
1991, ERT, aff. C-260/89 ; 18 déc. 1997, Annibaldi, aff. C-309/96 ;
13 avr. 2000, Kjell Karlsson e.a.. aff. C-292/97).
Cette approche entraîne plusieurs conséquences : d'abord, tout le
droit de l'Union est visé c'est-à-dire l'ensemble des actes
normateurs édictés au niveau de l'Union quel que soit le domaine
concerné. Ceci est important s'agissant de certaines matières dans
lesquelles les droits fondamentaux sont directement ou non
impliqués (on pense en particulier aux dispositions des traités
concernant la coopération policière et judiciaire en matière
pénale ou la politique des visas, l'immigration et les autres
politiques liées à la circulation des personnes). La difficulté
essentielle réside toutefois dans le fait que si, dans ces matières, la
compétence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est
désormais reconnue, elle continue néanmoins de s'exercer dans des
conditions dérogatoires (v. ss 792). L'application de la Charte est en
revanche exclue lorsqu'il s'agit de l'exercice d'une compétence
propre aux État c'est-à-dire « non-saisie » d'une manière ou d'une
autre par le droit de l'Union. Dans ce dernier cas toutefois, cela ne
signifie pas que les États échappent à toute contrainte tirée de leurs
engagements internationaux car si la situation ne relève pas du
champ d'application du droit de l'Union, elle peut néanmoins être
examinée sous l'angle de la Conv. EDH (CJUE 15 nov. 2011, aff.
C-256/11, Murat Dereci e.a.), Enfin, s'agissant des bénéficiaires,
ceux-ci seront déterminés en fonction de la nature et du champ
d'application de la mesure concernée.
2- L'articulation de la Charte avec les autres instruments de
protection est directement abordée dans les textes et ceci fournit
des indications précieuses quant aux moyens recherchés pour
soustraire les systèmes de protection dans leur ensemble au
diptyque concurrence/contradiction et leur substituer la vision plus
positive d'une complémentarité dans l'application. À l'égard des
catalogues constitutionnels (et jurisprudentiels) nationaux, la
Charte impose que ceux-ci soient pris en considération comme
standard minimum auquel ses propres dispositions ne sauraient
porter atteinte ou même être interprétées comme en limitant la
portée (art. 53). Ceci peut conduire à une sorte de « co-
application » des droit fondamentaux conventionnels et
constitutionnels (J.-M. Sauvé, 2014) ainsi que le suggère l'arrêt
Melloni du 26 février 2013 : lorsque des droits de nature différentes
se recoupent, la Cour a ouvert la voie à une possible application des
droits et libertés constiutionnels à la double condition que ceux-ci
ne remettent pas en cause le niveau de protection offert par la
Charte et que cela ne porte pas atteinte aux principes de primauté,
d'unité et d'effectivité du droit de l'Union. Le même raisonnement
est appliqué aux conventions internationales et notamment, à la
Conv. EDH. La question des rapports entre la Charte et la Conv.
EDH est en effet l'objet de débats recurrents alors surtout que la
perspective de l'adhésion de l'UE à la CEDH prescrite par le traité
de Lisbonne (art 6 § 2 TUE) semble à nouveau s'éloigner après
l'avis négatif prononcé par la CJUE le 18 décembre 2013 (avis
2/13). Cette articulation continue donc de soulever des difficultés.
Comment assurer la cohérence dans la mise en œuvre de la
protection juridictionnelle des droits fondamentaux applicables
dans l'UE alors que deux catalogues y coexistent, CDFUE et
CEDH ? Il faut pour cela surmonter deux éceuils : la dualité des
catalogues qui certes se recoupent sur certains points (mêmes droits
protégés) mais pas sur d'autres ; la dualité des juridictions
appliquant, pas forcément à l'identique, un même catalogue (la
Conv. EDH, laquelle continuera d'être un paramètre de référence à
part entière pour le juge de l'Union) ou étant appelées – autre
hypothèse – à se prononcer sur la compatibilité d'un même acte
(une loi nationale par exemple) au regard de deux catalogues
distincts...
La recherche de la cohérence des systèmes de protection a fait
l'objet de plusieurs précisions incluses dans la Charte. Il est d'abord
précisé (art. 52-3) qu'en cas de duplication dans la Charte de droits
et libertés issus de la Conv. EDH (ce qui recouvre environ un tiers
des dispositions), il conviendra d'interpréter le sens et la portée des
droits concernés (y compris les limitations) de manière identique en
s'alignant sur le niveau de protection offert par la Conv. EDH, ce
qui paraît impliquer également, un renvoi implicite à la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
(Principe dit « de correspondance ») Cela ne doit pas cependant
faire obstacle par ailleurs à ce que soit garanti au sein de l'Union un
niveau plus élevé de protection (clause de « la protection la plus
favorable »). En toute hypothèse, le principe (affirmé par l'article
53) est celui que l'adoption de la Charte ne saurait conduire à
l'abaissement du niveau de protection offert par la Conv. EDH
(clause de « non régression » des droits). Par ailleurs, la référence à
la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'est
pas absente dans le texte de la Charte (cf. Préambule) et les
« explications » qui accompagnent les articles pertinents (art. 52)
comportent également une référence à sa jurisprudence. Enfin
certaines dispositions écrites de la Charte s'inspirent à l'évidence
directement des apports jurisprudentiels de la Cour de Strasbourg
(par exemple sur la protection offerte aux étrangers en cas de
mesures d'éloignement).
En troisième et dernier lieu, il est stipulé, à la fois dans la Charte
et à l'article 6 § 1 al. 3 TUE que « Les droits, les libertés et les
principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément
aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant
l'interprétation et l'application de celle-ci et en prenant dûment en
considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent
les sources de ces dispositions ».
Les « explications » (JO C 303 du 14 déc. 2007, P. 17) sont des
commentaires élaborés sous l'autorité du Praesidium de la
Convention qui a élaboré la Charte et portant sur certaines
dispositions de la Charte en permettant d'en éclairer ou développer
le sens et la portée. Par exemple, s'agissant de droits repris de la
Conv. EDH dans la Charte, les explications fournissent des
directives d'interprétation à l'aide d'un « tableau de
correspondance » comportant deux entrées : d'un côté, les articles
de la Charte dont le sens et la portée sont les mêmes que ceux de la
Conv. EDH ; de l'autre, les articles dont le sens est le même mais la
portée plus étendue.
Malgré ces précautions, la recherche de la cohérence dans
l'application effective des droits protégés risque de s'avérer
problématique. D'abord parce que nonobstant la formule
apparemment claire concernant le renvoi aux « explications » du
Praesidium, il n'est pas certain que les juges les fassent leurs, eu
égard tant à leur nature (il ne s'agit ni plus ni moins que
« d'opinions » émanant d'un interprète) qu'à leur origine (ses
opinions sont « extérieures » au texte du traité. renvoie
expressément : art. II-112, § 7) ; en outre, les clauses transversales
ou de passage de la Charte à la Conv. EDH semblent faire fi de
toute prise en considération de la jurisprudence même de la Cour
européenne des droits de l'homme. Mais ce silence peut aussi
signifier qu'une place doit être reconnue à la jurisprudence de la
CEDH, ce qui est l'hypothèse la plus plausible.

683 Articulation des normes et systèmes de protection :


solutions prétoriennes – Renvoi ◊ La question de l'articulation
entre la CDFUE et la CEDH d'une part, entre la Charte et les
instruments constitutionnels d'autre part, ne constitue en réalité que
l'une des facettes de la problématiques plus vaste des rapports de
systèmes de protection des droits et libertés fondamentaux
(S. Platon 2008). Les interférences qui sont susceptibles
d'apparaître dans ce champ sont en effet très nombreuses et les
hypothèses de recoupement donnent lieu parfois, à des situations
complexes que les juges doivent résoudre en dégageant des
solutions prétoriennes qui ne sont pas toujours convergentes dans
chacun de leurs différents aspects. Ces hypothèses – ou du moins
certaines d'entre elles – et les solutions qui les acompagnent seront
examinées plus avant.

684 Les droits et libertés dans le traité de Lisbonne du


13 décembre 2007 ◊ Précédant le traité de Lisbonne le « Traité
instituant une Constitution pour l'Europe » signé à Rome le
29 octobre 2004 devait constituer une étape essentielle dans le
processus d'affirmation d'une garantie autonome de protection des
droits et libertés au niveau de l'Union européenne, notamment en
donnant à la Charte des droits fondamentaux la force juridique qui
lui faisait jusqu'ici défaut. Son abandon à la suite de son rejet par
référendum, en France et aux Pays-Bas, a conduit à repousser cette
perspective et à reconsidérer la problématique de la garantie des
droits et libertés dans le cadre du traité signé à Lisbonne le
13 décembre 2007. Sous l'angle des droits et libertés, l'apport du
traité de Lisbonne se situe sur plusieurs plans.
685 Reconnaissance des droits, libertés et principes énoncés
dans la Charte – Affirmation de sa valeur juridique
obligatoire. Rappel ◊ En donnant force juridique contraignante à
la CDFUE le traité de Lisbonne, en fait désormais le socle principal
de tout le système de protection des droits fondamentaux garantis
au sein de l'Union européenne. Ceci devrait conduire à une relative
marginalisation (sans pour autant les exclure) des autres sources de
protection. La force contraignante reconnue à la Charte n'a pas
conduit pour autant à régler tous les problèmes.
Une première difficulté tient à l'effet d'entraînement que pourrait
induire la Charte sur l'étendue des compétences de l'Union. En
inscrivant le respect des droits de l'homme au cœur du système
juridique de l'Union, la Charte ne crée-t-elle pas potentiellement de
nouveaux chefs de compétence à son profit ? Afin de parer à cette
éventualité, il est précisé, par l'article 6 §1, al. 2 TUE que « les
dispositions de la Charte n'étendent en aucune manière les
compétences de l'Union telles que définies par les traités ». De son
côté, la Charte précise, que les débiteurs des droits et libertés
proclamés « respectent les droits, observent les principes et en
promeuvent l'application, conformément à leurs compétences
respectives et dans le respect des limites des compétences de
l'Union telles qu'elles lui sont conférées dans les traités » ; et elle
ajoute : « La présente Charte n'étend pas le champ d'application du
droit de l'Union au-delà des compétences de l'Union, ni ne crée
aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l'Union et ne
modifie pas les compétences et tâches définies dans les traités »
(art. 51 § 1 et 2, v. ég. la déclaration n° 1 annexée au traité ainsi que
les « explications » accompagnant la Charte sous l'art. 51). Le
principe est donc posé que l'Union européenne ne saurait s'attribuer
de nouvelles compétences au motif que certaines matières ou
domaines d'action auraient un lien avec les droits et libertés
proclamés dans la Charte. Celle-ci n'autorise aucunement par
exemple les institutions de l'Union à adopter des actes dans le
domaine des droits et libertés en général. Cet encadrement procède
à la fois du jeu du principe de subsidiarité et de la considération que
l'Union ne dispose que d'une compétence d'attribution (en ce sens,
v. les explications accompagnant la Charte sous l'art. 51). En
d'autres termes, le respect des droits fondamentaux dans l'Union
doit s'inscrire strictement dans le champ des compétences attribuées
telles qu'elles existent sans aller au-delà, donnant prise en quelque
sorte à une progression implicite de celles-ci. Si en particulier, la
Charte invite les États à « promouvoir » l'application des droits et
principes qu'elle proclame, cette action de « promotion » doit elle-
même s'inscrire dans le cadre strict des compétences attribuées par
les traités (Ibid.). La Charte est en réalité « neutre » sur le jeu des
compétences ; mais cela se traduit moins en termes d'exercice des
compétences (les actes pris dans les domaines de compétences
transférées doivent respecter la Charte) qu'en termes de
« cristallisation » de leur étendue : le droit de l'Union ne s'étend pas
au-delà des compétences de l'Union ; la Charte ne modifie pas leur
étendue non plus qu'elle n'a vocation à en créer de nouvelles. Ce
point de vue avait déjà été fermement défendu par la CJCE
(17 févr. 1998, Lisa Jacqueline Grant, aff. C-249/96) : « si le
respect des droits fondamentaux [...] constitue une condition de la
légalité des actes communautaires, ces droits ne peuvent en eux-
mêmes avoir pour effet d'élargir le champ d'application des
dispositions du traité au-delà des compétences de la
Communauté » : point 45 (v. ég. en ce qui concerne la portée de
l'article 235 du traité CE (TFUE, art. 268, réparation des dommages
causés par les institutions de l'Union et ses agents) au regard du
respect des droits de l'homme, avis 2/94, du 28 mars 1996,
points 34 et 35).
Une autre difficulté concerne la portée du caractère contraignant
de la Charte à l'égard du Royaume-Uni et de la Pologne. Au terme
du Protocole n° 30 annexé au traité : « la Charte n'étend pas la
faculté de la CJUE, ou de toute juridiction de la Pologne ou du
Royaume-Uni d'estimer que les lois, règlements ou dispositions,
pratiques ou actions administratives de la Pologne ou du Royaume-
Uni sont incompatibles avec les droits, les libertés et les principes
fondamentaux qu'elle réaffirme ». Ce texte peut faire l'objet de
deux interprétations. La première signifiant que la Charte ne peut
pas être mobilisée pour apprécier la compatibilité des mesures
nationales prises par l'un ou l'autre de ces États. La seconde
impliquerait que les droits fondamentaux justiciables au regard de
la Charte sont uniquement ceux qui sont en quelque sorte
« consolidés » ou non contestés en l'état actuel du droit et de la
jurisprudence, à l'exclusion de ceux qui, en revanche, sont
controversés sous l'angle de leur invocabilité en justice (comme le
sont par exemple les droits ou principes économiques ou sociaux).
La CJUE a fermement écarté la première option en considérant que
non seulement les États concernés devaient bien respecter la Charte
mais encore qu'il incombait à leurs juridictions respectives de
veiller à son application en droit interne (CJUE, 21 déc. 2011, N.S.,
aff. Jtes. C-411/10).
Le second apport du traité de Lisbonne tient à l'extension de la
compétence de la Cour de justice de l'Union européenne dans ses
différentes composantes (Cour de justice, Tribunal de première
instance et tribunaux spécialisés), pour faire respecter les droits et
libertés dans l'Union, quel que soit par ailleurs leur ancrage dans tel
ou tel instrument particulier. Ceci permettra en définitive d'assurer
la garantie de l'effectivité « judiciaire » à l'ensemble des droits et
libertés proclamés dans la Charte des droits fondamentaux mais
également, aux droits et libertés reconnus par le droit de l'Union et
ne figurant pas dans la Charte.
En définitive, il résulte du processus toujours en cours à l'heure
actuelle que la multiplication des catalogues et des mécanismes de
protection des droits fondamentaux a créé une architecture
extrêmement complexe et pas forcément bénéfique en termes
d'efficacité et de niveau de protection. Le fait est qu'il manque à
cette architecture une pierre essentielle : alors que l'on se borne
aujourd'hui encore à raisonner en termes d'intégration ou
d'articulation des systèmes de normes, il faudrait franchir un pas
supplémentaire en organisant, selon des principes clairement
définis, les bases d'une coopération structurelle et institutionnalisée
entre Cours constitutionnelles, Cour de justice de l'Union
européenne et Cour européenne des droits de l'homme. Il est
indispensable qu'à l'intégration des systèmes normatifs de
protection succède, en la complétant et en la parachevant,
l'intégration structurelle des différents systèmes juridictionnels de
protection, laquelle devrait s'appuyer sur des mécanismes de
répartition des compétences permettant d'éviter une succession
inutile d'interventions de différents juges appelés à statuer sur la
même question et dans un même litige. C'est cette ambition que
poursuivait le projet d'adhésion de l'UE à la CEDH ; cependant
l'avis négatif rendu par la CJUE en 2014 repousse à nouveau cette
perspective.

686 Adhésion de l'UE à la CEDH : une perspective ancienne,


renouvelée … et (encore) différée ◊ Les débats suscités par
cette perspective sont fort anciens. L'idée en avait été lancée
dès 1953 avec le Traité portant statut de la Communauté politique
européenne (art. 3). Elle a été reprise par la Commission et le
Parlement européen (mémorandum de la Commission du 4 avril
1979, Bulletin CE supplément no 2/79 ; résolution PE du 29 octobre
1982 et rapport Gonella, résolution PE du 18 janvier 1994, JOCE
C. 44 du 14 février 1994. Mais, l'ampleur et le caractère radical des
implications suscitées par ce projet expliquent en grande partie les
réticences persistantes que l'on continue de lui opposer. Avec
l'adoption en 2000 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne la perspective de l'adhésion s'est un temps, encore
davantage éloignée avant que le traité de Lisbonne ne tranche la
question (TUE, art. 6 § 2) : « l'Union adhére à la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales » (TUE, art. 6 § 2). Telle est l'obligation claire
prescrite par le traité de Lisbonne qui précise toutefois que « cette
adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles
sont définies par les traités ». Le protocole n° 8 relatif à l'article 6,
§2 du TUE sur l'adhésion de l'Union à la convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
ajoute que l'accord d'adhésion doit remplir certaines conditions en
insistant notamment sur la nécessité de préserver les
caractéristiques spécifiques de l'Union et du droit de l'Union tout
en veillant à ce que cette adhésion n'affecte ni ses compétences, ni
les attributions de ses institutions. Ce projet ambitieux n'a
cependant pas encore vu le jour… en 2015. Une première fois
écartée par la Cour de justice de Luxembourg (avis 2/94 du 28 mars
1996, Rec. CJCE, p. I-763) au motif que la Communauté
européenne n'avait pas compétence au regard des traités de l'époque
pour adhérer à la CEDH, cette perspective est de nouveau retardée,
du moins en l'état, consécutivement à un nouvel avis négatif de la
Cour de justice de Luxembourg rendu le 18 décembre 2014 (avis
2/13), avis portant sur le projet d'accord d'adhésion de l'UE à la
CEDH tel que finalisé le 5 avril 2013 entre les représentants des
pays membres du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne 12.
Dans son avis, la Cour avance plusieurs constats et arguments
pour fonder son appréciation (F. Picod, 2015, H. Labayle, 2015).
Elle part du constat que, contrairement à la situation prévalant
antérieurement, le problème de la base juridique pour une adhésion
éventuelle est désormais résolu positivement par le traité de
Lisbonne. Elle relève néanmoins que cette adhésion est
conditionnée par les traités eux-mêmes, notamment en ce qui
concerne la prise en considération et le respect des caractères
particuliers de l'Union. C'est sur ce dernier point que, selon la Cour,
le projet d'adhésion est et demeure contraire au droit de l'Union.
Pas moins de cinq arguments sont avancées en ce sens
1°/ Le défaut de coordination entre la CEDH et la CDFUE.
L'adhésion impliquerait un contrôle externe portant sur le respect
des droits et libertés prévus par la CEDH ainsi que celui du
caractère obligatoire des arrêts de la Cour EDH. C'est ce qu'elle
avait déjà relevé en 1996 : l'adhésion « entraînerait un changement
substantiel du régime communautaire actuel de la protection des
droits de l'homme, en ce qu'elle comporterait l'insertion de la
Communauté dans un système international distinct ». Cependant à
l'heure actuelle, les normes de l'Union européenne n'échappent pas
totalement au contrôle de la CEDH (voir infra). Dans le
prolongement toutefois, l'adhésion formelle à la CEDH
impliquerait: 1 Que l'interpréation de la CEDH par la Cour de
Strasbourg s'imposerait aux institutions de l'Union (et donc
implicitement, à la Cour de Luxembourg) ; 2 Que l'interprétation de
la CEDH (qui continue à faire partie des normes de références
applicables en sus de la Charte) par la Cour de Luxembourg, ne
lierait pas la Cour de Strasbourg ; 3 Mais qu'à l'inverse, il ne saurait
en aller de même en ce qui concerne l'interprétation du droit de
l'Union et, notamment de la CDF, par la CJUE. C'est ici que réside,
selon la Cour, un premier chef d'incompatibilité entre le projet
d'adhésion et le droit de l'Union : l'absence dans le projet
d'adhésion de disposition propre à assurer une véritable et complète
coordination entre la CEDH et la Charte. C'est le cas lorsque joue la
clause dite de « la protection la plus favorable » : les États parties à
la CEDH peuvent en vertu de la Convention prévoir un niveau de
protection plus élevé (par exemple en appliquant leur Constitution
ou la jurisprudence constitutionnelle) et ce, pour un même droit ou
liberté protégé. Or, souligne la Cour, cette faculté laissée aux États
ne saurait s'exercer au détriment du niveau de protection offert par
la Charte (dès lors qu'il peut y avoir, parallèlement, recoupement
entre les droits reconnus par la Charte et ceux garantis par la
CEDH) non plus d'ailleurs qu'en contradiction avec les principes de
primauté, d'unité et d'effectivité du droit de l'Union. C'est, sur ce
dernier point, la reprise de ce que la Cour avait déjà jugé dans son
arrêt Melloni du 26 février 2013 : la « plus value constitutionnelle »
en terme de protection des droits fondamentaux doit céder, si les
circonstances l'exigent, devant la primauté absolue du droit de
l'Union. La conclusion est qu'à défaut de précision apportée par le
projet d'adhésion sur cette exigence de coordination, celui-ci est
incompatible avec le droit de l'Union et les spécificités qui lui sont
inhérentes.
2°/ La méconnaissance de « la nature intrinsèque de l'Union ».
Le projet d'accord méconnait selon la Cour « la nature intrinsèque
de l'Union » en ce qu'il conduit à assimiler cette dernière à un État
et à lui assigner un rôle en tout point identique à celui de toute autre
« Partie contractante » à la Convention ; or, l'Union n'étant pas un
État elle ne peut pas être vue comme une « Partie contractante »
comme les autres. C'est à ce raccourci que procède le projet
d'adhésion et cela peut conduire à des conséquences inadmissibles
selon la Cour : non seulement l'Union et les États qui la composent
seront considérés comme des « Parties contaractantes » vis-à-vis
des autres États parties à la Convention (mais tiers à l'Union) mais
égalemen dans leurs relations réciproques. Outre que ces relations
devraient alors être réglées dans le champ des droits fondamentaux
par un « autre droit » et ainsi, échapper au droit de l'Union, cela
pourrait conduire chaque État membre (de l'Union) à vérifier le
respect des droits de la CEDH par tout autre État membre (de
l'Union) : l'Union pourrait ainsi, en tant que « Partie contractante »,
mettre en cause l'un de ses États membres au regard de la
Convention et inversement, l'un d'entre eux, attaquer cette dernière
en tant que Partie contractante ; ce qui reviendrait indirectement à
faire de chaque État membre l'adversaire potentiel d'un autre État
membre. La Cour en conclut que cela serait contraire à la confiance
mutuelle entre les États membres de l'Union, ce en quoi l'adhésion
compromettrait l'équilibre sur lequel l'Union est fondée et
l'autonomie de son droit.
3°/ La mise en cause potentielle de la procédure de renvoi
préjudiciel. Prévue par l'article 268 TFUE, celle-ci apparaît comme
un élément central permettant à la CJUE d'assurer l'unité et
l'uniformité d'interprétation et d'application du droit de l'Union. Or,
il convient de relever que le protocole 16 à la CEDH du 2 octobre
2013 permet aux plus hautes juridictions nationales de saisir la
Cour EDH d'une demande d'avis consultatif sur des questions ayant
trait à l'interprétation et l'application de la CEDH ou de ses
protocoles. La procédure prévoit notamment que lorsque l'affaire
dont est saisie la Cour EDH a pour effet de mettre en cause le droit
de l'Union et alors que la CJUE n'a pas eu encore l'occasion de se
prononcer sur sa validité, un mécanisme dit de « l'implication
préalable » peut être déclenché qui a pour effet précisément
d'impliquer la CJ dans la procédure, court circuitant ainsi
potentiellement le jeu de renvoi préjudiciel prévu par le TFUE.
L'absence par conséquent d'articulation entre les deux mécanismes
rend dès lors de ce chef, le projet d'adhésion incompatible avec les
traités. S'ajoute à cela le fait que le projet d'adhésion limite la
procédure d'implication préalable aux seuls cas d'appréciation de
validité du droit dérivé, excluant par là même celle visant à son
interprétation. En toute hypothèse et enfin, la question de savoir si
la CJ s'est déjà prononcée sur la même question de droit que celle
dont la Cour EDH est saisie à titre consultatif ne saurait relever de
l'appréciation de la CourEDH, sauf à autoriser cette dernière à
s'ériger par ce biais, en interpréte de la jurisprudence de la Cour de
Luxembourg,
4°/ Atteinte à l'exclusivité de la compétence de la CJUE en
certaines matières. L'article 344 du TFUE est sous cet angle
frontalement mis en caus par le projet d'adhésion. Alors en effet
que ce texte prévoit que les États membres s'engagent à ne pas
soumettre un différend relatif à l'interprétation ou à l'applicatin des
traités à un mode de règlement autre que ceux prévus par ces
mêmes traités, le projet d'accord sous examen de la Cj laisse
subsister l'éventualité d'une saisine de la Cour EDH aux fins de
statuer sur une demande de violation de la CEDH par un État
membre ou par l'Union en relation avec le droit de l'Union. La
compétence de la Cour EDH devrait donc nécessairement être
exclu dans ces différentes hypothèses, ce qui n'est pas le cas,
révélant un nouveau chef d'incompatibilité.entre le projet d'accord
et les traités.
5°/ Atteinte à la répartition des compétences entre l'Union et ses
États membres. Est en cause ici, le mécanisme dit de
« codéfendeur » prévu par le projet d'adhésion. Ce mécanisme
complexe visait à s'assurer que les requêtes introduites à Starsbourg
par des États tiers à l'Union ou par des individus soient
correctement dirigés( contre les États membres et/ou l'Union). Il
visait aussi à faire en sorte que la Cour EDH ne puisse s'ingèrer de
quelque manière que ce soit dans le domaine de la répartition des
compétences entre l'Union et ses États membres (question qui
relève, en cas de différend, de la compétence exclusive de la CJUE)
et puisse par exemple départager les compétences devant être
exercées par les États et par l'Union. L'idée simple qui a prévalu
était de faire en sorte que quelle que soit la configuration du litige
(requête dirigée contre un ou plusieurs États membres, requête
dirigée contre l'Union, requête dirigée contre l'Union et un ou
plusieurs États membres), l'Union et ses États membres deviennent
chacun partie à l'instance, ce qui était de nature à permettre à la
Cour selon les rédateurs, de statuer indépendamment de toute
considération tirée de la répartition des compétences internes à
l'Union. Cette architecture complexe ne trouve cependant pas grâce
aux yeux de la Cour de justice qui pointe ici le fait que les
conditions d'accès à la procédure sont néanmoins placées sous le
contrôle de la Cour EDH – les codéfendeurs doivent prouver le
bien fondé de leur demande – avec à la clé une décision définitive
s'imposant tant à l'Union qu'aux États membres.
6°/ L'éventualité d'un contrôle exercé par la Cour EDH en
matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC). La
CJUE tire ici argument du décalage existant entre sa propre
compétence dans ce domaine (dans lequel les traités ont écarté sa
juridiction pour certains actes) et celle de la Cour EDH qui, en
vertu du projet d'adhésion, pourrait au contraire s'étendre à certains
actes, actions ou ommissions intervenus dans ce cadre. Cette
possibilité de confier à la Cour EDH, c'est-à-dire à un organe
externe à l'Union, un contrôle exclusif de légalité portant sur
lrrespect des droits fondamentaux garantis par la CEDH, est cette
fois encore, jugée méconnaitre les caractères spécifiques du droit
de l'Union concernant le contrôle juridictionnel susceptible de
s'exercer dans le domaine de la PESC.
Au terme de cet avis, la CJUE est donc amenée à conclure que le
projet d'accord d'adhésion de l'UE à la CEDH n'est « ni compatible
avec l'article 6 §2 du TUE, ni avec le protocole n° 8 relatif à
l'article 6 § 2 du TUE » portant sur l'adhésion de l'UE à la
CEDH. Le nombre et le contenu des obstacles ainsi posés par la
Cour de justice à la finalisation de l'adhésion de l'UE à la CEDH
conduit à se demander s'ils pourront être surmontés et si la
perspective de ce projet ne s'éloigne pas à nouveau pour de longues
années.
Les implications suscitées par l'éventualité d'une adhésion de
l'Union européenne à la Conv. EDH apparaitrait il est vrai, pour le
moins radicales.
En premier lieu, cela donnerait enfin un fondement juridique on
ne peut plus clair à l'application de la Conv. EDH par la Cour de
Luxembourg alors que comme le rappelle à l'occasion le TPI, les
requérants ne peuvent invoquer directement les dispositions
pertinentes de la Conv. EDH devant celui-ci (TPI 20 févr. 2001,
Mannesmann Röhrzen-Werke AG, aff. T-112/98, point 76, Rec.
CJCE, p. II-729) ; mais cela induirait aussi, en deuxième lieu,
l'obligation formelle pour la CJUE de se soumettre au respect des
arrêts de la CEDH, voire à l'autorité de sa jurisprudence.
L'élimination progressive (quoique non absolue) des risques de
divergences de jurisprudences qui en résulterait aurait cependant
aussi pour prix, la soumission de la CJUE à une forme
d'assujetissement ou subordination à la Cour de Strasbourg. En
troisième lieu enfin, l'adhésion aurait pour conséquence décisive
d'offrir à tout individu un droit de recours direct et effectif (qui
n'existe pas en l'état actuel) contre tout acte communautaire (et ce
compris tout acte relevant du droit primaire) jugé attentatoire à ses
droits et libertés fondamentaux et ce, devant la Cour de Strasbourg
elle-même. Cette perspective est d'autant moins négligeable que
l'accès direct à la CJUE demeure encore difficile.
À l'heure actuelle, force est donc de constater que la garantie des
droits et libertés fondamentaux dans l'Union européenne demeure
le produit quasi exclusif d'une construction prétorienne
progressivement élaborée par la Cour de justice.

687 Le système communautaire de protection et de garantie


des droits fondamentaux et la construction
urisprudentielle de la Cour de justice de
Luxembourg ◊ L'on sait comment et à quel point la jurisprudence
de la Cour de Luxembourg a contribué à développer et consolider
les spécificités de l'ordre juridique communautaire (cf. Denys
Simon, Le système juridique communautaire, 2001). De son côté,
l'ancrage d'un système élaboré de garanties substantielles et de
protection juridictionnelle des droits et libertés fondamentaux au
sein du système juridique de l'Union, procède encore
fondamentalement d'une construction jurisprudentielle dynamique
et évolutive qui a pris naissance à la fin des années 1960. Le fait
que cette construction n'ait pas pu s'appuyer immédiatement sur des
normes de référence écrites en souligne encore l'originalité :
l'affirmation et la reconnaissance des droits fondamentaux a dû
emprunter exclusivement le canal jurisprudentiel ; et le droit écrit,
surtout le droit primaire, n'est en définitive intervenu que comme
un facteur de consolidation de la jurisprudence, suivant en cela une
démarche inverse à celle observée généralement dans les autres
systèmes de protection.
Ce mouvement s'est par ailleurs traduit à l'origine par le
rattachement du principe de la protection des droits fondamentaux à
une catégorie formelle sui generis : celle des principes généraux du
droit (CJCE 12 nov. 1969, Stauder c/ Ulm-Sazialamt, aff. 29/69,
Rec. CJCE, P. 419 ; 17 déc. 1970, Internationale
Handelsgesellschaft c/ Einfuhr und Vorratsstelle für Getreide und
Futtermittel, aff. 11/70, Rec. CJCE, p. 1125, préc., v. ss 674 : « le
respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes
généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect ; […]. »).
Ces derniers s'adjoignent dans le même temps le renfort d'une série
de sources matérielles – Convention européenne des droits de
l'homme, « traditions constitutionnelles communes aux États
membres » – qui font office de « réservoir » d'alimentation des
droits et libertés fondamentaux communautaires. La formule
synthétique, devenue usuelle en jurisprudence s'efforce de rendre
compte de cette alchimie subtile qui intègre dans un même
ensemble, catégories formelles de rattachement des droits
fondamentaux communautaires et sources de référence matérielles
(B. Brunessen, 2013) :
« Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des
principes généraux du droit dont la Cour assure le respect. À cet effet, la Cour s'inspire
des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications
fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'homme
auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré ». Par ailleurs, « la Convention
européenne des droits de l'homme revêt à cet égard une signification particulière » (CJCE
18 juin 1991, ERT AE c/ Dimotiki Etairia Pliroforissis et autres, aff. C-260/89, Rec.
CJCE, p. I-2951, point 41).

Aujourd'hui cependant, la formulation du droit primaire est


différente et s'efforce de combiner dans une même approche
synthétique l'application de la CDFUE (TUE, art. 6 § 1), qui figure
ainsi en tête des normes de référence, et les autres sources résultant
d'autres instruments (TUE, art. §3).

Article 6 TUE
1. L'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés
dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du
7 décembre 2000, telle qu'adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg,
laquelle a la même valeur juridique que les traités.
(…)
3. Les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés
fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles
communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant
que principes généraux.

Ainsi, tout en puisant les droits et libertés substantiellement


garantis dans une série de catalogues « extérieurs », la Cour de
justice s'applique à en opérer la « communautarisation » à travers le
filtre des principes généraux du droit. Cette démarche présente une
série d'avantages : 1. Seul la Cour est habilitée à reconnaître les
droits fondamentaux jugés pertinents et à en définir le contenu ; 2.
Seule, elle l'est également pour en préciser la portée et les limites
en fonction des exigences inhérentes à la spécificité et aux finalités
du droit communautaire dans son ensemble ; 3. Le processus de
« communautarisation » par le support des principes généraux du
droit permet enfin d'éviter que l'appréciation de la validité de la
norme contrôlée – qu'elle soit nationale ou surtout
communautaire – soit exclusivement définie sur la base des normes
nationales de référence. Il y a ici une sorte de « dualisme inversé »
qui permet d'opérer vers le haut la transformation des normes de
proclamation des droits et libertés fondamentaux pour en faire des
catégories normatives communautaires à part entière et appliquées
comme telles. Dans le même temps, il y a un effet de substitution
produit par les principes généraux du droit qui permet à la Cour, à
la fois d'accroitre le champ des normes qu'elle peut utiser pour
exercer son office de juge de la légalité tout en comblant le vide
laissé par l'absence de règles écrites suffisamment nombreuses pour
exercer son rôle de gardienne des droits fondamentaux au niveau de
l'Union.
Cette situation est cependant porteuse de risques d'interférences
conflictuelles difficiles à résoudre entre les différents niveaux de
protection. il n'est pas certain que la solution résultant de l'inclusion
de la Charte dans les traités actuels, puisse résoudre les difficultés
mentionnées. La considération que la Charte soit désormais le
premier élément de référence mentionné dans le droit primaire
n'élimine pas en tout cas la possible mobilisation des autres sources
de référence dans une perspective complémentaire à celle de la
Charte.
Il faut également garder à l'esprit que la référence aux « principes
généraux » que mentionne l'article 6 §1 du TUE ne se confond pas
avec la catégorie des principes généraux du droit qui est une
catégorie normative prétorienne utilisée par la CJUE. La première
est plus large (B. Brunessen précité). D'abord certains principes
généraux du droit ne concernent pas les droits fondamentaux au
sesn strict (le principe de bonne foi ou encore celui de « l'équilibre
institutionnel) » ; d'autre part, les « principes généraux » évoqués
par les traités UE et FUE visent non pas des normes formelles du
droit de l'Union mais des normes ou catégories normatives
extérieures et qui vont servir à alimenter la catégorie des principes
généraux du droit comme autant de sources d'inspiration. Ainsi en
va-t-il des droits garantis par la CEDH et les traditions
constitutionnelles communes aux États membres : ce sont des
sources d'inspiration pour la catégorie normative des principes
généraux du droit de l'Union.

688 Compétence de la Cour de justice de l'Union européenne


en matière de garantie des droits fondamentaux ◊ La CJUE
a, en première intention, été instituée pour assurer « le respect du
droit dans l'interprétation et l'application des traités » (TUE, art. 19
§ 1). Sa compétence, initialement restreinte en matière de droits et
libertés, embrasse désormais dans son ensemble le champ de leur
protection. Ceci signifie qu'en appliquant les normes de référence
pertinentes, la Cour est non seulement habilitée à connaître de la
légalité de tous les actes (autres que les recommandations et les
avis) adoptés par les institutions de l'Union (en particulier les
règlements, les directives et les décisions) (cf. TFUE, art. 263, al.
1er), mais aussi, que cette compétence s'étend, en principe et sauf
exception prévues par les traités, à l'ensemble des matières pour
l'exercice desquelles l'Union s'est vu reconnaître compétence. Les
cas dans lesquels la Cour de justice n'est pas compétente dans les
domaines susceptibles d'intéresser les droits de l'homme sont en
réalité de plus en plus restreints. C'est ainsi qu'aux termes, d'une
part, de l'article 275, al. 1er TFUE : « La Cour de justice n'est pas
compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la
politique étrangère et de sécurité commune, ni en ce qui concerne
les actes adoptés sur leur base. » Toutefois, même dans ce domaine,
l'incompétence de la Cour est en passe d'être progressivement
surmontée. C'est le cas lorsque les décisions arrêtées dans le cadre
de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)
concernent des mesures restrictives à l'encontre des personnes
physiques ou morales (par exemple des restrictions de circulation
ou la saisie de biens ou d'avoirs détenus par les personnes visées
afin de lutter contre le terrorisme) (cf TFUE, art. 275, al. 2). Cette
disposition fait l'objet par ailleurs d'une jurisprudence désormais
étoffée. (v. infra). Par ailleurs, et d'autre part, aux termes de l'article
276 TFUE : « Dans l'exercice de ses attributions concernant les
dispositions des chapitres 4 et 5 du titre V de la troisième partie
relatives à l'espace de liberté, de sécurité et de justice, la Cour de
justice de l'Union européenne n'est pas compétente pour vérifier la
validité ou la proportionnalité d'opérations menées par la police ou
d'autres services répressifs dans un État membre, ni pour statuer sur
l'exercice des responsabilités qui incombent aux États membres
pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité
intérieure. ». Enfin, certains instruments adoptés par l'UE en
matière pénale avant l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne qui
étaient rattachés au « troisième pilier » du TUE, ont également faits
l'objet, pendant une période transitoire de cinq ans, d'une
compétence restreinte de la CJUE telles que définies par l'ancien
article 35 TUE (article 276 TFUE). Cette période transitoire a pris
fin le 1er décembre 2014 ce qui va conduire à soumettre ces actes au
plein contrôle juridictionnel de la Cour. Nonobstant ces restrictions
de compétence, la CJUE est aujourd'hui devenue une juridiction de
plein exercice dans le domaine de la protection des droits et libertés
fondamentaux.
CHAPITRE 1
LES SOURCES DE PROTECTION DES
DROITS FONDAMENTAUX

Section 1. LA TRILOGIE DES SOURCES : DROIT COMMUNAUTAIRE ÉCRIT,


TRADITIONS CONSTITUTIONNELLES COMMUNES,
INSTRUMENTS INTERNATIONAUX
§ 1. Le droit communautaire écrit
§ 2. Le recours aux « traditions constitutionnelles communes aux États
membres »
§ 3. La référence aux instruments internationaux de protection
Section 2. L'UNIFICATION DES SOURCES DE PROTECTION DES DROITS
FONDAMENTAUX AU SEIN DES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU
DROIT DE L'UNION EUROPÉENNE
§ 1. Caractérisation du processus
§ 2. Portée du processus

689 Pluralité des sources, unité de formalisation, mise en


œuvre autonome ◊ (cf. F. Picod, 2000) À partir de 1969-1970
(arrêts Stauder et Internationale Handelsgesellschaft préc. : v. ss
687), la Cour de justice a développé sa jurisprudence en combinant
deux exigences : une exigence d'exclusion, en refusant – comme
elle le fait depuis 1959 (4 avr. 1959, Storck et Haute Autorité CECA
et Comptoirs de vente du charbon de la Ruhr, préc., v. ss 674) – de
voir dans le droit national, y compris les normes constitutionnelles,
un paramètre d'appréciation pertinent de validité des normes
communautaires ; ce à quoi s'ajoute une exigence (nouvelle celle-
là) d'inclusion fondée sur la recherche de l'existence (éventuelle) de
« garanties analogues » inhérentes au droit communautaire et qui
leur seraient opposables.
Sur la base de l'affirmation de principe selon laquelle « le respect
des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes
généraux du droit dont elle assure le respect », la Cour de
Luxembourg a ensuite dégagé les différentes sources lui permettant
d'affirmer l'effectivité de sa compétence.
Ces sources apparaissent multiples, formellement distinctes et
relevant tout à la fois du droit communautaire écrit, d'instruments
normatifs nationaux et internationaux (Section 1) ; elles bénéficient
en outre d'une unité de formalisation à travers la catégorie des
« principes généraux du droit » (Section 2). Aujourd'hui cependant,
il convient de rappeler que la Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne occupe une place privilégiée dans ses sources
car à la différence des sources matérielles d'inspiration comme la
CEDH par exemple, la Charte est désormais une source formelle du
droit primaire.

SECTION 1. LA TRILOGIE DES SOURCES : DROIT


COMMUNAUTAIRE ÉCRIT, TRADITIONS
CONSTITUTIONNELLES COMMUNES,
INSTRUMENTS INTERNATIONAUX

690 Diversité des sources et importance quantitative


respective ◊ Le développement progressif d'un système autonome
de protection des droits fondamentaux à l'échelon communautaire
s'est appuyé sur une démarche particulièrement constructive et
même audacieuse de la Cour de justice. Le système communautaire
de protection s'est en effet principalement développé sur une base
jurisprudentielle et, aujourd'hui encore la source première du
système demeure, pour l'essentiel, de nature prétorienne. Pour
autant, la construction jurisprudentielle de la Cour de justice ne
pouvait raisonnablement – sauf à fragiliser sa légitimité et sa
pérennité – se départir de la recherche prioritaire de sources
d'inspiration affirmées et douées elles-mêmes d'une positivité
incontestable sur le plan normatif. Il lui a donc fallu préalablement
dégager les catégories normatives sur la base desquelles les droits
et libertés sont garantis. À cet égard, le droit communautaire
primaire a très vite montré ses limites car les dispositions écrites
des traités sont non seulement éparses mais également peu
nombreuses et donc lacunaires.
La recherche des sources d'inspiration s'est ainsi, par pure
nécessité, orientée vers un certain nombre de catégories normatives
externes au droit communautaire. Deux types de référents ont de ce
point de vue pris une importance déterminante dans la construction
jurisprudentielle : les traditions constitutionnelles communes aux
États membres et la Convention européenne des droits de l'homme.
L'utilisation de ces sources révèle néanmoins, comme il sera
précisé plus avant, une double originalité : ces sources peuvent bien
être formellement externes par leur origine, elles n'en subissent pas
moins, au moment de leur appropriation par la Cour, une
« communautarisation » dans leur nature et leur portée ; elles ne
sont par ailleurs aucunement hiérarchisées mais combinées même
si, sur un plan strictement quantitatif, les traditions
constitutionnelles communes et, surtout, la Convention européenne
des droits de l'homme apparaissent comme les référents principaux.
Il convient par conséquent et sauf pour les besoins de la
démonstration, d'éviter d'isoler et de « sectoriser » les différentes
sources d'inspiration existantes pour insister davantage sur la
démarche combinatoire globale qui, sur le long terme, caractérise
l'action de la Cour de justice en cette matière.

§ 1. Le droit communautaire écrit

691 Droit communautaire écrit : droit primaire et droit


secondaire ◊ Le droit communautaire écrit a joué un rôle non
négligeable dans le développement du processus de garantie des
droits fondamentaux par la Cour de justice. Ainsi, même s'ils sont
peu nombreux et se limitent grosso modo à l'affirmation de
quelques principes de base et s'appliquant le cas échéant de manière
combinée (libre circulation, non-discrimination, égalité de
traitement), les droits qui y sont attachés sont à l'origine d'une
jurisprudence abondante dont la portée dépasse aujourd'hui le cadre
étroit dans lequel ils étaient inscrits au départ. Dans bien des cas en
effet, la Cour de justice s'est employée, à partir de l'énoncé dans les
traités d'un droit identifié dans un contexte particulier
(économique), à lui donner la portée la plus large, tant du point de
vue de son contenu (la liberté de circulation inclut par exemple le
droit au séjour) que de ses titulaires (la liberté de circulation est un
droit reconnu à tous les « citoyens de l'Union »). Ceci apparaît
d'autant plus vrai lorsque l'on sait que les mêmes principes (par ex.
l'égalité de traitement et la non-discrimination) se retrouvaient dans
les autres traités notamment le Traité CECA (art. 3 et 4). C'est
également cette tendance à l'élargissement progressif d'un droit ou
d'une liberté identifiée et son détachement progressif de son
ancrage purement économique, que s'efforcent de promouvoir les
traités eux-mêmes dans leur configuration la plus récente
(intégration notamment de la Charte des droits fondamentaux de
l'UE dans le droit primaire). Il en résulte que certains droits de
« nature économique » ont été le prélude ou le « vecteur matriciel »
(B. Mathieu) à la proclamation de droits ou libertés dits
« classiques », situation là encore originale car inversée par rapport
au processus historique que l'on rencontre en droit interne.
S'agissant de la libre circulation des personnes par exemple,
celle-ci a d'abord été une « liberté économique », celle du
travailleur, du prestataire de services, avant de devenir
officiellement, avec le TUE, l'un des éléments fondateurs de la
« citoyenneté de l'Union » (TFUE, art. 20, § 1). Celui-ci précise (art
20 §2 al a et 21 §1) que les citoyens de l'Union ont « le droit de
circuler et de séjourner librement sur le territoire des États
membres » De la sorte, la libre circulation des personnestranscende,
par le cercle de ses intéressés, la libre circulation des travailleurs
(ainsi que des marchandises des services et des capitaux comme
axe majeur du « marché intérieur » qui continuent d'être affirmées
par ailleurs (cf art 26 §2 TFUE) ainsi que la liberté d'établissement
et la libre prestation de services (tout en incluant formellement le
droit au séjour (et donc le droit d'entrée) pour tout ressortissant de
l'Union en général. La reconnaissance élargie d u principe de libre
circulation des personnes es d'autant plus importante qu'elle produit
un effet d'entrainement sur le reconnaissance d'autres droits : le
droit de séjourner librement dans tout état membre ouvre le droit de
vote et d'éligibilité aux élections minicipales et au Parlement
européen.
L'intégration, dans le réceptacle du principe de non-
discrimination, d'un nombre élevé de droits dérivés ou secondaires
procède de la même inspiration alors qu'au départ, ce principe était
assez limité dans son champ d'application (interdiction des
discriminations en raison de la nationalité, dans le domaine social –
égalité des rémunérations, des conditions de travail ainsi qu'en
matière de sécurité sociale – et l'interdiction des discriminations
hommes/femmes). À partir d'une exigence centrée sur l'exercice
d'activités économiques – l'interdiction des discriminations fondées
sur la nationalité (TFUE, art. 18 ; Traité CE, art. 12) – la Cour de
justice a néanmoins découvert et consacré tout un ensemble de
corrélats découlant de ce principe de base – par exemple le droit à
l'égalité de traitement pour les enfants des travailleurs
communautaires, la liberté syndicale des travailleurs migrants… De
la sorte, nombre d'applications particulières du principe de non-
discrimination ont été entendues comme « l'expression spécifique
du principe général d'égalité qui appartient aux principes
fondamentaux du droit communautaire » et appliquées par
extension, dans les secteurs les plus variées des politiques
communautaires (concurrence, transports, agriculture, politique
commerciale), et même à l'intérieur d'un secteur précis, suivant une
extension parfois remarquable. Ainsi (pour ne prendre qu'un
exemple) la Cour a-t-elle jugé qu'appliquées dans le cadre de la
fonction publique communautaire, les exigences découlant du
principe de non discrimination vont au-delà du cadre des seules
rémunérations (comme semble le suggérer l'ancien
article 119 CEE) (CJCE 20 mars 1984, Razzouk et Beydoun c/
Commission, aff. 75/82 et 117/82, Rec. CJCE p. 1509 spéc. point
17 : application du principe de non-discrimination aux pensions de
survie accordées au conjoint de fonctionnaire décédé). Le droit
originaire s'applique aujourd'hui à conférer une portée extrêmement
large au principe de non discrimination ; l'article 19 § 1 TFUE
précise en ce sens que « … le Conseil (…) peut prendre les mesures
nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le
sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un
handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle ».
La dynamique de ce processus d'amplification et de
développement des droits à partir de « principes matriciels » de
base est par ailleurs confortée par le droit secondaire – règlements
et directives notamment – auxquels la Cour n'hésite pas à se référer
si besoin est pour asseoir la promotion d'un nouveau droit ou d'une
nouvelle liberté. L'on peut à titre d'exemple évoquer le règlement
1612/68 CEE du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des
travailleurs dont l'article 10 institue un droit au regroupement
familial (v. en ce sens, CJCE 13 févr. 1985, Aissatou Diatta, aff.
267/83, Rec. CJCE, p. 567, concl. Darmon. V. également les
dispositions des articles 7, § 2 et 3 du même règlement amplifiant
le principe de non discrimination à raison de la nationalité posé à
l'article 39-2 Traité CE pour en faire application aux avantages
sociaux et fiscaux, ainsi qu'à l'enseignement et à la réadaptation
professionnelle On peut également citer la directive (parmi de
nombreuses autres) 93/96 CEE du 29 octobre 1993 relative au droit
de séjour des étudiants.
De manière générale, l'utilisation par la Cour du droit
communautaire écrit s'appuie sur une démarche combinatoire
globale qui permet de donner une certaine cohérence, voire une
forme de légitimité à l'action du juge de l'Union dans ce domaine :
s'agissant du droit dérivé par exemple – et parfois même de certains
principes inscrits dans les traités – la vocation exclusivement
recognitive de ces textes est expressément affirmée dès lors qu'ils
n'apparaissent au fond que comme « l'expression de droits
fondamentaux ». Ceci laisse une grande liberté d'action au juge
pour « découvrir », sans les « créer », des droits fondamentaux
toujours plus nombreux et pour en élargir progressivement le
champ.

692 Autres principes écrits – Principes écrits utilisés comme


technique de protection des droits fondamentaux ◊ Figure
également dans les principes écrits alimentant le catalogue des
droits fondamentaux issus des traités, le droit au secret
professionnel Par ailleurs, certains principes comme le principe de
proportionnalité, mentionné dans une formulation générale à
l'article 5 § 4 TUE, sont directement mis en œuvre comme élément
décisif de pondération des pouvoirs conférés tantôt aux autorités
communautaires, tantôt aux autorités nationales par le droit de
l'Union ; on songe plus particulièrement aux pouvoirs de sanction
reconnus à la Commission dans le secteur de la concurrence dont la
Cour contrôle tout à la fois le caractère approprié et nécessaire à la
réalisation des buts poursuivis par la réglementation pertinente
(v. not. 26 juin 1990, Zardi, aff. C-8/89, Rec. CJCE p. I-2515).

§ 2. Le recours aux « traditions constitutionnelles


communes aux États membres »

693 Une expression ambiguë ◊ (cf. F. Moderne, La notion de droit


fondamental dans les traditions constitutionnelles des États
membres de l'Union européenne, in Sudre (Frédéric) (dir.) [2000],
p. 35). « La sauvegarde (des droits fondamentaux), tout en
s'inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États
membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des
objectifs de la Communauté ». La formule apparaît dans l'arrêt
précité du 17 décembre 1970 et elle a été conservée par le TUE
(art. 6 § 3.) Ainsi, et dans le même temps, la Cour de justice refuse
d'un côté d'assujettir la validité des normes communautaires
aux normes constitutionnelles étatiques, mais elle accepte de l'autre
de “s'inspirer” des traditions constitutionnelles communes aux États
membres.
Une telle démarche apparaît de prime abord paradoxale,
s'appuyant d'abord sur une exigence d'exclusion – imposée par la
primauté absolue du droit communautaire – pour ensuite se
réclamer d'une logique d'accaparement. Il serait en effet absurde de
rejeter purement et simplement l'expérience acquise en la matière
par certains États membres (l'on pense évidemment, à l'époque, à
l'Allemagne et à l'Italie mais, aujourd'hui, à l'ensemble des États
membres dotés d'un système de justice constitutionnelle).
La référence aux traditions constitutionnelles fera même par la
suite l'objet d'une démarche plus appuyée encore, lorsque la Cour
ira jusqu'à affirmer qu'elle est « tenue de s'inspirer des traditions
constitutionnelles communes aux États membres et ne saurait dès
lors admettre des mesures incompatibles avec les droits
fondamentaux reconnus et garantis par les constitutions de ces
États » (CJCE 14 mai 1974, Nold, aff. 4/73, Rec. CJCE, p. 491,
concl. Trabucchi ; et dans le même sens, 13 déc. 1979, Hauer, aff.
44/79, Rec. CJCE, p. 3727).

694 Signification, contenu et portée de l'expression ◊ Quelles


sont donc la signification et la portée exactes de cette référence ?
L'expression « traditions constitutionnelles communes », part
d'un constat : la Cour de justice considère comme un fait que les
Communautés européennes et le système normatif communautaire
dans son ensemble, s'insèrent dans une « mouvance
constitutionnelle » commune à tous les États (P. Pescatore, 1972).
Ceci permet de dégager, en tenant compte du processus historique
qui a vu dans chaque État se cristalliser un certain nombre de
structures de valeurs substantielles protégées par la Constitution
(principes, droits et libertés), une sorte de fonds commun de
principes « libéraux-démocratiques » utilisables comme sources de
connaissance du droit (Fontes cognoscendi). Les « traditions
constitutionnelles communes » désignent ainsi des principes ou
structures de valeurs qui, consacrés au niveau des États au rang de
normes de constitutionnalité (écrites et non écrites), sont également
partagés par les ordonnancements juridiques des États impliqués
dans le processus d'intégration. Cette approche trouve renfort
aujourd'hui dans les dispositions de l'article 2 TUE : « L'Union est
fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté,
de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des
droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à
des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans
une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la
tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les
hommes ».
Le contenu et la portée de l'expression ne se laissent pas pour
autant facilement appréhender ; aujourd'hui, un glissement dans le
sens de la marginalisation de ce référent est même, semble-t-il,
observé dans la jurisprudence communautaire.

695 Une démarche axée sur la méthode comparative des


systèmes constitutionnels de protection ◊ Le recours aux
traditions constitutionnelles communes fait appel à un examen
comparatif (tendant au rapprochement) des systèmes
constitutionnels nationaux impliquant également une prise en
considération de la jurisprudence des Cours constitutionnelles en
matière de protection des droits fondamentaux.
L'utilisation en la matière des prescriptions de la méthode
comparative, portant à la fois sur le droit constitutionnel écrit et
jurisprudentiel, conduit la Cour à établir, dans un premier temps,
les convergences susceptibles d'être dégagées dans un cas donné
puis, dans un second temps, à opérer la transposition de la solution
sélective ainsi élaborée dans l'ordre communautaire et, plus
précisément, dans la catégorie normative des principes généraux du
droit.

696 Difficultés de la démarche ◊ La première phase de l'opération


est de loin, la plus délicate et soulève des interrogations complexes.
Les principes de raisonnement qui déterminent le processus de
construction entrepris par la Cour ont certes été exposés dans leurs
grandes lignes par les avocats généraux près la Cour de justice. Ces
principes paraissent en soi assez simples : la comparaison sélective
des systèmes pertinents permettrait de faire ressortir « un
substratum philosophique, politique et juridique commun aux États
membres à partir duquel se dégage de façon prétorienne un droit
communautaire non écrit… » (concl. A. Dutheillet de Lamothe sur
l'arrêt CJCE du 17 déc. 1970 préc., Rec. CJCE, p. 1149).
L'idée de « patrimoine commun » dans lequel les droits
fondamentaux puiseraient leurs racines avant de s'incarner dans une
catégorie normative non écrite, autonome et distincte est au surplus
très séduisante. Elle rappelle – toutes choses égales par ailleurs – la
méthode selon laquelle le Conseil d'État parvient à extraire les
principes généraux du droit « de la gangue juridique » ambiante
(selon l'expression du Doyen Vedel).
Mais, partant de ces prémices acceptables quoique assez floues,
le résultat concret auquel l'on aboutit est assez insaisissable car
encombré de (trop) nombreux paramètres d'appréciation difficiles à
manier et à combiner.

697 Difficultés de méthode ◊ Sur ce plan, la recherche puis


l'affirmation d'une symétrie existant entre les niveaux nationaux de
protection d'une part et le niveau communautaire d'autre part, sont
rien moins qu'évidentes (cf. Massimo Luciani, RFDC, 1992, no 12,
p. 667). La principale difficulté résulte du fait que les droits
fondamentaux incarnent avant tout des structures de valeurs qui
transcendent leur qualité de droits subjectifs. Ceci signifie que les
droits en cause sont « ouverts à une pluralité de lectures possibles »
(Ibid.), et partant, à une application variable, ce qui contribue
inévitablement à affecter leur signification et leur portée d'une
relativité accentuée en fonction de l'ordonnancement juridique où
ils sont nés et dans lequel ils sont amenés à évoluer.

698 Difficultés quant au résultat obtenu ◊ La tendance commune


de la doctrine spécialisée est de considérer que ce qui est consacré
(ou devrait l'être), c'est l'exigence d'un standard maximum de
protection, autrement dit, un « alignement vers le haut », le cas
échéant, défini par l'émergence, dans chaque cas, d'un plus petit
dénominateur commun. À la limite, cette approche devrait conduire
à un alignement du niveau communautaire de protection sur le
meilleur niveau national, fût-il celui d'un seul État, établissant ainsi
une différence entre un « niveau maximal élargi » et un « niveau
maximal réduit » ; la Cour de Luxembourg devrait donc toujours
imposer, si l'on suit cette exigence, que ne puissent être déclarées
compatibles avec le respect des droits fondamentaux que les règles
(communautaires ou nationales) qui ne contreviennent jamais dans
l'un quelconque des États membres au standard constitutionnel
existant (cf. en ce sens, P. Pescatore, 1972 ; M. Dauses, 1984).
En réalité, la position de la Cour semble plus prudente et même,
en retrait sur ce point.
Bien sûr, là où c'est possible, la « réception » des solutions du
droit national (P. Pescatore) dans le droit jurisprudentiel
communautaire sera facilitée (et privilégiée) lorsque les
convergences sont ouvertement existantes et apparaissent de
surcroît, très affirmées ; la Cour se bornera même parfois, jugeant
cela suffisant, à dégager de simples « tendances » ou
« orientations » communes à certains droits, fussent-ils
« minoritaires ». L'incorporation d'un « standard » isolé est en
revanche très exceptionnelle ; c'est que la singularité d'un principe
ou d'un droit ne s'imposera comme norme de référence acceptable
que si l'intérêt en est manifeste, par exemple parce qu'il va dans le
sens d'un progrès particulièrement évident et utile, mais
uniquement à condition que celui-ci s'inscrive dans le cadre et dans
l'intérêt du processus d'intégration.

699 Vers une marginalisation du standard des « traditions


constitutionnelles communes » ? ◊ L'on touche ici aux limites
de l'efficience de la méthode comparative dans le domaine de la
protection des droits fondamentaux à l'échelon communautaire.
Une série d'éléments conjugués ont ainsi engendré un glissement
progressif qui tend à la marginalisation du standard des « traditions
constitutionnelles communes » :
a) La méthode comparative impose une recherche parfois longue
et aléatoire. Elle se révèle en définitive peu maniable ; à cet égard,
la « comparaison » avec la Conv. EDH n'est pas à l'avantage des
traditions constitutionnelles communes. Celle-ci offre en effet un
modèle de référence caractérisé à la fois par une unité de
formulation et par une communauté d'acceptation.
b) Le fait d'imposer des standards de protection isolés ou
insuffisamment partagés risque d'accroître le décalage et donc les
conflits entre droit communautaire et droit national alors que
l'objectif est précisément inverse.
c) La « sélection » des droits et principes applicables au niveau
communautaire implique en toute hypothèse qu'il soit tenu compte
avec le plus grand soin des objectifs spécifiques et des principes
structuraux inhérents à la construction communautaire. Cette
dernière exigence montre très bien en quoi la
« communautarisation » des traditions constitutionnelles peut, le
cas échéant, se traduire par une relativisation accentuée des droits.
Selon la Cour en effet, « la sauvegarde de ces droits, tout en
s'inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États
membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des
objectifs de la Communauté ». Dans cette mesure, l'incorporation
au droit communautaire, de droits et libertés fondamentaux
d'origine nationale peut notamment rencontrer l'obstacle de la
primauté du droit communautaire.
En définitive, l'observation montre que la référence aux
traditions constitutionnelles communes donne lieu à une
« communautarisation » assez réduite en quantité de droits et
libertés constitutionnellement garantis (v. Mangold c/ Rudiger
Helm, CJCE 22 nov. 2005, aff. C-144/04). L'énumération des droits
ou des principes issus directement de ces « traditions » apparaît
d'autant plus aléatoire et vaine que les droits et principes en
question trouvent tout aussi bien leur ancrage dans d'autres sources
(principes généraux du droit, textes internationaux… et aujourd'hui
dans la CDFUE). C'est ainsi que les arrêts qui font expressément
référence à la catégorie des traditions constitutionnelles le font très
rarement en utilisant uniquement ce paramètre de référence.
Tout ceci conduit finalement à un effet de basculement au profit
des standards de protection communément partagés par l'ensemble
des États membres mais « extérieurs » à leur ordre juridique (traités
internationaux par ex.). C'est ce qui explique, entre autres
considérations, l'effet de substitution qui s'est progressivement
opéré dans la jurisprudence de la Cour de justice au profit de ce
référent privilégié que constitue désormais à ses yeux la
Convention européenne des droits de l'homme du 4 novembre
1950.

§ 3. La référence aux instruments internationaux de


protection
700 Un paradoxe à surmonter ◊ L'ancrage des droits et libertés
communautaires dans divers instruments internationaux n'a pas été
sans soulever de difficultés. La principale d'entre elles a résidé dans
le paradoxe suivant : alors que la plupart des instruments de
protection les plus connus au niveau international (Pactes des
Nations unies de 1966) ou européen (Convention européenne des
droits de l'homme) ont été intégrés dans les ordres juridiques des
États membres des Communautés et de l'Union européenne, la
Communauté elle-même n'est partie à aucun d'entre eux. La
référence aux traités internationaux pertinents est donc le fruit, là
encore, d'une démarche créatrice de la Cour, qu'elle s'est efforcée
d'emprunter avec prudence, dans un premier temps, avant d'adopter
une attitude plus systématique et audacieuse dans un second temps.
L'incorporation dans l'ordre juridique communautaire des droits
et libertés garantis au niveau international a néanmoins connu une
évolution assez rapide. D'abord jugés seulement aptes à « fournir
des indications » (arrêts Nold [1974] et Hauer [1979]), les traités
relatifs aux droits de l'homme et, parmi eux surtout, la Convention
européenne des droits de l'homme, ont rapidement fait l'objet de
références expresses, directes et systématiques, au visa en
particulier de certaines de leurs stipulations. C'est ainsi qu'après
s'être référée implicitement à la Conv. EDH (arrêt Nold, [1974]), la
Cour de justice de Luxembourg y a expressément fait mention,
cette fois, à partir de l'arrêt Rutili (28 oct. 1975, aff. 36/75, Rec.
CJCE, p. 1219) ; désormais, elle n'hésite plus à faire application
directe de ses stipulations lorsque le litige s'y prête suffisamment
par son objet et même reprend les critères dégagés par la Cour de
Strasbourg concernant l'identification des « notions autonomes » de
la Convention. (v notamment pour des exemples où la CJ cite
expressément la jurisprudence de la Cour EDH : CJCE, 30 avril
1996, P/S et Cornwall County Council, aff. C-13/94 (égalité de
traitement appliqué aux transsexuels) ; 26 juin 1997, Vereinigte
Familiapress Zertungsverlags-und Vertriebs GmbH, aff. C-368/95
(liberté de la presse) ; 17 février 1998, Grant c/ South West Trains
Ltd, aff. C-249/96 : égalité de traitement des homosexuels) ;
17 décembre 1998, Baustalhgewebe c/ Commission GmbH, aff. C-
185/95 P. (Droit à un jugement dans un délai raisonnable) ; et plus
récemment : CJCE, 7 janvier 2004, Aarlborg Portland c/
Commission, aff. C-204/00, (respect du principe de contradictoire) ;
12 mai 2005, Regione autonoma Friuli-Venezia, Giuda et Agenzia
regionale per la sviluppo rurale (ERSA), aff.C-347/03 (respect du
droit de propriété) ; 12 septembre 2006, Eman et Sevinger, aff. C-
300/04 (Droit de vote et d'éligibilité au Parlement européen) ;
19 février 2009, Atxalandabaso c/ Parlement européen, aff.C-
300/07 P. (droit à un tribunal impartial), ou applique les critères
mobilisés par la Cour EDH : CJUE, 5 juin 2012, Bonda, aff. C–
489/10 ; 26 février 2013, Aklagaren c/ Hans Akerberg Franson, C-
617/10 précité : qualification de la nature pénale de sanctions
(fiscales en l'espèce) à l'aune des des critères dégagés par la Cour
EDH dans sons arrêt Engel et autres c/ Pays-Bas du 8 juin 1976.
L'on semble ainsi être passé de la simple « prise en compte » à
« l'application directe », processus qui évoque de plus en plus une
sorte « d'appropriation » de la Conv. EDH par la Cour de justice
(J. Andriantsinbazovina, 1998). Dans un arrêt du 1er décembre 2005,
The Queen Alliance for National Health of Secretary of State for
Health, la Cour de justice fait directement référence, à propos du
droit de propriété, au protocole additionnel à la Conv. EDH. Outre
le texte formel de la Convention, l'ensemble du droit de la Conv.
EDH a donc à être considéré comme norme de référence par la
CJCE (aff. 154/64 et 155/64). Elle précise même désormais, dans
une formule à forte charge symbolique, que la Convention
européenne de 1950 revêt à ses yeux « une signification
particulière » (21 sept. 1989, Hoescht c/ Commission, aff. 46/87 et
227/88, Rec. CJCE, p. 2859), ce qui en fait, sinon la seule et unique
source des droits fondamentaux au sein de l'Union, en toute
hypothèse, une source privilégiée, officiellement proclamée comme
telle par la Cour de justice. De fait, les exemples abondent en ce
sens ; parmi les plus significatifs, tirés d'une jurisprudence
abondante, l'on pourra citer l'application des garanties dites de
« bonne justice » (droit au juge et procès équitable ou « fair trial »
– Conv. EDH, art. 6 : 15 mai 1986, Johnston c/ Chief constable of
the RUC, aff. 222/84, Rec. CJCE, p. 1651 ; 26 févr. 1986,
Marshall, aff. 152/84, Rec. CJCE, p. 723 (droit au juge), 29 oct.
1980, Landewyck et autres c/ Commission, aff. jointes 209 à 215/78
et 218/78, Rec., p. 3125 – droit à un procès équitable) ; celles dues
au respect de la vie privée et familiale (Conv. EDH, art. 8 :
26 juin 1980, National Panasonic c/ Commission, aff. 136/79, Rec.
CJCE, p. 2033 et surtout, 5 oct. 1994, X c/ Commission, aff. C-
404/92 P, Rec. CJCE, p. I-4737 – à propos d'un test de sida) ; la
garantie du droit de propriété, qui fait l'objet d'une protection par
référence à l'article 1er du Protocole no 1 CEDH (13 déc. 1979,
Hauer, Rec. CJCE, p. 3727 – arrêt qui vise également les
« traditions constitutionnelles communes ») ; la liberté d'expression
au visa de l'article 10 Conv. EDH (18 juin 1991, ERT, aff. C-
260/89, Rec. CJCE, p. I-2925), ainsi que, de manière implicite il est
vrai, la liberté de religion (27 oct. 1976, Prais c/ Conseil, aff.
130/75, Rec. CJCE p. 1589) ; on y ajoutera l'exemple
particulièrement éclairant des grands principes du droit pénal et de
la procédure pénale (Conv. EDH, art. 7 : 10 juill. 1984, Regina c/
Kent Kirk aff. 63/83, Rec. CJCE, p. 2689 – principe de non-
rétroactivité de la loi pénale plus sévère. On mentionnera
également la reconnaissance du droit au libre exercice des activités
professionnelles (14 mai 1974, Nold c/ Commission, aff. 4/73, Rec
CJCE, p. 491). L'on doit néanmoins constater que depuis l'entrée en
vigueur de la CDFUE le 1er décembre 2009, l'utilisation de la
CEDH et de la jurisprudence de la CourEDH par la CJUE est
quantitativement en retrait attestant d'une sorte de « refoulement du
droit de la Convention » (C. Picheral, RTDE, n° 95, 2013, p. 657).

701 Difficultés liées au statut de la Conv. EDH dans le droit de


l'Union européenne ◊ Le statut et la portée juridiques exacts de
la Conv. EDH dans le droit de l'Union demeurent, en l'état actuel,
empreints d'une certaine ambiguïté. « L'intégration en douceur »
(F. Sudre, 1998) de la Conv. EDH dans le droit communautaire a
laissé, en effet, pendantes un certain nombre de difficultés
consécutives à l'absence de lien formellement établi jusqu'à présent
entre l'Union européenne, d'une part, et le Conseil de l'Europe,
d'autre part.
Certes, tous les États membres de l'Union européenne se sont
formellement engagés à respecter leurs obligations internationales
telles qu'elles résultent, en particulier, de la ratification par ces
derniers de la Conv. EDH. Dans cette mesure, leur participation à
cette autre organisation internationale qu'est l'Union européenne ne
les dispense aucunement, en application d'ailleurs des principes les
mieux établis du droit international, de respecter les engagements
particuliers contractés en matière de droits fondamentaux dans le
cadre du Conseil de l'Europe. Cette exigence produit au demeurant
des conséquences décisives mais elle n'a pu fournir une base
suffisante et incontestée quant à la réponse à apporter à la question
de savoir si la Communauté devrait être considérée comme
formellement liée par les stipulations de la CEDH ; si l'on a bien
fait appel, en ce sens, à l'application de la théorie de la succession
de la Communauté à ses États membres à l'égard de la Convention
(P. Pescatore), cette théorie semble avoir été rejetée comme en
témoigne le caractère récurrent du débat sur l'adhésion de l'Union
européenne dont le principe est certes arrêté sans être encore
réalisé.
De son côté, la Cour de Luxembourg, si elle n'hésite pas à tirer
des implications décisives de cet état de fait, paraît largement
s'accommoder d'une situation qui, au fond, lui laisse très largement
les mains libres vis-à-vis de cet instrument et, surtout, de la Cour
européenne de Strasbourg. Le « statut officieux » acquis en l'état
par la CEDH dans le droit de l'Union (et en attendant une adhésion
officielle de l'Union) se traduit non seulement par un certain
nombre d'implications audacieuses, mais également par des
réticences persistantes de la Cour de Luxembourg débouchant
parfois sur des situations « bancales » du point de vue du droit
(divergences de jurisprudences entre CJCE et CEDH). Quoi qu'il en
soit, cet instrument occupe aujourd'hui une place « stratégique »
dans le système des sources de protection des droits et libertés dans
l'Union. Particulièrement révélatrice est à cet égard la tendance de
plus en plus marquée, qui consiste pour la Cour de justice à
appliquer directement la Conv. EDH en s'appuyant de surcroît (en
la citant) sur la jurisprudence de la Cour de Strasbourg (Ibid., p. 20
et 21) et en s'appropriant à l'occasion ses critères de raisonnement
(pour des exemples significatifs de cette démarche, CJCE 17 déc.
1998, Baustahlgewebe Gmbh c/ Commission, aff. C-185/95P, Rec.
CJCE, p. I-8417, RUDH, 1999, p. 57 ; RTDH 1999, p. 487, obs.
F. Sudre : application des critères d'appréciation du délai
raisonnable d'une procédure devant le TPI tels que dégagés par la
CEDH ; v. également CJCE 6 mars 2001, Bernard Connolly c/
Commission des CE, aff. C-274/99 P, Rec. CJCE, p. I-1611,
point 39 s. : à propos de la portée et des limites à la liberté
d'expression ; CJCE 10 avr. 2003, Steffensen, aff. C-276/01, Rec.
CJCE, p. I-3735, à propos du régime de la preuve en rapport avec
les règles du procès équitable ; CJCE 23 septembre 2003, Akrich,
aff. C-109/01 (non publié) : droit au respect de la vie familiale ;
CJCE 20 mai 2003, Osterreichischer Rundfunk, aff. jointes C-
465/00, C-138 et 139/01, Rec. CJCE, p. I-4989 : droit au respect de
la vie privée et contrôle de ce respect par une loi constitutionnelle
autrichienne au regard des critères dégagés par la Cour de
Strasbourg). On a pu avancer à ce propos que les renvois de la
CJCE à la jurisprudence des organes de Strasbourg étaient devenus
routiniers, allant même jusqu'à une application littérale dans
certaines affaires de la jurisprudence pertinente de la CEDH (v. par
ex. CJCE 7 janv. 2004, K.B., aff. C-117/01 : à propos de l'octroi
d'une pension de réversion au partenaire transsexuel d'une femme
avec laquelle la condition de mariage était impossible à remplir eu
égard à la non-modification de son acte d'état civil, la CJCE
applique strictement la jurisprudence issue de l'arrêt de la CEDH du
11 juill. 2002, Christine Goodwin c/ Royaume Uni, cependant v.
ss 703).

702 Conditions, portée et implications de l'appropriation


informelle de la Conv. EDH ◊ L'utilisation et l'application de la
Conv. EDH en tant que source matérielle de garantie et de
protection des droits fondamentaux produisent des effets dans trois
directions.
Tout d'abord, l'ensemble des actes normatifs édictés au niveau
des institutions communautaires deviennent justiciables d'un
contrôle de compatibilité avec les stipulations pertinentes de la
Conv. EDH. C'est un progrès considérable même si cette avancée
est quelque peu ternie par les restrictions qui continuent de priver
les particuliers d'un accès direct et effectif à la Cour de justice (v. ss
792 s.).
Ensuite et surtout, le poids des exigences nées du respect des
droits fondamentaux s'accroît ainsi considérablement sur les États
membres eux-mêmes. En effet, l'intégration de la Convention
européenne de 1950 dans le champ du droit communautaire a pour
corollaire d'étendre la compétence de la CJCE au contrôle des
mesures nationales d'application, d'exécution et de mise en œuvre
du droit communautaire dont il est ainsi vérifié, par les juges de
Luxembourg, qu'elles ne méconnaissent pas les droits
fondamentaux garantis par la Convention et ses protocoles. Elle a
en effet jugé que le respect dû aux droits fondamentaux « lient
également les États membres lorsqu'ils mettent en œuvre une
réglementation communautaire [et qu'il] s'ensuit que ceux-ci sont
tenus dans toute la mesure du possible d'appliquer cette
réglementation dans des conditions qui ne méconnaissent pas les
exigences relatives aux droits fondamentaux » (13 juill. 1989,
Wachauf, aff. 5/88, Rec. CJCE, p. 2609 ; en l'espèce, respect du
principe de non-discrimination et de la propriété privée). D'aucuns
vont même jusqu'à considérer que la condition tenant à
l'articulation obligatoire entre droit communautaire et mesure
nationale (d'application ou située dans le champ du droit
communautaire) tend à s'effacer au point de rendre par principe
justiciable du respect des droits fondamentaux communautaires les
règles nationales dans leur généralité en conférant au juge
communautaire « un titre général à contrôler le respect des droits
fondamentaux par les États membres » (en ce sens F. Sudre, 1998,
p. 14 et 2000, p. 24 s. ; contra J. Rideau, 2000, p. 413).
On relèvera cependant, qu'il existe déjà, au niveau étatique, 1o)
un contrôle juridictionnel de constitutionnalité des normes
nationales, législatives et infralégislatives, 2o) un double « contrôle
de conventionnalité » de ces mêmes normes par les juridictions
nationales (au regard notamment du droit communautaire et au
regard de la CEDH), 3o) un double « contrôle de conventionnalité »,
opéré au niveau européen, par la Cour de Luxembourg et par la
Cour de Strasbourg. En regard de ces diverses éventualités, il
n'existe pas en revanche de contrôle direct des actes
communautaires devant la Cour européenne des droits de l'homme
(sur l'éventualité d'un contrôle indirect des normes communautaires
par la Cour de Strasbourg, v. ss 704). Cette situation est curieuse
car l'objectif initialement poursuivi a été précisément de combler le
vide créé par l'absence d'un contrôle du respect des droits
fondamentaux, avant tout par les instances communautaires elles-
mêmes. Or, en multipliant les contrôles pesant sur les autorités
nationales en matière de droits fondamentaux, l'on a, au contraire,
perpétué le déséquilibre qui existait au départ sans le combler : les
transferts de compétences des États vers la Communauté continuent
d'engendrer un décalage entre le nombre et le degré respectif des
contrôles juridictionnels existants, pesant d'une part sur les États,
d'autre part sur les instances communautaires. Il suffit, à cet égard,
de mettre en balance les différentes éventualités susceptibles de se
présenter, à la charge des États et à la charge de la Communauté
européenne (v. tableau ci-dessous), tout en prenant soin de relever
par surcroît, que l'accès des particuliers au juge communautaire est
autrement plus restreint comparé à ce qu'il est à l'égard du juge
national et même du juge européen de Strasbourg.

Tableau comparatif des contrôles de licéité des normes opérés


respectivement à l'égard des États et de la Communauté européenne
Enfin, les effets évoqués s'orientent dans une troisième direction.
L'intégration des normes de protection des droits fondamentaux de
la Conv. EDH dans le droit de l'Union, via les principes généraux
du droit, renforce l'impact normatif de la Convention dans les
différents ordres juridiques des États membres de l'Union
européenne car, en pénétrant dans son champ les droits et libertés
issus de la Conv. EDH « récupèrent » ipso facto tous les caractères
qui font la force de pénétration et d'influence du droit de l'Union
dans et sur les ordres juridiques internes (immédiateté, effet direct,
primauté).

703 Limites à la prise en considération de la Conv. EDH ◊ Il


convient cependant d'observer que le contrôle qu'opère la Cour de
justice par rapport à la Conv. EDH n'est pas sans limites.
a) S'agissant, tout d'abord, de l'examen par la CJCE des normes
nationales, celles-ci ne relèvent d'un contrôle de compatibilité par
rapport aux droits fondamentaux protégés par la Conv. EDH que si
leur contenu se rattache au droit communautaire, ce qui signifie
qu'elles doivent au moins entrer dans son champ d'application
L'application de ce principe de raisonnement peut, néanmoins,
déboucher à l'occasion sur un encadrement très étroit de l'exercice
des compétences normatives étatiques. C'est notamment le cas
lorsque l'État invoque l'exception d'ordre public pour limiter
l'exercice d'une liberté garantie par les Traités. La CJCE ayant, par
exemple, été amenée à apprécier une réglementation nationale
restrictive de la liberté de circulation des personnes, a jugé que la
justification d'une telle restriction, prévue par le droit
communautaire, devait être interprétée à la lumière des principes
généraux du droit et, notamment, des droits fondamentaux parmi
lesquels figurent le droit au respect de la vie privée et le droit à la
protection du secret médical qui en est l'un des aspects (8 avr. 1992,
Commission c/ Allemagne, aff. C-62/90, Rec. CJCE, p. I-2575).
Appliqué également à la libre prestation des services – que l'on
songe par exemple aux services de radio et de télévision – ce
raisonnement conduira la CJCE à apprécier la compatibilité des
restrictions édictées par les autorités nationales au regard de
l'article 10 § 2 Conv. EDH (en ce sens, v. not. CJCE 18 juin 1991,
ERT, aff. C-260/89, Rec. CJCE, p. I-2925). Un tel contrôle peut,
d'ailleurs, à son tour s'inscrire dans plusieurs procédures distinctes :
recours en manquement (CE, art. 226 s.), recours préjudiciel en
interprétation (CE, art. 234). Dans ce dernier cas de figure, c'est la
CJCE qui délivrera au juge national les principes d'interprétation
des traités qui lui sont nécessaires aux fins d'appréciation « de la
conformité de la réglementation nationale avec les droits
fondamentaux dont la Cour assure le respect, tels qu'ils résultent en
particulier de la Conv. EDH » (arrêt ERT préc.).
Dans l'hypothèse inverse, la Cour précise « qu'elle ne peut
vérifier la compatibilité avec la Conv. EDH d'une réglementation
nationale qui ne se situe pas dans le cadre du droit
communautaire » (11 juill. 1985, Cinéthèque et autres
c/ Fédération nationale des cinémas français, aff. jointes 60 et
61/84, Rec. CJCE, p. 2605 ; 30 sept. 1987, Demirel, aff. 12/86,
Rec., p. 3719). L'on fera en dernière analyse observer qu'en cas
d'incompétence déclarée de la Cour de justice celle-ci peut être
palliée par la compétence, au contraire bien affirmée, de la CEDH
lorsque l'action normative de l'État se situe exclusivement dans le
cadre de ses compétences nationales dites réservées (c'est-à-dire en
dehors des domaines actuellement saisis par le droit de l'Union du
fait des transferts de compétences existants). Cette alternative
n'exclut aucunement, par ailleurs, un cumul successif des contrôles
par rapport à la Conv. EDH : contrôle par la CJUE à l'égard des
mesures nationales « saisies » par le droit communautaire et
contrôle par la CEDH de ces mêmes mesures.
b) La seconde limite résulte du fait que la Cour de justice a
développé une interprétation largement autonome des dispositions
de la Conv. EDH. Cette orientation paraît d'autant plus fondée à ses
yeux que la Conv. EDH ne lie pas encore l'Union européenne. En
suite de quoi, le TPI rappelle que les plaignants ne peuvent
invoquer directement des dispositions de la Conv. EDH devant le
juge communautaire (20 févr. 2001, Mannesman-Zöhren-Werke
AG, aff. T-112/98, Rec. CJCE, p. II-729). Par ailleurs, la Cour de
justice doit tenir compte – comme elle le fait pour les droits
fondamentaux tirés des traditions constitutionnelles communes – de
la nécessité de concilier la garantie des droits fondamentaux issus
de la Conv. EDH avec la « structure et les objectifs » propres à
l'Union. Ceci entraîne des conséquences logiques mais parfois
problématiques. La logique veut, tout d'abord, que la CJCE ne soit
pas juridiquement liée par les propres interprétations de la CEDH,
notamment celles que sa jurisprudence a permis de cristalliser.
Lorsque les exigences propres au droit de l'Union l'imposent elle
n'hésite pas à donner aux dispositions de la Conv. EDH les
interprétations, le cas échéant, réductrices qu'elle juge opportunes.
Ceci conduit, comme cela s'est déjà vérifié en pratique, ou conduit
encore à certaines incohérences : la Cour de Luxembourg avait
estimé, par exemple, que l'inviolabilité du domicile garanti par
l'article 8 Conv. EDH ne s'applique pas aux locaux d'une entreprise
(CJCE 21 sept. 1989, Hoescht c/ Commission, aff. jointes 46/87 et
227/88, Rec. CJCE, p. 2859) tandis que la CEDH a décidé le
contraire peu avant (CEDH, 30 mars 1989, Chappell c/ Royaume-
Uni, Série A no 152 A ; et confirmant ce point de vue à propos d'une
perquisition effectuée dans un cabinet d'avocat : CEDH, 16 déc.
1992, Niemietz c/ Allemagne, Série A no 251 B ; v. ég. Conv. EDH
16 avr. 2002, Société Colas Est et autres c/France, req.
no 37971/97, Recueil des arrêts et décisions, 2002-III) ; cette
contradiction frontale est cependant levée par suite d'un alignement
de la position de la Cour de Luxembourg sur celle de Strasbourg
(v. CJCE 22 oct. 2002, Roquette Frères SA, aff. C-94/00, Rec.
CJCE, p. I-9011) : « en ce qui concerne la protection des locaux
commerciaux des sociétés, il convient de tenir compte de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
postérieure à l'arrêt Hoescht » [point 29]). Ce cas n'est d'ailleurs pas
isolé bien que les exemples de divergence soient peu nombreux.
Par exemple dans l'arrêt ERT préc., la CJCE estime compatible
avec l'article 10 Conv. EDH (liberté d'expression) l'existence d'un
monopole public de radiodiffusion, à l'inverse de la position
adoptée (il est vrai postérieurement) par la Cour européenne de
Strasbourg (arrêt du 23 nov. 1993, Informationsverein Lantia et
autres c/ Autriche, Série A, no 276). Les deux cours européennes se
sont également séparées quant à la portée à donner à l'article 6
Conv. EDH concernant le droit de refuser de témoigner contre soi-
même (comp. CJCE 18 oct. 1989, Orkem c/ Commission CE, aff.
374/87, Rec. CJCE, p. 3283, point 30 et Conv. EDH 25 févr. 1993,
Funke c/France, affirmant, contrairement à la Cour de
Luxembourg, que « le droit de se taire et de ne point contribuer à sa
propre incrimination » est une exigence élémentaire du procès
équitable quoique non garantie expressément par l'article 6 CEDH ;
mais au fond, les deux juges se rejoignent pour poser l'existence
d'un tel principe ainsi que pour en circonscrire le jeu à la « matière
pénale » au sens de la Conv. EDH (CJCE 10 nov. 1993, Otto Bv c/
Postbank Nv, aff. C-60/92, Rec. CJCE, p. I-5683, point 16). Dans le
domaine de l'interruption volontaire de grossesse, la Cour de
Strasbourg a jugé que l'interdiction (applicable, à l'époque, en
Irlande) de diffuser des informations sur les établissements
pratiquant cet acte médical, notamment au Royaume Uni, était
contraire au droit garanti par l'article 10 Conv. EDH (droit de
communiquer et de recevoir des informations comme composantes
de la liberté d'expression) tandis que la CJCE après avoir considéré
que l'interruption volontaire de grossesse était une prestation de
service, n'en juge pas moins que l'interdiction de diffuser des
informations concernant l'avortement n'est pas qualifiable de
restriction à la libre prestation de service (comp. CEDH 29 oct.
1992, Open Door and Dublin Well Woman c/Irlande, Série A et
no 246-A, CJCE 4 oct. 1991, The Society for the Protection of
Unborn Children Ireland ltd c/Stephen Grogan e.a., aff. 159/90,
Rec. CJCE, p. I-4685, points 26 et 27). Le cas le plus significatif
concerne l'impossibilité pour les parties de répondre aux
conclusions de l'avocat général près la CJCE. Selon la CEDH, le
principe du contradictoire implique pour les parties « le droit de se
voir communiquer et de discuter toute pièce ou observation
présentée au juge, fut-ce par un magistrat indépendant en vue
d'influencer sa décision » (CEDH 27 mars 1998, JJ c/ Pays-Bas,
Série A, Recueil 98-II). Les conclusions de l'avocat général doivent
être par conséquent soumises à la contradiction. Mais la CJCE
(adhérant sur ce point à la doctrine du Conseil d'État français, v. CE
29 juill. 1998, Esclatine, Lebon p. 320) écarte cette solution
l'estimant « non transposable aux conclusions des avocats généraux
à la Cour » (CJCE, ord., 4 févr. 2000, Emesa Sugar (free zone) NV,
aff. C-17/98, Rec. CJCE, p. I-665).
L'on ne doit certes pas « monter en épingle » ces divergences
d'appréciation au point d'en faire le prélude inéluctable d'une
hypothétique « guerre des juges », mais leur existence ne fait aucun
doute et c'est somme toute « normal » compte tenu de l'autonomie
existante entre les deux systèmes. Il reste que leur multiplication
éventuelle n'est pas à exclure, ce qui pourrait être au final
problématique pour le justiciable soumis aux aléas de solutions
contradictoires au fond selon le juge appelé à se prononcer sur son
affaire. Trois séries d'éléments peuvent être de nature à œuvrer en
ce sens.
Le premier est déjà connu : c'est que le même texte de référence
est (pour le moment encore) appliqué par deux juges différents et
indépendants l'un de l'autre ; mais s'y ajoute aujourd'hui
l'éventualité de plus en plus fréquente d'un contrôle (indirect) des
actes de l'Union européenne par la Cour de Strasbourg (v. ss 704).
Il se pourrait alors qu'après avoir été jugé compatible avec la Conv.
EDH par la CJUE, un acte de l'Union soit déclaré contraire à celle-
ci par la CEDH.
Le deuxième élément est lié à l'accroissement des compétences
de l'Union européenne et à leur extension à des domaines très
perméables à l'emprise des droits fondamentaux (asile,
immigration, coopération policière et judiciaire en matière
pénale…).
Le troisième élément résulte de l'existence d'un texte de
référence désormais propre à l'Union européenne en matière de
protection des droits fondamentaux. Certes, il existe dans la
CDFUE des clauses de renvoi à la Conv. EDH mais cela ne
permettra pas d'éviter des divergences d'interprétation à propos d'un
même droit ou liberté ni surtout qu'en cas de conflit entre deux
droits, l'opération de conciliation entreprise par les deux juges
européens soit la même.
Le « dialogue des juges » en mêlant pragmatisme et sens des
responsabilités suffira-t-il en l'absence de disposition expresse en
ce sens à éviter le désordre consécutif à une « surprotection » des
droits fondamentaux en Europe ? (sur cette question, voir XXe table
ronde internationale d'Aix-en-Provence, 17-18 sept. 2004, « Justice
constitutionnelle, justice ordinaire, justice supranationale : à qui
revient la protection des droits fondamentaux en Europe ? », AIJC,
[2005], vol. XX).
Les contradictions entre les solutions dégagées respectivement à
Luxembourg et à Strasbourg pourraient donc être une source non
négligeable de dysfonctionnement potentiel quant à la
détermination des éléments appropriés à la solution des litiges à
trancher surtout au niveau étatique : que doivent, en effet, décider
les juridictions nationales quant à l'interprétation et l'application à
donner à une même disposition de la Conv. EDH sur laquelle les
deux Hautes juridictions européennes ont des positions
divergentes ? L'imbroglio juridique peut même à l'occasion
déboucher sur une impasse en admettant que toute norme nationale
d'application du droit de l'Union puisse à son tour faire l'objet d'un
double contrôle successif, et par la CJCE et par la CEDH. Dans ce
dernier cas, l'État se verra sanctionné pour avoir méconnu la Conv.
EDH alors qu'il ne fait qu'appliquer une norme de l'Union
insusceptible elle-même en l'état de contrôle direct par la CEDH
(v. not. Conv. EDH 15 nov. 1996, Cantoni c/ France, Rec. CEDH,
1996-V : examen par la Cour de la violation ou non de l'article 7
Conv. EDH (principe de légalité des délits et des peines) à la suite
de la condamnation du requérant pour exercice illégal de la
pharmacie prononcée sur le fondement de l'article L. 511 du Code
de la santé publique, lequel reprenait les termes d'une directive
CEE du 26 janvier 1965 ; selon la Cour, « la circonstance que
l'article L 511 s'inspire presque mot pour mot de la directive du
26 janvier 1965… ne le soustrait pas à l'empire de l'article 7 de la
Convention »). Seule, une fois réalisée, l'adhésion de l'UE à la
CEDH permettra de résoudre la difficulté car la norme de l'Union
cause première d'inconventionnalité pourra dans un premier temps
être déférée à la Cour de justice puis, le cas échéant à la Cour de
Strasbourg.

704 La Conv. EDH et le contrôle juridictionnel des actes de


l'Union européenne par la CEDH ◊ Envisager un contrôle de
ces actes par la CEDH paraît, dans l'immédiat, exclu car l'Union
européenne n'a pas encore adhéré à la Convention européenne des
droits de l'homme. Quoi qu'il en soit, les perspectives tracées par la
Cour de Strasbourg ne semblent pas exclure un contrôle indirect
portant sur de tels actes (cf. F. Tulkens in La Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne, RUDH 2000, vol. 12, no 1-2,
p. 50).
a) Initié par la Commission européenne des droits de l'homme
dans les années 1950 et 1960, la tendance a été d'admettre dans son
principe l'idée que lorsque les États membres (de l'Union
européenne) mettent en œuvre le droit de l'Union, les mesures
nationales prises à cette fin n'échappent pas à l'empire des
dispositions de la Conv. EDH. Dans sa décision Tête c/ France
(9 déc. 1987, req. no 11123/84 : plainte mettant en cause la loi
française du 7 juillet 1977 relative à l'élection des représentants
français au Parlement européen) la Commission européenne de
Strasbourg rappelle qu'« on ne saurait admettre que, par le biais de
transferts de compétence, les Hautes parties contractantes puissent
soustraire du même coup, des matières normatives visées par la
Convention aux garanties qui y sont édictées ». Ceci signifie que
tant du point de vue de la compétence ratione personae (à l'égard
des États en tant qu'ils sont parties cotractantes à la Conv. EDH)
que de la compétence rationae materiae (actes nationaux pris dans
le champ d'application du droit communautaire) l'intervention des
organes de Strasbourg est légitime et les plaintes recevables en
principe. A contrario cependant, la compétence ratione personae
de ces derniers est exclue s'agissant de procédures et décisions des
institutions de l'Union.
La Cour de son côté s'est rangée à ces principes en acceptant de
procéder au contrôle d'un acte étatique d'exécution d'une directive
(CEDH 15 nov. 1996, Cantoni c/ France, Rec. CEDH, 1999-I) et
même du droit communautaire primaire (CEDH 18 févr. 1999,
Matthews c/ R.U.).
b) En dehors de cette hypothèse qui continue à trouver
application, il a été tenté de contourner l'absence d'adhésion à la
Conv. EDH en mettant tout de même en cause la licéité d'actes
communautaires au regard de la Conv. EDH en dirigeant la requête,
non pas contre les institutions communautaires non plus que contre
les États en tant qu'ils appliquent par le relais d'actes nationaux les
actes communautaires pertinents, mais le ou les États en tant qu'ils
sont individuellement ou collectivement comptables de l'édiction de
ces actes. Cette hypothèse vise ainsi directement ou indirectement à
contester la compatibilité au regard de la Conv. EDH de ceux des
actes qui, comme les règlements CE (ou même certaines directives
ou décisions) sont applicables directement dans les États membres
et qui ne nécessitent, eu égard à cette qualité, aucune mesure
nationale complémentaire ou de transposition pour être invoqués
par les particuliers.
La question a été déjà soulevée dans les années 1970 de savoir
par conséquent si les États membres des Communautés
européennes pouvaient être tenus pour responsables
individuellement ou même collectivement d'une violation par un
acte communautaire déjà édicté, entré en vigueur et appliqué, des
dispositions de la Conv. EDH. Abordée par la Commission de
Strasbourg dans sa décision du 10 juillet 1978 (CFDT c/
Communautés européennes, Documents et rapports, 13, p. 231) la
question reçut une réponse négative eu égard au fait qu'en
participant aux décisions du Conseil des Communautés
européennes, les États n'ont pas exercé leur juridiction au sens de
l'article 1er Conv. EDH (v. ég. dans le même sens, décis. du 19 janv.
1989, Dufay c/ Communautés européennes et subsidiairement la
collectivité des États membres, req. no 13539/88 ; 22 oct. 1998,
Garzilli c/ les États membres de l'Union européenne, Documents et
rapports, req. no 32384/96, RUDH, déc. 1998, vol. 10, no 11-12,
p. 438-440 ; 4 juill. 2000, Soc. Guérin Automobiles c/ Les quinze
États de l'UE, req. no 51717/99). En prononçant dans chacun de ces
cas l'irrecevabilité rationae materiae des requêtes, il n'est pas statué
en revanche sur la compétence rationae personnae des organes de
contrôle de Strasbourg. Dans l'arrêt Mathews c/Royaume Uni
précité, la CEDH ne semble pas l'avoir exclu. Et elle ne semble pas
davantage l'avoir fait dans l'affaire Senator lines GmbH c/ Les 15
États membres de l'UE jugée le 15 mars 2004 en Grande Chambre.
Dans cette dernière affaire, c'est une décision de la Commission
européenne de Bruxelles qui est contestée, décision par laquelle
une amende est infligée à la requérante pour violation des règles
communautaires en matière de concurrence. la Société Senator
Lines conteste devant la CEDH le fait qu'elle n'a pu obtenir ni
devant le TPI ni devant la CJCE, le sursis à exécution d'une telle
mesure, ce qui contrevient, d'après elle, aux articles 6 et 13 de la
Conv. DH (procès équitable, présomption d'innocence, droit à un
recours effectif). La requête est néanmoins jugée irrecevable par la
Cour, celle-ci considérant que la requérante ne peut se prévaloir de
la qualité de victime au sens de l'article 34 Conv. EDH. Il est vrai
qu'entre-temps le TPI avait annulé les amendes infligées par un
jugement du 30 septembre 2003.
Cependant, l'arrêt Bosphorus Air Lines du 30 juin 2005 (req.
n 45036/98) a permis de préciser les règles relatives au contrôle
o

exercé par la Cour sur les mesures nationales d'exécution du droit


de l'Union européenne Dans cette affaire, la République d'Irlande
avait saisi, en application du règlement (CEE) no 990/93 du 26 avril
1993 concernant les échanges entre la Communauté économique
européenne et la République fédérative de Yougoslavie, l'un des
avions de la société Bosphorus loué par la compagnie nationale
yougoslave YAT. La légalité de cette saisie fut contestée par la
société Bosphorus jusque devant la Cour suprême irlandaise, qui
décida de saisir la CJCE par le biais d'une question préjudicielle.
Dans un arrêt du 30 juillet 1996 (aff. C-84/95), la Cour de justice
de Luxembourg admet l'existence d'un intérêt général fondamental
(mettre fin à un état de guerre dans la région et à des violations
massives des droits de l'homme) de nature à autoriser des
restrictions au droit fondamental au respect de ses biens et au libre
exercice des activités commerciales. La Cour suprême irlandaise
ayant débouté les requérants en novembre 1996, un recours devant
la CEDH fut introduit en 1997.
On peut retenir trois points :
- la CEDH s'est déclarée compétente ratione personae, ratione
loci et ratione materiae pour contrôler la conventionnalité de ces
mesures et ainsi, de façon indirecte, pour mettre en cause la licéité
des actes communautaires ;
- il existe néanmoins une présomption de licéité dite
« présomption de conventionnalité » de ces actes pris en conformité
avec le droit d'une organisation internationale à la condition que
cette dernière respecte les droits fondamentaux à un niveau
équivalent c'est-à dire comparable (et non forcément identique) à
celui de la CEDH (notons que, en l'espèce, la Cour a affirmé
l'existence de cette présomption pour le droit communautaire) ;
- cette présomption est cependant réfragable s'il est établi que la
protection des droits garantis par la Convention est entachée d'une
insuffisance manifeste.
À la lumière de la jurisprudence la plus récente le contrôle opéré
par la CEDH s'est renforcé et affiné (v. en ce sens : CEDH 21 janv.
2011, MSS c/ Belgique et Grèce, rép. n° 30696/09 ; 6 décembre
2012, Michaud c/ France). La présomption de conventionnalité ne
vaut que lorsque l'État ne dispose d'aucune marge d'appréciation
dans la mise en œuvre du droitde l'Union européenne litigieux (v.
par exemple, CEDH, 18 juin 2013, Povse c/ Autriche, n° 3890/11 ;
conventionnalité au regard de la CEDH du mécanisme mis en place
par l'UE concernant l'enlèvement international d'enfants) ; à
l'inverse, lorsque l'État dispose d'une telle marge (Hypothèse
vérifiée dans les arrêts MSS et Michaud), il reste « entièrement
responsable au regard de la Convention » (arrêt MSS). Dans cette
affaire par exemple, est en cause le système mis en place par le
droit communautaire en matière d'asile. Celui-ci, tout en désignant
l'État responsable du traitement de la demande d'asile, laisse à un
autre État membre la possibilité de se déclarer compétent. Cette
réserve de compétence lui laisse par conséquent un pouvoir
d'appréciation qui l'oblige à vérifier que la procédure d'asile
existante dans l'autre État (celui désigné comme normalement
compétent) n'offre pas au demandeur d'asile une protection illusoire
qui, en cas d'éloignement de l'intéressé pourrait l'exposer à subir
des traitements inhumains ou dégradants contraires à l'article 3
CEDH. L'arrêt Michaud c/ France constitue de son côté la première
application du critère de « l'insuffisance manifeste de la
protection » conduisant à faire tomber la présomption
d'équivalence. En l'espèce, l'insuffisance manifeste procède aux
yeus de la Cour EDH du fait que le système de protection de
l'Union n'a pu déployer « l'intégralité de ses potentialités » du fait
du refus d'une juridiction interne de renvoyer à la CJUE une
question préjudicielle permettant à cette dernière de constater une
violation du droit de l'Union et des droits fondamentaux qu'il
protège par un État membre. La solution montre avec éclat que la
notion d'équivalence des protections impose le jeu cumulatif de
garanties substantielles mais aussi procédurales tenant à l'efficacité
des mécanismes d'accès au juge de la protection des droits
fondamentaux. Est en cause dans l'arrêt Michaud l'obligation
imposant aux avocats de procéder à une déclaration de soupçon
d'activités de blanchiment de capitaux : le refus du Conseil d'État
de poser à la CJUE une question préjudicielle à la CJUE concernant
la compatibilité du droit dérivé de l'union avec l'article 8 CEDH
(respect de la vie privée) établit aux yeux de la Cour de Stasbourg
que le droit de l'UE n'est pas « pleinement entré en jeu ».
Dans le prolongement, on relèvera que la Cour de justice de
Luxembourg a accepté de contrôler les actes de mise en œuvre des
résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies en
subordonnant l'exécution par un État de ses obligations à ce titre au
respect des droits garantis par le traité (CE à l'époque des faits ;
CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat Foundation, aff. C-
402/05 P et C-415/05 ; et rejoignant la position de la CJUE, la
CourEDH applique le même raisonnement : CEDH, Gr. Ch.,
26 novembre 2013, Al-Dublimi et Montana Managment Inc. c/
Suisse.
c) La CEDH a enfin été conduite à admettre sa compétence à
l'égard d'actes pris dans le cadre du fonctionnement de l'UE, mais
intervenant dans le domaine de la coopération
intergouvernementale ; ainsi statué à l'égard de positions
communes adoptées au niveau du Conseil relativement à la lutte
contre le terrorisme (CEDH 23 mai 2002, Segi et autres c/ Les
quinze États membres de l'UE, req. no 6422/02 et 9916/02, Rec.
2002-V, irrecevabilité au regard de l'article 34 Conv. EDH ; absence
de qualité de victime).

SECTION 2. L'UNIFICATION DES SOURCES DE


PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX AU
SEIN DES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT
DE L'UNION EUROPÉENNE

705 Principes généraux du droit et processus de


« communautarisation » des droits fondamentaux ◊ Le
processus de « communautarisation » des droits fondamentaux
caractérise le mécanisme selon lequel les droits et libertés,
appliqués par la Cour de justice, sont intégrés au droit
communautaire et deviennent ainsi partie intégrante des catégories
normatives constitutives de l'ordre juridique communautaire.
Il convient préalablement de décrire les éléments caractéristiques
de ce processus (§ 1), avant d'en souligner la portée (§ 2).

§ 1. Caractérisation du processus

706 Nécessité et fondement du recours aux principes généraux


du droitde l'Union européenne ◊ L'utilisation des principes
généraux du droit par la Cour de justice offre, à l'heure actuelle, le
moyen le plus approprié pour, à la fois, canaliser et transposer dans
l'ordre juridique communautaire et aujourd'hui dans le droit de
l'Union des normes originairement non communautaires de
protection des droits et libertés. Ces dernières, tout en étant issues
de sources extérieures, nationales (constitutionnelles) et
internationales (conventionnelles), sont ainsi sélectionnées puis
absorbées par le droit de l'Union et y prennent place au sein d'une
catégorie normative spécifique : les principes généraux du droit.
Les droits et libertés « extérieurement proclamés » deviennent ainsi
applicables et sont par suite justiciables (sanctionnés
juridictionnellement) « en tant que principes généraux du droit
communautaire ». Ces derniers ont une même valeur juridique : ils
sont reconnus par la CJ comme étant dotés de valeur
« constitutionnelle » (CJUE, 15 octobre 2009, Audiolux, aff. C-
101/08) ; en clair, ils sont situés au sommet de la hiérrchie des
normes du droit de l'Union européenne au même titre que les
normes du droit primaire.
C'est ce processus, qui voit les droits et libertés transiter d'un ou
plusieurs ordres juridiques extérieurs vers l'ordre juridique de
l'Union européenne, que décrivent, en le codifiant, les Traités
(article 6 § 3 TUE dans sa rédaction actuelle).
La référence aux principes généraux du droit, aux fins d'assurer
une protection efficace des droits et libertés au niveau de l'Union
européenne, est par ailleurs apparue nécessaire afin de maintenir
une cohérence d'ensemble entre, d'une part, l'exigence d'une
protection effective de ces droits et, d'autre part, les principes qui,
telle la primauté, définissent les rapports entre l'ordre juridique de
l'Union et les ordres juridiques internes des États membres : en
appliquant et sanctionnant les droits et libertés comme principes
généraux du droit, la Cour de justice érige les premiers au rang le
plus élevé de la hiérarchie des normes communautaires,
subordonne du même coup l'ensemble des institutions européennes
et étatiques à leur respect par le truchement des seconds, écarte
enfin le travers d'une subordination directe des normes
communautaires (règlements – directives – décisions…) aux
normes constitutionnelles et conventionnelles.
Le Traité CEE, dans sa version initiale (art. 215), offre enfin et
ce, de manière on ne peut plus opportune, le fondement idéal,
légitimant l'« accrochage » des droits et libertés de source externe à
la catégorie normative non écrite des principes généraux du droit.
Le processus de « sélection-transposition » des droits et libertés
constitutionnels et conventionnels se réclame ainsi directement du
Traité de Rome : invitée officiellement à procéder à la « recherche-
découverte » de l'ensemble des principes généraux du droit
communautaire, la Cour de Luxembourg n'a fait, avec les droits
fondamentaux, qu'en parfaire la consistance en y ajoutant des
normes spécifiquement et directement conçues pour la protection
des individus. Il convient donc de faire le départ entre ceux des
principes généraux du droit qui, sans avoir pour objet immédiat la
garantie des droits fondamentaux, contribuent néanmoins à leur
protection indirecte (en affermissant le processus de mise en place
d'une « Communauté de droit ») et ceux de ces principes qui visent,
omisso medio, la garantie des droits et libertés fondamentaux des
individus. La catégorie générique des principes généraux du droit
est néanmoins caractérisé par son unité, unité qui s'appuie sur deux
traits essentiels : l'autonomie et la transversalité (B. Brunessen
préc., 2013). La première renvoie à la nature du principe qui doit
permettre son existence propre sans rattachement à un autre
principe (voir par exemple, le cas du principe de précaution qui est
souvent utilisé en combinaison avec le principe de
proportionnalité ; CJUE, 29 avril 2010, Solgar Vitamin's France
aff. C-446/08 ; 8 juillet 2010, Afton Chemical, aff. C-343/09 ;
22 décembre 2010, Gowan Comércio Internacional, aff. C-77/09) ;
la seconde détermine l'applicabilité du principe aux autorités
nationales et européennes (v. à nouveau, l'exemple du principe de
précaution dont l'invocabilité est cantonnée aux institutions
européennes et plus limitée pour les autorités nationales).

707 Principes généraux du droit de l'Union applicables en


matière de protection des droits fondamentaux et autres
principes généraux du droit ◊ L'article 215 du Traité CEE
(Traité CE, art. 288) a initialement fourni la base d'identification
des principes généraux du droit communautaire reconnus et
appliqués par la CJCE. Conçue à l'origine comme point d'appui des
principes directeurs de mise en œuvre de la responsabilité extra-
contractuelle de la Communauté, la référence aux « principes
généraux communs aux droits des États membres » a ensuite été
utilisée comme « méthode générale de formulation des principes
généraux du droit communautaire » (Jean Verges, 1994) avant
d'être aujourd'hui appliquée pour l'essentiel au domaine de la
protection des droits fondamentaux. Au demeurant, les « principes
généraux communs aux droits des États membres » ne constituent
qu'une sous-catégorie spécifique dans l'ensemble des principes
généraux du droit communautaire. Ces derniers, en tant que
catégorie générique, regroupent en effet, à la fois, les principes
généraux de droit (on les identifie comme des principes communs à
tous les systèmes juridiques, nationaux ou internationaux et l'on y
range par exemple, le respect des droits de la défense), les principes
généraux du droit international public (issus du droit international
coutumier ou conventionnel, ces principes reçoivent surtout
application en droit de l'Union précisément dans le domaine de la
protection des droits et libertés fondamentaux et sont en particulier
dégagés à partir des instruments internationaux de protection des
droits de l'homme comme la CEDH), et enfin, les principes
généraux communs aux droits des États membres qui, à leur tour,
peuvent fournir un réservoir complémentaire de normes
préalablement sélectionnées avant d'être reçues puis appliquées
dans l'ordre juridique communautaire.
En résumé donc, si tous les principes généraux du droit
communautaire ne proviennent pas uniquement des principes
communs aux droits des États membres (car ils les dépassent) et si
tous ne concernent pas toujours la protection des droits et libertés
directement, la plupart d'entre eux ont aujourd'hui acquis une
importance considérable dans ce domaine justement. En outre, leur
nature spécifique – il s'agit d'un droit non-écrit – constitue
l'illustration éclatante du pouvoir jjurisprudentiel de laCJUE, avec
tous les avantages et prérogatives qui s'y attachent.
§ 2. Portée du processus

708 Un processus à double portée ◊ Le processus de


« communautarisation » des droits et libertés acquiert, avec leur
intégration dans les principes généraux du droit, une double portée :
l'élévation des droits et libertés ainsi véhiculés, au sommet de la
hiérarchie des normes de l'Union, et la diffusion généralisée de ces
mêmes droits et libertés dans les ordres juridiques internes des
États membres.

709 Des droits et libertés « fondamentaux » ◊ Le propre des


principes généraux du droit est, une fois reconnus comme tels,
d'être érigés au rang le plus élevé de la hiérarchie des normes. Ceci
revient, selon l'opinion dominante, à les situer à un rang au moins
égal à celui des traités (droit primaire), ceci de manière à assujettir
l'ensemble du droit dérivé (droit secondaire) au respect des droits et
libertés fondamentaux notamment. Mais l'effet d'entraînement de ce
processus va bien au-delà de la subordination du droit dérivé qui
était, au départ, l'objectif principal. Car du fait de leur autorité
supérieure, les principes généraux du droit doivent – a fortiori
pourrait-on dire – s'imposer à l'ensemble des institutions des États
membres c'est-à-dire avoir rang de primauté, notamment sur les lois
nationales contraires. Telle est la position fermement arrêtée par la
Cour de justice : dès lors qu'une norme nationale est jugée par elle
entrer dans le champ du droit de l'Union il lui revient d'en contrôler
la compatibilité à l'aune des principes généraux du droit.
Il est par ailleurs précisé que, lorsque les autorités nationales sont
amenées à procéder à l'exécution des réglementations arrêtées au
niveau européen et ce, selon les règles de fond et de forme
applicables dans leur ordre juridique interne, elles n'en sont pas
moins tenues « d'exercer leur pouvoir discrétionnaire dans le
respect des principes généraux du droit communautaire, parmi
lesquels figurent les principes de proportionnalité, de sécurité
juridique et de protection de la confiance légitime » (v. not., CJCE
25 mars 2004, Cooperativa Lattepiù arl et autres c/Azienda di Stato
per gli interventi nel mercato agricolo (AIMA) et autres, aff. jointes
C-231, 303 et 451/00). Ce devoir d'exécution, et l'obligation qui s'y
attache concernant le respect des droits fondamentaux, s'applique y
compris lorsque les États procèdent à la transposition de directives
ainsi qu'à l'application nationale de règlements (CJCE 10 juill.
2003, Booker Aquaculture Ltd, aff. jointes C-20 et C-64/00).
Il en va de même lorsque les autorités compétentes des États
membres sont appelées à donner suite à une demande d'assistance
formulée par la Commission agissant au titre de la répression de
certaines infractions (ententes et abus de position dominante)
(CJCE 21 sept. 1989, Hoechst c/Commission, aff. jointes 46/87 et
227/88, points 19 et 33 ; CJCE 22 oct. 2002, Roquette Frères SA et
autre, aff. C-94/00, points 27 et 28 : l'exigence d'une protection
contre des interventions de la puissance publique dans la sphère
d'activité privée d'une personne, qu'elle soit physique ou morale,
qui seraient arbitraires ou disproportionnées, constitue un principe
général du droit communautaire dont le respect s'impose aux
autorités nationales dans l'hypothèse ci-dessus mentionnée).
Dans ces conditions, il apparaît de moindre importance –
quoique la question ne soit pas dénuée d'intérêt – de continuer de
s'interroger sur la place exacte des principes généraux du droit
communautaire dans la hiérarchie des normes (au niveau du droit
primaire ou à un rang intermédiaire pourvu que celui-ci soit
supérieur au droit secondaire ?). À tout le moins, est-on assuré de
ne point verser dans l'erreur en posant pour acquis que les principes
dont il s'agit incorporent l'autorité qui s'attache à leur qualité de
sources non écrites du droit, c'est-à-dire en clair, l'autorité des
normes jurisprudentielles posées par la CJCE. Cela suffit pour que
cette dernière parvienne du même coup à fonder une sorte de
« primauté en cascade » qui saisit, en les subordonnant, l'ensemble
des actes pris par les institutions européennes et étatiques et édictés
par les « jurislateurs » compétents : législation communautaire
dérivée, législation nationale, actes administratifs, etc.
L'on voit ainsi comment les droits et libertés, transitant par le
filtre des principes généraux découverts par la CJCE, acquièrent le
label de droits et libertés fondamentaux dans le sens précis et
technique que l'on doit reconnaître à ce terme (v. ss 85 s.). La
question essentielle se déplace du même coup vers un champ
d'investigation différent : celui de la perception et la réception, par
les juridictions nationales surtout, de l'autorité reconnue aux
principes généraux du droit par la Cour de Luxembourg ; car du
point de vue adopté, dépend au fond – là où cela apparaît nécessaire
pour compléter ou, le cas échéant, pallier les déficiences des
protections constitutionnelles nationales – la diffusion généralisée
des droits et libertés fondamentaux de l'Union dans les ordres
juridiques de tous les États membres

710 Une diffusion généralisée des droits et libertés


fondamentaux ◊ L'étagement des principes généraux du droit de
l'Union à un rang supérieur de la hiérarchie des normes, est de
nature à renforcer le processus de diffusion des droits et libertés
fondamentaux dans l'ensemble des ordres juridiques nationaux des
États parties à l'Union européenne. Cette affirmation recouvre
néanmoins une réalité nuancée.
D'un côté, en effet, il est incontestable qu'en s'attachant les
mêmes caractères qui font l'originalité des règles écrites (primauté,
effet direct), les principes généraux du droit porteurs de droits et
libertés fondamentaux acquièrent dans chaque ordre juridique
interne une force normative de plein exercice. La pénétration des
normes de l'Union protectrices des droits et libertés fondamentaux
dans les différents droits nationaux contribue ainsi de manière
évidente à asseoir le caractère « justiciable » des prérogatives qui
s'y attachent devant les juridictions compétentes. Les juridictions
nationales, en particulier, peuvent aujourd'hui en tirer argument
pour s'ériger en censeurs éventuels des actes législatifs ou
administratifs internes jugés contraires aux droits et libertés
fondamentaux propres à l'Union. Il en va de même, mais selon des
procédures distinctes impliquant le recours systématique au renvoi
préjudiciel à la CJCE, s'agissant de l'examen de compatibilité des
normes dérivées elles-mêmes. L'intrusion des principes généraux
du droit dans la masse déjà considérable des normes internationales
douées de primauté sur toute loi nationale, contraire en particulier,
alimente en définitive l'opinion de ceux pour qui « le contrôle de
conventionnalité » s'apparente à un « contrôle de constitutionnalité
déguisé » puisque les normes de proclamation appliquées par le
juge constitutionnel et les juges de droit commun sont très
fréquemment formulées en termes, sinon identiques, du moins
comparables. Les principes ainsi dégagés sur le plan de l'examen de
compatibilité sont, en outre, prolongés par la mise en jeu d'une
responsabilité extra-contractuelle, tant des États que de l'Union,
selon la nature de l'acte générateur d'une violation des droits et
libertés fondamentaux.
La position adoptée par les juridictions françaises sur ces
différents points donne la pleine mesure des progrès accomplis
dans ce processus de diffusion ; alors, en effet, que l'on aurait pu
tirer argument de ce que la primauté qui s'attache aux normes
internationales en vertu de l'article 55 C ne vise que les traités ou
accords, le Conseil d'État n'a pas hésité à statuer au fond sur un
moyen tiré de ce que les dispositions de la loi française du 7 juillet
1977 relative à l'élection des représentants français au Parlement
européen comportaient des dispositions contraires au principe
d'égalité en tant que principe général du droit communautaire (Ass.,
17 février 1995, Meyet et autres, Lebon, p. 79 ; AJDA 1995. 223,
concl. Toutée). Si l'on prend soin par ailleurs de se tourner vers
certains systèmes juridiques voisins du nôtre, l'effet d'entraînement
de la construction mise au point par la Cour de justice n'en est pas
moins appréciable : appréhendés par le truchement des principes
généraux du droit et compte tenu des effets reconnus à ces derniers
(primauté, effet direct), les droits et libertés issus de la CEDH
deviennent ainsi pleinement applicables dans un ensemble de
systèmes qui, jusqu'à une période récente (Grande-Bretagne,
Danemark, etc.) refusaient l'intégration de cet instrument dans leur
ordre juridique.
D'un autre côté cependant, la portée de ce mouvement doit être
relativisée. Elle l'est d'abord du côté du contrôle opéré le cas
échéant sur le respect des droits fondamentaux par les actes
normatifs des autorités nationales et ce, doublement : en premier
lieu parce qu'un tel contrôle n'est susceptible de s'exercer, comme
on l'a vu, que s'il existe un élément de rattachement au droit de
l'Union ; en second lieu, parce que dans la plupart des États
membres, il existe déjà soit un contrôle de constitutionnalité, soit
un contrôle de conventionnalité des lois notamment, voire les deux
à la fois. L'on ne voit pas ce que peut représenter en termes de
progrès qualitatif l'adjonction d'un troisième type de contrôle, si ce
n'est contribuer à alimenter les risques d'interférences conflictuelles
entre les solutions dégagées successivement par les juridictions
internes et par les deux juridictions européennes.

711 Conclusion ◊ Au terme de ces développements, il importe de


souligner à quel point l'inclusion des sources matérielles de
proclamation des droits et libertés fondamentaux (normes
constitutionnelles et normes conventionnelles) dans la catégorie
formelle des principes généraux du droit valorise et singularise
l'œuvre jurisprudentielle de la CJCE puis de la CJUE en la matière.
La référence, maintenue dans l'article 6 § 3 du TUE modifié, aux
principes généraux, témoigne, en particulier, du refus très net des
États jusqu'à un passé récent de franchir le pas de l'adhésion
officielle à la Conv. EDH. L'on peut légitimement s'interroger sur le
point de savoir si cela ne laisse pas à la Cour de Luxembourg une
marge de manœuvre que d'aucuns pourraient juger trop importante
s'agissant d'une juridiction dont la vocation non dissimulée est
d'être comparée à celle d'une Cour constitutionnelle. Force est, en
toute hypothèse, de constater que le maniement des principes
généraux du droit lui laisse toute latitude pour « capter » ou, au
contraire, écarter les droits et libertés proclamés notamment dans la
Conv. EDH ; qu'en outre, cet état actuel du droit la dispense,
surtout, d'avoir formellement l'obligation de se plier aux exigences
du respect des interprétations données de ce texte par la Cour
européenne des droits de l'homme. Ce constat est singulier qui fait
ainsi de la Cour de Luxembourg la seule juridiction suprême en
Europe dont les jugements continuent d'échapper au contrôle direct
des juges de Strasbourg dans le domaine de la protection des droits
et libertés fondamentaux (P. Waschmann, 1997)…
CHAPITRE 2
LES DROITS ET LIBERTÉS PROTÉGÉS

Section 1. LE « DROIT À L'ÉGALITÉ »


Section 2. LES « DROITS-LIBERTÉS »
§ 1. La liberté de circulation
§ 2. La dignité de la personne humaine
§ 3. La protection de la vie privée et familiale, du domicile
et de la correspondance
§ 4. La liberté de pensée, de conscience et de religion
§ 5. La liberté d'expression et d'information
§ 6. La liberté d'entreprise et le droit de propriété
§ 7. La liberté d'association et la liberté syndicale
Section 3. LES « DROITS-GARANTIES »
§ 1. Les garanties générales
§ 2. Garanties applicables en matière répressive
Section 4. LES « DROITS-PARTICIPATION »
Section 5. LES « DROITS-CRÉANCES »
Section 6. LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT COMMUNAUTAIRE
APPUYANT LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX

712 Classification des droits et libertés fondamentaux –


Plan ◊ Il convient ici de reprendre les mêmes principes de
distinction que ceux précédemment appliqués aux droits
fondamentaux constitutionnels. Ceci favorise, outre la clarté de
l'exposé, les rapprochements et comparaisons entre les différents
systèmes de protection. Les « droits et libertés fondamentaux
communautaires » peuvent ainsi se répartir en quatre catégories :
les « droits-libertés » (Section 2), les « droits-garanties »
(Section 3), les « droits-participation » (Section 4) et les « droits-
créances » (Section 5). Il convient, par ailleurs, d'insister sur la
fonction éminemment structurante du « droit à l'égalité » qui, dès
l'origine, a constitué la pierre angulaire de l'édifice communautaire
et, notamment, du Marché commun (Section 1).

SECTION 1. LE « DROIT À L'ÉGALITÉ »

713 Un « droit fondamental structurel » ◊ (v. R. Hernu [2003],


Principe d'égalité et principe de non-discrimination dans la
jurisprudence de la Cour de justice des Communautés
européennes). Le « droit à l'égalité » recouvre en droit de l'Union
une forme d'expression avant tout négative : le droit à la non-
discrimination qui prend lui-même appui sur l'interdiction des
discriminations. C'est d'ailleurs à partir de cette expression négative
(qui ne vise, à l'origine d'ailleurs, que deux domaines spécifiques,
la nationalité et les discriminations homme/femme dans le domaine
social (rémunérations, conditions de travail, sécurité sociale) que la
Cour de Luxembourg a par la suite dégagé, positivement cette fois,
un droit général à l'égalité dont les secteurs d'application sont
aujourd'hui devenus multiples, eu égard aussi au fait de son
extension progressive par le droit primaire et par le droit seondaire.
Ce droit correspond à un principe structurel qui est à la base même
de la construction communautaire (J.-P. Jacqué) En d'autres termes,
il est apparu comme LA condition existentielle par excellence du
Marché commun. Le « droit à l'égalité » est, en ce sens, l'une des
très rares prérogatives subjectives qui fait l'objet, dès l'origine,
d'une formalisation expresse dans les traités (article 6 CE ; article
18 TFUE).
À l'heure actuelle, et ce, depuis le traité d'Amsterdam (art 13
TCE), les traités lui confèrent une vocation élargie comme en
témoigne la rédaction de l'article 19 TFUE : « le Conseil, statuant à
l'unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et
après approbation du Parlement européen, peut prendre les mesures
nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le
sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un
handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle »). « L'égalité en droit » et
l'interdiction des discriminations sont affirmés dans le titre II de la
CDFUE et se déclinent aux articles 20 à 26. Ce droit couvre ainsi
des domaines d'application élargis qui ne sont plus liés seulement
au monde du travail.

714 Domaines d'application du « droit à l'égalité » ◊ Le « droit à


l'égalité » touche essentiellement des domaines très ciblés :
interdiction des discriminations en fonction de la nationalité, égalité
de traitement Homme/Femme. Le Traité d'Amsterdam (Traité CE,
art. 13) en a encore élargi le champ d'application, ce qui à terme,
pourrait conduire à faire de ce droit un principe d'application
générale, à l'instar de ce qui prévaut déjà dans les droits
constitutionnels des États membres, dans la Conv. EDH (art. 14 et
Protocole no 12) ou même dans le PIDCP (art. 26). C'est en ce sens
qu'opère la CDFUE qui consacre un chapitre entier fort de sept
articles à ce principe et intitulé « égalité ». Son article 20 dispose
ainsi : « toutes les personnes sont égales en droit », la Cour de
Luxembourg considère de son côté qu'il s'agit d'un principe général
du droit applicable même sans texte. En suite de quoi, les textes qui
le formalisent, soit en l'énonçant de manière générale, soit en
l'appliquant à des domaines précis, ne sont que « l'expression
spécifique du principe général d'égalité qui appartient aux principes
fondamentaux du droit communautaire » (CJCE 17 juill. 1963,
Italie c/ Commission, aff. 13/63, Rec. CJCE p. 341).
Il incombe d'ailleurs aux juridictions nationales d'assurer le plein
effet du principe général de non-discrimination en fonction de l'âge
par exemple en laissant inappliquée toute disposition contraire de la
loi nationale, et ce alors même que le délai de transposition de
ladite directive n'est pas encore expiré (CJCE 22 nov. 2005, aff. C-
144/04, Werner Mangold c/ Rüdiger Helm, pt 77). Dans un arrêt
Maria Cristina Guerrero Pecino c/ Fogassa, la Cour a par ailleurs
jugé que le juge national doit laisser inappliquée une
réglementation interne qui viole le principe d'égalité notamment en
matière de licenciement économique (arrêt du 13 déc. 2005, aff. C-
171/05). Pour un exemple de l'application générale du principe
d'égalité, voir l'arrêt Heineken du 13 janvier 2005, prohibition de
toute discrimination entre producteurs ou consommateurs, (aff. C-
126/04). Également TPICE, 22 févr. 2006, Herta Adam, aff. T-
342/04 et CJCE 3 mars 2005, Commission c/ Italie, C-283/02).
715 Interdiction des discriminations fondées sur la
nationalité ◊ Cette exigence est à la base même des principes
structurels qui régissent l'établissement et le fonctionnement de la
Communauté européenne ; il figure désormais dans la Première
partie du TFUE, dont l'article 12 § 1 énonce : « Dans le domaine
d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions
particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée
en raison de la nationalité ». La vocation structurante de ce principe
est encore accentuée par la mise en perspective d'un lien très étroit
entre « non-discrimination » et « citoyenneté de l'Union » (Intitulé
de la deuxième partie du TFUE) Énoncé positivement, ce principe
exige l'égalité de traitement, en général, entre nationaux d'un État et
ressortissants d'un autre État membre (règle du « traitement
national ») dont la Cour s'est appliquée à préciser à la fois les
conditions d'application ainsi que le contenu et la portée.

716 Conditions d'application ◊ L'égalité de traitement fait l'objet


dans le droit de l'Union d'une articulation élaborée entre disposition
générale (TFUE, art. 18) et dispositions spéciales, ces dernières
étant à leur tour mises en œuvre, le cas échéant, par une
réglementation dérivée appropriée.
La vocation structurante de l'égalité de traitement est, en outre,
particulièrement bien marquée à l'égard de certains « droits-
libertés » par ailleurs expressément énoncés dans les Traités La
CJCE précise ainsi que l'application du principe général qu'énonce
le traité « est concrétisée pour des situations spécifiques. Tel est le
cas, entre autres, des dispositions relatives à la libre circulation des
travailleurs, au droit d'établissement et à la libre prestation de
service » (CJCE 2 févr. 1989, I.W. Cowan c/ République française,
aff. 186/87). Solution particulièrement révélatrice du lien qui
s'établit entre liberté de circulation, libre prestation de services et
égalité de traitement : s'agissant d'un touriste britannique victime
d'une agression en France, l'article 12 Traité CE (TFUE, art. 18)
s'oppose à ce qu'un État, pour ce qui concerne les personnes
bénéficiaires de la liberté de circulation en tant que destinataires de
services (ici un simple touriste), subordonne l'indemnisation de
cette personne victime d'une agression à une condition de
nationalité. La solution est identique s'agissant, par exemple, de
l'accès à des prestations sociales, de l'accès à l'emploi (en ce sens,
CJCE 20 nov. 1997, Petrie, aff. C-90/96, ; CJCE 20 juin 2002,
Commission c/ Luxembourg, aff. C-299/01,: maintien d'une
condition de résidence au Luxembourg pour l'octroi d'un revenu
minimum garanti), ou encore de l'accès à la justice (en ce sens,
CJCE 26 sept. 1996, Delecta Aktiebolog et Ronny Forsberg c/ MSL
Dynamics Ltd, aff. C-43/95 : le fait de subordonner la recevabilité
d'une action en justice intentée par un ressortissant communautaire
à l'exigence du dépôt d'une cautio judicatum solvi, est contraire au
principe de l'égalité de traitement). La référence à l'égalité de
traitement recouvre ainsi une double utilité fonctionnelle, comme
cela ressort également des jurisprudences constitutionnelles
comparées (F. Mélin-Soucramanien, 1997) : le droit à l'égalité se
double ainsi du droit à l'égalité des droits.
La qualité de « ressortissant communautaire » apparaît
néanmoins comme la condition première exigée au bénéfice de
l'égalité de traitement ; ce qui, inversement, conduit en principe, à
légitimer les discriminations entre ressortissants d'États membres et
ressortissants d'États tiers. Cette approche est corroborée par la
Cour européenne des droits de l'homme (CEDH 18 févr. 1991,
Moustaquim c/ Belgique, Série A, no 193 : ressortissant marocain
expulsé du territoire belge et se prévalant du régime applicable en
la matière aux ressortissants communautaires ; prétention rejetée
par la CEDH estimant que la différence de traitement reposait sur
une justification objective et raisonnable). Il reste que sous
l'influence de la législaton dérivée et de la jurisprudence de la CJ, la
distinction entre national d'un État membre (que l'on désigne
maintenant comme le « citoyen européen ») et ressortissant d'État
tiers est en voie d'atténuation et ce, à la suite de l'impulsion donnée
par le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999. Il
en va ainsi par exemple en ce qui concerne l'alignement du statut de
ces derniers (lorsqu'ils bénéficient d'un séjour de longue durée en
application de la directive 2003/109/CE du 25 novemenbre 2003 ;
v. en particulier l'art 11 de ce texte) sur celui des ressotissants d'État
membre. Ceci aboutit en particulier, à consacrer une égalité de
traitement pour les principales prestations de nature sociale entre
les deux catégories dont s'agit et ce, en référence à l'article 34 § 3
CDFUE (voir par ex : CJUE, Gde Ch., 24 avril 2012, Servet
Kamberaj, aff. C– 571/10 : discrimination contraire à la directive
précitée en matière d'aide au logement refusée à un ressortissant
albanais séjournant et occupant un emploi stable depuis 1994 en
Italie ; rappr. CJUE, 26 avril 2012, Commission c/ Pays-Bas, C-
508/10 : application aux ressortissants de pays tiers qui sollicitent
l'acquisition du statut de résident de longue durée aux Pays-Bas et à
ceux qui, ayant acquis ce statut dans un État membre autre que le
Royaume des Pays-Bas, demandent à exercer le droit de séjourner
dans cet État membre ainsi qu'aux membres de leur famille qui
demandent à être autorisés à les accompagner ou à les rejoindre, de
droits fiscaux excessifs et disproportionnés ; violation constatée de
la directive 2003/109 précitée et méconnaissance du principe de
proportionnalité sans toutefois passer par le détour des droits
fondamentaux ; s'agissant toutefois de prestations en matière
sociale, la CJ opère un repli significatif en jugeant licite au regard
du droit de l'Union un refus d'accorder des prestations de
l'assurance de base à des citoyens européens économiquement
inactifs et ne disposant pas de ressources suffisantes dès lors qu ces
derniers deviendraient « une charge déraisonnable pour le système
d'assurance sociale de l'État d'accueil » ; voir en ce sens, CJUE,
Gde Ch., 11 novembre 2014, Elisabeta Dano, Florin Dano c/
Jobcenter Leipzig, aff. C-333/13).
À son tour, la notion de ressortissant communautaire se réclame
d'une acception large que symbolise aujourd'hui la référence à la
notion de « citoyenneté européenne ». Par exemple, l'égalité de
traitement reconnue au travailleur s'étend aux membres de sa
famille, tandis qu'il bénéficie aussi bien aux personnes physiques
qu'aux personnes morales. Dans le même sens, les destinataires
assujettis au respect de l'égalité de traitement s'entendent également
largement (Institutions de l'Union, États membres et sujets
particuliers). Enfin, l'égalité de traitement peut être étendue à des
ressortissants d'États tiers, par exemple en vertu d'un accord
d'association (ainsi l'art. 9 de l'accord d'association CEE/Turquie
qui interdit la discrimination en raison de la nationalité et son
application spécifique à la sécurité sociale par la décision 3/80 du
Conseil d'association : CJCE 28 avr. 2004, aff. C-373/02, Sakir
Öztürk).

717 Contenu et portée ◊ La jurisprudence reprend sous cet angle les


principes les mieux établis, déduits tant des jurisprudences internes
qu'internationales : toute différence de traitement non fondée sur
une justification objective et raisonnable est constitutive d'une
discrimination injustifiée. L'existence d'une situation comparable
entre catégories de titulaires du droit à l'égalité exige en
conséquence un traitement identique. Mais, dans le prolongement
aussi, l'identité de traitement, imposée alors que les situations des
titulaires concernés ne sont pas comparables, est illicite (v.,
s'agissant de ce dernier aspect, en particulier : CJCE 19 oct. 1977,
Albert Ruckdeschel & co et autres, aff. jointes 117/76 et 16/77, Rec.
CJCE p. 1753, concl. Capotorti : s'agissant de deux produits
différents entrant dans la composition du pain de seigle, ces
produits « doivent… être traités de manière égale, à moins qu'une
différenciation ne soit objectivement justifiée » – souligné par nous
– point no 8 de l'arrêt ; v. ég., CJCE 2 oct. 2003, Carlos Garcia
Avello c/ État belge, aff. C-148/02 : l'application à l'identique des
règles belges régissant l'attribution du nom d'une personne à des
enfants ayant la double nationalité belge et espagnole comme à
ceux ayant seulement la nationalité belge est contraire aux
articles 12 et 17 Traité CE ; à propos ici du refus d'un changement
de nom opposé au requérant par les autorités belges). Il ressort des
exemples cités que la règle du traitement national résultant de
l'article 12 Traité CE se voit reconnaître une « justiciabilité »
complète s'agissant de son invocabilité contre les institutions de
l'Union (v. par ex. 9 sept. 2003, K. Kinke, aff. C-250/02 : les
directives sur la reconnaissance des diplômes des médecins ne
méconnaissent pas le principe de non-discrimination) et surtout,
étatiques (effet direct vertical). La question est, en revanche, plus
discutée s'agissant de son invocabilité à l'encontre des particuliers
(sur ce débat, P. Leger (dir.), 2000, p. 210 et les réf.). S'agissant des
États, ceux-ci, comme on l'a vu (v. ss 703), sont tenus de garantir le
respect des droits fondamentaux lorsqu'ils mettent en application le
droit de l'Union. Le respect du principe général d'égalité et le
principe de non-discrimination en font ainsi partie (CJCE 12 déc.
2002, A. Rodriguez Caballero, aff. C-442/00, Rec. CJCE, p. I-
11915, points 31 et 32 : refus opposé à un salarié espagnol de lui
verser « des salaires durant la procédure » (applicable en cas de
licenciement) motif pris que lesdits salaires n'ont pas été fixés par
une décision judiciaire, mesure jugée discriminatoire par rapport
aux autres salariés dont les rémunérations sont, elles, fixées par
décision judiciaire). La portée d'une décision de la CJCE constatant
une telle discrimination est d'exiger l'octroi au bénéfice de la
catégorie discriminée des mêmes avantages que ceux reconnus à la
catégorie privilégiée avec pour corollaire l'obligation faite au juge a
quo d'évincer la disposition nationale incriminée sans attendre
l'intervention du législateur (même arrêt, points 42 et 43).
L'appréciation du juge national est cependant placée sous le
contrôle de la CJ en cas de déclaration de compatibilité avec le
droit communautaire.

718 Extension du jeu de l'interdiction des discriminations


fondées sur la nationalité ◊ (v. F. Zampini. [2005], « La
jurisprudence de la Cour de justice et les étudiants : du droit à la
non-discrimination en matière d'accès à l'enseignement
universitaire dans l'État d'accueil et à l'octroi de prestations
sociales »). Jusqu'à une époque récente, le jeu de l'article 12 Traité
CE (TFUE, art. 18) était subordonné de manière assez stricte à ce
que les situations qu'il régit soient elles-mêmes saisies par le droit
de l'Union. Ainsi il n'y avait par exemple aucun mal à considérer
qu'il pouvait s'appliquer dans le champ couvert par la libre
circulation des travailleurs (v. CJCE 16 janv. 2003, Commission
c/Italie, aff. C-388/01 : application de l'art. 12 Traité CE combiné
avec l'art. 49 Traité CE : libre prestation de services) pour déclarer
contraire au traité une discrimination contestée par des touristes
ressortissants d'un autre État membre et consistant à réserver l'accès
gratuit à certains édifices publics aux seuls Italiens). A contrario,
hors du champ d'application de ce droit, c'est-à-dire de compétence
rationae materiae du droit de l'Union, l'article 12 Traité CE ne
saurait entrer en jeu. Or, la notion de situation régie par le droit
communautaire (droit de l'Union) connaît désormais une extension
remarquable au point de faire entrer dans son champ, par exemple,
les règles nationales d'attribution du nom, c'est-à-dire en définitive
des compétences réservées aux États (arrêt Garcia Avello préc. ;
14 octobre 2008, Grunkin et Paul, aff. C– 353/06 ; 22 décembre
2010, Sayn-Wittgenstein.). Cette extension est opérée en combinant
le jeu de l'article 12 Traité CE (TFUE, art. 18) avec les articles 17
et 18 Traité CE (TFUE, art. 20 s.) ainsi que 21 TFUE (liberté de
circulation). Certes, la citoyenneté de l'Union n'a vocation à
entraîner le droit à l'égalité de traitement que dans le domaine
d'application des traités (arrêt Garcia Avello préc., point 23 et 26),
mais entrent précisément dans ce champ, les situations relatives à
l'exercice des libertés fondamentales notamment celles relevant de
la liberté de circuler et de séjourner sur le territoire des États
membres telle que conférée par l'article 18 Traité CE (TFUE, art.
20 § 2 a et 21). (même arrêt, point 24 ; tel est le cas de personnes
(en l'espèce, les enfants du requérant) qui sont ressortissantes d'un
État membre (donc des « citoyens de l'UE ») et qui séjournent
légalement sur le territoire d'un autre État membre (même arrêt,
point 27) ; adde : CJUE, 12 mai 2011, Malgožata Runevic-Vardyn,
Tukasz Pawel Wardyn, aff. C-391/09 : « Si, en l'état actuel du droit
de l'Union, les règles régissant la transcription dans les actes d'état
civil du nom de famille et du prénom d'une personne relèvent de la
compétence des États membres, ces derniers doivent, néanmoins,
dans l'exercice de cette compétence, respecter le droit de l'Union et,
en particulier, les dispositions du traité relatives à la liberté
reconnue à tout citoyen de l'Union de circuler et de séjourner sur le
territoire des États membres… » (pt 63). Il en résulte qu'une
réglementation nationale qui désavantage certains ressortissants
nationaux du seul fait qu'ils ont exercé leur liberté de circulation et
de séjour dans un État membre constitue une restriction aux libertés
reconnues aux citoyens de l'Union par l'article 21, § 1 TFUE ; cette
disposition ne fait toutefois pas obstacle à ce que les autorités
compétentes d'un État membres refusent, en application d'une
réglementation nationale prévoyant que les noms de famille et les
prénoms d'une personne ne peuvent être transcrits dans les actes
d'état civil de cet État que sous une forme respectant les règles de
graphie de la langue officielle nationale, de modifier le nom de
famille de l'un de ses ressortissants porté préalablement à son
mariage et le prénom de celui-ci, lorsque ceux-ci ont été enregistrés
à la naissance, conformément à ladite réglementation.
Pratiquement, cela revient à considérer que le seul bénéfice de la
nationalité d'un État membre de l'UE (c'est-à-dire de la
« citoyenneté européenne ») légitime l'invocation du principe de
non-discrimination dans tous les domaines d'application des traités.
C'est également en s'appuyant sur ce renfort offert par la
citoyenneté de l'Union que la Cour de justice reconnaît au
ressortissant d'un État membre à la recherche d'un emploi dans un
autre État membre un droit à une allocation de recherche d'emploi
prévue par la législation interne pertinente et alors même qu'il ne
peut être considéré comme travailleur au sens de l'article 39 du
Traité CE (CJCE 23 mars 2004, Brian Francis Collins, aff. C-
138/02, confirmé par l'arrêt Office national de l'emploi c/ Ioannis
Ioannidis, aff. C-258/04 du 1er septembre 2005 ; v. également CJCE
20 sept. 2001, Grzelczyk, aff. C-184/99 : bénéfice de l'allocation
minimale attribuée aux étudiants belges reconnu à un étudiant
citoyen de l'Union, également confirmé par l'arrêt du 7 juillet 2005,
Commission c/ Autriche, aff. C-147/03). La Cour a également
renversé sa jurisprudence Lair du 12 juin 1986 par l'affirmation
dans un arrêt Danny Bidar du 15 mars 2005 (aff. C-209/03), que
l'article 12 alinéa 1er TCE devait être interprété comme s'opposant à
ce que tout citoyen de l'Union, bénéficiaire à ce titre d'un droit de
séjour pendant une certaine durée, puisse bénéficier sans conditions
de l'égalité absolue de traitement s'il ne démontre pas « un certain
degré d'intégration dans la société de l'État d'accueil » (point 25 de
l'arrêt).
En définitive, « le statut de citoyen de l'Union a vocation »,
précise désormais la Cour de justice, « à être le statut fondamental
des ressortissants des États membres » (CJCE, 20 septembre 2001,
Grzelczyk, aff. C-184/99) permettant à ceux parmi ces derniers qui
se trouvent dans la même situation d'obtenir dans le domaine
d'application rationae materiae du traité le même traitement
juridique (CJCE, 11 juillet 2002, Marie-Nathalie d'Hoop c/ Office
national de l'emploi, aff. C-224/98 : « le droit communautaire
s'oppose à ce qu'un État membre refuse à l'un de ses ressortissants,
étudiant à la recherche d'un premier emploi, l'octroi des allocations
d'attente au seul motif que cet étudiant a terminé ses études
secondaires dans un autre État membre » (pt 40) ; comp. : CJUE,
20 juin 2013, Giersch e.a., aff. C-20/12 : refus opposé à la demande
d'étudiants, enfants de travailleurs frontaliers de longue date ne
résidant pas au Luxembourg, du bénéfice de l'aide financière pour
études supérieures et souhaitant poursuivre leurs études dans un
autre État membre au motif qu'ils ne remplissaient pas la condition
de résidence exigée par le droit national ; compatibilité avec le droit
de l'Union car la dsicrimination opérée répondait à un but légitime
et était proportionnée ; 18 juillet 2013, Prinz et Seeberger, aff. C-
523/11 et 585/11 : contrariété aux art 20 et 21 TFUE du refus à des
étudiants du bénéfice pour une durée supérieure à un an d'une aide
à la formation au titre d'études poursuivies dans un autre État
membre, à défaut de pouvoir justifier d'une résidence ininterrompue
en Allemagne pendant une période d'au moins trois ans avant le
début des études en cause ; 17 septembre 2002, Baumbast, R., c/
Secretary of State for the Home Department aff. C-413/99 : le refus
opposé au requérant de l'exercice du droit de séjour qui lui est
conféré par l'article 18, paragraphe 1, CE (…) au motif que
l'assurance maladie dont il dispose ne couvre pas les soins urgents
administrés dans l'État membre d'accueil constitue une ingérence
disproportionnée dans l'exercice dudit droit ; CJCE 29 avr. 2004,
Heikki Antero Pusa, aff. C-224/02, point 16 : application du
principe de non-discrimination à la saisie opérée sur une pension
versée dans un État membre en remboursement d'une dette
contractée dans le pays d'origine et susceptible d'affecter
négativement le droit à la libre circulation dans l'Union). La clause
générale de non discrimination en raison de la nationalité trouve
aussi application dans le domaine pénal (voir par exemple dans le
cadre de la procédure du mandat d'arrêt européen : CJUE, Gde Ch.,
5 septembre 2012, Joao Pedro Lopes Da Silva Jorge, aff. C-42/11 :
incompatiblité de l'article 695-24 du C. pr. pén. français avec
notamment l'art 18 TFUE en raison de l'impossibilité opposée à un
ressortissant portuguais d'exécuter en France une peine
d'emprisonnement à laquelle il avait été condamné au Portugal, le
bénéfice du motif de non exécution facultative du MAE étant
réservé par les dispositions précitées aux seuls nationaux).
On voit ainsi qu'en s'adossant à la « citoyenneté de l'Union », le
principe de non-discrimination conduit non seulement à un
renforcement mais aussi à une extension des droits et libertés
couverts par le droit de l'Union et à un assujettissement à ses
exigences de respect des pans nouveaux de compétences étatiques a
priori étrangères au champ d'intervention des compétences
transférées à l'Union.
On signalera par ailleurs que, dans le domaine de la fonction
publique française, l'un des problèmes concernant l'effectivité du
principe d'égalité de traitement était la transposition en droit interne
du droit communautaire. La loi du 26 juillet 2005 portant diverses
mesures de transposition du droit communautaire à la fonction
publique (voir art 5 bis de la loi n° 83-634 du 13 juillet
1983 portant droits et obligations des fonctionnaires dite « loi Le
Pors ») est venue, en partie, régler ce problème. L'apport principal
de cette réforme est la possibilité, pour tout citoyen européen
(disposition couvrant les ressortissants des États de l'Espace
économique européen (EEE), d'accéder à la fonction publique dans
les mêmes conditions que pour les Français, que ce soit pour l'accès
par concours (interne ou externe) comme pour l'accès par détention
d'un titre ou d'une qualification comparable acquis dans un autre
État. La France se conforme ainsi à l'arrêt Burdaud de la Cour de
justice du 9 septembre 2003, (aff. C-285/01), qui a admis que le
diplôme de l'ENSP de Lisbonne était comparable à celui de l'ENSP
de Rennes. Un décret du 24 octobre 2005 (n° 2005-1332, JO
29 oct. 2005) est venu renforcer le dispositif législatif et apporter
les modifications réglementaires nécessaires.

719 Égalité de traitement Homme/Femme-Interdiction des


discriminations fondées sur le sexe ◊ L'article 141 du
Traité CE, repris à l'art. 157 §1 TFUE) impose l'égalité de
traitement entre travailleurs masculins et féminins ; mais, à
l'origine, (cf., art. 119 traité CEE) uniquement dans un domaine
précis, celui des rémunérations. Cette disposition centrale a par
ailleurs fait l'objet d'une réglementation de mise en œuvre
(directive modifiée 75/117 du 10 févr. 1975, GTDUE Tome 2, 6e éd.
2003, p. 139). L'absence de disposition à portée générale dans les
traités, sur l'égalité de traitement Homme/Femme, a néanmoins été
progressivement comblée, tant par la CJCE que par les instances de
l'Union agissant par voie de directives. De fait, la régulation
normative dérivée essaime aujourd'hui dans les secteurs les plus
variés : accès à l'emploi, formation professionnelle et conditions de
travail (directive 76/207 du 9 févr. 1976, modifiée par directive
2002/73/CE du 23 sept. 2002, JOCE, no L. 269 du 5 oct. 2002),
sécurité sociale (directive 79/7 du 19 déc. 1978, et directive 86/378
du 24 juill. 1986 ; v. ég. sur l'extension des droits concernés aux
travailleurs indépendants et agricoles : directive no 86/613 du
11 déc. 1986). À l'heure actuelle, le droit primaire dans sa version
récente, art.157 § 3 TFUE, entend donner à l'égalité de traitement
Homme/Femme une dimension plus globale en visant « l'égalité
des chances et l'égalité de traitement [...] en matière d'emploi et de
travail… » (v. ég. art. 19 § 1 TFUE évoquant les actions à mener en
vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe).
Au-delà des textes, cependant, la dynamique jurisprudentielle a
accentué l'extension du domaine de « l'égalité des sexes ».

720 Un domaine d'application élargi – un droit renforcé par la


jurisprudence de la CJUE ◊ L'égalité des sexes fournit un bon
exemple des controverses opposant tenants de l'égalité formelle et
tenants de l'égalité réelle. Selon la première approche, le droit à
l'égalité de traitement Homme/Femme exige l'édiction de normes
indifférentes au sexe ; la seconde, en revanche, tolère le cas échéant
la création volontaire d'une discrimination en droit afin de corriger,
voire d'établir, l'égalité réelle ou de fait : c'est le principe même des
discriminations positives ou « discriminations à rebours ». Dans le
domaine considéré, serait-il ainsi loisible aux autorités normatives
d'édicter des mesures en faveur du sexe défavorisé ? (Ibid.).
La CJUE n'est pas restée indifférente à ce débat ; mais sa
jurisprudence demeure nuancée quant à la compatibilité des
discriminations positives avec l'égalité de traitement (voir pour un
exemple : CJUE, 17 juillet 2014).
721 Discriminations directes et discriminations
indirectes ◊ L'égalité de traitement s'oppose à toute forme de
discrimination fondée sur le sexe, qu'elle soit directe ou indirecte.
La règle ainsi énoncée est d'application générale.
a) S'agissant, en premier lieu, des discriminations directes, la
jurisprudence oppose ainsi un obstacle dirimant à toute règle ou
pratique mettant en avant le critère du sexe comme élément
d'appréciation d'une situation. Ainsi, dans le domaine du
recrutement ou de la promotion dans une activité professionnelle,
seuls les critères de compétence et de qualification sont admis
comme éléments légitimes de différenciation de traitement. Ceci
protège les femmes vis-à-vis des hommes et réciproquement. Ainsi,
la prise en considération par l'employeur de l'état de grossesse d'une
salariée est constitutive d'une discrimination directe par le sexe
(CJCE 3 févr. 2000, Mahlburg, aff. C-207/98 : à propos d'un refus
d'embauche ; 27 févr. 2003, W. Bush, aff. C-320/01, : à propos d'un
refus de réintégration ; dans un arrêt du 30 mars 2004, Alabster, la
Cour a également jugé que la rémunération d'une femme enceinte
doit être égale à celle des hommes, aff. C-147/02 ; voir ég., CJUE,
6 mars 2014, Loredana Napoli c/ Ministero della Giustizia,
Dipartimento dell'Amministrazione penitenziaria, aff. C-595/12 :
l'exclusion de la requérante d'un cours de formation professionnelle
en raison de la jouissance du congé de maternité est jugée contraire
au droit de l'Union).
Réciproquement, et après avoir considéré que les pensions
servies au titre du régime français de retraite des fonctionnaires
entrent dans le champ de l'article 141 Traité CE (Traité CE, ex art.
119 et TFUE, art. 157), la Cour de justice juge que le principe de
l'égalité des rémunérations est méconnu au détriment des hommes
au motif que le Code des pensions de retraite français exclut du
bénéfice de la bonification qu'il instaure pour le calcul des
pensions, les retraités fonctionnaires de sexe masculin ayant
assumé l'éducation de leurs enfants (CJCE 29 nov. 2001, Joseph
Griesmar c/ Ministre de l'Économie, aff. C-366/99, Rec. CJCE,
p. I-9383 ; 13 déc. 2001, Mouflin, aff. C-206/00, Rec. CJCE, p. I-
10201 ; CJCE 4 mars 2004, Haackert, aff. C-303/02).
Le Conseil d'État français a fait une stricte application de cette
jurisprudence (CE 29 juill. 2002, J. Griesmar, req. no 141112) en
jugeant que l'article L. 12 du Code des pensions civiles et militaires
de retraites des fonctionnaires instituant au seul bénéfice des
femmes une bonification d'ancienneté d'un an par enfant dans le
calcul de la pension était incompatible avec l'article 141 Traité
CE. Puis, en considérant que le régime des pensions de réversion
était à son tour lui aussi assujetti au champ d'application de
l'article 141 Traité CE, et en jugeant au surplus incompatible avec
cet article, car discriminatoire, le régime d'octroi de ces pensions
lorsque le conjoint survivant est de sexe masculin et que subsiste un
orphelin de la mère (CE 5 juin 2002, M. Choukroun, req. no 202667.
V. ég. CAA Paris, 18 juin 2002, Rouquelle, no 01PA01734). Est
jugé dans le même sens et pour les mêmes motifs le statut du
personnel des industries électriques et gazières (CE 18 déc. 2002,
Y. Plouhinec, req. no 247224). Ont également été jugées
incompatibles avec l'article 141 Traité CE les dispositions du Code
des pensions de retraites qui accordent à la femme fonctionnaire le
bénéfice immédiat de sa pension lorsqu'elle est mère de trois
enfants sans viser également le père (CE 29 janv. 2003, Beraudo,
req. no 245601 ; 26 févr. 2003, Llorca, req. no 187401). Le Conseil
d'État a jugé également que la jurisprudence Griesmar ne
s'appliquait ni aux pensions concédées avant l'entrée en vigueur du
Traité CEE, ni à celles qui entrent dans le champ du protocole
« Barber » relatif à la limitation dans le temps de l'effet direct de
l'article 119 du Traité CEE, CE 17 juin 2005, Ministre de
l'Économie c/ Page, Descalez, Nicaise, no 271781, 271107
et 271779). Il résulte de cette jurisprudence que, selon le Conseil
d'État, il convient d'opérer le départ entre d'un côté, les prestations
destinées à compenser les désavantages auxquels les femmes
fonctionnaires doivent faire face dans le déroulement de leur
carrière du fait d'éventuels congés de maternité. Celles-ci sont
parfaitement justifiées au regard du principe d'égalité du fait de la
différence objective de situation dont elles procèdent. Et de l'autre,
celles de ces prestations qui viennent en compensation des charges
éducatives assumées par les deux parents et au regard desquelles
par conséquent chacun des fonctionnaires intéressés, qu'il soit de
sexe masculin ou féminin, se trouve dans une situation identique
dès lors qu'ils ont effectivement assuré l'éducation de leurs enfants.
Concernant le droit à un congé de maternité, la Cour de justice
estime que le droit communautaire est violé lorsqu'il existe une
coïncidence entre les dates du congé de maternité d'une travailleuse
et celles des congés annuels du personnel de l'entreprise. (« La
finalité du droit au congé annuel [étant] différente de celle du droit
au congé de maternité », Maria Paz Menno Gomez, 18 mars 2004,
aff. C-342/01, § 32). Également, dans un arrêt du 8 septembre
2005, la Cour a jugé « qu'un régime de congé de maladie qui traite
de manière identique les travailleurs féminins souffrant d'une
maladie liée à une grossesse et les autres travailleurs atteints d'une
maladie étrangère à un état de grossesse relève du champ
d'application de l'article 141 CE » (North Western Health Board,
aff. C-191/03, § 35). Le principe d'égalité de traitement entre les
hommes et les femmes s'applique aussi en matière de sécurité
sociale (directive 96/97/CE du 20 déc. 1996, JOCE L 46, 17 févr.
1997, p. 20) ; le refus de prendre en compte les périodes de congés
de maternité pour le calcul d'une carte d'assurance dans le cadre
d'un régime complémentaire de retraite a ainsi été jugé contraire au
droit communautaire (13 janv. 2005, Élisabeth Mayer, aff. C-
356/03).
La Cour de cassation juge quant à elle également relever de
l'article 141 Traité CE le régime de pension des clercs et employés
de notaires : Civ. 2e, 8 juillet 2004, Caisse de retraite et de
prévoyance des clercs et employés de notaires (CRPCEN) c/ Cogny,
JCP G. 2004. IV. 2882 : demande formulée par le conjoint
survivant d'une salariée d'une étude notariale décédée en paiement
d'une pension de réversion). La force de l'égalité formelle conduit
de la sorte à rendre possible l'accès des femmes aux professions
« traditionnellement » réservées aux hommes (police – armée :
CJCE 11 janv. 2000, Kreil c/ Allemagne, aff. C-285/98, Rec. CJCE,
p. I-69 : refus de la Bundeswehr (fondé sur l'art. 12a de la Loi
fondamentale) d'engager la requérante dans le service de
maintenance – incompatibilité avec le droit communautaire ;
voir également CJCE 26 octobre 1999, Sindar, aff. C-273/97, Rec.
CJCE, p. I-7403 : accès des seuls hommes au corps des Royal
Marines britanniques jugé non contraire au principe d'égalité ;
(v. cependant CJCE 11 mars 2003, A. Dory, aff. C-186/01, Rec.
CJCE, p. I-7823 : la décision d'imposer un service militaire
obligatoire uniquement aux hommes concerne un choix
d'organisation militaire propre aux États membres et échappe au
droit communautaire) et réciproquement, ouvre (plus
exceptionnellement, il est vrai) certains métiers
« traditionnellement féminins » aux hommes (celui de « sage-
femme » par exemple, ou « maïeuticien » suivant le terme
scientifique acceptant fort heureusement le genre masculin).
Par ailleurs, la neutralité qui s'attache à l'égalité formelle
constitue un point d'appui non négligeable à la défense en général
du choix sexuel (en ce sens, par exemple, CJCE 30 avr. 1996, P.
c/ S. et Cornwall County Council, aff. C-13/94, Rec. CJCE p. I-
2143 ; à propos d'un licenciement motivé par la conversion sexuelle
de l'intéressé, licenciement jugé contraire à la directive 76/207 étant
précisé en outre qu'une telle discrimination méconnaît « le respect
de la dignité et de la liberté auquel (la personne) a droit » (points 22
et 23) ; v. également, CJCE 7 janv. 2004, K.B. et National Health
Service Pensions Agency, aff. C-117/01 : refus de l'octroi du
bénéfice d'une pension de réversion au partenaire transsexuel d'une
femme au motif que la condition de mariage exigée n'est pas
remplie et alors que la levée de cette condition est en l'espèce
impossible). En revanche, la Cour semble moins disposée à
admettre l'interdiction de discriminations fondées sur l'orientation
sexuelle (CJCE 17 févr. 1998, Mme Grant c/ South-West Trains Ltd,
aff. C-249/96 : compatibilité avec le droit communautaire du refus
d'octroyer une réduction sur le prix des transports à une personne
de sexe féminin avec laquelle la requérante cohabitait de façon
durable et alors qu'une telle réduction est par ailleurs accordée en
faveur du conjoint d'une personne de sexe opposé. Solution
éminemment critiquable par ses motifs : le refus n'est pas
constitutif selon la Cour d'une « discrimination sexuelle » (si l'on
comprend bien, parce que la réglementation à l'origine du refus est
appliquée indépendamment du sexe) alors pourtant que c'est bien le
sexe du partenaire comparé à celui du travailleur employé dans
l'entreprise concernée qui ouvre, selon le cas, droit ou non à une
réduction. Il est donc difficile de nier qu'il y a bien en l'espèce
discrimination fondée sur le sexe entre, d'une part, les « cohabitants
homosexuels » et, d'autre part, les « cohabitants mixtes »). Cette
exception n'aura cependant plus lieu d'être à la suite de
l'intervention d'une nouvelle réglementation dérivée intervenue peu
après (v. règlement no 781/98 du Conseil du 7 avril 1998 modifiant
le statut des fonctionnaires des Communautés européennes ainsi
que le régime applicable aux autres agents de ces Communautés,
JOCE L 113, p. 4) ; ledit statut comporte un article 1er bis
garantissant aux fonctionnaires l'égalité de traitement sans
référence à leur orientation sexuelle. Enfin la CJCE, dans l'arrêt
Commission c/ Autriche du 1er février 2005 (aff. C-203/03), a
affirmé qu'une interdiction générale de l'emploi des femmes dans
les travaux en atmosphère hyperbare, ainsi que dans les travaux de
plongée est contraire à l'égalité de traitement.
b) S'agissant, en second lieu, des discriminations indirectes,
celles-ci n'en font pas moins l'objet d'une condamnation très ferme
par la Cour de Luxembourg. Mais elles sont plus difficiles à déceler
car selon la définition qu'elle donne, une telle discrimination existe
« dès lors qu'une disposition, un critère ou une pratique
apparemment neutre, désavantage de manière disproportionnée les
personnes de l'un des deux sexes… et sans être justifié
objectivement par une raison ou condition nécessaire non liée au
sexe de la personne concernée » (CJCE 31 mars 1981, Jenkins,
aff. 96/80, Rec. CJCE p. 911). L'exemple le plus éclairant est
fourni, en cette matière, par les discriminations induites au
détriment des femmes du fait de la référence au critère
apparemment neutre de la durée du temps de travail : en application
de ce critère, les salariés à temps partiel (en fait, majoritairement
des femmes) sont privés des avantages accordés aux salariés à
temps plein (voir, pour des exemples de condamnation de ces
pratiques par la Cour : CJCE 2 oct. 1997, Mme Kording c/ Senator
für Finanzen, aff. C-100/95 : allongement prescrit par une
législation nationale, de la durée d'exercice des fonctions exigée
pour la dispense de l'examen d'entrée à la profession de conseil
fiscal lorsque l'intéressé exerce une activité à temps partiel –
incompatibilité avec le droit communautaire ; CJCE 10 févr. 2000,
Deutsche Telekom, aff. C-50/96, : exclusion des travailleurs à temps
partiel d'un régime professionnel de pensions – incompatibilité
avec le droit communautaire ; CJCE 23 oct. 2003, H. Schönheit,
aff. jointes C-4/02 et C-5/02 ; CJCE 27 mai 2004, Edeltrand
Eloner-Lakeberg, aff. C-285/02 : absence de rémunération des
heures complémentaires inférieures à trois heures ; CJCE 13 janv.
2004, D. Allonby, aff. C-256/01 : affiliation à un régime de pension
subordonnée à l'existence d'un contrat de travail, exigence affectant
un pourcentage plus faible de femmes susceptibles de la remplir ;
CJUE, 17 juillet 2014, Maurice Leone et Blandine Leone c/ Garde
des Sceaux, ministre de la Justice et Caisse nationale de retraite
des agents des collectivités locales, aff. C-173/13 : inégalité de
traitement dans la jouissance de certains avantages en matière de
retraite et résultant d'une condition que les fonctionnaires féminins
remplissent systématiquement (et pas les hommes) grâce au
caractère obligatoire du congé de maternité ; voir ég., s'agissant de
l'interdiction des discriminations fondées sur le sexe en relation
avec la prtique de la gestation pour autrui : CJUE, 18 mars 2014, D.
c/ S.T, aff. C-167/12 ; Z. c/ A Government Department and the
Board of Management of a Community School, aff. C-363/12 : le
droit de l'Union n'impose pas qu'une mère commanditaire ayant eu
un enfant grâce à une convention de mère porteuse bénéficie d'un
congé de maternité ou équivalent). La Cour de cassation a, pour sa
part, pleinement adhéré à la jurisprudence de la CJUE (voir pour
des exemples : Soc. 3 juillet 2012, req. no 10-23.013 : refus de
verser une allocation de retraite supplémentaire à une salariée à
temps partiel à défaut de remplir la condition d'avoir travaillé 200
H par trimestre ; la salariée gagne sur le terrain de l'interdiction de
toute discrimination indirecte à l'encontre des femmes, celles-ci
étant plus nombreuses à travailler à temps partiel, la Cour de
cassation appliquant ici l'article 141 CE (art 157 TFUE ; arrêt
d'autant plus intéressant que la chambre sociale fait ici application
de l'article 141 TCE à un régime professionnel privé de retraite
comme l'avait fait auparavant la CJCE ; voir sur ce dernier point :
CJCE, 28 septembre 1994, Coloroll Pension trustees, aff. C-200/9 ;
voir ég., Soc. 6 juin 2012, Req. no 10-21.489 : à propos de salariées
employées en tant qu'assistantes de service social et contestant le
refus de les affilier ), l'Association générale des institutions de
retraite des cadres (AGIRC ; qualification de discrimination
indirecte retenue en l'espèce entraînant la condamnation des
employeurs ; sur les méthodes utilisées par le juge pour qualifier la
discrimination indirecte, voir, Morgan Sweeney, Europe,
no 11 2012, Chron. 3).
Il importe de préciser qu'à l'instar des autres discriminations, les
discriminations indirectes fondées sur le sexe ne sont pas jugées
contraires au droit de l'Union si la différence de traitement,
quoiqu'affectant proportionnellement plus de femmes que
d'hommes, peut se fonder sur la poursuite d'un objectif légitime
étranger à toute appartenance à un sexe déterminé et qu'il est
nécessaire et proportionné à l'objectif poursuivi.

722 Égalité de traitement et lien marital ◊ Le droit au mariage,


consacré tant au bénéfice des couples hétérosexuels que
transsexuels (CJCE 7 janv. 2004, K. B., aff. C-117/01 préc.
appliquant CEDH 11 juill. 2002, Christine Goodwin c/Royaume
Uni préc.) est évidemment en étroite corrélation avec le principe de
non-discrimination sur lequel il s'appuie. Il reste que la mise en
œuvre de ce dernier principe appliqué au mariage n'a pas la même
portée selon qu'il existe un lien marital ou non. Ainsi, la Cour de
Luxembourg admet-elle que le législateur national puisse réserver
le bénéfice de certains avantages aux couples mariés. Comme celui
du versement d'une pension de réversion – aux seuls couples
mariés, ce qui vise les couples dont l'un des conjoints a subi une
conversion sexuelle (arrêt K.B. préc.). En effet, une telle différence
de traitement (entre couples mariés et non-mariés) ne saurait
constituer une discrimination fondée sur le sexe étant donné que
l'exigence du mariage s'applique aussi bien aux hommes qu'aux
femmes (arrêt préc., points 28 et 29). Il n'y a donc pas, aux yeux de
la Cour, droit à l'égalité de traitement entre couples mariés et
couples non mariés et ceci ne contrevient ni au droit
communautaire, ni à la CEDH. Il reste que la position de la Cour de
justice n'est pas partagée par le TPI qui a sanctionné une
telle différence de traitement entre couples hétérosexuels mariés et
couples hétérosexuels non mariés (TPI, 30 janv. 2003, C. c/
Commission CE, aff. T-307/00 : refus opposé à une femme
fonctionnaire de la Commission de bénéficier d'une pension
d'orphelin pour sa fille à la suite du décès du père avec lequel la
mère a vécu non maritalement. Les situations entre fonctionnaire
perdant son conjoint et ayant un enfant à élever seul et
fonctionnaire non marié devant faire face aux mêmes charges sont
« certainement comparables » au regard de l'objectif poursuivi :
aider le fonctionnaire à faire face au surcoût résultant de la
disparition du conjoint (partenaire décédé) ; violation en
conséquence du principe de non-discrimination (point 53).

723 Les atteintes justifiées à l'égalité de traitement et le


problème des discriminations positives ◊ Le droit de l'Union
n'est pas indifférent aux inégalités de fait entre hommes et femmes
mais la jurisprudence subordonne les discriminations positives (le
plus clair du temps au profit des femmes ou, selon une expression
plus neutre, au « sexe sous-représenté ») à de sévères conditions.
Le droit écrit révèle déjà une première tendance dans cette
direction (cf. directive préc. 76/207) en autorisant, sous conditions,
les dérogations à l'égalité de traitement. Trois ordres de
considérations viennent à cet égard limiter le jeu et la portée de
l'égalité de traitement : c'est le cas des activités où le sexe est une
condition déterminante de l'exercice des fonctions (v. not. CJCE
15 mai 1986, Marguerite Johnston, aff. 222/84, Rec. p. 1651, concl.
Darmon ; : à propos du non-renouvellement du contrat d'une
femme policier justifié par le nombre élevé d'attentats visant les
forces de l'ordre en Irlande du Nord) ; c'est encore le cas lorsqu'il y
a nécessité objective de prendre en considération certaines
spécificités de la condition féminine (protection de la femme
enceinte et pendant sa maternité post-natale). C'est, en dernière
analyse, le souci de privilégier l'égalité des chances qui peut être
pris en considération.

Envisagés comme autant d'exceptions au principe de l'égalité de


traitement, ces aménagements sont d'interprétation stricte. Ceci
limite drastiquement le jeu éventuel des discriminations positives
existant dans les différentes législations nationales. On en prendra
rapidement deux exemples, celui du travail de nuit des femmes et
celui des « quotas » en faveur des travailleurs féminins.
1) Le travail de nuit des femmes. La problématique ici
soulevée – précisément la compatibilité avec le droit de l'Union de
l'interdiction du travail de nuit des femmes – a soulevé une
abondante controverse. La position finalement adoptée par la
jurisprudence donne la mesure de la rigueur mécanique résultant du
seul critère de l'égalité formelle. Lorsque la protection de la femme
n'apparaît pas justifiée par des considérations inhérentes à sa
condition, les droits préférentiels qui en résultent pour elle seule ne
sont pas compatibles avec l'égalité de traitement. Par suite, autant
l'interdiction du travail de nuit des femmes enceintes se justifie,
autant cette interdiction ne se justifie pas en l'absence de grossesse
alors qu'il n'existe pas davantage d'interdiction du travail de nuit
des hommes (CJCE 25 juill. 1991, Stoeckel, aff. C-345/89, Rec.
CJCE p. I-4047 ; D. 1991 J. 443, note Huglo).
2) Les « quotas d'emplois ». Traduite en termes juridiques, cette
pratique vise à reconnaître aux femmes, une priorité de recrutement
et de promotion dans certains emplois, à l'image des affirmative
actions développées aux États-Unis ou en République Sud-
Africaine pour corriger les handicaps de groupes sociaux
défavorisés et promouvoir leur développement. Ces actions
positives se traduisent, sur un plan général, par l'octroi d'avantages
préférentiels exclusifs liés à la couleur de peau (EU, RSA) ou
encore au sexe. S'agissant du critère spécifique lié au sexe,
l'article 141 § 4 du Traité CE (TFUE, art. 157 § 4) autorise
désormais un État membre à maintenir ou adopter des mesures
« prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l'exercice
d'une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à
prévenir ou compenser des avantages dans la carrière
professionnelle ». L'aval ainsi donné par le droit primaire à une
certaine forme de discrimination positive, semble conforter le
dernier état de la jurisprudence en la matière : d'abord fermement
établie, pouvait-il sembler, dans un arrêt Kalanke du 17 octobre
1995 (aff. C-450/93, Rec. CJCE p. I-3051, concl. Tesauro), la
position de la CJCE s'est fixée dans une opposition de principe à
l'attribution aux femmes d'une priorité automatique, en matière de
nomination ou de promotion, dans les secteurs où elles sont sous-
représentées ; une telle « discrimination à rebours » est jugée aller
trop loin par la Cour, en ce que fondant une priorité absolue et
inconditionnelle, elle substitue à l'égalité des chances au départ,
l'égalité des résultats, c'est-à-dire une égalité de représentation des
sexes aux divers niveaux de la hiérarchie professionnelle (concl.
Tesauro).
Mais, prenant le contre-pied de la solution Kalanke, l'arrêt
Marschall (11 nov. 1997, aff. C-409/95, Rec. CJCE p. I-6363,
concl. Jacobs ; D. 1997 IR. 260) admet la licéité d'un « droit de
priorité sous réserve », le choix d'une femme pouvant être écarté,
selon la réglementation nationale en cause, « pour des motifs tenant
à la personne du candidat » (v. également CJCE 28 mars 2000,
Badeck, aff. C-158/97, Rec. CJCE p. I-1875). Toutefois, ayant tout
lieu de craindre que cette réserve ne débouche à son tour sur de
nouvelles discriminations (au détriment tantôt des hommes, tantôt
des femmes), sa mise en œuvre est subordonnée à une double
condition : l'appréciation objective de la valeur des candidats à
partir d'un ensemble pluraliste de critères relatifs à la personne des
candidats et garantissant le cas échéant que le droit de priorité sera
écarté si le candidat masculin est « meilleur » (v. CJCE 6 juill.
2000, Abrahamsson, aff. C-407/98, Rec. CJCE, p. I-5539) ; la
certitude que les critères choisis ne soient pas à leur tour
discriminatoires pour les candidats féminins (par exemple les
facteurs de convenance personnelle ou tirés de la situation familiale
généralement défavorables aux femmes).

724 Précisions terminales ◊ L'égalité de traitement Homme/Femme


a pris aujourd'hui une dimension singulière en droit communautaire
où il fait figure de principe fondamental. Appréhendée à l'origine
dans sa dimension exclusivement économique, l'égalité des sexes a
atteint une amplitude qui couvre une grande partie du champ social.
S'agissant du dispositif précis de l'article 141 Traité CE, il n'est pas
sans intérêt de souligner d'ailleurs que cette disposition est l'une des
rares à bénéficier d'un effet direct complet, tant vertical
qu'horizontal (CJCE 8 avr. 1976, Defrenne II, aff. 43/75, Rec.
CJCE, p. 455). Il s'ensuit que la sanction des discriminations
entrant dans le champ de l'article 141 Traité CE incombe au juge
national quelle que soit la source dont elle résulte (législation
nationale, stipulations de conventions collectives ou même contrats
de travail individuels). Pour autant, le champ de cet effet direct
complet demande encore à être précisé par la jurisprudence dans la
mesure où, nonobstant l'élargissement du principe de l'égalité de
traitement à l'emploi et au travail en général (Traité CE, art. 141
§ 3), l'essentiel de la matière reste régie par des directives, catégorie
de normes à l'égard desquelles la reconnaissance d'un effet direct
horizontal demeure sujette à interrogation.

725 Autres critères de distinction : orientation sexuelle, âge,


handicap ◊ L'interdiction des discriminations a pris désormais une
autre amplitude, dépassant le seul cas de l'égalité Homme/Femme.
Le traité d'Amsterdam a donné l'impulsion nécessaire à cet
élargissement en visant désormais toutes les formes de
discriminations telles que celles fondées sur la race ou l'origine
ethnique, la religion, les convictions, le handicap, l'âge ou
l'orientation sexuelle (art 19 § 1 TFUE). La directive 2000/78/CE
du Conseil du 27 novembre 2000 interdit par conséquent toute
discrimination fondée sur la religion ou les convictions, le
handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle, dans l'accès à l'emploi et
dans le travail. La CDFUE élargit encore le champ des
discriminations interdites par son article 21 : « 1. Est interdite toute
discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les
origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la
langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou
toute autre opinion, l'appartenance à une minorité nationale, la
fortune, la naissance, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle ».

726 Discrimination fondée sur l'orientation sexuelle ◊ Proche


de l'interdiction des discriminations fondées sur le sexe, on touche
ici à celles fondées sur les choix sexuels ou sur l'orientation
sexuelle. À cet égard, la CJUE a adopté la même attitude
protectrice que la Cour EDH à l'égard des transsexuels et des
homosexuels. À l'égard de ces derniers par exemple, elle censure
pour méconnaissance de la directive du 27 novembre 2000
(directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant
création d'un cadre general en faveur de l'égalité de traitement en
matiere d'emploi et de travail) résultant de l'exclusion d'un couple
homosexuel ayant conclu un PACS du bénéfice de jours de congés
spéciaux et d'une prime salariale octroyés aux employés de
l'entreprise qui ont contracté un mariage (CJUE, 12 décembre 2013,
Frédéric Hay, aff. C-267/12 ; et auparavant, CJCE Gde Ch, 1er avril
2008, Tadao Maruko c/ Versorgungsanstalt der deutschen Bühnen)
une prestation de survie accordée au seul conjoint marié et non au
conjoint ayant constitué « un partenariat de vie », institution qui, en
droit allemand, est réservée aux seuls couples homosexuels, est
constitutive d'une dsiscrimination directe fondée sur l'orientation
sexuelle ; comp. CJUE 10 mai 2011, Jürgen Römer c/ Freie und
Hansestadt Hamburg : non conformité à la directive 2000/78 d'une
pension de retraite complémentaire dont le mode de calcul est plus
favorable pour les bénéficiaires ayant contracté mariage que pour
ceux ayant choisi un « partenariat de vie » et ce, pour autant que le
premier est réservé aux personnes de sexe différent alors que le
second l'est pour les personnes du même sexe. La pénalisation dans
un État tiers d'actes liés à l'orientation sexuelle – celle de
l'homosexualité en particulier – si elle n'est pas en soi une
persécution propre à justifier l'octroi de l'asile peut en revanche le
devenir. Telle est le cas d'une législation effectivement appliquée
dans l'État d'origine qui prévoit une peine d'emprisonnement pour
des actes homosexuels. Selon la Cour de justice en effet, une telle
peine doit être considérée au regard de l'article 8 de la CEDH
auquel correspond l'article 7 de la CDFUE, comme une sanction
disproportionnée ou discriminatoire constitutive d'un acte de
persécution à l'égard d'un groupe social spécifique (CJUE,
7 novembre 2013, aff. jtes C‑199/12 à C‑201/12, Minister voor
Immigratie en Asiel c/ X (C‑199/12), Y (C‑200/12), et Z c/ Minister
voor Immigratie en Asiel (C‑201/12).

727 Discrimination fondée sur l'âge ◊ D'abord énoncé sous forme


d'un pluralité de bases juridiques (art. 2 et 3 TUE ; art. 18 et
19 notamment TFUE), le principe est mis en œuvre par la directive
2000/78 (directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000
portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de
traitement en matière d'emploi et de travail) et a été érigé en tant
que principe général du droit de l'Union. Il est aujourd'hui consacré
par l'article 21 de la CDFUE. Ce chef de violation du droit
communautaire et du droit de l'Union est très fréquemment invoqué
par les requérants alors en revanche que la reconnaissance de sa
violation donne lieu à des arrêts peu nombreux. Ainsi, la CJ juge-t-
elle qu'il n'y a pas violation en cas d'absence de prise en compte de
l'expérience professionnelle, critère que la Cour considère comme
non fondée sur l'âge (CJUE, 7 juin 2012, Tyrolean Airways Tiroler
Luftfahrt Gesellschaft mbH / Betriebsrat Bord der Tyrolean
Airways Tiroler Luftfahrt Gesellschaft mbH, aff. C-132/11 ; 5 juillet
2012, Torsten Hörnfeldt c/ Posten Meddelande AB, aff. C-141/11 :
une règle nationale imposant la cessation automatique du contrat de
travail lorsque le salarié atteint l'âge de 67 ans, et ce, nonobstant
l'absence de prise en compte du montant de la pension n'est pas
contraire au droit de l'Union ; arrêt appliquant CJUE, Gde Ch.,
12 octobre 2010, Rosenbladt, aff. C-45/09). À l'inverse, est jugée
porteuse d'une discrimination interdite à raison de son caractère
disproportionné et jugée incompatible avec le droit de l'Union, une
législation hongroise abaissant de 70 à 62 ans la limite d'âge
entraînant la cessation d'activité des juges, des procureurs et des
notaires (CJUE, 6 novembre 2012, Commission c/ Hongrie, aff. C-
286/12). Elle juge également sans surprise que la fixation d'un âge
maximal de recrutement des agents de police locaux (à 30 ans en
l'espèce), est contraire à la directive 2000/78 au motif que si le fait
de posséder des capacités physiques particulières constitue bien une
« exigence professionnelle essentielle et déterminante » au sens de
la directive (art. 4 §1er), pour l'exercice de certaines fonctions de ces
agents, la fixation de cette limité n'est pas proportionnée en l'espèce
(CJUE, 13 novembre 2014, Mario Vital Pérez c / Ayuntamiento de
Oviedo, aff. C‑416/13 ; comp. s'agissant du corps des pompiers et
des chirurgiens dentistes : CJUE, Gde Ch., 12 janvier 2010, aff. C-
229/08 et C-341/08, Colin Wolf c / Stadt Frankfurt am Main ;
Domnica Petersen c / Berufungsausschuss für Zahnärzte für den
Bezirk Westfalen-Lippe. Et pour des exemples récents, voir chron.
H. Surrel in RTDH, n° 103, 2015, p. 685 s. ; voir ég., CJUE,
26 septembre 2013, aff. C‑546/11, Dansk Jurist– og
Økonomforbund, c/ Indenrigs– og Sundhedsministeriet/ : exclure
tous les fonctionnaires ayant atteint 65 ans et éligibles au bénéfice
d'une pension de retraite de la possibilité d'obtenir un traitement de
mise en disponibilité lorsque leur poste a été supprimé constitue
une discrimination non justifiée à raison du caractère automatique
de la décision et alors même que les fonctionnaires intéressés
souhaiteraient demeurer plus longtemps en activité )

728 Discrimination fondée sur le handicap ◊ Fondée sur la


directive et dorénavant sur les article 21 § 1 et 26 de la CDFUE, la
discrimination fondée sur le handicap commence à donner lieu à
des arrêts de condamnation de la part de la CJUE. La CJ n'hésite
pas à se fonder en tant que de besoin sur des textes « extra
communautaires » pour appuyer sa démonstration, notamment sur
les textes des Nations unies (Convention du 30 mars 2007 relative
aux droits des personnes handicapées). Elle s'appuie en particulier
sur ce dernier texte d'abord pour définir la notion de handicap
(CJUE, 11 avril 2013, HK Danmark, aff. jointes C-335/11 et C-
337/11 : une maladie curable ou incurable entraînant une limitation
physique, mentale ou psychique peut être assimilée à un handicap
et jugeant que la législation danoise prévoyant la réduction du
préavis de licenciement des travailleurs handicapés absents pour
cause de maladie est contraire à la directive 2000/78 si les absences
sont liées au fait que l'employeur n'a pas pris les aménagements
prévus par ce texte ; comp., CJUE, Gde Ch. 18 mars 2014, Z, c/ A
Government Department and the Board of Management of a
Community School, aff. C-363/12 : l'incapacité de porter un enfant
– la requérante étant privée d'utérus – ne constitue pas en principe,
un empêchement d'accéder à un emploi et de l'exercer et, partant,
n'est pas un « handicap » ; CJUE, 18 décembre 2014, Fag og
Arbejde (FOA) c/ Kommunernes Landsforening (KL), aff. C-
354/13 : à propos d'un licenciement prétendument fondé sur
l'obésité de la requérante, la CJ considère que l'obésité n'est pas un
« handicap » au sens de la directive 2000/78 ; pour aboutir à ce
résultat, la Cour relève au préalable qu'il n'existe aucun principe
général de non-discrimination en faveur de l'obésité en ce qui
concerne l'emploi et le travail non plus que des dispositions
spécifiques du droit originaire ou dérivé interdisant cette forme de
discrimination. Elle juge ainsi pour la première fois en 2012 que
l'interdiction de toute discrimination fondée sur le handicap
s'oppose à une réglementation allemande (en l'espèce, un plan
social) dans la mesure où celle-ci prend en considération la
possibilité de percevoir une pension de retraite anticipée en raison
d'un handicap. Selon en effet, le plan social, conclu entre
l'entreprise allemande et son comité d'entreprise il est prévu que le
montant de l'indemnité de licenciement des travailleurs pour motif
économique dépend notamment de leur ancienneté dans l'entreprise
(méthode de calcul standard). Cependant, ce plan prévoit, pour les
travailleurs âgés de plus de 54 ans, que le montant de l'indemnité
est calculé en fonction de la première date possible de leur départ à
la retraite (méthode alternative). L'indemnité à verser à ces
travailleurs est inférieure au montant de celle qui résulterait de la
méthode standard, sachant qu'elle doit être au moins égale à la
moitié de cette dernière. Cependant, l'application de la méthode
alternative aboutit à discriminer les travailleurs handicapés dans la
mesure où la différence de traitement entre des travailleurs valides
et des travailleurs handicapés méconnaît tant le risque encouru par
les personnes atteintes d'un handicap grave – lesquelles rencontrent
en général davantage de difficultés que les travailleurs valides pour
réintégrer le marché de l'emploi –, que le fait qu'il croît à mesure
qu'elles se rapprochent de l'âge de la retraite. Or, ces personnes ont
des besoins spécifiques liés à la protection que requiert leur état et à
la nécessité d'envisager son éventuelle aggravation. Ainsi, il
convient de tenir compte du risque que les personnes atteintes d'un
handicap grave soient exposées à des besoins financiers
incompressibles liés à leur handicap et/ou qu'en vieillissant, ces
besoins financiers augmentent. Il s'ensuit que la réglementation en
cause, qui aboutit au versement d'une indemnité de licenciement
pour motif économique à un travailleur gravement handicapé
inférieure à celle perçue par un travailleur valide, a pour effet de
porter une atteinte excessive aux intérêts légitimes des travailleurs
gravement handicapés (CJUE, 6 décembre 2012, Johann Odar c /
Baxter Deutschland GmbH, aff. C-152/11).

SECTION 2. LES « DROITS-LIBERTÉS »

729 Introduction et présentation générale ◊ Les « droits-libertés »


tels que garantis dans l'Union européenne constituent un des
domaines d'élection où les emprunts extérieurs (constitutionnels et
conventionnels) sont les plus fréquents. L'on assiste cependant à un
développement sensible des références aux « droits-libertés » dans
les versions les plus récentes des traités ainsi que dans le droit
dérivé. La CDFUE, dans son titre II, y consacre pas moins de
14 articles.
S'agissant des traités, aux dispositions concernant la liberté de
circulation, d'établissement et de séjour (Traité CE, art. 39 s. ;
TFUE, art. 45 s.), sont venues s'ajouter par touches successives un
certain nombre de prérogatives que l'on ne fera qu'évoquer pour
exemple et qui sont, pour certaines d'entre elles, corrélatives de
droits d'abord consacrés sur le plan jurisprudentiel (accès aux
documents des institutions – Traité CE, art. 255 (TFUE, art. 15 § 3 ;
CDFUE, art. 42 ; protection des personnes à l'égard du traitement
des données à caractère personnel et à leur libre circulation – Traité
CE, art. 286 (TFUE, art. 16) ; CDFUE, art. 8 ; Protocole sur le droit
d'asile, Interdiction de la peine de mort (CDFUE, art. 2 § 2) ;
Déclaration relative au statut des Églises et des organisations non
confessionnelles…). L'œuvre enrichissante de la CDFUE se traduit
également par la reconnaissance de nouvelles libertés et des droits
correspondants qui ajoutent le cas échéant et selon le cas, à ceux
qui sont inscrits dans les Constitutions nationales et la CEDH (par
ex. liberté des arts et des sciences – art. 13 –, droits de l'enfant – art.
24 –, droits des personnes âgées – art. 25).
S'agissant du droit dérivé, l'approche est quelque peu différente
dans la mesure où il ne peut en lui-même être « créateur » de
« droits fondamentaux » mais simplement être une source
recognitive de droits préexistants. C'est ainsi d'ailleurs que l'entend
la Cour de justice
§ 1. La liberté de circulation

730 Délimitation et objet de l'analyse ◊ La liberté de circulation est


un des principes constitutifs qui est à l'origine du Marché commun
dans les années 1950. Elle se décline, suivant en cela sa vocation
principalement économique au départ, dans ce que l'on a eu
coutume d'appeler les « cinq grandes libertés » : liberté de
circulation des travailleurs, des services (ainsi que, depuis 2001, la
liberté d'établissement), des marchandises et des capitaux. La
nature juridique de ces libertés faisait néanmoins difficulté car
s'agissant des deux dernières, il était hasardeux de les qualifier de
« libertés fondamentales ».
La perspective a changé aujourd'hui, car la liberté de circulation
n'est plus aussi ciblée, même si dans la perspective de réalisation du
« marché intérieur » (Troisième partie, Titre 1 et titre III TFUE), sa
vocation économique demeure, comme le rappelle l'article 26 §2 du
TFUE, qui associe étroitement libre circulation des marchandises,
des personnes des services et des capitaux. Mais cette liberté,
assortie du droit au séjour, est plus généralement reconnue au
« citoyen européen » (art. 21 TFUE). La directive du 29 avril 2004
(directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil)
précise de son côté le droit des citoyens de l'Union et des membres
de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le
territoire des États membres (v. ég. décret n° 2007-371 du 21 mars
2007 relatif au droit de séjour en France des citoyens de l'Union
européenne, des ressortissants des autres États parties à l'Espace
économique européen et de la Confédération suisse ainsi que des
membres de leur famille). Ce texte procède à une homogénéisation
du droit de séjour des citoyens de l'Union en modifiant le règlement
1612/68 du Conseil du 15 octobre 1968 et en abrogeant par voie de
conséquence certaines directives spécifiques (non actifs, étudiants,
retraités… soit pas moins de neuf directives) ; elle resserre par
ailleurs le dispositif d'encadrement des exceptions à la libre
circulation et au droit de séjour tel que prévu par la directive
64/221 du 25 février 1964. Il convient donc dorénavant d'évoquer
en termes génériques la liberté de circulation des personnes en
général, et plus seulement en tant que sujets économiques ; et c'est à
l'égard de cette expression que l'on peut véritablement parler d'un
droit fondamental comme prérogative subjective d'un individu.
Ceci n'empêche pas qu'il soit envisagé des sous-catégories de
titulaires (travailleurs, étudiants, inactifs…), tout en conservant à
l'esprit que la libre circulation des personnes est davantage conçue
maintenant comme droit fondamental subjectif du « ressortissant
communautaire » en tant que tel et s'analyse même comme l'un des
éléments constitutifs du statut de la « citoyenneté européenne ». En
clair, tout citoyen de l'Union peut, consécutivement à l'abolition des
frontières entre les 28 États membres, se déplacer librement à
l'intérieur de l'espace européen ainsi délimité pour voyager, étudier,
travailler et même résider. Ce droit est particulièrement étendu
puisque tout citoyen de l'Union acquiert un droit de séjour
permanent dans l'État membre où il a résidé cinq années
consécutives (directive 2004/38 du 24 avril 2004, art. 16). L'on
comprend donc qu'il ne puisse être question, dans les
développements qui suivent, de traiter de toutes les déclinaisons
économiques de la liberté de circulation (travailleurs, liberté
d'établissement, circulation des capitaux) mais seulement de cette
liberté en tant qu'elle s'attache strictement à l'individu comme
« citoyen européen », qui une notion plus large. Il en va, d'autant
plus ainsi que cette liberté bénéficie aussi de plus en plus aux
ressortissants d'États tiers à l'Union européenne.

731 Bénéficiaires ◊ Le cercle en est aujourd'hui considérablement


élargi et ne se limite plus au seul travailleur ou prestataire de
services. S'agissant même de ces deux catégories, la liberté de
circulation est appréhendée largement (incluant par exemple la
famille du travailleur migrant). Le droit au regroupement familial
permet ainsi à tout membre de la famille d'un travailleur, quelle que
soit sa nationalité, de séjourner avec ce dernier dans le pays
d'accueil. La directive 2004/38/CE du 29 avril 2004 l'a élargi au
partenaire non marié lorsque le pays d'accueil reconnaît à ce
partenariat une valeur équivalente au mariage (par exemple le
PACS en France). L'arrêt Catherine Zhu du 19 octobre 2004 a ainsi
reconnu le droit au séjour et à la libre circulation de parents
ressortissants d'un État tiers, d'un enfant de six ans né sur le
territoire communautaire. La Cour, conformément à sa
jurisprudence antérieure (Echternach et Moritz, 5 mars 1989, aff.
C-389/87 et C-390/87) estime ainsi qu'il n'existe pas d'âge
minimum pour bénéficier du droit au séjour (aff. C-200/02). Au
delà des bénéficiaires « économiques », la liberté de circulation et
de séjour est reconnue à tout citoyen européen par le droit
originaire (art. 21 TFUE) et dérivé (directive 2004/38 précitée). Il
reste que le bénéfice d'un tel droit est exclu lorsque le citoyen de
l'Union concerné n'a pas exercé son droit à la libre circulation et
qu'il a toujours séjourné dans un État membre dont il possède la
nationalité (« citoyen européen sédentaire »), le droit au séjour
étant alors subsumé sous la libre circulation (CJUE, 5 mai 2011,
aff. C-434/09, Shirley McCarthy c/ Secretary of State for the Home
Department : ressortissante du Royaume-Uni (où elle a toujours
séjourné) et titulaire par ailleurs de la nationalité irlandaise qu'elle a
sollicitée et obtenue juste avant son mariage avec à un ressortissant
jamaïcain et ayant introduit avec lui une autorisation de séjour sur
le sol britannique). Il en résulte l'impossibilité pour le citoyen en
question de se réclamer d'un droit de séjour pour son conjoint
ressortissant d'État tiers. Dit autrement, le simple fait d'être membre
de la famille d'un citoyen de l'Union n'ouvre pas pas un droit dérivé
au séjour au bénéfice d'un ressortissant d'un État tiers ; pour qu'il en
aille autrement, le citoyen concerné doit être un citoyen « mobile »
et non un citoyen « sédentaire ». Dans cette dernière hypothèse, la
seule voie qui s'ouvre au ressortissant d'État tiers, est non pas la
« citoyenneté européenne » des membres de sa famille mais le droit
au respect de la vie privée et familiale par invocation de la CEDH
et de la CDFUE (sur ce dernier point voir infra l'arrêt Dereci dans
l'affaire 256/11). Il en résulte aussi que la jouissance du droit au
séjour, pour être reconnue et consacrée par le droit de l'Union, ne se
départit pas d'un certain nombre de conditions quant à son exercice,
en particulier, l'usage de la liberté de circulation et qu'une
différence doit être opérée entre les situations qui relèvent du jeu de
la libre circulation au sens strict (art 21 TFUE) et celles qui se
rattachent à l'existence de la citoyenneté de l'Union au sens de
l'article 20 § 1 TFUE ; à cet égard, les citoyens de l'Union peuvent
invoquer le bénéfice de ce statut y compris à l'égard de leur État de
nationalité à la condition que les mesures nationales litigieuses
aient pour effet de les priver de la jouissance effective de l'essentiel
des droits conférés par ce statut. Selon la Cour, « le critère relatif à
la privation de l'un des droits conférés par le statut de citoyen de
l'Union se réfère à des situations caractérisées par la circonstance
que le citoyen de l'Union se voit obligé, en fait, de quitter le
territoire non seulement de l'État membre dont il est ressortissant,
mais également de l'Union pris dans son ensemble » (CJUE, 8 mars
2011, aff. C-34/09, aff. C-34/09, Ruiz Zambrano : ressortissant
colombien, accompagné de son épouse de même nationalité et
assumant la charge de deux de ses enfants en bas âge, citoyens de
l'Union ; l'intéressé invoque un droit de séjour dans l'État membre
dont les deux enfants avaient la nationalité (en l'occurrence le
Royaume de Belgique), dans lequel ils étaient nés et avaient résidé
mais sans jamais avoir exercé leur droit à la libre circulation. La
Cour considère que les refus de droit de séjour et de permis de
travail opposés à M. Ruiz Zambrano se heurtent à
l'article 20 TFUE, « dans la mesure où de telles décisions
priveraient les enfants de la jouissance effective de l'essentiel des
droits attachés au statut de citoyen de l'Union » en ce qu'il aurait eu
pour conséquence que lesdits enfants, citoyens de l'Union, se
seraient vus obligés de quitter le territoire de l'Union pour
accompagner leurs parents ; et, dans un sens opposé : CJUE, Gde
Ch., 15 novembre 2011, aff. C-256/11, Murat Dereci et autres c/
Bundesministerium für Innere : ressortissants turcs qui désirent
vivre avec des membres de leur famille, citoyens de l'Union,
résidant en Autriche, État membre dont ces derniers ont la
nationalité et alors que que les citoyens de l'Union concernés n'ont
jamais fait usage de leur droit de libre circulation et qu'ils ne
dépendent pas du requérant pour leur subsistance).
La liberté de circulation vise, par ailleurs, d'autres catégories que
les travailleurs : étudiants, retraités, inactifs. La généralité du
champ d'application de cette liberté fondamentale est, en dernière
analyse, attestée par le fait qu'elle bénéficie aussi aux propres
ressortissants d'un État déterminé. À leur égard, la Cour de justice
n'a pas hésité à voir dans cette prérogative « un principe général de
droit international » ; celui-ci exige, en particulier, qu'un État ne
puisse s'opposer à ce que ses propres ressortissants aient accès à
son territoire et puissent y séjourner comme ils l'entendent (CJCE,
4 déc. 1974, Van Duyn, aff. 41/74, : ressortissante se voyant
interdire l'entrée au Royaume-Uni motif pris qu'elle vient y occuper
un emploi au sein de l'Église de scientologie).

732 La liberté de circulation, élément à part entière du statut


du « citoyen européen » ◊ Les citoyens de l'Union européenne,
définis comme toute personne ayant la nationalité d'un État
membre, ont un droit de libre circulation et de séjour sur l'ensemble
du territoire de l'Union européenne. Cette reconnaissance introduite
par le TUE (Traité CE, art. 18 ; TFUE, art. 20 et 21 ) marque un
saut qualitatif important qui dépasse le cadre fonctionnel assigné à
la liberté de circulation par les traités originaires et qui liait liberté
de circulation et de séjour d'une part, et libre exercice d'une activité
professionnelle d'autre part. Aujourd'hui la CDFUE confirme la
généralisation de ce droit ; suivant les termes de son article 45 §1 :
« Tout citoyen de l'Union a le droit de circuler et de séjourner
librement sur le territoire des États membres ». et de préciser
(§2) :« La liberté de circulation peut être accordée, conformément
aux traités, aux ressortissants de pays tiers résidant légalement sur
le territoire d'un État membre ». Les explications accompagnant la
Charte précisent toutefois que le droit conféré par les dispositions
du §1 s'applique, conformément à l'article 52, § 2 TFUE, dans les
conditions et limites prévues dans les traités (v. ss 733 s.). (Sur
l'application de l'article 18 Traité CE et sa portée, v. not. : CJCE
20 sept. 2001, Grzelczyk, aff. C-184/99, précisant que « la
citoyenneté de l'Union a vocation à devenir le statut fondamental
des ressortissants des États membres » ; CJCE 11 juill. 2002, M.-
N. D'Hoop, aff. C-224-98 : refus d'une allocation d'attente au
bénéfice de la requérante au motif qu'elle a effectué ses études
secondaires dans un autre État membre, incompatibilité avec les
« principes qui sous-tendent le statut de citoyen de l'Union », en
l'occurrence le droit à un même traitement dans l'exercice de la
liberté de circulation ; CJCE 17 sept. 2002, Famille Baumsbat, aff.
C-413-99, : un citoyen de l'Union qui ne bénéficie plus dans une
État membre d'un droit de séjour comme travailleur migrant peut
néanmoins bénéficier de ce droit par application directe de
l'article 18 Traité CE). La Cour a également jugé que les agents de
la fonction publique communautaire doivent se voir reconnaître les
mêmes droits et avantages sociaux qu'un travailleur national ayant
usé de la liberté de circulation (CJCE 16 févr. 2006, Rockler, aff. C-
137/04 et Öbery, aff. C-185/04).

733 Contenu ◊ Le principe de liberté de circulation prend sa pleine


dimension appliquée aux citoyens de l'Union Ces derniers
bénéficient d'une protection complète qui n'est que partiellement
limitée et encore, sous le contrôle de la Cour de justice (v. ss 734).
Pour le cas général, tout citoyen de l'Union (même retraité ou
inactif) jouit à la fois de la liberté d'entrer sur le territoire de toute
État membre, du droit de s'y déplacer librement, d'y séjourner sans
limitation de durée, et bien entendu d'en quitter le territoire.
Traduction juridique de cet ensemble de prérogatives opposables à
l'État, celui-ci est tenu de « constater » le droit au séjour par la
délivrance automatique d'une « carte de séjour de ressortissant
communautaire ». La directive 2004/38 CE du 29 avril 2004 sur la
liberté de circulation des citoyens de l'UE renforce sous l'angle
considéré les droits qui y sont attachés de manière à garantir à
chaque « citoyen européen » des droits identiques en matière de
déplacement à ceux qui sont applicables à ceux des citoyens d'un
État membre appelés à circuler, choisir et fixer leur domicile ou en
changer sur leur propre territoire. Ainsi, le droit d'entrée et de
séjour pour une période de trois mois maximum est autorisé sous
condition minimum (disposer d'un document d'identité en cours de
validité) ; ce droit est accordé à l'intéressé (ainsi qu'aux membres
de sa famille et accompagnants) et il est maintenu tant que le
migrant ne devient pas une charge déraisonnable pour le système
d'assistance sociale de l'État d'accueil. Au-delà de ce délai, et
jusqu'à une période de cinq ans, le droit au séjour est reconnu à tous
les citoyens de l'Union (travailleurs salariés ou indépendants,
inactifs, y compris les étudiants) à la condition de ne pas
représenter une menace pour l'ordre public, de disposer d'une
assurance maladie – maternité et de ressources suffisantes pour ne
pas devenir une charge pour le système d'assistance sociale
concerné (par exemple, en France, il faut pour un couple avec deux
enfants, disposer d'au moins 1079,15 euros par mois, chiffres
2015). Les citoyens UE seront enfin titulaires d'un droit de séjour
permanent après cinq ans de résidence ininterrompue dans l'État
membre d'accueil. La directive prévoit aussi de garantir le droit au
séjour du conjoint et des autres membres de la famille,
ressortissants d'États tiers, d'un citoyen UE aussi bien en cas de
décès de ce dernier qu'en cas de dissolution du mariage. L'arrêt
Commission c/ Espagne du 14 avril 2005 a ainsi souligné qu'un
État membre ne peut imposer un visa de séjour au conjoint d'un
ressortissant communautaire qui n'a pas la nationalité d'un État
membre (aff. C-157/03).
La CJUE a toutefois jugé que les citoyens de l'Union
économiquement inactifs qui se rendent dans un autre État membre
dans le seul but de bénéficier de l'aide sociale peuvent être exclus
de certaines prestations sociales (CJUE, 11 novembre 2014,
Elisabeta Dano, Florin Dano c/ Jobcenter Leipzig, aff. C-333/13).
Dans le prolongement, le Conseil d'État, aux visas combinés de
l'article 20 TFUE et de l'article 7 de la directive 2004/38/CE du
Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au
droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de
circuler et de séjourner librement sur le territoire des États
membres, considère que le refus d'octroi d'un titre de séjour à une
personne ressortissante d'un État tiers qui disposait de ressources
suffisantes et mère d'un citoyen mineur de l'Union « porte une
atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales
que l'ordre juridique de l'Union européenne attache au statut de
citoyen de l'Union » (CE, ord. réf., 9 décembre 2014, n° 386.029 :
ressortissante camerounaise dont la fille mineure à charge, a la
nationalité espagnole ; solution d'autant plus intéressante que le
juge administratif statue ici en référé et accepte dans ce cadre
d'opérer un contrôle de conventionnalité par rapport au droit de
l'Union. Sur le fond, le Conseil d'État applique les solutions
dégagées de longue date par la CJUE ; voir not. : CJCE,
17 septembre 2002, Baumbast et R. c/ Secretary of State for the
Home Department, aff. C-413/99 ; CJCE (Ass. plén.), 19 octobre
2004, Zhu et Chen c/ Secretary of State for the Home Department,
aff. C– 200/02, ; CJUE (Gde Ch.), 8 mars 2011, Ruiz Zambrano c/
ONEm, aff. C-34/09 ; CJUE, 10 octobre 2013, Adzo Domenyo
Alokpa et autres c/ ministre du Travail, de l'Emploi et de
l'Immigration, aff. C-86/12).
Pour ce qui touche au cas particulier des travailleurs et
prestataires de services communautaires, la liberté de circulation
atteint son degré maximum d'accomplissement impliquant, outre
les prérogatives susmentionnées, la « liberté professionnelle »
complète (droit de rechercher un emploi, d'y répondre et d'y
accéder dans les mêmes conditions que les nationaux) ainsi que
s'agissant des prestataires de services, la liberté d'établissement.

734 Limitations et restrictions ◊ Elles sont prévues par les traités de


manière ciblée (par ex. art. 45 §3 TFUE pour les travailleurs) et de
manière générale, par la directive précitée du 24 avril 2004 ; elles
ont bien évidemment, été précisées par la jurisprudence
Directive 2004/38 du 24 avril 2004 (extraits) :
Article 27 (…) 1. Sous réserve des dispositions du présent
chapitre, les États membres peuvent restreindre la liberté de
circulation et de séjour d'un citoyen de l'Union ou d'un membre de
sa famille, quelle que soit sa nationalité, pour des raisons d'ordre
public, de sécurité publique ou de santé publique. Ces raisons ne
peuvent être invoquées à des fins économiques. 2. Les mesures
d'ordre public ou de sécurité publique doivent respecter le principe
de proportionnalité et être fondées exclusivement sur le
comportement personnel de l'individu concerné. L'existence de
condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de
telles mesures. Le comportement de la personne concernée doit
représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour
un intérêt fondamental de la société. Des justifications non
directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des
raisons de prévention générale ne peuvent être retenues.
Article 28 Protection contre l'éloignement 1. Avant de prendre
une décision d'éloignement du territoire pour des raisons d'ordre
public ou de sécurité publique, l'État membre d'accueil tient
compte notamment de la durée du séjour de l'intéressé sur son
territoire, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale
et économique, de son intégration sociale et culturelle dans l'État
membre d'accueil et de l'intensité de ses liens avec son pays
d'origine. 2. L'État membre d'accueil ne peut pas prendre une
décision d'éloignement du territoire à l'encontre d'un citoyen de
l'Union ou des membres de sa famille, quelle que soit leur
nationalité, qui ont acquis un droit de séjour permanent sur son
territoire sauf pour des raisons impérieuses d'ordre public ou de
sécurité publique. 3. Une décision d'éloignement ne peut être prise
à l'encontre des citoyens de l'Union, quelle que soit leur
nationalité, à moins que la décision ne se fonde sur des motifs
graves de sécurité publique définis par les États membres, si ceux-
ci : a) ont séjourné dans l'État membre d'accueil pendant les dix
années précédentes, ou b) sont mineurs, sauf si l'éloignement est
nécessaire dans l'intérêt de l'enfant, comme prévu dans la
convention des Nations unies sur les droits de l'enfant du
20 novembre 1989.
Le texte assortit ces restritions d'un certain nombre de garanties
formelles (notification) et procédurales (v. art. 30 et 31) (sur les
difficultés que rencontre la transposition de ces garanties, voir not.,
le rapport de la Commission sur l'application de la directive
2004/38, COM (2008) 840 final et résolution du Parlement
européen du 2 avril 2009 sur l'application de la directive 2004/38).

735 Contrôle juridictionnel ◊ La liberté de circulation, et le droit au


séjour correspondant, font donc l'objet de restrictions elles-mêmes
étroitement définies et encadrées. Ces restrictions peuvent être
motivées (uniquement) par des considérations liées au maintien de
l'ordre public et la préservation de la santé publique. La Cour de
justice a développé une jurisprudence en la matière consistant à
interprété de manière large le principe de libre circulation et de
manière stricte les exceptions qui peuvent lui être apportées. Les
mesures concernées ne peuvent donc être opposées que pour
justifier une mesure d'éloignement du territoire strictement
entendue et non comme conditions suspensives à la reconnaissance
du droit d'entrée et de séjour. La Cour considère en toute hypothèse
que l'expulsion d'un citoyen européen ne doit être prise que dans
des « cas extrêmes » (CJCE, 29 avril 2004, Georgios Orfanopoulos
et autres (aff. C-482/01) et Raffaele Oliveri (aff. C-493/01) c/ Land
Baden-Württemberg). La Cour de justice a progressivement
renforcé l'étendue de son contrôle sur les pouvoirs de police des
États, notamment à travers le contrôle de la proportionnalité de la
mesure et en exigeant, que chaque mesure soit exclusivement prise
en considération du comportement personnel de l'intéressé (CJCE
4 déc. 1974, Van Duyn, aff. 41-74, Rec. p. 1337 : le simple fait que
l'intéressée soit adepte de l'Église de scientologie ne justifie pas une
mesure d'éloignement motivée par une atteinte à l'ordre public ;
v. également CJCE 29 avr. 2004, G. Orfanopoulos et autres et
R. Oliveri, précité : incompatibilité avec le droit communautaire
d'une législation sur le fondement de laquelle l'expulsion d'un
toxicomane préalablement condamné est prononcée de manière
automatique sans que soit pris en compte le comportement
personnel et actuel de l'intéressé, ; et s'agissant de la possibilité de
limiter le droit de séjour à une partie du territoire national, v. CJCE
26 nov. 2002, Ministre de l'Intérieur c/ A.O. Olazabal, aff. C-
100/01 ; v. ég. CJUE 28 avr. 2011, El Dridi, aff. C-61-11). La Cour
vérifie également que les conditions posées par le droit de l'Union
en matière de restriction de la liberté de circulation et de séjour
soient transposées de « manière suffisamment claire » par les
législations nationales notamment les dispositions relatives aux
mesures spéciales concernant les étrangers (arrêt du 27 avr. 2006,
Commission des Communautés européennes c/ RFA, aff. C-441/02).
D'autres restrictions peuvent limiter la liberté de circulation comme
par exemple celles qui s'appliquent en matière d'accès à certains
emplois dans l'administration publique qui peuvent être réservés
aux nationaux (Traité CE, art. 39, § 4, art. 45 § 4 TFUE). Ces
dispositions font toutefois l'objet d'une interprétation par la Cour de
justice qui permet d'en encadrer l'usage, éventuellement abusif que
pourraient être tentés d'en faire les États. La qualification
« d'emplois dans l'administration publique » vise les seuls emplois
caractéristiques des activités spécifiques de l'administration
publique, c'est-à-dire ceux qui font que son titulaire est investi de
prérogatives de puissance publique et de responsabilités propres en
vue de la sauvegarde des intérêts généraux de l'État (CJCE 12 févr.
1974, Sotgiu, aff. 157/73, ; CJCE 17 déc. 1980, Commission des
CE c/ Belgique, aff. 149/79). Ainsi la Cour de Luxembourg juge
que l'exception de l'article 39 § 4 TCE ne saurait viser les emplois
de capitaines des navires marchands battant pavillon de l'État
intéressé. Selon la Cour, l'exception du § 4 ne joue qu'à la condition
que les prérogatives de puissance publique soient exercées de façon
habituelle et ne représentent pas une part très réduites (des)
« activités » de l'intéressé (CJCE 30 sept. 2003) : 2 arrêts, Colegia
de Oficiales de la Marina Mercante Española, aff. C-405/01
(législation espagnole) ; A. Anker, aff. c-47/02 (législation
allemande). Cette position condamne la doctrine contraire d'abord
exprimée par la Cour de cassation française (Crim. 4 juin 2003,
C. Bull. crim., no 117, p. 449) avant que celle-ci ne se ravise après
l'intervention de la Cour de justice (Crim. 23 juin 2004, pourvoi
no 03-85 661, D. 2004 IR. 2194). Également concernant les droits
rattachés au droit de séjour, la Cour a jugé récemment dans l'arrêt
du 18 juillet 2006 (aff. C-106/04) que le droit à la liberté de
circulation et de séjour ne s'oppose pas à ce qu'une clause de
résidence soit imposée à un chômeur âgé de plus de 50 ans pour
maintenir son droit à une allocation chômage. Il n'est pas exclu par
ailleurs que le principe de libre circulation puisse voir contrarier ses
effets par l'exercice d'un autre droit fondamental (v. en ce sens par
ex. : CJCE 12 juin 2003, Eugen Schmidberger, aff. C-112/00, Rec.
CJCE, p. I-5659 : conciliation opérée en l'espèce entre la libre
circulation des marchandises et le droit de manifestation).
Ces situations illustrent l'idée que face à un droit fondamental
comme celui de la libre circulation, les exceptions qui lui sont
opposées doivent faire l'objet d'une interprétation d'autant plus
stricte que l'on a affaire à une prérogative inhérente au statut de
citoyen européen.

736 Liberté de circulation et ressortissants d'États tiers : le


système Schengen et sa communautarisation ◊ Delivet (Ph.)
[2015] p. 775. Le thème de la liberté de circulation appliquée aux
« étrangers » tiers à l'Union a, depuis l'origine, été source de
tensions. La liberté de circulation des ressortissants d'États tiers est,
de ce fait, beaucoup plus lente à s'affirmer ; il est vrai que, dans ce
domaine, la liberté est plus que jamais contrariée par les exigences
de sécurité et d'ordre public. (Pour un exemple de conciliation
effectuée par le juge communautaire, CJCE 31 janv. 2006, aff. C-
503/03, Commission c/ Espagne : nonobstant le caractère
conditionnel du droit au séjour, manquement de l'Espagne qui a
limité l'accès au séjour de ressortissants d'État tiers, au seul motif
qu'ils étaient signalés dans le système d'information Schengen sans
vérifier si « la présence de ces personnes constituait une menace
réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt
fondamental de la société »). C'est dire que la souveraineté réservée
des États continue de peser lourdement dans un secteur
politiquement sensible aux yeux des gouvernements et de l'opinion
publique.

737 Origine et évolution ◊ Témoin de ces difficultés et tensions, la


question de la liberté de circulation à l'intérieur de l'Union
européenne des ressortissants d'États tiers continue aujourd'hui de
s'inscrire dans un cadre qui demeure, pour l'essentiel, national. Le
principe est, en effet, que chaque État conserve compétence pour
arrêter les mesures concernant l'entrée, le déplacement et le séjour
des intéressés sur son territoire. Insensiblement cependant,
l'intégration européenne est amenée à faire sentir ses effets,
empruntant un cheminement qui a débuté par une coopération
intergouvernementale – premier exemple de coopération renforcée
– initiée en marge des traités communautaires (accords de
Schengen signés le 14 juin 1985 entre cinq États membres et
convention d'application des accords de Schengen signée le 19 juin
1990) avant que la matière ne fasse l'objet d'une
« communautarisation » progressive dans le cadre de la mise en
œuvre de « l'espace de liberté, de sécurité et de justice » prévu par
le Traité d'Amsterdam. Les accords de Schengen ont été signés à
l'origine par cinq États (Allemagne, Belgique, France, Luxembourg
et Pays-Bas) et ont débouché sur la création de « l espace
Schengen » qui regroupe à l'heure actuelle 26 États (22 États
membres de l'UE plus 4 États associés non membres de l'UE –
Islande, Liechtenstein, Norvège, Suisse ; tous les États membres de
l'Union, sauf deux — l'Irlande et le Royaume-Uni – font donc
partie de l'espace Schengen tandis que quatre autres – Bulgarie,
Chypre, Croatie et Roumanie, ont en principe vocation à le
rejoindre)
Le Traité de Maastricht a pris le relais en quelque sorte et entamé
l'intégration progressive de « l'acquis Schengen » dans les
domaines de compétence de l'UE. Il inscrit la politique
d'immigration de l'Union européenne dans une double démarche,
faite d'un volet « intergouvernemental » (coopération dans les
domaines de la justice et des affaires intérieures, ce qui vise
notamment les questions de franchissement des frontières et la
politique d'asile) et d'un volet « communautaire » (établissement
d'un modèle type de visa et détermination de la liste des pays tiers
dont les nationaux doivent être munis d'un visa pour pénétrer dans
l'Union européenne). Le Traité d'Amsterdam (titre IV, art. 61 s.),
inscrit la politique d'immigration en général dans un cadre
communautaire (avec l'édiction consécutive, et selon les procédures
appropriées, de normes communautaires prises le cas échéant à la
majorité qualifiée et compétence corrélative de la CJCE) ; cette
« communautarisation » touche des domaines importants comme
les visas, l'asile, le franchissement des frontières intérieures et
extérieures des États membres, l'immigration ; elle implique, par
ailleurs, une intégration dans le champ communautaire (puis de
l'Union) de « l'acquis Schengen » (v. en ce sens TFUE, art. 77 à
80). Doivent être arrêtées en ce sens, les mesures assurant la
suppression totale et définitive de tout contrôle lors du
franchissement des frontières intérieures (v. Traité CE, art. 62 ;
TFUE, art. 77). C'est dans cette perspective qu'il convient de faire
mention de la directive 2003/109 CE du Conseil du 25 novembre
2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de
longue durée (transposée en France par la loi du 24 juillet 2006).
L'idée sous-jacente à l'ensemble du dispositif normatif (droit
primaire et réglementation dérivée) est de parvenir à un
rapprochement significatif entre les statuts respectifs des
ressortissants d'États tiers et « citoyens européens ». Dans cette
perspective, la durée du séjour sert en quelque sorte de « vecteur
d'assimilation » : plus le séjour est long, plus il est expédient que
l'intéressé puisse jouir d'un ensemble de droits communs calqués
sur ceux du « citoyen européen ». Le ressortissant tiers à l'UE
bénéficie ainsi de l'égalité de traitement dans un certain nombre de
domaines importants (accès à l'emploi, conditions d'emploi et de
travail, conditions de rémunération, conditions de licenciement,
éducation, formation professionnelle, reconnaissance des
diplômes ; v. art. 11 de la directive). En ce sens, le texte s'applique
d'abord à poser les conditions d'octroi du statut de résident de
longue durée sur le territoire d'un État membre et aborde également
la question des résidents de longue durée sur le territoire des autres
États membres en posant que cette éventualité ne puisse être
accordée que dans des cas particuliers (par exemple la poursuite
d'études) et en exigeant le dépôt d'une nouvelle demande en ce
sens. La Commission européenne a, par ailleurs, exposé sa vision
en ce qui concerne la coopération des États membres en matière
d'asile. Dans une communication du 17 février 2006 (IP/06/181),
elle prône la mise en place d'un régime européen totalement
harmonisé. Le 15 mars 2006, le Conseil et le Parlement européen
ont adopté à cette fin le règlement CE n° 562/2006 établissant un
Code communautaire relatif au régime de franchissement des
frontières par les personnes, dit « code frontière Schengen » : les
règles de la Convention de Schengen y sont adaptées au cadre
institutionnel communautaire, mais également les principes de base
en matière de contrôle des personnes aux frontières extérieures.

738 Principes et contenu ◊ Le dispositif Schengen vise à la


suppression progressive des contrôles aux frontières communes et à
l'instauration d'un régime de libre circulation pour tous les
ressortissants des États signataires, des autres États membres ou de
pays tiers. Ce dispositif n'a donc pas pour objet – il convient de le
souligner – de supprimer les frontières. Il se borne à poser le
principe de suppression des contrôles aux frontières.
« Concrètement, les pays faisant partie de l'espace Schengen
doivent supprimer tous les obstacles qui empêchent la fluidité du
trafic aux points de passage routiers. Cette suppression des
contrôles aux frontières intérieures est rendue possible par un
renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l'Union »
(G. Bachoué, 2015). Le dispositif Schengen permet ainsi la mise en
place d'un système fondé sur l'autorisation d'entrée et de séjour
provisoire des étrangers tiers à l'Union dans « l'espace Schengen ».
Complété par la Convention d'application signée en 1990 entrée en
vigueur en 1995, le dispositif implique suppression des contrôles
aux « frontières intérieures » (celles des États parties) et le transfert
de ces contrôles aux « frontières extérieures » de « l'espace
Schengen ». Il a été complété par une série de dispositions
destinées à compenser la levée progressive des contrôles aux
frontières par un renforcement de la coopération dans les domaines
de la circulation des personnes (visas, immigration, asile), ainsi
qu'en matière policière et judiciaire et par la mise en place
d'accords de réadmission avec les pays non communautaires pour
les clandestins et les déboutés du droit d'asile ; à cela s'ajoute le
système d'information Schengen (SIS) obligeant, dans certaines
hypothèses, les États parties à leur refuser le droit au séjour et à les
expulser. Il s'agit d'une base de données commune (opérationnelle
depuis 1995) permettant aux services de sécurité des États
d'échanger en temps réel des informations sur les personnes et les
biens et de s'assurer de la légalité de leur situation. Ce système a
fait l'objet d'une adaptation (SIS II) mise en place en décembre
2006 (Règlement 1987/2006 du Parlement européen et du Conseil
sur l'établissement, le fonctionnement et l'utilisation du système
d'information Schengen de deuxième génération SIS II) ; effectif
depuis le 9 avril 2013 le « SIS II » permet outre l'echange
d'information sur l'identité des personnes prévue à l'origine, le
signalements aux fins de non-admission ou d'interdiction de
séjour ainsi que l'échange de données biométriques (empreintes
digitales et photographies) ainsi que d'autres signalements
concernant les aéronefs, les navires ou les moyens de paiement
volés.

739 Entrée des ressortissants d'État tiers dans l'espace


Schengen – Franchissement des frontières extérieures –
Règles générales ◊ Pour un séjour n'excédant pas trois mois sur
une période de six mois, les conditions auxquelles doivent répondre
les ressortissants d'États tiers sont ainsi précisées (voir, règlement
(CE) 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars
2006 établissant un code communautaire relatif au régime de
franchissement des frontières par les personnes (dit « code
frontières Schengen », art. 5) : L'intéressé doit :
a) être en possession d'un document ou de documents de voyage
en cours de validité permettant le franchissement de la frontière ;
b) être en possession d'un visa en cours de validité si celui-ci est
requis en vertu du règlement (CE) 539/2001 du Conseil du 15 mars
2001 fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis
à l'obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des
États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont
exemptés de cette obligation sauf s'ils sont titulaires d'un titre de
séjour en cours de validité ;
c) justifier l'objet et les conditions du séjour envisagé, et disposer
des moyens de subsistance suffisants, tant pour la durée du séjour
envisagé que pour le retour dans le pays d'origine ou le transit vers
un pays tiers dans lequel leur admission est garantie, ou être en
mesure d'acquérir légalement ces moyens ;
d) ne pas être signalé aux fins de non-admission dans le Système
d'information Shengen (SIS) ;
e) ne pas être considéré comme constituant une menace pour
l'ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique ou les
relations internationales de l'un des États membres et, en
particulier, ne pas avoir fait l'objet d'un signalement aux fins de
non-admission dans les bases de données nationales des États
membres pour ces mêmes motifs.
Si ces conditions ne sont pas remplies, l'entrée sur le territoire
est, sous réserve des dispositions particulières (par exemple pour
des raisons humanitaires), refusée. L'entrée ne peut être refusée
qu'au moyen d'une décision motivée indiquant les raisons précises
du refus notifiée par une autorité nationale compétente au moyen
d'un formulaire uniforme. Une personne ayant fait l'objet d'une
décision de refus d'entrée a le droit de former un recours contre
cette décision et doit recevoir des informations écrites sur la
procédure nationale.

740 Franchissement des frontières intérieures ◊ Aux termes de


l'article 20 du règlement précité : « Les frontières intérieures
peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux
frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur
nationalité ». Cette règle est la traduction dans le droit dérivé du
TFUE (art. 67 §2 et 77 §1 a). Toutefois, les autorités nationales de
police gardent, en vertu des traités (art 72 TFUE) la possibilité
d'exercer leurs compétences, y compris dans les zones frontalières
intérieures, à condition que ces contrôles n'aient pas un effet
équivalent aux vérifications frontalières (art 21 du « Code
frontières Schengen »). Ce dernier point a été très vite la source
d'un contentieux important, celui de la validité des contrôles
effectués par les États membres parties à l'espace Schengen dans la
bande frontalières des 20 kms en vue notamment de traquer les
ressortissants d'États tiers en séjour irrégulier sur leur territoire. Le
risque à éviter est que les contrôles d'identité réalisés ne se
transforment en vérifications systématiques comme celui qui peut-
être pratiqué aux frontières extérieures de l'Union. Dans ses arrêt
Melki et Abdeli (CJUE, Gde Ch., 22 juin 2010, Aziz Melki (aff. C-
188/10), Sélim Abdeli (aff. C-189/10), la Cour avait jugé contraire
au droit de l'Union la législation française (C pr. pén., art. 78-2) qui
prévoyait que « dans une zone comprise entre la frontière terrestre
de la France avec les États parties à la convention signée à
Schengen le 19 juin 1990 et une ligne tracée à 20 kilomètres en
deçà, ainsi que dans les zones accessibles au public des ports,
aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic
international et désignés par arrêté, l'identité de toute personne peut
(…) être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa,
en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et
de présentation des titres et documents prévues par la loi ». Elle a
considéré que ce dispositif était inconventionnel dès lors que les
contrôles effectués pouvaient s'exercer indépendamment du
comportement de celle-ci et de circonstances particulières
établissant un risque d'atteinte à l'ordre public et sans prévoir
l'encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que
l'exercice pratique de ladite compétence ne puisse pas revêtir un
effet équivalent à celui des vérifications aux frontières (comp.
CJUE, 19 juillet 2012, aff. C-278/12 PPU, Atiqullah Adil c/
Minister voor Immigratie, Integratie en Asiel, arrêt validant ces
contrôles motif pris qu'ils sont assortis de certaines conditions et
garanties en ce qui concerne, notamment, la fréquence et l'intensité
des contrôles ; sur l'application dees arrêts Abdeli et Melki par la
Cour de cassation, voir : Civ. 1re, 23 février 2001, n° 09-70.462 ;
Civ. 1re, 18 mai 2011, n° 10-30.776 ; se prononçant comme il se doit
au seul visa des normes de constitutionnalité et non en tant que juge
de la conventionnalité, le Conseil constitutionnel a pour sa part
rejeté une QPC en déclarant conformes aux droits et libertés que la
Constitution garantit, les dispositions de l'article L. 621-1 du
CESEDA prévoyant des sanctions pénales visant à réprimer le
séjour irrégulier des étrangers (Cons. const., n° 2011-217 QPC du
3 février 2012, M. Mohammed Akli B). La loi n° 2011-267 du
14 mars 2011 a pour sa part tiré les conséquences des arrêts de la
CJ en introduisant de nouvelles dispositions prévoyant d'une part,
que le contrôle (d'identité) ne peut être opéré « que pour la
prévention et la recherche des infractions liées à la criminalité
transfrontalière » et, d'autre part que « le contrôle des obligations
de détention, de port, et de présentation des titres et documents
prévus par la loi ne peut être pratiqué que pour une durée
n'excédant pas six heures consécutives dans un même lieu et ne
peut consister en un contrôle systématique des personnes présentes
ou circulant dans les zones ou lieux mentionnés au même alinéa »
).
La possibilité de réintroduire un contrôle temporaire aux
frontières intérieures est prévue dans les conditions suivantes (art.
23 s. du règlement précité) :
1. En cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité
intérieure, un État membre peut exceptionnellement réintroduire le
contrôle à ses frontières intérieures durant une période limitée d'une
durée maximale de trente jours ou pour la durée prévisible de la
menace grave si elle est supérieure à trente jours, conformément à
la procédure prévue à l'article 24 ou, en cas d'urgence,
conformément à la procédure prévue à l'article 25. L'étendue et la
durée de la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières
intérieures ne doivent pas excéder ce qui est strictement nécessaire
pour répondre à la menace grave.
2. Lorsque la menace grave pour l'ordre public ou la sécurité
intérieure se prolonge au-delà de la durée prévue au paragraphe 1,
l'État membre peut maintenir le contrôle aux frontières pour les
mêmes raisons que celles visées au paragraphe 1 et, en tenant
compte d'éventuels éléments nouveaux, pour des périodes
renouvelables ne dépassant pas trente jours, conformément à la
procédure prévue à l'article 26.
En pratique, ces exceptions visaient à l'origine des évènements
particuliers et prévisibles comme une conférence internationale ou
un événement sportif de grande ampleur ; les tensions migratoires
qui se sont fait jour depuis le début de l'année 2011 ont cependant
conduit les États en 2013 à élargir les possibilités de rétablissement
de contrôles temporaires, moyennant une recommandation du
Conseil et, en dernier recours, en cas de manquement grave d'un
État membre à ses obligations de contrôle aux frontières
extérieures : voir Règlement (UE) n° 1051/2013 du 22 octobre
2013 modifiant le règlement (CE) n° 562/2006 du 15 mars
2006 afin d'établir des règles communes relatives à la
réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures
dans des circonstances exceptionnelles. Ces adaptations
interviennent en effet dans un contexte où la pression migratoire est
de plus en plus forte sur les États membres (voir Ph. Delivet,
précité). Selon les chiffres fournis par FRONTEX, environ
720 millions de personnes franchissent chaque année les frontières
extérieures, dont 334 millions sont des ressortissants de pays tiers.
Dans cet ensemble, les franchissements illégaux sont en
augmentation constante atteignant en 2013 le chiffre de
107 365 contre 72 437 en 2012 et continuent d'augmenter en
2014 pour dépasser 280 000 (+ 164% par rapport à 2013). (sur les
contrôles d'identité réalisés sur la base de ces dispositions et le
contrôle du juge des référés du Conseil d'État, voir, CE,
Ordonnance du 29 juin 2015, Groupe d'information et de soutien
des immigré.e.s (GISTI) et autres, n° 391192, 391275, 391276,
391278, 391279).

741 Obtention du statut de résident de longue durée –


conditions et conséquences ◊ (Voir directive 2003/109/CE du
Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants
de pays tiers résidents de longue durée modifiée par la directive
2011/51/UE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mai 2011,
not. art. 4 s.). Le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre
1999 a proclamé que le statut juridique des ressortissants de pays
tiers devrait être rapproché de celui des ressortissants des États
membres et qu'une personne résidant légalement dans un État
membre, pendant une période à déterminer, et titulaire d'un permis
de séjour de longue durée devrait se voir octroyer dans cet État
membre un ensemble de droits uniformes aussi proches que
possible de ceux dont jouissent les citoyens de l'Union européenne ;
aux termes du considérant 5 de la directive : « Le critère principal
pour l'acquisition du statut de résident de longue durée devrait être
la durée de résidence sur le territoire d'un État membre. Cette
résidence devrait avoir été légale et ininterrompue pour témoigner
de l'ancrage de la personne dans le pays. Une certaine flexibilité
devrait être prévue pour tenir compte des circonstances qui peuvent
amener une personne à s'éloigner du territoire de manière
temporaire ». Ainsi, selon l'article 4, paragraphe 1, de la même
directive : « Les États membres accordent le statut de résident de
longue durée aux ressortissants de pays tiers qui ont résidé de
manière légale et ininterrompue sur leur territoire pendant les cinq
années qui ont immédiatement précédé l'introduction de la
demande en cause ». La condition de délai est également applicable
au membre de la famille de la personne ayant déjà acquis le statut
de résident de longue durée et qui souhaite l'obtenir également
(CJUE, 17 juillet 2014, Shamim Tahir c/ Ministero dell'Interno et
Questura di Verona, aff. C-469/13).
La Cour a été amenée à préciser le sens et la portée de ce texte,
notamment en ce qui concerne l'obligation posée par le droit
national de réussir un examen d'intégration civique sous peine
d'amende. Elle a jugé que les dispositions pertinentes de la directive
2003/109/CE ne s'opposent pas à une telle réglementation nationale
sous réserve que ses modalités d'application ne soient pas
susceptibles de mettre en péril la réalisation des objectifs poursuivis
par ladite directive, ce qu'il appartient à la juridiction de renvoi de
vérifier. Le fait que le statut de résident de longue durée soit obtenu
avant que l'obligation de réussir un examen d'intégration civique
n'ait été imposée ou après qu'elle l'a été est sans pertinence à cet
égard (CJUE, 4 juin 2015, P., S., c / Commissie Sociale Zekerheid
Breda, College van Burgemeester en Wethouders van de gemeente
Amstelveen). Il en va de même s'agissant des connaissances
linguistiques de base (CJUE, 10 juillet 2014, Naime Dogan contre
Bundesrepublik Deutschland, aff. C-138/13.

742 Éloignement des ressortissants d'États tiers – « Directive


retour » ◊ En 2013, 425 000 personnes ont fait l'objet d'une
décision de « retour » dans l'ensemble de l'Union européenne ; mais
seulement 167 000 d'entre elles ont effectivement quitté le territoire
de l'Union (chiffres Eurostat).
Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du
16 décembre 2008 (extraits) :
Article 8 « 1. Les États membres prennent toutes les mesures
nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n'a
été accordé pour un départ volontaire (…), ou si l'obligation de
retour n'a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ
volontaire (…). Si un État membre a accordé un délai de départ
volontaire conformément (…), la décision de retour ne peut être
exécutée qu'après expiration de ce délai, à moins que, au cours de
celui-ci, un risque visé à l'article 7, paragraphe 4, apparaisse. (…).
4. Lorsque les États membres utilisent — en dernier ressort — des
mesures coercitives pour procéder à l'éloignement d'un
ressortissant d'un pays tiers qui s'oppose à son éloignement, ces
mesures sont proportionnées et ne comportent pas d'usage de la
force allant au-delà du raisonnable. Ces mesures sont mises en
œuvre comme il est prévu par la législation nationale,
conformément aux droits fondamentaux et dans le respect de la
dignité et de l'intégrité physique du ressortissant concerné d'un
pays tiers. »
Le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 a
défini, en matière d'immigration et d'asile, une approche globale
qui couvre à la fois la création d'un régime d'asile commun, une
politique de l'immigration légale et la lutte contre l'immigration
clandestine. Sur cette base, une politique migratoire commune s'est
mise en place comportant à côté du volet « libre circulation » un
volet « éloignement » concernant les étrangers tiers à l'Union. De
manière générale, les règles dégagées en la matière se sont traduites
par un renforcement significatif du caractère restrictif de la
politique d'immigration au sein de l'Union européenne. À cet effet,
une série de mesures ont été adoptées sous forme de directives,
notamment la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du
Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures
communes applicables dans les États membres au retour des
ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (transposition en
France réalisée par la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à
l'immigration, à l'intégration et à la nationalité ; et le décret
n° 2011-820 du 8 juillet 2011 pris pour l'application de la loi
n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à
l'intégration et à la nationalité et portant sur les procédures
d'éloignement des étrangers ; voir ég., directive 2004/82/CE du
Conseil du 29 avril 2004 concernant l'obligation pour les
transporteurs de communiquer les données relatives aux
passagers ; directive 2009/52/CE du Parlement européen et du
Conseil du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales
concernant les sanctions et les mesures à l'encontre des employeurs
de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier ).
Le contrôle exercé par la CJUE sur les décisions de retour ainsi
que sur leur exécution (décision d'éloignement) a conduit à limiter
et encadrer assez étroitement les pouvoirs des États en la matière.
Le Conseil d'État a, par ailleurs, reconnu le caractère directement
invocable de la directive avant sa transposition en France avant le
terme fixé par la directive, soit le 24 décembre 2010 (CE, 21 mars
2011, Avis cont., n° 345978 et n° 346612).
1) La Cour de Luxembourg a ainsi posé le principe que l'objectif
prioritaire de la directive du 16 décembre 2008 est de mettre en
place une politique efficace d'éloignement et de rapatriement, les
États membres étant principalement tenus de prendre une décision
de retour à l'encontre de tout ressortissant d'un pays tiers en séjour
irrégulier sur leur territoire ; dit autrement, la directive prévoit
qu'une décision de retour ouvre d'abord une période de retour dit
volontaire, puis ensuite seulement, une mesure d'éloignement forcé.
Il s'ensuit, en premier lieu, que lorsqu'un ressortissant de pays tiers
n'a pas quitté le territoire national malgré une décision de retour
prise à son encontre, les États membres doivent prendre, dans les
meilleurs délais, toutes les mesures nécessaires pour procéder à
l'éloignement de l'intéressé, c'est-à-dire à son transfert physique
hors du territoire. (voir par ex : CJUE, 5 novembre 2014, Sophie
Mukarubega c/ Préfet de police, Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-
166/13 ; 23 avril 2015, aff. C‑38/14, Subdelegación del Gobierno
en Gipuzkoa – Extranjería c/ Samir Zaizoune ; voir ég. les
conclusions récentes de l'avocat général Maciej Szpunar) sur
l'affaire C-290/14 présentées le 28 avril 2015 dans l'affaire Skerdjan
Cela). Il en résulte, en second lieu, que le placement en garde à vue
– laquelle induit nécessairement la qualification d'infraction pénale
du séjour irrégulier – d'un ressortissant d'un État tiers sur le seul
fondement de son séjour irrégulier et sans épuisement des
mécanismes coercitifs prévus par la directive, est contraire au droit
de l'Union (CJUE, 23 avril 2011, El Dridi, aff. C-61/11 PPU ;
CJUE, Gde Ch., 6 décembre 2011, Achughbabian, aff. C329/11 ; la
1re chambre civile de la Cour de cassation a pleinement tiré les
conséquences des arrêts El Dridi et Achughbabian : Civ. 1re,
5 juillet 2012, n° 11-30.371, 11-19.250, 11-30.530, 11-19.251, 12-
30.001, série d'arrêts faisant suite à un avis de la chambre
criminelle en date du 5 juin 2012 (n° 9002) dans lequel celle-ci
disait pour droit que « le ressortissant d'un État tiers mis en cause
pour le seul délit prévu par l'article L. 621-1 du CESEDA,
n'encourt pas l'emprisonnement lorsqu'il n'a pas été soumis
préalablement aux mesures cercitives visées à l'article 8 de ladite
directive » ; dans l'affaire Zaizoune précitée (aff. C-38/14), la
réglementation espagnole est jugée ne pas répondre à ces
exigences, un État membre ne pouvant pas sanctionner les
ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier par une amende en
lieu et place d'une mesure d'éloignement, les deux mesures étant,
selon la Cour, exclusive l'une de l'autre. Il en va de même pour une
peine d'assignation à résidence sans garantie que l'exécution de
cette peine doive prendre fin dès que le transfert physique de
l'intéressé hors dudit État membre est possible (CJUE, 6 décembre
2012, MD Sagor, aff. C-430/11, comp. le cas où la peine d'amende
peut-être remplacée par une mesure d'expulsion : même arrêt et
CJUE, ord. 21 mars 2013, Abdoul Khadre Mbaye, aff. C-522/11).
La question reste néanmoins posée de savoir si, au delà du séjour
irrégulier, la pénalisation de l'entrée irrégulière sur le territoire d'un
État membre reste possible sans avoir soumis préalablement
l'intéressé aux mesures coercitives de l'article 8 de la directive
précitée. La Cour de cassation a posé à la CJUE deux questions
préjudicielles en ce sens (Civ. 2e, 28 janv. 2015, n° 13-28.349).
Le placement en rétention de l'intéressé avant son éloignement
(en principe dans un établissement autre que pénitentiaire (sauf
accord de l'intéressé ; en ce sens : CJUE, Gde Ch. 17 juillet 2014,
Thi Ly Pham c/ Stadt Schweinfurt, Amt für Meldewesen und
Statistik) reste néanmoins possible et même exigé lorsque
l'intéressé n'est pas en mesure d'y déférer (voir en ce sens : CJUE,
7 juillet 2014, Adala Bero c/ Regierungspräsidium Kassel, aff. C-
473/13 et Ettayebi Bouzalmate c/ Kreisverwaltung Kleve, aff. C-
514/13). Toutefois, l'interprétation de la « directive retour », en
particulier de son article 15, impose que la rétention cesse en cas
d'absence de « perspective raisonnable d'éloignement », la personne
devant alors être remise immédiatement en liberté ; elle fait
obstacle par ailleurs à ce que cette personne soit placée en rétention
pour des raisons d'ordre public, notamment du fait de sa
dangerosité, de son comportement agressif ou parce qu'il n'est pas
en possession de documents d'identité valides (CJCE, Gde Ch.,
30 novembre 2009, aff. C-357/09 PPU, Said Shamilovich Kadzoev
(Huchbarov : individu placé en rétention durant 2 ans et dont
l'identité n'a pu être établie de manière certaine et pour lequel
aucun pays tiers n'a manifesté l'intention de l'accueillir durant le
délai légal – 18 mois maximum – fixé par la directive ; comp. Cour
EDH, 15 novembre 1996, Chahal c/ Royaume-Uni, §118 ; Cour
EDH 29 janvier 2008, Saadi c/ Royaume-Uni, § 66 et 74 ; Cour
EDH, Gde Ch., 19 février 2009, A. et autres c/ Royaume-Uni). En
outre, aux termes de la directive 2008/115 : « La rétention
s'effectue en règle générale dans des centres de rétention
spécialisés. Lorsqu'un État membre ne peut les placer dans un
centre de rétention spécialisé et doit les placer dans un
établissement pénitentiaire, les ressortissants de pays tiers placés en
rétention sont séparés des prisonniers de droit commun. Mais, à
l'inverse la directive 2008/115 fait obstacle à une réglementation
nationale selon laquelle une période initiale de rétention de six
mois peut être prolongée, au seul motif que le ressortissant
concerné d'un pays tiers n'est pas muni de documents d'identité. Il
appartient dans ce cas à la juridiction de renvoi de procéder à une
appréciation au cas par cas des circonstances factuelles de l'affaire
en cause afin de déterminer si une mesure moins coercitive peut
être appliquée effectivement à ce ressortissant ou s'il existe un
risque de fuite de ce dernier (CJUE, 5 juin 2014, Bashir Mohamed
Ali Mahdi, aff. C-146/14 PPU). La directive a par ailleurs fixé à18
mois le délai maximum de rétention (sur les modalités de calcul
dudit délai voir : CJCE, Gde Ch., 30 novembre 2009, aff. C-357/09
PPU, Said Shamilovich Kadzoev (Huchbarov précité). La situation
du demandeur d'asile sollicitant une demande de protection
internationale au sens de la directive 2005/85 (directive du Conseil
du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant
la procédure d'octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États
membres) pourra, à l'occasion, être appréciée moins favorablement.
La Cour juge, en effet, que le ressortissant d'un pays tiers, qui a
introduit une telle demande après avoir été placé en rétention, peut
y être maintenu lorsqu'il apparaît que ladite demande a été
introduite dans le seul but de retarder ou de compromettre
l'exécution de la décision de retour et qu'il est objectivement
nécessaire de maintenir la mesure de rétention pour éviter que
l'intéressé se soustrait définitivement à son retour (CJUE, 30 mai
2013, Mehmet Arslan c/ Policie ČR, Krajské ředitelství policie
Ústeckého kraje, odbor cizinecké policie, aff. C-534/11). Mais, la
décision de prolongation de la rétention s'entend également comme
devant être prise dans le respect des droits de la défense et
notamment, le droit d'être entendu. Dès lors, lorsque la
prolongation a été décidée en méconnaissance du droit d'être
entendu, le juge national chargé de l'appréciation de la légalité de
cette décision ne saurait accorder la levée de la mesure de rétention
que s'il considère, eu égard à l'ensemble des circonstances de fait et
de droit de chaque cas d'espèce, que cette violation a effectivement
privé celui qui l'invoque de la possibilité de mieux faire valoir sa
défense dans une mesure telle que cette procédure administrative
aurait pu aboutir à un résultat différent (CJUE, 10 septembre 2013,
M. G. et N. R. contre Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, aff.
C-383/13 PPU). Au-delà de ce cas particulier, la question s'est
posée de savoir quel est le champ d'application et la portée du droit
d'être entendu pour un ressortissant de pays tiers faisant l'objet
d'« une mesure d'éloignement motivée par l'irrégularité de sa
situation ». La Cour de jutice a considéré, en premier lieu, que bien
que la directive 2008/115 ne précise pas si, et dans quelles
condition, une telle exigence s'impose avant l'édiction de la mesure
d'éloignement, un tel droit fait en revanche partie intégrante du
respect des droits de la défense en tant que principe général du droit
de l'Union. Mais sa portée s'entend comme devant permettre à
l'intéressé d'exprimer son point de vue sur la légalité de son séjour
et sur l'éventuelle application des exceptions au principe du retour
(par exemple, s'il dispose d'un droit de séjour dans un autre État
membre ou s'il peut y prétendre pour des motifs humanitaires) ainsi
que sur les modalités de son retour (délai de départ, caractère
volontaire ou contraignant du retour). Il en résulte que le droit
d'être entendu dans toute procédure, tel qu'il s'applique dans le
cadre de la directive 2008/115, ne s'oppose pas à ce qu'une autorité
nationale n'entende pas le ressortissant d'un pays tiers
spécifiquement au sujet d'une décision de retour lorsque, après
avoir constaté le caractère irrégulier de son séjour sur le territoire
national à l'issue d'une procédure ayant pleinement respecté son
droit d'être entendu, elle envisage de prendre à son égard une telle
décision ; pas davantage n'incombe-t-il aux autorités nationales de
prévenir l'intéressé de leur intention d'adopter à son égard une
décision de retour, ni de lui communiquer les éléments sur lesquels
elles entendent se fonder pour prendre une telle décision non plus
que de lui laisser un délai de réflexion avant de recueillir ses
observations. Il demeure néanmoins que le droit au recours de
l'intéressé contre la décision de retour doit être respecté de manière
à assurer ainsi, la protection des droits de la défense (sur ces
différents aspects, voir : CJUE, 5 novembre 2014, Sophie
Mukarubega c/ Préfet de police, Préfet de la Seine-Saint-Denis, aff.
C-166/13 précitée ; 11 décembre 2014, aff. C-249/13, Khaled
Boudjlida c/ Préfet des Pyrénées-Atlantiques). Quant au droit de
bénficier de l'assistance d'un conseil lors de l'audition de l'intéressé,
la Cour a précisé que ce droit n'est prévu que dans le cadre des
recours intentés contre la décision de retour et donc, par
conséquent, pas en amont, étant précisé que le ressortissant tiers à
l'Union peut toujours requérir, à ses frais, une telle assistance, à
condition que ce droit n'affecte pas le bon déroulement de la
procédure et ne compromette pas la mise en œuvre efficace de la
directive (arrêt Boudjlida).
2) Le jeu de la « directive retour » est également déterminé par la
situation des étrangers malades, dont l'État membre souhaite refuser
l'admission au séjour et procéder au renvoi dans son État d'origine
(voir, N. Klausser, « Étrangers malades et droit de l'Union
européenne : Entre accroissement et restriction des garanties
juridiques », La Revue des droits de l'homme, janvier 2015,
http://revdh.revues.org/1044#toc). La Cour a tiré de la directive
2008/115/CE la nécessité pour les étrangers malades de bénéficier
d'une protection juridictionnelle effective, matérialisée par un droit
de recours suspensif à l'encontre des décisions refusant leur
admission au titre du droit au séjour en raison de leur état de santé,
ainsi qu'une aide sociale ; sur le fond, faisant application de la
CDFUE (art. 19, § 2), elle s'est inspirée directement de la
jurisprudence de la Cour de Strasbourg dans l'application de
l'article 13 (droit à un recours effectif) combiné à l'article 3 CEDH
(prohibition de la torture et des traitements inhumains ou
dégradants (v. not., CEDH, 17 décembre 1996, Ahmed c/ Autriche ;
27 mai 2008, N. c. Royaume-Uni § 42 ; 26 avril 2007, Gebremedhin
c/ France 23 février 2012 ; Hirsi Jamaa et autres c/ Italie) ; elle
considère en ce sens « qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme, qui doit être prise en compte, en
application de l'article 52, paragraphe 3, de la Charte, pour
interpréter l'article 19, paragraphe 2, de celle-ci, que, si les non-
nationaux qui sont sous le coup d'une décision permettant leur
éloignement ne peuvent en principe revendiquer un droit à rester
sur le territoire d'un État afin de continuer à bénéficier de
l'assistance et des services médicaux sociaux ou autres fournis par
cet État, la décision d'éloigner un étranger atteint d'une maladie
physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter
cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans ledit État est
susceptible de soulever une question sous l'angle de l'article 3 de la
CEDH, dans des cas très exceptionnels, lorsque les considérations
humanitaires militant contre cet éloignement sont impérieuses ». En
conséquence : « Dans les cas très exceptionnels où l'éloignement
d'un ressortissant de pays tiers atteint d'une grave maladie vers un
pays dans lequel les traitements adéquats n'existent pas violerait le
principe de non-refoulement, les États membres ne peuvent donc
pas, conformément à l'article 5 de la directive 2008/115, lu à la
lumière de l'article 19, paragraphe 2, de la Charte, procéder à cet
éloignement » ; il en résulte également que « l'effectivité du recours
exercé contre une décision de retour dont l'exécution est susceptible
d'exposer le ressortissant en cause de pays tiers à un risque sérieux
de détérioration grave et irréversible de son état de santé exige (…)
que ce ressortissant de pays tiers dispose d'un recours avec effet
suspensif, afin de garantir que la décision de retour ne soit pas
exécutée avant qu'un grief relatif à une violation de l'article 5 de la
directive 2008/115, lu à la lumière de l'article 19, paragraphe 2, de
la Charte, n'ait pu être examiné par une autorité compétente » (pts
47, 48 et 50) (CJUE, Gde Ch., 18 décembre 2014, Centre public
d'action sociale d'Ottignies-Louvain-la-Neuve c/ Moussa Abdida,
aff. C-562/13).
La jurisprudence de la Cour de justice en la matière n'est
cependant pas exempte d'une certaine souplesse permettant
notamment aux États de justifier et d'accélérer les procédures
d'éloignement forcé ; ainsi juge-t-elle que sous réserve d'un examen
de la situation individuelle de l'intéressé, il est loisible aux autorités
nationales de considérer qu'un étranger en situation irrégulière
constitue un danger pour l'ordre public, même s'il est uniquement
soupçonné d'avoir commis une infraction pénale ou si aucune
condamnation pénale n'a encore été prononcée contre lui ; la
dangerosité de l'étranger peut résulter, notamment, de la gravité et
de la nature de l'infraction ainsi que l'ancienneté de l'acte. Dans
cette hypothèse, les États peuvent refuser d'accorder un délai de
départ volontaire, à condition toutefois que les principes généraux
du droit de l'Union et les droits fondamentaux de l'intéressé aient
été respectés : CJUE, 11 juin 2015, Z. Zh. c / Staatssecretaris voor
Veiligheid en Justitie ; Staatssecretaris voor Veiligheid en Justitie c
/ I. O., aff. C‑554/13).

743 Droit d'asile – Mise en place d'un régime d'asile européen


commun (RAEC) ◊ La « communautarisation » progressive du
régime juridique de l'asile est en marche depuis le traité
d'Amsterdam de 1997. La politique européenne en matière d'asile
avait toutefois débuté bien avant, mais, à la fois, dans un cadre
intergouvernemental et restreint, avec la signature des accords de
Shengen en 1985. À partir de 1999 (Conseil européen de Tampere
des 15 et 16 octobre 1999), une politique commune en matière
d'asile a commencé à voir le jour avec la mise en place d'un régime
d'asile européen commun (Common European Asylum System,
CEAS) dont l'achèvement a été réalisé en juin 2013 ; le régime
d'asile européen comporte trois volets : l'asile proprement dit, la
protection subsidiaire et la protection temporaire. L'objectif est à la
fois d'aboutir à une harmonisation des politiques nationales en
matière d'asile et d'offrir aux demandeurs un cadre de protection
élevé. Le SECA est, au départ, fondé sur l'application de la
Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des
réfugiés, elle-même complétée par le protocole de New York du
31 janvier 1967 ; il s'agit sur cette base, d'assurer que nul ne sera
renvoyé là où il risque à nouveau d'être persécuté (principe de
« non-refoulement »). La CDFUE reprend ces principes dans son
article 18 : « Le droit d'asile est garanti dans le respect des règles de
la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du
31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au
traité sur l'Union européenne et au traité sur le fonctionnement de
l'Union européenne (ci-après dénommés « les traités ») ». Le TFUE
donne ainsi compétence à l'Union pour développer une politique
commune en matière de protection internationale en faveur des
ressortissants d'États tiers ; il prévoit par ailleurs l'adoption d'une
série de mesures visant à la mise en place d'un système européen
commun d'asile.
Conclusions du Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre
1999 (extraits)
13. Le Conseil européen réaffirme l'importance que l'Union et ses
États membres attachent au respect absolu du droit de demander l'asile.
Il est convenu de travailler à la mise en place d'un régime d'asile
européen commun, fondé sur l'application intégrale et globale de la
Convention de Genève et d'assurer ainsi que nul ne sera renvoyé là où
il risque à nouveau d'être persécuté, c'est-à-dire de maintenir le principe
de non-refoulement.
14. Ce régime devrait comporter, à court terme, une méthode claire et
opérationnelle pour déterminer l'État responsable de l'examen d'une
demande d'asile, des normes communes pour une procédure d'asile
équitable et efficace, des conditions communes minimales d'accueil des
demandeurs d'asile, et le rapprochement des règles sur la
reconnaissance et le contenu du statut de réfugié. Il devrait aussi être
complété par des mesures relatives à des formes subsidiaires de
protection offrant un statut approprié à toute personne nécessitant une
telle protection. À cette fin, le Conseil est instamment invité à adopter,
sur la base de propositions de la Commission, les décisions nécessaires
conformément au calendrier fixé par le traité d'Amsterdam et le plan
d'action de Vienne. Le Conseil européen souligne qu'il importe de
consulter le HCR et d'autres organisations internationales.
15. À terme, les règles communautaires devraient déboucher sur une
procédure d'asile commune et un statut uniforme, valable dans toute
l'Union, pour les personnes qui se voient accorder l'asile. La
Commission est invitée à élaborer une communication dans ce domaine
dans un délai d'un an.
16. Le Conseil européen engage le Conseil à intensifier ses efforts en
vue d'arriver, sur la question de la protection temporaire des personnes
déplacées, à un accord qui repose sur la solidarité entre les États
membres. Le Conseil européen estime qu'il convient d'envisager de
constituer, sous une forme ou sous une autre, une réserve financière
destinée à la protection temporaire en cas d'afflux massifs de réfugiés.
La Commission est invitée à étudier cette possibilité.
17. Le Conseil européen invite instamment le Conseil à terminer
rapidement les travaux relatifs au système d'identification des
demandeurs d'asile (Eurodac).

Article 78 TFUE
1. L'Union développe une politique commune en matière d'asile, de
protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un
statut approprié à tout ressortissant d'un pays tiers nécessitant une
protection internationale et à assurer le respect du principe de non-
refoulement. Cette politique doit être conforme à la Convention de
Genève du 28 juillet 1951 et au protocole du 31 janvier 1967 relatifs au
statut des réfugiés, ainsi qu'aux autres traités pertinents.
2. Aux fins du paragraphe 1, le Parlement européen et le Conseil,
statuant conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent les
mesures relatives à un système européen commun d'asile comportant :
a) un statut uniforme d'asile en faveur de ressortissants de pays tiers,
valable dans toute l'Union ;
b) un statut uniforme de protection subsidiaire pour les ressortissants
des pays tiers qui, sans obtenir l'asile européen, ont besoin d'une
protection internationale ;
c) un système commun visant, en cas d'afflux massif, une protection
temporaire des personnes déplacées ;
d) des procédures communes pour l'octroi et le retrait du statut
uniforme d'asile ou de protection subsidiaire ;
e) des critères et mécanismes de détermination de l'État membre
responsable de l'examen d'une demande d'asile ou de protection
subsidiaire ;
f) des normes concernant les conditions d'accueil des demandeurs
d'asile ou de protection subsidiaire ;
g) le partenariat et la coopération avec des pays tiers pour gérer les
flux de personnes demandant l'asile ou une protection subsidiaire ou
temporaire.
3. Au cas où un ou plusieurs États membres se trouvent dans une
situation d'urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants
de pays tiers, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut
adopter des mesures provisoires au profit du ou des États membres
concernés. Il statue après consultation du Parlement européen.

Les demandes d'asile auprès de l'ensemble des 28 États membres


de l'Union européenne ont connu depuis quelques années une très
forte croissance : elles sont passées de 332 000 en 2012 à
434 000 en 2013, pour atteindre le chiffre de 625 000 en 2014. Les
28 États membres ont accordé la protection à 162 770 demandeurs
d'asile en 2014 (sur 359 795 dossiers étudiés) (chiffres Eurostat).
Parmi les pays recevant le plus grand nombre de demandes
d'asile, on trouve l'Allemagne (202 645 demandes déposées en
2014), la Suède (81 180), l'Italie (64 625) et la France (62 735).
Le principe directeur du système a été adopté selon lequel un
seul État est responsable et chargé de traiter la demande d'asile au
titre de ce qu'on appelle « la protection internationale ». À cet effet,
sont établis des règles qui permettent de déterminer l'État
responsable du traitement d'une demande d'asile selon des critères –
eux-mêmes hiérarchisés (situation familiale, possession d'un visa,
entrée irrégulière ou non dans l'Union…) – qui ont pour effet de
faire peser la compétence de traitement sur le premier État d'arrivée
du demandeur dans l'espace Schengen. L'objectif est d'éviter que
les demandeurs d'asile soient renvoyés d'un pays à l'autre mais
également de prévenir le détournement de la procédure par la
présentation de plusieurs demandes d'asile par une seule personne
et ce, dans plusieurs États, notamment lorsqu'ils se sont fait
débouter (asylum shopping). Nonobstant ce principe, une série de
« clauses discrétionnaires » (clause dite « de souveraineté »)
permettent à chaque État membre de décider d'examiner une
demande de protection internationale qui lui est présentée par un
ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne
lui incombe pas (art 3, §2 du règlement « Dublin II » ; art. 17 du
règlement « Dublin III »). Il convient de souligner que cette
possibilité pour l'État de réserver sa compétence a reçu sa
traduction constitutionnelle en France dès 1993 après la révision du
25 novembre 1993 qui a permis de donner plein effet aux accords
de Schengen. En ce sens, l'article 53-1 de la Constitution introduit
une réserve de constitutionnalité permettant de sauvegarder le jeu
des dispositions de l'alinéa 4 du Préambule de la Constitution de
1946 aux termes duquel : « Tout homme persécuté en raison de son
action en faveur de la liberté a droit d'asile sur les territoires de la
République ». L'article 53-1 précise ainsi : « La République peut
conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements
identiques aux siens en matière d'asile et de protection des Droits
de l'homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant
leurs compétences respectives pour l'examen des demandes d'asile
qui leur sont présentées ».
Toutefois, même si la demande n'entre pas dans leur compétence
en vertu de ces accords, les autorités de la République ont toujours
le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son
action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la
France pour un autre motif.
Le « paquet asile » adopté entre 2011 et 2013 a regroupé une
série de textes – dont pas moins de 7 directives – qui concernent les
procédures applicables aux demandes de protection internationale,
les conditions d'accueil, les motifs pour lesquels une telle
protection peut être octroyée. À terme, on devrait assister à la mise
en place d'un Code du droit d'asile commun, à la reconnaissance
mutuelle des décisions d'asile et enfin, à l'établissement d'un
processus unique de décision en matière d'asile visant à garantir
l'égalité de traitement des demandeurs d'asile dans toute l'Europe
(voir Ph. Delivet, précité, p. 10). Les textes de base applicables en
la matière sont constitués, pour l'essentiel, par, le règlement (CE)
n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 (dit « règlement Dublin
II ») établissant les critères et mécanismes de détermination de
l'État membre responsable de l'examen d'une demande d'asile
introduite dans l'un des États membres par un ressortissant d'un
pays tiers (le « règlement Dublin II » remplace la Convention de
Dublin du 15 juin 1990 fixant les critères relatifs au pays compétent
pour traiter une demande d'asile). Le règlement 343/2003 a été
refondu par le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen
et du Conseil du 26 juin 2013 (dit règlement « Dublin III »)
établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État
membre responsable de l'examen d'une demande de protection
internationale introduite dans l'un des États membres par un
ressortissant de pays tiers ou un apatride (applicable à partir du
1er janvier 2014). On doit également mentionner la directive
2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre
2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent
remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour
pouvoir bénéficier d'une protection internationale, à un statut
uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de
la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection ; la
directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du
26 juin 2013 (« directive procédure ») relative à des procédures
communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale
(applicable à partir du 21 juillet 2015) ; la directive 2013/33/UE du
Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 (« directive
accueil ») établissant des normes pour l'accueil des personnes
demandant la protection internationale (applicable à partir du
21 juillet 2015) ; la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011
(directive « qualifications ») établissant des critères communs pour
l'identification des personnes nécessitant une protection
internationale et visant à assurer un niveau minimal d'avantages à
ces personnes (applicable à partir du 21 décembre 2013) (voir
également la synthèse du système proposée sur le site EURALEX,
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?
uri=URISERV:l33153).
Le RAEC se caractérise par les principaux éléments suivants
(Commission européenne – 2014) :
– Une procédure harmonisée unique est applicable dans tous les
États membres pour examiner la demande ;
– Les demandeurs d'asile bénéficient de certaines conditions
matérielles d'accueil, telles que l'hébergement et les moyens de
subsistance ou encore le droit d'accès à un emploi dans un délai
maximum de 9 mois ; ils ont droit à un certain nombre de garanties
juridiques telles que l'accès à l'assistance juridique gratuite
(directive « accueil ») ; s'ajoute à cela un certain nombre de droits
concernant l'accès aux soins de santé, à l'éducation, au logement, à
la prévoyance sociale… (directive « qualification ») ;
– Ils ont droit à un entretien individuel (en présence et avec
l'assistance d'un interprète) avec la personne chargée de l'étude du
dossier (directive « Qualification » et directive « procédure ») ;
– Une protection accrue doit être accordée aux mineurs non
accompagnés (tenant compte en particulier de l'intérêt supérieur de
l'enfant) ainsi qu‘aux personnes victimes d'actes de torture
(règlement « Dublin III ») ;
– la procédure d'examen de la demande doit être la plus rapide
possible moyennant toutefois un examen complet du dossier ; elle
ne doit pas en principe excéder six mois (directive « procédure ») ;
– En cas de rejet de leur demande, ils ont droit à former un
recours ; si cette décision est confirmée, le débouté peut être
soumis à une obligation de retour dans son pays d'origine ou de
transit (directive « procédure ») ;
– Les cas et conditions de rétention éventuelle des demandeurs
d'asile sont strictement délimités et la durée de la rétention doit être
la plus courte possible ; en particulier, la rétention des mineurs doit
demeurer exceptionnelle. Le placement en rétention s'accompagne
du droit de communiquer avec un avocat ou avec des organisations
non-gouvernementales ainsi qu'avec les membres de la famille. Le
droit de former un recours contre le placement en rétention est
garanti (directive « accueil ») ;
– L'octroi de la protection s'accompagne de certains droits, tels
que la délivrance d'un titre de séjour, l'accès au marché du travail et
aux soins de santé (directive « Qualification ») ;
– Le droit au recours contre la décision de transfert doit être
garanti ; l'exécution des décisions de transfert (« procédure de
réadmission ») peuvent faire l'objet d'un recours juridictionnel
suspensif assorti du droit pour la personne concernée au séjour
provisoire dans l'attente de la décision de justice.
744 Contrôles juridictionnels – respect des droits
fondamentaux des demandeurs ◊ Parmi les questions
soulevées par l'application du dispositif européen d'asile, celle
concernant la notion de pays d'origine sûr et celle touchant aux
transferts des demandeurs d'asile (procédure dite de
« réadmission ») vers l'État responsable du traitement de la
demande retiennent l'attention.

745 « Pays d'origine sûr » ◊ La notion figure en toutes lettres dans la


directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005, relative à
des normes minimales concernant la procédure d'octroi et de retrait
du statut de réfugié dans les États membres. Présente dans le droit
dérivé (article 31 § 8 sous b) ; article 33 § 1 sous c), 38 et 39 de la
directive 2013/32/UE, et dans les législations nationales comme en
France par exemple (article L.714-4 2° du CESEDA), L'idée qui
préside à ce concept est que le demandeur en provenance d'un tel
pays ne pourra pas voir sa demande aboutir sachant en outre qu'elle
fera l'objet d'un examen accéléré. La directive précité décrit le
concept de pays tiers sûr ainsi que celui de pays tiers européen sûr.

Le concept de pays tiers sûr (article 38 directive 2013/32/UE)


1. Les États membres peuvent appliquer le concept de pays tiers sûr
uniquement lorsque les autorités compétentes ont acquis la certitude
que dans le pays tiers concerné, le demandeur de protection
internationale sera traité conformément aux principes suivants :
a) les demandeurs n'ont à craindre ni pour leur vie ni pour leur liberté
en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur
appartenance à un groupe social particulier ou de leurs opinions
politiques ;
b) il n'existe aucun risque d'atteintes graves au sens de la directive
2011/95/UE ;
c) le principe de non-refoulement est respecté conformément à la
convention de Genève ;
d) l'interdiction, prévue par le droit international, de prendre des
mesures d'éloignement contraires à l'interdiction de la torture et des
traitements cruels, inhumains ou dégradants, y est respectée ; et
e) e) la possibilité existe de solliciter la reconnaissance du statut de
réfugié et, si ce statut est accordé, de bénéficier d'une protection
conformément à la convention de Genève.

Le concept de pays tiers européen sûr (Article 39 directive


2013/32/UE)
1. Les États membres peuvent prévoir qu'aucun examen, ou aucun
examen complet, de la demande de protection internationale et de la
sécurité du demandeur dans son cas particulier, tel que décrit au
chapitre II, n'a lieu dans les cas où une autorité compétente a établi, en
se fondant sur les faits, que le demandeur cherche à entrer, ou est entré,
illégalement sur son territoire depuis un pays tiers sûr conformément au
paragraphe 2.
2. Un pays tiers ne peut être considéré comme un pays tiers sûr aux
fins du paragraphe 1 que :
a) s'il a ratifié la convention de Genève sans aucune limitation
géographique et s'il en respecte les dispositions ;
b) s'il dispose d'une procédure d'asile prévue par la loi ; et
c) s'il a ratifié la convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales et s'il en respecte les
dispositions, notamment les normes relatives aux recours effectifs.
En France, un État est considéré comme pays sûr « s'il veille au
respect des principes de la liberté, de la démocratie, de l'État de
droit, ainsi que des droits de l'homme et des libertés
fondamentales ».
Cette notion a donné lieu à une prise de position remarquée de la
part de la CJCE. Le contentieux y afférant a en effet mis en
évidence la possibilité que le système d'asile des États situés en
périphérie de l'espace Schengen présente un certain nombre de
défaillances qui peuvent entraîner des risques importants pour les
droits fondamentaux du demandeur concerné. Dans son arrêt du
21 janvier 2011 (CEDH, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et
Grèce, n° 30696/09 ; Cour EDH, 6 juin 2013, Mohammed c.
Autriche, Req. n° 2283/12), la Cour EDH a pour cette raison,
imposé l'interdiction de renvoi d'un demandeur d'asile d'un État
membre de l'Union européenne (la Belgique) vers un autre État
membre (la Grèce) en raison des risques que courrait l'intéressé d'y
être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de
l'article 3 CEDH. Pour la Cour de Strasbourg en effet, qui applique
en la circonstance l'une des exceptions prévue par la jurisprudence
Bosphorus (Cour EDH, Gde Ch., 30 juin 2005, Bosphorus c/
Irlande, n° 45036/98) pour faire tomber la présomption de
conventionnalité en faveur du système de protection de l'Union
européenne, « un État demeure entièrement responsable au regard
de la Convention de tous les actes ne relevant pas strictement de ses
obligations juridiques internationales, notamment lorsqu'il a exercé
un pouvoir d'appréciatio » (§ 338). Tel est le cas en l'espèce car la
Belgique aurait dû utiliser la clause de réserve de souveraineté du
« règlement Dublin II ». La CJUE a rejoint la Cour de Strasbourg
sur ce point, admettant en particulier qu'il puisse exister « des
défaillances systémiques de la procédure d'asile et des conditions
d'accueil des demandeurs » aboutissant, si cette hypothèse est
vérifiée à un renversement de la présomption du règlement
« Dublin II » selon laquelle tous les systèmes nationaux sont
conformes aux droits fondamentaux (CJUE, Gde Ch., 21 décembre
2011, « N.S. c. Secretary of State of the Home Department », aff. C-
411/10 ; voir ég., CJUE, 3 mai 2012, Kastrati, aff. C-620/10 ;
CJUE, Gde Ch., 14 novembre 2013, Aff. C-4/11, Kaveh Puid ;
comp., CJUE, 10 décembre 2013, aff. C– 394/12, Shamso
Abdullahi ainsi que la position du Conseil d'État à propos du
système d'asile en Hongrie : CE, ord.réf. 29 août 2013, M. Xhafer G
et autres, n° 371572 : « Considérant que la Hongrie est un État
membre de l'Union européenne et partie tant à la convention de
Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par
le protocole de New York, qu'à la convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
que les documents d'ordre général relatifs aux modalités
d'application des règles relatives à l'asile par les autorités
hongroises, notamment le rapport du Haut Commissariat des
Nations Unies pour les réfugiés en date du 24 avril 2012, que citent
les requérants, ne suffisent pas à établir que la réadmission d'un
demandeur d'asile vers la Hongrie est, par elle-même, constitutive
d'une atteinte grave au droit d'asile ; que, toutefois, il résulte de
l'instruction, notamment des explications données par les
requérants, tant dans leurs écritures qu'au cours de l'audience
devant le Conseil d'État, sur les conditions dans lesquelles ils ont
été traités au centre de Debrecen et sur leur tentative pour se voir
reconnaître le statut de réfugié, qu'un risque sérieux existe, en
l'espèce, que leurs demandes d'asile ne soient pas traitées par les
autorités hongroises dans des conditions conformes à l'ensemble
des garanties exigées par le respect du droit d'asile ; que, dans de
telles circonstances, et alors que l'administration s'est bornée, dans
ses écritures comme au cours de l'audience devant le Conseil d'État,
à relever, sur ce point, qu'en tant que pays membre de l'Union
européenne, la Hongrie était, d'une façon générale, tenue de
respecter les droits des demandeurs d'asile, les décisions du préfet
de la Haute-Garonne de rejeter les demandes d'admission au séjour
au titre de l'asile des requérants, en vue d'une réadmission en
Hongrie, doivent être regardées comme portant une atteinte grave
et manifestement illégale à leur droit, constitutionnellement garanti,
de solliciter le statut de réfugié »).
Mais, inversement, la CJ souligne qu'un demandeur débouté ne
peut contester la décision de transfert prise à son encontre qu'en
invoquant précisément l'existence d'une défaillance systémique de
la procédure d'asile et des conditions d'accueil des demandeurs
dans l'État membre de réadmission et faisant craindre que
l'intéressé court le risque d'y être soumis à un traitement inhumain
ou dégradant prohibés par la CDFUE (arrêt Shamso Abdullahi loc.
cit : preuve non rapportée en l'espèce s'agissant du système
hongrois). Pour remarquable que soit cette convergence, elle ne fait
en définitive que jeter une lumière crue sur un certain nombre de
défauts majeurs – pour ne pas dire les tares (en ce sens, voir, étude
F. GAZIN, Revue Europe, n° 3, mars 2002, p. 9) – du système
européen d'asile auxquels le règlement 604/2013 s'efforce en partie
de répondre. Sous couvert de la mise en place d'un droit commun
de l'asile en Europe, c'est encore l'hétérogénéité des systèmes de
protection en vigueur dans chaque État membres qui domine.

746 Persécutions ouvrant droit au statut de réfugié – liberté de


religion ◊ Une atteinte à la liberté de religion peut-elle constituer
un cas de persécution ouvrant droit à l'octroi du statut de réfugié
dans l'UE ? la CJUE a répondu positivement à cette question dans
son arrêt de grande chambre du 5 septembre 2012 (aff. Jtes C-71/11
et C-91/11, Bundesrepublik Deustchland c/ Y et Z). Le droit d'asile
trouve ici à s'appuyer sur une conception extensive de la notion de
« persécutions religieuses », admettant que celles-ci peuvent
résulter d'une atteinte non seulement aux éléments qui forment le
noyau dur de la liberté de religion (avoir une religion et pratique
privée du culte) mais également à la pratique extériorisée ou
publique de cette liberté comme la participation à des cérémonies
de culte publiques. Pour la Cour en effet, seule importe pour la
reconnaissance de la qualité de réfugié, la gravité des mesures ou
des sanctions auxquelles s'expose le demandeur dans son pays
d'origine en raison de ses convictions religieuses. Il en ira de même
si, en raison de ses convictions, la participation à des pratiques
cultuelles publiques, que ce soit à titre individuel ou collectif, fait
courir à l'intéressé un risque réel d'être soumis à des traitements ou
des peines inhumains ou dégradants (même arrêt).

747 Persécutions ouvrant droit au statut de réfugié –


Orientation sexuelle – Renvoi ◊ (v. ss 761).
748 Persécutions ouvrant droit au statut de réfugié – service
militaire et déserteur ◊ (voir CJUE, 26 février 2015, aff. C-
472/13, Andre Lawrence Shepherd c/ Bundesrepublik Deutschland).

749 Articulation entre directive « retour » (2008/115/CE et


directives « octroi et retrait du statut de réfugié »
(2005/85) et directive « accueil » (2003/9/CE) ◊ (Voir CJUE,
30 mai 2013, Mehmet Arslan c/ Policie ČR, Krajské ředitelství
policie Ústeckého kraje, odbor cizinecké policie, aff. C-534/11) : la
directive 2008/115/CE, n'est pas applicable à un ressortissant de
pays tiers qui a introduit une demande de protection internationale,
au sens de la directive 2005/85/CE, et ce, pendant la période
courant de l'introduction de ladite demande jusqu'à l'adoption de la
décision de premier ressort statuant sur cette demande ou, le cas
échéant, jusqu'à l'issue du recours qui aurait été introduit contre
ladite décision. En revanche, l'intéressé, qui a introduit une
demande de protection internationale et qui a été placé en rétention
peut être maintenu en rétention sur la base d'une disposition du
droit national lorsqu'il apparaît que cette demande a été introduite
dans le seul but de retarder ou de compromettre l'exécution de la
décision de retour et qu'il est objectivement nécessaire de maintenir
la mesure de rétention pour éviter que l'intéressé se soustraie
définitivement à son retour).

§ 2. La dignité de la personne humaine

750 Textes et jurisprudence ◊ La dignité figure en tête de la Charte


(titre I). Elle comporte plusieurs déclinaisons : la dignité humaine,
proclamée comme étant inviolable (article 1) ; le droit à la vie (art
2), le droit à l'intégrité de la personne (art. 3), l'interdiction de la
torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (art. 4)
ainsi que l'interdiction du travail forcé ou obligatoire (art. 5).
Le respect de la dignité humaine a auparavant été évoqué dans la
jurisprudence de la CJCE. Dans une affaire opposant un transsexuel
à son employeur, la Cour a ainsi élargi le champ d'application du
droit de ne pas être discriminé en raison de son sexe aux
discriminations qui trouvent leur origine dans la conversion
sexuelle d'un individu. À cette fin, elle s'est inspirée du principe de
dignité en précisant que « tolérer une telle discrimination (en
l'occurrence, le licenciement pour cause de conversion sexuelle)
reviendrait à méconnaître, à l'égard d'une telle personne, le respect
de la dignité et de la liberté auquel elle a droit et que la Cour doit
protéger » (CJCE 30 avr. 1996, P. c/ S. et Cornwall County
Council, aff. C-13/94). Dans l'arrêt Omega du 14 octobre 2004 (aff.
C-36/02) l'objectif de protection de la dignité humaine en vertu
d'une disposition constitutionnelle nationale est jugé compatible
avec le droit communautaire (point 34). Mais la Cour ne consacre
pas ici expressément un droit fondamental communautaire ;
l'utilisation de la formule « compatible avec le droit
communautaire » signifie simplement que le principe de dignité de
la personne humaine proclamé par la loi fondamentale en
Allemagne (article 1er) n'est pas contraire avec le droit
communautaire. La valeur de ce principe serait donc celle d'un
principe général du droit communautaire, du moins jusqu'à la prise
d'effet de la CDFUE. Aujourd'hui, la Charte est, comme dans les
autres domaines, davantage mobilisée pour protéger la dignité de la
personne humaine en général. Ainsi en va-t-il en matière d'asile où
son respect fait obligation aux États membres, d'une part d'assurer
les conditions minimales d'accueil prescrites par la directive du
27 janvier 2003 (directive 2003/9/CE du Conseil relative à des
normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les
États membres) à tout demandeur d'asile sur leur territoire et ce,
alors même que la demande ne leur semblerait pas relever de leur
responsabilité en vertu du règlement « Dublin II », d'autre part,
d'assumer la charge des demandeurs éventuels jusque à leur
transfert effectif vers un autre État membre (CJUE, 27 septembre
2012, aff. C-179/11, Cimade, Groupe d'information et de soutien
des immigrés (GISTI) c/ Ministre de l'Intérieur, de l'Outre-mer, des
Collectivités territoriales et de l'Immigration ; solution reprenant
celle de l'arrêt de grande chambre de la Cour EDH dans l'affaire
M.S.S. c/ Belgique jugée le 21 janvier 2011).
Par ailleurs, des actions ont été engagées conjointement par le
Parlement européen et le Conseil pour assurer la protection de
certaines catégories de personnes. Ces institutions sont ainsi
parvenues, en décembre 1999, à un accord sur une proposition de
programme d'action communautaire relatif à des mesures destinées
à prévenir la violence envers les enfants, les adolescents et les
femmes (programme Daphné). Dans le même sens, un certain
nombre d'actions sont destinées à lutter contre certaines pratiques
unanimement condamnées et qui, connaissent cependant un regain
de vigueur de par les nouvelles formes qu'elles revêtent. Si la
CDFUE interdit catégoriquement la traite des êtres humains (art. 5
§ 3), les instances de l'UE ont par exemple entrepris d'agir avant la
prise d'effet de la Charte. On pourra faire état en ce sens de la
décision-cadre du Conseil du 19 juillet 2002 relative à la lutte
contre la traite des êtres humains (décision-cadre 2002/629/JAI) qui
prolonge, en la complétant, l'action commune engagée en
1997 contre la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des
enfants (action commune 97/154, JAI du 24 févr. 1997,). Cette
décision impose notamment aux États de prévoir dans leur droit
pénal respectif les incriminations et les sanctions adaptées (en ce
compris, si nécessaire, les peines privatives de liberté contre les
auteurs des faits incriminés). On pourra faire état également de la
décision-cadre du Conseil du 22 décembre 2003 (no 2004/68/JAI)
relative à l'exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie
et prolongeant elle-même la décision-cadre du Conseil du 29 mai
2000 (no 2000/375/JAI) relative à la lutte contre la
pédopornographie sur internet, ainsi que du règlement (CE)
no 1236/2005 du Conseil du 27 juin 2005 concernant le commerce
de certains biens susceptibles d'être utilisés en vue d'infliger la
peine capitale, la torture ou d'autres peines ou traitements
inhumains ou dégradants.

751 La dignité humaine : valeur fondamentale de l'Union


dans le TUE ◊ Avec la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne adoptée à Nice en 2000, la dignité humaine et son
respect deviennent l'une des valeurs fondamentales de l'Union (v.
en l'état actuel, TUE, art. 2).
À la vérité, celle-ci sous-tend depuis l'origine, toute la
construction européenne qui s'est bâtie précisément en réaction
contre les formes les plus odieuses d'atteinte à la dignité de
l'Homme. Mais, absente des textes originaires et même du TUE
révisé (jusqu'au traité de Lisbonne), elle est désormais inscrite au
frontispice de la Charte. La dignité humaine est la première des
valeurs de l'Union (TUE, art. 2, aux côtés de la liberté, de la
démocratie, de l'égalité, de l'État de droit et du respect des droits de
l'homme). Elle exprime – comme les autres – une valeur commune
aux États membres. la Charte rappelle à son tour que la dignité
humaine fait partie de ces valeurs à la fois indivisibles et
universelles (Préambule) et en décline les composantes dans son
titre I intitulé « Dignité » et précise notamment (article 1er) : « la
dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et
protégée ». l'affirmation posée ici en termes catégoriques fait non
seulement de la dignité humaine un droit fondamental absolu mais
également un droit porteur d'exigences à l'égard d'un ensemble de
débiteurs indéterminés. En réalité, l'énoncé laisse assez bien
entrevoir qu'elle doit être respectée (par tous), ce qui en fait à la
fois un droit opposable verticalement (droit de défense contre l'État
ou l'autorité publique au sens large) et un droit applicable
horizontalement, (donc un droit opposable aux autres bénéficiaires
des droits fondamentaux) ainsi qu'un droit protégé (sous-entendu,
suffisamment protégé contre toute ingérence publique ou privée).
Le respect de la dignité humaine se décline positivement autour
d'un axe central qui veut que chaque Être humain soit préservé dans
son intégrité, qu'elle soit physique ou mentale (art. 3) ; elle oppose
en négatif, cette fois, un certain nombre d'impératifs catégoriques
comme : l'interdiction de la peine de mort (art. 2), l'interdiction des
pratiques eugéniques (art. 3 § 2), l'interdiction des pratiques
commerciales ayant pour objet le corps humain, l'interdiction du
clonage reproductif des êtres humains, l'interdiction de la torture et
des peines ou traitements inhumains ou dégradants (art. 4) ainsi que
l'interdiction enfin de l'esclavage ou du travail forcé (art. 5).
Sur chacun de ces différents aspects, il semble évident que la
Convention européenne des droits de l'homme ait été à la fois le
moteur et le modèle à suivre ; cela fait bien ressortir l'importance
que peuvent revêtir en la matière les clauses horizontales
d'interprétation, qu'il s'agisse des questions liées à la définition des
prohibitions ou de celles induites par d'éventuelles limitations des
droits (par exemple le droit à la vie). Ces dispositions n'échappent
pas cependant à la critique interrogative résultant pour l'essentiel
d'une forme d'asymétrie paradoxale : si la Charte se veut avant tout
un moyen de contrôler l'action des institutions de l'Union, on peut
se demander si les droits dont s'agit ne risquent pas de se heurter au
vide de l'inconsistance (quelle pourrait être l'action de la
Commission par exemple qui pourrait tomber sous le coup de
la prohibition de l'esclavage ou de la torture ?). La réalité du
paradoxe n'est cependant pas là ; elle se situe en fait dans
l'accentuation d'une situation asymétrique qui veut que ce soit
encore et toujours les États qui soient tenus en suspicion et sur
lesquels il convient de faire porter l'essentiel du contrôle du respect
des droits fondamentaux. Pourtant, la Charte ne crée sans doute
aucune valeur ajoutée décisive car elle ne fait que confirmer
(copier ?) ce qui existe déjà dans les catalogues constitutionnels et
conventionnels qui l'ont précédée. Il y a là le signe manifeste d'une
forme de dérive incontrôlée des États qui, maîtres des textes,
s'enchaînent toujours plus, accentuant ou, au mieux, maintenant le
décalage qui oppose la masse de leurs obligations sous l'angle des
droits fondamentaux de celle qui prétend contraindre et encadrer
l'action des institutions européennes. Cette appréciation doit être
néanmoins nuancée au regard de ce que signifie également en
terme de « message à destination du monde » la politique de l'UE
en faveur de la défense et de la promotion des droits fondamentaux.
Il s'agit aussi de s'adresser à « l'extérieur » pour signifier que
certaines formes d'atteintes gravissimes aux droits inhérents de
l'Être humain ne seront pas tolérées, même si dans le cadre de
l'Union, il y a peu ou pas d'éventualité(s) qu'elles se produisent.

§ 3. La protection de la vie privée et familiale, du


domicile et de la correspondance

752
Un même régime juridique ◊ La Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne emboîte ici le pas, comme
souvent, à la CEDH (article 8) ; elle assure cette protection
conformément à ses articles 7 ; elle ajoute néanmoins au texte de la
CEDH des dispositions écrites spécifiques directement en lien avec
le respect de la vie privée et familiale comme le droit à la
protection des données à caractère personnel (article 8).

753 Le droit au respect de la vie privée (article 7 de la


CDFUE ◊ La Cour de justice de Luxembourg a consacré le droit
au respect de la vie privée sans toutefois définir ce qu'elle entend
par « vie privée », en se référant à l'article 8 de la Convention
européenne des droits de l'homme dans l'arrêt du 26 juin 1980,
National Panasonic c/ Commission (aff. C-136/79) ; v. également
12 juill. 2005, Secretary of State for Health, aff. C-154/04 et 28 avr.
2005, Commission c/ Luxembourg, aff. C-375/04). Elle considère le
droit au respect de la vie privée (qui est consacré par la Convention,
mais qui découle aussi des traditions constitutionnelles communes
aux États membres), comme l'un des droits fondamentaux protégés
par l'ordre juridique communautaire (CJCE 8 avr. 1992,
Commission c/ Allemagne, aff. C-62/90).
La Cour a eu l'occasion d'en faire assurer l'application aussi bien
en matière de libre circulation des marchandises que de fonction
publique communautaire.
Le droit au respect de la vie privée comporte le droit de tenir son
état de santé secret. Il en découle qu'un candidat à un poste d'agent
de la fonction publique communautaire ne peut être soumis, sans
son consentement, au test de dépistage du sida (CJCE 5 oct. 1994,
X c/ Commission, aff. C-404/92 P). La Cour a refusé en l'espèce de
faire application des dérogations consenties en vue de répondre aux
objectifs d'intérêt général poursuivis par la Communauté, jugeant
l'intervention médicale de nature à porter atteinte à la substance du
droit garanti. Cette décision s'explique compte tenu de la sensibilité
de la matière concernée (le sida) puisqu'elle admet l'ingérence pour
tout autre test. En revanche, la Cour considère que les autorités
nationales peuvent, au nom de la protection de la santé, contrôler
l'importation personnelle de médicaments dès lors qu'est
sauvegardé le secret médical qui constitue l'un des aspects du droit
au respect de la vie privée (CJCE, 8 avr. 1992, Commission c/ RFA,
aff. C-62/90).
Le droit au respect de la vie privée peut également saisir des
situations relevant d'un autre chef de protection comme
l'interdiction des discriminations ou le droit d'asile. Tel est le cas,
qui n'est pas des moins fréquents, lorsque sont concernés des
ressortissant d'États tiers qui demandent l'asile dans l'Union et qui
sont potentiellement victimes de persécutions en raison de leur
orientation sexuelle. La Cour de justice ayant eu ainsi l'occasion de
se prononcer sur ce cas, a défini les conditions et limites dans
lesquelles les autorités nationales pouvaient, pour procéder à
l'évaluation de la situation des intéressés, adopter des mesures
appropriées. Elle a considéré que des interrogatoires concernant les
détails des pratiques sexuelles d'un demandeur étaient contraires
aux droits fondamentaux garantis par la CDFUE et, notamment au
droit au respect de la vie privée et familiale tel que consacré par son
article 7 (CJUE, Gde Ch., 2 décembre 2014, aff. jtes C‑148/13 à
C‑150/13, A (C-148/13), B (C-149/13), C (C-150/13) c/
Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie).

754 Le droit à la protection des données à caractère personnel


(art. 8 CDFUE, art. 16 TFUE) ◊ Ce droit s'inscrit dans un
cadre normatif dont l'axe majeur résulte de la directive 95/46/CE du
Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995, relative à la
protection des personnes physiques à l'égard du traitement des
données à caractère personnel et à la libre circulation de ces
données. Ce texte a, conformément à son article 1er, paragraphe 1,
pour objet d'assurer la protection des libertés et des droits
fondamentaux des personnes physiques, notamment de leur vie
privée, à l'égard du traitement des données à caractère personnel.
Dans le prolongement, a été adoptée la directive 2002/58/CE du
Parlement européen et du Conseil, du 12 juillet 2002, concernant le
traitement des données à caractère personnel et la protection de la
vie privée dans le secteur des communications électroniques (dite
« directive vie privée et communications électroniques ») modifiée
par la directive 2009/136/CE du Parlement européen et du Conseil,
du 25 novembre 2009 qui a pour objectif d'harmoniser les
dispositions des États membres nécessaires pour assurer un niveau
équivalent de protection des droits et des libertés fondamentaux, et
en particulier du droit à la vie privée et à la confidentialité, en ce
qui concerne le traitement des données à caractère personnel dans
le secteur des communications électroniques, ainsi que la libre
circulation de ces données et des équipements et des services de
communications électroniques dans l'Union européenne. Ce dernier
texte en particulier prévoit notamment (article 5, § 1) que les États
membres doivent garantir la confidentialité des communications
effectuées au moyen d'un réseau public de communications et de
services de communications électroniques accessibles au public
ainsi que des données relatives au trafic y afférentes, et doivent
notamment interdire, en principe, à toute autre personne que les
utilisateurs de stocker ces données sans le consentement des
utilisateurs concernés. Il convient par ailleurs de mentionner la
directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil du
15 mars 2006 sur la conservation de données générées ou traitées
dans le cadre de la fourniture de services de communications
électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de
communications, et modifiant la directive 2002/58/CE.
La jurisprudence de la Cour de justice a d'abord permis de
préciser le sens et le champ d'application de la directive 95/46.
Ainsi en va-t-il de la notion de « données à caractère personnel ».
selon la Cour, celle-ci s'entendent de toute information concernant
une personne physique identifiée ou identifiable ; est par ailleurs
« identifiable », une personne qui peut être identifiée directement
ou indirectement par référence à un ou plusieurs éléments
spécifiques propres à son identité physique (voir récemment,
CJUE, 12 décembre 2014, František Ryneš c/ Úřad pro ochranu
osobních údajů). Par exemple, l'image d'une personne enregistrée
par une caméra constitue une donnée à caractère personnel du
moment qu'elle permet d'identifier une personne (même arrêt). Par
extension, la vidéo surveillance comprenant l'enregistrement et le
stockage de données à caractère personnel relève du champ
d'application de la directive 95/46 comme étant un traitement
automatisé de ces données (même arrêt). De même la Cour
considère que la communication par un établissement bancaire des
nom et adresse de l'un de ses clients constitue un traitement des
données à caractère personnel, tel que défini à l'article 2, sous a) et
b), de la directive 95/46 (CJUE, 16 juillet 2015, affaire C-580/13,
Coty Germany GmbH c/ Stadtsparkasse Magdeburg ; l'arrêt se
prononce également sur la conciliation entre le droit d'information
(article 11 de la CDFUE et le droit à la protection des données
personnelles en relation avec le secte bancaire ; pts 28 s.). Elle
considère également, en faisant prévaloir une application large du
champ de la directive 95/46 que des enquêtes menées par un
détective privé peuvent relever de ses dispositions et, en particulier,
de ses articles 10 et 11, paragraphe 1 (CJUE, 7 novembre 2013, aff.
C-473/12, Institut professionnel des agents immobiliers (IPI) c/
Geoffrey E., Immo 9 SPRL, Grégory F.). Est tout aussi remarquable
et intéressante la prise de position de la Cour de justice qui
considère que la communication des noms et des adresses de
certains utilisateurs de « peer to peer » implique la mise à
disposition de données à caractère personnel, c'est-à-dire
d'informations sur des personnes physiques identifiées ou
identifiables (CJCE, Gde Ch., 29 janvier 2008, aff. C-275/06,
Productores de Música de España (Promusicae) c/ Telefónica de
España SAU, pt 45 ; voir ég., CJCE, 6 novembre 2003, Lindqvist,
aff. C-101/01, pt 24).
Par exception cependant, la directive ne s'applique pas, en
principe, au traitement de données lorsque celui-ci est effectué par
une personne physique pour l'exercice d'activités exclusivement
personnelles ou domestiques ; mais, il en ira différemment lorsque
la vidéosurveillance à partir d'un lieu privé s'étend à l'espace public
et dépasse par conséquent la sphère privée de la personne qui
effectue le traitement (arrêt František Ryneš précité). Cependant il
peut exister, selon le cas d'espèce, un intérêt légitime du
responsable du traitement à protéger ses biens sa santé et sa vie
ainsi que ceux de sa famille impliquant que le traitement puisse être
effectué sans le consentement de la personne concernée. L'intérêt
légitime dont s'agit peut également résulter de la nécessité de
sauvegarder la prévention, la recherche, la détection et la poursuites
d'infractions pénales ou la protection des droits et libertés d'autrui
(même arrêt). La directive 95/46 impose par ailleurs, toujours au
titre de la protection des droits des individus, l'obligation pour les
États membres de désigner une ou plusieurs autorités chargées de
veiller à son respect. Elle précise à cet égard dans son considérant
62 que « l'institution, dans les États membres, d'autorités de
contrôle exerçant en toute indépendance leurs fonctions est un
élément essentiel de la protection des personnes à l'égard du
traitement des données à caractère personnel » ; l'article 28 §1
traduit cette exigence en soulignant que « Chaque État membre
prévoit qu'une ou plusieurs autorités publiques sont chargées de
surveiller l'application, sur son territoire, des dispositions adoptées
par les États membres en application de la présente directive. Ces
autorités exercent en toute indépendance les missions dont elles
sont investies ». La Cour de justice s'est assurée du respect de ces
prescriptions particulières par les États membres, notamment en ce
qui concerne la prohibition de toute forme de sujétion ainsi que
pour ce qui touche aux garanties d'inamovibilité des autorités de
contrôle en questions (voir notamment, CJUE, 9 mars 2010, aff. C-
518/07, Commission c/ Allemagne ; 16 octobre 2012, aff. C-614/10,
Commission c/ Autriche ; CJUE, Gde Ch. 8 avril 2014, aff. C
288/12, Commission c. Hongrie : dans cette dernière affaire, à
propos de la cessation anticipée décidée par le gouvernement
hongrois des fonctions du « Commissaire à la protection des
données »).
La Cour a eu également l'occasion de statuer sur la compatibilité
de la directive 95/46 avec l'article 10 CEDH (v. ss 762). Elle s'est
aussi appliquée à l'interpréter à la lumière de l'article 8 CEDH,
notamment en ce qui concerne les dérogations applicables à la
protection des données. De jurisprudence bien établie, elle
considère que la protection du droit fondamental à la vie privée
exige que les dérogations à la protection des données à caractère
personnel et les limitations de celles-ci doivent s'opérer dans les
limites du strict nécessaire (CJCE, 16 décembre 2008, Satakunnan
Markkinapörssi et Satamedia, aff. C-73/07 ; 9 novembre 2010,
Volker und Markus Schecke et Eifert, aff. C‑92/09 et C‑93/09 ; voir
ég., CJCE 20 mai 2003, Osterreichischer Rundfunck, aff. jtes C-
465/00, C-138 et C-139/01 : appréciation de la compatibilité de la
loi constitutionnelle autrichienne exigeant des organismes publics
placés sous le contrôle de la Cour des comptes (Rechnungshof) de
lui communiquer les traitements et pensions de retraite des agents
desdits organismes). La Cour a par ailleurs jugé que l'introduction
de données à caractère personnel sur le réseau Internet entrait dans
le champ de la directive 95/46 en tant que cette opération s'analyse
comme un traitement automatisé de données à caractère personnel.
Mais une telle opération ne constitue pas pour autant un « transfert
de données » vers un pays tiers soumis comme tel au contrôle de la
Commission dès lors que la mise d'informations sur Internet
n'entraîne pas l'envoi automatique des données dont s'agit à des
tiers (CJCE 6 nov. 2003, B. Lindquist, aff. C-101/01).
La question sensible de la conservation des données à caractère
personnel a également été au centre d'un contentieux mettant en
cause la validité de la directive 2006/24/CE. Saisie par voie
préjudicielle par la High Court of Ireland et la Cour
constitutionnelle autrichienne (Verfassungsgerichtshof), la Cour de
justice a déclaré ce texte invalide (CJUE, Gde Ch. 8 avril 2014, aff.
Jtes C‑293/12 et C‑594/12, Digital Rights Ireland Ltd c/ Minister
for Communications, Marine and Natural Resources et autres ;
Kärntner Landesregierung Michael Seitlinger, Christof Tschohl
e.a.). La Cour était interrogée, notamment, sur la question de savoir
si la conservation des données de communications électroniques
accessibles au public ou de réseaux publics de communications
dans les conditions prévues était ou non conforme aux droits
fondamentaux protégés par le droit de l'Union, notamment, à la
protection tant de la vie privée que des communications consacrées
à l'article 7 de la Charte à la protection des données à caractère
personnel prévue à l'article 8 de celle-ci ainsi qu'au respect de la
liberté d'expression garantie par l'article 11 de la Charte. Il faut
préciser que la directive instituait des possibilités de contrôle sur
les personnes particulièrement élaborées puique les données à
conserver permettaient de retrouver et d'identifier la personne avec
laquelle un abonné ou un utilisateur avait communiqué, le moyen,
le temps de la communication et l'endroit à partir duquel celle-ci
avait eu lieu. De plus, ces données permettaient de connaître la
fréquence des communications de l'abonné ou de l'utilisateur inscrit
avec certaines personnes pendant une période donnée. Et tout cela
sans que l'abonné ou l'utilisateur en soit tenu informé
Dans sa réponse, la Cour a tout d'abord considéré que « la
conservation des données aux fins de leur accès éventuel par les
autorités nationales compétentes, telle que prévue par la directive
2006/24, concerne de manière directe et spécifique la vie privée et,
ainsi, les droits garantis par l'article 7 de la Charte ». Elle précise
« qu'une telle conservation des données relève également de
l'article 8 de celle-ci en raison du fait qu'elle constitue un traitement
des données à caractère personnel au sens de cet article et doit,
ainsi, nécessairement satisfaire aux exigences de protection des
données découlant de cet article ». Ce faisant, elle reprend les
solutions dégagées auparavant par sa jurisprudence (voir CJCE,
Gde Ch., 9 novembre 2010, aff. Jtes, C-92/09 et C-93/09, Volker
und Markus Schecke et Eifert). Elle a, par ailleurs, estimé qu'il y
avait ingérence dans les droits fondamentaux consacrés aux
articles 7 et 8 de la Charte et qu'une telle ingérence était en la
circonstance « d'une vaste ampleur (et devait) être considérée
comme particulièrement grave » (pt 37). Elle en conclut que, en
s'abstenant de prévoir des règles claires et précises régissant la
portée d'une telle l'ingérence dans les droits fondamentaux
consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte, les dispositions
contestées de la directive avaient excédé les limites qu'impose le
respect du principe de proportionnalité au regard des articles 7, 8 et
52, paragraphe 1, de la Charte. Deux éléments retiennent ici
l'attention : 1°/ le fait que l'annulation de la directive soit prononcée
avec effet ex tunc ; 2°/ le fait que la CJ confirme un constat déjà
opéré par plusieurs cours constitutionnelles. Cette prise de position
doit être comparée à celle qui a mis en cause la validité du
règlement 2252/2004/CE du 13 décembre 2004 établissant des
normes pour les éléments de sécurité et les éléments biométriques
intégrés dans les passeports et les documents de voyage délivrés
par les États membres. Dans l'affaire, jugée le17 octobre 2013 (aff.
C-291/12 Michael Schwarz contre Stadt Bochum), la Cour admet
certes, que le prélèvement d'empreintes digitales et leur
conservation dans les passeports constituent une atteinte au droit au
respect de la vie privée et à la protection ds données à caractère
personnel. De telles mesures sont toutefois justifiées au regard de
l'intérêt général qu'elles poursuivent (prévenir l'entrée illégale sur le
territoire de l'Union, prévenir la falsification des passeports et leur
utilisation frauduleuse) et proportionnées au regard d'un tel objectif
eu égard à la considération qu'il n'existe pas, selon la Cour, de
mesures susceptibles de lutter plus efficacement contre l'utilisation
frauduleuse des passeports tout en en portant des atteintes moins
importantes aux droits reconnus par les articles 7 et 8 de la CDFUE
que celles fondées sur le relevé d'empreintes digitales.
Cette jurisprudence doit aussi être rapprochée de celle qui
concerne « le droit à l'oubli ». Dans l'affaire Google Spain SL,
Google Inc. c/ Agencia Española de Protección de Datos (AEPD)
jugée le 13 mai 2014, la Cour s'est en effet prononcée sur le droit
pour une personne d'obtenir d'un site internet la suppression
d'informations personnelles publiées plusieurs années auparavant.
En l'espèce, un requérant de nationalité espagnole avait introduit
une réclamation à l'encontre d'un éditeur de presse, qui publie un
quotidien de grande diffusion en Espagne ainsi qu'à l'encontre de
Google Spain et de Google Inc. Il se fondait sur le fait que,
lorsqu'un internaute introduisait son nom dans le moteur de
recherche Google, il obtenait des liens vers deux pages du
quotidien en question daté de 1998, sur lesquelles figurait une
annonce, mentionnant son nom pour une vente aux enchères
immobilière liée à une saisie pratiquée en recouvrement de dettes
de sécurité sociale. L'intéressé demandait notamment, qu'il soit
ordonné à Google Spain ou à Google Inc. de supprimer ou
d'occulter ses données personnelles afin qu'elles cessent
d'apparaître dans les résultats de recherche et ne figurent plus dans
des liens du journal. Interrogée sur ce point, la Cour relève que s'il
est constaté, suite à une demande de la personne concernée, que
l'inclusion de ces liens dans la liste est incompatible avec la
directive, les informations et liens figurant dans cette liste doivent
être effacés. La Cour relève en premier lieu qu'un « traitement de
données à caractère personnel réalisé par l'exploitant d'un moteur
de recherche, est effectivement susceptible d'affecter
significativement les droits fondamentaux au respect de la vie
privée et à la protection des données à caractère personnel lorsque
la recherche à l'aide de ce moteur est effectuée à partir du nom
d'une personne physique, dès lors que ledit traitement permet à tout
internaute d'obtenir par la liste de résultats un aperçu structuré des
informations relatives à cette personne trouvables sur Internet, qui
touchent potentiellement à une multitude d'aspects de sa vie privée
et qui, sans ledit moteur de recherche, n'auraient pas ou seulement
que très difficilement pu être interconnectées, et ainsi d'établir un
profil plus ou moins détaillé de celle-ci ». Il y a lieu cependant de
rechercher un juste équilibre notamment entre l'intérêt légitime des
internautes à avoir accès aux informations concernant une personne
et les droits fondamentaux de cette dernière. La balance des intérêts
en présence – laquelle nécessite un contrôle concret cas par cas –
doit donc conduire à considérer que même un traitement
initialement licite de données exactes peut devenir, avec le temps,
incompatible avec la directive lorsque eu égard à l'ensemble des
circonstances caractérisant le cas d'espèce, ces données
apparaissent inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au
regard des finalités pour lesquelles elles ont été traitées et du temps
qui s'est écoulé (comp s'agissant du contrôle concret à opérer :
CJUE, 24 novembre 2011, aff. C-468/10 et 469/10, Asociación
Nacional de Establecimientos Financieros de Crédito (ASNEF) (C-
468/10) et Federación de Comercio Electrónico y Marketing
Directo (FECEMD) (C-469/10) contre Administración del Estado).
Au delà de la question de la conservation des données, se pose
également celle de savoir dans quelle mesure la communication des
données est possible pour permettre la défense d'autres droits
fondamentaux comme par exemple le droit d'auteur qui se rattache
au respect de la propriété intellectuelle. On sait en particulier que la
directive 2002/58 (directive « vie privée et communications
électroniques ») prévoit que les États membres doivent garantir la
confidentialité des communications effectuées au moyen d'un
réseau public de communications et de services de communications
électroniques accessibles au public ainsi que des données relatives
au trafic y afférentes, et doivent notamment interdire, en principe, à
toute autre personne que les utilisateurs de stocker ces données sans
le consentement des utilisateurs concernés. La question s'est par
suite posée de savoir si la directive 2002/58 exclut que les États
membres prévoient, en vue d'assurer la protection effective du droit
d'auteur, l'obligation de communiquer des données à caractère
personnel devant permettre au titulaire d'un tel droit d'engager une
procédure civile fondée sur l'existence de ce droit et ainsi de lutter
contre la pratique des téléchargements illégaux sur internet. Le
droit à la protection des données vient ici se heurter au droit de
propriété, ce qui exige une conciliation entre eux. La Cour de
justice a pu considérer que si la directive 2002/58 n'exclut pas la
possibilité pour les États membres de prévoir l'obligation de
divulguer, dans le cadre d'une procédure civile, des données à
caractère personnel, elle ne peut pas être interprétée comme
contraignant les États membres à prévoir une telle obligation
(CJCE, Gde Ch., 29 janvier 2008, aff. C275/06, Productores de
Música de España (Promusicae) Productores de Música de España
(Promusicae) c/ Telefónica de España SAU, pts 54 et 55). De
même, au regard du droit dérivé pertinent (directive 2000/31,
directive 2001/29 et directive 2004/48) elle a estimé que les États
membres n'avaient pas en vue, d'assurer la protection effective du
droit d'auteur, l'obligation de communiquer des données à caractère
personnel dans le cadre d'une procédure civile non plus que de
prévoir une telle obligation dans leur droit national (même arrêt, pts
58 et 59).

755 Le cas particulier des données des passagers aériens


(Passenger Name Record – PNR) ◊ (S. Peyrou, [2012 et 2013]
p. 776). Cette problématique est assez récente. Elle procède des
effets induits par les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.
Ces derniers ont ainsi adopté en novembre de la même année une
législation disposant que les transporteurs aériens assurant des
liaisons à destination ou au départ des États-Unis, ou traversant le
territoire de ces derniers, étaient tenus de fournir aux autorités
douanières des États-Unis un accès électronique aux données
contenues dans leurs systèmes automatiques de réservation et de
contrôle des départs, désignées par les termes « Passenger Name
Records ». Un processus conventionnel a été initié à cet effet en
2004 qui a abouti à un premier accord signé à Washington le
28 mai 2004 entre les États – Unis et la Communauté européenne,
accord officialisé par une décision du Conseil du 17 mai 2004
(décision 2004/496/CE du Conseil du 17 mai 2004, concernant la
conclusion d'un accord entre la Communauté européenne et les
États-Unis d'Amérique sur le traitement et le transfert de données
PNR par des transporteurs aériens au bureau des douanes et de la
protection des frontières du ministère américain de la Sécurité
intérieure et décision 2004/535/CE de la Commission, du 14 mai
2004, relative au niveau de protection adéquat des données à
caractère personnel contenues dans les dossiers des passagers
aériens transférés au Bureau des douanes et de la protection des
frontières des États-Unis d'Amérique). En vertu de cs engagements,
il est notamment prévu que toute compagnie aérienne assurant un
service international de transport de passagers à destination ou au
départ des États-Unis doit fournir au CBP [United States Bureau of
Customs and Border Protection – Bureau des douanes et de la
protection des frontières des États-Unis) un accès électronique aux
données de PNR qui sont recueillies et stockées dans ses systèmes
informatiques de réservation/contrôle des départs. Le CBP peut
donc accéder, par voie électronique, aux données PNR provenant
des systèmes de contrôle des réservations et des départs des
transporteurs aériens Et selon la décision 2004/535/CE
(15e consid.), les données des PNR doivent être utilisées dans le but
unique de prévenir et de combattre le terrorisme et les crimes liés
au terrorisme, d'autres crimes graves, y compris la criminalité
organisée, qui, par nature, revêtent un caractère transnational et la
fuite en cas de mandat d'arrêt ou de mise en détention pour l'un des
crimes susmentionnés. Saisie de recours formés par le Parlement
européen dirigés contre la décision du Conseil et contre la décision
de la Commission, la Cour de justice en a prononcé l'annulation
pour défaut de base juridique appropriée (CJUE, Gde Ch., 30 mai
2006. Aff. jtes C-317/04 et C-318/04, Parlement européen contre
Conseil de l'Union européenne (aff. C-317/04) et Commission des
Communautés européennes (aff. C-318/04). S'agissant de la
décision de la Commission la Cour a jugé qu'elle ne relevait donc
pas du champ d'application de la directive 95/46 ; quant à la
décision du Conseil, la Cour a estimé qu'elle n'avait pu être
valablement adoptée sur le fondement de l'article 95 CE. À la suite
de quoi, un nouvel accord a été négocié et conclu le 14 décembre
2011 ayant le même objet ; cet accord après avoir reçu l'aval du
Parlement européen le 19 avril 2012, est entré en vigueur le 1er juin
2012 (voir décis. Conseil 2012/472/UE 26 avril 2012 relative à la
conclusion de l'accord entre les États-Unis d'Amérique et l'Union
européenne sur l'utilisation des données des dossiers passagers et
leur transfert au ministère américain de la sécurité intérieure). Aux
termes du considérant 3 de cette décision : « L'accord respecte les
droits fondamentaux et observe les principes reconnus en
particulier par la charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne, notamment le droit au respect de la vie privée et
familiale, le droit à la protection des données à caractère personnel
et le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial,
visés respectivement à l'article 7, à l'article 8 et à l'article 47 de la
charte. Il convient que l'accord soit appliqué conformément à ces
droits et principes ». Il semble néanmoins que cet accord – dont la
Cour n'a pas été saisie pour avis afin de vérifier sa compatibilité
avec le droit de l'Union conformément à la procédure de l'article
218, paragraphe 11, TFUE – soulève de nombreuses questions
quant au respect des droits fondamentaux garantis par le droit de
l'Union (voir sur ce point, notamment, S. Peyrou précitée).

756 Le droit au respect de la vie familiale ◊ La Cour de justice,


bien qu'elle n'ait pas de compétences dans le domaine du droit de la
famille, a néanmoins reconnu et consacré le droit à la protection de
la vie familiale via le regroupement familial autour du travailleur
migrant Sa mise en œuvre est restée cependant limitée. La Cour de
justice s'est notamment déclarée incompétente pour apprécier la
compatibilité d'une réglementation nationale limitant le
regroupement familial au regard de l'article 8 de la CEDH compte
tenu de l'absence de norme communautaire définissant les
conditions dans lesquelles les États doivent autoriser le
regroupement des travailleurs étrangers (CJCE 30 sept. 1987,
Meryem Demirel c/ Ville de Schwäbisch Gmünd, aff. 12/86). Cette
retenue devait disparaître à la suite de l'adoption de la directive du
22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial
(directive no 2003/86 CE du Conseil). En revanche, l'article 8 de la
Convention a été reconnu applicable aux travailleurs
communautaires, dès lors qu'ils entrent dans le champ d'application
de l'article 39 du Traité CE et du règlement 1612/68, relatif à la
libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté. La
Cour a notamment déclaré contraire au droit au respect de la vie
familiale une législation qui soumet le renouvellement de la carte
de séjour d'un membre de la famille d'un travailleur communautaire
à des exigences de logement (CJCE 18 mai 1989, Commission
c/ RFA, aff. C-249/86 ; v. ég. 25 juill. 2002, Mouvement contre le
racisme, l'antisémitisme et la xénophobie (MRAX), aff. C-459/99, :
le refoulement d'un ressortissant d'État tiers, conjoint d'un
ressortissant communautaire qui veut entrer sur le territoire
communautaire sans être en possession d'une carte d'identité ou
d'un passeport en cours de validité ou éventuellement d'un visa, est
disproportionné et partant, interdit si l'intéressé est à même de
prouver, outre son identité, l'existence d'un lien conjugal et s'il ne
menace pas l'ordre public ; 11 juillet 2002, Mary Carpenter, aff. C-
60/00 : même solution pour le conjoint d'un prestataire de services ;
17 septembre 2002, Baunbast et R., aff. C-413/99 : droit de séjour
reconnu aux enfants ressortissants d'un État tiers ainsi qu'au parent
divorcé qui en a la garde alors même que l'autre parent qui a la
qualité de citoyen européen ne bénéficie plus d'un droit de séjour
comme travailleur migrant ; 23 septembre 2003, Hacene Akrich,
aff. C-109/01 : l'irrégularité du séjour d'un ressortissant d'État tiers
sur le territoire d'un État membre dans lequel il veut revenir après
s'être déplacé doit être mise en balance avec le droit au respect de la
vie familiale tel que garanti par l'article 8 CEDH compte tenu de
l'existence d'un lien marital authentique entre lui et une « citoyenne
européenne » ; et, nuançant cette jurisprudence dans le cas d'un
travailleur défunt dont la famille souhaite demeurer sur le territoire
de l'État membre d'accueil : 9 janvier 2003, N. Givane, aff. C-
257/00). La Cour a également jugé que les bénéficiaires du
regroupement familial disposent, après cinq années de résidence
régulières, d'un droit individuel en matière d'emploi et d'un droit de
séjour.
Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne, la Cour
de justice a considéré que les relations homosexuelles durables ne
relèvent pas du droit au respect de la vie familiale. En conséquence,
les avantages consentis par un employeur à ses salariés ainsi qu'à
leur conjoint ne peuvent concerner le partenaire du même sexe
(CJCE 17 févr. 1989, Lisa Jacqueline Grant c/ South-West Trains
Ltd, aff. 249/96, ; 31 mai 2001, D et Royaume de Suède c/ Conseil,
aff. jointes C-122/99 P et C-125/99 P).
À l'heure actuelle, le droit au regroupement familial est régi
d'une part, par les dispositions du TFUE relatives à la citoyenneté
de l'Union (article 20 et spécialement 20 § 1) et d'autre part,
respectivement, par les directives 2004/38/CE du Parlement
européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des
citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et
de séjourner librement sur le territoire des États membres (ce texte
modifie le règlement CEE) 1612/68 et abroge les directives
64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE,
75/35/CE, 90/364/CE, 90/365/CEE et 93/96/CE) et 2003/86/CE du
Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement
familial. Cette dernière fixe en particulier les conditions d'exercice
du droit au regroupement familial dont disposent les ressortissants
de pays tiers résidant légalement sur le territoire des États
membres. Elle prévoit notamment le principe qu'un ressortissant de
pays tiers vivant légalement dans la Communauté européenne
(aujourd'hui l'Union européenne) a un droit à voir ses enfants le
rejoindre dans le cadre du regroupement familial.
La Cour de justice (CJCE, Gde Ch., 27 juin 2006, Parlement c/
Conseil de l'Union européennel, aff. C-540/03), s'appuyant sur une
analyse de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l'Homme, et sur un certain nombre d'instruments internationaux
mobilisés pour la circonstance (Pacte international relatif aux droits
civils et politiques et Convention relative aux droits de l'enfant qui
est citée pour la première fois dans cet arrêt), a considéré que le
droit au respect de la vie familiale, faisant partie des droits
fondamentaux dont elle assure le respect, entraîne pour les États
membres des obligations qui peuvent être négatives, lorsque l'un
d'eux est tenu de ne pas expulser une personne, ou positives,
lorsqu'il est tenu de laisser une personne entrer et résider sur son
territoire. Les États disposent néanmoins d'une marge
d'appréciation, sous le contrôle de la Cour, lorsqu'ils examinent une
demande de regoupement familial, dans la mesure où les
instruments internationaux en matière de droits de l'homme
n'impliquent pas un droit subjectif général à l'entrée sur le territoire
pour les membres de la famille et aussi parce que la directive
2003/86 prévoit un certain nombre de dérogations au profit des
États (même arrêt). Néanmoins, les dispositions pertinentes de cette
directive doivent être interprétées et appliquées à la lumière de la
CDFUE (en particulier de ses articles 7 et 24, paragraphes 2 et 3)
qui imposent aux États membres d'examiner les demandes de
regroupement familial dans l'intérêt des enfants concernés et dans
le souci également de favoriser la vie familiale. Au titre du contrôle
de l'utilisation de leur marge d'appréciation, il revient donc aux
autorités nationales de prendre en compte l'intérêt supérieur de
l'enfant. Ceci implique en particulier, un examen cas par cas,
individualisé tenant compte de la nature et de la solidité des liens
familiaux du demandeur, de sa durée de résidence dans l'État
membre et de ses attaches familiales, culturelles, linguistiques ou
sociales avec son pays d'origine.
Dans la ligne des arrêts Zambrano et Dereci du 8 mars et
15 novembre 2011, la Cour s'est appliquée également à préciser
comment le droit au regroupement familial pouvait être revendiqué
par des ressortissants d'États tiers bénéficiant d'une autorisation de
séjour permanent sur le territoire d'un État membre et par ailleurs
membres de la famille d'un citoyen de l'Union. Elle a été interrogée
par exemple sur la question de savoir si les dispositions du droit de
l'Union relatives à la citoyenneté de l'Union doivent être
interprétées comme interdisant à un État membre de refuser à un
ressortissant de pays tiers un titre de séjour au titre du
regroupement familial, alors que ce ressortissant cherche à résider
avec sa conjointe, également ressortissante de pays tiers résidant
légalement dans cet État membre et mère d'un enfant, issu d'un
premier mariage et qui est citoyen de l'Union. La CJUE apporte une
réponse assez restrictive, elle juge en ce sens d'abord, et selon une
jurisprudence bien établie, que la directive 2004/38 ne confère pas
un droit d'entrée et de séjour à tous les ressortissants de pays tiers
du seul fait qu'ils sont membres de la famille d'un citoyen de
l'Union, mais uniquement à ceux d'entre eux qui sont membre de la
famille d'un citoyen de l'Union qui a effectivement exercé son droit
de libre circulation en s'établissant dans un État membre autre que
celui dont ils possèdent la nationalité. Ainsi, des citoyens de
l'Union n'ayant jamais fait usage de leur droit de libre circulation et
ayant toujours séjourné dans l'État membre dont ils possèdent la
nationalité, ne relèvent pas de la notion de « bénéficiaire », au sens
de l'article 3, paragraphe I, de la directive 2004/38, de sorte que
cette dernière n'est applicable ni à eux-mêmes ni aux membres de
leur famille (arrêts Ruiz Zambrano et Dereci précités ; voir ég. et
auparavant, CJUE, 5 juillet 2008, Metock e.a., aff. C-127/08 ; adde,
et plus récemment : : CJUE, 6 décembre 2012, aff. Jtes 356/11 et
357/11, O. et S. c/ Maahanmuuttovirasto (C-356/11) et
Maahanmuuttovirasto contre L. (C-357/11 et v. ss 730 s.). En
revanche, l'article 20 TFUE impose que les enfants du ressortissant
en question et citoyens de l'Union ne se voient pas « privés de la
jouissance effective de l'essentiel des droits conférés par leur
statut », cette appréciation revenant à la juridiction nationale (arrêt
Ruiz Zambrano précité, pt 42 ; arrêt O. et S., pts 49 et 58). Tel sera
le cas si les citoyens de l'Union concernés sont obligés, en fait, de
quitter le territoire de l'Union pris dans son ensemble et pas
seulement le territoire de l'État membre concerné (arrêt Ruiz
Zambrano, pts 43 et 44). À cet égard, c'est la relation de
dépendance (tirée par exemple de ce que c'est le ressortissant de
l'État tiers qui assume la charge légale, financière ou affective de
ces citoyens) entre le citoyen de l'Union en bas âge et le
ressortissant de pays tiers auquel un droit de séjour est refusé, qui
est susceptible de mettre en cause l'effet utile de la citoyenneté de
l'Union, dès lors que c'est cette dépendance qui aboutirait à ce que
le citoyen de l'Union se voie dans l'obligation, en fait, de quitter
non seulement le territoire de l'État membre dont il est le
ressortissant, mais également celui de l'Union pris dans son
ensemble (arrêt O. et S., pt 56).
Sur le fondement de la directive 2003/86 (droit au regroupement
familial des ressortissants d'États tiers), la Cour de justice a
néanmoins considéré que ce texte ne s'applique pas en principe aux
membres de la famille d'un citoyen de l'Union (même arrêt, pt 66).
Plus précisément, lorsque des citoyens de l'Union résident dans un
État membre et que ce sont des membres de leur famille,
ressortissants de pays tiers, qui envisagent l'entrée et le séjour dans
cet État afin de maintenir l'unité familiale avec ces citoyens, la
directive 2003/86 n'est pas applicable à ces ressortissants (arrêt
Dereci et autres précité, pt 48). Il en va différemment cependant
lorsque ce sont des ressortissants de pays tiers résidant légalement
dans un État membre qui demandent à bénéficier du regroupement
familial. Les demandeurs doivent donc se voir reconnaître la
qualité de « regroupants » au sens de l'article 2, sous c), de la
directive 2003/86. Dans ce cas, et par dérogation au principe ci-
dessus énoncé, l'objectif poursuivi par la directive 2003/86, qui est
de favoriser le regroupement familial et de protéger les
ressortissants de pays tiers, notamment les mineurs, peut conduire à
rendre applicable cette directive ; cette application ne peut donc
être exclue du seul fait que l'un des parents d'un mineur,
ressortissant de pays tiers, est également le parent d'un citoyen de
l'Union, issu d'un premier mariage par exemple (CJUE, 4 mars
2010, Chakroun, aff. C-578/08 ; arrêt O. et S. précité et L. précité).
Ce texte n'interdit pas par ailleurs aux États de déterminer les
conditions du regroupement familial, notamment en ce qui
concerne la condition de ressources suffisantes, étant précisé que
cette condition vise le « regroupant » et non le ressortissant d'État
tiers) (CJUE, 4 mars 2010, Chakroun, aff. C-578/08 ; arrêt O. et S
précité et L précité, pt. 72). Toutefois, la directive 2003/86 impose
aux États membres des obligations positives précises, auxquelles
correspondent des droits subjectifs clairement définis, en
particulier, l'obligation, dans les hypothèses déterminées par cette
directive, d'autoriser le regroupement familial de certains membres
de la famille du « regroupant » sans pouvoir exercer leur marge
d'appréciation (dans ce sens, voir CJCE, 27 juin 2006, aff. C-
540/03 précitée).

757 Droit au respect de la vie familiale et liberté de


mariage ◊ L'article 9 de la CDFUE précise que « le droit de se
marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois
nationales qui en régissent l'exercice ». C'est en s'appuyant sur ces
dispositions que la Cour européenne des droits de l'homme a pu
considérer avec davantage de faveur qu'auparavant le droit au
mariage des transsexuels en faisant prévaloir dans ce cas le sexe
social sur le sexe biologique (11 juill. 2002, C. Goodwin c/
Royaume-Uni, GACEDH, no 43). Poussant davantage encore cette
analyse, certains auteurs considèrent que l'absence de référence à
l'homme et à la femme dans la disposition pertinente de la CDFUE
(et ce, contrairement à l'article 12 CEDH) devrait conduire à
reconnaître implicitement la licéité du mariage homosexuel. C'est
peut-être oublier le fait que le droit de se marier visé par la CDFUE
est certes garanti mais « selon les lois nationales qui en régissent
l'exercice » sous réserve du jeu des motifs tirés de l'ordre public, la
sécurité ou la santé publique (11 nov. 2004, Celinkaya, aff. C-
467/02). Ce renvoi semble selon nous, donner place à l'une et
l'autre éventualité : admission ou refus du mariage homosexuel. Ce
dernier avait été jugé contraire à l'ordre public en France. La loi du
17 mai 2013 a mis fin à cet état du droit et ouvert le mariage aux
couples de personnes du même sexe. Au sein de l'UE, 12 États sur
28 reconnaissent ce type de mariage en 2015 (sur 20 au total dans
le monde).

758 Droit au respect de la vie familiale et éloignement des


étrangers ressortissants d'États tiers ◊ Le conjoint d'un
citoyen de l'Union européenne et plus largement les membres de sa
famille se sont vus reconnaître un droit de séjour dans l'État
d'accueil dudit ressortissant lorsque celui-ci a fait usage de sa
liberté de circulation, de sa liberté d'établissement ou de sa liberté
de prestataire de service. Cette réglementation dérivée assure dans
les domaines concernés une mise en œuvre appropriée du droit au
respect de la vie familiale des ressortissants communautaires au
premier chef, mais également, par extension, des membres de leur
famille. Dans le prolongement, il a été posé en jurisprudence que le
droit issu de l'article 8 CEDH pouvait s'opposer à une mesure
d'éloignement du conjoint d'un ressortissant communautaire (et, le
cas échéant, des enfants) alors même que ledit ressortissant ne peut
se prévaloir de dispositions pertinentes de droit dérivé (v. en ce
sens et consacrant t le « droit fondamental au respect de la vie
familiale » : CJCE 11 juillet 2002, Mary Carpenter, aff. C-60/00 :
décision d'expulsion prononcée à l'encontre d'une ressortissante
philippine, épouse d'un ressortissant britannique ; arrêt confirmé
par CJCE 31 janv. 2006, Commission c/ Espagne, aff. C-503/03).

759 L'inviolabilité du domicile (article 7 CDFUE) ◊ On sait que


selon la Cour européenne des droits de l'homme, la protection de la
vie privée s'étend au-delà du domicile privé des personnes
physiques à celui des locaux professionnels des personnes morales
(v. CEDH 30 mars 1989, Chapell c/ Royaume-Uni, Série A, no 152-
B points 25 et 63 ; 16 déc. 1992, Niemetz c/Allemagne, série A,
no 25 – B, points 30 s., GACEDH, no 45 ; 25 févr. 1993, Funke
c/France, Série A, no 256 A ; 16 avr. 2002, Société Colas Est et
Autres c/France, Rec. CEDH, no 37971/97, 2002-III).
Contrairement à la Cour de Strasbourg, la Cour de Luxembourg
avait, dans un premier temps, exclu que la garantie de l'article 8
CEDH puisse s'appliquer aux locaux d'une société commerciale
(CJCE 21 sept. 1989, Hoechst c/Commission CE, aff. jointes 46/87
et 227/88, Rec. CJCE, points 17 et 18 ; 17 oct. 1989, Dow Bénélux
c/ Commission CE, aff. 85/87, Rec. CJCE, p. 3137, points 28
et 29) ; Elle était suivie sur ce registre par le TPI : (TPI des CE,
20 avr. 1999, Limburgse Vinyl Maatschappij NV (LVM) et autres c/
Commission CE, aff. jointes T-305, 307, 313 à 316, 318, 325, 328,
329 et 335/94, Rec. CJCE, p. II-931, point 419 et 426). Elle a par la
suite réparé cette erreur, non sans introduire quelques nuances dans
son propos (CJCE, 22 oct. 2002, Roquette Frères SA, aff. C-94/00,
Rec. CJCE, p. I-9001 ; comp. CJCE 15 oct. 2002, Limburgse Vinyl
Maatschappij NV (LVM), aff. jointes C-238/99 P, C-244/99 P, C-
247/99 P, C-250/99 P à C-252/99 P, C-254/99 P, Rec. CJCE,
2002 p. I-8375).
Sur le fond, les pouvoirs de vérification conférés à la
Commission s'inscrivent en réalité dans le cadre d'un renvoi au
droit national pertinent impliquant de ce fait un contrôle effectué
par le juge interne, portant sur l'autorisation sollicitée par la
Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la
répression des fraudes (DGCCRF) (agissant ici aux lieu et place de
la Commission) aux fins d'enquête. La Cour de justice a dû en
conséquence préciser comment devait s'exercer en la matière le
contrôle du juge national afin notamment de respecter les droits
fondamentaux des entreprises vérifiées. Dans l'arrêt Hoechst (1989)
confirmé sur ce point par l'arrêt Roquette Frères SA (2002), la Cour
considère que ce contrôle doit s'effectuer au regard du principe
général du droit communautaire en vertu duquel une protection des
intéressés doit être ménagée contre les interventions de la puissance
publique dans la sphère d'activité privée d'une personne physique
ou morale en cas de risque d'arbitraire ou de disproportion dans leur
mise en œuvre. En réalité, ce sont ici exclusivement les autorités
nationales qui sont assujetties à ces exigences puisque ce sont elles
qui relaient en quelque sorte la Commission CE en lui prêtant
assistance. La nouveauté de l'arrêt Roquette consiste simplement à
étendre cette protection aux locaux commerciaux d'une entreprise.
Pour le reste, le contrôle de l'opération prise dans son ensemble
conduit à tenir compte d'une répartition des compétences entre
l'office du juge communautaire et l'office du juge national. Selon
les principes établis en la matière, le contrôle de la légalité de la
décision de la Commission incombe au premier tandis que le
contrôle du second portera à la fois sur le bien-fondé de la demande
ainsi que sur le déroulement des mesures de contraintes effectuées.

760 Droit au respect de ses communications (article 7


CDFUE) ◊ Le droit au secret des correspondances est largement
reconnu et protégé en ce qui concerne les relations entre les avocats
et leurs clients. Le principe de confidentialité couvre ainsi toute
correspondance échangée après l'ouverture d'une procédure
administrative susceptible d'aboutir à une décision d'application des
articles 85 et 86 du Traité ou à une décision infligeant à l'entreprise
une sanction pécuniaire (CJCE 18 mai 1982, AM & S
c/ Commission, aff. 155/79).

§ 4. La liberté de pensée, de conscience et de religion


761 Une application limitée ◊ Reprenant l'article 9 de la Convention
européenne des droits de l'homme l'article 10 de la CDFUE
précise :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience
et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou
de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction individuellement ou collectivement, en public ou en
privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et
l'accomplissement des rites.
2. Le droit à l'objection de conscience est reconnu selon les lois
nationales qui en régissent l'exercice.
De son côté, l'article 17 du TFUE dispose : « 1. L'Union respecte
et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit
national, les églises et les associations ou communautés religieuses
dans les États membres.
2. L'Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu
du droit national, les organisations philosophiques et non
confessionnelles.
3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique,
l'Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec
ces églises et organisations.
(Voir ég. les conclusions du Conseil sur la liberté de religion ou
de conviction – 16 novembre 2009 ; conclusions du Conseil sur
l'intolérance, la discrimination et la violence fondées sur la
religion ou la conviction – 21 février 2011 ; la note du Conseil de
l'UE en date du 24 juin 2013 portant sur les orientations de l'UE
relatives à la promotion et à la protection de la liberté de religion
ou de conviction, n° 11491/13 ; voir sur ce dernier point,
notamment : « Liberté de religion ou de conviction : l'Europe
s'accorde sur la liberté de religion », http://europe-liberte-securite-
justice.org/2013/07/01/liberte-de-religion-ou-de-conviction-
leurope-saccorde-sur-la-liberte-de-religion/). Aux termes des
conclusions du 16 novembre 2009 en particulier : « la liberté de
pensée, de conscience, de religion ou de conviction s'applique de
façon égale à toutes les personnes. Il s'agit d'une liberté
fondamentale qui englobe toutes les religions ou convictions, y
compris celles qui ne sont pas traditionnellement pratiquées dans
un pays donné, les convictions des personnes appartenant à des
minorités religieuses, ainsi que les convictions non théistes ou
athées. Elle comprend également le droit d'adopter ou
d'abandonner de plein gré une religion ou une conviction, ainsi que
d'en changer ». On constate néanmoins que la liberté de pensée, de
conscience et de religion n'a donné que rarement l'occasion jusqu'à
présent à la Cour de justice d'intervenir, et ce, contrairement à la
Cour EDH, dont la jurisprudence en la matière est très abondante ;
ainsi, on peut citer ainsi une décision ancienne relative à la fonction
publique européenne la Cour a estimé que l'administration était
tenue de prendre en considération toute demande fondée sur des
motifs religieux tendant à repousser la date de passage d'un
concours de la fonction publique à condition toutefois d'en être
informée suffisamment à l'avance (CJCE 27 oct. 1976, Vivien Prais
c/ Conseil, aff. 130/75, Rec. CJCE, p. 1589). Dans le domaine de
l'asile, elle a également précisé dans quelles conditions des atteintes
à la liberté de religion pouvaient être considérées comme des
persécutions ouvrant droit à une protection internationale.
Plus récemment, à l'occasion d'une question préjudicielle, la
Cour de justice a estimé que certaines formes d'atteintes graves à la
manifestation de la religion en public peuvent constituer une
persécution en raison de la religion et que lorsque cette persécution
est suffisamment grave, le statut de réfugié doit être octroyé
(CJUE-C-71/11 et C-99/11 Bundesrepublik Deutschland / Y et Z).
Prochainement, la Cour de Luxembourg devrait se prononcer sur
la question du port du voile islamique dans l'entreprise. En effet, la
Cour de cassation dans un arrêt du 9 avril 2015 a transmis à la
CJUE la question préjudicielle suivante : « Les dispositions de
l'article 4 §1 de la directive 78/2000/CE du Conseil du
27 novembre 2000 (…) doivent-elles être interprétées en ce sens
que constitue une exigence professionnelle essentielle et
déterminante, en raison de la nature d'une activité professionnelle
ou des conditions de son exercice, le souhait d'un client d'une
société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de
service informatiques de cette société assurées par une salariée,
ingénieur d'études, portant un foulard islamique ? » (Cass., 9 avril
2015).
§ 5. La liberté d'expression et d'information

762 Affirmation et applications ◊ Consacrée par l'article 10 de la


Convention européenne et par la CDFUE ; la liberté d'expression et
d'information se décline comme suit dans la charte (article 11) :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit
comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de
communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y
avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de
frontières. » « 2. La liberté des médias et leur pluralisme sont
respectés ». La liberté d'expression avait initialement été affirmée
par la CJCE comme faisant partie des droits fondamentaux dont
elle assure le respect (CJCE 17 janv. 1984, VBVB et VBBB
c/ Commission, aff. jointes 43/82 et 63/82). Le respect de cette
liberté s'impose donc tant aux législations nationales qu'aux actes
de l'Union européenne (v. not. CJCE 6 nov. 2003, Bodil Lindquist,
aff. C-101/01 : examen de la compatibilité de la directive 95/46 du
24 octobre 1995 relative à la protection des données personnelles
avec l'art. 10 CEDH). La Haute Juridiction refuse néanmoins de se
prononcer sur une éventuelle atteinte à la liberté d'expression dès
lors que la réglementation nationale litigieuse se situe hors du
champ d'application du droit communautaire. Tel est le cas des
dispositions nationales qui interdisent la diffusion d'informations
relatives à l'avortement (CJCE 4 oct. 1991, Society for the
Protection of Unborn Children Ireland Ltd c/ Stephen Grogan e.a.,
aff. C-159/90), tel est le cas également des réglementations
nationales interdisant la commercialisation de vidéocassettes de
films en cours de projection dans les cinémas (CJCE 11 juill. 1985,
Cinéthèque S.A. et autres c/ Fédération nationale des cinémas
français, aff. jointes C-60 et 61/84 ; CJCE 30 sept. 1987, Demirel
c/ Ville de Schwäbisch Gmünd, aff. C-12/86).
Le droit au respect de la liberté d'expression et d'information
connaît des applications dans une multitude de domaines saisis par
le droit de l'Union européenne.
La Cour de justice considère ainsi que les restrictions à la libre
circulation des marchandises et des prestations de service
commandées pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique
et de santé publique doivent être appréciées à la lumière du principe
général de la liberté d'expression (CJCE 18 juin 1991, ERT
c/ Dimotiki Etairia Pliroforissis et Sotirius Kouvelas, aff. C-
260/89, ; v. ég. l'arrêt Karner, CJCE 25 mars 2004, aff. C-71/02 :
restriction de publicité commerciale « raisonnable et
proportionnée » au regard des buts légitimes poursuivis (protection
des consommateurs et loyauté des transactions commerciales).
En sens inverse, elle reconnaît aux autorités nationales la
possibilité d'apporter des restrictions à la libre circulation des
marchandises dès lors que ces mesures se justifient par la nécessité
de maintenir le pluralisme de la presse (CJCE, 26 juin 1997,
Vereinigte Familapresse Zeitungsverlags– und vertriebs GmbH
c/ Heinrich Bauer Verlag, aff. C-368/95, ; v. également surtout :
CJCE, 12 juin 2003, Eugen Schmidberger, aff. C-112/00, arrêt dans
lequel la Cour note que « la protection des droits fondamentaux (en
l'espèce la liberté d'expression et de réunion garanties par les art. 10
et 11 CEDH) constitue un intérêt légitime de nature à justifier, en
principe, une restriction aux obligations imposées par le droit de
l'Union même en vertu d'une liberté fondamentale garantie par le
Traité telle que la libre circulation des marchandises » (point 74) ;
en l'espèce, blocage d'une autoroute par des manifestants). Mais il
n'y a pas restriction excessive à la liberté d'expression dans le fait
de limiter la fréquence des coupures publicitaires lors de la
diffusion d'œuvres audiovisuelles (v. en ce sens : CJCE, 23 oct.
2003, RTL Television GmbH, aff. C-245/01).
Par ailleurs, en matière d'ententes prohibées, la Cour de justice a
été amenée à apprécier l'interdiction des réunions entre producteurs
d'une même marchandise au regard du principe de liberté
d'expression et de réunion. Elle a considéré qu'une telle interdiction
est justifiée dès lors que les réunions poursuivent un objet
anticoncurrentiel (CJCE 8 juill. 1999, Montecatini SpA
c/ Commission, aff. C-235/92P).
La Cour de justice a considéré que la liberté d'expression doit
être également garantie aux fonctionnaires de la Communauté et
aujourd'hui de l'Union européenne ; elle juge cependant que
l'obligation d'allégeance à l'Union imposée à tout fonctionnaire
européen n'est pas de nature à porter atteinte à la liberté
d'expression (CJCE 13 déc. 1989, Augustin Oyowe et Amadou
Traore c/ Commission, aff. C-100/88, ; v. également 6 mars 2001,
Bernard Connolly c/ Commission des CE, aff. C-274/99P). La
question rejoint également celle qui concerne les parlementaires
européens (voir K. Blay-Grabarczyk [2013]) : la liberté
d'expression entre ici en contact avec la protection statutaire du
parlementaire, en particulier avec celle de son immunité.
Le Tribunal a eu à en juger dans une affaire Gollnisch c/
Parlement (aff. jtes T 346 et 347/11), rendue à propos des
conditions de levée de l'immunité parlementaire et de la défense de
cette immunité par le Parlement européen. La levée de l'immunité
doit être interprétée à la lumière de la liberté d'expression ; il
appartient cependant au Parlement d'apprécier dans quelle mesure
cette liberté s'est exercée dans le cadre de l'accomplissement du
mandat parlementaire. Le député ne saurait en toute hypothèse être
couvert pour des faits d'incitation à la haine raciale, auquel cas la
levée est possible conformément à une « pratique » en usage au
sein du parlement européen.
La parodie peut de son côté entraîner une limitation des droits et
des intérêts des auteurs d'une œuvre au profit d'utilisateurs d'objets
protégés au nom de la liberté d'expression et d'opinion. Selon la
CJUE, la parodie constitue un moyen approprié pour exprimer une
opinion (CJUE, Gde Ch., 3 septembre 2014, Johan Deckmyn,
Vrijheidsfonds VZWc/ Helena Vandersteen et autres, aff. C‑201/13)
il ya lieu néanmoins de préciser que « l'exception pour parodie »
doit respecter un juste équilibre entre, d'une part, les intérêts et les
droits des personnes (auteurs de l'œuvre protégée) et, d'autre part, la
liberté d'expression de l'utilisateur d'une telle œuvre (même arrêt).
Il importe également de s'assurer que le droit de parodier ne soit
pas de nature à transmettre un message discriminatoire ayant pour
effet d'associer l'œuvre protégée à un tel message, ce qui serait
contraire au principe de non-discrimination fondée sur la race, la
couleur et les origines ethniques, principe concrétisé par la
directive 2000/43/CE du Conseil, du 29 juin 2000, relative à la
mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre les
personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique et
confirmé, notamment, à l'article 21, paragraphe 1, de la Charte des
droits fondamentaux de l'Union européenne.

763 Le droit d'information ◊ Il est également garanti par la Charte


de manière autonome par rapport à la liberté d'expression. Il est de
la sorte en mesure de limiter le droit à la protection des données à
caractère personnel – droit protégé par l'article 8 de la CDFUE et
mis en œuvre par la directive 95/46 ) et ce, en relation notamment
avec le secret bancaire (CJUE, 16 juillet 2015, Coty Germany
GmbH c/ Stadtsparkasse Magdeburg, aff. C‑580/13). Le droit
d'information est d'autant plus important qu‘il bénéficie à tout
requérant dans le cadre d'une action relative à une atteinte à son
droit de propriété et qu'il vise ainsi, dans le domaine concerné, à
rendre applicable et à concrétiser le droit fondamental à un recours
effectif garanti à l'article 47 de la Charte et à assurer de la sorte
l'exercice effectif du droit fondamental de propriété, dont fait partie
le droit de propriété intellectuelle protégé à l'article 17, paragraphe
2, de celle-ci (même arrêt, pt. 29). En l'espèce, jugé qu'une
disposition nationale qui autorise un établissement bancaire à
exciper du secret bancaire pour refuser de fournir des informations
portant sur le nom et l'adresse du titulaire d'un compte, est
susceptible de faire échec au droit à l'information reconnu par
ailleurs par la directive 2004/48 (directive du Parlement européen
et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de
propriété intellectuelle) et est, dès lors, de nature à ne pas respecter
le droit fondamental à un recours effectif et le droit fondamental de
propriété intellectuelle.

§ 6. La liberté d'entreprise et le droit de propriété

764 Une liberté et un droit complémentaires ◊ La liberté


d'entreprise et le droit de propriété sont proches dans la Charte
(articles 16 et 17) ; l'article 16 dispose que « la liberté d'entreprise
est reconnue conformément au droit de l'Union et aux législations
et pratiques nationales ». L'article 17 énonce : « 1. Toute personne
a le droit de jouir de la propriété des biens qu'elle a acquis
légalement, de les utiliser, d'en disposer et de les léguer. Nul ne
peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité
publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et
moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte.
L'usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure
nécessaire à l'intérêt général. 2. La propriété intellectuelle est
protégée ». En réalité, ces dispositions reprennent une liberté et un
droit concacrés, soit par la jurisprudence de la CJCE, soit par des
instruments internationaux ou encore par les traités ou les trois à la
fois.
S'agissant de la liberté d'entreprise, les explications
accompagnant la Charte, précisent que cette liberté trouve sa source
dans la jurisprudence – déjà ancienne – de la CJCE : Arrêt Nold du
14 mai 1974, (aff. 4/73) qui fait, comme cela a déjà été précisé, une
référence appuyée à la CEDH ; arrêt SpA Endania et autres du
27 septembre 1979 (aff. 230/78), laquelle reconnaît également en
lien avec la liberté d'entreprise, la liberté contractuelle (CJCE,
16 janvier 1979, Sukkerfabriken Nykøbing, (aff.151/78) ; 5 octobre
1999, Espagne c/ Commission, aff. C-240/97). La liberté
d'entreprise se fonde également, selon les explications, sur le TFUE
dans ses dispositions relatives à la libre concurrence ; il est ajouté
que la liberté d'entreprise comporte la liberté d'exercer une activité
économique ou commerciale, ainsi que la liberté contractuelle.
L'étendue de la protection conférée par la Charte à cette liberté a dû
être précisée par la Cour, au vu notamment des explications qui
l'accompagnent. Elle a ainsi rejoint les explications pour admettre
les différentes déclinaisons proposées de la liberté d'entreprise
(CJUE, Gde Ch., 22 janvier 2013, aff. C-283/11, Sky Österreich
GmbH c/ Österreichischer Rundfunk., pt 42 : « La protection
conférée par ledit article 16 comporte la liberté d'exercer une
activité économique ou commerciale, la liberté contractuelle et la
concurrence libre, ainsi qu'il découle des explications afférentes à
ce même article, lesquelles doivent, conformément aux articles 6,
paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et 52, paragraphe 7, de la
Charte, être prises en considération pour l'interprétation de celle-
ci »). La Cour précise également que « la liberté contractuelle
comprend, notamment, le libre choix du partenaire économique
ainsi que la liberté de déterminer le prix pour une prestation »
(même arrêt, pt 43). Il demeure néanmoins que la liberté
d'entreprise n'est pas une prérogative absolue mais qu'elle doit être
prise en considération par rapport à sa fonction dans la société
(CJCE, 9 septembre 2004, Espagne et Finlande/Parlement et
Conseil, aff. C‑184/02 et C‑223/02 ; CJUE, 6 septembre 2012,
Deutsches Weintor, aff. C-544/10). En suite de quoi, la liberté
d'entreprise peut être soumise à un large éventail d'interventions de
la puissance publique susceptibles d'établir, dans l'intérêt général,
des limitations à l'exercice de l'activité économique (arrêt du
22 janvier 2013, précité, pt 46 ; dans le même sens, CJUE,
17 octobre 2013, aff. C-101/12, Herbert Schaible contre Land
Baden-Württemberg : à propos de l'obligation d'identification et
d'enregistrement des animaux des espèces ovine et caprine, de
l'obligation d'identification individuelle électronique et de celle de
tenir un registre d'exploitation afin d'empêcher la propagation des
maladies infectieuses). Il convient également de tenir compte de la
nécessité d'opérer la balance entre la liberté d'entreprise et d'autres
droits ou libertés fondamentaux comme la liberté fondamentale des
citoyens de l'Union de recevoir des informations, la liberté ainsi
que le pluralisme des médias protégés par l'article 11 de la CDFUE
(même arrêt, pt 59 s.) (sur la conciliation entre liberté d'entreprise,
droit de propriété intellectuelle et liberté d'information des
utilisateurs d'internet, voir CJUE, 27 mars 2014. Aff. C– 314/12,
UPC Telekabel Wien GmbH contre Constantin Film Verleih GmbH
et Wega Filmproduktionsgesellschaft mbH : à propos de l'injonction
faite aux fournisseurs d'accès à internet débloquer l'accès à un site
qui porte atteinte aux droits d'auteur, absence d'atteinte à la
substance de la liberté d'entreprise)Les mêmes principes
déraisonnement s'appliquent par extension au droit de propriété.
Le droit de propriété a quant à lui, pris ancrage dans le droit de
l'Union sur la base, à la fois, d'instruments internationaux (PIDCP,
article 1er du protocole 1 additionnel à la CEDH) ainsi que sur les
traditions constitutionnelles communes aux États membres. Les
explications accompagnant la Charte précisent en ce sens qu'il
s'agit d'un « droit fondamental commun à toute les constitutions
nationales » et consacré par la jurisprudence de la
CJCE. Conformément à l'article 52, §3 de la Charte, ce droit a le
même sens et la même portée que celui garanti par la CEDH.
Le respect de la propriété intellectuelle fait pour sa part l'objet
d'une reconnaissance et d'une protection explicite qui s'appuie
notamment sur des dispositions spécifiques du droit dérivé
(directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du
29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété
intellectuelle). Cette directive doit également être rapprochée
respectivement, des directives 2000/31/CE du Parlement européen
et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques
des services de la société de l'information, et notamment du
commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le
commerce électronique ») et 2001/29/CE du Parlement européen et
du Conseil, du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects
du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de
l'information. La Cour a pu ainsi juger que font partie du droit
fondamental de propriété, les droits de propriété intellectuelle, tel le
droit d'auteur (CJCE, 12 septembre 2006, Laserdisken, aff. C-
479/04),
Le droit de propriété est affirmé et protégé conformément aux
conceptions communes aux constitutions des États membres,
reflétées également par le premier Protocole joint à la CEDH
(CJCE 14 mai 1974, J. Nold, Kholen-und Baustoffgro Bhandlung
c/ Commission, aff. 4/73, ; CJCE 13 déc. 1979, Liselotte Hauer
c/ Land Rheinland-Pfalz, aff. 44/79). L'article 222 du traité CEE
(repris par l'article 345 TFUE) qui prévoyait que « le présent traité
ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États
membres », n'a pas empêché la Cour d'assurer au droit de propriété
le même régime de protection qu'elle accorde aux autres droits
fondamentaux. Ce droit est donc protégé, mais avec des possibilités
de limitations dès lors qu'elles n'ont pas pour effet de dénaturer la
substance du droit garanti (CJCE 11 juill. 1989, Hermann Schräder
HS Kraftfutter GmbH & Co. KG c/ Hauptzollamt Gronau,
aff. 265/87) ; pour autant, il ne saurait exister de propriété sur une
part de marché financier ou économique (CJCE 12 juill. 2005, aff.
jtes C-154/04 et C-155/04, Alliance for Natural Health (C-154/04),
Nutri-Link Ltd c/ Secretary of State for Health et National
Association of Health Stores (C-155/04), Health Food
Manufacturers Ltd c/ Secretary of State for Health, National
Assembly for Wales).
Deux formes d'atteinte sont admises selon que celle-ci a pour
objet de priver le propriétaire de son droit ou de restreindre l'usage
de celui-ci. Au cours du conflit yougoslave, la Cour a considéré que
la saisie par les autorités nationales irlandaises d'avions appartenant
à une compagnie aérienne yougoslave n'est pas de nature à
constituer une atteinte disproportionnée au droit de propriété,
compte tenu de l'objectif d'intérêt général poursuivi par la
communauté internationale et visant à mettre un terme à l'état de
guerre dans la région et aux violations massives des droits de
l'homme et du droit humanitaire dans la République de Bosnie-
Herzégovine (CJCE, 30 juill. 1996, Bosphorus Hava Yollari Turizm
ve Ticaret AS c/ Minister for Transport, Energy and
Communications e.a., aff. C-84/85). La question s'est également
posée de savoir si une atteinte au droit de propriété non indemnisée
pouvait être jugée compatible avec le respect du droit de propriété.
Certes, la poursuite d'un but légitime peut justifier une atteinte au
droit de propriété ; ainsi en va-t-il lorsque la mesure restrictive
poursuit un objectif d'intérêt général (CJCE 10 juill. 2003, Booker
Aquaculture, aff. C-20/00, : destruction imposée à un aquaculteur
d'une partie de sa production pour cause de maladie). Mais cette
ingérence dans le droit fondamental de propriété est-elle
proportionnée dès lors qu'elle ne s'accompagne d'aucune indemnité
corrélative ? La Cour répond positivement à cette question estimant
que le droit communautaire ne pose aucun principe général qui
imposerait l'octroi d'une indemnisation en toutes circonstances
(même arrêt, point 85). Ce faisant, la Cour de Luxembourg semble
vouloir se démarquer de la position apparemment plus exigeante de
la Cour européenne de Strasbourg (v. not. CEDH 21 févr. 1986,
James et autres c/ Royaume Uni ; CEDH 21 mai 2002, Jokela
c/Finlande, requête no 28856/95).
Comme le droit de propriété en général, la propriété
intellectuelle (garanti par l'article 17 CDFUE) et son respect – ce
qui touche aussi au droit à un recours effectif (conformément à
l'article 47 de la CDFUE) – peuvent entrer en concurrence avec
d'autres droits fondamentaux comme, par exemple, le droit au
respect de la vie privée (article 7 et 8 de la CDFUE), ce qui exige
de la part du « législateur européen », mais aussi des autorités
nationales d'opérer une conciliation appropriée entre les différents
droits fondamentaux en question. Par exemple, le respect du droit
d'auteur, composante essentielle de la propriété intellectuelle, est
susceptible de se heurter au droit à la protection de données qui se
rattache elle-même au respect de la vie privée. La CJUE a eu à se
prononcer à diverses reprises sur les modalités de conciliation entre
ces deus exigences, notamment dans l'hypothèse où il est nécessaire
de prendre des mesures afin de protéger les auteurs d'œuvres
diverses contre leur téléchargement illégal sur internet. Un auteur
peut, par exemple, dans le cadre d'une procédure judiciaire civile en
défense de ses droits, demander, à partir des adresses IP relevées, la
communication des noms et adresses d'internautes soupçonnés de
téléchargements illégaux. L'arrêt de principe en la matière a été
prononcé en grande chambre, le 29 janvier 2008 (CJCE, Gde Ch.,
29 janvier 2008, aff. C– 275/06, Productores de Música de España
(Promusicae) c/ Telefónica de España SAU). La Cour était saisie
dans le cadre d'une demande préjudicielle, d'un litige opposant
l'association « Promusicae » à Telefónica de España SAU au sujet
du refus de cette dernière de divulguer à Promusicae (laquelle
agissait pour le compte des titulaires de droits de propriété
intellectuelle regroupés en son sein), des données à caractère
personnel relatives à l'utilisation de l'Internet au moyen de
connexions fournies par Telefónica de España SAU. Elle a
considéré en premier lieu que le droit communautaire n'imposait
pas aux États membres de prévoir, dans une situation telle que celle
de l'affaire au principal, l'obligation de communiquer des données à
caractère personnel en vue d'assurer la protection effective du droit
d'auteur dans le cadre d'une procédure civile. Il incombe toutefois
et en second lieu, aux États, lors de la transposition du droit dérivé
pertinent, de faire prévaloir une interprétation de ce dernier qui
permette d'assurer un juste équilibre entre les différents droits
fondamentaux protégés par l'ordre juridique communautaire. Enfin,
lors de la mise en œuvre des mesures de transposition, il incombe
aux autorités et aux juridictions des États membres non seulement
d'interpréter leur droit national d'une manière conforme à ces
mêmes directives, mais également de ne pas se fonder sur une
interprétation du droit communautaire dérivé qui entrerait en conflit
avec lesdits droits fondamentaux ou avec les autres principes
généraux du droit communautaire, tels que le principe de
proportionnalité. La question de la conciliation des droits
fondamentaux en présence est ainsi, dans une large mesure,
renvoyée aux autorités nationales, mais sous le contrôle de la Cour
de justice (sur ce dernier point, voit, 19 avril 2012, Bonnier et
autres c/ Perfect Communication Sweden AB, aff. C-461/10 : à
propos d'une législation nationale prévoyant une obligation de
transmission à des personnes privées agissant dans le cadre d'une
procédure civile, de données à caractère personnel, aux fins de faire
constater une atteinte aux droits de propriété intellectuelle et
invoquée à l'appui d'une demande d'injonction de communication
de telles données aux fins d'identifier un abonné ou un utilisateur
déterminé d'internet ; une telle législation est jugée assurer, en
l'espèce, une pondération satisfaisante des intérêts opposés en
présence et permet d'atteindre un juste équilibre entre la protection
du droit de propriété intellectuelle, dont jouissent les titulaires de
droit d'auteur, et la protection des données à caractère personnel
dont bénéficie un abonné à Internet ou un utilisateur d'Internet ;
adde, CJUE, 24 novembre 2011, aff. C-70/10, Scarlet Extended)
(Sur l'application de ces principes au cas des gestionnaires de
plateformes de réseaux sociaux, voir, CJUE, 16 février 2012, aff.
360/10, Belgische Vereniging van Auteurs, Componisten en
Uitgevers CVBA (SABAM) c/ Netlog : arrêt intéressant en ce qu'il
indique comment doit s'opérer la conciliation entre la liberté
professionnelle – article 15 de la CDFUE – et la propriété
intellectuelle, le doit à la protection des données personnelles et le
droit à l'information).

§ 7. La liberté d'association et la liberté syndicale

765 Garanties et limites ◊ La Cour de justice considère la liberté


d'association (CDFUE, art. 12) comme un droit fondamental
garanti par l'ordre juridique communautaire (CJCE 15 déc. 1995,
Union royale belge des sociétés de football association ASBL e.a.
c/ Jean-Marc Bosman e.a., aff. C-415/93, Rec. CJCE, p. I-4921,
concl. Lenz).
L'article 12 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne consacre ces libertés « 1. Toute personne a droit à la
liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association à tous les
niveaux, notamment dans les domaines politique, syndical et
civique, ce qui implique le droit de toute personne de fonder avec
d'autres des syndicats et de s'y affilier pour la défense de ses
intérêts.
2. Les partis politiques au niveau de l'Union contribuent à
l'expression de la volonté politique des citoyens ou citoyennes de
l'Union ».
La liberté d'association a pour corollaire la liberté syndicale.
Toutefois, on doit souligner la sévérité dont la Cour fait preuve en
ce domaine puisqu'elle reconnaît aux syndicats la possibilité
d'attaquer les décisions qui les concernent directement en excluant
tout recours visant à protéger les droits de leurs membres (CJCE
8 oct. 1974, Syndicat général du personnel des organismes
européens c/ Commission, aff. 18/74, Rec. CJCE p. 933). Le TPICE
semble néanmoins plus souple que la Cour puisqu'il a consacré
l'existence d'un droit fondamental des fonctionnaires européens à
élire librement leurs représentants syndicaux (22 nov. 2005,
Vachellemont c/ Commission, aff. T-396/03).

SECTION 3. LES « DROITS-GARANTIES »

766 Textes de référence (article 47 s. CDFUE) –. Définition –


Rappel – Plan ◊ Les « droits-garanties » sont l'ensemble des
prérogatives dont dispose l'individu pour faire valoir et assurer la
défense de ses autres droits et libertés, spécialement devant la
justice.
L'importance des droits concernés est attestée par le caractère
universel des prérogatives qui s'y attachent. Les « droits-garanties »
font, en ce sens, partie de ceux pour lesquels les références aux
traditions constitutionnelles communes et les emprunts à la CEDH
sont les plus nombreux.
On s'appliquera à distinguer les garanties générales applicables
en toutes matières (§ 1) et les garanties spécifiques qui s'appliquent
en matière répressive (§ 2).

§ 1. Les garanties générales

767 Droit à un procès équitable : Droit à un recours


juridictionnel effectif – Accès à un tribunal impartial –
Égalité des armes (article 47 CDFUE) ◊ Le droit à un recours
juridictionnel effectif est l'affirmation du droit au juge. Le droit au
juge, c'est-à-dire au sens étroit, le droit de former un recours
juridictionnel, a été consacré par la Cour de justice comme « un
principe général de droit qui se trouve à la base des traditions
constitutionnelles communes aux États membres [et qui est par
ailleurs] consacré par les articles 6 et 13 de la CEDH » (15 mai
1986, Marguerite Johnston c/ Chief Constable of the Royal Ulster
Constabulary, aff. 222/84, ; 21 janv. 1999, Upjohn, aff. C-120/97, ;
4 mars 1999, Hospital ingenieure krankenhaustechnik, aff. C-
258/97). Le TPICE souligne à son tour que « l'accès au juge est un
des éléments constitutifs d'une communauté de droit » (15 janv.
2003, Philip Morris et autres, aff. T-377/00, pt 121). Ceci conduit
par exemple le juge communautaire à faire prévaloir si nécessaire
le droit à un recours effectif sur le principe de confiance légitime
(TPICE, 5 août 2003, P&O European Ferries, Vizcaya, aff. T-
116/01, pts 205-209). Cette reconnaissance jurisprudentielle trouve,
par ailleurs, son prolongement dans un grand nombre de
dispositions du droit dérivé, et en conditionne d'ailleurs la validité.
Ces textes, quoique pour certains, antérieurs aux apports
jurisprudentiels, ne constituent au demeurant que « l'expression
d'un principe général du droit », donc préexistant à l'affirmation du
contrôle juridictionnel qu'ils imposent. Le droit au juge, comme
cela a cours dans les jurisprudences constitutionnelle et
« conventionnelle CEDH », n'épuise cependant pas le droit à un
recours effectif qui, existe à titre autonome et doit permettre aux
titulaires intéressés de porter une prétention juridique quelconque
devant une instance compétente, le cas échéant non-
juridictionnelle.
Appliquée à la garantie des droits et libertés fondamentaux, la
reconnaissance jurisprudentielle du droit au juge apparaîtra d'autant
plus essentielle qu'il n'existe pas, de voies de droit spécifiques,
notamment juridictionnelles, applicables à leur sauvegarde dans le
cadre de l'Union. Ceci est d'autant plus regrettable au regard de la
pratique observée : le droit au juge est sanctionné par la Cour de
justice à l'égard des États lorsqu'il s'agit de s'assurer de son
application dans le cadre national. Il l'est plus modérément
lorsqu'il est appelé à s'exercer devant les juridiction de l'Union à
défaut d'un accès direct qui reste en l'état, même après l'entrée en
vigueur du TFUE (et de son article 263, qui n'a introduit que des
modifications à la marge pour résoudre un certain nombre de
situations des plus problématiques), soumis à des conditions
restrictives qui continuent, comme auparavant, à être interprétées
strictement par la Cour de justice et le Tribunal. Les tentatives
initiées par ce dernier dans le sens d'une plus grande ouverture du
recours direct en annulation des particuliers devant le juge
communautaire (en fait dans la quasi-totalité des cas, par des
personnes morales constituées par des entreprises) contre des actes
de portée générale, se sont heurtées à une opposition très ferme de
la CJCE (v. TPICE, 3 mai 2002, Jégo-Quéré et Cie SA
c/Commission des CE, aff. T-177/01, ; CJCE 25 juillet 2002, Union
de Pequeños Agricultores c/Conseil de l'UE, aff. C-50/00 P, ;
concernant le droit au recours de députés européens contre l'Office
européen de lutte antifraude, v. CJCE 30 mars 2004, Rothley e. a. c/
Parlement, aff. C-167/02 P). Ceci a conduit le Tribunal de première
instance à faire machine arrière et à revenir à l'orthodoxie de la
doctrine « Plaumann » (v. not. TPICE, ord. 8 août 2002, VVG
International et Melaloivas c/ Commission CE, aff. T-155/02 R, ;
TPICE, ord., 6 mai 2003, P. Vannieuwenhuyze-Morin, aff. T-
321/02 ; v. également CJCE 15 juill. 1963, Plaumann
c/Commission, aff. 25/62, ; et rappelant ces exigences : CJCE, ord.,
12 déc. 2003, Bactria Industriehgiene Service Verwaltungs GmbH
c/ Commission, aff. C-258/02 P, point 34 ; dans le prolongement, la
Cour est conduite à casser logiquement l'arrêt rendu par le Tribunal
dans l'affaire Jégo-Quéré : CJCE 1er avr. 2004, Commission des CE
c/Jégo-Quéré, aff. C-263/02 P). Selon le TFUE en effet, une
personne physique ou morale peut former un recours contre les
actes dont elle est le destinataire ou qui la concerne directement et
individuellement ainsi que contre les actes règlementaires qui la
concernet directement et qui ne comportent pas de mesures
d'exécution (article 263, al. 4 TFUE ; sur les premières applications
de laquelle, voir : Trib. UE, ordonnance du 6 septembre 2011, aff.
T-18/10, Inuit Tapiriit Kanatami c/ Parlement européen et Conseil
de l'Union européenne : recours en annulation introduit par la
communauté Inuit contre le règlement du 16 septembre 2009 relatif
au commerce de produits dérivés du phoque ; irrecevabilité v. ég.
infra) ; Trib. UE, 25 octobre 2011, aff. T 262/10, Microban
International Ltd, Microban (Europe) Ltd, c / Commission
européenne ; arrêts clarifiant également la délicate question de la
distinction entre « actes législatifs » et « actes règlementaires »,
lesquels doivent être entendues comme visant tout acte de portée
générale à l'exception des actes législatifs (sur cette question, voir
notamment, note D. Simon sous Trib. UE, ord. 6 novembre
2011 précitée, in Revue Europe, n° 11, 2011, Comm. n° 388, p. 13).
Lues à la lumière de la jurisprudence Plaumann, ces dispositions
impliquent que lorsqu'une personne n'est pas le destinataire de
l'acte attaqué, le critère de « l'affectation individuelle » exerce un
effet bloquant sur la recevabilité du recours en ce qu'il exige que la
décision querellée doit l'atteindre « en raison de certaines qualités
qui lui sont particulières ou d'une situation de fait qui la caractérise
par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l'individualise d'une
manière analogue à celle dont le destinataire de cette décision le
serait » (arrêt Plaumann). Ainsi, par exemple, une entreprise n'est
pas recevable à attaquer une décision de la Commission interdisant
un régime d'aides sectoriel, si elle n'est concernée par cette décision
qu'en raison de son appartenance audit secteur et de bénéficiaire
potentiel d'un tel régime (CJCE, 29 avril 2004, aff. C-298/00 P.,
Italie c/ Commission ; solution inverse si l'entreprise est concernée
en sa qualité de bénéficiaire effectif de l'aide octroyée et dont l
Commission a exigé la récupération (CJCE, 9 juin 2011, aff. jtes C-
71/09 P, C-73/09 P et C-76/09 P., « Venezia vuole vivere » (C-71/09
P), Hotel Cipriani Srl (C-73/09 P) et Società Italiana per il gas SpA
(Italgas) (C-76/09 P) c/ Commission européenne ; dans le même
sens, voir Trib. UE, 8 mars 2012, aff. T‑221/10, Iberdrola, SA c/
Commission européenne ; comp. s'agissant des procédures anti-
dumping : Trib. UE, 19 avril 2012, aff. T-162/09, Adolf Würth
GmbH & Co. KG et Arnold Fasteners (Shenyang) Co. Ltd c/
Conseil de l'Union européenne). Quant à l'affectation directe –
condition d'autant plus dirimante qu'elle constitue une fin de non-
recevoir d'ordre public et qu'elle se cumule avec la première – elle
répond à des conditions également très strictes puisqu'elle exige
premièrement, que l'acte de l'union produise des effets sur la
situation juridique du particulier et, secondement, qu'il n'existe
aucun pouvoir d'appréciation laissé aux destinataires de cet acte qui
sont chargés de sa mise en œuvre, celle-ci ayant un caractère
purement automatique et découlant de la seule réglementation de
l'Union sans application d'autres règles intermédiaires (Trib. UE,
ordonnance du 6 septembre 2011 précitée). L'on peut s'interroger,
dans ces conditions, sur le bien fondé de l'affirmation avancée par
la Cour de justice selon laquelle le traité (CE à l'époque) a « établi
un système complet de voies de recours et de procédures destiné à
assurer le contrôle de la légalité des actes communautaires » (arrêt
UPA préc. ; v. ss 793). En réalité, la doctrine de la Cour de
Luxembourg sur la recevabilité des recours directs des particuliers
contre les actes communautaires conduit à faire reposer l'essentiel
du contrôle en cette matière et donc, le droit à une protection
juridictionnelle effective, sur les États, c'est-à-dire en clair, sur les
juges nationaux. C'est alors à ces derniers qu'il incombe
« d'inventer » ou d'exploiter, voire de mettre en place les voies
procédurales nationales, mais aussi, celles mises à leur disposition
par les traités (le renvoi préjudiciel). La Cour le rappelle
fermement : « il incombe aux États membres de prévoir un système
de voies de recours et de procédures permettant d'assurer le respect
du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective »
(arrêts Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, pt 41 ;
arrêt Commission/Jégo-Quéré, précité, pt 31 ; CJUE, Gde Ch.
3 octobre 2013, aff. C‑583/11 P., Inuit Tapiriit Kanatami, pt100).
Une telle obligation résulte également de l'article 19, paragraphe 1,
second alinéa, TUE aux termes duquel, « les États membres
établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une
protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par
le droit de l'Union »

768 Mise en œuvre et obligations découlant du droit au


juge ◊ L'absence d'accès effectif des particuliers au juge de
l'Union, du moins par la voie du recours direct, implique en
pratique très peu de possibilités de recours dirigés contre les actes
des institutions. S'agissant de ces derniers, l'action contentieuse est
le plus souvent diligentée par des « requérants institutionnels »
agissant par la voie du recours direct en annulation. Les
particuliers, quant à eux, ne disposent pratiquement que d'une seule
voie de droit : la question préjudicielle soulevée devant le juge
national qui peut conduire la Cour à apprécier la validité des actes
communautaires ainsi que la compatibilité des actes nationaux par
rapport aux droits et libertés fondamentaux.
Ce faisant, il ressort de l'état du droit que le respect du droit au
juge incombe principalement aux États sur lesquels pèsent les
obligations les plus strictes. L'exercice du droit au juge doit être
garanti devant les juges internes et il vise pour l'essentiel des actes
étatiques et non pas des actes communautaires. La Cour EDH
comme la CJCE veillent au respect de cette exigence (voir
notamment, CEDH 2 juill. 2002, Desmots c/ France, Req.
no 41358/98 ; CEDH 22 juin 2000, Coëme et autres c/ Belgique,
req. no 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96 ;
CJCE 3 juin 2005, Magnus Killinger (aff. C-396/03 P.).
La Cour de justice précise que l'exigence de protection
juridictionnelle effective est un principe général du droit
communautaire qui suppose que les États membres offrent une voie
de recours juridictionnelle permettant de contester les décisions
nationales prises en application du droit communautaire (par
exemple, CJCE 19 juin 2003, Eribrandt SpA, aff. C-467/01 ; 5 févr.
2004, Schneider, aff. C-380/01 ; 9 févr. 2006, Sfakianokis, aff.
jointes C-23/04, C-24/04 et C-25/04). Dans cette mesure et aux fins
de garantir l'effectivité de la protection dont s'agit, le juge
communautaire est conduit à procéder à un encadrement assez strict
de l'autonomie institutionnelle et procédurale des États (v. par
exemple : CJCE 24 sept. 2002, Grundig Italiana SpA, aff. C-
255/00, : fixation d'autorité par la Cour, du délai « raisonnable »
d'une période de transition au terme de laquelle le délai de
forclusion d'une action contentieuse sera ramené à 3 ans au lieu de
5 ou 10 ans).
Prenant acte de cette situation, Les Cours de Strasbourg et de
Luxembourg en sont venues à considérer qu'un refus de saisir la
CJCE d'une question préjudicielle est susceptible d'être constitutif
d'arbitraire, contrariant en cela le droit à un procès équitable garanti
par l'article 6 CEDH dans son volet « droit d'accès au juge » (voir
D. Sczymczak [2015]) (CJCE 15 avr. 1997, Woodspring District
Council et Bakers of Noilsea Ltd, aff. C-27/95, ; et, antérieurement,
16 déc. 1981, Foglia c/ Novello, aff. 244/80, point 26) et marquant,
semble-t-il, son adhésion à ces exigences (Cour const. allemande,
8 avr. 1987, Kloppenburg BuezfGE 75, p. 223). Dans ce cadre, la
Cour EDH s'assure que le refus du juge interne de procéder à un
renvoi préjudiciel (aujourd'hui sur le fondement de l'article 267
TFUE), alors surtout que la demande émane du requérant au litige
principal, ne constitue pas une atteinte au droit au juge garanti par
l'article 6, § 1 CEDH (voir déjà, Commission EDH, 12 mai 1993,
Société Divigsa c/ Espagne, n° 2063/92 ; puis, Cour EDH, Ullens
de Schooten et Rezabek c/ Belgique, n°3989/07 ; 10 avril 2012,
Vergauwen c/ Belgique, n° 4832/04). Il s'agit pour le juge de
Strasbourg de s'assurer que le refus de renvoi n'est pas entaché
d'arbitraire ; ou, dit autrement, que la décision de refus de renvoi
est suffisamment motivée, notamment au regard des exceptions à
l'obligation de renvoi procédant de la jurisprudence de la Cour de
justice (la question n'est pas pertinente, la disposition du droit de
l'Union a déjà fait l'objet d'une interprétation par la Cour de
Luxembourg, l'application du droit de l'Union s'impose avec une
telle évidence qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable ;
tous principes résultant de la jurisprudence Cilfit (aff. 283/81) de la
CJCE). À la vérité, ce contrôle pour être intéressant dans son
principe et dans son contenu, ne produit que des effets limités, la
censure des refus de renvoi jugés comme arbitraires étant des plus
rare (voir notamment, jugeant des refus de renvoi comme
compatibles avec l'article 6, §1 CEDH : Cour EDH, 4 septembre
2012, José Luis Ferreira Santos Pardal c/ Portugal, n° 30123/10 ;
26 novemnbre 2013, Krikorian c/ France, n° 6459/07 ; 6 mars
2014, Syndicatul pro asistenta social c/ Roumanie, n°24456/13 ; et
dans le sens inverse : Cour EDH, 6 décembre 2012, Michaud c/
France, n° 12323/11 : arrêt d'autant plus intéressant que, pour
justifier un renversement de la « présomption Bosphorus » et
reconnaître une insuffisance manifeste de la protection des droits
du requérant, la Cour se fonde sur le fait que le Conseil d'État,
mobilisant en la circonstance sa théorie de l'acte clair, avait refusé
de procéder à un renvoi en interpréation d'une directive européenne
devant la CJUE ; 8 avril 2014, Dhahbi c/ Italie, n° 17120 ; par
comparaison, voir l'arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni du
22 janvier 2014 (Supreme Court, UKSC 42, R (HS2 Action Alliance
Limited c/ The Secreatary of State for Transport and another). On
relèvera, à la suite de certains auteurs (D. Sczymczak précité), qu'il
existe un décalage assez soutenu entre l'étendue du contrôle exercé
d'une part par la Cour EDH à l'égard des refus de renvoi opéré
devant les juges constitutionnels dans le cadre des questions
préjudicielles de constitutionnalité et, d'autre part, de ces mêmes
refus lorsqu'est en cause l'interprétation ou l'appréciation de validité
du droit de l'Union pour lesquels le contrôle apparaît plus strict et
donc plus protecteur des droits des justiciables. Les justifications
avancées au soutien de cette différence de portée des contrôles et
tenant notamment au nombre d'États parties à la CEDH (lesquels
pratiquent tous, à quelques exceptions près, le contrôle incident de
constitutionnalité), et le nombre moins important d'États membres
de l'Union européenne pour leqsquels un contrôle plus appuyé
serait davantage praticable, n'emportent pas l'adhésion. Le même
traitement inégal s'observe par ailleurs dans d'autres domaines. La
jurisprudence Bosphorus et la présomption de conventionnalité
qu'elle impose en faveur du droit de l'Union européenne constitue
un exemple éclairant de cette « prévenance » à l'égard du droit de
l'Union : une telle présomption ne joue pas en faveur des systèmes
constitutionnels de protection. De même, là où la phase du renvoi
préjudiciel devant la CJUE n'est pas prise en compte par la Cour
EDH au titre du calcul du délai raisonnable du procès imposé par
l'article 6 § 2 CEDH, c'est l'inverse pour les questions préjudicielles
de constitutionnalité.
La CJUE s'applique de son côté à vérifier non seulement
l'existence d'un recours juridictionnel effectif, mais aussi et surtout,
son effectivité. Sur le premier point, la Cour de justice peut
désormais s'appuyer sur la Charte pour combler (en partie) les
lacunes du droit de l'Union et du droit national afin d'assurer sur
son fondement, une protection juridictionnelle effective (CJUE,
17 septembre 2014, aff. C-562/12, Liivimaa Lihaveis MTÜ c/ Eesti-
Läti programmi 2007‑2013 Seirekomitee). L'article 47 de la
CDFUE, n'est pas cependant le sésame qui pourrait ouvrir sur une
remise en cause de la jurisprudence Plaumann. La Cour l'affirme
avec force dans son arrêt du 3 octobre 2013 dans l'affaire Inuit
Tapiirit Kanatami. Se prononçant sur le pourvoi dirigé contre
l'ordonnance du Tribunal du 11 septembre 2011 précitée, la Cour
considère que la Charte n'a pu modifier les conditions de
recevabilité des recours directs dirigés contre les actes législatifs
tels que déterminées par le double critère d'affectation directe et
individuelle. Répondant à l'argument maintes fois repris selon
lequel la rigueur des conditions exigées par la jurisprudence
Plaumann serait devenue incompatible avec l'article 47 de la Charte
qui garantit le droit à un recours juridictionnel effectif, elle précise
que « cet article n'a pas pour objet de modifier le système de
contrôle juridictionnel prévu par les traités, et notamment les règles
relatives à la recevabilité des recours formés directement devant la
juridiction de l'Union compétente ». Et de préciser que « la
protection conférée par l'article 47 de la Charte n'exige pas qu'un
justiciable puisse, de manière inconditionnelle, intenter un recours
en annulation, directement devant la juridiction de l'Union, contre
des actes législatifs de l'Union » (CJUE, Gde Ch., 3 octobre 2013,
aff. C-583/11 P., Inuit Tapiriit Kanatami et autres, pt 97 et 105).
Sur le caractère effectif du contrôle, l'apport de la jurisprudence
est à la fois appréciable et original. La Cour de Luxembourg a
adopté une conception de l'effectivité assez proche de celle des
juges constitutionnels et de la Cour EDH. On pourra citer quelques
exemples significatifs à l'appui de cette appréciation :
– L'exigence d'effectivité implique l'obligation préalable de
motivation des décisions individuelles défavorables à l'intéressé
(CJCE 15 oct. 1987, Union nationale des entraîneurs et cadres
techniques professionnels du football (UNECTEF) c/ Georges
Heylens et autres, aff. 222/86, décision non motivée de refus de
reconnaître l'équivalence d'un diplôme belge d'entraîneur de
football).
– De même, et à l'instar de ce que décident le Conseil
constitutionnel (décis. n° 93-373 DC du 9 avr. 1996, Autonomie de
la Polynésie française I, consid. 83 s.) et la CEDH (16 déc. 1992,
de Geouffre de la Pradelle, Série A, no 253-B), l'effectivité d'un
recours ne saurait s'accommoder de l'application à la cause de
règles qui, soit font obstacle à son exercice, soit le rendent par trop
difficile au point d'en affecter la substance même ; dans ce cas, ces
règles doivent être écartées et déclarées inapplicables par le juge
saisi du litige (CJCE 25 juill. 1991, Theresa Emmot c/ Minister for
Social Welfare et Attorney general, aff. C-208/90 ; adde, 15 mai
1986, Marguerite Johnston, préc., aff. 222/84 : présomptions
irréfragables attachées à des constatations ministérielles rendant
impossible la vérification par le juge de la compatibilité d'une
mesure nationale avec le droit communautaire).
– L'effectivité du recours exige qu'une protection efficace soit
accordée, selon la voie choisie et conformément au but recherché, à
toute personne victime d'une violation du droit communautaire. Ce
qui, notamment, se traduit par un encadrement très strict des
pouvoirs du juge national de l'urgence et du provisoire (v. en
particulier CJCE 19 juin 1990, The Queen c/ Secretary of State for
Transport ex parte Factortame, aff. C-213/89, Rec. CJCE, p. I-
2433 : à propos de la suspension provisoire des mesures nationales
alléguées d'incompatibilité avec le droit communautaire et ce, dans
l'attente de l'arrêt de la Cour de justice saisie à titre préjudiciel de
l'appréciation de cette compatibilité) ainsi que, s'il échet, par la
mise en œuvre de la responsabilité extra-contractuelle de l'État
(CJCE 19 nov. 1991, Francovich et Bonifaci, aff. jointes C-6/90 et
C-9/90, Rec. CJCE, p. I-5357, GTDUE, Tome 1, p. 467 ; CJCE
5 mars 1996, SA c/BundesRepublik Deutschland et The Queen
c/Secretary of State for Transport, ex parte Factortame Ltd et
autres, aff. jointes C-46/93 et C-48/93, GTDUE, Tome 1, p. 471,
Rec. CJCE, p. I-1029), y compris lorsque la violation est imputable
à une juridiction suprême (CJCE 30 sept. 2003, Köbler préc.,
aff. C-224/01). Mais à l'inverse, l'État ne saurait être tenu pour
responsable devant le juge national d'une décision communautaire
directement applicable dans l'ordre juridique interne (CJCE 27 sept.
1988, Asteris et autres c/ Grèce et CEE, aff. C-106 à C-120/87,
Rec. CJCE, p. I ; CE, sect., 12 mai 2004, Société Gillot, Req.
no 236834).
– Le droit au recours tel que prévu et organisé par une directive
spécifique (dite « Directive recours ») doit conduire, le cas échéant,
le juge national à écarter une disposition constitutionnelle donnant
compétence à la Cour constitutionnelle aux lieu et place du juge
saisi au fond (CJCE 22 mai 2003, Connect Austria Gesellschaft für
Telekommunikation GmbH et Telekom-Control-Kommission, aff. C-
462/99, Rec. CJCE, p. I-5197).
L'effectivité du contrôle entraîne dans son prolongement la
nécessité pour le juge d'exercer pleinement sa compétence. À cet
égard, la CJUE, et avant elle, la CJCE, n'ont pas manqué d'audace
sur ce point, rejoignant les exigences découlant de la CEDH. L'arrêt
Kadi rendu par la CJUE le 18 juillet 2013 (CJUE, Gde Ch., aff. jtes
C-584/10 P, C-593/10 P et C-595/10 P, Commission européenne,
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et Conseil
de l'Union européenne) en constitue une illustration intéressante.
Prolongeant un précédent arrêt en date du 3 septembre 2008 (CJCE,
Gde Ch., 3 septembre 2008, aff. jtes C-402/05 P et C-415/05 P.,
Kadi et Al Barakaat International Foundation c/ Conseil et
Commission), lequel avait admis le principe de l'existence d'un
contrôle juridictionnel des actes de l'Union assurant la mise en
œuvre de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies au
regard des droits fondamentaux protégés par le droit de l'Union, la
Cour précise cette fois le degré d'intensité du contrôle juridictionnel
qui doit être opéré dans cette hypothèse. La question posée dans
cette seconde affaire était de savoir si le requérant avait bien
bénéficié d'une protection juridictionnelle effective – ce qu'il
contestait – eu égard au fait que ni lui, ni le juge de l'Union n'avait
pu avoir accès aux informations et éléments de preuve retenus
contre lui et justifiant son maintien sur la liste des personnes dont
les fonds sont gelés.
La Cour procède en trois temps. Dans un premier temps elle
rappelle que « les juridictions de l'Union doivent, conformément
aux compétences dont elles sont investies en vertu du traité, assurer
un contrôle, en principe complet, de la légalité de l'ensemble des
actes de l'Union au regard des droits fondamentaux faisant partie
intégrante de l'ordre juridique de l'Union, y compris lorsque de tels
actes visent à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le
Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations
unies (italiques ajoutés) ». Dans un deuxième temps, elle rappelle
quelles sont les obligations procédurales qui pèsent sur l'autorité
chargée de mettre en œuvre ce type de sanction ; celles-ci sont au
nombre de trois : communication à l'intéressé des éléments
disponibles justifiant la mesure prise à son encontre ; droit pour la
personne concernée de faire valoir utilement son point de vue, étant
précisé que ces deux exigences cumulatives doivent précéder
l'édiction de maintien sur la liste ; enfin, obligation de motivation
de la décision prise à l'encontre de l'intéressé, à savoir, l'indication
des « raisons individuelles, spécifiques et concrètes » justifiant la
mesure.
Quant au degré d'intensité du contrôle, celui-ci doit inclure, outre
le respect des règles de compétence, de forme et d'existence d'une
base juridique appropriée, l'appréciation du bien-fondé de la mesure
compte tenu des raisons invoquées par l'autorité de décision. Cette
appréciation est sous tendue d'abord par la question de la charge de
la preuve. En effet, c'est à l'autorité compétente de l'Union qu'il
appartient, en cas de contestation, d'établir le bien-fondé des motifs
retenus à l'encontre de la personne concernée, et non à cette
dernière d'apporter la preuve négative de l'absence de bien-fondé
desdits motifs. Partant de cette prémisse, l'appréciation effectuée
exige que la décision prise repose en premier lieu, sur une base
factuelle suffisamment solide. Le contrôle est ici particulièrement
poussé puisqu'il exige la mise en balance des considérations
impérieuses de sûreté de l'Union et de celle de ses États membres
ou encore celles tirées de la conduite des relations internationales
des États membres (lesquelles peuvent justifier l'absence de
communication à l'intéressé des éléments de preuves utilisés contre
lui) d'une part, et la nécessité de garantir au justiciable le respect de
ses droits fondamentaux procéduraux tels que le droit d'être
entendu ainsi que le principe du contradictoire, d'autre part (même
arrêt, pt 125).

769 Accès à un tribunal impartial ◊ L'exigence d'impartialité


découle du droit à un procès équitable repris de l'article 6 CEDH et
affirmé par l'article 47 de la CDFUE. Il implique, conformément à
la jurisprudence de la Cour EDH, le respect, à la fois de
l'impartialité objective et sujective. Le Tribunal de l'Union
européenne (et auparavant le TPICE) s'assurent en particulier de
son respect par la Commission dans les phases administratives
qu'elles dirige pour réprimer les atteintes à la libre concurrence
(TPICE, 15 mars 2000, Cimenteries CBR et autres c/./Commission,
T-25/95, T-26/95, T-30/95 à T-32/95, T-34/95 à T-39/95, T-42/95 à
T-46/95, T-48/95, T-50/95 à T-65/95, T-68/95 à T-71/95, T-87/95, T-
88/95, T-103/95 et T-104/95). Le Tribunal considère néanmoins que
le fait que la Commission, organe administratif, exerce à la fois les
fonctions d'instruction et de sanction des infractions à
l'article 101 TFUE ne constitue pas une violation de cette exigence
d'impartialité, dès lors que ses décisions sont soumises au contrôle
du juge de l'Union (voir, en ce sens, Trib. UE, 27 juin 2012, aff. T-
372/10, Bolloré c/ Commission européenne ; et auparavant, TPICE,
14 mai 1998, aff. T-348/94, Enso Española/Commission ; 11 mars
1999, aff. T-156/94, Aristrain/Commission). En particulier, le fait
que la Commission ait manifesté son intention de « réadopter » une
décision précédemment annulée pour vice de procédure n'est pas en
soi une atteinte au principe d'impartialité (même arrêt, pts 73 s.). il
n'est pas certain cependant que cette position du Tribunal
corresponde en tous points à la jurisprudence de la Cour EDH (voir
supra). Quoi qu'il en soit, l'exigence d'impartialité est également
applicable aux autorités nationales, en particulier aux autorités
administrative e contrôle (voir en particulier et récemment : CJUE,
Gde Ch. 16 octobre 2012, aff. C-614/10, Commission c/Autriche ; à
propos de l'autorité nationale de contrôle des données à caractère
personnel (Datenschutzkommission – DSK).
770 L'équilibre du procès (article 47, al. 2, CDFUE) : égalité
des armes et droits de la défense ◊ L'égalité des armes. Repris
de la jurisprudence de la Cour EDH qui l'a dégagé de l'article 6
CEDH, ce principe trouve également son application dans le droit
de l'Union et particulièrement dans la CDFUE (article 47, al. 2). La
CJUE en fait également application dans sa jurisprudence, estimant
que l'article 47 CDFUE assure dans le droit de l'Union la protection
conférée par l'article 6 CEDH (voir par ex. : CJUE, 8 décembre
2011, Chalkor c/ Commission, aff. C-386/10CJUE, Gde Ch.
6 novembre 2012, aff. C-199/11, Otis : à propos du rôle de la
Commission européenne dans la qualification et la sanction des
infractions aux règles de concurrence ainsi qu'à l'autorité de ses
décisions à l'égard des juridictions nationales. Droit à un procès
équitable :
Le principe du respect des droits de la défense et sa composante
essentielle – le principe du contradictoire – ont été très tôt énoncés
par la Cour de justice, bien avant que le respect des droits
fondamentaux en général ne soit promu au rang d'un principe
général du droit communautaire (CJCE 22 mars 1961, SNUPAT,
aff. jointes 42/59 et 49/59). Cela se comprend aisément en raison de
l'importance des pouvoirs d'investigation et de contrainte reconnus
dès l'origine à la Commission en matière de répression des atteintes
au libre jeu de la concurrence.
En l'absence de texte de référence formellement intégré au droit
communautaire et gouvernant la matière, la Cour a néanmoins
élaboré une construction jurisprudentielle d'ensemble qui s'inspire
étroitement des apports constitutionnels ainsi que de la
jurisprudence de la cour EDH. Ce domaine d'application des droits
fondamentaux est aujourd'hui un de ceux dans lesquels la symbiose
est la plus étroite entre les trois systèmes de protection.

771 Champ d'application ◊ Le principe des droits de la défense


qualifié par la Cour de justice de « principe fondamental de droit
communautaire » (29 juin 1994, Fiskano AB c/ Commission CE,
aff. C-135/92, point 39) couvre un champ d'application étendu tant
ratione materiae que ratione personae. Il importe à cet égard de
mettre l'accent sur deux apports fondamentaux :
1) Le principe couvre toutes les procédures pouvant aboutir au
prononcé d'une « sanction » à l'encontre des intéressés, voire à
l'édiction de toute « mesure faisant grief ». C'est dire que toute
mesure assimilable, peu ou prou, à une forme de « punition » ou
même défavorable y est assujettie, quelle que soit sa nature (v. par
exemple : CJCE 10 juill. 2001, Ismeri Europa Srl c/ Cour des
comptes CE, aff. C-315/99 P, points 29 et 30 ; TPICE 11 juill. 2002,
HyperSrl c/ Commission CE, aff. T-205/99, : à propos d'une
demande de remise de droits de douane à l'importation). Ce
principe a ainsi vocation à s'appliquer même en l'absence de toute
réglementation concernant la procédure en cause (TPICE 8 mai
2003, Josanne et autres commission CE, aff. T-82/01).
Il n'en va autrement que dans certains domaines particuliers dans
lesquels les spécificités du contrôle « administratif » opéré par la
Commission européenne impliquent des aménagements au principe
du contradictoire, par exemple dans le secteur du contrôle des
concentrations économiques Par ailleurs, le principe des droits de la
défense fait parfois l'objet d'interprétations strictes, notamment lors
de l'adoption d'un acte de portée générale ou de la diffusion d'une
information de portée générale et ce, alors même que le requérant
est directement et individuellement concerné par la réglementation
(ce qui lui confère qualité pour former un recours en annulation)
voire notamment cité par une décision (v. TPICE 11 sept. 2002,
Alpharma c/ Conseil, aff. T-70/99, Rec. CJCE, p. II-3495,
points 384-390 ; 10 mars 2004, Malagutti-Vezinher SA c/
Commission CE, aff. T-177/02).
2) Le cercle des intéressés susceptibles d'en bénéficier dépasse
celui des seuls opérateurs économiques pour embrasser aussi celui
de toute personne susceptible d'être « sanctionnée ».
En revanche, l'extension de ce champ d'application « en amont »
des procédures juridictionnelles donne lieu à une position nuancée
de la Cour de justice. Suivant une formulation qui semble très
large, « le respect des droits de la défense (s'impose) dans toute
procédure ouverte à l'encontre d'une personne et susceptible
d'aboutir à un acte faisant grief… » (14 févr. 1990, France
c/ Commission, aff. C-301/87, Rec. CJCE, p. I-307 ; 29 juin 1994,
Fiskano AB c/ Commission, préc. : refus opposé par la Commission
à l'octroi d'une licence de pêche et qui n'a pas été précédé de la
possibilité pour l'intéressé de présenter ses observations – violation
des droits de la défense). C'est dire que les procédures
administratives, diligentées en particulier par la Commission dans
l'ensemble des secteurs où elle a reçu des pouvoirs de contrainte et
de sanction, sont concernées ; sont par là même visées les
procédures débouchant sur l'édiction de sanctions, notamment
pécuniaires (CJCE 13 févr. 1979, Hoffmann-La Roche
c/ Commission, aff. 85/76, Rec. CJCE, p. 461 ; Sudre : dir., no 22,
p. 55 : « le respect des droits de la défense… doit être observé
même s'il s'agit d'une procédure administrative », point 9 ; les
procédures d'enquête antidumping (27 juin 1991, Al Jubail
Fertilizer Company et autres c/ Conseil, aff. C-49/88, Rec. CJCE,
p. I-3187).
Tout ceci ne doit pas laisser inférer pour autant que les droits de
la défense s'appliquent sans nuance, devant la Commission
notamment, celle-ci n'étant pas par nature « un tribunal au sens de
l'article 6 CEDH » (29 oct. 1980, Heintz, Van Landewyck SARL et
autres c/ Commission, aff. jointes 209 à 215/78 et 218/78, Rec.
CJCE, p. 3125).

772 Contenu et portée ◊ L'exigence centrale en la matière est


déterminée par le principe de « l'équilibre des parties dans le
procès » ou, selon l'expression empruntée au vocabulaire des
organes de Strasbourg, le respect de « l'égalité des armes » entre
demandeur et défendeur. Ce qui s'énonce en une succession
d'obligations ou, selon le cas, de prérogatives qui rythment le
processus pré-contentieux ou contentieux : le droit de ne pas s'auto-
accuser ou de témoigner contre soi-même, la communication des
griefs accompagnée d'une motivation complète (v. not. CJCE 2 oct.
2003, Arbed c/ Commission CE, aff. T-176/99, point 21 : annulation
d'une décision de la Commission infligeant une amende en
violation des droits de la défense, la communication des griefs
ayant été effectuée auprès d'une filiale ; v. également 7 janv. 2004,
Albery Portland A/S Irish Cement Ltd, Ciments français SA,
Italcementi-Fabbriche Riunite Cemento SpA, Buzzi Unicem SpA et
Cementir-Cementerie del Tirreno SpA, aff. jointes C-204/00 P, C-
205/00 P, C-211/00 P, C-213/00 p, C-217/00 P et C-219/00 P,
points 103 à 105. TPICE 9 juill. 2003, Vlaamos fonds Voor de
sociale intergratie van personen met een handicap, aff. T-102/00, :
à propos d'une réduction décidée par la Commission d'un recours
financier du Fonds social européen sans que l'organisme
bénéficiaire n'ait pu présenter son point de vue), le droit à
l'assistance d'un conseil, y compris au stade de l'enquête préalable
(21 sept. 1989, Hoescht AG c/ Commission, aff. jointes 46/87 et
227/88, Rec. CJCE, p. 2859, concl. Nischo ; Sudre : dir., no 47,
p. 116) ; ceci implique la confidentialité de la correspondance entre
avocat et client : même arrêt, point 16. Et, sous une forme plus
nuancée parce que tempérée par l'exigence de confidentialité, le
droit d'accès aux informations figurant au dossier (6 avr. 1995,
BPB Industries, Plc et British Gypsum Ltd c/ Commission CE, aff.
C-310/93P.). L'ancrage fondamental du principe des droits de la
défense et de l'égalité des armes réside en dernière analyse dans la
mise en œuvre du principe du contradictoire, lequel implique le
droit de présenter ses observations et d'être entendu (v. cependant,
CJCE, ord. du 4 févr. 2000, Emesa Sugar, aff. C-17/98, :
l'application de l'article 6 CEDH ne permet pas au requérant de
déposer des observations écrites en réponse aux conclusions de
l'avocat général ; ce faisant, la Cour de justice prend le contre-pied
de la Cour de Strasbourg qui considère au contraire que les
conclusions du ministère public sont soumises à débat
contradictoire (CEDH 30 oct. 1991, Borgers c/Belgique, Série A,
no 214-A, point 27 ; GACEDH, no 29). Il se prolonge nécessairement
par le droit de former un recours, le cas échéant, suspensif, contre
la décision contestée (5 mars 1980, Josette Pescataing c/ État
belge, aff. 98/79).
Il convient toutefois de préciser que si le principe du
contradictoire emporte pour l'essentiel des obligations à la charge
des autorités investies d'un pouvoir de décision, il commande
également de la part des destinataires des décisions un minimum
d'initiative et de diligence dans l'organisation de leur défense
(TPICE 11 juill. 2002, Hyper Srl c/ Commission CE préc.,
point 59).
De plus, il est précisé que nonobstant le caractère fondamental
du respect des droits de la défense, ceux-ci doivent néanmoins se
concilier avec les pouvoirs conférés par les textes à la Commission
CE, notamment au cours des phases préalables d'enquête et
d'obtention des informations nécessaires (arrêt Hoescht préc.,
point 117). Mais réciproquement, les prérogatives de la
Commission sont encadrées et doivent satisfaire à un certain
nombre de conditions (sur lesquelles v. arrêt Roquette Frères SA du
22 oct. 2002, aff. ; C-94/00 préc. et v. ss 759 ; adde, TPICE 11 déc.
2003, Ventouris Group Enterprises SA, Strinzis Lines Shipping et
Minoan Lines, aff. T-59/99, T-65/99, T-66/99, points 146 et 158).
Enfin, et conformément à la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l'homme, les conditions d'admissibilité d'un moyen de
preuve sont assujetties au respect du principe du contradictoire
(CJCE 10 avr. 2003, J. Stefferen, aff. 276/01, : conséquences du
non-respect du droit à une contre-expertise garanti par le droit
communautaire sur l'admissibilité d'un moyen de preuve d'une
infraction à une réglementation nationale et partant, sur le respect
du contradictoire et donc du droit à un procès équitable ; l'arrêt est
également intéressant en ce qu'il fournit une illustration de
l'hypothèse où une réglementation nationale, réputée entrer dans le
champ du droit communautaire est, partante, assujettie au respect
des droits fondamentaux (jurisprudence ERT, v. ss 703) et alors
qu'elle ne constitue ni une mesure prise en exécution du traité, ni ne
consiste dans la mise en œuvre d'exceptions prévues par les traités
ou la jurisprudence y afférente).

773 Principe de « sécurité juridique » ◊ Ce principe soulève


d'emblée un problème de définition : l'on sait ce que sont certaines
des composantes essentielles de la sécurité juridique, mais il est très
difficile de dire ce qu'elle est en soi. C'est la raison pour laquelle
son existence en tant que principe autonome est parfois contestée.
Quoiqu'employé très tôt par la Cour de justice (17 juill. 1959,
SNUPAT c/ Haute Autorité, aff. jointes 32 et 33/58, Rec. CJCE,
p. 275) et considéré comme « règle de droit dans l'application du
traité », le principe ne fait pas davantage l'objet d'une définition
synthétique par le juge. Si bien que la fréquence avec laquelle la
Cour s'y réfère tend à masquer le fait que la réalité de sa
consistance apparaît le plus clair du temps en filigrane, au travers
de la sanction donnée à d'autres règles ou principes qui en sont le
corollaire ou avec lesquels il se recoupe. L'évocation des
principaux d'entre eux peut effectivement faire douter de la réelle
unité et surtout, du caractère opératoire de ce concept. La Cour s'y
réfère ainsi pour s'assurer du respect dû aux droits acquis ou plus
largement au principe de non-rétroactivité ; elle fait par ailleurs
découler de ce principe, l'exigence de clarté, de certitude et de
prévisibilité de la règle de droit, ce qui implique, entre autres, la
limitation, dans certains cas, de l'effet dans le temps des arrêts de la
Cour ainsi que l'obligation de donner aux actes de l'administration
communautaire une publicité appropriée ou encore le rejet de toute
interprétation extensive de la réglementation communautaire (sur
ce dernier point, v. not. CJCE 12 févr. 2004, J. Slob et
Productschap Zuivel, aff. C-236/02, point 37, et, s'agissant de
l'exigence de publicité, CJCE 25 mars 2004, Azienda agricola
Ettore Ribaldi et autres c/ Azienda di Stato per gli interventi nel
mercato agricolo – ATMA, et autres, aff. jointes C-480 à 482/00,
484/00, 489 à 491/00 et 497 à 499/00). Le principe de sécurité
juridique a surtout trouvé son expression dans l'exigence de
« confiance légitime ». La Cour de justice a également jugé dans
l'arrêt Kühne et Heitz NV du 13 janvier 2004 (aff. C-453/00) que le
droit communautaire imposait le réexamen d'une décision
administrative nationale définitive sous quatre conditions
(point 26) : « a) si un organe collectif dispose, en droit national, du
pouvoir de revenir sur cette décision ; b) la décision en cause est
devenue définitive en conséquence d'un arrêt d'une juridiction
nationale statuant en dernier ressort ; c) ledit arrêt est, au vu d'une
jurisprudence de la Cour postérieure à celui-ci, fondé sur une
interprétation erronée du droit communautaire adoptée sans que la
Cour ait été saisie à titre préjudiciel dans les conditions prévues à
l'art. 234 § 3 Traité CE ; d) l'intéressé s'est adressé à l'organe
administratif immédiatement après avoir pris connaissance de ladite
jurisprudence ».
En 2006, La Cour a cependant jugé qu'une juridiction nationale
n'était pas tenue de réexaminer et d'annuler une décision judiciaire
devenue définitive, même s'il apparaît qu'elle est contraire au droit
communautaire (CJCE 16 mars 2006, Mme Rosemarie Kapferer c/
Schlamk et Schich GmbH, aff. C-234/04). Notons que le principe
de sécurité juridique a reçu une éclatante consécration en droit
interne avec l'arrêt d'assemblée du CE, KPMG, du 24 mars 2006
(no 288460).

774 Principes de « confiance légitime » ◊ Le respect de la


« confiance légitime » se définit comme le droit qu'ont les citoyens
de pouvoir compter, dans certains cas et à certaines conditions,
dans le maintien en l'état de la réglementation en vigueur. Il est,
partant de là, susceptible de faire obstacle à la modification ou à
défaut, à la prise d'effet immédiat et sans information préalable des
destinataires, des textes en vigueur ou nouveaux. Il pourra par
ailleurs, le cas échéant, conduire à sanctionner une autorité lorsque
celle-ci se méprend en fournissant aux intéressés des
renseignements erronés. D'une manière générale, le droit de se
prévaloir de ce principe bénéficie à tout opérateur économique dans
le chef duquel une institution a fait naître des espérances fondées
(par exemple s'agissant de l'octroi d'un concours financier) (v. not.
TPICE 7 nov. 2002, Vela Srl et Tecnogrind SL c/ Commission CE,
aff. jointes T-141/99, T-142/99, T-150/99 et T-151/99, Rec. CJCE,
p. II-4547 ; 14 juill. 1997, Interhotel c/ Commission CE, aff. T-
81/95, Rec. CJCE, p. II-1265, point 45 ; 29 sept. 1999, Sonasa c/
Commission CE, aff. T-126/99, Rec. CJCE, p. II-2793, point 33 ;
CJCE 15 déc. 2005, Cluieredito Italialano, aff. C-148/04, le
bénéficiaire d'une aide d'État ne peut avoir une confiance légitime
dans la régularité de l'octroi de celle-ci si la procédure régulière n'a
pas été suivie). Combiné avec le principe de sécurité juridique, il
peut faire obstacle au retrait d'une décision favorable à l'intéressé
quoique entachée d'illégalité (CJCE 12 juill. 1957, Algera et autres
c/ Assemblée commune, aff. jointes 7/56 et 3 à 7/57, Rec. CJCE,
p. 81, point 1161 ; et, plus récemment, TPICE 11 mars 2003,
Conserve Italia Soc. Cooperative RI c/ Commission CE, aff. T-
186/00, Rec. CJCE, p. II-719). Concept emprunté au droit
allemand, la confiance légitime, en l'absence de texte de référence
écrit propre au droit communautaire, a fait l'objet d'une
consécration directement par la jurisprudence (v., s'agissant d'une
première annulation sur la base de son invocation et application :
5 juin 1973, Commission c/ Conseil, aff. 81/72, Rec. CJCE, p. 575).
Le principe de confiance légitime a connu depuis, de multiples
applications, mais peu de cas de violation. Celle-ci est ainsi avérée,
par exemple, en cas d'abrogation avec effet immédiat, et sans
avertissement préalable, du système des compensations monétaires
(CJCE 14 mai 1975, Comptoir national technique agricole –
CNTA, SA c/ Commission, aff. 74/74, Rec. CJCE, p. 533 ; Sudre :
dir., no 13, p. 36) ; en cas d'interdiction non prévisible faite aux
producteurs de lait de reprendre la commercialisation de ce produit
après expiration d'un engagement de non commercialisation qu'ils
pouvaient légitimement croire temporaire (28 avr. 1988, J. Mulder
c/ Ministre de l'Agriculture et de la Pêche, aff. 120/86, Rec. CJCE,
p. 2321 ; Sudre : dir., no 42, p. 104). Le faible nombre de cas de
violation constaté s'explique évidemment par les risques que
comporterait l'application inconsidérée de ce principe. C'est la
raison pour laquelle la Cour s'applique à en encadrer l'invocation en
lui opposant un certain nombre de conditions pour le moins
drastiques (cf. Rideau, 1999, p. 175 et, pour un exemple
d'application de ce principe par le juge administratif, v. CAA
Nancy 18 déc. 2003, Soc. métallurgique du Rhin, Europe, 2004,
no 10, p. 15, comm. E. Meisse).

§ 2. Garanties applicables en matière répressive

775 La soumission du droit répressif au respect des droits-


garanties – Position du problème ◊ Le champ du droit
communautaire répressif est actuellement moins large que ne le
sont les droits constitutionnels nationaux ou même le droit
conventionnel de Strasbourg. En réalité, la matière pénale stricto
sensu étant encore du ressort exclusif des États, la Cour de justice a
dû procéder de manière inverse par rapport à ses homologues en
faisant d'abord entrer dans le champ des droits-garanties la
« répression administrative ». Le droit communautaire répressif
n'est donc pas encore un « droit à deux branches » mais un « droit à
une seule branche », incluant pour l'essentiel, les compétences
exercées par un organe administratif (la Commission) dans le
domaine notamment de la répression des atteintes à la libre
concurrence entre opérateurs économiques. Mais l'essentiel des
règles encadrant les pouvoirs de la Commission dans ce domaine
entrent dans le cadre des garanties générales préalablement
examinées, auxquelles il suffit par conséquent de renvoyer
Ce n'est pas dire pour autant que certains principes directeurs
gouvernant la répression pénale au sens strict, ne trouvent pas
affirmation et application par devant la Cour de justice. Au-delà, en
effet, des exigences propres au domaine répressif non pénal, la
Cour est parfois appelée à donner prise à certaines règles ou
principes de droit pénal et de procédure pénale qu'elle s'applique à
faire respecter par les États. Tel est le cas lorsqu'une
réglementation nationale entre dans le champ d'application du droit
communautaire. C'est ainsi que l'exécution normative des directives
(ou même des règlements) au niveau national s'accompagne parfois
de l'édiction par les autorités nationales de dispositions à caractère
pénal comportant à la fois l'incrimination de certains faits, leur
qualification ainsi que l'édiction de sanctions pénales. C'est alors
que les droits-garanties reconnus au niveau communautaire comme
droits fondamentaux peuvent avoir une incidence, parfois décisive,
sur l'exercice du pouvoir répressif des États en matière pénale. Au-
delà des garanties générales (v. ss 767) qui, bien évidemment,
s'appliquent dans ce cas de plein droit (droit au juge, droits de la
défense…), mention particulière doit être faite de certains principes
non directement évoqués précédemment et qui trouvent ici une
application des plus intéressantes ; tel est le cas du principe de la
légalité des délits et des peines et du principe de la présomption
d'innocence (CDFUE, art. 49). Les dispositions du TFUE réservent
explicitement, en matière de coopération douanière et de lutte
contre les intérêts financiers de la communauté, l'application du
droit pénal national aux États membres. Néanmoins, l'arrêt du
13 septembre 2005, Commission des Communautés européennes c/
Conseil de l'Union européenne (aff. C-176/03) a jugé que la
Communauté européenne est compétente pour obliger les États
membres à prévoir des sanctions pénales afin de protéger
l'environnement. La Cour semble donc prête à s'attaquer à une
matière touchant de près à la souveraineté des États membres
comme le droit pénal.

776 Principe de légalité des délits et des peines (CDFUE, art.


49) ◊ Le droit de n'être poursuivi et puni qu'en vertu d'une loi
constitue une exigence universelle reprise à son compte par la
jurisprudence communautaire. Celle-ci en associe l'énoncé au
principe plus général dit de « sécurité juridique ».
Les exigences qui en découlent ont été progressivement
dégagées par la Cour.
1) Clarté, précision et prévisibilité de la règle de droit. Celle-
ci doit être en effet définie de telle sorte qu'elle exclut tout risque
d'arbitraire. D'une manière générale, toute sanction ne saurait être
infligée que si elle repose sur une base légale claire et non ambiguë
(CJCE 25 sept. 1984, Karl Könecke GmbH et Co KG, aff. 117/83,
Rec. CJCE, p. 3291).
2) L'interprétation stricte des textes d'incrimination pénale
apparaît comme le corollaire du principe de la légalité des délits et
des peines. Faisant, à cet égard, référence explicite aux traditions
constitutionnelles communes ainsi qu'à la CEDH (art. 7) telle
qu'interprétée par la CEDH, la Cour de justice y voit même, ce qui
est remarquable, l'expression d'un principe général de droit (CJCE
12 déc. 1996, Procédures pénales c/ X, aff. jointes C-74/95 et C-
129/95, Rec. CJCE, p. I-6609 ; Sudre : dir., no 73, p. 181 : infraction
à une loi italienne édictée en vue de la transposition d'une directive
et instituant des sanctions pénales pour infraction aux règles de
sécurité et de santé en matière de travail). Dans le prolongement, le
contentieux né de la Convention d'application des accords de
Schengen (accords signés le 14 juin 1985 et convention
d'application signée le 19 juin 1990) commence à générer un
contentieux intéressant sous l'angle du principe non bis in idem. Sur
un plan général tout d'abord, il convient de rappeler que la CJCE a
jugé que le principe non bis in idem fait partie des principes
généraux du droit dont elle est tenue d'assurer le respect (CJCE
15 oct. 2002, Limburgse Vinyl e. a., aff. C-238/99, Rec. CJCE, p. I-
8375). Le principe est expressément consacré dans le droit écrit au
niveau primaire par l'article II-110 de la CDFUE. Selon en effet
l'article 54 de la convention d'application « une personne qui a été
définitivement jugée par une partie contractante ne peut pour les
mêmes faits être poursuivie par une autre partie contractante, à
condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou
soit actuellement en cours d'exécution ou ne puisse plus être
exécutée selon les lois de la partie contractante de condamnation ».
La Chambre criminelle de la Cour de cassation a de son côté jugé
qu'une décision de non-lieu entrait dans les prévisions de
l'article 54 de la Convention précitée et peut être de nature à faire
obstacle à l'exercice en France d'une nouvelle action publique
(Crim. 20 nov. 2002, pourvoi no 02-85406, Bull. crim., no 210,
p. 775). Pour sa part, la CJCE en a jugé pareillement à propos de
mesures de transaction pénale réalisées dans un État membre et
desquelles il résulte une extinction de l'action publique dans l'État
membre considéré (CJCE 11 févr. 2003, H. Gözütoh et K. Bzügge,
aff. jointes C-187/01 et C-385/01, Rec. CJCE, p. I-1345, point 30 ;
Europe, 2003, no 4, p. 10, comm. Y. Gautier ; comp. CJCE 15 juill.
1970, Boeringher Mannheim c/ Commission, aff. 45/69, Rec.
CJCE, p. 769 ; 14 déc. 1972, Boeringher Mannheim c/ Commission
(Boeringher II), Rec. CJCE, p. 1281, concl. M. Mayras soutenant
que la règle en question était uniquement applicable à l'intérieur de
chaque ordre juridique national et qu'en conséquence, s'agissant du
domaine spécifique de la concurrence, droit national et droit
communautaire – en ce compris les sanctions qu'ils prévoient –
peuvent s'appliquer de manière concomitante ou successive sans
méconnaître la règle susvisée. Cette solution semble être toujours
valable à l'heure actuelle : TPICE 9 juill. 2003, Kuovva Akko Kogyo
Co Ltd e.a., Daniels Archers Midland Company e.a., aff. jointe T-
223/00 et T-224/00 : amendes infligées par la Commission CE à la
suite d'une entente sur les prix sans tenir compte des sanctions déjà
infligées par les autorités américaines de la concurrence pour des
faits identiques, v. not. points 101 à 104).

777
Principe de non-rétroactivité des lois pénales
d'incrimination plus sévère ◊ La Cour de justice en a fait « un
principe commun à tous les ordres juridiques des États membres »
et « consacré par l'article 7 CEDH comme un droit fondamental »
(10 juill. 1984, Regina c/ Kent Kirk, aff. 63/83, Rec. CJCE, P. 2689,
concl. Darmon ; Sudre : dir., no 33, p. 85 : illicéité de l'application
rétroactive de sanctions pénales, elle-même fondée sur le caractère
rétroactif d'un règlement communautaire prolongeant un régime
dérogatoire au profit du Royaume Uni dans le secteur de la pêche).

778 Droit à la présomption d'innocence ◊ « Le principe de la


présomption d'innocence tel qu'il résulte de l'article 6, § 2 de la
CEDH fait partie des droits fondamentaux qui […] sont protégés
dans l'ordre juridique communautaire » (v. CDFUE, art. 48 ; et v.
CJCE 8 juill. 1999, Montecatini SpA c/ Commission, aff. C-
235/92P, Rec. CJCE, p. I-4539). En statuant ainsi sur l'appel formé
contre un jugement du TPI validant une décision de la Commission
qui condamnait au titre de l'article 81 Traité CE (ententes illicites)
plusieurs entreprises, la Cour a entendu donner la portée la plus
large à ce principe tout en en précisant certains des éléments
constitutifs essentiels.

779 Une portée étendue ◊ Principalement appréhendée sous l'angle


pénal, la présomption d'innocence est susceptible de recevoir
également application en droit communautaire « dans les
procédures relatives à des violations des règles de concurrence
applicables aux entreprises susceptibles d'aboutir à la prononciation
d'amendes ou d'astreintes » (arrêt Montecatini préc., point 176).
L'extension du jeu de ce principe, au-delà de la matière pénale, est
justifiée « eu égard à la nature des infractions en cause ainsi qu'à la
nature et au degré de sévérité des sanctions qui s'y attachent »
(ibid.). Cette approche marque ainsi une communauté remarquable
de points de vue entre la Cour de Luxembourg et celle de
Strasbourg et, plus largement, avec la jurisprudence
constitutionnelle quant aux critères d'applicabilité de ce principe. À
cet effet, la Cour de justice prend soin de se référer directement à la
jurisprudence de la CEDH (arrêts Oztürk du 21 févr. 1984, série A,
no 73, et Lutz du 25 août 1987, série A, no 123). Reçoit ainsi
confirmation éclatante l'idée selon laquelle, liant dans une même
approche nature de l'infraction, nature et degré de sévérité des
sanctions, la matière répressive inclut dans son champ l'ensemble
des comportements répréhensibles, qu'ils soient le fait de personnes
physiques ou de personnes morales (ici des entreprises),
susceptibles d'entraîner l'infliction d'une sanction punitive.
Appliqué au contrôle direct d'une décision communautaire de
portée individuelle, le principe étend, par ailleurs, ses exigences à
toutes les phases de la procédure : établissement et constatation des
infractions par la Commission (phase pré-juridictionnelle) et
jugement par devant le TPI (phase juridictionnelle).
Enfin, le principe de la présomption d'innocence, en tant qu'il est
inclus dans la catégorie des droits fondamentaux communautaires,
légitime la compétence de la Cour de justice aux fins de constater si
son respect est bien assuré par les États eux-mêmes lorsque, en
particulier, ces derniers sont amenés à assortir l'exécution
normative des actes communautaires d'un dispositif pénal
approprié. Il en résulte que même l'exercice des compétences
étatiques dans le domaine pénal se trouve partiellement absorbé
dans la sphère du droit communautaire, entraînant un encadrement
de cette compétence régalienne de l'État à deux niveaux extérieurs
au cadre étatique : le niveau « conventionnel CEDH » et le niveau
« conventionnel communautaire ».

780 Éléments constitutifs ◊ L'apport de la jurisprudence est pour le


moment limité sur ce registre ; mais cela ne doit guère étonner dans
la mesure où la reconnaissance et l'application de ce principe par la
Cour est encore récente.
Il reste cependant que ce dont on dispose pour l'instant est décisif
et concerne, en particulier, la détermination de la charge de la
preuve ainsi que ses conditions d'établissement. À cet égard, le
respect de la présomption d'innocence exige qu'il incombe à
« l'accusateur » de rapporter la preuve des infractions qu'il constate,
étant précisé que les éléments consignés doivent être, en outre, de
nature à démontrer, à suffisance de droit, l'existence des faits
(CJCE 17 déc. 1998, Baustahlgewebe GmbH c/ Commission, aff.
C-185/95P, Rec. CJCE, p. I-8417, point 58). En conséquence, le
respect dû à la présomption d'innocence exige que « l'accusé » soit
mis en état de combattre la réalité comme la pertinence des
éléments ainsi avancés, possibilité qui doit lui être offerte y
compris par la juridiction de jugement (8 juill. 1999, Montecatini
Spa c/ Commission, préc., point 181). Où l'on voit comment le
principe du contradictoire, expression des droits de la défense, vient
nécessairement au renfort de la présomption d'innocence (v. ss 772
in fine).

SECTION 4. LES « DROITS-PARTICIPATION »

781 Textes de référence ◊ Titre V, articles 39 à 46 CDFUE.

782 Une reconnaissance tardive et limitée ◊ L'idée d'instaurer une


« citoyenneté européenne » correspond à un projet déjà ancien – on
en parle dans les cercles européens depuis les années 1960 – mais
qui a eu beaucoup de mal à se concrétiser. Bien plus, la
participation à la vie politique qui s'attache fondamentalement à
cette reconnaissance ne constitue en quelque sorte que le « dernier
wagon » venu s'attacher au « train des droits fondamentaux ». Il a
fallu même attendre le début de la décennie 1990 pour qu'il y soit
réellement donné corps. En réalité, au moment où le projet d'Union
européenne prend forme, il a paru expédient de ne pas repousser
davantage l'élaboration – ou au moins l'ébauche – d'un véritable
« statut politique » du ressortissant communautaire, prélude à
l'émergence d'un nouveau concept : la « citoyenneté européenne ».
L'objectif est ici des plus ambitieux, à la mesure du vide créé par ce
simple constat : d'un côté, tout concourt à faire en sorte que les
citoyens des États soient, y compris dans leur vie quotidienne, de
plus en plus étroitement concernés par le droit communautaire,
tandis que de l'autre, ils brillent par leur absence dans le processus
d'élaboration des décisions qui vont leur être appliquées.
Le concept de « citoyenneté de l'Union » inscrit désormais par le
TUE dans le droit primaire, s'efforce tant bien que mal de combler
ce vide par une série d'avancées dans lesquelles la symbolique des
choses tient une place aussi importante que la substance des droits
reconnus. Pour autant, ces avancées quoique pour le moment
limitées, ne sont pas négligeables car de nature à favoriser
l'émergence d'une conscience politique des peuples européens,
sinon d'un « peuple européen », sans laquelle il n'est pas de projet
politique pérenne.

783 Reconnaissance et singularité de la citoyenneté de


l'Union ◊ Aux termes de l'article 17 Traité CE (TFUE, art. 20),
« est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un
État membre ». Cette reconnaissance se double d'un certain
particularisme que l'on sent bien s'affirmer sur trois plans :
1) Si la nationalité d'un État membre est le seul critère suffisant à
la reconnaissance de cette nouvelle qualité, les États restent en
revanche maîtres des critères d'éligibilité à la qualité de national de
l'État.
2) La « citoyenneté de l'Union » complète la « citoyenneté
étatique » ; elle s'y superpose mais ne la remplace pas. De plus, la
citoyenneté européenne, ainsi que le rappelle la Cour de justice, ne
saurait avoir comme conséquence l'établissement d'une uniformité
juridique des droits des citoyens (en matière de disparité fiscale
notamment, CJCE 12 juill. 2005, Schempp c/ Finanzamt München,
aff. C-403/03). L'article 12 Traité CE en particulier (TFUE, art. 18)
ne vise pas les éventuelles disparités de traitement pouvant résulter
des divergences existant entre les États membres, dès lors que
celles-ci affectent toutes les personnes tombant sous leur
application, selon des critères objectifs et sans égard à leur
nationalité, CJCE 9 sept. 2003, Milk Marque et National Farmeis
Union, aff. C-137/700).
3) La citoyenneté de l'Union est attributive de la jouissance de
droits – l'ensemble des droits fondamentaux consacrés de manière
écrite ou prétorienne, y compris les « droits-participation » – mais
aussi de devoirs, ce qui est de ce second point de vue, assez original
dans le discours de proclamation des « droits de l'homme » en
général (qu'il suffise par exemple de songer au « devoir » de
respecter la libre concurrence qui s'impose aux acteurs
économiques).

784 Consistance de la « citoyenneté de l'Union » sous l'angle


des « droits-participation » ◊ La « citoyenneté de l'Union »
recouvre des « droits-participation » mais ne recouvre pas que des
« droits-participation ». Elle s'élargit au point d'incorporer en son
sein d'autres prérogatives comme le droit à la libre circulation et au
séjour ou encore le droit à la protection diplomatique « à
l'étranger » (pays tiers). L'amalgame ainsi réalisé est fortement
symbolique, traduisant, d'une part, le fait que la liberté d'aller et
venir comme de séjourner est une des figures emblématiques de
l'Union des « citoyens européens » (« nous sommes chez nous
partout »), d'autre part, l'idée d'allégeance à l'État (ici, tout État
membre de l'Union) de l'individu-citoyen qui, par un juste retour
des choses, et parce qu'il est tel, doit pouvoir compter sur la
protection de celui-là. Quant aux autres prérogatives qui y sont
également attachées, bien qu'étant de nature distincte, elles
prolongent et parachèvent la justification de cet amalgame. Sous
l'angle strict des « droits-participation », l'affirmation du statut de
« citoyen de l'Union » connaît un double accomplissement. Est, en
premier lieu, reconnu le droit de vote actif et passif (électorat et
éligibilité) aux élections du Parlement européen et aux élections
municipales dans tout État membre de résidence et ce, dans les
mêmes conditions que les ressortissants de cet État ; est, en second
lieu, affirmé le droit de pétition devant le Parlement européen (sur
la portée duquel, voir, CJUE, Gde Ch., 9 décembre 2014,
P. Schönberger c/ Parlement européen, aff. C-261/13 P.) ainsi que
le droit de recours à un médiateur habilité à connaître des cas de
« mauvaise administration » imputable aux institutions et organes
communautaires. Cependant, on ne pourra pas obtenir une
citoyenneté européenne en faisant l'économie d'une politique
culturelle et linguistique, dans une Europe à vingt-sept membres.
Quelques progrès sont à noter en la matière, puisque la
Commission a adopté le 22 novembre 2005 [COM 2005 (596)] la
première communication de son histoire sur le multilinguisme dans
l'Union. Cette communication présente une nouvelle stratégie cadre
pour le multilinguisme, assortie d'actions spécifiques, qui laisse
présager un nouveau développement des droits-participation des
citoyens européens (sur ces aspects, v. Rapport de la commission
au Parlement européen, au conseil et au comité économique et
social européen établi en application de l'article 25 TFUE et
concernant les progrès réalisés sur la voie de l'exercice effectif de la
citoyenneté de l'union pendant la période 2007-2010, COM 2010,
603 final ; 27 oct. 2010, 18 p.)

SECTION 5. LES « DROITS-CRÉANCES »

785 Droits fondamentaux ou « politiques


communautaires » ? ◊ La question conduit à se demander s'il
existe, au niveau conventionnel de l'Union, des « droits-créances »
que l'on puisse qualifier de droits fondamentaux. La réponse ne
devrait pas faire de doute compte tenu du fait que la CDFUE en
proclame un certain nombre dans le cadre de son titre IV (articles
27 à 38). Les critères de définition de l'objet « droit fondamental »
retenus ici v. ss 87 s.), rendent, cependant, la réponse assez délicate.
Il existe bien en effet des « politiques communautaires » qui, de
près ou non, touchent des aspects particuliers des « droits-
créances » (« politique sociale », « politique de l'environnement »,
« politique de la culture ») ; mais l'élaboration et la mise en œuvre
de ces « politiques » ne se traduisent pas encore véritablement par
la concrétisation normative de droits subjectifs de rang supérieur et
juridictionnellement sanctionnés (droit fondamental).
En l'état actuel, les dispositions sociales des traités (TFUE, art.
151 à 164), celles qui concernent l'éducation (Traité TFUE, 165), la
culture (TFUE, art. 167) ou encore l'environnement (TFUE, art.
191) et la santé (Traité CE, art. 152 ; TFUE, art. 168), et pour se
limiter à ces quelques exemples, s'expriment par l'assignation
d'objectifs comparables aux objectifs constitutionnels ou objectifs
d'État (Staatszielbestimmungen) évoqués ci-dessus. Si le droit
primaire, dans son dernier état (TFUE, art. 151), se réfère donc, par
exemple, expressément aux « droits sociaux fondamentaux » et
vise, en particulier, ceux « énoncés dans la Charte sociale
européenne signée à Turin le 18 octobre 1961 et dans la Charte
communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs
de 1989… », il ne s'ensuit pas que cette « double référenciation »
de l'objet « droit fondamental » suffise à initier une concrétisation
sous forme de droits subjectifs énonçant des permissions
correspondantes d'agir.
Par ailleurs, compte tenu du degré de généralité et d'abstraction
du « discours proclamatoire » en cette matière, la question de la
« justiciabilité » des « droits », c'est-à-dire la possibilité pour les
bénéficiaires désignés d'en réclamer le respect par les destinataires
(États et institutions communautaires) des obligations supposées en
découler, demeure entière. Enfin, comme il a été dit ci-dessus (v. ss
le même numéro le cas des droits et principes sociaux affirmés dans
la CDFUE), toute introduction de « droit fondamental » fait
découler un ensemble hiérarchisé non seulement de permissions
d'agir (droit subjectif), mais également d'obligations et
d'interdictions qui se répondent les unes les autres. Or, force est de
constater qu'en la matière, l'habilitation du « législateur » (de
l'Union national) à produire des normes d'obligation ou
d'interdiction dans le domaine des « droits-créances
communautaires » est conçue en termes tellement larges qu'il est
pour le moins hasardeux d'affirmer qu'elle a pour objet des « droits
fondamentaux ». Dans le domaine considéré en tout cas,
l'encadrement des pouvoirs normatifs des États est tel qu'il laisse
pratiquement le champ libre aux législations nationales (voir
par ex. le cas topique de la jurisprudence CJCE en matière de repos
hebdomadaire).
Il est vrai, cependant, que l'on observe, dans les différents
secteurs où se déploie l'action de l'Union, une occupation de plus en
plus tangible du terrain de la régulation normative par le droit
dérivé ; mais la question de l'introduction ou, plus justement, de la
perception simplement cognitive d'une catégorie identifiable de
« droits sociaux fondamentaux » par ce biais est simplement
déplacée sans être réglée pour autant. D'un côté, en effet, il est clair
que l'édiction, sous forme de directives principalement, de normes
de permissions, d'obligations ou d'interdictions, par exemple sur la
protection de la santé et la sécurité des travailleurs ou des
consommateurs, contribue de manière incontestable à asseoir
progressivement la « justiciabilité » des droits concernés en raison
de l'effet conjugué qui s'attache tant à leur effet direct qu'à leur
primauté (certaine). En ce sens, il existe bien du côté des
bénéficiaires reconnus (travailleurs, consommateurs, patients…)
une possibilité de réclamer le respect par les États des obligations
correspondantes, au moyen de procédures susceptibles d'aboutir à
des sanctions en cas de violation (v. par ex., s'agissant des droits à
l'information et à la consultation des travailleurs tels que prévus et
organisés dans le cadre de la directive 94/45 CE concernant
l'institution d'un comité d'entreprise européen, les décisions rendues
par les juridictions françaises dans l'affaire de la fermeture de
l'usine Renault de Vilvoorde ; v. not. les références citées
in J. Rideau, 1999, note 280, p. 135).
Mais, outre que de tels exemples sont pour l'instant en nombre
limité, cet élément probatoire d'une consécration d'un objet
spécifique « droits fondamentaux-créances » de nature
communautaire réalise une avancée toute partielle dans le sens
recherché ; il resterait, en effet, pour atteindre la certitude, à régler
le sort des obligations et interdictions qui pèsent sur le « législateur
communautaire » lui-même. En l'état actuel du droit, rien ne permet
de dire que le sort d'une directive ou d'un règlement de l'Union,
statués comme contraires à un « droit social » par exemple, serait
scellé par l'infliction d'une sanction d'invalidation par la Cour de
justice. Et rien n'autorise à dire le contraire non plus. Tout ce que
l'observation des faits permet d'avancer, c'est que l'office
contentieux du juge de l'Union s'est pour l'instant borné (pour
l'essentiel) à s'assurer que les textes aient été, ou bien correctement
transposés (directives) ou appliqués (règlements) au niveau
national, et qu'ils aient trouvé dans le droit primaire une base
suffisante et adéquate à leur édiction.
Il existe donc, certes, un fort potentiel dans un sens favorable au
développement des droits sociaux fondamentaux à l'échelon de
l'Union européenne. Ce mouvement est aujourd'hui favorisé non
seulement par l'existence de textes de proclamation visant
spécifiquement la dimension sociale des droits fondamentaux –
Charte sociale européenne révisée, Charte communautaire des
droits sociaux fondamentaux des travailleurs, CDFUE (Titre 4)
mais également par l'extension des « politiques communautaires » à
des secteurs dans lesquels la régulation normative ne peut être
opérée sans qu'il soit « touché » aux droits ainsi proclamés. Mais si
le levier existe bien, il manque encore le bras qui pourra l'actionner.
À notre sens, donc, les « droits-créances » ne constituent à l'échelon
de l'Union rien d'autre pour l'instant que des « droits fondamentaux
en gestation ». Il s'agit bel et bien d'un exemple topique où le fossé
existant entre les niveaux national et communautaire de protection
s'exprime par une différence fondamentale de nature quant à la
valeur juridique reconnue aux droits sociaux. Plus que jamais, la
protection constitutionnelle de ces droits s'impose en maître sur ce
terrain. Mais pour combien de temps ?..

786 La question de la justiciabilité des droits et principes


sociaux affirmés dans la CDFUE ◊ Un des grands mérites de
la Charte est d'inclure dans un corpus unique l'ensemble des droits
et libertés en évitant le dispersement de ceux-ci en fonction de leur
nature ou des « générations » auxquelles ils appartiennent. À cet
égard, les droits et principes sociaux de la Charte (titre 4
« Solidarité ») sont au même rang que les droits-libertés et sont
articulés sur les mêmes valeurs fondamentales. Le préambule du
TUE souligne en ce sens l'attachement des parties au traité « aux
droits sociaux fondamentaux tels qu'ils sont définis dans la charte
sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961, et dans la
charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des
travailleurs de 1989 ». Mais, le problème que soulèvent les droits
sociaux dans la CDFUE est moins celui de leur valeur ou autorité
que celui de leur effectivité en termes de justiciabilité, c'est-à-dire
la possibilité reconnue à leurs bénéficiaires de les invoquer
directement et d'en obtenir la sanction par un juge. Sous cet angle
l'homogénéité de la Charte est quelque peu mise à mal compte tenu
de ce que sont les droits et principes sociaux à la fois quant à leur
référence d'origine et leur nature juridique elle-même. D'une part en
effet, la plupart d'entre eux sont issus de textes dépourvus de valeur
normative comme la charte sociale européenne et la « charte
communautaire des droits sociaux fondamentaux des
travailleurs » ; par ailleurs la CDFUE opère elle-même une
distinction entre les « droits » et les « principes ». Or, si certains
droits sont d'effet direct et invocables devant un juge (l'interdiction
du travail des enfants par exemple, art. 32), la question de
l'invocabilité est sujette à interrogation s'agissant des principes et
même de certains droits qui exigent une mise en œuvre appropriée
par des mesures prise par les instances de l'Union et par les
instances nationales. il est ainsi précisé aux termes de l'article 52
§ 5 : « Les dispositions de la présente Charte qui contiennent des
principes peuvent être mises en œuvre par des actes législatifs et
exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l'Union,
et par des actes des États membres lorsqu'ils mettent en œuvre le
droit de l'Union, dans l'exercice de leurs compétences respectives.
Leur invocation devant le juge n'est admise que pour
l'interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes ». Cette
formulation concerne par ailleurs certains « droits » eux-mêmes (v.
par ex. art. 27 et 28). Les droits et les principes n'ont donc pas en
règle générale la même portée normative, ce que traduit déjà d'une
certaine manière l'article 51 § 1 en précisant que les droits doivent
être « respectés » tandis que les principes doivent être « observés »
(v. les « explications » sous l'art. 52). Pratiquement, la portée des
principes proclamés dans la Charte est dépendante du contrôle
opéré sur les actes qui les mettent en œuvre : le juge compétent doit
vérifier que ces derniers sont bien compatibles avec lesdits
principes ce qui exclut un droit d'action directe s'appuyant sur le
principe lui-même. La différenciation ainsi opérée entre « droits »
et « principes » ne sera pas pour autant facile à mettre en œuvre et
ce d'autant plus qu'un même article peut contenir à la fois l'énoncé
d'un droit et l'énoncé d'un principe (v. pour des exemples
mentionnées par les « explications » : art. 23, 33 et 34). De son
côté, la CJUE s'est fait l'écho de ces interrogations en adoptant une
position minimaliste en ce qui concerne certains principes sociaux
proclamés par la Charte : se prononçant en particulier sur
l'invocabilité de l'article 27 de la Charte qui protège le droit à
l'information et à la consultation des travailleurs au sein de
l'entreprise, elle écarte cette possibilité à l'encontre du droit national
contraire dans un litige entre particuliers ; voir en ce sens : CJUE,
Gde Ch., 15 janvier 2014, aff. C-176/12, Association de médiation
sociale. La solution ainsi adoptée est d'autant plus remarquable que
l'invocabilité en l'espèce de la Charte, aurait permis de pallier la
non invocabilité d'une directive alors même que celle-ci était claire,
inconditionnelle et précise dans ses dispositions mais que leur
invocabilité se heurtait à la jurisprudence constante de la Cour
selon laquelle de telles dispositions ne sont pas invocables dans un
litige horizontal entre particuliers, l'invocabilité se limitant à la
seule possibilité d'interprétation conforme du droit national (CJCE,
14 juillet 1994, aff. C-91/92, Faccini Dori ; CJUE, 24 janvier 2012,
aff. C-282/10, Dominguez ; comp., s'agissant de l'article 34 § 3 de
la Charte relatif à l'aide au logement et admettant, en ce qui le
concerne, l'invocabilité d'interprétation d'une disposition du droit
dérivé de l'Union : CJUE, 24 avril 2012, aff. C-571/10, Kamberaj)

787 Accès aux prestations sociales ◊ La question du droit d'accès


aux prestations sociales allouées par les États membres a fait l'objet
d'une jurisprudence qui s'est progressivement stabilisée. Elle
concerne des questions aussi concrètes que le versement des
bourses d'études, les allocations de formation, les aides à
l'embauche, les réductions tarifaires dans les transports, etc. La
Cour de justice a développé son contrôle de légalité des refus
d'octroi autour du critère unique du « lien d'intégration » défini
comme l'intensité du lien de rattachement de l'individu avec son
État d'accueil (voir en ce sens, Étienne Pataut, RTDE, 2012. 621 et
623). Le critère ainsi dégagé permet d'apporter un correctif censé
pallier les risques liés au tourisme social considéré comme un
détournement illicite au droit à la libre circulation. La jurisprudence
de la Cour permet de dégager trois situations au vu desquelles
l'intensité croissante du lien d'intégration permet d'accroître les
droits de l'individu (Étienne Pataut précité) : en deçà d'un séjour de
trois mois l'intéressé n'a pas le droit d'accéder aux prestations de
l'État d'accueil ; entre trois mois et cinq ans un droit d'accès aux
prestations sociales est reconnu mais dans des conditions
« raisonnables », et selon le type d'avantage sollicité et en fonction
de la situation globale de l'intéressé ; un séjour de plus de cinq ans,
ouvre droit à un accès total aux droits et avantages sociaux dans
l'État d'accueil. Dit autrement, plus l'intégration est forte, plus
rapide sera l'accès aux prestations et droits sociaux. Il est entendu
que le critère d'éligibilité ainsi retenu est aussi fonction de la
légalité du séjour et de son caractère ininterrompu. Ce dernier point
est particulièrement important car il peut conduire à relativiser,
voire neutraliser la durée du séjour. Concrètement, la longueur de la
résidence ne suffit pas ; le « séjour légal » concerne en pratique soit
le travailleur – capable de par son activité de contribuer au
financement du système de protection sociale – soit l'inactif mais
dont les ressources sont suffisantes pour ne pas devenir une charge
pour l'État d'accueil c'est-à-dire dans les deux cas, l'individu
capable de s'assumer financièrement (sur ces différents aspects,
voir notamment : CJUE, 21 juill. 2011, Dias, aff. C– 325/09 :
prestation sociale dite « complément de revenu » sollicitée par une
ressortissante portugaise séjournant au Royaume-Uni) ; CJUE,
Gde. Ch., 21 déc. 2011, Tomasz Ziolkowski et autres, aff. jtes C-
424/10 et C-425/10 ; CJUE 14 juin 2012, Commission européenne
c/ Pays-Bas, aff. C-542/09 (arrêt permettant de comparer la
situation du travailleurs et du citoyen inactif ; comp. avec : CJCE,
15 mars 2005, aff. C-209/03, Bidar ; 18 nov. 2008, aff. C-158/07,
Förster) ; CJUE, 5 septembre 2012, aff. C-83/11, Muhammad
Sazzadur Rahman ; CJUE, 8 novembre 2012, aff. C-40/01, Iida ;
CJUE, 6 décembre 2012, aff. C-356/11 et C-357/11, O. et S. ;
CJUE, 8 mai 2013, aff. C-87/12, Ymeraga ; CJUE, 13 juin 2013,
aff. C-45/12, Radia Hadj Ahmed.

SECTION 6. LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT


COMMUNAUTAIRE APPUYANT LA PROTECTION
DES DROITS FONDAMENTAUX

788 Nature et fonction ◊ Un certain nombre de principes caractérisés


tantôt par leur technicité, tantôt par la généralité de leur énoncé,
tantôt encore par leur vocation à une application transversale, sont
en mesure d'être activés soit pour appuyer, soit pour renforcer la
garantie juridictionnelle des droits et libertés fondamentaux
communautaires. Leur énoncé peut être formalisé dans des textes
relevant du droit secondaire et même avoir pour origine, une
construction prétorienne de la Cour de justice qui trouvera son
aboutissement dans un processus de codification dans les textes.
La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne
consacre un certain nombre de ces principes destinés à guider et
encadrer l'exercice du pouvoir normatif exercé dans le champ
d'application du droit de l'Union, tant par les institutions
européennes, que par les autorités étatiques (J. Rideau, 1999). Ce
faisant, la codification de ces principes dans la Charte devrait en
modifier la nature, délaissant la catégorie des principes généraux du
droit pour en faire des principes écrits de rang supérieur égal à celui
de toutes les normes inscrites dans le traité ; ce dernier aspect
caractérisait, toutefois, déjà les principes généraux du droit, par
exemple, le droit à une bonne administration est codifié dans
la CDFUE, au titre des droits de citoyenneté (chapitre V de la
Charte). Il est pour le moment appliqué au titre d'un principe
général du droit communautaire (v. TPICE 27 févr. 2003, Bonn
Fleish Ex. – Und Import GmbH, aff. T-329/00, Rec. CJCE, p. II-
287).
La Charte doit en outre se lire en combinant ses propres
dispositions avec celles du « traité-constitutionnel » dans lesquelles
ces mêmes principes ou certains d'entre eux sont également
mentionnés.
Dans l'immédiat, cependant, la plupart de ces principes sont
encore appliqués par la Cour de justice en tant que principes
généraux du droit, ce qui laisse au juge une grande souplesse à la
fois pour en reconnaître l'existence (qui est récente pour certains
d'entre eux comme le principe de précaution) et en définir la portée.
On a déjà évoqué parmi ceux-ci des principes se rattachant aux
droits de procédure (« droits-garanties »), comme le principe de
sécurité juridique ou encore le principe de confiance légitime (v.
ss 773 s.), d'autres principes comme le principe de proportionnalité
lui-même en étroite relation avec le principe de subsidiarité ou
applicable séparément constitue un paramètre déjà bien rôdé du
contrôle de légalité opéré par la Cour sur les actes des institutions
(CJCE 19 janv. 2006, Comunita montana della Valnerina c/
Commission et Italie, aff. C-240/03 P, annulation partielle d'une
décision de la Commission pour violation du principe de
proportionnalité). Le principe de précaution lui-même étroitement
lié à la protection de l'environnement, à la protection de la santé et
à celle des consommateurs (tous trois évoqués dans la Charte aux
articles 35, 37 et 38) a été érigé par le juge communautaire en
principe général du droit (TPICE 28 janv. 2003, Les Laboratoires
Servier, aff. T-147/00, Rec. CJCE, p. II-85 ; v. déjà TPICE, 26 nov.
2002, Artegodan GmbH et autres c/ Commission, aff. T-76/00, T-
85/00, T-132/00, T-137/00 et T-141/00, Rec. CJCE, p. II-3557,
point 184). Enfin, le TPI a consacré le principe de l'égalité
matérielle en tant que nouveau PGD (Commune di Napoli, 31 mai
2005, T-272/02).
CHAPITRE 3
LES GARANTIES JURIDICTIONNELLES DE
PROTECTION DES DROITS
FONDAMENTAUX

Section 1. LES RECOURS JURIDICTIONNELS


Section 2. LES RECOURS DIRECTS
§ 1. Recours directs contre les institutions
§ 2. Le recours en manquement
Section 3. LES RECOURS INDIRECTS
§ 1. L'exception d'illégalité
§ 2. La procédure de renvoi préjudiciel
L'existence d'une garantie juridictionnelle constitue l'un des
termes incontournables propres à identifier l'objet « Droit
fondamental ». Il convient dès lors d'en confronter l'exigence avec
ce qui caractérise en propre l'action de la Cour de justice des
Communautés européennes (devenue la Cour de justice de l'Union
européenne depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne) en la
matière et pour cela, envisager successivement sa compétence et
ses modalités de saisine.

789 Remarques préliminaires : la compétence de la Cour de


justice de l'Union européenne, une extension
constante ◊ La mission générale de la CJUE est d'assurer le
respect du droit dans l'interprétation et l'application des traités. dans
le domaine des droits fondamentaux, la compétence de la CJUE a
été dans un premier temps relativement limitée car précisément, les
traités faisaient échapper à l'intervention de la Cour un certain
nombre de domaines ou matières transférées. Ainsi, jusqu'au traité
de Lisbonne, et bien que les textes antérieurs aient procédé à des
extensions progressives et successives de sa compétence, la Cour
ne pouvait pas intervenir dans un certain nombre de matières
résiduelles alors que les droits et libertés étaient susceptibles d'être
directement affectés par les actes édictés par les institutions
européennes ; c'est ainsi par exemple que, dans le cadre de la
structure en piliers créée par le Traité de Maastricht, la compétence
de la cour faisait l'objet de restrictions importantes dans le secteur
du « troisième pilier » (coopération policière et judiciaire en
matiere pénale) avec l'entrée en vigueur du Traite de Lisbonne au
contraire, la compétence de la Cour s'élargit à pratiquement tout le
droit de l'Union européenne et il ne reste que quelques secteurs que
les traités continuent de soustraire a son intervention. (PESC, mais
avec des exceptions, v. TFUE, art. 275 ; espace de liberté de
sécurité et de justice en ce qui concerne le contrôle de la validité et
de la proportionnalité d'opérations pour le maintien de l'ordre
public et la sauvegarde de la sécurité intérieure – v. TFUE, art.
276). Ainsi, le contrôle juridictionnel par la CJUE des mesures
prises en matière de coopération judiciaire (aussi bien civile que
pénale) qu'en matiere de coopération policière est désormais la
règle.

SECTION 1. LES RECOURS JURIDICTIONNELS

790 Recours juridictionnels et autres techniques de protection


des droits fondamentaux ◊ L'existence de recours
juridictionnels appropriés contribue d'une manière essentielle, en
raison des effets qui s'y attachent, à la protection (ainsi d'ailleurs
qu'à la définition) des droits fondamentaux (sur les rapports entre le
concept « DF » et le recours juridictionnel, v. ss 85). Dans le cadre
de l'Union européenne, d'autres voies de droit peuvent être
également empruntées et avoir pour objet immédiat ou médiat la
protection des droits fondamentaux. L'on peut évoquer en ce sens
les possibilités de recours au médiateur par tout « citoyen de
l'Union » (Traité CE, art. 21 § 2 et art. 195 ; TFUE, art. 24 §3 et art.
228) ainsi que l'institution d'un droit de pétition devant le Parlement
européen (Traité CE, art. 21 § 1 et art. 194 CE ; TFUE, art. 24 § 2
et art. 227). Par ailleurs, le contrôle politique exercé par le
Parlement européen et, plus généralement, son action dans le
domaine des droits de l'homme, contribuent de manière
complémentaire au renforcement de cette protection. Enfin, l'action
conjuguée des institutions (Conseil, Commission et Parlement) est
désormais susceptible de prendre la forme d'un contrôle politique
direct sur tout État membre convaincu d'une « déviation de
comportement » jugée attentatoire, notamment aux valeurs
mentionnées à l'article 2 TUE (TUE, art. 7 et TFUE, art. 354). Les
perspectives ouvertes par cet ensemble de mécanismes, ainsi que
les enseignements qui résultent depuis peu de leur mise en œuvre,
ne sont pas dénuées d'intérêt.
Ils sont en particulier significatifs de l'existence d'un
environnement favorable au développement d'une protection tous
azimuts des droits et libertés dans l'Union européenne. Il s'agit bien
évidemment de contribuer par ce biais à renforcer l'image d'une
« Communauté de Droit » au sein de laquelle la promotion des
droits et libertés doit occuper le tout premier rang.
Pour autant, la démarche privilégiée dans le présent manuel
conduit nécessairement à ne faire état que des garanties
juridictionnelles comme étant seules consubstantielles au concept
qu'elles sous-tendent.

791 Absence de recours juridictionnel spécifique ayant pour


objet la protection des droits fondamentaux ◊ L'organisation
du système juridictionnel de l'Union européenne a été sensiblement
modifiée par le traité de Lisbonne. La Cour de justice de l'Union
européenne regroupe désormais trois entités ou organes : la cour de
justice, le Tribunal et les tribunaux spécialisés (TUE, art. 19). Elle
laisse entrevoir des possibilités très nombreuses et diversifiées
tantôt de recours directs (recours en annulation, exception
d'illégalité, recours en manquement, recours en carence, recours en
réparation) tantôt de recours indirects (renvoi préjudiciel). Par
ailleurs la compétence de la CJUE est énoncée en termes
suffisamment généraux pour embrasser les situations les plus
nombreuses. Aux termes de l'article 263 al. 1er du TFUE : « La Cour
de justice de l'Union européenne contrôle la légalité des actes
législatifs, des actes du Conseil, de la Commission et de la Banque
centrale européenne, autres que les recommandations et les avis, et
des actes du Parlement européen et du Conseil européen destinés à
produire des effets juridiques à l'égard des tiers. Elle contrôle aussi
la légalité des actes des organes ou organismes de l'Union destinés
à produire des effets juridiques à l'égard des tiers. À cet effet, la
Cour est compétente pour se prononcer sur les recours pour
incompétence, violation des formes substantielles, violation des
traités ou de toute règle de droit relative à leur application, ou
détournement de pouvoir, formés par un État membre, le Parlement
européen, le Conseil ou la Commission ».
Mais il s'agit d'une apparence quelque peu trompeuse au regard
de la question précise ici abordée car aucune des voies de recours
existant pour l'instant ne concerne spécifiquement et directement la
protection des droits fondamentaux. En réalité, la nature et
l'organisation des recours juridictionnels reproduisent fidèlement
celles des compétences de la CJCE : celle-ci assume une mission
générale – assurer le respect du droit dans l'interprétation et
l'application des Traités (TUE, art. 19) – mais son rôle n'est pas
fondamentalement celui d'être un gardien des droits fondamentaux.
Il ne faut voir dans ce chef de responsabilité nouveau – protéger les
droits fondamentaux – qu'une vocation incidente qui, ne s'étant
révélée que tardivement, ne s'est pas encore accompagnée de
l'institution de recours juridictionnels spécifiques ayant directement
cet objectif. Cela ne signifie pas cependant que la CJUE ne protège
pas efficacement les droits et libertés mais que dotée d'une
compétence « généraliste », sa nature comme son rôle la rapproche
davantage d'une cour suprême que d'une cour constitutionnelle.
Dans l'Union européenne, la garantie juridictionnelle des droits
fondamentaux s'organise en tenant compte des recours généraux
prévus par les traités. En pratique, le contrôle du respect des droits
fondamentaux affecte davantage les actes nationaux que les actes
communautaires car les voies de recours ouvertes notamment aux
particuliers sont plus nombreuses et faciles d'accès contre les
premiers que contre les seconds. L'on constate une propension des
particuliers à déclencher leurs actions contentieuses le plus en aval
possible du processus de mise en œuvre du droit de l'Union, c'est-à-
dire au bout de la chaîne de concrétisation normative du droit de
l'Union par le droit national. Il en résulte pratiquement que, quelles
que soient par ailleurs les qualités inhérentes à certains actes (l'effet
direct des règlements, principalement), l'action contentieuse
s'exercera contre les actes nationaux d'application (qui seront
argués, par exemple, de violation des droits fondamentaux) alors
même qu'ils ne font que compléter (lorsque cela est nécessaire),
transposer (ce qui est obligatoire dans le cas des directives) ou
appliquer (règlements) la « législation » de l'Union. De la sorte, le
recours direct en annulation (difficile à entreprendre en raison de
conditions de recevabilité rigoureuses même assouplies par le traité
de Lisbonne) est pratiquement délaissé au profit d'actions dirigées
contre les mesures nationales.
La voie préjudicielle est donc celle qui est le plus souvent
utilisée aux fins de la protection des droits et libertés.

SECTION 2. LES RECOURS DIRECTS

792 Nature – classification – titulaires – destinataires ◊ Ces


recours permettent de contester directement un acte, le cas échéant
argué « d'illégalité » pour violation de droits fondamentaux garantis
par le droit de l'Union qu'il s'agisse d'un acte édicté par les
institutions, les organes ou les organismes de l'Union (TFUE, art.
263) ou d'un acte émanant des autorités nationales. Au premier cas
répond la possibilité d'un recours en annulation ou d'un recours en
carence dont les titulaires sont principalement les États ou les
institutions et très accessoirement les particuliers. Au second cas
répond l'éventualité d'un recours en manquement dirigé directement
contre l'« État fautif » mais qui n'est ouvert qu'à un nombre très
restreint de titulaires excluant en toute hypothèse les particuliers.

§ 1. Recours directs contre les institutions

793 Recours en annulation et recours en carence : deux voies


potentiellement avantageuses – deux recours
pratiquement fermés aux particuliers ◊ Recours en annulation
(TFUE, art. 263) et recours en carence (TFUE, art. 265) sont
envisagés comme les voies les mieux appropriées afin d'assurer
directement une protection efficace et effective des droits
fondamentaux contre les actes de l'Union. Leur nature respective
(l'annulation d'un acte édicté ou du refus d'en édicter un) semble
apparemment répondre à cet objectif. De plus il s'agit bien de
recours qui, formellement, sont ouverts aux particuliers, leur
permettant de mettre en cause la validité d'un acte qui, positivement
(acte édicté) ou négativement (abstention illégale d'édicter un acte),
porte atteinte aux droits fondamentaux. Il convient d'ajouter que
désormais, aucun acte des institutions, pour peu qu'il ait une portée
juridique effective, n'est à l'abri de l'une ou l'autre forme de
recours : toutes les institutions sont potentiellement visées (au delà
des « actes législatifs », ce sont les actes du Conseil, de la
Commission, ceux de la Banque centrale européenne, les actes du
Parlement européen et ceux du conseil européen qui sont
concernés. S'y ajoutent désormais les aces émanant des organes ou
organismes de l'Union qui peuvent à leur tour faire l'objet d'un tel
recours. Enfin, les résultats du recours en cas de succès sont
radicaux : l'acte entaché d'illégalité est déclaré « nul et non avenu »
(TFUE, art. 264) Il demeure cependant que, compte tenu de leur
différence d'objet, les deux types de recours ne présentent pas
nécessairement la même efficacité sur le plan contentieux.
S'agissant du recours en carence, les situations concrètes où il peut
être appelé à jouer sont difficilement identifiables et les arrêts
rendus sur ce fondement sanctionnant ouvertement une atteinte à un
droit fondamental ayant quant à eux échappé pour l'heure à nos
investigations.
La critique donne prise à des formes beaucoup plus accentuées
dès lors que l'on aborde les conditions d'activation des deux types
de recours et même, s'agissant en particulier du recours en
annulation, leur résultat. C'est ici qu'il convient de faire état d'une
curiosité pour le moins problématique s'agissant d'une forme de
recours dont la prétention première est de servir à la défense des
droits fondamentaux. L'on doit ici évoquer le paradoxe qui veut que
l'action en défense soit ouverte certes à une pluralité de titulaires
parmi lesquels pourtant les principaux intéressés – les individus –
sont victimes d'une… inégalité de traitement. L'examen comparé
du « statut » des États et des institutions, d'une part, et des
particuliers, d'autre part, fait en effet ressortir le privilège de la
situation des uns et la charge pesant sur les autres. Alors que les
premiers qualifiés de requérants « institutionnels » (États membres,
Conseil, Commission, Parlement européen, Cour des comptes,
Comité des régions) n'ont pas à démontrer d'intérêt à agir (sauf en
ce qui concerne les deux derniers) les seconds – requérants dits
« ordinaires » – (personnes physiques et morales) se voient
assujettis à des exigences rigoureuses) en ce qui regarde les
conditions de recevabilité de leur recours Certes, le cercle des
requérants « ordinaires » potentiels est très large puisque toute
personne physique ou morale (de droit privé ou de droit public – ce
qui inclut les collectivités infra-étatiques) peut former un recours
quelle que soit par ailleurs sa nationalité. Certes encore, la
condition de l'intérêt à agir du requérant est appréciée avec
libéralisme par le juge européen Mais, malgré cela, et en pratique,
les conditions posées en matière de recevabilité les privent, dans
quasiment tous les cas, de l'utilisation du recours en annulation,
lorsque celui-ci est dirigé contre un acte à portée générale – acte
dont ils ne sont pas par hypothèse « destinataires » – ce qui réduit
corrélativement l'accès à cette voie de droit (faussement qualifiée,
donc, de « privilégiée ») aux seuls recours visant les décisions dont
ils sont les destinataires (décisions individuelles). En premier lieu
en effet, le requérant doit démontrer qu'il est directement concerné
par l'acte attaqué. Pratiquement, cela l'oblige à apporter la preuve
qu'il est dans une situation analogue à celle du destinataire de l'acte.
En second lieu, il faut que le requérant soit « individuellement
concerné ». Selon la Cour, cette exigence doit s'entendre comme
imposant aux personnes autres que les destinataires d'un acte
décisoire à démontrer que celui-ci « les a atteints en raison de
certaines qualités qui leur sont particulières ou d'une situation de
fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et de ce
fait les individualise de manière analogue à celle du destinataire »
(CJCE 15 juill. 1963, Plaumann, aff. 25/62). En outre, cette
approche déjà empreinte de rigueur, ne constitue en réalité qu'une
sorte de présomption de « qualité à agir » et doit par conséquent
être corroborée par d'autres éléments décidés au cas par cas. La
Cour de Luxembourg s'est en tout cas appliquée fermement par le
passé à contrer les tentatives d'assouplissement proposées par le
TPI (comp. TPICE 3 mai 2002, Jégo-Quéré et Cie SA c/
Commission CE, aff. T-177/01, ; CJCE 25 juill. 2002, Union de
Pequeños Agricultores(UPA) c/ Conseil de l'UE, aff. C-50/00 P, ; et
récemment, CJUE, Gde Ch., 3 octobre 2013, aff. C‑583/11 P, Inuit
Tapiriit Kanatami). Ceci apparaît d'autant plus étonnant et
paradoxal qu'en droit, il n'existe pas aux yeux de la Cour de rapport
de condition à conséquence entre la nature des exigences posées
concernant les actes attaquables – ceux-ci devant affecter l'intéressé
directement et individuellement – et la violation d'un droit
fondamental reconnu par ailleurs au bénéficiaire. La CJCE donne
également toute la mesure de cette difficulté en considérant que le
moyen tiré d'une atteinte aux droits fondamentaux ne dispense pas
le requérant d'apporter la preuve d'un lien direct et individuel
(CJCE, ord., 10 mai 2001, Fédération nationale d'agriculture
biologique des régions de France (FNAB) et autres c/ Conseil,
aff. C-345/00 P) : pourvoi dirigé contre une ordonnance
d'irrecevabilité d'un recours en annulation formé contre un
règlement du Conseil – rejet au motif que « …l'importance de
l'atteinte […] aux droits fondamentaux ne permettraient pas en tout
état de cause d'écarter l'application des critères de recevabilité fixés
expressément par le traité » (Europe, no 7, juill. 2001, no 216, p. 12,
note critique D. Ritleng). Elle juge dans le même sens que
l'exigence d'individualisation du destinataire de l'acte attaqué telle
que posée par l'article 230, al. 4 Traité CE ne saurait résulter de
l'affectation éventuelle d'un droit de propriété par cet acte (CJCE
12 déc. 2003, Bactria I.-S Verwaltungs GmbH, aff. C-258/02 P,
point 51).
La Cour de justice a par ailleurs affirmé que la responsabilité
d'un État membre n'était pas engagée si, alors qu'il était saisi d'une
demande d'introduction d'un recours en annulation ou en carence, il
ne l'exécutait pas. Il n'existe donc pas d'obligation d'introduire ce
type de recours à la demande d'un citoyen pour les États membres
(CJCE 20 oct. 2005, Staat der Nederlanden c/ Ten Kate Holding
Musselkannal e. a., aff. C-511/03).
Toutefois et ce depuis 2007, la Cour a quelque peu changé sa
manière d'apprécier les conditions de recevabilité en s'inspirant
directement de la CEDH et des conditions de recevabilité des
requêtes individuelles présentées devant la CEDH (preuve de la
qualité de « victime », 18 janv. 2007, PKK et KNK c/ Conseil, aff.
C-313-90) Il est toutefois peu probable que ce nouvel angle
d'approche puisse conduire à un changement radical comme le
montre l'arrêt du 3 octobre 2013 dans l'affaire Inuit Tapiriit
Kanatami). Selon la Cour en effet, l'interprétation de l'article 263,
quatrième alinéa, TFUE ne viole pas l'article 47 de la Charte qui
reconnaît le droit à un recours juridictionnel effectif. Selon la Cour,
l'article 47 de la Charte est en quelque sorte neutre en termes de
conditions de recevabilité des recours directs contre les actes
législatifs (comme les règlements par exemple) ; cet article, « n'a
pas pour objet de modifier le système de contrôle juridictionnel
prévu par les traités, et notamment les règles relatives à la
recevabilité des recours formés directement devant la juridiction de
l'Union européenne » (pt 97). Il en résulte que si « les conditions de
recevabilité prévues à l'article 263, quatrième alinéa, TFUE doivent
être interprétées à la lumière du droit fondamental à une protection
juridictionnelle effective, (cela ne saurait aboutir pour autant) à
écarter les conditions expressément prévues par ledit traité (pt 98).
L'alternative – ou plutôt les palliatifs – doivent être trouvés dans les
autres voies de droit utilisables par les requérants. Ainsi, les
personnes physiques ou morales ne pouvant pas, en raison des
conditions de recevabilité visées à l'article 263, quatrième alinéa,
TFUE, attaquer directement des actes de l'Union de portée générale
sont néanmoins protégées contre l'application à leur égard de tels
actes. La Cour donne le modus operandi des recours et des
procédures « palliatives » : « lorsque la mise en œuvre desdits actes
appartient aux institutions de l'Union, ces personnes peuvent
introduire un recours direct devant la juridiction de l'Union contre
les actes d'application dans les conditions visées à l'article 263,
quatrième alinéa, TFUE, et invoquer, en vertu de l'article 277
TFUE, à l'appui de ce recours, l'illégalité de l'acte général en cause.
Lorsque cette mise en œuvre incombe aux États membres, elles
peuvent faire valoir l'invalidité de l'acte de l'Union en cause devant
les juridictions nationales et amener celles-ci à interroger, en vertu
de l'article 267 TFUE, (…) la Cour par la voie de questions
préjudicielles » (même arrêt, pt 93).

§ 2. Le recours en manquement

794 Spécificité du recours en manquement appliqué à la


garantie juridictionnelle des droits fondamentaux ◊ Dans le
système général d'organisation des recours juridictionnels, le
« recours en manquement des États membres » (TFUE, art. 258)
occupe une place singulière. Le rôle essentiel est ici tenue par la
Commission européenne qui assure en amont, un contrôle politique
du respect des droits fondamentaux dans et par chaque État
membre. Ainsi, dans sa communication portant sur la « stratégie
pour la mise en œuvre de la effective de la Charte des droits
fondamentaux e l'Union européenne » (COM (2010) 573 du
19 octobre 2010, la Commission a insisté sur l'idée qu'elle était
décidée à « utiliser tous les moyens à sa disposition pour assurer le
respect de la Charte par les États membres lorsqu'ils mettent en
œuvre le droit de l'Union », affirmant qu'elle engagerait « à chaque
fois que cela est nécessaire des procédures d'infraction contre les
États membres pour non-respect de la Charte ». Le levier que
constitue pour cela le recours en manquement peut donc conduire
la CJUE, à déclarer, suivant les termes d'un constat de
manquement, qu'un État a manqué à l'une des obligations lui
incombant en vertu des traités. Le « manquement d'État » procède,
par conséquent, d'une violation par l'État du droit de l'Union au
sens large (droit primaire, droit dérivé, chose jugée…). L'on voit
comment, appliquée à la garantie juridictionnelle des droits
fondamentaux, cette forme de recours est susceptible de connaître
une efficience non négligeable : le respect des droits fondamentaux
étant une condition de la légalité inhérente à l'ordre juridique de
l'Union, leur méconnaissance par un État membre s'analyse en une
violation de cette légalité assimilable, après constat en ce sens, à un
manquement. Plusieurs procédures d'infraction ont ainsi visé la
Hongrie en 2012 en raison d'un certain nombre de textes législatifs
mais aussi constitutionnels qui apparaissaient ouvertement
contraires à la CDFUE. C'est à la suite de ces procédures que la
CJUE a notamment jugé que la Constitution de la Hongrie qui
abaissait l'âge de cessation de l'activité des juges des procureurs et
des notaires était contraire au droit de l'Union dans ses dispositions
interdisant les discriminations en fonction de l'âge (CJUE,
6 novembre 2012, aff. C-286/12, Commission c/ Hongrie). On peut
également cité la procédure d'infraction qui a visé Malte au motif
que cet État n'avait pas correctement transposé les dispositions
pertinentes du droit de l'Union en matière de libre circulation. Était
en cause dans cette affaire une réglementation interdisant aux
époux ou partenaires enregistrés du même sexe de pouvoir
rejoindre dans ce pays leur conjoint ou partenaire, citoyens de
l'Union, afin d'y résider ensemble. L'intérêt de cette procédure
dissuasive s'est dans ce cas pleinement vérifiée : l'État membre en
question a modifié sa législation pour la mettre en conformité avec
le droit de l'Union, évitant une ainsi une saisine de la CJUE.
Mais l'on voit aussi comment le constat de manquement et la
condamnation qui l'accompagne le cas échéant, sont étroitement
circonscrits dans leurs effets : la violation étant imputable à l'État,
le constat de manquement s'applique à sanctionner la
méconnaissance par l'État d'un ou plusieurs droits fondamentaux
garantis en vertu du droit de l'Union. Le recours en manquement
constitue donc (parmi d'autres) une voie de droit offrant à la
Commission puis à la Cour de Luxembourg – mais échappant au
citoyen européen ou à l'individu – un moyen pour entreprendre un
contrôle juridictionnel supranational du respect des droits
fondamentaux par les États membres de l'Union européenne. (voir
pour d'autres ex. de condamnation, CJCE 2 juin 2005, aff. C-
266/03, Commission c/ Luxembourg et CJCE du 28 févr. 2006,
Commission c/ RFA aff. C-43/05 ; manquement pour défaut d'avoir
transposé, dans le délai prévu, la directive 2000/78/CE du Conseil
du 27 nov. 2000 portant création d'un cadre général en faveur de
l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail). Cette
procédure vient ainsi compléter (et même se cumuler), si besoin
est, (avec) les autres possibilités suivant lesquelles un contrôle,
ayant le même objet précis, est susceptible d'être mis en œuvre, soit
dans le cadre de l'Union (questions préjudicielles), soit dans le
cadre élargi du Conseil de l'Europe (recours étatiques et recours
individuels portés devant la CEDH et mettant en cause un État
membre de l'UE). En bref, si l'action en manquement contribue
(potentiellement) à accroître le poids des exigences tirées du
respect des droits fondamentaux, elle le fait exclusivement à l'égard
des États, mais pas à l'égard des institutions et organes de l'Union
eux-mêmes
Deux séries de limites viennent, par ailleurs, atténuer l'efficience
de ce type de recours et son caractère potentiellement opératoire,
dans le domaine dont s'agit : le fait, tout d'abord, que l'accès à ce
type de recours échappe aux particuliers, étant exclusivement
réservé aux (autres) États et à la Commission ; le fait, aussi, que le
« comportement illicite », tel qu'il pourrait résulter, par exemple, de
l'édiction (ou du maintien en vigueur) d'un acte juridique étatique
contraire aux droits fondamentaux protégés en vertu du droit de
l'Union, doive nécessairement s'inscrire dans la sphère d'attraction
de ce dernier.

SECTION 3. LES RECOURS INDIRECTS

§ 1. L'exception d'illégalité

Elle offre la possibilité de soulever devant le juge européen


l'illégalité d'un acte de l'Union au cours d'un litige dont il est déjà
saisi. C'est un contrôle de légalité incident prévu par l'article 241
TFUE : « Nonobstant l'expiration du délai prévu à l'article 230,
cinquième alinéa, toute partie peut, à l'occasion d'un litige mettant
en cause un acte de portée générale adopté par une institution, un
organe ou un organisme de l'Union, se prévaloir des moyens prévus
à l'article 230, deuxième alinéa, pour invoquer devant la Cour de
justice de l'Union européenne l'inapplicabilité de cet acte ». Il est à
noter la généralité des termes de cette disposition qui vise tout acte
de portée générale adopté par une institution, un organe ou un
organisme de l'Union. Ceci ouvre donc des possibilités non
négligeables sous l'angle de la protection des droits fondamentaux
et ce, d'autant plus que ce type de recours n'est enfermé dans aucun
délai. Mais, à l'inverse, il convient de souligner que cette procédure
ne peut être enclenchée que devant le juge de l'Union et pas devant
le juge national, ce qui suppose que l'obstacle de l'accès au juge de
l'Union a été préalablement franchi. La procédure ainsi décrite est
donc incidente ce qui signifie qu'elle est dépendante d'une autre
procédure déjà enclenchée et qu'elle ne peut pas être initiée de
manière autonome. Sa recevabilité suppose donc que
préalablement, la requête principale soit elle-même recevable.

§ 2. La procédure de renvoi préjudiciel

795 Les questions préjudicielles ◊ Cette voie de droit (TFUE,


art. 267) constitue, à l'heure actuelle, le moyen le plus fréquent
(sinon le plus efficace) pour le particulier cherchant à faire
sanctionner par un juge la violation de l'un de ses droits
fondamentaux.

796 Économie et avantages du mécanisme de renvoi


préjudiciel ◊ L'économie du mécanisme est simple dans son
principe, offrant l'exemple le plus achevé du système de
coopération juridictionnelle existant dans l'Union européenne entre
les juridictions nationales et la CJUE. Saisie, par une juridiction
nationale, d'une question préjudicielle dont la solution détermine en
conséquence l'issue du litige porté devant le juge du fond (juge
a quo), la Cour de Justice ou le Tribunal est invitée à se prononcer
sur l'interprétation ou la validité d'un acte de l'Union dont le juge
national doit faire application à la cause. L'utilisation de cette forme
de recours offre, certes, une série d'« ouvertures » propres à
répondre de manière apparemment satisfaisante aux attentes des
requérants directement concernés :
– il s'agit d'un recours ouvert aux particuliers sans délai (ce qui
est important dans le cas où le renvoi porte sur la question de
validité d'un acte juridique de l'Union ;
– l'objet d'un tel recours apparaît potentiellement et directement
en prise sur la question de la protection des droits fondamentaux,
puisqu'il peut aussi bien porter sur une question d'interprétation,
que sur une question d'appréciation de validité ;
– sur un plan fonctionnel, enfin, le recours sur renvoi préjudiciel
offre deux possibilités de contrôle. Lorsque, en premier lieu, la
question vise à l'interprétation du droit de l'Union (primaire ou
dérivé), la réponse dégagée par la CJUE peut être de nature à
mettre en évidence l'incompatibilité d'un acte normatif national
avec les droits fondamentaux garantis par le droit de l'Union
pertinent. Il appartient donc, dans ce cas, au juge national de
renvoi, eu égard tant à l'autorité qui s'attache à l'arrêt de la Cour
qu'à l'autorité du droit de l'Union (effet direct et primauté), d'en
tirer les implications quant à l'application du droit national à la
cause. S'il s'agit, en second lieu, d'une question d'appréciation de
validité du droit dérivé, celle-ci pourra être opérée au regard des
droits fondamentaux, notamment au regard de ceux proclamés par
la CDFUE et autorisera le juge national de renvoi à écarter, par
exemple, un règlement, une directive ou une décision déclaré
contraire par la Cour aux droits ainsi reconnus. On comprend dans
ces conditions que l'appréciation de validité peut être faite à propos
d'un acte indépendamment de la question de savoir s'il est ou non
d'effet direct (par exemple, une directive non dotée de cette
qualité).
Sur le plan des principes, une correction en apparence décisive se
trouve ainsi apportée à l'éviction des particuliers du recours direct
en annulation de sorte que, par le secours du renvoi préjudiciel, le
« contrôle de légalité » des actes de l'Union à portée générale se
trouve, opportunément, réintégré dans la panoplie des voies de droit
ouvertes aux particuliers (en ce sens, P. Cassia [2002], p. 665 s.).
De même, s'agissant de la compétence préjudicielle d'interprétation,
celle-ci s'analysera, le cas échéant, comme un palliatif au recours
en manquement (duquel, on le sait, les particuliers sont exclus),
lorsque précisément, des « indications » fournies par la Cour, il se
déduit à coup sûr que le droit national est incompatible avec le droit
communautaire.
797 Appréciation critique ◊ Le renvoi préjudiciel est-il réellement
efficace, compte tenu de l'objet précis qui lui est assigné : offrir au
particulier une sanction juridictionnelle appropriée à la violation
éventuelle de ses droits fondamentaux ? La réponse doit être
nuancée, tant les conditions d'accès et de mise en œuvre de cette
voie de droit paraissent aléatoires.
Le renvoi préjudiciel ménage, certes, une possibilité de recours
dirigé à la fois contre les actes à portée générale, et contre les actes
étatiques pris en application, ou sur le fondement, du droit
communautaire. En réalité, les recours sont plus souvent dirigés
contre les actes nationaux (dont la « conventionnalité » est par
exemple indirectement mise en cause comme conséquence des
renvois en interprétation, qui sont du reste les plus nombreux) que
contre des actes de l'Union argués d'invalidité. De même, lorsque le
renvoi porte sur une question de validité, le bien fondé de
l'illégalité de l'acte de l'Union une fois établi, se traduit avant tout
par l'annulation de l'acte national pris pour l'application de la norme
communautaire par le juge national.
La procédure de renvoi est avant tout une procédure de « juge à
juge », le particulier n'ayant pas la possibilité de saisir lui-même
directement la Cour et le sort de la demande du requérant est
entièrement dépendant du bon vouloir du juge national (cf.
J.F. Renucci, 2001, p. 562). Cette considération est d'autant plus
déterminante en regard de la « doctrine » de la CJUE elle-même
qui s'est efforcée d'accroître la marge d'appréciation des juges
internes en procédant à un assouplissement des conditions de
l'obligation de renvoi, y compris en acceptant (avec prudence) le
jeu de la théorie de l'acte clair (cf. O. Dubos, 2001, p. 95). Celui-ci
est, certes, tenu le plus souvent (du moins dans le cadre du renvoi
de droit commun) de renvoyer la question soulevée à la Cour de
Luxembourg, lorsque la difficulté lui apparaît suffisamment
sérieuse. Cela suppose, néanmoins, que le juge national soit disposé
à jouer pleinement le jeu de la coopération avec la Cour. Le
problème se déplace, dans ce cas, vers la question de savoir, non
pas si, en pratique, il le fait, mais bien s'il existe des voies de
recours pour contester, par exemple, une mise en œuvre abusive de
la théorie de l'acte clair par le juge national, spécialement lorsque
celui-ci statue en dernier ressort. La réponse est négative dans le
cadre du droit de l'Union, comme elle l'est d'ailleurs dans le cadre
des procès incidents de constitutionnalité interne. Mais la
comparaison s'arrête là sans que l'on puisse en inférer une
équivalence des protections car la garantie des droits fondamentaux
n'est pas la vocation première de la CJUE alors que s'agissant des
juges constitutionnels internes (y compris le Conseil constitutionnel
français), le contentieux des droits fondamentaux occupe une place
très importante d'autant plus majoritaire en France désormais avec
la question prioritaire de constitutionnalité. C'est dire que
« l'obligation » de renvoi est pratiquement dépourvue de portée
effective, faute d'être soutenue par une voie de recours
juridictionnelle adéquate permettant d'en sanctionner la violation.
Seul un éventuel recours en manquement (TFUE, art. 258) est
envisageable, mais il échappe, comme on le sait, au particulier
victime de cette violation. La Commission, quant à elle, n'a procédé
à l'activation de cette voie du droit qu'une seule fois (en 1985), et
encore, dans un cas voisin, lorsqu'il s'est agi, très précisément, de
faire sanctionner par la CJUE un manquement contre la République
fédérale d'Allemagne, eu égard au refus, opposé, à plusieurs
reprises par le Bundesfinanzhof, de respecter les arrêts rendus par la
CJUE sur renvoi préjudiciel. Aucun État n'a donc, jusqu'à présent,
fait les frais d'une condamnation pour manquement à l'obligation de
renvoi stricto sensu.
La parade peut-elle venir des instances de Strasbourg ? Une
réponse positive en ce sens a été proposée par la Commission
européenne des droits de l'homme qui, dans une décision du 12 mai
1993 (Divigsa c/ Espagne, no 20631/92), avait estimé « qu'il n'est
pas exclu, dans certaines circonstances, que le refus opposé [à une
demande de renvoi devant la CJCE] par une juridiction nationale
appelée à se prononcer en dernière instance, puisse porter atteinte
au principe d'équité de la procédure, tel qu'énoncé à l'article 6
§ 1 de la Convention, en particulier lorsqu'un tel refus apparaît
comme entaché d'arbitraire ou est insuffisamment motivé ». De leur
côté, certaines juridictions constitutionnelles nationales (le
Bundesverfassungsgericht, par exemple) ont considéré que le refus
de procéder à un renvoi préjudiciel pouvait, le cas échéant,
s'analyser comme une inconstitutionnalité (atteinte au droit au
« juge légal », v. en ce sens, Cour const. all., 8 avr. 1987,
Kloppenburg, BverfGE, 75, p. 223) La Cour constitutionnelle
tchèque a fait de même en jugeant que l'absence de renvoi
préjudicielle à la CJUE par une juridiction administrative suprême
n'est pas contraire in abstracto aux obligations découlant de du
droit de l'Union sauf si elle est entachée d'arbitraire et donc
entraîner par voie de conséquence une violation des principes
constitutionnels relatifs au droit procès équitable et au droit au juge
(voir en ce sens et récemment : Ustavani soud (Cour
constitutionnelle tchèque), 1re ch., 17 octobre 2013, 1 US 2591/13).
La procédure de renvoi préjudiciel souffre, en second lieu, d'un
autre défaut qui tient au caractère assez rigoureux des conditions de
recevabilité du renvoi. L'on aura, certes, toute facilité d'opposer à
cet argument le fait qu'il en aille de même devant les juges
constitutionnels nationaux, s'agissant des questions préjudicielles
de constitutionnalité soulevées dans le cadre de la procédure de
contrôle concret des normes. En réalité, ici encore, les termes de la
comparaison ne sont pas identiques car, dans les systèmes
constitutionnels nationaux, la protection des droits fondamentaux
s'exécute dans le cadre d'une multitude de procédures alors que,
dans le cadre de l'Union, la voie du renvoi préjudiciel tend à
devenir la voie unique (ou, du moins, la plus praticable en
apparence). Or selon une opinion largement partagée, la procédure
du renvoi préjudiciel devant la CJUE subit un net recul, rendant
aléatoire, sinon « dérisoire », la protection juridictionnelle des
particuliers dans le cadre communautaire (cf. A. Barav, Le droit au
juge devant le TPI et la CJCE (dir. J. Rideau), LGDJ, 1999, p. 210
et 216). Cette appréciation peut paraître excessive dans la mesure
où les renvois préjudiciels continuent de donner lieu et un nombre
important d'arrêts ou d'ordonnances. Il demeure que la CJCE a
tendance à se montrer de plus en plus sévère ou pour le moins
vigilante en ce qui regarde la recevabilité des recours en renvoi
préjudiciel (cf. G. Isaac, 2001, p. 344 ; J. Pertek, 2001, La pratique
du renvoi préjudiciel au droit communautaire, Litec p. 58 et 83).
Ce constat n'est d'ailleurs pas propre à la CJUE, si l'on veut bien
comparer cette situation à celle que l'on rencontre dans les systèmes
constitutionnels nationaux à propos des questions préjudicielles de
constitutionnalité. Mais ceci accentue encore le caractère peu
opératoire du renvoi préjudiciel en matière de protection des droits
fondamentaux… En pratique d'ailleurs, les renvois portant sur des
questions de validité d'actes communautaires sont en faible nombre
comparés aux demandes d'interprétation, lesquelles sont largement
utilisées comme support à la contestation de mesures nationales
arguées d'incompatibilité avec le droit communautaire. En outre,
les cas où la contestation de validité d'un acte communautaire
s'appuie sur la méconnaissance spécifique d'un droit fondamental
constituent une infinie minorité des affaires traitées par la Cour.
Ceci devrait peut-être changer avec l'entrée en vigueur de la Charte
des droits fondamentaux de l'Union européenne.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Ouvrages
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INDEX ALPHABÉTIQUE
(Les chiffres renvoient aux numéros de paragraphe)

A B C D E F G H I J K L M

N O P Q R S T U V W X Y Z

A
Acte unique européen, 677
Adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme,
701
Affirmative action, 502
– v. Égalité
Allemagne
– Cour constitutionnelle fédérale, 144, 363, 370, 510
– et Cour de justice des Communautés européennes, 674
– Recours directs, 121-122, 173
– Loi fondamentale, 80, 219, 395, 434, 444
Amparo, 172, 173, 188, 196, 399, 436, 446
Arrestations, v. Sûreté
Attentats
– Indemnisation, 419
Autorité judiciaire
– Modalités d'intervention, 250, 284
– Notion, 247
Autorités administrativesindépendantes, 328
Autriche, 339-340, 394, 455

B
Belgique, 308, 359, 384, 500
Bill of Rights
– États-Unis, 18-19
– Magna Carta, 17, 429
– Royaume-Uni, 17
C
Calamités nationales, 418-419
Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, 519
Charte arabe des droits de l'homme et des peuples, 519
Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, 676, 680
Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, 102, 680 s.
Charte sociale européenne, 680
Christianisme, 6, 29, 30-32
Circonstances exceptionnelles, 164-165
Citoyenneté, 111
– Union européenne, 783, 784
Collectivités territoriales, 184, 189
Commission européenne des droits de l'homme, 552, 555
Communauté européenne de défense, 672
Communauté politique européenne (Traité du 26 février 1953), 672
Conflits de normes, 95-98, 137
Conseil de l'Europe, 521
– Conseil des ministres, 552
– Objet, 521
Constitution du 4 octobre 1958, 141-146, 484
– Article 16, 163-167
– Article 34, 157
– Article 55, 103
– Révision, 143, 168, 388
Constitutionnalisation, 367
Contrôle d'identité, 230
Contrôle de constitutionnalité, 167
– A priori / a posteriori, 172, 175
– Concret / abstrait, 172, 175
– Recours direct, 172, 173
Convention américaine relative aux droits de l'homme, 519-520, 546
Convention européenne des droits de l'homme, 519-520, 522
– Applicabilité directe, 525, 528-529
– Caractères du système, 524-551
– Effets, 525
– Principe d'effectivité, 526-531, 535
– Principe d'équilibre, 525, 535
– Principes d'organisation, 525-539
– et Communauté européenne, 672, 679, 687, 699
– Conditions de réciprocité, 526-527
– et démocratie, 521, 524, 547
– et droit constitutionnel, 529
– Fonctionnement, 520-521
– Garanties juridictionnelles, 520
– Interprétation, 540-544, v. Effet utile
– Autonomie, 544
– Uniformité, 543-544
– Portée, 540
– Effet utile, 540-541
– Primauté, 525, 530-531
– Protocoles additionnels, 536-537
– Réserves, 526, 535-536
– Contrôle juridictionnel, 535
– et souveraineté, 102, 520, 535, 539, 552
Conventions collectives, 359
Cour de justice de l'Union européenne, 674 s.
Cour de justice des Communautés européennes, 674-675, 674 s., 678, 687-692, 694,
696, 698, 700, 702-706, 708-710
– Compétence, 789
– Clause générale, 790-791
– Dans le cadre du troisième pilier, 792
– Extension, 790-791
– Sources, 689-711
Cour européenne des droits de l'homme, 429, 552, 556-585
– Arrêt (contenu), 581-582
– Constat de violation, 581
– Réparation, 582
– Satisfaction équitable, 582
– Caractère sérieux, 575
– Compétences, 569-570
– Consultatives, 569
– Contentieuses, 570
– Composition, 556-562
– Délai, 574
– Épuisement des voies de recours internes, 533, 573
– Saisine, 571-572
– Droit au recours juridictionnel, 520, 525, 532
– Évolution du système, 553-555
– Exécution par l'État, 583-585
– Instruction, 577
– Jugement au fond, 579-582
– Libre choix des moyens d'exécution, 534, 584
– Intervention de la chambre, 576
– Juges, 558-562
– Jurisprudence, 522, 526-527, 529-531, 534-535, 537-539, 541-543, 545, 547-551, 556
– Nature, 556-557
– Origine, 552
– Procédure, 571-585
– Caractère définitif et obligatoire, 583
– Conciliation (recherche d'une), 578
– Examen contradictoire, 577
– Recevabilité, 573-576
– Protocole no 11, 520, 536, 554, 570, 572
– Réforme, 554-555
– Structure, 563-568
– Formations de la Cour, 565-568
– Greffe, 564
– Présidence, 563
Cour suprême des États-Unis, 169-171, 505-507
Croyances, 486

D
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 19, 40, 61, 93, 106, 145-146, 176,
193, 199, 484
Déclaration universelle des droits de l'homme, 32, 34, 519
Déclarations de droits
– Conventions particulières, 34
– Déclarations régionales, 35
Détention, 233
– Provisoire, 234, 478
Dignité de la personne humaine, 214-216
– Affirmation, 214
– Union européenne, 734 s.
– Applications, 216
– Implications, 215
Discriminations primaires/secondaires, 109-113
Double degré de juridiction (principe de), 437
Drittwirkung, 126, 129, 197
Droit à l'environnement
– Dans le cadre constitutionnel, 211
– Dans le cadre européen, 551
– Union européenne, 676, 785
Droit à la paix, 211
Droit à la participation, 370-377
– Droit comparé
– Droit à la négociation collective, 370-372
– Droit français, 373-377
– Bénéficiaires, 375
– Moyens, 376
– Objet, 377
– Pouvoir d'appréciation du législateur, 374
– Valeur, 373
Droit à la vie
– Convention européenne des droits de l'homme, 546, 587-591
– Union européenne, 676
Droit à mener une vie familiale normale, v. Droits-créances
– Dans le cadre constitutionnel, 228
Droit au développement, 211
Droit au travail
– Union européenne, 676
Droit communautaire, 102
– Primauté, 674, 699
Droit d'asile
– Dans le cadre constitutionnel, 345-348
– Droit comparé, 346
– Droit français, 347-348
Droit de grève, 363-369
– Droit comparé, 363-364
– Limites, 364
– Reconnaissance et définition, 363
– Titulaires, 363
– Droit français, 365-369
– Consécration, 365
– Définition de la grève, 367
– Jurisprudence du Conseil constitutionnel, 366
– Limites, 368-369
Droit de propriété
– Convention européenne des droits de l'homme, 630-634
– Atteintes à la substance, 634
– Atteintes aux biens, 633
– Droit à l'indemnisation, 632
– Privation totale de l'usage d'un bien, 631
– Dans le cadre constitutionnel, 330-338
– Droit comparé, 331 s.
– Droit français, 332-338
– Union européenne, 764
Droit de séjour
– Ressortissants communautaires, 691, 731
– Ressortissants d'États tiers, 733
Droit fiscal, 490, 513
Droit français, v. Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Italie, Portugal
Droit international, 101-103, 519
– Contrôle juridictionnel des droits et libertés fondamentaux, 519
– Droit international public, 102
Droit naturel, 8, 82
Droits-créances, 130, 189, 210, 387-427, 518, 544
– Droit international public
– Définition, 391
– Droit comparé, 394-402
– Droit français, 403-427
– Origine, 388
– Principe de participation, 676
– Union européenne, 678, 789
Droits de l'homme, 3-55, 88
Droits et libertés fondamentaux
– Bénéficiaires, 109-113, 186-191
– Caractère objectif, 82, 90, 126
– Catalogue européen, 545-551
– Catégories, 210
– Communautarisation, 687, 750
– Conciliation, 203
– Entre droits fondamentaux, 204
– Entre droits fondamentaux et intérêt général, 205
– Débiteurs, 125-129, 192
– Définition, 87
– Droits constitutionnels, 100
– Droits conventionnels, 101-103
– Dénaturation, 107, 160-161, 206, 207
– Destinataires, 108-129
– Effets directs/indirects, 129
– Effets horizontaux, 126-128, 197-201
– Hiérarchie, 204
– Limitation, 163
– Convention européenne des droits de l'homme, 537, 538
– Noms, 89
– Notion, 2, 70
– Portée de la protection
– Convention européenne des droits de l'homme, 545-551
– Protection constitutionnelle, 139-517
– Garanties de fond, 148-168
– Inscription constitutionnelle, 142-146
– Respect du contenu essentiel, 160 s., 207, 208
– Titulaires, 114-124, 186-191
Droits-garanties
– Convention européenne des droits de l'homme, 645-647
– Droit à un procès équitable
– Convention européenne des droits de l'homme, 654 s.
– Union européenne, 770-772
– Droit au juge
– Convention européenne des droits de l'homme, 653
– Droit comparé, 431-436
– Droit français, 437-439
– Union européenne, 767-768
– Droits de la défense
– Convention européenne des droits de l'homme, 667
– Droit comparé, 442-446
– Droit français, 447-452
– Union européenne, 770-771
– Légalité des délits et des peines
– Convention européenne des droits de l'homme, 648-652
– Droit comparé, 466
– Droit français, 467
– Union européenne, 776
– Nécessité des peines, 475-476
– Présomption d'innocence
– Convention européenne des droits de l'homme, 666
– Droit consittutionnel, 477 s.
– Union européenne, 778
– Rétroactivité et non rétroactivité des lois pénales
– Convention européenne des droits de l'homme, 648-652
– Droit comparé, 468 s., 473 s.
– Droit français, 469 s.
– Union européenne, 777
– Sécurité juridique, 225
– Droit comparé, 454-459
– Union européenne, 773
Droits-participation, 190, 210, 378-389
– Définition, 378
– Droit à des élections libres
– Convention européenne des droits de l'homme, 637-639
– Droit de suffrage, 379, 680
– Citoyenneté européenne, v. Droit de séjour
– Union européenne, 379, 383-384, 388-389, 687
Droits sociaux, 130-138
Droits subjectifs, 7, 70, 123
Due process (clause du), 429, 431, 441, 457, 459

E
Égalité, 8, 12, 19, 22, 25, 46
Égalité (droit à), 193, 199, 479-517
– Accès à l'instruction et à la culture, 413
– Accès au service public, 414
– Aides à l'enseignement privé, 416
– Classifications suspectes, 493
– Contrôle constitutionnel
– Droit fiscal, 490
– Intensité, 491-500
– Normes de référence, 485-486
– Critères objectifs et rationnels, 489
– Définition, 479, 488
– Droit fondamental constitutionnel, 482
– Égalité déterminée, 486-487
– Égalité indéterminée, 488-490
– Principe général du droit, 481
– Devant la loi, 436
– Discriminations, 412, 487, 492-497, v. Non-discrimination
– États-Unis, 494
– France, 495
– Typologie, 492-496
– Discriminations positives, 501-517
– Conception française, 501-517
– Critères de discrimination, 513, 515
– Dans l'accès à la fonction publique, 512
– Définition, 502, 503
– Discriminations positives territoriales, 513
– Historique, 501
– Limites à la création de discriminations positives, 514-517
– Domaine, 487
– Droit communautaire, 713 s.
– Entre Français et étrangers, 408
– États-Unis, 484
– France, 198, 200
– Matérielle, 788 s.
– Nature, 482
– Origine, 487, 495, 512
– Race, 142, 512
– Religion, 487
– Sexe, 487, 495
– Sources, 484-490
– Valeur, 480, 481-485
Embryons, 214
– Convention européenne des droits de l'homme, 589
Esclavage et servitude
– Convention européenne des droits de l'homme, 598-602
– Esclavage, 599
– Servitude, 600
– Travail forcé ou obligatoire, 601s.
Espagne, 508
– Constitution, 219, 436, 444, 446, 453
– Droits fondamentaux, 124, 149
– Tribunal constitutionnel, 359, 363, 379, 399, 436, 500, 508
État d'urgence, 167
État de droit, 74, 430
État de siège, 162, 166
États-Unis
– Constitution
– 5e et 14e Amendements, 431, 442
– 6e Amendement, 442
– Contrôle minimum, 432, v. Rational basis
– Discriminations interdites, 493
– Discriminations positives
– Mise en œuvre, 505-507
– Droit au juge, 431-432
– Droits de la défense, 442-443
– Due process, 428, 431, 440, 456, 458
– Égalité, 484
– Garanties juridictionnelles, 169
– Liberté d'expression, 320
Étrangers, 191
– Droit de suffrage, 378-382, 384
– Maintien en zone d'attente, 230 s., 235
– Reconduite à la frontière, 266
– Séjour irrégulier, 216
Exception d'inconventionnalité, 121

F
Fonction publique
– Communautaire, 732
Formation professionnelle, 413
Foulard islamique, 417

G
Garantie des droits
– Formes, 19, 44, 55, 67
– Juge, 62
– Loi, 19, 61
Garanties institutionnelles, 91
Garde à vue, 247, 478

H
Habeas corpus, 219, 428, 431, 440
Hiérarchie des normes, 86, 99, 105
Human Rights Act, 529

I
Indétermination sémantique des textes, 94
Individu, 7, 11, 19, 23-24, 47, 49
Intérêt général, 205, 486
Interruption volontaire de grossesse
– Convention européenne des droits de l'homme, 590
Inviolabilité de la correspondance, 228, 276
Inviolabilité du domicile, 219, 228, 276
Irlande
– Constitution, 444
Italie, 307, 434, 508
– Constitution, 435, 444
– Cour constitutionnelle italienne, 363, 364, 367, 402, 455, 509, 515
– et Cour de justice des Communautés européennes, 674
– Valeurs suprêmes de l'ordre constitutionnel, 445

J
Justice constitutionnelle, v. Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Italie, Portugal
– et droits fondamentaux, 170-173
L
Laïcité, 414, 417
– Financement public d'équipements à caractère religieux, 314
Libéralisme, 11, 21-24, 47
Liberté civile, 84
Liberté contractuelle
– Union européenne, 673
Liberté d'aller et venir, v. Libre circulation
– Convention européenne des droits de l'homme, 603-605
– Définition, 603
– Garanties, 605
– Portée, 604
– Dans le cadre constitutionnel, 217, 219, 229
– Contenu, v. Libre circulation
– Domaine, v. Libre circulation
– Fondement, v. Libre circulation
– Protection, 254 s.
Liberté d'association et de réunion
– Convention européenne des droits de l'homme, 548, 635-636
– Étendue, 635
– Limites, 636
– Dans le cadre constitutionnel, 287-295
– Conséquences, 292
– Droit comparé, 287-288
– Droit français, 289-295
– Limites, 293
Liberté d'enseignement, 296-302, 415
– Droit constitutionnel comparé, 296
– Droit constitutionnel français, 297-302
– Aide aux établissements d'enseignement privé, 300
– Caractère propre, 299
– Conception, 301
– Principe d'indépendance des enseignants chercheurs, 302
– Principe fondamental reconnu par les lois de la République, 298
Liberté d'entreprendre
– Dans le cadre constitutionnel, 339-344
– Droit comparé, 339-342
– Droit français, 342-344
– Dans le cadre de l'Union européenne, 673
Liberté d'expression et de communication
– Convention européenne des droits de l'homme, 537, 621-625
– Contenu, 621-623, 626
– Limites, 624 –547_4
– Droit constitutionnel comparé, 317-320
– Allemagne, 318
– Définitions, 317
– États-Unis, 320
– Italie, 319
– Droit constitutionnel français, 321-329
– Fondements, 321
– Internet, 329
– Liberté de communication audiovisuelle, 326
– Liberté de la presse, 325
– Objectifs de pluralisme et de transparence, 323
– Union européenne, 762
Liberté de mariage, 266 s., 615
Liberté de pensée, de conscience, d'opinion et de religion
– Convention européenne des droits de l'homme, 537, 618-620
– Contenu, 619
– Objection de conscience, 620
– Pluralisme, 618
– Dans le cadre constitutionnel, 303-314
– Allemagne, 305
– Belgique, 308
– Droit comparé, 303-309
– Droit français, 310-314
– Espagne, 306
– États-Unis, 309
– Italie, 307
– Union européenne, 761
Liberté individuelle
– Dans le cadre constitutionnel, 217, 275
– Fondements textuels, 217
– Limites de la notion, 246
– Notion, 219
– Protection, 243-275
Liberté personnelle, 122, 247 s.
Liberté syndicale, 354s.
– Applications, 356s.
– Liberté des salariés, 360
– Liberté des syndicats, 356-359
– Fondements constitutionnels, 355
– Union européenne, 765
Libertés publiques, 56-68, 88
– Développement, 60, 65-66
– et justice administrative, 104
– Notion, 59, 65
– Portée et limites, 64-68
– Régime juridique, 61-63
Libre administration des collectivités territoriales, 416
Libre circulation, 730-734
Lois constitutionnelles de 1875, 141

M
Mesures privatives de liberté, 230
Mesures restrictives de liberté, 229 s., 250 s.

N
Nationalisation, 336-337
Non-discrimination (principe de), 550, 672, 715
Normes jurisprudentielles, 84

O
Objectif de valeur constitutionnelle
– Accès à un logement décent, 216, 424-425
Ordre juridique, 85
Ordre public
– Européen
– Effets, 537
– Notion, 522
– Protection, 537
Organisation internationale du travail
– Convention no 105, 601
– Convention no 29, 601

P
Pactes des Nations unies, 34, 529, 700
Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme, 519, 546
Parlement européen, 674-676, 678 s.
Peine de mort
– Convention européenne des droits de l'homme, 536, 591
Permissions d'agir, 94
Personnes morales, 112-113, 187-189
– de droit public, 113
Personnes physiques, 187
Placement d'office dans un hôpital psychiatrique, 270
Police judiciaire, 233 s.
Portugal
– Constitution, 444
– Tribunal constitutionnel, 425
Positivisme juridique, 24, 27, 67
Pouvoir discrétionnaire du législateur, 159
Préambule de la Constitution de 1946, 28, 41, 67, 141, 145, 150 s., 152, 176, 193, 213,
391, 402
– Alinéa 1, 201
– Alinéa 10, 187, 412, 423
– Alinéa 11, 187, 401, 405, 423, 485
– Alinéa 12, 417, 485
– Alinéa 13, 413, 416, 485
– Alinéa 16, 485
– Alinéa 18, 485
– Alinéa 3, 485
– Alinéa 5, 419-420
– Alinéa 6, 485
– Alinéa 7, 364
– Alinéa 8, 372-373
Présomption d'innocence, 477-478
Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, 89, 144, 146
– Droits de la défense, 447
– Liberté d'enseignement, 416
Principes généraux du droit, 481
Principes généraux du droit communautaire, 687, 689-690, 705-711
– et Conseil d'État, 710
Privatisations, 335, 336
Proportionnalité, 788 s.
Proportionnalité des peines (principe de), 475
Protection des consommateurs, 676
Protection européenne et communautaire
– Développement de la protection, 518
– Subsidiarité de la protection européenne, 533, 534

Q
Questions préjudicielles, v. Recours juridictionnels
– À la Cour de justice des Communautés européennes, 795-797
– Devant le Conseil constitutionnel, v. Recours juridictionnels

R
Rational basis, v. États-Unis
– Contrôle minimum, 432
Recours directs, 119-124, 792-794
Recours en annulation, 793
Recours en carence, 793
Recours juridictionnels
– Union européenne, 790-797
– Objet, 792
– Recours directs, 792-794
– Recours indirects, 795-797
Recours pour excès de pouvoir, 437
Référé-liberté fondamentale, 184
Renvoi préjudiciel, 795
Réserve de loi, 105, 155-159, 206
– Italie, 435
Réserves d'interprétation, 196
Royaume-Uni
– Grande Charte de 1215, 429, 431
– Habeas corpus, 429, 432, 444
– Intégration à la Convention européenne des droits de l'homme, 529

S
Schengen (espace), 732
Schuman R. (déclaration), 671
Séparation des autorités administratives et judiciaires, 266
Séparation des pouvoirs (principe de), 436
Services publics
– Constitutionnels, 368, 411
– Droit de grève, 368
– Égalité d'accès, 413
– Neutralité, 416
– Sociaux, 410
Sida, 419
Socialismes
– Courants non marxistes, 27
– Marxisme, 12, 45
Strict scrutiny, 431
Suisse
– Constitution, 455
– Tribunal fédéral, 144
Supraconstitutionnalité, 82
Syndicats
– Action syndicale, 362
– Droit de grève, 367
– Négociations collectives, 370-374

T
Terrorisme, 162
Théorie de la loi-écran, 153-154
Théorie des contraintes argumentatives, 84
Théorie des statuts (actif, négatif, positif), 131, 210
Théorie pure du droit, 80
Théorie réaliste de l'interprétation, 84
Torture et traitements inhumains ou dégradants
– Convention européenne des droits de l'homme, 593-597
– Définition, 594
– Interdiction absolue, 593
– Preuve, 595
Traditions constitutionnelles communes aux États membres, 693-699
Traité d'Amsterdam, 677 s.
Traité de Nice, 679
Traité sur l'Union européenne, 678 s.
Travailleurs, 360-375

U
Union européenne, 190, 670-795
– Traités constitutifs, 671-672, v. Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne

V
Vie privée
– Droit au respect de la, 276 s.
Vie privée (droit au respect de la), 217-223, 229
– Conception extensive, 608 s.
– Contenu, 228
– Convention européenne des droits de l'homme, 605-616
– Définition, 606
– Secret de la vie privée, 613
– Vie familiale, 614-617
– Union européenne, 752-760
– Voies de recours, 143
1. Publié in RIDC, no 2, 3e trim. 1981, puis dans la collection « Droit public positif »,
et en espagnol par le Centre d'études constitutionnelles de Madrid.
10. V. auparavant, la Déclaration adoptée en 1973 à Copenhague au terme de laquelle
les États « entendent sauvegarder les principes de la démocratie représentative, du règne
de la loi, de la justice sociale [...] et du respect des droits de l'homme [...] ».
11. Le traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 est, contrairement au projet avorté de
Constitution européenne, un texte qui modifie mais ne fait pas disparaître les traités
antérieurs. Il maintient, en le modifiant mais sans en changer l'intitulé, le traité sur l'Union
européenne signé à Maastricht le 7 février 1992 d'une part, et le traité instituant la
Communauté européenne, dont il modifie le contenu et change l'appellation, celui-ci
devenant « traité sur le fonctionnement de l'Union européenne » (TFUE). Il en résulte que
la Communauté européenne disparaît au profit de la seule Union européenne celle-ci
s'appuyant à sont tour sur deux traités : le TUE et le TFUE.
12. Le projet regroupe en tout, cinq instruments : un projet d'accord sur l'adhésion et
un projet de rapport explicatif, un projet de déclaration de l'UE, un projet de règles à
ajouter aux règles du Comité des ministres pour la surveillance de l'exécution des arrêts et
des termes des règlements amiables dans les affaires auxquelles l'UE serait partie ainsi
qu'un projet de modèle de mémorandum d'accord.
2. Le professeur Jean RIVERO n'écrit-il pas dans l'introduction de sa 1re édition
(p. 10) : « Jusqu'en 1954, le régime des principales libertés trouvait place, soit dans le
cours de droit administratif sous l'angle de la police […] ».
3. « L'énumération de certains droits dans la Constitution ne devra pas être interprétée
comme annulant ou restreignant d'autres droits conservés par le peuple ».
4. Cf. A. Dupront, Qu'est-ce que les Lumières ?, Folio Histoire, Paris, 1996, p. 214-
230.
5. Cf. A. Hamilton, in A. Hamilton, J. Jay et J. Madison, Le Fédéraliste, Economica,
Paris, 1988 (reprint), no LXXIV, p. 715-719.
6. Les démembrements de la liberté personnelle feront l'objet d'une étude individuelle
dans les paragraphes suivants.
7. Le cours de Bertrand Mathieu, dispensé à l'occasion du IXe Cours international de
justice constitutionnelle à Aix-en-Provence (septembre 1997) et publié à l'AIJC 1997
(p. 310), sur « le droit constitutionnel de la grève », constitue le texte de référence,
principale source des développements qui suivent.
8. Cette bibliographie a été établie avec l'aide de Valérie Bernaud, maître de
conférences à l'Université d'Avignon, qui a soutenu une thèse sur les droits
constitutionnels des travailleurs.
9. V. la contribution de L. Favoreu aux Mélanges Jean Waline (Dalloz, 2002).

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