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(2015)
Survol
des grandes théories
en ethnologies
NOTES DE COURS
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
Page web. Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/
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Michel Verdon
Anthropologue, département d’anthropologie, Université de Montréal
PREMIÈRE PARTIE.
SURVOL DE L’ANTHROPOLOGIE SOCIALE
(ANGLAISE PUIS FRANÇAISE)
LES PRÉ-FONCTIONNALISTES
Comte : pré-fonctionnaliste ?
LES FONCTIONNALISTES
1. Avant 1913
2. (1922 - 1935).
A. La thèse individualiste.
B. Le « fonctionnalisme de sens commun ».
C. Un testament fonctionnaliste ?
D. INTERMÈDE
A. Qu’est-ce que la science, et que fait-elle (cette partie n’est pas ma-
tière à examen) ?
B. Qu’est-ce qu’un « système social » ?
Rapports entre système et fonction
C. Que sera une « science sociale » ?
VERS LE STRUCTURALISME :
L’ANTHROPOLOGIE FRANÇAISE
I. DURKHEIM À NOUVEAU
II. MARCEL MAUSS (1872-1950)
III. CLAUDE LÉVI-STRAUSS (1908 - 2010)
DEUXIÈME PARTIE.
SURVOL DE L’ANTHROPOLOGIE
CULTURELLE AMÉRICAINE
LA TOILE DE FOND :
MORGAN ET TYLOR
La thèse
Un bilan
DE 1900 À 1960 :
LA « QUÊTE » DES PATTERNS
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 7
Implications méthodologiques
Deuxième série d’implications méthodologiques
I. L’ANTHROPOLOGIE COGNITIVE
Introduction
1. Analyse cognitive de l’univers matériel (au sens large)
2. Analyse cognitive du comportement humain : les thèses de Ward
GOODENOUGH.
I. La prétendue modernité
II. La prétendue post-modernité
1. L’échec du colonialisme
2. Simultanément, transformations internes :
PRÉAMBULE
L’INDIVIDUALISME
EN THÉORIE SOCIALE
2 Dont le livre le plus célèbre est le Léviathan (1651). [Ce livre est disponible
dans Les Classiques des sciences sociales en texte intégral. JMT.]
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 10
La vision aristotélicienne
du monde physique et social
cela par les attributs de la pierre. Une fois par terre, la pierre n’a plus
aucune intention de se déplacer, puisqu’elle a atteint sa place natu-
relle. Une fois dans leurs places naturelles, selon Aristote, les objets
n’ont aucune raison de bouger. D’où sa conclusion fondamentale pour
l’étude du mouvement : la matière est intrinsèquement immobile.
Alors, comment expliquer le mouvement, puisque nous voyons quand
même les objets se déplacer ? Sa réponse nous apparaît aujourd’hui
étrange, mais elle était logique dans le cadre de sa compréhension des
choses. Prenons l’exemple du lancer d’une pierre (exemple de mou-
vement). La pierre se trouve par terre, à sa place naturelle (puisque la
terre est là où se retrouvent les choses lourdes, et la pierre appartient à
la catégorie des choses lourdes). Pour qu’elle soit projetée, il faut
qu’un agent animé (donc doté intrinsèquement de mouvement, comme
les animaux ou les êtres humains) la prenne et la lance. Ce faisant, il
l’envoie dans les airs, qui est la place naturelle des objets légers. Ce-
lui qui lance la pierre dans les airs (place naturelle des objets légers)
fait donc violence à la nature de la pierre, en lui imposant le caractère
des objets légers. A un certain point, la pierre n’en peut plus, et elle
cherche à réactualiser son potentiel d’objet lourd. Bref, elle cherche à
revenir à sa place naturelle (la terre), et c’est selon Aristote ce qui ex-
plique que la pierre retombe. La pierre veut revenir « chez elle », pour
ainsi dire, son mouvement de retour s’explique par le fait qu’elle
cherche à regagner sa place naturelle.
Vous pouvez oublier tous les détails de l’ontologie et de la dyna-
mique aristotéliciennes. Je les ai mentionnés pour faire ressortir son
mode de raisonnement. Remarquez qu’il explique le mouvement de
retour de la pierre (ou sa chute) en termes d’un but, soit celui qu’a la
pierre de revenir à sa place naturelle. Le mot « but », en grec, se dit
« telos », et toute explication en termes de buts, c’est-à-dire en termes
d’effets, est dite « téléologique » (concept immensément important).
Qu’est-ce qu’un raisonnement téléologique ? Dans un cours de philo-
sophie, nous y consacrerions plusieurs heures ; dans le cadre de ce
cours, nous ne retiendrons que deux éléments :
son inverse. D’abord et avant tout, cette Nouvelle Science reniait toute
explication téléologique, pour lui substituer le mode de raisonnement
qui est le nôtre aujourd’hui dans la majorité des branches du savoir,
soit un raisonnement non-téléologique, c’est-à-dire une forme
d’argumentation qui, tout simplement, cherche à expliquer un phéno-
mène par ses causes, non par ses effets (une mutation précède
l’allongement du cou de la girafe, la gravité explique le mouvement
de retour de la pierre, et ainsi de suite). Mais la Nouvelle Science ap-
portait beaucoup plus. Examinons de plus près le problème qu’ils es-
sayaient d’expliquer, soit d’une part le mouvement de la matière et, de
façon plus générale, le mouvement des planètes dans le système so-
laire.
Ici, quel est le tout ? - Le système solaire. Quelles sont les parties ?
Les particules de matière (que certains appelaient déjà « atomes »).
Or, dans la logique de la Nouvelle Science, on ne pouvait expliquer le
tout qu’à partir des parties, mais de façon non-téléologique. Comment
s’y prendre ? Tout d’abord, en supposant que le tout n’est rien d’autre
que la somme de ses parties (proposition des plus importantes). En
d’autres termes, il n’y a aucune loi qui gouverne le tout (puisque le
tout n’est qu’une sommation - comme la somme des rouages dans une
horloge) ; les seules lois sont celles qui dictent le mouvement des par-
ties (les particules de matière), de sorte que les lois du « tout » ne sont
que celles des parties. Mais notons qu’il ne s’agit pas d’inscrire le tout
dans la partie, comme le faisaient les Aristotéliciens. Au contraire,
dans la Nouvelle Science, le tout et la partie ont même des caractéris-
tiques différentes ! Et c’est là un de ses accomplissements majeurs.
Attardons-nous brièvement sur ce dernier exploit.
Le tout que cherche à expliquer la Nouvelle Science, c’est le mou-
vement qui anime le système solaire. Notons, entre autres choses, que
le mouvement des planètes est elliptique, et qu’il est également accé-
léré. Or, quel est le mouvement des parties ? À partir de Descartes
(qui influencera Hobbes), on suppose que, sans l’action de forces, les
particules de matière suivraient une trajectoire rectiligne (donc, tout le
contraire d’elliptique) à une vitesse constante (contraire d’accéléré).
Remarquez l’exploit de cette Nouvelle Science (culminant dans
l’oeuvre de Newton) : on explique les caractéristiques du tout (le sys-
tème solaire) à partir de lois contraires à celles qui dirigent le mou-
vement des parties. En postulant que le mouvement « naturel » (le
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 15
[25]
Première partie
SURVOL DE
L’ANTHROPOLOGIE SOCIALE
(ANGLAISE PUIS FRANÇAISE)
[1]
Première partie.
Survol de l’anthropologie sociale
(anglaise puis française)
LES PRÉ-
FONCTIONNALISTES
I. AUGUSTE COMTE
(1798-1857)
Comte : pré-fonctionnaliste ?
D’une part, l’Esprit chez Comte est source de consensus parce que,
(a) le consensus social, selon Comte, se fait par les croyances que les
gens partagent en commun et, (b) parce que les croyances sont des
produits de l’Esprit humain. Toutefois, l’Esprit humain est également
en évolution, comme nous l’avons déjà vu (la loi des trois états). Il est
toujours en mouvement, il change sans cesse, mais ce changement
est :
Sentiments
Idées
mitives comme chez les polypes, toute une partie du corps social peut
quitter sans menacer l’existence du tout ; d’où la faible intégration.
D’où, également, une conclusion importante qui contredit ses présup-
posés de départ : dans les sociétés primitives, la vie du tout n’est rien
de plus que la vie de la somme de ses parties. Ce n’est donc plus vrai
que la société est plus que la somme de ses parties ; ce n’est vrai que
des sociétés plus « évoluées ».
En quoi, donc, se caractérise l’évolution sociale selon Spencer ?
Tout d’abord, par une augmentation de la masse sociale. Puis, par une
différenciation fonctionnelle accrue (un plus grand nombre d’activités
différentes). Dorénavant, certains individus commencent à se spéciali-
ser dans l’exécution de certaines tâches (agriculteurs, forgerons, sol-
dats, etc.), amorçant ainsi une différenciation structurelle qui s’accroît
sans cesse. À mesure que les individus se spécialisent, nous assistons
donc au développement d’une division du travail social, et d’une hété-
rogénéité croissante de la société (donc, différenciation fonctionnelle
= différenciation structurelle, et différenciation structurelle = division
du travail social = hétérogénéité). Bref, l’évolution sociale spencé-
rienne se caractérise par des différenciation fonctionnelle et structu-
relle croissantes ou, en d’autres termes, par un passage de l’homogène
à l’hétérogène.
Quelles en sont les conséquences ? Plus les individus se spéciali-
sent, selon Spencer, plus ils se différencient les uns des autres, c’est-à-
dire, plus ils s’individualisent 7 ; l’évolution inaugure donc un proces-
sus d’individualisation. Plus les individus sont « individualisés » (do-
tés d’une individualité propre, qui les distingue), moins ils sont rem-
plaçables. Prenons notre société, et éliminons-en tous les électriciens ;
la société s’écroule. Donc, raisonne Spencer, plus les individus
s’individualisent, plus ils dépendent les uns des autres, de sorte que
l’évolution à ses yeux se caractérise également par un processus
d’individualisation et d’interdépendance, ce qui entraîne toute une sé-
rie d’autres conséquences. En effet, plus les individus sont spécialisés
et à la fois interdépendants, plus se fait sentir le besoin de coordina-
cer, par exemple, reconnaît une influence aux idées : ce sont en der-
nier lieu les éléments qui donne à la société sa forme finale (chez
Marx, les idées jouent également un rôle actif). Le matérialisme spen-
cérien ne représente donc pas un cas de pur matérialisme mais, dans le
cadre de ce cours nous le considérerons comme un théoricien matéria-
liste, pour des raisons didactiques.
Enfin, un dernier mot à propos de l’évolution chez Spencer. No-
tons un problème intrinsèque à tout évolutionnisme. Dans la mesure
où une reconstruction phylogénétique ou sociogénétique décrit une
séquence qui normalement va du plus simple au plus complexe, elle
présente l’évolution comme un processus qui va dans une direction
précise. Superficiellement, l’auteur semble avoir une vision téléolo-
gique de l’évolution. Mais je renvois à la distinction entre théorie et
reconstruction phylogénétique (ou sociogénétique). Quand on dit
d’une théorie de l’évolution qu’elle est téléologique ou non, on se
base précisément sur le modèle explicatif du processus évolutif (où
modèle explicatif = théorie), non pas sur la reconstruction phylogéné-
tique ou sociogénétique. En d’autres termes, pour caractériser la pen-
sée de Spencer sur l’évolution en termes de téléologie ou non il faut se
référer à sa théorie de l’évolution, et non pas à sa reconstruction so-
ciogénétique. Si l’évolution résulte essentiellement de changements
dans l’environnement, il est impossible de prédire où elle va, puisqu’il
est impossible de prévoir l’orientation des changements environne-
mentaux. La théorie de l’évolution de Spencer ne postule donc aucune
direction prédéterminée à l’évolution (quoique sa reconstruction so-
ciogénétique le fasse !). Dans ce sens, et ce sens uniquement, on dira
qu’il a formulé une théorie non-téléologique de l’évolution, contrai-
rement à Comte. Enfin, si Comte plaçait le moteur de l’évolution dans
l’Esprit humain, il expliquait cette évolution par des facteurs endo-
gènes ; dans la mesure où Spencer invoque l’environnement (extérieur
à la société), il fait appel à des facteurs exogènes.
Première partie.
Survol de l’anthropologie sociale
(anglaise puis française)
LES FONCTIONNALISTES
I. ÉMILE DURKHEIM
(1858-1917)
conséquent, Durkheim doit leur ajouter certains attributs qui les arra-
chent à la psychologie. La citation que je viens de lire ajoutent deux
attributs : ce sont des représentations mentales collectives et, de ce fait
même, puisqu’elles émanent de la conscience collective, elles sont
externes, déclare Durkheim. Pourquoi « collectives et externes » ?
Pour les soustraire à l’emprise de la psychologie. Si elles sont ex-
ternes, ces représentations ne peuvent être que coercitives (dans une
psychologie dont l’inconscient est absent, rappelez-vous) car, en étant
externes, elles échappent à sa conscience individuelle et à sa volonté.
Donc, en décrivant les représentations mentales de la conscience col-
lective comme étant externes il en conclut logiquement qu’elles sont
contraignantes ; les « faits sociaux » sont des représentations mentales
collectives, externes et contraignantes, et ces attribut les arrachaient à
la psychologie. Le « fait social » lui apparaissait alors comme quelque
chose de spécifique à l’analyse sociologique.
NOTA BENE :
Donc :
pouvons nous faire une notion adéquate par un simple procédé d’analyse
mentale, tout ce que l’esprit ne peut arriver à comprendre qu’à condition
de sortir de lui-même, par voie d’observations et d’expérimentations, en
passant progressivement des caractères les plus extérieurs et les plus im-
médiatement accessibles aux moins visibles et aux plus profonds. » (Pré-
face, xiii).
Mais la séquence qu’on peut extraire des deux derniers énoncés re-
cèle un épineux problème. Reprenons cette séquence : (a) je veux ex-
pliquer l’existence de la société (donc, le fait que les individus
s’associent en groupes), étant donné que les individus sont individua-
listes ; (b) je dois invoquer une contrainte ; (c) dans Les règles de la
méthode sociologique, cette contrainte émane du fait social (représen-
tations mentales externes et contraignantes) ; (d) mais ce fait social
présuppose l’association d’individus ! Or, c’est ce que je cherche à
expliquer. Son argument est donc du type :
C → A B C. Cette forme d’argument circulaire est dite tau-
tologique (et non « téléologique », ni « théologique »…). En d’autres
termes, la théorie durkheimienne est purement tautologique.
C’est également une théorie du consensus, dans la mesure où la
conscience collective génère des représentations mentales que les in-
dividus intègrent, ou acceptent malgré eux. Comme toute théorie du
consensus, elle ne sait que faire du conflit, et tout spécialement de la
stratification. De plus, dans le mesure où Durkheim perçoit la société
comme une réalité séparée des individus, capable de conscience, et
dont les représentations mentales assurent l’existence et la persistance
de la société, sa sociologie est idéaliste.
apparue pour exécuter cette activité. Bref, cet énoncé est implicite-
ment une explication de l’existence de la famille.
De plus, il y a un déplacement majeur dans les deux années qui sé-
parent De la division du travail social des Règles de la méthode socio-
logique. Dans le premier ouvrage, conscience collective et conscience
individuelle existent en raison inverse l’une de l’autre, et évoluent de
la même façon. Dans le deuxième ouvrage, la conscience collective
n’est que la conscience du groupe, de la société. La société est, son
existence précède celle de l’individu, et elle a sa propre conscience
qui génère ses propres représentations. Ainsi toute société comprend à
la fois une conscience collective et des consciences individuelles. Le
pré-fonctionnalisme se dissout lentement...
En dernier lieu, j’aimerais attirer votre attention sur un dernier as-
pect de l’œuvre du « premier » Durkheim. Quoique Durkheim se situe
constamment contre Comte et Spencer dans ses deux premiers grands
classiques, il est évident qu’il leur est profondément endetté. Analysez
attentivement le Tableau 4. On y voit deux volets : le premier porte
sur les représentations collectives, les produits de la conscience col-
lective (croyances, droit, et ainsi de suite). Par cette référence aux re-
présentations mentales produites par la collectivité, Durkheim re-
prend, et semble prolonger Comte.. Lorsqu’on scrute de près le deu-
xième volet, celui de la structure sociale, on ne peut manquer d’être
frappé de la ressemblance avec les thèses de Spencer que, encore une
fois, il pousse plus avant. Au total, on pourrait conclure que dans De
la division du travail social et dans Les règles de la méthode sociolo-
gique, Durkheim fait en quelque sorte la synthèse de la pensée de
Comte et de celle Spencer, tout en les développant.
A. La thèse individualiste.
té, il passe d’une chose à l’autre au fil des observations qui s’imposent
à lui. Il se promène, voit des cultivateurs, et parle d’agriculture, de la
magie qui l’entoure et de la puissance de travail des indigènes. Il con-
tinue sa route, voit un couple dans une hutte, et dit un mot sur
l’architecture, la collaboration dans la construction des huttes, et de la
vie familiale. Mais il y a plus. Prenons l’exemple des pirogues. Il en
voit la construction, la décrit. Mais la pirogue est également « bénie »
par un fonctionnaire religieux, et il parle des rituels qui l’entourent.
Puis de l’économique qu’elle implique. Et du fait que ce sont surtout
des chefs qui peuvent se payer des pirogues. En résumé, à partir d’un
élément, soit la pirogue, il parlera de culture matérielle, d’esthétique,
de religion, de parenté, d’économique et de politique. Qu’est-ce que
cela signifie ? Non pas que les différents phénomènes sont reliés, mais
plutôt qu’on ne peut les découper à l’Américaine. Le même phéno-
mène n’appartient pas exclusivement au « tiroir » de la religion ou de
la culture matérielle, mais participe simultanément à de multiples di-
mensions. Il est à la fois religieux, politique, parental, économique, et
ainsi de suite. Ce qu’il dispute, en dernière analyse, c’est l’idée d’une
discontinuité dans la vie sociale. Or, l’analyse fonctionnelle suppose,
de façon minimale, une certaine idée de rapports relativement systé-
miques, donc une certaine discontinuité. Rien de cela chez Malinows-
ki. Ce qu’on retrouve, au contraire, c’est l’idée d’enchevêtrement ou
de compénétration de la vie sociale, l’idée que tout compénètre tout,
que le religieux, le politique, l’économique traversent tous, ou presque
tous les phénomènes sociaux. C’est pour cela que je parle de « fonc-
tionnalisme de sens commun », et non d’analyse fonctionnelle ; Mali-
nowski ne met pas l’accent sur les relations entre des phénomènes
dissociés, mais sur l’enchevêtrement des multiples dimensions du so-
cial et du culturel.
Néanmoins, ses œuvres ultérieures prendront une direction qui
mènera à son testament fonctionnaliste. En effet, à partir de 1927, il
examine en détail les ramifications de la vie sexuelle à travers toutes
les institutions et, en 1935, il en fait de même avec l’économique.
L’idée d’enchevêtrement demeure, l’idée qu’une pratique centrale (vie
sexuelle, production) a des ramifications dans tous les domaines de la
vie sociale, mais ce qui ressort, c’est qu’il y a désormais des activités
privilégiées. Nous n’en sommes pas à un fonctionnalisme, mais nous
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 64
En résumé :
L’anthropologie est l’étude des institutions. Cette étude ne peut es-
compter être scientifique que si elle s’inscrit dans le cadre d’une ap-
proche fonctionnelle dans laquelle on doit distinguer, (a) les idées que
les individus se font de leurs propres institutions (leur charte) de, (b)
la « fonction réelle » de ces institutions, que devra découvrir
l’ethnologue, et qui se résume en dernière analyse à la satisfaction
d’impératifs primaires, instrumentaux et d’intégration.
C. Un testament fonctionnaliste ?
D. INTERMÈDE
13 J’ai déjà indiqué que ce livre est en fait un manuel et, à ce point de mon cours,
j’inclus habituellement un examen intra-trimestriel. Comme outils de prépara-
tion de mes examens, qui sont tous des examens objectifs étant donné le
nombre d’étudiants inscrits, j’ai inclus en annexe un organigramme des prin-
cipaux concepts vus jusqu’ici, ainsi qu’une indication comment je prépare ces
examens, pour que les étudiants puissent mieux s’y préparer.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 68
Principaux axes
pour l'étude des théories étudiées jusqu'ici
(b) les valeurs, les croyances, l'éthos d'un peuple, l'attitude et les comporte-
ments ? - C'est alors une théorie d'anthropologie culturelle.
(a) que le tout (la société) n'est rien de plus que la somme de ses parties ? -
Elle traite alors la société d'épiphénomène, suppose qu'il n'y a pas de lois
(dans le sens scientifique du terme « loi ») qui gouvernent spécifiquement
la société. On dira alors qu'il s'agit d'une théorie de type individualiste
(ou d’individualisme méthodologique, d'action sociale, ou transactionna-
liste ; ce sont tous des synonymes).
(b) que le tout (la société) est plus que la somme de ses parties ? Elle consi-
dère alors la société comme un phénomène en soi, ou un phénomène sui
generis et postule qu'il y a des lois propres au niveau social, qui ne sont
pas réductibles aux lois psychologiques qui dictent le comportement des
individus. On dira alors qu'il s'agit d'une théorie holiste, (ou de structure
sociale, ou globaliste ; ce sont encore une fois tous des synonymes).
(a) que c'est l'esprit humain, dans l'une quelconque de ses activités (rationali-
té, crédulité, symbolisation, et ainsi de suite), qui est à la source de l'exis-
tence de la société (ou de la sociabilité, ou de la solidarité, tous syno-
nymes) ? - On dira qu'il s'agit d'une théorie idéaliste.
(b) que ce sont les conditions matérielles de l'existence (i.e. les exigences du
corps) qui sont à la source de l'existence de la société (ou de la sociabilité,
ou de la solidarité) ? - On dira qu'il s'agit d'une théorie matérialiste.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 69
(b) intègre-t-elle le conflit d'une façon ou d'une autre ? - On dira alors qu'il
s'agit d'une « théorie du conflit ».
7. Supposons que vous étudiez une théorie qui intègre la dimension du chan-
gement (en tant qu'évolution ou non) :
(a) Considère-t-elle que la source des changements (ou de l'évolution) est in-
terne à la société elle-même ? On parlera alors de facteurs endogènes.
(b) Considère-t-elle que la source des changements (ou de l'évolution) est ex-
térieure à la société ? On parlera alors de facteurs exogènes.
(a) Cherche-t-elle à imiter le modèle des sciences pures et édifier une science
du social ? On la dira positiviste.
(b) Nie-t-elle que l'étude de la société (ou de la culture) puisse se modeler sur
l'exemple des sciences pures ? On la dira non-positiviste.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 70
Vous lisez dans vos notes sur R-B : la réalité phénoménale, du point de vue
de la science, se compose d'événements et de rapports entre ces événements. Je
veux donc composer une question à partir de cet énoncé. J'ampute donc mon
énoncé de ce que je veux voir apparaître dans la réponse, soit « rapports entre
événements ». Je compose donc mon énoncé :
(2) processus ;
(3) structure ;
(4) systèmes ;
Passons maintenant à une question un peu plus difficile, un exemple fondé sur
une définition, mais à laquelle s'ajoute un raisonnement. Vous trouverez dans les
notes sur Radcliffe-Brown que si on considère une dyade (une relation sociale
entre deux personnes) comme le « système social minimal », alors il s'ensuit lo-
giquement que le « système social global » ne peut être que la somme de toutes
les relations sociales dans une société donnée. Voilà donc des éléments avec les-
quels composer une question (supposons que je veux voir apparaître la réponse
en quatrième position) ; j'invente alors toutes sortes d'énoncés qui mettent divers
éléments bout à bout et vous forcent à cogiter un peu, et vous trouverez la ques-
tion suivante, par exemple :
(1) que le système social global ne peut se comprendre qu'à partir d'autres
éléments sociaux ;
(4) que le système social global ne peut être que la somme de toutes les rela-
tions sociales (ou dyades) dans une société donnée ;
Voilà comment se compose un examen comme celui que vous devrez « su-
bir » bientôt. Composez-en, soumettez-les à vos camarades de classe et testez-
vous les uns les autres. Si vous trouvez ce genre d'examen particulièrement diffi-
cile, c'est la seule recette.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 72
phiques, tout autant que par ses écrits théoriques, que Radcliffe-
Brown arriva à s’imposer. De son œuvre, nous n’aborderons que deux
textes : tout d’abord un article célèbre, « The mother’s brother in
South Africa », qui repense radicalement le problème de l’avunculat,
ainsi que A Natural Science of Society. Ce dernier texte, publié en
1948, est fondé sur des notes utilisées pour un séminaire donné à Chi-
cago en 1937. C’est une étude négligée, mais capitale pour com-
prendre les fondements de sa vision de la science et sa compréhension
de l’anthropologie.
Il découvre en effet que, « toutes les fois que nous constatons que
le frère de la mère a une importance particulière, nous constatons qu’il
en va de même de la sœur du père. La coutume d’après laquelle le fils
de la sœur peut prendre des libertés à l’égard du frère de la mère
semble être généralement accompagnée d’un devoir particulier de res-
pect et d’obéissance à l’égard de la sœur du père. » (86) Radcliffe-
Brown n’y voit pas le résultat d’un simple hasard ; ces deux pra-
tiques, selon lui, sont corrélées, elles font système : « Cette corréla-
tion (...) doit être prise en considération dans une explication des cou-
tumes relatives au frère de la mère, car ces coutumes, liées entre elles,
ne sont pas, selon moi, des institutions indépendantes, mais font partie
d’un même système (italiques ajoutées) ; et aucune explication d’un
élément du système ne peut être pertinente, si elle ne s’insère pas dans
une analyse du système pris globalement. » (86-87)
Classe ↓
Système ↓
ments, soit (1) les « systèmes » relativement arbitraires que notre es-
prit impose à la réalité et, (2) les systèmes « réels » qui logent au cœur
de la réalité même. Selon Radcliffe-Brown, nous obtenons sur un
« système naturel » lorsque les deux ((a) et (b)) coïncident. Je cite (et
traduis) :
des relations sociales ; ce sont tous des synonymes). Par voie de con-
séquence, il s’ensuit de cette définition que toute dyade (une dyade est
une relation sociale entre deux individus seulement) est un système
social ; ce serait en fait le « système social minimal ». Mais est-ce ain-
si ? Est-ce que la simple interaction entre deux individus forme un
système social ? Non, selon Radcliffe-Brown, car n’importe lequel cas
d’interaction n’est pas un système. Pour qu’un rapport interpersonnel
ait droit au titre de système social, il faut qu’il soit précisément « so-
cial », c’est-à-dire, il faut qu’il y ait une communauté d’intérêts entre
les divers individus impliqués dans l’interaction, un intérêt qui se tra-
duit par un ajustement des comportements. Sans ajustement, sans inté-
rêt commun, l’interaction serait a-sociale ; il y aurait conflit.
En d’autres termes, un système social exige une mesure de prévi-
sibilité dans les rapports interpersonnels. Si les rapports étaient com-
plètement imprévisibles, si l’on ne savait pas à quoi s’attendre lors-
qu’on rencontre un individu, si l’on ne savait pas s’il allait nous inju-
rier, nous agresser, nous cajoler ou nous saluer poliment, on l’éviterait
et l’interaction n’aurait pas lieu. Or, qui dit prévisibilité dit régularité.
Si je sais à quoi m’attendre lorsque je rencontre mon père, mon frère
ou un collègue, le rapport est régulier, de sorte que prévisibilité et ré-
gularité sont complémentaires, et toutes deux nécessaires pour qu’une
interaction soit sociale. Et quelle est la cause de cette régularité ? On
ne peut certainement pas supposer qu’elle se trouve en ce qui est
unique en nous, qu’elle résulte de nos caprices, ou de notre volonté
individuelle, raisonne Radcliffe-Brown. Si tout comportement relevait
de la plus pure idiosyncrasie, si aucun individu ne respectait aucune
coutume, on observerait un ensemble d’actes individuels mais point
de rapport social. Pour tout dire, la régularité ne peut découler que du
fait que les individus, dans leurs rapports avec d’autres individus, ad-
mettent une certaine dose de conformité, acceptent des types de com-
portements qui ne leur sont pas particuliers mais sont communs, col-
lectifs, partagés par tous les membres de la société dont ils font partie.
Dans La division du travail social, Durkheim avait baptisé « cons-
cience collective » ce type d’idées et de comportements partagés.
Rappelez-vous que ces représentations collectives étaient externes et
contraignantes. Il en est de même chez Radcliffe-Brown, sauf qu’au
lieu de parler « conscience collective » Radcliffe-Brown parle de
normes. Mais ne nous illusionnons pas, il ne s’agit que d’un nom dif-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 82
férent pour les mêmes produits. Des normes sont également des « re-
présentations mentales collectives, externes et contraignantes ». En
résumé, pour former un système social, des rapports interpersonnels
doivent être régularisés, rendus prévisibles, et ils le sont grâce à la
standardisation, ou la normalisation que leur imposent les normes.
Pour répondre à notre question précédente, pour qu’une dyade forme
un système social minimal, il faut que les comportements des indivi-
dus en présence soient ainsi prévisibles et régularisés. Notons enfin
que, pour Radcliffe-Brown, ce système, comme tout système, est réel,
il existe dans la réalité phénoménale.
Il est à noter que ce deuxième sens n’a aucun rapport avec le pre-
mier ! Dans d’autres contextes, dans d’autres écrits, Radcliffe-Brown
ignore complètement les définitions de A Natural Science of Society et
postule que la société est un système social (une totalité intégrée, dont
les parties sont reliées entre elles de façon telle que des changements
dans l’une entraîne des changements dans toutes les autres), et que ce
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 84
Première partie.
Survol de l’anthropologie sociale
(anglaise puis française)
VERS
LE STRUCTURALISME:
L’ANTHROPOLOGIE
FRANÇAISE
I. DURKHEIM À NOUVEAU
15 Durkheim voulait ainsi donner une réponse sociologique à une question philo-
sophique, mais sans succès, car la thèse est tautologique. En effet, nous ver-
rons que derrière la religion se profile la société, et la société ne peut que se
composer d’individus qui pensent leur univers en termes de sacré et profane.
D’où la nécessité que cette catégorisation soit inscrite dans le cerveau humain.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 91
tion du sacré. Et, dans ces rituels, que vénère-t-on, en fait ? On vénère
le totem ! On peut toucher un kangourou mais c’est le totem qui est
l’objet de cultes, et qu’on ne peut approcher qu’avec d’extrêmes pré-
cautions rituelles. Seuls des hommes adultes peuvent prendre part aux
rituels totémiques. Si une femme ou un étranger en était témoin, il
était tué sur-le-champ. En d’autres termes, le totem n’est pas une
simple représentation du sacré ; il est en fait plus sacré que l’animal
lui-même. Mais pourquoi ?
Si la représentation (le totem) est plus sacrée que l’animal lui-
même (le kangourou), de raisonner Durkheim, il s’ensuit que le sacré
n’est pas une propriété intrinsèque de certaines choses, ou de certains
animaux. Il n’y a rien, dans la nature même du kangourou, qui le
rende sacré. Ce n’est donc pas l’animal qui, en soi, est sacré, de sorte
qu’il ne faut pas chercher la source du sacré dans les choses dites sa-
crées, mais dans leurs représentations. Le sacré est donc quelque
chose d’ajouté aux objets, au monde extérieur. Une question surgit
alors : qu’est-ce qui est ajouté ?
Nous avons déjà dit que chaque clan dans un groupe aborigène
australien possédait son propre totem. En y réfléchissant, Durkheim
en arriva à la conclusion suivante : si chaque clan possède son totem,
il s’ensuit que les totems (donc, les représentations) ne font que reflé-
ter l’organisation sociale, ce qui le mena tout droit à la thèse centrale
de son livre : dans la religion, c’est la société qui se représente à elle-
même, sans s’en rendre compte. En d’autres termes, la religion n’est
qu’une représentation voilée que la société a d’elle-même ; la société
ne se vénère pas en tant que société, ce serait pratiquement absurde.
Elle apparaît donc aux individus sous le masque de la religion, de
sorte qu’à travers la religion la société se vénère elle-même, mais à
son insu.
Cela, selon Durkheim, expliquerait le caractère contraignant de la
religion (toujours en tant qu’ensemble de croyances ; nous viendrons
aux rites plus tard). En effet, si la religion impose des catégories (telle
la distinction sacré/profane) c’est, derrière elle, la société elle-même
qui le fait puisque la religion n’est rien d’autre que la façon dont la
société se perçoit elle-même. Or, nous avons vu que pour Durkheim la
société est une entité réelle, qui transcende les individus (elle est su-
pra-individuelle) ; si tel est le cas, elle ne peut se donner d’elle-même
qu’une image transcendante. Le sacré, c’est donc la société qui se vé-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 92
nère elle-même, qui vient se déposer dans des êtres (les divinités, les
totems, et ainsi de suite) qu’elle déclare transcendants et qu’elle ho-
nore. Si la religion parle de divinités, - c’est-à-dire d’êtres qui sont,
par définition, transcendants - et si ses vérités sont transcendantes
c’est parce que, derrière elle, c’est la société (transcendante) qui se
représente inconsciemment à elle-même. Bref, derrière la religion,
c’est en dernière analyse la société qui imprime les catégories fonda-
mentales de la pensée. C’était là sa réponse sociologique au problème
philosophique que nous avons brièvement mentionné (voir note 15).
1) Par les rites, elle agit sur les comportements (on dira qu’elle les
organise) et ce, elle l’accomplit en revivifiant les règles de
conduite (les représentations de la conscience collective, ou re-
présentations collectives). De cette façon, elle régit l’aspect
normatif du social.
2) Par les croyances, elle agit sur la pensée (on dira qu’elle la
structure) et ce, elle l’accomplit en définissant les catégories
fondamentales auxquelles doit se plier toute pensée. De cette
façon, elle régit l’aspect taxinomique (classificatoire) du social.
Nous catégorisons tous les individus selon le genre, selon des critères
esthétiques (beau/laid, gros/mince, grand/petit), selon l’âge
(vieux/jeune), selon la génération, selon la position généalogique, se-
lon des critères socio-économiques (riches/pauvres), et ainsi de suite
selon des centaines, sinon des milliers de critères. Par ailleurs, même
si nous connaissons les catégories sociales que définit une population,
cela ne nous renseigne en rien sur la façon dont ses membres se con-
duisent envers ces catégories de personnes. Ils peuvent apprécier les
personnes grasses et mépriser les minces, être pleins de sollicitude
envers les pauvres ou les conspuer. Bref une taxonomie ne nous per-
met jamais de déduire un système normatif. Une taxonomie est une
taxonomie, un point c’est tout. C’est un point de départ dans l’analyse,
mais un point de départ muet si on veut connaître les comportements
qu’on attend des gens. Pour connaître les règles de conduite, com-
prendre l’aspect normatif, il faut demander aux gens comment on
s’attend à ce qu’ils agissent, observer des comportements, et ainsi de
suite. En d’autres termes, on ne peut appréhender le normatif que di-
rectement, en tant que système normatif. Mais là surgit la confusion :
tout système normatif présuppose une classification. Si dans une so-
ciété on m’informe qu’il faut respecter les aînés, cela présuppose
qu’on distingue les aînés des cadets ; de la même façon, si je prends
note de la façon dont les gens disent qu’on doit se comporter envers
les hommes et les femmes, cela présuppose encore une fois une classi-
fication entre hommes et femmes. En un mot, tout système normatif
est construit sur des classifications sociales. On peut résumer de la
façon schématique suivante :
Taxinomique → Normatif
Normatif → Taxinomique
1) Dans ces sociétés, ce sont les groupes entiers (et non les indivi-
dus) qui font ces prestations (qui échangent entre eux) ;
2) Ces prestations sont continuelles, elles prennent la forme d’un
échange qui ne s’arrête pas. Il y a un va-et-vient incessant de
dons et de contre-dons, de prestations et de contre-prestations,
entre les différents clans, les différents sous-clans, les différents
lignages, et ainsi de suite.
3) Ces prestations constituent des « faits sociaux totaux ». C’est-à-
dire que les groupes en présence ne s’échangent pas que des
biens économiques ; ils s’échangent aussi des partenaires ma-
trimoniaux, des cérémonies, des foires, des produits de con-
sommation, des politesses, et ainsi de suite. En d’autres termes,
l’échange relève à la fois du domaine économique, parental, re-
ligieux, politique, et ainsi de suite.
4) Le fait le plus marquant, toutefois, est le caractère paradoxal de
cet échange. Il s’agit, en fait, de dons (dans la représentation
que s’en font les agents sociaux eux-mêmes). Mais analysons
de plus près cette notion de « don ». En théorie un don est un
cadeau, c’est-à-dire quelque chose d’offert gratuitement, sans
attente de retour. En d’autres termes, l’idéologie du don est
celle d’un geste volontaire, gratuit et généreux. La réalité, toute-
fois, est tout autre. On donne, réellement, parce qu’on se sent
dans l’obligation de donner. Autrement dit, un don appelle tou-
jours un contre-don. Le mouvement de prestations et de contre-
prestations économiques, même s’il apparaît comme un mou-
vement de dons et de contre-dons, révèle néanmoins quelque
chose d’éminemment contraignant (contraire de la liberté que
suppose le don). C’est cette énigme que Mauss essaie de déchif-
frer.
notion de « reproduction » est ici cruciale, car elle suppose qu’il s’agit
d’animaux ou d’esclaves. D’autres ethnologues, formés à une anthro-
pologie économique plus exigeante, y auraient vu une théorie indigène
du taux d’intérêt ; mais pas Mauss ! Voici ce que Mauss tira de cette
explication du vieux Maori :
C’est tout ce qu’il nous faut pour désigner tout consanguin ou affin
(parent par alliance). Par exemple, au lieu d’écrire « frère de la
mère’ » (anglais : mother’s brother), on se contente d’écrire MB ; et
ainsi de suite. Revenons maintenant à notre mariage avec la cousine
croisée bilatérale. Dans ce cas, le frère de la mère (MB) devient beau-
père après le mariage d’Ego (WF), et est également le mari de la sœur
du père (FZH). De la même façon, la sœur du père (FZ), qui devient
belle-mère (WM), est simultanément la femme du frère de la mère
(MBW). On découvre donc que ce type de mariage résulte dans la
combinaison (ou amalgamation) de trois types de rapports distincts,
qu’on pourrait écrire ainsi :
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 107
a) MB = FZH = WF
b) FZ = MBW = WM
Dans les SEP, Dumont distingue deux théories qui sont, écrit-il,
organiquement liées entre elles, soit (a) une théorie générale, la théo-
rie structuraliste de la parenté et, (b), une théorie restreinte, ce qu’il
appelle la théorie de l’alliance de mariage. Je choisirai de qualifier
cette théorie restreinte de théorie de l’échange des sœurs.
A. La théorie générale :
théorie structuraliste de la parenté.
B. La théorie restreinte :
théorie de l’échange des sœurs
Ogresse s’écrase sur un rocher et meurt Hibou tombe à l’eau mais ne se noie
pas
Moyen aquatique pour atteindre une fin Moyen terrestre pour atteindre une fin
terrestre aquatique
Modèles Structure
RADCLIFFE-BROWN LÉVI-STRAUSS
Terminologie Terminologie
↓ ↓
Statuts (somme des droits et devoirs) Classification
↓ ↓
Catégories par lesquelles doit passer la
Règles de conduite
pensée
↓ ↓
Organisent le comportement Structurent la pensée
[25]
Deuxième partie
SURVOL DE
L’ANTHROPOLOGIE
CULTURELLE AMÉRICAINE
[1]
Deuxième partie.
Survol de l’anthropologie culturelle américaine
LA TOILE DE FOND:
MORGAN ET TYLOR
La thèse
J’ai déjà mentionné que Morgan ne puise pas son analogie dans la
biologie, mais dans la géologie lyellienne (transformiste). Or, en 1877
(près de 45 après la parution des Principles of Geology de Lyell en
1833), quelle était la méthode principale de la géologie pour découvrir
l’évolution du globe terrestre ? - La stratigraphie. Selon moi, pour
saisir la singularité de la méthodologie de Morgan, il faut supposer
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 132
Un bilan
Si la première génération
d’ethnologues américains
ième
professionnels du 20 siècle allait
s’acharner contre Morgan, ils se
servirent dans leur travail de démolition
de la vision de la culture élaborée par
un Anglais, E.B. Tylor, dans son
ouvrage-synthèse de 1871, Primitive
Culture (quoique, comme je l’ai
mentionné, ils attaquèrent également
les thèses évolutionnistes de Tylor, et
celles qu’il inspira, surtout dans le domaine « culturel » (arts, religion,
et ainsi de suite)). Les contributions de Tylor furent assez diverses
mais, dans l’optique qui est la mienne, Primitive Culture est le point
de référence principal et je me bornerai à en faire ressortir ce que
j’appelle la « cosmologie tylorienne », c’est-à-dire la représentation
que se fait Tylor de la culture.
Le but du livre, qui d’ailleurs précède Ancient Society de six ans
(voir plus haut pour explication de cette inversion chronologique), est
le même que ce dernier, soit étayer la thèse de l’évolution. Mais, au-
delà de cette convergence, les deux livres diffèrent presque en tous
points. Notons d’abord la divergence des titres. Tylor écrit à propos de
Primitive Culture alors que Morgan s’intéresse à l’Ancient Society.
Morgan, tout comme Tylor, traitera de l’évolution d’« idées » mais,
comme je l’ai souligné, d’idées d’un genre particulier, soit d’idées qui
servent à rassembler les gens en groupes, à former des groupements
humains, de sorte qu’il ne fait aucune distinction entre « société » (les
groupements humains) et les idées qui en sont la source ; les deux ne
constituent que les deux faces d’une même pièce de monnaie. Tylor,
au contraire, dissocie radicalement les idées des gens qui les
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 138
3. Ces éléments sont complètement séparés les uns des autres et,
qui plus est, ne s’influencent pas réciproquement. Nous verrons
pourquoi.
4. Ces éléments, rappelons-le, sont également séparés des esprits
et des personnalités des individus qui les véhiculent. En
d’autres termes, la culture selon Tylor est entièrement coupée
de la société de sorte qu’il lui est analytiquement légitime
d’aborder ces éléments en eux-mêmes, indépendamment de la
société (des individus), et de les considérer comme un ensemble
discret.
5. Ces comportements et produits intellectuels (en d’autres termes,
ces éléments culturels) se divisent en deux catégories : (a) des
idées morales et politiques, engendrées par un « principe
vertueux » ! (il ne devait pas connaître de politiciens), qui aurait
son siège dans les émotions et, (b) les arts, le savoir et toutes les
coutumes produites par un « principe intellectuel » (il ne devait
pas connaître beaucoup d’artistes…), qui émanerait de la raison.
6. L’évolution opère au niveau des « idées rationnelles »
seulement et, par voie de conséquence, les idées morales et
politiques échappent aux lois de l’évolution, donc à l’analyse
anthropologique ;
7. Les lois de l’évolution ne sont donc rien d’autre que les lois de
la rationalité (voir Comte, Morgan, pour vues semblables) ;
8. Bref, les éléments culturels auxquels donne naissance le
principe intellectuel ne peuvent se développer que selon les lois
de la rationalité et de la logique ;
9. En conclusion, toute analyse qui pourrait tracer une séquence
d’éléments culturels qui illustrerait la progression rationnelle et
logique de ces éléments aurait réussi à en reconstituer la
véritable évolution.
MORGAN TAYLOR
↓ ↓
↓ ↓
↓ ↓
↓ ↓
Deuxième partie.
Survol de l’anthropologie culturelle américaine
DE 1900 À 1960 :
LA « QUÊTE »
DES PATTERNS
I. LE PROGRAMME
D’HISTOIRE CULTURELLE
21 Nous avons vu le rôle de la rationalité comme condition sine qua non d’une
évolution chez Comte, Morgan et Tylor.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 152
ÉVOLUTIONNISME BOAS
↓ ↓
↓ ↓
↓ ↓
↓ ↓
↓ ↓
2. Clark WISSLER :
le méthodologue
Allemand de deuxième
génération, germanophone,
Kroeber fut le premier étudiant
de doctorat de Boas et le
deuxième à obtenir un doctorat
en anthropologie aux U.S.A. (en
1902). Grand spécialiste des
Indiens de Californie et du Sud-
Ouest, il créa la chaire d’anthropologie à Berkeley, où il y fit carrière.
Du programme d’histoire culturelle, Kroeber fut sans contredit le
plus grand théoricien, quoiqu’il n’ai laissé aucun véritable traité
théorique ; il a écrit un manuel, Anthropology, en 1923, manuel qu’il
revisa en 1948. L’ouvrage est en partie théorique mais l’essentiel de
ses vues théoriques virent le jours dans de multiples articles qu’il
rassembla en 1952 dans un recueil, The Nature of Culture. Deux de
ces articles nous suffiront amplement pour extraire l’essentiel de ses
vues, que complétera un examen d’un de ses ouvrages, soit The
Configuration of Cultural Growth (1952).
Faisons le point. Nous avons vu qu’en important une vision
tylorienne de la culture, Boas et Wissler introduisaient
subrepticement, et fort vraisemblablement à leur insu, des difficultés
qui, en bout de route s’avéreront insurmontables : sur la base d’une
simple distribution de traits, comment expliquer les patterns
culturels ? Nous avons déjà vu la réponse décevante de Wissler en
1917. Kroeber s’attaquera aux mêmes problèmes théoriques. Son cas
est des plus intéressants en ce qu’il poussa à leur limite logique toutes
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 163
Boas avait déjà opéré en 1911 une dichotomie entre ce qui a trait
au corps, ou somatique, objet d’une anthropologie physique, et ce qui
a trait à l’esprit, objet d’une ethnologie (ou d’une anthropologie
culturelle). Kroeber pousse plus avant. Certains traits se transmettent
par le corps, observe-t-il ; ils sont par conséquent héréditaires et font
l’objet de cette partie de la biologie qui étudie l’hérédité. D’autres
phénomènes, par contre, se transmettent par l’esprit. Ils ne sont ni
héréditaires ni innés, mais appris par chaque individu ; ce sont les
phénomènes proprement culturels. On retrouve ici Tylor
textuellement.
La culture, de continuer Kroeber, est spécifique à l’espèce
humaine. Mais qu’est-elle, au juste ? C’est, répond-il, un message, et
les individus qui forment une société ne sont que les porteurs de ces
messages (encore une fois, ce sont des culture-bearers), de sorte que
société et culture sont profondément différents : « la tradition [lisez :
culture] est quelque chose d’ajouté aux organismes qui la véhiculent,
quelque chose qui leur est imposé, externe (italiques ajoutées) »
(1917 : 32, traduction libre) On retrouve ici à propos de la culture ce
qu’on découvrait à propos de la société chez Durkheim : la culture est
une réalité autonome et indépendante (un phénomène sui generis)
parce qu’elle est externe à l’individu, qui n’en est que le réceptacle,
pour ainsi dire, le « porteur ». Cela, aux yeux de Kroeber, résumerait
la différence principale entre l’espèce humaine et les espèces
animales. Les animaux naissent avec un message (leurs
comportements) déjà inscrit dans leur programme génétique, un
message héréditaire auquel ils ne peuvent rien ajouter. De plus, ils ne
connaissent qu’un message et ne peuvent jamais en apprendre un
second. Enfin, si on pouvait parler de « message » dans le cas de
comportements animaux on devrait également conclure qu’il ne
change pas. Ce qu’on sait du comportement des éléphants
aujourd’hui, on peut l’extrapoler à un passé indéfini. De plus,
l’éléphant ne peut jamais apprendre le « message » du léopard. Parce
que les « messages » animaux ne changent pas, selon Kroeber, les
animaux sont sans histoire et sans variabilité intra-spécifique (à
l’intérieur d’une espèce).
La culture, par contre, n’a rien de statique. Parce que c’est un
message externe, il peut s’allonger ; bref, la culture est cumulative. De
nouvelles inventions, de nouveaux éléments viennent sans cesse
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 165
HISTOIRE SCIENCE
Elle contextualise (replace les éléments Elle isole (sort les phénomènes de leur
dans leur contexte spatio-temporel) contexte, par expérimentation)
Elle particularise pour redonner aux Elle généralise pour découvrir la ou les
éléments leur sens causes des phénomènes
Avant d’aller plus loin, comparons une dernière fois son les
itinéraires de Kroeber et Durkheim. Du caractère externe de la société,
pourquoi Durkheim en conclut-il à la contrainte sociale ? Parce qu’il
désirait établir une science de la société et que, pour ce faire, il lui
fallait identifier des phénomènes récurrents, réguliers et prévisibles.
Or, la contrainte sociale engendre précisément ce type de
phénomènes. De plus, préoccupé par l’étude du social, il analyse les
interactions, ainsi que les groupements humains. Kroeber, au
contraire, adopta d’entrée de jeu une posture anti-positiviste. Du
caractère externe de la culture il aurait pu conclure également à son
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 170
aspect contraignant mais il évite de suivre cette voie parce que cela
l’aurait conduit à une destination contraire à celle qu’il visait. Il
voulait en arriver à une histoire culturelle et, en déduisant l’aspect
cumulatif de la culture de son caractère externe, il débouchait sur
l’histoire-invention ou emprunt culturel, et sur la notion d’histoire –
ou plus précisément historiographie – en tant qu’étude de l’événement
unique, singulier.
L’histoire culturelle de Kroeber, vous vous souviendrez,
présuppose l’existence de patterns. Or, que sont ces patterns ? Il en
fera un des thèmes centraux de son oeuvre. Ces patterns, il les
cherchera d’une part dans les sociétés qui ont laissé des documents
écrits, dans son énorme volume, Configurations of Culture Growth
(1952).
dément cette thèse, car la cyclicité des tendances est d’une durée d’au
moins cent ans, soit beaucoup plus que l’espérance de vie créatrice
d’un individu. D’une part si la mode dépendait de la pure individualité
on ne retrouverait pas cette cyclicité ; mais s’il y avait individualité et
cyclicité pour diverses raisons, cette cyclicité devrait être inférieure à
l’espérance de vie créatrice d’un créateur originel. En d’autres termes
cette découverte venait confirmer son intuition : la quantité de génies
est uniforme dans le temps et l’espace, et le fait qu’on les retrouve ici
plutôt que là n’est pas le résultat de leur œuvre, mais le résultat d’un
déterminisme civilisationnel ; ce sont ses termes. Bref, c’est la
civilisation qui progresse et s’incarne ici et dans dans un cerveau
supérieur particulier. Si ce n’était pas celui-là, ç’aurait été un autre.
C’est cette intuition qu’il développe dans toute son ampleur dans
Configurations of Culture Growth.
Dans cet énorme volume, il reprend les thèses de 1919. D’une part,
il y aurait distribution uniforme des capacités intellectuelles à travers
l’espace et le temps. Mais quand on suit dans le détail la progression
des œuvres culturelles (ici, il veut dire « haute culture », c’est-à-dire
littérature, art, philosophie, et ainsi de suite), on observe des jaillisse-
ments sporadiques de créativité : le développement scientifique de
Copernic à Newton, la Renaissance italienne, et ainsi de suite. Bref, si
ces manifestations « géniales » ne sont pas uniformes dans le temps et
l’espace, comme le sont les « génies », elles ne peuvent être le produit
d’actions individuelles mais, encore une fois, d’un déterminisme civi-
lisationnel.
Il découvre une certaine cyclicité entre les différents domaines ar-
tistiques et scientifiques. S’il y a des périodes de grande créativité qui
se traduisent par l’invention de multiples traits culturels qui se
développent à partir d’un thème de base, on finit par épuiser ce thème.
Une phase d’évolution suit l’invention originelle mais, au fil des
développements, tant de détails s’ajoutent que cette évolution devient
« involution ». On passe ainsi du gothique au baroque, puis au rococo.
On ne peut plus greffer d’ajouts, l’architecture croule sous une masse
de détails qui inhibent toute créativité. Les développements
deviennent stériles. Une période de grande créativité atteint un
sommet, ce qu’il appelle un « climax culturel » auquel succède une
période de stérilité, laquelle déclenche une nouvelle période de
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 172
qu’il soit plus ou moins épuisé. Pensons aux premiers architectes qui
inventèrent le style gothique. Ceux qui les suivirent en furent inspirés,
raffinèrent le style, ajoutèrent quelques autres éléments autour des
mêmes thèmes, jusqu’à ce que le style atteigne un point culminant au-
delà duquel il devient stérile. Ces patterns (le style gothique, le
romantisme, et ainsi de suite), bien sûr, se développent au cours d’une
période mais ils apparaissent sous un certain angle comme des
configurations presque synchroniques. Ils ne le sont pas, mais on peut
raisonner comme s’ils l’étaient. On parlera alors du « génie
romantique » comme une configuration. Examinons de plus près la
procédure kroeberienne dans cette perspective.
En premier lieu, il faut apprécier que l’inspiration de départ, celle
d’une espèce d’ « esprit » ou de « génie » d’une culture ou d’une
époque est d’abord et avant tout intuitive et qualitative. C’est cela que
Kroeber tente de saisir mais qu’il ne réussit jamais à cerner.
Pourquoi ? Parce que, en dernière analyse, il ne fait que traduire, en
termes quantitatifs, ce qui est essentiellement une intuition
qualitative. Mais cette traduction quantitative n’explique rien. Pour
rendre compte du romantisme, par exemple, Kroeber ne dit pas grand
chose. Il nous le présente comme une période pendant laquelle un
grand nombre de traits furent inventés autour d’une intuition
fondamentale. Sur les plans de l’analyse et de l’explication, nous
n’avons pas avancé d’un micromètre. Kroeber n’a fait qu’observer
une configuration et la décrit tout bêtement dans une arithmétique de
traits culturels. Tel est, en fait, l’échec fondamental de l’histoire
culturelle, et il ne pouvait en être autrement dans le cadre d’une
cosmologie tylorienne. Tant et aussi longtemps que la culture
s’atomise en un nuage de traits comptabilisables, les patterns ne
peuvent s’exprimer que dans une arithmétique, un simple catalogage,
une comptabilité de traits. La vision tylorienne de la culture ne
pouvait engendrer rien d’autre. Pour recomposer la culture en tant que
totalité individualisée et configurée à partir de traits ou de complexes
de traits culturels, on n’a jamais pu trouver mieux, dans le programme
d’histoire culturelle, que de décrire une multiplication de traits autour
d’une invention clé ou d’une découverte première. On revient à la
thèse de Wissler : une fois une invention devenue « convention »
(acceptée comme trait culturel), elle prédétermine, dans une certaine
mesure et pour un certain temps, l’orientation des découvertes ou
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 175
inventions futures. Elle ouvre une voie, trace une piste dans laquelle
s’engagent ensuite les autres « créateurs », et une nouvelle piste
n’apparaît que lorsqu’on est allé jusqu’au bout de la précédente.
Bref, dans un sens comme dans l’autre, les patterns de Kroeber se
réduisent à une arithmétique de traits culturels. C’est là l’impasse
foncière du programme d’histoire culturelle.
Implications méthodologiques :
tout comme les épingles à cravate et, dans l’optique atomiste tylo-
rienne, il est impossible de les pondérer. Puis, cette définition en-
gendre inexorablement un relativisme culturel stérile (puisqu’il inhibe
toute comparaison, et donc toute possibilité de généraliser) et, de plus,
elle est purement arbitraire, comme je le mentionnais en présentant la
méthodologie de Wissler. Steward fut le premier à le marteler :
« Dans toutes ces divisions en aires culturelles, le critère principal a
généralement été le nombre ou le pourcentage d’éléments ou de traits
partagés par des tribus ou sociétés voisines. Puisque le degré de simi-
litude requis pour pouvoir décider si deux ou plusieurs tribus appar-
tiennent à la même aire culturelle est fondé sur des impressions plutôt
que des standards quantitatifs définissables, il a été possible de justi-
fier n’importe quelle classification. » (1955 : 82, traduction libre) Le
concept d’aire culturelle, enfin, ne vaut ni plus ni moins que le con-
cept de culture lui-même, qui laisse beaucoup à désirer.
Pour les anthropologues américains, de remarquer Steward, la cul-
ture se compose « de formes de comportements appris, qui sont
transmises socialement d’une génération à l’autre. » (1955 : 44, tra-
duction libre) Or, une telle définition n’a de valeur opératoire que
pour les petites sociétés relativement homogènes. Dans une Nation-
État comme les États-Unis, peut-on parler d’une culture unique lors-
que plusieurs sous-groupes exhibent « des formes de comportements
appris et transmis socialement d’une génération à l’autre » tels les Ita-
liens, les latino-américains, les Juifs ? Pour contourner toutes ces dif-
ficultés une nouvelle taxonomie (classification) est nécessaire et, à cet
effet, Steward propose un nouveau concept taxonomique, soit celui de
« type transculturel ».
Dans cette nouvelle classification en types transculturels il faudra
abandonner toute velléité, illusoire d’ailleurs, de découvrir des sé-
quences de développement analogues entre cultures perçues comme
totalités. Plutôt que d’étudier des totalités culturelles il propose de ne
prendre en considération qu’un sous-ensemble de la culture, et
d’isoler « des constellations spéciales de traits reliés entre eux de fa-
çon causale, (italiques ajoutées), constellations qui se retrouveraient
dans deux cultures ou plus, mais non pas nécessairement dans toutes
les cultures. » (1955 : 24, traduction libre). Pour pouvoir distinguer
ces traits il faut leur supposer une plus grande importance, ce qui pré-
suppose que tous les traits culturels n’ont pas tous le même poids et
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 186
qu’on peut les pondérer. De plus, une fois isolée cette constellation de
l’ensemble global des traits culturels d’une culture ou de plusieurs
cultures, on supposera enfin que la relation fonctionnelle qui relie les
divers éléments est la même dans toutes les cultures où l’on retrouve
ce sous-ensemble.
On peut évaluer l’aspect révolutionnaire de la pensée de Steward.
L’anthropologue doit-il traiter de patterns ? Soit, mais à une nuance
près : ce ne sont pas des cultures globales qui sont configurées, mais
uniquement des sous-ensembles à l’intérieur de ces cultures. C’était
une des premières, sinon LA première profession de foi non-holiste
dans l’histoire de l’anthropologie culturelle. De plus, ces sous-
ensembles sont configurés parce que leurs parties (les éléments cultu-
rels qui les composent) sont reliées de façon fonctionnelle. Deuxième
pas de géant. L’anthropologie culturelle discourait à propos du
« sens », de la signification des éléments culturels, mais elle discutait
rarement, voire jamais, « fonction ». Mais alors, comment circonscrire
ces sous-ensembles de traits reliés de façon causale et fonctionnelle si
nous ignorons désormais la culture comme totalité individualisée ?
Quel critère utiliser pour les cerner ? Steward se rendit compte que les
deux problèmes - comment les éléments sont reliés fonctionnellement,
et comment circonscrire de tels ensembles - n’en font qu’un seul.
L’élément qui servira à détacher ces sous-ensembles du « tout cultu-
rel » est celui-là même qui rendra compte de l’interdépendance fonc-
tionnelle des parties de ces sous-ensembles. Cet élément, ce n’est pas
simplement l’environnement, comme je l’ai laissé entendre ; c’est en
fait le type de rapport que l’être humain entretient avec
l’environnement comme source de subsistance. En un mot, c’est
l’adaptation écologique. Cette distinction impose une nuance impor-
tante.
Jusqu’ici, j’ai volontairement cité l’environnement comme deu-
xième pôle autour duquel allait s’élaborer une nouvelle solution au
problème des patterns. À strictement parler, c’est faux.
L’environnement occupait une place prédominante dans l’ethnologie
de Wissler et de Kroeber (en fait, dans le cas de ce dernier, un rôle
plus important que je ne l’ai laissé entendre) mais, chez ces deux au-
teurs il ne jouait pas de rôle causal. On percevait le rôle de
l’environnement comme quelque chose qui permet ou proscrit. La
chasse au bison pouvait se développer dans les Plaines, mais non la
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 187
chasse à la gazelle pour la simple raison qu’on n’y trouve pas de ga-
zelles ! En d’autres termes, l’environnement offre un éventail de pos-
sibilités à partir desquelles les cultures peuvent choisir, sélectionner,
mais il limite également les choix par le simple fait que certaines es-
pèces animales ou végétales ne prospèrent que dans des environne-
ments particuliers ; c’est la place qu’on lui accordait. Steward trans-
forme les perspectives ; chez lui, ce n’est plus cette dimension qui res-
sort, mais la façon dont l’adaptation à un environnement donné dé-
termine, jusqu’à un certain point, certains types de phénomènes cultu-
rels.
En un mot, l’adaptation écologique est à la fois le critère qui per-
met à l’ethnologue de détacher de la culture globale ce compartiment
à l’intérieur duquel les divers éléments culturels sont reliés fonction-
nellement, et la cause de cette interdépendance fonctionnelle. Certains
traits culturels font partie de ce sous-ensemble et sont reliés entre eux
à cause de leur rapport fonctionnel à l’environnement à cause de leur
adaptation écologique. Ce sous-ensemble, Steward le désigne « nœud
culturel » et le définit comme « cette constellation de traits qui sont le
plus intimement liés aux activités de subsistance et aux arrangements
économiques. » (1955 : 37, traduction libre) L’environnement « con-
figure » désormais à cause des exigences écologiques d’adaptation, et
non plus à cause de l’esprit humain. A l’intérieur de l’anthropologie
américaine de la première moitié du siècle, la tentative de Steward
apparaît ainsi la plus « matérialiste ».
Avec ces outils en main, Steward distingue deux aspects de la cul-
ture, soit le nœud culturel et, à l’extérieur du nœud, les « traits secon-
daires ». Parce qu’ils sont adaptés sur le plan écologique les traits du
nœud culturel sont reliés entre eux de façon fonctionnelle et, pour
cette raison, deviennent objet d’étude d’un nouveau programme, soit
l’écologie culturelle. Ils sont stables, ne se diffusent pas, ou rarement,
et peuvent exhiber ces fameuses « séquences de développement »
qu’espère découvrir Steward. Les traits secondaires, par contre, sont
dénués de valeur adaptative et sont par conséquent plus instables. Ils
peuvent se déplacer plus facilement, sont également beaucoup plus
contingents (ils échappent au déterminisme de l’adaptation écolo-
gique) et ne manifestent aucune séquence de développement. Ils
échappent donc au programme d’écologie culturelle et sont objet
d’étude de l’histoire culturelle classique. Enfin, si les traits du nœud
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 188
culturel expliquent les similitudes entre cultures (en tant que sé-
quences de développement), les traits secondaires rendent compte des
différences entre cultures qui, par ailleurs, peuvent partager un même
nœud culturel. Bref, Steward inverse ainsi complètement le raisonne-
ment de l’histoire culturelle : dans une perspective d’histoire cultu-
relle les traits semblables expliquent la similarité de cultures d’une
même aire ; chez Steward elles expliquent leurs différences ! On peut
résumer ce contraste dans un tableau (voir tableau suivant)
[]
Deuxième partie.
Survol de l’anthropologie culturelle américaine
I. L’ANTHROPOLOGIE COGNITIVE *
Introduction
leur texture, leur forme, et ainsi de suite). Nous regroupons ensuite ces
classes d'objets en catégories plus inclusives. Dans la mesure où ces
catégories sont ordonnées selon une hiérarchie d'inclusions, nous par-
lons de « taxonomie ». Consultez le texte original et lisez toute la sec-
tion sur la classification américaine de l’ameublement. De cet
exemple, Tylor tire les conclusions suivantes : (1) les éléments d'un
même niveau s’y contrastent les uns aux autres ; (2) les éléments de
différents niveaux y sont reliés par un processus d'inclusion. De plus,
cette taxonomie particulière de l'ameublement constitue un domaine
sémantique dans notre culture. Un domaine sémantique est une classe
d'objets qui partagent au moins un trait en commun qui les différencie
d'autres domaines sémantiques.
Tyler en conclut qu’on ne peut plus considérer la culture comme
un système unitaire régi par un principe organisateur unique
puisqu’une multitude de domaines sémantiques se côtoient dans une
même culture. Chaque domaine sémantique est « organisé » diffé-
remment sur le plan cognitif. Pour la deuxième fois (Steward était le
premier), l’ethnosémantique nous confronte à une vision de la culture
qui fait exploser l’image monolithique que les ethnologues colpor-
taient jusqu’alors de la culture. Le premier, et peut-être le plus grand
accomplissement de l’anthropologie cognitive, c'est à mon avis
d’avoir fragmenté une fois pour toute notre image de la culture. Nous
y reviendrons avec Goodenough.
Cette approche ethnosémantique, il va de soi, exige que l'on consi-
dère la culture en tant que système cognitif, en tant que système de
connaissance, ce qui suppose qu’on peut obtenir ces taxonomies cultu-
relles en n’interrogeant que quelques individus, et à la limite un seul.
Les ethnosémanticiens tentent de discerner le système cognitif qui
organise la perception et le comportement de l'individu comme le lin-
guiste peut vouloir écrire une grammaire mais cela, il peut théorique-
ment le faire en écoutant le long monologue d'un seul individu. Nous
apprécierons toute l’importance de cette inférence méthodologique
lorsque nous étudierons l'anthropologie interprétative.
L’anthropologie cognitive et ses méthodes ne suscitent aucun pro-
blème particulier pour ceux qui s'intéressent à l'ethnozoologie, l'eth-
nobotanique, l'ethnoastronomie, l'ethnomédecine, ou l'ethnoscience en
général. Mais ses prétentions dépassèrent vite ces limites avec Goode-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 198
chez des enfants par rapport à leur père, chez des apprentis par rapport
à leur maître dans certains pays ou à certaines époques, chez des or-
phelins dans un couvent, autrefois, et ainsi de suite. Bref, les deux
types de relations (identitaires et statutaires) se chevauchent mais sont
analytiquement distincts.
Oublions rapports identitaires et statutaires pour apprécier ce que
Goodenough accomplit en fait. Il tente de réaliser (et réalise jusqu’à
un certain point) ce que l'anthropologie cognitive s’efforçait
d’effectuer dans le domaine de l'organisation cognitive de notre envi-
ronnement matériel. Là où les ethnosémanticiens découpaient divers
domaines sémantiques Goodenough détache le plan de l'identité de
celui des droits et des devoirs. De plus, et même surtout, il en re-
cherche les composantes minimales par une espèce d’analyse compo-
nentielle des identités et des statuts, ainsi que la syntaxe qui les article.
Bref, il tente de poser les fondements d’une « grammaire du compor-
tement ». On ne saurait trop souligner l’importance de ce projet, et ce
qu’il signifie.
Tout d’abord, qu’implique cette dislocation, cette fragmentation du
social ? Que nous sommes, dans toute interaction, le lieu de rapports
identitaires et de rapports statutaires variés, qui sont les uns envers les
autres dans des rapports de combinaisons multiples. Essayons
d’évaluer ce postulat en le contrastant à la représentation de la culture
de Ruth Benedict. Ce qui frappe au premier abord c’est que Benedict
perçoit la culture de façon monolithique. La culture « bénédictine » ne
moule pas des rapports sociaux, elle façonne toute la personnalité de
l'individu en sélectionnant à toute fin pratique un seul trait de person-
nalité ; tous les Kwakiutl seraient individualistes et mégalomanes dans
tous les aspects de leur vie sociale. La culture travaille directement sur
l'individu et ne tolère aucune contradiction. La personnalité doit être
une, cohérente, franche de toute inconséquence. Si l'on est violent par
« sélection culturelle », on le sera sur tous les plans. La personnalité
est directement pétrie, modelée par la Culture ; l'individu de Benedict
n’agit pas, mais subit une culture qui agit sur lui. Encore une fois, je
vous induisais en erreur en disant qu’elle introduisait l’individu en
ethnologie ; c’est un individu qui n’agit pas.
Goodenough bouscule tout cela. Chez lui, la culture isole des iden-
tités sociales et des statuts, elle définit leur contenu ainsi que la syn-
taxe qui les article, un point c’est tout. Certaines identités nous sont
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 203
imposées (sexe et âge, par exemple) mais, dans la plupart des con-
textes, l'individu de Goodenough choisit, sélectionne les identités qu'il
animera, et celles qu'il étouffera, dans une interaction donnée.
Cette idée est inséparable pour lui de l’idée de grammaire. Car
l'individu de Goodenough se trouve face à la culture tel un locuteur
face au langage. Il peut dire la même chose de multiples façons ; il
jouit donc d’une grande liberté au niveau de la parole, mais à l'inté-
rieur de contraintes. Pour exprimer notre pensée nous pouvons opter
pour tel mot plutôt que tel autre, mais nous ne pouvons les combiner à
notre guise ; des règles régissent l'emploi de ces mots, et ces règles
définissent une grammaire. Même si nous maîtrisons la grammaire
d’une langue nous ne pouvons prédire comment tel ou tel individu
exprimera telle ou telle pensée, mais nous pourrons juger si son ex-
pression est grammaticale ou non, et nous pourrons nous-mêmes nous
exprimer de façon grammaticale.
Goodenough étend cette analogie à la sphère sociale. Dans une in-
teraction donnée, on ne peut prédire comment un individu se compor-
tera. Mais si l'on connaît la grammaire du comportement d’une culture
donnée, on pourra estimer si tel ou tel comportement est « grammati-
cal » ou non, si l'individu commet une sottise ou non. Et, qui plus est
(relire la phrase du début, à propos des visées de Goodenough), si
nous connaissons la grammaire du comportement d'une culture don-
née nous pourrons nous-mêmes agir d'une façon « grammaticale », de
façon à éviter les impairs, les malentendus. D'où son projet d'anthro-
pologie cognitive dans le domaine social : identifier en premier lieu
les « vocabulaires », c’est-à-dire les composantes (identités et statuts)
ainsi que leur contenu culturel, puis comprendre les règles de leur ar-
ticulation pour pouvoir décoder le comportement des autres et ap-
prendre soi-même comment agir de façon grammaticale.
D'autre part, le même individu se meut sous le signe de la multipli-
cité. La Culture définit toujours les identités et les statuts (elle le fera
partout et toujours !), elle leur injecte leur contenu, mais toute nécessi-
té de cohésion entre les statuts (comme chez Benedict) a disparu.
L’exigence de cohésion ne porte plus sur la définition culturelle mais
sur la combinaison des identités et des statuts que l'individu active.
C’est à ce point qu'intervient l'idée d'une grammaire. L'individu fait
face à une multiplicité d'identités et de statuts qu'il peut sélectionner,
mais il ne peut choisir tout bêtement au hasard parce que certaines
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 204
1. CLIFFORD GEERTZ
ET L’ANTHROPOLOGIE INTERPRÉTATIVE
2. CLIFFORD, MARCUS,
ET LE POST-MODERNISME
I. La prétendue modernité :
1. L’échec du colonialisme :
d. L’impossibilité d’évaluer
scène avec les autres, et certaines ethnographies ne sont que des auto-
biographies ethnographiques, en quelque sorte. L’ethnographe y pré-
sente l’ethnographie au fil de son insertion sur le terrain, de son expé-
rience, un peu à la manière de Tristes Tropiques (Lévi-Strauss).
D’autres ethnographes vont écrire leur ethnographie sous forme de
dialogues, pour redonner au texte le caractère dialogique de
l’expérience ethnographique. Notons toutefois que ces dialogues sont
également des constructions rhétoriques. Il ne s’agit pas de mettre sur
papier les dialogues tels qu’ils se sont produits sur le terrain, mais de
construire des dialogues fictifs qui tentent de rendre la saveur particu-
lière de l’expérience de terrain. Certains auteurs vont jusqu’à briser la
séquence narrative traditionnelle, logique et séquentielle, pour lui
substituer des textes fragmentés, à facettes multiples, ou simplement
des collages de vignettes.
Enfin, parce qu’elle veut abolir la distinction entre sujet et objet et
la notion même d’altérité, cette nouvelle ethnographie s’est réorientée
vers les terrains traditionnellement occupés par la sociologie, le roman
ou la critique culturelle. On fait entre autres l’ethnologie du quotidien,
des éboueurs, ou des dynasties financières. Par bonheur nous possé-
dons un document des plus récents, un collectif dirigé par George
Marcus, l’un des co-directeurs avec Clifford du célèbre ouvrage col-
lectif de 1986, Writing Culture, qui fait en quelque sorte un bilan des
quinze années qui se sont écoulées depuis. Le constat est incroyable-
ment décevant. Les deux thèmes qui ressortent, c’est l’idée tout à fait
banale de l’ethnologue-citoyen, et la « recherche multi site ». À quoi
est-ce que cela rime ? À l’idée que l’on doit désormais travailler sur-
tout chez soi, dans sa propre société, mais non pas dans le cadre tradi-
tionnel des « études de communauté ». On doit choisir des sujets qui
nous forcent à entrer en contact avec des gens qui sont reliées de fa-
çons multiples, et souvent conflictuelles, à une organisation, ou à un
phénomène ; ceci résume la recherche « multi site ». En bout de route,
on débouche sur une sorte de microsociologie, qui chez certains prend
le ton de la narration d’une expérience personnelle. Cette microsocio-
logie ne cherche plus à circonscrire une « communauté », elle
s’adresse à toutes sortes d’organisations contemporaines : le nouveau
type d’organisation familiale ou les litanies de la Génération X (un
thème standard de la sociologie et de la démographie de la famille, ou
des rapports intergénérationnels), les dilemmes des maisons
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Fin du texte