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Michel Verdon (1947 - )

Anthropologue, professeur retraité du département d’anthropologie,


Université de Montréal

(2015)

Survol
des grandes théories
en ethnologies
NOTES DE COURS
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Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
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Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, socio-


logue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, à
partir de :

Michel Verdon (1947-)

SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE.

Notes de cours. Montréal : Université de Montréal, département


d’anthropologie, août 2015.

Professeur d’anthropologie à l’Université de Montréal, M. Verdon nous a ac-


cordé le 15 août 2015 son autorisation de diffuser en accès libre ses notes de
cours dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : michel.verdon@umontreal.ca

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Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 16 août 2015 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 4

Michel Verdon
Anthropologue, département d’anthropologie, Université de Montréal

SURVOL DES GRANDES THÉORIES


EN ETHNOLOGIE

Notes de cours. Montréal : Université de Montréal, département


d’anthropologie, août 2015.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 5

Table des matières

PRÉAMBULE : L’INDIVIDUALISME EN THÉORIE SOCIALE

La vision aristotélicienne du monde physique et social

PREMIÈRE PARTIE.
SURVOL DE L’ANTHROPOLOGIE SOCIALE
(ANGLAISE PUIS FRANÇAISE)

LES PRÉ-FONCTIONNALISTES

I. AUGUSTE COMTE (1798-1857)

Comte : pré-fonctionnaliste ?

II. HERBERT SPENCER (1820-1903)

LES FONCTIONNALISTES

I. ÉMILE DURKHEIM (1858-1917)


II. BRONISLAV MALINOWSKI (1884-1942) FONCTIONNALISTE ?

1. Avant 1913
2. (1922 - 1935).
A. La thèse individualiste.
B. Le « fonctionnalisme de sens commun ».
C. Un testament fonctionnaliste ?
D. INTERMÈDE

3. A Scientific Theory of Culture : son testament fonctionna-


liste
III. A.R. RADCLIFFE-BROWN (1881-1955)

1. « The mother’s brother in South Africa » (1924)


2. A Natural Science of Society (ou NSS ; 1948) : un résumé
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 6

A. Qu’est-ce que la science, et que fait-elle (cette partie n’est pas ma-
tière à examen) ?
B. Qu’est-ce qu’un « système social » ?
Rapports entre système et fonction
C. Que sera une « science sociale » ?

VERS LE STRUCTURALISME :
L’ANTHROPOLOGIE FRANÇAISE

I. DURKHEIM À NOUVEAU
II. MARCEL MAUSS (1872-1950)
III. CLAUDE LÉVI-STRAUSS (1908 - 2010)

Voyage à travers la parenté


Les structures élémentaires de la parenté (1949)
L’analyse structuraliste des mythes : Les Mythologiques

DEUXIÈME PARTIE.
SURVOL DE L’ANTHROPOLOGIE
CULTURELLE AMÉRICAINE
LA TOILE DE FOND :
MORGAN ET TYLOR

I. LEWIS HENRY MORGAN (1818-1881 - USA)

La thèse

1. Une théorie axiomatique de la société


2. Une méthodologie « géologique »
3. Une reconstruction sociogénétique
4. Une théorie de l’évolution

Un bilan

II. Edward Burnett Tylor (1832-1917)

Une première série d’axiomes


Une deuxième série d’axiomes

DE 1900 À 1960 :
LA « QUÊTE » DES PATTERNS
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I. LE PROGRAMME D’HISTOIRE CULTURELLE

1. Franz BOAS (1858-1942) : l’inspiration


2. Clark WISSLER : le méthodologue (cette partie n’est pas matière à
examen)
3. Alfred KROEBER (1876-1960) : Le théoricien

1. Les patterns culturels dans les sociétés à documents écrits


2. Dans ses autres écrits sur les sociétés sans documents écrits :

II. RUTH BENEDICT (1887-1948) : UNE RÉPONSE PSYCHOLOGIQUE À


LA QUESTION DES PATTERNS

Implications méthodologiques
Deuxième série d’implications méthodologiques

III. JULIAN STEWARD (1902-1972) : UNE RÉPONSE ÉCOLOGIQUE À LA


QUESTION DES PATTERNS

DE 1960 À NOS JOURS

I. L’ANTHROPOLOGIE COGNITIVE

Introduction
1. Analyse cognitive de l’univers matériel (au sens large)
2. Analyse cognitive du comportement humain : les thèses de Ward
GOODENOUGH.

II. VERS LE POST-MODERNISME

1. CLIFFORD GEERTZ ET L’ANTHROPOLOGIE INTERPRÉTATIVE


2. CLIFFORD, MARCUS, ET LE POST-MODERNISME

I. La prétendue modernité
II. La prétendue post-modernité

1. L’échec du colonialisme
2. Simultanément, transformations internes :

III. Portrait-robot de l’ethnologie dite moderne


IV. Critique postmoderniste de l’ethnologie dite moderne

1. La culture en tant que création


2. Les effets de la globalisation
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SURVOL DES GRANDES THÉORIES


EN ETHNOLOGIE.

PRÉAMBULE
L’INDIVIDUALISME
EN THÉORIE SOCIALE

Retour à la table des matières

La pensée humaine fonctionne souvent sur un mode d’oppositions


binaires. Prenons un exemple, soit l’univers : on le déclare fini ou
infini ; on perçoit son origine comme créée ou incréé. Il en est de
même de la nature de la matière ; jusqu’aux débuts du 20ième siècle,
certains la déclaraient continue (on pouvait la découper à l’infini, sans
jamais atteindre une limite, niant ainsi l’existence de l’atome),
d’autres « discontinue » (si on la découpait, on atteindre une limite,
l’atome, qu’on ne pourrait plus couper - atome veut dire « insé-
cable »). Et il en est ainsi d’une myriade de problèmes, dont celui qui
nous occupera pendant la première moitié de ce cours, soit la nature
et l’origine de la société.
À partir d’Auguste Comte (1798-1857 1) et jusque dans les années
1960, la majorité des ethnologues qui étudient la société (et les socio-
logues qui les ont précédés) considéreront la société comme un phé-
nomène en soi, ou un phénomène sui generis (synonymes), c’est-à-
dire une réalité supra-individuelle, quelque chose qui existe au-delà
des existences individuelles (qui les transcende) et ne peut se réduire

1 Oeuvre la plus importante: Cours de philosophie positive, 1830-42.


Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 9

à une simple somme d’individus ; bref, quelque chose « de plus »


qu’un simple assemblage d’individus. Pour certains, Comte marque le
début de la sociologie et, indirectement, de l’anthropologie sociale. Il
serait vraisemblablement logique de commencer par ses théories mais,
pour comprendre Comte, il faut également apprécier qu’il s’opposait à
toute une tradition qui débuta plus ou moins avec le philosophe an-
glais Thomas Hobbes (1588-1679) 2. Ce dernier soutenait une thèse
diamétralement opposée à celle de Comte, notamment que la société
n’est qu’un épiphénomène, c’est-à-dire une réalité qui n’existe pas en
soi, qui est dérivée et secondaire. Pour Hobbes et ceux qui adoptèrent
sa vision de la société, cette dernière se réduisait à ses composantes
(ses atomes), les individus. En d’autres termes, Hobbes estimait que
seuls les individus ont une réalité propre (sont « des phénomènes en
soi »), la société n’étant que la somme des individus qui la composent,
tout comme une horloge n’est rien de plus que la somme de ses par-
ties. Ce type de théories, qui postulent que la société se réduit à ses
composantes, sont dites individualistes (elles se retrouvent surtout
dans la tradition anglaise) ; quant à celles qui s’inspirèrent d’Auguste
Comte, on les dira holistes (nous aurons l’occasion d’y revenir et
d’affiner notre terminologie).
Dès le départ, nous retrouvons déjà une série d’oppositions : phé-
nomènes en soi/épiphénomènes, théories individualistes/théories ho-
listes. Nous avons également les éléments nécessaires pour dessiner la
trame de cette introduction. En un mot, au 19ième siècle, Auguste
Comte s’opposera aux théories individualistes, et leurs variantes, qui
avaient régné à peu près sans rivales depuis Hobbes. Mais Hobbes,
d’où tira-t-il sa vision de la société ? Pour le comprendre, il faut men-
tionner qu’il était contemporain de Descartes et de la grande révolu-
tion scientifique qui, amorcée avec Copernic et Kepler en astronomie,
allait envahir l’étude du mouvement (la dynamique, première partie de
la physique à devenir scientifique) avec Galilée et Descartes, pour
culminer dans la grande synthèse de Newton qui domina la physique
jusqu’à 1905, c’est-à-dire jusqu’aux thèses d’Einstein. On désignait ce
mouvement scientifique, qui s’étala de 1543 à 1687, du nom de
« Nouvelle Science ». De tout cela, deux choses sont à retenir : (1)

2 Dont le livre le plus célèbre est le Léviathan (1651). [Ce livre est disponible
dans Les Classiques des sciences sociales en texte intégral. JMT.]
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que cette Nouvelle Science s’attaquait directement à la vision aristoté-


licienne du mouvement et, (2) que Hobbes voulut explicitement ac-
complir dans l’analyse de la société ce que Galilée et Descartes
avaient réalisé dans l’étude du mouvement (Hobbes mourut avant le
grand oeuvre de Newton, les Principia Mathematica Philosophiae
Naturalis, publié en 1687). Donc, pour comprendre Hobbes et les
théories individualistes en sociologie et en anthropologie sociale, il
convient de dire quelques mots de la dynamique aristotélicienne et de
la révolution qu’effectua la Nouvelle Science.

La vision aristotélicienne
du monde physique et social

Nous ne pouvons entrer dans le détail de la vision aristotélicienne


du mouvement, mais retenons-en l’élément principal. La science aris-
totélicienne ne peut se comprendre sans quelques éléments de la phi-
losophie d’Aristote, et plus spécialement de son « ontologie » (partie
de la philosophie qui traite de l’être). Sur le modèle de la botanique
(où la graine devient plante) ou de la biologie (où le fœtus devient or-
ganisme complet), Aristote percevait notre univers en termes de deve-
nir : la graine devenant plante comme l’œuf devient poule ou oiseau
quelconque. En d’autres termes, selon lui, la graine ou l’œuf contien-
nent en puissance la plante ou l’oiseau. Une fois plante ou oiseau, le
processus de devenir cesse puisque la graine ou l’œuf ont actualisé ce
qu’ils contenaient en puissance ; désormais, le produit final (plante ou
oiseau) appartient pleinement au domaine de l’être. Une fois qu’elles
ont atteint la plénitude de l’être, les choses n’ont plus raison de chan-
ger (c’est-à-dire, de devenir). Cette présentation, il va de soi, ne peut
être que caricaturale, car la philosophie d’Aristote était fort complexe.
Transposons cela à l’étude de la matière et du mouvement. Tou-
jours selon le même Aristote, la matière possède des attributs intrin-
sèques (elle est lourde, ou légère, par exemple) qui dictent la place
qu’elle doit occuper dans l’univers. Prenons les choses lourdes (une
pierre, par exemple). De par leur nature, elles doivent occuper le
centre de l’univers (où se situe la terre, selon Aristote). En effet, si on
lance une pierre dans les airs, elle retombe par terre. Aristote explique
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 11

cela par les attributs de la pierre. Une fois par terre, la pierre n’a plus
aucune intention de se déplacer, puisqu’elle a atteint sa place natu-
relle. Une fois dans leurs places naturelles, selon Aristote, les objets
n’ont aucune raison de bouger. D’où sa conclusion fondamentale pour
l’étude du mouvement : la matière est intrinsèquement immobile.
Alors, comment expliquer le mouvement, puisque nous voyons quand
même les objets se déplacer ? Sa réponse nous apparaît aujourd’hui
étrange, mais elle était logique dans le cadre de sa compréhension des
choses. Prenons l’exemple du lancer d’une pierre (exemple de mou-
vement). La pierre se trouve par terre, à sa place naturelle (puisque la
terre est là où se retrouvent les choses lourdes, et la pierre appartient à
la catégorie des choses lourdes). Pour qu’elle soit projetée, il faut
qu’un agent animé (donc doté intrinsèquement de mouvement, comme
les animaux ou les êtres humains) la prenne et la lance. Ce faisant, il
l’envoie dans les airs, qui est la place naturelle des objets légers. Ce-
lui qui lance la pierre dans les airs (place naturelle des objets légers)
fait donc violence à la nature de la pierre, en lui imposant le caractère
des objets légers. A un certain point, la pierre n’en peut plus, et elle
cherche à réactualiser son potentiel d’objet lourd. Bref, elle cherche à
revenir à sa place naturelle (la terre), et c’est selon Aristote ce qui ex-
plique que la pierre retombe. La pierre veut revenir « chez elle », pour
ainsi dire, son mouvement de retour s’explique par le fait qu’elle
cherche à regagner sa place naturelle.
Vous pouvez oublier tous les détails de l’ontologie et de la dyna-
mique aristotéliciennes. Je les ai mentionnés pour faire ressortir son
mode de raisonnement. Remarquez qu’il explique le mouvement de
retour de la pierre (ou sa chute) en termes d’un but, soit celui qu’a la
pierre de revenir à sa place naturelle. Le mot « but », en grec, se dit
« telos », et toute explication en termes de buts, c’est-à-dire en termes
d’effets, est dite « téléologique » (concept immensément important).
Qu’est-ce qu’un raisonnement téléologique ? Dans un cours de philo-
sophie, nous y consacrerions plusieurs heures ; dans le cadre de ce
cours, nous ne retiendrons que deux éléments :

1) Prenons l’exemple classique d’une explication téléologique, soit


le cou de la girafe (avant l’avènement de Darwin). Pourquoi la girafe
a-t-elle un grand cou, se demandait-on ? Parce qu’elle s’étire le cou
pour rejoindre les branches les plus hautes. Une première girafe s’est
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donc étirée le coup, une caractéristique qu’elle a transmise à ses petits,


qui se sont allongés le cou encore plus ! Bref, on explique un phéno-
mène (la longueur du cou de la girafe), non pas par ses causes (telles
les mutations, dans la pensée darwinienne), mais par un but, un des-
sein, ou des effets (à force de se tendre le cou, il s’étire). On dit d’une
telle explication par les conséquences (ou un but visé) qu’elle est té-
léologique. Toute explication téléologique contient un tel type de rai-
sonnement.
2) À l’intérieur de l’ensemble de tous les raisonnements téléolo-
giques (soit ce que nous venons de voir en (1)), on peut découper un
sous-ensemble, beaucoup plus abstrait cette fois. À l’intérieur de
l’ensemble général des raisonnements téléologiques, il y a des formes
d’argumentation également téléologiques qui présupposent que le
terme d’un processus, ou un but, (ou le tout) est précontenu dans la
partie. Par exemple, le chêne (but ou terme d’un processus de devenir)
est déjà précontenu dans le gland (ou la poule dans l’œuf) et on expli-
quera l’existence du chêne ou de la poule comme la simple actualisa-
tion d’un potentiel déjà présent dans la partie (graine ou œuf). Bref, on
explique la croissance biologique ou botanique comme un devenir, un
mouvement vers un but, une fin, celle d’être (une poule, ou un chêne).
Traduisons cela différemment ; on pourra également dire que le tout
(le but) est prédéfini, qu’il est en quelque sorte donné avant les parties
(graine ou œuf, par exemple) et explique le comportement des parties.
C’est une sous-espèce, mais fort importante, de logique téléologique.
On pourra le saisir plus en détail en étudiant brièvement les thèses
d’Aristote sur le monde social.

Avant de poursuivre, j’aimerais rappeler encore une fois que le


thème de ce cours, ce sont les réflexions sur l’origine de la société et
de la culture (les réflexions sur la culture sont plus tardives, et ne se
développent vraiment qu’à la fin du 19ième siècle). Depuis les tout
débuts de ces réflexions, deux thèmes sont omniprésents, soit celui de
l’existence même de la société humaine (« pourquoi les humains vi-
vent-ils en société ? »), et celui de la hiérarchie (comment se fait-il
qu’à l’intérieur de la société humaine certains gouvernent, et d’autres
sont gouvernés ; un troisième thème apparaîtra surtout à la Renais-
sance, celui de la diversité humaine ou, en termes plus techniques, de
la variabilité socioculturelle). En conclusion, tous les philosophes ou
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théoriciens qui ont réfléchi sur la société se sont demandés comment il


se fait que les humains vivent en société ; pourquoi ne pas avoir déve-
loppé une organisation sociale semblable à celle des orangs-outangs
(où chaque adulte vit séparément ; seule la mère vit avec ses petits
jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte). Se demander le pourquoi de
l’existence de la société, c’est implicitement se poser la question de
ses origines.
Quelle est la réponse d’Aristote ? Encore une fois, une réponse té-
léologique. Remarquons ici que la société est le tout, et les individus
forment les parties qui la composent. Or, comment Aristote explique-
t-il le tout (l’existence de la société) ? De façon téléologique, en po-
sant que le tout existe déjà dans la partie. Plus concrètement, il décrète
que l’être humain est un animal social, c’est-à-dire qu’il ne peut actua-
liser son humanité (sa nature) qu’en société, puisque l’état social est
un de ses attributs intrinsèques. Donc, comme je l’expliquais plus
haut, le tout (la société) est déjà précontenu dans la partie (l’être hu-
main), de sorte que la société n’est que le résultat du devenir de l’être
humain qui, en actualisant son humanité, ne fait rien d’autre que créer
la société. Ceci est une explication téléologique de la société.
Maintenant, comment expliquait-il l’existence de la hiérarchie, du
fait que la Grèce qu’il connaissait (ainsi que la majorité des sociétés)
se divisait en classes sociales, les unes gouvernant, et les autres gou-
vernées, et même possédées (les esclaves). Encore une fois, de façon
téléologique. Utilisons un langage anachronique pour expliquer sa
pensée. Il supposait tout simplement que nous naissons tous « prépro-
grammés », par notre nature individuelle, à occuper une place précise
dans la société (notre « place naturelle », pour ainsi dire). Ainsi, cer-
tains naîtraient avec une « nature » servile, et deviendraient automati-
quement esclaves. D’autres naîtraient « naturellement » agressifs et
courageux, et deviendraient soldats, et ainsi de suite. Encore une fois,
la hiérarchie est « pré-inscrite » dans la nature de l’individu qui, en
devenant adulte, occupe sa « place naturelle » dans cette hiérarchie.
Revenons maintenant au 17ième siècle, et à la révolution scienti-
fique (la Nouvelle Science). Son histoire est fort complexe et empli-
rait facilement plusieurs volumes, mais n’en soulignons que quelques
éléments-clés. Tout d’abord, tout le développement de la dynamique,
de Galilée à Newton, fut un effort clair et explicite de faire exploser la
vision aristotélicienne du monde et de la remplacer littéralement par
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 14

son inverse. D’abord et avant tout, cette Nouvelle Science reniait toute
explication téléologique, pour lui substituer le mode de raisonnement
qui est le nôtre aujourd’hui dans la majorité des branches du savoir,
soit un raisonnement non-téléologique, c’est-à-dire une forme
d’argumentation qui, tout simplement, cherche à expliquer un phéno-
mène par ses causes, non par ses effets (une mutation précède
l’allongement du cou de la girafe, la gravité explique le mouvement
de retour de la pierre, et ainsi de suite). Mais la Nouvelle Science ap-
portait beaucoup plus. Examinons de plus près le problème qu’ils es-
sayaient d’expliquer, soit d’une part le mouvement de la matière et, de
façon plus générale, le mouvement des planètes dans le système so-
laire.
Ici, quel est le tout ? - Le système solaire. Quelles sont les parties ?
Les particules de matière (que certains appelaient déjà « atomes »).
Or, dans la logique de la Nouvelle Science, on ne pouvait expliquer le
tout qu’à partir des parties, mais de façon non-téléologique. Comment
s’y prendre ? Tout d’abord, en supposant que le tout n’est rien d’autre
que la somme de ses parties (proposition des plus importantes). En
d’autres termes, il n’y a aucune loi qui gouverne le tout (puisque le
tout n’est qu’une sommation - comme la somme des rouages dans une
horloge) ; les seules lois sont celles qui dictent le mouvement des par-
ties (les particules de matière), de sorte que les lois du « tout » ne sont
que celles des parties. Mais notons qu’il ne s’agit pas d’inscrire le tout
dans la partie, comme le faisaient les Aristotéliciens. Au contraire,
dans la Nouvelle Science, le tout et la partie ont même des caractéris-
tiques différentes ! Et c’est là un de ses accomplissements majeurs.
Attardons-nous brièvement sur ce dernier exploit.
Le tout que cherche à expliquer la Nouvelle Science, c’est le mou-
vement qui anime le système solaire. Notons, entre autres choses, que
le mouvement des planètes est elliptique, et qu’il est également accé-
léré. Or, quel est le mouvement des parties ? À partir de Descartes
(qui influencera Hobbes), on suppose que, sans l’action de forces, les
particules de matière suivraient une trajectoire rectiligne (donc, tout le
contraire d’elliptique) à une vitesse constante (contraire d’accéléré).
Remarquez l’exploit de cette Nouvelle Science (culminant dans
l’oeuvre de Newton) : on explique les caractéristiques du tout (le sys-
tème solaire) à partir de lois contraires à celles qui dirigent le mou-
vement des parties. En postulant que le mouvement « naturel » (le
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 15

mouvement d’inertie, en termes techniques) des particules de matière


est rectiligne et constant, ils arrivent en bout de compte (en introdui-
sant la gravité, qui est également une loi gouvernant le mouvement
des particules) à expliquer un tout caractérisé par un mouvement con-
traire (elliptique et accéléré). L’exploit était, et demeure, spectacu-
laire.
Dans toute cette transformation cosmologique (de la vision du
monde), on utilisait l’analogie de l’horloge. On comparait le système
solaire à une horloge (et Dieu, à un grand horloger). Pour comprendre
le mouvement d’une horloge, il faut l’ouvrir, observer, puis enlever
rouage par rouage, ressort par ressort, pour comprendre le mouvement
du tout. Ayant ainsi décomposé le tout en ses parties on pouvait en
comprendre le mouvement, et reconstruire le tout en assemblant à
nouveau les parties elles-mêmes ; c’était la méthodologie de la Nou-
velle Science.
Nous pouvons désormais revenir à notre point de départ, soit
l’œuvre de Hobbes. Nous avons dit qu’il voulut importer dans l’étude
du social (du politique, pour être plus précis, parce qu’à son époque
les philosophes qui réfléchissaient sur le thème de la société se di-
saient « philosophes politiques ») la révolution que les scientifiques
avaient déclenchée dans l’étude de la nature. Or, la philosophie so-
ciale de ceux qui le précédaient s’inspirait directement ou indirecte-
ment des enseignements du catholicisme qui, lui, avait emprunté des
thèses aristotéliciennes fort téléologiques depuis le 12ième siècle.
Hobbes voulut donc introduire des thèses non-téléologiques dans le
raisonnement sur la société, à la manière de la Nouvelle Science.
Pour ce faire, il épousa leurs méthodes. Dans son cas, quel était le
tout ? - La société, nous l’avons vu, et les individus en composaient
les parties. Tout comme les nouveaux scientifiques, il émit
l’hypothèse que le tout (la société) n’est rien que la somme de ses par-
ties (postulat de base de toute théorie individualiste). En d’autres
termes, selon lui, il n’y aurait aucune loi (au sens scientifique, et non
juridique, du terme) régissant la société, mais seulement les lois (psy-
chologiques) qui gouvernent le comportement des parties (les indivi-
dus). Il poussa sa logique encore plus avant, tentant d’imiter les scien-
tifiques dans leur conception du rapport entre le tout et les parties.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 16

Dans le cas de Hobbes, quelles étaient les caractéristiques du tout ?


- Tout d’abord la sociabilité (le fait que les individus vivent en
groupes sociaux), puis la contrainte (en société, les individus sont re-
liés par des liens sociaux ; or, qui dit « lien » dit « contrainte ») et
l’inégalité (la hiérarchie). Pour expliquer ces caractéristiques, il sup-
posa leur contraire, imaginant l’individu dans l’ »État de Nature »
(une espèce d’expérience de pensée). Comment serait-il ?
Tout d’abord, il le présuma complètement libre (contraire de la
contrainte). Puis, dans l’État de nature, personne n’aurait un accès ex-
clusif à quelque partie de la nature que ce soit (aucune propriété) ; tout
appartiendrait à tous, de sorte que tous étaient égaux. Mais Hobbes
conclut également que ces mêmes individus étaient « concupiscents »,
dans sa terminologie, c’est-à-dire que chaque individu chercherait à
assouvir ses propres désirs, au détriment de tous les autres ; chacun
voudrait tout posséder. Résultat : des individus égaux, en guerre per-
pétuelle les uns contre les autres (donc, a-sociaux ; c’est la fameuse
notion de « la guerre de tous contre tous ») puisque tous désirent tout
ce que désirent les autres. Or, comment passer d’individus égaux,
libres et a-sociaux à l’existence de la société (donc, de la sociabilité,
de la contrainte et de l’inégalité) ? Parce que « la guerre de tous contre
tous » menaçait la survie de l’espèce humaine et que, doués de raison,
les individus en vinrent à établir un contrat social et préférer l’état de
société à celui de nature. Ainsi naissait la première théorie individua-
liste, mais également l’ancêtre de toutes les théories du « contrat so-
cial » qui lui succédèrent pendant plus de deux siècles. C’est contre ce
type de théories, qui affirment que les individus ont créé eux-mêmes
l’état de société et qu’il n’y a rien d’autre dans la société que la
somme des individus qui la composent, que Comte s’insurgera à partir
de 1830. Pour les individualistes, la société n’est pas un phénomène
en soi, mais un pur épiphénomène, et il n’y a aucune loi du social ; les
seules lois à l’œuvre sont d’ordre psychologique. Elles portent sur le
comportement des parties (les individus), et non pas du tout. Avec
Auguste Comte, tout allait changer.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 17

[25]

SURVOL DES GRANDES THÉORIES


EN ETHNOLOGIE.

Première partie
SURVOL DE
L’ANTHROPOLOGIE SOCIALE
(ANGLAISE PUIS FRANÇAISE)

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Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 18

[1]

Première partie.
Survol de l’anthropologie sociale
(anglaise puis française)

LES PRÉ-
FONCTIONNALISTES

I. AUGUSTE COMTE
(1798-1857)

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Avant de passer directement à l’œuvre


d’Auguste Comte, il sied de le replacer dans
le cadre d’un vaste canevas qui oppose
les17ième et 18ième siècles (siècles des Lu-
mières) au 19ième siècle, dont le début mar-
qua la révolution romantique.
Le 18ième siècle, Siècle des Lumières, fut
aussi celui du classicisme, marqué par le règne de la Raison. Avec
l’avènement de la Nouvelle Science, et la grande synthèse de Newton
(1687), les Européens de l’Ouest crurent tout possible, à condition que
l’on y applique les règles strictes du raisonnement. La Raison pouvait
tout vaincre, sur tous les plans, et le futur allait marquer son emprise
dans toutes les sphères possibles et imaginables. En résumé, tout ce
qui avait précédé cette ascension du règne de la Raison (donc le passé)
leur apparaissait comme un univers de simples superstitions, de pures
croyances. À la croyance (irrationnelle), s’opposait désormais la Rai-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 19

son. Le siècle des Lumières se démarquait ainsi par le thème de la dis-


continuité : discontinuité entre le présent et le futur (rationnels) et le
passé (irrationnel), ainsi que discontinuité entre l’être humain d’une
part, désormais capable de déchiffrer et de maîtriser la nature, et la
nature d’autre part, désormais détachée de l’être humain, simple objet
d’étude. Le modèle de cette Nouvelle Science était évidemment la
physique newtonienne, qui devait son succès à sa vision du monde
naturel : selon les « nouveaux scientifiques », on ne pouvait découvrir
les lois de la nature que si l’on réduisait tout à de la matière en mou-
vement. Cela, et rien d’autre. Et leur analogie, comme je l’ai déjà
mentionné, était celle de l’horloge.
Le 19ième s’ouvrit sur la rébellion romantique, qui avait débuté à
la fin du 18ième siècle avec Goethe et Jean-Jacques Rousseau, et qui
s’étendit non seulement à la littérature, mais à l’histoire (Michelet), à
la peinture, à la musique. À l’opposé du classicisme, le thème fonda-
mental du romantisme fut celui de l’unité de l’être humain avec la na-
ture d’une part, et avec le passé d’autre part. Bref, à l’opposé du clas-
sicisme qui mettait l’emphase sur la discontinuité, les romantiques
insistèrent sur l’idée de continuité. Continuité, d’abord, dans le
temps ; c’est le siècle qui vit essentiellement l’essor des théories évo-
lutionnistes, tant en biologie que dans l’étude de la société, comme
nous le verrons. Comme on le sait, l’évolutionnisme niait tout idée de
coupure, de discontinuité, pour insister sur la continuité des formes
organiques (ou sociales) avec celles qui les précédaient. Certains his-
toriens des sciences vont même jusqu’à expliquer l’émergence de la
thermodynamique (partie de la physique qui traite de la relation entre
les phénomènes mécaniques et caloriques) comme une conséquence
de la rébellion romantique. En effet, la première loi de la thermody-
namique est que toutes les formes d’énergie peuvent se convertir les
unes dans les autres (énergie mécanique en énergie calorique et vice-
versa, par exemple), affirmant du coup l’unité de la nature. Au total,
alors que le concept dominant de la science « classique » était celui de
mouvement, les concepts dominants de la science du 19ième siècle
seront ceux de vie et d’énergie. C’est sur cette toile de fond qu’il faut
comprendre Auguste Comte.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 20

Comte : pré-fonctionnaliste ?

Il y a tout un débat, à savoir si on devrait parler de holisme ou de


fonctionnalisme dans le cas de Comte. Je n’entrerai pas dans les dé-
tails, qui ne feraient qu’obscurcir la compréhension de l’auteur. Dans
le cadre d’un cour d’introduction, lorsqu’un auteur parle de la société
(non pas de la culture) et qu’il présuppose que le tout est plus que la
somme de ses parties, nous le dirons tout simplement holiste. Si un
auteur holiste est simultanément évolutionniste, nous le dirons « pré-
fonctionnaliste » ; si pour une raison ou une autre il est holiste et re-
jette toute référence à l’évolution, on le dira alors « fonctionnaliste ».
Comme nous verrons Comte développer une théorie de l’évolution
(donc, holiste + évolutionniste), nous le considérerons « pré-
fonctionnaliste ».

Dans le cas de Comte, quelques éléments biographiques sont né-


cessaires. Tout d’abord, même s’il le fut de façon autodidacte, Comte
était rompu à la méthode scientifique (ou plutôt mathématique). Mais,
ce qui est plus important, c’est qu’il fut probablement le premier his-
torien des sciences ; ce qui est certain, c’est qu’il fut le premier à en
brosser un tableau systématique et cohérent, qui allait dominer
jusqu’au 20ième siècle.
Ensuite, l’évolution de sa pensée est en quelque sorte inséparable
des problèmes sociaux de son temps (période post-napoléonienne).
Napoléon fut suivi de Louis XVIII (1815-24), souverain libéral à qui,
malheureusement, succéda Charles X (1824-30), souverain ultracon-
servateur, dont les politiques allaient mener à la révolution de 1830.
Auguste Comte essaya de comprendre les causes de ces tumultes so-
ciopolitiques.
Le premier élément de réponse, il le trouva chez Saint-Simon 3,
dont il fut le secrétaire pendant un certain temps. Saint-Simon avait
déjà élaboré la thèse que la société française contemporaine vivait une

3 Philosophe et économiste français (1760-1825), qui chercha à définir un so-


cialisme planificateur et bureaucratique.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 21

transition d’un type de société « théologique-militaire » à un type de


société « scientifique-industrielle ».
Le deuxième élément, il le tira de ses propres études en histoire des
sciences. De cette histoire, il conclut à l’une de ses thèses principales,
soit la « loi des trois états ». Selon cette thèse, toute pensée passerait à
travers trois stades, soit :

a) un stade théologique. À ce stade, l’esprit humain invente une


divinité différente pour expliquer tous les phénomènes qu’il ne
comprend pas. Il voit l’éclair et y associe le tonnerre, et invente
un Dieu de l’éclair et du tonnerre. Mais il y a quand même évo-
lution à l’intérieur de ce stade, en ce que initialement l’esprit
humain est polythéiste (multitude de Dieu - les Hindous en ont
500 millions !) et qu’il évolue vers le monothéisme.
b) un stade métaphysique : semblable au stade précédent, sauf que
l’esprit humain substitue la notion neutre de « Nature » à celle
de Dieu. Au lieu d’invoquer le divin derrière les phénomènes, il
invoque l’action d’une Nature, qui n’est que la forme laïcisée
de ce qu’était Dieu.
De tout cela, le plus important à retenir est que, selon
Comte, l’esprit humain à travers ces deux stades recherche la
cause ultime, l’essence des phénomènes. Or, toujours selon
notre auteur, cela va à l’encontre de la méthode scientifique, qui
définit le troisième stade, soit
c) le stade positif. Le stade positif marque l’avènement de la
science et la science, selon Comte, ne cherche pas les causes ul-
times des phénomènes mais vise à établir des rapports entre
eux, pour formuler des « lois ». Bref, les scientifiques souhai-
tent découvrir des rapports réguliers entre les phénomènes
qu’ils étudient, parce que ces rapports réguliers leur permettent
de généraliser, c’est-à-dire d’arriver à l’énoncés de lois (donc,
lois = rapports réguliers, donc généralisables). Chez Comte, et
pour des décennies à venir (chez les ethnologues également),
cela deviendra pour plusieurs la vision « orthodoxe » de ce que
fait la science.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 22

La loi des trois états lui permettait enfin de répondre à sa question.


Si tout était tumulte dans la France de 1830, c’est que toutes les
branches du savoir n’avaient pas traversé les trois états ; certaines
avaient depuis longtemps atteint le stade positif, alors que d’autres
stagnaient au stade métaphysique. Pour mieux comprendre son dia-
gnostic et l’orientation que prendra l’anthropologie sociale pour cent
cinquante ans à venir, il faut étudier sa classification des sciences.

De cette classification, relevons les faits suivants. Tout d’abord, il


distingue les phénomènes organiques des phénomènes inorganiques.
Les phénomènes inorganiques constitueraient les objets d’étude de
sciences telles l’astronomie, la physique et la chimie, alors que les
phénomènes organiques, essentiellement la vie et la société selon lui,
composeraient les objets d’étude de savoirs différents (biologie et so-
ciologie). Mais, constate-t-il, le mouvement positif (i.e., scientifique)
a atteint tous les phénomènes, sauf l’étude de la société. En conclu-
sion, cela expliquerait le problème qui tourmentait la société contem-
poraine, et indiquerait la voie à suivre. Le problème : au début du
19ième siècle, la France aurait atteint le stade d’une société indus-
trielle (donc scientifique) qui aurait conservé une pensée métaphy-
sique à propos du social. Si c’est le diagnostic, le remède est tout in-
diqué : parachever le mouvement positiviste en l’étendant à l’étude de
la société. En un mot, créer une sociologie au sens fort. Voilà pour-
quoi plusieurs historiens considèrent Auguste Comte comme le père
de la sociologie (mais cela, vous pouvez l’imaginer, est sujet à d’âpres
controverses).
Ce projet, notamment élaborer une science du social (une sociolo-
gie), les sociologues et anthropologues depuis Comte (et empruntant
son langage), l’ont appelé positiviste. Qu’est-ce donc qu’une sociolo-
gie ou une anthropologie positiviste ? C’est une sociologie ou une an-
thropologie qui pense pouvoir s’ériger en discours précis et rigoureux
en prenant pour exemple l’exemple des sciences déjà constituées
(physique, chimie, biologie) ; en un mot, c’est un discours sur la so-
ciété ou la culture qui aspire à un statut aussi scientifique que les
sciences « pures ».
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 23

Quelles sont les autres implications de cette vision de l’évolution


des sciences ? Souvenons-nous qu’il classe la société parmi les phé-
nomènes organiques et que, parmi ces phénomènes, il croit que seule
la biologie avait atteint le stade « positif ». Puisque la société est un
phénomène organique et puisque, des phénomènes organiques, seule
l’étude de la vie (biologie) a atteint un stade scientifique, il en conclut
qu’il serait logique de s’inspirer d’un modèle biologique dans l’étude
du social. Cette conclusion est d’une importance capitale en ce que,
jusque vers les années 1950, l’anthropologie sociale empruntera sans
cesse ses analogies à la biologie, surtout en Angleterre. Mais ajoutons
également une nuance importante. Quand Comte étudie le dévelop-
pement des sciences, la biologie à laquelle il fait référence n’est pas
celle que nous connaissons aujourd’hui, mais celle du début du
19ième siècle. En fait, du point de vue de la biologie contemporaine,
cette biologie n’était en rien scientifique. Cette biologie du début du
19ième siècle a un nom précis ; on la dit biologie « vitaliste ». Qu’est-
ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, les biologistes essaient de com-
prendre la fonction d’organes, de cellules, d’enzymes, ou je ne sais
quoi, d’organismes vivants. Or, il y a une différence importante entre
des organismes vivants et la Vie. La Vie est quelque chose
d’insaisissable, d’intangible ; c’est en fait une abstraction. Avant
d’aller plus avant dans la compréhension de cette différence, souli-
gnons un dernier élément à propos de la classification des sciences de
Comte.

Lorsqu’on regarde sa classification des sciences, on s’aperçoit


qu’il les divise en niveaux de complexité (du plus simple au plus
complexe). Selon lui, l’évolution des sciences aurait suivi ces niveaux
de complexité. Mais, ajoute-t-il, même si chaque niveau est soumis
aux lois des niveaux antérieurs, il ne s’y réduit pas. En d’autres
termes, chaque niveau a ses lois propres. Qu’est-ce que cela veut
dire ? Prenons la Vie ; elle sera soumise aux lois de la chimie, de la
physique et de l’astronomie, mais son étude, la biologie, développera
ses lois propres. Il en sera de même pour la sociologie. Mais, dans ce
dernier cas le problème est plus complexe, en ce que l’analyse de la
société devra se faire selon le modèle de la biologie (seule étude des
phénomènes organiques à avoir atteint le statut de science, toujours
selon Comte), et d’une biologie vitaliste en particulier. Examinons
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 24

donc de plus près certaines des intuitions fondamentales de la biologie


vitaliste à travers deux de ses plus grands représentants, soit Bichat et
Lamarck.
Selon ces deux auteurs, tous deux biologistes célèbres à leur
époque, qu’est ce que la Vie ? Bichat répond : « C’est l’ensemble des
fonctions qui offrent une résistance à la mort » ! Vous avouerez que
ce n’est pas une définition particulièrement féconde. Mais Lamarck
pousse l’idée plus loin 4. Il postule une tendance naturelle de la ma-
tière à la décomposition. Prenons par exemple un organisme vivant ; il
est en partie matière, en partie vie. Or, si on le prive de sa vie (si on le
tue), il ne restera plus qu’une matière qui se décomposera. D’où une
idée qui déjà nous avance un peu : l’inorganique n’est que mort, dé-
composition, désorganisation. Donc, le passage de l’inorganique à
l’organique ne peut se faire qu’en injectant un « principe organisa-
teur », une « force organisatrice », quelque chose qui surmontera la
tendance naturelle de la matière à la décomposition et à la désorgani-
sation : cette force, ce sera la Vie. D’où une conclusion encore une
fois capitale pour le déroulement théorique de l’anthropologie so-
ciale : la Vie n’est donc pas réductible à la physique et à la chimie
(étude des phénomènes inorganiques), c’est un phénomène en soi ou,
pour utiliser l’expression latine qu’affectionnera Durkheim, un phé-
nomène sui generis. En d’autres termes, même si la Vie est soumise
aux lois des niveaux inférieurs de complexité (physiques et chi-
miques), elle ne s’y réduit pas. En effet, une montre se décompose et
peut se recomposer. Mais prenons la Vie : si on décompose l’animal
(on le tue), on le prive précisément de la Vie. Par conséquent, (1) la
Vie est plus que la simple somme de ses composantes (les organes et
cellules de l’animal) et, (2) elle a ses lois propres, qui ne sont pas
celles de la physique et de la chimie. Voilà l’analogie première et fon-
damentale qui inspirera les trajets théoriques des plus grands penseurs
en anthropologie sociale, et cela pour une centaine d’année après les
principaux écrits de Comte ; cette analogie, nous venons de le voir,
véhicule ses propres présupposés théoriques. Elle imposera les mêmes
présupposés théoriques à la sociologie comtienne (et l’anthropologie

4 Il s’agit du même Lamarck qui élabora une théorie évolutionniste de la forma-


tion des espèces et que certains considèrent, à tort, comme le prédécesseur de
Darwin.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 25

sociale holiste et fonctionnaliste), ainsi qu’un nombre important


d’implications méthodologiques.

Quels sont les présupposés théoriques et les implications méthodo-


logiques de la biologie vitaliste pour la sociologie comtienne ? Les
mêmes que celles que l’on retrouve en biologie. Considérons tout
d’abord le plan théorique, Comte reprend presque terme pour terme ce
que les biologistes disaient à propos de la Vie. La société est soumise
aux lois des niveaux de complexité inférieurs (biologie, chimie, et ain-
si de suite) mais ne s’y réduit pas. En d’autres termes, la société n’est
pas qu’une somme d’organismes individuels (c’est-à-dire, d’individus,
comme pour Hobbes et les individualistes) ; la société est plus que la
somme de ses parties : elle est un « super-organisme » ou, pour utili-
ser un vocabulaire plus adéquat, elle est supra-organique, ou supra-
individuelle. Par conséquent, ses lois ne sont pas celles de ses parties
(les lois de la psychologie et de la rationalité, comme chez Hobbes) ;
la société (ou le social) a donc ses lois propres. Quelles sont ces lois ?
Nous y reviendrons après un court détour du côté de la méthodologie.
Quelles sont les implications méthodologiques de ces présupposés
théoriques ? Les mêmes qui découlent des présupposés théoriques des
biologistes de l’époque à propos de la vie.

1) Selon Comte, dans l’étude des phénomènes inorganiques, on


connaît la partie (telle que notre planète, en astronomie, ou la particule
de matière en physique) mais on ne connaît pas le tout (le système so-
laire, ou l’interaction globale de toutes les particules de matière).
Donc, pour comprendre le tout dans ce type d’étude, il faut débuter
par la partie, pour en déduire le tout. Ce type de méthode, qui décom-
pose le tout en ses parties, Comte l’appelle analytique. Dans l’étude
de la Vie, par contre, Comte argue que nous connaissons le tout
(l’animal) mais non pas ses parties (la fonction de ses organes). Pour
étudier les phénomènes organiques (dont la société), il faut donc partir
du tout et aller vers la partie ; cette méthode, Comte la dénomme syn-
thétique (ce terme n’a rien à voir avec le sens qu’on lui donne en chi-
mie, par exemple). La sociologie sera donc synthétique dans sa mé-
thode.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 26

2) Autant dans l’étude de la Vie que dans celle de la société, et


pour les mêmes raisons, la méthode principale consistera, pour com-
prendre la fonction de la partie (l’organe chez l’animal, l’institution
dans la société 5), à la relier au tout. En d’autres termes, il faut com-
prendre son rôle dans le fonctionnement du tout, comment l’organe ou
l’institution en question contribue au bien-être de l’organisme, biolo-
gique ou social.
3) L’implication méthodologique précédente présuppose quelque
chose que nous prenons pour acquis aujourd’hui, mais qui émerge de
façon vraiment systématique seulement dans les œuvres du début du
19ième, notamment celle de Comte. En effet, si l’étude de la société
consiste à relier les parties au tout, cela implique que toutes les parties
du tout sont conjuguées, qu’elles sont reliées entre elles. En d’autres
termes, cela marque une innovation majeure : le tout (organisme, ou
société) forme un « système ». Qu’est-ce qu’un système ? C’est un
ensemble de parties reliées entre elles, formant une totalité intégrée,
telle que l’on ne peut changer une seule partie sans automatiquement
changer le tout. De plus, la notion de système est elle-même insépa-
rable de celle de relativité. Aujourd’hui, l’idée de relativité (et de rela-
tivisme) est un des fondements de la pensée anthropologique, mais il
n’en était pas ainsi avant Comte. Dans la perspective des théories in-
dividualistes (héritières du Siècle des Lumières), on pouvait déduire
par pur raisonnement la supériorité absolue (fondée sur la Raison)
d’une institution, la démocratie parlementaire par exemple (ou le lais-
ser-faire économique). Ayant érigé cette doctrine en « dogme », prati-
quement, on se croyait alors la mission de l’imposer aux autres
peuples, sans égard aucun aux institutions déjà en existence dans ces
sociétés. Or, dans la perspective comtienne, les institutions sont dans
un rapport systémique, de sorte que l’on ne peut implanter une institu-
tion sur un corps social étranger, pas plus que l’on ne peut implanter
un estomac de vache dans le corps d’un tigre.

5 Notons un déplacement important. Dans les théories individualistes, le tout est


la société mais les parties sont les individus. À partir de Comte, et dans la plu-
part des théories holistes et fonctionnalistes, le tout demeure la société, mais
les parties ne sont plus les individus; ce sont les « organes », notamment ce
que nous appellerions aujourd’hui « institutions ».
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 27

Encore une fois les biologistes, et tout particulièrement Georges


Cuvier (1769-1832), avaient déjà développé la notion. Le plus grand
anatomiste comparé de tous les temps, Cuvier avait énoncé la loi de la
« corrélation des formes ». Il avait compris qu’un animal qui se nour-
rit de chair, par exemple, doit avoir une dentition qui lui permette de
déchirer les viandes et une vision (ainsi qu’un odorat) hyperaiguës.
Les muscles qui permettent d’articuler cette dentition devaient donc
permettre un développement du cerveau qui donne préséance à la vue.
Mais là ne s’arrêtent pas les corrélations. Cet animal doit être doué
d’une musculature qui lui permette de courir très vite, mais sur de
courtes distances, en partie parce que ses pattes doivent se terminer
par des griffes qui l’aident à déchiqueter les chairs mais ne permettent
pas de sprints sur de longues distances. Enfin, l’alimentation elle-
même exige un certain type d’estomac, qui par ricochet exige une cer-
taine musculature, et ainsi de suite. Et le contraire pour les animaux
qui s’alimentent de plantes. Cuvier avait à ce point compris et dominé
le sujet de l’anatomie comparée que lorsqu’on découvrit des fossiles,
il fut le premier à pouvoir reconstruire l’animal, à partir de quelques
ossements seulement. En cela, il fut également le père de la paléonto-
logie. Il était tellement conscient de sa supériorité qu’il déclarait
« donnez mois l’os, et je vous redonnerai l’animal » ! Pour conclure,
les notions de relativité et de système avaient déjà gagné la biologie
de Cuvier ; Comte, en un sens, ne fit que se l’approprier pour
l’appliquer à la société en tant que super-organisme.

Voilà pour les implications méthodologiques. Maintenant, nous


parlions plus haut d’un a priori théorique de Comte, notamment que le
social a ses lois propres, qui ne sont pas celles qui régissent le com-
portement des individus. Quelles sont donc ces « lois » du social ?
Encore une fois, elles ressemblent étrangement aux soi-disant lois de
la biologie vitaliste (qui n’auraient pas droit au titre de « loi » en bio-
logie contemporaine, rappelez-vous).
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 28

1) La première loi est celle du consensus. Assez décevante et pro-


saïque, cette loi, selon laquelle il doit y avoir une espèce d’harmonie
entre les parties d’un tout (ce tout, rappelez-vous, est un “système’,
soit organisme ou société). En d’autres termes, les parties ne peuvent
former un tout (par définition intégré, systémique) que si elles
s’accordent, pour ainsi dire, que s’il y a « consensus » entre elles. Il y
a une implication inquiétante à ce corollaire. Il s’ensuit que l’état de
consensus représente l’état « sain », normal d’un organisme (biolo-
gique ou social), et que l’absence de consensus (donc le conflit) est
pathologique, anormal ; il représente un état de « maladie » (ce qui est
sociologiquement faux). Cela marque un autre axe fondamental selon
lequel s’ordonnent les théories : on trouve d’une part des « théories du
consensus », dont font partie presque toutes les théories holistes et
fonctionnalistes, et des « théories du conflit », qui appartiennent plutôt
aux traditions individualistes et marxistes (nous n’aurons pas le temps
d’aborder le marxisme dans ce cours).
2) La deuxième loi, nous l’avons déjà rencontrée, c’est celle « des
trois états », qui n’est qu’une manifestation d’une « loi » plus fonda-
mentale, celle de l’évolution. Notons que Comte est évolutionniste, il
croit que les sociétés se transforment selon un processus évolutif.

D’une part, l’Esprit chez Comte est source de consensus parce que,
(a) le consensus social, selon Comte, se fait par les croyances que les
gens partagent en commun et, (b) parce que les croyances sont des
produits de l’Esprit humain. Toutefois, l’Esprit humain est également
en évolution, comme nous l’avons déjà vu (la loi des trois états). Il est
toujours en mouvement, il change sans cesse, mais ce changement
est :

a) un progrès. En soi, le changement n’a pas à dessiner un progrès.


Il pourrait y avoir régression, mouvement en zigzag. Mais, chez les
évolutionnistes, et Comte en particulier, l’évolution marque un pro-
grès parce qu’elle est inscrite dans l’Esprit humain, dont la nature
même est de progresser de façon linéaire, vers une rationalité crois-
sante. Notons en passant que l’Esprit chez Comte apparaît sous deux
formes foncièrement différentes. En tant que source de consensus, il
s’agit d’un Esprit « générateur de croyances » (on pourrait donc parler
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 29

d’un organe de la « crédulité ») ; mais en tant que source d’évolution,


l’Esprit humain apparaît en tant que raison et ne peut donc évoluer
que vers une rationalité supérieure.
b) Par conséquent, ce progrès est nécessaire 6, parce qu’il ne peut
que suivre le mouvement de la Raison qui, selon Comte, ne peut évo-
luer que vers un stade de plus en plus grande rationalité.
c) Enfin, ce progrès est unilinéaire et dirigé. “Unilinéaire’, parce
qu’il suit la trajectoire d’une rationalité croissante, et “dirigé’ pour les
mêmes raisons. Bref, la vision comtienne de l’évolution est téléolo-
gique (elle se dirige vers un but prédéfini, puisqu’elle suit le mouve-
ment de la pensée rationnelle).

Au total, dans la sociologie de Comte, c’est l’Esprit humain qui


propulse l’évolution humaine ; l’évolution sociale n’est en dernier
lieu qu’une évolution mentale. Enfin, parce qu’il place l’origine et
l’évolution de la société dans les activités de l’Esprit humain, Comte
est un penseur « idéaliste ». Est idéaliste toute théorie de la société qui
place l’origine de la sociabilité (ou de la société, ce qui revient au
même) dans une ou des activités de l’Esprit humain (le contraire
d’une théorie idéaliste est dite matérialiste ; c’est une théorie qui
place la source la sociabilité dans les exigences matérielles de
l’existence humaine). Enfin, puisqu’il voulait faire de la sociologie
une science, Comte est positiviste.

Au terme de ce petit périple du côté des théories de Hobbes et de


Comte, nous avons déjà découvert un nombre d’axes fondamentaux
autour desquels se définissent les théories. Ainsi, en présentant le
cours, nous avons contrasté une anthropologie sociale à une anthropo-
logie culturelle. En anthropologie sociale, nous avons déjà distingué
les théories individualistes (également appelées « théories de l’action
sociale ») des théories holistes (incluant le fonctionnalisme et égale-
ment dénommées « théories de la structure sociale ») ; nous avons

6 « Nécessaire » = (a) ce qui est inéluctable, inévitable, obligatoire; (b) qui ne


peut pas ne pas se produire dans des conditions données, au sein d’un proces-
sus donné (par opposition à contingent); (c) en logique: qui dépend de la lo-
gique et correspond à une loi de la pensée.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 30

également séparé les explications téléologiques des explications non-


téléologiques, les théories positivistes des théories non-positivistes,
ainsi que les théories idéalistes des théories matérialistes. Nous avons
aussi noté que certaines théories posaient le consensus à la base de la
société (théories du consensus) alors que d’autres y campaient le con-
flit (théories du conflit). Déjà, ces axes nous permettent de décoder
plusieurs théories, ou plusieurs aspects d’une même théorie. Nous ver-
rons qu’il ne reste que peu d’axes à découvrir.

II. HERBERT SPENCER


(1820-1903)

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Dans la lignée qui mène au fonctionna-


lisme en anthropologie, ou dans la dynastie
qui va de Comte à Malinowski et à Rad-
cliffe-Brown (fonctionnalisme anglais), Her-
bert Spencer apparaît souvent comme un
chaînon intercalé entre Comte et Durkheim.
Nous verrons pourquoi.
Anglais, philosophe et sociologue mais en
fait véritable espèce d’érudit en toutes choses
et auteur incroyablement prolixe, ses écrits,
et surtout sa vision de l’évolution, dominèrent littéralement la deu-
xième moitié du 19ième siècle en Angleterre et au-delà. Se disant
darwiniste alors qu’il ne comprenait pas Darwin, c’est à lui que nous
devons la malheureuse version du « darwinisme social ». Nous bros-
serons un tableau sommaire de sa théorie de l’évolution mais, avant de
s’y attarder, il sied de comprendre les éléments fondamentaux de sa
sociologie.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 31

À un certain niveau, Spencer se réclamait de Comte. Tout comme


ce dernier, il disait percevoir la société comme un organisme, mais
poussa l’analogie au point d’en faire presque une homologie. En effet,
il essayait de voir dans les divers « organes » de la société des équiva-
lents des organes du corps : le corps politique en aurait été le cerveau
(il ne connaissait pas nos politiciens...), et le système d’égouts ainsi
que les éboueurs en auraient constitué les « canaux d’excrétion », pour
ne prendre que deux exemples. Mais oublions les excès analogiques.
Tout comme Comte, il postulait que la société formait un organisme
supra-individuel qu’on ne pouvait réduire à ses composantes (avec
certaines nuances, comme nous verrons) : pour Spencer et Comte, la
société est plus que la somme de ses parties, le postulat de base du
holisme (et du fonctionnalisme). Mais ce sont là les deux seuls élé-
ments qu’ils partageaient. En effet, sa théorie de la société et celle de
l’évolution contredisaient radicalement celles de Comte.
Souvenons-nous que chez Comte, les idées partagées (croyances)
constituaient l’aimant, pour ainsi dire, ou la force gravitationnelle qui
retient les individus en un organisme social, et les mêmes idées (en
tant que produits rationnels) constituaient le moteur de l’évolution.
Comme nous l’avons déjà mentionné, l’évolution chez Comte se ré-
duisait à n’être que le développement du potentiel de rationalité de
l’Esprit humain. Chez Spencer, il n’en est rien. Le moteur de
l’évolution n’est pas à trouver dans les idées, mais dans les sentiments
et les activités. Pour mieux saisir, élaborons brièvement sa vision de la
société.
Spencer part du constat que, pour survivre, les êtres humains doi-
vent être en rapport avec l’environnement. Dans cet environnement,
ils exécutent des activités (pêche, chasse, agriculture, construction
d’abris, et ainsi de suite) nécessaires à leur survie et, selon lui, ces ac-
tivités déterminent les sentiments prédominants. Par exemple, rai-
sonne-t-il, si les être humains vivent de la chasse, ils doivent ap-
prendre à tuer des animaux, et cette activité générera un ensemble de
sentiments correspondants : parce qu’ils agissent en prédateurs, ils
seront hostiles, agressifs, cruels (ce qui est totalement démenti par la
plus grande partie de l’ethnographie sur les chasseurs-cueilleurs). S’ils
vivent de l’agriculture, par contre, leurs activités de production ne les
forment pas à la tuerie, à la boucherie. Ils seront donc pacifiques, pai-
sibles (encore une fois, contredit par l’ethnographie !). Ces senti-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 32

ments, en dernier lieu, seront reflétés dans un ensemble d’idées (valo-


risation de la bravoure, de la cruauté, ou au contraire de la sagesse, de
la mesure et de la douceur, et ainsi de suite) qui, elles, déterminent la
forme de la société. On pourrait représenter cela dans le schéma sui-
vant :

Environnement ACTIVITÉS Êtres humains

Sentiments

Idées

Dans cette représentation de la société, notons l’importance capi-


tale des activités. Nous verrons que c’est l’élément clé qui inspirera sa
vision de l’évolution. Mais avant d’examiner cette dernière, il sied
encore une fois d’introduire une distinction capitale.

Dans l’étude de l’évolution biologique, on distingue une théorie de


l’évolution, d’une reconstruction phylogénétique. Une reconstruction
phylogénétique (littéralement, une reconstruction « de la genèse des
espèces ») présuppose une croyance en l’évolution, cela va de soi.
Mais en quoi cette reconstruction consiste-t-elle ? Comme son nom
l’indique, c’est la reconstruction d’une séquence évolutive. En
d’autres termes, le biologiste évolutionniste a devant les yeux un
grand nombre d’espèces, et il doit se faire une idée de celles qui sont
apparues en premier, celles qui ont suivi, et ainsi de suite. Bref, il va
placer les diverses espèces dans un ordre, une séquence, qu’il croit
être celle de l’évolution même (des organismes monocellulaires aux
pluricellulaires, des plantes aux poissons, et ainsi de suite). En ceci, il
ne fait que décrire la trajectoire qu’il croit que l’évolution a suivie.
Bref, si on pose la question : « Quelles sont les caractéristiques de
l’évolution chez tel ou tel ou tel biologiste ? », ou « Comment tel ou
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 33

tel biologiste décrit-t-il l’évolution ? » ou encore, « Quelle la vision


qu’a Untel de l’évolution ? », nous faisons référence à la reconstruc-
tion phylogénétique qu’il ou elle a élaborée, ou empruntée d’un(e)
autre. En d’autres termes, une reconstruction phylogénétique, je le
répète, ne fait que décrire l’évolution, elle ne l’explique pas. Elle ne
dit rien à propos des mécanismes responsables du processus évolutif.
Quand on a affaire à un texte qui ne cherche pas à décrire la séquence
évolutive, mais plutôt à expliquer les mécanismes à l’œuvre pour ex-
pliquer l’apparition d’une nouvelle espèce (le processus de spéciation,
à la racine de l’évolution), on parle alors d’une théorie de l’évolution.
Prenons L’origine des espèces, de Darwin. Si vous y cherchez une
reconstruction phylogénétique, vous n’en trouverez guère. Vous y
trouverez le travail de l’être humain sur les races canines et cheva-
lines, et des considérations biogéographiques (distribution géogra-
phique des espèces) sur les pinsons d’Amérique du Sud, par exemple.
Et il utilise ces exemples pour déboucher sur une explication de la fa-
çon dont fonctionne la spéciation, c’est-à-dire dont procède
l’évolution. C’est, dans le sens plein du terme, une théorie de
l’évolution. Cette distinction est tout à fait fondamentale, tant dans
l’étude de l’évolutionnisme biologique que dans celui de
l’évolutionnisme socioculturel. Sur cette toile de fond, revenons à
Spencer.
Lorsque nous parlons d’évolution sociale, il va de soi qu’il ne
s’agit pas de la genèse d’espèces, mais de sociétés, de la transforma-
tion d’un type de société en un autre. Il est donc plus juste de contras-
ter une reconstruction « sociogénétique » à une théorie de l’évolution
(sociale). Commençons donc par l’élément le plus simple, soit la théo-
rie spencérienne de l’évolution. Comment Spencer explique-t-il
l’évolution ? En ceci, il est logique avec sa vision de la société, qui
reconnaissait une primauté à l’action de l’environnement dans la for-
mation de sociétés. Par voie de conséquence, il considère que le mo-
teur de l’évolution sociale est à trouver dans les changements envi-
ronnementaux. Dans son schéma (simpliste), si l’environnement
change, certains individus s’y adapterons les premiers, massacrerons
les autres et prendrons leur place ; l’idée n’a rien à faire avec Darwin
(ceux qui s’adaptent ne massacrent pas les autres). Voilà sa théorie.
Avant de passer à sa reconstruction sociogénétique, relevons un élé-
ment important. Certaines théories placent le moteur de l’évolution
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 34

sociale à l’intérieur de la société, pour ainsi dire (dans l’Esprit hu-


main chez Comte, dans la lutte des classes chez Marx, pour n’en men-
tionner que deux) ; on dira alors que ce sont des facteurs endogènes
qui sont responsables du processus évolutif. D’autres, tels Spencer,
placent le moteur de l’évolution à l’extérieur de la société (dans
l’environnement, par exemple) ; on dira alors que ce sont des facteurs
exogènes qui entrent en jeu. Maintenant, quelle est la reconstruction
sociogénétique de Spencer ? Selon moi, c’est la partie la plus impor-
tante de son œuvre sociologique, celle qui a laissé les traces les plus
profondes, à ce point que l’on s’y reconnaît encore aujourd’hui.
Je l’ai déjà mentionné plus haut, la notion d’ « activité » passe à
l’avant-scène dans l’œuvre de Spencer. Dans sa description de
l’évolution sociale, il est le premier à se préoccuper de ce que les gens
font, ce qui, dans son jargon et celui qui deviendra fâcheusement celui
de l’anthropologie, deviendra la notion de « fonction ». Permettez-moi
un aparté à propos de ce concept. Je pourrais en dire long, mais je
m’en tiendrai à une dimension importante. En anthropologie comme
en sociologie, le mot « fonction » a plusieurs sens, mais il en est un
que je veux faire ressortir en particulier. Vous allez sans cesse lire des
énoncées à l’effet que « la fonction de la famille est la procréation et
la légitimation des enfants+ »ou, encore, le « lignage a des fonctions
religieuses et politiques ». Ici, le terme « fonction » n’est qu’une tra-
duction qui se veut scientifique de quelque chose de beaucoup plus
prosaïque, notamment « activité ». En d’autres termes, on pourrait ré-
écrire les énoncés précédents de la façon suivante : « la famille exé-
cute les activités de procréation et de légitimation des enfants » et, « le
lignage exécute des activités religieuses et politiques ». Pour tout dire,
dans une grande partie des énoncés qui incluent le terme « fonction »
en sciences sociales, on peut facilement y substituer le terme « activi-
té » ; chez Spencer, en grande partie responsable de cette substitution,
« fonction » = « activité ». Quand il utilise le terme « fonction », il fait
donc référence à ce que les gens font ; quand il utilise celui de « struc-
ture », il faut référence aux groupements sociaux responsables de le
faire. Donc, « structure » = « groupe » chez Spencer, et chez plusieurs
de ses successeurs.
Cet aparté clos, passons enfin à se description sociogénétique. A
l’aube de l’évolution (donc, dans les sociétés les plus « primitives »
selon le vocabulaire de l’époque), selon Spencer, la masse sociale est
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 35

faible (lisez : populations et densités démographiques sont faibles), et


il n’y a presque pas de différenciation fonctionnelle (lisez : il y a peu
d’activités différentes). Dans ces sociétés, à part une division du tra-
vail sexuelle élémentaire (d’ailleurs, je ne me souviens même plus s’il
en tient compte), l’individu est capable d’exécuter toutes les activités
réservées aux membres de son sexe. Un homme, par exemple, sera à
la fois producteur primaire (chasse ou pêche), producteur secondaire
(produit ses propres outils, et transforme les produits de la chasse et
de la pêche ; pas besoin de bouchers, par exemple), architecte (cons-
truit sa maison), tailleur (fait ses vêtements), guerrier, législateur,
prêtre (du culte de sa tribu). En un mot, il n’y a aucun groupe spéciali-
sé dans l’exécution d’une activité particulière (sauf la division
sexuelle du travail) ; dans la terminologie de Spencer (et de ceux qui
le suivront), les sociétés primitives n’ont aucune différenciation struc-
turelle (lisez : n’ont aucun groupe spécialisé dans l’exécution d’une
activité), à part la division sexuelle du travail. En d’autres termes, à
toutes fins pratiques, elles ne connaissent aucune division du travail
social. Ce sont des sociétés foncièrement homogènes, dans lesquelles
tous les individus apparaissent comme des répliques les uns des
autres. Les conclusions qu’il en tire nous apparaissent aujourd’hui
inacceptables, mais elles dominèrent la pensée de l’époque, et
Durkheim ne pensera pas autrement dans son premier livre, De la di-
vision du travail social (1893).
Parce que tout individu peut exécuter toutes les activités néces-
saires à sa survie et qu’il n’y a aucune différenciation structurelle,
Spencer en conclut qu’aucun individu dans une tribu primitive n’est
essentiel, que tous sont remplaçables. Prenons une tribu de cent indi-
vidus ; on peut en retrancher un individu, dix, cinquante ou même
soixante-dix, et on a encore une tribu ! De la même façon, on peut y
rajouter dix, cent, deux cents individus, et nous avons toujours une
tribu. Autrement dit, l’intégration (ce qu’on appelle depuis la solidari-
té) de la tribu est faible, parce que personne n’est essentiel à son exis-
tence. Il donne l’exemple des polypes qui forment les récifs de corail,
mais nous pouvons tout aussi bien prendre l’exemple d’un sac de
pommes de terre. On peut en retrancher la moitié, les deux tiers, 95%,
et on a toujours un sac de pommes de terre. De même, on peut rajouter
des tas de pommes de terre, et on retrouve toujours la même chose :
un sac de pommes de terre. En d’autres termes, dans les sociétés pri-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 36

mitives comme chez les polypes, toute une partie du corps social peut
quitter sans menacer l’existence du tout ; d’où la faible intégration.
D’où, également, une conclusion importante qui contredit ses présup-
posés de départ : dans les sociétés primitives, la vie du tout n’est rien
de plus que la vie de la somme de ses parties. Ce n’est donc plus vrai
que la société est plus que la somme de ses parties ; ce n’est vrai que
des sociétés plus « évoluées ».
En quoi, donc, se caractérise l’évolution sociale selon Spencer ?
Tout d’abord, par une augmentation de la masse sociale. Puis, par une
différenciation fonctionnelle accrue (un plus grand nombre d’activités
différentes). Dorénavant, certains individus commencent à se spéciali-
ser dans l’exécution de certaines tâches (agriculteurs, forgerons, sol-
dats, etc.), amorçant ainsi une différenciation structurelle qui s’accroît
sans cesse. À mesure que les individus se spécialisent, nous assistons
donc au développement d’une division du travail social, et d’une hété-
rogénéité croissante de la société (donc, différenciation fonctionnelle
= différenciation structurelle, et différenciation structurelle = division
du travail social = hétérogénéité). Bref, l’évolution sociale spencé-
rienne se caractérise par des différenciation fonctionnelle et structu-
relle croissantes ou, en d’autres termes, par un passage de l’homogène
à l’hétérogène.
Quelles en sont les conséquences ? Plus les individus se spéciali-
sent, selon Spencer, plus ils se différencient les uns des autres, c’est-à-
dire, plus ils s’individualisent 7 ; l’évolution inaugure donc un proces-
sus d’individualisation. Plus les individus sont « individualisés » (do-
tés d’une individualité propre, qui les distingue), moins ils sont rem-
plaçables. Prenons notre société, et éliminons-en tous les électriciens ;
la société s’écroule. Donc, raisonne Spencer, plus les individus
s’individualisent, plus ils dépendent les uns des autres, de sorte que
l’évolution à ses yeux se caractérise également par un processus
d’individualisation et d’interdépendance, ce qui entraîne toute une sé-
rie d’autres conséquences. En effet, plus les individus sont spécialisés
et à la fois interdépendants, plus se fait sentir le besoin de coordina-

7 Ce qui présuppose que les soi-disant primitifs sont privés d’individualité et


que, sur le plan psychologique, ce sont tous des répliques les uns des autres.
Même le grand Durkheim soutiendra de telles thèses dans La division du tra-
vail social. C’est un des postulats de base de l’évolutionnisme, et l’un des plus
importants.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 37

tion et d’intégration entre les différents groupes (de la même façon


que la nécessité d’un cerveau coordinateur et intégrateur se fait sentir,
le plus on grimpe dans l’échelle des organismes vivants, vers les or-
ganismes les plus différenciés). Quand apparaissent les « fonctions »
de coordination et d’intégration, on peut conclure d’une part que le
groupe est plus intégré, donc plus solidaire et que, d’autre part, on ne
peut retrancher une partie sans détruire le tout, de la même façon
qu’on détruit un organisme vivant « différencié » si on lui enlève un
organe vital. Par conséquent, dans les sociétés hétérogènes (lisez :
évoluées), le tout est plus que la somme de ses parties. Nous revenons
aux présupposés holistes. Mais il y a plus. Dans la pensée évolution-
niste de la deuxième moitié du 19ième siècle, absence d’intégration
est synonyme d’égoïsme ; si une société n’est pas solidaire, c’est que
ses membres ne sont pas orientés vers les autres, mais vers eux-
mêmes 8. De plus, dans la même tradition de pensée, cet égoïsme est
synonyme d’immoralité. D’où une dernière conséquence : la division
du travail social est source d’individualisation, cette individualisation
se traduit par une plus grande solidarité (intégration) laquelle, par dé-
finition, est morale (puisque son contraire est immoral) ! Voilà sur
quoi débouche la reconstruction sociogénétique de Spencer.

Avant de quitter Spencer, je voudrais mentionner quelques derniers


éléments. Tout d’abord, tout comme Comte, Spencer est positiviste et
pré-fonctionnaliste (holiste et évolutionniste). De plus, dans la mesure
où il enracine la société dans le rapport de l’être humain à son envi-
ronnement, dicté par la nécessité de survie, on peut dire que sa théorie
est matérialiste. Mais je m’empresse d’ajouter un aparté. Il y a relati-
vement peu de théories qui sont radicalement et exclusivement maté-
rialistes ; de telles théories traiteraient les idées (représentations men-
tales de quelque ordre que ce soit) comme de purs reflets d’une infras-
tructure ancré dans des impératifs matériels, et leur nierait (aux idées)
toute influence. Il existe de telles théories, mais elles sont peu nom-
breuses et nous n’en rencontrerons pas dans nos pérégrinations. Spen-

8 Voyez la contradiction. D’une part, les “primitifs’ sont privés d’individualité;


en toute logique, on ne pourrait donc pas les déclarer “égoïsme’, car l’égoïsme
présuppose une conscience très claire de soi et de ses intérêts propres. Donc,
si les primitifs sont égoïstes, ils devraient être foncièrement individualistes et,
par voie de conséquence, parfaitement individués.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 38

cer, par exemple, reconnaît une influence aux idées : ce sont en der-
nier lieu les éléments qui donne à la société sa forme finale (chez
Marx, les idées jouent également un rôle actif). Le matérialisme spen-
cérien ne représente donc pas un cas de pur matérialisme mais, dans le
cadre de ce cours nous le considérerons comme un théoricien matéria-
liste, pour des raisons didactiques.
Enfin, un dernier mot à propos de l’évolution chez Spencer. No-
tons un problème intrinsèque à tout évolutionnisme. Dans la mesure
où une reconstruction phylogénétique ou sociogénétique décrit une
séquence qui normalement va du plus simple au plus complexe, elle
présente l’évolution comme un processus qui va dans une direction
précise. Superficiellement, l’auteur semble avoir une vision téléolo-
gique de l’évolution. Mais je renvois à la distinction entre théorie et
reconstruction phylogénétique (ou sociogénétique). Quand on dit
d’une théorie de l’évolution qu’elle est téléologique ou non, on se
base précisément sur le modèle explicatif du processus évolutif (où
modèle explicatif = théorie), non pas sur la reconstruction phylogéné-
tique ou sociogénétique. En d’autres termes, pour caractériser la pen-
sée de Spencer sur l’évolution en termes de téléologie ou non il faut se
référer à sa théorie de l’évolution, et non pas à sa reconstruction so-
ciogénétique. Si l’évolution résulte essentiellement de changements
dans l’environnement, il est impossible de prédire où elle va, puisqu’il
est impossible de prévoir l’orientation des changements environne-
mentaux. La théorie de l’évolution de Spencer ne postule donc aucune
direction prédéterminée à l’évolution (quoique sa reconstruction so-
ciogénétique le fasse !). Dans ce sens, et ce sens uniquement, on dira
qu’il a formulé une théorie non-téléologique de l’évolution, contrai-
rement à Comte. Enfin, si Comte plaçait le moteur de l’évolution dans
l’Esprit humain, il expliquait cette évolution par des facteurs endo-
gènes ; dans la mesure où Spencer invoque l’environnement (extérieur
à la société), il fait appel à des facteurs exogènes.

Avant de quitter les pré-fonctionnalistes pour passer au fonctionna-


lisme lui-même, une dernière chose est à noter dans ce contraste entre
Comte et Spencer. Comte, tant dans son explication de l’existence de
la société que de son évolution, met l’emphase sur les représentations
mentales (en tant que croyances, ou que rationalité) et néglige ce que
nous appellerions aujourd’hui la « structure sociale » (façon dont la
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 39

société est organisée en groupes). Spencer, par contre, souligne


l’influence de la structure sociale (ce que d’autres auteurs de l’époque,
dont Durkheim, appelleront « morphologie sociale »). La structure est
première, dans son adaptation à l’environnement, et les idées viennent
tout simplement la coiffer, pour ainsi dire, et donner à la société sa
forme définitive. Nos deux auteurs représentent ici deux pôles : idées,
et structure sociale. Nous verrons Durkheim, le pape du fonctionna-
lisme en sociologie (et par voie de conséquence en anthropologie, en
ce qu’il a directement influencé les anthropologues fonctionnalistes),
essayer de concilier les deux dimensions en une seule synthèse, sur-
tout dans la première phase de son évolution intellectuelle. Ceci clôt
donc la page ouverte sur les pré-fonctionnalistes (et les évolution-
nistes dans l’étude de la société - pas dans celle de la culture). Nous
allons maintenant aborder les fonctionnalistes proprement dit (surtout
anglais : il s’agit de Malinowski et de Radcliffe-Brown) en commen-
çant par Durkheim, leur ancêtre.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 40

Première partie.
Survol de l’anthropologie sociale
(anglaise puis française)

LES FONCTIONNALISTES
I. ÉMILE DURKHEIM
(1858-1917)

Retour à la table des matières

On ne saurait surestimer l’importance de


Durkheim. On peut dire que, d’une façon ou
d’une autre, toutes les théories sociolo-
giques et anthropologiques de ce siècle sont
issues de trois « ancêtres » du siècle dernier,
soit Marx, Weber et Durkheim 9.
L’influence de Marx en ethnologie fut tar-
dive, limité dans le temps (1965-1985, à peu
près) et dans l’espace (surtout la France) ;
nous l’ignorerons. L’influence de Weber est plus difficile à saisir,
puisque plus diffuse et indirecte, et quelquefois impossible à démêler
des influences plus strictement « individualistes ». Nous aurons éga-
lement à le négliger, et ne ferons que le mentionner lorsque néces-
saire. Quant à Durkheim, il est incontournable dans l’anthropologie
britannique et française. Les exégètes classiques divisent en général

9 Au département de sociologie, chacun de ces auteurs a droit à un court tout


entier, et souvent un séminaire de maîtrise en sus.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 41

son œuvre en deux périodes : celle du « premier Durkheim », qui va


de 1893 à 1900, environ, et se manifeste dans trois grands classiques :
De la division du travail social, Les règles de la méthode sociolo-
gique, et Le suicide ; la deuxième période, celle du « deuxième
Durkheim », commence un peu avant la parution des Formes élémen-
taires de la vie religieuse (1912). Le « premier Durkheim » définira
de façon plus ou moins définitive ce qu’est le fonctionnalisme, et in-
fluencera profondément l’anthropologie britannique à travers l’œuvre
de Radcliffe-Brown, qui cherchera à le prolonger et dominera théori-
quement l’anthropologie sociale anglaise pendant la première moitié
du siècle. Le deuxième Durkheim laissera une marque tout aussi indé-
lébile sur l’anthropologie française car, par l’intermédiaire de l’œuvre
de son neveu, Marcel Mauss, on rejoint directement Claude Lévi-
Strauss, qui domine encore directement ou indirectement la pensée
anthropologique française. En un mot, on ne peut rien comprendre à
l’anthropologie sociale sans comprendre Durkheim.
De La division du travail social, ouvrage long et dense, je ne re-
tiendrai que quelques éléments clés, sans chercher à expliquer
l’articulation entre ces éléments ; le temps ne nous le permet pas. Di-
sons au départ que, même si Durkheim semble s’opposer à Spencer
dans cette œuvre, il lui emprunte énormément. Chez Spencer, nous
avons détecté une adéquation entre égoïsme et immoralité, d’une part,
et entre altruisme et moralité, d’autre part. Vue globalement, De la
division du travail social cherche à démontrer deux thèses, notamment
(a) que la civilisation est « morale » et, (b) qu’en fait, la civilisation
n’est pas seulement morale, mais exhibe un progrès de la moralité.
Derrière cette notion de moralité se profile en filigrane une théorie
générale de la société, premier élément à retenir, et qu’on peut présen-
ter dans les termes suivants : au départ, de façon paradoxale,
Durkheim postule que les individus sont, par définition (et donc par
nature), individualistes (au sens du langage courant) 10. Logiquement,
cela devrait mener à ce que chacun suive sa petite trajectoire égoïste,
sans se préoccuper des autres, et rendre impossible l’existence de la
société. Mais nous constatons l’existence d’une sociabilité humaine
(ou l’existence d’une société humaine). Donc, d’en conclure

10 Paradoxale pour un fonctionnaliste qui, assumant un consensus social, devrait


assumer que les individus sont fondamentalement altruistes.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 42

Durkheim, il doit y avoir une force plus puissante que


l’individualisme, qui vainque ce dernier et attire les individus les uns
vers les autres (une espèce de force gravitationnelle). Cette force
d’attraction (ou de gravité), il l’appelle solidarité. Dans une logique
tout à fait spencérienne, il en tire les conclusions suivantes : (a)
l’individualisme (= égoïsme chez Spencer) est immoral ; donc, (b) la
solidarité ne peut être que le contraire de l’individualisme. C’est par
conséquent une force qui engendre de l’altruisme (dans la mesure où,
étant sociables, nous manifestons un intérêt pour les autres) qui, par
définition, est « moral ». On trouve donc une « équation » de base,
soit :

Moralité → Solidarité → Sociabilité (Société)

ou, ce qui revient à peu près au même :

Solidarité = Moralité → Sociabilité

Deuxième élément à retenir : à la source de la moralité, il postule


l’existence d’une « conscience collective », qu’il définit comme
l’ensemble des représentations mentales (surtout croyances et valeurs,
dans ce premier ouvrage) que les membres d’une société ont en com-
mun, qu’ils partagent. Il oppose cette conscience collective à la cons-
cience individuelle, source des idées qui sont propres à l’individu (les
idées que je fais miennes, et qui me distinguent des autres, quoique je
puisse en partager certaines avec d’autres). Il postule également que
ces deux consciences coexistent dans l’esprit humain mais en raison
inverse l’une l’autre (plus l’une est puissante, plus l’autre est faible),
et qu’elles évoluent dans une direction particulière, vers un affaiblis-
sement de la conscience collective et une affirmation croissante de la
conscience individuelle. Autrement dit, à l’aube de l’évolution (chez
les plus « primitifs »), la conscience collective est toute-puissante, et
la conscience individuelle absente. On y retrouve encore une thèse de
Spencer. S’il n’y a pas ou presque aucune conscience individuelle, il
n’y a donc pas d’individualité. Les « primitifs » ne sont donc pas indi-
vidualisés ; ils pensent tous la même chose (conscience collective
toute-puissante, toutes leurs idées sont donc partagées). Ce sont des
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 43

automates sociaux. Puis, à mesure que la conscience individuelle


s’affirme (à cause d’une foule de facteurs que nous n’avons pas le
temps de mentionner), la conscience collective décline.
Dans un deuxième temps, il revient sur sa thèse de départ. Il y au-
rait en fait deux solidarités : une solidarité mécanique et une solidarité
organique. La solidarité mécanique serait produite par la conscience
collective : c’est la solidarité qui résulte de ce que l’on partage (ceux
qui se ressemblent s’assemblent, rien de plus). Bref, les sportifs socia-
lisent avec les sportifs, les dépensiers avec les dépensiers, les fascistes
avec les fascistes, et ainsi de suite. La conscience individuelle, par
contre, ne saurait produire aucune solidarité par elle-même, mais elle
serait source de la division du travail social. Ici, nous retrouvons en-
core une fois Spencer. La division du travail social (ou différenciation
structurelle, selon Spencer) est source d’interdépendance, et l’idée
d’interdépendance appelle encore une fois l’analogie des organes à
l’intérieur d’un organisme évolué ; d’où l’idée de solidarité orga-
nique. C’est la solidarité de parties qui sont différentes, mais complé-
mentaires. Je crois qu’il donne l’exemple du couple, dans lequel
homme et femmes sont radicalement différents, selon lui, mais com-
plémentaires.
Dans un troisième temps, il relie ces types de solidarité aux types
de lois. Après un survol détaillé de corpus juridiques, il en conclut
qu’il y a deux types de lois : des lois répressives et des lois restitu-
tives. Les lois répressives attaquent l’individu dans sa personne ou
dans ses biens, lui « amputant » une partie de son corps, ou de ses
biens. Quant aux lois restitutives, elles ne cherchent pas à retrancher,
mais à ramener les choses au status quo ante. Prenons le cas d’un di-
vorce. Les lois qui le régissent, selon Durkheim, ne cherchent pas à
« punir » en arrachant quelque chose à l’individu, mais plutôt à es-
sayer de rétablir les choses à leur état antérieur : ce que la femme au-
rait gagné si elle ne s’était pas marié, eu des enfants mais plutôt tra-
vaillé. Or, après une longue argumentation, il en déduit que les lois
répressives résultent de l’action de la conscience collective, alors que
les lois restitutives émanent de l’action de la conscience individuelle.
Cela l’amène à opposer deux types de sociétés, soit les sociétés seg-
mentaires et les sociétés organisées. Les deux types, encore une fois,
nous rappellent Spencer. Dans les premières, la conscience collective
domine totalement. Elles sont donc fondées sur une solidarité méca-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 44

nique, et leurs lois sont répressives. Dans les deuxièmes, la conscience


individuelle prédomine. Elles sont donc soudées par une solidarité
organique, et leurs lois sont restitutives.
Les premières sont également formées de segments tous sem-
blables, qu’on peut détacher ou rattacher sans changer quoique ce soit
au tout ; l’analogie, cette fois, est véritablement celle des organismes à
segments (vers de terre), qu’on peut couper en deux, quatre, et retrou-
ver deux, quatre organismes. L’individu y est également dépourvu
d’individualité, ce qui explique le collectivisme de ces sociétés. En
effet, argue Durkheim, puisque la propriété privée est la manifestation
de l’extension de l’individu sur les choses qui l’entourent, elle ne sau-
rait exister sans de véritables individus individualisés (voir le schéma
du Tableau 4 pour le reste du contraste). Notez que cette notion de
« société segmentaire » ressuscitera dans les années 1940 sous le cou-
vert de la notion de « lignages segmentaires », qui hanteront la littéra-
ture ethnographique (en anthropologie sociale) jusque vers 1965.
Dans la mesure où De la division du travail social est encore évolu-
tionniste, cette œuvre est définitivement « pré-fonctionnaliste ».
Dans Les règles de la méthode sociologique, Durkheim abandonne
l’étude de cas particuliers pour élaborer la méthodologie d’une véri-
table sociologie (une « science du social » au sens fort ; il est donc
ouvertement positiviste). Son but est explicite : il faut créer une
science des phénomènes sociaux qui ne soit pas réductible à la psy-
chologie ou à la biologie ; en un mot, une science qui soit autonome.
Pour cela, que faut-il faire ? Il faut d’abord identifier, délimiter un
« objet d’étude » qui sera spécifique à la sociologie, c’est-à-dire qui
sera également irréductible à la psychologie et à la biologie et qui, par
voie de conséquence, sera également autonome. Cet objet d’étude, ce
sera par conséquent un « fait social ».
Dans la préface de la seconde édition (non datée), il compare les
faits sociaux à la cellule vivante :

« La cellule vivante ne contient rien que des particules minérales,


comme la société ne contient rien en dehors des individus ; et pourtant il
est, de toute évidence, impossible que les phénomènes caractéristiques de
la vie résident dans des atomes d’hydrogène, d’oxygène, de carbone et
d’azote. Car comment les mouvements vitaux pourraient-ils se produire au
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 45

sein d’éléments non vivants ? Comment, d’ailleurs, les propriétés biolo-


giques se répartiraient-elles entre ces éléments. Elles ne sauraient se re-
trouver également chez tous puisqu’ils ne sont pas de même nature... La
vie ne saurait se décomposer ainsi ; elle est une et par conséquent, elle ne
peut avoir pour siège que la substance vivante dans sa totalité. Elle est
donc dans le tout, non dans les parties (italiques ajoutées). » 11

Retraçons les étapes de sa démonstration. Prenons le chlore et le


sodium. Ils ont des caractéristiques propres. Le chlore, par exemple,
est un gaz toxique, alors que le sodium est un minéral très volatile.
Mais lorsque les deux se combinent, pour reprendre une expression
favorite de Durkheim, ils forment une synthèse sui generis, soit le sel
tel que nous le connaissons. Donc, la synthèse (le sel) a des propriétés
que n’ont pas les composantes : ce n’est ni un gaz, ni un élément vola-
tile. C’est un composé stable, et essentiel à la vie humaine. On dira
donc que le tout a des propriétés dont ne jouissent pas les parties.
De la même façon les individus sont des organismes vivants, doués
d’une vie psychologique. À ce titre, ils ont des propriétés biologiques
et psychologiques. Mais lorsque plusieurs individus s’associent, il en
résulte selon Durkheim une entité nouvelle, indépendante (sui gene-
ris), qui a des attributs distincts de ceux des individus. Ce phénomène
nouveau, selon lui, est un « fait social »). Avant d’aller plus avant
dans la définition du fait social, arrêtons-nous un instant sur ce que
cela implique.
Que sont donc plus précisément ces « faits sociaux » ? Dans Les
règles de la méthode sociologique, il les dit « des manières de faire,
de penser et de sentir » ; dans la Préface à la deuxième édition, il ne
parle plus que de « manières de faire et penser ». En un mot, ce sont
des « faits psychiques », soit des comportements et des façons de pen-
ser. Rappelons que Durkheim veut que la sociologie échappe à la bio-
logie (à une « sociobiologie »...) ; il définit donc ses « faits sociaux »
comme des faits psychiques, puisque la psychologie, à son époque,
échappe à la biologie. Mais, en dernière analyse, les « façons de
faire », c’est-à-dire les conduites, ne sont que la manifestations

11 Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 15ième édition, 1963,


P.U.F., xvi
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 46

d’idées que la société véhicule à propos des devoirs de père, de ci-


toyen, et ainsi de suite. En d’autres termes, même les comportements
découlent de façons de penser. Finalement, quand on soupèse tout, on
s’aperçoit que les faits sociaux sont d’abord et avant tout des repré-
sentations mentales. Cela, en soi, les arrache à la biologie, mais à la
biologie seulement car, si Durkheim en était resté là, ses faits sociaux
auraient appartenu à l’étude de la psychologie, puisque la psychologie
de son temps étudiait les représentations mentales. Il lui fallait donc
séparer clairement les représentations de la psyché individuelle, de
celle des représentations collectives. Comment faire ? En les situant
dans la conscience collective.

Écoutons-le de nouveau, toujours dans la deuxième préface :

« Si, comme on nous l’accorde, cette synthèse [de la cellule, de l’eau,


et ainsi de suite] sui generis qui constitue toute société dégage des phéno-
mènes nouveaux, différents de ceux qui se passent dans les consciences
solitaires, il faut bien admettre que ces faits spécifiques résident dans la
société même qui les produit, et non dans ses parties, c’est-à-dire dans ses
membres. Ils sont donc, en ce sens, extérieurs aux consciences indivi-
duelles, considérées comme telles, de même que les caractères distinctifs
de la vie sont extérieurs aux substances minérales qui composent l’être vi-
vant (italiques ajoutées) »(Ibid., xvi-xvii). Et il ajoute, à la même page :
« Mais les états de la conscience collective sont d’une autre nature que
les états de la conscience individuelle ; ce sont des représentations d’une
autre sorte. La mentalité des groupes n’est pas celle des particuliers (ita-
liques ajoutées) » (Ibid.)

Bref, si les faits sociaux sont issus d’une conscience collective,


voilà la preuve qu’en bout de route ce ne sont que des représentations
mentales mais, soulignons-le, des représentations mentales particu-
lières. Si ces dernières n’étaient que représentations mentales, la psy-
chologie les engloberait dans son étude. Mais la psychologie (à
l’époque de Durkheim) n’étudie que les représentations internes à
l’individu, dont l’individu est conscient (la psychanalyse n’avait pas
encore conquis le monde) et sur lequel il a un certain pouvoir. Par
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 47

conséquent, Durkheim doit leur ajouter certains attributs qui les arra-
chent à la psychologie. La citation que je viens de lire ajoutent deux
attributs : ce sont des représentations mentales collectives et, de ce fait
même, puisqu’elles émanent de la conscience collective, elles sont
externes, déclare Durkheim. Pourquoi « collectives et externes » ?
Pour les soustraire à l’emprise de la psychologie. Si elles sont ex-
ternes, ces représentations ne peuvent être que coercitives (dans une
psychologie dont l’inconscient est absent, rappelez-vous) car, en étant
externes, elles échappent à sa conscience individuelle et à sa volonté.
Donc, en décrivant les représentations mentales de la conscience col-
lective comme étant externes il en conclut logiquement qu’elles sont
contraignantes ; les « faits sociaux » sont des représentations mentales
collectives, externes et contraignantes, et ces attribut les arrachaient à
la psychologie. Le « fait social » lui apparaissait alors comme quelque
chose de spécifique à l’analyse sociologique.

NOTA BENE :

Mais attention. Nous n’avons plus affaire aux consciences collec-


tives et individuelles de La division du travail social. Là, elles exis-
taient en rapport inverse l’une de l’autre, et évoluaient de la même
façon. Ici, nous n’avons plus affaire aux mêmes consciences du tout.
Toute société, dans Les règles de la méthode sociologique a simulta-
nément des consciences individuelles, et une conscience collective ;
cette dernière n’est que la conscience de la société elle-même.

Donc :

a. La conscience collective est désormais la conscience d’une


entité supra-individuelle, la société ;
b. Réification de la société : la société a une existence séparée
des individus ; elle est donc plus que la somme de ses par-
ties.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 48

c. Nous ne créons pas la société ; elle existe avant notre


naissance, et c’est elle qui nous produit. Elle est donc
première (primauté ontologique), et l’individu, second.
d. Donc, les « faits sociaux » sont des représentations mentales
qui émanent de la conscience collective, de la conscience
qui résulte de l’association d’individus en groupe. Par défi-
nition, ces représentations mentales sont externes et contrai-
gnantes.

Mais il y a plus. Sa définition du fait social dictait implicitement sa


méthodologie. Car, du point de vue de l’activité scientifique telle que
l’entend Durkheim en 1895 (et même Radcliffe-Brown quarante ans
plus tard), il ne peut y avoir de science sans régularité des phéno-
mènes étudiés, et sans la possibilité d’appréhender le monde de façon
« objective ». Or précisément, en étant contraignants, les faits sociaux
ne peuvent qu’être réguliers (les individus les reproduisent sans
cesse) ; de plus, étant externes, il est possible de les aborder de façon
objective.
Cela nous mène à la proposition la plus controversée de la sociolo-
gie durkheimienne. Répétons les étapes de la démonstration.
Durkheim veut une véritable sociologie, une étude scientifique des
phénomènes sociaux. Il s’avère qu’à l’époque (et encore aujourd’hui),
qui disait « science » disait « objectivité ». Et d’où vient le terme
« objectif » ? Du mot « objet » ; or, un objet est une chose, et
Durkheim en déduit qu’il faut traiter les faits sociaux « comme des
choses ». On peut imaginer, en 1895, la réaction à une telle proposi-
tion. Il s’en défend dans la Préface à la seconde édition : « Nous ne
disons pas, en effet, que les faits sociaux sont des choses matérielles,
mais sont des choses au même titre que les choses matérielles,
quoique d’une autre manière. »

Qu’est-ce en effet qu’une chose ?


« La chose s’oppose à l’idée comme ce que l’on connaît du dehors à ce
que l’on connaît du dedans. Est chose tout objet de connaissance qui n’est
pas naturellement compénétrable à l’intelligence, tout ce dont nous ne
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 49

pouvons nous faire une notion adéquate par un simple procédé d’analyse
mentale, tout ce que l’esprit ne peut arriver à comprendre qu’à condition
de sortir de lui-même, par voie d’observations et d’expérimentations, en
passant progressivement des caractères les plus extérieurs et les plus im-
médiatement accessibles aux moins visibles et aux plus profonds. » (Pré-
face, xiii).

Pour conclure, appréhender par pure introspection, par simple ana-


lyse mentale, c’est appréhender de façon subjective. Pour arriver à une
connaissance objective des faits sociaux, il faut en conséquence les
traiter comme des entités que l’on peut aborder en tant que phéno-
mènes extérieurs à nous, de phénomènes que l’on peut aborder en tant
qu’ « objets », c’est-à-dire « objectivement », comme « choses ».
Il en résulte une autre conséquence méthodologique de taille. Trai-
ter les faits sociaux comme des choses, donc objectivement, c’est par
conséquent les aborder par leur aspect le plus extérieur, donc le plus
détaché du sujet (le moins subjectif, c’est-à-dire le plus objectif). Dans
la logique durkheimienne, déjà élaborée dans De la division du travail
social, ce qui est socialement le plus contraignant, ce sont les lois.
D’où l’implication méthodologique : pour vraiment comprendre ob-
jectivement un fait social, il faut l’approcher par son biais juridique.
Prenons la famille. Nous ne chercherons pas à y comprendre le fouillis
de sentiments et d’émotions que les psychanalystes n’arrivent même
pas à démêler, puisque nous ne ferions qu’œuvre de psychologue. Au
contraire, nous étudierons (d’une façon durkheimienne, il va de soi) la
famille par le droit matrimonial ! D’où l’accusation (légitime) qu’on a
lancée contre cette sociologie : elle est légaliste (aborde le social par
le biais du juridique).

Le troisième ensemble d’implications méthodologiques a trait aux


rapports de causalité. Retenons trois énoncés de base de la sociologie
durkheimienne : (a) les faits sociaux sont irréductibles (ne se réduisent
à aucun autre niveau de la réalité) ; (b) les faits sociaux sont contrai-
gnants ; (c) les faits sociaux résultent de l’association d’individus. A
partir de ces trois énoncés, nous pouvons déduire les éléments les plus
importants du reste de sa méthodologie.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 50

Prenons le premier énoncé. Si on le prend au sérieux, il s’ensuit


nécessairement que l’on ne peut expliquer un fait social par rapport à
la biologie, à la psychologie, à la géographie, et ainsi de suite. En
d’autres termes, on ne peut expliquer un fait social que par référence
à d’autres faits sociaux. Seuls des faits sociaux peuvent expliquer
d’autres faits sociaux. C’est ce que l’on appelle le « principe de clô-
ture » dans le jargon théorique. On ne peut mesurer l’importance de ce
corollaire méthodologique (faux, d’ailleurs, mais pour des raisons trop
complexes pour ce cours). Contentons-nous d’ajouter un nouvel axe à
nos théories. D’un point de vue fonctionnaliste, tous ceux qui trans-
gressent le principe de clôture (c’est-à-dire, qui expliquent des faits
sociaux par des éléments non-sociaux, telles la psychologie ou la bio-
logie, par exemple) sont accusés de réductionnisme. Par voie de con-
séquence, Ceux qui respectent le principe de clôture se proclament
non-réductionnistes. Ensuite, si on tient compte des deux autres énon-
cés mentionnés plus haut, on peut en tirer la séquence suivante :

Association d’individus → Fait social → Contrainte

De ceci, Durkheim en conclut que, dans l’analyse sociologique, il


faut distinguer la cause d’un fait social, de sa fonction. Quelle en sera
la cause ? L’association d’individus, c’est-à-dire la manière dont les
individus se regroupent dans une société donnée (leur structure so-
ciale, ou leur morphologie sociale dans le langage de Durkheim). No-
tons que cette implication méthodologique n’est qu’un de la soi-disant
primauté ontologique et logique de la société sur l’individu que je
mentionnais plus haut. Si la société est première dans l’ordre de l’être,
il s’ensuit méthodologiquement que l’on doit l’étudier en premier
pour comprendre les actions des individus. Et quelle la fonction du
fait social ? Si le social est source de contrainte, on sait déjà que la
contrainte lie entre eux des individus qui, autrement, suivraient une
trajectoire individualiste ; bref, la contrainte produit de la solidarité, et
est donc morale. Ainsi, s’il est possible de démontrer qu’un phéno-
mène engendre de la solidarité, nous pouvons en déduire rétrospecti-
vement que c’est un fait social, et nous en avons ainsi expliqué la
fonction. Ce type d’explication domine la pensée anthropologique
jusqu’à nos jours.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 51

Mais la séquence qu’on peut extraire des deux derniers énoncés re-
cèle un épineux problème. Reprenons cette séquence : (a) je veux ex-
pliquer l’existence de la société (donc, le fait que les individus
s’associent en groupes), étant donné que les individus sont individua-
listes ; (b) je dois invoquer une contrainte ; (c) dans Les règles de la
méthode sociologique, cette contrainte émane du fait social (représen-
tations mentales externes et contraignantes) ; (d) mais ce fait social
présuppose l’association d’individus ! Or, c’est ce que je cherche à
expliquer. Son argument est donc du type :
C → A  B  C. Cette forme d’argument circulaire est dite tau-
tologique (et non « téléologique », ni « théologique »…). En d’autres
termes, la théorie durkheimienne est purement tautologique.
C’est également une théorie du consensus, dans la mesure où la
conscience collective génère des représentations mentales que les in-
dividus intègrent, ou acceptent malgré eux. Comme toute théorie du
consensus, elle ne sait que faire du conflit, et tout spécialement de la
stratification. De plus, dans le mesure où Durkheim perçoit la société
comme une réalité séparée des individus, capable de conscience, et
dont les représentations mentales assurent l’existence et la persistance
de la société, sa sociologie est idéaliste.

Finalement, en quoi Durkheim est-il fonctionnaliste. Pour des fins


purement didactiques, j’ai distingué « pré-fonctionnaliste » (holisme +
évolutionnisme) de fonctionnalisme (holisme + a-historicisme). Dans
cette perspective, comme je l’ai mentionné, le Durkheim de La divi-
sion du travail social est pré-fonctionnaliste, alors que celui des
Règles de la méthode sociologique ne l’est plus vraiment. En quoi est-
il plus spécifiquement fonctionnaliste ? En ce que, chez les fonction-
nalistes, la fonction acquiert un statut explicatif. On suppose que les
institutions ont une fonction et que, d’une certaine façon, cette fonc-
tion explique partiellement leur existence (donc, la séparation
durkheimienne entre la cause et la fonction disparaît, jusqu’à un cer-
tain point) ; l’argument est implicitement téléologique. Si j’écris : « la
fonction de la famille est la reproduction », j’écris d’une part que « la
famille exécute l’activité de reproduction » (voir plus haut, commen-
taire sur Spencer) mais je suppose implicitement que la famille est
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 52

apparue pour exécuter cette activité. Bref, cet énoncé est implicite-
ment une explication de l’existence de la famille.
De plus, il y a un déplacement majeur dans les deux années qui sé-
parent De la division du travail social des Règles de la méthode socio-
logique. Dans le premier ouvrage, conscience collective et conscience
individuelle existent en raison inverse l’une de l’autre, et évoluent de
la même façon. Dans le deuxième ouvrage, la conscience collective
n’est que la conscience du groupe, de la société. La société est, son
existence précède celle de l’individu, et elle a sa propre conscience
qui génère ses propres représentations. Ainsi toute société comprend à
la fois une conscience collective et des consciences individuelles. Le
pré-fonctionnalisme se dissout lentement...
En dernier lieu, j’aimerais attirer votre attention sur un dernier as-
pect de l’œuvre du « premier » Durkheim. Quoique Durkheim se situe
constamment contre Comte et Spencer dans ses deux premiers grands
classiques, il est évident qu’il leur est profondément endetté. Analysez
attentivement le Tableau 4. On y voit deux volets : le premier porte
sur les représentations collectives, les produits de la conscience col-
lective (croyances, droit, et ainsi de suite). Par cette référence aux re-
présentations mentales produites par la collectivité, Durkheim re-
prend, et semble prolonger Comte.. Lorsqu’on scrute de près le deu-
xième volet, celui de la structure sociale, on ne peut manquer d’être
frappé de la ressemblance avec les thèses de Spencer que, encore une
fois, il pousse plus avant. Au total, on pourrait conclure que dans De
la division du travail social et dans Les règles de la méthode sociolo-
gique, Durkheim fait en quelque sorte la synthèse de la pensée de
Comte et de celle Spencer, tout en les développant.

J’ai déjà mentionné comment le « premier Durkheim », en préci-


sant les thèses fonctionnalistes, influença le fonctionnalisme en an-
thropologie sociale (britannique, presque par définition) à travers ses
deux plus célèbres représentants de la première moitié du siècle, soit
Malinowski et Radcliffe-Brown. C’est à l’œuvre de ces deux théori-
ciens que nous allons maintenant passer.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 53

II. BRONISLAV MALINOWSKI


(1884-1942)
FONCTIONNALISTE ?

Retour à la table des matières

Né à Cracovie (Pologne), Malinowski


étudie les mathématiques et la physique ; il
obtient son doctorat en physique en 1908,
mais se tourne vers l’ethnologie en 1910, et
va étudier à Londres, au London School of
Economics (connu sous le nom de LSE).
Célèbre pour ses études sur les îles Tro-
briand (nord de la Nouvelle-Guinée), où il
séjourne de 1915 à 1918 (immobilisé à
cause de la première guerre mondiale), les histoires standard de
l’ethnologie en font souvent le père du fonctionnalisme en ethnologie.
Après avoir étudié Durkheim, on peut voir comment cette affirmation
est plutôt ténue. Mais après avoir fait un bref tour de son œuvre, nous
verrons que la question est en fait beaucoup plus épineuse, et qu’on
peut véritablement se demander si on peut accoler l’épithète « fonc-
tionnaliste » au nom de Malinowski. Avant d’aborder son œuvre, ré-
fléchissons une dernière fois sur ce qu’implique la notion
d’« évolutionnisme », car on présente souvent Malinowski comme un
des premiers auteurs à attaquer l’évolutionnisme de plein front.

Qu’est-ce que l’évolutionnisme (socioculturel) ? Pour un évolu-


tionniste convaincu, c’est d’aborder avant tout un fait, celui de la
« sociogenèse » (comme la phylogenèse est un fait pour les biolo-
gistes évolutionnistes). C’est le sens le plus évident, le plus prosaïque,
et le moins pertinent du terme ! Car, comme nous l’avons déjà vu,
l’évolutionnisme implique d’une part une reconstruction sociogéné-
tique et, d’autre part, une théorie de l’évolution. Qu’en est-il de la re-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 54

construction phylogénétique ? Chez presque tous les évolutionnistes


elle présuppose une ferme croyance en une évolution, (a) du collectif
à l’individuel et, par voie de conséquence, (b) une antinomie entre
groupe et individu. Attardons-nous à ce dernier aspect. Comme nous
l’avons déjà vu et souligné, il implique chez les « primitifs » la préé-
minence du groupe sur l’individu (et des représentations collectives
sur les représentations individuelles) au point de nier au soi-disant
primitif toute individualité. Le groupe « primitif » est tout-puissant et
endigue l’expression de l’individualité. Cette croyance est fondamen-
tale et, de mon point de vue, c’est l’élément le plus important à rete-
nir de l’évolutionnisme.
Élaborons quelque peu. Si le primitif » est dénué d’individualité, il
ne peut y avoir de rapports interpersonnels ; seuls existent des rap-
ports de groupe. Le primitif est un « être-groupe » (a group being), un
« être collectif », un véritable automate social. De plus, étant fonciè-
rement collectifs, les soi-disant primitifs ne possèdent rien en propre.
Le mariage monogame, par exemple, présuppose un lien interperson-
nel entre deux personnes ; il n’en est rien chez eux. Pour les évolu-
tionnistes, les « primitifs » vivent dans la promiscuité la plus com-
plète, ne sachant même pas qui sont leurs enfants (même les mères
l’ignorent) selon certains évolutionnistes. C’est pourquoi les enfants
ne sont pas rattachés à des couples, puisque ces derniers n’existent
pas ; les enfants appartiennent au groupe tout entier ; c’est le groupe
qui « possède » les enfants, non pas les couples. Dans la perspective
évolutionniste classique, les sociétés primitives ne connaissent pas la
famille. De plus, les évolutionnistes présupposent une évolution de la
promiscuité originelle à la matrilinéarité puis, en bout de route, à la
patrilinéarité.
De la même façon, ils ne possèdent rien de façon individuelle ;
seul le groupe (clan) possède. Les « primitifs » incarnent donc le plus
pur cas de collectivisme (ou de communisme), tant dans le domaine
de la sexualité, des rapports aux enfants que dans les rapports aux
choses matérielles. Voilà l’essentiel de la reconstruction sociogéné-
tique.
Quant à la théorie de l’évolution, elle varie d’un auteur à l’autre,
mais on est en droit de se demander ce que signifie « soutenir une
théorie de l’évolution sociale » ? Tout d’abord, cela implique une
croyance dans l’action de lois supra-individuelles, de lois qui portent
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 55

sur le devenir de la société. Si les évolutionnistes croient pouvoir dé-


couvrir les lois de l’évolution, leur entreprise est nécessairement posi-
tiviste. De plus, si ces lois portent sur une réalité supra-individuelle,
tout évolutionniste devrait logiquement être holiste (supposer que le
tout est plus que la somme des parties, que la société est quelque
chose d’irréductible à ses parties, qu’il y a donc autonomie du social,
que la société forme système, d’où la corrélation (relativité) entre ses
parties) ; mais tous les évolutionnistes ne sont pas parfaitement lo-
giques avec eux mêmes, et ne tiennent pas tous un discours complè-
tement holiste. Nous l’avons déjà vu avec Spencer (et même Comte
tenait un discours semblable, mais je l’ai omis).
Enfin, l’évolutionnisme présuppose également une méthodologie
particulière. D’une part, les évolutionnistes ne peuvent déboucher sur
une sociogenèse qu’en comparant plusieurs sociétés ; la méthode
comparative est donc incontournable, mais une comparaison d’un
type très particulier, car ils rapprochent des sociétés sans égard aucun
à leur contexte spatial et temporel. Ils comparent par exemple les Ro-
mains aux Iroquois du 19ième siècle, dans le but de les situer sur un
continuum allant du plus simple au plus complexe, ignorant à toutes
fins pratiques l’évolution de sociétés particulières, et utilisant des des-
criptions « statiques » de société, puisées de n’importe quel continent
et de n’importe quelle période, pour reconstituer leur description so-
ciogénétique. Enfin, leur explication est essentiellement historiciste ;
ils n’essaient pas tellement de comprendre comment les différentes
parties d’une société s’articulent, mais plutôt comment telle ou telle
institution représente le stade qui suit un stade moins complexe. En
d’autres termes, en plaçant une société dans leur continuum sociogé-
nétique, les évolutionnistes croyaient en expliquer ses institutions.

Ces distinctions sont essentielles pour comprendre les diverses ré-


actions à l’évolutionnisme, car toutes n’attaqueront pas les mêmes
éléments. Même si Malinowski dénoncera violemment les reconstruc-
tions sociogénétiques de l’évolutionnisme, il ne niera pas la réalité de
l’évolution, ni la possibilité un jour d’en découvrir les mécanismes.
Quand nous passerons à l’anthropologie de Boas et de son programme
d’histoire culturelle, nous verrons au contraire un rejet total de tous les
aspects de l’évolutionnisme. Avec ces éléments en main, revenons à
Malinowski.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 56

On peut diviser son œuvre en trois étapes :

1. Un écrit « pré-terrain » : The Family among the Australian


Aborigines (1913 ; raccourci : FAA)
2. Les grands classiques ethnographiques, fondés sur son terrain
trobriandais :

1922 The Argonauts of the Western Pacific


1926 Crime and Custom in Savage Society
1927 The Father in Primitive Society
1927 Sex and Repression in Savage Society
1929 The Sexual Life of Savages in Orth-Western Melanasia
1935 Coral Gardens and their Magic

3. Un livre théorique (son « testament » fonctionnaliste (1944),


publié après sa mort) : A Scientific Theory of Culture (raccour-
ci : STC)

1. Avant 1913 (date de parution de FAA), Malinowski n’avait


jamais fait de terrain ethnographique. Ce travail n’est donc pas mono-
graphique, et s’appuie uniquement sur des documents écrits. Le but
est explicite : faire exploser la reconstruction sociogénétique évolu-
tionniste selon laquelle les « primitifs » ne connaîtraient pas la famille
telle que nous la connaissons (père, mère et leurs enfants) mais vi-
vraient dans une promiscuité sexuelle totale. Pourquoi choisir les abo-
rigènes australiens ? Parce que, à part les Tasmaniens qui avaient per-
du l’art de faire du feu mais qui ont tous été décimés par les colons
britanniques, les aborigènes australiens sont apparus très tôt comme
les plus « primitifs » des primitifs, l’image la plus approximative de
ce qu’a dû être l’humanité à l’aube de l’évolution. Par conséquent,
toute tentative ethnologique, soit de construire ou de démolir une so-
ciogenèse évolutionniste, soit de trouver les « formes les plus élémen-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 57

taires » d’un phénomène quelconque, s’est depuis longtemps fondée


sur les aborigènes australiens (jusque vers les années 1950).
S’ils sont les plus primitifs, dans une perspective évolutionniste,
les aborigènes australiens devraient donc être les plus collectivistes,
vivre dans la promiscuité, et ne pas avoir de familles constituées de
parents et de leurs enfants. À partir de la documentation de mission-
naires et d’administrateurs, Malinowski s’en prend à cette thèse, et
arrive à la réfuter entièrement. La démonstration est d’inspiration
durkheimienne, mais n’a rien à voir avec le fonctionnalisme de
Durkheim. Dans De la division du travail social, Durkheim soutenait
que plus l’interaction entre individus est soutenue, plus ils partagent
de sentiments et de représentations collectives en commun, plus ils
sont solidaires, ce qui se traduit dans un ensemble de droits et devoirs.
Malinowski reprend ces idées pour étayer sa thèse. Si la famille « in-
dividuelle » existe chez les Aborigènes australiens (ce que nous appe-
lons « famille nucléaire » et qui se compose des parents et de leurs
enfants à charge), raisonne-t-il, on doit supposer une interaction sou-
tenue entre ces individus. Si cette interaction existe (donc, si la famille
individuelle existe), elle se manifestera par une solidarité qui se tra-
duira par un ensemble de droits et de devoirs spécifiques à ces indivi-
dus. À partir de documents de missionnaires et d’administrateurs, il
découvre en fait qu’il y a tout un « droit » familial (pour être plus spé-
cifique, un code normatif) chez les Aborigènes australiens, un en-
semble de droits et de devoirs dictant les comportements que parents
et enfants doivent avoir les uns envers les autres. Cela prouvait
l’existence de la famille individuelle dans la société considérée
comme la plus primitive, et faisait automatiquement sauter un des
chaînons les plus importants dans la reconstruction sociogénétique
évolutionniste. De Durkheim, on reconnaît certaines thèses mais du
fonctionnalisme, rien.

2. (1922 - 1935). Les grands classiques ethnographiques de Ma-


linowski manifestent deux thèmes parallèles, soit (a) une thèse expli-
cite et immédiate, très ouvertement individualiste et, (b) une architec-
ture globale des œuvres et une méthodologie que je désignerai de
« fonctionnalisme de sens commun ».
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 58

A. La thèse individualiste.

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1) Commençons par les célèbres Argonautes. Les ethnologues pré-


cédents, en majorité évolutionnistes, avaient réduit les soi-disant pri-
mitifs à un niveau voisin de l’animal. Selon eux, toute l’économique
primitive aurait été dominée par la quête alimentaire, par des considé-
rations purement et étroitement utilitaires. Aucune activité écono-
mique ne se serait élevée au-delà de la satisfaction la plus primaire des
besoins biologiques les plus immédiats.
En découvrant la kula chez les Trobriandais (vastes randonnées de
milliers de kilomètres en pirogue, dans lesquelles les indigènes échan-
geaient des colliers contre des bracelets), Malinowski fit une décou-
verte appréciable. Notons entre parenthèse que les Trobriandais
étaient matrilinéaires et ne reconnaissaient même pas le lien entre co-
pulation et procréation. Dans le schéma évolutionniste, la matrilinéari-
té représentait le stade qui suivait immédiatement la promiscuité pri-
mitive et le fait que les Trobriandais ne reconnaissaient pas de lien
entre copulation et procréation les plaçaient parmi les plus « primi-
tifs » des matrilinéaires. Sur le plan économique comme sur tous les
autres plans, on se serait Donc attendu à y découvrir des comporte-
ments « primitifs ». Chose étonnante, la kula témoignait du contraire,
révélant de la part des Trobriandais des comportements économiques
apparemment non-utilitaires et gratuits, en ce qu’elle ne cherchait pas
à satisfaire des besoins alimentaires immédiats. La trouvaille était de
taille et Malinowski réussit à en extraire tout le jus théorique. Contre
la thèse évolutionniste qui faisait des soi-disant primitifs des êtres
dénués de toute individualité, il insista sur le caractère individualiste
de la kula. Dans ces échanges ostensiblement sans but, Malinowski
découvrit au contraire une concurrence. D’une part, seuls les proprié-
taires de pirogues, donc les membres de la ploutocratie, pouvaient
prendre part aux échanges. De plus, certains colliers et certains brace-
lets avaient une plus grande valeur que d’autres et, dans leurs
échanges, les habitants des différentes îles essayaient par le marchan-
dage d’obtenir des bijoux d’une valeur sociale supérieure à ceux qu’ils
donnaient en échange. En un mot, ils étaient mûs par des mobiles par-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 59

tiellement esthétiques (la valeur des bijoux était en partie déterminée


par leur qualité, mais aussi par la réputation de leurs anciens proprié-
taires), mais surtout individualistes. Chaque partenaire échangiste,
ambitieux d’acquérir plus qu’il ne donnait, cherchait à maximiser ses
profits et minimiser ses pertes, comme tout agent économique dans le
système capitaliste le plus avancé, mais dans un contexte culturel dif-
férent. Cette thèse, celle du « primitif » individualiste, allait directe-
ment à l’encontre des reconstruction sociogénétiques évolutionnistes,
et loge au cœur même des Argonautes. Dans un sens, c’en est presque
la thèse centrale. Mais attention ! Ici, le terme « individualiste » re-
tient sa connotation du sens commun, du langage parlé, et ne fait en
rien référence à une théorie « individualiste » de la société,
quoiqu’elle en trace subrepticement le chemin. Cette théorie « indivi-
dualiste » allait éclore quatre ans plus tard, dans Crime and Custom in
Savage Society.

2) La thèse du « primitif » individualiste, Malinowski la reprend et


la martèle dans ce nouvel ouvrage mais ici, il glisse imperceptible-
ment de l’acception commune du terme « individualiste » à son accep-
tion technique, c’est-à-dire à une théorie « individualiste » du social.
Encore une fois, et très explicitement, il s’oppose dans cet ouvrage
à la vision évolutionniste du primitif sans individualité. Il reprend les
thèses évolutionnistes : selon ces derniers, les “primitifs”, dénués
d’individualité, obéiraient mécaniquement et aveuglément à la loi,
sans questionnement aucun. Or, de raisonner (avec justesse) Mali-
nowski, il y a là contradiction cinglante. Car s’il y a loi, dans la lo-
gique durkheimienne, il doit y avoir contrainte. La loi contraint. Mais
pourquoi contraindre, s’il y a obéissance aveugle et mécanique ? S’il y
a contrainte, ce ne peut être que parce qu’il y a des individus bien in-
dividualisés qui, sans l’action de la loi, agiraient de façon « individua-
liste », dans le sens contraire de la conscience collective. En toute
logique, on devrait au contraire conclure que, plus les lois sont fortes,
plus les individus doivent être fortement individualisés ! En ceci, Ma-
linowski voyait tout à fait juste. Il utilise alors ses données trobrian-
daises pour démontrer, (a) que leurs lois sont aussi coercitives que
chez nous, parce que les Trobriandais sont aussi individualisés que
nous et, (b) pour chercher à découvrir les fondements de l’ordre so-
cial. C’est dans cette deuxième tentative qu’il glissera de
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 60

l’« individualisme » du sens commun à une compréhension individua-


liste de l’ordre social.
Pour prouver ces deux thèses, il étudie l’organisation sociale de
l’équipage des pirogues trobriandaises. Il découvre en premier lieu
que la propriété des pirogues n’obéit à aucun communisme primitif.
Un individu, habituellement plus riche que les autres (car il y a des
inégalités de fortune) commande une pirogue, et paie (en nature) pour
sa construction, ce qui en fait sa pirogue. Puis, cet individu recrute un
équipage. Il peut lui-même en faire partie, ou il peut en déléguer la
gouverne à un surintendant. Quoiqu’il en soit, lorsqu’ils vont pêcher,
les membres de l’équipage ont tous un rôle précis à jouer : l’un décide
de l’emplacement où aller pêcher et guide la pirogue, l’autre tient le
gouvernail, certains rament, d’autres lancent un filet et en retirent les
prises. Bref, dans ces expéditions de pêche, Malinowski détecte que
tous ont des droits et des devoirs spécifiques : ces droits et devoirs
spécifiques, il les appelle en anglais « reciprocities » (ne pas con-
fondre avec « réciprocité » en français. Il s’agit bien de « droits et de
devoirs réciproques »). En d’autres termes, chacun a droit à une partie
des prises selon ce qu’il devait faire (son devoir). Malinowski va plus
loin et conclut que ces reciprocities sont à la source de la cohésion de
l’équipage (passage, ici, à une théorie individualiste du social). De
façon plus générale, il soutient que la cohésion sociale (donc, le fon-
dement de la sociabilité) découle des mêmes droits et devoirs réci-
proques. Époux et épouses ont envers l’un l’autre des droits et devoirs
réciproques qui expliquent leur solidarité, tout comme les rapports
entre parents et enfants, chefs et sujets, et ainsi de suite.
Mais en insistant sur les reciprocities, Malinowski risquait de bas-
culer dans un piège presque évolutionniste. En effet, on pourrait en
déduire que si les Trobriandais (lisez : les « primitifs » en général)
sont liés par des droits et devoirs réciproques, c’est parce qu’ils sont
foncièrement des « êtres de groupe » complètement soumis à la col-
lectivité. Non, de répondre Malinowski. Les Trobriandais ne sont liés
par des reciprocities que parce que c’est dans leur intérêt personnel
de le faire. En effet, si le mari n’accomplit pas son devoir (apporter de
la nourriture à sa femme, par exemple), il en paiera le prix (elle ne
cuisinera pas pour lui). Il y va donc de son intérêt personnel de
s’acquitter de ses devoirs parce qu’il en tire un profit. Son calcul est
donc tout à fait individualiste, de sorte qu’un individualisme foncier
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 61

sous-tend les reciprocities et explique la cohésion sociale. La preuve ?


C’est que, dès que quelqu’un trouve un moyen de se soustraire à ses
devoirs sans en être pénalisé, il le fait ! En d’autres termes, Mali-
nowski trouve chez les Trobriandais des cas de déviance, preuve ul-
time d’individualité, et un concept absolument impensable dans une
perspective évolutionniste.
Dans tout cela, Malinowski ne s’en prend pas à l’évolutionnisme
sous toutes ses manifestations, mais au thème dominant de sa recons-
truction sociogénétique : l’absence d’individualité du primitif, pour en
conclure en dernière analyse à une compréhension individualiste des
racines de la sociabilité (théorie individualiste). On peut difficilement
fonder sa réputation de fonctionnaliste sur ces démonstrations, qui
toutes visent à faire ressortir les motivations individualistes des Tro-
briandais, et le fondement individualiste de la cohésion dans les socié-
tés les plus simples.

B. Le « fonctionnalisme de sens commun ».

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Il y a une autre façon dont Malinowski s’oppose à


l’évolutionnisme. Rappelez-vous que, sur le plan méthodologique,
l’évolutionnisme expliquait les institutions d’une société par référence
aux institutions d’un stade plus simple, qui aurait précédé la condition
présente ; nous avons appelé cela une explication « historiciste ». De
son terrain trobriandais, Malinowski comprit fort bien qu’il est impos-
sible de savoir ce qu’était la société trobriandaise il y a cent ans, voire
cinq cent ans, de sorte qu’il lui apparaît purement utopique de vouloir
reconstruire la genèse d’une société qui n’a pas laissé de documents
écrits, et la méthode historiciste est inutile dans ce type d’étude. Au
lieu de comparer une société à une autre qui apparaît représenter un
stade antécédent parce qu’elle a des institutions que l’on croit plus
simple, Malinowski préconise d’étudier une société dans la synchro-
nie, de l’étudier de l’intérieur, d’articuler ses différentes parties pour
comprendre leur fonctionnement. Voilà bien un programme qui
s’annonce fonctionnaliste.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 62

Il arrive à la même conclusion dans sa critique de l’anthropologie


américaine de l’époque. La plupart des monographies américaines des
premières décennies du siècle se présentaient en effet comme des
« monographies à tiroir ». L’auteur y faisait un catalogue de pratiques
culturelles - culture matérielle, économique, religions, croyances,
mythes, mariage, vie familiale, et ainsi de suite - et écrivait un cha-
pitre à propos de chacune de ces rubriques, sans chercher à les relier
ensemble. Il ne faisait qu’énumérer les éléments qui composaient ces
rubriques. Malinowski s’insurge de nouveau : on ne peut tout simple-
ment découper et cataloguer. Il faut relier entre elles ces pratiques.
Encore une fois, la même suggestion à saveur fonctionnaliste. Mais
s’agit-il vraiment de fonctionnalisme ? On peut en douter.
Gérard Lenclud, dans l’entrée « Fonctionnaliste » du dictionnaire
de Bonte et Izard 12, distingue l’analyse fonctionnelle des théories
fonctionnalistes. « L’analyse fonctionnelle, écrit-il, consiste à traiter
de tout fait social sous l’angle des relations qu’il entretient, dans la
synchronie, avec d’autres faits sociaux à l’intérieur d’un ensemble
qu’il n’est pas épistémologiquement nécessaire de penser comme en-
tièrement structuré » (p. 286 - pour comprendre le contraste avec les
théories fonctionnalistes, lire la suite, pp. 286-87). À en croire ce que
je viens d’écrire, on pourrait donc conclure que la méthodologie des
écrits ethnographiques de Malinowski est fonctionnelle, qu’il s’agit
d’une analyse fonctionnelle et non d’une approche véritablement
fonctionnaliste. Mais la question n’est pas aussi simple et, pour appré-
cier pourquoi j’insiste sur la notion de « fonctionnalisme de sens
commun » je vais prendre l’exemple des Argonautes. Regardez la
table des matières, elle est des plus éloquentes. Ce qu’on découvre, ce
n’est pas qu’« un fait social entretient des relations, dans la synchro-
nie, avec d’autres faits sociaux dans un ensemble » mais, au contraire,
l’idée (a) qu’une chose mène à l’autre et, (b) qu’on ne peut découper
les différentes dimensions du social (comme le font les Américains)
car tout phénomène participe simultanément de toutes ou de plusieurs
dimensions.
De cette façon de penser, la table des matières des Argonautes
montre bien les contours. À mesure que Malinowski pénètre la socié-

12 Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de


l’anthropologie, P.U.F., 1991.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 63

té, il passe d’une chose à l’autre au fil des observations qui s’imposent
à lui. Il se promène, voit des cultivateurs, et parle d’agriculture, de la
magie qui l’entoure et de la puissance de travail des indigènes. Il con-
tinue sa route, voit un couple dans une hutte, et dit un mot sur
l’architecture, la collaboration dans la construction des huttes, et de la
vie familiale. Mais il y a plus. Prenons l’exemple des pirogues. Il en
voit la construction, la décrit. Mais la pirogue est également « bénie »
par un fonctionnaire religieux, et il parle des rituels qui l’entourent.
Puis de l’économique qu’elle implique. Et du fait que ce sont surtout
des chefs qui peuvent se payer des pirogues. En résumé, à partir d’un
élément, soit la pirogue, il parlera de culture matérielle, d’esthétique,
de religion, de parenté, d’économique et de politique. Qu’est-ce que
cela signifie ? Non pas que les différents phénomènes sont reliés, mais
plutôt qu’on ne peut les découper à l’Américaine. Le même phéno-
mène n’appartient pas exclusivement au « tiroir » de la religion ou de
la culture matérielle, mais participe simultanément à de multiples di-
mensions. Il est à la fois religieux, politique, parental, économique, et
ainsi de suite. Ce qu’il dispute, en dernière analyse, c’est l’idée d’une
discontinuité dans la vie sociale. Or, l’analyse fonctionnelle suppose,
de façon minimale, une certaine idée de rapports relativement systé-
miques, donc une certaine discontinuité. Rien de cela chez Malinows-
ki. Ce qu’on retrouve, au contraire, c’est l’idée d’enchevêtrement ou
de compénétration de la vie sociale, l’idée que tout compénètre tout,
que le religieux, le politique, l’économique traversent tous, ou presque
tous les phénomènes sociaux. C’est pour cela que je parle de « fonc-
tionnalisme de sens commun », et non d’analyse fonctionnelle ; Mali-
nowski ne met pas l’accent sur les relations entre des phénomènes
dissociés, mais sur l’enchevêtrement des multiples dimensions du so-
cial et du culturel.
Néanmoins, ses œuvres ultérieures prendront une direction qui
mènera à son testament fonctionnaliste. En effet, à partir de 1927, il
examine en détail les ramifications de la vie sexuelle à travers toutes
les institutions et, en 1935, il en fait de même avec l’économique.
L’idée d’enchevêtrement demeure, l’idée qu’une pratique centrale (vie
sexuelle, production) a des ramifications dans tous les domaines de la
vie sociale, mais ce qui ressort, c’est qu’il y a désormais des activités
privilégiées. Nous n’en sommes pas à un fonctionnalisme, mais nous
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 64

anticipons ce qu’il appellera son fonctionnalisme, et qu’il exprime


dans toute sa force dans A Scientific Theory of Culture (1944).

3. A Scientific Theory of Culture :


son testament fonctionnaliste.

De cet ouvrage, je me limiterai à un résumé schématique. Aupara-


vant, j’aimerais néanmoins souligner que ce livre, comme les écrits
antérieurs de Malinowski, vise particulièrement le type
d’anthropologie pratiqué aux USA à l’époque où Malinowski écrivait,
et surtout l’idée que l’unité minimale d’analyse serait l’« élément cul-
turel » (nous verrons tout cela en détail lorsque nous parlerons de
l’anthropologie américaine). Malinowski veut au contraire démontrer
que l’unité minimale d’analyse de l’anthropologie n’est pas l’élément
culturel, mais l’institution. Voici les étapes principales de sa thèse :

1) Toute société/culture doit résoudre un nombre de problèmes


universels, qui découlent de la constitution organique de l’être
humain.
2) La constitution organique de l’être humain, ainsi que
l’environnement dans lequel il vit, constituent son « environ-
nement primaire ».
3) Il y a certains impératifs (ou besoins) qu’impose cet environ-
nement (nutrition, protection matérielle, reproduction, etc.), et
que toute société doit satisfaire.
4) L’être humain doit accomplir certaines activités qui ont pour
but (ou fonction) de satisfaire ces besoins.
5) Ces activités exigent une technologie et une organisation. Le
comportement humain doit être « organisé » pour permettre la
formation de groupes (l’association) nécessaires à l’exécution
de ces activités communes.
6) Les individus qui s’associent pour exécuter ces tâches com-
munes doivent se soumettre à des règles de conduite, ou
normes, qui « organisent » leurs comportements en distribuant
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 65

droits et devoirs, en instituant une division du travail, ainsi


qu’en créant un ensemble d’idées et de valeurs (représentations)
que les individus se donnent comme explication de leur associa-
tion et de leurs comportements. En d’autres termes, un groupe
quelconque (famille, lignage) n’explique pas son origine ou sa
raison d’être par référence aux besoins primaires ou secondaires
que ses activités satisfont ; les membres du groupe s’expliquent
leur association (en une famille, ou un lignage) en termes de
croyances qu’ils se créent eux-mêmes. On distinguera donc la
charte du groupe - soit la fonction que les membres du groupe
se reconnaissent eux-mêmes, ou l’explication consciente que se
donnent les acteurs sociaux eux-mêmes - de la fonction réelle
(et habituellement inconsciente, qui doit donc être découverte
par l’ethnologue), de leur association.
7) L’ensemble des individus engagés dans une activité commune
(de satisfaction d’un besoin), ainsi que leur organisation, leur
charte, et leur technologie, forment une institution.
8) On peut donc définir la culture comme « un ensemble
d’institutions, en partie autonomes, et en partie reliées les unes
aux autres ».

Des énoncés précédents, on peut tirer les conclusions méthodolo-


giques suivantes :

1) « On ne peut définir aucun élément, aucun ‘trait culturel’, au-


cune coutume ou idée, sans les replacer dans leur contexte insti-
tutionnel. » Les institutions sont donc les véritables « isolats »
[unités minimales d’analyse] d’une « science de la culture ».
L’anthropologie est donc un discours qui porte sur les institu-
tions.
2) On ne peut comprendre la culture que comme un moyen visant
à une fin, c’est-à-dire qu’on ne peut la comprendre qu’en
termes « instrumentaux » ou fonctionnels. Pour être « fonction-
nelle », une analyse culturelle (ou anthropologique) doit être en
mesure de démontrer la manière dont les institutions satisfont
des besoins universels.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 66

3) Il faut toutefois distinguer divers types d’impératifs. Parce que


la culture doit d’abord et avant tout satisfaire les besoins créés
par l’environnement primaire, elle doit d’abord répondre à des
« impératifs primaires », ou purement biologiques. En satisfai-
sant ces besoins primaires par et à travers la culture, l’être hu-
main crée toutefois un environnement secondaire, proprement
culturel, qui engendre de nouveaux impératifs, soit des impéra-
tifs instrumentaux (instrumental imperatives dans le texte) qui
naissent de nouvelles activités telle l’économie, la politique ou
l’éducation, et des impératifs d’intégration, parmi lesquels se
rangent le savoir, la religion et la magie.

En résumé :
L’anthropologie est l’étude des institutions. Cette étude ne peut es-
compter être scientifique que si elle s’inscrit dans le cadre d’une ap-
proche fonctionnelle dans laquelle on doit distinguer, (a) les idées que
les individus se font de leurs propres institutions (leur charte) de, (b)
la « fonction réelle » de ces institutions, que devra découvrir
l’ethnologue, et qui se résume en dernière analyse à la satisfaction
d’impératifs primaires, instrumentaux et d’intégration.

C. Un testament fonctionnaliste ?

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Nous avons vu que du point de vue d’un fonctionnalisme pur et ri-


goriste, l’analyse anthropologique (ou sociologique) doit se plier au
« principe de clôture », n’expliquer le social que par référence à
d’autres faits sociaux ; toute procédure contraire est réductionniste, et
ne peut se réclamer du fonctionnalisme. Or, que fait Malinowski ?
Deux choses différentes. En premier lieu, il explique une grande partie
des institutions par rapport à des éléments extérieurs à la société, soit
des impératifs d’ordre biologique ; dans cette perspective, son fonc-
tionnalisme est donc réductionniste, ce qui équivaut à dire qu’il n’est
pas fonctionnaliste, ou l’est de façon lâche, en contradiction flagrante
du principe de clôture. Par contre, lorsqu’il traite des institutions qui
répondent à des impératifs d’intégration, alors il les explique par réfé-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 67

rence à des exigences culturelles. Dans ce sens il se conforme au prin-


cipe de clôture. En vérité les besoins primaires, leur nom l’indique,
sont premiers sur le plan analytique ; les impératifs instrumentaux et
d’intégration viennent ensuite. Au total, même dans ce testament dit
fonctionnaliste, Malinowski contrevient aux principales exigences
fonctionnalistes. Si on le dit « fonctionnaliste », c’est donc un peu par
abus de langage. Il me semblerait plus apte d’inventer un terme diffé-
rent pour expliquer le fait qu’il perçoit la Culture ou les institutions
comme des moyens pour atteindre une fin. Certains ont parlé d’un
« fonctionnalisme utilitariste », et malgré la contradiction, c’est peut-
être là la meilleure description de sa Théorie scientifique de la cul-
ture 13

D. INTERMÈDE

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Avant de passer à Radcliffe-Brown, et en préparation de l’examen


de la semaine prochaine, j’ai rassemblé, sous forme d’organigramme,
les principaux axes que nous avons isolés jusqu’ici. Cela sera suivi
d’un petit texte qui vous explique comment composer des examens à
choix multiples. Les années précédentes, je faisais circuler ce texte
après le premier examen, d’où la référence à Radcliffe-Brown. Mais
même si nous n’avons pas encore étudié Radcliffe-Brown, le texte est
assez explicite pour que vous puissiez en bénéficier tout autant.

13 J’ai déjà indiqué que ce livre est en fait un manuel et, à ce point de mon cours,
j’inclus habituellement un examen intra-trimestriel. Comme outils de prépara-
tion de mes examens, qui sont tous des examens objectifs étant donné le
nombre d’étudiants inscrits, j’ai inclus en annexe un organigramme des prin-
cipaux concepts vus jusqu’ici, ainsi qu’une indication comment je prépare ces
examens, pour que les étudiants puissent mieux s’y préparer.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 68

Principaux axes
pour l'étude des théories étudiées jusqu'ici

1. La théorie que vous étudiez porte-t-elle surtout

(a) sur les interactions entre individus (relations sociales) et la constitution de


groupements humains ? - C'est alors une théorie d'anthropologie sociale.

(b) les valeurs, les croyances, l'éthos d'un peuple, l'attitude et les comporte-
ments ? - C'est alors une théorie d'anthropologie culturelle.

Limitons-nous maintenant aux théories sociologiques et d'anthropologie so-


ciale.

2. La théorie que vous étudiez présuppose-t-elle :

(a) que le tout (la société) n'est rien de plus que la somme de ses parties ? -
Elle traite alors la société d'épiphénomène, suppose qu'il n'y a pas de lois
(dans le sens scientifique du terme « loi ») qui gouvernent spécifiquement
la société. On dira alors qu'il s'agit d'une théorie de type individualiste
(ou d’individualisme méthodologique, d'action sociale, ou transactionna-
liste ; ce sont tous des synonymes).

(b) que le tout (la société) est plus que la somme de ses parties ? Elle consi-
dère alors la société comme un phénomène en soi, ou un phénomène sui
generis et postule qu'il y a des lois propres au niveau social, qui ne sont
pas réductibles aux lois psychologiques qui dictent le comportement des
individus. On dira alors qu'il s'agit d'une théorie holiste, (ou de structure
sociale, ou globaliste ; ce sont encore une fois tous des synonymes).

3. La théorie que vous étudiez présuppose-t-elle ?

(a) que c'est l'esprit humain, dans l'une quelconque de ses activités (rationali-
té, crédulité, symbolisation, et ainsi de suite), qui est à la source de l'exis-
tence de la société (ou de la sociabilité, ou de la solidarité, tous syno-
nymes) ? - On dira qu'il s'agit d'une théorie idéaliste.

(b) que ce sont les conditions matérielles de l'existence (i.e. les exigences du
corps) qui sont à la source de l'existence de la société (ou de la sociabilité,
ou de la solidarité) ? - On dira qu'il s'agit d'une théorie matérialiste.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 69

4. La théorie que vous étudiez :

(a) fonde-t-elle l'existence de la société sur le partage des mêmes croyances


et valeurs (donc sur le consensus) et relègue-t-elle le conflit au plan des
phénomènes pathologiques ? - On dira alors qu'il s'agit d'une « théorie du
consensus ».

(b) intègre-t-elle le conflit d'une façon ou d'une autre ? - On dira alors qu'il
s'agit d'une « théorie du conflit ».

5. Supposons que vous étudiez une théorie holiste :

(a) intègre-t-elle le changement, surtout sous la forme d'évolution ? On dira


alors qu'il s'agit d'une théorie holiste évolutionniste ou, dans le cadre du
cours, d'une théorie « pré-fonctionnaliste ».

(b) néglige-t-elle le changement, surtout sous la forme d'évolution ? On dira


alors que c'est une théorie fonctionnaliste. Elle sera également a-
historique (néglige l'histoire, ou les transformations internes à la société).

6. Supposons que vous étudiez une théorie évolutionniste quelconque :

(a) Ne fait-elle que décrire le mouvement de l'évolution ? Elle se borne alors


à tracer une reconstruction phylogénétique.

(b) Explique-t-elle les mécanismes à la base de cette évolution ? Elle vous


fournit alors une théorie de l'évolution.

7. Supposons que vous étudiez une théorie qui intègre la dimension du chan-
gement (en tant qu'évolution ou non) :

(a) Considère-t-elle que la source des changements (ou de l'évolution) est in-
terne à la société elle-même ? On parlera alors de facteurs endogènes.

(b) Considère-t-elle que la source des changements (ou de l'évolution) est ex-
térieure à la société ? On parlera alors de facteurs exogènes.

8. Vous étudiez une théorie quelconque, individualiste ou holiste, idéaliste ou


matérialiste, et ainsi de suite :

(a) Cherche-t-elle à imiter le modèle des sciences pures et édifier une science
du social ? On la dira positiviste.

(b) Nie-t-elle que l'étude de la société (ou de la culture) puisse se modeler sur
l'exemple des sciences pures ? On la dira non-positiviste.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 70

9. Si la théorie que vous étudiez est fonctionnaliste :

Rappelez-vous qu'elle présuppose que seuls des phénomènes sociaux peuvent


expliquer d'autres phénomènes sociaux. En ce sens, elle traite toute autre
théorie qui postule autrement (donc toute théorie individualiste et matérialiste
par définition) de réductionniste ; quant à elle, une théorie fonctionnaliste se
perçoit comme non-réductionniste. Sur un plan méthodologique, elle doit se
conformer au « principe de clôture ».

COMMENT COMPOSER UN EXAMEN OBJECTIF

Partons de l'élément suivant du texte (élément le plus simpliste) :

Vous lisez dans vos notes sur R-B : la réalité phénoménale, du point de vue
de la science, se compose d'événements et de rapports entre ces événements. Je
veux donc composer une question à partir de cet énoncé. J'ampute donc mon
énoncé de ce que je veux voir apparaître dans la réponse, soit « rapports entre
événements ». Je compose donc mon énoncé :

Question : Selon Radcliffe-Brown, les scientifiques définissent la réalité phéno-


ménale comme une série d'événements et de :

À partir de ce moment, je décide que la réponse apparaîtra ou qu'elle n'apparaîtra


pas, selon le degré de difficulté que je désire donner à la réponse. Supposons ici
que je la fais apparaître comme premier élément (donc, question extraordinaire-
ment facile !) :

(1) rapports entre ces événements ;

Il me reste alors à inventer toutes sortes d'autres réponses, certaines


absurdes, mais la majorité qui vous forcent à distinguer cause et effet, à
comprendre le sens de l'énoncé ou la logique d'un argument. Dans le cas
qui nous concerne, j'ai déjà dit que la somme des actions et interactions
de la vie sociale forme un processus. J'inclurai donc « processus » comme
deuxième réponse possible :

(2) processus ;

De la même façon, je passerai en revue divers éléments que j'ai men-


tionnés à propos de Radcliffe-Brown, même s'ils n'ont rien à voir avec
l'énoncé. De mes notes, supposons que je récupère les notions suivantes :
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 71

(3) structure ;

(4) systèmes ;

(5) tout ce qui précède.

J'ai alors composé une question.

Passons maintenant à une question un peu plus difficile, un exemple fondé sur
une définition, mais à laquelle s'ajoute un raisonnement. Vous trouverez dans les
notes sur Radcliffe-Brown que si on considère une dyade (une relation sociale
entre deux personnes) comme le « système social minimal », alors il s'ensuit lo-
giquement que le « système social global » ne peut être que la somme de toutes
les relations sociales dans une société donnée. Voilà donc des éléments avec les-
quels composer une question (supposons que je veux voir apparaître la réponse
en quatrième position) ; j'invente alors toutes sortes d'énoncés qui mettent divers
éléments bout à bout et vous forcent à cogiter un peu, et vous trouverez la ques-
tion suivante, par exemple :

Question : Si l'on définit une dyade (relation sociale ou interpersonnelle) comme


le « système social minimal », il s'ensuit logiquement :

(1) que le système social global ne peut se comprendre qu'à partir d'autres
éléments sociaux ;

(2) que le système social global est structuré ;

(3) que le système social n'appartient pas à la réalité phénoménale ;

(4) que le système social global ne peut être que la somme de toutes les rela-
tions sociales (ou dyades) dans une société donnée ;

(5) rien de ce qui précède.

Voilà comment se compose un examen comme celui que vous devrez « su-
bir » bientôt. Composez-en, soumettez-les à vos camarades de classe et testez-
vous les uns les autres. Si vous trouvez ce genre d'examen particulièrement diffi-
cile, c'est la seule recette.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 72

III. A.R. RADCLIFFE-BROWN


(1881-1955)

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J’ai déjà mentionné l’importance


capitale de Radcliffe-Brown. Direc-
tement, ou à travers ses disciples
(dont Fortes en particulier), il a do-
miné l’anthropologie sociale britan-
nique sur le plan théorique pendant la
première moitié du siècle, et a repen-
sé, tout en la prolongeant, la pensée
de Durkheim. On peut dire qu’il fut
le fonctionnaliste le plus pur et le plus rigoriste. Contemporain de Ma-
linowski, il fut également son plus grand adversaire théorique, consi-
dérant que les théories malinowskiennes n’avaient aucun droit à
l’épithète « fonctionnaliste ». On peut dire que si Malinowski domina
l’anthropologie sociale jusqu’à la Deuxième Guerre en tant qu’homme
de terrain et d’ethnographe, Radcliffe-Brown régna en tant que théori-
cien. On désigne du terme « fonctionnalisme structuraliste » le type
de théorie et d’ethnologie qu’il préconisa. Il fut également d’une in-
fluence tout aussi appréciable dans la professionnalisation de
l’ethnologie, créant des départements et des chaires à travers le
monde.
Même si Radcliffe-Brown réalisa un travail de terrain de 1906 à
1908 dans les îles Andamans (îles à l’ouest de l’Inde) qui culmina
dans la rédaction d’une monographie, The Andaman Islanders (1922),
il demeura médiocre homme de terrain, tout comme le sera Lévi-
Strauss. Tous les deux, éminents théoriciens, appartiennent à cette ca-
tégorie d’ethnologues qu’on désigne du nom d’armchair anthropolo-
gists (ethnologues qui ne quittent pas leur fauteuil ; ethnologues de
cabinet). C’est par ses solutions originales de problèmes ethnogra-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 73

phiques, tout autant que par ses écrits théoriques, que Radcliffe-
Brown arriva à s’imposer. De son œuvre, nous n’aborderons que deux
textes : tout d’abord un article célèbre, « The mother’s brother in
South Africa », qui repense radicalement le problème de l’avunculat,
ainsi que A Natural Science of Society. Ce dernier texte, publié en
1948, est fondé sur des notes utilisées pour un séminaire donné à Chi-
cago en 1937. C’est une étude négligée, mais capitale pour com-
prendre les fondements de sa vision de la science et sa compréhension
de l’anthropologie.

1. « The mother’s brother in South Africa »


(1924)

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L’avunculat désigne un ensemble de pratiques qui relient l’oncle


maternel à son neveu utérin (le fils de sa soeur). Dans son article,
Radcliffe-Brown utilise comme point départ, et comme cible, le tra-
vail d’un certain Junod (missionnaire-ethnographe) sur les BaThonga
d’Afrique du Sud. Là, Junod note, (1) Pendant toute sa vie, le neveu
utérin est l’objet de la sollicitude toute particulière de son oncle ; (2)
Lorsque le neveu est malade, le frère de la mère offre un sacrifice en
sa faveur ; (3) Le neveu est autorisé à prendre de grandes libertés avec
la frère de sa mère ; par exemple, il peut aller chez son oncle et man-
ger la nourriture qui a été préparée pour ce dernier ; (4) Le neveu peut
prétendre à une partie des biens du frère de sa mère et parfois à une de
ses veuves quand celui-ci meurt. ; (5) Quand le frère de la mère offre
un sacrifice à ses ancêtres, le fils de la sœur dérobe et consomme la
portion de viande ou de bière offerte aux dieux. Il se lance alors dans
une réflexion qui témoigne des principes de base de son fonctionna-
lisme.
Sa critique s’adresse directement aux évolutionnistes. Les Ba-
Thonga qu’étudie Junod, par exemple, forment une société fortement
patrilinéaire et patriarcale. Face aux pratiques bizarres de l’avunculat,
Junod ne peut trouver d’explication autre qu’évolutionniste : ces Ba-
Thonga ont dû autrefois former une société matrilinéaire, et
l’avunculat en serait une survivance. Notons en passant que, dans les
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 74

reconstructions sociogénétiques évolutionnistes, la matrilinéarité pré-


cède toujours la patrilinéarité.
C’est contre ce type de raisonnement que Radcliffe-Brown se re-
biffe. D’une part, Junod isole le phénomène (soit l’avunculat), et
l’explique à partir de conjectures sans fondement, puisqu’on ne pos-
sède aucune preuve que les BaThonga ont traversé un stade matrili-
néaire. De plus, Radcliffe-Brown retrouve ces pratiques à l’autre bout
du monde, notamment chez les Tonga des îles Friendly (Polynésie)
ainsi que chez les Nama de Fiji. Que faire alors de ces autres cas sem-
blables ? Car les trois sociétés (BaThonga, Tonga et Nama) sont
toutes patrilinéaires et patriarcales, c’est-à-dire que l’enfant appartient
au groupe de son père, que ce dernier a autorité sur ses enfants et que
les enfants héritent selon la lignée mâle. Et toutes trois pratiquent
l’avunculat. Invoquerons-nous un stade matrilinéaire à chaque fois
que nous découvrirons cette combinaison ? Il n’en est pas question
pour Radcliffe-Brown et, pour résoudre le problème, il énonce son
principe méthodologique (fonctionnaliste) de base :

« Il est illusoire de penser que nous pouvons comprendre les institu-


tions d’une société en les étudiant isolément, sans considérer les autres
institutions avec lesquelles elles coexistent et doivent être mises en rela-
tion. Aussi, je voudrais attirer votre l’attention sur la relation (italiques
ajoutées) qui me paraît exister entre les coutumes relatives au frère de la
mère et celles qui sont relatives à la sœur du père. » 14

Il découvre en effet que, « toutes les fois que nous constatons que
le frère de la mère a une importance particulière, nous constatons qu’il
en va de même de la sœur du père. La coutume d’après laquelle le fils
de la sœur peut prendre des libertés à l’égard du frère de la mère
semble être généralement accompagnée d’un devoir particulier de res-
pect et d’obéissance à l’égard de la sœur du père. » (86) Radcliffe-
Brown n’y voit pas le résultat d’un simple hasard ; ces deux pra-
tiques, selon lui, sont corrélées, elles font système : « Cette corréla-

14 Radcliffe-Brown, “Le frère de la mère en Afrique du Sud’, in Radcliffe-


Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Les Éditions de Minuit,
1968, p. 86.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 75

tion (...) doit être prise en considération dans une explication des cou-
tumes relatives au frère de la mère, car ces coutumes, liées entre elles,
ne sont pas, selon moi, des institutions indépendantes, mais font partie
d’un même système (italiques ajoutées) ; et aucune explication d’un
élément du système ne peut être pertinente, si elle ne s’insère pas dans
une analyse du système pris globalement. » (86-87)

Les idées-clés sont lancées : corrélation, système, mise en relation.


Radcliffe-Brown cherchera ensuite à expliquer comment ces éléments
sont ainsi reliés de façon systémique. Il note d’abord que la termino-
logie de parenté de ces sociétés est classificatoire, que l’on désigne
d’un même terme le père et ses frères d’une part, et la mère et ses
sœurs d’autre part. Il en conclut donc à un principe sous-jacent qui
sous-tend la classification terminologique des parents, soit
l’équivalence des germains de même sexe. Puis, « là où le système de
classification de la parenté atteint un haut degré de développement ou
d’élaboration » (89), c’est-à-dire là où l’on découvre une plus grande
extension de ce système classificatoire, il découvre un autre principe :
« il consiste à élaborer des modèles pour le frère de la mère et la sœur
du père en considérant le premier comme une sorte de mère masculine
et le second, comme une sorte de père féminin » (89). Cela transparaît
quelquefois dans le langage, comme chez les BaThonga, où le terme
désignant le frère de la mère se décompose en « père féminin ». On
peut donc conclure que dans ces sociétés, le principe d’équivalence
s’étend à tous les germains (frères et sœurs).
Radcliffe-Brown se demande alors, « peut-on... déduire du principe
que je suggère ce que doivent être les modèles de comportement en-
vers le frère de la mère et la sœur du père, dans une société patrili-
néaire ? » (90) Pour y répondre, il doit passer par les comportements
que l’on observe envers le père et la mère. Que découvre-t-il ? Que,
dans les sociétés patrilinéaires sous étude, « le père est celui qui doit
être obéi et respecté, et la mère, celle dont on attend tendresse et in-
dulgence » (90) Selon le principe de l’équivalence des germains, la
sœur du père devra être respectée et obéie, alors qu’on attendra indul-
gence et protection du frère de la mère. Voilà donc l’explication, à
laquelle il ajoute un dernier élément, soit les rapports entre sexes.
Dans les sociétés dites primitives, selon Radcliffe-Brown, seules les
personnes de même sexe « sont autorisées à entretenir des relations de
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 76

complète familiarité » (90-1) ; les personnes de sexes différents entre-


tiennent des rapports plus formels, de sorte que c’est le fils de la sœur,
et non sa fille, qui a des rapports familiers avec le frère de sa mère.
Ceci constitue le cœur de l’explication. Ensuite, Radcliffe-Brown di-
gresse à propos des notions de « matriarcat » et de « patriarcat », et
conclut que dans les sociétés fortement matrilinéaires on observe
l’inverse : le frère de la mère est craint et obéi (mais il ne dit rien à
propos de la sœur du père dans ces sociétés). Puis, il cherche à étendre
son explication aux ancêtres. Oublions ces derniers propos, ils ne font
pas véritablement honneur à l’auteur. Ce qui demeure, ce qui était in-
novateur et révolutionnaire, c’était la façon dont Radcliffe-Brown réa-
lisait admirablement le programme de Durkheim (mieux que
Durkheim lui-même !). Débutant par un phénomène social, il cherche
à voir s’il n’est pas relié à d’autres faits sociaux avec lesquels il ferait
système. Puis, ayant découvert une telle corrélation, il cherche dans
d’autres phénomènes sociaux (terminologie de parenté, types de rap-
ports aux parents) l’explication de la corrélation observée. En 1924, la
démonstration était brillante, et elle fit époque. Elle illustre une appli-
cation du fonctionnalisme radcliffe-brownien à une pratique précise.
Maintenant, passons aux grandes élaborations théoriques, formulées
dans leur plus grand détail dans A Natural Science of Society.

2. A Natural Science of Society


(ou NSS ; 1948) : un résumé

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J’ai déjà mentionné que Radcliffe-Brown se situait dans le sillage


de Durkheim. Comme ce dernier quarante ans auparavant, il considé-
rait que ses contemporains ne pratiquaient qu’une sorte de psycholo-
gie sociale, lorsqu’ils ne sombraient pas dans l’erreur évolutionniste
ou diffusionniste. Il partage donc le but de Durkheim, celui d’ériger
une science du social, au sens fort, comme le titre de l’ouvrage le
laisse entendre.
A Natural Science of Society est un livre ardu, mais il demeure le
meilleur outil (a) pour saisir la conception radcliffe-brownienne de la
science et d’une « science sociale », (b) pour comprendre son usage
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 77

des termes « structure » et « fonction » (essentiels puisqu’on le dit


« fonctionnaliste structuraliste », (c) pour mieux apprécier
l’opposition de Lévi-Strauss à Radcliffe-Brown et, enfin, (d) pour ap-
préhender plus finement les différences principales entre les traditions
anglaise et française.
Dans NSS, Radcliffe-Brown se pose trois « grandes » questions :
(a) qu’est-ce que la science, et que fait-elle ? (b) qu’est-ce qu’un
« système social » et, (c) que sera une « science du social » ?

A. Qu’est-ce que la science, et que fait-elle ?

La science, selon Radcliffe-Brown, consiste en un ensemble de


propositions, ou particulières, ou générales (lois), portant sur une réa-
lité phénoménale (la réalité qui parvient à notre conscience par
l’intermédiaire des sens ; dans cette tradition philosophique, un « phé-
nomène » est quelque chose de perçu par les sens, et s’oppose à
« noumène », (concept de la chose en soi, conçue comme au-delà de
toute expérience possible) (Larousse Encyclopédique). Dans ce der-
nier cas, on parle de la « réalité nouménale »). De plus, selon lui, les
scientifiques se démarquent des philosophes en ce que ces derniers
conçoivent la réalité phénoménale en termes de « choses », de subs-
tances et d’attributs ; pour les scientifiques, ces notions s’érigeraient
en obstacles au savoir. La science ne percevrait pas la réalité en
termes de « choses » mais en termes d’événements et de rapports
entre ces événements. Puisque les propositions de la science portent
sur des rapports entre événements, elles sont relationnelles. Elles ne
disent pas l’essence, l’être profond des choses, mais se contentent
d’établir des liaisons entre événements. On détecte encore, cent ans
plus tard, l’influence de Comte.
Dans cette réalité phénoménale, les rapports entre événements sont
de deux types, soit (1) des rapports spatio-temporels de liens réci-
proques nécessaires (relationships of interconnectedness), ou (2) des
rapports logiques ou mathématiques indépendants de l’espace et du
temps. Pour Radcliffe-Brown, les rapports logiques ou mathématiques
par excellence sont des simples rapports de similitudes et de diffé-
rences, rapports qui définissent une classe (« classe » au sens de la
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 78

logique, élément d’une « classification » ; synonyme d’ensemble en


théorie des ensembles. Ne pas confondre avec « classe sociale », qui
relève de la sociologie). Des rapports de liens réciproques nécessaires
(type a), par contre, définissent des systèmes. On peut résumer ainsi :

Classe ↓

Rapports de similitudes et diffé- Pas de rapports fonctionnels


rences (Comme ensemble en ma- (n’est pas un tout, mais un simple
thématiques) agrégat)

Système ↓

Rapports de liens nécessaires ré- Totalité intégrée


ciproques

Définir une classe (naturelle) de systèmes naturels !

À la lumière de ces définitions il se repose la question : que fait la


science ? Selon Radcliffe-Brown, la science (1) étudie des systèmes
et, (2) elle généralise (découvre des lois ; rappelez-vous Comte encore
une fois), c’est-à-dire qu’elle cherche à découvrir les propriétés que
possèdent tous les systèmes semblables. À quoi cela mène-t-il ? À ce
qu’il faille (a) circonscrire des systèmes qui correspondent le plus à ce
qui est dans la nature et, (b) à classifier ensuite ces systèmes, pour
pouvoir généraliser.

Mais qu’est-ce qu’un « système naturel » ? Qu’est-ce d’abord


qu’un système ? Nous l’avons vu, c’est un ensemble de liens réci-
proques nécessaires entre événements. Par conséquent, un système est
donc réel, puisqu’il appartient à la réalité phénoménale. Par contre, en
tant que « scientifiques » nous imprimons à la réalité des découpages
qui sont le produit de notre esprit ; ces découpages, que nous conce-
vons nous-mêmes comme des systèmes, sont relativement arbitraires
puisque nous les créons. Nous nous retrouvons donc avec deux élé-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 79

ments, soit (1) les « systèmes » relativement arbitraires que notre es-
prit impose à la réalité et, (2) les systèmes « réels » qui logent au cœur
de la réalité même. Selon Radcliffe-Brown, nous obtenons sur un
« système naturel » lorsque les deux ((a) et (b)) coïncident. Je cite (et
traduis) :

« Un système naturel est une partie de la réalité phénoménale que nous


avons découpée conceptuellement, qui consiste en un ensemble
d’éléments en rapport les uns aux autres de façon telle qu’ils forment des
touts qui cohérent de par leur nature (italiques ajoutées) »

Retraduisons. Radcliffe-Brown suppose que les systèmes relèvent


de la réalité phénoménale. Imaginons-les comme une vérité cachée
dans une boîte enveloppée de plusieurs couches de papier. Chaque
couche représente un effort de notre esprit pour appréhender ce sys-
tème inscrit dans la profondeur de la réalité. La première couche est
par définition la plus distante de la vérité (cachée) mais, à mesure que
nous les enlevons couche par couche, nous approchons de cette vérité.
Finalement, nous ouvrons la boîte et découvrons ce système « natu-
rel ». Prenons le système solaire. Au tout début, les être humains cru-
rent la terre au centre de l’univers, et les planètes ainsi que les astres
circulant tout autour. Puis vint Copernic, qui inversa les choses et
supposa le soleil au centre de l’univers. Peu à peu, les astronomes
s’aperçurent que le soleil n’est pas au centre de l’univers, mais seule-
ment au centre du système solaire, et que notre galaxie contient des
milliards de systèmes solaires ! On croyait alors que l’univers se com-
posait d’une seule galaxie, la nôtre. Puis on se rendit compte qu’il
n’en était pas ainsi et que notre galaxie n’en est qu’une parmi des cen-
taines de milliards. À ce point de l’histoire (aujourd’hui), nous aurions
enfin découvert LE « système naturel » en astronomie. Mais il faut
comprendre qu’à chaque étape on croyait avoir découvert le système
définitif mais, en réalité, on ne peut jamais savoir quand on a enfin
découvert LE « système naturel » ; l’important, c’est que Radcliffe-
Brown y croyait.
Enfin, notons que, vu de l’intérieur, un système est un ensemble de
relations réciproques. Que ce soit un atome, une cellule, un organisme
ou le système solaire, ils sont reliés par des liens réciproques néces-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 80

saires. Mais, vus de l’extérieur, ils exhibent des rapports de simili-


tudes et de différences. Par exemple, tous les atomes d’un élément
donné (le fer, l’azote, l’oxygène, ou je ne sais quoi) sont semblables,
lorsque perçus de l’extérieur. Même chose pour les cellules d’un
même organe, ou d’un même tissu, ou pour les organismes (tous les
caniches, tous les éléphants, et ainsi de suite). Par conséquent, pour
Radcliffe-Brown, le but de la science est de définir une « classe (natu-
relle) de systèmes naturels ». Nous avons donc une classe (naturelle)
de systèmes naturels quand les éléments d’une classe sont des sys-
tèmes naturels du même type. Il est alors possible de généraliser,
c’est-à-dire, selon Radcliffe-Brown, de découvrir des lois.
De toute cette élaboration savante et alambiquée, retenons surtout
les trois propositions suivantes : selon Radcliffe-Brown, (1) les sys-
tèmes que notre esprit cherche à découvrir par approximations succes-
sives sont inscrits dans la nature elle-même et la science doit affiner
ses découpages conceptuels pour les cerner et les saisir ; (2) la science
classifie (les systèmes semblables pour aboutir à une classe de sys-
tèmes naturels, pour pouvoir généraliser) ; elle est donc taxinomique.
Enfin, (3) la science généralise sur la base de classifications, dont elle
cherche le dénominateur commun. Elle procède par conséquent par
induction (elle va des faits aux généralisations, ou aux modèles).
Voyons donc les implications de cette vision de la science pour
l’anthropologie sociale.

B. Qu’est-ce qu’un « système social » ?

Maintenant, comment isoler un système social ? Les systèmes,


rappelons-nous, consistent en (a) événements et, (b) en rapports entre
événements. Alors, quels sont les « événements » d’un système so-
cial ? Ce sont les individus, mais considérés en tant qu’ensemble
d’ « événements comportementaux » (behavioral events ou, tout sim-
plement, « comportements » Mais attention ! Si nous étudions les rap-
ports entre ces behavioral events à l’intérieur d’un individu, nous par-
lons de sa personnalité et faisons de la psychologie. Pour éviter qu’un
système social soit réductible à un système psychologique, les rap-
ports entre ces événements doivent être des rapports entre individus,
des rapports inter-individuels ou, plus précisément, interpersonnels (=
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 81

des relations sociales ; ce sont tous des synonymes). Par voie de con-
séquence, il s’ensuit de cette définition que toute dyade (une dyade est
une relation sociale entre deux individus seulement) est un système
social ; ce serait en fait le « système social minimal ». Mais est-ce ain-
si ? Est-ce que la simple interaction entre deux individus forme un
système social ? Non, selon Radcliffe-Brown, car n’importe lequel cas
d’interaction n’est pas un système. Pour qu’un rapport interpersonnel
ait droit au titre de système social, il faut qu’il soit précisément « so-
cial », c’est-à-dire, il faut qu’il y ait une communauté d’intérêts entre
les divers individus impliqués dans l’interaction, un intérêt qui se tra-
duit par un ajustement des comportements. Sans ajustement, sans inté-
rêt commun, l’interaction serait a-sociale ; il y aurait conflit.
En d’autres termes, un système social exige une mesure de prévi-
sibilité dans les rapports interpersonnels. Si les rapports étaient com-
plètement imprévisibles, si l’on ne savait pas à quoi s’attendre lors-
qu’on rencontre un individu, si l’on ne savait pas s’il allait nous inju-
rier, nous agresser, nous cajoler ou nous saluer poliment, on l’éviterait
et l’interaction n’aurait pas lieu. Or, qui dit prévisibilité dit régularité.
Si je sais à quoi m’attendre lorsque je rencontre mon père, mon frère
ou un collègue, le rapport est régulier, de sorte que prévisibilité et ré-
gularité sont complémentaires, et toutes deux nécessaires pour qu’une
interaction soit sociale. Et quelle est la cause de cette régularité ? On
ne peut certainement pas supposer qu’elle se trouve en ce qui est
unique en nous, qu’elle résulte de nos caprices, ou de notre volonté
individuelle, raisonne Radcliffe-Brown. Si tout comportement relevait
de la plus pure idiosyncrasie, si aucun individu ne respectait aucune
coutume, on observerait un ensemble d’actes individuels mais point
de rapport social. Pour tout dire, la régularité ne peut découler que du
fait que les individus, dans leurs rapports avec d’autres individus, ad-
mettent une certaine dose de conformité, acceptent des types de com-
portements qui ne leur sont pas particuliers mais sont communs, col-
lectifs, partagés par tous les membres de la société dont ils font partie.
Dans La division du travail social, Durkheim avait baptisé « cons-
cience collective » ce type d’idées et de comportements partagés.
Rappelez-vous que ces représentations collectives étaient externes et
contraignantes. Il en est de même chez Radcliffe-Brown, sauf qu’au
lieu de parler « conscience collective » Radcliffe-Brown parle de
normes. Mais ne nous illusionnons pas, il ne s’agit que d’un nom dif-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 82

férent pour les mêmes produits. Des normes sont également des « re-
présentations mentales collectives, externes et contraignantes ». En
résumé, pour former un système social, des rapports interpersonnels
doivent être régularisés, rendus prévisibles, et ils le sont grâce à la
standardisation, ou la normalisation que leur imposent les normes.
Pour répondre à notre question précédente, pour qu’une dyade forme
un système social minimal, il faut que les comportements des indivi-
dus en présence soient ainsi prévisibles et régularisés. Notons enfin
que, pour Radcliffe-Brown, ce système, comme tout système, est réel,
il existe dans la réalité phénoménale.

Rapports entre système et fonction

1. Premier sens du terme « fonction » (dans NSS) :

Nous avons désormais en main les principaux éléments pour com-


prendre les deux grands concepts clés de la sociologie radcliffe-
brownienne. De tout ce qui précède, il s’ensuit que, dans certaines cir-
constances, les individus se comportent de façon unique ; ils agissent
alors en tant qu’individus. Dans d’autres situations, par contre (tou-
jours dans le contexte d’interactions), une partie de leur comportement
n’est pas unique, singulière, mais est partagée par tous les individus
en interaction. Cet élément commun, partagé, Radcliffe-Brown le dé-
nomme la structure du rapport, ou de la relations sociale (interaction
entre deux individus = dyade = rapport interpersonnel = rapport so-
cial = relation sociale). En d’autres termes, la « structure », c’est
l’élément social du rapport.
De plus, si la dyade est le système social minimal, il s’ensuit selon
Radcliffe-Brown que la somme des dyades, ou rapports sociaux,
compose le système social global. Ceci nous permet de comprendre le
premier sens que Radcliffe-Brown donne au terme « fonction ».
Ce que l’ethnologue note quand il va sur le terrain, selon Radcliffe-
Brown, c’est l’ensemble observable d’actions et d’interactions. C’est
ce qui se passe à tout moment, c’est le tissu même de la vie sociale, et
Radcliffe-Brown en parle comme d’un processus (un processus, par
définition, s’écoule à travers le temps). Simultanément, une « struc-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 83

ture » (= élément régulier, partagé) relie ces événements et assure


qu’il y a précisément vie sociale. Sans structure, aucune vie sociale
possible, puisqu’il n’y aurait aucune communauté d’intérêt, aucune
régularité dans les rapports. D’autre part, sans interactions, sans rap-
ports sociaux, sans le flot continu de la vie sociale, aucune structure
ne pourrait voir le jour. En d’autres termes, si les individus
n’interagissaient jamais, ils ne pourraient créer une communauté
d’intérêt, un élément partagé et standardisé, et aucune structure ne
pourrait apparaître. Les processus interactifs (la vie sociale) et la
structure qui les régularise ne sont que deux faces d’une même réali-
té ; ils sont empiriquement inséparables. Ceci nous mène directement
au premier sens du terme « fonction » chez Radcliffe-Brown, qu’on
retrouve surtout dans NSS.
Ce sens est plutôt simpliste. « Fonction » suggère « fonctionne-
ment », d’où la conclusion un peu tautologique : la fonction d’une
pratique sociale, c’est ce qu’elle contribue au fonctionnement de la
société ! Or, la société ne peut fonctionner sans actions et interactions,
c’est-à-dire sans vie sociale. Par voie de conséquence, dans la mesure
où elle contribue à la vie sociale, c’est-à-dire dans la mesure où elle
intensifie le processus des actions et des interactions qui définissent
cette vie sociale, permettant ainsi la continuité de la structure, on ob-
tient la « fonction » d’une pratique. Prenons un rituel, par exemple.
Dans la mesure où il rassemble des individus qui vivaient dispersés,
intensifiant par le fait même le nombre et l’intensité de leurs interac-
tions et réaffirmant la structure de leurs rapports (leurs normes), ce
rituel contribue au fonctionnement de la société ; c’est sa fonction.
Comme je l’ai dit, ce premier sens est plutôt simpliste et, à ma con-
naissance, ne se retrouve que dans NSS.

2. Deuxième sens du terme « fonction ».

Il est à noter que ce deuxième sens n’a aucun rapport avec le pre-
mier ! Dans d’autres contextes, dans d’autres écrits, Radcliffe-Brown
ignore complètement les définitions de A Natural Science of Society et
postule que la société est un système social (une totalité intégrée, dont
les parties sont reliées entre elles de façon telle que des changements
dans l’une entraîne des changements dans toutes les autres), et que ce
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 84

système est formé de quatre sous-systèmes, soit le système de parenté,


le système politique, le système économique et la religion. Dans ce
contexte, la « structure sociale » est le modèle (aucune définition pré-
cise du terme donnée) des rapports entre ces quatre sous-systèmes, et
la « fonction » est le rôle que joue une institution dans le maintien du
système social global. Prenons un exemple, soit l’existence de cultes
des ancêtres dans certaines sociétés. En soi, ce culte appartient au
sous-système religieux. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. En géné-
ral, les véritables cultes des ancêtres se retrouvent surtout dans des
sociétés gérontocratiques, où les aînés « gouvernent » parce qu’ils
sont les plus proches des ancêtres. Ce culte sert ainsi de légitimation
au sous-système politique. De plus, le culte des ancêtres est enraciné
dans des généalogies ancestrales, et les ancêtres veillent au bien-être
de leurs descendants ; de cette façon, le culte des ancêtres est directe-
ment relié au système de parenté. Enfin, lors de ces cultes, on sacrifie
des animaux dont on redistribue la viande aux participants, une activi-
té de type économique. Au total, par la façon dont le culte des an-
cêtres, participant du sous-système religieux, est simultanément relié
aux trois autres sous-systèmes qu’il contribue à articuler, il maintient
solidement les quatre sous-systèmes, contribuant ainsi au bon fonc-
tionnement du système social global. C’est le deuxième sens du terme.
Nous pouvons maintenant passer à la troisième grande question :

C. Que sera une « science sociale » ?

On a défini le système social minimal et le système social global


(premier sens), et nous pouvons désormais passer au projet radcliffe-
brownien, celui d’accomplir une science naturelle de la société. Pour
cela, il faudra définir une classe naturelle des systèmes sociaux.
Comment s’y prendre ? Il ne donne aucune réponse dans son livre, et
il faut extrapoler. Le résultat, soit dit en passant, est méthodologique-
ment impossible ! C’est néanmoins la méthodologie qui découle logi-
quement de ses prémisses, et contre laquelle se situera Lévi-Strauss.
Dans une première étape, il nous faudrait identifier la structure
d’un rapport (époux-épouse, père-fils, père-fille, mère-fils, etc.). On
classifierait ainsi tous les rapports qui se ressemblent. On observerait
par exemple deux individus en interaction plusieurs fois, et on noterait
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 85

un élément répétitif, régulier à leur rapport. On apprendrait ensuite


qu’ils sont père et fils. On observerait ensuite divers rapports entre
père et fils à d’autres moments, et on discernerait également un élé-
ment régulier à leur interaction. Après plusieurs observations sur une
longue période de temps, on aurait ainsi obtenu l’élément constant,
régulier du rapport, c’est-à-dire sa structure. Mais ce n’est qu’un dé-
but. On peut élargir ou raffiner notre classification en multipliant le
nombre d’attributs. On s’aperçoit que les pères sont aussi maris, fils,
frères, et ainsi de suite. À partir de là, on peut définir la classe de tous
les rapports sociaux fondés sur la parenté. On détectera peut-être que
ces rapports entretiennent entre eux des liens systémiques, que tous
les individus qui agissent de telle ou telle façon en tant que pères agis-
sent de telle ou telle façon en tant que maris, que frères, et ainsi de
suite, ce qui révélera la structure du sous-système de parenté. On répé-
tera la même procédure avec les systèmes politique, économique et
religieux, et le modèle des liaisons qui articulent ces quatre sous-
systèmes décrira la structure sociale du système social global.
Avant d’aller plus loin, remarquons un fait important. Puisque la
structure appartient à la réalité phénoménale, une description de cette
structure, qu’on appellera « modèle », est une description de quelque
chose de réel, qui loge dans la réalité elle-même, et qu’on peut abs-
traire par un processus d’abstraction graduelle de dénominateurs
communs, c’est-à-dire par un processus d’induction progressive.
Examinons donc comment ce processus d’induction s’étend au-delà
d’une société particulière.
Après avoir rassemblé les divers sous-systèmes sous le système
social global et en avoir décrit la structure, l’ethnologue peut désor-
mais commencer le travail de généralisation proprement dit ; en
d’autres termes, il peut commencer à définir une classe naturelle.
Comme nous l’avons vu, pour ce faire, il devra se fonder sur les simi-
litudes. Supposons que la première société qu’il a étudiée était une
société australienne à groupes de descendance patrilinéaires. Il sélec-
tionnera alors toutes les autres sociétés aborigènes australiennes à
groupes de descendance patrilinéaire et en extraira le dénominateur
commun, soit les caractéristiques qu’elles partagent toutes, ce qui lui
permettra de généraliser à toutes les sociétés australiennes à groupes
de descendance patrilinéaire. Selon Radcliffe-Brown, cette généralisa-
tion révélera une « loi » (scientifique). L’ethnologue répétera le même
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 86

exercice avec les sociétés patrilinéaires polynésiennes, puis mélané-


siennes, puis micronésiennes ; cela lui donnera une classe plus vaste,
dont il abstraira encore une fois les éléments communs, rendant pos-
sible l’élaboration d’un modèle plus abstrait, donc plus général, soit
celui des sociétés patrilinéaires du Pacifique. On peut ainsi continuer
indéfiniment.
De tout ceci, l’essentiel à retenir se résume aux points suivants : (a)
la structure (ainsi que le système) appartiennent à la réalité phénomé-
nale. Donc, une description de la structure (un modèle de la société)
est une description de quelque chose qui existe dans la réalité ; (b) la
méthodologie radcliffe-brownienne consiste à classifier les sociétés
pour généraliser en extrayant le dénominateur commun des sociétés
ainsi rassemblées en une même classe « naturelle » ; sa méthode est
donc taxinomique (se fonde sur des classifications) et inductive (ex-
trait des généralisations à partir d’une vaste collection de faits). En
dernière analyse, ce sont les éléments fondamentaux à retenir pour
comprendre l’approche de Lévi-Strauss.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 87

Première partie.
Survol de l’anthropologie sociale
(anglaise puis française)

VERS
LE STRUCTURALISME:
L’ANTHROPOLOGIE
FRANÇAISE
I. DURKHEIM À NOUVEAU

Retour à la table des matières

En quittant le fonctionnalisme, je laisse


derrière l’anthropologie sociale anglaise. Bien
sûr, l’anthropologie sociale britannique de la
première moitié du siècle ne se résume pas au
fonctionnalisme. En fait, Malinowski laissa sa
marque principale sur les théories individua-
listes, d’abord à travers les travaux de Ray-
mond Firth sur Tikopia, puis même ceux
d’Edmund Leach (avant sa conversion au structuralisme de type lévi-
straussien) et de Fredrik Barth, les principaux « géants » de la théorie
individualiste. Les années 1960 en Angleterre virent le déclin du fonc-
tionnalisme structuraliste et la montée des théories individualistes,
structuralistes et pseudo marxistes. Mais il n’en demeure pas moins
que personne après Radcliffe-Brown n’atteignit sa renommée et son
influence sur le plan théorique. Certains, comme Leach, connurent
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 88

une célébrité égale mais ne laissèrent aucune marque théorique pré-


cise (sauf indirectement, celle de Lévi-Strauss). Donc, je laisse de côté
le fonctionnalisme structuraliste pour prendre la route du structura-
lisme lévi-straussien, et cela nous ramène au « deuxième Durkheim »,
le Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912).
Puisque nous nous sommes déjà longuement attardés sur les premières
œuvres de Durkheim je me contenterai de résumer très brièvement les
principales thèses de cet ouvrage, et de souligner en quoi il annonçait
les développements ultérieurs en ethnologie française.
Tout d’abord, quel est le but du livre ? Fidèle à lui-même,
Durkheim cherche dans Les formes élémentaires à accomplir une ana-
lyse sociologique de la religion. Pour en mesurer toutes les implica-
tions, il faut avoir bien assimilé le premier Durkheim car, d’après Les
règles de la méthode sociologique, la condition première d’une telle
analyse est de traiter la religion comme un fait social. Qu’est-ce que
cela implique ? Toujours dans la même logique des premières œuvres,
cela exige d’abord de définir la religion comme une réalité sociale
autonome, qu’on ne peut réduire à des paramètres psychologiques ou
biologiques (donc, lui reconnaître un caractère irréductible).
Durkheim recense alors dans le détail toutes les théories de l’époque
et conclut que toutes réduisent la religion à de la psychologie, sous
une forme ou l’autre. D’aucuns la traitent comme le résultat d’une
pensée non rationnelle, ou comme une forme de pensée prélogique ;
d’autres la disent découler de l’expérience humaine des rêves, alors
que certains l’expliquent comme une réponse à notre anxiété devant la
mort. Bref, toutes ces explications la ramènent à une question de
fausse logique, ou à l’extension de sentiments divers. On la réduit ain-
si à n’être qu’un épiphénomène de nos processus mentaux et, ce fai-
sant, on ne peut saisir son caractère social, selon Durkheim. Que faut-
il donc faire pour appréhender ce caractère social ? Toujours dans la
même logique durkheimienne, il faut lui reconnaître un caractère ob-
jectif, c’est-à-dire externe et contraignant.
Comment alors élucider le caractère contraignant de la religion ?
Les choses se compliquent dès le départ car, après une analyse détail-
lée des phénomènes religieux, Durkheim remarque que la religion se
compose de deux principaux types de phénomènes, soit les rites et les
croyances. Or, de raisonner Durkheim, les rites ne sont qu’une mise
en scène des croyances. Prenons le rituel de la messe dans le catholi-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 89

cisme. On ne peut rien y comprendre si l’on ne connaît pas tout le ba-


gage de croyances qui sous-tendent ces rites, en particulier la mort et
la résurrection de Jésus-Christ. Il faut donc entamer l’analyse par la
question suivante : comment les croyances peuvent-elles être contrai-
gnantes ?
L’analyse des croyances l’amène à découvrir un phénomène reli-
gieux universel, qu’il postule être l’essence même de toute croyance
religieuse, notamment le fait que toutes les religions, selon lui, classi-
fient l’univers qui les entoure en éléments sacrés et profanes. Mais il
va plus loin. Il conclut de son analyse que la notion de « sacré » est
première, et celle de « profane » purement résiduelle : est profane tout
simplement ce qui n’est pas sacré.
Ce constat l’incite à pousser son raisonnement beaucoup plus
avant. Il apparaîtrait donc que toute religion nous force à classifier
l’univers en catégories bipartites (sacré/profane). La religion serait
donc à la source de nos catégories mentales elles-mêmes. La thèse
était fort ambitieuse et, pour la comprendre, il sied de la situer som-
mairement dans le cadre des débats philosophiques sur la nature de la
connaissance. Certains postulaient que nous naissons avec un cerveau
« vierge », pour ainsi dire. Sur cette matrice vierge viendraient
s’imprimer des intrants sensoriels. Nous n’aurions par exemple au-
cune catégorie mentale de temps, d’espace ou de causalité. Mais nos
sens, pour ne prendre qu’un exemple, enregistreraient d’une part de
gros nuages noirs, puis de la pluie. Après maintes observations ainsi
imprimées dans notre cerveau, nous établirions un lien de cause à ef-
fet. Et de même pour le temps et l’espace. Le célèbre philosophe Em-
manuel KANT transforma complètement cette thèse en affirmant que
l’ordre que nous percevons, ou plus spécifiquement les catégories de
temps, d’espace et de causalité, entre autres, sont inscrites dans notre
cerveau lui-même. C’est le cerveau humain qui projette sur le monde
extérieur ses propres catégories. Ou, plus précisément, notre cerveau
est structuré de façon telle à ce que tous nos intrants sensoriels sont
automatiquement traités selon ces catégories fondamentales de la pen-
sée. Cela ne nous dit pas si l’univers extérieur (ou phénoménal, c’est-
à-dire celui qui parvient à notre connaissance par le biais des sens) est
intrinsèquement structuré. Il peut l’être ou ne pas l’être mais, selon
Kant, nous ne pouvons penser et connaître si notre cerveau n’est pas
préprogrammé, pour ainsi dire, à traiter les impressions de nos sens de
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 90

façon structurée. Dans ce débat plus que séculaire, Durkheim tenta


d’élaborer une nouvelle position : les catégories fondamentales de la
pensée ne seraient pas pré-inscrites dans la structure même de notre
cerveau, mais nous seraient imposées par la religion, et c’est ainsi
que la religion (par les croyances) serait contraignante 15. Mais
comment ?
Pour y répondre, Durkheim se tourna vers la religion des abori-
gènes australiens (toujours perçus comme les plus « primitifs », donc
les sujets idéaux pour toute étude des « formes élémentaires » de quoi
que ce soit). Chez ces aborigènes il découvre une pratique religieuse
dominante, soit le totémisme. Par voie de conséquence, le totémisme
devait représenter la forme la plus élémentaire de la vie religieuse, et
donc celle à partir de laquelle toute réflexion sociologique sur la reli-
gion devait commencer.
Or, qu’est-ce que le totémisme ? Tout d’abord, en 1912, et dans le
cas des aborigènes australiens, il s’agissait d’une part d’une croyance
de la part des membres d’un même clan d’être issus d’un ancêtre ani-
mal (le kangourou, le corbeau, je ne sais quoi). Cet animal était donc
déclaré « sacré » ; on devait éviter à tout prix de le tuer, et il était in-
terdit de manger sa chair. De plus, les rituels mettaient en scène cer-
taines croyances à propos de cet animal totémique et, dans ces rituels,
l’animal était représenté par une sculpture, par des danses, des chants,
et ainsi de suite. Mais en quoi le totémisme peut-il nous informer de la
façon dont la religion imprime à notre esprit les catégories fondamen-
tales de la pensée ?
Durkheim note d’abord que, chez les aborigènes australiens,
chaque clan a son totem. Prenons le kangourou, par exemple. Certains
clans se diront issus du kangourou, et célébrerons des rituels en son
honneur. Mais, de remarquer Durkheim, nous devons toutefois distin-
guer le kangourou comme animal, et le totem, qui en est la représen-
tation (en sculpture, danses ou autres formes d’expression). Le kan-
gourou est donc l’animal sacré de ce clan, et le totem, la représenta-

15 Durkheim voulait ainsi donner une réponse sociologique à une question philo-
sophique, mais sans succès, car la thèse est tautologique. En effet, nous ver-
rons que derrière la religion se profile la société, et la société ne peut que se
composer d’individus qui pensent leur univers en termes de sacré et profane.
D’où la nécessité que cette catégorisation soit inscrite dans le cerveau humain.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 91

tion du sacré. Et, dans ces rituels, que vénère-t-on, en fait ? On vénère
le totem ! On peut toucher un kangourou mais c’est le totem qui est
l’objet de cultes, et qu’on ne peut approcher qu’avec d’extrêmes pré-
cautions rituelles. Seuls des hommes adultes peuvent prendre part aux
rituels totémiques. Si une femme ou un étranger en était témoin, il
était tué sur-le-champ. En d’autres termes, le totem n’est pas une
simple représentation du sacré ; il est en fait plus sacré que l’animal
lui-même. Mais pourquoi ?
Si la représentation (le totem) est plus sacrée que l’animal lui-
même (le kangourou), de raisonner Durkheim, il s’ensuit que le sacré
n’est pas une propriété intrinsèque de certaines choses, ou de certains
animaux. Il n’y a rien, dans la nature même du kangourou, qui le
rende sacré. Ce n’est donc pas l’animal qui, en soi, est sacré, de sorte
qu’il ne faut pas chercher la source du sacré dans les choses dites sa-
crées, mais dans leurs représentations. Le sacré est donc quelque
chose d’ajouté aux objets, au monde extérieur. Une question surgit
alors : qu’est-ce qui est ajouté ?
Nous avons déjà dit que chaque clan dans un groupe aborigène
australien possédait son propre totem. En y réfléchissant, Durkheim
en arriva à la conclusion suivante : si chaque clan possède son totem,
il s’ensuit que les totems (donc, les représentations) ne font que reflé-
ter l’organisation sociale, ce qui le mena tout droit à la thèse centrale
de son livre : dans la religion, c’est la société qui se représente à elle-
même, sans s’en rendre compte. En d’autres termes, la religion n’est
qu’une représentation voilée que la société a d’elle-même ; la société
ne se vénère pas en tant que société, ce serait pratiquement absurde.
Elle apparaît donc aux individus sous le masque de la religion, de
sorte qu’à travers la religion la société se vénère elle-même, mais à
son insu.
Cela, selon Durkheim, expliquerait le caractère contraignant de la
religion (toujours en tant qu’ensemble de croyances ; nous viendrons
aux rites plus tard). En effet, si la religion impose des catégories (telle
la distinction sacré/profane) c’est, derrière elle, la société elle-même
qui le fait puisque la religion n’est rien d’autre que la façon dont la
société se perçoit elle-même. Or, nous avons vu que pour Durkheim la
société est une entité réelle, qui transcende les individus (elle est su-
pra-individuelle) ; si tel est le cas, elle ne peut se donner d’elle-même
qu’une image transcendante. Le sacré, c’est donc la société qui se vé-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 92

nère elle-même, qui vient se déposer dans des êtres (les divinités, les
totems, et ainsi de suite) qu’elle déclare transcendants et qu’elle ho-
nore. Si la religion parle de divinités, - c’est-à-dire d’êtres qui sont,
par définition, transcendants - et si ses vérités sont transcendantes
c’est parce que, derrière elle, c’est la société (transcendante) qui se
représente inconsciemment à elle-même. Bref, derrière la religion,
c’est en dernière analyse la société qui imprime les catégories fonda-
mentales de la pensée. C’était là sa réponse sociologique au problème
philosophique que nous avons brièvement mentionné (voir note 15).

C’est donc ainsi que les croyances contraignent. Nous avons vu


néanmoins que la religion se compose de croyances et de rites. Alors,
comment se manifeste la contrainte qu’exercent les rituels ? Cette
question nous renvoie au premier Durkheim. Les rites sont aux
croyances, selon Durkheim, ce que l’action est à la pensée. En effet,
les rituels s’expriment par des gestes, par des comportements. Dans un
rituel, on fait quelque chose alors qu’à travers les croyances, on pense
quelque chose. Et les rituels contraignent parce que, encore une fois,
c’est la société qui à travers eux dicte les comportements. Comment ?
Parce que les rituels rassemblent des individus qui, la plupart du
temps, vivent séparés. En les regroupant en un même endroit, au
même moment, le rituel multiplie leurs interactions. Puisqu’ils intera-
gissent plus, selon Durkheim, leur conscience collective en est ravi-
vée, et elle insuffle à son tour une vie nouvelle aux représentations
collectives (valeurs, codes de conduite) à la source de leur solidarité.
Par conséquent, en intensifiant les représentations collectives (qui
contraignent les comportements, puisque ces représentations collec-
tives ne sont autres que les faits sociaux des Règles de la méthode so-
ciologique, qui sont externes et contraignants. De cette façon, la so-
ciété assujettit les comportements par le biais des rituels.
On ne saurait surestimer l’importance de cette distinction. Elle de-
meure encore un peu nébuleuse dans l’ouvrage de 1912, mais on peut
en rétrospective en mesurer l’impact. En dissociant la contrainte que
la société exerce, d’une part par l’intermédiaire des croyances et,
d’autre part, par le biais des rites, Durkheim annonçait une rupture
qui, mieux que nulle autre, résume les différences principales entre les
ethnologies anglaise (fonctionnaliste structuraliste) et française (struc-
turalisme cognitif de Lévi-Strauss). Reprenons les éléments princi-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 93

paux : la société contraint l’individu, mais de deux façons radicale-


ment différentes :

1) Par les rites, elle agit sur les comportements (on dira qu’elle les
organise) et ce, elle l’accomplit en revivifiant les règles de
conduite (les représentations de la conscience collective, ou re-
présentations collectives). De cette façon, elle régit l’aspect
normatif du social.
2) Par les croyances, elle agit sur la pensée (on dira qu’elle la
structure) et ce, elle l’accomplit en définissant les catégories
fondamentales auxquelles doit se plier toute pensée. De cette
façon, elle régit l’aspect taxinomique (classificatoire) du social.

Malheureusement, on ignore trop souvent la distinction entre nor-


matif et taxinomique, essentielle à toute compréhension des ethnolo-
gies anglaise et française. Elle est cependant fondamentale car normes
et classifications renvoient à deux dimensions radicalement diffé-
rentes du social. J’expliquerai pourquoi on les confond mais, avant de
passer à cette explication, je soulignerai leurs différences.
À part quelques organismes fort peu évolués, pratiquement dé-
pourvus de cerveau, on peut presque affirmer que tout organisme doué
d’un cerveau classifie. Prenons un crabe. Son cerveau est déjà capable
d’activités taxinomiques. Il distingue les crabes des non-crabes, les
crabes mâles des femelles, les crabes plus gros des plus petits, les
proies des prédateurs, et ainsi de suite. Donc, dans l’échelle des orga-
nismes, l’aptitude à la taxinomie apparaît dès les formes les plus pri-
mitives. Mais il n’en pas ainsi de l’aspect normatif ; le normatif, c’est
ce qui a trait aux règles qui gouvernent le comportement en société.
Dans n’importe laquelle société ? Dans la mesure où les ethnologues
s’entendent que seule la société humaine connaît des règles de con-
duite, on peut conclure que le normatif est unique aux sociétés hu-
maines.

Reprenons ces deux dimensions. D’une part le cerveau humain,


dans la mesure où il classifie l’univers qui l’entoure, exécute une acti-
vité classificatoire, ou taxinomique. C’est un aspect de toute société.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 94

Nous catégorisons tous les individus selon le genre, selon des critères
esthétiques (beau/laid, gros/mince, grand/petit), selon l’âge
(vieux/jeune), selon la génération, selon la position généalogique, se-
lon des critères socio-économiques (riches/pauvres), et ainsi de suite
selon des centaines, sinon des milliers de critères. Par ailleurs, même
si nous connaissons les catégories sociales que définit une population,
cela ne nous renseigne en rien sur la façon dont ses membres se con-
duisent envers ces catégories de personnes. Ils peuvent apprécier les
personnes grasses et mépriser les minces, être pleins de sollicitude
envers les pauvres ou les conspuer. Bref une taxonomie ne nous per-
met jamais de déduire un système normatif. Une taxonomie est une
taxonomie, un point c’est tout. C’est un point de départ dans l’analyse,
mais un point de départ muet si on veut connaître les comportements
qu’on attend des gens. Pour connaître les règles de conduite, com-
prendre l’aspect normatif, il faut demander aux gens comment on
s’attend à ce qu’ils agissent, observer des comportements, et ainsi de
suite. En d’autres termes, on ne peut appréhender le normatif que di-
rectement, en tant que système normatif. Mais là surgit la confusion :
tout système normatif présuppose une classification. Si dans une so-
ciété on m’informe qu’il faut respecter les aînés, cela présuppose
qu’on distingue les aînés des cadets ; de la même façon, si je prends
note de la façon dont les gens disent qu’on doit se comporter envers
les hommes et les femmes, cela présuppose encore une fois une classi-
fication entre hommes et femmes. En un mot, tout système normatif
est construit sur des classifications sociales. On peut résumer de la
façon schématique suivante :

Taxinomique → Normatif

Normatif → Taxinomique

On peut lire ce petit tableau comme suit : à partir d’une classifica-


tion sociale donnée, on ne peut rien déduire à propos de l’aspect nor-
matif de cette société mais, à partir des règles de conduite, on peut
inférer une classification sociale. D’où la nécessité d’une séparation
conceptuelle et analytique des deux dimensions, ce que l’ouvrage de
Durkheim annonce. Sautons provisoirement les étapes et mentionnons
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 95

tout simplement que le fonctionnalisme structuraliste de Radcliffe-


Brown isole l’aspect normatif du social, alors que la tradition fran-
çaise insistera sur l’aspect classificatoire (et plus tard symbolique ; on
pourrait subsumer les deux sous le concept de « cognitif »). On peut
résumer ces distinctions dans le schéma suivant :

La société contraint, mais de deux façons :

Par les rites Par les croyances

Elle contraint les comportements Elle contraint la pensée


(elle les organise) (elle la structure)

En revivifiant les règles de con- En définissant les catégories aux-


duite (représentations collectives) quelles doit se plier toute pensée

Représente l’aspect normatif du Représente l’aspect taxinomique


social du social

Tradition fonctionnaliste structu- Annonce le structuralisme de Lé-


raliste (Radcliffe-Brown) vi-Strauss

« Normatif » : qui a trait aux règles de conduite qui gouvernent le


comportement humain en société
« Taxinomique » : qui a trait à la façon dont notre esprit catégo-
rise/classifie le monde extérieur.

Distinctions fondamentales amorcées dans


Les formes élémentaires de la vie religieuse

C’est à l’intérieur de ces distinctions, surtout si l’on élargit l’aspect


taxinomique à l’aspect cognitif du social, que vient s’insérer l’œuvre
de Marcel Mauss.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 96

II. MARCEL MAUSS (1872-1950)

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Après Durkheim et avant Lévi-


Strauss, ce sera Marcel Mauss, neveu de
Durkheim, qui dominera l’ethnologie
française de 1925 à 1950. Comme le
note Jean Jamin dans sa courte notice
biographique 16, « considéré comme
l’un des principaux théoriciens de
l’anthropologie française, Mauss n’a
jamais écrit un seul livre où se seraient
trouvées exposées les lignes directrices
de sa pensée. Considéré également
comme le principal inspirateur des enquêtes ethnographiques de
l’anthropologie française, Mauss n’est jamais allé sur le terrain. »
(458) Spécialiste de l’histoire des religions, polyglotte et sensible aux
rapports entre représentations et langage, Mauss écrivit sur une multi-
tude de sujets mais il est demeuré surtout célèbre par son Essai sur le
don (1924), ouvrage dans lequel il élabore sa notion centrale de « fait
social total ». C’est néanmoins par ses thèses sur l’échange qu’il nous
est particulièrement estimable dans le cadre de ce cours, car elles font
en quelque sorte le pont entre la pensée de Durkheim et celle de Lévi-
Strauss. Comme plusieurs de ses œuvres l’Essai sur le don a quelque
chose d’inachevé, de labyrinthique même, mais l’ouvrage fut fécond à
cause des thèses qui le traversent, même si l’écheveau qu’elles dessi-
nent révèle un motif plutôt embrouillé.

L’Essai porte sur les prestations économiques dans les sociétés


qu’étudiait traditionnellement l’ethnographie (prestations telles le po-
tlatch des Indiens de la côté Nord-Ouest du Pacifique, ou la kula tro-

16 Dans Bonte et Izard, Dictionnaire de l’ethnologie.


Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 97

briandaise qu’avait étudiée Malinowski) et, dans ces recherches, il


observe les faits suivants :

1) Dans ces sociétés, ce sont les groupes entiers (et non les indivi-
dus) qui font ces prestations (qui échangent entre eux) ;
2) Ces prestations sont continuelles, elles prennent la forme d’un
échange qui ne s’arrête pas. Il y a un va-et-vient incessant de
dons et de contre-dons, de prestations et de contre-prestations,
entre les différents clans, les différents sous-clans, les différents
lignages, et ainsi de suite.
3) Ces prestations constituent des « faits sociaux totaux ». C’est-à-
dire que les groupes en présence ne s’échangent pas que des
biens économiques ; ils s’échangent aussi des partenaires ma-
trimoniaux, des cérémonies, des foires, des produits de con-
sommation, des politesses, et ainsi de suite. En d’autres termes,
l’échange relève à la fois du domaine économique, parental, re-
ligieux, politique, et ainsi de suite.
4) Le fait le plus marquant, toutefois, est le caractère paradoxal de
cet échange. Il s’agit, en fait, de dons (dans la représentation
que s’en font les agents sociaux eux-mêmes). Mais analysons
de plus près cette notion de « don ». En théorie un don est un
cadeau, c’est-à-dire quelque chose d’offert gratuitement, sans
attente de retour. En d’autres termes, l’idéologie du don est
celle d’un geste volontaire, gratuit et généreux. La réalité, toute-
fois, est tout autre. On donne, réellement, parce qu’on se sent
dans l’obligation de donner. Autrement dit, un don appelle tou-
jours un contre-don. Le mouvement de prestations et de contre-
prestations économiques, même s’il apparaît comme un mou-
vement de dons et de contre-dons, révèle néanmoins quelque
chose d’éminemment contraignant (contraire de la liberté que
suppose le don). C’est cette énigme que Mauss essaie de déchif-
frer.

Avant de voir comment il s’y prend, je voudrais m’attarder


quelque peut sur la notion de « fait social total ». On l’a interprétée de
multiples façons, comme une nouvelle approche de la notion de sys-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 98

tème, mais je crois personnellement qu’il y va de quelque chose de


beaucoup plus prosaïque, que nous avons déjà rencontré chez Mali-
nowski. Rappelez-vous, chez ce dernier, le refus d’imposer les discon-
tinuités de l’observateur (religion, économique, politique, magie,
mythes) sur l’objet observé. La fabrication d’une pirogue, tout comme
la kula, participent simultanément de toutes ces dimensions ; je crois
que c’est là l’essence de l’idée maussienne de « fait social total ».
Chez lui, l’idée est également reliée à un autre thème qui l’oppose à
Durkheim, quoique Durkheim ait été contradictoire à ce sujet. Rappe-
lez-vous la devise durkheimienne : tout approcher par le biais du droit.
Cela supposait que la dimension juridique était déjà dissociée des
autres dimensions dans les sociétés les plus primitives ; en cela,
Durkheim se contredisait, lui qui percevait les primitifs comme struc-
turellement indifférenciés. Or, je crois que le « fait social total » ren-
voie ainsi à l’idée spencérienne de l’absence de différenciation struc-
turelle chez les soi-disant primitifs.
En d’autres termes, dans ces sociétés, on ne saurait dissocier le ju-
ridique du politique, le politique de l’économique, l’économique du
religieux, et ainsi de suite, puisque aucun groupe ne se spécialiserait
dans l’une ou l’autre activité. Tous participeraient simultanément de
toutes ces activités, surtout à travers les grands mouvements de presta-
tions et de contre-prestations. En ce sens Mauss s’opposait à
Durkheim. La conscience collective « primitive » ne peut dissocier le
juridique du religieux, par exemple, de sorte qu’il faut abandonner le
projet d’aborder cette conscience collective par ses manifestations ju-
ridiques. Comment s’y prendre ? C’est là que la vaste expérience phi-
lologique de Mauss se manifeste : il faut, selon lui, choisir des socié-
tés dans lesquelles le travail philologique permet d’avoir accès à « la
conscience des sociétés elles-mêmes », c’est-à-dire, à la conscience
collective. La conclusion était logique. Si l’on veut accéder à la cons-
cience collective d’une société, on ne pourra y parvenir qu’à travers
les représentations que nous révèle le langage car cette conscience ne
peut s’exprimer que par des concepts qui doivent être porteurs de
sens. Il faudra donc faire œuvre de sémanticien, déchiffrer le sens des
concepts, plutôt que d’isoler un code légal.
La sémantique lui apparaîtra donc comme l’instrument privilégié
de ses recherches, mais seulement dans le cadre de l’analyse compa-
rative. D’une société à l’autre il faudra identifier des concepts sem-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 99

blables, chercher la réponse à un problème dans les représentations


qu’offrent une ou des sociétés voisines. Enfin, pour le problème plus
précis qui le préoccupe dans l’Essai (celui du don, et du paradoxe qui
l’entoure) il faudra, déclare-t-il, dissocier l’échange en trois « mo-
ments » distincts, soit les actes de donner, de recevoir et de rendre.
On aurait pu s’attendre à ce qu’il débute son analyse de l’échange
par le don, puisque l’Essai en porte le titre, mais il inverse l’ordre des
questions et commence par se demander : « pourquoi se sent-on obli-
gé à rendre le don reçu ? » Pour y répondre, il applique son analyse
comparative et sémantique et cherche une réponse parmi les sociétés
polynésiennes. Dans l’ethnographie de Samoa il remarque l’existence
d’objets d’une extrême importance, les taonga. Les taonga sont pro-
priété indivise du clan et sont échangés lors de rites de passage. Or, la
possession de ces objets procure la richesse, et la richesse procure le
mana, le pouvoir surnaturel, l’autorité. Mais quiconque ne rend pas
les cadeaux reçus court le risque de perdre son mana.
Cette piste le mène directement chez les Maori (Nouvelle-Zélande)
où il retrouve une catégorie d’objets semblables, aussi appelés taonga,
et il découvre ce qu’il croit être une explication de l’obligation de
rendre. Comme à Samoa, les taonga maori sont très puissants, en ce
qu’ils sont également les véhicules du mana. Chez les Maori, toute-
fois, les taonga ainsi que certains autres objets qui recèlent d’une
puissance spirituelle possèdent ce que les Maori appellent un hau. Et
c’est à propos du hau que Mauss croit avoir trouvé la réponse à son
problème. Pour apprécier l’aspect tortueux de son raisonnement, je
vais relater les détails.
Dans les textes qu’il consulta sur les Maoris, il fut frappé par ce
qu’un vieux Maori avait raconté à propos du hau : « Si j’ai un objet et
que je le donne à B et que B le donne à C, et que cet objet se repro-
duit, alors l’objet a un hau et ce hau exige que C rende l’objet à B, et
B à moi. » Si j’insiste sur les détails, c’est pour vous sensibiliser à des
questions de méthodologie. Notons d’une part qu’il ne mentionne
qu’un informateur. Il n’est jamais allé chez les Maori, il n’a aucun
échantillon tiré d’informateurs âgés de divers villages. Il se fit au té-
moignage d’un seul individu, mentionné dans une monographie. Or,
notons au moins ce que raconte cet informateur. Il nous informe que si
A donne un cadeau à B, et que B le donne à C, et que ce don se repro-
duit, alors C doit rendre le don originel à B, qui doit le rendre à A. La
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 100

notion de « reproduction » est ici cruciale, car elle suppose qu’il s’agit
d’animaux ou d’esclaves. D’autres ethnologues, formés à une anthro-
pologie économique plus exigeante, y auraient vu une théorie indigène
du taux d’intérêt ; mais pas Mauss ! Voici ce que Mauss tira de cette
explication du vieux Maori :

« Les taonga et toutes propriétés rigoureusement dites personnelles ont


un hau, un pouvoir spirituel. Voue m’en donnez un, je le donne à un tiers ;
celui-ci m’en rend un autre, parce qu’il est poussé par le hau de mon ca-
deau ; et moi je suis obligé de vous donner cette chose, parce qu’il faut
que je vous rende ce qui est en réalité le produit du hau de votre taonga. »
(159)

Notez ici deux déformations majeures. Il ne s’agit plus d’un


échange de A à B et de B à C. Il s’agit d’un certain A qui donnerait à
Ego (appelons-le ‘B’) un don qu’Ego donnerait à C. La séquence est
complètement déformée. De plus, Mauss ignore complètement la no-
tion de reproduction, ce qui l’amène à la thèse suivante : ce qui, dans
le cadeau donné, oblige le donataire (donataire = celui qui reçoit ; do-
nateur = celui qui donne) à rendre, c’est le fait que la chose reçue
n’est pas inerte. Le donateur passe dans le don qu’il fait quelque chose
de lui-même ou d’elle-même, une partie de sa propre substance. La
chose donnée retient donc quelque chose du donateur, et veut revenir
à son origine. Il est par conséquent dangereux de la garder, parce
qu’elle confère au donateur une espèce de pouvoir sur le donataire. En
droit maori, conclut Mauss, le lien entre les choses est un lien d’âmes
parce que les choses elles-mêmes ont une âme. Il faut donc rendre
parce qu’il est dangereux de conserver un don, puisque l’on se met
ainsi sous l’emprise spirituelle du donateur. Dans cette interprétation,
il n’est nullement nécessaire d’avoir trois protagonistes ; deux suffi-
sent.
Néanmoins, n’oublions pas que l’échange est constitué de trois
« moments » distincts et que, jusqu’ici, Mauss n’a expliqué que
l’obligation de rendre. Alors pourquoi donner et recevoir ? Malheu-
reusement il n’y répond pas directement mais, de ses multiples digres-
sions ethnographiques, on peut récupérer les réponses suivantes :
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 101

1. Ne pas accepter un don, c’est se soustraire à l’échange, c’est


l’équivalent de refuser l’alliance, la communion. En un sens,
c’est tout simplement déclarer la guerre, affirmer qu’on ne veut
pas de l’amitié de celui ou celle qui donne. Il n’y a donc qu’une
alternative : ou accepter un don, et lier une amitié (alliance), ou
le refuser, et se déclarer ennemis. Il y a donc quelque chose de
contraignant dans le don lui-même : on doit l’accepter si l’on
accepte le rapport social.
2. On peut, par extension, en conclure que si des rapports sociaux
existent, c’est qu’il doit y avoir échange, c’est-à-dire dons et
contre-dons. Conçu dans cette perspective, le don surgirait
comme le support même des rapports sociaux. Mauss lui-même
n’en tira jamais la conclusion explicitement, quoiqu’elle appa-
raît comme un corollaire implicite (et qu’inférera Lévi-Strauss)
de l’observation antérieure : s’il est nécessaire d’accepter un
don offert si l’on ne veut pas rompre un rapport social il
s’ensuit logiquement que le don est une ouverture à autrui, une
volonté d’établir un rapport social. Bref, la volonté de sociabili-
té contraint au don, le don à l’acceptation, et l’acceptation à la
nécessité de rendre. Par l’analyse du potlatch, toutefois, Mauss
découvre une toute autre raison de donner et rendre.

Dans le potlatch, en effet, il observe que le contre-don n’est pas


immédiat. Il y a toujours un intervalle de temps, un délai, entre le don
et le contre-don, et ce délai est lié aux notions de crédit et d’honneur.
En d’autres termes, les partenaires échangistes dans le potlatch ne sont
pas seulement obligés de rendre, mais ils doivent être en mesure de
rendre avec intérêt s’ils ne veulent pas perdre leur honneur. Donner et
rendre, dans le cadre du potlatch, servent à définir et à perpétuer la
hiérarchie entre les chefs. Échanger, c’est donc définir des rapports
hiérarchiques. Pourquoi ?
Parce que le don est également une forme de crédit. Malgré
l’idéologie de la « gratuité » qui l’entoure le don est un crédit, et celui
qui reçoit est endetté. Il est débiteur, et tout débiteur est dans une posi-
tion inférieure vis-à-vis son créancier. Donner, c’est par conséquent
forcer une créance, et se placer en position supérieure. Le don, en
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 102

conclusion, ne crée pas seulement de l’alliance ; il crée aussi de la hié-


rarchie.

Au total, l’Essai sur le don nous offre deux théories différentes,


mais non articulées :

1) Tout d’abord, une explication de la solidarité (de l’origine de la


sociabilité, donc de la société), (a) premièrement en termes du
caractère animiste du don (le fait que les objets auraient une
âme pour les « primitifs » - une explication plutôt psychologi-
sante) et, (b) deuxièmement, en termes d’échange (où dons et
contre-dons sont les supports du social ; une explication plus
sociologique).
2) Une explication de la hiérarchie à partir du caractère écono-
mique du don (une explication proprement sociologique).

Ce sera la deuxième thèse sur la solidarité (1b) qui inspirera le plus


directement Lévi-Strauss, ainsi que l’importance accordée au langage.
Nous verrons comment.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 103

III. CLAUDE LÉVI-STRAUSS


(1908 - 2010)

Retour à la table des matières

Tout comme pour


Durkheim, on ne saurait
surestimer l’influence de
Lévi-Strauss, dont le nom
est indissociablement asso-
cié à l’anthropologie dite
structurale 17 qui domine
l’ethnologie française
jusqu’à ce jour et ce, depuis 1950. Tout comme Radcliffe-Brown, Lé-
vi-Strauss a été médiocre ethnographe mais brillant théoricien
(d’abord formé en philosophie, à l’encontre de Radcliffe-Brown).
J’aborderai son œuvre à partir de l’exégèse d’une seule citation,
exégèse qui nous obligera à parcourir une grande partie de son itiné-
raire intellectuel. Cette exégèse est personnelle, elle va à l’encontre
des interprétations classiques, mais je crois qu’elle colle mieux aux
détails de son œuvre que celles d’autres commentateurs.
Passons donc à cette citation clé. En 1953, Lévi-Strauss écrivait un
texte long et, il faut le dire, plutôt abstrus, sur la notion de modèle en
ethnologie et, par ricochet, sur la notion de structure sociale. Dans
votre recueil des textes, une partie des pages que vous avez à lire sont
tirées de ce texte, dans lequel on lit cette phrase :

17 Souvent désigné tout simplement comme « structuralisme » dans le contexte


de l’analyse anthropologique, ou comme « structuralisme lévi-straussien » ou
même « structuralisme cognitif»; je qualifierai donc son approche d’analyse
structurale, ou de structuralisme.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 104

« ... la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empi-


rique, mais aux modèles construits d’après celle-ci. . . Les relations so-
ciales sont la matière première employée pour la construction des modèles
qui rendent manifeste la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci
ne saurait être ramenée à l’ensemble des relations sociales observables
dans une société » (305)

Dans cet énoncé, comme la suite du texte le révèle explicitement,


Lévi-Strauss oppose son approche structurale, sa compréhension de la
structure sociale, à celle de Radcliffe-Brown. L’énoncé est donc fon-
damental, et exige une interprétation serrée.
Pour saisir le sens de cette citation, il est nécessaire de la situer
dans l’œuvre globale de Lévi-Strauss. J’omettrai certains titres cé-
lèbres pour ne retenir que deux points de référence majeurs, soit (1)
Les structures élémentaire de la parenté (désormais SEP), publié en
1949 et, (2) Les Mythologiques, une série de plusieurs titres qui
marque le début de l’analyse structurale des mythes et dont les pre-
miers volumes parurent au début des années 60 (tels Le cru et le cuit,
Du miel au cendre, Les origines des manières de table, et ainsi de
suite). En d’autres termes, pour comprendre l’énoncé de 1953 nous
commencerons par l’analyse structuraliste de la parenté en 1949
(SEP) pour sauter directement aux Mythologiques (1960), et revenir
en bout de route à la citation de départ.

Voyage à travers la parenté

Les Structures élémentaires de la parenté exigent quelques notes


d’introduction à propos de l’étude de la parenté. En 1871, Lewis Hen-
ry Morgan, que d’aucuns considèrent comme le père de l’ethnologie,
consignait dans un livre intitulé Systems of Consanguinity and Affinity
of THE Human Family les découvertes qu’il avait faites. Avocat de
Rochester, dans l’état de New York, Morgan s’était très tôt intéressé
au système politique des Indiens Sénéca (Iroquoiens) et avait remar-
qué que leur terminologie de parenté diffère sensiblement de la nôtre.
Le même terme, par exemple, désignait à la fois le père et le frère du
père ; symétriquement, un même terme désignait la mère et sa sœur.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 105

Intrigué par ce fait et d’autres semblablement curieux, il envoya deux


mille questionnaires à des missionnaires et des administrateurs à tra-
vers le monde, et reçut sept cents réponses. À son grand étonnement il
découvrit que les terminologies de parenté exhibaient certaines régula-
rités et qu’il pouvait les regrouper en sept grandes catégories. Je
n’entrerai pas dans les détails, mais il retrouva à plusieurs endroits ce
qu’il avait observé chez les Iroquois ; dans certaines sociétés, le même
terme désignait même le père et tous ses germains, et de même du cô-
té matrilatéral. À partir de ces faits il introduisit dans l’étude des ter-
minologies de parenté une distinction importante, soit celle entre ter-
minologies classificatoires et terminologies descriptives. Dans une
terminologie descriptive, comme la nôtre, un terme différent désigne
le père, ses frères et ses sœurs, et la même chose du côté de la mère.
Dans ce type de nomenclature, chaque lignée collatérale est séparée
sur le plan terminologique : celle qui me relie à mon père est dissociée
de celle qui lie mon oncle à ses enfants, ma tante à ses enfants, et ainsi
de suite. Dans une terminologie classificatoire, au contraire, les li-
gnées collatérales (au moins père et frère du père, ainsi que mère et
sœur de la mère et, dans certains cas, tous les germains patrilatéraux,
et tous les germains matrilatéraux) sont confondus sur le plan termino-
logique. Morgan émit une hypothèse qui allait survivre près d’un
siècle : il supposa que les terminologies de parenté reflètent les types
de mariage. L’hypothèse était sociologiquement brillante mais,
comme nous allons le voir bientôt, Morgan était évolutionniste et in-
terpréta ses données dans cette perspective : si tous les germains sont
désignés par le même terme, argua-t-il, ce ne peut être que le résultat
d’un mariage collectif d’un groupe de frères à un groupe de sœurs
(promiscuité primitive) et il est donc impossible de savoir qui sont les
pères des enfants. Au début du 20ième siècle, tant aux États-Unis
qu’en Europe, on eut tôt fait d’attaquer et de réfuter ces thèses évolu-
tionnistes et, fâcheusement, on jeta ainsi le bébé avec l’eau du bain.
Pas complètement, néanmoins, car un célèbre ethnologue britan-
nique, W.H.R. Rivers, allait récupérer les thèses de Morgan tout en les
décapant de leur vernis évolutionniste. Sa démonstration, élaborée en
une série de trois conférences rassemblées en un volume intitulé
Kinship and Social Organisation (1913), était brillante et allait avoir
une influence décisive sur le développement des études de parenté.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 106

Dans un premier temps, Rivers fit ressortir les implications du ma-


riage avec la cousine croisée matrilatérale, à partir d’un diagramme de
ce type de mariage (voir livre sur la parenté pour le comprendre, ou
essayez de le dessiner vous-mêmes ; sinon, venez au cours !). Prenons
par exemple un Ego mâle qui épouse sa cousine croisée matrilatérale.
On s’aperçoit alors que l’individu qui, avant ce mariage, était le frère
de la mère d’Ego, devient son beau-père après le mariage d’Ego, et
réciproquement du point de vue du frère de la mère : son neveu utérin
devient son gendre. Et les autres cousins croisés (germains de son
épouse) qui, avant le mariage d’Ego, n’étaient que des cousins et cou-
sines, deviennent désormais ses beaux-frères et des belles-sœurs. Et la
réciproque s’applique à la femme.
Poussons les choses encore plus loin et supposons que le frère de la
mère a épousé la sœur du père. Du point de vue d’Ego, la fille du frère
de sa mère est simultanément la fille de la sœur de son père ; c’est ce
qu’on appelle une cousine croisée bilatérale et ce type de mariage est
donc un mariage avec la cousine croisée bilatérale (perçu du point de
vue d’un Ego mâle). Avant d’aller plus loin, introduisons quelques
détails terminologiques. Pour ne pas toujours avoir à écrire dans le
détail les liens entre individus, les ethnologues ont accepté la conven-
tion suivante (anglophone) :

M = mother, F = father, S = son, D = daughter, B = brother, Z =


sister, W = wife et H = husband.

C’est tout ce qu’il nous faut pour désigner tout consanguin ou affin
(parent par alliance). Par exemple, au lieu d’écrire « frère de la
mère’ » (anglais : mother’s brother), on se contente d’écrire MB ; et
ainsi de suite. Revenons maintenant à notre mariage avec la cousine
croisée bilatérale. Dans ce cas, le frère de la mère (MB) devient beau-
père après le mariage d’Ego (WF), et est également le mari de la sœur
du père (FZH). De la même façon, la sœur du père (FZ), qui devient
belle-mère (WM), est simultanément la femme du frère de la mère
(MBW). On découvre donc que ce type de mariage résulte dans la
combinaison (ou amalgamation) de trois types de rapports distincts,
qu’on pourrait écrire ainsi :
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 107

a) MB = FZH = WF
b) FZ = MBW = WM

Dans certaines sociétés, on sait que le mariage avec la cousine


croisée bilatérale se pratique (quand il est démographiquement pos-
sible, bien entendu) ; d’autre part, on trouve également dans la termi-
nologie de parenté que tous les différents rapports ci haut mentionnés
sont classés sous un même terme. Les Mbau de Fiji, constate Rivers,
pratiquent le mariage avec la cousine croisée bilatérale. Or, dans leur
terminologie de parenté un seul terme, soit vungo, s’applique à la fois
au MB (frère de la mère), au WF (beau-père) et au FZH (mari de la
sœur du père) ; de façon réciproque le terme nganei désigne à la fois
la FZ (sœur du père), la MBW (épouse du frère de la mère) et la WM
(la belle-mère).
La terminologie de parenté mbau, conclut Rivers, nous permet
d’affirmer sans équivoque qu’il y a un rapport entre un type de ma-
riage (le mariage avec la cousine croisée bilatérale) et un type de clas-
sification terminologique. En fait, raisonne-t-il, ce rapport en est éga-
lement un de causalité car c’est le type de mariage qui engendre cette
amalgamation de certains statuts, qui se traduisent ensuite sur le plan
terminologique par un seul terme. La terminologie reflète donc une
pratique matrimoniale, conclut-il, comme l’avait saisi Morgan, mais
sans supposer de séquence évolutive et de promiscuité primitive. Il
étendit sa démonstration à d’autres cas encore plus complexes et bi-
zarres, pour étayer sa thèse de façon plus exhaustive et définitive. La
preuve était concluante.
Mais Rivers ne s’arrêta pas là, et il en tira une leçon méthodolo-
gique. Si on trouve dans une ethnographie une classification de paren-
té qui nous permet d’inférer l’existence d’un type de mariage donné
sans avoir d’information sur ce type de mariage (parce que
l’ethnographie est trop superficielle), on pourra en déduire néanmoins
que ce type de mariage doit fort vraisemblablement être pratiqué, ou
l’a été dans un passé récent. D’une terminologie, on pourrait donc in-
férer l’existence d’un type de mariage. On verra l’importance de cette
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 108

procédure méthodologique lorsqu’on examinera plus loin les Struc-


tures élémentaires de la parenté.

Les structures élémentaires de la parenté est un livre complexe et


par endroits labyrinthique, résultat de la combinaison de multiples in-
fluences. Les principales sont celles de Ferdinand de Saussure (lin-
guistique structurale), de Rivers et de Mauss. Je négligerai de Saus-
sure. Nous venons de voir l’influence de Rivers : la terminologie de
parenté est un ensemble de concepts qui nous fournissent une clé pour
déchiffrer le social. Quant à Mauss, nous avons déjà fait ressortir les
éléments essentiels de son Essai pour comprendre la transition à
l’anthropologie de Lévi-Strauss, notamment le fait que Mauss cherche
à saisir la conscience collective à travers ses manifestations linguis-
tiques et qu’il découvre la source de la contrainte sociale non dans le
droit, mais dans le don, qu’il postule indirectement et implicitement à
la source de la solidarité sociale.
Des Structures élémentaires, je ne connais de meilleure présenta-
tion et de meilleur résumé que ceux de Louis Dumont, dans son Intro-
duction à deux théories d’anthropologie sociale. C’est donc de cet
auteur que je m’inspirerai pour présenter l’ouvrage.

Les structures élémentaires de la parenté (1949)

Dans les SEP, Dumont distingue deux théories qui sont, écrit-il,
organiquement liées entre elles, soit (a) une théorie générale, la théo-
rie structuraliste de la parenté et, (b), une théorie restreinte, ce qu’il
appelle la théorie de l’alliance de mariage. Je choisirai de qualifier
cette théorie restreinte de théorie de l’échange des sœurs.

A. La théorie générale :
théorie structuraliste de la parenté.

Comme je l’ai déjà maintes fois souligné, la théorie structuraliste


de la parenté s’inspire de Mauss, et se définit par rapport à ses thèses à
propos du don. Mauss aurait été dupe des théories indigènes, allègue
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 109

Lévi-Strauss, en cherchant son explication du don dans les représenta-


tions ou théories indigènes. La théorie indigène est au mieux une
bonne rationalisation, mais elle ne peut jamais s’afficher comme ex-
plication scientifique. En s’attachant aux explications indigènes du
don (celle des Maori en particulier), explications de sens commun,
Mauss aurait sombré dans un empirisme naïf. En suivant de près la
pensée maori il a cru pouvoir décomposer l’échange en trois moments
distincts. En fait, déclare Lévi-Strauss, cette décomposition est pure-
ment arbitraire et déforme la réalité. La réalité, c’est que ces trois
« moments » ne forment en fait qu’une seule et même réalité indisso-
ciable, soit l’échange. L’échange serait donc un fait de base indécom-
posable, la réalité primordiale qui doit nous servir de point de départ.
Nous retrouvons donc deux axiomes sur lesquels se fondent les SEP,
soit (1) que l’échange est une totalité indivisible et, (2) qu’il sous-tend
l’existence même de la société.
Tout le livre est en quelque sorte une démonstration de cette thèse.
L’argumentation débute par un constat, soit l’universalité de la prohi-
bition de l’inceste. La prohibition de l’inceste, selon Lévi-Strauss,
jouirait d’un statut unique. D’une part, en tant que « règle », elle parti-
cipe de la culture ; c’est un fait de culture. Mais, ajoute-t-il, cette
même prohibition serait le seul fait de culture qui soit universel (ce
qui est empiriquement faux, entre parenthèses). Il faut comprendre ce
qu’implique cette notion d’universalité. Lévi-Strauss a été très forte-
ment influencé par l’ethnologie américaine, dans laquelle le débat na-
ture/culture joue un rôle primordial (pour des raisons que nous verrons
plus tard). Or, dans la logique de ce débat, ce qui varie est culturel
mais ce qui est constant, donc universel, participe de la nature. La
prohibition de l’inceste serait donc simultanément ancrée dans la na-
ture et dans la culture, ce qui lui conférerait son statut unique : elle
serait le fait primordial qui aurait permis la transition de la nature à la
culture, puisqu’elle fait le pont entre les deux.
Mais, s’empresse-t-il de nuancer, la prohibition de l’inceste
s’exprime de façon purement négative, en précisant tout simplement
qui Ego ne peut pas épouser. Or, cette négation s’accompagne tou-
jours d’une injonction positive, soit la règle d’exogamie. En forçant
les gens à se marier à l’extérieur du cercle étroit des consanguins, elle
oblige à l’échange des conjoints. La règle d’exogamie est donc une loi
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 110

d’échange, l’expression au niveau des règles de mariage d’un principe


universel de réciprocité. 18
Le principe de réciprocité, en imposant l’échange des conjoints
(résultat de la règle d’exogamie), expliquerait à son tour la création
même du social, et de la culture. En effet, la loi d’exogamie, en astrei-
gnant les familles à se lier entre elles plutôt que de se refermer sur une
consanguinité incestueuse, impose le social et permet le passage de la
nature à la culture. Sans exogamie on retrouverait un repliement géné-
tique autodestructeur. L’échange crée donc la société et la culture ; il
est premier dans l’ordre causal et n’a donc pas besoin d’être expliqué.
Il est, tout simplement.
En tant que conséquence de cette règle d’exogamie, le mariage fait
partie d’une règle d’échange. Mais cet échange, note Lévi-Strauss,
n’est pas égal. Dans la plus grande partie des sociétés, observe-t-il, ce
sont en fait les hommes qui échangent les femmes ; plus spécifique-
ment, comme nous le verrons, les hommes échangent leurs sœurs.
Mais ne simplifions pas naïvement. Les hommes n’échangent pas
leurs sœurs comme des objets ; cet échange matrimonial, comme le
percevait Mauss, fait au contraire partie d’un échange plus global, ce
que Mauss désignait du nom de « fait social total ». Mais ne nous illu-
sionnons pas. Quoique Lévi-Strauss mentionne la notion de fait social
total à un endroit seulement, il l’ignore tout au long de son ouvrage,
où les femmes apparaissent comme des « choses » données. Au total,
ces deux intuitions clés, soit celle de l’exogamie, donc du mariage
comme échange mais comme échange de sœurs par les hommes, nous
mènent à la théorie restreinte.

B. La théorie restreinte :
théorie de l’échange des sœurs

Dans nos sociétés, la règle d’exogamie dicte le mariage en dehors


du cercle étroit des consanguins, mais ne spécifie aucunement avec
qui l’on doit se marier. Nos structures de parenté seraient ainsi « com-

18 À noter que la notion de réciprocité chez Lévi-Strauss se rapproche de


l’acception commune et courante du terme, et n’a rien à voir avec la notion
malinowskienne de reciprocities.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 111

plexes », de conclure Lévi-Strauss, et ne présentent pas le point de


départ nécessaire pour comprendre la parenté, et surtout la logique des
mariages. Pour ce faire, il faut au contraire partir des « structures élé-
mentaires » de la parenté. Mais où les trouver ?
Par chance, on trouve des sociétés où la règle d’exogamie ne sti-
pule pas seulement qu’il faut se marier à l’extérieur de la famille mais
précise simultanément la catégorie d’individus qui sont des conjoints
permissibles, ou éligibles. En d’autres termes, ces sociétés définissent
la classe des individus à l’intérieur de laquelle il faut se trouver un
conjoint. On parle alors de sociétés qui ont des règles prescriptives de
mariage et de telles sociétés, selon Lévi-Strauss, on des structures
élémentaires de parenté.
Ces règles prescriptives varient énormément. En certains endroits,
on prescrit le mariage avec la cousine croisée bilatérale. Ailleurs, on
trouve des organisations dualistes et l’obligation de se marier dans une
moitié donnée. Lorsqu’on démultiplie ces « moitiés » par deux ou
quatre ou huit, on obtient ce que l’on appelle des « systèmes à sec-
tions » (quatre, huit et même seize sections) que l’on retrouve exclusi-
vement en Australie. Ailleurs, on prescrira le mariage avec la cousine
croisée matrilatérale, ou avec la cousine croisée patrilatérale (Je ne
m’attends pas à ce que vous compreniez ce qui précède ; lisez un livre
sur la parenté !)
Les ethnologues avaient émis certaines hypothèses à propos de
l’un ou l’autre type de ces mariages, mais personne n’avait réussi à
tout relier. Ce fut l’originalité de Lévi-Strauss, dans les Structures
élémentaires, de tout ramener à un substrat commun, soit l’échange
des sœurs. En s’inspirant de cette nouvelle hypothèse, il allait démon-
trer comment on peut introduire un nouvel ordre dans tout cet enche-
vêtrement. Du simple postulat de l’échange des sœurs, il arrive à en
déduire le type de mariage dans les organisations dualistes ainsi que la
mariage avec la cousine croisée bilatérale ; puis, en multipliant le
nombre de partenaires échangistes par deux (en passant de deux à
quatre, de quatre à huit, et ainsi de suite), il parvient également à dé-
montrer que les systèmes à sections appartiennent à la même famille
que les organisations dualistes. Mais comment passer aux mariages
avec la cousine croisée matrilatérale et patrilatérale ? En introduisant
une autre distinction, celle entre « échange restreint » et « échange
généralisé ». L’échange restreint suppose que le nombre des parte-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 112

naires est toujours un multiple de deux, que ces partenaires échangent


entre eux d’une façon close, pour ainsi dire. Quant à l’échange géné-
ralisé, il suppose une chaîne d’au moins trois partenaires, ou ouverte à
un nombre indéfini de partenaires, tel qu’on trouverait par exemple si
A  B  C  A (où A, B, C sont des lignages). Lorsqu’on ajoute
cette dimension (soit l’échange généralisé), on peut alors passer direc-
tement aux mariages avec la cousine croisée matrilatérale et patrilaté-
rale.

D’un point de vue théorique, les détails de cette démonstration sont


relativement sans importance. Ce qu’il faut retenir, c’est que cette
nouvelle hypothèse (l’échange des sœurs), aussi simple fut-elle, lui
permit d’organiser en un tout cohérent un ensemble impressionnant de
pratiques apparemment disparates et de démontrer comment diffé-
rentes formes d’alliances matrimoniales peuvent se déduire les unes
des autres en ne changeant qu’un élément du système. Derrière cela se
profile une nouvelle démarche. Lévi-Strauss ne débute pas l’analyse,
comme l’aurait fait Radcliffe-Brown, à partir d’une classification des
alliances matrimoniales, de laquelle il aurait tenté, par un processus
inductif d’abstraction du dénominateur commun, d’extraire une géné-
ralisation qu’il aurait érigée en « loi ». Au contraire, une fois les faits
connus et bien assimilés, il fait une espèce de saut dans le vide et, par
un processus de pure imagination (qui, il va de soi, ne peut provenir
que d’une distillation inconsciente d’une masse énorme de faits), con-
çoit un modèle fondé sur un postulat de base axiomatique et certains
corollaires (l’échange des sœurs découle de la prohibition de l’inceste,
qui elle-même exprime le principe sous-jacent de réciprocité). À partir
de ce modèle il en déduit certaines conséquences et vérifie si ses ex-
trapolations collent aux faits observés. S’ils ne correspondent pas, il
recommence. Mais s’il semble pouvoir en déduire ce qu’il observe, il
complexifie ensuite le modèle en changeant quelques paramètres :
nombre d’unités échangistes, type de recrutement de ces unités,
échange clos ou ouvert. En introduisant certaines permutations, il par-
vient ainsi à produire de nouveaux modèles qui expliquent un plus
grand nombre de faits. En d’autres termes, à partir d’une hypothèse et
d’un modèle de base (l’échange des sœurs) et de permutations de ce
modèles il obtient une « famille de modèles ».
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 113

La méthode, dans la perspective de Lévi-Strauss (et dans la pers-


pective de la citation de départ), est donc déductive ; il part des faits, il
ne peut faire autrement, mais il parvient au modèle par un saut de
l’esprit et, de ce modèle, il revient aux faits par déduction. Cependant,
je n’aime pas cette opposition entre induction et déduction et je lui
préfère une distinction qu’a utilisée un des plus grands épistémo-
logues des sciences, Gaston Bachelard. Il dissociait plutôt ce qu’il dé-
nommait « induction amplifiante » d’ « induction transcendante ». Le
contraste est éloquent en ce qu’il met l’accent sur le fait que tous les
scientifiques doivent partir des faits, les connaître dans le fin détail,
les assimiler, mais que la voie vers les modèles ou la théorie n’en est
pas une qui se fonde simplement sur l’assimilation de nouveaux faits
et la recherche de leur dénominateur commun (induction amplifiante).
Au contraire, comme le terme « transcendant’ »le laisse entendre, le
passage des faits aux modèles est discontinu. On absorbe les faits
mais, par un mécanisme que les scientifiques eux-mêmes ne com-
prennent pas et que, faute d’une meilleure terminologie, nous appelle-
rons simplement « imagination » (mais qui inclut le pouvoir mental de
configuration, la pensée latérale et analogique, et ainsi de suite), les
faits s’organisent soudainement, on perçoit brusquement une hypo-
thèse de laquelle on peut revenir aux faits ; c’est cela, une « induction
transcendante » et c’est le terme que je préfère. On pourrait donc dire
de Radcliffe-Brown qu’il procédait par induction amplifiante et que
Lévi-Strauss lui oppose une approche par induction transcendante.
Mais puisque Lévi-Strauss lui-même s’exprime dans les termes
d’induction et de déduction nous utiliserons également ces derniers.

L’analyse structuraliste des mythes :


Les Mythologiques

Cette démarche que je faisais ressortir à propos des SEP apparaît


encore plus explicitement dans l’élaboration des Mythologiques, dont
le premier volume parut plus de dix ans après la parution des SEP. En
fait, la complexité de l’analyse structuraliste des mythes est telle qu’il
est absurde de penser en saisir la substance en quelques minutes et,
pour ceux d’entre vous qui désireraient une introduction plus appro-
fondie, quoique encore très sommaire, je vous renvoie au texte de Dan
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 114

Sperber sur le structuralisme en anthropologie dans un recueil de


textes intitulé Qu’est-ce que le structuralisme ? Pour les besoins très
immédiats de ce cours, nous nous contenterons d’un court texte de
Lévi-Strauss. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, écoutons com-
ment Sperber appréhende la différence entre l’approche structurale de
Lévi-Strauss et les approches antérieures.
Selon Sperber, les ethnologues qui ont travaillé sur les mythes
avant Lévi-Strauss les interprétaient de manière symboliste ou fonc-
tionnaliste. Les symbolistes traitaient le texte du mythe lui-même,
mais s’attachaient à certains symboles universels. Ils isolaient d’un
mythe les symboles que la lecture de plusieurs autres mythes leur fai-
sait apparaître comme spécialement pertinents (symboles de l’eau, du
feu, de la croisée des chemins, de la croix, et ainsi de suite) et cher-
chaient à en décoder la signification sans souci de comparaison avec
des mythes voisins. Quant aux fonctionnalistes (et l’on y inclut Mali-
nowski, malgré la réticence que j’ai de le qualifier de fonctionna-
liste...), ils ne travaillaient pas le texte du mythe, son contenu, mais
désiraient en comprendre l’utilisation sociale. Ils s’intéressaient exclu-
sivement au contexte sociologique dans lequel les mythes sont racon-
tés. La révolution lévi-straussienne fut d’abord de s’attarder au texte
du mythe (son contenu, l’histoire qu’il raconte), mais de considérer
chaque mythe comme un système symbolique, comme un ensemble
symbolique dont chacune des parties n’a de sens qu’en rapport avec
toutes les autres, et où le changement d’une partie entraîne une trans-
formation de toutes les autres. La clé de ce système, toutefois, n’est
pas à trouver dans le message « conscient » transmis par le mythe,
dans l’histoire telle que racontée et telle qu’on la comprend sponta-
nément. Pour comprendre le mythe, pour en produire un modèle ex-
plicatif, il faut d’abord effectuer une série de transformations sur le
texte lui-même. Enfin, et c’était là le deuxième élément le plus inno-
vateur, l’interprétation dernière ne se trouve pas dans le mythe lui-
même, mais dans la comparaison entre deux ou plusieurs mythes voi-
sins.
Pour comprendre cette démarche, je vous renvoie d’abord au texte
de Lévi-Strauss sur « Structuralisme et ethnologie » que vous trouve-
rez dans votre recueil de textes, et que je résume brièvement ici.
Lévi-Strauss y analyse un ensemble de mythes de populations voi-
sines : les Bella-Bella et leurs voisins du sud, les Kwakiutl de la Co-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 115

lombie Britannique. On trouve dans ces deux populations un mythe


qui, à peu de variantes près, est le même. On y raconte qu’un enfant
fut enlevé par une ogresse surnaturelle. Le jeune héros ou héroïne
(l’enfant est quelquefois mâle, quelquefois femelle) parvient à
s’échapper, et l’ogresse périt ou est mise en fuite. « En suite de quoi,
le père de l’enfant s’empare de tous les biens qui appartenaient à
l’ogresse et les distribue à la ronde. C’est, dit-on, l’origine du po-
tlatch.
Cependant, les versions bella-bella diffèrent de celles des Kwakiutl
et d’autres groupes voisins par un incident qu’on ne retrouve pas ail-
leurs. Un protecteur surnaturel aide l’enfant à se délivrer de l’ogresse
en lui conseillant de recueillir les siphons de grosses palourdes. . . ra-
massées par Kawaka (l’ogresse), c’est-à-dire la partie des mollusques
qu’elle ne mange pas et jette. Quand le héros ou l’héroïne met ces si-
phons au bout de ses doigts et les brandit en direction de l’ogresse,
celle-ci est tellement effrayée qu’elle tombe à la renverse du haut
d’une montage escarpée et se tue.
Pourquoi une puissante ogresse... aurait-elle peur d’objets aussi
inoffensifs et insignifiants que des siphons de palourde ? » (469-70)
« Pour trouver une réponse, il faut commencer par s’inspirer d’une
règle essentielle de l’analyse structurale : chaque fois que, dans une
version d’un mythe, apparaît un détail qui semble ‘détonner’ par rap-
port aux autres versions, il est vraisemblable que la version déviante
s’efforce de dire l’opposé d’une version normale qui existe ailleurs, et
généralement pas très loin de l’autre...
[...] Dans le cas présent, il est facile de repérer la version ‘nor-
male’. Elle existe chez les Chilcotins qui vivent à l’intérieur des
terres, sur le versant oriental de la chaîne côtière....
Que dit le mythe chilcotin ? Un petit garçon pleurard (comme la
petite fille bella-bella dans une version) fut enlevé par le puissant sor-
cier Hibou qui le traita bien et chez qui il vécut heureux. Aussi, quand
ses parents et amis découvrirent sa retraite, le garçon, qui avait grandi
entre-temps, ne voulut d’abord pas les suivre. On le persuada enfin, et
Hibou donna la chasse aux fuyards, mais le jeune héros réussit à
l’effrayer en armant ses doigts de cornes de chèvres de montagne et en
les brandissant comme des griffes. Il avait emporté avec lui tous les
coquillages Dentalia (qui ressemblent à de minuscules défenses
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 116

d’éléphant) dont, alors, Hibou avait la propriété exclusive, et c’est de-


puis ce temps-là que les Indiens possèdent ces coquillages qu’ils con-
sidèrent comme leurs biens les plus précieux...
Si nous nous en tenons aux mythes bella-bella et chilcotin, il est
évident que jusqu’ici ils s’organisent de façon parallèle. Les deux his-
toires suivent le même cours, bien que leurs unités constitutives
s’inversent (voir original pour la suite, que je résume dans le tableau
ci-dessous) » (470 et suivantes).

Comparaison des mythes bella-bella et chilcotin

Fille pleurnicheuse Garçon pleurard

Méchante ogresse (humaine) Sorcier bienveillant (oiseau)

Siphons de palourde : Cornes de chèvres :

Mous, inoffensifs, marins Dures, dangereuses, terrestres

Ogresse s’écrase sur un rocher et meurt Hibou tombe à l’eau mais ne se noie
pas

Moyen aquatique pour atteindre une fin Moyen terrestre pour atteindre une fin
terrestre aquatique

Et, de continuer Lévi-Strauss, « chaque mythe explique donc


comment certains moyens permirent d’atteindre une fin. Et, puisque
nous sommes en présence de deux mythes, chacun diffère de l’autre
par le choix du moyen et par celui de la fin. Ce qui est intéressant,
c’est que si l’un des moyens offre une affinité avec l’eau (les siphons
de palourde) et l’autre avec la terre (les cornes de chèvre), le premier
procure une fin en affinité avec la terre (les trésors de l’ogresse), et le
second une fin en affinité avec l’eau (les coquillages Dentalia). Par
conséquent, le moyen ‘aquatique’ comporte une fin ‘terrestre’ et, à
l’inverse, le moyen ‘terrestre’ comporte ne fin ‘aquatique’. »
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 117

Je m’arrête là (lisez tout l’article) pour réfléchir sur cette dé-


marche, que j’ai caractérisée sommairement plus haut. Cette approche
est fascinante en ce qu’elle ne se soumet pas aux évidences du sens
commun. Lévi-Strauss présuppose que l’explication d’un mythe, le
modèle anthropologique qu’on peut en donner, n’est pas à trouver
dans le récit tel quel, au niveau conscient de la façon dont les divers
épisodes nous apparaissent. La structure (que révèle le modèle) est
cachée et, pour décoder le mythe, il faut lui faire subir certaines trans-
formations. Comment savoir comment effectuer ces transformations ?
Il n’y a malheureusement pas de recette, et seule la pratique peut nous
en donner une idée adéquate mais on peut néanmoins essayer de men-
tionner certaines généralités.
Ces transformations consistent d’abord en un découpage du mythe,
qui permet d’isoler soit certains segments, soit certains épisodes (ce
que Lévi-Strauss appelle des « mythèmes »). Comment savoir quels
mythèmes découper ? Quand les divers segments ont entre eux, et
entre des segments comparables de différents mythes, des rapports de
sens. Le découpage, ainsi que la clé d’un mythe, se trouve donc dans
la comparaison de mythes voisins. De ceci, il découle, (1) que pour
élaborer un modèle, il faut dépasser la réalité phénoménale ; (2)
« ...qu’il existe un ensemble de règles permettant de transformer un
mythe en un autre » (« Structuralisme et écologie »,, p. 474). Donc,
« les mythes sont toujours réductibles uns aux autres au moyen de
transformations de ce type, et... ces transformations réciproques
s’engendrent par symétrie et inversion (italiques ajoutées), de sorte
que les mythes se réfléchissent mutuellement selon tel ou tel axe »
(Ibid.). En d’autres termes, « les mythes sont des transformations
d’autres mythes » (Sperber).
Deux faits sont à retenir. D’une part, une fois ces transformations
accomplies, les oppositions que l’on découvre nous révèlent des di-
mensions cachées où s’articulent de nouvelles oppositions, selon des
axes encore plus « souterrains » (tel le rapport entre moyens et fins
aquatiques/terrestres). Au terme de cette analyse structurale on obtient
un message radicalement différent de celui qui, spontanément, trans-
paraît à la lecture superficielle, « consciente », du récit. Cette nouvelle
lecture met à jour la « structure » du mythe. D’autre part, si « les
mythes sont des transformations d’autres mythes », il s’ensuit qu’une
fois en possession du modèle d’un mythe (où modèle = représentation
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 118

de la structure), nous pouvons presque prédire la structure des mythes


voisins en changeant quelques éléments clés, selon des rapports de
symétrie et d’inversion. Les mythes qu’on peut ainsi déduire les uns
des autres forment une espèce de famille de mythes.
En conclusion, tant Les structures élémentaires de la parenté que
les Mythologiques répètent les mêmes idées, soit (1) que le modèle ne
consiste pas en une simple abstraction à partir du visible, du connu, de
ce qui appartient à la réalité phénoménale telle qu’on la perçoit, mais
qu’il doit provenir d’une intuition plus fondamentale ; (2) que, de ce
modèle, on « redescend » vers la réalité à expliquer, vérifiant la plau-
sibilité du modèle par le nombre de faits dont il permet de rendre
compte et, (3) qu’à partir de ce modèle, par un ensemble de permuta-
tions, on produit une « famille de modèles » qui permettent
d’expliquer un nombre encore plus vaste de faits. C’est cette dé-
marche qu’il faut saisir pour pouvoir aborder l’exégèse « classique »
de l’énoncé de 1953 qui ouvre ces pages sur Lévi-Strauss. Bref, nous
avons désormais tous les éléments en main pour tenter de déchiffrer
cette affirmation notoire.
Comment donc l’interpréter ? Pour mieux y parvenir, schématisons
l’énoncé de la façon suivante :

Modèles  Structure

Réalité empirique = Relations sociales

Passons à l’interprétation standard de cet énoncé, celle-là même


dont Lévi-Strauss lui-même nous donne un indice à la même page 305
(page de l’énoncé de départ) lorsqu’il écrit : « D’un point de vue
structuraliste qu’il faut bien adopter ici,... la notion de structure ne re-
lève pas d’une définition inductive, fondée sur la comparaison et
l’abstraction des éléments communs à toutes les acceptions du terme
tel qu’il est généralement employé... » (305) La clé serait donc à trou-
ver dans le contraste entre induction (ou induction amplifiante) et dé-
duction (ou induction transcendante). Il y aurait donc un ordre dans la
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 119

réalité phénoménale, et il y aurait aussi un ordre dans notre représen-


tation de cette réalité - c’est-à-dire les modèles que l’on s’en fait -
mais cet ordre n’est pas un simple reflet de l’ordre de la réalité phé-
noménale. On réservera donc le terme « structure » pour nos modèles
seulement puisque, en dernière analyse, c’est tout ce que nous possé-
dons. La « structure » de la réalité est quelque chose que nous ne pou-
vons que déduire, qu’on ne peut jamais découvrir par perception di-
recte. On ne peut même jamais savoir ce qu’elle est.
Pour expliquer sa position, dans un autre texte, Lévi-Strauss donne
un exemple plus concret. Supposons une montre dont le boîtier est
scellé pour toute éternité, que personne ne parviendra jamais à ouvrir.
Il est donc strictement impossible de découvrir « réellement » la struc-
ture de la montre puisqu’on ne peut pas y avoir accès. Le mieux que
l’on puisse faire c’est d’observer le mouvement des aiguilles et cons-
truire un modèle ; de ce modèle, on essaiera de déduire ce que l’on a
observé, soit le mouvement des aiguilles. Supposons que l’on y par-
vienne parfaitement. Tout ce que l’on pourra dire, c’est que notre mo-
dèle, produit de notre esprit, explique la réalité ; on ne peut pas affir-
mer que la structure que nous avons créée est la même que celle qui se
trouve dans le boîtier, puisque l’intérieur de ce dernier nous est inter-
dit.
Cette deuxième interprétation colle mieux au texte parce qu’elle
suppose une méthodologie différente. Si l’on ne peut jamais savoir si
la structure que révèlent nos modèles est celle de la réalité phénomé-
nale, on ne peut passer de la réalité au modèle (et à la structure) par un
simple processus d’induction, de recherche du dénominateur commun,
de généralisations, comme le voulait Radcliffe-Brown. On observe et
on décrit des faits, certes, on s’immerge dans la réalité phénoménale
mais, pour expliquer ces faits, il faut faire un saut mental, s’en déta-
cher, s’en divorcer, penser un modèle par la seule force de notre ima-
gination et de notre pouvoir de structurer mentalement le monde qui
nous entoure, et « redescendre » voir si ce modèle explique les faits
observés. S’il ne le fait pas, on retourne au métier et on s’évertue à
penser un modèle nouveau et plus adéquat, jusqu’à ce qu’on en trouve
un qui nous satisfasse, en ce qu’il rende compte des faits connus. La
procédure, dans ce cas, est déductive.
Cette interprétation de notre énoncé de départ semble plus vrai-
semblable. Elle cadre bien avec le rejet explicite de la méthode induc-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 120

tive de Radcliffe-Brown, et avec tout ce que nous avons vu de la mé-


thode structurale dans l’étude de la parenté et des mythes. Mais selon
moi, même si elle est classique et entérinée par Lévi-Strauss, elle
m’apparaît encore superficielle. Je suppose donc qu’il y peut y avoir
une lecture ‘plus profonde’ et, pour arriver à la discerner, il faut re-
tourner aux œuvres de Lévi-Strauss et de Radcliffe-Brown.
En 1949 (dans les SEP), Lévi-Strauss parlait surtout d’échange.
Mais dans le texte de 1953, lorsqu’on s’aventure plus loin dans le
texte, on détecte un glissement conceptuel. « Une société, écrit-il, est
faite d’individus et de groupes qui communiquent entre eux...
Dans toute société, la communication (italiques ajoutées) s’opère
au moins à trois niveaux : communication des femmes, communica-
tion des biens et des services ; communication des messages » (326),
ce qu’il généralise à la page 329 : « ...il est permis d’espérer que
l’anthropologie sociale, la science économique et la linguistique
s’associeront un jour, pour fonder une discipline commune qui sera la
science de la communication (italiques ajoutées)... ».
Le mot est lancé : tous les phénomènes d’échange participent
d’une réalité plus fondamentale, celle de la communication. Échange
de mots (langage), échange de biens (économique) ou échange de
femmes (mariage et parenté, ce qui pour Lévi-Strauss caractérise le
social dans les sociétés sans écriture), tous ne parlent en dernière ana-
lyse que d’une seule et même réalité, soit la communication. Or, chose
intéressante, il annonçait déjà ce programme d’une science de la
communication dans la conclusion des Structures élémentaires de la
parenté. Bref, l’échange n’est désormais qu’une forme de la commu-
nication, et le social est communication. Or, toute communication pré-
suppose au moins des catégories, des classifications qu’imposent nos
grilles conceptuelles sur le monde extérieur. C’est, je crois, sous ce
jour qu’il faut réinterpréter l’énoncé de 1953.
Faisons donc marche arrière, pour repenser la théorie implicite des
Structures élémentaires. Passons outre à la théorie explicite, et exami-
nons la méthodologie de plus près. On y aperçoit que Lévi-Strauss dit
parler de mariage et de parenté mais, lorsqu’on explore sa méthodolo-
gie, on y détecte une influence de Rivers. En effet, il extrapole sou-
vent des systèmes matrimoniaux à partir de terminologies de parenté.
Ceci m’incite à conclure que lorsque Lévi-Strauss parle du social, ou
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 121

de relations sociales, il ne parle tout simplement pas de la même chose


que Radcliffe-Brown même si le langage et les termes sont les mêmes.
Revenons à Radcliffe-Brown. Nous n’avons pas abordé ses études
sur la parenté mais, avant Lévi-Strauss, il en était le grand spécialiste,
et ses travaux sur les terminologies de parenté remplissent une grande
partie de son œuvre. En fait, quand on y regarde de près, on s’aperçoit
que lorsque Radcliffe-Brown parle de terminologies de parenté, il fait
implicitement référence à un système de statuts dans un réseau de re-
lations sociales. Qu’est-ce qu’un statut ? C’est l’ensemble des droits
et des devoirs qui définissent une position sociale dans une relations
sociale quelconque (le statut de « père » dans le rapport père-fils,
d’époux dans le rapport époux-épouse - et vice versa). Or, qu’est-ce
que « l’ensemble des droits et des devoirs » ? C’est, dans une société
donnée, l’ensemble des représentations mentales qui dictent la façon
dont les individus doivent se comporter les uns envers les autres ; ce
sont les « représentations mentales externes et contraignantes » de
Durkheim, et des normes chez Radcliffe-Brown. Ce ne sont donc
qu’un système de normes. Et qui dit normes dit contraintes sur le
comportement. Quand Radcliffe-Brown écrit à propos des terminolo-
gies de parenté, que perçoit-il vraiment ? Il voit implicitement des in-
dividus en interaction, il voit leurs comportements interpersonnels et,
pour lui, la terminologie de parenté n’est qu’un reflet linguistique du
système de statuts sociaux, c’est-à-dire de la façon dont les compor-
tements sont organisés au niveau normatif. Ainsi, si on désigne le père
et son frère par le même terme, c’est, selon lui, parce qu’on a envers
les deux le même ensemble de droits et de devoirs.
Quand Lévi-Strauss analyse des terminologies de parenté, par
contre, il a tout autre chose en tête. Pour lui, des terminologies repré-
sentent ce qu’elles sont en réalité, c’est-à-dire des classifications, un
ensemble de catégories nécessaires à la communication parce qu’elles
structurent la façon dont nous nous représentons l’univers pour pou-
voir communiquer. Tout le développement ultérieur de son œuvre,
dans les Mythologiques particulièrement, confirme cette hypothèse.
En conclusion, la différence fondamentale entre Radcliffe-Brown et
Lévi-Strauss (et le sens profond de l’énoncé de départ) ne se trouve
pas seulement au niveau de la méthodologie (induction versus déduc-
tion), ou de la construction des modèles. La différence est à trouver au
niveau de la réalité sociale elle-même, en ce que les deux auteurs par-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 122

lent de choses différentes. Revenons aux Formes élémentaires de la


vie religieuse de Durkheim. Nous y avions discerné l’amorce d’une
coupure radicale entre un fonctionnalisme structuraliste, analysant la
vie sociale en termes d’interactions, donc de comportements et de
règles gérant ces comportements, en un mot, étudiant la dimension
normative du social, alors que le deuxième Durkheim entamait l’étude
de la dimension cognitive (et surtout taxonomique à l’époque) du so-
cial. Or, c’est précisément ce schisme que nous retrouvons derrière
l’énoncé de 1953, et qui sépare Radcliffe-Brown de Lévi-Strauss :
Radcliffe-Brown écrit à propos de systèmes normatifs, alors que Lévi-
Strauss s’intéresse aux systèmes cognitifs. Dans sa simplicité quelque
peu caricaturale, c’est là le lieu de la différence majeure entre
l’anthropologie sociale britannique de la première moitié du siècle, et
de l’ethnologie française, surtout depuis Lévi-Strauss. On peut résu-
mer le contraste dans le tableau suivant ci-dessous.

RADCLIFFE-BROWN LÉVI-STRAUSS

Terminologie Terminologie
↓ ↓
Statuts (somme des droits et devoirs) Classification
↓ ↓
Catégories par lesquelles doit passer la
Règles de conduite
pensée
↓ ↓
Organisent le comportement Structurent la pensée

SYSTÈMES NORMATIFS SYSTÈMES COGNITIFS

Dans le sillage du 1er Durkheim et Dans le sillage du 2ième Durkheim et


source du fonctionnalisme structuraliste source de l’analyse structurale en eth-
en anthropologie sociale britannique nologie française

Comparaison des ethnologies radcliffe-brownienne


et lévi-straussienne (structuralisme cognitif).
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 123

En dernière analyse, pour clore ce premier volume, comment ca-


ractériser les trois grands types d’explication analysés jusqu’ici (mali-
nowskien, radcliffe-brownien et lévi-straussien) ? Supposons un sys-
tème composé de quatre sous-systèmes (S = (A+B+C+D)). Mali-
nowski rattacherait chacun de ces sous-systèmes à un impératif biolo-
gique différent (A = réponse à l’impératif sexuel, B = réponse à
l’impératif de survie biologique, et ainsi de suite). Radcliffe-Brown,
comme nous l’avons vu avec l’exemple du culte des ancêtres, démon-
trerait comment une institution donnée articule (et s’explique par) les
trois autres sous-systèmes. Quant à Lévi-Strauss, il ne parle jamais de
sous-systèmes. Son discours ne se situe pas dans le même champ épis-
témique mais s’il pensait système, il arguerait que chacun de ces
sous-systèmes n’est qu’une manifestation d’une réalité sous-jacente,
soit la façon dont opère le cerveau humain. On pourrait qualifier son
approche de réductionnisme psychologique, et plusieurs l’ont fait,
mais il s’est contenté de répondre que c’était une approche intellectua-
liste. Faites-vous une opinion !
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 124

[25]

SURVOL DES GRANDES THÉORIES


EN ETHNOLOGIE.

Deuxième partie
SURVOL DE
L’ANTHROPOLOGIE
CULTURELLE AMÉRICAINE

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Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 125

[1]

Deuxième partie.
Survol de l’anthropologie culturelle américaine

LA TOILE DE FOND:
MORGAN ET TYLOR

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Dans le volume précédent, nous avons complété un survol fort


schématique de l’anthropologie sociale européenne ; nous devrons
nous contenter du même schématisme dans notre examen de
l’anthropologie culturelle américaine, de loin la plus prolifique et
complexe dans ses ramifications depuis les années 80.
En découpant mon exposé en ces deux grandes traditions,
européenne et américaine, je m’impose dans cette deuxième partie une
marche arrière vers l’évolutionnisme du dix-neuvième siècle. Si je
suivais religieusement mon cadre, à la fois géographique et
relativement chronologique, j’aurais dû étudier l’oeuvre de Tylor à
l’intérieur de l’anthropologie britannique car Tylor était anglais. De
plus, en contrastant Morgan et Tylor, je devrais également débuter par
Tylor, l’aîné de Morgan. Si j’inverse tout, c’est que des exigences
didactiques l’imposent. En fait, l’anthropologie américaine, d’environ
1900 à 1950, se définira énormément contre Morgan 19 et, quoiqu’elle
s’opposera également aux spéculations évolutionnistes de Tylor elle
s’inspirera néanmoins de ses vues sur la culture. Dans la logique de

19 Lui-même américain, et dont les vues appartiennent plus à la tradition


d’anthropologie sociale qu’à celle d’anthropologie culturelle. Il deviendra le
« bad guy » par excellence de nos voisins ethnologues du sud.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 126

ma présentation j’esquisserai donc les théories du principal adversaire


(Morgan) en premier, pour ensuite présenter l’anthropologie de Tylor
afin de comprendre la direction que prendra l’ethnologie américaine
de Boas à Julian Steward (voir plan de cours ou table des matières
pour saisir les découpages).

I. LEWIS HENRY MORGAN


(1818-1881 - USA)

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Comme je viens de le mentionner, Morgan


fécondera surtout l’anthropologie sociale
britannique alors que Tylor inspirera
l’anthropologie américaine. C’est un de ces
chassés-croisés intercontinentaux qui se
produisent souvent dans l’histoire des idées.
Avocat, né en 1818 près de Rochester dans
l’État de New York, Morgan s’intéressa très
tôt aux Amérindiens de son État (les Sénéca, un groupe iroquoïen de
la grande Confédération Iroquoise), et particulièrement à leur
organisation politique. En 1851 il publia The League of the Ho-dé-
no-sau-ne, or Iroquois, la première véritable ethnographie
d’anthropologie politique et, à mes yeux, la première véritable
monographie ethnographique qui nous paraît encore contemporaine ;
un chef-d’œuvre, étant donné l’année de publication.
Malheureusement, ce fut sa première et dernière aventure du côté
monographique. En travaillant sur l’organisation sociale sénéca,
comme je l’ai souligné précédemment dans mon petit aparté sur la
parenté, il découvrit l’existence de terminologies de parenté
classificatoires que, fâcheusement, il interpréta en termes
évolutionnistes dans Systems of Consanguinity and Affinity of the
Human Family (1871 ; le penchant évolutionniste n’a rien d’étonnant,
puisque nous sommes en pleine deuxième moitié du dix-neuvième
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 127

siècle). Ces thèses évolutionnistes, il allait les raffiner et les élaborer


dans son dernier classique, Ancient Society (1877). L’histoire a été
dure envers Morgan mais, personnellement, je le considère comme
l’un des plus grands ethnologues de tous les temps, et Ancient Society
comme l’un des plus grands classiques de la littérature ethnologique.
C’est l’un des rares livres du dix-neuvième siècle qui conserve des
accents tout à fait contemporains dans plusieurs de ses fresques.
Quoique l’on en pense, Ancient Society eut une influence
monumentale sur les ethnologues américains avant Boas et même une
ou deux décennies après, et le fut également de façon négative pour
les Boasiens ; je me limiterai donc à Ancient Society dans cette
introduction à la pensée de Morgan.
Je structurerai ma présentation de la façon suivante : Ancient
Society apparaît de prime abord comme un livre qui cherche à prouver
une thèse particulière. Pour démontrer cette thèse, Morgan doit (1)
avoir une vision de ce qu’est la société, soit une « théorie axiomatique
de la société » ainsi que, 2) une méthodologie. De ces deux éléments,
il déduira (3) une reconstruction sociogénétique de l’évolution sociale
ainsi, (4) qu’une théorie de l’évolution.

La thèse

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À partir d’environ1850, rappelez-vous que la préoccupation


majeure de ceux que l’on perçoit rétroactivement comme des
anthropologues était d’expliquer la variabilité socioculturelle. Or,
d’écrire Morgan au tout début de son livre, « On vient récemment de
prouver la grande antiquité de l’humanité » et ceci, conclut-il, nous
permet de comprendre la variabilité sous un nouveau jour, soit dans
une perspective évolutionniste. Quoi de neuf, objectera-t-on ? Morgan
vit dans un siècle évolutionniste, et veut prouver la thèse d’une
évolution sociale. Mais il y injecte un élément crucial qui nous
permettra d’apprécier différemment sa méthodologie, un élément que
Tylor avait également noté.
Réfléchissons en effet à cette « grande antiquité de l’humanité ».
Vers les années 1850 les découvertes paléontologiques de Boucher de
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 128

Perthes avaient contribué à démontrer que l’être humain existait


depuis au moins 30,000 ans (aujourd’hui, 4,000,000 !). Pour apprécier
l’impact de cette découverte sur la pensée ethnologique (et
évolutionniste) il importe de comprendre que, au même moment, les
anti-évolutionnistes respectaient religieusement la chronologie
biblique, selon laquelle l’humanité n’aurait que quelque 6,500 ans (en
1850). Je reviendrai à ces 6,500 ans. Il faut également mettre en
parallèle cette « grande antiquité de l’humanité » avec une révolution
qui se produisit en géologie vers 1835, et qui est associée au nom de
Lyell. Avant Lyell presque tous les géologues (sauf Hutton, qui
anticipa les thèses de Lyell) acceptaient cette même chronologie
biblique. Dans un intervalle de temps aussi court, comment expliquer
le relief du globe, les chaînes de montagnes telles les Alpes,
l’Himalaya et les Rocheuses, et d’autres phénomènes naturels comme
le Grand Canyon ? En supposant un globe âgé de 6,500 ans seulement
(thèse créationniste) on ne pouvait rendre compte des phénomènes
géologiques qu’en invoquant l’action de catastrophes : vastes
tremblements de terre, éruptions volcaniques phénoménales, et ainsi
de suite (d’où le nom de « catastrophisme » utilisé pour désigner cette
géologie pré-lyellienne). La chronologie biblique imposait ainsi une
vision catastrophiste des transformations géologiques mais, au début
du 19ième siècle, de nombreux faits suggéraient que la terre était
beaucoup plus ancienne que ne le laissait supposer la Bible. En fait,
on en vint à suggérer des millions d’années, 50 millions peut-être, je
ne me souviens plus. Imaginez le changement de perspective, de
6,500 à 50 millions d’années ! Ce nouvel horizon temporel permettait
une compréhension complètement nouvelle des phénomènes
géologiques qui, de Hutton à Lyell, engendra ce qu’on appelle la
révolution transformiste en géologie (l’équivalent de l’évolutionnisme
en anthropologie).
Qu’est-ce que le transformisme ? C’est l’idée que le paysage
géologique que nous percevons aujourd’hui résulte rarement de
cataclysmes, mais tout simplement de l’action de facteurs que nous
apercevons tous les jours : l’action de l’eau qui coule, du vent qui
souffle, des changements de température, et ainsi de suite. Prenons un
ruisseau ; il est difficile de penser qu’il peut creuser un lit profond en
6,500 ans, mais qu’on ajoute 40 millions d’année de vie et tout
change. On peut fort bien concevoir qu’avec les pluies le ruisseau
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 129

deviendra rivière et que, 40 millions d’années plus tard, si son cours


n’est pas détourné, il aura grugé la terre et le roc pour se tailler un lit
profond. L’action graduelle et continue des phénomènes de la vie
(géologique) de tous les jours, considérée sur une très longue période
de temps, peut ainsi expliquer la majorité des phénomènes
géologiques connus. Voilà la première grande révolution en géologie
(la deuxième est récente - vers 1970 - et est contemporaine de la
découverte des plaques tectoniques). C’est cette révolution qui inspira
Morgan, dont on a souvent interprété l’oeuvre à tort dans une
perspective darwinienne. Il n’y a rien de darwinien chez Morgan, sauf
sa théorie de l’évolution, inspiré par le « mauvais Darwin !... » ; tout
le reste est lyellien.
Revenons donc à l’histoire l’humanité. Le même problème se
posait. Comment expliquer, dans un horizon temporel de 6,500 ans,
que coexistent sur la planète des tribus « primitives » tels les
Tasmaniens qui, dit-on, avaient même perdu l’art de faire du feu, et
des nations développées et « civilisées » ; il y a 5,000 ans, les
Égyptiens ne construisaient-ils pas leur empire et, à la même époque
les Sumériens ne créaient-ils pas leurs cités-états ? En d’autres termes,
pour expliquer la variabilité socioculturelle de l’être humain dans un
horizon chronologique biblique il fallait se rabattre sur la thèse de la
création, de l’intervention divine (le créationnisme, tel qu’il
apparaissait également en biologie). Mais multiplions cette période
par 5, et donnons à l’espèce humaine 30,000 d’âge. La perspective
s’en trouve transformée, comme chez Lyell. 25,000 ans précèdent
désormais l’émergence de la civilisation égyptienne et on peut alors
supposer que les Égyptiens ont débuté de façon aussi primitive que les
Tasmaniens ou les Aborigènes australiens mais qu’ils ont grimpé dans
l’échelle évolutive alors que leurs infortunés compagnons d’Australie
et de Tasmanie ont stagné, pour ainsi dire. Les « primitifs »
contemporains nous rendraient donc une image des débuts de
l’humanité et, dans la perspective d’une chronologie de 30,000 ans, il
est désormais possible d’expliquer la variabilité socioculturelle en
termes évolutifs. D’où la thèse de Morgan.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 130

1. Une théorie axiomatique de la société

Les thèses de Morgan sur la société anticipent étrangement celles


de Malinowski (qui ne reconnaît pas de dette spéciale envers Morgan ;
plus ça change, plus c’est la même chose). Ces thèses, Morgan ne
cherchent pas à les démonter, il les prend pour des vérités évidentes ;
c’est pourquoi j’en parle comme d’une théorie axiomatique de la
société. Quels sont ces axiomes ?
L’avocat de Rochester part d’un constat : que, pour survivre, tous
les êtres humains doivent satisfaire certains besoins physiologiques et
psychologiques. Ces besoins, ils ne peuvent y répondre par leur
constitution génétique comme les animaux (fourrure au lieu de
vêtements, griffes au lieu de couteaux, et ainsi de suite) et doivent par
conséquent recourir à leur activité mentale, à leur intelligence. C’est
ainsi qu’ils ont conçu (a) « des inventions (italiques ajoutées) et des
découvertes » (des techniques, et une technologie, dans le langage
contemporain) qui répondent à leurs besoins physiologiques et, (b) des
institutions, pour combler leurs besoins psychologiques. Mais que
sont ces « institutions » ? Morgan nous en fournit une liste et, pour
comprendre sa notion d’institution, ce qu’il exclut nous éclaire plus
que ce qu’il englobe. Au nombre des institutions il inclut les moyens
de subsistance (qu’il subsume en fait sous la rubrique d’inventions), le
gouvernement, la famille et la propriété. Il y assimile également la vie
famille familiale et l’architecture, qu’il classe sous la rubrique
« famille », ainsi que le langage, à propos duquel il n’écrit rien. Mais
il élimine très explicitement la religion du nombre des institutions
parce que, selon lui, elle relève de l’affectivité et non de la rationalité.
Voilà qui nous renseigne profitablement : dans la logique de
l’auteur, il s’ensuit qu’inventions et institutions sont, en dernière
analyse, des produits rationnels de l’esprit humain. Cela explique un
usage un peu singulier. Quand on lit Ancient Society on remarque
qu’il ne parle jamais du gouvernement, de la famille ou de la
propriété, mais de l’« idée de gouvernement », de l’« idée de famille »
et de l’« idée de propriété ». En d’autres termes, le gouvernement, la
famille et la propriété existent d’abord et avant tout comme idées,
comme productions mentales, quoique ce sont des idées d’un type
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 131

particulier. D’une part, elles émanent de ce qui est rationnel en nous ;


d’autre part, et ceci est tout aussi important (en ce que cela nous
rappelle l’anthropologie sociale, et Durkheim en particulier), ce sont
des idées qui servent à rassembler les gens en groupements humains,
ce sont des idées qui ont un pouvoir d’attraction sociale, pour ainsi
dire, ce que les anthropologues sociaux appelleront plus tard des
« principes d’organisation sociale ».
Ces idées, puisqu’elles sont rationnelles, se développent donc selon
un plan logique et nécessaire, celui de la rationalité humaine. Nous
retrouvons là deux vieux thèmes chers aux évolutionnistes. La
« logique » et la « nécessité » ne sont pas des attributs fortuits des
institutions. Comme pour plusieurs autres évolutionnistes, les
institutions chez Morgan doivent être logiques et suivre une
progression « nécessaire » pour qu’on puisse en extraire des lois. Dans
une perspective évolutionniste la logique et la nécessité constituent les
conditions prérequises pour que l’on puisse accéder à une science ;
des productions illogiques et contingentes ne sauraient exhiber de lois.
Les inventions, selon Morgan, manifesteraient spontanément ce
caractère logique et nécessaire. En effet, si on nous présente un
ensemble d’artéfacts, nous supposerons que le couteau de silex a
précédé l’arc et la flèche, et que ces derniers ont précédé l’arquebuse,
qui a précédé le mousquet. En un mot, nous organiserions
intuitivement la technologie selon une progression du simple au
complexe ce qui, dans la pensée évolutionniste, correspond à la
progression naturelle de la rationalité humaine. Enfin, c’est la
similitude intime entre inventions et institutions, toutes deux
productions mentales rationnelles, ainsi que la révolution lyellienne,
qui dicta sa méthodologie.

2. Une méthodologie « géologique »

J’ai déjà mentionné que Morgan ne puise pas son analogie dans la
biologie, mais dans la géologie lyellienne (transformiste). Or, en 1877
(près de 45 après la parution des Principles of Geology de Lyell en
1833), quelle était la méthode principale de la géologie pour découvrir
l’évolution du globe terrestre ? - La stratigraphie. Selon moi, pour
saisir la singularité de la méthodologie de Morgan, il faut supposer
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 132

qu’il cherchait à importer une méthode stratigraphique en ethnologie.


Je ne vois pas comment interpréter sa notion de « Période ethnique »
si ce n’est en la comparant à la notion de strate en géologie. En effet,
chaque strate géologique se caractérise par une combinaison
particulière de minéraux, ainsi que de fossiles animaux et végétaux.
De façon analogique, Morgan divise l’évolution de l’humanité en
« Périodes ethniques », et chaque période se caractérise par une
condition particulière de la société ainsi que le mode de vie qui y est
relié (inventions + institutions).
En géologie, la reconstruction de la séquence évolutive de la terre
posait un sérieux problème méthodologique. En effet, supposons que
la séquence stratigraphique qui corresponde à ce qui s’est vraiment
passé soit A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K (A étant la strate supérieure).
Un géologue fait une coupe stratigraphique à un endroit ; il ne sait pas
qu’elle est la « vraie » séquence, et il découvre l’agencement
stratigraphique suivant : D, C, F, G, B, H, K, A, J, E, J, K. Un autre,
ailleurs, fait une autre coupe et observe la série B, D, A, C, I, H, K, C,
E, et ainsi de suite. Imaginons plusieurs autres géologues décelant des
enchaînements également différents, résultats de cataclysmes ou de
l’action différentielle de divers facteurs géologiques. Comment isoler
la « vraie » séquence ? Il n’y a rien, dans les minéraux eux-mêmes,
qui suggère une évolution ; il n’y a aucune raison pour que le quartz
suive logiquement et nécessairement le zinc, ou vice versa. Pour
pouvoir reconstituer la série stratigraphique qui reflète l’évolution du
globe terrestre telle qu’elle a eu lieu, il fallait un référent externe, une
aune qui permette d’établir une séquence sans référence au contenu
minéralogique d’une strate. Dans les années 1830, un certain William
Smith trouva la réponse. Dans la plupart des strates, et cela très
profondément dans la croûte terrestre, on découvre également des
fossiles végétaux et animaux. A partir d’une classifications de ces
fossiles, soit du plus simple au plus complexe, il obtint le référent
nécessaire pour classer les strates. En effet, si la strate K contient les
fossiles les plus rudimentaires, elle doit apparaître au bas de l’échelle,
pour ainsi dire. Ainsi pouvait-il situer de façon relative toutes les
strates, et « reconstruire » ce qu’a dû être la « vraie » séquence
évolutive du globe terrestre (du moins, de la partie contenant des
espèces fossilisées).
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 133

Or, le même problème surgissait pour les Périodes Ethniques de


Morgan. En effet, comment recomposer l’enchaînement évolutif des
institutions humaines ? Elles ne présentent rien, d’elles-mêmes, qui
suggère automatiquement une succession de formes. Mais les
inventions, que l’on peut assez aisément classer du plus simple au plus
complexe, pouvaient jouer le même rôle que les vestiges fossilisés. En
reconstruisant la succession probable des inventions, Morgan détenait
l’échelle, ou le barème nécessaire pour reproduire ce qu’il croyait être
la trajectoire de l’évolution humaine, puisque chaque Période
Ethnique, caractérisée par une invention, se singularisait également
par les institutions qui accompagnent ces inventions.
Au total, Morgan identifie le travail de l’ethnologue à celui du
géologue. Pour l’un et l’autre, l’évolution est une thèse à démontrer et,
pour les deux, la stratigraphie est la méthode. Dans les deux
domaines, également, le déroulement de l’évolution ne se révèle pas
de lui-même, ce n’est pas quelque chose qui saute aux yeux dès que
l’on gratte un peu ; au contraire, il faut le « construire ». L’évolution
sociale, selon Morgan, reproduit en quelque sorte l’évolution de
l’enveloppe terrestre ; les deux ont été perturbées par diverses
catastrophes au cours de leur histoire. Pour reconstruire l’évolution
sociale, Morgan se sert donc de sa jauge externe, soit les inventions et,
pour chaque Période Ethnique, il choisit une société qui lui semble
avoir été la moins troublée par des événements extérieurs, et qui lui
semble ainsi représenter le plus adéquatement la Période Ethnique à
laquelle elle est associée. Au total, en mettant bout à bout ces
exemples de Périodes Ethniques « imperturbées », glanés ici et là à
travers l’espace et le temps, il « découvre », ou « reconstruit » ce qu’il
pense être la « vraie » séquence évolutive. Cette trajectoire évolutive
révèle alors une « reconstruction sociogénétique » particulière (ce qui
s’ensuit redevient matière à examen).

3. Une reconstruction sociogénétique

Nous avons vu que, pour Morgan, inventions et institutions


existent d’abord et avant tout en tant qu’« idées ». Selon lui, ces idées
ont pris naissance dans l’esprit humain en tant que « germes » (germs
of thought), c’est-à-dire de façon embryonnaire, embrouillées et
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 134

confuses ; elles se sont ensuite développées en précision, se sont


clarifiées et manifestées de façon plus limpide. Qu’est-ce à dire ?
Prenons d’abord l’idée de famille. Au début de leur évolution, selon
Morgan, les humains n’avaient aucune « idée » de famille ; ils
vivaient dans la promiscuité sexuelle la plus totale, des groupes
d’hommes épousant collectivement et se partageant des groupes de
femmes. Puis l’idée se précisa ; seuls des groupes de frères se mirent à
épouser des groupes de soeurs. Petit à petit l’esprit humain se mit à
exclure un nombre croissant d’individus de sorte qu’en bout de route
un homme ne put épouser qu’une seule femme, et vice versa,
amorçant le règne de la monogamie et de la famille nucléaire. De
même avec l’idée de gouvernement ; absente au début, elle signifiait
une espèce de collectivisme politique, c’est-à-dire un partage égal du
pouvoir entre tous les individus, ce que nous appellerions une
démocratie parfaite. Puis, un nombre croissant d’individus furent
exclus du pouvoir, qui se centralisa au point de devenir la prérogative
d’un seul individu, monarque ou Premier ministre. Et on observerait le
même processus avec l’idée de propriété. Encore une fois à peine
« germe » au début, elle signifie absence de propriété individuelle,
soit un communisme primitif : tous possèdent en groupe tous leurs
biens. Et, à mesure que s’affine l’idée de propriété, encore une fois, le
cercle des propriétaires se rétrécit, pour déboucher enfin sur la
propriété individuelle, ou propriété privée. Au total, l’évolution aurait
suivi dans toutes ses institutions des trajets parallèles, soit du
communisme à l’individualisme. Enfin, à l’intérieur de l’évolution de
la famille, Morgan supposait également que la société humaine avait
traversé un stade matrilinéaire avant de devenir patrilinéaire.

4. Une théorie de l’évolution

Morgan chercha à appuyer sa reconstruction sociogénétique par


une théorie de l’évolution. Cette malheureuse théorie, à peine
quelques pages dans un volumineux ouvrage de plus de trois cents
pages, lui coûta cher !
Elle s’inspirait de ce que j’ai libellé le « mauvais Darwin » soit le
Darwin de The Descent of Man et non le Darwin de The Origins of
Species. Dans TheDescent of Man Darwin se risquait en terrain
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 135

dangereux et débouchait sur des conclusions aujourd’hui


inacceptables. En un mot lorsqu’il étudia l’évolution de la civilisation,
il l’attribua à un accroissement de la taille du cerveau, et c’est cette
fausse thèse que Morgan épousa.
Selon Morgan, si, à l’aube de l’humanité (et chez les « primitifs »
contemporains) les idées sont confuses et floues, conclut-il, c’est que
le cerveau humain est plus petit et plus faible, donc incapable d’une
pensée claire et précise. Alors, comment expliquer l’évolution ? En ce
que un de ces cerveaux connut par hasard un certain accroissement et
fut capable d’une invention nouvelle (qui, en général, a trait à la
subsistance), invention qui permit une nourriture plus ample et de
meilleure qualité (possibilité, par exemple, de tuer du plus gros
gibier), ce qui se traduisit par un accroissement démographique. Une
population plus nombreuse permit une exogamie accrue (out-
marrying), éliminant les effets délétères d’une endogamie trop stricte
et engendrant un meilleur stock humain, pour ainsi dire, c’est-à-dire
des individus physiquement supérieurs et qui, entre autres, naquirent
dotés d’un cerveau de plus grande taille et donc, selon Morgan, plus
puissant. Un cerveau plus puissant inventa de nouvelles inventions, et
le cycle recommença, jusqu’à ce qu’on parvienne au cerveau évolué
de Morgan.
Le vice principal de cette thèse, et en cela ses adversaires auront
raison, est qu’elle réduit l’évolution sociale à n’être qu’un
épiphénomène de l’évolution biologique ; paradoxalement Morgan, le
plus sociologue des ethnologues à fouler le sol américain avant 1950,
allait être accusé de réduire le social au biologique. Et tout cela pour
dix ou quinze malheureuses pages, pour donner à ses thèses une
crédibilité scientifique !

Un bilan

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Malgré sa théorie de l’évolution Morgan, comme la plupart des


évolutionnistes, proclamait l’unité psychique de l’humanité, condition
nécessaire pour soutenir une thèse évolutionniste. Mais il poussa
l’idée beaucoup plus loin. Là où les humains ont des besoins
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 136

psychologiques semblables, raisonna-t-il, il les ont satisfaits de façon


similaire. L’idée était lourde de conséquences et allait soulever trente
ans plus tard une salve de dénonciations acharnées. Car si des besoins
semblables appellent des réponses identiques il s’ensuit que des
institutions comparables chez des peuples différents témoignent de
réponses à des besoins psychologiques analogues. D’où
l’inconfortable conclusion : des institutions comparables dans des
sociétés différentes résultent d’inventions indépendantes. En un mot,
seules les inventions sont le moteur de l’évolution sociale et de la
formation de cultures (par leur effet sur la morphologie humaine,
comme nous l’avons vu), une idée qui allait de pair avec sa vision des
périodes ethniques. Enfin, il donnait de l’évolution un tracé
unilinéaire, celui d’une précision, d’une clarté et d’une rationalité
croissantes des idées.
Pour des raisons que je n’ai jamais élucidées dans le détail mais
que quelque auteur aura certainement étudié, Morgan devint au début
du 20ième siècle l’ennemi numéro un de l’ethnologie américaine. On
peut évoquer une raison, assez évidente. Son Ancient Society
influença énormément Marx, qui y vit son propre matérialisme
historique appliqué aux sociétés primitives. Marx n’eut pas le temps
de faire autre chose que d’écrire ses commentaires en marge de
l’ouvrage avant sa mort, et c’est Engels, son collaborateur
idéologique, qui se servit des notes de Marx et de Ancient Society
pour écrire son célèbre classique, qui devint immédiatement la Bible
des marxistes et plus tard des léninistes, soit L’origine de la famille,
de la propriété privée et de l’État (1884). Cette association n’a
certainement pas joué en sa faveur.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 137

II. Edward Burnett Tylor


(1832-1917)

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Si la première génération
d’ethnologues américains
ième
professionnels du 20 siècle allait
s’acharner contre Morgan, ils se
servirent dans leur travail de démolition
de la vision de la culture élaborée par
un Anglais, E.B. Tylor, dans son
ouvrage-synthèse de 1871, Primitive
Culture (quoique, comme je l’ai
mentionné, ils attaquèrent également
les thèses évolutionnistes de Tylor, et
celles qu’il inspira, surtout dans le domaine « culturel » (arts, religion,
et ainsi de suite)). Les contributions de Tylor furent assez diverses
mais, dans l’optique qui est la mienne, Primitive Culture est le point
de référence principal et je me bornerai à en faire ressortir ce que
j’appelle la « cosmologie tylorienne », c’est-à-dire la représentation
que se fait Tylor de la culture.
Le but du livre, qui d’ailleurs précède Ancient Society de six ans
(voir plus haut pour explication de cette inversion chronologique), est
le même que ce dernier, soit étayer la thèse de l’évolution. Mais, au-
delà de cette convergence, les deux livres diffèrent presque en tous
points. Notons d’abord la divergence des titres. Tylor écrit à propos de
Primitive Culture alors que Morgan s’intéresse à l’Ancient Society.
Morgan, tout comme Tylor, traitera de l’évolution d’« idées » mais,
comme je l’ai souligné, d’idées d’un genre particulier, soit d’idées qui
servent à rassembler les gens en groupes, à former des groupements
humains, de sorte qu’il ne fait aucune distinction entre « société » (les
groupements humains) et les idées qui en sont la source ; les deux ne
constituent que les deux faces d’une même pièce de monnaie. Tylor,
au contraire, dissocie radicalement les idées des gens qui les
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 138

véhiculent. Pour lui, ces idées forment la « culture » et sont


entièrement indépendantes des individus biologiques qui en sont les
porteurs (les Américains de cette époque, et pour plusieurs décennies,
décrivent en fait les individus comme des « culture-bearers »,
littéralement des « porteurs de culture » ; l’individu ne serait qu’un
réceptacle dans lequel vient se déposer la culture). Mais qu’est-ce que
cette culture ? À la première page du Chapitre I, premier paragraphe,
Tylor écrit :

Le mot culture ou civilisation (italiques dans le texte), pris dans son


sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant
à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les
coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l’homme dans
l’état social (italiques ajoutées).

Nous verrons bientôt que ce « tout complexe » n’a rien d’une


totalité telle qu’elle a pu nous apparaître en anthropologie sociale, et
que peu de définitions ont autant porté à confusion. Mais passons
outre pour l’instant et négligeons également le fait qu’il traite de façon
synonyme « culture » et « civilisation ». Puisque c’est sa notion de
culture qui lui survivra et dirigera au moins cinquante ans
d’ethnologie américaine, c’est elle que nous allons examiner. À cause
de son propos Tylor nous offre, quoique surtout de façon implicite,
une nouvelle série (plus précisément deux séries) d’axiomes à propos
de la culture cette fois : ces deux séries composent sa « cosmologie ».

Une première série d’axiomes

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1. La culture consiste en une série d’ « éléments » (plus tard


appelés « éléments culturels » ou « traits culturels ») ;
2. Ces éléments se composent d’idées (lois, croyances, arts, et
ainsi de suite) et de comportements (moeurs, coutumes, etc.)
acquis par l’être humain dans l’état social ;
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 139

3. Ces éléments sont complètement séparés les uns des autres et,
qui plus est, ne s’influencent pas réciproquement. Nous verrons
pourquoi.
4. Ces éléments, rappelons-le, sont également séparés des esprits
et des personnalités des individus qui les véhiculent. En
d’autres termes, la culture selon Tylor est entièrement coupée
de la société de sorte qu’il lui est analytiquement légitime
d’aborder ces éléments en eux-mêmes, indépendamment de la
société (des individus), et de les considérer comme un ensemble
discret.
5. Ces comportements et produits intellectuels (en d’autres termes,
ces éléments culturels) se divisent en deux catégories : (a) des
idées morales et politiques, engendrées par un « principe
vertueux » ! (il ne devait pas connaître de politiciens), qui aurait
son siège dans les émotions et, (b) les arts, le savoir et toutes les
coutumes produites par un « principe intellectuel » (il ne devait
pas connaître beaucoup d’artistes…), qui émanerait de la raison.
6. L’évolution opère au niveau des « idées rationnelles »
seulement et, par voie de conséquence, les idées morales et
politiques échappent aux lois de l’évolution, donc à l’analyse
anthropologique ;
7. Les lois de l’évolution ne sont donc rien d’autre que les lois de
la rationalité (voir Comte, Morgan, pour vues semblables) ;
8. Bref, les éléments culturels auxquels donne naissance le
principe intellectuel ne peuvent se développer que selon les lois
de la rationalité et de la logique ;
9. En conclusion, toute analyse qui pourrait tracer une séquence
d’éléments culturels qui illustrerait la progression rationnelle et
logique de ces éléments aurait réussi à en reconstituer la
véritable évolution.

Mais, quand on scrute sa conception de l’évolution, on s’aperçoit


qu’une seconde série d’axiomes se superpose à la première.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 140

Une deuxième série d’axiomes

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En effet, Tylor conçoit l’évolution dans les termes suivants :

1. Si les éléments culturels de ce soi-disant « tout complexe »


qu’est la culture sont indépendants les uns des autres (axiome 1
ci-dessus), il s’ensuit que l’évolution ne porte pas sur la culture
comme un tout, mais sur les éléments individuels, chacun pris
séparément ;
2. Par conséquent, la culture n’a rien d’un « tout complexe ». Elle
apparaît plutôt comme un assemblage aléatoire d’éléments
culturels et, en dernière analyse, ce que Tylor étudie n’est pas le
tout (la culture), mais les éléments individuels ;
3. L’analogie n’est plus alors la biologie, comme en anthropologie
sociale, mais bien la biogéographie (distribution géographique
des espèces). L’ethnologue étudie les éléments culturels comme
le biogéographe inventorie la distribution géographique des
espèces. En dernière analyse, Tylor perçoit les éléments
culturels comme des espèces végétales. Il ne peut être plus
explicite à ce sujet :

Dans les rites et les cérémonies, nous rencontrons des pratiques,


telles que les différentes manières de sacrifier aux esprits des morts
et autres êtres immatériels, l’usage de se tourner vers l’orient pour
prier, la purification des impuretés morales... ; ce sont là quelques
exemples parmi cent autres. Le travail de l’ethnographe consiste à
classer tous ces détails afin d’en établir les distributions
géographiques et historiques et les rapports réciproques. La tâche
de celui qui entreprend l’étude de ces caractères de culture peut
être comparée à celle qu’exige l’étude des animaux et des plantes.
Pour l’ethnographe, l’arc et la flèche constituent une espèce ;
l’habitude d’aplatir le crâne des enfants et celle de compter par dix
en sont également d’autres. La distribution géographique de ces
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 141

choses et leur transmission d’une région à une autre doivent être


étudiés comme le naturaliste étudie la géographie des espèces
botaniques et zoologiques. De même que certaines plantes et
certains animaux appartiennent à certains districts, les instruments
ont aussi leur distribution géographique propre... (9)

Si les éléments culturels sont à traiter comme des espèces en


biogéographie on peut par extrapolation traiter les cultures comme des
zones géographiques (telles la Mauricie, l’Estrie, et ainsi de suite) et
les périodes de l’évolution (sauvagerie, barbarie et civilisation, trois
stades simplement pris pour acquis, venant de je ne sais où), comme
des zones écologiques. Le modèle tylorien de la culture (sa
cosmologie) apparaîtrait alors tel que présenté dans le Tableau 1.
Tylor ne nous offre pas de théorie de l’évolution. Quant à ses
reconstructions évolutives on ne peut les dire « sociogénétiques » car
elles ne retracent ni l’évolution de formes sociales ni l’évolution
culturelle ; elles portent, je le rappelle, sur l’évolution de traits isolés.
Il aime par exemple identifier ce qu’il appelle des « survivances », -
soit des pratiques d’une période antérieure qui persistent dans une
période ultérieure et dont on ne connaît plus vraiment le sens, tels que
les jeux de dés, ou pourquoi les Anglais disent « Bless you » quand
quelqu’un éternue -, pour reconstruire un enchaînement « rationnel »
qui expliquerait leur sens. Mais je passe outre, et vous pourrez aller
chercher des exemples dans l’original. Une exception importante est à
noter. Je l’ai mentionné et je le répète, Tylor, à l’encontre de Morgan,
croit que la religion découle du « principe intellectuel » et évolue par
conséquent selon les lois de la rationalité. Il fut l’un des premiers à
proposer une esquisse de l’évolution du phénomène religieux : de
l’animisme au polythéisme, et du polythéisme au monothéisme. Mais,
du point de vue de ma problématique, tout cela est relativement sans
pertinence.

Ce qui importe, c’est sa vision de la culture, car cette


représentation influencera Boas et tout le programme d’« histoire
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 142

culturelle » 20. Mais avant d’aborder ce programme, je veux terminer


par une comparaison entre Morgan et Tylor. Dans la citation
reproduite plus haut, Tylor écrivait que nous devons traiter des faits de
culture comme des espèces, étudier leur distribution et leurs rapports
réciproques. Cette dernière expression est fort trompeuse car elle
semble contredire l’un des axiomes que j’ai fait ressortir, soit
l’indépendance des traits culturels. Mais ne nous illusionnons pas, car
il faut comprendre cette expression dans le contexte global de l’oeuvre
de Tylor. Il appert alors que ces « rapports réciproques » se réduisent
à n’être que des rapports de diffusion, ce qu’il entend par
« distributions historiques ». En d’autres termes, alors que Morgan ne
voyait que de l’invention tant dans l’évolution que la formation des
culture, Tylor reconnaît que l’invention est à la source de l’évolution
mais suppose qu’une fois inventé, un trait culturel se dissémine la
plupart du temps. Il suppose que les inventions apparaissent rarement
mais qu’elles voyagent fréquemment, de sorte qu’un même élément
culturel découvert dans deux cultures différentes s’y est
vraisemblablement propagé de l’une à l’autre. C’est ce qu’il entend
par « rapports historiques » et « rapports réciproques » ; nous
retrouverons les mêmes conceptions chez Boas et ses acolytes. En
d’autres termes, l’invention est le moteur de l’évolution mais la
diffusion est l’élément principal dans la formation de cultures.
Tylor et Morgan partageaient certaines convictions, telles une
croyance à l’évolution, au fait que cette évolution est celle de la
rationalité, et qu’elle implique la doctrine de l’unité psychique de
l’humanité. Sur tous les autres plans, par contre, leurs vues
s’opposaient, comme le tableau à la page suivante en témoigne.
La cosmologie tylorienne allait dominer presque cinquante ans
d’ethnologie américaine et, avant d’entamer la phase boasienne de
cette histoire, il convient d’apprécier les problèmes que cette
cosmologie léguait. Dans l’étude de l’anthropologie sociale, j’ai déjà
sommairement abordé une vision que l’on pourrait désigner du nom
d’« atomisme », soit la tradition individualiste issue de Hobbes. De
cette tradition, relevons un trait capital. Dans l’étude de la société les

20 J’utilise dans ce cours la notion de « programme » pour signifier « programme


de recherche », au lieu de parler d’ « écoles », car il n’y a pas vraiment
d’écoles en anthropologie.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 143

« individualistes » débutent par une analyse de la partie pour


reconstituer le tout. Dans ce sens l’individualisme (aussi désigné du
nom d’« individualisme méthodologique ») est un atomisme
méthodologique en ce que l’atome n’est qu’un point de départ, sur les
plans analytique et méthodologique, pour recomposer et expliquer le
tout.
Tylor, au contraire, nous confronte à une perspective foncièrement
différente, un atomisme non pas social, mais culturel. Ici, l’atome
n’est plus l’individu mais l’élément culturel, une façon de penser ou
d’agir acquise par la vie en société. Ce qui est frappant, ici, c’est que
Tylor ne cherche jamais à reconstituer le tout (la culture) à partir de
l’élément culturel ; le tout, je le souligne à nouveau, n’est que le
résultat du hasard (de l’invention et de la diffusion). Bref, si on peut
dire de l’individualisme rationaliste que c’est un atomisme
méthodologique, on dira de l’atomisme culturel de Tylor que c’est un
atomisme ontologique ; l’atome n’est pas un point de départ, il est,
c’est tout.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 144

MORGAN TAYLOR

Idées sont inséparables des Idées perçues comme pures


institutions (ou groupes) qu’elles productions mentales, idées
engendrent d’individus quoique séparées de
l’individu (notion de groupe
absente)

Société est composée d’institutions Culture est composée d’idées et de


comportements appris (‘ éléments
culturels)

Institutions sont reliées entre elles Éléments culturels sont


indépendants, et séparés les uns
des autres

↓ ↓

Intuition implicite d’une Intuition contraire : celle d’un


organisation sociale hasard culturel

↓ ↓

Évolution porte sur le système (le Évolution porte sur l’élément


tout) culturel séparé

↓ ↓

« Comprendre l’institution » veut « Comprendre l’élément culturel »


dire la relier aux autres institutions ne peut pas impliquer le relier aux
du même système autres éléments du tout

↓ ↓

Raisonnement foncièrement Raisonnement qui n’a rien de


sociologique sociologique

Inventions = moteurs de Diffusion prédomine sur


l’évolution l’invention
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 145

Ce fut là un des éléments les plus problématiques de l’héritage de


Tylor car les premiers ethnologues professionnels américains (pour
simplifier les choses, disons tout simplement l’ethnologie à partir de
Boas, ce qui est en fait faux mais utile pour la présentation) qui se
penchèrent sur l’étude de cultures « vivantes » empruntèrent l’optique
atomiste de Tylor tout en reconnaissant qu’une culture n’est pas
véritablement un simple produit du hasard. Intuitivement, ils se
rendaient compte qu’un style commun reliait la plupart des éléments
culturels d’une même culture, ce qui explique qu’à l’oeil averti, un
élément (ou trait) culturel trahit facilement son origine. Il y a donc,
imprimé en quelque sorte dans la plus grande partie des éléments
culturels, une espèce de « marque de commerce » (trademark) que
laisse la culture sur les éléments, et qui fait qu’on reconnaît ici des
traits culturels iroquoiens, là cheyenne, ou sioux, ou idaho, et ainsi de
suite. C’est ce qu’ils désigneront du nom de « pattern culturel » (ou
« configuration de culture ») et c’est ce pattern qu’ils essaieront
d’expliquer. Dans ce sens, on peut résumer l’essentiel des six
premières décennies de l’ethnologie américaine (de 1900 à 1960)
comme une « quête, ou une recherche, des patterns culturels ». Or, ma
thèse à propos de ces six décennies, et surtout à propos du programme
d’histoire culturelle de Boas, est qu’il était impossible de restituer des
« touts configurés » (cultures as patterned wholes) à partir de
l’atomisme ontologique de Tylor qui leur servit de fondement
cosmologique et théorique.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 146

Deuxième partie.
Survol de l’anthropologie culturelle américaine

DE 1900 À 1960 :
LA « QUÊTE »
DES PATTERNS
I. LE PROGRAMME
D’HISTOIRE CULTURELLE

1. Franz BOAS (1858-1942) :


l’inspiration

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D’origine allemande, formé en


mathématiques et en physique, il soutint
une thèse de doctorat sur les variations de
la couleur de l’eau. Puis, intéressé par les
rapports entre la géographie et les modes
de vie il parcourut la Terre et Baffin et
vécut chez les Inuit de 1883 à 1884. Cette
expédition, ainsi que sa découverte des
cultures de la Côte Pacifique (les Bella-Coola et Kwakiutl, de la
Colombie Britannique), le « convertirent » à l’ethnologie.
Boas a laissé une réputation d’anti-théoricien, manquant d’esprit
de système, tolérant mal les généralisations (Lévi-Strauss, dans
Dictionnaire de l’ethnologie, 117), mais il est néanmoins possible
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 147

d’extraire une orientation théorique à partir de quelques-uns de ses


articles, ainsi que de manuels qu’il a composés. C’est donc à partir de
ces documents que je présenterai mon interprétation du programme
boasien.
Lorsque Boas abandonne les sciences pures pour l’ethnologie, une
lettre de 1887 nous informe de sa conception de l’ethnologie à
l’époque. Selon cette lettre, le jeune Boas concevait ce qu’il appelle
les « phénomènes ethnologiques » comme un mélange composé, (a)
d’éléments physiques (somatiques), ainsi que, (b) d’éléments
psychologiques, lesquels sont influencés, (c) par l’environnement dans
lequel ils se développent. On étudie ces phénomènes, écrit-il toujours
en 1887, « pour connaître les lois et l’histoire du développement du
caractère physique et psychologique de l’humanité. »
En 1887, il entérine donc les thèses évolutionnistes mais se
dissocie des évolutionnistes sur une question de méthode : avant de
pouvoir généraliser à propos de l’évolution socioculturelle de
l’humanité, souligne-t-il, il faudra étudier en profondeur des cas
particuliers, élucider le développement ou l’évolution de cultures
particulières, de cultures individuelles considérées comme des
totalités distinctes, discrètes. Dans la mesure où Boas projette de
reconstituer l’histoire de cultures individuelles avant de pouvoir se
lancer dans des généralisation à propos de l’évolution on peut dire de
son programme que c’est une « histoire culturelle » (c’est le nom par
lequel on le désigne officiellement). Nous verrons comment ce
programme invitera une cosmologie tylorienne et aboutira à un
embrouillamini inextricable à propos des configurations de culture
(culture patterns).
Ce projet d’histoire culturelle soulevait immédiatement un
problème méthodologique épineux : comment retracer l’histoire de
cultures qui n’ont laissé aucun document écrit ? Boas croyait qu’on
pouvait s’y prendre de deux façons, soit à partir de fouilles
archéologiques, ou à partir de documents ethnographiques
contemporains. Or, les fouilles archéologiques sont fort coûteuses, et
surtout très lentes, et à l’époque ne révèlaient que des fragments de
l’histoire d’une culture à cause de méthodes plutôt primitives, de sorte
que des « histoires culturelles » se fondant exclusivement sur ce type
de source n’auraient jamais pu s’accomplir. Dans ce domaine, comme
dans celui de l’anthropologie en général, l’influence de Boas fut
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 148

néanmoins énorme, car nous lui devons d’avoir incorporé


l’archéologie préhistorique dans le syllabus des départements
d’anthropologie américains.
Si les données archéologiques faisaient défaut, il fallait par
conséquent se rabattre sur la seule autre source de données
disponibles, soit les documents contemporains à propos de ces
sociétés, et tout spécialement les études ethnographiques. Mais, direz-
vous, comment lire une « histoire » à partir de documents sans aucune
profondeur historique ? C’est pour le moins paradoxal ! Or, à mes
yeux, la question est non seulement cruciale, mais j’ajouterais que
c’est cette nécessité d’extraire une histoire culturelle à partir de
documents contemporains qui a incité Boas et ses disciples à adopter
une cosmologie tylorienne. En effet, Boas résolut le problème de la
façon suivante : nous reconstruirons une histoire culturelle à partir de
documents muets de toute histoire, par la comparaison de culture
voisines. Et comment ? Examinons deux cultures adjacentes ; nous ne
pourrons qu’être frappés par leurs similitudes. En effet, de nombreux
phénomènes se retrouvent dans l’une et l’autre. Si on isole les
éléments semblables de ces deux cultures, on peut supposer que ces
traits se ressemblant, non pas, comme le voulait Morgan parce qu’ils
ont évolué à partir de causes identiques par un processus d’invention
indépendante, mais parce que, inventés ici, ils ont été adoptés là. Ils
ont donc « voyagé » d’une culture à l’autre par un processus de
diffusion, qui explique les convergences. Bref, les similitudes entre
cultures voisines ne nous informent pas de rapports à des besoins
identiques, comme chez Morgan, mais de rapports dits historiques.

Mais il est à noter :

1. Que cette méthode suppose de la part de l’ethnographe qu’il


considère une distribution géographique d’éléments culturels
en tant que rapports historiques. D’une distribution
géographique (donc statique, ou synchronique) l’ethnologue
déduit des rapports historiques (donc dynamiques, ou
diachroniques) en imaginant où l’élément a dû être inventé,
dans quelle direction il a dû voyager, comment il a dû être
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 149

modifié par ce processus, et ainsi de suite. Mais rappelez-vous


que tous ces mouvements sont de pures conjectures.
2. Que les soi-disant « rapports historiques « ne sont, dans toute
l’œuvre de Boas comme chez Tylor, que des rapports de
diffusion.
3. Cela nous informe du premiere sens qu’il donne au terme
« histoire ». Dans la mesure où un élément est inventé et
diffusé, il se déplace maintes et ces déplacements prend du
temps, et ce temps constitue son « histoire ». En bout de route,
ce premier sens du terme « histoire » n’est qu’un « déplacement
dans l’espace ».
4. Notons en passant que même que si le processus fondamental
de l’histoire culturelle est la diffusion, on ne parle pas du
programme d’histoire culturelle comme d’un
« diffusionnisme ». Le diffusionnisme, surtout d’origine
allemande et anglaise, se complaisait à recréer de vastes
reconstructions pseudo-historiques à propos de traits analogues
dans des cultures souvent séparées par des continents. Boas et
ses disciples récusent ces excès, se contentant d’examiner le
processus de diffusion entre cultures voisines. Encore une fois,
la différence est uniquement méthodologique ; il s’agit, avec
Boas, d’un micro-diffusionnisme, pour ainsi dire.

Cette méthodologie véhicule d’autres présupposés. Toutes ces


reconstructions historiques fondées sur la comparaison de cultures
voisine présupposaient nécessairement que la culture n’est en quelque
sorte qu’une somme d’éléments ou de traits, que ces traits voyagent,
se diffusent, comme les espèces végétales et animales (analogie
biogéographique). Ce sont en fait les traits sont inventés et se
déplacent ; bref, les traits culturels (ou éléments culturels) ont une vie
propre, ils sont autonomes, donc indépendants les uns des autres.On y
reconnaît les axiomes de Tylor ! Bref, pour toutes ces raisons le
programme d’histoire culturelle ne pouvait ainsi qu’inviter la
cosmologie atomiste de Tylor et déboucher sur les mêmes résultats :
la culture boasienne n’est qu’un assemblage aléatoire, un pur « hasard
culturel ». Bien sûr, comme nous allons le voir en détail avec Wissler,
un autre facteur important oeuvrait dans la même direction, soit les
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 150

exigences de la muséographie ethnographique, car Boas collabora à la


formation de l’American Museum of Natural History de New York,
dont il demeura le curateur jusqu’en 1905.
Avant d’aller plus loin, notons néanmoins un imporant paradoxe :
la vision tylorienne qui mène au « hasard culturel » et sa façon de
faire l’histoire par la comparaison de traits de cultures différentes ont
deux conséquences importantes :

1. Au niveau conceptuel, Boas n’a aucune vision d’une culture


comme totalité individuelle, lui qui voulait reconstruire
l’histoire de cultures individuelles. C’est en partie ce qui ex-
plique qu’il n’a jamais écrit une seule monographie ethnogra-
phique sur les Amérindiens de la côte ouest.
2. Mais parce que sa méthodologie « historique » consiste à com-
parer des traits de cultures voisines, il anticipe la notion d’aire
culturelle mais ne débouche sur aucune histoire : ni l’histoire de
cultures individuelles, ni même l’histoire d’aires culturelles. Ce
sera son étudiant, Kroeber, qui accomplira l’histoire de cultures
individuelles. Mais avant de passer à Kroeber, continuons avec
Boas.

Dès 1904, son expérience entraîne déjà Boas à reformuler sa


notion de culture. Dans la lettre de 1887, les « phénomènes
ethnologiques » comprenaient à la fois les dimensions somatique et
psychologique. Dans un texte de 1904 la perspective a changé.
Désormais l’ethnologie, selon Boas, traite des phénomènes de la vie
mentale. Ici encore ici, l’aspect comportemental a été subsumé sous la
notion d’idées ; pratiquer le mariage avec la cousine croisée
matrilatérale, cela signifie d’abord et avant tout avoir l’idée d’un tel
mariage. On en oublie alors les interactions, les groupes et même les
pratiques pour tout aspirer dans le processus d’idéation. La culture
n’est qu’un produit de l’esprit. Boas détache ensuite l’aspect
somatique des phénomènes ethnologiques pour en faire l’objet d’étude
d’une sous-discipline connexe mais différente et autonome :
l’anthropologie physique, telle que nous la connaissons encore dans
nos départements.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 151

Notons en aparté que l’anthropologie constituée de quatre sous-


disciplines (ethnologie, archéologie préhistorique, anthropologie
physique et ethnolinguistique) est un legs de Boas et, à part
l’Université de Montréal, ne se retrouve je crois que dans les
universités nord-américaines anglophones. On ne retrouve rien de
semblable en Europe ou ailleurs.
Cette définition de la culture comme « produit de l’esprit » n’était
pas sans soulever de graves dilemmes, qu’il exprime clairement dans
un article de 1911. Si la culture est la somme des produits de l’esprit,
raisonne-t-il en 1911, elle doit émaner de l’action de ce qu’il appelle
une « force interne », soit des facteurs psychologiques. Mais,
s’empresse-t-il d’ajouter, cette force interne (ces facteurs
psychologiques) ne s’exercent pas dans le vide ; elle est contrainte par
une « force externe », c’est-à-dire l’environnement. Par cette nouvelle
formulation Boas marchait sur une corde raide, car quel facteur
privilégier ? Quel facteur joue le rôle prédominant dans la facture
culturelle ? Serait-ce l’environnement ? Boas ne peut soutenir une
telle thèse puisqu’il sait pertinemment que des cultures variées se
côtoient dans un même environnement. Logiquement, il devrait alors
conclure à la prépondérance des facteurs psychologiques ; mais cela,
il ne peut le faire. Pourquoi ? Parce qu’en 1911 il a compris que la
majorité des thèses évolutionnistes présupposent le primat des facteurs
psychologiques 21, sinon leur exclusivité. Or, en 1911
l’évolutionnisme, surtout celui de Morgan, s’oppose impérieusement à
son programme d’histoire culturelle car, pour Morgan, des similitudes
entre cultures témoignent de causes identiques. La thèse répugne à
Boas, car de la comparaison de cultures voisines il lui apparaît évident
que les traits ont été adoptés par l’une ou l’autre culture, mais
rarement inventés indépendamment. Donc, en s’accrochant à la
diffusion comme mécanisme principal de différenciation culturelle (et
donc d’histoire culturelle), il doit tempérer le rôle des facteurs
psychologiques, ce qu’il ne manque de faire en adoptant sa solution
finale : la culture ne s’explique pas par l’action d’un seul facteur,
conclut-il, mais par une combinaison unique de facteurs, soit la
psychologie, l’environnement, et ce qu’il appelle l’« histoire ». En un

21 Nous avons vu le rôle de la rationalité comme condition sine qua non d’une
évolution chez Comte, Morgan et Tylor.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 152

mot, ces divers facteurs se combinent différemment dans chaque


culture, produisant un résultat unique. En 1911 il ne se rendit pas
vraiment compte des implications de cette position, qu’il ne perçut
vraiment que dans les années 20. Mais dès 1911, qu’il en fut conscient
ou non, son itinéraire intellectuel aller accuser un revirement radical
puisqu’il en vient ainsi à récuser, non seulement la méthodologie
évolutionniste, mais en bout de route l’évolutionnisme lui-même,
niant l’existence de véritables similitudes autre que des « similitudes
de voisinage » et désavouant la possibilité même de comparaisons
interculturelles autres que celle du type d’histoire culturelle. De
scientifique d’obédience vaguement évolutionniste en 1887 Boas en
ressort vers les années 20 non seulement anti-évolutionniste, mais
farouchement anti-positiviste, une position qui demeurera celle du
programme d’histoire culturelle jusqu’à sa fin.
Avant de terminer par un tableau contrastant l’évolutionnisme de
Morgan à l’histoire culturelle de Boas, j’aimerais mentionner que les
textes boasiens véhiculent deux sens très distincts du concept
d’« histoire ». Dans un premier sens, déjà envisagé ici, « histoire »
veut simplement dire « déplacement dans l’espace ». Quant au
deuxième sens, il ressortira clairement du tableau suivant :
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 153

ÉVOLUTIONNISME BOAS

Phénomènes répétitifs Phénomènes uniques


(similitudes véritables) (similitudes de voisinage)

↓ ↓

Comparaison possible Comparaison impossible

↓ ↓

Dans le but de généraliser Proscrit toute généralisation

↓ ↓

Suppose existence de lois Suppose absence de toute loi

↓ ↓

Présuppose que les phénomènes Présuppose que les phénomènes


socioculturels évoluent sous le sceau culturels n’obéissent à aucune nécessité
de la nécessité (sont purement contingents)

↓ ↓

Possibilité et volonté d’ériger une Impossibilité d’une science :


science l’anthropologie est l’étude de
phénomènes uniques, qui tire son
modèle de l’histoire (anti-positivisme)

Reprenons l’essentiel de cette position, car elle allait peser lourd


(et pèse encore lourd) sur l’héritage ethnologique américain. Si
chaque culture est unique, il est impossible de généraliser. Or, une
« science de la culture » réclame la possibilité de généraliser dans le
but d’extraire des « lois ». En postulant l’unicité absolue de chaque
culture Boas en arrive ainsi à contredire la possibilité même de la
comparaison (au sens fort, et au sens d’une histoire culturelle) si ce
n’est pour y détecter une diffusion. L’anthropologie boasienne (et le
programme d’histoire culturelle) parvient ainsi à rejeter la possibilité
d’une « science de la culture » pour lui substituer la notion d’une
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 154

« histoire ». Mais l’histoire qu’elle préconise (et c’est ici son


deuxième sens dans l’oeuvre de Boas) n’est qu’une étude du singulier,
de l’événement individuel, de l’événement unique, qui ne se répète
pas (notons que ce n’est pas nécessairement la façon dont les
historiens comprennent leur discipline). Nous nageons désormais dans
un univers de pure contingence car l’unique marque le règne du
hasard. De plus, la contingence est le contraire de la nécessité, et il n’y
a aucune loi à tirer de l’événement unique. Le culte de l’unique, la
contingence de la culture et une posture anti-positiviste allaient ainsi
de pair. On comprend désormais qu’une fois son vernis évolutionniste
décapé, une fois lancé le programme d’histoire culturelle et la
cosmologie tylorienne bien implantée, la conception boasienne de la
culture se prêtait mieux que toute autre à un credo anti-positiviste.
C’est cette inversion intellectuelle, si lourde de conséquences, que
l’itinéraire de Boas représente de façon exemplaire. Son anti-
positivisme menait inéluctablement au dogme du relativisme culturel
car, si toute comparaison véritable entre cultures est impossible, on ne
peut comprendre un élément culturel qu’à l’intérieur de sa propre
culture. Nées d’une combinaison unique de facteurs, les cultures ne
peuvent plus se comparer. Seuls des traits isolés invitent encore
timidement la comparaison, mais uniquement pour tracer une histoire
qui n’est qu’un mouvement géographique.

2. Clark WISSLER :
le méthodologue

Retour à la table des matières

Si Boas a pensé le programme d’histoire


culturelle, il n’en a cependant pas fourni la
méthodologie. Ce seront Wissler et
Kroeber qui compléteront cette tâche.
À l’encontre de Boas et de certains de
ses adeptes, tel Lowie, Wissler n’était pas
aussi âprement anti-évolutionniste, et certainement pas anti-
positiviste. Ses visées étaient moins ambitieuses, plus concrètes.
Curateur d’un musée ethnographique de profession, il cherchait avant
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 155

tout à trouver un fondement adéquat sur lequel élaborer ses


exhibitions ethnographiques, une classification systématique pour
organiser ses expositions. Allait-il, par exemple, se contenter de
cataloguer ses collections selon l’origine ethnique de la culture
matérielle recueillie, présentant la « culture iroquoise », la « culture
dakota », ou la « culture apache » ? Ou allait-il les organiser par
thèmes : la chasse au buffle, l’art de la poterie et de la céramique,
l’agriculture du maïs, et ainsi de suite ?
Dans sa recherche d’une solution, la vision tylorienne de la culture
surgit comme un cadre théorique inespéré. Pour un muséographe, les
pièces d’une collection ethnographique en musée sont des produits
ouvrés, des éléments de ce que l’on appelle la culture matérielle, qui
de nécessité se présente de façon visible, tangible. Dans une
perspective muséographique, une culture n’est qu’une somme
d’éléments de culture matérielle, des éléments séparés, distincts les
uns des autres, et qu’on peut bêtement assembler dans une série de
caisses. Le parallèle avec la cosmologie tylorienne s’imposait de lui-
même, et la symbiose était inévitable.
En 1917, dans son premier et principal livre de méthodologie, The
American Indians, Wissler s’inspirait indirectement de Morgan,
malgré l’influence tylorienne, et choisissait les « arts of subsistance »
comme base de sa classification, c’est-à-dire le régime alimentaire
d’une population et, plus spécialement, la denrée principale de ce
régime alimentaire. Pourquoi ? Parce qu’il avait noté « the almost
universal tendency among the several groups of mankind to specialize
in some one kind of food which thereby becomes the staple, or main
support, to be supplemented by secondary foods when opportunity
permits » (1917 : 7) La remarque était d’une importance capitale, nous
allons le voir plus tard. Ce que Wissler découvrait, c’est que malgré la
grande variété de produits comestibles qu’offre un environnement
donné, chaque culture sélectionne une denrée principale, qu’elle
exploite au détriment de toutes les autres. Cette sélection lui
fournissait la base d’une classification rêvée, parce qu’elle
s’accompagne d’une deuxième caractéristique : la continuité
géographique. Chaque culture fait des choix, soit !, mais Wissler
remarqua également que des cultures voisines, ou des cultures qui
occupent le même type d’environnement, ont tendance à opter pour
les mêmes denrées dans leur régime alimentaire. Sans cette contiguïté
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 156

géographique des régimes alimentaires, il n’aurait pu y avoir de


classification. La combinaison des deux éléments lui permit ainsi de
délimiter pour les Amériques huit « aires alimentaires » (food areas) :
l’aire du caribou (le Grand Nord Canadien), du saumon (la Côte
Pacifique), du bison (les Plaines), du maïs (l’Est de l’Amérique du
Nord), des graines sauvages (le Sud-Ouest des U.S.A..), de
l’agriculture intensive (la Mésoamérique), du manioc (Amérique du
Sud), et celle du guanaco (les Andes).
Wissler se rendit vite compte que ces « aires alimentaires » étaient
trop vastes, qu’elles englobaient des cultures qui, en dernière analyse,
se révélaient trop différentes. Il décida donc d’aborder le problème par
l’autre bout, pour ainsi dire, à partir de présupposés directement issus
de Tylor, via Boas. L’unité minimale de l’observation
ethnographique, écrivit-il, est le « trait culturel » (l’ « élément
culturel » de Tylor). C’est l’unité de base de la « culture tribale »
mais, ajouta-t-il, les traits existent rarement de façon isolée. Prenons
la culture du maïs ; elle suppose une méthode de culture, un choix de
sol, une méthode de désherbage, une organisation des plants, une
façon de récolter, de faire sécher, de fumer, et ainsi de suite. Isoler la
pipe ou le maïs est absurde ; ils font partie, conclut Wissler, d’un
« complexe de traits » (trait complex), de sorte qu’il serait plus
approprié de parler d’une culture comme une « somme de complexes
de traits ». Cela lui servira de nouveau point de départ pour une
définition que nous utilisons encore. Suivons son raisonnement.
En étudiant la distribution géographique des complexes de traits, il
identifie ce qu’il appelle un « type culturel » (a culture type), c’est-à-
dire, un ensemble de cultures voisines partageant plusieurs des mêmes
complexes de traits, même s’ils varient quelque peu d’une culture à
l’autre. Déjà, le problème des pourcentages se profile en filigrane :
quel pourcentage de traits des cultures avoisinantes doivent-elle
partager pour qu’on les dise appartenir à un même « type culturel » ?
Wissler ne répond pas et, comme nous le soulignerons, ne peut pas y
répondre, car le problème est insoluble. Nous y reviendrons. Pour
l’instant, supposons cerné un « type culturel » ; on désignera alors
l’aire géographique caractérisée par un type culturel du nom d’ « aire
culturelle ». Le concept joua un rôle essentiel dans le développement
du programme d’histoire culturelle, et il fait même désormais partie
de notre patrimoine ethnographique, puisque nous découpons encore
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 157

l’univers ethnographique en aires culturelles, comme le dénotent les


intitulés mêmes de certains cours.
C’est à propos des aires culturelles que le problème
méthodologique se manifeste dans toute sa force. Comment, en effet,
tracer les frontières des aires culturelles (ou des types culturels) ? La
question était d’autant plus coriace qu’il n’y a pas vraiment de façon
de tracer des frontières dans une distribution géographique de
complexes de traits, ce que Wissler notait lui-même, lorsqu’il écrivait
que « the cultures of the various units (within a geographical area)
grade into each other. » (1917 : 242) En fait, il est
méthodologiquement impossible de délimiter des aires culturelles de
façon quantitative et « objective » ; la seule solution est intuitive et
arbitraire. Mais cela, Wissler ne pouvait l’admettre, et ce sera Julian
Steward (voir plus bas), quarante ans plus tard, qui le soulignera avec
emphase. Wissler cherchait en fait à élaborer une méthodologie
objective, sérieuse, « scientifique », et ne pouvait avouer son
impuissance. Il fonça donc dans la direction qu’il avait déjà esquissée,
postulant l’existence de « centres culturels ». Qu’est-ce qu’un centre
culturel ? C’est, répondit-il, la culture dont la position géographique
coïncide avec l’habitat de la culture la plus typique de l’aire. Et
qu’est-ce que la culture la plus typique ? Encore une fois, pas de
réponse ; on peut imaginer que c’est celle qui contient le plus grand
nombre de traits caractérisant le type culturel. Entre deux centres
culturels, nous trouverons des sociétés dont les cultures représentent
des gradients intermédiaires, et nous pouvons par conséquent dessiner
une ligne au point mitoyen entre deux centres culturels. Cette ligne
marquera les frontières l’aire culturelle entre ces deux centres. En
continuant ce tracé aux divers points mitoyens entre tous les centres
culturels qui entourent un centre culturel particulier, on trace ainsi les
frontières de l’aire culturelle de tous côtés.
Malgré tous ces raffinements, les notions de « type culturel », de
« centre culturel » et d’ « aire culturelle" étaient toutes arbitraires, ou
du moins purement intuitives car, sur la simple base d’une distribution
géographique de complexes de traits, il est impossible de circonscrire
des aires culturelles ou d’identifier des centres culturels. Mais les
ethnologues de cette époque, surtout ceux qui se rattachèrent au
programme d’histoire culturelle et qui s’intéressaient par conséquent
aux distributions de traits culturels ou de complexes de traits,
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 158

cherchaient à les raccrocher à leur environnement et ne pouvaient


éviter de se rendre compte que cette distribution ne se faisait pas
complètement au hasard. Elle semblait correspondre jusqu’à un
certain point à certaines contraintes environnementales. En cherchant
à cerner des aires culturelles, ils imposaient une dimension
géographique qu’il était impossible de découvrir sur la base d’une
méthodologie objective, mais qui résultait de leur connaissance intime
des cultures amérindiennes, ainsi que de l’environnement dans lequel
elles vivaient (les U.S.A.). En d’autres termes, ce n’est pas la
distribution géographique de traits qui mena aux tracés d’aires
culturelles ; bien au contraire, c’est la perception qu’eurent les
ethnologues de patterns géographiques dans la distribution des
cultures qui les incita à découper des aires culturelles. Car soulignons
que dans la notion d’ « aire culturelle », le terme « aire » véhicule un
référent purement géographique. Ce sont donc les découpages
géographiques qui suggérèrent des « aires » culturelles, et non la
distribution des cultures et de leurs complexes de trait qui révéla des
frontières géographiques. Les aires culturelles étaient ni plus ni moins
fondées sur une intuition géographique, superposée à la distribution
des complexes de traits.
Mais oublions les vices méthodologiques pour l’instant, car les
concepts d’aire culturelle et de centre culturel jouèrent rapidement un
rôle primordial pour le programme boasien d’histoire culturelle. Car,
dès les écrits de Wissler, le « centre culturel » apparut non seulement
comme le centre géographique d’une aire, mais comme un « centre de
créations ». Selon Wissler, c’est dans le centre culturel que les traits
ou complexes de traits étaient inventés, et c’est à partir de là qu’ils
étaient diffusés. Les traits rayonnaient, ou irradiaient à partir du
centre, pour ainsi dire. Toujours selon notre auteur, les premières
cultures à s’établir dans un environnement donné avaient l’avantage
de s’adapter les premières, et donc d’inventer leurs moyens de survie
matérielle et sociale. Les premières arrivées constituent donc les
cultures « créatrices de traits » et, par une espèce d’inertie culturelle,
« the successful adjustment of one tribe to a given locality will be
utilized by neighbours to the extension of the type... » (1917 : 339) et,
une fois inventé, les traits avaient une tendance innée « to expand to
the limits of the geographical area in which they arise, and no
further. » (1917 : 336)
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 159

En un mot, une fois inventés au centre, les traits se diffusent


jusqu’aux limites de l’aire, et ne vont pas plus loin ! Quant aux culture
limitrophes à l’intérieur de la même aire, elles ne font qu’imiter,
empruntant les inventions conçues au centre. Ne croyons surtout pas à
de la simple naïveté. Ce présupposé permettait à Wissler de suggérer
une « échelle temporelle » pour reconstruire l’histoire des traits, ce
qui, après tout, était le but ultime du programme. En effet, dans cette
représentation de la dynamique culturelle, Wissler pouvait utiliser une
simple distribution pour révéler une séquence temporelle. Si les traits
sont inventés au centre d’une aire, il s’ensuit que les centres culturels,
à l’intérieur d’un type culturel, représentent les cultures les plus
anciennes, et les traits que l’on retrouve du centre à la frontière de
l’aire doivent par conséquent être les plus anciens. Quant aux traits
qu’on ne retrouve que près du centre, ils ne peuvent, par la même
logique, qu’être plus récents. Bref, avec sa théorie des centres et des
aires culturelles, malgré son caractère intuitif et plutôt simpliste
lorsque étudiée quelque quatre-vingts ans plus tard, Wissler
découvrait l’aune nécessaire pour traduire des distributions
géographiques en séquences temporelles, pour mesurer une histoire
inscrite dans une distribution statique. Il prodiguait ainsi au
programme d’histoire culturelle ses outils les plus précieux pour
accomplir son programme.
En dessinant ses distributions de complexes de traits, Wissler ne
put s’empêcher d’observer que certains ne se diffusent pas
complètement au hasard, mais « voyagent » toujours en groupe ;
quelques complexes de traits se retrouvent toujours partout, et
uniformément, tout à travers l’aire culturelle. Comment expliquer
l’association de ces traits, le fait qu’ils ne se diffusent pas de façon
complètement indépendante et aléatoire, comme le veut la définition
tylorienne de la culture ? En 1917, Wissler suggérait une réponse qui,
en dernière analyse, n’en était pas une. L’association de certains
complexes de traits à l’intérieur de certaines cultures n’est pas
purement aléatoire, remarqua-t-il, elle est « historique ». Bien ! Mais à
quoi est-ce que cela rime ? Il répond : « If two complexes once
happen to get associated there is small chance of diffusing one
without the other. » (1917 : 351) En d’autres termes, il n’offre aucune
explication de leur association. Le fait que deux ou plusieurs
complexes de traits se soient associés au départ est purement fortuit,
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 160

un pure accident. Ils ont pu tout simplement être inventés presque


simultanément, ou se sont retrouvés ensemble par un concours de
circonstances purement imprévisibles. Mais, une fois « associés », ils
se déplacent ensuite en compagnie...
En 1923, dans Man and Culture, son deuxième livre célèbre, il
reprend cette question d’ « association de traits » qui, en fait, n’est
rien d’autre que celle des patterns culturels. Alors qu’il n’avait au
fond aucune réponse digne de ce nom en 1917, il en offre une plus
plausible en 1923, une que Kroeber lui-même reprendra. En effet,
dans ce dernier livre, il explique les patterns en termes de la créativité
de génies individuels. L’idée lui vint de sa propre notion de « centre
culturel ». En 1923, il en donne une image plus complexe. La
première culture à inventer certains traits, raisonne-t-il, est en quelque
sorte contrainte par ses propres inventions. Une fois que certains
individus à l’intérieur d’une culture ont inventé un nombre de traits et
que ces traits ont été « institutionnalisés » (c’est-à-dire ont été adoptés
par tous, et sont devenus des « traits culturels », ou « complexes de
traits culturels »), un certain pattern se développe presque
spontanément (pensez à la diffusion du romantisme de la littérature à
l’art, la musique, l’histoire et même la science), et entame « a process
of elaboration which reaches its maximum, and then begins to
disintegrate. » (1923 : 196) En d’autres termes, l’invention de traits
culturels a une espèce d’effet sélectif sur la culture qui les adopte, en
ce sens que les traits que l’on inventera par la suite auront tendance à
partager un certain « esprit de famille » avec les traits antécédents
jusqu’à ce qu’un thème (tels le classicisme, ou le romantisme) se soit
épuisé.
Il est très révélateur de contraster les vues de Wissler entre 1917 et
1923. Dans le premier ouvrage, Wissler s’intéresse aux classifications
et aux tracés géographiques (donc à la taxonomie) et, par voie de
conséquence, l’approche est plus matérialiste, donnant à
l’environnement une importance première ; après avoir analysé la
distribution géographique des complexes de traits dans son ouvrage de
1917, Wissler conclut en effet : « It is now clear that we have an
evolution of society that is determined by the conditions of the time
and place and not by the inborn traits of the people producing it. »
(1917 : 164) Il fait bien sûr référence à l’hérédité, mais il est
intéressant de noter qu’il omet toute mention des « forces internes »
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 161

dont parlait Boas. Lorsqu’il se penche sur ses distributions


géographiques, il ne voit rien d’autre que géographie et « histoire »
(en tant que déplacement dans l’espace). Dans le deuxième livre, par
contre, il met l’emphase sur la séquence temporelle, et sur les
similitudes entre cultures. Dans ce second volume les centres culturels
ne sont plus de simples moyens de tracer des aires culturelles, ce sont
des points de références cruciaux pour extrapoler des séquences
temporelles. De la diffusion (en 1917), il passe désormais à la
dynamique de l’invention (en 1923) et, comme toujours, la question
de l’invention soulève celle des facteurs psychologiques. Qu’est-ce
qui a suscité la première invention ? Pourquoi une culture voisine l’a-
t-elle acceptée ? Ce livre de 1923 donne donc à la psychologie une
place qui lui revient, même lorsqu’il analyse la diffusion. Comment
les traits se diffuse-t-il ? Les accepte-t-on aveuglément, ou avec
discrimination ? Une fois empruntés, les traits sont-il modifiés ? Si
oui, comment et pourquoi ? Y a-t-il certaines prédisposition
psychologiques à accepter certains traits et non certains autres ? Les
traits se diffusent-ils tous à la même vitesse, ou certains voyagent-ils
plus vite que les autres ? Si oui, pourquoi ? Une fois les distributions
statiques mises de côté et l’accent porté sur la dimension temporelle,
les questions de psychologie surgissent d’elles-mêmes.
Au total, l’itinéraire intellectuel de Wissler répétait en quelque
sorte celui de Boas, et tous deux allaient anticiper l’histoire même de
l’ethnologie américaine, dans sa quête des patterns. Boas, tout comme
Wissler, avait commencé sa carrière en privilégiant les facteurs
environnementaux, pour reconnaître ensuite l’importance des facteurs
psychologiques. Ces deux pôles - environnement et psychologie -,
allaient traverser la première moitié du siècle et complètement
articuler le développement de l’ethnologie américaine. Car lorsqu’on
se rendra compte du cul-de-sac auquel le programme d’histoire
culturelle acculait inéluctablement, les deux tentatives de solutions
vinrent précisément de ces deux pôles, soit la psychologie, avec Ruth
Benedict (et le programme de Culture et Personnalité qu’elle
inspirera) et l’écologie avec Julian Steward (et le programme
d’écologie culturelle associé à son nom). Mais cela nous mène déjà
trop loin. Avant d’aborder ces deux nouvelles solutions au problème
des patterns, il nous sied de comprendre l’impasse du programme
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 162

d’histoire culturelle dans l’oeuvre de son plus grand théoricien, Alfred


KROEBER.

3. Alfred KROEBER (1876-1960) :


Le théoricien

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Allemand de deuxième
génération, germanophone,
Kroeber fut le premier étudiant
de doctorat de Boas et le
deuxième à obtenir un doctorat
en anthropologie aux U.S.A. (en
1902). Grand spécialiste des
Indiens de Californie et du Sud-
Ouest, il créa la chaire d’anthropologie à Berkeley, où il y fit carrière.
Du programme d’histoire culturelle, Kroeber fut sans contredit le
plus grand théoricien, quoiqu’il n’ai laissé aucun véritable traité
théorique ; il a écrit un manuel, Anthropology, en 1923, manuel qu’il
revisa en 1948. L’ouvrage est en partie théorique mais l’essentiel de
ses vues théoriques virent le jours dans de multiples articles qu’il
rassembla en 1952 dans un recueil, The Nature of Culture. Deux de
ces articles nous suffiront amplement pour extraire l’essentiel de ses
vues, que complétera un examen d’un de ses ouvrages, soit The
Configuration of Cultural Growth (1952).
Faisons le point. Nous avons vu qu’en important une vision
tylorienne de la culture, Boas et Wissler introduisaient
subrepticement, et fort vraisemblablement à leur insu, des difficultés
qui, en bout de route s’avéreront insurmontables : sur la base d’une
simple distribution de traits, comment expliquer les patterns
culturels ? Nous avons déjà vu la réponse décevante de Wissler en
1917. Kroeber s’attaquera aux mêmes problèmes théoriques. Son cas
est des plus intéressants en ce qu’il poussa à leur limite logique toutes
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 163

les contradictions du programme d’histoire culturelle et de la


cosmologie tylorienne.
Kroeber reprendra le point de départ de Tylor, notamment que la
culture est une entité complètement dissociée de la société, tout en
essayant cependant d’en donner une définition qui évite l’atomisme de
Tylor. Il veut maintenir la séparation conceptuelle et analytique entre
culture et société tout en élaborant une définition de la culture qui
déplace l’accent du trait culturel vers le « tout culturel ». C’est ce qu’il
accomplit dans un de ses articles théoriques les plus célèbres, « The
Superorganic » (1917), dans lequel il élucide sa vision d’un
programme d’histoire culturelle.
Dans cet article, la démarche de Kroeber ressemble étrangement à
celle de Durkheim mais le mène à des conclusions radicalement
différentes. Nous essaierons de comprendre pourquoi au fil de
l’exposé.
Son point de départ dans cet article est une attaque contre le ra-
cisme. En effet, le racisme explique les différences culturelles à partir
d’aptitudes différentes selon les races (discrimination raciale) et est
donc foncièrement réductionniste. Pour le combattre, il développera
ce qu’il appelle une proclamation anti-réductionniste, ce qui le mènera
à des thèses relativement voisines de Durkheim.
En effet, si l’anthropologie (culturelle, ou ethnologie) se veut une
discipline autonome et indépendante - bref, une discipline qu’on ne
puisse réduire à la psychologie, à la biologie ou à la géographie 22 -
elle doit par conséquent se définir un objet d’étude autonome (donc,
également irréductible). Vous voyez le parallèle avec Durkheim. Cet
objet autonome existe, conclut Kroeber, et c’est la culture. La culture
est donc un phénomène sui generis, irréductible à la biologie, à la
psychologie et à la géographie, ce qui l’amène, tout comme Durkheim
à propos de la société, à se la représenter comme une entité supra-
organique (plus logiquement, supra-individuelle). Voyons les étapes
de sa démonstration.

22 Notez l’inclusion de la géographie, « marque de commerce » de l’ethnologie


américaine pendant cinquante ans, et qu’on peut rattacher à l’origine alle-
mande de ses pionniers. La dimension géographique est absente chez
Durkheim.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 164

Boas avait déjà opéré en 1911 une dichotomie entre ce qui a trait
au corps, ou somatique, objet d’une anthropologie physique, et ce qui
a trait à l’esprit, objet d’une ethnologie (ou d’une anthropologie
culturelle). Kroeber pousse plus avant. Certains traits se transmettent
par le corps, observe-t-il ; ils sont par conséquent héréditaires et font
l’objet de cette partie de la biologie qui étudie l’hérédité. D’autres
phénomènes, par contre, se transmettent par l’esprit. Ils ne sont ni
héréditaires ni innés, mais appris par chaque individu ; ce sont les
phénomènes proprement culturels. On retrouve ici Tylor
textuellement.
La culture, de continuer Kroeber, est spécifique à l’espèce
humaine. Mais qu’est-elle, au juste ? C’est, répond-il, un message, et
les individus qui forment une société ne sont que les porteurs de ces
messages (encore une fois, ce sont des culture-bearers), de sorte que
société et culture sont profondément différents : « la tradition [lisez :
culture] est quelque chose d’ajouté aux organismes qui la véhiculent,
quelque chose qui leur est imposé, externe (italiques ajoutées) »
(1917 : 32, traduction libre) On retrouve ici à propos de la culture ce
qu’on découvrait à propos de la société chez Durkheim : la culture est
une réalité autonome et indépendante (un phénomène sui generis)
parce qu’elle est externe à l’individu, qui n’en est que le réceptacle,
pour ainsi dire, le « porteur ». Cela, aux yeux de Kroeber, résumerait
la différence principale entre l’espèce humaine et les espèces
animales. Les animaux naissent avec un message (leurs
comportements) déjà inscrit dans leur programme génétique, un
message héréditaire auquel ils ne peuvent rien ajouter. De plus, ils ne
connaissent qu’un message et ne peuvent jamais en apprendre un
second. Enfin, si on pouvait parler de « message » dans le cas de
comportements animaux on devrait également conclure qu’il ne
change pas. Ce qu’on sait du comportement des éléphants
aujourd’hui, on peut l’extrapoler à un passé indéfini. De plus,
l’éléphant ne peut jamais apprendre le « message » du léopard. Parce
que les « messages » animaux ne changent pas, selon Kroeber, les
animaux sont sans histoire et sans variabilité intra-spécifique (à
l’intérieur d’une espèce).
La culture, par contre, n’a rien de statique. Parce que c’est un
message externe, il peut s’allonger ; bref, la culture est cumulative. De
nouvelles inventions, de nouveaux éléments viennent sans cesse
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 165

s’ajouter ; elle n’est jamais la même d’une période à l’autre. Toute


culture a donc changé, elle possède une histoire qui explique sa
singularité, et la variabilité humaine.

Mais attention : même si la culture progresse par inventions ou


découvertes, Kroeber réduit complètement le rôle des individus
dans ces inventions. Son argument est statistique, pour ainsi dire. Il
présuppose que la quantité de génies est uniforme dans le temps et
l’espace. Or, il note que les inventions se font sporadiquement. On ne
peut donc attribuer les progrès de la civilisation à l’action d’individus,
en conclut-il. C’est la civilisation qui progresse et qui, lorsqu’elle est
prête, se matérialise, ou s’incarne, pour ainsi dire dans un individu
donné ; mais ce pourrait un autre, comme les inventions simultanées
le démontrent. Donc, dissociation complète entre culture et indivi-
dus, et déni presque complet du rôle des individus dans le progrès
de la civilisation.

De ceci découle un certain nombre d’implications


méthodologiques :

1) La culture est intrinsèquement historique (parce que


cumulative), de sorte que culture et histoire ne sont que les
deux faces d’une même pièce de monnaie. Par voie de
conséquence, si la culture est histoire, toute étude de la culture
(anthropologie culturelle) sera par définition une histoire
culturelle. Nous revenons au point de départ de Boas, mais par
un long détour théorique et axiomatique.
Avant de passer à la deuxième implication méthodologique,
arrêtons-nous un instant pour comparer les arguments de
Durkheim et Kroeber. Les deux visaient à définir des objets
d’étude autonomes et irréductibles, et les deux y parvinrent en
postulant le caractère externe du phénomène étudié (société
pour Durkheim, culture pour Kroeber). Mais, du caractère
externe de la société Durkheim en inférait son aspect coercitif
alors que, du caractère externe de la culture, Kroeber en conclut
à son caractère cumulatif. Des mêmes prémisses, deux
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 166

conclusions divergentes. Pourquoi ? Nous essaierons d’y


répondre plus bas. Retournons à la méthodologie. Nous y
retrouverons encore un étroit parallélisme avec Durkheim.
2) Rappelez-vous Durkheim. Si le fait social ne peut se réduire à
rien qui ne soit social, il s’ensuit de cette irréductibilité que
seuls des faits sociaux peuvent expliquer d’autres faits sociaux.
Kroeber ne raisonne pas autrement. Si la culture est
irréductible, on ne peut donc expliquer de phénomènes culturels
que par référence à d’autres phénomènes culturels. C’est le
principe de clôture de l’anthropologie culturelle, tout
simplement. Toute tentative d’expliquer la culture par référence
à des différences raciales, ou à des psychologies dissemblables,
ou à des particularités environnementales, est par définition
réductionniste. Si on conjugue ces deux conclusions
méthodologiques (soit (1) et (2)), que trouve-t-on ?
3) Que l’histoire, méthodologie première de l’anthropologie
culturelle (dans la perspective d’histoire culturelle qui est celle
de Kroeber) consiste à mettre en rapports des phénomènes
culturels entre eux. Voilà un troisième sens attaché au concept
d’ « histoire », un sens relativement spécifique à Kroeber mais
qu’il importe de souligner. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
De cette nouvelle implication, quelle autre déduire ?
4) Que cette histoire, qui met en rapport des phénomènes culturels
entre eux, ne peut s’appliquer qu’à l’intérieur de cultures
individuelles perçues comme totalités distinctes et
individualisées. Cela pose problème, car ces cultures indivi-
duelles progressent. Quand commencent-elles, et quand finis-
sent-elles ? Le problème est épineux, et il y répond ailleurs en
supposant que les cultures, mêmes si elles cumulent de nou-
veaux traits, conservent les mêmes caractéristiques pendant des
centaines d’années. Malgré leur historicité, elles sont puissam-
ment statiques ! Enfin,
5) Si l’on établit des rapports entre les éléments d’une culture
individuelle, on se doit de conclure que ces totalités culturelles
(whole cultures) sont intégrées, d’une façon ou d’une autre,
qu’elles sont configurées, ou patterned.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 167

L’argument était remarquablement astucieux. Tylor n’était jamais


parvenu à concevoir la culture en tant que totalité configurée. A partir
des mêmes prémisses que Tylor Kroeber réussissait à déduire la
nécessité d’étudier des cultures individuelles conçues comme totalités
configurées ! Cette vision des choses, il l’élabore encore plus en détail
en 1949 dans un autre article, « The concept of culture in science ».
Dans cet article, il distingue quatre « niveaux d’organisation” » (un
peu comme les « niveaux de complexité » chez Comte) dans lequel est
intégré l’individu : la culture, la société, la psychè et l’organisme.
Chacun de ces niveaux, déclare-t-il, est indépendant sur les plans de
l’analyse et de l’explication. Néanmoins, remarque-t-il, plus nous
descendons dans cette hiérarchie (vers l’organisme), plus les
phénomènes se prêtent avec succès aux méthodes des sciences
exactes, méthodes qui, à son avis, ne peuvent s’appliquer qu’à des
phénomènes révélant une grande uniformité, des phénomènes
récurrents, réguliers et par conséquent prévisibles. Mais plus on
monte dans la hiérarchie (vers la culture), plus les phénomènes
échappent à des telles méthodes parce qu’ils n’exhibent pas les mêmes
caractéristiques d’uniformité, de récurrence, de régularité et de
prévisibilité, et plus ils se prêtent au type d’approche que pratiquent
les historiens. En d’autres termes, l’histoire serait l’outil de
l’anthropologie culturelle et la science, l’outil de l’étude biologique.
Nous retrouvons le contraste boasien entre science et histoire, mais
une « histoire » en tant qu’étude de l’unique qui nous renvoie au
Kroeber de 1917.
La science, selon Kroeber, est une activité qui procède d’une
méthode particulière. Confrontée à la riche et luxuriante complexité
du réel, elle cherche d’abord à l’appauvrir, en isolant certains
phénomènes par la méthode expérimentale (une expérience consister à
éliminer l’influence de certains facteurs, tels l’humidité, la pression
atmosphérique, le vent, le magnétisme et même la gravité, de nos
jours), pour en rechercher les causes. L’histoire (selon Kroeber,
toujours) utilise une méthode tout à fait contraire. Elle ne tient pas
compte des événements qui se répètent avec régularité (encore une
fois, toujours selon Kroeber) et à propos desquels on pourrait
généraliser. Comme l’avait déjà noté Boas, elle analyse les
événements singuliers, uniques (telle la Révolution française), et sa
démarche consiste à contextualiser ces événements, c’est-à-dire à les
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 168

relier à d’autres événements à la fois contemporains (dans l’espace)


et antérieurs (dans le temps). En d’autres termes, elle restitue les
événements dans l’ensemble de leurs rapports spatiaux et temporels.
Elle ne les appauvrit pas, comme la science, mais vise au contraire à
leur rendre toute leur complexité existentielle première. En résumé, si
la science généralise pour découvrir la cause des phénomènes,
l’histoire particularise pour retrouver le sens des phénomènes. Nous
retrouvons là une prémisse de Tylor que j’ai (volontairement) omise,
notamment que si les phénomènes culturels sont des produits de
l’esprit, les expliquer, c’est fondamentalement retrouver leur sens. On
peut tout rassembler dans le tableau ci-dessous.
La méthode de l’anthropologie culturelle, dans la perspective
kroeberienne, demeure une histoire culturelle mais, dans ces derniers
développements, l’« histoire » de Kroeber n’est plus celle de Boas ou
de Wissler. L’histoire culturelle de Kroeber c’est, d’abord et avant
tout (dans ses écrits théoriques), une recherche du « sens culturel », un
sens que l’on ne peut reposséder qu’en replaçant l’élément dans le
tissu de ses rapports avec d’autres éléments dans l’espace et le temps.
Ayant élaboré sa vision de l’histoire, Kroeber se demande ensuite
quels seraient les phénomènes culturels les plus « purs », les moins
entachés de biologie, de psychologie, ou de l’influence de
l’environnement. En 1949 il trouve dans le langage son candidat idéal
(plus tard, ce sera l’archéologie préhistorique !), car on peut étudier la
langue indépendamment de la parole, c’est-à-dire en elle-même,
détachée de tout locuteur (comme on peut apprendre le latin, alors que
plus personne ne l’utilise comme langue maternelle). Dans ce
développement inattendu de sa pensée (toujours dans cet article de
1949), l’analyse linguistique devient le modèle d’une analyse
culturelle. Mais comment conçoit-il l’analyse linguistique dans ce
texte ? Sur le modèle de sa conception de l’histoire : une analyse
linguistique, à ses yeux, cherche à reconstruire le système de tous les
rapports syntaxiques et grammaticaux entre éléments linguistiques.
Mais attention ! La linguistique est un vaste champ ; c’est l’étude du
language, qui comprend moult dimensions, dont la grammaire, la
sémantique, la sémiotique, la philologie, le symbolisme, et ainsi de
suite. Or, cette définition de Kroeber ne circonscrit en rien la
linguistique, mais définit purement et simplement une grammaire.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 169

HISTOIRE SCIENCE

Étudie l’unique, le non-récurrent Étudie le récurrent, ce qui se répète

Elle contextualise (replace les éléments Elle isole (sort les phénomènes de leur
dans leur contexte spatio-temporel) contexte, par expérimentation)

Reproduit la richesse et la complexité Elle appauvrit la réalité telle que vécue


de l’événement unique sur le plan existentiel

Elle particularise pour redonner aux Elle généralise pour découvrir la ou les
éléments leur sens causes des phénomènes

La conclusion, à bien y songer, est époustouflante. Reprenons ses


propres prémisses : définir une anthropologie culturelle qui soit une
histoire culturelle. Or, y a-t-il dans le domaine des sciences sociales
quelque chose de plus a-historique, de plus dépouillé de toute histoire
qu’une grammaire ? Je ne parle pas des « grammaires historiques » à
la Grimm et autres reconstructions philologiques de même acabit,
mais bien de grammaire, telle celle de Grévisse ou Bescherelle. Une
grammaire se compose tout bêtement de l’ensemble de règles qui
articulent les éléments syntaxiques et grammaticaux, voilà tout. Ici
réside le premier grand paradoxe de la réflexion kroeberienne, celui
d’un programme d’histoire culturelle qui mène à la rédaction d’une
grammaire !

Avant d’aller plus loin, comparons une dernière fois son les
itinéraires de Kroeber et Durkheim. Du caractère externe de la société,
pourquoi Durkheim en conclut-il à la contrainte sociale ? Parce qu’il
désirait établir une science de la société et que, pour ce faire, il lui
fallait identifier des phénomènes récurrents, réguliers et prévisibles.
Or, la contrainte sociale engendre précisément ce type de
phénomènes. De plus, préoccupé par l’étude du social, il analyse les
interactions, ainsi que les groupements humains. Kroeber, au
contraire, adopta d’entrée de jeu une posture anti-positiviste. Du
caractère externe de la culture il aurait pu conclure également à son
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 170

aspect contraignant mais il évite de suivre cette voie parce que cela
l’aurait conduit à une destination contraire à celle qu’il visait. Il
voulait en arriver à une histoire culturelle et, en déduisant l’aspect
cumulatif de la culture de son caractère externe, il débouchait sur
l’histoire-invention ou emprunt culturel, et sur la notion d’histoire –
ou plus précisément historiographie – en tant qu’étude de l’événement
unique, singulier.
L’histoire culturelle de Kroeber, vous vous souviendrez,
présuppose l’existence de patterns. Or, que sont ces patterns ? Il en
fera un des thèmes centraux de son oeuvre. Ces patterns, il les
cherchera d’une part dans les sociétés qui ont laissé des documents
écrits, dans son énorme volume, Configurations of Culture Growth
(1952).

1. Les patterns culturels


dans les sociétés à documents écrits

J’inverse ici la chronologie, car Kroeber traitera des patterns de


sociétés sans documents écrits bien avant Configurations of Cultural
Growth, d’une part dans ses petits sketchs ethnographiques, qui
culmineront dans son volumineux Cultural and Natural Areas of
North America (publié en 1938 mais écrit en 1931). J’en traiterai
sommairement plus loin mais je commence par sa notion de patterns
dans les sociétés à documents écrits.
Sa première publication sur le sujet date de 1919 et porte sur une
question de mode. Il se concentre sur les robes de soirées telles
qu’elles sont décrites dans des périodiques sur la mode. Je n’entrerai
pas dans le détail, c’est plutôt compliqué. Il utilise plusieurs mesures,
mais n’en retenons qu’une, soit la longueur des robes. En notant
systématiquement la longueur des robes sur deux ou trois siècles il
découvre un « pattern ». Il y a un véritable mouvement cyclique : de
courtes, les robes s’allongent jusqu’à une longueur maximale, puis se
rétrécissent. Le cycle lui apparaît très clair à propos de la majorité des
mesures mais ce qu’il note vient soutenir l’une de ses principales
thèses. Qui pense mode pense génie individuel, Dior ou Gucci,
invention de cerveaux particulierement doués. Or ce qu’il observe
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 171

dément cette thèse, car la cyclicité des tendances est d’une durée d’au
moins cent ans, soit beaucoup plus que l’espérance de vie créatrice
d’un individu. D’une part si la mode dépendait de la pure individualité
on ne retrouverait pas cette cyclicité ; mais s’il y avait individualité et
cyclicité pour diverses raisons, cette cyclicité devrait être inférieure à
l’espérance de vie créatrice d’un créateur originel. En d’autres termes
cette découverte venait confirmer son intuition : la quantité de génies
est uniforme dans le temps et l’espace, et le fait qu’on les retrouve ici
plutôt que là n’est pas le résultat de leur œuvre, mais le résultat d’un
déterminisme civilisationnel ; ce sont ses termes. Bref, c’est la
civilisation qui progresse et s’incarne ici et dans dans un cerveau
supérieur particulier. Si ce n’était pas celui-là, ç’aurait été un autre.
C’est cette intuition qu’il développe dans toute son ampleur dans
Configurations of Culture Growth.

Dans cet énorme volume, il reprend les thèses de 1919. D’une part,
il y aurait distribution uniforme des capacités intellectuelles à travers
l’espace et le temps. Mais quand on suit dans le détail la progression
des œuvres culturelles (ici, il veut dire « haute culture », c’est-à-dire
littérature, art, philosophie, et ainsi de suite), on observe des jaillisse-
ments sporadiques de créativité : le développement scientifique de
Copernic à Newton, la Renaissance italienne, et ainsi de suite. Bref, si
ces manifestations « géniales » ne sont pas uniformes dans le temps et
l’espace, comme le sont les « génies », elles ne peuvent être le produit
d’actions individuelles mais, encore une fois, d’un déterminisme civi-
lisationnel.
Il découvre une certaine cyclicité entre les différents domaines ar-
tistiques et scientifiques. S’il y a des périodes de grande créativité qui
se traduisent par l’invention de multiples traits culturels qui se
développent à partir d’un thème de base, on finit par épuiser ce thème.
Une phase d’évolution suit l’invention originelle mais, au fil des
développements, tant de détails s’ajoutent que cette évolution devient
« involution ». On passe ainsi du gothique au baroque, puis au rococo.
On ne peut plus greffer d’ajouts, l’architecture croule sous une masse
de détails qui inhibent toute créativité. Les développements
deviennent stériles. Une période de grande créativité atteint un
sommet, ce qu’il appelle un « climax culturel » auquel succède une
période de stérilité, laquelle déclenche une nouvelle période de
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 172

créativité, et le cycle recommence. Et ces cycles se répètent sans


cesse. D’une intuition originale on « évolue » jusqu’à atteindre
« sommet ou climax culturel ». Passé ce climax tout périclite, on
travaille les détails jusqu’à l’absurde. Ces cycles de croissance et de
climax suivis de dégénérescence, ce sont également des patterns ; en
fait, c’est très précisément ce que Kroeber désigne par l’expression
« configurations of culture growth ». Notons que ces climax, il ne les
explique pas ; il les décrit tout simplement en termes du nombre
d’éléments culturels. Ce n’est qu’une liste d’éléments.
Ces derniers développements font ressortir le troisième grand
paradoxe de l’approche kroeberienne. Pensons à ce Kroeber anti-
positiviste cherchant à contextualiser, à particulariser. Or que
découvre-t-il dans cette recherche de patterns dans les sociétés à
documents écrits ? Derrière les cycles de croissance de civilisations il
discerne en dernière analyse une nécessité (toujours en tant que
contraire de « contingence ») parce que, subrepticement, ses études
l’amènent à croire que la culture possède un dynamisme propre,
qu’elle évolue d’elle-même selon ses propres lois. L’apôtre de
l’unique et du contingent soudainement devenu missionnaire du
positivisme ! Il récupère en effet une vision quasi évolutionniste et, de
l’évolutionnisme, il entérine un autre credo, soit le rôle négligeable de
l’individu dans l’Histoire. Si la culture se meut d’elle-même, elle
évolue dans une certaine direction et les individus n’en sont que les
manifestations. Nous baignons à nouveau dans le plus pur
essentialisme. Selon Kroeber, l’Histoire se fait d’elle-même et il faut
que la civilisation soit prête pour qu’une invention apparaisse. Si
Galilée ou Newton n’avaient jamais vu le jour, quelqu’un d’autre
aurait fait leurs découvertes. Au dix-septième siècle, la civilisation
était mûre pour leurs inventions et il fallait par conséquent que ces
inventions se fassent. En gonflant le rôle de la culture, Kroeber en
minimisait d’autant le rôle des individus dans l’évolution culturelle ;
c’est la Culture qui évolue, et les individus se conforment à son
évolution.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 173

2. Dans ses autres écrits


sur les sociétés sans documents écrits :

Pour comprendre le deuxième sens de ce que Kroeber entend par la


notion de « configuration » (pattern) dans un ensemble civilisationnel,
il faut se tourner vers l’anthropologie allemande du 19ième siècle et
surtout au mouvement qui se rattache à Dilthey. Nous avons tous fait
l’expérience vécue de la spécificité des cultures. Prenons la culture
française. Lorsqu’on parle d’une approche cartésienne (c’est-à-dire,
hypothético-déductive) et d’un certain amour du verbe pour le verbe,
on peut penser spontanément à l’épithète « français ». Par contre,
lorsqu’on fait référence à une orientation expérimentaliste,
farouchement empiriste et inductionniste, avares de mots, on la
rattache intuitivement à l’Angleterre. Il y aurait ainsi un « génie
français » ou un « génie anglais » 23, quelque chose d’unique et
d’identifiable qui imprime à un produit culturel la marque indélébile
« made in France » ou « made in England ». On peut désigner de la
même façon une époque et parler du « génie du siècle des Lumières »
ou du « génie romantique ». Il y a une littérature, un art, une musique
et même une historiographie romantiques, un ensemble d’éléments
qui portent la marque « romantique ». C’est ce qui incita les
ethnologues allemands du 19ième siècle à parler de Volkgeist
(« esprit », ou « génie » d’un peuple), de Kulturgeist (esprit d’une
culture) et de Zeitgeist (esprit d’une période). Or, le lien entre les
éléments « romantiques », par exemple, est indéniable et, pour
Kroeber, ils forment une configuration. Mais comment analyse-t-il ces
configurations ? D’une façon qui rappelle étrangement Wissler.
Aux yeux de Kroeber, certaines périodes révèlent une grande
créativité culturelle et exhibent une extrême prolifération de traits
autour des mêmes thèmes. Un ou deux esprits innovateurs inventent
quelques traits qui partagent des éléments communs, et ces traits
influencent pour un moment l’orientation que prendront les inventions
subséquentes, de sorte que l’on exploite le thème original jusqu’à ce

23 Pour une merveilleuse démonstration, un livre ignoré des ethnologues mais


qui en fait un des premiers chefs-d’œuvre d’anthropologie culturelle, je vous
convie de lire De l’Allemagne de Madame de Staël.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 174

qu’il soit plus ou moins épuisé. Pensons aux premiers architectes qui
inventèrent le style gothique. Ceux qui les suivirent en furent inspirés,
raffinèrent le style, ajoutèrent quelques autres éléments autour des
mêmes thèmes, jusqu’à ce que le style atteigne un point culminant au-
delà duquel il devient stérile. Ces patterns (le style gothique, le
romantisme, et ainsi de suite), bien sûr, se développent au cours d’une
période mais ils apparaissent sous un certain angle comme des
configurations presque synchroniques. Ils ne le sont pas, mais on peut
raisonner comme s’ils l’étaient. On parlera alors du « génie
romantique » comme une configuration. Examinons de plus près la
procédure kroeberienne dans cette perspective.
En premier lieu, il faut apprécier que l’inspiration de départ, celle
d’une espèce d’ « esprit » ou de « génie » d’une culture ou d’une
époque est d’abord et avant tout intuitive et qualitative. C’est cela que
Kroeber tente de saisir mais qu’il ne réussit jamais à cerner.
Pourquoi ? Parce que, en dernière analyse, il ne fait que traduire, en
termes quantitatifs, ce qui est essentiellement une intuition
qualitative. Mais cette traduction quantitative n’explique rien. Pour
rendre compte du romantisme, par exemple, Kroeber ne dit pas grand
chose. Il nous le présente comme une période pendant laquelle un
grand nombre de traits furent inventés autour d’une intuition
fondamentale. Sur les plans de l’analyse et de l’explication, nous
n’avons pas avancé d’un micromètre. Kroeber n’a fait qu’observer
une configuration et la décrit tout bêtement dans une arithmétique de
traits culturels. Tel est, en fait, l’échec fondamental de l’histoire
culturelle, et il ne pouvait en être autrement dans le cadre d’une
cosmologie tylorienne. Tant et aussi longtemps que la culture
s’atomise en un nuage de traits comptabilisables, les patterns ne
peuvent s’exprimer que dans une arithmétique, un simple catalogage,
une comptabilité de traits. La vision tylorienne de la culture ne
pouvait engendrer rien d’autre. Pour recomposer la culture en tant que
totalité individualisée et configurée à partir de traits ou de complexes
de traits culturels, on n’a jamais pu trouver mieux, dans le programme
d’histoire culturelle, que de décrire une multiplication de traits autour
d’une invention clé ou d’une découverte première. On revient à la
thèse de Wissler : une fois une invention devenue « convention »
(acceptée comme trait culturel), elle prédétermine, dans une certaine
mesure et pour un certain temps, l’orientation des découvertes ou
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 175

inventions futures. Elle ouvre une voie, trace une piste dans laquelle
s’engagent ensuite les autres « créateurs », et une nouvelle piste
n’apparaît que lorsqu’on est allé jusqu’au bout de la précédente.
Bref, dans un sens comme dans l’autre, les patterns de Kroeber se
réduisent à une arithmétique de traits culturels. C’est là l’impasse
foncière du programme d’histoire culturelle.

II. RUTH BENEDICT (1887-1948) :


UNE RÉPONSE PSYCHOLOGIQUE
À LA QUESTION DES PATTERNS

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Nous avons été jusqu’ici té-


moins d’une entreprise acharnée
de démolition de
l’évolutionnisme et d’élaboration
d’un programme délibérément
anti-positiviste en anthropologie
culturelle. Inspirés de Tylor, les
ethnologues américains des deux
premières décennies du vingtième
siècle (les plus célèbres, tous
d’origine allemande, de première
ou de deuxième génération) héri-
taient d’une vision atomiste de la culture. Dans cette cosmologie cul-
turelle les éléments, ou traits culturels, indépendants les uns des
autres, suivent chacun leur trajectoire propre, sorte de nuage d’atomes
dans un univers sans loi de gravité, sans principe qui puisse expliquer
comment les différents éléments peuvent former des touts cohérents.
Dans sa volonté d’esquiver cet atomisme pour rendre compte des pat-
terns culturels nous avons vu que le programme d’histoire culturelle
de Boas menait à une impasse. La solution ne pouvait provenir que
d’une source autre que cette histoire culturelle. Cette source, Ruth Be-
nedict la trouva dans la psychologie et l’exprima de la façon complète
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 176

dans son célèbre Patterns of Culture (1934), l’un des best-sellers de la


littérature anthropologique, à l’étude duquel je limiterai cette présen-
tation.
Revenons brièvement à Kroeber. Sa représentation de la culture
souffrait d’un autre paradoxe. Si la culture est apprise par l’individu
elle ne peut lui être complètement externe. Ce fut, en quelque sorte, le
point de départ de Ruth Benedict. Cette analogie de l’individu en tant
que tableau vierge sur lequel viendrait s’écrire le « message » culturel
est erronée, remarque-t-elle, parce que la culture n’est pas simplement
un message écrit ; c’est plutôt quelque chose de gravé dans l’individu.
Si on cherche une analogie à tout prix, il faudrait plutôt considérer
l’individu comme de la pâte à modeler qu’on peut sculpter de mul-
tiples façons car, insiste-t-elle, la culture moule, elle façonne
l’individu. Nuance fondamentale qui allait réorienter l’anthropologie
culturelle vers de nouveaux horizons.
Car Benedict pensait la culture, non plus exclusivement en termes
de produits de l’esprit, comme ses prédécesseurs, mais en termes de
comportements. Mais prenons garde ! Elle n’évacue pas les idées. Au
contraire, comportements et produits de l’esprit lui apparaissent
comme les deux faces d’une même monnaie car la culture, en tant que
« comportements appris en société », présuppose un ensemble d’idées
à propos de ce qui constitue le comportement idéal. Mais là où les
ethnologues boasiens subsumèrent tout sous la notion d’idée Benedict
redonna au comportement une partie de sa réalité. Ce faisant, elle ré-
introduisait l’individu lui-même dans l’analyse culturelle car elle
croyait impossible de séparer culture et individus ; tout au contraire,
elle suppose que la culture agit sur les individus, moulant et modelant
leurs comportements.
Paradoxalement, on retrouve une anthropologie qui, à première
vue, nous rappelle Durkheim. En effet, la culture de Benedict se com-
pose de produits de l’esprit – systèmes de valeurs - qui contraignent le
comportement individuel et l’orientent dans certaines directions par-
tagées par le groupe ; aurions-nous affaire aux normes de Durkheim ?
Non, le parallélisme n’est que superficiel. Malgré la notion de con-
trainte le rapport chez Benedict est entre l’individu et sa culture,
l’individu qui « apprend » sa culture, qui l’assimile. En dernière ana-
lyse, nous avons faussé compagnie à Durkheim dès le point de départ,
car l’idée clé de l’anthropologie de Benedict n’est pas à trouver dans
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 177

l’organisation des relations sociales et la formation de groupes,


comme chez Durkheim, ou même dans l’accumulation et l’histoire,
comme chez Kroeber ; elle réside dans le pouvoir de sélection de la
culture. L’analogie provient encore du langage. On reconnaissait de-
puis longtemps que l’enfant humain naît avec l’aptitude de prononcer
une gamme impressionnante de sons mais que chaque langue ne sélec-
tionne qu’un nombre restreint de ces sons dans la formation de pho-
nèmes (la majorité des langues ont quelque trente phonèmes). De la
même façon, Benedict note que l’enfant humain naît doué d’une plas-
ticité comportementale étonnante, capable d’apprendre un vaste éven-
tail de comportements variés mais la culture, comme le langage, ne
privilégie qu’un nombre limité de ces comportements.

Implications méthodologiques :

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1. Pour comprendre comment la culture sélectionne les comporte-


ments il faut pouvoir la relier à une population spécifique, et à un
moment donné dans le temps ; en un mot, il faut traiter de cultures
dûment circonscrites dans le temps et l’espace, donc perçues comme
totalités individuelles et distinctes. Ce sont ces deux éléments - com-
portements et cultures individuelles - qui sous-tendent sa solution au
notoire problème des patterns.
2. En effet, l’intégration des traits culturels, sa configuration ou
patterning, est à comprendre en termes de sélection car les sociétés
bien configurées sont également bien intégrées. Or, selon Benedict,
pour obtenir une société bien intégrée la sélection ne peut se faire au
hasard ; si la culture sélectionnait des comportements contradictoires
elle ne serait pas harmonieusement intégrée et les individus ne le se-
raient pas non plus. Cette perception du rapport entre les individus et
la culture repose sur un postulat implicite : qu’on ne peut sélectionner
des comportements contradictoires si l’on veut des individus à la per-
sonnalité harmonieusement intégrée (faux psychologiquement). Bref,
elle a donc une vision plutôt monolithique de la personnalité. La so-
ciété doit donc être cohérente dans sa sélection pour produire des per-
sonnalités intégrées et c’est cette cohérence qui configure, qui est à la
source des patterns.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 178

Mais les idées reviennent à la charge ! Pour sélectionner des


comportements, toujours selon Benedict, la culture doit se définir des
visées, des buts, des motifs ; bref, un ethos ou un système de valeurs.
Un comportement culturel nécessite une visée culturelle. La culture
doit d’abord définir des motivations, des systèmes de valeurs, un ethos
particulier. En bout de route, la culture façonne les comportements
en définissant un ethos particulier.

Dans un article de trois ans antérieurs à la publication de Patterns


of Culture Benedict s’était inspirée d’une distinction du philosophe
allemand Friedrich Nietzsche 24 (fin du 19ième siècle) entre cultes
apolliniens (cultes à Apollon) et cultes dionysiaques (cultes à Diony-
sos, dieu du vin en Grèce antique) pour comprendre les configurations
culturelles de deux populations amérindiennes très connues, soit les
Zuñi (Nouveau Mexique) et les Kwakiutl (Colombie Britannique).
Nietzsche avait défini le culte apollinien « ... par la poursuite de la
sobriété, de la mesure, la méfiance à l’égard de l’excès et de l’orgie. »
(1932 : 137) Au contraire, ce qui est dionysiaque « ... donne de la va-
leur à l’excès comme une façon de s’échapper vers une existence au-
delà des cinq sens, et s’exprime culturellement par la recherche
d’expériences douloureuses et dangereuses, la pratique d’excès émo-
tionnels et psychologiques, par l’état d’intoxication alcoolique, les
expériences hallucinogènes et la transe. » (1932 : 137, traductions
libre) Ces ensembles de valeurs, ou « ensembles psychologiques »
comme elle les désigne alors, « ... peuvent façonner la culture lors-
qu’ils sont institutionnalisés. » (1932 : 137, traduction libre). Elle al-
lait développer ces idées en détail dans Patterns of Culture.
Commençons par les Zuñi. Ils vivent dans des villages gouver-
nés par une par des prêtres ; ils forment donc une théocratie. Il y a une
ascension dans l’accession à la prêtrise, mais aucun prêtre ne gou-
verne ou n’agit comme leader, à l’encontre de l’Iran, par exemple,
avec son Guide Suprême. Bref, c’est une théocratie parfaitement dé-
mocrate parmi ceux qui ont atteint les plus hauts degrés de la prêtrise.

24 Dans un de ses livres célèbres, Naissance de la tragédie.


Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 179

Selon Benedict, ils forment également une société très ritualisée,


vivant une existence ponctuée de nombreuses cérémonies, fastidieuses
dans leur exécution. Les Zuñi seraient à ce point pointillistes que si
tous les gestes du rituel ne sont pas accomplis avec la plus parfaite
précision, ils recommencent tout, de sorte qu’un rituel d’une couple
d’heure peut durer toute une journée s’il n’est pas exécuté dans le plus
parfait détail. Des plus, ils accomplissent ces rituels dans le calme et
la mesure ; ils s’assoient, sans bouger, et assistent impassiblement,
sans aucune marque d’exaltation. S’ils dansent, c’est avec un flegme
imperturbable. Leurs dieux ne les « possèdent » pas (pas de phéno-
mènes de possession) et les Zuñi ne recherchent pas l’extase reli-
gieuse. C’est une société paisible, qui ne évite la guerre. Ils ne guer-
roient que pour se défendre et, dans l’activité guerrière, ne pratiquent
pas la torture.
Comme je le mentionnais, les prêtres accèdent à leur position parce
qu’ils ont acquis un savoir religieux et non parce qu’ils sont des per-
sonnalités extraordinaires, charismatiques. Ils ne connaissent pas le
chamanisme et leurs initiations ne cherchent pas à tester leur force et
leur endurance. Ce sont tout simplement des étapes dans l’acquisition
d’un savoir.
Cette même sobriété s’observerait dans leurs rapports sociaux. Se-
lon Benedict, rien dans la culture zuñi n’est exprimé ou vécu avec in-
tensité. Ils n’exprimeraient aucune colère, et réprimeraient
l’expression de sentiments profonds de peine, de douleur ainsi que de
joie. Ils se marieraient par convenance et ne vivraient ni amour pas-
sionné, ni jalousies meurtrières. Lorsqu’ils se divorcent, ce serait
presque avec indifférence. Ils tenteraient même d’arracher à la mort
son caractère dramatique par des rites funéraires simples, sans expres-
sion exagérée de deuil. Enfin, l’alcoolisme, les homicides et les sui-
cides y seraient tous inconnus.
Sur le plan économique, ils dévaloriseraient la richesse et posséde-
raient collectivement leurs biens. Leur culture serait d’ailleurs orien-
tée vers les valeurs spirituelles ; puissamment religieux, les Zuñi se-
raient détachés de la possession des biens matériels. Civils et émi-
nemment courtois, ils se méfieraient des excès, ainsi que de
l’expression indue de l’individualisme. Ils fuiraient le leadership ou le
charisme personnel et privilégieraient le conformisme à la tradition, à
une tradition collectiviste, dans laquelle les valeurs civiques occupent
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 180

une place de toute première importance. Bref, une société foncière-


ment apollinienne dans ses institutions religieuses, économiques, poli-
tiques et sur le plan des rapports de parenté.
Rien de tel chez nos chers Kwakiutl (à qui nous devons les cé-
lèbres totems de nos musées) ! Sur le plan politique c’est une société
éminemment concurrentielle, dirigée par des chefs qui sont tous en
compétition pour arriver au sommet de la hiérarchie. Et cette concur-
rence s’exprime également par la violence et la guerre.
Dans leurs pratiques religieuses, selon Benedict, les Kwakiutl re-
cherchent l’extase. Leurs rituels et leurs cérémonies étaient marqués
de manifestations frénétiques, de possession par les dieux. La posses-
sion, d’ailleurs, jouait un rôle central dans leur expérience religieuse,
dans la quête religieuse qui menait à la position de chamane, un statut
acquis individuellement par une initiation douloureuse. Plus quelque
chose les effrayait ou leur inspirait l’horreur la plus complète, plus ils
se sentaient irrésistiblement obligés d’en faire l’expérience ! Abhor-
raient-ils la manducation de chair humaine ? Ils pratiquaient le canni-
balisme. Ils vivaient à l’extrême la sensation ultime de transgresser les
tabous plus fondamentaux, d’accomplir ce qui était le plus atrocement
terrible à leurs yeux.
Dans leur vie économique, on observerait les mêmes inclinaisons.
Ils faisaient de la richesse une fin en soi, non pour en jouir, mais pour
en faire un étalage orgiaque. Ils s’enrichissaient pour exprimer leur
pouvoir personnel en détruisant leurs richesses. Cette quête de ri-
chesse manifestait quelque chose d’excessif, d’immodéré. Ils vo-
guaient dans le monde de la démesure, dans la quête de l’excès, et le
potlatch n’aurait été qu’une expression culturelle de cette surévalua-
tion de l’individu, du pouvoir personnel, de cette mégalomanie sous-
jacente. Benedict y voit une culture de la mégalomanie, de la re-
cherche individuelle du pouvoir par la réalisation de l’excès, par la
démonstration de la démesure. Culture de la violence également, qui
se vivait dans l’agression, dans la guerre, dans les expériences de
transe, de la recherche d’hallucinations, dans la torture. Voilà, en mot,
la description « bénédictine » d’une culture dionysiaque.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 181

Deuxième série d’implications méthodologiques :

Retour à la table des matières

1. Ces deux exemples illustrent en quoi consiste une configuration


de culture à la Benedict. Tous ces traits sont ainsi cohérents et repré-
sentent une sélection particulière qui individualise une culture et lui
imprime une physionomie unique. Mais notons que les même traits se
retrouvent dans tous les domaines socioculturels : politique, religion,
économique et parenté.
2. Mais ce n’est pas tout. Puisque les éléments culturels sont chez
elle des comportements qui expriment des sélections cohérentes, il
s’ensuit qu’ils sont réciproquement interreliés. Des rites de puberté
dans le contexte de la recherche d’expériences hallucinogènes chez les
Indiens des Plaines ne peuvent partager le sens des rites de puberté
d’une société matrilinéaire d’agriculteurs africains, et ne font sens que
dans la constellation particulière qui a été sélectionnée.
3. Lorsqu’on conjugue ces deux éléments (sélection unique et co-
hérente, ainsi qu’influences réciproques), il devient alors impossible
de comparer deux cultures. En tant que comportement, le sens d’un
élément culturel émane de l’ensemble particulier de valeurs institu-
tionnalisées dans cette culture. L’implication méthodologique est iné-
vitable : il faut étudier des totalités culturelles en elles-mêmes, recher-
cher les axiomes sous-jacents ou les valeurs dominantes qui expli-
quent leur configuration. De façon étrange et paradoxale, Benedict
réalisait le rêve kroebérien : focaliser sur des cultures individuelles et
se conformer au principe de clôture. Mais dans sa perspective, des to-
talités culturelles peuvent peut-être se comparer comme on compare
des styles architecturaux, littéraires ou musicaux, mais les éléments
individuels échappent à tout comparaison. Benedict formulait ainsi de
la façon la plus explicite, tout en l’appliquant, ce qui allait devenir le
dogme le plus fondamental de la tradition anti-positiviste en anthropo-
logie culturelle, soit le (tristement) célèbre relativisme culturel.
L’approche de Benedict allait engager l’anthropologie américaine
sur une piste qui, en passant par Margaret Mead, allait se prolonger
dans le programme de « Culture et Personnalité », dont le mandat ex-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 182

plicite fut de relier culture et personnalité (les plus célèbres d’entre


eux : Margaret Mead, Kluckhohn, Linton, Kardiner, Wallace),
d’analyser la façon dont la culture s’apprend, se transmet par la socia-
lisation et finit par produire des personnalités qui se ressemblent
jusqu’à un certain point. C’est ainsi que se développa la notion d’une
« personnalité de base » ou personnalité-type et que certains ethno-
logues s’évertuèrent à esquisser ce qu’est « La personnalité japo-
naise », « La personnalité allemande », « La personnalité russe », et
ainsi de suite. La Deuxième Guerre donna à ce mouvement un élan
qui en fit un courant majeur de l’anthropologie américaine pendant les
années 40 et 50.

L’anthropologie de Benedict répondait à la question des patterns


mais soulevait simultanément d’importants problèmes :

1. D’une part, elle réifiait la culture tout autant que Kroeber.


2. De plus, on releva vite les simplifications abusives de ses por-
traits « psychologiques » des sociétés étudiées.
3. D’autre part - et c’est là un des graves problèmes du relativisme
culturel et de tout culturalisme - elle n’expliquait en rien pour-
quoi telle culture a sélectionné telle configuration, et telle autre,
une configuration différente.
4. Enfin, elle rendait toute comparaison impossible, ce que Boas
avait d’ailleurs déjà accompli dans ses écrits théoriques. La ré-
ponse, la seule véritable réponse à mon avis, allait se trouver à
l’autre pôle, soit l’environnement. Ce fut l’œuvre de Julian
STEWARD.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 183

III. JULIAN STEWARD (1902-1972) :


UNE RÉPONSE ÉCOLOGIQUE
À LA QUESTION DES PATTERNS

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Formé par Kroeber et spécialiste des


Amérindiens du Sud-Ouest américain
(quoique archéologue au départ), Ste-
ward put d’autant mieux critiquer le
programme d’histoire culturelle qu’il
l’avait lui-même pratiqué et en connais-
sait tous les tenants et les aboutissants.
Si les adeptes de l’histoire culturelle et
de l’anthropologie à la Benedict som-
braient dans l’essentialisme et le ho-
lisme le plus pur en percevant la culture comme un ensemble de pro-
duits de l’esprit, ou en concevant une Culture agissant sur les indivi-
dus par son pouvoir de sélection, Steward proposera une vision plus
matérialiste en s’efforçant de rattacher la culture à l’environnement,
dans un nouveau programme qu’il baptisera du nom d’« écologie cul-
turelle ». Ce programme, Steward l’élabora à partir de 1950 environ,
dans une série d’articles qu’il rassembla en un volume d’une immense
influence théorique, soit Theory of Culture Change (1955).
Comme on peut s’y attendre, une réponse matérialiste au pro-
blème des configurations ne pouvait qu’emprunter, ou plutôt ressusci-
ter, une optique positiviste. Ce credo positiviste, Steward le confesse
dès les premières pages de Theory of Culture Change. Les évolution-
nistes, souligne-t-il, voulaient comparer des sociétés ou des cultures
pour extraire des généralisations scientifiques. D’un point de vue mé-
thodologique, leur programme était légitime et valide. On les a vili-
pendés à cause de l’évolution unilinéaire qu’ils ont lue dans des do-
cuments ethnographiques qui ne révélaient rien de la sorte, mais lar-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 184

guer leur projet comparatiste et scientifique à cause de cette bévue


équivaut à jeter le bébé avec l’eau du bain. Steward exprime ainsi son
but sans équivoque, soit ressusciter le projet positiviste des évolution-
nistes en cherchant à découvrir une évolution, non pas unilinéaire,
mais multilinéaire. Il s’explique : « L’évolution multilinéaire, comme
l’évolution unilinéaire, s’intéresse à la découverte de séquences de
développement mais, à l’encontre de cette dernière, elle cherche à dé-
couvrir des séquences de développement semblables (italiques ajou-
tées) non pas universelles, mais plus particulières. » (1955 : 14-5, tra-
duction libre).
Notez que lorsqu’on regarde l’œuvre de Steward dans son en-
semble, la notion de « séquences de développement semblables » me
semble un mauvais choix de mot ; « similitudes véritables » aurait été
plus judicieux, selon moi. Ne reconnaît-il pas « que les traditions cul-
turelles en deux endroits différents peuvent être complètement ou seu-
lement partiellement différentes, et ... [se pose] tout simplement la
question, à savoir s’il existe véritablement des similitudes authen-
tiques et significatives entre cultures, et si ces similitudes se prêtent à
un type de formulation généralisatrice. » (1955 : 19, traduction libre).
Ce projet lui impose une nouvelle méthodologie qui soit adéquate à
ses visées : « le plus grand problème de l’évolution multilinéaire,
écrit-il, est une taxonomie des phénomènes culturels qui soit appro-
priée. » (1955 : 22, traduction libre). Steward se lance alors dans une
critique radicale des découpages en aires culturelles.
Toutes les classifications de l’anthropologie américaine, déclare-t-
il, sont d’une façon ou d’une autre dérivées du concept d’aire cultu-
relle et une aire culturelle, écrit-il, « est caractérisée par un contenu
distinctif d’éléments culturels qui, au niveau tribal au moins, constitue
le comportement partagé (i.e., appris) de tous les membres de la socié-
té. » (1955 : 22, traduction libre) 25. Que trouve-t-il à redire à cette
définition ? Tout d’abord, elle accorde une valeur (ou un poids) égale
à tous les éléments culturels. La démocratie est un élément culturel,

25 En fait, à propos de Benedict, je vous ai volontairement induit en erreur. J’ai


argué comme si elle décrivait des cultures individuelles. En fait, ce n’est le cas
que pour les Dobu de Mélanésie. Sinon, elle utilise les Kwakiutl comme para-
digme des Amérindiens de la Côte Pacifique, et fait de même pour les Indiens
du Sud-Ouest avec les Zuñi. En d’autres termes, elle argue également en
termes d’aires culturelles.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 185

tout comme les épingles à cravate et, dans l’optique atomiste tylo-
rienne, il est impossible de les pondérer. Puis, cette définition en-
gendre inexorablement un relativisme culturel stérile (puisqu’il inhibe
toute comparaison, et donc toute possibilité de généraliser) et, de plus,
elle est purement arbitraire, comme je le mentionnais en présentant la
méthodologie de Wissler. Steward fut le premier à le marteler :
« Dans toutes ces divisions en aires culturelles, le critère principal a
généralement été le nombre ou le pourcentage d’éléments ou de traits
partagés par des tribus ou sociétés voisines. Puisque le degré de simi-
litude requis pour pouvoir décider si deux ou plusieurs tribus appar-
tiennent à la même aire culturelle est fondé sur des impressions plutôt
que des standards quantitatifs définissables, il a été possible de justi-
fier n’importe quelle classification. » (1955 : 82, traduction libre) Le
concept d’aire culturelle, enfin, ne vaut ni plus ni moins que le con-
cept de culture lui-même, qui laisse beaucoup à désirer.
Pour les anthropologues américains, de remarquer Steward, la cul-
ture se compose « de formes de comportements appris, qui sont
transmises socialement d’une génération à l’autre. » (1955 : 44, tra-
duction libre) Or, une telle définition n’a de valeur opératoire que
pour les petites sociétés relativement homogènes. Dans une Nation-
État comme les États-Unis, peut-on parler d’une culture unique lors-
que plusieurs sous-groupes exhibent « des formes de comportements
appris et transmis socialement d’une génération à l’autre » tels les Ita-
liens, les latino-américains, les Juifs ? Pour contourner toutes ces dif-
ficultés une nouvelle taxonomie (classification) est nécessaire et, à cet
effet, Steward propose un nouveau concept taxonomique, soit celui de
« type transculturel ».
Dans cette nouvelle classification en types transculturels il faudra
abandonner toute velléité, illusoire d’ailleurs, de découvrir des sé-
quences de développement analogues entre cultures perçues comme
totalités. Plutôt que d’étudier des totalités culturelles il propose de ne
prendre en considération qu’un sous-ensemble de la culture, et
d’isoler « des constellations spéciales de traits reliés entre eux de fa-
çon causale, (italiques ajoutées), constellations qui se retrouveraient
dans deux cultures ou plus, mais non pas nécessairement dans toutes
les cultures. » (1955 : 24, traduction libre). Pour pouvoir distinguer
ces traits il faut leur supposer une plus grande importance, ce qui pré-
suppose que tous les traits culturels n’ont pas tous le même poids et
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 186

qu’on peut les pondérer. De plus, une fois isolée cette constellation de
l’ensemble global des traits culturels d’une culture ou de plusieurs
cultures, on supposera enfin que la relation fonctionnelle qui relie les
divers éléments est la même dans toutes les cultures où l’on retrouve
ce sous-ensemble.
On peut évaluer l’aspect révolutionnaire de la pensée de Steward.
L’anthropologue doit-il traiter de patterns ? Soit, mais à une nuance
près : ce ne sont pas des cultures globales qui sont configurées, mais
uniquement des sous-ensembles à l’intérieur de ces cultures. C’était
une des premières, sinon LA première profession de foi non-holiste
dans l’histoire de l’anthropologie culturelle. De plus, ces sous-
ensembles sont configurés parce que leurs parties (les éléments cultu-
rels qui les composent) sont reliées de façon fonctionnelle. Deuxième
pas de géant. L’anthropologie culturelle discourait à propos du
« sens », de la signification des éléments culturels, mais elle discutait
rarement, voire jamais, « fonction ». Mais alors, comment circonscrire
ces sous-ensembles de traits reliés de façon causale et fonctionnelle si
nous ignorons désormais la culture comme totalité individualisée ?
Quel critère utiliser pour les cerner ? Steward se rendit compte que les
deux problèmes - comment les éléments sont reliés fonctionnellement,
et comment circonscrire de tels ensembles - n’en font qu’un seul.
L’élément qui servira à détacher ces sous-ensembles du « tout cultu-
rel » est celui-là même qui rendra compte de l’interdépendance fonc-
tionnelle des parties de ces sous-ensembles. Cet élément, ce n’est pas
simplement l’environnement, comme je l’ai laissé entendre ; c’est en
fait le type de rapport que l’être humain entretient avec
l’environnement comme source de subsistance. En un mot, c’est
l’adaptation écologique. Cette distinction impose une nuance impor-
tante.
Jusqu’ici, j’ai volontairement cité l’environnement comme deu-
xième pôle autour duquel allait s’élaborer une nouvelle solution au
problème des patterns. À strictement parler, c’est faux.
L’environnement occupait une place prédominante dans l’ethnologie
de Wissler et de Kroeber (en fait, dans le cas de ce dernier, un rôle
plus important que je ne l’ai laissé entendre) mais, chez ces deux au-
teurs il ne jouait pas de rôle causal. On percevait le rôle de
l’environnement comme quelque chose qui permet ou proscrit. La
chasse au bison pouvait se développer dans les Plaines, mais non la
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 187

chasse à la gazelle pour la simple raison qu’on n’y trouve pas de ga-
zelles ! En d’autres termes, l’environnement offre un éventail de pos-
sibilités à partir desquelles les cultures peuvent choisir, sélectionner,
mais il limite également les choix par le simple fait que certaines es-
pèces animales ou végétales ne prospèrent que dans des environne-
ments particuliers ; c’est la place qu’on lui accordait. Steward trans-
forme les perspectives ; chez lui, ce n’est plus cette dimension qui res-
sort, mais la façon dont l’adaptation à un environnement donné dé-
termine, jusqu’à un certain point, certains types de phénomènes cultu-
rels.
En un mot, l’adaptation écologique est à la fois le critère qui per-
met à l’ethnologue de détacher de la culture globale ce compartiment
à l’intérieur duquel les divers éléments culturels sont reliés fonction-
nellement, et la cause de cette interdépendance fonctionnelle. Certains
traits culturels font partie de ce sous-ensemble et sont reliés entre eux
à cause de leur rapport fonctionnel à l’environnement à cause de leur
adaptation écologique. Ce sous-ensemble, Steward le désigne « nœud
culturel » et le définit comme « cette constellation de traits qui sont le
plus intimement liés aux activités de subsistance et aux arrangements
économiques. » (1955 : 37, traduction libre) L’environnement « con-
figure » désormais à cause des exigences écologiques d’adaptation, et
non plus à cause de l’esprit humain. A l’intérieur de l’anthropologie
américaine de la première moitié du siècle, la tentative de Steward
apparaît ainsi la plus « matérialiste ».
Avec ces outils en main, Steward distingue deux aspects de la cul-
ture, soit le nœud culturel et, à l’extérieur du nœud, les « traits secon-
daires ». Parce qu’ils sont adaptés sur le plan écologique les traits du
nœud culturel sont reliés entre eux de façon fonctionnelle et, pour
cette raison, deviennent objet d’étude d’un nouveau programme, soit
l’écologie culturelle. Ils sont stables, ne se diffusent pas, ou rarement,
et peuvent exhiber ces fameuses « séquences de développement »
qu’espère découvrir Steward. Les traits secondaires, par contre, sont
dénués de valeur adaptative et sont par conséquent plus instables. Ils
peuvent se déplacer plus facilement, sont également beaucoup plus
contingents (ils échappent au déterminisme de l’adaptation écolo-
gique) et ne manifestent aucune séquence de développement. Ils
échappent donc au programme d’écologie culturelle et sont objet
d’étude de l’histoire culturelle classique. Enfin, si les traits du nœud
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 188

culturel expliquent les similitudes entre cultures (en tant que sé-
quences de développement), les traits secondaires rendent compte des
différences entre cultures qui, par ailleurs, peuvent partager un même
nœud culturel. Bref, Steward inverse ainsi complètement le raisonne-
ment de l’histoire culturelle : dans une perspective d’histoire cultu-
relle les traits semblables expliquent la similarité de cultures d’une
même aire ; chez Steward elles expliquent leurs différences ! On peut
résumer ce contraste dans un tableau (voir tableau suivant)

Le type transculturel permettait de contourner presque tous les


pièges du concept d’aire culturelle mais non celui de culture, car il ne
permettait pas de dissocier les petites tribus à cultures homogènes des
collectivités plus complexes et multiculturelles. Steward tenta de ré-
soudre le problème en ajoutant une autre dimension à sa taxonomie,
soit la notion de « niveaux d’intégration socioculturelle ». Steward
comparait cette notion à celle de « niveau d’organisation » en biolo-
gie. Quand on étudie les cultures d’un point de vue évolutionniste,
écrit-il, on trouve une « succession de types organisationnels qui sont,
non seulement plus complexes, mais qui représentent de nouvelles
formes issues par émergence. » (1955 : 51, traduction libre) Je ne
veux que nous nous empêtrions dans la notion d’émergence en biolo-
gie et j’utiliserai un terme différent qui, je crois, traduit peut-être plus
clairement la même idée, soit celui de « souveraineté ». Dans la ter-
minologie de Steward, certaines sociétés (qu’il appelle « bandes »)
n’ont jamais dépassé un niveau familial d’intégration socioculturelle,
ce que je traduis dans les termes suivants : dans ces sociétés la famille
est le groupe souverain et aucun groupe supra-familial ne régit le sort
des familles. Au-delà de la famille aucun groupe ne détient de pouvoir
quelconque. La famille décide seule de toutes ses affaires, règle tous
ses litiges, quoique bien entendu en collaboration avec d’autres fa-
milles. Mais qui dit collaboration (ou association) ne dit pas souverai-
neté ; bref, l’ensemble des familles qui s’associent pour quelque rai-
son que ce soit ne forme pas une entité supra-familiale souveraine.
Ailleurs, d’autres sociétés ont formé des tribus, dans lesquelles des
lignages constituent des entités supra-familiales souveraines ; les aînés
du lignage ont autorité sur les familles qui le composent, définissant
ainsi un niveau tribal d’intégration socioculturelle. D’autres sociétés
ont développé des chefferies, et certaines autres, des états. Pour ac-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 189

complir un programme d’écologie culturelle, une taxonomie adéquate


devra par conséquent tenir compte des deux dimensions : d’une part
l’adaptation à l’environnement et, d’autre part, le niveau d’intégration
socioculturelle. En dernière analyse, un « type transculturel » (le taxon
de la classification d’écologie culturelle) se compose d’un noyau de
traits (1) qui exhibent des régularités transculturelles à cause d’une
adaptation semblable à l’environnement et, (2) qui représentent un
même niveau d’intégration socioculturelle.

NOEUD CULTUREL TRAITS SECONDAIRES

Traits ont valeur d’adaptation écolo- N’ont aucune valeur d’adaptation


gique

Sont reliés fonctionnellement Ne sont pas reliés fonctionnellement

Sont stables Sont instables

Ne « voyagent » pas d’une culture à Se diffusent facilement


l’autre

Sources de similitudes Sources de différences

Forment « type transculturel » Forment « type aire culturelle »

Objet d’une écologie culturelle Objet d’une histoire culturelle

Cette nouvelle classification en types transculturels amorçait une


véritable révolution car elle permettait à Steward de dissocier des cul-
tures que tous avant lui avaient associées, et d’apparier des cultures
que personne n’aurait eu l’idée de comparer. On peut par exemple
trouver deux sociétés voisines partageant un grand nombre d’éléments
culturels. Dans une classification en aires culturelles ces deux cultures
appartiendraient au même taxon (à la même aire). En termes
d’écologie culturelle, par contre, elles peuvent relever de deux types
transculturels différents. L’une, société de chasseurs-cueilleurs pour-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 190

rait ne pas avoir dépassé un niveau familial d’intégration sociocultu-


relle alors que sa voisine, semblable par la grande majorité de son
contenu culturel, aurait pu commencer à se sédentariser, conjuguant
une agriculture occasionnelle à la chasse et à la pêche, et pourrait
avoir atteint un niveau tribal d’intégration socioculturelle. Par contre,
deux cultures qui sur le plan de leurs éléments culturels appartiennent
à deux aires totalement dissimilaires, même situées sur des continents
différents, peuvent participer du même type transculturel à cause
d’une adaptation écologique semblable et de niveaux comparables
d’intégration socioculturelle.
Comme exemple, on ne saurait mieux faire que de répéter
l’illustration la plus célèbre de Steward, celle de sociétés qui, pour
leur subsistance, se nourrissent de petits animaux qui vivent en petits
groupes dispersés sur un grand territoire mais ne se manifestent pas
toujours au même endroit, à la même saison. Cette source de subsis-
tance imposera une adaptation spéciale qui définira un nœud culturel,
et les sociétés qui partagent ce nœud ainsi qu’un même niveau
d’intégration socioculturelle participeront du même type transculturel.
Il en ainsi des Bochimans (désert du Kalahari, Afrique du Sud), des
Aborigènes australiens vivant en régions désertiques ainsi que des
Amérindiens de la Californie du Sud (surtout les Shoshone ; les trois
groupes, je le souligne, se retrouvent sur trois continents différents,
quoique tous dans un environnement semi-désertique), les Négritos
des Philippines (habitants de forêts tropicales, cette fois) et des Fué-
giens (habitants de la Tierra del Fuego, extrémité sud de l’Amérique
du Sud, région froide, venteuse et pluvieuse). Ces cinq cultures, mal-
gré leurs vastes différences du point de vue du contenu culturel et
malgré le fait qu’elles appartiennent à des aires culturelles on ne peut
plus différentes, relèvent toutes du même type transculturel que Ste-
ward baptise « bandes patrilinéaires ».
Sur le plan des rapports de subsistance, comme je l’ai mentionné,
ce sont toutes des populations qui se nourrissent de petits animaux qui
vivent en petits groupes dispersés sur un vaste territoire mais migrent
sans pattern évident et ne se manifestent pas au même endroit, à la
même saison, sur le territoire. Ils vivent donc de la cueillette et de la
chasse de petits mammifères. De ce fait, Steward en infère une série
de conséquences qui définissent à la fois un nœud culturel et un ni-
veau d’intégration socioculturelle.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 191

Tout d’abord la source de nourriture, puisque dispersée, ne permet


pas de concentration de la population. Il s’en ensuit donc :

1. Une faible densité démographique : la population elle-même


doit se disperser sur le territoire pour maximiser ses chances de
trouver ces mammifères.
2. La plupart du temps, les familles œuvrent seules ; en d’autres
termes, parents et enfants à charge vont chacun aller de leur cô-
té, à la recherche de nourriture.
3. Puisqu’on ne peut prévoir qu’avec difficulté où la nourriture se
trouvera, il n’y a aucun sens à ce que des parcelles de terrain
appartiennent à une famille en particulier. En d’autres termes, la
terre appartient à toute la tribu. Les familles de la tribu peuvent
aller là où elles veulent, dans la mesure où une autre famille ne
s’y trouve pas.
4. Il y a un intérêt évident, sur le plan des rapports de parenté, de
conserver des liens très solidaires avec ses parents matrilatéraux
et ses affins, pour avoir accès à leur territoire s’il y a pénurie
dans le nôtre.
5. La famille est donc souveraine ; il n’y a aucune autorité supra-
familiale qui dicte où les gens iront.
6. Cela veut dire qu’il n’y a aucune instance supra-familiale pour
régler les conflits. S’il y a des conflits les familles de rencontre-
ront et règleront leurs litiges. Il va de soi que certains individus,
plus vieux et plus sages, auront peut-être une influence plus
grande mais ils n’ont aucun pouvoir. Seulement une influence.
7. Sur le plan économique, il y a des saisons plus difficiles, où
même des années plus difficiles à cause d’une pluviométrie er-
ratique. Il n’y a pas d’unité supra-familiale mais il y a des indi-
vidus qui se distinguent néanmoins par leur savoir écologique.
Certains se démarquent en ce qu’ils savent presque toujours
mieux que les autres où trouver la nourriture quand plus per-
sonne ne sait. Il y a donc des leaders écologiques, pour ainsi
dire, et les familles s’associeront de temps en temps à de tels
leaders en temps difficiles mais les quitteront en temps
d’abondance relative.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 192

8. On trouve le même phénomène sur le plan religieux. Il n’y a


pas de prêtrise, pas d’autorité religieuse supra-familiale mais,
encore une fois, des individus qui se démarquent des autres par
leur rapport au surnaturel : ce sont les chamanes.

Steward conclut : « les bandes patrilinéaires... représentent un


même type en ce que le niveau d’intégration socioculturelle et
l’adaptation écologique sont les mêmes dans toutes ces cultures. Dans
ces cas et dans bien d’autres semblables, les mêmes facteurs produi-
sent les mêmes types, de sorte que l’environnement, les ressources
alimentaires, la coopération sociale requise, la densité de population,
la nature des agrégats [lisez : groupements humains], les contrôles so-
ciopolitiques, le rôle fonctionnel de la religion, la guerre, et d’autres
traits, auront entre eux un rapport compréhensible. » (1955 : 89, tra-
duction libre). Bref, d’un rapport aux moyens de subsistance, Steward
en arrivait à déduire une densité démographique, un type de tenure
foncière, un niveau d’intégration socioculturelle et l’existence de lea-
ders sur les plans politiques (dans l’arbitrage), économiques et reli-
gieux (chamanes). L’exploit était et demeure moins spectaculaire en
ethnologie.
Avec Kroeber et le programme d’histoire culturelle, la variable in-
dépendante est l’environnement comme éventail de la série des actua-
lisations possibles ; avec Steward, c’est l’adaptation écologique. En
faisant ce saut analytique Steward établissait pour la première fois des
rapports fonctionnels explicites (et bien plus que ne le firent jamais les
fonctionnalistes en anthropologie sociale) entre le type de ressources
alimentaires, les paramètres démographiques, la forme d’implantation
sur le territoire, les structures de parenté, la forme de tenure foncière,
la forme de pouvoir politique et religieux, et de nombreux autres phé-
nomènes socioculturels. Il fut à mon avis le premier, et le seul, à pro-
poser une réponse plausible à la question des patterns, quoique son
projet se soit effrité au fil des ans pour des raisons trop complexes à
analyser ici. Son programme dominera plus ou moins la décennie des
années 60, et les plus grands pontifes actuels du culturalisme le plus
forcené, tels Geertz ou Sahlins, ont commencé leur carrière comme
missionnaires zélés de l’écologie culturelle. Parmi les grands repré-
sentants de l’école, le nom d’Elman Service est également à retenir.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 193

Quant à l’autre programme qui allait dominer de pair les années


60, il se situe complètement en dehors de la « quête des patterns » ; il
s’agit de l’ethnosémantique, ou « anthropologie cognitive ». En ce
sens, Steward marque la fin d’une époque dans l’histoire de
l’anthropologie américaine.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 194

[]

Deuxième partie.
Survol de l’anthropologie culturelle américaine

DE 1960 À NOS JOURS

I. L’ANTHROPOLOGIE COGNITIVE *

Introduction

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[Les lignes qui suivent ne sont qu’un


résumé de l’introduction de Stephen
Tyler au recueil de textes qu’il a publiés
sous le titre Cognitive Anthropology
(1969)]

L’anthropologie cognitive marque une importante rupture dans une


ethnologie qui, jusqu’à la fin des années 50 se situait encore dans le
cadre de la quête des patterns. Ses racines sont à trouver dans l’étude
de la parenté, et plus précisément dans un article de Kroeber sur les
terminologies de parenté (1909) qui inspira les développements de
l’« analyse componentielle » dans les années 60. Je n’aborderai pas

* Voir “Anthropological Theories. A Guide prepared by students for students.”


Department of Anthropology, University of Alabama. [EN LIGNE] Consulté
le 16 août 2015. JMT.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 195

l’article de Kroeber. De l’analyse componentielle, je me contenterai


d’un portrait sommaire. L’analyse componentielle part de l’idée que
tout langage est classification, que nous classifions dans l’acte même
de parler et que tout terme, surtout un terme de parenté, nous transmet
une série d’informations. Prenons un terme, soit celui de « père » ; il
nous informe immédiatement que l’individu ainsi désigné est (1) un
homme, (2) qui a atteint l’âge de la procréation, (3) à qui l’on recon-
naît socialement la progéniture d’un enfant et, (4) que cet homme est
vraisemblablement marié (ou a été marié) à la femme dont il reconnaît
l’enfant comme le sien (ce qui, soit dit en passant, n’est plus vrai au
Québec, et dans nombre d’autres sociétés). Bref, ces diverses informa-
tions sont des « composantes » (« components » en anglais) de la
classe terminologique « père » et l’analyse componentielle se donne
comme but d’extraire les « components » des divers termes d’une
terminologie de parenté. Mais les praticiens de cette analyse compo-
nentielle prétendirent très tôt que leur méthode ne se limitait pas aux
terminologies de parenté et pouvait s’appliquer à toutes les classifica-
tions culturelles (de la botanique, de la zoologie, mais également du
droit, de la religion, de l’économique, et ainsi de suite) ; il ne
s’agissait plus alors de simple analyse componentielle (donc, d’une
méthode, tout bêtement), mais d’ethnosémantique, ou d’anthropologie
cognitive. Ward GOODENOUGH y trouvait une nouvelle clé pour
déchiffrer la culture et supposait même qu’on pouvait l’appliquer à
l’analyse de tous les rapports sociaux. Avant d’esquisser ses idées
principales, je présenterai les thèmes principaux de l’anthropologie
cognitive telle que les résume Tyler.
L’anthropologie cognitive part de notre environnement et se de-
mande ce que l’esprit humain en fait. Cependant, Tyler ne distingue
pas l’environnement matériel de l’environnement humain et, pour ap-
précier la spécificité du travail de Goodenough, je dissocierai les
deux.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 196

1. Analyse cognitive de l’univers matériel


(au sens large)

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Nous circulons dans un univers matériel (qui inclut certains aspects


de la culture) mais, pour les ethnosémanticiens, l'ethnographe ne se
préoccupe pas de cet univers en soi ; il s’intéresse plutôt à la façon
dont l’esprit humain l’« organise ». Je m’empresse de souligner que
cette idée d’organisation n’est d’aucune façon parente de celle de con-
figuration. Pour les ethnosémanticiens, la culture est l'organisation
cognitive de phénomènes matériels, et l'analyse culturelle (ethnosé-
mantique) se pose deux questions-clés : (1) quels sont les phénomènes
matériels qu’une population donnée dote d’une signification particu-
lière et, (2) comment la société organise-t-elle ces phénomènes signi-
ficatifs sur le plan cognitif ?

Par, exemple, de mentionner Tyler, la langue américaine distingue


« dew » (rosée) de « fog » (brouillard) d’ « ice » (glace) et de « snow »
(neige), mais les Koyas du Sud de l'Inde les subsument tous sous un
même concept, celui de « mancu », quoiqu'ils reconnaissent la diffé-
rence entre rosée, brouillard et ainsi de suite. Par contre, ils différen-
cient sept types de bambou sur le plan terminologique, là où les Amé-
ricains n’utilisent qu'un terme.
Pour saisir comment les gens organisent leur univers sur le plan
cognitif (c'est-à-dire pour découvrir les principes organisationnels qui
sous-tendent ces classifications, ou systèmes conceptuels), il faut re-
cueillir leurs classifications, aller quérir dans leurs systèmes de no-
menclature car c'est par l'acte de nommer, d’attacher des concepts aux
choses qui nous entourent, que nous organisons notre perception de
l'environnement.
Par l'usage des catégories du langage nous découpons l’univers qui
nous entoure en classes dont les éléments partagent un trait commun,
même s’ils sont uniques (le concept de « table », par exemple, englobe
des milliers de tables différentes par leur degré d’usage, leur couleur,
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 197

leur texture, leur forme, et ainsi de suite). Nous regroupons ensuite ces
classes d'objets en catégories plus inclusives. Dans la mesure où ces
catégories sont ordonnées selon une hiérarchie d'inclusions, nous par-
lons de « taxonomie ». Consultez le texte original et lisez toute la sec-
tion sur la classification américaine de l’ameublement. De cet
exemple, Tylor tire les conclusions suivantes : (1) les éléments d'un
même niveau s’y contrastent les uns aux autres ; (2) les éléments de
différents niveaux y sont reliés par un processus d'inclusion. De plus,
cette taxonomie particulière de l'ameublement constitue un domaine
sémantique dans notre culture. Un domaine sémantique est une classe
d'objets qui partagent au moins un trait en commun qui les différencie
d'autres domaines sémantiques.
Tyler en conclut qu’on ne peut plus considérer la culture comme
un système unitaire régi par un principe organisateur unique
puisqu’une multitude de domaines sémantiques se côtoient dans une
même culture. Chaque domaine sémantique est « organisé » diffé-
remment sur le plan cognitif. Pour la deuxième fois (Steward était le
premier), l’ethnosémantique nous confronte à une vision de la culture
qui fait exploser l’image monolithique que les ethnologues colpor-
taient jusqu’alors de la culture. Le premier, et peut-être le plus grand
accomplissement de l’anthropologie cognitive, c'est à mon avis
d’avoir fragmenté une fois pour toute notre image de la culture. Nous
y reviendrons avec Goodenough.
Cette approche ethnosémantique, il va de soi, exige que l'on consi-
dère la culture en tant que système cognitif, en tant que système de
connaissance, ce qui suppose qu’on peut obtenir ces taxonomies cultu-
relles en n’interrogeant que quelques individus, et à la limite un seul.
Les ethnosémanticiens tentent de discerner le système cognitif qui
organise la perception et le comportement de l'individu comme le lin-
guiste peut vouloir écrire une grammaire mais cela, il peut théorique-
ment le faire en écoutant le long monologue d'un seul individu. Nous
apprécierons toute l’importance de cette inférence méthodologique
lorsque nous étudierons l'anthropologie interprétative.
L’anthropologie cognitive et ses méthodes ne suscitent aucun pro-
blème particulier pour ceux qui s'intéressent à l'ethnozoologie, l'eth-
nobotanique, l'ethnoastronomie, l'ethnomédecine, ou l'ethnoscience en
général. Mais ses prétentions dépassèrent vite ces limites avec Goode-
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 198

nough, qui crut pouvoir l'appliquer également à l'étude du comporte-


ment humain.

2. Analyse cognitive du comportement humain :


les thèses de Ward GOODENOUGH.

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De Goodenough, je n’analyserai qu’un


texte de 1965 26, dans lequel il souhaite établir
les bases d’une approche qui permette de dé-
crire une culture ou un système de normes de
façon telle à ce que les événements sociaux
acquièrent pour le lecteur la même intelligibi-
lité qu’ils ont pour les acteurs sociaux eux-
mêmes. Pour y parvenir, il appréhende le con-
tenu culturel des rapports sociaux en termes de
« vocabulaires » de différents types (« vocabu-
laries » dans l’original ; en bout de route, on
verra qu’il s’agit d’identités et de statuts), ainsi
que d'une « syntaxe », c'est-à-dire d'un ensemble de règles qui permet-
tent à l'acteur social de composer des séquences significatives d'évé-
nements sociaux à partir de ces « vocabulaires ». En d'autres termes, il
désire écrire une « grammaire du comportement ».

Il amorce sa démonstration par une analyse de la notion tradition-


nelle de « statuts » 27, citant la définition classique que Linton donnait
des statuts, soit ces « positions que l'on retrouve aux deux pôles d'un
rapport social, lesquelles positions consistent en une ‘collection de

26 Il s’agit de « Rethinking ‘status’ and ‘role’. Toward a general model of the


cultural organization of social relationships, » dans M. Banton, éd., The Rele-
vance of Models for Social Anthropology, London: Tavistock, pp. 1-24.
27 Utilisons les symboles suivants : Σ (‘s’ majuscule grec, symbole mathéma-
tique pour une somme); D= droits et d = devoirs. Donc Σ (D+d) est une for-
malisation de l’expression « somme des droits et devoirs ». Or, jusqu’à
Goodenough tous les ethnologues supposaient que Statut = Σ (D+d) attachés à
une position sociale.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 199

droits et de devoirs’ » (1965 : 1-2, traduction libre). Selon Goode-


nough, Linton (et tous ceux qui ont ainsi défini statuts et rôles, soit
tous les sociologues et ethnologues) aurait commis une sérieuse erreur
en définissant une catégorie sociale en terme des droits et les devoirs
qui y sont attachés comme s’il s’agissait d’une catégorie monoli-
thique, et les ont traités de façon indivise sur le plan analytique. On ne
peut assimiler statuts et positions, affirme-t-il, car les deux ont leur
organisation propre, qui exige d’être analysée en elle-même. La dis-
tinction qu’il introduit est capitale : on ne peut confondre « position
sociale » et « ensemble de droits et de devoirs » (Donc, selon lui, Σ
(D+d) ≠ position sociale) Mon frère est mon frère, (donc une « posi-
tion » dans le système de parenté) quelque soit son comportement en-
vers moi (qu’il se comporte de façon fraternelle ou non, c’est-à-dire,
qu’il respecte ou non les droits et devoirs d’un frère envers moi). Par
conséquent, Goodenough dissocie les deux dimensions. Il appellera
« statut » les combinaisons de droits et de devoirs uniquement, souli-
gnant leur autonomie par rapport aux positions sociales, qu’il choisit
de rebaptiser « identités sociales ». Pour la première fois, un ethno-
logue distingue les droits et les devoirs de la façon dont ces droits et
devoirs se distribuent à l'intérieur de relations identitaires (relations
définies en termes d’identités sociales : père-enfant, époux-épouse, et
ainsi de suite).
Qu’est-ce qu’une identité sociale ? C’est « un aspect de soi qui fait
une différence dans la manière dont les droits et devoirs d'Ego se dis-
tribuent par rapport à des alter spécifiques. » (1965 : 3-4, traduction
libre) ; il la définit donc par analogie avec la notion de phonème, qui
est un son qui change le sens d’un mot. Une identité est donc un attri-
but de soi qui change nos droits et devoirs envers les autres. Des
exemples d’identité (parmi d’autres) : sexe, âge, type de lien paren-
tal, niveau généalogique, voisinage, amitié, citoyenneté, client, patient
d’un médecin, statut matrimonial, identité professionnelle. Exemples
de non-identité, c’est-à-dire d’aspects de soi qui ne changent rien à
nos rapports à autrui : couleur des yeux, taille des souliers, longueur
des ongles ou du lobe des oreille, maquillage, et ainsi de suite.
Avec cette notion, il allait transformer l’ethnologie et amorcer
toute la vague du « discours identitaire ». Mais avant de voir com-
ment, suivons-le dans son questionnement.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 200

1) En premier lieu, il remarque que nous conjuguons plusieurs


identités sociales et que nos « droits et devoirs » dépendent de
l’identité que nous assumons dans une interaction donnée : les
droits et devoirs d'un médecin (identité sociale), par exemple,
varieront selon qu'il s'adresse à d'autres médecins, à des infir-
mières, à des patients, ou au Comité de direction de l'hôpital.
(2) Certaines identités échappent à tout choix : je ne peux me pré-
senter que comme un homme adulte, dans toutes les interac-
tions auxquelles je participe. Mais plusieurs de nos identités ne
sont pas données de naissance ; nous les acquérons, telle
l’identité professionnelle, le statut matrimonial, et ainsi de suite.
(3) Au total, nous sommes le lieu d’une multitude d'identités so-
ciales et il nous est impossible de les activer toutes dans une in-
teraction donnée, de sorte qu’il nous faut en choisir dans nos
diverses interactions.
(4) Dans toute interaction, Ego devra donc nécessité sélectionner
les identités qu’il adoptera, à partir de l’éventail de toutes les
identités qui le définissent. Et quelles règles gouvernent le
choix des identités ?

(a) Tout d’abord, l'occasion, ou le contexte : si mon médecin


personnel est également un ami et que je l'invite à une fête
chez moi, nous devrons tous les deux agir en tant qu’amis
car il serait « déplacé » qu’il me demande l’état de mes in-
testins.
(b) En adoptant une identité dans une interaction, nous limitons
le nombre d'identités que l'autre peut choisir. Si, dans une in-
teraction, une personne opte pour une identité que n'adopte
pas l'autre, le résultat n'est pas « grammatical » ; on gaffe
socialement. Ainsi, si dans son rapport avec un professeur
une étudiante choisit d’activer son identité de « femme fa-
tale », le professeur la poursuivra peut-être pour harcèlement
sexuel...
(c) les individus en interaction se comportent rarement en
termes d'une seule relation identitaire à la fois. Un médecin
mâle âgé et marié ne se conduit pas de la même façon envers
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 201

une jeune infirmière célibataire que ne le fait un jeune mé-


decin mâle célibataire.

Au total, chaque individu qui s’engage dans une interaction doit


choisir plusieurs identités à la fois, et ces identités doivent se conju-
guer de façon telle qu'il soit possible d'en faire une identité composite
qui soit « grammaticale », qui ne résulte pas en une bourde. Cette
identité composite, c'est la persona sociale de l'individu dans une inte-
raction. Goodenough la définit ainsi :

« La façon de sélectionner des identités dans la composition de rap-


ports sociaux n'est pas tellement différente de la sélection de mots pour
composer une phrase, en ce que cette sélection doit se conformer à des
principes syntactiques gouvernant (1) l'arrangement des identités sociales
les unes avec les autres dans des rapports identitaires, (2) l'association
d'identités selon les occasions ou les activités, et (3) la compatibilité des
identités en tant que caractéristiques d'une persona sociale cohérente. »
(1965 : 7, traduction libre)

J’omets toute la « grammaire » que développe Goodenough, elle


est trop complexe, et je n’en retiens que les accomplissements ma-
jeurs : ayant dissocié les identités sociales des droits et devoirs,
Goodenough accole le terme « statut » à la somme des droits et de-
voirs exclusivement, les détachant des positions sociales (c’est-à-dire
des identités). Ayant isolé des « rapports identitaires » dans l’analyse
des identités, il cerne ensuite des « rapports statutaires » dans
l’analyse des statuts, définissant ces derniers comme toute paire réci-
proque constituée de la même combinaison de droits et de devoirs.
Une même identité peut ainsi se retrouver dans plusieurs rapports sta-
tutaires différents (c’est-à-dire, être associée à des droits et devoirs
différents, selon le contexte) ; de façon symétrique, les mêmes rap-
ports statutaires (ou tout simplement les mêmes statuts) peuvent se
retrouver dans divers rapports identitaires. Par exemple, définissons
un statut se composant des droits et devoirs suivants : droit à la nourri-
ture, au logement, à la protection, et devoir d’obéissance et de respect,
ainsi que l’exécution de certaines tâches. On pourrait trouver ce statut
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 202

chez des enfants par rapport à leur père, chez des apprentis par rapport
à leur maître dans certains pays ou à certaines époques, chez des or-
phelins dans un couvent, autrefois, et ainsi de suite. Bref, les deux
types de relations (identitaires et statutaires) se chevauchent mais sont
analytiquement distincts.
Oublions rapports identitaires et statutaires pour apprécier ce que
Goodenough accomplit en fait. Il tente de réaliser (et réalise jusqu’à
un certain point) ce que l'anthropologie cognitive s’efforçait
d’effectuer dans le domaine de l'organisation cognitive de notre envi-
ronnement matériel. Là où les ethnosémanticiens découpaient divers
domaines sémantiques Goodenough détache le plan de l'identité de
celui des droits et des devoirs. De plus, et même surtout, il en re-
cherche les composantes minimales par une espèce d’analyse compo-
nentielle des identités et des statuts, ainsi que la syntaxe qui les article.
Bref, il tente de poser les fondements d’une « grammaire du compor-
tement ». On ne saurait trop souligner l’importance de ce projet, et ce
qu’il signifie.
Tout d’abord, qu’implique cette dislocation, cette fragmentation du
social ? Que nous sommes, dans toute interaction, le lieu de rapports
identitaires et de rapports statutaires variés, qui sont les uns envers les
autres dans des rapports de combinaisons multiples. Essayons
d’évaluer ce postulat en le contrastant à la représentation de la culture
de Ruth Benedict. Ce qui frappe au premier abord c’est que Benedict
perçoit la culture de façon monolithique. La culture « bénédictine » ne
moule pas des rapports sociaux, elle façonne toute la personnalité de
l'individu en sélectionnant à toute fin pratique un seul trait de person-
nalité ; tous les Kwakiutl seraient individualistes et mégalomanes dans
tous les aspects de leur vie sociale. La culture travaille directement sur
l'individu et ne tolère aucune contradiction. La personnalité doit être
une, cohérente, franche de toute inconséquence. Si l'on est violent par
« sélection culturelle », on le sera sur tous les plans. La personnalité
est directement pétrie, modelée par la Culture ; l'individu de Benedict
n’agit pas, mais subit une culture qui agit sur lui. Encore une fois, je
vous induisais en erreur en disant qu’elle introduisait l’individu en
ethnologie ; c’est un individu qui n’agit pas.
Goodenough bouscule tout cela. Chez lui, la culture isole des iden-
tités sociales et des statuts, elle définit leur contenu ainsi que la syn-
taxe qui les article, un point c’est tout. Certaines identités nous sont
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 203

imposées (sexe et âge, par exemple) mais, dans la plupart des con-
textes, l'individu de Goodenough choisit, sélectionne les identités qu'il
animera, et celles qu'il étouffera, dans une interaction donnée.
Cette idée est inséparable pour lui de l’idée de grammaire. Car
l'individu de Goodenough se trouve face à la culture tel un locuteur
face au langage. Il peut dire la même chose de multiples façons ; il
jouit donc d’une grande liberté au niveau de la parole, mais à l'inté-
rieur de contraintes. Pour exprimer notre pensée nous pouvons opter
pour tel mot plutôt que tel autre, mais nous ne pouvons les combiner à
notre guise ; des règles régissent l'emploi de ces mots, et ces règles
définissent une grammaire. Même si nous maîtrisons la grammaire
d’une langue nous ne pouvons prédire comment tel ou tel individu
exprimera telle ou telle pensée, mais nous pourrons juger si son ex-
pression est grammaticale ou non, et nous pourrons nous-mêmes nous
exprimer de façon grammaticale.
Goodenough étend cette analogie à la sphère sociale. Dans une in-
teraction donnée, on ne peut prédire comment un individu se compor-
tera. Mais si l'on connaît la grammaire du comportement d’une culture
donnée, on pourra estimer si tel ou tel comportement est « grammati-
cal » ou non, si l'individu commet une sottise ou non. Et, qui plus est
(relire la phrase du début, à propos des visées de Goodenough), si
nous connaissons la grammaire du comportement d'une culture don-
née nous pourrons nous-mêmes agir d'une façon « grammaticale », de
façon à éviter les impairs, les malentendus. D'où son projet d'anthro-
pologie cognitive dans le domaine social : identifier en premier lieu
les « vocabulaires », c’est-à-dire les composantes (identités et statuts)
ainsi que leur contenu culturel, puis comprendre les règles de leur ar-
ticulation pour pouvoir décoder le comportement des autres et ap-
prendre soi-même comment agir de façon grammaticale.
D'autre part, le même individu se meut sous le signe de la multipli-
cité. La Culture définit toujours les identités et les statuts (elle le fera
partout et toujours !), elle leur injecte leur contenu, mais toute nécessi-
té de cohésion entre les statuts (comme chez Benedict) a disparu.
L’exigence de cohésion ne porte plus sur la définition culturelle mais
sur la combinaison des identités et des statuts que l'individu active.
C’est à ce point qu'intervient l'idée d'une grammaire. L'individu fait
face à une multiplicité d'identités et de statuts qu'il peut sélectionner,
mais il ne peut choisir tout bêtement au hasard parce que certaines
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 204

combinaisons se contredisent. Les contradictions ne logent plus à


l'intérieur de sa personnalité mais à l'intérieur de la syntaxe culturelle,
pour ainsi dire, en ce que l’acteur social peut sélectionner des identités
qui ne sont pas grammaticales.
Cela marque une innovation majeure. Ruth Benedict parlait de
comportements, mais de comportements appris, stéréotypés. Elle ne
décrivait aucune interaction, parce qu’elle participait encore de
l’univers culturel tylorien, univers atomisé de comportements appris.
La sélection culturelle qu’elle évoquait sélectionnait des apprentis-
sages, pour ainsi dire. Goodenough change tout cela : il donne à
l’individu un véritable rôle. L’individu jouit désormais d’une liberté
d’action dans sa sélection d’identités ; il peut agir « grammaticale-
ment » ou faire des bévues. C’est désormais un acteur social, qui jouit
d’une liberté d’action. Il donne donc à l’individu un véritable rôle.
De ce point de vue, l’anthropologie de Goodenough se situe plus
du côté d’une anthropologie sociale que d’une anthropologie cultu-
relle. Dans cet article théorique il ne décrit pas des interactions mais
souhaite élaborer un modèle pour saisir et comprendre les interactions.
Ses individus interagissent, en principe peut-être, mais ils combinent
et activent leurs identités en contexte d’interactions. J’ai écrit « en
principe » parce qu’il veut parler du social mais n’y parvient pas tout
à fait à cause de sa représentation du social en termes d’identités et de
grammaire. Car même si l’identité se situe toujours dans un rapport
identitaire il n’en demeure pas moins que Goodenough met l’accent
sur un seul des individus dans cette interaction. La preuve, c’est que
toutes ses considérations sur l’identité mènent en bout de route à la
construction d’une grammaire. Or ce que Goodenough occulte c’est
qu’on peut théoriquement élaborer cette grammaire à partir d'un seul
informateur. On peut s'enfermer dans un hôtel avec un informateur-clé
et, après des mois d'interrogations, arriver à en extraire la grammaire
du comportement de sa société. Bref, à travers cette notion de gram-
maire Goodenough n’arrive pas à saisir la pleine réalité de
l’interaction, et la culture n’est ici qu’un ensemble de termes et de
règles que l'individu doit respecter pour agir grammaticalement. La
culture de Goodenough loge dans la tête des gens et, dans la mesure
où elle définit les identités, les statuts ainsi que les règles de leur arti-
culation, elle agit sur le comportement individuel tout comme une
grammaire influence en bout de route la langue parlée ; à ce niveau, la
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 205

culture conserve un caractère relativement normatif. Il est essentiel


d’apprécier cette dimension pour saisir l’opposition de Geertz aux
thèses de Goodenough.
En terminant, j’aimerais souligner que toute l’aventure ethnosé-
mantique, et celle de Goodenough incluse, est positiviste. Aux États-
Unis, les années 60 se démarquent des décennies antérieures et posté-
rieures par le caractère ouvertement positiviste des deux programmes
principaux, soient l’écologie culturelle et l’anthropologie cognitive.
Les deux, également, faisaient éclater l’image holiste de la culture.
Enfin, comme je le mentionnais, l’ethnologie de Goodenough, telle
qu’elle transparaît dans cet article, est un hybride assez étrange. Car la
Culture agit en définissant identités et statuts, nul doute là-dessus,
quoique simultanément l’individu acquière une liberté d’action qui lui
permet de combiner ses identités comme il veut. Il en résulte en der-
nière analyse une théorie d’anthropologie culturelle fondée sur des
postulats d’action sociale. Cette ligne de pensée allait traverser
l’ethnologie de certains penseurs importants, tels Scheffler et Keesing.
Nous la retrouverons également chez Geertz.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 206

II. VERS LE POST-MODERNISME

1. CLIFFORD GEERTZ
ET L’ANTHROPOLOGIE INTERPRÉTATIVE

Retour à la table des matières

L’anthropologie cognitive commen-


çait à s’essouffler au début des années
1970, années qui allaient par ailleurs
marquer le virage le plus important pour
les décennies suivantes. Marshall Sahlins
et Clifford Geertz, les deux plus talen-
tueux élèves de Julian Steward, aban-
donnèrent toute aventure positiviste pour
se convertir à un culturalisme intransi-
geant. Aux mains de Geertz ce volte-face
donnait naissance à une nouvelle conception de la culture qui invitait
les développements de ce qui depuis a pris nom « post-modernisme ».
Geertz est un auteur prolifique et complexe, et ce n’est guère lui
rendre justice de ne retenir qu’un de ses articles, mais cet article fit
époque 28. Je me limiterai donc à en extraire les éléments théoriques
principaux.
Après avoir démontré la confusion qui afflige le concept tylorien
de culture, Geertz tente d’en donner une définition plus spécifique et,
pour ce, propose une approche sémiotique (la sémiotique est l’étude
des systèmes de signes utilisés dans la communication). Qu’entend-il
par cela ?

28 Cet article est « Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Cul-


ture », dans The Interpretation of Cultures, Basic Books, 3-30.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 207

Il échafaude sa notion de la culture à partir de ce que les ethno-


graphes font ou, plus précisément, à partir de ce qu’est l'ethnographie.
Pour illustrer sa thèse, il emprunte un exemple du philosophe Ryle qui
contrastait un clin d’œil d’un simple clignement de la paupière. On ne
saurait dire si quelqu'un fait un clin d'œil en ne décrivant qu’un cli-
gnotement de la paupière, remarque-t-il. En réalité, celui qui cligne de
l’œil n’exécute pas bêtement un mouvement de paupière, il commu-
nique quelque chose et le fait d'une façon toute spéciale, soit (1) de
façon délibérée, (2) à quelqu'un en particulier, (3) afin de passer un
message précis, et (4) selon un code établi socialement.
Poussons l’analogie plus avant et supposons qu'un troisième indi-
vidu parodie celui qui fait un clin d'œil en exagérant son clin d'œil ; on
peut même imaginer qu’il se pratique devant un miroir pour mieux se
moquer des clins d'œil des autres. On peut pousser encore plus loin et
imaginer un autre individu qui parodie celui qui parodie, et ainsi de
suite. Sur un plan superficiel, naïvement physiologique, on constate-
rait la même chose dans les trois cas (qu'on peut multiplier à l'infini),
soit un simple clignotement de la paupière. Mais l’ethnographe qui se
contenterait de décrire ainsi la réalité n'y aurait rien saisi, car si le clin
d'œil est un message c’est qu’il est doté d'une signification, et le dé-
crire suppose qu’on aille au-delà de la surface des phénomènes récu-
pérer la profondeur du sens : l'ethnographie est donc une « description
en épaisseur », ou en profondeur, c’est-à-dire une « thick description »
(titre de l’article).
La culture se présenterait donc comme un texte composé dans un
langage composé d’actes, et non de mots ; en tant que texte elle est
avant tout message 29, signification (meaning). Ici, Geertz reprend
Weber, pour qui toute action sociale a un sens pour l’autre. Dénuée
de sens, l’action n’est tout simplement pas sociale. Bref, le sens
s’exprime dans et à travers le déroulement même des événements (ac-
tions et interactions, donc action sociale). Si la culture « signifie »,
elle le fait dans la mesure où mon action « dit » quelque chose à
l’Autre. C'est l’élément qui sépare l’ethnologie de Geertz de celle de

29 Kroeber parlait également de message, mais dans un sens radicalement diffé-


rent. Il n’y a que peu en commun entre la « culture-message » de Kroeber et
celle de Geertz. Chez Kroeber, le message est composé de comportements et
d’idées appris, résultats d’inventions et d’emprunts culturels. Il n’y a rien de
tel chez Geertz.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 208

Goodenough. Contre Goodenough, Geertz affirme que la culture


n'existe pas dans la tête des individus, même si elle est « idéation-
nelle » 30 ! Étrange paradoxe, qui exige une explication. Pour le déco-
der, rappelons-nous que pour Geertz le sens (meaning) est inséparable
du déroulement des événements, et uniquement dans la mesure où ces
événements mettent des individus en rapport. Si la culture est signifi-
cation (meaning) elle est idéation, mais le sens qu’elle véhicule ne se
révèle que dans l’interaction, dans la vie sociale. Comment conclure
alors que la culture n’existe pas dans la tête des individus si elle est
immanente aux rapports sociaux ? Parce que, paradoxalement, la cul-
ture geertzienne est publique ; elle l’est parce qu’elle forme un con-
texte de significations que les individus utilisent pour donner un sens
à leur action. On pourra la dire « extra-individuelle », mais il faut éga-
lement comprendre que Geertz n’est pas très explicite là-dessus. C’est
ainsi que pour lui la culture, quoique idéationnelle, n’existe pas dans
la tête des individus puisqu’elle est inséparable de leurs rapports car
ce contexte de significations s’exprime à travers la multitude des ac-
tions et interactions de la vie sociale. Enfin, puisque la culture signi-
fie, Geertz la déclare un système symbolique. Essayons d’en saisir les
implications méthodologiques.

Si la culture est un système symbolique, son analyse ne peut être


qu’interprétation, de sorte que l’ethnologie devient ipso facto « inter-
prétative ». Une ethnographie, ou le résultat d'une analyse ethnolo-
gique, ne nous présente pas des données brutes ; toutes les données
ethnologiques sont construites. En effet, si nous « disons » quelque
chose par nos actes mêmes parce que ces actes se veulent porteurs de
sens pour les autres il s’ensuit que toute action sociale transmet un
message ; c’est, en un mot, un « discours social » de premier degré,
pour ainsi dire. Si la vie sociale est un discours les acteurs sociaux
(vous et moi, tout le monde) doivent par conséquent déchiffrer le mes-
sage que véhicule ce discours, ils doivent interpréter le sens que les
autres veulent donner à leur action. C’est ici que la transparence du
sens n’est pas évidente, est rarement limpide car on peut mal interpré-
ter ; il peut y avoir mésentente.

30 Le terme « idéationnel » n’est pas français, mais le terme « idéation » l’est.


« Idéation » = formation et enchaînement des idées (Larousse)
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 209

Reprenons : agir socialement, c’est déjà interpréter. Puis vient


l'ethnographe. Il doit à son tour traduire la façon dont les acteurs so-
ciaux comprennent leurs actions réciproques, il doit interpréter ce qui
est déjà une interprétation, deviner le sens que les acteurs sociaux
pressentent dans le discours social qu’ils tiennent les uns avec les
autres. Le travail de l'ethnographe est donc d'écrire ce texte, de pren-
dre note de ce discours social mais, insiste Geertz, cette « traduction »
ne peut être qu’interprétation puisque aucun discours n'est transparent,
aucun discours ne révèle son sens et tout le nœud de ses significations
à la surface ; pour en percer le sens, le contenu, l'ethnographe doit
faire œuvre de « thick description » ; d’où l’idée que l’ethnographie
est « l’interprétation d’une interprétation », c’est-à-dire une interpréta-
tion au deuxième degré et que ses données ne peuvent qu’être cons-
truites, d’abord par les acteurs sociaux, puis par l’ethnographe.
En bout de route, l’approche sémiotique de Geertz ne vise pas à
élaborer une grammaire du comportement pour savoir se comporter
grammaticalement comme un autochtone, mais à décoder le contenu
du discours social des agents sociaux de façon à pouvoir « discourir
socialement avec eux ». Dans cette perspective, la culture n'est pas
une puissance supra-individuelle qui agit sur nous, un méta-code anté-
rieur à toute action qui permettrait de percer le sens des comporte-
ments ou des événements sociaux ; comme je le soulignais la culture
est un contexte de significations qu’on utilise pour donner un sens à
son action, mais toujours dans le cadre d’une interaction, et toujours
possiblement sujette à une mésinterprétation. Une règle de grammaire
est claire, explicite, mais un sens l’est rarement. C’est à l’intérieur de
cet ensemble de significations qu’on peut décrire la vie sociale « en
épaisseur ». D’où l’écart qui l’éloigne de l’ethnographie de Goode-
nough, pour qui une grammaire du comportement n’est pas un texte
prégnant de sens pour les autres mais un code, un ensemble de règles
à découvrir dans la tête des gens. En dernière analyse, comme nous
l’avons vu, la culture de Goodenough demeure normative et on pour-
rait à la rigueur extraire la « grammaire culturelle » à partir d’un seul
« locuteur », comme on aurait pu reconstruire la grammaire mohican à
partir du dernier des Mohicans... Rien de tel chez Geertz, pour qui le
sens ne peut se saisir qu’à travers la parole. On pourrait dire que
Goodenough met encore l’emphase sur la langue, alors que Geertz
privilégie la parole.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 210

Geertz, dans son article, s’oppose explicitement à Goodenough.


Mais comment son approche dite sémiotique se différencie-t-elle de
celle de Lévi-Strauss ? Lévi-Strauss, il me semble, détache le plan
symbolique de celui des comportements. Il ne suppose pas la culture
intrinsèquement symbolique et, en ce sens, considère que la significa-
tion symbolique est surajoutée, superposée à des comportements qui,
en eux-mêmes, n’expriment rien de symbolique. Lévi-Strauss re-
cherche le symbolisme surtout dans les productions purement intellec-
tuelles, ou dans des comportements ritualisés (et non dans les interac-
tions qui tissent la vie sociale) dont la dimension symbolique est à
trouver ailleurs, dans des référents symboliques extérieurs aux com-
portements. Geertz s'insurge contre cette vision d’une culture hyposta-
siée et lui substitue celle d’une culture qui s’exprime à travers le flux
des interactions. De façon plus axiomatique encore, il déclare « sym-
bolique » tout comportement porteur de sens (comportement qui, par
ses définitions mêmes, est alors social).
Notons en passant un abus de langage chez Geertz. D’une part,
tout ce qui signifie ou a un sens n’est pas symbolique. Ici, Geertz fait
fi de certaines distinctions fondamentales car la sémiotique ne se li-
mite pas à l’étude des systèmes symboliques. En effet, les sémioti-
ciens distinguent entre autres les « icônes » des « index » des « sym-
boles », mais Geertz renonce à cette distinction en affirmant que tout
ce qui signifie est symbolique, une proposition carrément fausse (les
signaux routiers signifient quelque chose mais ne symbolisent souvent
rien ; ce sont des icônes, ou tout simplement des signes). Si l’action
sociale signifie et que pour cette raison on la déclare symbolique il
devient impossible de dissocier le plan des symboles de celui de
l’action sociale. La dimension symbolique n’est plus quelque chose de
superposé aux comportements, comme chez Lévi-Strauss, elle devient
au contraire une dimension intrinsèque de toute action dans la mesure
où elle se veut sociale, c'est-à-dire porteuse de sens pour les autres.
Pour terminer, j’aimerais souligner que, malgré leurs différences
importantes, Goodenough et Geertz se rejoignent sur un point majeur.
En introduisant l’individu et sa liberté de choix dans la sélection des
identités Goodenough injectait une perspective d’action sociale dans
une anthropologie culturelle. Or, à mon avis, l’approche sémiotique de
Geertz campe de façon encore plus définitive la culture dans l’action
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 211

sociale. L’interaction échappait à Goodenough qui, à travers ses iden-


tités et sa grammaire du comportement, n’arrivait pas à saisir la pa-
role ; il ne percevait que des locuteurs isolés, sur fond d’action so-
ciale. En ce sens, l’élément wébérien chez Geertz prolonge ce déve-
loppement, car Geertz ne voit que du dialogue, des interlocuteurs dont
l’action perd tout sens en dehors de l’interaction, de la parole.

2. CLIFFORD, MARCUS,
ET LE POST-MODERNISME

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Le virage de Geertz vers


l’anthropologie interprétative conservait
une certaine continuité avec
l’ethnologie classique. Après tout,
Geertz prétendait étudier la culture, la
comprendre, et en présenter une exé-
gèse. Les « post-modernistes », toute-
fois, opèrent une transformation dras-
tique. Le post-modernisme ne constitue
pas un programme à l’image de ceux Georges Marcus
que nous avons analysés jusqu’ici ; il se
définit plutôt en tant que réaction radicale de déconstruction et de
mise en question. Je ne prétends pas en saisir toutes les manifestations
car il n’y a pas de véritable unité dans cette nouvelle voie, et je me
limiterai à résumer ce qu’ils entendent par modernité et postmoderni-
té, par une ethnologie qui participait de la modernité, et une anthropo-
logie qui participe de la postmodernité.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 212

I. La prétendue modernité :

Est héritière du Siècle des Lumières (17-18ièmes siècles), et par con-


séquent d’un discours foncièrement rationaliste et positiviste. Ce posi-
tivisme de la modernité se veut objectif, empiriste, et sépare le sujet
observant ou connaissant de l’objet étudié. Il croit pouvoir « saisir »
cet objet, c’est-à-dire comprendre et expliquer les causes de son exis-
tence, supposant ainsi qu’il y une « Vérité » que nous pouvons décou-
vrir. Une fois découverte, cette « vérité » s’exprime en une théorie qui
se veut généralisatrice, qui cherche à découvrir des lois.
Au-delà de l’entreprise scientifique, ce rationalisme et cette incli-
naison scientifique s’expriment dans les développements technolo-
giques et économiques (rationalisation de la production, révolution
industrielle et technologique), ainsi que dans un projet de société. On
veut soumettre l’étude de la société à la même analyse rationnelle et
scientifique, croyant que les résultats obtenus, fruits de la raison, sont
de valeur universelle. S’ils le sont, nous voulons l’imposer aux
autres : d’où un projet politique impérialiste et hégémonique, soit tout
le projet de colonisation justifié par le discours des sciences sociales.
Résultat : la « modernité » crée un individu et une culture « mo-
dernes ». L’individu « moderne » rationnel a une identité bien cam-
pée, située dans un temps et un espace bien identifiés. Il appartient à
une culture bien intégrée, qui a également son identité propre et clai-
rement définie, et se pense dans et par référence la l’Autre – le coloni-
sé, le primitif, objet de son projet hégémonique.

II. La prétendue post-modernité :

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Résulterait d’une foule de phénomènes qui ont bousculé le monde


« moderne » mais, tout particulièrement :
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 213

1. L’échec du colonialisme :

Cet échec amorce l’apparition de « voix » nouvelles, celles des an-


ciens colonisés qui, par ricochet, nous rendent sensibles aux « autres »
parmi nous, soit les homosexuels, les femmes, les gens de couleur, et
ainsi de suite. D’où une « décentralisation » radicale du discours (il
n’y a plus de point de vue privilégié, qui serait celui de « notre » His-
toire occidentale). Cette pluralité de voix et de perspectives mine la
notion même d’une Histoire. Qui plus est, les anciens colonisés inven-
tent même leur histoire, de sorte que la dite « histoire » est une créa-
tion du présent, ce qui enlève à la temporalité toute justification
comme support d’un discours. On ne peut « situer » les événements
dans le temps puisque nous inventons le passé. Si la variable
« temps » perd tout potentiel explicatif, les notions mêmes de causali-
té et de déterminisme s’évanouissent et, avec elles, la possibilité
même d’une « vérité », donc de toute théorie ou, dans la terminologie
des postmodernistes, de tout « méta-narratif », ou « méta-discours »,
ou « méta-théorie » (marxisme, libéralisme, fonctionnalisme et ainsi
de suite). En bout de route, abandon de tout rationalisme, de tout le
projet positiviste des Lumières ; la science contemporaine n’est qu’un
mythe parmi d’autres.

2. Simultanément, transformations internes :

Production en masse de biens de consommation et émergence


d’une culture populaire qui fait disparaître la « haute culture ». Autre-
fois l’artiste était un être à part, et la production artistique une activité
créatrice hautement valorisée. Les objets culturels sont désormais
produits en masse (posters, par exemple) et amorcent la disparition de
la position privilégiée de l’artiste. L’art devient collage, pastiche. Des
images qui autrefois cherchaient à représenter perdent désormais tout
cadre référentiel hors d’elles-mêmes. Les images se détachent de la
réalité et en viennent à se substituer à la réalité (représentation média-
tique qui « fait » les Présidents américains ; ils « sont » l’image qu’on
en donne). D’où une culture sans profondeur dans laquelle l’individu
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 214

lui-même devient décentré, fragmenté. Il perd tout sens d’identité


puisqu’il est constamment bombardé par des signes et des images
fragmentés qui effacent tout sens d’une continuité entre le passé, le
présent et le futur. L’individu postmoderne perd donc toute continuité
biographique. Les préoccupations des individus postmodernes ne sont
plus morales, éthiques (se positionner sur le plan politique, par
exemple) mais esthétiques (paraître, être « in » par son vêtement, sa
manière d’être). Selon un philosophe très à la mode, Rorty, il n’y a
aucune « essence humaine » cohérente qui sous-tend nos divers rôles
sociaux. Il n’y a pas de « moi » (self) centré, unifié ; nous ne sommes
qu’un assemblage hétéroclite, contradictoire et contingent de diverses
expériences. Nous ne sommes que le lieu d’une série de « fragments
d’être », issus d’expériences sans cohérence, sans lien unificateur,
fragments contradictoires, hétéroclites, contingents. Nous sommes des
« collages » psychologiques.

III. Portrait-robot de l’ethnologie dite moderne :

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L’ethnologie « moderne » aurait été complètement tributaire de la


modernité et de son projet rationaliste-positiviste. De façon plus parti-
culière elle serait contemporaine de l’émergence de la monographie
ethnographique (avec Malinowski), ou tout simplement de
l’ethnographie. Cette ethnographie présuppose une autorité, celle de
l’ethnographe, qui « garantit » sa véracité son autorité est fondée sur
l’unicité de l’expérience ethnographique, un rapport exclusif et privi-
légié de l’ethnographe et sa population, une expérience puisée direc-
tement à la source et que ne partage nul autre, ou presque. Cette mo-
nographie se présente dans la forme rhétorique du monologue, soit le
texte qu’écrit l’ethnographe en son propre nom, le texte d’un ethno-
graphe qui parle au nom de ses « informateurs » et les réduit donc au
silence dans le processus même de narrer leur culture. De ce fait, mais
surtout du fait qu’il ou qu’elle découle de la culture occidentale et de
son projet positiviste hégémonique, cette ethnographie camoufle éga-
lement des rapports hégémoniques entre l’ethnographe et ses soi-
disant informateurs.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 215

Participant de la modernité, cette ethnographie partage son réa-


lisme naïf. S’il y a des « informateurs » il y a donc une « informa-
tion », une réalité qui existe en dehors des acteurs sociaux eux-mêmes
et que l’ethnographe va « cueillir » (ne parle-t-on pas de « cueillette
de données » ?) : cette information, c’est la culture. Par conséquent,
l’ethnographie moderne aurait prétendu décrire (représenter) tout sim-
plement « ce qui est », supposant que la culture est quelque chose qui
existe « objectivement » dans la réalité phénoménale et n’attend que
d’être perçue et décrite. La représentation ethnographique serait la
description d’une réalité qui existe là, en dehors de nous, et qui attend
que nous l’appréhendions. Il y aurait donc une « vérité culturelle » qui
existerait en dehors des acteurs culturels et de l’ethnographe lui-
même, et dont la découverte définirait le projet ethnographique lui-
même. Enfin, cette ethnographie décrit ce qu’elle croit percevoir dans
un « présent ethnographique » ; elle est a-historique.
Cette réalité, la culture, a des propriétés particulières. Les cultures
de l’ethnographie moderne sont conçues comme circonscrites (elles
ont des « frontières »), comme discontinues, séparées les unes des
autres, donc indépendantes. Cette discontinuité est logiquement né-
cessaire pour penser les cultures de façon holiste (en tant que super-
organismes) et pour se représenter des cultures individuelles. Si les
cultures n’étaient pas circonscrites et discontinues on ne pourrait par-
ler de « cultures individuelles » ni postuler que la culture est « ex-
terne » à l’individu, est un super-organisme (Kroeber). Enfin, ces cul-
tures seraient homogènes et cohérentes.

IV. Critique postmoderniste de l’ethnologie dite moderne

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Dans quelque domaine que ce soit, et en ethnologie en particulier,


le postmodernisme s’érige en « crise de la représentation ». Il y a au
moins deux discours différents à ce propos. Commençons par le pre-
mier :
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 216

1. La culture en tant que création

Le discours dominant est celui qui est relié à Clifford et Marcus et


à la publication de Writing Culture en 1986. Rappelons que toute
l’ethnologie précédente aurait supposé une culture supra-individuelle,
une réalité externe, indépendante de nous. Les postmodernistes décla-
rent ce réalisme naïf un immense leurre. Ici encore, deux positions
majeures dominent. Certains se contentent d’affirmer que la culture
consiste en un ensemble de codes et de représentations dénuées de
toute transparence et sans cesse contestées et réinterprétées, voire con-
tradictoires. D’autres vont plus loin et affirment que la culture n’est
pas quelque chose « en soi », qu’elle est carrément créée dans le pro-
cessus même de l’enquête dite ethnographique, dans le rapport entre
l’ethnographe et ceux avec lesquels il dialogue. Les deux variantes
convergent et mènent aux mêmes conclusions. Que la culture soit sans
cesse contestée et réinterprétée, ou qu’elle soit une création de
l’enquête ethnographique, il s’ensuit que l’ethnographie elle-même est
également création. Essayons d’apprécier certaines des implications
de ces deux critiques.

a. Disparition de l’autorité ethnographique et de l’auteur

L’ethnographie « moderne » était écrite par un ethnographe-auteur


qui, sur le ton du monologue, présentait une réalité culturelle « cueil-
lie » de ses informateurs. Si par contre la culture émane du processus
même de dialoguer, elle est « dialogique » (adjectif qu’ils forment à
partir du terme « dialogue ») ou même « polyphonique » (en ce
qu’elle résulte souvent d’une conversation à plusieurs personnes) et,
dans ce contexte, aucune voix ne peut être privilégiée. Toute notion d’
« autorité ethnographique » disparaît du coup. L’ethnographe perd
toute autorité transculturelle ou méta-culturelle, toute position privilé-
giée que lui conférerait son apprentissage professionnel et son terrain
ethnographique. La qualité d’auteur est en fait partagée parce que,
dans la prétendue cueillette de données l’ethnographe ne se limite pas
à « extraire » les témoignages d’informateurs passifs. Puisque sa
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 217

cueillette est dialogique, l’autorité du texte ethnographique ressort au-


tant de l’acteur social que de l’ethnographe. Pis encore, tous les inter-
locuteurs sont également auteurs du « texte ».

b. L’ethnographie comme création littéraire.

Les ethnographes modernes croyaient en une réalité culturelle ex-


terne, suffisamment transparente pour se laisser entrevoir et décrire,
même si cette description était incomplète. Ils croyaient donc repré-
senter, c’est-à-dire re-présenter un « original » qui existe ailleurs et
qu’eux avaient eu l’heur d’appréhender à travers l’expérience ethno-
graphique. Si une telle réalité n’existe pas (position postmoderniste),
l’ethnographie ne peut être un exercice de description ou
d’interprétation car elle ne peut être que complètement « construite »
par l’ethnographe ; c’est un artifice rhétorique et, comme tout artifice,
une « invention », une « fiction » dans le sens anglais de « création
littéraire ». Bref, l’ethnographie est un roman, une création littéraire.

c. Déplacement vers l’écriture

Si l’ethnographie est création littéraire, les questions de style et de


rhétorique deviennent prioritaires. Les ethnologues postmodernistes
focalisent désormais sur le texte et l’auteur, sur le style et non le con-
tenu puisqu’ils considèrent ce contenu « fictif ». Ils analysent et dissè-
quent le processus d’écriture de l’ethnographie (d’où le titre, Writing
Culture), étudient la rhétorique, la poétique et même la politique de
cette écriture. Puisque le style est inséparable de l’auteur ils
s’attardent par conséquent à certains aspects de sa biographie, de son
histoire intellectuelle : la façon dont son genre (homme ou femme), sa
classe sociale, son origine ethnique, ses vues politiques, ses ambitions
professionnelles et le contexte sociopolitique général dans lequel elle
ou il évoluait, entre autres, ont pu influencer son « roman ethnogra-
phique ». Ils étudient également la façon dont l’auteur(e) a créé son ou
sa propre persona professionnelle dans le dialogue ethnographique et
la production d’une ethnographie.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 218

d. L’impossibilité d’évaluer

Si l’ethnographe crée un univers culturel plutôt que d’en représen-


ter un, tout ethnographe est donc une sorte de romancier de l’exotique.
En tant que création littéraire son ethnographie doit par conséquent
être soumise à une forme de critique littéraire et il devient alors im-
possible de privilégier une interprétation puisque aucun barème ne
permet de « pondérer » une interprétation en littérature. Certaines
exégèses sont plus convaincantes pour des raisons esthétiques ou sub-
jectives, parce qu’elles apparaissent plus astucieuses ou au diapason
des sensibilités à la mode, autant de raisons qu’il est impossible
d’opérationnaliser. En principe, dix excellents ethnographes pour-
raient aller au même endroit, étudier les mêmes choses, « inventer »
dix ethnographies totalement divergentes sans qu’il soit le moindre-
ment possible de les hiérarchiser selon un étalon fiable.

e. Disparition de toute « vérité »

Il est donc radicalement impossible de déclarer « vraie » l’une de


ces créations ethnographiques même si quelques-unes peuvent pa-
raître plus convaincantes. Toute prétendue vérité n’est qu’illusion
puisque la culture est toute subjectivité, création de l’ethnographe
dans son dialogue avec les acteurs sociaux. Au mieux, les vérités de
l’ethnographie sont partielles parce que la culturelle est plurielle, in-
cohérente.
Mais certains postmodernistes ne s’arrêtent pas à cette mise en
cause de la « vérité ». Ils affirment que les acteurs sociaux construi-
sent leur univers culturel. Toute tradition (donc toute « histoire »), par
exemple, est par conséquent pure invention, ce qui élimine toute idée
de continuité, et de causalité, historiques. Mais il y a plus. Pour ces
postmodernistes tout est « texte » (tout événement, acte, tout « ce qui
se passe » ou « se dit » est texte) et affirment que tous les textes (donc
tous les événements) sont reliés entre eux ; c’est ce qu’on peut appeler
la « clause d’intertextualité ». Selon cette clause tout influe sur tout,
de sorte qu’il est impossible et illusoire de vouloir isoler une ou des
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 219

« causes » pour expliquer un phénomène. Un phénomène ne


s’explique pas, il se « raconte », de sorte que la narration de petits
événements de la vie courante, les petits « contes » de l’expérience
personnelle et quotidienne remplacent l’antique prétention historique.
Si on nie toute causalité, il va de soi qu’on largue encore plus allè-
grement l’idée même de déterminisme.
Faisons un bilan provisoire : en l’absence de toute causalité, de
tout déterminisme et de toute vérité il s’ensuit nécessairement que
toute tentative de théoriser relève de la pure chimère et, a fortiori, que
tout méta-discours, tout méta-narratif ou méta-théorie (fonctionna-
lisme, marxisme, structuralisme, et tous les soi-disant « programmes
de recherche ») sont intrinsèquement trompeurs.

f. Disparition de la notion même de « culture »

Pour certains, non seulement l’autorité ethnographique est une im-


position hégémonique, mais la notion même de culture l’est égale-
ment. La notion de culture est indissociable de celle de « différence »,
elle peuple l’univers d’ « Autres » différents de soi, que nous allons
étudier. Ce faisant, nous les transformons jusqu’à un certain point en
« objets » d’enquête et, qui plus est, nous allons les étudier en tant
qu’Occidentaux. L’ethnologie n’est pas un projet arabe ou ouest-
africain ; ce n’est pas le projet des colonisés, mais des colonialistes.
Au terme de cette réflexion, certains en sont amenés à contester la di-
chotomie objet/sujet qu’ils perçoivent au cœur de la notion de culture
et du discours ethnographique. Puisque la « culture » externe appar-
tient à un univers moderne, un univers réaliste qui traite la culture de
« chose », nier la réification de la culture en vient à nier la notion
même d’altérité qu’elle véhicule, ou dont elle est tributaire. En faisant
sauter la notion traditionnelle de culture on fait exploser la notion
d’altérité et, ce faisant, par un mouvement de ricochet on fait dispa-
raître la notion de culture elle-même. C’est la position que soutiennent
certains auteurs contemporains, Abu-Lughod en particulier.
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 220

2. Les effets de la globalisation

Parallèlement, une série d’auteurs « déconstruisent » les catégories


traditionnelles de l’ethnologie à partir de considérations reliées à la
globalisation. L’échec du colonialisme et les transformations internes
à notre propre culture, nous l’avons vu, ont fragmenté les cultures et
rattaché ces fragments ici et là, de façon contingente. Les cultures
postmodernes se compénètrent et on ne peut plus les dire circons-
crites, discontinues, puisque leurs frontières sont désormais brouillées,
puisqu’elles se morcellent et que de nouvelles entités se recomposent
à partir de ces parcelles, des entités dont les parties sont tout au moins
hybrides, sinon contradictoires. Il n’y a plus d’identités « authen-
tiques », seulement des collages, des créations hybrides, de sorte que
l’ethnographie doit se mettre à l’heure de la postmodernité et doit elle-
même se présenter fragmentée, discontinue, contradictoire, un collage
de vignettes, un pastiche, et s’ériger en critique de notre propre cul-
ture.

Concrètement, à quoi tout cela a-t-il abouti ? L’euphorie initiale


des déconstructions s’exprima par une critique épistémologique fon-
damentale, qui ne porte plus sur la vie sociale ou les acteurs sociaux,
leurs comportements, leurs intentions et leurs interprétations mais sur
l’ethnographe-auteur, sur l’ethnographe comme écrivain, que l’on
soumet à une véritable critique littéraire comme on le ferait d’un ro-
mancier. On scrute son style, ses omissions, ses a priori. En dernière
analyse, si l’anthropologie de Geertz pouvait apparaître comme un
discours au deuxième degré (un discours - ethnographique - à propos
du discours social), on pourrait dire de l’entreprise post-moderne,
dans sa dimension épistémologique, que c’est un discours au troisième
degré (un discours sur le discours ethnographique).
Chez certains, cette critique déboucha tout simplement sur
l’expérimentation rhétorique, sur une nouvelle forme d’écriture eth-
nographique dans laquelle l’ethnographe est lui-même sujet et objet
de son récit ethnographique, dans le contexte de dialogues, réels ou
fictifs. Le « Je », avec tout son bagage d’idiosyncrasies, partage la
Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 221

scène avec les autres, et certaines ethnographies ne sont que des auto-
biographies ethnographiques, en quelque sorte. L’ethnographe y pré-
sente l’ethnographie au fil de son insertion sur le terrain, de son expé-
rience, un peu à la manière de Tristes Tropiques (Lévi-Strauss).
D’autres ethnographes vont écrire leur ethnographie sous forme de
dialogues, pour redonner au texte le caractère dialogique de
l’expérience ethnographique. Notons toutefois que ces dialogues sont
également des constructions rhétoriques. Il ne s’agit pas de mettre sur
papier les dialogues tels qu’ils se sont produits sur le terrain, mais de
construire des dialogues fictifs qui tentent de rendre la saveur particu-
lière de l’expérience de terrain. Certains auteurs vont jusqu’à briser la
séquence narrative traditionnelle, logique et séquentielle, pour lui
substituer des textes fragmentés, à facettes multiples, ou simplement
des collages de vignettes.
Enfin, parce qu’elle veut abolir la distinction entre sujet et objet et
la notion même d’altérité, cette nouvelle ethnographie s’est réorientée
vers les terrains traditionnellement occupés par la sociologie, le roman
ou la critique culturelle. On fait entre autres l’ethnologie du quotidien,
des éboueurs, ou des dynasties financières. Par bonheur nous possé-
dons un document des plus récents, un collectif dirigé par George
Marcus, l’un des co-directeurs avec Clifford du célèbre ouvrage col-
lectif de 1986, Writing Culture, qui fait en quelque sorte un bilan des
quinze années qui se sont écoulées depuis. Le constat est incroyable-
ment décevant. Les deux thèmes qui ressortent, c’est l’idée tout à fait
banale de l’ethnologue-citoyen, et la « recherche multi site ». À quoi
est-ce que cela rime ? À l’idée que l’on doit désormais travailler sur-
tout chez soi, dans sa propre société, mais non pas dans le cadre tradi-
tionnel des « études de communauté ». On doit choisir des sujets qui
nous forcent à entrer en contact avec des gens qui sont reliées de fa-
çons multiples, et souvent conflictuelles, à une organisation, ou à un
phénomène ; ceci résume la recherche « multi site ». En bout de route,
on débouche sur une sorte de microsociologie, qui chez certains prend
le ton de la narration d’une expérience personnelle. Cette microsocio-
logie ne cherche plus à circonscrire une « communauté », elle
s’adresse à toutes sortes d’organisations contemporaines : le nouveau
type d’organisation familiale ou les litanies de la Génération X (un
thème standard de la sociologie et de la démographie de la famille, ou
des rapports intergénérationnels), les dilemmes des maisons
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d’éditions, ou de la recherche dans un laboratoire d’une compagnie


pharmaceutique, ou des ONG, entre autres. Au total, quand on regarde
la masse incroyable de grands énoncés, on ne peut que conclure que
« La montagne avorta d’une souris »

Fin du texte

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