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Laënnec HURBON

docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),


directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince

(1988)

LE BARBARE
IMAGINAIRE

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 2

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versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 3

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 4

Cette édition électronique a été réalisée par Anderson PIERRE, béné-


vole, étudiant en communications à la Faculté des sciences humaines de
l’Université d’État d’Haïti,
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liste_pierre_anderson_layann.html

à partir de :

Laënnec HURBON

LE BARBARE IMAGINAIRE.

Paris : Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection : “Sciences hu-
maines et religion”.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 19 mai 2009 de diffuser ses publi-
cations dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : lhurbon@yahoo.com

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Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5” x 11”.

Édition numérique réalisée le 10 mars 2020 à Chicoutimi, Québec.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 5

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taire œuvrant à la diffusion en
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Ci-contre : la photo de Rency Inson MICHEL.


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 6

Laënnec HURBON
docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince Doyen

LE BARBARE IMAGINAIRE.

Paris : Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection : “Sciences hu-
maines et religion”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 7

Le barbare imaginaire.
Quatrième de couverture
Sorciers, zombis
et cannibales en Haïti

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Pourquoi Haïti produit-il des zombis ? Cette question, en appa-


rence surprenante, conduit Laënnec Hurbon à remonter jusqu’à l’Eu-
rope du XVI' siècle pour s’interroger sur les effets de l’imaginaire dans
les pratiques sociales et politiques. Ce que ce livre apporte, ce n’est
pas seulement un saisissant parallèle entre la chasse aux sorcières (en
Europe) et la chasse aux cannibales dans la Caraïbe. C’est, venant
d’un sociologue du tiers monde, le renversement du regard par quoi
l’Europe a jugé le monde à travers le paradigme de l’opposition bar-
bare/civilisé. Car, finalement, le zombi comme l’esclave devient une
production du discours européen. Discours qui hante l’imaginaire des
anciens colonisés dans leur rapport à leurs propres pratiques cultu-
relles, notamment au vodou confondu avec l’ordre du satanisme et de
la sorcellerie, productrice de zombis.
Même après son départ, le maître est encore présent : les réseaux
symboliques survivent à sa disparition et s’appliquent au paysan haï-
tien, imaginé barbare dans ses pratiques et croyances.
Les ressources des sciences humaines sont ici convoquées, comme
l’avait fait cent ans auparavant Anténor Firmin, pour questionner le
spectre d’un État qui survit à la société esclavagiste en la perpétuant.

Laënnec HURBON : Né à Jacmel, Docteur en Théologie (de


l’Institut Catholique de Paris) et Docteur en Sociologie (Sorbonne).
Vient d’être nommé Directeur de Recherche au Centre National de la
Recherche Scientifique de Paris (CNRS). A déjà publié de nombreux
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 8

articles scientifiques dans des revues spécialisées et des ouvrages dé-


sormais classiques, dont DIEU DANS LE VODOU HAÏTIEN,
CULTURE ET DICTATURE EN HAÏTI, ERNST BLOCH  : UTOPIE
ET ESPÉRANCE, etc. Poursuit actuellement ses investigations sur les
rapports entre religion, culture et politique dans la Caraïbe.

COUVERTURE :
VILLE IMAGINAIRE
PRÉFÈTE DUFFAUT
COLLECTION MUSÉE D'ART HAÏTIEN
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 9

OUVRAGES
DU MÊME AUTEUR

Dieu dans le vaudou haïtien, Ed. Payot, Bibliothèque scientifique,


Paris 1972 — (Traduction en espagnol, 1978, Buenos-Aires, Argen-
tine. Nouvelle édition : Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1987).
Ernst Bloch : Utopie et Espérance, Ed. du Cerf, coll. Horizon phi-
losophique, Paris, 1974. (Traductions en italien, 1975, et en espagnol,
1980).
Cultures et pouvoirs dans la Caraïbe, Ed. L’Harmattan, Paris, 1975
(en coll. avec D.B. Gisler)
Culture et dictature en Haïti, L’imaginaire sous contrôle, Ed.
L’Harmattan, Paris, 1979.

À PARAITRE

État contre nation : 9 essais sur Haïti, Ed. Karthala, Paris.


Le Phénomène religieux dans la Caraïbe francophone, Ed. Cihdi-
ca, Montréal, Québec.
Introduction à l’Histoire de l’Église en Haïti, Ed. Henri Des-
champs, Port-au-Prince.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 10

LAËNNEC HURBON

LE BARBARE
IMAGINAIRE

« Sciences humaines et religions

LES ÉDITIONS DU CERF


29, bd Latour-Maubourg, Paris
1988
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 11

AVERTISSEMENT POUR L’ORTHOGRAPHE


DES TERMES EN CRÉOLE.

C’est l’orthographe phonologique officiellement admise en Haïti


pour le créole qui est utilisée ici. Le mot vodou s’écrivait pendant
longtemps vaudou. On a gardé cependant “vaudou” dans les citations
dans lesquelles il apparaît ainsi.

© Les Éditions du Cerf, 1988


ISBN 2-204-02932-7
ISSN 0768-2190
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 12

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine nu-
mérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 13

[325]

Le barbare imaginaire.
Table des matières

Avant-Propos [i]
Introduction : La conquête des Amériques et la production de la barbarie [1]

PREMIÈRE PARTIE [19]

Chapitre I. Genèse de la barbarie [19]


1. Obsolescence du paradigme barbare/civilisé [21]
2. Le génie du christianisme ou le barbare enchanté [39]

Chapitre II. L’héritage de la barbarie [51]


1. La défense de la race noire [53]
2. Face à l’État et au pouvoir politique [67]
3. Face à l’écriture [71]

Chapitre III. Les visages du barbare [77]


1. L’esclave sorcier [84]
2. Le paysan délinquant [88]
3. Le bandit cannibale [98]

Chapitre IV. La chasse au barbare [109]


1. De la lettre à la pratique [111]
2. L’incertitude du régime de la pénalisation [127]
3. L’État moderne, l’esclavage et la représentation de la civilisation [131]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 14

DEUXIÈME PARTIE [145]

Chapitre V. Du fantasme au festin : le récit cannibale [145]


1. Sorcier et/ou cannibale : une circulation de récits [148]
2. Le cannibalisme et le fantasme de la barbarie [163]

Chapitre VI. Les sorciers en liberté [171]


1. Sociétés secrètes et sorciers [175]
2. Les zombis ou la puissance des récits [191]
3. Deux catégories de zombis [194]

Chapitre VII. L’intervention des esprits [215]


1. L’héritage des “esprits” et les frontières de la sorcellerie [219]
2. Une théorie particulière de la personnalité [228]
3. Les perturbations de la personnalité liées aux interventions des “esprits”
[239]

Chapitre VIII. Le déploiement de la sorcellerie ou le retour du maître [257]


1. De la magie à la sorcellerie : une seule matrice [259]
2. Économie politique et imaginaire de la sorcellerie en Haïti [273]
3. Le zombi et l'idéal du maître esclavagiste [292]

Conclusion : L'altérité et le paradigme du logos [297]


Glossaire [317]
Index général [319]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 15

[i]

Le barbare imaginaire.

AVANT-PROPOS

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Le travail que je livre ici ne prétend pas être une incursion fantas-
matique dans la “magie-vodou” 1. J’ai choisi d’explorer les racines des
discours sur la sorcellerie en Haïti. L’anthropologie, l’histoire et la so-
ciologie ont été ici mises à contribution dans la tentative de com-
prendre le poids de l’imaginaire dans la production des “réalités” so-
ciales et historiques. Dans cet ouvrage, plusieurs évidences qui par-
courent la société haïtienne sont mises en doute, ou replacées dans un
contexte beaucoup plus vaste et plus vieux, qui ne permette plus de les
répéter sans une vigilance critique. Ces évidences, ce sont les opposi-
tions simples : noir/blanc, noir/mulâtre, science/magie, oralité/écri-
ture, ou les équations : vodou = satan, ou vodou = magie et sorcelle-
rie, ou noir = despote, démocratie = occident, langue créole = régres-
sion.
Retrouver la trace de l’imaginaire dans ces schémas pervers, ou
tenter de les critiquer, ce n’est pas leur opposer une réalité qui, elle,
brillera comme la vérité ; mais travailler sur un langage qui nous pré-
cède et nous conditionne et dont il convient de reconnaître la force en-
core opérante dans les troubles sociaux et politiques.
Nous en avons l’illustration dans les événements que nous vivons
en Haïti depuis la chute de la dictature, le 7 février 1986. Les opéra-
tions dites de déchouquage se sont d’abord focalisées sur les Tontons
1
Comme on le voit dans le livre récent de Wade Davis, intitulé curieusement
Vaudou ? avec le sous-titre alléchant pour les amateurs d’exotisme : “Un
chercheur américain dévoile les secrets des faiseurs de zombis” — tr. H.
Gueydin, Paris, Presses de la Cité, 1987.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 16

macoutes, mais pour se jeter ensuite avec rage sur des [ii] personnes
déclarées ou présumées loups-garous. Je ne pouvais pas fournir un
traitement de ce phénomène, la rédaction de cet ouvrage est en effet
terminée depuis deux ans. Mais toute la recherche développée ici te-
nait à son horizon cette possibilité d’une explosion de l’imaginaire,
dans la tentative de sortir de la longue nuit duvaliériste. C’est dire que
je crois avoir éclairé, entre autres choses, même sans l’aborder direc-
tement, les bases du déchouquage de prétendus loups-garous.
En effet, l’ambition de ce livre est de reprendre les phénomènes en
apparence séparés — que sont loups-garous, cannibales et zombis —
et de provoquer la recherche sur l’hypothèse centrale du lien essentiel
entre les réseaux de l’imaginaire et les réseaux des pratiques sociales
et culturelles, pour expliquer l’apparition de ces personnages. Le dé-
chouquage en général suppose la survie des réseaux de l’imaginaire
dans une société dont les bases matérielles sont lézardées, sinon en
voie de destruction. Un désir de recréation du monde, ou de revenir à
l’année zéro de l’Histoire serait à l’œuvre, mais dans un même temps
on ne fait que porter à l’incandescence ce qu’on veut par tous les
moyens abolir.
Il faut, par exemple, être vodouisant pour se laisser chevaucher par
la passion anti-sorcellerie. Sous ce rapport, le vrai suspect de sorcelle-
rie n’est pas d’abord celui qu’on vient de lyncher, de lapider ou de
brûler, mais la foule elle-même, qui, ivre de ses croyances, danse au-
tour du cadavre qu’elle vient de se donner. Elle pourfendrait sa propre
image dans celle des sorciers, accusés tels (les dominés, les pauvres,
et, bien entendu, les femmes). Effet terrible du langage de la diaboli-
sation et de la barbarisation du champ entier du vodou, dont nombre
de sectes religieuses se proclament les champions et dont l’Église ca-
tholique, pendant près de quatre siècles, porte également la responsa-
bilité.
Il est certain que la chute de la dictature duvaliériste n’aurait pas
été possible sans une participation du vodou (à côté des églises) à la
lutte populaire ou, à tout le moins, sans une disjonction entre les so-
ciétés secrètes du vodou et le macoutisme. Qu’on ait eu besoin de s’at-
taquer à des prétendus loups-garous à la faveur de la lutte antima-
coute, et qu’on ait eu tendance dans certaines localités à prendre tout
oungan automatiquement pour un macoute et un sorcier, cela rend
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 17

manifeste la crise d’identité qui affecte [iii] aujourd’hui toute la socié-


té haïtienne.
Le déchouquage n’est pas seulement une mise en abîme de la so-
ciété comme telle. Il est l’annonce voilée et inquiète d’un Novum :
d’une nouvelle conscience de soi, non encore explicitée et non encore
soumise à la raison critique. C’est pour cela que la Constitution, ap-
prouvée massivement le 29 mars 1987, est peut-être l’indice d’une vo-
lonté populaire d’ériger un nouvel État de droit, et de remettre debout
une nation convalescente après une longue histoire de despotisme.
Mais trouver à notre société, à partir d’elle- même, des fondations à la
fois rationnelles et plongées dans nos propres traditions culturelles, est
un chemin encore long à parcourir.
Tant de préjugés, tant de discours attendent d’être soumis à la cri-
tique. Tant d’aspects inconnus du vodou et de notre système culturel
tout entier attendent d’être mis au jour. Le lecteur comprendra que ce
livre ne fait qu’entrouvrir une fenêtre sur un vaste champ de re-
cherche.
Laënnec HURBON
Port-au-Prince, mai 1987

[iv]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 18

[1]

Le barbare imaginaire.

INTRODUCTION
LA CONQUÊTE DES AMÉRIQUES
ET LA PRODUCTION DE LA BARBARIE

“— Et pourquoi, subitement, cette inquiétude et ce


trouble ?...
— C’est que la nuit est tombée, et que les Barbares n’ar-
rivent pas.
Et des gens sont venus des frontières et ils disent qu’il
n’y a point de Barbares...
Et maintenant que deviendrons-nous sans Barbares ?
Ces gens-là, c’était quand même une solution”.
CONSTANTIN CAVAFY.

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[2]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 19

[3]

Sur le “Malecon” 2 de Santo Domingo, la plus vieille ville du Nou-


veau Monde (1496), le peuple le plus pauvre du monde expose tous
les jours ses entrailles, ses rêves et ses fantasmes. Sur plusieurs di-
zaines de mètres, en effet, les tableaux des naïfs haïtiens, résistant au
vent et à la poussière, au soleil et à la pluie, sont étalés jour et nuit,
comme un défi à la misère et au mépris. Cette orgie de peinture popu-
laire que Malraux se flattait de révéler à l’Occident comme l’un des
témoignages les plus sûrs de l’intemporel 3, ne semble être en quête
d’aucune reconnaissance. Pas plus que le Jazz, le Calypso, le Blues et
aujourd’hui le Reggae n’étaient d’abord destinés à retentir sur les
places publiques des métropoles occidentales. Ce n’est point cepen-
dant que les peintres naïfs haïtiens soient insensibles à l’accueil (com-
mercial) que l’étranger fait à leur œuvre. Tout se passe plutôt comme
si le peintre tentait continuellement d’éviter de tendre un miroir à lui-
même et aux “autres”. L’œuvre naïve n’est pas en effet la représenta-
tion d’une profondeur enfouie, ni d’un inconscient collectif réprimé.
Elle n’a rien à voir non plus avec le [4] remplissement d’un désir ca-
ché. Elle n’est pas à déchiffrer comme un rêve. C’est un espace pour
le rêve qu'elle commence par produire, ou si l’on veut, c’est la possi-
bilité même de rêve qu’elle recherche. Possibilité d’écart, de fuite par
rapport au monde réel : monde faux, artificiel, étranger.
Ainsi, par exemple, “La Ville Imaginaire” d’un Préfète Duffaut,
avec ses ponts, ses viaducs, ses routes innombrables, ses volumes su-
perposés, n’aboutit pas à une recréation véritable du monde, comme
tout semble de prime abord l’indiquer. C’est davantage un dispositif
qui est offert à la reconversion du regard. Cette ville qui s’élève sur la
2
Le “Malecon” est la jetée de la ville de Santo Domingo.
3
André Malraux, La métamorphose des dieux, l'intemporel, Gallimard, 1976,
voir les pp. 313-343 ; sur la peinture naïve, voir aussi le passionnant Journal
de voyage chez les peintres de la Fête et du Vaudou en Haiti, de Jean-Marie
Drot, Ed. d’Art Albert Skira, Genève 1974 ; de même la brochure de Jean
Métellus, Peintres haïtiens et Vaudou, Musée de Laval, Juillet-Août-Sep-
tembre 1970.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 20

mer des Caraïbes entraîne toutes choses, même les paysages les plus
coutumiers de la vie quotidienne (la mer, les montagnes, les arbres, les
marchés, les édifices publics) dans une métamorphose incessante,
sous la seule intensité des couleurs. Et loin d’énoncer une identité re-
trouvée, elle ouvre un abîme au cœur même de la société haïtienne par
la tentative de replacer et de réinscrire dans tous ses interstices ce que
cette société ne cesse en même temps de repousser et d’exorciser.
Nous voulons parler des dieux du vodou, ces forces de vie qui tra-
versent tous les êtres, les relient entre eux et les mettent en mouve-
ment. Le peintre les assume non pas comme l’objet de sa peinture,
mais comme les gardiens invisibles et les seuls voyants véritables de
son œuvre.
On peut se demander si la peinture naïve ne se détache pas en réa-
lité sur le fond d’une amnésie, d’une perte irrémédiable. Quatre
siècles se sont écoulés depuis la conquête du Nouveau-Monde. On di-
rait qu’il a fallu que le peintre, à l’instar de Térii, le récitant des par-
lers originels Maori, que présente Victor Segalen dans Les Immémo-
riaux 4, entreprenne un long voyage vers l’île natale, s’engage dans
une nouvelle initiation au cours de laquelle il se remet à l’écoute
d’une parole fondatrice, épurée des narrations accumulées sur elle par
le Conquérant, et revient peu à peu à la nudité. Mais, par là même, le
peintre naïf ne s’avoue-t-il pas inondé, traqué par le regard de
“l’autre” ? L’œuvre naïve comme utopie d’un recommencement du
[5] monde par-delà la Conquête des Amériques est sans doute une ten-
tative pour dépasser l’opposition du même et de l'autre. En vain cher-
cherait-on le côté transgressif ou subversif de cette peinture qui ne
livre que les traces d’un cheminement initiatique. Mais le peintre naïf
haïtien creuse en nous l’inquiétude et le trouble pour avoir disparu et
du cœur de la ville et des frontières. Car, dans la Ville imaginaire, il
n’y a plus ni Barbares ni Civilisés. Voulant se donner pour le seul
monde authentique, réel, le seul qui vaille la peine d’être édifié, la
Ville Imaginaire et, avec elle, la Vision vodou et la Scène du jugement
dernier qui toutes se déploient dans l’espace caraïbéen, ne nous
livrent pas un nouvel ordre du monde inversé, mais nous renvoient
plutôt à l’opposition partout opérante dans la vie sociale, culturelle et
politique entre civilisé et barbare. Une opposition enracinée dans un
4
Victor Segalen, Les Immémoriaux, paru pour la première fois en 1907, et
rééd. aux Editions du Seuil, Coll. Points, Paris, 1983.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 21

imaginaire qui ne s’avoue plus comme tel et auquel on reste facile-


ment aveugle.
Non, ce n’est pas une nouvelle interrogation sur l’aliénation cultu-
relle que nous entreprenons dans cet ouvrage. Ce n’est pas l’ethno-
cide, ni la colonisation, ni le regard que l’Occident a porté et porte sur
les autres sociétés qui nous importent ici. Mais nous inquiète avant
tout le barbare, produit comme tel, et aliment de tout ce qu’on nomme
encore civilisation, celui qu’on a logé à la fois aux frontières et dans
l’enceinte de la ville comme ses garde-fous véritables, mais qu’on
préfère aujourd’hui dissiper dans les abstraites généralités sur “l’alté-
rité” et la “différence”. Bref, le Barbarisé concret qui porte encore
toutes fraîches les cicatrices de sa barbarisation et qui se débat avec
les mille et un énoncés sur sa barbarie, comme autant de bandelettes
nouées autour de son visage. Chercher à restituer simplement la repré-
sentation qu’il se fait de lui-même, reviendrait à redoubler sa barbari-
sation, faire chorus à cet immense vacarme autour de la problématique
de “l’autre”, qui monte de partout en Occident, comme si, pour la pre-
mière fois, celui-ci ne se reconnaissait plus seul au monde. Les ana-
lyses développées ici visent avant tout à maintenir ouverte une interro-
gation à partir d’une confrontation de discours, de récits et de pra-
tiques qui donnent à suivre les pérégrinations du couple barbare/civili-
sé dans le cadre concret du premier pays du Nouveau Monde où Cali-
ban a rompu ses chaînes.
[6]
Pourquoi Haïti apparaît-il ici exemplaire ? Première révolte d’es-
claves victorieuse (1791), soit peu après la Révolution française, pre-
mier pays du Tiers-Monde indépendant (1804), Haïti se donne en effet
rapidement pour le chef défilé des peuples dominés par les grandes
puissances occidentales. Après avoir promis de soutenir activement
même l’indépendance de la Grèce, l’État haïtien à peine fondé, pro-
clame Noir tout Haïtien quelle que soit sa couleur, et Haïtien, donc
libre, tout Africain qui touche la terre d’Haïti, et tout esclave en fuite
des autres pays de la Caraïbe. C’est même en Haïti que Simon Bolivar
trouve l’appui le plus ferme dans sa lutte pour l’émancipation des
peuples latino-américains. Un premier défi dressé à l’Occident, une
preuve parfaite que les “Noirs” sont aptes à se gouverner seuls, à créer
un État, un espace où librement recréer une civilisation qui les ramène
à l’égalité avec les “Blancs”, et donc qu’ils ne méritent plus les titres
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 22

dont l’Occident les a affublés : esclaves ou zombis, sorciers ou canni-


bales. Or voici — serait-ce l’ironie de l’histoire ? — qu’au seuil de
Tan 2000, après près de 200 ans d’indépendance, Haïti présente parmi
les pays du tiers-Monde, le lourd palmarès de deux empires (1804-
1806 ; 1849-1859), d’un royaume (1806-1818), d’une dizaine de Pré-
sidents à vie, qui tous n ont pu soutenir leurs desseins de grandeur que
sur des flots de sang, puis d’un nombre de constitutions aussi impo-
sant que celui des chefs d’État qui se sont succédé. Et pour finir, l’im-
puissance à sortir les anciennes masses d’esclaves de la misère, de
l’analphabétisme et du mépris, toutes choses qui renforcent, relancent
les vieux préjugés et alibis de l’esclavage et de la colonisation. “Noir,
despote et cannibale”, autre nom de l ’Haïtien : c'est tout le XIXe
siècle français, britannique, américain, qui, fort de repousser la conta-
gion haïtienne de l’indépendance politique pour les peuples encore
sous colonisation et esclavage, éprouve l’allégresse de dire la barbarie
haïtienne. Encore de nos jours, les autres îles et pays de la Caraïbe
lisent l’histoire d’Haiti comme une longue nuit de barbarie : haut lieu
de la magie noire, Mecque ou Rome de la sorcellerie pour la Caraïbe,
conservatoire caraïbéen de la sauvage africanité où dans les bouche-
ries, faux-filet de bœufs et d’êtres humains se confondent, où la nuit,
les cimetières sont des viviers d’où l’on extrait les mille et un zombis
à quatre sous, [7] et où l’appétit pour les repas agrémentés de chairs
fraîches d’enfants n’a plus de bornes.
En particulier, la thématique de l’intense production de zombis par
les prêtres du vodou (les oungan) connaît un regain de succès dans la
presse, dans des universités et institutions psychiatriques américaines,
qui lancent des chercheurs sur la trace d’une “drogue” zombifere en
Haïti, tenue dans le plus grand secret. Administrée à de nombreux in-
dividus, elle les conduit dans un état léthargique qui les fait passer
pour morts, et la nuit, les sorciers malfaiteurs que seraient les oungan
les tirent de leurs tombeaux et les ramènent à une vie demi-consciente
sur des plantations où ils sont livrés, à vie, à des travaux pénibles,
dans l’obéissance absolue à leurs propriétaires. Ainsi donc, sorciers,
zombis et cannibales semblent avoir aujourd’hui Haïti comme terre
d’élection 5.

5
Cf. Jacques Pradel et Jean-Yves Casgha, Haiti — La République des morts-
vivants, Monaco, Ed. du Rocher, 1985.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 23

Voilà qui autoriserait à parler d’une seconde mort de Toussaint-


Louverture. Mais il est probable que celle-ci ait commencé dès 1802,
quand Hegel, dans La Phénoménologie de l’Esprit, cédant à l’évi-
dence-de la défaite des armées prussiennes, voyait dans Napoléon
“l’esprit du monde” et le point culminant de l’histoire, et ignorait la
première révolte d’esclaves victorieuse au Nouveau-Monde.
Pourtant Hegel entendait développer la première réflexion théo-
rique sur les rapports entre le maître et l’esclave, qui allait représenter
ce que David Brion Davis appelle un tournant décisif dans la
conscience éthique de l’humanité 6. C’est bien, on le sait, en s’ados-
sant au message de Hegel que Marx et Freud devaient plus tard élabo-
rer leurs théories sur la genèse de la domination de l’homme par
l’homme. Or, si jusqu’à présent, en dépit de ces tentatives, le phéno-
mène esclavagiste et la geste de Toussaint-Louverture disparaissent à
ce point de l’horizon, [8] ce n’est pas seulement parce que chez Hegel
le rapport maître/esclave aurait eu valeur de métaphore pour toutes les
formes possibles de domination physique et psychologique. Il faudrait
sans doute remonter plus loin, c’est-à-dire à la fin du XV e siècle, pour
comprendre la surdité et la cécité de Hegel. Ce qu’on a tenu en effet
pour la découverte des Amériques et qu’il convient bien mieux d’ap-
peler la conquête des Amériques, c’est l’inauguration d’un centre
mondial de production de l’esclavage, qui s’accompagne d’une inter-
prétation du monde à partir de l’Europe comme centre de l’humanité
ou comme seul lieu possible de réalisation de l’humanité de l’homme,
et qui voue tous les autres peuples à la condition de barbares.
La banalisation du phénomène esclavagiste, lequel devait produire
le génocide indien et l’holocauste de millions de Noirs africains, pré-
suppose l’existence d’une difficulté particulière de l’Occident, à pen-
ser le monde autrement qu’à partir de l’Occident, dans la dénégation
de toute altération réelle de lui-même.
On commence à s’en rendre compte aujourd’hui, de manière un
peu moins vague que de coutume, dans la contestation même de la no-
tion de découverte du Nouveau-Monde. Pour Edmundo O’Gorman,
par exemple, dans son ouvrage au titre fort suggestif, L’invention de
6
Nous reprenons ici les suggestions de David Brion Davis, dans l’épilogue à
son monumental ouvrage sur The Problem of Slavery in the Age of Revolu-
tion, 1770-1823, Cornell University Press, Ithaca and London, 2e Ed. 1976,
p. 537-564 : “Toussaint Louverture et la Phénoménologie de l’Esprit”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 24

l’Amérique, la nouvelle entité qui surgit au bout du voyage de Chris-


tophe Colomb devrait s’appeler la nouvelle Europe, “face à laquelle
l'Océan de la géographie antique subit son ultime transformation en
demeurant converti en un nouveau Mare Nostrum... ” 7. Mais à travers
ce mouvement d’expansion de soi, l’Occident du XVI e siècle ne ren-
contre plus de barbare, de la même manière que les Grecs de l’Oikou-
ménè. Là où ceux-ci croyaient encore en des sagesses barbares 8, ou
mieux, là où ils laissaient le barbare dans sa condition de non-Grec,
avec Christophe Colomb, le cycle qui s’inaugure est celui [9] d’une
débarbarsation du barbare, de sa définition comme vide, comme la-
cune, du fait même de sa condition de non-européen.
Depuis les premiers contacts des Conquistadores avec les Caraïbes,
l’on ne voit effectivement à l’œuvre qu’un dialogue qui va du même
au même, et qui s’arrache avec peine du champ de l’imaginaire. Ne
serait-ce donc pas à partir de cette dissolution de l’altérité de “l’autre”,
donc de cette fermeture à toute nouveauté réelle, à toute irruption d’un
nouveau monde réel, que s’est développé le processus de la conquête
du monde 9 ? Par quelle alchimie, se demande-t-on enfin aujourd’hui,
les indigènes de Christophe Colomb constituent-ils cette “espèce de
catégorie intermédiaire entre objets et animaux” ? Pour Beatriz Pastor
dans son essai sur le Discours narratif de la Conquête de l’Amé-
rique 10, qui est une enquête approfondie sur les codes qui régissaient
le comportement de Colomb, il y a d’abord une stratégie commerciale
qui conduit à priver les indigènes de toute forme d’humanité. Mais
c’est précisément à partir de là que son interrogation se lève : dans
cette “ficcionalizacïon” 11 de la réalité américaine, ne convient- il pas
7
Edmundo O’Gorman, La Invencion de America, Ed. Tierra Firme, 2e Ed.
Mexico, 1977, p 158.
8
Cl. Arnold Nomigliano, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisatum,
tr. Paris, Maspero, 1979.
9
Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La Question de l’autre, Pa-
ris, Seuil, 1982.
10
Beatriz Pastor, Discurso narrativo de la conquista de America, Habana,
Cuba, Ed. Casa de la Americas, 1983, p. 10 ss.
11
Ibid., p. 105, et surtout p. 107 : “La forma del discurso y la naturaleza de la
transformación de la realidad proyectan una imagen del Nuevo-Mundo que
constituye la base imaginaria sobre la cual se desarrollará el proceso de de-
predación, explotacion y degradacion que Las Casas llamarâ “la destrucciôn
de la Indias” sin dramatizar en absoluto sobre su verdadero alcance y signi-
fîcado”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 25

de repérer le poids d’un langage déjà-là, sédimenté, qui se déplie iden-


tique à lui-même, jamais troublé par l’avènement de “l’autre”, et qui
parle dans le discours de Colomb sur les indigènes du Nouveau-
Monde ? Ces Caraïbes “nus, pauvres et sans armes”, donc aptes à être
manipulés à merci, ne connaissant ni la religion ni la langue, donc
sauvages, idolâtres devant être christianisés au plus vite pour leur
propre salut, ce sont des énoncés plus tenaces qu’on ne l’a cru. Le
thème du “Noir despote et cannibale” est sa parfaite répétition aux
XVIIIe et XIXe siècles, et même beaucoup plus tard, jusque vers les
années 1940.
[10]
C’est en effet à cette date, fort récente, que commence à dispa-
raître, ou plus exactement à passer sous un jour plus tamisé dans la lit-
térature anthropologique, le cannibalisme ou l’animisme, le fétichisme
ou la sorcellerie comme pratiques inhérentes à l’être du Non. Quant au
thème du despotisme, il ne cessait de renvoyer à deux positions
contradictoires : tantôt l’excès de pouvoir (l’ubris propre aux Bar-
bares), tantôt l’incapacité de gouverner. Pensée en fait rassurante, à la-
quelle pendant longtemps l’anthropologie s’accrochait, prenant ainsi,
dit Pierre Clastres, le modèle du pouvoir politique occidental comme
modèle universel.
Nous ne nous attendions pas cependant, en nous engageant dans ce
travail, à rencontrer autour de la thématique de “sorciers, zombis et
cannibales”, cette longue chaîne de récits et de discours qui se déroule
sans interruption véritable de la Conquête du Nouveau Monde à nos
jours. Pourtant ce n’est là qu’une bien infime partie de l’iceberg que
nous croyons toucher. Car c’est à travers toute l’Amérique latine et
toute la Caraïbe du XIXe siècle qu’on retrouve vivant le fantôme de
Caliban, sombre copie de Prospero, et sur lequel presque toutes les
œuvres littéraires et toutes les idéologies politiques viennent encore
buter. Roberto Fernandez Retamar parle dans son Caliban cannibale
de ‘ ‘la vraie vie d’un faux dilemme” 12, à propos de l’opposition civi-
12
R. F. Retamar, Caliban cannibale, Tr, Bonaldi, Paris, Ed. Maspero, 1973,
pp. 91-109.
Après l’ouvrage intitulé Civilisation et barbarie de l’Argentin Domingo
Faustino Sarmiento, paru la première fois en 1845, où l’on assiste à la re-
prise de toute l’idéologie de la conquête elle-même, paraît en Europe en
1878 le Caliban de Ernest Renan ; puis en 1898, rompant avec Sarmiento,
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 26

lisation/barbarie, en découvrant jusqu’à quel point même les plus fa-


rouches défenseurs des indépendances des pays latino-américains,
comme José Marti, eurent à se battre contre cette opposition. Depuis
[11] La tempête de Shakespeare, plusieurs versions ont été proposées,
des deux côtés de l’Atlantique, comme si le symbole de Caliban col-
lait à la peau des peuples dits aujourd’hui “sous-développés” tout en
leur étant le plus étranger possible. Force est de constater la puissance
souterraine de ce dilemme, là précisément où l’on croit le contourner.
La rupture ne s’opérera pas sans frais, puisqu'elle devra signifier la
sortie hors du régime de la conquête. Se doute-t-on assez qu’une ten-
tative de relecture critique des sciences humaines, désormais d’un
point de vue extérieur à l’Occident, puisse laisser entrevoir bien des
sources inconnues du système de violence et de domination qui carac-
térise le monde actuel ?
Le choix de cet objet d’étude (sorcellerie, zombification et canni-
balisme) n’est pas une concession faite à l’exotisme, encore moins
aux rumeurs actuelles sur la sorcellerie en Haïti ou en Afrique. Le
problème s’était déjà imposé à moi, au moment où je tentais de réflé-
chir sur les pratiques du christianisme missionnaire face aux cultures
non-occidentales. Dans l’enquête sur la notion de Dieu dans le vodou
haïtien 13, j’ai été conduit à proposer une explication des pratiques et
croyances de la sorcellerie dans le vodou, en montrant le rapport
structural entre magie, sorcellerie et religion dans le cadre même du
culte rendu aux “esprits”. Mais je n’étais pas préoccupé de cerner la
problématique de la sorcellerie proprement dite : il fallait montrer
comment le vodou représente un langage articulé, original, valable à
côté de n’importe quelle autre culture. Dans une étude postérieure 14
sur les rapports entre le vodou et le pouvoir duvaliériste, je ne faisais
l’Uruguayen José Enrique Rodo publie Ariel, une œuvre dans laquelle les
États-Unis sont désormais identifiés avec Caliban. En 1935, l’Argentin Ani-
bal Ponce propose enfin une interprétation positive de Caliban, dans son ou-
vrage sur L’humanisme bourgeois et l’humanisme prolétarien, mais il était
déjà précédé en France par Jean Guéhenno qui écrit en 1928 son Caliban
parle. Le Prospero et Caliban d’Octave Mannoni (titre ajouté à l’édition an-
glaise de Psychologie de la décolonisation, Seuil, Paris 1950 ouvre une po-
lémique qui n’est pas encore terminée du moins dans la Caraïbe malgré le
Peau noue, masque blanc (Seuil 1952) de F. Fanon et Une tempête (Galli-
mard 1969) d’Aimé Césaire. On se reportera encore une fois pour les détails
à l’ouvrage cité plus haut de R.F. Retamar.
13
Dieu dans le vodou haïtien, Paris, Payot, Bibliothèque scientifique, 1972.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 27

qu’indiquer les contradictions qui traversaient le champ du vodou


comme tel. Une confrontation directe, explicite, avec les récits sur la
sorcellerie en Haïti s’avère enfin nécessaire. La sorcellerie constitue
en effet le noyau le plus résistant dans tous les préjugés qui courent sur
le vodou. Elle donne lieu, en particulier dans la longue période de
crise dans laquelle s’est installé le pays avec la dictature héréditaire
des Duvalier, à toute cette remontée de rumeurs sur l’anthropophagie
et sur la production de [12] cruautés comme la zombification qui re-
prennent tels quels, dans la plus totale quiétude, les discours euro-
péens du XIXe siècle, mais aussi des premiers conquistadores esclava-
gistes, sur la barbarie des cultures non-occidentales.
Les figures du sorcier, du zombi ou du cannibale, abordées dans ce
travail, ne forment à la vérité qu’un thème : le soupçon de la sorcelle-
rie comme telle. Toujours anthropophage de quelque manière, le sor-
cier implique en Haïti la figure inverse du zombi, l’être ensorcelé,
mort vivant, automate entre les mains de son ensorceleur. Il s’agirait
donc bien d’un seul et même fantasme qui prend des formes diffé-
rentes, selon qu’on se trouve dans l ’Occident conquérant-esclavagiste
ou dans les sociétés noires esclavagisées.
On sait que les études sur les flambées de sorcellerie ou les inquisi-
tions anti-sorcières du début de l’âge classique en Europe com-
mencent à recevoir un éclairage plus poussé grâce aux apports de l’an-
thropologie moderne. Il est probable qu’une meilleure compréhension
du phénomène de la sorcellerie en Haïti — où Ton voit de manière
plus nette la rencontre entre la démonologie européenne et la sorcelle-
rie africaine — puisse ouvrir davantage la recherche à cette part capi-
tale de l’imaginaire dans la production des rapports sociaux comme
des rapports interculturels. En faisant pivoter notre enquête autour de
la vieille opposition entre barbare et civilisé, nous sommes restés sur-
pris devant l’absence de rupture décisive dans les pratiques discur-
sives et les pratiques sociales qui se sont développées sur ce terrain,
depuis la conquête ou l’invasion du “Nouveau-Monde”. C’est qu’en
fait se trouve à l’œuvre la puissance d’un imaginaire jamais mis en dé-
route, et toujours prêt à inventer les combinaisons les plus surpre-
nantes par des sauts d’une image à l’autre, dans la répétition indéfinie

14
Culture et dictature en Haïti  : l’imaginaire sous contrôle, Paris, Ed. L’Har-
mattan, 1979.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 28

du “même” 15. Aussi, du Juif cannibale au Mahométan infidèle et à la


sorcière de la fin du Moyen-Age, puis au fou et au délinquant de l’âge
classique, et à l’Indien idolâtre et au Nègre toujours-déjà sorcier et
mangeur d’autres Nègres, un seul et même mouvement de l’imagi-
naire se dessine, qui [13] donne à voir comment des couches sociales
dominantes en Occident pensent et vivent le rapport à “l’autre”. Dans
la conclusion de son importante enquête sur le thème des barbares
dans le romantisme, P. Michel rappelle justement la polysémie du mot
barbare. Il couvre, écrit-il, “l’un des plus vastes champs qui soient et
ne se réduit pas au domaine d’ombres qui cerne la civilisation... Tout,
il n’est rien. Pour dire ou pour interdire ce qui veut être...” 16. C’est
donc que le barbare est enserré dans les filets de l’imaginaire dont on
sait la capacité d’engendrer à la fois le mensonge et la réalité. Mais ce
n ’est pas vers un débat philosophique portant sur une nature humaine
abstraite que conduit cette perspective, même si Ton peut parler d’un
barbare inscrit dans le cœur de tout être humain. Le barbare en ques-
tion, dans l’étude que nous livrons ici, est celui qui, précisément drapé
dans tout l’héritage de l’antiquité gréco- romaine, apparaît comme
production de la Conquête-Invasion du Nouveau-Monde, mais qui ne
cesse de refaire surface, puisque l’ère de la conquête n’est pas termi-
née.
Ce qui nous frappe avant tout, c’est qu’aujourd’hui tout conspire à
banaliser l’interrogation sur le barbare, que soulèvent pourtant de ma-
nière obvie les phénomènes dits de cannibalisme, de sorcellerie ou de
zombification. Ceux-ci seraient tenus pour des objets résiduels, sus-
ceptibles d’une approche rigoureusement scientifique et affranchis de
toute imputation de barbarie.
L’universel humain étant concédé à tous les peuples, il n’y aurait
plus de barbare qui rôde aux frontières de la ville comme un fantôme
ou une ombre. Il n’y aurait plus de trouble ni d’inquiétude. Le couple
barbare/civilisé entrerait dans une irrémédiable obsolescence, et il se-
rait peine perdue de se mettre sur ses traces. “Des gens sont venus des
frontières et ils disent qu’il n’y a point de barbares”. Mais, à la vérité,
peut-on échapper à une interrogation sur cette ellipse soudaine du bar-
15
Edmond Ortigues, Le Discours et le symbole, Pari », Aubier, 1962, pp. 203-
204.
16
Pierre Michel, Un Mythe romantique. Les Barbares 1789-1848, Presses
Universitaires de Lyon, 1981, p. 525.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 29

bare ? Peut-on, à peu de frais, se croire quitte du Barbare, quand on


oublie l’histoire de sa barbarisation 17 et qu’on ne parle plus que de
[14] civilisations multiples ou diverses ? Ainsi, au moment même où
l’on découvre la puissance du langage dans la production des sociétés,
on s’avance vers une amnésie : le barbare n’est plus l’autre d’un autre,
il porterait seul le fardeau de la représentation de lui-même comme
barbare. Certes, Lévi-Strauss a su assigner à l’ethnologie moderne la
tâche de penser le rapport à “l’autre”, de combattre les préjugés de su-
périorité raciale et culturelle, plus précisément de “concilier l’unité de
son objet avec la diversité, et souvent l’incomparabilité de ses mani-
festations particulières” 18. Mais il devait reconnaître qu’au moment où
l’ethnologie te veut respectueuse des différences culturelles, elle ren-
contre devant elle des peuples qui “accédant à l’indépendance, ne
semblaient, quant à eux, entretenir aucun doute sur la supériorité de la
culture occidentale, au moins par la bouche de leurs dirigeants” 19. À
relire l’histoire des retombées de l’anthropologie occidentale, ailleurs
qu’en Occident, dans le cadre historique particulier d’Haïti, je me
rends compte justement que demeure encore opérant à travers la pro-
duction intellectuelle haïtienne, comme à travers les pratiques sociales
et politiques, un dispositif de pensée organisé autour du vieux couple
barbare/civilisé. Il m’a donc fallu commencer par une interrogation
sur la pensée du thème de la barbarie dans les discours anthropolo-
giques et philosophiques. Est-ce un barbare à deux têtes, logé à la fois
à l’intérieur de l’Occident et à sa périphérie, qui se donne à penser ?
Ou plutôt, le mode de rencontre de l’Occident avec les “autres”
peuples récemment découverts au Nouveau-Monde ne procède-t-il pas
de l’annonce d’une fin des barbares, prise en charge par le christia-
nisme, les Lumières et la Bildung allemande, mais qui se laisse claire-
ment surprendre dans l’ouvre de Chateaubriand ? Il nous importait
plutôt de retrouver le cheminement souterrain de ces discours dans le
cadre du Nouveau-Monde. Toute l’élite d’Haïti, dès les premiers mo-

17
Instructives, sous ce rapport, les enquêtes de Nathan Wachel, La Vision des
vaincus, Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, 1530-1570,
Gallimard, Paris, 1971; et de Gérard Althabe, Oppression et libération dans
l’imaginaire. Les Communautés villageoises de la Côte Orientale de Mada-
gascar, Paris, Maspéro, 1969, et surtout Les Fleurs du Congo, Paris, Mas-
péro, 1972.
18
Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 50.
19
Ibid., p. 52.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 30

ments de l’indépendance, s’acharne à fournir la preuve de la non-bar-


barie du peuple haïtien, et [15] en quelque sorte à poursuivre éperdu-
ment une quête de guérison de la barbarie que le maître-colon lui im-
putait. Ce piège de l’obsession de la civilisation dans lequel cette élite
s’est engouffrée, nous n’avons pu le contourner. Il constitue pour nous
comme une invitation à méditer l’héritage de la barbarie, à travers la
série thématique des concepts comme ceux de la race, de la science,
de l’écriture, de l’État ou du pouvoir politique, tels qu’ils fonctionnent
dans les discours politiques ou les œuvres littéraires en général. L’es-
poir de baliser le terrain pour une approche quelque peu objective des
phénomènes dits de sorcellerie, de cannibalisme ou de despotisme,
que l’anthropologie naissante en Occident tenait pour les signes de la
barbarie, se réduit peu à peu à une peau de chagrin, au fur et à mesure
que notre enquête s ’approfondit. Cette problématique ne s’efface pas
d’elle-même, une fois que nous l’aurions pointée comme un héritage
extérieur, reçu de l’Occident. Cela reviendrait simplement à diluer le
débat véritable dans les théories confortables de l’aliénation et de
l’idéologie. Il n’y a pas de culture qui puisse échapper à l’imaginaire
de la barbarie 20 et l’effort de l’élite haïtienne et des dirigeants poli-
tiques pour le produire comme pure extériorité n ’est encore qu’un
ajustement au fantasme de civilisation tel qu’il opérait en Occident
pour légitimer une politique de conquête.
Aujourd’hui, les énoncés sur le cannibalisme, la sorcellerie et la
zombification apparaissent détachés de leurs sources, alors qu’ils sont
régis par le même code que constitue l’opposition barbare/civilisé, en
dépit de tous les désaveux. Dans le cas d’Haïti, la relecture critique
des discours, récits et pratiques autour du soupçon de la sorcellerie, de
l’esclavage à l’indépendance (1804), et de l’occupation américaine
(1915-1934) à nos jours, nous fait découvrir comment voyageurs, mis-
sionnaires, essayistes étrangers, autant que les historiens haïtiens, dé-
roulent le même faisceau de représentations qui ont leur lieu d’an-
crage dans cet imaginaire de la barbarie resté identique à lui-même
depuis au moins [16] les trois derniers siècles. Esclave sorcier, paysan
“superstitieux” donc délinquant, bandit cannibale qui ose s’opposer à
20
“Si les Mèdes n’existaient pas, écrit Régis Debray, il aurait fallu les inven-
ter. Peine perdue : une culture historique est cette invention même. Aussi
bien se bousculent-ils aux frontières, les Perses. Une culture vivante, quelle
qu’elle soit, peut se définir comme la création continue du Barbare” Cri-
tiques de la raison politique, Paris, Gallimard, 1981.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 31

l’occupant américain : des variations de langage qui n’auront été que


de surface, et ce n’est pas encore là pour nous la surprise. L’interroga-
tion sur la pénalisation desdites pratiques de sorcellerie ou de canniba-
lisme nous invite à repérer le poids de cet imaginaire de la barbarie
dans le mouvement même de constitution de la société haïtienne tout
entière et de sa définition à la fois face à la raison et à la folie. Proces-
sus de diabolisation du vodou ou recours à la théorie du bouc émis-
saire ? Sans doute, mais de telles explications apparaissent plutôt cir-
culaires ; dans tous les cas, la pénalisation du vodou conduit à se pen-
cher sur la représentation de la civilisation dans la mise en place d’un
État indépendant, le premier censé garantir l’abolition du rapport
maître/esclave. Paradoxalement, c’est au sein d’un tel État que se
gonflent les rumeurs sur le cannibalisme, la cruauté despotique et les
bandes nocturnes de sorciers. Suivre la pérégrination de ces rumeurs,
remonter à leurs sources depuis les premiers balbutiements de l’an-
thropologie face aux Caraïbes cannibales s’avère indispensable. Réel
ou imaginaire, le cannibalisme des Caraïbes servira de prétexte à leur
extermination. Mais sans faire une approche positiviste des multiples
récits en circulation en Europe sur le cannibalisme en général, je me
demande si, dans cette promptitude à imputer cette pratique à un cer-
tain nombre de peuples non-occidentaux, un fantasme de barbarie ne
serait pas à l’œuvre. Un fantasme qui s’atteste encore dans les récits
actuels des adeptes et des prêtres du vodou comme de l’élite intellec-
tuelle sur les sociétés secrètes de sorciers (anthropophages) et leurs
victimes (les zombis). Ce que je cherche à montrer dans cet ouvrage,
c’est l’impossibilité de cerner la réalité des bandes de sorciers et des
zombis, à l’état nu, en dehors d’un langage (discours et récits des es-
clavagistes et occupants, repris par une élite occidentalisée ou un pou-
voir politique) qui nous les offre comme les signifiants d’une barbarie
présumée inhérente au vodou. D’où viennent donc l’actualité et les
ressources d’un tel langage ? En repérant la place exacte de la sorcel-
lerie dans le dispositif symbolique du vodou, l’on se rendra compte
que la croyance en la multiplication des sorciers (anthropophages) et
des zombis reste liée au spectre d’un système esclavagiste qui hante
encore [17] la société haïtienne.
La conclusion sur “l’altérité et le paradigme du logos” ne prétend
pas livrer une réflexion philosophique pour un dépassement de l’op-
position barbare/civilise. Mais nous n’avons pu contourner le pro-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 32

blème de la source grecque de cette opposition, telle qu’elle est réem-


ployée et réinterprétée dans la tradition philosophique occidentale et
dans l’anthropologie moderne. Subissant les assauts de la modernité,
les cultures non-occidentales ne sont-elles pas vouées à une existence
en sursis, surtout depuis qu’on a cru le soleil de la raison une fois pour
toutes apparu en Grèce ? Est-il possible de sortir des oppositions
vieilles, mais aussi originaires, entre science et magie, écriture et ora-
lité, que présuppose le couple barbare/civilisé ?
Est-il possible de déplacer ainsi le centre de gravité de l’anthropo-
logie ? Peut-on soi-même, dans l’écriture sur sa propre culture, se gar-
der de la reproduction du fantasme de maîtrise qui vise à faire de
“l’autre” un pur prétexte au service d’un pouvoir, c’est-à-dire, peut-
on s évader de la perspective elle-même de la conquête ? Autant de
questions qui se dressent devant nous, intrigantes, mais que nous lais-
sons seulement venir à nous, à défaut de pouvoir comme Préfète Duf-
faut cheminer dans la Ville Imaginaire d’où aura disparu toute trace
du barbare comme du civilisé.

[18]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 33

[19]

Le barbare imaginaire.

Première partie

Retour à la table des matières

[20]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 34

[21]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I
GENÈSE DE LA BARBARIE

1. L’obsolescence du paradigme
barbare/civilisé

Retour à la table des matières

Au XIXe siècle, les romantiques sont encore hantés par le barbare,


pour l’humaniser à travers le christianisme ou pour en faire l’âme et le
pilier de la civilisation 21. Aujourd’hui, c’est à sa disparition progres-
sive que nous assistons. Depuis que l’anthropologie prétend se donner
des assises scientifiques, les mythologies ne renferment plus d’extra-
vagances ni de scandales pour la raison ; les pratiques de magie et de
sorcellerie ne renvoient plus à l’exotisme ; et le cannibalisme qu’on
attribuait il n’y a pas si longtemps à tous les peuples non-occidentaux,
ou qu’on logeait loin, dans le passé immémorial de l’Occident,

21
Voir en particulier J. Michelet, Le Peuple, 1846, Ed. Flammarion, 1974, p.
194 : “Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour la plus grande part)
ils ont cette misère commune, que leur instinct est méconnu, qu’eux-mêmes
ne savent point nous le faire comprendre”. On peut dire que le mythe bar-
bare est exploité jusque dans ses dernières ressources au XIX e siècle comme
“mythe coextensif au moi et au monde, à l’Histoire et à la Nature”, comme
le dit Pierre Michel dans Un Mythe romantique. Les Barbares 1789-1848,
Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 521. Sur la place véritable de
“l’autre”, du Barbare, qui trouve accueil dans l’écriture de Michelet, on se
reportera aux pages introductives de L’écriture de l’histoire de Michel de
Certeau, Paris, Gallimard, 1975, p. 7 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 35

n’exerce plus de répulsion ni de fascination. Tous ces phénomènes


tomberaient désormais sous le couperet de l’objectivité scientifique.
La notion de civilisation aurait avalé et digéré son [22] antonyme,
raturé le barbare, au point que celui-ci ne serait plus que l’autre sans
visage, sans nom, délesté de son altérité, et d’abord de l’histoire de sa
barbarisation. Il n’y aurait plus de barbares pour la civilisation. Tenta-
tive désespérée de solipsisme, mais aussi risque d’un glissement vers
la dérive. On reste en effet frappé par l’ensemble des productions ac-
tuelles, cinématographiques ou romanesques, dans lesquelles foi-
sonnent les thèmes de destruction, de terreur et d’apocalypse 22. Ne
tournoyant plus que sur elle-même, la civilisation verrait donc sa
propre ombre 23 lui revenir sous des formes terrifiantes, ou plus exacte-
ment ses propres déchets qu’elle espérait ignorer.
Bien avant l’enquête de Lucien Febvre sur l’histoire du mot “civili-
sation”24 , une réflexion pessimiste s’inaugurait déjà, dans l’entre-
deux-guerres, sur la crise, la décadence ou le glas de la civilisation
(occidentale). Le déclin de l’Occident 25 d’Oswald Spengler, mais aus-
22
Louis-Vincent Thomas, Civilisation et divagation (Mort, fantasmes, science
fiction), Paris, Payot, 1979, en particulier les pp. 125-177.
23
Le suicide collectif d’un milieu d’adeptes de la secte “People Temple” à
Guyana en 1978 ne semble pas avoir été compris comme l’un des signes
(après celui d’Auschwitz) les plus irrécusables de cette dérive actuelle de “la
civilisation” (occidentale). Peu de travaux ont tenté de prendre la mesure de
cet événement, comme celui de Gordon K. Lewis, "Gather with the Saints
at the River”, The Jonestown Guyana Holocaust of 1978 (A descriptive and
interprétative Essay on its ultimate meaning from a caribbean view point),
Puerto Rico, Institute of Caribbean Studies, Rio Piedras, 1979.
24
Civilisation. Le mot et l'idée par Lucien Febvre, M. Mauss, Centre interna-
tional de synthèse, Paris, 1930. Les travaux parus depuis l’entre-deux-
guerres sont nombreux. On se reportera pour une introduction critique à l’ar-
ticle récent de Jean Starobinsky, “Le mot Civilisation”, dans le collectif Le
temps de la réflexion, Gallimard, 1983, qui d’ailleurs offre une mise au point
sur les divers emplois du mot civilisation, sur lesquels je ne m’étendrai pas
ici. On trouvera également dans les Ecrits sur l’histoire de Fernand Braudel
(Flammarion, Paris, 1969, p. 254-301) un examen critique des différentes
définitions du mot “civilisation” ; voir aussi l’article “Civilisation” dans En-
cyclopedia Universalis ; de même le t. III, Kultur und Zivilisation der Euro-
paische Schlusselwörter, Max Hüber, München, 1967.
25
Le Déclin de l’Occident paré en français en 1948 (Gallimard) a été d’abord
publié en 1918 en Allemagne, Der Untergang des Abendlandes L’article de
Jacques Bouveresse, "La vengeance de Spengler”, dans le Temps de la ré-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 36

si Malaise dans la civilisation 26 [23] de Freud, en dépit de leurs vues


opposées, semblent être d’abord des témoins de ce désespoir de la ci-
vilisation vis- à-vis d’elle-même, et de l’abandon de l’opposition hié-
rarchique et structurale entre les termes du couple barbare/civilisé. Ce
qu’il nous importe avant tout de retracer ici ce n’est pas l’histoire de
cette opposition, mais le mouvement de dénégation qui sous-tend
l’anachronisme qui frappe aujourd’hui le couple barbare/civilisé.

Tous barbares ou le pessimisme moderne.

Chez Spengler par exemple, la civilisation ne se mesure qu’avec


elle-même. À travers son développement, elle porte le pourrissement,
la mort et l’échec, comme un destin inéluctable. Il est de l’essence de
la civilisation de s’épanouir en barbarie : œuvre pure, œuvre de mort,
telle est la définition de toute civilisation qui est la trajectoire naturelle
de toute culture. À ce titre, il n’y a pas d’extériorité à la civilisation.
Elle est la tentation à laquelle a toujours déjà cédé une culture. Cette
perspective pessimiste ne procède pas d’abord d’un inventaire des di-
verses civilisations à travers l’histoire, ou des conflits surgis entre
elles, mais d’un désenchantement vis-à-vis de la civilisation occiden-
tale, prise comme paradigme de toute civilisation, même si au hasard
Spengler évoque les empires égyptien, chinois, romain, hindou. “Le
déclin de l’Occident”, déclare-t-il, “ne signifie rien de moins que le
problème de la civilisation. Nous sommes en face d’une des questions
fondamentales de toute histoire supérieure” 27.
Ce qu’on a pris ici pour une critique radicale de l’Aufklàrung, n’est
sans nul doute que l’aveu d’une déception. Pour Spengler, la civilisa-
tion occidentale trahit ses promesses, [24] et du coup toute prétention
civilisatrice se trouve frappée d’infirmité. Le déclin de l’Occident se
donne pour le déclin de toutes les civilisations, et la perte de l’huma-

flexion, op. cit., pp. 371-401, souligne l’actualité de Spengler.


26
Malaise dans la civilisation (Dos Unbehagen in der Kultur) paraît en 1929.
Pour l’essentiel, les mêmes interrogations se retrouvent dans Paul Valéry,
La crise de l’esprit (1919), et E. Husserl, “La crise de l’humanité euro-
péenne et la philosophie” (en 1935) traduit plus tard par P. Ricceur, in Re-
vue de métaphysique et de morale, n. 3, 1950, pp. 225-258.
27
Le Déclin de l’Occident, op. cit., p. 43.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 37

nité toute entière. Impérialisme, dictature et guerre, tels sont les fleu-
rons des idéaux de la démocratie, du progrès et de la raison 28.
Sommes-nous ici, comme on l’a souvent cru, en présence d’un
nietzschéisme de droite ou d’un pressentiment du triomphe du na-
zisme ? Le déclin de l’Occident exprime plutôt une mélancolie au
sens où Freud dit qu’elle est “une maladie du narcissisme”. Spengler
prend acte en effet d’un consensus de plus en plus unanime sur l’irré-
versibilité de l’expansion de 1’Occident, et sur la fin de sa course :
sans barbares à l’horizon. Même le socialisme soviétique ne joue pas
le rôle d un substitut des barbares : “Nous sommes tous socialistes,
dit-il, que nous le sachions et le voulions ou non. Même la résistance
qu’on oppose au socialisme porte sa forme” 29. C’est-à-dire l’impéria-
lisme. La boucle est donc bouclée. Un tel diagnostic continue à être
opérant jusqu’à nos jours, car le déclin de l’Occident annonce cette fin
des utopies qui nourrit le désarroi actuel.
Il semble que même Freud, en dépit de l’entaille décisive qu’il fait
aux mythes qui président à la conscience de supériorité de l’Occident,
n’a pas échappé au pessimisme radical devant l’avenir que revendique
Spengler face au déclin de l’Occident. Dans Malaise dans la Civilisa-
tion, écrit justement en réponse à la question de Einstein, “Pourquoi la
guerre ?”, Freud n’éprouve pas le besoin d’examiner la genèse de
l’idée de civilisation. Il partage avec ses contemporains le sentiment d
un échec universel inscrit dans l’échec de la civilisation occidentale :
“Les hommes d’aujourd’hui, écrit-il, ont poussé si loin la maîtrise des
forces de la nature qu’avec leur aide, [25] il leur est devenu facile de
s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier” 30.
28
Ibid., p. 51.
29
Ibid., pp. 462-463.
30
S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 107. Dans son ouvrage De
la horde à l’État, Essai de psychanalyse du lien social (Gallimard. Paris,
1983), Eugène Enriquez n’interroge pas l’utilisation par Freud de la notion
de civilisation. La définition célèbre que Freud a proposée de la civilisation
comme “processus particulier se déroulant au-dessus de l’humanité” irait
donc déjà de soi, avec ses exigences incontournables, en sorte que le divorce
avec son antonyme “le barbare” serait consommé. J.B. Pontalis, dans son ar-
ticle sur “La permanence du malaise”, in Le temps de la réflexion, op. cit., p.
49-423, pose avec netteté le problème qui nous intrigue ici, quand il évoque
le relativisme culturel qui s’appuie sur Freud et valorise le “quant à soi”, et
surtout quand il s’interroge sur “l’opposition, finalement rassurante... entre
les forces pulsionnelles sauvages et les exigences civilisatrices...” p. 422.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 38

Il est vrai que Freud applique à toute société humaine ce qu’il dé-
couvre chez l’individu. Il est vrai aussi que la suspicion généralisée
sur les projets de transformation du monde demeure légitime : on sait,
par exemple, que de l’holocauste d’Auschwitz aux Goulags et aux
bains de sang qui ont atteint un niveau de banalité dans des dictatures
— plutôt nombreuses — dans les États du Tiers-Monde, une même
barbarie est à l’œuvre. Mais, dans ce relativisme universel, où il n’y a
plus ni civilisés ni barbares, où tous sont barbares, on dirait que perd
toute pertinence l’histoire de la domination de l’Occident sur les
autres peuples, et l’histoire de la barbarisation de ces peuples. L’Occi-
dent à son déclin représenterait encore un sommet d’où toute l’histoire
se laisse appréhender et juger. En soulignant dans Malaise dans la ci-
vilisation la grande opposition entre Eros et Thanatos, Freud voit la ci-
vilisation se développer sur la base du sentiment de culpabilité et donc
d’une intériorisation de l’agressivité 31. Désormais, la civilisation n’a
plus de barbares à ses frontières : elle doit [26] se consumer elle-
même de l’intérieur 32. Une “inquiétante étrangeté” (“das unheimlich”)
l’habite, la dévore et conduit à une angoisse dont aucune thérapeu-
tique ne peut venir à bout. Mais on le sait, ce que Freud présente ici
comme caractéristique fondamentale de la civilisation en général vise
essentiellement l’Occident. Brouillant les distinctions entre civilisa-
tion et culture, encore courantes en son temps, comme dans toute la
seconde moitié du XIXe siècle sous l’influence de Hegel et de la Bil-
dung, Freud s’attache, bien entendu, aux investissements libidinaux à
l’œuvre dans toute société. Mais l’application du mode de développe-
ment de l’individu à celui de la civilisation présuppose elle-même
l’avènement de l’individu comme tel, et la perte de ce qu’il appelle
“l’ancienne conception du monde”, dite “animisme”. C’est “l’âge pri-
31
“Désormais, écrit Freud, la signification de l’évolution de la civilisation
cesse à mon vis d’être obscure : elle doit nous montrer la lutte entre l’Eros et
la Mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction, telle qu’elle se dé-
roule dans l’espèce humaine. Cette lutte est, somme toute, le contenu essen-
tiel de la vie”. Malaise dans la civilisation, op. cit. Voir le commentaire de
Paul Ricœur dans Le conflit des interprétations, essais d’herméneutique, Pa-
ris, Seuil, 1969, p. 129.
32
La civilisation, écrit encore Freud, domine donc la dangereuse ardeur agres-
sive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant
surveiller par l’entremise d’une instance instaurée en lui-même, telle une
garnison placée dans une ville conquise”. Malaise dans la civilisation, op.
cit., pp. 58-59.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 39

mitif’, conçu comme un monde originaire (“Urbild”), tout à fait com-


parable à une enfance 33, mais déjà dépassé. On reconnait là le schéma
évolutionniste que Freud reprend des ethnologues de son temps et no-
tamment de Frazer. Dans son ouvrage Totem et Tabou, la barbarie est
renvoyée à la préhistoire de l’humanité, à l’époque de la horde sau-
vage, avant la loi du père ; et la civilisation travaille à effacer, ou plu-
tôt à déplacer les traces du meurtre primordial perpétré contre le chef
de la horde.
Freud a donc beau ne pas se laisser piéger par une tâche d’Aufldà-
rung, ni par une vision “logocentrique”, il demeure encore le témoin
d’une vision de la civilisation débarrassée “des barbares”, et envelop-
pée dans ses propres contradictions internes, à distance des conflits
avec les autres civilisations.
[27]
La problématique de la barbarie comme puissance de mort interne
à la civilisation se retrouve, avec encore plus d’éclat dans l’école de
Francfort pendant les années 1940. Le pessimisme exprimé par la plu-
part des philosophes et sociologues de cette école, à l’exception sans
doute de Marcuse, n’est pas dû seulement à l’influence de Freud 34. On
serait plutôt en présence d’un espace commun de pensée qu’ils par-
tagent avec lui. Face à la prise de conscience des capacités d’autodes-
truction de la civilisation, au lendemain de la première guerre et en
plein règne du nazisme et du stalinisme, une déception accrue vis-à-
vis des Lumières poussait les théoriciens de l’école de Francfort à
abandonner toute vision utopique de transformation radicale de la so-
ciété. En particulier, pour Horkheimer et Adorno, les horreurs de la
barbarie sont dans la logique de la pensée des Lumières 35. Une folle
quête de domination de la nature, tenue pour un ensemble d’objets,
33
Je reprends ici les remarques de Michel de Certeau, dans L’Ecriture de
l’histoire, op. cit., p. 302.
34
Dans son ouvrage sur l’Ecole de Francfort, L’imagination dialectique, His-
toire de l’Ecole de Francfort (1923-1950), (Paris, Payot, 1972), Martin Jay
parle de “l’effet dégrisant de l’influence freudienne ', U semble plutôt que la
prise de conscience de la crise de “la civilisation occidentale” a été détermi-
nante dans le pessimisme des théoriciens de l’Ecole de Francfort (Horkhei-
mer et Adorno en particulier).
35
Voir surtout les thèmes développés par Horkheimer, L’Eclipse de la raison,
Raison et conservation de soi, Paris, Payot, 1978, et par Th. Adorno (avec
Horkheimer), La Dialectique de la raison, Paris, Tr. Gallimard, 1974.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 40

ainsi se définit la rationalité formelle, purement instrumentale, propre


à la conception des Lumières qui constitue la base du développement
de la civilisation occidentale. Car le thème de la domination de la na-
ture devait finalement inclure l’homme lui-même. Dans cette perspec-
tive, même la théorie marxiste rentrait dans l’héritage des Lumières.
Capitalisme d’État et État autoritaire ne sont plus des accidents dans
l’histoire de la civilisation occidentale ; ils appartiennent au processus
du “désenchantement du monde” (Entzauberung der Welt) décrit par
Max Weber comme irréversible. Cette critique radicale, sans appel, de
la civilisation occidentale, ne s’accompagne cependant d’aucune nos-
talgie d’une identité, ou d’une réconciliation de l’homme avec la na-
ture. [28] Même les tentatives actuelles de retour à la nature font par-
tie de la tradition des Lumières. Mais dans ce mouvement, par lequel
la vieille opposition entre barbare et civilisé tombe dans l’anachro-
nisme, seul le stade actuel de la civilisation en Occident est pris
comme référence pour juger de toutes les civilisations. La probléma-
tique des conflits entre diverses cultures ou civilisations n’apparaît pas
dans les préoccupations de l’école de Francfort.
C’est avec Marcel Mauss et surtout avec Lévi-Strauss que le
couple barbare/civilisé cesse d’être au fondement de l’anthropologie
moderne. Un bond se serait même accompli pour dégager la notion de
civilisation de son identification avec l’Occident. Chez Lévi-Strauss
en effet, l’opposition nature/culture, opérante dans toute société hu-
maine, est un paradigme qui autorise à parler désormais d’une multi-
plicité de civilisations, les unes ni plus ni moins valables que les
autres. Sur cette base, la civilisation ne se comprend plus comme un
ensemble de techniques, de corps matériels, de formes mortes aux-
quels la culture, conçue comme un être mystique, donnerait vie. Au
regard de l’ethnologie actuelle, la civilisation se confond avec la
culture. Tout au plus existe- t-il des sociétés complexes et des sociétés
simples. Dans tous les cas, les hiérarchies sont ruinées. Seule la diver-
sité retient l’attention, alors qu’il n’y a pas si longtemps la classifica-
tion des sociétés entre civilisés et sauvages ou barbares, ou encore,
comme dans l’œuvre de Lévy-Bruhl, entre mentalité prélogique et
mentalité logique ou scientifique, allait encore de soi. Certes, avec Lé-
vi-Strauss, l’anthropologie se reconnaît désormais vouée à “remettre
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 41

l’homme entier en cause dans chacun de ses exemples particuliers ” 36,


mais la victoire sur l’ethnocentrisme est loin d’être vraiment acquise.
[29]
On a pu reprocher à Lévi-Strauss de n’avoir pas su éviter dans son
œuvre le ré-emploi d’un certain nombre d’oppositions, comme socié-
tés à écriture ou sans écriture, sociétés chaudes/froides, complexes/
élémentaires, à histoire ou sans histoire, etc. Comment l’ethnologue
pourrait-il inventer en effet un langage neuf, vierge, délavé de toute
contamination par la tradition qu’il rejette ? Il est clair que pour Lévi-
Strauss, si barbare il y a, il serait plutôt le civilisé. Le paradigme bar-
bare/civilisé continuera à être opérant de manière souterraine, surtout
dans les discours et pratiques qui prétendent éviter la question cen-
trale, mais escarpée, du respect de l’altérité des cultures et de l’unité
de la condition humaine, posée par l’anthropologie moderne. En tran-
sit comme le nomade, le barbare donnerait plutôt lieu à un chassé-
croisé, chaque fois qu’on tente de l’éliminer. Là où on le capte comme
un être réel, il glisse dans l’imaginaire et vice versa. S’il se dissipe
dans la barbarie interne à la civilisation elle-même, il conserve intacte,
au même moment, sa position au-delà des frontières. Il n’existerait fi-
nalement qu’un barbare à deux têtes.
Curieusement, du XVIe au XVIIIe siècle, la tâche de production du
barbare, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est déjà inaugurée,
alors que le mot civilisation n’est pas encore apparu. Il ne sera em-
ployé, ainsi que certains auteurs le pensent, que vers 1760, dans un
texte de Mirabeau, mais déjà il dispose d’une force d’autocritique 37
qui rend anachronique l’opposition tranchée entre barbares et civili-
sés. C’est de cet anachronisme comme mouvement de [30] dénégation
que nous avons à rendre compte. Comment donc la barbarie a pu être
rabattue sur la civilisation elle-même, alors que pendant plus de deux

36
Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, II, Paris, Plon, 1973, p. 44.
37
J. Starobinski, dans son article sur “Le mot civilisation”, op. cit., cite le ma-
nuscrit de Mirabeau, “L’Ami des femmes ou Traité de la Civilisation”
(1768), date vraisemblable) : “Si je demandais à la plupart en quoi faites-
vous consister la civilisation, on me répondrait, la civilisation d’un peuple
est l’adoucissement de ses mœurs, l’urbanité, la politesse... tout cela ne me
représente que le masque de la vertu et non son visage...”. Ainsi, souligne
Starobinski, “Le mot civilisation, sitôt écrit, est donc considéré comme pou-
vant faire l’objet d’un malentendu”, p. 20.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 42

siècles, on voyait le Nouveau- Monde rempli de sauvages et de bar-


bares ? Il nous faut retrouver, au moins dans ses grandes lignes, le
cheminement du discours qui assignait au barbare sa place en dehors
et au-dedans des frontières de l’Occident.
Mais auparavant, qu’en est-il de ce paradigme archéologique
grec/barbare, invoqué la plupart du temps pour cerner la représenta-
tion de “l’autre” en Occident ? Ne convient- il pas de reconnaître dans
l’opposition actuelle entre barbarie et civilisation une surdétermina-
tion produite à la fois par le christianisme et les Lumières, dans la
confrontation de l’Occident avec le Nouveau Monde ?

L’imaginaire gréco-romain du barbare


et le Nouveau-Monde.

On sait tout d’abord que dans la Grèce archaïque, le mot barbare


n’est pas connu ; tout au plus, parle-t-on dans l’Odyssée des xeinoi ou
étrangers, et des allothroi ou gens d’autre langue.
Avec les guerres médiques, et donc avec la réalisation d’une unité
culturelle et politique plus ferme (l’oikouménè), l’opposition grec/bar-
bare vient connoter l’opposition grec/perse. Le barbare, c’est à la fois
celui qui ne parle pas grec et qui vit sous un régime despotique. Ainsi
les Perses, les Scythes et les Egyptiens. Mais dans les textes d’Héro-
dote, il reste clair que les peuples non-grecs ou barbares disposent
d’une culture propre, et même qu’ils se caractérisent par leur refus
d’adopter les coutumes (ou nomoi) grecques. Si l’on peut parler d’une
vision ethnocentrique du barbare 38, en aucun [31] cas, elle ne se laisse
confondre avec le mépris systématique des cultures et religions des In-
diens et des Noirs, qui se développe en Occident, plus tard, à partir du
XVIe siècle, et surtout au XIXe siècle, sous la forme du racisme avec
de prétendues bases scientifiques. François Hartog montre justement
avec précision comment le Scythe sauvage habitant le désert (la terre
d’érémis), et les confins du monde (la terre d’eschatia) 39, toujours so-
38
Sur cette vision grecque et ethnocentrique (non encore raciste) du Barbare,
voir Christian Delacampagne, L’invention du racisme, Antiquité et Moyen-
Age, Paris, Fayard, 1983, pp. 187-205.
39
F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Pa-
ris, Gallimard, 1980, Ch. I, “Où est la Scythie ?” p. 31.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 43

litaire et nomade, demeure inscrit dans une “rhétorique de l’altérité”.


En effet, Hérodote n’entend point voir dans les Scythes “les Grecs
d’autrefois”, ni faire d’eux “le modèle d’une quelconque vie selon la
nature qu’il faudrait imiter” 40. Sous ce rapport, la comparaison des
Histoires d’Hérodote avec les récits de Jean de Léry sur les Tupinam-
ba 41 est révélatrice de la différence de régime sous lequel sont appré-
hendés les Barbares chez les Grecs du Ve siècle avant J. C. et chez les
Européens du XVIe siècle. Alors que Jean de Léry donne une leçon
d’écriture aux Tupinamba et entreprend une tâche de traduction de
leur langue en français, Hérodote, lui, ne voit aucun lien entre barbarie
et oralité. Perses et Egyptiens connaissent déjà l’écriture. C’est que
pour les Grecs du Ve siècle avant J.C., il pouvait encore exister des
sagesses barbares 42. Le cas d’Anacharsis, sage Scythe promené
comme un modèle à travers l’Oikouménè, témoigne chez les Grecs
d’un désir de porter au moins un soupçon sur leur propre culture 43.
Pour que l’opposition entre barbarie et civilisation finisse par s’établir
de manière décisive, il a fallu sans doute attendre l’approfondissement
par le christianisme du Moyen- Age de tout le matériel d’énoncés lé-
gués par l’Antiquité classique [32] sur le barbare, la femme, l’esclave,
mais surtout la vaste expérience en Occident des Croisades, de l’anti-
sémitisme et de l’Inquisition.
Dès le XVIe siècle en effet, la nouvelle thématique de la barbarie se
met en place malgré les incertitudes et les hésitations. Les Portugais et
les Espagnols emploient comme grille d’interprétation des mœurs des
Indiens du Nouveau Monde l’ensemble des représentations qui circu-
laient dans l’Antiquité gréco-romaine (chez Aristote, Pline, Hérodote
et déjà Homère) sur les “monstres”, les hommes “sauvages” à tête de
chien, à une seule jambe, à un seul œil ou aux pieds de chèvre, bref
sur tous ces êtres multiformes qui se situent sur le triple registre de
l’humanité, de l’animalité et de la divinité. Ainsi par exemple, les no-
tations de Pline dans son Histoire naturelle, citant Ctésias sur les Pyg-
mées, les hommes à queue de chien, les hommes cynocéphales, les
Monopodes, sont systématiquement appliquées aux Indiens, puisque
40
Ibid., p. 371.
41
Ibid, p. 250.
42
Cf. Arnaldo Nomigliano, Sagesses barbares, les limites de l’hellénisation,
Paris, Tr. Maspéro, 1979.
43
Cf. François Hartog, “Le passé revisité. Trois regards grecs sur la civilisa-
tion”, in Le temps de la réflexion, op. cit., pp. 161-179.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 44

ce sont les Indes elles-mêmes que Ctésias était censé décrire. La cri-
tique de cette vision de l’Indien par le voyageur André Thévet (1558)
ou par Duplessis-Mornay (1581) ne fait que souligner combien elle
était répandue au XVIe siècle 44. Du reste, Thévet lui-même devait re-
connaître que “les monstres” existaient bel et bien, non pas aux Indes
occidentales, mais en Afrique. De son côté, Christophe Colomb pen-
sait que les habitants du Cibao “naissent tous avec une queue”. Diego
Velasquez, gouverneur.de Cuba à la même époque, croit qu’il existe
chez les Aztèques des “hommes à tête de chien”.
À la vérité, ces représentations continuaient à faire leur chemin
jusque vers la fin du XVIIe siècle, puisque le Père Jean-Baptiste Du-
tertre se croit obligé, en 1666, d’apporter [33] des rectifications aux
idées en vigueur sur les Sauvages en général. “À ce seul mot de Sau-
vage, écrit-il, la plupart du monde se figure dans leurs esprits une
sorte d’hommes barbares, cruels, inhumains, sans raison, contrefaits,
grands comme des géants, velus comme des ours : enfin plutôt des
monstres que des hommes raisonnables... ” 45.
Mais auparavant, ces êtres multiformes avaient été transformés en
démons pendant le Moyen Age. La Cité de Dieu de saint Augustin
avait en effet contribué à renforcer la croyance en l’existence de ces
êtres, tous créés par Dieu et provenant de la même souche (monogé-
niste) d’Adam 46. De la sorte Faunes, Pans, Sylvains, Aegipans, Si-
lènes, Centaures, Pygmées, Cyclopes de la mythologie hellénique se
joignent aux Succubes et Incubes dont parlait saint Augustin et que
l’Inquisition plaçait en compagnie des sorciers et sorcières, pour peu-
pler le Nouveau-Monde des Conquistadores. Le procès de barbarisa-
tion de l’Indien s’inaugure donc avec la déportation au Nouveau-
Monde de la démonologie médiévale. Idolâtre et proche de l’animal,
donc monstre ou barbare, “l’homme sauvage”, comme on appelle
alors l’Indien, gardera encore quelque temps un aspect fascinant : il
44
Franck Tinland, dans L’Homme sauvage. Homo Ferus et Homo Sylvestris.
De l’animal à l’homme, Paris, Payot, 1968, rappelle l’importance de ces re-
présentations de l’antiquité gréco-romaine chez les premiers conquistadores.
Bien entendu, 1a thématique du “monstre” recoupe celle du cannibale.
45
J.B. Dutertre, Histoire générale des Antilles..., 1666, T. II, Traité VII, p.
356.
46
Saint Augustin, Cité de Dieu, XV-23, XVI-8, voir aussi les remarques de F.
Tinland sur les célèbres visions de saint Antoine, L’homme sauvage, op. cit.,
p. 37.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 45

sait suivre ses désirs et il vit selon la nature dans la simplicité. Mais
très vite, il sera reconnu comme un être dégradé, corrompu et déchu,
qui a besoin de l’Occident pour réaliser son salut.
C’est également à partir du XVIe siècle et surtout du XVIIe siècle
que l’on assiste à la réactivation des connotations péjoratives, héritées
de l’Antiquité, du mot barbare sur l’Afrique dite précisément barba-
resque. Dans son enquête minutieuse sur la lexicographie et la séman-
tique du mot barbarie, Guy Turbet-Delof évoque d’abord les hésita-
tions et les incertitudes du XVIe siècle : Barbare avait encore le sens
[34] géographique d’habitant de “La Barbarie”, c’est-à-dire tantôt la
Tunisie, le Maroc, l’Algérie ou la Tripolitaine, ou le sens de “popula-
tions berbères... ou arabes (nomades donc, dans ce dernier cas), par
opposition aux habitants des villes, Maures, Juifs, Turcs” 47. Mais un
glissement sémantique s’opère au XVIIe siècle vers la définition des
barbares comme peuples brutaux, cruels, sauvages et infidèles. De là
prend naissance une vaste littérature autour des représentations d’une
“Barbarie” où les habitants sont “à l’école de Satan” 48 et nouent des
pactes secrets avec lui, ou vivent en compagnie des monstres de toutes
sortes, produits de l’accouplement de différentes espèces, ou encore
“comme des démons, ne font autre profession que de tourmenter le
Christ”, et deviennent “abominables en leur lubricité” par leur polyga-
mie et leurs “amours bâtardes” 49. Autant de clichés durables, large-
ment répandus dans la littérature française, dans les récits de voyage
et l’historiographie du XVIIe siècle, et qui devront peu à peu conduire
l’Occident à l’acceptabilité du colonialisme civilisateur.
Comme pour le Nouveau-Monde, tout l’imaginaire gréco-romain
du barbare et les stéréotypes du Moyen-Age sont mobilisés autour de
l’Afrique barbaresque, en sorte que la vision du sauvage peu fascinant
se confonde de plus en plus avec celle du “barbare” tout court. Le
Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, achèvera de fixer la fi-
gure du Barbare, telle que nous la connaissons aujourd’hui, en dépit
des métamorphoses les plus ambiguës et les plus contradictoires
qu’elle subira par la suite dans la littérature comme dans la politique
du XVIIIe siècle à nos jours. Ce qu’en effet Bossuet réussit à imposer,
47
Cf. Guy Turbet-Delof, L'Afrique barbaresque dans la littérature française
aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 29.
48
Ibid., p. 75.
49
Ibid., p. 73 et p. 93.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 46

c’est la pensée d’un centre de l’histoire qui désormais prend nais-


sance, non pas dans la Rédemption [35] ou dans la communauté chré-
tienne primitive mais dans la rencontre du christianisme avec les Bar-
bares sous l’Empire romain. “Le glaive des Barbares ne pardonne
qu’aux chrétiens, déclare-t-il ; une autre Rome toute chrétienne sort
des cendres de la première ; et c’est seulement après l’inondation des
Barbares que s’achève la victoire de Jésus-Christ sur les dieux ro-
mains” 50.
Il ne s’agit pas là d’une réflexion philosophique et théologique abs-
traite sur la nature humaine, mais à proprement parler d’une philoso-
phie politique, dans laquelle le providentialisme qu’on a tant critiqué,
joue plutôt un rôle secondaire 51. La Rome impériale, devenue chré-
tienne, Bossuet la célèbre afin d’établir non pas la puissance de
l’Église, mais celle de l’État moderne : “Rome, devenue la proie des
Barbares, a conservé par la religion son ancienne majesté. Les nations
qui ont envahi l’empire romain, ont appris peu à peu la piété chré-
tienne qui a adouci leur barbarie” 52. Entre les Barbares et le Christia-
nisme, s’interpose donc l’État moderne qui, lui, recueille l’héritage de
“l’imperium”, l’achève et le conduit à sa plus haute perfection. Res-
tauration d’une sainte Alliance ou défense de l’autorité spirituelle de
l’Église ? Bossuet, lecteur de Machiavel et de Hobbes, entend plutôt
fonder le droit divin du pouvoir politique, seul représentant et seul ga-
rant désormais de la raison. Hors de l’État, c’est la chute dans l’uni-
vers des passions et des dissensions, de l’instabilité et de la déraison,
toutes choses qui définissent les traits du barbare. Mais le barbare en
question, dans l’œuvre de Bossuet, n’est pas un être figé, ni enfermé
dans sa barbarie. Son procès de débarbarisation inaugure la marche de
l’histoire [36] universelle. À la limite, il se confond avec l’histoire
elle- même et l’historicité de l’homme. Le geste des Barbares qui, par
la piété chrétienne abandonnent les dieux romains, source de leur bar-
barie, est conçu comme un modèle d’évolution pour toute société hu-
maine. Le polythéisme païen représentait pour Bossuet, dans le droit

50
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, 1681, in Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, 1961, p. 263.
51
Voir les analyses de Georges Benrekassa, La politique et sa mémoire. Le
politique et l’historique dans la pensée des Lumières, Paris, Payot, 1983, p.
286-287.
52
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, op. cit., p. 263.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 47

fil des arguments de saint Augustin 53, la dégradation de la religion et


des mœurs, l’égarement du peuple dans le monde obscur des vices et
des passions. Aussi le triomphe du christianisme sur les barbares est-il
celui de la lumière et de la vérité.
Au moment où les premières recherches d’anthropologie se déve-
loppent au XVIIIe siècle avec les Lumières, peut- on dire qu’une rup-
ture s’instaure avec la notion de barbarie en vogue à l’âge classique ?
Il semble tout d’abord que seuls les récits de voyages aux XVI e et
XVIIe siècles opèrent le lien entre sauvages et barbares, la réflexion se
bornant encore à ce que Gusdorf appelle “l’introspection morale”, soit
à la quête d’un fondement au pouvoir de l’État. Désormais au XVIIIe
siècle, la documentation sur les peuples “sauvages” est soumise à
l’examen, pour permettre l’élaboration d’une anthropologie positive
qui mette en relief l’unité de l’ensemble humain. Le barbare apparaît
alors peu à peu comme un imaginaire à partir duquel l’homme comme
tel se détache. Sauvages ou barbares sont les témoins d’un état primi-
tif naturel de l’homme, mais un état déjà surmonté dans l’ordre de la
civilisation. Ce qui importe, ce ne sera pas d’abord l’opposition pure
et simple entre barbarie et civilisation. Bien plus centrale semble être
l’opposition entre la civilisation comme [37] un idéal commandé par
le développement de la raison, et la civilisation comme un état déjà
évolué d’une société humaine. Sous ce rapport, les sociétés sauvages
ou barbares ne se donnent jamais que comme un reste, un résidu : une
survivance bonne à penser, précisément parce que sur elle repose la
définition par contraste de l’humanité de l’homme. Autrement dit,
l’anthropologie des Lumières devra constamment procéder par la bar-
barisation du barbare, ou si l’on veut, par l’imaginaire d’une barbarie
originelle qu’évoquent les sauvages actuels, et auquel ils donnent
consistance 54.

53
G. Gusdorf, dans Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Payot,
1972, pp. 112-115, “L’interprétation d’Augustin (des cultes païens comme
aberration du culte en esprit et en vérité) se maintiendra dans la tradition
chrétienne, assurant le raccord entre l’histoire de l’Église et l’histoire du pa-
ganisme ; c’est cette interprétation que reprend à son tour Bossuet, lorsqu’il
présente le devenir de la vérité dans le développement des sociétés hu-
maines”, p. 116.
54
E. Benveniste, “Civilisation. Contribution à l’histoire du mot”, dans Pro-
blèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, pp. 340-341 : “De
la barbarie originelle à la condition présente de l’homme en société, on dé-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 48

Tout le monde s’accorde pour reconnaître que cette vision du déve-


loppement de l’histoire ne s’oppose qu’en apparence à l’interprétation
théologique dominante encore au XVIIe siècle. Dans le débat entre ci-
vilisation et barbarie au XVIII e siècle, la religion continuait à occuper
une place centrale. Ainsi par exemple chez Voltaire, le polythéisme
demeure encore le signe évident d’un état de barbarie, source d’erreur
“dans des hommes ignorants” 55. Pour lui, seuls les sages et les philo-
sophes détenaient les lumières aptes à conduire “la populace” encore
superstitieuse sur les voies de la civilisation. La religion, quelle
qu’elle soit, devait servir de frein aux passions humaines, au déchaîne-
ment des vices dans “la populace” 56.
La critique acerbe que fait Voltaire du christianisme médiéval
comme “une espèce de barbarie” 57 plus grave que celle des Hérules,
Vandales et Huns, n’implique pas l’abandon de la notion de barbarie,
telle qu’elle a été développée [38] aux XVIe et XVIIe siècles dans les
récits de voyages. L’européocentrisme est fermement maintenu car la
civilisation européenne a beau être barbare, elle représente encore un
stade plus avancé que celui des “barbares anthropophages” 58 que sont
les sauvages de l’Amérique. Ils “ne connaissent rien”, et en cela
doivent être situés sans doute à la même enseigne que la féodalité.
Leur ignorance conduit au despotisme et à la tyrannie, comme dans la
féodalité. En outre, leur décadence et leur dégradation dues au contact
avec les Conquistadores demeurent sans appel. Aujourd’hui les Sau-
vages ne disposent en eux-mêmes d’aucun ressort pour s’échapper de
la barbarie. Privés des Lumières — que les philosophes, seuls “au-
dessus du peuple” peuvent diffuser — les Sauvages peuvent encore
être maintenus dans la religion. Dans tous les cas, celle-ci a la vertu
d’adoucir les mœurs.
On peut dire que pour l’essentiel, le même imaginaire de la barba-
rie se retrouve chez presque tous les philosophes du XVIII e siècle.
couvrait une gradation universelle, un lent procès d’éducation et d’affine-
ment, pour tout dire un progrès constant dans l’ordre de ce que la civilité,
terme statique, ne suffisait plus à exprimer et qu’il fallait bien appeler la ci-
vilisation, pour en définir le sens et la continuité”.
55
Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), Ed. Garnier Frères, 1987, p.
244.
56
Ibid., p. 459.
57
En particulier dans son Essai sur les Mœurs (1756), Ed. Garnier, 1967.
58
Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 459.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 49

Même chez Montesquieu, qui reste critique vis-à-vis de l’élitisme 59 de


Voltaire, non seulement les sauvages ont définitivement perdu leur in-
nocence, mais surtout ils n’ont pas de projet conscient qui est l’une
des caractéristiques des Lumières.
Un peu plus tard, le langage révolutionnaire se distinguera par un
emploi massif des énoncés sur la barbarie qui parcourent les œuvres
philosophiques et anthropologiques du XVIIIe siècle. On voit remon-
ter, comme le décrit remarquablement B. Backzo à propos du “com-
plot vandale” 60, toute la vieille thématique du barbare : ignorant, des-
pote, [39] assoiffé de sang, menaçant pour la civilisation et ses sym-
boles que sont les arts, les lettres et les monuments, cannibale, “an-
thropophage de la culture” 61, faisant irruption dans les villes. Ainsi
donc, “paysans grossiers”, illettrés, canaille, bas- fond de la société,
populace se situent bien dans le discours contre la terreur, à l’intérieur
même de l’Europe, comme un reste non encore disparu de la barbarie
qui appartient aux peuples sauvages 62 et aux Huns et Vandales.

2. Le génie du christianisme
ou le barbare enchanté.

Retour à la table des matières

L’anthropologie moderne, renouant avec la problématique de


Rousseau, s’est efforcée de se débarrasser, mais sans vraiment y par-
venir, de l’opposition tranchée que le XVIIIe siècle concevait entre ci-
59
Sur les rapports entre Voltaire et Montesquieu autour du problème de “la
dictature des lettrés”, voir les interrogations soulevées par Georges Benre-
kassa, dans "Le concentrique et l’excentrique : Marge des Lumières", Payot,
1980, p. 69-79. Et sur le thème même de la barbarie au XVIII e siècle, on
peut se reporter aux travaux de Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie,
Payot, 1978, et surtout de Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au
siècle des Lumières, Paris, Maspero, 1971, qui aborde plus directement les
problèmes que nous soulevons dans cette enquête.
60
B. Baczko, “Le Complot Vandale", in Le Temps de la Réflexion, op. cit.,
pp. 194-242.
61
Ibid., p. 228.
62
“Nous sommes descendus, s’écrie Robespierre, à ce degré d’avilissement,
d’adopter les folies les plus misérables des peuples les moins policés”, cité
par Baczko, ibid, p. 234.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 50

vilisation et barbarie. C’est qu’elle a la vie dure, et tout indique que


l’anthropologie a encore un long chemin à parcourir pour une rupture
véritable avec la philosophie des Lumières. Car au XIXe siècle, le
thème de la barbarie est redéployé avec encore plus d’éclat, en parti-
culier dans le Génie du Christianisme de Chateaubriand. On se borne-
ra à rappeler comment l’anthropologie qui mobilise tant de chercheurs
au XIXe siècle reste aux prises avec la même problématique du “bar-
bare” telle qu’elle se déploie dans l’œuvre de Chateaubriand. Celle-ci
opère en effet la conjonction entre les Lumières et le Christianisme, en
nous proposant le barbare non plus comme un point de départ, un
socle sur lequel se détache l’humanité en son stade actuel en Occident,
mais comme le vrai paradigme de l’humanité de l’homme. Dans cette
perspective, la représentation du barbare ne le concerne plus comme
telle. Son être tout entier, [40] pourrait-on dire, est pure annonce et cé-
lébration de la civilisation. Contrairement à toutes les apparences, le
débat ouvert par le Génie du Christianisme ne porte pas sur le christia-
nisme, encore moins sur le paganisme. Chateaubriand, obsédé par
l’empire romain, non moins que Bossuet, entend sauver essentielle-
ment la supériorité de la civilisation occidentale, la pointe la plus
avancée de l’histoire humaine, et dans laquelle se donne à lire tout le
destin de l’humanité. “Sans le christianisme, écrit-il, le naufrage de la
société et des Lumières eût été total”. Ou encore : “Le Christianisme a
sauvé la société d’une destruction totale en convertissant les barbares
et en recueillant les débris de la civilisation des arts, de même il eût
sauvé le monde romain de sa propre corruption...” 63.
Perspective essentiellement pragmatique, s’il en est. Contenir les
Barbares, c’est-à-dire mettre fin à l’infanticide, l’absence de loi de
mariage, l’anarchie, le despotisme, l’esclavage, l’ignorance, n’est pas
la preuve que le Christianisme dispose d’une vérité transcendante à
l’histoire et aux cultures, ou est animé d’une puissance divine. Le
geste du Christianisme vis-à-vis des Barbares inaugure plutôt l’his-
toire réelle de la Civilisation. Mais d’où viendrait donc encore la puis-
sance d’attraction et de fascination du Barbare ? À la vérité, à peine
évoquée, l’altérité du barbare est déniée : “Les Barbares qui entraient
dans l’empire romain étaient déjà à demi chrétiens” 64.

63
Chateaubriand, Le Génie du christianisme, Ed. Garnier-Flammarion, 1966,
T.II, p. 248.
64
Ibid., p. 247.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 51

La figure du barbare ne se laisse ainsi jamais qu’entrevoir : comme


objet imaginaire. Mais, avec Chateaubriand, le barbare a franchi un
nouveau pas : il n’est pas seulement bon à penser comme il l’était au
temps des Lumières : il entraîne le désir de s’identifier à lui : “Je vais,
moi, Barbare [41] des Gaules, parmi les ruines de Rome”. C’est que le
barbare est dépositaire d’une vérité et d’un sens perdus et oubliés par
le monde moderne : “Heureux jusqu’au fond de l’âme, on ne découvre
point sur le front de l’Indien comme sur le nôtre une expression in-
quiète et agitée” 65. Il faut donc se résoudre à explorer le Nouveau-
Monde conquis par l’Occident et les missions chrétiennes, pour y en-
tendre de nouveau le message du Barbare ; un message identique à ce-
lui des Barbares de l’Empire romain. Dans le Barbare déjà à demi
chrétien, donc adouci, se cache le sens réel de la civilisation actuelle,
portée à l’oubli de ses sources et donc sujette à des convulsions so-
ciales et politiques et à des angoisses. “Il me semble qu’on n’a qu’un
désir en lisant cette histoire — (celle des sauvages devenus chrétiens)
—, c’est celui de passer les mers, et d’aller loin des troubles et des ré-
volutions, chercher une vie obscure dans les cabanes de ces Sauvages
et un paisible tombeau sous les palmiers de leurs cimetières” 66. Aux
troubles et aux révolutions qui agitent l’Europe, s’oppose la soumis-
sion exemplaire des Sauvages : “Cet esprit de cruauté et de ven-
geance, cet abandon aux vices les plus grossiers, qui caractérisent les
hordes indiennes, s’étaient transformés en un esprit de douceur, de pa-
tience et de chasteté”. Et plus loin : “Chez ces Sauvages chrétiens, on
ne voyait ni procès ni querelles...” 67. Voilà donc les Sauvages offerts
en modèles au monde civilisé.
On le voit, le Sauvage n’est bon que sous sa face de converti, il ne
mérite d’être connu que civilisé, qu’une fois son étrangeté ou son alté-
rité dissoute. Le Sauvage chrétien, donc débarbarisé, fournit la preuve
de l’universalité de la civilisation occidentale. Un nouveau monde
d’ordre, de paix et de soumission, telle est la révélation que nous ap-
portent les [42] missions chrétiennes. Mais, en contrepoint, elles nous
donnent à imaginer l’autre face dégradée de la nature humaine dans
celle du Sauvage non encore apprivoisé et conquis. Avant sa conver-
sion au Christianisme, le Sauvage Indien est pauvre, ignorant, querel-

65
Ibid., p. 192.
66
Ibid., p. 159.
67
Ibid., p. 158.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 52

leur : “Race indolente, stupide et féroce, elle montrait dans toute sa


laideur l’homme primitif dégradé par sa chute. Rien ne prouve davan-
tage la dégénération de la nature humaine, que la petitesse du Sauvage
dans la grandeur du désert” 68. Le thème du désert, récurrent à travers
tout le livre sur les missions chrétiennes, présente l’espace du Sauvage
Indien comme un espace vierge, dépourvu de toute trace de la domi-
nation de l’homme, et donc de toute présence humaine. Forêts pro-
fondes, marais impraticables, rochers escarpés, fleuves dangereux,
antres et précipices : un espace propre au Sauvage. Le symptôme aussi
de la plus grande proximité avec “serpents” et bêtes féroces” : “Ces
nations indiennes qui vivaient comme des oiseaux sur les branches des
arbres”, ce sont des “hordes errantes”, “des hordes barbares” (p. 151).
L’évocation de leur cannibalisme ne peut plus être qu’une redondance
par rapport aux stéréotypes du désert et de l’errance. Les premiers
missionnaires devaient s’attendre à être “massacrés et dévorés par les
Sauvages” 69.
Cette corruption des Sauvages n’a pas d’autre source que le poly-
théisme qui achève de faire d’eux “un immense troupeau d’esclaves” :
“Le polythéisme, religion imparfaite de toutes les manières, pouvait
donc convenir à cet état imparfait de la société, parce que chaque
maître était une espèce de magistrat absolu, dont le despotisme ter-
rible contenait l’esclave dans le devoir, et suppléait par des fers à ce
qui manquait à la force morale religieuse : le paganisme, n’ayant pas
assez d’excellence pour rendre le pauvre vertueux, était obligé [43] de
le laisser comme un malfaiteur” 70. Comme guérison de la barbarie du
Sauvage, Le Génie du Christianisme apparaît sur un triple registre.
Celui des Lumières qu’il diffuse : il est une religion de lettrés qui dé-
livre le Sauvage de l’ignorance : “Le polythéisme n’était point,
comme le Christianisme une espèce de religion lettrée 71. Celui de la
soumission à l’ordre : “l’anarchie populaire et le despotisme : voilà les
68
Ibid., p. 150.
69
Ibid., p. 1.
70
Ibid., p. 252. Benjamin Constant, dans son ouvrage De la religion, Paris
1824-1831, est encore plus net sur le polythéisme : “Ainsi nous sommes,
écrit-il, proportion gardée, peut-être aussi corrompus que les Romains du
temps de Dioclétien ; mais notre corruption est moins révoltante, nos mœurs
plus douces, nos vices plus voilés, parce qu’il y a de moins le polythéisme
devenu licencieux, et l’esclavage toujours horrible”, pp. XLI-XLII.
71
Génie du christianisme, op. cit., T.II, pp. 242-253.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 53

maux auxquels le Christianisme apportait un remède certain”. Ou en-


core : “détruisez le culte évangélique, et il vous faudra dans chaque
village une police, des prisons et des bourreaux”. Enfin celui des
mœurs : lutte contre l’infanticide, la dissolution du lien du mariage “le
premier lien social”, lutte contre l’errance “pour la vie en société” et
donc appel à l’abandon du cannibalisme : “nos pères étaient des bar-
bares à qui le Christianisme était obligé d’enseigner jusqu’à l’art de se
nourrir” 72. L’interrogation sur l’identité réelle du Christianisme se
mue en interrogation sur la civilisation comme telle, tâche à laquelle
se sont vouées les missions chrétiennes, “véritable ressource... pour
les arts, les sciences et le commerce”. La colonisation n’est pas justi-
fiée comme un bénéfice secondaire que la France tirerait de l’œuvre
missionnaire. Dans la conversion des Sauvages au Christianisme, se
fortifie le génie de la civilisation (occidentale) française : “C’est à ces
mêmes missionnaires que nous devons l’amour que les Sauvages
portent encore au nom français dans les forêts de l’Amérique” 73. Pour
reprendre confiance en soi, il n’est plus que d’aller outre-mer, dans les
forêts de l’Amérique où l’on voit [44] le Sauvage déjà médusé devant
le regard du missionnaire : “les hordes barbares... le fuyaient comme
un enchanteur, se sentaient saisies d’une immense frayeur”. Sa voix
les attire “comme un aimant secret” et les néophytes...” chantent pour
attirer dans les rets de l’oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne
manquèrent point de venir se prendre au doux piège. Ils descendaient
de la montagne... plusieurs d’entre eux se jetaient dans les ondes, et
suivaient à la nage la nacelle enchantée” 74. Même dans son poly-
théisme qui devait définitivement le condamner, le barbare a des res-
sources de séduction. C’est que le polythéisme a été la conséquence
de la dégradation des croyances originaires — universelles — en un
seul Dieu. La hâte avec laquelle l’Indien embrasse le Christianisme at-
teste une réminiscence : le monothéisme perdu brûle encore sous ses
ruines. Plus tard, le Père W. Schmidt le redécouvrira dans la pureté
d’une culture originelle (Urkultur), mais pour le voir aussitôt promis à
la plus grande déchéance : celle des récits mythiques, de la magie et
des cultes polythéistes et démoniaques. Le Barbare n’apparaît donc ja-
mais que comme une lacune, vite occupée par le civilisé.

72
Ibid., p. 219.
73
Ibid., p. 138 et p. 139.
74
Ibid., p. 151.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 54

Dans l’enchantement du barbare : finalement celui de Chateau-


briand lui-même, “barbare civilisé”. C’est pour cela que la représenta-
tion du barbare dans l’œuvre de Chateaubriand a quelque chose
d’exemplaire. Pour une fois, le barbare se donne dans sa nudité, c’est-
à-dire orné, auréolé de tous les fantasmes de la civilisation : l’écriture
comme opposition à l’oralité, abîme d’ignorance où gît le sauvage, le
Christianisme comme négation du polythéisme, source de despotisme
et de cannibalisme, le progrès ou la transformation de la nature en op-
position à la paresse du Sauvage. La puissance de réalité du barbare
est ici son exhaussement comme objet imaginaire.
[45]
On a dit qu’avec le Génie du Christianisme, “rien ne fut plus
comme avant”, et que Chateaubriand a légué à toute la génération de
romantiques du XIXe siècle “des idées, des thèmes, un clavier” 75. De
même, on a souligné son influence considérable sur les théologiens,
les prédicateurs et les missionnaires.
Ce n’est pas ce qui nous importe ici. Nous cherchons plutôt à saisir
le nouvel espace mental en Occident, dans son rapport aux autres
peuples, que Le Génie du Christianisme présuppose. En 1800, soit
deux ans avant sa parution, naît la Société des observateurs de
l’Homme, qui se fixe pour objet l’étude des enfants, des sourds-muets,
des aliénés et des peuples dits non-civilisés. L’anthropologie sort alors
de ses langes et prétend aborder de face les Sauvages, en dehors des
préjugés théologiques ou philosophiques. De nouvelles sociétés d’an-
thropologie ou d’ethnologie se multiplient en France comme en Alle-
magne. Le Sauvage retient l’intérêt, comme un être doué de raison,
mais d’une raison encore dans l’enfance. On peut lui reconnaître dé-
sormais une culture : la culture primitive adaptée à son état. Et tout ce
qui paraissait jusqu’ici irrationnel (polygamie, absence d’État, canni-
balisme, magie) s’explique scientifiquement : des lois président au dé-
veloppement des civilisations, du stade primitif au plus évolué. Des
chaires de mythologies comparées, ou de religions comparées qui se
fondent durant la 2e moitié du XIX e siècle resteront toutes portées par
une même volonté de protéger la civilisation (occidentale) fondée sur
la raison, la science et la technique, de la contamination barbare que
constituent les mythologies des sociétés anciennes et sauvages, où

75
Pierre Reboul, “Introduction” au Génie du christianisme, T.I, op. cit., p. 13.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 55

l’on assiste au débordement d’une imagination infantile, grossière et


absurde. Suivant de très près les théologiens, les anthropologues ont
dû même tracer une ligne de démarcation [46] entre la mythologie
grecque et celle des Sauvages récemment découverte au Nouveau-
Monde. Elles ont beau parler le même langage, elles ne se confondent
pas pour autant : les Grecs sont les témoins du passage à la philoso-
phie, la raison et la science, à ce titre leur mythologie choque moins ;
leur scandale est désamorcé. Quant aux mythologies des Sauvages,
elles doivent être dénoncées sans appel, assignées à la stricte condi-
tion de survivances, venues d’un âge dépassé par l’humanité, et d’une
langue encore toute primitive 76. Mais la figure du Sauvage comme tel
n’exerce déjà plus de séduction à la fin du XIX e siècle. Ce sont ses
mythologies irrationnelles, ses religions en voie de dégradation, ses
pratiques immorales ou à tout le moins bizarres (cannibalisme, magie
et sorcellerie, polygamie, etc.) qui deviennent objet de curiosité scien-
tifique. Sans doute assistons-nous déjà à la fin des barbares avec les
sciences comparées des mythologies et des religions.
À vrai dire, dès le XVIII e siècle, en Allemagne, le mot civilisation
recèle en lui-même sa propre force d’autocritique. Le concept de Bil-
dung développé par Humboldt, s’imposait déjà comme la réalisation
de ce qu’il y a de plus élevé dans une culture donnée, en sorte que la
civilisation apparaît comme un ensemble de techniques et de formes
mortes auxquelles l’esprit (qu’est la culture) donne sens et vitalité.
Dans le devenir de l’esprit, tel que Hegel l’a exposé plus tard, la Bil-
dung apparaît comme une longue tâche pédagogique de renoncement
à la particularité pour entrer dans l’élément de l’universalité. Les de-
grés du développement de la Raison se laissent parcourir à travers les
figures successives de la Culture. La Bildung chez Hegel doit être en-
tendue comme un phénomène de civilisation 77. Il faudrait préciser que
ce phénomène [47] se présente désormais loin de toute péjoration sys-
tématique des cultures non-occidentales — il est vrai que l’on re-
trouve dans son œuvre une véritable somme des énoncés racistes déjà
diffusés en Europe sur les Noirs et les Juifs, mais le problème cen-

76
Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p.
27.
77
G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, tr. J. Hyppolite, Aubier,
1941, p. 164, note 28, et surtout le T.II, p. 54.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 56

tral 78 est que chaque figure historique de culture ne représente qu’un


moment dans le devenir de l’Esprit. L’altérité n’est pas pour autant
entrée en obsolescence. Elle est posée et intégrée à l’avance. La Bil-
dung est toujours une sortie de soi vers la rencontre de l’autre, mais en
vue de dévoiler et de raffermir une identité originaire. L’autre, alors,
n’est rien qu’un chemin de passage incontournable vers le soi. Or pour
Hegel, c’est dans l’Antiquité grecque qu’on assiste au véritable point
de départ vers la réalisation de l’essence universelle de l’esprit. Sur
cette base, les cultures dites sauvages ou primitives, découvertes au
XVIe siècle, tombent dans l’anachronisme. On le voit bien, les
sciences humaines actuelles auront beau vouloir se tenir le plus loin
possible de la philosophie hégélienne, la problématique du devenir de
la Raison, aboutissement logique des Lumières, peut encore s’infiltrer
subrepticement dans le regard porté sur les cultures non-occidentales.
Plus lisible dans les philosophies de l’histoire produites à la fin du
XIXe siècle, la même conception hégélienne de la civilisation n’est
pas moins présente dans les grandes synthèses sur les religions ou les
mythologies comparées, et dans toutes les recherches anthropolo-
giques dominées par 1 évolutionnisme. Qu’on puisse classer et hiérar-
chiser les cultures en fonction du degré de l’évolution de la technique
(Morgan), ou en fonction de dispositions congénitales-raciales (Qua-
trefages, Blummenbach), dans tous les cas, la “civilisation” occiden-
tale est tenue pour un point d’aboutissement [48] face auquel les
autres cultures n’ont plus qu’une existence en sursis.
La critique de l’évolution entreprise en Angleterre par Malinowski
et aux États-Unis par Boas ouvrait sans doute à l’anthropologie des
possibilités nouvelles de rejet des préjugés de supériorité raciale et
culturelle. Mais les sources et les mécanismes de l’idéologie coloniale
ou néo-coloniale restaient souvent en dehors de leurs préoccupations :
l’évolutionnisme est rejeté d’abord parce qu’il n’est d’aucun secours
pour les Occidentaux dans l’explication des pratiques culturelles de
“primitifs”. On sait cependant que certaines tendances de l’anthropo-
logie moderne, dans la défense de l’originalité et de la particularité de
chaque culture, ont tenté de produire une critique destructrice de leurs
propres discours, là où ils ont eu partie liée à l’ethnocide, au racisme
ou au génocide. Mais le sentiment de culpabilité semble servir le plus
78
Léon Poliakov, les relève dans la Causalité diabolique. Essai sur
l'origine des persécutions, Calmann-Lévy, 1980, p. 201.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 57

souvent à renforcer l’idée d’une anthropologie destinée à célébrer “le


sauvage” comme moyen de contestation utopique de la civilisation oc-
cidentale. Le discours sur l’altérité culturelle ressemble encore à un
dialogue secret entre soi et soi-même, là où il n’abdique pas devant
des théories écologiques ou socio-biologiques qui, elles, visent à évi-
ter l’interrogation sur la logique symbolique, spécifique à chaque so-
ciété et témoin de l’altérité culturelle. Les difficultés et les hésitations
de l’anthropologie moderne semblent indiquer finalement que l’évé-
nement considérable sous le régime duquel nous vivons encore et qui
peut bien être situé au XVIe siècle — pour se déployer avec éclat de
Bossuet à Voltaire, puis de Hegel aux sciences des religions compa-
rées — est la naissance de cette conception du barbare comme un être
rigoureusement évanescent sous la puissance du christianisme ou sous
les lumières de la civilisation. Fantasme de débarbarisation du barbare
— par quoi il est encore produit comme tel. Métamorphose du barbare
en objet qui aspire à une rationalité que seule l’activité scientifique
peut procurer. Dans tous [49] les cas, seule la civilisation détient le
destin et le devenir du barbare. Assigné aux frontières de la civilisa-
tion, le barbare est sa condition de possibilité, le stade originaire, tou-
jours dépassé, d’où s’élève la civilisation.
Comme force d’entropie interne au processus même de civilisa-
tion, le barbare est alors une figure insoutenable et devra être projeté
encore au-delà des frontières. C’est la leçon du fascisme et du stali-
nisme. À cet égard, la critique menée par l’Ecole de Francfort des pro-
grammes de révolutions conçus comme produits abstraits du social et
destinés à le contrôler comme on contrôlerait la nature, aboutit, à juste
titre, à voir la barbarie inscrite déjà dans la logique du développement
de la civilisation. Le barbare aurait bel et bien deux têtes, l’une qui
plonge au cœur même de la civilisation, dès lors qu’elle prétend dis-
soudre toute altérité sur son pas- sage, l’autre qui est renvoyée ou
maintenue au-delà des frontières et qui se donne à voir dans les sau-
vages en général, nouveaux Scythes, cannibales, sorciers et despotes.
Leurs ombres se projettent mutuellement l’une sur l’autre, au point
que la méconnaissance de l’une entraîne le resurgissement de l’autre,
et vice-versa. Comment donc l’élite haïtienne, la première d’un Tiers-
Monde en gestation, a-t-elle accueilli les théories anthropologiques
élaborées au XIXe siècle et qui ont été généralement dominées par le
paradigme barbare/civilisé ? Il est certain, en tous cas, qu’au moment
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 58

où la civilisation, identifiée à la modernité occidentale, voudrait dé-


sormais s engager dans un solipsisme, l’héritage d’un imaginaire de la
barbarie ne saurait manquer d’avoir — ailleurs — de puissants effets.

[50]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 59

[51]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre II
L’HÉRITAGE
DE LA BARBARIE

“To be born on an island, Isabella, an obscure New


World transplantation, second hand and barbarous,
was to be born to disorder”.
V.S. NAIPAUL
The Mimic Men.
Penguin Books, 1969, New York, p. 118.

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[52]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 60

[53]

1. La défense de la race noire

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Premier État nègre indépendant (1804) dans un monde dominé par


le système esclavagiste et colonial, Haïti a été pris dans ce singulier
dilemme : vivre, pour soi, se replier sur soi sans complexe, c’est-à-
dire reprendre, reconstituer librement ses traditions africaines en opé-
rant son propre tri dans les valeurs occidentales, ou tout simplement
administrer au monde entier la preuve qu’elle est une nation “civili-
sée”. Deux types de culture verront ainsi le jour : celui des “marrons”,
celui d’une “élite”. C’est elle, l’élite, qui prendra à son compte les
grands thèmes de l’anthropologie occidentale : “Avez-vous une loi,
une religion, une organisation familiale, un système politique mo-
derne, une langue développée ?” C’est-à-dire : “Etes-vous des êtres
humains, comme nous Occidentaux ?” Ou encore, si l’on veut, “Etes-
vous des cannibales ? Connaissez-vous l’écriture ? Etes-vous capables
de connaître les lois de la nature, de transformer le monde ?” etc.
Sommée de répondre à toutes ces questions, l’élite haïtienne de la fin
du XIXe siècle se croit alors investie de la haute mission d’être
l’avant-garde du Tiers-Monde en gestation : elle se prendra bientôt
pour la race noire tout entière dont elle se dira la défense et 1 illustra-
tion auprès de l’Occident. L’anthropologie qu’elle produit sera poli-
tique, donc chargée d’immenses [54] conséquences. Si “le Blanc” se
définit comme “maître”, et “le Noir” comme “esclave”, une seule
tâche est désormais nécessaire : rendre et montrer le Nègre rigoureu-
sement maître à son tour. C’est autour de cette dialectique que les
concepts mis en œuvre par une production anthropologique haïtienne
de la fin du siècle dernier trouveront leur articulation.
On connaît la vision de l’homme africain ou haïtien, dominante en
Europe tout au long du XIXe siècle. Greffée sur l’idéologie des Lu-
mières, la doctrine de l’inégalité des races 79 est partagée par la plupart
79
Sur le racisme au XIXe siècle, voir par exemple “L’essor du racisme natio-
naliste” de Madeleine Ribeirioux, dans Racisme et Société, sous la dir. de C.
Duchet et P. de Comarmond, Maspéro, Paris, 1969, p. 133 sq. ; Léon Polia-
kov, Le racisme, Paris, Séghers, 1976, surtout les pp. 69-81 : “Racisme et
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 61

des intellectuels. L’esclavage est contesté, mais on a besoin des colo-


nies. Les abolitionnistes ont tellement peur d’aller à contre-courant du
“sens commun”, c’est-à-dire contre les thèses de l’infériorité raciale
des Noirs, que leurs arguments contre l’esclavage se développent es-
sentiellement autour de principes politiques et économiques, tels l’in-
efficacité de l’esclavage (c’est-à-dire sa non-rentabilité), la menace
qu’il représente pour les colons et les colonies, la nécessité d’éviter
des rébellions ou des révolutions comme celle de Saint-Domingue. En
particulier, le spectre d’une contagion du nationalisme haïtien poussé
même des tenants du racisme à une position anti- esclavagiste 80. Sur
une Haïti trop tôt indépendante, il faudra que circulent à travers toute
l’Europe des rumeurs de cannibalisme, de sauvagerie, de despotisme
inhérents à une population de “race noire” coupée du monde “blanc”.
À [55] côté de l’ouvrage de Gobineau, De l’inégalité des races hu-
maines (1853-1855, et réédité en 1884), qui reprend toutes les idées
courantes de l’époque, on connaît en Europe Haïti ou la République
Noire (traduit de l’anglais en 1886), de Sir Spencer St John 81, avec un
chapitre intitulé “Culte du vaudou et cannibalisme”, relatant divers
procès intentés en Haïti même contre des mangeurs d’enfants ; puis
L’Empereur Soulouque et son empire (1856), de Gustave d’Alaux 82,
montrant à l’œuvre l’instinct meurtrier du Noir, “l’élément barbare”,
“ultra-africain”, répandant la terreur partout dans le pays, avec la com-
plicité des masses elles-mêmes, non moins africaines. D’un autre cote,
dans le dessein de protéger les autres pays colonisés de la Caraïbe
d’une contamination de la barbarie haïtienne, un ouvrage, cette fois

politique, Théories anthropologiques du XIXe siècle” ; Wiliam B. Cohen,


Français et Africain : Les Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880, tr.
Garnier, Gallimard, Paris, 1980, en particulier les pp. 295-362, sur “Le ra-
cisme scientifique” au XIXe siècle ; Colette Guillaumin, L'idéologie raciste :
genèse et langage actuel, Mouton, 1972.
80
Toute la stratégie des puissances esclavagistes et coloniales entre 1804 et
1825 dans les Caraïbes et en Amérique latine, se fondait sur la nécessité
d’isoler Haïti au plan économique et politique, voir les détails dans l’ou-
vrage de David B. Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution,
Cornell Univ. Press, Ithaca and London, 2e éd., 1976.
81
Sir Spencer St John, Haïti ou la république noire, Plon, 1886. Nous revien-
drons plus loin sur le succès de cet ouvrage en Grande Bretagne, en France
et aux États-Unis.
82
Gustave d’Alaux, L’empereur Soulouque et son empire, Paris, Michel Lé-
vy, 1856.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 62

d’un “Blanc” créole, Souquet-Basiège, Le préjugé de race (1883), dé-


veloppera les thèses de la supériorité naturelle de l’Européen qui a la
vocation de conduire les Noirs sur le chemin de la civilisation. Pour
que les îles restent des colonies françaises, l’auteur présente Tous-
saint-Louverture comme “le féroce assassin de la race blanche, égale-
ment dur pour les noirs, les mulâtres et les blancs, celui dont le nom
rappelle les horreurs de la guerre civile et qui porta les armes contre la
France” 83...
Prouver l’aptitude des Noirs à la Civilisation, réfuter la définition
du monde noir comme lieu par excellence du développement de la ty-
rannie, du cannibalisme et de la superstition, ce sera le programme
d’une anthropologie haïtienne naissante. Au milieu d’un ensemble
d’ouvrages 84 [56] d’inégale valeur, nous choisirons principalement les
travaux d’Anténor Firmin : De l’égalité des races humaines (Anthro-
pologie positive) 1885 ; de Louis-Joseph Janvier : L’égalité des races,
1884, et Un peuple noir devant les peuples blancs. Étude de politique
et de sociologie comparées : la République d’Haïti et ses visiteurs,
1840-1882 (Réponse à M. Victor Cochinat...), 1883 ; et Hannibal
Price : De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti,
1891.
Ces ouvrages semblent s’adresser en tout premier heu à l’Europe,
plus exactement aux sociétés savantes d’anthropologie en Europe. An-
ténor Firmin, en particulier, pensait ajouter sa propre pierre à la
construction de l’anthropologie, mais ne pouvait guère viser la créa-
tion d’une anthropologie haïtienne qui supposerait la reconnaissance
de la diversité des cultures. Comment par exemple faire œuvre de
science au XIXe siècle, sans soutenir avec la communauté scientifique
les thèses de l’évolutionnisme social, c’est-à-dire les capacités de
chaque peuple, de chaque nation à passer d’un stade intérieur à un
stade supérieur de civilisation ? Comment ne pas reprendre les postu-
83
Souquet-Basiège, Le Préjugé de race, 1883, rééd. Paris, L’Harmattan,
1981, p. 103.
84
Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines, Paris, F. Pichon, 1885 ;
L.J. Janvier, L’Egalité des races, Paris, Impr. Rougier, 1884 ; Les Détrac-
teurs de la race noire, Paris, Marpon et Flammarion, 1882 ; Un Peuple noir
devant les peuples blancs ... Paris, Marpon et Flammarion, 1883 ; D. De-
lorme, Les Théoriciens au pouvoir, Paris, Plon, 1870 ; H. Price, De la réha-
bilitation de la race noire, Paris, Impr. Vérollet, 1900 ; également Edmond
Paul, Questions politico-économiques, vol. I et II, Paris, 1861 et 1863.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 63

lats de base des grandes synthèses anthropologiques de Spencer,


Comte, Tylor. Morgan, qui toutes mettent les nations européennes à
l’extrême pointe de la civilisation ? Là où, contre Gobineau, on peut
défendre l’égalité des races, il apparaît difficile de contester la supé-
riorité actuelle en “civilisation” de l’Europe qui est devenue ce qu’elle
est, dit-on alors, grâce au christianisme, à l’organisation politique, à la
technique et à la science. De l’égalité des races humaines de Firmin
prétend justement être une réponse “scientifique” à Gobineau et reste-
ra marqué par la problématique évolutionniste dominante en Europe.
La première preuve de la non-infériorité des Noirs d’Afrique se
donne d’abord, pour Firmin, dans la production d’une collection de
héros (Toussaint-Louverture, Dessalines, Christophe, etc.) et d’écri-
vains illustres (parmi lesquels L.J. [57] Janvier) qui signifie l’appari-
tion au grand jour (c’est-à-dire face à l’Occident) de potentialités jus-
qu’ici cachées et inconnues. Aussi Firmin prendra-t-il ses exemples
dans “la seule République haïtienne, toutes les fois qu’il s’est agi de
prouver les qualités morales et intellectuelles de la race négritique” 85.
Bien entendu, un tel débat prend tout son sens dans le cadre d’une
lutte sans merci ouverte tout au cours du XIXe siècle entre intellectuels
noirs et intellectuels mulâtres. Ces derniers, issus du croisement
Blanc/Noir et se prenant pour les cousins des “Blancs” se disent leurs
successeurs légitimes au pouvoir politique et économique en Haïti. A.
Firmin entend, certes, se solidariser avec les masses noires, mais il
montre surtout que le Noir, devenu intellectuel, ne mérite plus la
marque de l’infériorité raciale et que ses propres qualités rejaillissent
sur l’ensemble du monde noir 86. Celui-ci porte en lui le germe de l’in-
telligence. Ce sont les préjugés raciaux qui constituent une entrave au
progrès et au développement de la civilisation chez les Noirs. En at-
tendant, le peuple noir reste seulement situé à un certain stade de son
évolution, mais il est capable de perfectionnement par l’instruction.
Les préjugés sont en fait de deux ordres : l’infériorité raciale
comme telle, mais aussi l’ensemble des pratiques et croyances super-
stitieuses qui conjointement travaillent contre la marche du monde
noir vers le progrès.

85
Anténor Firmin, De l’égalité..., op. cit., p. XIII.
86
Ibid., p. 496.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 64

Reconnaissant avec les autres anthropologues occidentaux que les


Africains n’ont qu’une vague notion de la divinité, Firmin avoue que
c’est là non point un défaut, une tare raciale, mais un moment dans
l’évolution — assurée — de la rate noire, car “toutes les races ont
connu un culte fétichique à un certain moment de leur évolution...” 87.
[58]
Les dieux vodous ne sont donc pas preuve de civilisation, mais il
n’y a pas lieu de s’inquiéter : le cas d’Haïti n’est pas unique. Si même
ici et là persistent quelques traces de cannibalisme et de sorcellerie,
elles ne peuvent que s’estomper au fur et à mesure d’un progrès — en
route — de civilisation.
Déjà Haïti est à l’avant-garde du monde noir et travaille à le rache-
ter de tout ce qui porte à le tenir pour inférieur face au monde blanc-
occidental. De là Firmin pouvait soutenir que le Noir commence à ap-
paraître de moins en moins noir en Haïti. Contre Gobineau qui parle
de la fermeture de la race noire sur elle-même comme source de son
arriération : “la variété noire, appartenant à ces tribus humaines qui ne
sont pas aptes à se civiliser, nourrit l’horreur la plus profonde pour
toutes les autres races”, Firmin soutient qu’il existe en Haïti toutes les
nuances de métissage. Bien plus, il souligne que “les peuples arriérés
ont besoin du contact des peuples avancés pour se développer et pro-
gresser” 88. Que cela ne soit pas une preuve d’infériorité raciale, il le
pense, mais prend bien soin d’ajouter que les intellectuels sont “des
échantillons de la race noire... signe visible de la régénération du sang
Africain” 89.
C’est là indiquer que le peuple noir n’est plus ce qu’il était en
Afrique, et qu’il a connu une mutation dans l’ordre de la civilisation
qui transparaît dans son type physique. Déjà le “climat relativement
doux” en Haïti entraîne “cette amélioration rapide des formes corpo-
relles” 90. Cette thèse se retrouve sous une forme encore moins nuan-
cée chez Louis-Joseph Janvier. Dans Les détracteurs de la race noire
et de la République d’Haïti (Réponse à Léo Quesnel, 1882) Janvier
soutient aussi qu’il s’est produit une amélioration du type noir en Haï-

87
Ibid.
88
Ibid., p. 438.
89
Ibid.
90
Ibid., p. 277.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 65

ti, grâce à “la loi de la sélection et la doctrine du transformisme”. [59]


“L’éminent Broca, ajouta-t-il, reconnaissait un Haïtien à première
vue, autant à son regard qui est franc, fier et plein d’éclairs, qu’à son
front large et bombé... 91. Janvier devait finalement déclarer qu’une
telle transformation est due au mélange avec “le sang européen qui se
trouvait dans l’île...” 92 Ce schéma racial s’accompagne nécessaire-
ment de l’image d’une Afrique Noire, elle, tout entière livrée encore à
la barbarie 93. Une image, reçue en héritage des maîtres-colons, et do-
minante dans toutes les sociétés savantes d’anthropologie en Europe,
tout au cours du XIXe siècle. Aussi, la défense de la race noire en Haïti
doit-elle consister à montrer que le Noir haïtien s’éloigne de plus en
plus des signifiants de la barbarie que sont le vodou, la langue créole,
ces tares héritées de l’Afrique 94. Même l’examen des pratiques du vo-
dou, massives dans tout le pays, et de la langue créole, seule langue
parlée et comprise par 98% de la population, serait suspect de conni-
vence avec l’irrémédiable barbarie africaine. À la limite, il n’y a plus
pour Janvier, ni vodou, ni langue créole en Haïti, car ce serait fournir
des armes aux détracteurs de la race noire que de reconnaître leur
existence : “La langue française est la plus courante, la seule en usage,
et tous les paysans la comprennent... Les mœurs et coutumes, les
fêtes, le droit, les institutions, le costume, tout est français : on se mo-
dèle en tout sur la France” 95. Quant aux croyances superstitieuses,
elles ont déjà disparu en Haïti, “aussi bien des villes que des cam-
pagnes”, car [60] “Toussaint-Louverture, et, après lui, Dessalines et
Christophe, empêchent par tous les moyens en leur pouvoir la pratique
des anciennes coutumes superstitieuses d’Afrique ; ils se font aider
dans cette œuvre par les prêtres catholiques...”. Même “le carnaval

91
L.J. Janvier, Les détracteurs..., op. cit., p. 24.
92
Ibid., p. 47.
93
Dans son article sur “l’Afrique et les Africains dans l’imagination collective
haïtienne — entre l’indépendance et l’occupation américaine (1804-1915)”
dans la revue Caraïbes..., 1984, p. 47-55, Léon-François Hoffmann présente
un certain nombre de textes tirés de journaux et de bulletins parus à Port-au-
Prince comme l’Œil, l’Union, Le Nouvelliste, Le Libéral, etc... à côté des
ouvrages que nous avons signalés et qui tous reprennent l’image de
l’Afrique que se faisaient les Européens à cette époque.
94
L.J. Janvier, L’Egalité des races, op. cit., p. 24.
95
L.J. Janvier, Les Détracteurs..., op. cit., p. 27.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 66

n’est plus pour l’ouvrier qu’un trop fatiguant et coûteux plaisir dont il
cherche de plus en plus à s’abstenir” 96.
Ce ne sont pas là chez Janvier des idées originales. Presque tous
les intellectuels haïtiens de cette époque, de quelque tendance qu’ils
soient, s’entendent pour voir dans le vodou, la langue créole, des pra-
tiques “rétrogrades” dont Haïti ne peut pas se vanter aux yeux de
“l’étranger”, c’est-à-dire de l’Occident. Ainsi Démesvar Delorme,
dans son ouvrage Les Théoriciens au pouvoir (1870), soutient que
“certainement ces pratiques sont mauvaises, puisqu’elles n’ont rien de
moral”, “que l’esprit public, éclairé de plus en plus chaque jour par les
lumières du siècle même au milieu des campagnes les plus retirées, re-
pousse ces mystères qui ne sont propres qu’à fausser l’esprit” 97. Un
“polythéisme universel”, ce serait la définition du vodou qui renvoie
en dernière instance à “la naissance de toutes les civilisations”.
“Restes d’erreurs” qui ne seraient rien d’autre que les traces encore vi-
vantes de l’africanité de l’Haïtien. Beaubrun Ardouin, historien haï-
tien, disait plus clairement de ces pratiques superstitieuses venues
d’Afrique dans la colonie” qu’elles ne pouvaient que “perpétuer la
barbarie dans la population noire... Un chef s’honore aux yeux de la
postérité, quand il protège son pays contre l’invasion de la barbarie,
qui abrutit les âmes” 98.
Dans De la réhabilitation de la race noire..., Hannibal Price a beau
vouloir de son côté présenter Haïti comme “la [61] Mecque, la Judée
de la race noire”, comme un lieu de pèlerinage pour “tout homme
ayant du sang africain dans les artères” 99, il ne voit dans le vodou
qu’un culte d’abrutis et de charlatans, survivance de la sauvagerie
africaine. Et finalement, Haïti réhabilite la race noire, non seulement
pour avoir victorieusement acquis l’indépendance mais aussi pour
avoir fait disparaître le vodou.
Même “la danse du tambour en général, soutient Hannibal Price,
est morte en Haïti ; elle est morte, tuée par le développement du goût
de la toilette chez les femmes...” Si d’aventure elle survit dans le pays,
elle “n’est plus qu’une forme de la mendicité pour des gens de la der-
nière dégradation morale appartenant ... au dernier dessous de la po-
96
L.J. Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs, Paris, 1883, p. 94.
97
Démesvar Delorme, Les Théoriciens au pouvoir, op. cit., p. 598.
98
Beaubrun Ardouin, Etudes sur l’histoire d’Haïti, vol. 4, 1860, p. 155.
99
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire..., op. cit., p. VII.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 67

pulation” 100. Cette négation en bloc du vodou permettait de repousser


à l’avance les accusations de cannibalisme et de sorcellerie que les
Européens ont coutume de faire au peuple haïtien. Hannibal Price de-
vait cependant reconnaître qu’on trouve encore, au moment où il écri-
vait, des traces du vodou. Elles ne sont dues, explique-t-il, qu’à une
“renaissance” du culte qui ne sort pas du cercle “de la populace”, ou
des “bossais” récemment débarqués et dépourvus encore de tout
contact avec le christianisme et la civilisation. Ce culte ne mérite
même pas son nom, car le prêtre-vodou est, selon encore H. Price, “un
prétendu médecin qui débite des remèdes ou houangas (que l’on pro-
nonce ouangas) à ses clients... À ce commerce déjà si étendu, le oun-
gan ajoutait enfin la profession de prendre des âmes, pour son compte,
moyennant finances. Il cumulait donc l’emploi du loup-garou” 101. De
là, l’auteur de De la réhabilitation de la race noire n’hésite pas à sou-
ligner la fermeté de l’État haïtien dans sa lutte contre les oungan, ces
prêtres propagateurs du vodou, captureurs d’âmes, [62] et loups-ga-
rous. Le Président Geffrard (1860-1864) faisait “arrêter, ajoute-t-il, et
emprisonner comme cannibale, comme anthropophage, tout individu
réputé, à tort ou à raison, papa-loi ou maman-loi”. C’était suffisant
pour administrer la preuve de la disparition du cannibalisme en Haïti,
et pour assurer ainsi la défense de la race noire, et on est tenté d’ajou-
ter, contre elle-même, c’est-à-dire en la présentant en Haïti délavée,
délestée de son africanité.
Comment donc expliquer chez ces auteurs haïtiens qui se pré-
tendent tous nationalistes la reprise de toutes les thèses développées
par les détracteurs eux-mêmes de la nation haïtienne ?
Plus exactement, comment la défense d’Haïti a-t-elle pu amener
ces auteurs à insister d’abord sur tout ce qui rapproche Haïti de la ci-
vilisation française ? Le christianisme est censé tellement présent qu’il
a déjà presque éclipsé le vodou ; la langue française est dite répan-
due ; le peu de “sauvagerie” qui reste en Haïti sera dissipé bientôt par
l’instruction et de toutes façons renvoie à une situation de type Moyen
Age, appelée donc comme en France à évoluer. Janvier finit d’ailleurs
par déclarer dans La République d’Haïti et ses visiteurs : “La France
c’est la capitale des peuples et Haïti c’est la France noire” 102.
100
Ibid., pp. 442-445.
101
Ibid.
102
L.J. Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs, op. cit., p. 57.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 68

Au moment où justement cette défense haïtienne contre le racisme


se développe, la scène politique se trouve dominée par deux grandes
tendances, l’une dite “libérale” et l’autre “nationale”. La première, sur
l’initiative des intellectuels “mulâtres”, soutient la nécessité de re-
mettre le pouvoir aux patriotes éclairés et instruits appelés “les plus
capables”, et la seconde revendique le pouvoir pour les Noirs parce
qu’ils constituent la majorité de la population. Mais les débats [63] ne
semblent pas avoir relevé d’une opposition aussi simple, puisqu’on a
pu retrouver des intellectuels noirs à l’intérieur de la tendance libérale.
Les deux mouvements sont d’ailleurs portés par le même objectif assi-
milationniste 103, l’application à la nation haïtienne du libéralisme eu-
ropéen, l’édification d’un État qui prouve qu’Haïti est un pays civilisé.
Sur cette base, l’éloge de la civilisation européenne est devenu un
thème partagé par toutes les tendances, et défendre Haïti contre le ra-
cisme revient à prouver que le pays dispose d’une élite intellectuelle, à
la hauteur des intellectuels européens, et capable de dialogue avec
eux. Libéralisme, idéologie des Lumières, idéologie positiviste et évo-
lutionniste ne sont pas d’abord assumés comme systèmes de pensée
adaptables à la situation spécifique haïtienne, mais surtout comme
moyen de réaliser une alliance avec les grandes puissances. Si tout ce
qui est symbolique du stade de civilisé se vérifie en Haïti, le pays ser-
vira alors de lieu de réhabilitation de la “race noire” contre tous ceux
qui la prétendent inférieure à la “race blanche”.
Que la problématique raciale soit une obsession, on l’a vu dès le
lendemain de l’indépendance comme héritage de l’esclavage : des in-
tellectuels mulâtres, longtemps influents au XIXe siècle, comme Beau-
brun Ardouin, soutenaient que la démocratie ne se réalisera en Haïti
qu’avec les mulâtres ; et en Europe même la question nationale haï-
tienne apparaissait tout entière sous l’angle de la question raciale : un
peuple noir, disait-on avec ironie, prétend assurer son propre gouver-
nement. Ce serait cependant se croire quitte à peu de frais avec la pen-
103
Sur le XIXe siècle haïtien, on consultera les études de Gil Martinez, “De
l’ambiguïté du nationalisme bourgeois”, dans Nouvelle optique : Re-
cherches haïtiennes et caraïbéennes, Montréal, janvier-mars 1973, n. 9, pp.
1-32, et de Benoît Joachim, surtout son ouvrage Les racines du sous-déve-
loppement en Haïti, Port-au-Prince, Imp. Henri Deschamps, 1979; plus ré-
cemment l’article de Patrick Bellegarde-Smith, “Haitian Social thought in
Nineteenth Century Class Formation and Westernization”, dans Caribbean
Studies, vol. 20, n. 1, mars 1980, pp. 5-33.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 69

sée haïtienne à la fin du XIXe siècle que de la soupçonner d’avoir


choisi le thème racial comme un pur dérivatif [64] aux questions so-
ciales et politiques internes. Encore faut- il situer à sa vraie place la
contradiction réelle dans laquelle elle se trouve prise. On a commencé
par souligner que cette défense de “la race” “était futile et lâche” 104.
D’autres dénoncent aujourd’hui l’ambiguïté du nationalisme des
“théoriciens” haïtiens du XIXe siècle qui, tous, font appel aux bour-
geoisies étrangères pour un développement du pays sur une base néo-
coloniale. Mais au moment où ils veulent adopter le libéralisme euro-
péen, ils sont aux prises avec la pensée raciste dominante chez ceux-là
même qui les fascinent et qui sont les propagateurs des Lumières et
des idéologies du progrès et de la science. Sauver au moins l’indépen-
dance d’Haïti (contre les détracteurs racistes européens) n’irait pas
sans une critique du racisme. Anténor Firmin reconnaît par exemple
qu’il a “toujours considéré le culte de la science comme le seul
vrai...”, mais qu’il n’arrive point à “concilier les conclusions que l’on
semble tirer de cette même science contre les aptitudes des noirs...” 105.
La contradiction semble avoir été vivement ressentie, car Firmin
constate qu’il ne peut même pas soulever au sein de la Société d’an-
thropologie de Paris, à laquelle il appartient, un débat sur l’idéologie
raciale, tant elle est partagée par l’ensemble des savants qui sont ses
collègues 106.
Firmin avoue ensuite avoir cherché en vain les ouvrages anthropo-
logiques de la fin du XIXe siècle donnant une réponse à Gobineau, et
qu’il ne la rencontre nulle part, alors que la division des sociétés hu-
maines en races a commencé avec “la naissance de la science ethno-
graphique...” 107, et que ce sont les Noirs et les Blancs “qui font
constamment l’objet de comparaisons anthropologiques 108. Faire de
[65] l’anthropologie apparaît alors comme une tâche nécessaire pour
l’intellectuel noir, à la fin du XIXe siècle, face aux théories racistes
que presque tous les anthropologues occidentaux admettent sans exa-
men critique 109). Effectivement l’ouvrage de Firmin, monumental, est
104
Cf. Rémy Bastien, “Vodou and Politics in Haiti”, in Religion and Politics
in Haiti, Washington D.C., 1966, p. 63.
105
Anténor Firmin, De l’égalité des races, op. cit., p. XII.
106
Ibid., p. VIII-IX.
107
Ibid., p. 212.
108
Ibid.
109
Ibid., p. 481.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 70

le seul qui, à la fin du XIXe siècle, ait été écrit comme réponse scienti-
fique directe aux différents arguments des anthropologues racistes, et
en particulier aux thèses de Gobineau. Firmin a pu montrer que tous
les essais de classification des races (ceux de Blumenbach, de Cuvier,
de Quatrefages), sont dépourvus de fondement scientifique, et surtout
que l’idée de race elle-même est “trompeuse, fantaisiste, obscure” 110.
Choisir la langue, ou la crâniologie comme base de classification,
c’est encore, dit-il, construire des “théories extravagantes”. Quant à la
hiérarchisation proposée par Gobineau, elle n’a de sens qu’en vue de
justifier l’esclavage 111.
Peine perdue de voir en filigrane dans l’œuvre de Firmin quelques
théories sur l’âme noire ou l’essence noire : il n’admettait même pas
l’idée de race, et il a eu le mérite d’avoir détecté les sources idéolo-
giques du racisme dit scientifique qui s’élaborait au XIX e siècle.
Quoique peu compris en Haïti même comme en Europe, il était, parmi
les théoriciens haïtiens du XIXe siècle, le seul à avoir tenté de mener
une critique de l’élitisme que cependant il partageait, du libéralisme
qu’il prétendait corriger par un certain socialisme et une solidarité so-
ciale, également une critique des scientifiques dont il contestait les
préjugés. René Dépestre reconnaît avec justesse en Firmin celui qui
aurait été le plus loin dans l’élaboration d’une défense de l’honneur
national à la fin du XIXe siècle 112. Mais cela suppose qu’on le replace
en son [66] époque, qu’on produise une lecture critique de son œuvre,
en relevant ses contradictions et en repérant les pièges qu’il n’a pas su
éviter. Il est clair que le projet d’une anthropologie haïtienne, en fait
défensive, aura échoué, d’abord pour avoir voulu rester sur le terrain
même de l’anthropologie naissante. Les auteurs haïtiens ont repris les
obsessions de cette anthropologie. L’évolutionnisme social comme
base d’explication scientifique n’est guère soumis à la critique, alors
qu’il sert à justifier la position actuelle des colonisés dans l’échelle
des nations. Le présupposé qu’il existe une connexion entre le change-
ment physique et le changement moral chez l’homme est partagé au-
110
Ibid., pp. 213-214.
111
Ibid., p. 211.
112
René Dépestre, Bonjour et adieu à la négritude. Paris, Robert Laffont,
1980, pp. 114-115 ; et à la p. 192 : “Un grand esprit comme Firmin, sans
doute l’intellectuel haïtien le plus avancé du XIXe siècle, par son livre De
l’égalité des races humaines, annonçait l'effort de valorisation et d’identifi-
cation qui en ce siècle prendra le nom de négritude”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 71

tant par les intellectuels haïtiens que par les intellectuels européens.
Même Schoelcher, ardent défenseur de l’abolitionnisme, parlait d’un
“prognatisme moins prononcé” des Antillais au contact de la civilisa-
tion française. Pas même les utopistes (Fourrier, Saint-Simon) ni
même Hugo ou Michelet n’échappaient à la croyance que le progrès et
la civilisation appartenaient d’abord et de droit au monde “blanc” 113.
C’est dire que massivement les thèses sur l’inégalité raciale sont do-
minantes en Europe. Firmin s’étonne de ne point trouver chez les an-
thropologues une mise en question de ces thèses. C’est qu’on est en
plein dans le culte de la science et la mythification de la raison, et dès
lors toute production savante se veut délivrée de toute marque morale,
de toute idée religieuse, de tout humanisme. En se mettant à l’abri du
combat antiraciste, l’anthropologie s’intéressait moins à l’homme
comme tel qu’aux différentes positivités que représentent le travail, la
vie, le langage, ainsi que l’a démontré M. Foucault 114. Mais, dans un
même mouvement, seule la préoccupation d’une maîtrise du monde et
de l’histoire apparaît, par quoi tout ce qui se donne comme altérité de-
vra être rigoureusement dissous.
[67]
Ce même projet de maîtrise sera à l’œuvre dans l’anthropologie de
Firmin comme dans les œuvres plus directement politiques de Janvier
ou de Delorme. Présenter l’intellectuel noir comme un échantillon de
‘‘la race” appelé à porter “la civilisation”, c’est-à-dire les Lumières,
aux masses noires, c’est s’engager dans la problématique du pouvoir
politique. La tâche de l’intellectuel noir se transforme en tâche de ra-
chat, de réhabilitation des masses, encore plongées dans l’obscurité
des superstitions. Bien entendu, il a bien fallu que les théoriciens haï-
tiens du XIXe siècle soulignent les répercussions bénéfiques de la ré-
volution haïtienne sur l’ensemble du monde noir et des peuples colo-
nisés, et démontrent que la grande geste de Toussaint et de Dessalines
à la tête des masses esclaves appartient désormais à l’histoire univer-
selle. Mais la position conférée par ces auteurs à l’intellectuel noir re-
vient la plupart du temps à l’instauration d’une distance vis-à-vis de la
culture des masses : distance conçue comme un pur rapport d’extério-
rité, puisque cette culture, dans sa particularité, est inassumable
113
Voir W.B. Cohen, Français et Africains..., op. cit., p. 308 ; également Le
Nègre Romantique, Paris, Payot, 1972, de Léon-François Hoffmann.
114
Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1944, p. 318, sq.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 72

comme telle. Il nous faut donc porter l’interrogation sur les signi-
fiants-clés de ce fantasme de civilisation que représentent par exemple
l’État et le pouvoir politique, la science et l’écriture, au regard de
l’élite haïtienne.

2. Face à l’État et au pouvoir politique

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Le projet de maîtrise qui se profile dans la production d’une an-


thropologie défensive a son siège et sa scène de déploiement d’abord
dans la société esclavagiste. Tenter de détruire, de bousculer ou de
faire basculer cette société revient à s’engager dans un mouvement qui
ouvre la porte au fantasme de la maîtrise. Ce n’est pas là un résultat
nécessaire et fatal de toute lutte anti-esclavagiste. Mais il se trouve
qu’au moment même de son effacement physique le maître continu à
hanter de plus belle l’ancien esclave. Concrètement, le problème nou-
veau auquel se trouve confrontée l’élite haïtienne, c’est peut-être
d’avoir été constituée d’anciens esclaves. [68] Comment s’empêcher,
se débarrasser d’avoir été esclave ? Comment éviter de traîner cette
condition comme une fatalité, un destin ? L’ancien esclave n’a aucune
légitimité, aucun droit au pouvoir, pour la première raison, disait- on,
qu’il n’y est pas accoutumé. Il devra plutôt peu à peu en faire l’ap-
prentissage, et travailler à le mériter. Car il ne sait pas ce qu’est le
pouvoir : il est comme un étranger face au pouvoir. Tel est, dès le pre-
mier coup d’envoi de la nation haïtienne, le discours de l’ancien libre,
c’est-à-dire du “mulâtre”, qui se dit le cousin du maître (blanc), son
successeur légitime au pouvoir. Ce n’est pas d’abord sur une base
physique (la couleur) que le pouvoir sera revendiqué par le mulâtre. Il
se proclame avant tout un héritier spirituel ; il aura disposé en effet du
savoir, de la culture, c’est-à-dire de tout ce qui s’oppose à la barbarie,
à la sauvagerie constituées en moyens justificatifs de l’esclavage.
C’est bien plutôt le fait de ne pas avoir été esclave qui place le mulâtre
dans une proximité physique, essentielle avec le maître. Du coup, la
problématique du pouvoir devient celle d’une tragédie interminable.
Nous en avons les preuves avec la décision de plus d’une dizaine de
chefs d’État de s’autoproclamer Présidents à vie, et au premier demi-
siècle d’indépendance, trois d’entre eux, Dessalines, Christophe, Sou-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 73

louque, se font sacrer Empereurs, dans un désir de passer pour


“maîtres absolus”, c’est- à-dire de placer la légitimité du pouvoir à
l’abri de toute contestation possible : avoir été esclave rendrait telle-
ment peu sûre cette légitimité que la surenchère devient une nécessité.
Par définition l’ancien esclave au pouvoir ne peut, disait-on, que pro-
duire un tyran, non pas parce qu’il est noir, mais parce qu’il n’est pas
civilisé, et en tout cas, parce qu’il ne possède pas encore les insignes
de la civilisation. C’est pour cela que de nombreux chefs d’État haï-
tiens (sans doute en est-il ainsi dans d’autres pays du Tiers-Monde)
ont la tentation de s’identifier à l’État et à la nation tout entière. Mais
cette tentation s’enracine moins, dans un recours à l’archaïque ou à un
vieux [69] fond culturel dominé, que dans le fantasme même de civili-
sation, tel que le colonisateur l’a légué à son départ. Jean Price-Mars,
le père de la négritude, se disait un moment intrigué par la récurrence
du despotisme en Haïti, par la “toute- puissance” et “l’omniscience”
des chefs de l’État 115. Non point que cette tendance ne soit inhérente à
tout homme, une fois qu’il est en position d’exercice d’un pouvoir
quelconque. Mais ce serait bien vite passer par-dessus l’héritage poli-
tique laissé par la société esclavagiste. Tout conspire plutôt à montrer
que l’esclave libéré s’est engouffré dans le piège d’une vision de
l’État, comme signifiant de la “civilisation” à instaurer d’une manière
conforme à l’attente de l’ancien maître esclavagiste. Hors de ce mo-
dèle, l’ancien esclave au pouvoir voit sa perte et sa déchéance dans la
barbarie. Mais, nous le verrons, la réalisation d’un État moderne, ca-
pable de fournir les preuves et les signes de civilisation exigés par
“l’étranger”, étant impossible à cause de la difficulté d’intégrer les
classes populaires dans la culture occidentale, le chef d’État prend sur
lui-même de renchérir sur le caractère sacré de l’État, auquel il s’iden-
tifiera. Rien là de contradictoire avec le concept de “soft State” auquel
recourent certains économistes pour désigner l’inefficacité des ser-
vices publics administratifs dans nombre de pays du Tiers Monde 116.
Plus on est en présence d’un “soft State”, plus le fantasme de l’État
fort s’avère opérant, dans les pratiques mêmes du despotisme. Le chef
115
Jean Price-Mars, La République d'Haïti et la République Dominicaine, T.I,
Port-au-Prince, 1953, p. 179.
116
Concept utilisé par Gunnar Myrdal, dans The Challenge of World Poverty.
A World anti-Poverty, Programme in outline, Harmondsworth, 1971, repris
par Mats Lundhal, dans Peasants and Poverty, A Study of Haiti, Croom
Helm Ltd, London, 1979, p. 358ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 74

de l’État se prend alors pour le seul lieu de la loi, le seul lieu de la vé-
rité, le seul lieu d’engendrement de la société tout entière 117.
[70]
Précisément, après avoir repris à son compte tous les discours des
théoriciens politiques haïtiens du XIXe siècle sur la réhabilitation de
“la race noire”, Duvalier, le plus récent despote du pays (1957-1971)
n’a pu instaurer la présidence à vie héréditaire (1971 au 7 février
1986) que sur la base d’une négation imaginaire des divisions sociales
et culturelles 118.
En lui, comme chef d’État, se réaliserait l’essence de l’intellectuel
et/ou du politicien haïtien : offrir en spectacle à l’étranger “blanc” le
Nègre devenu enfin rigoureusement maître. Propriétaire et producteur
de la nation haïtienne, ainsi se présente-t-il, avec “la toute-puissance”
et “l’omniscience” dont le maître s’auréolait face à l’esclave. Mais
dans un même mouvement, il se trouve que se convertit en réel l’ima-
ginaire de barbarie que le maître nourrissait et déployait autour de la
figure de l’esclave. Lorsqu’en 1957, Duvalier accède au pouvoir, il ne
fera qu’appliquer avec rigueur les thèses mêmes de l’idéologie raciale
et nazie à la société haïtienne. “Le Comte de Gobineau, écrivait-il déjà
en 1936, a posé certains principes qui demeurent. Il a catégorisé la fa-
mille humaine en trois types : le Blanc, le Noir et le Mongolique. Et
chacun d’eux avec leurs caractéristiques spécifiques : le Noir repré-
sentant la passion, la sensibilité ; le Jaune, le sens pratique ; le Blanc,

117
Un porte-parole du régime duvaliériste, s’adressait en ces termes aux oppo-
sants, en 1962 : “Nous ferons un Himalaya de cadavres si l’on vient à atta-
quer Duvalier, le sang coulera en Haïti comme jamais il n’a coulé”, cit. par
Bernard Diederich et A. Burt, dans Papadoc et les Tontonmacoutes, trad.
Paris, Albin Michel, 1971, p. 203. Comparer ce passage aux propos du Pré-
sident Salomon, en 1884 : “Dans le travail que j entreprends pour consolider
le pouvoir de ma race (c’est nous qui soulignons), si je venais à en être dis-
trait par une insurrection quelconque, le pays deviendrait le théâtre de la
plus horrible tragédie que l’esprit humain puisse imaginer et dont vous serez
les seuls acteurs. Ma prévoyance me dit qu’il faut un siècle d’hécatombes
pour laver le crime du Pont-Rouge” cit. par Alain Turnier, Avec Merisier
Jeannis, Une Tranche de vie jacmélienne et nationale, Port-au-Prince, Impr
Le Natal, 1982 pp. 159-160.
118
Pour une analyse du discours duvaliériste, voir notre ouvr. Culture et dicta-
ture en Haïti ..., op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 75

la raison d’origine divine 119. Nous assistons chez Duvalier, à un achè-


vement de l’intériorisation du préjugé de la supériorité raciale des Eu-
ropéens, dans un même [71] temps qu’il se déclare le défenseur de la
race noire, comme leader sorti “de la matrice de la race 120, et nouveau
fondateur de “la civilisation” en Haïti. Mais à côté des pièges de l’État
et du pouvoir politique, il semble bien que l’écriture comme telle
trône aussi dans la production littéraire haïtienne comme un emblème
de civilisation dans la tâche sacrée de défense et d’illustration de “la
race noire”.

119
François Duvalier, “En quoi l’état d’âme du Noir se différencie-t-il de celui
du Blanc", in Le Nouvelliste, 30 décembre 1935, 3 janvier 1936, repris dans
Eléments d’une doctrine T.I. 3e éd., coll. Œuvres essentielles, Port-au-
Prince, 1968, p. 49.
120
Pour de plus amples informations sur l’importance du thème de leader noir
dans les débats politiques en Haïti, voir 1946-1976. Trente ans de pouvoir
noir en Haïti. L'explosion de 1946, de C. Hector, C. Moise et E. Ollivier,
Montréal, Ed. Collectif Paroles, 1976 ; également Micheline Labelle, Idéo-
logie de couleur et classes en Haïti, Presses de l’Université de Montréal,
1978 ; David Nicholls, From Dessalines to Duvalier : Race, Color and Na-
tional Indépendance in Haiti, Cambridge Univ. Press, 1979.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 76

3. Face à l’écriture  . 121

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Qu’il y ait si peu de réflexion sur l’écriture en Haïti, cette seule


constatation devrait au moins retenir l’attention. On ne peut pas ne pas
être surpris par cette production surabondante d’ouvrages dans un
pays où l’analphabétisme est régnant. Au XIXe siècle, 2% de la popu-
lation totale peuvent accéder à la lecture ; et aujourd’hui, 5 à 10%
seulement. L’enquête menée par Ulrich Fleischmann sur Écrivain et
société en Haïti, commence justement par mettre en relation ce qu’il
appelle “la fécondité littéraire” de l’élite avec une conception de
l’éducation comme “moyen de ranger Haïti parmi les nations civili-
sées” 122. Il vaut la peine de rappeler ici dans les grandes lignes les ré-
sultats de cette enquête. Pour Fleischmann, dès le lendemain de l’in-
dépendance, commence un véritable culte du livre, plus précisément
de la grammaire française. Savoir parler ou savoir parler français,
c’est être “éduqué” et par là, se montrer égal au Blanc. Il faut pouvoir
[72] “étonner les Blancs” : c’est le but de toute production littéraire.
Sur cette base, l’écriture devient “un rituel d’initiation”, un mode d’in-
tronisation dans le monde blanc, de dissociation de soi-même comme
écrivain par rapport au reste de la société, c’est-à-dire aux masses en-
core illettrées, parlant créole, et superstitieuses. De soi, par le seul fait
d’avoir des publications écrites, on se hisse dans la hiérarchie sociale,
et on symbolise la promotion et/ou la sortie de sa famille, de sa classe,
de son pays, de sa “race”. Qu’un écrivain soit toujours un écrivain en-
gagé, c’est ce que le public sait à l’avance. De la sorte, être connu, éti-
queté comme écrivain, suffit à soi seul pour désigner une condition
sociale exceptionnelle, enviée, désirée.
Cette seule observation empirique requiert cependant un examen
plus approfondi. Car la plupart du temps, on contourne le vrai débat
121
Voir notre article : “Les Intellectuels et la politique en Haïti” dans Caré, Pa-
ris, Ed. Caribéennes. Mai 1984, p. 46-73, d’où nous reprenons ici seulement
un extrait.
122
Ulrich Fleischmann, Écrivain et société en Haïti, Centre de recherches Ca-
raïbes, Fonds St Jacques, Martinique, 1976, p. 12, et pour de plus amples in-
formations, voir son ouvrage Ideyoloji ak Reyalite nan literati Ayisyen, Tr.
Jeannot Hilaire de l’allemand, Idéologie und Wirklichkeit in der Literatur
Haiti (Coloquium Verlag), Berlin, 1969, Genève, 1981.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 77

sur l’écriture dans le contexte social haïtien, par l’appel à dépasser


l’aliénation culturelle, (qu’on parle d’Haïti dans ses œuvres, qu’on
chante les beautés de son histoire, de son paysage et — l’on ajoute
souvent — de ses femmes ... !), l’aliénation linguistique (qu’on écrive
en créole), l’aliénation politique (que l’écrivain prenne la défense des
paysans, des classes exploitées, etc.). Dans tous les cas, on travaille
seulement à inverser les termes du problème. Les manuels de littéra-
ture haïtienne et en général les travaux de critique littéraire reprennent
les mêmes schémas de périodisation de la littérature : phase apologé-
tique — patriotique, puis indigéniste, puis sociale, pour marquer les
progrès réalisés, là où l’on ne se contente pas de parler de révolution,
de rupture 123 avec des prises de position dites prolétarienne, tout en
évitant toute question sur la signification de la position d’écrivain. Ce
qui se donne à voir comme une passion [73] de l’écriture en Haïti
s’apparente bien plutôt à un fétichisme de l’écriture. Un auteur de
“Manuel de littérature haïtienne” l’indiquait déjà : “Chaque texte écrit
par un Nègre ou un Mulâtre, fait diminuer chaque jour le nombre des
détracteurs d’Haïti et ajoute au nombre de ceux qui sont convaincus
de la capacité morale et intellectuelle des Noirs” 124. N’est-ce pas insi-
nuer que la condition d’intellectuel réhabilite le Noir, raturerait l’his-
toire elle-même et permettrait de la remonter jusqu’à sa fondation ?
Atteindre à une condition de virginité — celle du Maître —, être ca-
pable d’un face à face avec lui, réaliser finalement un véritable pa-
limpseste, telle semble être la tâche que se confie l’intellectuel haïtien.
Dans ce contexte, parler de littérature nationale et patriotique ou de
littérature tout court c’est indiquer une seule et même chose : l’intel-
lectuel haïtien par sa seule existence d’intellectuel est censé détruire
les thèses de l’inégalité raciale. À la limite, le contenu et la forme de
sa production littéraire passent pour secondaires. Non point que
l’œuvre soit dépourvue d’importance, mais son contenu véritable,
c’est l’action politique de rachat de la race : “Le véritable écrivain,
quand il atteste par ses œuvres le sentiment de sa race et de son milieu

123
Maximilien Laroche, dans La Littérature Haïtienne, Identité langue — réa-
lité, Ottawa. Ed. Liméac, 1981, “souligne que le véritable problème de la lit-
térature en Haïti n’est pas dans la contradiction de l’écriture en français et de
l’écriture en haïtien mais dans celui de l’oraliture et de l’écriture”, p. 110.
124
Duraciné Vaval, Histoire de la littérature haïtienne en l’âme noire, Port-au-
Prince, 1933, p. 476-477.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 78

s’impose comme la première autorité sociale de son peuple...” 125. Le


livre acquérerait un caractère sacré pour l’intellectuel comme pour
l’analphabète qui se voit en principe, ou doit se voir rehaussé, exhaus-
sé, racheté par l’intellectuel. L’impact politique de ce fétichisme de
l’écriture devient donc incontestable. En toute rigueur, on pourrait af-
firmer que le rapport de l’intellectuel à la politique 126 se lit dans son
rapport à l’écriture elle-même. Si un livre est moins à lire qu’à mon-
trer, c’est qu’il est l’insigne, la marque d’un pouvoir. Fleischmann
[74] se demandait comment le public, sans avoir lu les ouvrages d’un
auteur, pouvait réclamer de lui un engagement. À la vérité, ce n’est
pas simplement parce que “l’écrivain est sans public” qu’une telle si-
tuation est possible. Bien au contraire, l’écrivain haïtien est toujours
— déjà sur un podium, en face d’un public attentif, qui est porté à voir
sa propre image en lui. La représentation de l’intellectuel par le public
est fondamentale pour produire aussi l’intellectuel comme pure repré-
sentation (de lui-même). L’ordre de l’écriture, en s’opposant à l’ordre
de l’in-culture, fait signe au public constitué autant des masses d’illet-
trés que des lettrés et semi-lettrés. La puissance de type fétichiste
conférée en effet à l’écriture participe au processus de reproduction
des masses d’anciens esclaves comme sauvages ou barbares.
Mais ce qui mérite d’être davantage souligné, c’est le mouvement
d’abolition de l’écriture comme telle aux yeux de l’écrivain comme du
public, puisqu’elle a pour vocation d’autoriser une parole, une prise de
parole, au nom “d’autres” (les non-intellectuels). L’écriture offre un
piédestal pour la parole ; de la sorte l’écrivain n’écrit pas : il parle, à
proprement parler. On voit bien que la passion d’écriture peut vite se
métamorphoser en passion de pouvoir. C’est magiquement que le livre
opère en Haiti pour finalement se consumer dans la parole. Des ro-
mans à la Balzac ont entamé, au début du XX e siècle, une critique de
la vie quotidienne en décrivant les rapports entre l’intellectuel et la vie
politique en Haiti. Dans La famille des pitite-caille (1905), Lhérisson
nous montre Eliézer, petit politicien, semi lettré, en quête de recon-
naissance et de participation aux grandes intrigues politiques de la ca-
pitale. “Bien qu’il eût chez lui une bibliothèque bondée de gros et

125
Ibid., p. 284.
126
Les analyses de Léon-François Hoffmann, dans Le Roman haïtien, Idéolo-
gie et structure, Québec, Ed. Naaman, 1982, soulignent bien ce rapport, p.
48-81.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 79

beaux livres, son bagage intellectuel n’était que fort léger. En gram-
maire, il avait retenu, entre autres règles, celles concernant Amour,
Délice et Orgue, et [75] le participe entre deux “que” ...” 127. Eliézer
accumule donc les livres comme autant de signes et d’insignes, puis se
met à parler français, la langue-symbole de civilisation, sans aucune
considération pour le contenu de ses discours. Par là, il se conforme
aux pratiques sociales ordinaires, et à l’image ordinaire du politicien,
parlant français devant un peuple créolophone unilingue. On semble
reprocher à Eliézer de se contenter “d’imiter l’élite”, mais on oublie
qu’il imite ceux qui, de leur côté, imitent déjà en s’emparant des em-
blèmes de la civilisation.
L’identité haïtienne est ainsi toujours vécue sous le régime de
“l’autre”, présent sous les espèces de l’élite intellectuelle. Entre celle-
ci et l’Occidental, l’écriture servirait de passerelle, c’est-à-dire de si-
gnifiant de la civilisation. On peut comprendre les raisons cachées, in-
avouables, de l’expulsion des questions relatives au cannibalisme, à la
sorcellerie ou au despotisme. Il faudra qu’un voile pudique soit jeté
sur ces phénomènes. Au XIXe siècle, la dénégation de l’existence
même du vodou dans le pays permet à l’avance une réfutation des dé-
tracteurs de la race noire. Avec la rupture annoncée par la négritude,
au début de ce siècle, le vodou peut être reconnu, mais il est purifié de
tous les signes de la barbarie que sont le cannibalisme et la sorcellerie.
Monde de l’oralité, de l’analphabétisme, il apparaît dans une liaison
essentielle avec un bas niveau de civilisation, une sorte de stade primi-
tif, appelé à être dépassé. Il nous faut donc chercher les visages suc-
cessifs que prend le barbare de l’esclavage à nos jours à travers dis-
cours et récits sur le cannibalisme, la sorcellerie et la zombification,
cet étrange halo constitué autour du vodou et que l’élite haïtienne s’est
évertuée sans fin à exorciser.
[76]

127
Justin Lhérisson, La Famille des pitite-caille, Port-au-Prince, Imp. Héraux,
1905, 3e Ed., 1963.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 80

[77]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre III
LES VISAGES
DE LA BARBARIE

Retour à la table des matières

[78]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 81

[79]

Culte de possession, hérité de l’Afrique Noire et spécialement des


régions Fon, Yoruba et Bantou, le vodou haïtien se pratique à une
échelle nationale dans une condition de relative clandestinité et de
hors-la-loi. Son extraordinaire adaptation à une persécution ininter-
rompue de l’esclavage à nos jours se laisse découvrir dans l’annexion
des symboles et des rites du catholicisme auquel tous les esclaves
étaient contraints d’adhérer. C’est ainsi par exemple que chaque puis-
sance invisible appelée “esprit”, “ange”, “mystère”, ou plus commu-
nément Iwa, a son correspondant parmi les saints de l’Église catho-
lique. Mais loin d’être un syncrétisme, le vodou représente encore,
avec le candomblé au Brésil, la Santeria à Cuba, une des religions
africaines les plus vivantes de toute la Caraïbe et de l’Amérique latine.
Il dispose de ses propres temples (les Ounfo), de ses prêtres et magi-
ciens (oungan, manbo, ou bòkò), de ses initiés (les ounsi), de ses confréries
autonomes, puis de sa mythologie et de son corps de croyances et de
rites. Pourtant presque toute la littérature sur le vodou reflète une ob-
session continuelle de magie, de sorcellerie, ou de pratiques dites bi-
zarres comme les associations secrètes dites de sorciers et l’utilisation
comme esclaves de morts-vivants appelés zombis. Rarement ces pra-
tiques ont fait l’objet d’une recherche anthropologique. Un épais
brouillard les entoure encore, alors que jamais un thème n’a été aussi
populaire, dans toutes les campagnes et dans les villes. [80] Une litté-
rature à la fois orale et écrite existe, prolifique, faite de rumeurs, de ré-
cits fantaisistes, de témoignages péremptoires. Pendant tout le siècle
dernier, il ne se passe pratiquement pas une décade, sans qu’une psy-
chose de sorcellerie n’éclate et ne s’empare des esprits. L’occupation
américaine au début de ce siècle-ci a relancé cette psychose sur le vo-
dou, tout entier confondu avec le règne de Satan. Enfin, depuis plus de
25 ans, c’est-à-dire depuis l’établissement du régime de la Présidence
à vie héréditaire des Duvalier, tout se passe comme si ce règne de Sa-
tan s’était définitivement établi. Mais en même temps, on dirait que la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 82

curiosité scientifique décroît au fur et à mesure que les discours proli-


fèrent.
Même les études empiriques sont rares. Or il ne manque pas de
descriptions du rituel vodou, de tentatives d’explication du phéno-
mène de la possession, de références à l’histoire du vodou pendant
l’esclavage. Récemment, les journaux en Haïti et la presse orale se
sont lancés dans des récits et témoignages sur les zombis, rescapés de
temples-vodou. Devra-t-on se dire que chaque propos sur la sorcelle-
rie en Haïti s’accompagne toujours d’une certaine assurance de dispo-
ser de “la vérité” scientifique sur le phénomène ? Effectivement, il
semble que des explications fantaisistes sur la sorcellerie circulent
tout autant que les légendes et les récits. Pour certains, il faut écarter
totalement du vodou toutes les pratiques de sorcellerie qui, elles, ne
seraient que des “monstres sociologiques”, des phénomènes “isolés et
anormaux” 128. Pour d’autres, ce sont des actes “criminels” d’empoi-
sonnement qui méritent d’être poursuivis par des moyens légaux. Pour
d’autres encore, il s’agit essentiellement de croyances liées à une
mentalité prélogique d’analphabètes maintenus [81] dans l’obscuran-
tisme par tout un système social et politique. Que l’éducation scienti-
fique soit répandue, et toutes ces légendes, croit-on, s’envoleront en
fumée. Dans tous les cas, c’est l’impasse sur le phénomène : plus on
en parle, plus tout a déjà été dit.

Un vocabulaire flou

Les difficultés d’approcher la problématique “sorciers et zombis”


sont cependant réelles. Déjà le vocabulaire lui- même est flou et im-
précis : tout d’abord, les colons, les missionnaires et les premiers
chroniqueurs avaient pris l’habitude d’associer entièrement le vodou à
des pratiques de sorcellerie. Une partie de ce vocabulaire a été réem-
ployée par le vodouisant lui-même. Et il est devenu difficile de re-
prendre purement et simplement les témoignages offerts par les vic-
128
Jean Kerboull, Le Vaudou, magie ou religion, Paris, Ed. Robert Laffont,
1973, p. 121 : “Les crimes des sectes, s’ils ne sont pas plutôt les phantasmes
d’imaginations malades et des fruits de l’auto-intoxication, n’ont rien à voir
avec le Vaudou familial orthodoxe, sont isolés et anormaux, attribuables à
des “monstres sociologiques”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 83

times de la sorcellerie (les ensorcelés et les zombis). Comment surtout


procéder dans la recherche devant l’inextricable alliance entre le réel
et l’imaginaire qui précisément caractérise le champ de la sorcellerie ?
Pourra-t-on adopter la position de l’observateur neutre qui dispose du
savoir réel sur l’expérience vécue des autres ? Il n’existe pas en effet
de discours vierge sur les pratiques de sorcellerie, étant entendu que
lesdites pratiques sont toujours prises dans les rets du langage 129. Un
rapport s’instaure plutôt de langage à langage. Une lecture critique des
discours et récits circulant sur les croyances en l’existence des sorciers
et des zombis en Haïti révélera bien des surprises.
Le vocabulaire de la sorcellerie en Haïti est vaste, débordant
même. Chacun en rajoute au gré de sa fantaisie, de ses angoisses, de
ses prétentions à l’innocence. Mais en même temps, nul ne peut impu-
nément se laisser aller à l’énumération [82] des pratiques diverses,
sans tôt ou tard se sentir investi par les propres notions qu’il évoque.
Selon les régions en Haïti, des groupes de sorciers, aux noms divers :
Zòbòp, Bizango, Galipot, Chanpwèl, Vlenbendeng, Makanda, Voltijè
sont censés circuler dans les rues certains soirs de la semaine. Tous
sont considérés comme redoutables, leur activité principale, imagine-
t-on, consiste à dépecer des victimes humaines, dites cabrit-sans-
cornes, pour les servir en copieux repas à tous les participants et
adeptes. Dans les cas ordinaires, ce sont les loups-garous, sucettes,
diables, connus de tous dans la vie quotidienne et devenus tels soit par
l’action de mauvais esprits, soit par l’engagement contracté avec cer-
tains “esprits”. Travaillant tous seuls, la nuit, ou même en pleine jour-
née, ils peuvent s’emparer de vos enfants, ou de leurs propres enfants
pour d’étranges festins. Plus dangereux encore sont les Baka, “es-
prits”, obtenus par contrat sous forme d’animaux (chiens, cochons,
chats), pour la surveillance de ses biens, ou expédiés contre quelqu’un
dont on veut se venger ; ou les zombis errants, c’est-à-dire les esprits
d’individus morts prématurément et qui attendent encore, dans les
bois, dans les carrefours, les chemins abandonnés, que sonne l’heure
de leur mort, telle que Dieu ou le destin l’a décidé. Tous ceux- là
peuvent attaquer par mégarde quiconque s’aventure sur les chemins
apparemment déserts. Les diables, esprits errants également, sont tous
mauvais et agressifs, autant que fantômes, spectres, revenants. Des
129
Voir Jeanne Favret, Les mots, la mort, Les sorts, Paris, Gallimard, 1977,
spécialement pp. 20-24 : “Quand la parole, c’est la guerre”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 84

morts abandonnés sans culte ont du mal à quitter l’espace du monde


des vivants. Mais aussi, que d’“esprits” auxquels on rend un culte en
toute innocence peuvent, du jour au lendemain, se déclarer meurtriers,
avides de sang et de “chair humaine” ! Ezilije-rouj (Erzulie aux yeux
rouges) passe pour réclamer parfois des sacrifices d’enfants ; Ogoun
jé-rouj passe pour accorder aux loups-garous tout leur pouvoir, sans
compter des “esprits” de la famille Petro-Kongo qui semblent plus
faire danser du côté gauche, aux risques et périls de celui qui s’engage
avec eux.
[83]
On le voit, rien n’est ici dans la netteté : très souvent on préfère
écouter le conseil de prendre des “points chauds”, c’est-à-dire des
forces spirituelles magiques, pour se prémunir contre le mal. On peut
même se demander dans quelle mesure la plus grande préoccupation
du vodouisant n’est pas la mise à l’abri de sa propre vie, de son propre
corps contre l’intrusion subreptice ou malveillante d’esprits errants,
de zombis errants, de mauvais esprits et donc la peur d’être mangé,
d’être évidé de sa substance (de son âme), d’être préposé en repas à
des collectivités de sorciers, ou enfin d’être produit comme zombi. Le
zombi présente la contradiction terrifiante d’avoir l’apparence d’un
humain d’où toute l’humanité a été extraite. Des zombis, il en existe-
rait de nombreux dans les champs et dans les ounfo (temples vodou)
où ils sont attachés, attelés au travail permanent pour leur propriétaire
qui dicte des ordres exécutés automatiquement. On distingue d’ordi-
naire les zombis, morts-vivants en chair et en os, des zombis tenus
pour des esprits de morts prématurés ou négligés qu’on peut expédier
dans le corps d’un individu ou qui s’y glissent par hasard s’il est dé-
pourvu d’un système de protection.
La peur de devenir zombi est tellement répandue en Haïti — et
cela depuis le siècle dernier, sans interruption — que le code pénal
prévoit la poursuite des individus qui provoquent la mort par actions
rituelles ou qui s’engagent dans la production des zombis. La presse
écrite ne manque pas non plus de rapporter des confessions d’indivi-
dus revenus ou rescapés de l’univers des zombis. Au cours de ces ré-
centes années, des centaines de zombis, dit-on, sont apparus,
quelques-uns sont exposés à des groupes de pasteurs, là où ils ne sont
pas examinés par des psychiatres.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 85

Récits et légendes s’entremêlent dans la population, comme si une


véritable épidémie avait été déclenchée à travers le pays. Les zombis
délivrés de leur sort sont censés avoir goûté le sel ou un aliment salé
quelconque, qui les ramène à la vie consciente et leur permet d’échap-
per des mains de [84] leurs “criminels” propriétaires. On a l’impres-
sion que l’empire des producteurs de zombis s’élargit aujourd’hui.
Des psychiatres et pasteurs, des prêtres, des instituteurs estiment sou-
vent que des mesures rigoureuses devraient être prises pour empêcher
l’action des “malfaiteurs”. C’est dire l’ampleur du débat, mais aussi
les obscurités qui planent sur le phénomène. Mais porter le soupçon
sur les opinions et thèses les plus diverses qui circulent sur les sorciers
et les zombis suppose qu’on remonte à l’histoire elle-même de la pro-
duction de ces opinions et thèses. On commencera donc par mettre au
jour toutes les strates des discours superposés sur ce phénomène de la
période esclavagiste à nos jours.

1. L’esclave sorcier

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Pour la période esclavagiste, c’est — on le sait assez aujourd’hui


— le vodou tout entier qui est assimilé à la sorcellerie, telle qu’on se
la représentait en Europe à la fin du Moyen-Age. Les témoignages du
Père Dutertre comme du Père Labat pour les XVII e et XVIIIe siècles
sont nets et ont été fréquemment évoqués par de nombreux historiens.
Tout adepte du vodou est dit “sorcier”, et comme tel est passible de
pratiques d’inquisition ou de persécution allant le plus souvent jus-
qu’au châtiment de la mort. L’interdiction du vodou ou de toutes pra-
tiques religieuses africaines, par le Code Noir de 1685, s’inscrit non
seulement dans la nécessité d’empêcher les réunions des esclaves, lieu
d’émergence des révoltes, mais aussi dans la croyance partagée par les
colons que des actes de sorcellerie peuvent avoir une efficacité. Dès le
départ, en effet, tous les “Nègres” et les Indiens sont tenus pour des
sauvages, à la fois païens et infidèles, qui invoquent des prétendus
dieux qui sont en fait des démons. Dutertre, par exemple, disait des Ca-
raïbes qu’ils étaient de “pauvres sauvages”, qui passaient “toute leur
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 86

vie dans les ténèbres [85] et dont le Diable abusait 130. Les obstacles à
la conversion chrétienne ne devaient donc pas manquer. Ils prove-
naient non seulement de ces “ténèbres épaisses” qui remplissent “l’en-
tendement” des sauvages, mais aussi de leur “nature corrompue”, et
des “fourbes et impostures des démons et de leurs suppôts qui s’em-
parent d’eux et s’attestent dans leurs pratiques superstitieuses” 131. En
1694, le Père Labat reprend pour l’essentiel la même théorie, tout en
portant plus d’attention aux nègres récidivistes de sorcellerie,
“quelque promesse qu’ils fassent”. “Il faut différer leur baptême..., dé-
clare-t-il, jusqu’à ce qu’on soit assuré... qu’ils ont abandonné tout à
fait les pratiques qu’ils avaient avec le diable 132. Tout en reprenant les
incertitudes de la raison qui cherche à établir son empire, colons, mis-
sionnaires, administrateurs et magistrats aux Antilles préfèrent encore
tenir toutes les pratiques dites superstitieuses pour diaboliques. Plus
les esclaves deviennent majoritaires, plus on se méfie du développe-
ment des pratiques religieuses africaines. “Leurs sorts et leurs malé-
fices, disait encore le P. Labat, sont moins à craindre quand ils sont
païens que lorsqu’ils sont chrétiens”. Dans l’île de Saint Christophe
par exemple, un arrêt du conseil supérieur, à la suite du compte rendu
d’un Jésuite, le Père Moreau, souligne avec un luxe de détails des pra-
tiques à prohiber coûte que coûte, à cause de leurs connivences avec
le démon. L’arrêt parle de “nègres sorciers”, “soi-disant médecins”,
qui simulent de guérir les malades par des “sortilèges et drogues”, par
“communication avec le démon”, ou par “coopération” avec lui 133.
Une amende est prévue par cet arrêt de novembre 1686, ainsi que la
punition corporelle pour tous ceux qui sont pris en flagrant délit de ré-
cidive. [86] Mais à la fin du XVIIe siècle, on ne semble pas s’inquiéter
outre mesure des délits de sorcellerie.
Toutefois, peu à peu, le soupçon grandit à propos de nègres charla-
tans, ou de simples nègres qui disposent d’un savoir sur les plantes et
les remèdes naturels. Les nègres, dit- on, se procurent des “garde-
corps”, des fétiches ou figures représentant des hommes ou des ani-
maux aux pouvoirs surnaturels, capables d’efficacité, car “il est un
130
P. Jean-Baptiste Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les
Français Paris 1966, T. II, pp. 364-369.
131
Ibid., p. 431.
132
P. Labat, Voyage aux Iles d’Amérique, 1693-1705, Paris, Ed. Duchartre, p.
325.
133
Archives des colonies, 53, arrêt du 23 novembre 1686.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 87

grand nombre de nègres, dit Moreau de Saint Méry, qui acquièrent un


pouvoir absolu sur les autres par ce moyen” 134, comme si l’on ne pou-
vait plus distinguer ce qui est de l’ordre de l’ignorance, de la débilité
mentale, et ce qui relève de l’activité délibérée de sorcellerie. S’il est
encore possible à la fin du XVIIe siècle, que chaque colon ou chaque
missionnaire punisse lui- même les nègres pris pour sorciers — on sait
par exemple que le Père Labat reconnaît avoir dû battre un sorcier jus-
qu’à ce que mort s’ensuive 135 — les magistrats essaient d’intervenir le
plus possible dans l’incertitude qu’ils étaient en face de ces actes tan-
tôt réels, tantôt imaginaires. Dans une lettre au Ministre écrite le 3
septembre 1727, on apprend par exemple que certains maîtres “se
donnent la licence de faire mourir (les nègres sorciers) de leur propre
autorité”, mais qu’il ne convient “en aucune façon que les maîtres se
fassent une justice aussi sévère, quand même le crime de sortilège se-
rait aussi réel qu’il paraît imaginaire” 136... On peut saisir à travers cette
lettre, que les pouvoirs en Métropole ne voient plus en la sorcellerie
de quoi s’affoler. Mais telle n’est pas la situation dans les îles : colons
et gérants ne sauront plus bientôt comment juguler ce mal rampant
qu’est la multitude de pratiques “superstitieuses” allant de toutes les
teintes, des procédés thérapeutiques aux sortilèges meurtriers.
[87]
En effet, les rumeurs d’empoisonnement par le moyen des plantes
ou des rites magiques se développent. Depuis les terrifiantes pratiques
de Makandal, esclave qui passait en 1757 pour disposer du pouvoir de
disparaître ou de se métamorphoser, jusqu’au fameux Don Pedro qui,
à la même époque, savait semer la terreur jusque parmi les esclaves,
on se doute’ comme le disait Moreau de Saint Méry, “qu’il est un
grand nombre de nègres qui acquièrent un pouvoir absolu” 137. Désor-
mais, les noms de Makandal et de Don Pedro servent à désigner les
pratiques de sorcellerie, et cela dès le XVIII e siècle. La peur du mar-
ronnage semble peu à peu rejoindre la peur de la sorcellerie. C’est
qu’on n en est déjà plus a la vision du diable partout présent chez les
infidèles et les païens.

134
Moreau de Saint Méry, Description topographique... de la partie française
de Vile de Saint Domingue. Philadelphia, 1797, T. I, p. 36.
135
Labat, op. cit., T. II, pp. 54-55.
136
Paris, Archives des Colonies, Code Guadeloupe, F 50, p. 430.
137
Moreau de Saint Méry, Description de l’école..., op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 88

Le règlement de discipline pour les Nègres adressé aux curés des


îles françaises de l’Amérique (en 1777) parle des nègres comme des
“hommes nés dans le sein de l’ignorance et de la barbarie, qui ont vé-
cu sans culte, sans lois et sans mœurs, abandonnés à toute la corrup-
tion d’une nature abrutie” mais qu’on peut encore “former aux bonnes
mœurs” 138 par la religion. De son côté, Moreau de Saint Méry, le pre-
mier d’ailleurs, signale l’existence d’un “culte du serpent” qui semble
bien correspondre au culte ordinaire du vodou, mais pour les colons et
les missionnaires seule importe la lutte contre ce qui se donne pour un
danger grave, c’est-à-dire le marronnage ou la fuite systématique des
esclaves hors des plantations, capable d’emporter l’ordre esclavagiste.
Toutes les pratiques religieuses africaines vont basculer vers un seul
pôle : le pôle de la sorcellerie comme subversion de l’ordre établi. On
apprendra bientôt que des chefs sorciers se mêlent aux marrons re-
belles, et même que des pactes rituels lieront les [88] esclaves révoltés
pour l’assaut contre les maîtres 139. Pour certains historiens 140, l’orien-
tation révolutionnaire des pratiques du vodou pendant la lutte pour
l’indépendance d’Haïti est indéniable. Mais dans le nouvel État indé-
pendant, il semble qu’on oscillera continuellement entre l’appréhen-
sion du vodou comme base de consensus populaire pour les pouvoirs
établis, et sa prohibition comme pure délinquance. L’État pourra-t-il
sortir de ce dilemme au XIXe siècle ?

2. Le paysan délinquant

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138
Paris, Arch. Nat. Colonies, F5, A 28. Voir les analyses de Antoine Gisler,
L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècles). Contribution au
problème de l'esclavage, Fribourg, Suisse, 1965, p. 185 ; également, G. De-
bien, Les esclaves aux Antilles françaises (XVIIe-XVIIIe siècles), Basse-Terre
et Fort-de-France, 1974, pp. 288-291.
139
Jean Fouchard, Les Marrons de la Liberté, Paris, Ed. de l’Ecole, p. 458 ;
Moreau de Saint Méry, op. cit. T. II, p. 629-631.
140
Cf. par ex. Th. Madiou, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1843-1847 ; L.J.
Janvier, Les Constitutions d’Haïti, tome I, Paris 1886 ; “Les chefs des insur-
gés eurent recours au fétichisme, s’en servirent comme moyen politique”, et
encore : “Les croyances africaines furent un excellent instrument de cohé-
sion pour les initiés, leurs mots de passe, leurs gestes de reconnaissance des
signes de ralliement...” p. 281.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 89

Au cours des premiers mois qui suivent la proclamation de l’indé-


pendance d’Haïti, en 1804, Dessalines, le premier Chef d’État, entre-
prend d’interdire les pratiques du vodou 141. Les esclaves libérés ten-
taient pourtant de recréer de manière ostensible les traditions afri-
caines, et de construire partout dans les campagnes des temples ou
ounfo où se pratiquerait le vodou. Un contrôle total de la population
s’avérait difficile, d’autant plus qu’un certain nombre d’anciens chefs
marrons, connus pendant la guerre de l’indépendance pour leurs “pou-
voirs surnaturels”, continuaient à encadrer les masses de nouveaux
libres. Pour contraindre celles-ci à se remettre au travail sur de
grandes plantations concédées à des généraux de l’armée, et donc
pour empêcher que le marronnage [89] se poursuive, Dessalines, et
déjà avant lui Toussaint Louverture, ont choisi d’exécuter publique-
ment certains chefs vodouisants, comme des rebelles au nouvel ordre
établi. Il semble même que pendant tout le XIXe siècle la lutte contre
le vodou va se déployer dans le cadre d’un discours et d’une pratique
politiques. Mais non sans contradictions, car d’une autre main il fau-
dra rétablir le culte catholique comme culte officiel, derrière lequel les
pratiques du vodou ont appris d’ailleurs depuis la période esclavagiste
à s’abriter. Ainsi de 1804 à 1860, les chefs d’État haïtiens nomment
comme curés de paroisses des prêtres français de la constitution civile
du clergé, ou même des prêtres interdits par Rome, en attendant de si-
gner un Concordat avec l’Église.
Ce sont ces prêtres qui allaient manifester la plus grande tolérance
envers le vodou. Mais l’établissement d’un vrai “régime d’ordre et de
stabilité” devait pousser en même temps tous les chefs d’État du pre-
mier demi-siècle de l’indépendance à travailler sans relâche pour l’ob-
tention du Concordat. D’un côté, l’Église, comme puissance étran-
gère, reconnaîtrait ainsi l’indépendance du pays, et de l’autre, elle au-
rait une tâche de “pacification” et de civilisation. Mais, sans cesse, le
vodou s’infiltrera dans toutes les compétitions politiques. En 1811,
par exemple, lors d’un affrontement entre les armées de l’Ouest du
141
Cf. Beaubrun Ardouin, Etudes sur l’Histoire d’Haïti, 1860, T.V. p. 51 :
“Comme homme éclairé, il (Toussaint) fit sentir à ses frères que, quoiqu’ils
descendent des Africains et doivent s’honorer de cette origine, ils doivent
aussi s’affranchir de toutes les grossières superstitions, notamment du Vau-
dou, parce que, si elles existent en Afrique, plongée dans une profonde igno-
rance, ce n’est pas une raison pour adopter de telles croyances qui dégradent
l’homme et l’abrutissent, et qui ne peuvent que le faire mépriser”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 90

pays fidèles au Président Pétion et celles du Nord défendant le


royaume de Christophe, on mentionne le cas d’une apparition de la
Vierge dans un figuier maudit (le Mapou, arbre-reposoir des esprits
Gédé, génies de la mort, et haut lieu de pratiques magiques) 142. Dans
ses Etudes sur l’histoire d’Haïti, 143 Beaubrun Ardouin explique qu’il
s’agissait là d’un stratagème utilisé par Christophe qui envoyait un es-
pion nommé Bosquet se faire passer pour la Vierge apparaissant dans
le figuier maudit. Ainsi les troupes de Christophe ne rencontreraient
pas de résistance à leur passage. [90] Là-dessus, Pétion, de son côté,
dut inviter un prêtre catholique, l’Abbé Gaspard, à se rendre, avec
toute son escorte de chantres et d’enfants de choeur, auprès du figuier
maudit, devenu un haut lieu de pèlerinage, pour y mettre le feu et
prouver ainsi l’imposture de cette “superstition”. L’Église catholique
passait alors pour l’institution vouée à tenir le discours du pouvoir sur
le vodou et à assigner ce dernier à résidence du côté de la sédition et
de la délinquance. Un code rural promulgué en 1826 par le Président
Boyer tentait d’établir en même temps un cordon puissant autour du
monde paysan. Mais curieusement, à la chute du Président en 1843,
des rumeurs se mettent à circuler sur les bandes de paysans déferlant
vers la ville, portées tout autant par des revendications sociales nom-
breuses que par leurs vieilles superstitions. Le Père Cabon, dans ses
Notes sur l’Histoire d’Haïti, cite à propos des révoltes populaires qui
éclatent en 1843, le témoignage d’un habitant de la ville de Jacmel sur
les gueux qui faisaient les “prosélytes” ; “on prétend qu’ils avaient de
la chair humaine dans leur macoute. La barbarie déborde.” 144. De son
côté, Thomas Madiou parle de la peur créée par ces groupes de révol-
tés diversement inspirés par les “esprits vodou”, ou par la sorcellerie
anthropophagique. “Les oungan, écrit-il, étaient réputés anthropo-
phages dans les campagnes ; on les appelait loups-garous ou êtres en-
tièrement malfaisants ; les partisans du vodou les considéraient
comme des damnés et les redoutaient.” Il souligne encore que l’un des
leaders des bandes de paysans savait circuler, un “cierge à la main...
au milieu des bandes d’Acaau qu’il édifiait par ses neuvaines à la
Vierge, qu’il maîtrisait par son crédit bien notoire auprès du dieu vo-

142
Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, op. cit.
143
B. Ardouin op. cit., T. III, Ch. I, p. 111.
144
P. Antoine Cabon, Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti. De la Révolution
au Concordat 1789-1860. Port-au-Prince, 1936, p. 390.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 91

dou” 145. On peut donc déjà remarquer que la sorcellerie anthropopha-


gique est imputée aux milieux populaires : gueux des villes, paysans.
Mais en [91] même temps, on attribue au pouvoir établi des conni-
vences avec le vodou ou avec des prêtres-vodou. C’est le cas de
Christophe dans le nord. C’est aussi le cas de Soulouque, au service
duquel, signale Madiou, un oungan dénommé Frère Joseph, mettra ses
connaissances du vodou. Cette fois, plus rien n’empêchera le dévelop-
pement des rumeurs sur les pratiques du vodou qui font la longue ou
courte durée d’un chef d’État au pouvoir. Après le départ de Boyer en
1843, on apprendra qu’il avait caché au palais une “poupée” ayant
pour mission de persécuter tous ses successeurs. En 1850, Soulouque,
de son côté, doit se faire sacrer Empereur, grâce aux apparitions fré-
quentes de la Vierge sur un palmier. La Vierge, disait-on, portait un
enfant dans ses bras, qui ne serait autre que Soulouque. Ou encore sur
une feuille du palmier, on a vu dessiné le portrait de la Vierge enve-
loppée d’un manteau et portant une couronne sur la tête, ce serait en-
core Soulouque, Empereur. Il n’y aura bientôt plus de possibilités
d’endiguer les rumeurs. Soulouque est tenu pour un obsédé des “es-
prits” du vodou, lui qui se croyait persécuter par des sortilèges et qui
organisait au Palais même, ou au cimetière, des cérémonies en l’hon-
neur des “esprits”.

En revanche, avec l’accession de Geffrard à la présidence en 1860,


on s’attendait à une accalmie ; une église concordataire enfin installée
créerait un barrage définitif au développement du vodou. Mais dès
1863 une psychose de sorcellerie éclate : la célèbre affaire Jeanne Pe-
lée 146, à Bizoton, dans la banlieue de la capitale, relance à l’étranger la
réputation d’une Haïti livrée à la barbarie. Le 31 décembre 1863,
Jeanne Pelée décide de sacrifier aux Iwa du vodou sa nièce, Claircine,
âgée de 12 ans. Dépecée et cuite avec d’autres aliments, elle est of-
ferte en repas aux participants de la cérémonie. Quelques jours plus
tard, une autre fillette disparaît, [92] puis est découverte par la police
dans un ounfo, ficelée, prête à être tuée. L’affaire, introduite au tribu-
nal, eut un retentissement considérable, d’autant plus que huit per-

145
Thomas Madiou, op. cit., p. 91.
146
Ibid., p. 391.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 92

sonnes ont avoué, ou du moins ont été amenées à avouer, leur partici-
pation à ces sacrifices et à ces festins cannibaliques 147.
Plus tard, entre 1864 et 1915, rares sont les chefs d’État qui ont
échappé à un rapport direct avec le vodou. Salnave, Hyppolite, Nord
Alexis, Antoine Simon 148 auraient tous eu des Oungan comme
conseillers, pour pouvoir lutter contre leurs ennemis qui, eux, ne man-
queraient pas d’utiliser les ressources de la sorcellerie. On parle de sa-
crifices humains commandés au Palais par Nord Alexis et sa femme,
ou par la propre fille du Président Antoine Simon qui, elle, recherchait
surtout des cœurs humains tout frais.
Sans attendre le débat théorique qui sera amorcé ultérieurement,
une première observation s’impose déjà : c’est la représentation du
vodou comme sorcellerie, et sa distribution autour de deux pôles de la
société haïtienne : le pouvoir politique (le palais national étant tenu
pour le haut lieu des papa-lwa ou oungan réputés forts), les classes
populaires (paysans et gueux des villes). L’ordre de la révolte et
l’ordre du pouvoir établi se rejoindraient ainsi. Pour ce dernier, le vo-
dou ne peut être qu’un lieu de consensus inavouable. La tolérance du
vodou se donne alors comme nécessaire au fonctionnement général de
la société. Mais sa pénalisation, non moins. Serait-ce là une contradic-
tion ? Il semble plutôt que cette pénalisation a un double objectif : dé-
livrer le pays de pouvoirs parallèles incontrôlables, et réduire à l’état
de délinquants ou de marginaux les groupes sociaux les plus exploités.
[93] À l’avance, pourrait-on dire, ces derniers portent la marque des
pratiques de la sorcellerie. Sorcellerie des pauvres contre celle des
puissants ? En tous cas, au moment de la lutte pour l’indépendance, la
sorcellerie rentrait dans le cadre de la révolte légitime ; au XIXe siècle,
cette révolte étant devenue illégitime, il n’y a plus que des délin-
quants. Tout sorcier est un délinquant. C’est bien là un vœu qui ren-
contre précisément comme obstacle pour se réaliser cette connivence
avérée du pouvoir avec le vodou. Mais arrêtons là pour le moment ces
premières remarques. Il faut encore poursuivre les investigations sur

147
Les manuels d’histoire d’Haïti en font le récit, voir par exemple Dorsainvil,
J.C. et Frères de l’Instruction Chrétienne, Manuel d’Histoire d’Haïti, Port-
au-Prince, 1949.
148
J. Verschueren, Panorama d’Haïti, T. III, Le Culte du vaudou en Haïti.
Ophiolatrie et animisme, Paris, Lethielleux, 1948, donne des détails sur les
rapports entre les chefs d'État haïtiens et le vodou.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 93

les discours des auteurs européens de la fin du siècle dernier, sur les
rumeurs de sorcellerie (anthropophagique) en Haïti.
De 1804 à 1850, les Européens portent peu d’intérêt à la question
du vodou, alors peu connu. L’effort poursuivi pour isoler Haïti, mau-
vais exemple pour les autres colonies, est prédominant. La présence
de prêtres, dits schismatiques, tolérés par les gouvernements, ainsi que
le mélange entre catholicisme et pratiques “superstitieuses” de “la
race africaine” (21) retiennent l’attention. James Franklin, par exemple,
dans un ouvrage intitulé The present State of Haïti (1826) 149, parle de
“l’état désorganisé de l’Église Catholique”, des cérémonies comme
occasion de “parade” et “d’amusement public”, et de “la persévérance
dans tous les vices primitifs de la race africaine”. Dans le même sens,
W. Harvey mentionne dans Sketches of Hayiti (1827) “l’absence de
moralité” des chefs dans un pays où le mariage n’est pas reconnu, et
où le mélange entre superstitions africaines et culte [94] catholique 150
est courant. Il faut attendre l’avènement de Soulouque (1849), pour
voir se répandre en Europe, avec une étonnante facilité, une série
d’énoncés sur une Haïti tout entière plongée dans la sauvagerie, le
despotisme et le cannibalisme. Nous sommes précisément dans une
Europe qui a la claire conscience d’être le centre d’épanouissement de
la civilisation. Dans la perspective de la colonisation de toute
l’Afrique, de nombreux anthropologues tentent de prouver à tous les
niveaux (langue, religion, coutumes matrimoniales) l’infériorité ra-
ciale des peuples noirs. Le cannibalisme était tenu pour un paradigme
qui s’appliquait à la plupart des cultures africaines. Du côté des mis-
sions chrétiennes qui ont connu leur plus grand essor à partir de la
deuxième moitié du XIXe siècle, divers récits de pratiques canniba-
liques sont rapportés comme preuves de l’emprise du Diable sur le
monde africain. Aux yeux des voyageurs et colonisateurs, ce n’étaient

149
James Franklin, The Present State of Hayti, London, 1826, p. 393 ss. Sur la
situation de l’Église en Haïti, pendant la première moitié du XIXe siècle,
voir surtout: Cabon, Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti, op. cit.; Charles
Malo, Histoire d’Haïti depuis sa découverte jusqu’en 1824, Paris, 1825;
John Candler, Brief Notices of Hayti, London, 1842; J. B. Piolet, La France
au dehors. Les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, Armand Co-
lin, 1901-1903, voir T. VI, sur Haïti.
150
W. Harvey, Sketches of Haiti: from the expulsion of the French to the
Death of Christophe, London, 1827, p. 309 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 94

là que les signes d’une nécessité impérieuse de la colonisation elle-


même.
Les revues des sociétés d’histoire et de géographie, comme la litté-
rature pour enfants, font état des sacrifices humains en Afrique avec
un luxe de détails 151. La terreur exercée par Soulouque, devenu empe-
reur d’Haïti, va permettre de présenter Haïti comme la preuve parfaite
de l’incapacité congénitale des Noirs à se diriger eux-mêmes, sans le
concours des Blancs. Ainsi par exemple, dans l’avant-propos de son
ouvrage L’empereur Soulouque et son Empire, Gustave d’Alaux an-
nonce l’étrangeté que représente pour lui un État noir indépendant, et
son dessein de raconter enfin ce qui peut se passer à l’intérieur du
“monde noir” : “J’ai à parler d’un pays qui a des journaux et des sor-
ciers, un tiers parti et des [95] fétiches, et où des adorateurs de cou-
leuvres proclament tour à tour, depuis cinquante ans, “en présence de
l’Etre suprême”, des constitutions démocratiques et des monarques
“par la grâce de Dieu” 152. L’auteur confesse lui-même ne pas aller jus-
qu’à croire en “l’infériorité originelle de la race noire”, tout en soute-
nant ce qu’il appelle “sa perfectibilité”, son “aptitude civilisatrice”.
Haïti, dit-il, est “depuis huit ans en pleine réaction de barbarie afri-
caine”, car Soulouque est le résumé de “toutes les réminiscences de la
sauvagerie originaire”. La preuve parfaite de cette sauvagerie, c’est le
recours du peuple aux pratiques du vodou qui relèveraient de la sauva-
gerie anthropophagique, et seraient la cause véritable du despotisme
en Haïti. Pour d’Alaux, les chefs des révoltés de 1791, “au fond bien
moins des vengeurs de leur race que des dévots de quelque sombre
rite africain apporté en droite ligne du Cap Lopez ou du Cap
Nègre...” 153, n’étaient autres que des sorciers. Ils passaient leur temps
à couper la tête aux Blancs, à en exprimer le sang dans un vase pour le
boire avec du tafia. “Vendeurs de chair noire et dépeceurs de chair
blanche”, tels sont les “Nègres” haïtiens, et la tyranie de Soulouque
provient de ce que “la canaille vaudou était dans l’intervalle complète-
ment remontée en faveur au palais”. Les bandes du leader paysan,
nommé Acaau, sont désignées en même temps comme des bandes de
sorciers. Le vodou, tout entier confondu avec la sorcellerie représente-

151
William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des
Blancs 1530-1880, op. Cit., en donne quelques-uns, pp. 356-359.
152
Gustave d’Alaux, L’Empereur Soulouque et son empire, Paris, 1856, p. 1.
153
Ibid., p. 26.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 95

rait en Haïti, la remontée d’une “canaille” 154, donc de marginaux de la


civilisation.
Un peu plus tard, Paul Dhormoys, dans un ouvrage intitulé Sous les
Tropiques, achève de présenter un vodou essentiellement conçu comme
un haut lieu de sacrifices humains rituels. L’auteur écrit après 1864,
c’est-à-dire après qu’ont [96] été connues en Europe les nouvelles de
l’affaire Jeanne Pelée, dans laquelle, on se souvient, des vodouisants
avaient été passés en jugement, puis condamnés à mort pour avoir ac-
compli des pratiques rituelles anthropophagiques. C’est au cours des
assemblées du vodou, dit-il, “que se composaient et se composent en-
core ces terribles breuvages qui empoisonnent en un jour les trou-
peaux et les fleurs, qui frappent les hommes de mort, de fièvre ou
d’imbécilité... C’est là que les dictateurs du vaudou font encore de nos
jours, avec les corps des malheureux qu’ils ont pu saisir, de ces épou-
vantables festins qui feraient de nouveau reculer le soleil, s’il n’était
plus impossible qu’aux temps d’Atrée et de Thyeste ! Des “horreurs”,
ajoute-t-il, qui ne peuvent s’expliquer que par le plaisir de faire gratui-
tement le mal : c’est cela qui distinguera toujours le blanc du
nègre” 155.
Enfin, l’auteur décrit une cérémonie vodou à laquelle un prêtre
l’avait amené, pour le convaincre définitivement de la barbarie “des
nègres”. Bien entendu, au cours de cette cérémonie, un enfant était,
dit-il, offert en sacrifice. Il n’en veut pour preuve que le fait d’avoir
vu un enfant placé à côté d’une chèvre noire et d’autres animaux. Dé-
sormais, il n’y aura plus de récits de voyage dans les Antilles qui ne
mentionnent le caractère sanguinaire du culte vodou. Ainsi, Edgard La
Selve écrit dans Le Pays des Nègres. Voyage à Haïti (1881) : “Il est
une danse depuis longtemps connue, qui fait partie des cérémonies du
vodou, sombre culte africain, plus sanguinaire que celui de
Moloch...” 156.
Cependant, c’est avec la parution de l’ouvrage de Spencer Saint
John, Haiti or the Black Republic, en 1884, que sera forgée en Europe
la réputation d’Haïti, “pays de barbares” ainsi que l’auteur l’annonce
en exergue dès la première page avec une citation de Napoléon III.
154
Ibid., p. 91 et p. 112.
155
Paul Dhormoys, Sous les Tropiques, op. cit., p. 132.
156
E. la Selve, Le Pays des Nègres, Voyage à Haïti, Paris, Lib. Hachette, 1881,
p. 180.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 96

L’ouvrage a d’autant plus [97] de retentissement que l’auteur est un


britannique, ancien consul en Haïti, qui prétend raconter ce qu’il a vu
et entendu à l’intérieur même d’Haïti sur le cannibalisme et les an-
goisses du peuple comme celles de l’élite devant la sorcellerie anthro-
pophagique. Saint John cite en effet des cas de “fillette bouffée” dans
des cérémonies en mai 1879, de “cadavres déterrés et mangés” 157 en
janvier 1881, de vente de chair humaine en guise de viande de porc à
Saint Marc en février 1881, de condamnations diverses dans les tribu-
naux pour exécution de sacrifices humains. Enfin, il consacre un cha-
pitre entier (pp. 182-228) au culte du vodou et au cannibalisme. “Il
n’y a pas de sujet”, écrit-il, qu’il est plus difficile à traiter que le culte
du Vaudoux et le cannibalisme qui accompagne trop souvent ses
rites” 158.
Du côté des missionnaires catholiques dont le nombre a augmenté
considérablement depuis le Condordat signé en 1860, nous assistons à
la reprise de tous les préjugés déjà répandus en Europe sur les cultes
africains. Ils disent eux- mêmes leur dessein : travailler à l’éducation
du peuple, c’est- à-dire à sa civilisation, et enrayer la superstition,
c’est-à-dire le vodou. La théologie développée et distillée dans les ser-
mons et les cathéchismes à ce sujet se réduit à l’idée d’un culte offert
aux démons. Sur cette base, il n’y a pas de surprise possible : la sor-
cellerie anthropophagique est la tradition des vodouisants. Mgr Hil-
lion, Evêque du Cap, à la suite de ses visites pastorales dans les sec-
tions rurales, rapporte que “des faits d’anthropophagie ont été souvent
constatés dans les parages, non seulement sur des personnes sacrifiées
dans les cérémonies vaudoux mais sur des cadavres arrachés à la
tombe” 159. Allons-nous assister, au début du XXe siècle, à une rupture
par rapport aux préjugés développés par les [98] auteurs occidentaux
sur une Haïti tout entière plongée dans la sorcellerie anthropopha-
gique ? Prenant la relève des Européens, les Américains, soucieux
d’établir leur hégémonie en Haïti, vont à leur tour relancer le débat sur
le vodou, la sorcellerie et le cannibalisme.

157
Spencer Saint John, Hayti or the Black Republic, London, 1884, p. XIII.
158
Ibid., p. 182.
159
Cité par Verschueren, Panorama de la République d'Haiti, op. cit., T. III,
pp. 233-234.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 97

3. Le bandit cannibale

Retour à la table des matières

Depuis la parution de l’ouvrage dévastateur de Spencer Saint John,


Haiti or the Black Republic (1884), jusque vers les années 1940, il ne
semble pas qu’il y ait eu une trêve ou une accalmie dans les cam-
pagnes menées à l’étranger contre Haïti. Les doctrines raciales ayant
désormais pignon sur rue, plusieurs essayistes américains recherchent
de nouveaux arguments pour renforcer aux États-Unis la ségrégation
contre les Noirs. Haïti, dans ce contexte, apparaît une aubaine et de-
vient le pays où “la race noire” démontre ses caractéristiques de sau-
vagerie, de barbarie et de cannibalisme. C’est ce que devront signifier
les pratiques et les croyances du vodou. On a l’impression que les
Américains vont se jeter avec appétit, avec frénésie même, sur une sé-
rie de récits et de légendes au sujet des pratiques de cannibalisme et
de sorcellerie anthropophagique qui sont la marque principale et es-
sentielle de la société haïtienne. Les articles de journaux comme les
ouvrages publiés sur le vodou auront un succès surprenant, et feront
vite le tour des États-Unis. Mais on aurait tort de mettre tout simple-
ment cette propagande simpliste sur le compte de la culture fruste de
“marines” américains ou de touristes improvisés en ethnologues :
c’est la pensée dominante dans la société américaine qu’ils expriment.
Il ne sera pas question ici de faire un inventaire exhaustif de cette lit-
térature qui est considérable.
On se contentera de pointer la thématique du vodou que certains
auteurs américains ont présentée à l’étranger sous l’angle cannibalique
et racial à la fois, dans la visée de légitimation [99] des atrocités com-
mises par les marines américains ou de l’occupation américaine tout
court.
L’ouvrage de H. Hesket Prichard, When Black rules White, Ajour-
ney across and about Hayti, en 1910, rassemble des articles publiés
dans plusieurs journaux, et auxquels le public américain a déjà fait un
accueil chaleureux. L’auteur avoue avoir lu Spencer Saint John, mais
considère son livre comme trop vieux. Il faut donc à nouveau ouvrir le
rideau sur Haïti pour constater ce que les “nègres” ont fait de leur in-
dépendance, ce qu’ils ont pu réaliser tous seuls, quand les Blancs ne
sont plus là comme tuteurs. Très vite, le vodou tient le devant de la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 98

scène, et l’auteur nous promène, avec lui, dans diverses régions d’Haï-
ti, toutes livrées au culte du serpent, cette “superstition dégradante et
grotesque” 160 des Noirs originaires d’Afrique. Ce culte, explique-t-il,
comporte deux types de sacrifices : celui des volailles et celui des hu-
mains ou “cabrits sans cornes”. Mais d’un côté “l’idée des masses ne
s’élève pas au-dessus du serpent qui représente pour elles leur dieu”,
de l’autre, le nègre haïtien est un sauvage qui se croit obligé d’honorer
son dieu en lui offrant des sacrifices humains, et en mangeant lui-
même de la chair humaine : “Haïti est le seul pays... où une supersti-
tion contaminée par de telles horreurs existe”. Aussi, le nègre ne peut
pas gouverner son propre frère noir avec succès sans tyrannie... ” 161.
Cette thèse toute simple — à savoir que le vodou est un haut lieu
de pratiques cannibaliques, donc de la sauvagerie et de la tyrannie des
Noirs livrés à eux-mêmes — résume les divers discours que des au-
teurs américains ont diffusés en Haïti, à la veille de l’occupation amé-
ricaine. Bien entendu, si ces ouvrages livrent en dernière instance plus
de renseignements sur les auteurs que sur la société haïtienne elle-
même, [100] il reste que les énoncés ne sont pas dépourvus d’effet
dans la pratique politique que les occupants vont bientôt instaurer
dans le pays. Prichard voyait Port-au-Prince comme une “étrange
greffe de parisianisme et de sauvagerie” où le “Blanc n’a pas de
droit” 162, mais où, désormais, avec l’occupation, il est couronné Roi.
Et c’est le titre — qui vient attester le travail du fantasme américain
sur le vodou et/ou le cannibalisme haïtien — que choisit un “marine”
américain pour raconter son expérience de commandant de district
sous l’occupation : Le Roi Blanc de la Gonâve, avec le sous- titre, Le
culte du vaudou en Haïti, 1915-1929, par le lieutenant Faustin Wir-
160
Hesketh Prichard, Where Black rules white. A joumey across and about
Hayti, London et New-York, 1910, p. 79.
161
Ibid., p. 102.
162
Ibid., p. 49 et 50 ; Voir aussi p. 107 : “Vaudoux is cannibalism in the se-
cond stage. In the first instance a savage eats human flesh as an extreme
form of triumph over an enemy. So the appetite grows until this good is
prefered to any other. The next stage follows naturally. The man, wishing to
propitiate his good, offers him that which he himself most prizes. Add to
this sacrifices the mysteries and traditions of the ages, you have the
Vaudoux of today”. De même, p. 110 “It would seem that the perpetuation
of a cult so degrading must have its source deep in the character of the race.
Yet you find that these undoubted cannibals can on occasion be both kind-
hearted and hospitable. Perhaps the root of ail lies in the ignorance”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 99

kus. Seabrook annonce dans la préface que l’histoire du jeune lieute-


nant “qui a fait du bien à la Gonâve”, a déjà fait le tour des États-
Unis : 10 millions de personnes l’ont déjà lu dans plusieurs journaux
et revues, en France, en Allemagne, en Italie, à Prague et jusqu’au Ja-
pon. Wirkus, roi de la Gonâve, célèbre dans cet ouvrage ses hauts
faits, son courage civilisateur, qu’il a déployé en organisant des car-
nages en règle, en massacrant sans jugement les révoltés, appelés tout
uniment à travers le pays des “cacos”, ou des “bandits” 163, c’est-à-dire
des Nègres insoumis qui n’ont plus droit à la vie ou à la qualité d’êtres
humains. Et pour ce qui concerne les ounfo, il avoue s’être livré à de
véritables saccages : “nous avions l’ordre de faire des rapports, pou-
vant entraîner des sanctions, sur tous les papalois, houngans bocos et
mamalois, en un mot sur tous les “artistes” du vodou. Officiellement,
nous étions informés que le culte [101] du vaudou était à la base de la
magie noire” 164. Curieusement, seul le vodou a été l’obsession du
jeune Wirkus : en chaque “nègre” de son royaume du district de la
Gonâve, il voyait le vodouisant ; en chaque vodouisant, le sorcier et/
ou le “caco”, le “bandit” révolté. Jamais un roi n’est sorti de son
royaume aussi couvert d’oripeaux : de chaînes, de wanga, de fétiches,
de sang de volailles et d’humains, de zombis, d’ossements humains
rapportés des temples vodou qu’il a fréquentés avec ferveur. Et c’est
avec tout cela que les millions de lecteurs étrangers ont pu enfin saisir
“la sauvagerie” inhérente au “Nègre”.
En 1929, Seabrook, l’essayiste américain, admirateur de Wirkus,
organise à son tour sa propre célébrité sur la tête d’une Haïti où la ma-
gie est reine : The Magic Island est un ouvrage construit pour mener le
lecteur américain de surprise en surprise à travers des sacrifices
étranges, et jusqu’aux morts-vivants qu’on appelle zombis, travaillant
dans les champs de canne. L’auteur commence par présenter son
“boy” nommé Louis, dont la face resplendit d’une “lumière mystique
qui n’était pas toujours céleste” car sa grand-mère était sorcière, et lui-
même a de “longs entretiens avec les séraphins et les démons” 165. Que,
cette fois, le vodou soit dit “religion”, et que la sorcellerie n’y appa-
raisse que latérale, tout est ordonné pour lier indissolublement les
163
Lieutenant Faustin Wirkus, Le Roi Blanc de la Gonâve, le culte du Vodou
en Haïti, 1915-1929, Paris, trad. Payot, pp. 103-173.
164
Ibid., p. 133.
165
W.B. Seabrook, The Magic Island, New-York, Harcourt Brace and Com-
pany, 1929, p. 7.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 100

étranges croyances et pratiques à un facteur racial, mais aussi poli-


tique, puisque d’elles, proviennent les cascades de violences et de ré-
volutions auxquelles les Américains devront mettre fin pour le salut
même des Haïtiens 166.
Trois ans plus tard, John H. Graige peut intituler un ouvrage, sans
même mentionner le nom d’Haïti, Cannibal Cousins, [102] et offrir de
véritables orgies cannibaliques au public américain. L’auteur affirme
avoir déjà entendu parler “d’une grande quantité de cannibales” en
Haïti, mais qu’il n’avait pas encore “la chance” d’en rencontrer. Rien
que sur la base de ces visites des temples-vodou, des arbres mapou qui
cachent des cadavres d’enfants dans leurs racines, “il pouvait tout sa-
voir sur le mode de pensée et d’action des paysans” 167. C’est toute
l’histoire d’Haïti depuis l’indépendance, qui se trouve éclairée par ces
pratiques : des sauvages noirs utilisant le vodou, veulent continuelle-
ment massacrer les “mulâtres” et les “blancs”. Ainsi Benoît Batraville,
Bòkò bien connu, leader des “cacos'”, “a mangé le cœur, le foie, la tête
d’un sergent américain” 168 ; on ne pourra donc que se réjouir de l’oc-
cupation américaine venue “civiliser” le peuple. Car il faut se méfier,
conclut-il, de la présence de la culture française en Haïti : elle est
“comme un grand chapeau sur la tête d’un cannibale tout nu” 169. Un an
plus tard, le même auteur développe avec encore plus de netteté dans
un ouvrage intitulé Black Bagdad la thèse des “cacos” bandits, canni-
bales, et obstacles principaux à l’action bienfaisante de l’occupant 170.
On aurait pu croire qu’avec les protestations de l’ensemble des
écrivains haïtiens contre cette propagande, comme avec l’effort de
quelques anthropologues américains [103] pour présenter d’Haïti une
166
Ibid., p. 282.
167
John H. Craige, Cannibal Cousins, New-York, 1932, pp. 141 et 146.
168
Ibid., p. 65.
169
Ibid., p. 219.
170
J. H. Craige, Black Bagdad, New-York, 1933, surtout le chapitre VI intitulé
“Cabrits sans cornes”, p. 93 ss où il est question de la passion des dieux vo-
dou pour la chair humaine, et des pratiques cannibaliques des cacos. Voir
aussi H. Bedford-Jones, Drums of Damballa, New-York 1932, p. 175 ss, sur
les sacrifices humains et les zombis ; Edna Taft, A Puritain m Woodoo
Land, Philadelphia, 1938, faisant la liaison entre race africaine, cannibal-
isme et vodou, parle des relations ‘‘between white masters and Black slave-
men ; and the infinitaly more outrageous, shameful, but secret, subjection of
white girls.. A double héritage or illegitimacy; the blood of white noblemen
and of white pirates; the blood of African cannibals, of voodoo worshipers”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 101

image différente, un progrès aurait été réalisé. Les rumeurs de canni-


balisme ont continué à se répandre de plus belle jusqu’à la veille du
départ des Américains, en 1934. L’ouvrage d’un Jésuite américain, Jo-
seph W. Williams, sur le développement de la sorcellerie dans la Ca-
raïbe, soutient à nouveau l’importance du cannibalisme en Haïti. Le
vodou, dit-il, est bien un culte de serpent, comme Moreau de Saint
Méry l’avait prouvé, mais ce culte s’est transformé à partir de l’indé-
pendance en “culte de sang par excellence” (en français dans le texte),
et en “sorcellerie”. Si les sacrifices humains et le cannibalisme
doivent être plus rares, ils existent dans la réalité, car l’excitation
sexuelle, les orgies et danses du vodou, conduisent à la paranoïa et au
dérèglement du système nerveux, et ainsi à cette “dégradation de la
nature humaine” 171 qu’est le cannibalisme.
Une première conséquence de la diffusion de cette littérature se lira
dans la vaste campagne dite “campagne antisuperstitieuse” que mène-
ra l’Église catholique avec l’appui du Président Elie Lescot en 1941.
À vrai dire, cette campagne a été inaugurée antérieurement par l’occu-
pant américain. Non contents d’interdire le vodou par la loi, les Amé-
ricains s’engagent principalement dans la destruction systématique
des temples du vodou. Dans cette affaire, il s’agissait moins d’une vo-
lonté de supprimer le vodou et/ou le cannibalisme diabolique que
d’une lutte contre les révoltés pour les transformer en bandits et en dé-
linquants. L’occupant avait bénéficié sur ce point de secrètes compli-
cités internes au pays. Au début du siècle, en effet, la petite paysanne-
rie haïtienne se trouvait dans la situation économique la plus catastro-
phique qu’elle ait jamais connue. En 1910, le Président de la Répu-
blique, [104] Antoine Simon, venait de signer avec une compagnie
américaine un contrat pour la construction d’un chemin de fer qui al-
lait entraîner l’expropriation de milliers de paysans, puis la contrainte
à la corvée. Des emprunts d’État à des taux élevés vont à leur tour
pousser tous les autres gouvernements à l’augmentation de taxes aux
produits agricoles, la crise mondiale qui s’annonce avec la pénurie de
produits d’importance, l’absence d’une politique industrielle pouvant
absorber la couche de paysans déruralisés, viennent aiguiser les luttes

171
Joseph W. Williams, Voodoo and Obeahs. Phases of West Indian Witch-
craft, New York, 1933, 4e ed., p. 106 : “in course of time it becomes the cult
of blood par excellence and find its climax, at least on rare occasions, m hu-
man sacrifices and cannibalistic orgies”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 102

sociales. La ville et les classes privilégiées ne sont plus protégées : la


masse des paysans en exode vers la ville devient la grande menace.
Aussi le pays sera-t-il encore parcouru par des rumeurs de sorcellerie :
comme par hasard, elle est le lot des pauvres et des paysans. La sor-
cellerie c’est la délinquance, le banditisme paysan. Pourtant, les préju-
gés de l’occupant américain sont ressentis comme une attaque lancée
contre la société haïtienne tout entière, d’autant plus qu’ils tournent
autour de la thématique raciale. Le nationalisme qui s’éveille dans la
capitale et dans les villes de province saura-t-il produire une réponse
ajustée à la situation ?
Entre les années 1920 et 1930, le vodou était encore tenu dans les
milieux intellectuels haïtiens pour une superstition apparentée à
“l’Afrique ténébreuse”, dont les paysans ne sont pas encore délivrés
(Dantès Bellegarde) 172, ou pour une névrose, une hystérie ou une épi-
lepsie (Dorsainvil, Audain) 173. Pourtant tous ces auteurs sont préoccu-
pés de défendre l’image d’Haïti aux yeux de l’étranger, contre la né-
faste propagande des occupants et des touristes- chroniqueurs améri-
cains. Au moment où la voix de Jean Price-Mars s’élève pour déclarer
le vodou comme une religion à part entière, et une des sources de la
culture nationale, [105] elle apparaît d’abord bien solitaire. Peu à peu,
répondant à son appel, plusieurs écrivains se regroupent pour former
le célèbre courant littéraire de la Négritude (appelé encore en Haïti
“école indigéniste”) : ils se donnent comme objectif la défense des va-
leurs de la culture haïtienne. Mais ils ne parviendront pas à empêcher
que quelques années plus tard, en 1941, soit mise en œuvre la plus
grande machine d’inquisition contre le vodou. On pouvait d’ailleurs
constater aussi une absence de jonction entre les intellectuels et les
masses paysannes en révolte, vers les années 1915-1920. Habitués à
servir seulement de masse de manœuvre dans les compétitions poli-
tiques qui se déroulent dans les villes et surtout dans la capitale, les
paysans ont été pratiquement livrés à eux- mêmes. On dirait que la
lutte qu’ils ont menée contre l’occupant avec des leaders sortis de leur
rang comme Charlemagne Péralte ou Benoît Batraville était considé-
rée comme extérieure et quelque peu lointaine pour les citadins et les

172
Dantès Bellegarde, La Nation haïtienne, Port-au-Prince, 1929, p. 104.
173
Dorsainvil J.C. Vodou et névrose, Port-au-Prince, 1931 ; Psychologie haï-
tienne. Vodou et magie, Port-au-Prince, 1937 ; Audain Léon, Le mal d’Haï-
ti, Port-au-Prince, 1908.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 103

intellectuels. Non point que le nationalisme ait été faible, mais tout se
passe comme s’il allait de soi que la paysannerie forme un monde sé-
paré. C’est dans cette perspective qu’il conviendra de saisir le pro-
blème de la pénalisation du vodou, conçu comme sorcellerie (anthro-
pophagie ou production de zombis).
Cependant, après les ouvrages de Melville Herskovits, Life in a
Haitian valley (1937), et de Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien
(1958), il ne semble pas qu’il y ait eu de progrès dans l’approche du
problème des sorciers et zombis en Haïti. Les travaux de l’école eth-
nologique de Port-au-Prince 174 ont présenté des données précieuses sur
le système de croyance en général, mais rien de spécial sur la sorcelle-
rie. L’ouvrage de Métraux fait le point sur l’ensemble des [106] pra-
tiques, des récits et légendes qui forment le monde de la sorcellerie,
mais ne dépasse pas au niveau théorique l’œuvre de Melville Hersko-
vits. Pour la première fois, contestant, avec Jean Price-Mars, les
études fantaisistes et à base raciste des auteurs américains, Herskovits
réinscrit dans le cadre du vodou les pratiques et croyances de la sor-
cellerie, et souligne le caractère flou de la distinction entre magie et
religion, entre magie noire et magie blanche. Il rappelle enfin com-
ment l’image du diable 175 n’est jamais totalement négative dans la
culture africaine et négro-américaine, et ainsi montre à l’œuvre une
logique culturelle spécifique.
Chez la plupart des auteurs haïtiens, en revanche, le problème des
sorciers et zombis semble être réglé d’avance : il n’aurait été une ob-
session que pour des étrangers, et ce serait renforcer les préjugés sur
le vodou que de porter une trop grande attention à la sorcellerie.
L’étude récente de W. Apollon, Le vodou : un espace pour les
“voix”, est la seule qui prétend jeter une lumière crue sur la sorcelle-
rie et qui l’affronte directement, dans ses dimensions psychanaly-
tiques, sociales et politiques à la fois. Les suggestions sont assurément
excitantes. Rappelons brièvement les apports positifs de ce travail. Le
174
Emmanuel C. Paul, Panorama du folklore haïtien, Port-au-Prince, Imp. de
l’État, 1962 ; J B. Romain, Quelques mœurs et coutumes des paysans haï-
tiens, Port-au-Prince, 1958 ; Milo Rigaud, Mythologie vodou, 2 vol., Port-
au-Prince, 1950 ; Oriol, J. Viaud, M. Aubourg, “Le mouvement folklorique
en Haïti”, dans Bulletin du Bureau d’Ethnologie de la République d’Haïti,
Série II, N. 9, avril 1952.
175
M. J. Herskovits, Lift in a Haitian Valley, New York, A. Knopf 1837, p.
247 : “Good and evil are two brothers : Life and death are two brothers”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 104

vodou, dit-il, est “folie de notre raison sociale” ; il représente “une al-
térité” qui est renvoyée au “démoniaque”. C’est toute la société haï-
tienne dans ses fondements comme dans ses marges qui se trouve
questionnée, lézardée par le vodou comme tel, et par les sociétés se-
crètes de sorciers qui témoignent, selon Apollon, “d’une histoire
autre”, “de quelque chose de structural dans la formation sociale haï-
tienne”. 176 En particulier, cette dernière hypothèse représente l’ap-
proche la plus nouvelle, la plus originale, en ce qui concerne la sorcel-
lerie en Haïti. Malheureusement, [107] les concepts de “pulsion”, de
“valse incontestable de peuplades de pulsions” (p. 196), de “multipli-
cités désirantes” (p. 256), de “nomadisme pulsionnel” (p. 273), pour
suggestifs qu’ils soient, font parfois oublier les pratiques sociales
concrètes, On reste également peu informé dans cet ouvrage sur les
termes mêmes de la pénalisation du vodou et/ou de la sorcellerie, qui
permettraient de comprendre sur quel registre précis se trouve renvoyé
le phénomène. Le vodou est-il signe d’ignorance primitive ? De fo-
lie ? Ou encore est-il source de crime ou de délinquance ? Et sur le
fantasme cannibalique comme tel, l’ouvrage n’ouvre pas assez l’appé-
tit. Comment comprendre les activités (réelles ou imaginaires) de so-
ciétés secrètes ? Comment comprendre les rumeurs sur la production
de zombis ? Les notions “d’exactions’, de “méfaits”, “de crimes”,
“d’interventions mortelles et terrifiantes” (p. 193), et de “démesure du
pulsionnel”, de “sans-nom de la cruauté” (p. 196), nous laissent aussi
sur notre faim.
Nous avons tenté dans la première partie de cette étude de faire le
point sur la problématique de la sorcellerie, dans les textes d’auteurs
étrangers et haïtiens, et de découvrir le regard anthropologique pré-
supposé par ces textes, aux différents moments de l’histoire du pays.
Un même barbare apparaît sous des teintes différentes selon le
contexte des luttes sociales internes et des visées des métropoles occi-
dentales. La chasse au barbare devait donc conduire l’État haïtien à
placer “la sorcellerie-vodou” sous un régime de pénalisation, dont il
nous faut cerner maintenant les enjeux véritables.

[108]

176
W. Apollon. Le Vodou un espace pour les "voix”, Paris, Ed. Galilée, 1976,
p. 89.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 105

[109]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre IV
LA CHASSE AU BARBARE

“Gnam-Gnam. Dans la chair blanche les dents nègres


— gnam-gnam les ciseaux des bouches. Dans les cuisses
— gnam-gnam. vont et viennent les mâchoires en un
rythme sourd — gnam-gnam.
La nuit féroce déglutit bois et jungles — gnam-gnam”.

LUIS PALÈS MATOS


(traduit par Jean-Claude Bajeux dans Antilia retrouvée,
Ed. Caraïbéennes, Paris, 1983, p. 367).

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[110]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 106

[111]

1. De la lettre à la pratique

Retour à la table des matières

Après le mouvement d’organisation de bûchers d’inquisition


contre ce qu’on appelle “sauvages et cannibales dans les Caraïbes,
l’implantation de la société esclavagiste s’accompagne de mesures ex-
trêmes contre les pratiques religieuses africaines, considérées toutes
comme relevant de la sorcellerie et du diable. Le Code Noir de 1685,
on le sait, met au point un système ou un processus de pénalisation du
vodou, qui pratiquement ne sera jamais interrompu. De nombreux dé-
crets, arrêtés, ordonnances viennent préciser les modes de persécution
desdites pratiques de sorcellerie 177, pour mieux bloquer le mouvement
de marronnage et de lutte des esclaves contre leur sort. Crimes de sor-
tilèges et crimes de rébellion se confondent peu à peu. Même avec
l’indépendance, nulle trêve n’est introduite pour les masses de prati-
quants du vodou.
Mais un tel débat ne trouve son sens que si on le rapporte aux dif-
férents codes ruraux établis par les gouvernements successifs, puis-
qu’il s’agit de l’organisation de la vie quotidienne des anciens es-
claves donc des anciens marrons [112] révoltés, fermement attachés à
la réalisation de leurs revendications. Déjà, la déclaration de la liberté
générale des esclaves, le 29 août 1793, ordonna aux cultivateurs de
rester attachés à leurs habitations, pour maintenir le niveau de produc-
tion agricole, atteint pendant l’esclavage. En 1800, avec son Règle-
ment relatif à l’agriculture, Toussaint-Louverture prend des mesures
contre le vodou pour prohiber “les assemblées nocturnes dans les
villes, les bourgs et sur les habitations”, par des punitions corpo-
relles 178 et la prison.
177
Cf. Lucien Paytraud : L’Esclavage aux Antilles françaises avant 1789
d'après des documents inédits des Archives nationales, Paris, Libr. Hachette,
1899, voir surtout le ch. II du L. II, p. 178 ss.
178
Th Madiou, Histoire d’Haïti, op. cit., T. II, p. 25.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 107

Quelques années plus tard, Dessalines décide de nettoyer les foyers


de pratique du vodou, en faisant fusiller certains adeptes.
C’est surtout avec le gouvernement de Boyer et son Code Rural de
1826, que la répression de la paysannerie sera la plus violente, dans le
même dessein d’un contrôle efficace et de la continuité d’une produc-
tion agricole tournée vers l’exportation. Les pratiques du vodou deve-
nues alors “pratiques superstitieuses”, causées par l’ignorance,
peuvent être utilisées par des politiciens, et comme telles méritent
d’être réprimées. Mais cette alliance entre le vodou et la politique ne
semble pas connaître une grande fortune sous la longue présidence de
Boyer (1818-1843). La tâche de “pacification” des masses paysannes
souvent en révolte à cette époque, nécessite encore une surveillance
accrue. L’une des activités des vodouisants étant de produire la mort
par des moyens magiques, il faudra que le Code Pénal précise ce que
nous pourrions appeler le délit de sorcellerie ou de production de
zombis. L’article 246 du Code Pénal promulgué le 11 août 1835 pré-
cise :
“Est aussi qualifié attentat à la vie d’une personne, par empoison-
nement, l’emploi qui sera fait contre elle de substances [113] qui sans
donner la mort, auront produit un effet léthargique plus ou moins pro-
longé, de quelque manière que ces substances aient été employées et
quelles qu’en aient été les suites.
Si par suite de cet état léthargique, la personne a été inhumée, l’at-
tentat sera qualifié d’assassinat” 179.
Ce texte sera repris par tous les autres gouvernements qui ne se
font pas faute de rappeler par des circulaires, l’interdiction qui frappe
de telles pratiques. Pour nombre d’auteurs étrangers, comme nous
l’avons vu plus haut, cet article du Code Pénal fournirait la preuve de
l’existence réelle en Haïti de zombis, à partir de pratiques visant à
produire un effet léthargique”, et donc à conduire à l’inhumation pré-
maturée de la victime. La production du zombi, c’est précisément
l’unique but d’une telle opération, qui se termine par la violation du
179
Cf. Léon Nau, Code d’instruction criminelle et pénale, Paris, Libr. Géné-
rale de Droit de Jurisprudence, Paris, 1909 ; cf. aussi sur le contrôle de la
population paysanne en Haïti, l’art, de Pnina Lahav : “The Chef de Section :
Structure and Functions of Haiti’s basic Administrative Institution” in Wor-
king Paper s in Haitian Society and Culture, S. Mintz éd., Yale University,
1970, pp. 51-83.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 108

tombeau et la récupération du présumé cadavre. Le Législateur a donc


beau se garder les mains pures de toute croyance aux zombis, il par-
vient à peine effectivement à retenir son angoisse. Depuis Spencer
Saint John, les auteurs étrangers ont bien exploité l’article, puisque
c’est au cœur même du législateur que le débat se développe. Un type
particulier d’assassinat se laisse donc découvrir en Haïti, et étrange-
ment, c’est après l’inhumation qu’on peut s’assurer qu’il a été com-
mis. La pratique était déjà connue, nous apprend Moreau de Saint Mé-
ry, puisqu’en 1786, on parle dit- il, de “négresse accoucheuse et hos-
pitalière” 180, surprise “mangeant un de ces enfants récemment inhu-
més. Serions- nous encore dans la situation esclavagiste ? L’Article
405, du même Code Pénal précise, à la Section VI, consacrée aux
“sortilèges” :
[114]

“Tous faiseurs de ouangas, caprelatas, vaudoux, donpèdre, macan-


dals et autres sortilèges, seront punis de trois à six mois d’emprisonne-
ment et d’une amende de soixante gourdes à cent cinquante gourdes par
le tribunal de simple police  ; en cas de récidive, d’un emprisonnement de
six mois à deux ans et d’une amende de 300 gourdes à 1000 gourdes par
le tribunal correctionnel, sans préjudice des peines plus fortes qu’ils en-
courraient à raison des délits ou crimes par eux-mêmes commis pour pré-
parer ou accomplir leurs maléfices. Toutes danses et autres pratiques
quelconques qui seront de nature à entretenir dans la population l’esprit
de fétichisme et de superstition seront considérées comme sortilèges et pu-
nies de mêmes peines”.

L’Article 406 :

“Les gens qui font métier de dire la bonne aventure ou de deviner, de


pronostiquer, d’expliquer les songes ou de tirer les cartes, seront punis
d’un emprisonnement de deux mois et de six mois au plus et d’une amende
de 100 gourdes à 500 gourdes. Tous individus condamnés pour les délits
prévus au présent article 405 subiront leur peine dans les prisons mari-
times et seront employés aux travaux de la marine.
Ils seront en outre, à l’expiration de leur peine placés sous la sur-
veillance de la haute police de l’État pendant deux ans, par le seul fait de
leur condamnation”.
180
Moreau de Saint Méry, Description..., op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 109

L’Article 407 :

“Les instruments, ustensiles et costumes destinés à servir aux faits


prévus aux deux articles précédents, seront de plus saisis et confisqués
pour être brûlés ou détruits” 181.

L’Article 406 est, bien entendu, tiré du Code Pénal français, et l’on
voit les difficultés qu’il y aurait en Haïti à employer ces “individus
condamnés” dans des “prisons maritimes” [115] ou dans des “travaux
de la marine”. Mais ce qui retient l’attention, c’est la condamnation
massive qui est portée contre toutes les pratiques du vodou, défini
comme lieu de production des sortilèges, et d’entretien de la popula-
tion dans l’esprit de fétichisme et de superstition”.
Il ne suffit pas de dire que ces articles visent la sauvegarde d une
façade de “civilisation”, pour éviter le “dénigrement” d’Haïti aux
yeux de l’étranger, ni que de toute façon le vodou a toujours été plus
ou moins toléré par les hommes politiques qui recherchent leur propre
protection contre les “faiseurs de sortilèges”. Il s’agit avant tout, à la
fois d’éloigner le monde paysan du monde urbain-civilisé, et de ren-
voyer le vodou tout entier sur le registre de la sorcellerie, déjà redou-
tée par le paysan. Plus celui-ci envahit la scène urbaine, plus les ru-
meurs de sorcellerie augmentent. Il en a été ainsi en 1843 avec les ré-
voltes paysannes, et plus rien ne pourra désormais mettre fin à ces ru-
meurs. Le vodou tout entier réduit a la sorcellerie, c’est le paysan ren-
voyé à ses propres terreurs et tenu seul responsable de ses “malheurs”.
Quelques années plus tard, Faustin Soulouque, Empereur d’Haïti,
passera pour l’un des grands adeptes du vodou, mais lui non plus ne
pourra s’empêcher de pénaliser les pratiques trop ostensibles du vo-
dou dans les villes. Il faut attendre l’accession à la Présidence de
Fabre Geffrard en 1860 pour voir se développer, avec toute l’obses-
sion qu’on reconnaît aux inquisiteurs, des campagnes explicites de
lutte contre le vodou. L’Église concordataire reçoit comme tâche non
seulement 1 organisation de l’instruction et de l’éducation, mais sur-
tout la lutte pour le déracinement des “superstitions”.

181
Code d’instruction criminelle, op. cit., pp. 329-324.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 110

Hannibal Price raconte par exemple comment il avait pu lui-même


participer aux campagnes anti-danses du vodou lancées par Geffrard,
et il se félicite en même temps de ce que ce chef d’État “faisait arrêter
et emprisonner comme [116] cannibale, comme anthropophage, tout
individu réputé à tort ou à raison, papa-loi ou maman-loi” 182. On sait
comment la condamnation à mort, en 1864, de huit personnes accu-
sées de cannibalisme rituel a gratifié le gouvernement de Geffrard. Il
vaut la peine de s’arrêter quelques instants sur certains passages de
l’article du directeur du Moniteur, journal officiel de la République,
paru le 20 février 1864, puisqu’il s’agit d’un texte qui entend donner
le point de vue de l’État haïtien sur le verdict du tribunal.

“Un crime abominable a été commis, commis aux portes de la Capi-


tale : une enfant a été égorgée, dépecée, coupée en morceaux, apprêtée
comme il en serait d’un agneau, d’un cabri, et un horrible festin en a été
fait, auquel ont pris part et l’oncle et la tante !!!
Un festin de chair humaine au sein même de notre société ! Des canni-
bales parmi nous, et en pleine année 1864 ! Cela se peut-il ?... Il n’y a
donc plus qu’à s’incliner devant les faits encore tout palpitant d’actualité
et à les méditer dans leur principe et dans leur portée, à les considérer au
point de vue philosophique et au point de vue social, à déduire, enfin dans
l’intérêt du pays les conséquences qui en découlent.
... Cette circonstance nouvelle, l’appareil inusité dont a été entouré le
supplice, tout était fait pour causer l’émotion et exciter la commisération.
Comment, cependant, a été accueillie cette exécution ? Vive le président
d’Haïti ! Vive la civilisation !... Jamais nous n’avons vu le châtiment obte-
nir à un plus haut degré la satisfaction générale.
... Qu’est-ce donc que ces mangeurs de chair humaine ? Par quel mo-
bile sont-ils dirigés ? Sont-ce [117] des sauvages de l’intérieur, vivant loin
de tout contact de civilisation... ? Hélas ! Non, ces gens vivaient au milieu
et aux environs de la ville ... ils sont allés souvent à la messe ..., ils n’en
sont pas moins restés idolâtres, anthropophages. Oui, idolâtres anthropo-
phages, car ils sont l’un et l’autre ; mais l’anthropophagie n’est chez eux
que le résultat de l’idolâtrie ; or détruisez la cause, vous détruisez l’effet.
... Le vaudou ... n’est pas simplement une secte..., c’est plutôt un culte.
Ce culte barbare nous a été anciennement importé de quelque coin de
l’Afrique, par la traite.
Détruisez le culte, avons-nous dit, et vous détruisez l’anthropophagie
qui en est la conséquence...”
182
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire, op. cit., p. 442.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 111

L’auteur parvient à peine à cacher son effroi devant le phénomène.


Depuis Soulouque, Haïti est déjà devenue la risée internationale. Voi-
ci donc que l’État haïtien lui-même est pris à ses propres pièges : ces
cannibales et ces anthropophages sont “au milieu de la ville et aux en-
virons”, ils ne sont pas excusables de ne pas être restés à distance :
comme “sauvages de l’intérieur”. Le verdict vient cependant prouver
la répudiation par l’État de ce qui le mine essentiellement : de cette
marée de sauvagerie qui forme ses bordures. Cannibalisme et anthro-
pophagie sont renvoyés comme pure extériorité par rapport à la na-
tion, et il n’y a plus de raison que l’étranger accable Haïti tout entière
de ces pratiques et de ces crimes. La preuve définitive est l’existence
d’un Concordat avec le Vatican, qui permet à l’Église Catholique de
travailler à planter, une fois pour toutes, la civilisation dans le pays :
“c’est par la religion chrétienne qu’il faut attaquer, extirper le culte du
vaudou”, dit encore l’article.
Le débat est-il clos pour autant ? L’auteur prend le soin de souli-
gner que le vodou est bien le culte d’où découle [118] l’anthropopha-
gie, et les mêmes crimes peuvent encore voir le jour. Il n’y a plus pour
le rassurer que la ferveur manifestée par le public dans son soutien au
verdict de la condamnation à mort de huit personnes accusées de can-
nibalisme rituel. Justement, ne serait-ce pas sur la base même des
croyances du vodou que le public soutient une telle condamnation ? Si
cet aspect du problème n’est guère évoqué par l’article, le trouble de-
meure encore plus profond : “que nos sectateurs du vodou se tiennent
donc pour avertis”, lisons-nous dans la conclusion. Mais seule la me-
nace ici proférée fournit une consolation. Bien précaire, il est vrai, car
bientôt, la même opinion publique qui applaudit au verdict de la
condamnation des sorciers, verra dans la chute de Geffrard Président,
la conséquence de sa lutte acharnée contre le vodou. Les “esprits” au-
raient donc pris leur revanche, et autour de différents chefs d’État
entre 1864 et 1870 les rumeurs de pratiques sorcières ne pourront plus
s’arrêter. Jusqu’en 1900, et même jusqu’à l’arrivée de l’occupant
américain, des cas, dits flagrants, de sorcellerie anthropophagique ne
cesseront pas de parvenir devant les tribunaux. L’épidémie sera d’au-
tant plus permanente que l’Église aura déployé toutes ses ressources
dans la lutte pour “l’extirpation” du vodou, c’est-à-dire contre l’em-
pire du diable en Haïti. Des ligues, composées d’Evêques, de prêtres,
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 112

de laïcs notables des villes, sont créées contre le vodou avec la charge
d’organiser partout des conférences, de couper les arbres- reposoirs
des esprits du vodou, de chasser “les démons” des corps des vodoui-
sants en transe ou possédés, de saccager les temples et de brûler les
objets du culte. Ces pratiques de l’Église vont aller en s’accentuant de
1896 à 1900. Il suffira aux yeux de l’élite et des gouvernements, que
la chasse au vodouisant frappe d’abord et essentiellement le monde
des campagnes et des milieux populaires à peine déruralisés. Des
évêques comme Mgr Kersuzan rapportent à cette époque, de leurs
tournées pastorales, comme un trophée, des récits [119] de sorcellerie
anthropophagique qui viennent légitimer de nouveau aux yeux des ci-
tadins civilisés les campagnes “antisuperstitieuses”. À vrai dire, ces
campagnes, appelées encore “croisades”, se répandent peu à peu à
l’échelle de tous les départements, de 1896 à 1900, en partant du dio-
cèse du Cap. Le journal La Croix est fondé à cet effet ; il annonce à sa
première parution, le 14 mars 1896, “que l’existence du vodou est un
déshonneur” pour tous les Haïtiens, qu’ils soient ou non serviteurs du
vodou. Les étrangers, précise-t-il, prennent Haïti pour une tribu où se
pratiquent encore “des sacrifices barbares et sanglants” ; la lutte
contre le vodou devra “prouver que nous sommes un peuple civili-
sé” 183. Pendant trois mois, le journal consacre de longs articles sur la
nécessité de dénoncer les oungan et les bòkò, et dresse la liste de ceux
qui ont été arrêtés et emprisonnés en fonction de l’article 405 du Code
Pénal. Des conférences ont lieu dans les marchés publics. Des comités
d’action se forment pour réclamer une plus grande fermeté de la po-
lice contre les grands sanctuaires comme Nan-Campêche dans la
plaine du nord, et pour indiquer aux autorités religieuses et militaires
les noms des oungan et des pratiquants du vodou. Face à la montée de
cette croisade, le gouvernement relance des circulaires et toutes les
autorités judiciaires, administratives et politiques des provinces
offrent leur appui. Les intellectuels se croient tous obligés de se pro-
noncer par des polémiques dans la presse. Mais plus le combat se fait
ardent, plus les suspicions se lèvent. Les dénonciations publiques
d’adeptes du vodou font peur à “l’élite” et aux couches sociales ur-
baines en général. Au sud comme au nord du pays, on découvre peu à
peu que trop de citadins, et que même des hommes politiques connus
183
On trouvera des détails sur la lutte contre le vodou à la fin du XIX e siècle
dans l’ouvrage de Marc Péan, L’illusion héroïque, T.I., 1890-1902, Imp.
Deschamps, Port-au-Prince, 1977, pp. 123-143.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 113

participent aux cérémonies du vodou. En 1899, une circulaire du Se-


crétaire d’État au département de l’intérieur aux commandants [120]
des arrondissements de la république est encore témoin de la recrudes-
cence du vodou dans les villes :

“La danse du Vaudoux que divers gouvernements, depuis le Concor-


dat, se sont évertués à abolir, secondés dans cette œuvre de moralisation
par l’action bienfaisante du clergé, a reparu avec une recrudescence inac-
coutumée, au milieu de nos centres ruraux et même de nos villes.
Cette réapparition est due, croyons-nous, aux derniers événements po-
litiques, dont l’effet a été, en tournant les esprits vers d’autres préoccupa-
tions, d’amener un certain relâchement dans l’exécution des mesures de
répression ordonnées à l’endroit de cette pratique réprouvée.
Le gouvernement voulant réagir contre cette mauvaise tendance qui
porte atteinte à la morale publique et aux saines doctrines de la religion,
vous invite, Général, à passer à vos subordonnés tant dans les villes que
dans les campagnes, les instructions les plus formelles, afin que les délin-
quants soient livrés à la justice et punis conformément à la loi”.

Au moment où cette circulaire est émise, le pays tout entier est ra-
vagé par des conflits multiples entre intellectuels politiciens et vieux
généraux, entre clans divers ; tous se disputent la légitimité de la di-
rection politique du pays. Des massacres avaient eu lieu dans les pro-
vinces, en signe de représailles, entre partisans du Président montant
et partisans du Président sortant. Des groupes de paysans, liés à des
factions diverses, envahissent sporadiquement les villes. Ce spectacle
désolant offert par Haïti en cette fin de siècle, semblait combler le dé-
sir des nations impérialistes (en particulier allemande et américaine).
On dirait que la tâche de “défense et illustration” que se donnaient les
intellectuels glissait de plus en plus vers l’impuissance. Les rumeurs
de “recrudescence inaccoutumée” du vodou sont bien encore celles de
sorcellerie [121] anthropophagique, puisque de nouveaux cas sont
portés devant les tribunaux, à cette date. Mais la circulaire paraît da-
vantage dire une impuissance qu’annoncer une répression. Du reste
les articles du Code Pénal sont encore en vigueur. “La pratique ré-
prouvée” a besoin d’être à nouveau réprimée, devant “le relâchement
dans l’exécution des mesures de répression”. Il y va de “la morale pu-
blique”, car “les délinquants” opèrent en toute impunité. Pour que la
circulaire trouve toute son efficacité, il aura bien fallu que les agents
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 114

eux-mêmes chargés de la répression soient de quelque façon à l’abri


des pratiques et croyances du vodou. Il n’est pas exagéré ici de penser
que nous sommes en présence d’une circulaire dont on attend d’abord
une vertu idéologique : montrer l’intérêt et l’attention de l’État à la
sauvegarde de “la moralité publique”, face aux ennemis de l’extérieur.
Mais dans ce contexte, l’ordre qui doit exister se conquiert sur l’enne-
mi de l’intérieur, désigné dans le pratiquant du vodou. Pour les Amé-
ricains qui trouvent ce prêt-à-porter idéologique des décrets et circu-
laires contre le vodou, une partie de leurs difficultés est aplanie : Haïti
plongée dans la nuit de la sauvagerie se mettra sur le chemin de la ci-
vilisation, seulement grâce à une occupation ou re-colonisation. La
liaison entre les schèmes de race noire/cannibalisme/vodou/despo-
tisme, déjà en circulation à l’intérieur même du pays comme en Eu-
rope sera portée à son achèvement, par une littérature de touristes dont
nous avons déjà fait état plus haut.
Une nouvelle fois, le débat sur le vodou et/ou la sorcellerie anthro-
pophagique et le cannibalisme se donne comme inséparable du dis-
cours du pouvoir et de la problématique sociale et politique en géné-
ral. Sous l’occupation américaine 184, l’obsession de la destruction du
vodou conçu [122] comme pratiques cannibaliques et source de ré-
gression du pays dans la “primitivité”, revêt en effet une importance
de premier plan. Battre les paysans révoltés (c’est-à-dire les “cacos”)
et les sauvages vodouisants cannibales c’est une seule et même chose.
La pénalisation du vodou sera donc sans merci, en vue d’un contrôle
total du pays. Tout laisse croire que les occupants américains re-
184
Sur l’interdiction du vodou par les occupants américains, voir encore K.
Millet, Les Paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, op. cit.,
p. 67-70 ; également des auteurs comme Mabel Steedman, Unknown
Wordl  : Haiti, London 1939 2e ed. ; Arthur C. Millspaugh, Haiti under
American Control 1915-1930, Boston, Mass., 1931 ; également parmi les
sources du gouvernement américain, en particulier Inquiry into occupation
and administration of Haiti and Santo Domingo ; Hearing before a Select
Committee on Haiti and Santo Domingo, United States Senate, 77th
Congress, first and second sessions, 2 vol., Washington, Government Prin-
ting, 1921-1922, p. 517 par ex. de ce rapport, le Général Butler parle des
Haïtiens “qui portent des souliers” et qui vont troubler “la classe qui ne
porte pas de souliers” “par des stupidités vodou” ; ainsi “ceux-là deviennent
capables des plus horribles atrocités : ils sont cannibales. Ils ont mangé le
foie d’un marine” ; voir les commentaires suggestifs de R. Gaillard, dans
Les Blancs débarquent, T.V., Hinche mise en croix, op. cit., p. 112.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 115

prennent avec exactitude les mêmes réflexes des colons blancs escla-
vagistes, face au marronnage et au vodou. Mais il faut avouer en
même temps qu’ils trouvent un terrain déjà balisé. On sait par
exemple que les Américains ont dû invoquer les articles 52 à 65 du
Code Rural pour contraindre les paysans à la corvée. Qu’il nous suf-
fise de citer les passages d’un ouvrage, encore écrit par un défenseur
de l’occupation américaine, pour nous rendre compte de la tâche de
pénalisation du vodou à laquelle se voue l’occupant. L’ouvrage an-
nonce d’ailleurs par son titre même ses objectifs de défense du bien-
fondé civilisateur de l’occupation : Haïti, its dawn of Progress after
years in a night of revolution (1921) (Haïti, son début de Progrès
après des années dans une nuit de révolution). Après avoir expliqué
comment les cacos sont des hordes de “bandits” (pp. 24, 29, 32, 37),
l’auteur en vient à souligner l’action menée légalement contre le vo-
dou, et le sens de cette action. Il est maintenant impossible pour les
vodouisants de tenir ouvertement leurs réunions près des villes, et ils
sont contraints de se donner rendez-vous le plus loin possible au mi-
lieu des collines. “L’élimination du vodou, déclare-t-il, repose presque
entièrement sur les [123] épaules des Américains. Et cette élimination
est impérative, car le vodou est non pas tant un mal religieux, qu’un
facteur d’immoralité et de non-civilisation. C’est le vodou, aussi, qui
rend plus difficile la lutte contre les cacos... Probablement tous les
chefs cacos sont des prêtres-vodou” 185.
Mais ce qui frappait les Américains, c’était la peur du sortilège du
vodou chez les aide-officiers et gendarmes haïtiens qu’ils envoyaient
à la chasse aux vodouisants et au saccage des temples. Cette nécessité
pour les Américains de renforcer la pénalisation du vodou renvoie
également à leur propre impuissance devant le phénomène, puisque,
constatent- ils, des citadins sympathisent sournoisement avec les cacos.
Jeter le soupçon sur tout Haïtien, voir en tout Haïtien un coco, avait
fini par conduire l’occupant à reconnaître au moins sous un certain
rapport l’échec partiel de la lutte antivodou. Et au moment où l’Amé-
ricain plie bagage, il se rend compte jusqu’à quel point le vodou fait
partie de la vie quotidienne en Haïti. L’adoucissement des mesures de
répression avait été souhaité par des intellectuels haïtiens : une école
d’ethnologie était fondée vers les années 1932-34. Mais c’était encore
185
J. Dryden Kuser, Haiti, its dawn of Progress after Years in a Night of Re-
volution, Boston, 1921, pp. 56-57.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 116

une méprise que d’imaginer la fin des préjugés accumulés sur le dos
des paysans, “ces sauvages de l’intérieur”.
Au départ des Américains, Sténio Vincent, président, rappelle
qu’ils avaient exagéré dans l’application des articles du Code Pénal
contre le vodou, et que les paysans ont tout de même droit à leurs
danses traditionnelles, mais dans le même moment, il se hâte de pro-
mulguer une “loi sur les pratiques superstitieuses”, le 5 septembre
1935 :

Art. 1. — Sont considérées comme pratiques superstitieuses : a) les cé-


rémonies, rites, danses, et réunions au cours desquels se pratiquent, en of-
frande à des prétendues [124] divinités, des sacrifices de bétail ou de vo-
laille ; b) le fait d’exploiter le public en faisant croire que, par des moyens
occultes il est possible soit de changer la situation de fortune d’un indivi-
du, soit de la prévenir d’un mal quelconque par des procédés ignorés par la
science médicale ; c) le fait d’avoir en sa demeure des objets cabalistiques
servant à exploiter la crédulité du public.
Art. 2 — Tout individu convaincu desdites pratiques superstitieuses,
sera condamné à un emprisonnement de six mois et à une amende de
quatre cents gourdes, le tout à prononcer par le tribunal de simple police.
Art. 3 — Dans les cas ci-dessus prévus, le jugement sera rendu exécu-
toire, nonobstant appel ou provision en cassation.
Art. 4 — Les objets ayant servi à la préparation de l’infraction prévue
dans l’art. 2 seront confisqués”.

On pourrait facilement évoquer le conservatisme de ce chef d’État,


Sténio Vincent, réputé comme allié des classes privilégiées, pour
rendre compte de la promulgation de cette loi sur les pratiques “super-
stitieuses”. Une telle explication est trop courte. Si le cannibalisme et
la sorcellerie anthropophagique ne paraissent pas être la hantise du
pouvoir, le vodou est cependant situé dans un face à face avec “le pro-
grès” et “les lumières”. Il est la nuit de l’ignorance, s’il n’est pas ban-
ditisme et rébellion. Mais le préambule de la loi demande que les pay-
sans puissent s’adonner librement à leurs danses traditionnelles,
comme si subrepticement il fallait tolérer le vodou, mais sans le dire,
ou plutôt tout en disant sa prohibition. Et que signifie la mention de la
possibilité de “changer la situation de fortune d’un individu”, “par des
moyens occultes” ? Si l’étranger, à la lecture de ce texte, ne saisit pas
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 117

toutes ses implications, nul n’est dupe à [125] l’intérieur même du


pays. Une allusion indirecte à des pratiques de sorcellerie apparaît ici,
à nouveau dans la généralité des “moyens occultes”. Même le fait de
posséder chez soi “des objets cabalistiques” est passible de peines.
C’est donc avouer que les moyens de répression du vodou auront bien
de la peine à se révéler efficaces. Du reste, un autre texte de Sténio
Vincent vient singulièrement préciser sa vision de l’homme paysan
sur lequel, selon lui, repose l’avenir du pays.

“L’homme est ignorant, superstitieux, sans besoins, de mœurs plutôt


dissolues, sans goût pour le travail ou l’effort, livré à lui-même et aux ins-
tincts mauvais de sa nature, allant presque sans vêtement, et sans en pa-
raître gêné le moins du monde, sans feu ni lieu ... gaspillant la terre, la sté-
rilisant, l’épuisant par de stupides plantations...
Cet homme-là est tiré à des centaines de milliers d’exemplaires. On le
rencontre partout, faisant triompher son vandalisme inconscient contre une
terre dont il a été, en fait, le seul maître, pendant plus d’un siècle...” 186.

Ce sont les propos du sens commun, répandus dans une large partie
de la petite-bourgeoisie des villes, qui sont ici repris. Cet “homme
paysan”, aux “instincts mauvais de sa nature”, a donc besoin de passer
par une œuvre de civilisation. Il symbolise tout le mal du pays. La
grande campagne antisuperstitieuse de 1941 peut donc être déclen-
chée. Selon certains missionnaires, la demande a dû provenir du
peuple lui-même. Tout prouve plutôt que cette campagne n’aurait pas
été possible sans la pénalisation traditionnelle du vodou et la diaboli-
sation de ce culte. Le procès même de pénalisation se soutient de cette
diabolisation. Mais que les [126] “esprits” du vodou soient définis
comme “démons”, que les rites soient désignés comme service de Sa-
tan dans les catéchismes en vigueur, dans les cantiques et les prédica-
tions des églises, cela fait partie du discours traditionnel du christia-
nisme en Haïti, d’un discours aussi vieux que l’esclavage, et qui pré-
suppose une barbarie inhérente à l’être de l’homme paysan haïtien,
chez qui les traces de l’Afrique sont encore toutes visibles. Ce dis-
cours ne paraît guère susciter d’inquiétude particulière, quand il
s’adresse seulement au monde paysan et aux classes populaires des
186
Sténio Vincent, Efforts et résultats, Imp. de l’État, Port-au-Prince, 1938, p.
149.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 118

villes. Dès lors qu’il accable la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie, il


devient dangereux. C’est ce qui, sans doute, explique la fin hâtive de
la campagne antisuperstitieuse, dite campagne des “Rejetés”. Chaque
haïtien devait en effet, prononcer à l’Église, le serment de rejeter défi-
nitivement toute pratique et croyance- vodou. Dans un ouvrage publié
en 1974, le Président Lescot 187, qui avait donné alors à l’Église le plus
ferme appui à cette campagne, soutient que prêtres et évêques ont ou-
trepassé leurs droits. Mais c’est encore lui qui maintenait ferme la loi
sur la prohibition du vodou, à laquelle il ajoutait la suppression de la
pratique culturelle populaire que représentait le carnaval. En 1946, ce
régime politique devait succomber sous l’assaut d’une série de protes-
tations venues de presque tous les intellectuels et de toutes les couches
sociales des villes. Sans doute, pouvait-on voir là l’un des effets du
courant de la négritude en lutte contre les avatars de l’occupation
américaine que représentent en particulier les régimes de Vincent et
de Lescot. Dans tous les cas, une certaine accalmie intervient désor-
mais dans la lutte des pouvoirs publics contre le vodou. Mais du côté
des églises, rien n’aura changé dans le discours de diabolisation de ce
culte, du moins jusqu’à [127] l’accession au pouvoir de Duvalier en
1957. Car celui-ci, en partie en réaction contre le catholicisme, a choi-
si d’instrumentaliser le plus possible le vodou, mais sans changer son
statut, pour légitimer une présidence à vie héréditaire. Ce sera sans
peine que de nouveau, comme au XIXe siècle, une partie de l’opposi-
tion à son régime parlera du règne des “forces du mal” qui s’établit
avec Duvalier. C’est donc aussi dans ce contexte que se développent
aujourd’hui les rumeurs de sorcellerie anthropophagique, de canniba-
lisme, de production de zombis, de bandes de sorciers adonnés à la
vente de chair humaine dans certaines boucheries.

2. L’incertitude du régime
de la pénalisation

187
Elie Lescot, Ancien Président de la République d’Haïti : Avant l'oubli,
christianisme et paganisme en Haïti et autres lieux, Port-au-Prince, 1974,
surtout p. 360. Voir aussi, sur la campagne des Rejetés, C.E. Peters, La
croix contre l’asson, Port-au-Prince, 1942, et surtout A. Métraux, Le Vau-
dou haïtien, op. cit., pp. 298-311.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 119

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À l’abolition de l’esclavage, on s’engage donc dans des exécutions


sommaires de vodouisants pris en flagrant délit (ainsi sous Toussaint-
Louverture et Dessalines de 1801 à 1806), puis on tente de prouver
l’inefficacité pratique du vodou (comme sous la Présidence Boyer de
1817 à 1843). Outre des procès spectaculaires antisorcellerie anthro-
pophagique, avec participation de la foule, de nombreuses circulaires
doivent continuellement rappeler la vigueur de la loi. La campagne
idéologique réservée à l’Église catholique s’étant révélée insuffisante,
seule l’action d’inquisition antivodou a pu paraître la solution radi-
cale.
Pourtant, à travers ce prurit de persécution du vodou, tout se passe
comme si le problème tout entier résidait dans une lutte plutôt symbo-
lique, puisque l’échec de cette lutte semble bien correspondre à l’in-
certitude de la société haïtienne tout entière, à une bâtardise impos-
sible à résorber. L’État, impuissant à trouver sa consolidation, a
constamment besoin de s’affirmer, et de produire le vodou comme
une extériorité. Fragilité de l’État ? Fragilité aussi de la raison qui ne
parvient pas à établir son hégémonie réelle. Mais si le phénomène vo-
dou s’infiltre particulièrement dans tous les interstices [128] de la so-
ciété et paraît chaque fois plus résistant aux actions menées contre lui,
il conduit l’État au désarroi le plus total, puisque responsable du par-
tage des eaux, l’État finit lui-même par être submergé. Encore faut-il
comprendre la dialectique sociale cachée derrière cette situation.
Concrètement le régime de la pénalisation du vodou oscillait entre
trois interprétations du vodou ; tantôt signe d’ignorance et de créduli-
té, tantôt pure sorcellerie et cannibalisme, ou enfin banditisme et ré-
bellion. Dans tous les cas, le vodou devait rester à la périphérie de “la
société”, comme son “en dehors”. Le surcroît de répression du vodou
n’apparaît nécessaire que précisément là où il sort de son périmètre,
c’est-à-dire, là où il envahit la scène publique, la ville, “la société”, le
terrain de la civilisation. Il suffit d’ailleurs de mettre en perspective le
régime de pénalisation du vodou avec les différents codes ruraux éla-
borés par les gouvernements haïtiens (1826 avec Boyer, 1863 avec
Geffrard, et 1962 avec Duvalier), pour se rendre compte encore plus
de cette visée continuelle de l’État d’assurer le contrôle et la fixation
de la population paysanne. Le Code Rural François Duvalier qui appa-
raît plus élaboré, n’entre pas réellement en rupture avec les précé-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 120

dents, sauf qu’il parvient à une centralisation plus poussée du pouvoir


politique, puisque c’est le Président lui-même qui assure l’organisa-
tion et le fonctionnement de la police rurale 188. Là où une certaine
marge d’autonomie était encore laissée à la section rurale, cette fois,
le contrôle est devenu plus serré, par suite des tendances totalitaires de
ce régime. Si précisément, dans ce cas, un peu plus de liberté dans la
pratique du vodou se donne à voir, cette liberté, paradoxalement, se
confond avec celle de se dédier uniquement au service de la politique
duvaliériste. Le vodou a les mains libres parce que le gouvernement le
contrôle à un point jusqu’ici jamais atteint dans l’histoire du pays.
C’est en effet par le biais des sociétés [129] secrètes dans lesquelles
s’exerce l’imaginaire de la sorcellerie que le gouvernement réussit ce
tour de force. Concrètement, le corps de police parallèle dit Tonton
macoute, créé à seule fin de défense de la présidence à vie, recrute ses
membres importants dans les sociétés secrètes, quand il ne se contente
pas de les investir purement et simplement dans certains villages ou
dans des sections rurales. Retenons pour le moment la contradiction
structurale dans laquelle l’État Haïtien se trouve enfoncé avec un ré-
gime de pénalisation du vodou qu’il est impuissant à détruire réelle-
ment : le vodou se fait en effet après chaque décret et chaque circu-
laire toujours plus envahissante, au point que les rumeurs soupçonnent
l’État lui-même de connivence avec le vodou. Nous l’avons vu, ce que
l’État voudrait finalement réaliser, c’est à la fois l’image d’une nation
délivrée de sa primitivité que symbolise le vodou, mais aussi le
contrôle absolu du vodou qui autrement serait une pure source de pou-
voirs parallèles, donc de développement de la sorcellerie, de la délin-
quance et du banditisme. Cette contradiction se retrouvait déjà au ni-
veau de l’Église catholique, tenue pour un appareil de l’État par le
Concordat. Deux grandes campagnes contre le vodou, celle de 1896 et
celle de 1941, ont paradoxalement conduit au renforcement de ses
pratiques et croyances. Tout le monde s’accorde sur l’objet de ces
campagnes : le déracinement de la sorcellerie. D’un côté les mission-
naires, nous l’avons vu, assimilent le vodou à la sorcellerie, de l’autre
le peuple accepte la dénonciation des “faiseurs de wanga”, c’est-à-
dire des maléficieurs, parce que, pour lui, le vodou est censé réprouver
la sorcellerie. Mais par-dessus tout, l’osmose de l’Église catholique
avec le vodou autorise à penser que toute croisade “antisuperstitieuse”

188
Cf. Lahav, “The chef de section...”, art. cit., p. 67.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 121

ne pouvait qu’amener à l’impasse : chaque haut lieu de pèlerinage ca-


tholique est déjà en même temps un sanctuaire vodou. Dans les
Églises, la plupart des statues de saints représentent un “esprit” honoré
dans les ounfo. Il faudrait donc que l’Église se mette en lutte contre
ses propres [130] pratiques liturgiques traditionnelles. C’est ainsi que
rien ne mobilise autant le peuple haïtien que le changement ou le dé-
placement d’une statue de saint dans une église. En 1900, les autorités
religieuses ont décidé de remplacer dans une église la statue de Saint
Jacques par un tableau ; la colère des foules a été si violente que le
gouvernement dut intervenir pour protéger les prêtres de cette pa-
roisse. Saint Jacques représente l’esprit Ogou-Feray, qui est l’un des
génies les plus importants du panthéon-vodou.
D’un autre côté, un gouvernement ne peut s’engager dans une lutte
ouverte contre le vodou sans mettre en cause sa popularité. Et il se
trouve qu’en même temps tout pouvoir politique est associé, aux yeux
du peuple, à la sorcellerie. Cette contradiction de l’État haïtien a fait
récemment l’objet d’une recherche très instructive au niveau de la so-
ciologie du droit. L’emploi des concepts comme “État territorial” et
“État segmentaire” permet à J. Dépeignes, dans son étude sur Le Droit
informel haïtien, d’indiquer deux systèmes de pouvoirs en lutte dans
le pays : le pouvoir d’État qui, par ses organismes gouvernementaux
et administratifs, tente continuellement de dominer le pays tout entier,
puis les traditions et les coutumes qui forment le droit informel haïtien
et qui renvoient aux notions de village et de section rurale. À partir
d’une description très minutieuse de ces traditions, Dépeignes conclut
à une “distanciation” maximum de deux systèmes juridiques qui
entrent non seulement en “situation conflictuelle”, mais qui en-
gendrent un hiatus entre le pouvoir central et la “nation vraie”, ou “le
pays réel” 189.
Cette “nation vraie”, explique encore l’auteur, reste dominée par
“le droit émanant du vodou”. Le Chef de la section rurale ne peut ex-
primer totalement son autorité en dehors de son rapport avec le oun-
gan dont le peuple accepte [131] “le pouvoir charismatique” 190. Mal-
heureusement, au lieu de s’arrêter à un examen de cette contradiction
entre “le caractère rationnel” de l’“État territorial”, et le modèle “my-
189
J. Dépeignes, Le Droit informel haïtien, Paris, Presses Universitaires de
France, 1976, p. 75.
190
Ibid., p. 77.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 122

thique” qui domine la vie de la section rurale, Dépeignes se hâte de


produire des jugements de valeur sur le vodou qu’il considère tantôt
comme “générateur de psychose généralisée, tantôt comme lieu de do-
mination de “l’irrationnel”, ou encore expression d’une “société féo-
dale précapitaliste” 191.
Or, ce que le régime de pénalisation du vodou nous apprend, c’est
l’échec du caractère rationnel de l’État haïtien. Mais cette perspective
ne peut guère aller de soi, car l’État haïtien semble bien réussir
comme glacis de protection d’une fraction des couches dominantes ur-
baines contre l’invasion des masses. Certes, il ne se divise et n’éclate,
comme on l’a vu à la fin du siècle dernier et au début de l’occupation
américaine en 1915, que parce qu’il représente en même temps un lieu
de luttes farouches entre ces couches dominantes pour son instrumen-
talisation. Mais cette explication est superficielle. N’y aurait-il pas en
Haïti une vision particulière de l’État reçue en héritage depuis l’escla-
vage, si l’on prend en compte le despotisme récurrent dans le pays de
1804 à nos jours, et surtout l’échec du projet civilisateur de l’État haï-
tien ? Quelques hypothèses théoriques sur les rapports entre l’État mo-
derne, l’esclavage et la représentation de la civilisation peuvent éven-
tuellement apporter au moins un éclairage à cette question.

191
Ibid., p. 38.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 123

3. L’État moderne, l’esclavage


et la représentation de la civilisation  . 192

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[132]
Une fois qu’on a rangé l’esclavage au Nouveau- Monde sous la ru-
brique de l’accumulation primitive, on le voit ordinairement détaché
de tout rapport avec la construction de l’État moderne. Celle-ci s’opé-
rerait d’abord en Occident, puis se projetterait ailleurs. Or la pensée
de l’État, au moment de la conquête du monde par l’Occident, c’est la
pensée que rien ne peut exister en dehors de lui. L’État tiendrait là sa
force d’attraction auprès de celui qui tenterait de se dérober à son em-
prise. C’est que, du moins tel que la théorie hégélienne le concevait,
l’État apparaissait comme rédemption véritable pour le maître comme
pour l’esclave, la raison d’être de leur lutte, et la raison tout court. Il
semble, en fait, que dès le XVIIe siècle l’État moderne se donne, de
manière enfin nette, pour la marque de civilisation, pour ce qui permet
à l’homme de sortir de la nature et de l’animalité. On sait que cette
perspective a eu un si grand succès que nombre d’anthropologues se
sentaient, il n’y a pas si longtemps, obligés de montrer que les peuples
non-occidentaux disposaient, avec le monothéisme, d’un système éta-
tique quelconque, ou à tout le moins aspiraient à l’État 193. Ce qui
semble fonctionner ici, c’est l’évidence que désormais nulle part on ne
peut se passer de l’État. Or, si l’État implique aujourd’hui à l’échelle
mondiale une nouvelle signification du rapport à “l’autre”, cela se
donne à voir en gros plan au XVII e siècle, dans le cadre même de l’es-
clavage.

192
Nous reprenons ici quelques extraits de l’article que nous avons écrit sur
État et religion au XVIIe siècle face à l’esclavage au Nouveau-Monde” dans
Peuples iterranéens, N° 27-28, 1984, pp. 39-56.
193
Problématique critiquée récemment par Pierre Clastres, La Société contre
l’État, Paris, Ed. de Minuit, 1974 ; Voir aussi l’art, de Marcel Gauchet, “La
dette du sens et les racines de l’État-Politique de la religion primitive” dans
la revue LIBRE, petite bibl. Payot, 77-2, p. 27 “Il n’y a pas l’État dans les
sociétés primitives. Mais il y a sa possibilité, que la société s’emploie préci-
sément à conjurer”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 124

I. Wallerstein 194 a relancé ce débat sur la nature de l’État dans le


cadre de l’évolution d’un ordre économique mondial dont la Méditer-
ranée est alors à bien des égards le centre. Pour lui, c’est le développe-
ment d’une économie-monde [133] qui provoque le centralisme éta-
tique à un niveau jamais atteint auparavant. Décisions économiques et
décisions politiques sont devenues inséparables. De là, Wallerstein
voit dans l’État “le révélateur” 195 de cette économie-monde qui se dé-
ploie, et il s’interroge sur la nouveauté et le rôle de l’esclavage à cette
époque. Malheureusement, il ne parvient pas à reconnaître dans le
phénomène esclavagiste au Nouveau- Monde, également un révélateur
de l’État moderne. On ne peut déclarer que “les modes de contrôle du
travail influencent profondément le système politique et, en particu-
lier, les puissances de l’appareil étatique” 196, sans prendre la peine
d’examiner le rôle possible de l’esclavage dans les pratiques de l’État
comme dans les théories du Droit et de l’État. L’Afrique étant, dit-il,
une région extérieure à la zone de l’économie- monde, elle apparaît
sans conséquence économique pour l’Europe ; sur cette base c’est
l’esclavage lui-même qui finit par rentrer sous le boisseau, par être di-
lué, sinon contourné.
Or des difficultés importantes s’opposent à la pratique de l’escla-
vage : elle n’a pu aller de soi au niveau de la vision du monde qu’elle
implique. Pas plus qu’un siècle auparavant la conquête des Indiens n’a
pu se produire sans susciter des interrogations, en particulier sans un
effort de pensée pour trouver une place à l’Indien dans la pyramide du
monde, telle qu’elle était conçue au Moyen-Age. Mais au XVIIe
siècle, on assistait peu à peu à l’abandon d’une conception des institu-
tions humaines en connexion avec la loi naturelle et la loi divine. Ju-
ristes et philosophes, pour justifier l’esclavage, retournent aux théories
basées sur le droit romain 197. Car ni [134] la loi naturelle, ni la loi di-

194
Immanuel Wallerstein, Capitalisme et Économie-Monde 1450-1640, Paris,
Flammarion, 1980.
195
Ibid., p. 281, Voir la conclusion Çh. VII, “Reprise théorique” p. 311 ss ; et
p 124 : “Le point de vue que nous défendons ici est que le développement
d’États puissants dans les zones centrales du monde européen est un élément
essentiel du capitalisme moderne”.
196
Ibid., p. 84.
197
David B. Davis présente une longue et rigoureuse démonstration sur l’aban-
don de la loi naturelle ou divine dans les recherches de justification de l’es-
clavage au XVIIe siècle, voir en part, dans l’ouvrage de 1966, The problem
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 125

vine ne pouvaient être mises à contribution dans la fondation et la


mise en pratique de l’esclavage. Curieusement, la plupart des histo-
riens de l’esclavage dans les Amériques sont hésitants et perplexes
face au problème de la légitimation de l’esclavage. Ainsi par exemple,
Antoine Gisler dans son ouvrage sur L’esclavage aux Antilles Fran-
çaises, s’interroge sur le rapport entre la théorie et la pratique de l’es-
clavage. Comme Victor Schoelcher, il se rend compte qu’au XVII e et
au XVIIIe siècle on s’en est pris davantage aux abus de l’esclavage
qu’à l’institution elle-même 198. Il porte, tout au long de l’ouvrage, une
interrogation sur les contradictions entre la légitimation de l’esclavage
et la dénonciation des abus qui lui sont inhérents. Les réflexions de
David Brion Davis 199, sur l’esclavage dans la culture occidentale re-
joignent les préoccupations d’Antoine Gisler. De son côté, Eugène
Genovese, dans son Économie politique de l’esclavage revient sur la
question des aspects rationnels et irrationnels de l’esclavage 200, mais
n’arrive guère à clarifier davantage le débat. Il n’a pu parler que des
traits capitalistes et pseudo-capitalistes de l’esclavage après Max We-
ber, en court-circuitant la problématique de l’État. Or l’esclavage a dû
devenir une question politique pour se réaliser dans la pratique. Peine
perdue de recourir au racisme 201 — la théorie raciste ne sera vraiment
disponible [135] qu’au XIXe siècle — peine perdue de recourir à la re-
ligion celle-ci est dès le XVII e siècle rigoureusement instrumentalisée
par l’État 202. Autrement dit, hors d’un encadrement et d’une visée éta-
tiques, l’esclavage au Nouveau-Monde, en particulier dans la Caraïbe,
of slavery, ibid, p. 91 ss. Les discussions sur l’esclavage en Amérique ont
été dominées par le code justinien (p. 108). Voir aussi les réflexions de
Pierre Legendre sur les bases fondatrices des États modernes : “Ainsi les
maîtres du discours juridique ont-ils répété d’âge en âge et jusqu’à l’ap-
proche de l’ère industrialiste, l’axiome d’une légitimité de leur science, en
s’affichant les descendants des Géants, ces jurisconsultes fameux de la
Rome antique dont l’Empereur Justinien devait transmettre les doctrines à
tout l’Occident”. L‘Amour du censeur, essai sur l’ordre dogmatique, Paris,
Ed. du Seuil, 1974, p. 104.
198
Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises, op. cit.
199
D. B. Davis, The Problem of Slavery in Western Culture, op. cit.
200
Eugène Genovese, Économie politique de l’esclavage, tr. N. Barbier, Paris,
Maspéro, 1979.
201
Cf. La périodisation proposée par Léon Poliakov, dans son ouvrage sur Le
Racisme, Ed. Seghers, 1976 ; également son art. “Brève histoire des hiérar-
chies raciales” dans la revue Le Genre humain, N° 1. La Science face au ra-
cisme, Fayard 1981, pp. 70-82.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 126

aurait toutes les difficultés pour s’implanter. Au départ, avec Riche-


lieu, l’intérêt de l’État est place au-dessus de tout, et l’on préfère re-
pousser sans cesse les contradictions que représente un esclave : être
humain et chose à la fois. Conquérir le monde supposait une théorie
du travail qui embrigade, enrégimente tout individu considéré comme
oisif, ou tout peuple qui ne dispose pas du sens de la rentabilité et qui
vit — apparemment ou du moins comme le sens commun le disait —
au simple niveau de la nature. Pour les Noirs d’Afrique justement,
l’esclavage sera offert — ce sont ces idées qu’on répand en Europe —
non pas comme un rachat (vision encore théologique du XVI e siècle),
mais comme un apprentissage à la condition d’être humain, comme
mode de passage de la barbarie à la civilisation. C est l’État qui a pris
en charge la réalisation pratique de 1 esclavage et s’est mis en devoir
de le réglementer. Autrement dit, après s’être soumis la religion au
XVIIe siècle, l’État, devenu désormais seul temple de la transcen-
dance, se porte garant de l’institution esclavagiste, jusqu’à décharger
le maître lui-même d’avoir à affronter la contradiction de sa condition
face à un être humain, sa propriété privée. On comprend que l’escla-
vage a pu souvent être utilisé comme point de départ à toute tentative
de réflexion sur la légitimation de la domination. Car l’esclavage a la
vertu d’aller jusqu’au bout de la domination, sans biaiser, en produi-
sant la négation de “l’autre” mais sans l’anéantir. On sait cependant
que le phénomène colonial a trouvé sa justification idéologique dans
la nécessité d’abandonner le système esclavagiste. [136] Mais l’escla-
vage comme tel paraissait seulement une erreur de parcours : une er-
reur économique. Rarement il a fait l’objet d’une contestation radicale
au siècle des Lumières. Le mouvement abolitionniste n’avait eu
d’ailleurs du succès qu’en Angleterre et après de violentes polémiques
entre partisans et opposants ; la France ne l’a suivi qu’à contrecœur et
de la manière la plus timide possible, les voix de l’Abbé Grégoire et
de Victor Schoelcher ayant retenti le plus souvent dans le désert. Aux
États-Unis, les abolitionnistes du Nord ont été peu nombreux tandis
que ceux du Sud ont tergiversé pendant un siècle. Mais on sait que les
esclaves noirs, une fois affranchis, n’ont pas obtenu automatiquement
tous les droits civiques. Barbares, les Noirs américains devaient le res-
ter longtemps encore à travers les préjugés diffusés dans les écoles et
202
Par Ex. Michel de Certeau, L’écriture de l’Histoire, op. cit., pp. 162-167 ;
ou Etienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Riche-
lieu, A. Colin, 1966.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 127

dans la presse sur “les tares raciales africaines” qui n’ont pas eu le
temps de disparaître, malgré deux siècles d’esclavage. En outre,
chaque État colonisateur, à la fin du siècle dernier, ne s’est-il pas cru
obligé de justifier sa présence dans les sociétés non-occidentales à
partir de la nécessité sacrée de répandre les bienfaits de la civilisa-
tion ? C’est que, dans la pensée dominante en Occident, une opposi-
tion structurale s’était établie entre un état dit de nature dans lequel se
trouveraient des peuples “sauvages et primitifs”, et la nature de l’État
moderne comme moyen d’échapper à la barbarie.
Précisément, le Léviathan de Hobbes 203, considéré comme une
œuvre diabolique et donc réprouvé par la plupart [137] des écrivains
du XVIIe siècle, n’a fait que prendre la mesure de l’événement que re-
présente l’avènement de l’État moderne. Hobbes situe le débat exacte-
ment au point qui nous intéresse ici : à la jonction de l’esclavage et de
la naissance de l’État moderne comme pur arbitraire, qui ne doit sa
nécessité qu’à lui-même et en lui-même. Le caractère absolu de la do-
mination du maître sur l’esclave débouche pour Hobbes sur le carac-
tère absolu de l’État, en sorte que défendre l’esclavage et défendre
l’État deviennent une seule et même chose. On aurait tort de considé-
rer la pensée de Hobbes comme complètement insolite en son temps
pour avoir présenté l’État sous un jour aussi violent. À la vérité
d’autres auteurs partageaient pour l’essentiel la même représentation
de l’État, dès lors qu’ils admettaient à la fois la soumission de la reli-
gion à l’État et la coupure entre la loi divine et le droit positif. Pufen-
203
Leviathan or the Matter, forme and Power of Commonwealth Ecclesiasti-
call and civil, Ed. par Michaël Dakeshott, Basil Blackwell, Oxford, 1946;
David B. Davis souligne aussi le poids de la théorie politique de Hobbes
dans la défense de l’esclavage en rapport avec la défense de l’État absolu-
tiste, The problem of slavery in the Western culture, op. cit. en part. pp 116-
121. Sur Hobbes voir aussi Pierre Manent, Naissance de la politique mo-
derne — Machiavel, Hobbes, Rousseau, Payot, 1979; Samul I. Mintz, The
Hunting of Leviathan, Cambridge Univ. Press, 1962; l’article récent de Gré-
goire Madjaran, “Hobbes et la société marchande”, dans Temps modernes,
N. 434, sept. 1982, p. 550-563; enfin l'article récent de Pierre Guenancia,
“Puissance et arbitraire (sur Hobbes)”, dans la Revue Philosophie, N. 1, jan-
vier 1984, Ed. de Minuit, p. 34, présente bien la philosophie de Hobbes
comme “la première philosophie politique”, qui s’adresse directement au
peuple pour qu’il soit lui-même celui qui s’en remet au “souverain”. C’est
“la mythologie moderne du pouvoir”, explique Guenancia, qui prend nais-
sance avec le Léviathan.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 128

dorf par exemple acceptait l’esclavage comme discipline sociale, et


l’enfermement des mendiants, des vagabonds et des voleurs comme
tâche coercitive légitime de l’État. Si Jean Bodin est pour sa part hos-
tile à l’esclavage, il ne prévoit son abolition que sous des formes gra-
duelles. De même Grotius justifie l’esclavage, mais à partir d’une jus-
tice naturelle détachée de la doctrine du péché originel. Pour Bossuet
aussi, une domination qui s’instaure par la force finit par trouver sa lé-
gitimation dans la nécessité d’éviter le plus grand mal qu’est l’anar-
chie. Dans tous les cas, l’État recueille en lui-même tous les pouvoirs
attribués auparavant à la religion 204. C’est pourquoi l’esclavage du
XVIIe siècle n’est pas [138] un avatar dans l’histoire de l’Occident,
mais un événement qui se situe au plus près de la représentation de la
civilisation. Moses Finley souligne à juste titre comment les historiens
de l’esclavage antique sont restés continuellement dominés par les
tensions sociales contemporaines et comment a fortiori aux États-Unis
toutes les recherches sur l’esclavage noir n’ont pu échapper à ces ten-
sions. C’est qu’apparaît là, dit-il, une intuition que toute réflexion sur
l’esclavage antique ou moderne — car fondamentalement la nature de
l’esclavage reste la même partout où il se pratique — soulève tôt ou
tard des débats sur “les fondations fragiles” sur lesquelles repose le
système de travail libre (ou salarié) qui, du reste, est d’apparition ré-
cente. Mais on dirait que la conscience occidentale dresse des rem-
parts contre toute contamination d’elle-même par la pensée du phéno-
mène esclavagiste, puisque par ce biais c’est “l’autre” qui se donnerait
comme tel à penser et à affronter, non plus à un niveau général et abs-
trait, mais au niveau le plus concret. Il reste en effet à expliquer pour-
quoi, au Nouveau-Monde, après l’asservissement des Indiens, l’escla-
vage de Noirs importés d’Afrique a été choisi comme solution au pro-
blème de la main d’œuvre ; les “engagés”, ramassis de vagabonds la
plupart du temps, venus d’Europe pour se lier dans les Antilles par un
contrat de trente-six mois, se sont pourtant montrés capables de tra-
204
Voir le long développement de David B. Davis, The Problem of slavery, op.
cit. Ch. 11 et 12, p. 333-390 ; une note des Principes de la philosophie du
droit, op. cit. de Hegel, est ici suggestive : “lorsque naguère on traitait au
congrès américain de l’abolition de l’esclavage des nègres, une dignité des
provinces du sud fit cette réplique pertinente “Accordez-nous les nègres,
nous vous accordons les quakers”. Ce n’est que la force qu’il a par ailleurs
qui permet à l’État de supporter, et de négliger de telles anomalies...” note 1
p. 290. C’est qu’en fait la critique de l’esclavage entreprise par les Quakers
atteignait l’État lui-même.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 129

vailler dans les mêmes conditions que les esclaves. Certes, l’esclave
est à vie et sa progéniture est liée au même sort que lui. Sur cette base,
on a pu calculer qu’il coûtait moins cher qu’un “engagé”. Encore que
le maître ait à sa charge les frais de nourriture, d’entretien et de loge-
ment de l’esclave. Mais ce raisonnement tourne court dès qu’il s’agit
de donner une justification idéologique et un encadrement juridique à
la pratique. Moses Finley constate qu’on trouve rarement une société
“qui ait toléré [139] l’asservissement, sur place, de sa propre popula-
tion 205. Cela est instructif précisément sur la problématique du rapport
à “l’autre”, à “l’étranger”, telle qu’elle est incontournable pour toute
société.
De même qu’il a été bon pour sorciers, mendiants, voleurs, vaga-
bonds, oisifs et fous d’être soumis au grand renfermement afin que la
raison et la raison de l’État s’établissent, de même il a été bon pour
l’esclave noir d’être soumis à la loi du travail et du maître pour s’arra-
cher à la nature et se sauver de la mort. La conquête du monde (ou le
développement de l’économie-monde), c’est l’entrée de chaque
peuple et de chacun dans l’État, c’est la mise de toutes les potentiali-
tés humaines au service de l’État. L’État moderne tendra par lui-
même, comme l’a souligné Claude Lefort, à supprimer toute distance
entre lui et la société civile et dans un même mouvement toute exté-
riorité par rapport à lui 206.
Or c’est l’héritage d’une telle vision de l’État que recueillent les
Chefs d’État haïtiens au lendemain de l’Indépendance. Le “soft State”
dont parlent encore les économistes modernes à propos d’Haïti n’est
irrationnel qu’en apparence. Il est avant tout un mimétisme de l’État
moderne, l’expression d’une impossibilité de réaliser une homogénéi-
té de la nation haïtienne et son renvoi au niveau le plus fantasmatique.
Sans doute est-ce un imaginaire de l’État, reçu tout droit du contexte
esclavagiste, qui domine en Haïti de son indépendance à nos jours ?
Pourtant tout conspire apparemment à montrer que le modèle qui a
prévalu dans la création de l’État haïtien indépendant est celui de la
205
Moses I. Finley, Mythe, Mémoire, Histoire, Flammarion, Paris. 1981, p. 57.
206
Cf. Claude Lefort, “L’image du corps et le totalitarisme”, dans Confronta-
tion : L‘État cellulaire, Cahiers 2, Aubier automne 1979, pp. 9-20; et sur-
tout les ouvrages dans lesquels il développe ces mêmes analyses : Les
formes de l’histoire, Gallimard; Un homme en trop, Réflexions sur "Archi-
pel du Goulag", Seuil, 1976; L’invention démocratique, les limites de la do-
mination totalitaire. Fayard, 1981.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 130

révolution française. [140] D’abord l’exaltation du jacobinisme depuis


Toussaint- Louverture est chose courante dans tous les discours poli-
tiques. Ensuite l’État s’efforce d’avoir le contrôle sur toutes les insti-
tutions, y compris sur l’Église catholique. Ce sont en effet les prêtres
français assermentés de la constitution civile du clergé et donc liés à
l’abbé Grégoire, qui ont été recherchés et admis en Haïti par tous les
gouvernements pendant le premier demi-siècle. Les difficultés rencon-
trées pour la signature d’un Concordat avec le Vatican proviennent du
dessein avoué d’établir une Église nationale entièrement dédiée au
service du gouvernement en place. On pourrait donc soutenir —
c’était d’ailleurs pendant tout le XIXe siècle le grief principal de
l’Église contre l’État — que le modèle de la révolution française n’a
cessé de hanter les gouvernements haïtiens. À l’appliquer, ils étaient
censés faire entrer le pays dans l’histoire universelle ou la civilisation
en marche. À la vérité, cette représentation de la civilisation (même si
le mot n’existait pas encore) opérait déjà avec efficacité dans l’État
esclavagiste des XVIIe et XVIIIe siècles. Le modèle de la révolution
française reste plutôt surdéterminé en Haïti par l’histoire de l’escla-
vage. Car la légitimation de celui-ci se basait sur la présomption d’un
état de sauvagerie du Nègre que le contact salvateur avec le maître-
blanc devait peu à peu enrayer. Cette conception n’a guère été dépas-
sée au XIXe siècle. Aucune visée d’homogénéité culturelle-nationale
n’anime l’État haïtien à cette époque. À la limite, on ne découvre en
Haïti nul recours à l’idéologique comme tel, par quoi une justification
serait offerte à l’assujettissement des masses. L’État haïtien comme
État indépendant sera à lui seul, dans sa formalité, la face — visible
pour l’étranger — de la civilisation établie en Haïti. D’un autre côté, il
cherchera en même temps un consensus populaire au sein du vodou
qui sera alors non pas appréhendé pour lui-même ou respecté dans son
altérité, mais réemployé comme signifiant de la barbarie. En revanche,
soutenir que le despotisme récurrent en [141] Haïti s’enracine dans
une culture “archaïque”, c’est croire que l’État moderne n’a nul be-
soin, quant à lui, d’un fondement symbolique et sacré. Certes, ce qui
caractérise l’État moderne, c’est qu’il s’en disjoint effectivement,
mais pour recueillir d’une autre main et rabattre sur lui-même le sacré
qu’il avait commencé par chasser. Au contraire, les cultures dites “ar-
chaïques” travaillent presque partout, comme l’ont montré Pierre
Clastres, et plus récemment Luc de Heusch, à renvoyer le pouvoir po-
litique dans un “ailleurs” monstrueux, c’est-à-dire dans l’ordre de la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 131

sorcellerie, et donc à maintenir une méfiance constante vis-à-vis de


l’État 207.
En Haïti, c’est le fantasme de la civilisation qui semble prédominer
puisque autrement la chasse au barbare que permet la pénalisation du
vodou resterait inexplicable. Mais la civilisation sera théâtralisée, à
défaut de pouvoir vraiment se réaliser. Ainsi le rôle assigné par l’État
haïtien à l’Église catholique, dans le cadre du Concordat signé avec le
Vatican en 1860, est celui d’un appareil destiné à produire un discours
inquisiteur contre le vodou, mais sans devoir vraiment aboutir à son
éradication.
Concrètement, le vodou continue à faire des irruptions spora-
diques, chroniques même sur les scènes d’où il est chassé. A la limite,
si le vodou venait à disparaître pour de vrai, l’État haïtien s’abolirait
lui-même. Il est par exemple symptomatique qu’en aucun cas l’on ne
soit parvenu en Haïti à renvoyer les manifestations du vodou sur le re-
gistre de la folie. On a pu organiser des chasses aux cérémonies-vo-
dou, des scènes d’autodafé, emprisonner des oungan, condamner des
“sorciers” déclarés tels, diaboliser le champ vodou tout [142] entier.
Mais la thèse de la possession par les “esprits” comme une crise
d’hystérie n’a guère eu de succès : elle a pu être battue en brèche non
seulement par les ethnologues étrangers, mais par toute l’école d’eth-
nologie haïtienne. Le vodou apparaissant aujourd’hui finalement
comme une religion, et comme la religion des masses paysannes, on
ne peut plus le tenir pour un champ de développement de la folie.
Dans les pratiques médicales en Haïti, il est admis depuis longtemps,
même de manière cachée, que des malades mentaux trouvent la guéri-
son et voient disparaître leurs troubles grâce à des cérémonies-vodou.
Certains psychiatres souhaitent même une collaboration plus grande
avec des oungan dans certains cas. C’est une des conclusions de
Jeanne Philippe, dans une étude sur Classes sociales et maladies men-
tales en Haïti, qui se rend compte que les fous sont relativement bien
admis dans la société haïtienne en général, et en particulier dans la
207
Voir l’article de Luc de Heusch sur “Les Droits de l’Homme comme objet
de réflexion anthropologique”, in La Pensée et les hommes, revue mensuelle
de philosophie et de morale laïques, 1982-1983, p. 141 : avec un sage pres-
sentiment des dangers du despotisme que la royauté sacrée contient en
germe, la société archaïque décrète que le pouvoir est maudit, étranger à sa
propre logique, qu’il lui est extérieur et que sa transcendance se situe dans
un ailleurs redoutable”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 132

paysannerie. Il y aurait, en outre, une rareté de la maladie mentale


chez les paysans haïtiens 208, et les cliniques psychiatriques sont tout
aussi rares, et seulement situées dans la capitale. En 1979, on évaluait
à 50 le nombre de lits que pouvait recevoir le centre public de psy-
chiatrie de Port-au-Prince, les malades jugés psychotiques chroniques
étant renvoyés à Beudet, véritable asile où sont, en fait, jetés pêle-
mêle avec le minimum de soins toutes sortes de gens, plutôt pauvres,
abandonnés par leurs familles. Même si les délires chez les malades
mentaux de la classe moyenne et des classes pauvres ont un contenu
religieux-vodou, celui-ci n’est pas renvoyé sur le registre de la folie.
Car, si folie il y a, elle provient la plupart du temps d’un dérèglement
des rapports avec les “esprits” auxquels on rend un culte dans le cadre
du vodou. On ne s’est donc pas livré, en Haïti, à une tâche de psychia-
trisation du vodou qui viendrait au secours d’une pénalisation dé-
faillante. Derechef, le vodou reprend ses droits et n’est [143] plus
guère conçu comme pratique délirante. On a abouti ainsi à parler
d’une société paysanne repliée sur elle-même, basée sur ses propres
traditions, et constituant pratiquement à l’intérieur d’Haïti un autre
pays (le pays réel). C’est que la tâche précise de l’État — et c’est le
service attendu de la pénalisation du vodou — consiste d’abord à pro-
duire la marginalisation de la paysannerie. Or en même temps, une ci-
vilisation paysanne en quête continuelle de marronnage par rapport à
l’État semble bien s’être construite au lendemain de l’Indépendance.
Mais chaque crise sociale laisse découvrir le sol fragile sur lequel che-
mine la société haïtienne tout entière. Plus précisément, on dirait qu’à
chaque crise sociale, toutes les vannes ont tendance à sauter, entraî-
nant comme conséquence une recrudescence des rumeurs de sorcelle-
rie. Et au fond, les fuites ne sont-elles pas permanentes ? N’est-ce pas
la peur des inondations qui pousse à déclarer sporadiquement le vodou
comme pur champ de sorcellerie ? La peur d’une invasion des bar-
bares ?
Non point cependant, que dans le cas d’Haïti, on puisse reprendre
par exemple la thèse de Michelet sur la sorcellerie au Moyen-Age,
comme la revanche ou la rébellion des misérables sur les privilégiés.
Dans le contexte du vodou, les jeux paraissent beaucoup plus obscurs.
L’ont-ils été moins, d’ailleurs, en Europe ? Là-dessus, Michelet a sans
208
Jeanne Philippe, Classes sociales et maladies mentales en Haiti, Port-au-
Prince, Les Ateliers Fardin, 1979, p. 116.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 133

doute fait plus de concessions à son imagination et à son désir qu’il ne


le dit. La problématique de la sorcellerie en Haïti requiert qu’on
confronte enfin les discours et récits en circulation avec le dispositif
des croyances et pratiques. Toutefois, l’on commencera par s’interro-
ger sur les sources et les enjeux de l’imputation du cannibalisme faite
si souvent aux adeptes du vodou dans la littérature étrangère.

[144]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 134

[145]

Le barbare imaginaire.

Deuxième partie

Retour à la table des matières


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 135

[145]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre V
DU FANTASME AU FESTIN :
LE RÉCIT CANNIBALE

“Entendio tambien que lejos de alli habia hombres de


un ojo, y otros con hocicos de perros que comian los
hombres.”
CHRISTOPHE COLOMB
Journal du 4 novembre 1492.

“...a que aquellos indios que llevaba llamaban Bokio,


lacual decian que era muy grande y que habia en ella
gente que ténia un ojo en la frente, y otros que se llamaban
canibales, a quienes mostraban tener gran miedo... ”
CHRISTOPHE COLOMB
(Journal, 23 novembre 1492) cité par Julio C.
Sala »,
Los Indios Caribes
Barcelone 1921, p. 33.

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[146]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 136

[147]

Qu’on ait associé la sorcellerie en Haïti à un cannibalisme réel pra-


tiqué au sein des cérémonies ordinaires du vodou et dans les sociétés
secrètes, cela apparaît clairement dans la vaste littérature européenne
et américaine que nous avons examinée jusqu’ici. Le cannibalisme
était censé nous arriver tout droit d’Afrique noire. En 1948 encore, un
missionnaire belge, le P. Verschueren, qui voulait se ranger aux côtés
des défenseurs d’Haïti, écrit un ouvrage d’ethnologie dans lequel il
prétend faire le point sur le vrai et le faux, le positif et l’imaginaire, la
responsabilité privée et collective dans les imputations de canniba-
lisme faites au peuple haïtien. Mais, dès le départ, l’auteur devait
avouer que la littérature ethnologique qu’il connaît sur l’Afrique noire
présente le cannibalisme comme une pratique largement répandue au
Gabon, au Dahomey, au Nigeria, au Congo et en Angola 209. En ce qui
concerne Haïti, les étrangers, dit-il, auraient exagéré, mais ne seraient
pas pourtant totalement dans l’erreur. Il suffit de comprendre Haïti
comme un pays “habité par des descendants des esclaves africains,
dont quelques-uns étaient plus ou moins adonnés aux sacrifices hu-
mains soit au cannibalisme et qu’Haïti n’est autonome que depuis en-
viron un siècle”. Et il devait ajouter : “Ce qui rend ce crime horrible
en Haïti, c’est l’élément “temps”, c’est-à-dire [148] le fait que c’est à
notre époque qu’on rencontre des mœurs pareilles” 210.
On voit bien qu’il n’y a pas si longtemps le cannibalisme était jugé
un phénomène courant en Afrique noire, en particulier dans des récits
de missionnaires, d’explorateurs et d’administrateurs coloniaux.
Evans- Pritchard lui-même reconnaissait qu’au moment où il entrepre-
nait ses enquêtes sur la sorcellerie, les rumeurs sur le cannibalisme
étaient puissantes chez les Azandé : il s’interrogeait, disait-il, sur cette
209
J. Verschueren, Panorama d’Haïti, T. III, Le culte du vaudoux en Haïti.
Ophiolatrie et animisme, Paris, Lethielleux, Ed. Scaldis, 1948, pp. 260-267.
210
Ibid., pp. 285-286
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 137

fumée qui ne devait pas rester sans feu 211. Il nous faut donc examiner
les sources de ces rumeurs sur le cannibalisme qui ont encore de nos
jours tant de succès dès qu’on évoque les sociétés secrètes du vodou
en Haïti. Mais mon propos ne visera pas d’abord à démarquer le réel
de l’imaginaire, le vrai du faux dans ces rumeurs. Je souhaite seule-
ment attirer l’attention sur le fantasme de barbarie lié à ce que j’appel-
lerais cette promptitude à imputer le cannibalisme à un certain nombre
de peuples.

1. Sorcier et/ou cannibale :


une circulation de récits

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La sorcellerie en Haïti comme dans toutes les Antilles plonge dans


la vaste nappe de l’imaginaire de la sorcellerie qui se déploie avec
force à la fin du Moyen-Age et au début de l’âge classique. Le
Moyen-Age finissant nous offre une explosion de la démonologie, pa-
tiemment accumulée pendant plusieurs siècles, et qui se déploie en un
véritable arc-en-ciel d’où sortiront les célèbres chasses aux sorcières.
Une littérature immense 212 circule autour du phénomène, mais le débat
théorique pour en saisir la nature et la dynamique est [149] loin d’être
terminé. On sait qu’au début de l’ère chrétienne, les Romains soup-
211
E. Evans-Pritchard, “Cannibalisra Azandi Text”, in Africa 6 (1956), p. 73-
74 ; et “Zande Cannibalism” in The position of women in primitive Societies
and other essays in social anthropology, London, Faber and Faber, 1963,
pp. 133-164.
212
On se reportera en particulier ici aux travaux de Norman Cohn, op. cité ;
Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVII e siècle. Une ana-
lyse de psychologie historique, Paris, Seuil 1980 ; M.S. Dupont-Bouchat, W.
Frijhoff, R. Muchembled, Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas, XVIe-
XVIIe siècle, Paris, Hachette 1978 ; E.W. Monter, Witchcraft in France and
Swilzerland. The borderlands during the Reformation, Ithaca — Londres,
Cornell V.P. 1976. A. Mac Farlane, Witchcraft in Tudor and Stuart Eng-
land. A regional and comparative stydy, Londres, Routledge and Regan Paul
1970 ; Carlo Ginsburg, Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels
agraires aux XVIe et XVIIe siècles, tr. de l’italien par G. Charuty, Paris,
Flammarion 1980 ; Julio Caro Baroja, Les sorcières e) leur monde, Paris,
Gallimard 1972, qui tous ont relancé les recherches sur la sorcellerie dans
l’Europe de la fin du Moyen-Age.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 138

çonnaient les chrétiens de pratiques cannibaliques et de meurtres ri-


tuels d’enfants. Les termes utilisés dans les cérémonies d’eucharistie
se prêtaient si bien à ce soupçon que les premiers théologiens ont eu
bien du mal à répondre à leurs détracteurs. Avec l’institutionnalisation
du christianisme, les accusations se renversent très vite : ce sont les
dissidents qui deviennent des sectes à visées subversives et qui se
réunissent pour d’étranges festins et d’interminables orgies, à l’abri de
tous les regards. Norman Cohn fournit d’excellentes analyses sur le
processus, permanent au cours du Moyen-Age, de diabolisation des
hérétiques 213. C’est précisément dans cet espace de dérangement de
l’ordre établi, l’hérésie, que vont émerger les stéréotypes du sorcier et
du cannibale, livrés totalement au service du Diable, et suppôts de
l’Antéchrist. A cette époque cependant, le Diable fait encore figure de
vaincu, même s’il hante la vie de chaque chrétien comme cet être mi-
homme mi-animal, expression de la régression vers l’anti-nature et
l’anti-culture à la fois. Sous un certain rapport, une certaine familiarité
s’établit avec lui au Moyen-Age. Il faut donc attendre la fin du XVI e
siècle pour assister à un “déploiement de la figure du diable, comme
menace et terreur pour la civilisation chrétienne” 214. [150] On peut
même se demander si, avec la naissance du purgatoire et les débats
théologiques qui s’y nouent un peu plus tard, le diable ne prend pas
une revanche et ne se met à circuler, à rôder davantage, à chercher
plus d’espace pour s’exhiber 215. Dans tous les cas, les grandes chasses
aux sorcières viennent apporter un démenti à l’idée d’une victoire as-
surée sur le diable. Du sorcier comme tel, existant objectivement, on

213
Voir Norman Cohn, op. cit., les chapitres II et III sur “La diabolisation des
hérétiques médiévaux” et “Quelques aperçus sur l’idée du diable et de ses
pouvoirs”, pp. 53-100.
214
Voir l’avant-propos de Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas, op. cit., de
Robert Muchembled : “Satan ou les Hommes ? La chasse aux sorcières et
ses causes”, pp. 15-39, excellent résumé des débats en cours sur la sorcelle-
rie à la fin du Moyen-Age ; sur les mêmes hypothèses, voir aussi J. Delu-
meau, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, Nouvelle Clio, 1971 ;
et La Peur en Occident. XIVe — XVIIIe siècles, Paris, Fayard 1978.
215
Jacques le Goff, dans son récent ouvrage, La Naissance du purgatoire, Pa-
ris, Gallimard 1981, écrit justement : ‘‘Dans le domaine dogmatique et théo-
logique, c’est aussi entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIe siècle
que le purgatoire est définitivement intronisé dans la doctrine de l’Église
Catholique, contre les Grecs au concile de Florence (1439), contre les pro-
testants au concile de Trente (1562)”, p. 483.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 139

sait très peu de chose. Tout conspire à prouver qu’il n’apparaît qu’à
l’intérieur du triple rapport noué autour de sa figure : l’imaginaire du
paysan lui-même, les innombrables représentations des églises et les
rumeurs, les discours des juges et inquisiteurs, et la démonologie
construite par les théologiens.
C’est cette démonologie exubérante qui a été peu à peu déportée,
repoussée vers le Nouveau-Monde. L’ignorance du christianisme chez
les Américains et les Caraïbes s’accompagne de trois grands stig-
mates : le cannibalisme, la polygamie et la sorcellerie. À vrai dire,
l’un d’entre eux semble commencer par servir de commun dénomina-
teur aux autres : le cannibalisme. L’absence de toutes règles, de toutes
lois, que signifie la polygamie à cette époque pour les conquistadores,
est censée entraîner de soi l’excès que représente le cannibalisme. Et
celui-ci semble se donner pour une structure à partir de laquelle toutes
les pratiques sociales de ces sociétés sont appréhendées et interprétées
au début de la Conquête. Dans la compréhension des Indiens-Caraïbes
chez Christophe Colomb, Cannibal ou Caribal se dit justement des
Caraïbes, définis ainsi comme ceux qui mangent de l’homme. Pour
[151] Colomb, en effet, dès son débarquement dans les îles, les In-
diens apparaissent nus, dépourvus de lois, de religion 216 ; il n’est point
étonnant qu’ils soient à la fois proches des animaux, et cannibales.
Les découvertes de restes humains dans les huttes des Indiens, de
crânes suspendus sur des poutres, d’ossements desséchés, ont suffi
comme indices d’un cannibalisme présumé largement coutumier. Plu-
sieurs rapports 217, adressés à la Cour Royale, vont achever de répandre
pour longtemps cette fable du cannibalisme des Caraïbes, inaugurée
par Colomb. De récits en récits, le témoignage prétend chaque fois
être oculaire, dans la mesure même où l’évidence du cannibalisme est
soustraite à l’examen. Dans l’argument de Sepulveda 218 contre Las
Casas, le cannibalisme est une donnée première, qui fait partie des
“preuves” de la “vie sauvage” des Indiens.

216
Sur Colomb et les Indiens, voir le commentaire de Tzvetan Todorov, La
conquête de l’Amérique. La question de l’autre, op. cit., p. 40 ss.
217
Voir Julio C. Sales, Etnografia americana. Los Indios Caribes. Estudio
sobre el origen del mito de la antropofagia, Barcelona, 1921 ; plus récem-
ment, Jalil Sued Badillo, Los Caribes : revalidât o fabula, Editorial Antilla-
na, Puerto-Rico, 1978.
218
Voir Todorov, La Conquête de l’Amérique, op. cit. p. 162.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 140

Tous les écrits postérieurs des chroniqueurs et des voyageurs, en


particulier les célèbres textes de Théodore de Bry 219, de H. Benzoni,
ou de Jean de Léry, donnent à penser que le cannibalisme est resté une
hantise puissante dans la vision que les Européens ont de l’Indien.
L’analyse structurale de l’iconographie de la fin du XVI e siècle pré-
sentée par Bernadette Bûcher montre à l’œuvre l’importance du motif
de cannibalisme dans ce qu’elle appelle “la formation même de cette
mythologie du Conquérant” 220. Les gravures illustrant la conquête éta-
blissent continuellement un réseau de correspondances entre la repré-
sentation physique des [152] Indiens (les Tupinamba) et leur activité
rituelle anthropophagique. Sur cette base, Théodore de Bry présente
les Indiens comme un peuple en dégénérescence, placé au début de la
création, et dont seule la théologie de la chute originelle peut rendre
compte. Cette réintégration de l’Indien dans l’ordre du monde tel qu’il
est conçu au Moyen-Age revient à faire correspondre l’Indien à la re-
présentation qu’on a en Europe de la sorcière. Pour Benzoni égale-
ment, les “idoles” des Indiens sont données directement comme figu-
rant le diable zoomorphe et androgyne du Moyen-Age. Finalement,
même là où les Espagnols sont tenus pour tyranniques, on ne continue
pas moins à penser que les Indiens demeurent idolâtres, et donc qu’ils
portent en eux la tendance au cannibalisme. De ce fait, ils ne trouvent
leur salut que par la conquête civilisatrice. L’accusation de canniba-
lisme avait eu tellement d’échos dans le public européen que Mon-
taigne, dans ses Essais, dut lui consacrer plusieurs pages. “Nous appe-
lons contre nature ce qui est contre la coutume”, disait-il. Dans ce cé-
lèbre chapitre sur les cannibales, Montaigne rappelait que l’Européen
ne disposait d’autre point de vue pour distinguer la vérité et la raison
que ses propres coutumes. Cette thèse espérait ainsi creuser une en-
taille profonde dans les préjugés émis sur les mœurs dites “canni-
bales” des Indiens. La rupture avec l’ethnocentrisme n’a pu cependant
connaître de prolongements tant l’idéologie de la conquête a été hégé-
monique. Plus tard, au XVIIe siècle, les récits des missionnaires fran-

219
La collection de Théodore de Bry va de 1590 à 1634 : puis Hiejonyme Ben-
zoni, Histoire du Nouveau Monde, Genève, Vignon, 1579 ; Jean de Léry,
Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, La Rochelle, Antoine Chup-
pin, 1578.
220
Bernadette Bücher, La Sauvage aux seins pendants, Paris, Hernamm, 1977,
p. IX.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 141

çais, les PP. Bouton, Dutertre, Labat 221, reprendront tels quels tous les
schémas qui circulent sur les Indiens Caraïbes. En règle générale, on
ne s’embarrasse guère de la confusion entre le témoignage visuel et le
ouï-dire. C’est du [153] moins les conclusions auxquelles certains au-
teurs 222 aboutissent aujourd’hui, après examen des sources de la lé-
gende de l’Indien cannibale. Pour Robert Myers, il n’y a pas de don-
nées ethnographiques, archéologiques et linguistiques, qui viennent
appuyer l’évidence de la pratique du cannibalisme chez les Caraïbes.
Il rapporte par exemple le cas de Giovanni Verrazzano, connu pour
avoir été, disait-on, mangé par les Caraïbes lors de son troisième
voyage au Nouveau-Monde, en 1528. Or on sait aujourd’hui qu’on ne
dispose même pas des preuves du voyage de ce navigateur à cette date
et que seulement 23 ans plus tard le premier récit sur sa mort a été
produit, mais sans aucune précision sur les lieux et le contexte. Qu’on
ait pris au moins trois siècles pour commencer à mettre en doute les
récits et légendes sur le cannibalisme des Caraïbes, cela seul devrait
déjà donner à penser. Williams Arens 223 finit par déclarer que c’est
même toute l’anthropologie qui, depuis sa plus lointaine origine jus-
qu’à son développement au XIXe siècle, a partie liée avec le mythe de
221
Père Raymond Breton, Relations de l’ile de la Guadeloupe, T.I (paru en
1647), Basse- Terre, Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1978, écrit par
exemple : “Nos Caraïbes disent par une tradition certaine parmi eux, qu’ils
sont les premiers habitants des Iles et que ceux qui sont dans les montagnes
sont de leurs esclaves qui s’en sont fuis dans les montagnes et y ont peuplé
ce qui fait que maintenant ils ne pardonnent plus que rarement aux esclaves
mâles, mais les tuent et les mangent”, p. 5 P. Dutertre, Histoire générale des
Antilles habitées par les français, T. II, Paris 1966 ; voir le chap. 1 du Traité
VII sur “Les sauvages en général”, se base sur la documentation du P. Bre-
ton pour déclarer cannibales tous les Caraïbes. Le Père Labat dans Voyage
aux îles d’Amérique, 1693-1705, Paris, Ed. Duchartre, reconnaît ne pas
avoir observé de pratiques cannibales chez les Caraïbes, mais se croit obligé
de reprendre la tradition déjà établie qui veut que les Caraïbes ont mangé les
premiers arrivants parmi les Anglais et les Français.
222
Robert Myers, ‘‘Island Carib Cannibalism”, in New West Indian Guide,
Vol. 58, N° 3-4, 1984, Utrecht, pp. 147-184.
223
William Arens, The man-eating myth. Anthropology and anthropophagy,
New-York, Daford University Press 1979, qui a suscité de nombreuses
polémiques. Ivan Brandy, dans “The myth-eating-man” in American An-
thropologist, vol. 84, N° 3, sept. 1982, pp. 595-611, reproche à Arens son
positivisme et son obsession de l’évidence physique. Je prétends pour ma
part que les interrogations de Arens demeurent légitimes, mais qu’il n’y a
pas lieu de penser que le cannibalisme n’a jamais été pratiqué nulle part.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 142

l’anthropophagie. Puisqu’on ne dispose pas de descriptions de pre-


mière main de cette pratique, on s’explique mal que des auteurs se
livrent à de laborieuses théories sur un cannibalisme écologique ou
gastronomique, rituel ou taxinomique 224, [154] sans s’interroger sur la
véracité du “fait” cannibalique. Ce n’est pas ce point de vue que je dé-
velopperai ici. Je voudrais seulement souligner que la promptitude à
imputer le cannibalisme à un certain nombre de peuples récemment en
contact avec l’Occident mérite un examen. Prenons par exemple le té-
moignage de Hans Staden, le célèbre navigateur allemand du début du
XVIe siècle auquel les Tupinamba du Brésil doivent pour plusieurs
siècles leur réputation de cannibales. Fait prisonnier par eux en 1545,
Hans Staden avait apparemment toutes les chances de produire un té-
moignage de première main. Mais l’analyse de son récit et de ses
conditions de production soulève des doutes légitimes sur le canniba-
lisme réel des Tupinamba.
Tout d’abord, la préface de l’ouvrage, écrite par un médecin de
Marburg, D. Dryander, suggère qu’il a dû se produire une collabora-
tion étroite entre lui et Staden dans la production du récit. Dryander
reconnaît en effet avoir “révisé”, “corrigé” le travail de Staden. De
plus, les gravures sont d’un autre spécialiste. Pour Arens, l’ouvrage a
dû être le produit final “d’un comité”, et non plus du seul témoin 225.
En outre, comme par hasard, les femmes sont tenues par Staden
pour les plus coupables : celles qui participent directement à la cuis-
son et au repas de chair humaine.
En revanche, les témoins ultérieurs du cannibalisme des Tupinam-
ba, comme André Thévet et Jean de Léry, peuvent être évoqués à l’ap-
pui des descriptions de Staden 226. [155] Mais là encore, l’œuvre de
Thévet, en particulier, est connue comme le résultat d’une “enquête

224
Ainsi par exemple, Paul Shankman, dans son article “le rôti et le bouilli :
Lévi-Strauss”, “Theory of cannibalism”, American Anthropologiste vol. 71,
N° 1, fév. 1969, p 54-69, reconnaît que les données sur le cannibalisme sont
peu sûres, mais que cela n’empêche pas de faire la critique des théories, une
fois que les précautions sont prises. Là-dessus, l’auteur a pu présenter un ta-
bleau de 60 cas de cannibalisme, tous choisis comme par hasard dans le Pa-
cifique, l’Australie, l’Afrique et dans le monde amérindien.
225
W. Arens, The man-eating myth. , op. cit., p. 28.
226
Robert A. Myers, “Island Carib cannibalism”, op. cit., pp. 161-164.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 143

collective et anonyme” 227 que l’imprimeur, l’éditeur, puis son nègre


Mathurin Héret, et son secrétaire Villegagnon peuvent tout aussi bien
revendiquer. Et comment comprendre tant de réemplois des termes de
l’imaginaire du Moyen-Age sur les Indes Occidentales, et tant de ren-
vois explicites aux textes d’Hérodote, de Pline ou de Plutarque ? En-
fin, le ton de leçon ethnographique évident dans cette œuvre peut-il
dispenser de l’inscrire dans le cadre des polémiques violentes qui se
développent entre catholiques et protestants ? L’espace du sauvage
cannibale de Thévet apparaît en effet dépouillé du scandale qu’il sus-
cite traditionnellement au regard de l’homme médiéval, mais il est of-
fert en contrepoint d’une Europe dans laquelle les bûchers pour héré-
tiques représentent des horreurs encore plus graves. Chez Jean de Lé-
ry, qui se comporte déjà au XVI e siècle en véritable ethnologue chez
les Indiens, nous n’assistons pas moins à une projection de ce que Mi-
chel de Certeau appelle “le fantasme des sorcières dansant et criant de
nuit, ivres de plaisir et dévoreuses d’enfants 228.
Sans aucun doute, les arguments de Arens ne suffisent pas pour je-
ter définitivement le soupçon sur le récit de Staden ; ils invitent au
moins à réouvrir le dossier sur la véracité des “faits” cannibaliques,
d’autant plus qu’ils ont des implications dans la production de l’ethno-
cide indien et de l’action coloniale. “Dans la plupart des cas, dit Pierre
[156] Clastres, le cannibalisme était tout simplement inventé... comme
un mensonge cynique destiné à couvrir et justifier la politique des co-
lonisateurs blancs... Il suffisait de proclamer que telle tribu pratiquait
l’anthropophagie pour justifier les expéditions menées contre elle” 229.
Pierre Clastres devait d’ailleurs avouer qu’à son arrivée chez les
Guayaki il était convaincu, grâce aux récits des missionnaires, que
tous les Indiens pratiquaient l’anthropophagie. “Je m’attendais donc,
227
Voir l’introduction de Frank Lestringant à l’ouvrage de André Thévet sur
Les singularités de la France antarctique. Le Brésil des cannibales au XVI e
siècle, Ed. La Découverte, Paris 1983, p. 19.
Voir également de Lestringant l’article “Catholiques et cannibales Le
thème du cannibalisme dans le discours protestant au temps des guerres de
religion”, dans Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance, Actes
du Colloque de Tours, 1979, sous la direction de J. Cl. Margolin et R. Sau-
zet, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982, p. 233 ss.
228
Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard 1975, pp. 243-
244.
229
Pierre Clastres, Chronique dis Indiens Guayaki, Paris, Plon, 1972, pp. 231-
232.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 144

disait-il, — excitation délicieuse — à me trouver au milieu d’une tribu


cannibale. Déception : ils ne l’étaient pas” 230. Mais peut-être qu’ils
l’étaient : la déception de Clastres semble provenir du fait qu’il n’a pu
observer lui-même les pratiques et qu’il lui a fallu se contenter des ré-
cits proposés par les Guayaki. “Des descriptions de repas anthropo-
phagiques, j’en obtenais à foison...” poursuit-il. Sans réduire comme
Arens les chances de l’existence du cannibalisme dans le seul univers
mythique, Clastres a su s’interroger sur la facilité avec laquelle on dé-
crétait cannibales nombre de tribus amérindiennes.

La géographie du cannibalisme et le projet colonial.

Pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle 231, dans la plupart


des bulletins et revues des sociétés d’anthropologie en Europe, le can-
nibalisme connaîtra une grande vogue, mais celle-ci coïncide avec le
plein épanouissement du colonialisme. L’aire géographique est
connue, grâce à des inventaires systématiques : toute l’Afrique noire,
tout le monde amérindien, toutes les tribus [157] de l’Océanie sont
vouées à cette pratique. Son recul est dû à la pénétration coloniale, sa
survivance à l’absence de contact avec les peuples “civilisés”. Les ré-
cits des missionnaires, des explorateurs et des administrateurs colo-
niaux ne sont pas l’objet de soupçon. On se préoccupe déjà de pro-
duire des explications théoriques sur le “fait” cannibalique. En 1925,
Paul Descamps peut faire le point dans la revue L’Anthropologie sur
les théories fausses d’un cannibalisme lié à la religion ou à l’évolution
de l’humanité. La thèse d’un cannibalisme alimentaire est, selon lui, la
seule à retenir, car “les peuples civilisés” ont déjà acquis “les divers

230
Ibid., p 229
231
Cette littérature est vaste. Il est impossible ici d’en faire état. Toutefois si-
gnalons quelques titres récurrents pour donner une idée de l’obsession du
cannibalisme dans l’anthropologie durant la 2e moitié du XIXe siècle : C.
Vogt, “Anthropophagie et sacrifices humains” (Congrès international d’an-
thropologie, Paris 1873) ; Girard de Rialle “De l’anthropophagie. Etude
d’ethnologie comparée” “Association française pour l’avancement des
sciences, séance du 26 août 1874) ; Letourneau, “Sur l’anthropophagie en
Amérique” (Société d’anthropologie de Paris, séance du 15 décembre
1887) ; Ollivier Beauregard : “L’anthropophagie à Madagascar” in Bulletin
de la Société d’anthropologie de Paris, séance du 15 mars 1888 etc...
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 145

éléments nutritifs dont ils ont besoin” 232. Plus tard, en 1939, et ce sera
sans doute, si l’on peut parler ainsi, la fin de la période “cannibalis-
tique” de l’anthropologie : le compendium d’un Allemand, Ewald
Volhard, Kannibalismus, propose de référer le phénomène à la vision
culturelle propre à la société en question 233. En même temps, toute la
géographie du cannibalisme est fixée dans cet ouvrage : aucun peuple
colonisé ne pourra plus y échapper. On sait que les recherches sur la
magie et la sorcellerie prendront le relais de la thématique du canniba-
lisme. Mais on n’estime pas nécessaire de revenir sur la critique des
récits et discours sur un phénomène qu’on croyait si répandu chez les
“féticheurs” et dans les sociétés secrètes de sorciers. Périodiquement,
le cannibalisme reviendra donc hanter un secteur de la littérature an-
thropologique. Ainsi, en 1965, Roland Villeneuve rafraîchit la mé-
moire des Européens sur l’histoire du cannibalisme. En recul “chez les
évolués et les sédentaires” 234, le [158] cannibalisme, dit-il, sévit en-
core en Afrique équatoriale, dans le Bassin de l’Amazone, à Bornéo,
en Papouasie, aux Philippines qui ont “leurs amateurs de chair hu-
maine, leurs meurtriers rituels et leurs chasseurs de crânes”. Ca-
naques, Papous, anciens habitants de la Nouvelle-Zélande “ne peuvent
résister à la vue d’un morceau de chair et d’os...” 235. Sur les marchés
de l’Afrique centrale, on offrait à la fin du XIX e siècle “des noirs au
corps zébré à coups de craies de couleurs et aux membres liés par des
bandes d’herbes ou de lianes” 236. Dix ans plus tard, en 1976, Ray Tan-
nahill soutient la théorie d’un complexe-cannibale qui dépend du dé-
veloppement des lois et de la religion 237 dans une société. Pour lui,
Juifs et Chrétiens sont exempts d’une telle pratique. Mais ni les Abori-
gènes d’Australie, ni les Maoris de Nouvelle- Zélande, ni les Hurons
et les Iroquois, ni les Ashanti d’Afrique ne connaissent ce tabou. Là
où le cannibalisme a disparu dans les Amériques, les esclaves afri-

232
Paul Descamps : “le cannibalisme, ses causes et ses modalités”, in : Revue
d’Anthropologie, T. XXXV, 1925, p. 332.
233
Ewald Volhard, Kannibalismus, Stuttgart, Streckerund Schrôder Verlag, p.
XIII.
234
Roland Villeneuve, Histoire du cannibalisme, Paris, le livre du dub du Li-
braire, 1965, p. 8.
235
Ibid., p. 216.
236
Ibid., p. 47.
237
Ray Tannahill: A History of the cannibal complex. Flesh and blood, Lon-
don, Abacus Ed. 1976, p. 18.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 146

cains le réintroduisent 238. Le vodou haïtien est alors décrit par Tanna-


hill à la suite de Spencer Saint John comme un mélange d’ingré-
dients : sang, rituels sinistres, morts-vivants ou zombis, et toutes
sortes d’horreurs innombrables. A nouveau, nul soupçon n’est porté
sur les sources des informations. La preuve du cannibalisme réel se
fait circulaire. Il survit ou il disparaît selon que la société est touchée
ou non par la civilisation.
Le cas du cannibalisme des habitants de la région Fore en Nouvelle
Guinée est encore plus instructif 239. Il vient de connaître une certaine
fortune grâce aux recherches médicales et anthropologiques menées
sous la direction du Dr Carleton [159] Gadjdusek, sur une maladie hé-
réditaire, qui atteignit le système nerveux central de l’individu : le
kuru, qui était tenu pour un virus, et on parlait du rôle de la consomma-
tion de chair humaine dans la transmission de cette maladie. Elle attei-
gnait surtout les hommes, dans une moindre mesure les enfants des
deux sexes, et elle menait fatalement à la mort dans la plupart des cas.
Entreprise dès 1957, la recherche sur le kuru a mis en œuvre différentes
hypothèses, dont celle du cannibalisme dans l’explication de sa trans-
mission. Plus tard, en 1967, Gadjdusek obtient le prix Nobel de Méde-
cine-physiologie : il a pu déterminer les causes du virus en proposant
l’hypothèse d’une prédisposition génétique activée par un agent envi-
ronnemental. Ainsi, l’hypothèse du cannibalisme a dû être tantôt utili-
sée, tantôt abandonnée 240.

238
Ibid., p. 156.
239
W. Arens, The man-eating myth, op. cit. p. 98-116, se livre à un réexamen
critique de l’hypothèse du cannibalisme chez les Fore.
240
Sur le cannibalisme en général chez les Fore, voir aussi Robert Glasse :
“Cannibalisme et kuru chez les Fore de la Nouvelle-Guinée” in : L’Homme,
VIII, 3, 1968 ; Lyle B. Steadman et Charles F. Merbs : “Kuru and canniba-
lism” in : American Anthropologist, vol. 84, N° 3, sept. 1982, pp. 61 -627 :
les manifestations du kuru comme le tremblement des pieds, de la tête, du
tronc, le langage inintelligible, le refus de manger, d’uriner, de déféquer,
semblent indiquer le rôle du schéma de l’ensorcellement chez les Fore. Dès
1971, différents médecins et anthropologues soutenaient de plus en plus le
caractère secondaire du cannibalisme dans la transmission du kuru. Dans
tous les cas, le débat se poursuit sur la nature réelle du kuru, d’après les au-
teurs de cet article. Mais en 1969, Gadjdusek et ses collaborateurs admet-
taient bien le schéma d’un cannibalisme largement pratiqué chez les Fore
avant l’arrivée des missionnaires, voir l’art, de E. Richard and Dr Carie- ton
Gadjdusek : “Nutrition in the Kuru région”, in : Acta Tropica, vol. 26, 4
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 147

Gadjdusek lui-même avait repris comme allant de soi les ouï-dire


sur le cannibalisme des Fore. Or, nulle part on ne dispose de témoi-
gnages de première main sur cette pratique : on la disait supprimée ou
interdite plusieurs années avant l’arrivée des chercheurs. Ou, plus
simplement, on se contentait des accusations de cannibalisme formu-
lées par les tribus voisines, ou des récits des Fore eux-mêmes sur un
prétendu cannibalisme des femmes. Quand on sait que dans les récits
et discours de sorcellerie courants dans cette [160] population les
femmes sont réputées les premières à être sorcières, et que le kuru est
censé causé par des attaques de sorcellerie aux yeux des Fore, cette
anthropologie du cannibalisme des Fore devient problématique. Pour
nous, le cannibalisme aurait pu exister effectivement chez les Fore,
jouer un rôle dans la production du kuru. Mais le problème central est
cette promptitude à imputer le fait cannibalique à toute société dans
laquelle la pénétration occidentale est tardive (elle date chez les Fore
des années 1950) comme un à priori, une évidence non sujette à l’exa-
men.
On reste non moins surpris face aux rumeurs qui ont circulé récem-
ment en Europe sur le cannibalisme imputé aux Mau-Mau du Kenya.
C’est que nous sommes en présence d’un vieux langage sédimenté qui
s’efface avec peine et dont les ondes ne cessent de se propager.
Dans l’opinion publique des années 1950, les Mau-Mau passent
pour un groupe de révoltés assoiffés de sang, liés entre eux par un ser-
ment qu’ils prononcent au cours de cérémonies secrètes, en vue de
combattre la domination européenne jusqu’à la mort. Mouvement po-
litico-religieux, le groupe Mau-Mau prétend alors offrir à ses initiés
un nouveau système de vie, une nouvelle loi, qui les rend solidaires
entre eux. Mais le caractère secret du pacte des Mau-Mau et leur dé-
termination dans la lutte contre le colonialisme britannique poussent
l’administration à parler d’une régression à l’état de sauvagerie opérée
par le mouvement. Du coup, les réunions secrètes nocturnes sont in-
terprétées comme des occasions de pratiques obscènes, d’orgies
sexuelles, d’accouplement avec des animaux, de sacrifices humains et
de repas cannibaliques. Les administrateurs coloniaux font répandre
l’idée que les Mau-Mau recherchent avant tout le cœur et la cervelle
des Blancs pour les consommer au cours de cérémonies secrètes.
Toute une mythologie sur le serment Mau-Mau est finalement [161]
(1969), p. 286.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 148

produite en Grande Bretagne. Dans une étude remarquable sur ce


mouvement, R. Buijtenhuijs avoue qu’il a dû travailler longtemps
pour opérer un tri entre les récits offerts par les pouvoirs coloniaux.
On en était venu, écrit-il, à interpréter la révolte des Mau-Mau comme
un mouvement “nihiliste”, de révolte pour elle-même, sans autre fina-
lité que le crime pour le crime 241. Les descriptions produites par les
administrateurs coloniaux n’ont pas manqué en effet de montrer le ca-
ractère absurde, “dépravé”, “bestial” des pratiques des Mau-Mau. I.
Leigh écrit par exemple que le serment de l’initié se produit au cours
d’une cérémonie dans laquelle il commence par manger le cerveau
d’un homme blanc et par boire son sang 242.
Plus tard, Garry Hogg, dans son compendium sur le cannibalisme à
travers le monde, soutient qu’“il n’y a pas de doute qu’une forme de
cannibalisme est pratiquée en connexion avec des cérémonies d’initia-
tion”. Pour lui, le cannibalisme des Kikuyu, qui n’avait jamais dispa-
ru, “s’est réveillé en vue de donner force et stimulation à un mouve-
ment illicite” 243.
La propagande diffusée en Europe jusqu’en 1961 sur “la cruauté”
et “la dépravation” des Mau-Mau a été tellement puissante que Robert
Buijtenhuijs reconnaît sincèrement avoir été influencé quelque peu par
cette propagande : “ce n’est que très tard au cours de nos lectures que
nous nous sommes rendus compte que la cruauté des combattants
Mau-Mau est pour une large part une mystification” 244. On voit bien
que la révision de la [162] documentation sur le cannibalisme ou les
pratiques de “cruauté” et de “sauvagerie” allouées aux groupes qu’on
veut persécuter peut être instructive. Les récits publiés par Leakey et
Leigh sur les cérémonies des Mau-Mau, ou par les quotidiens britan-
niques, n’ont rien eu à envier à ceux publiés au Moyen-Age par les In-
quisiteurs sur les sabbats des sorciers, ni à ceux publiés par les nazis
sur les Juifs qu’ils voulaient exterminer. Le même procédé est à
l’œuvre, nous l’avons vu, dans les récits des lieutenants américains sur
le cannibalisme des Cacos, paysans haïtiens révoltés contre l’occupa-
241
Robert Buijtenhuijs, Le mouvement “Mau-Mau”, une révolte paysanne et
anti-coloniale en Afrique Noire, la Haye, Mouton, 1971, cit. p. 277.
242
R. Buijtenhuijs, ibid., p. 276 ; I. Leigh, In the shadow of Mau-Mau, Lon-
don, 1954. : les mêmes accusations sont avancées par D.S.B. Leakey, Mau-
Mau and the kikuyu, Londres, 1952.
243
Garry Hogg, Cannibalism and human sacrifice. London, Ban Books, p. 19.
244
R. Buijtenhuijs, Le mouvement “Mau-Mau” ..., op. cit., p. 23.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 149

tion américaine dans les années 1920-1930. Les descriptions des ad-
ministrateurs coloniaux sur les Mau-Mau recoupent, presque points
par points, à deux siècles de distance, et les récits des colons français
pendant la guerre de l’indépendance haïtienne sur la cruauté des
“Nègres révoltés”, et les récits des Américains sur le cannibalisme des
Cacos. Il y a, pour le moins, matière à soupçon dans la documentation
sur le cannibalisme. Récemment, en 1976, alors que les travaux afri-
canistes sont fort nombreux et répandus, un nouvel ouvrage prétend
faire état des pratiques cannibaliques bien “réelles” auxquelles se li-
vreraient toutes les tribus de l’Afrique Noire. Pour avoir vécu dans
certains pays d’Afrique, l’auteur soutient qu’il présente un témoi-
gnage “authentique” et des “faits authentiques tirés de documents for-
mels”. Pour lui, les sociétés d’hommes-panthères, d’hommes-léo-
pards, sont bien des groupes qui ont pour activité essentielle réelle de
dévorer des êtres humains, au cours de réunions nocturnes 245. Les
bandes de “sorciers animaux”, dit-il, ne connaissent qu’une loi : “se
procurer de la chair et du sang humain ; elles agissent sous le couvert
d’un animal : le fétiche (qui) est, partout, invariablement, une divinité
tyrannique qu’il convient d’alimenter périodiquement en chair et en
sang humains...”. “Ces [163] fameux “faits”, nous avertit l’auteur, dé-
passent parfois en horreur les limites les plus reculées de la barba-
rie” 246. Il faudrait, ajoute-t-il, laisser le travail du temps s’opérer en
Afrique : ils ne sont entrés que “hier dans l’orbite d’une civilisation
imprégnée de vingt siècles de préceptes chrétiens”.

2. Le cannibalisme
et le fantasme de la barbarie

Retour à la table des matières

Il se pourrait fort bien finalement qu’on ait beau mettre les pieds
dans le plat des cannibales, et que celui-ci soit vide. Mais je ne crois
pas qu’il le soit tout à fait, car dans le débat sur le cannibalisme, si
l’on reste souvent sur sa faim, il a fallu, d’une manière ou d’une autre,
être mis en appétit. D’abord par ses propres fantasmes, car c’est bien à

245
Eric Rau, le Juge et le sorcier, Paris, R. Lafont, 1976, pp. 220-221.
246
Ibid., p. 222.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 150

ce niveau que le cannibalisme se donne à voir par celui qui en parle.


Mon point de vue n’est pas que le phénomène n’aurait aucune exis-
tence réelle. On sait que des pratiques cannibaliques rituelles ont bel
et bien été attestées ici et là, ou encore que dans des circonstances ex-
ceptionnelles certains groupes d’individus ont pu se livrer au canniba-
lisme. Mais il reste certain que le nombre de peuples pendant long-
temps présumés cannibales diminue au fur et à mesure que leur sys-
tème culturel est mieux connu. Pour ce qui concerne les sociétés afri-
caines, missionnaires et administrateurs coloniaux prenaient souvent
magie et sorcellerie pour des pratiques de cannibalisme. Quoi qu’il en
soit, celui-ci apparaît toujours lié dans la plupart des récits à des fan-
tasmes : et du côté de l’observateur, et du côté de l’observé. Plus on
prend le cannibalisme pour une pratique réelle, plus intervient l’imagi-
naire. Les possibilités de malentendu sont donc énormes, d’autant plus
qu’il est impossible d’isoler le phénomène de l’ensemble culturel où il
se manifeste. Il en est de même, on le sait, pour tous les autres faits
culturels. [164] Mais la propension à isoler le cannibalisme de la
culture d’une société donnée semble être une tentation de l’observa-
teur. Il est vrai que, comme la sorcellerie, le cannibalisme se prête à
cette mise à l’écart qui le projette comme un élément isolable. Là où
des sociétés disent pratiquer le cannibalisme réel, elles en font en
même temps une pratique réprouvée, du moins sur le plan imaginaire.
À l’inverse, là où elles refusent toute connivence avec cette pratique
dans la réalité, elles s’en repaissent dans leurs propres mythes. En
sorte que même là où le phénomène se donne à observer, il est dénié
constamment. Ce que Marc Augé disait avec justesse à propos du can-
nibalisme en Afrique est parfaitement applicable à propos de tout dé-
bat sur le cannibalisme dans n’importe quelle société : “un “africa-
niste” ne peut être que dérouté par un sujet comme celui du canniba-
lisme. Nulle part on ne trouve de témoignages qui attestent de manière
irrécusable une telle pratique. Le thème pourtant hante les esprits :
l’anthropophagie ..., c’est assez fréquemment aux yeux des popula-
tions dans lesquelles on enquête, le fait des autre s... ” 247.
Si le discours sur le phénomène est pléthorique, il faut donc en
trouver les raisons. Comment étudier les représentations de l’anthro-
pophagie dans une culture étrangère sans s’interroger sur les représen-
247
“Les Métamorphoses du vampire” dans Nouv. Revue de Psychanalyse, op.
cit., p. 139.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 151

tations similaires dans sa propre culture ? Vouloir à tout prix trouver


cette pratique chez “les autres” comme étant leur trait culturel princi-
pal, ou le présumer sans évidence physique, sans témoignage irrécu-
sable, est-ce parler de soi, de sa propre société, ou des “autres” ? De
ses propres fantasmes ou de faits réels observables chez les “autres” ?
En dépit de l’absence d’une critique systématique des récits sur le
cannibalisme, on a pu relever le rôle fondateur, analogue à celui de
l’inceste qu’il occuperait dans toute société. “L’un et l’autre, écrit
Jean Pouillon, définissent, cette [165] fois négativement, les sociétés
humaines : celles où l’on ne mange ni n’épouse n’importe qui, n’im-
porte comment” 248.
Comme point de jonction des rapports entre nature et culture dans
une société donnée, le cannibalisme serait à situer comme l’inceste au
triple plan de l’imaginaire, du symbole et du réel. On peut donc dire
que le cannibalisme présuppose un état de sauvagerie ou de barbarie
(donc un état de nature) auquel on est censé avoir échappé. Ou il est
situé dans le passé le plus lointain de sa propre société, il représente
alors ce qu’on a surmonté pour accéder à l’ordre (humain) du langage.
Ou il est renvoyé “chez les autres”, comme son “dehors” ou comme
une menace extérieure prête à fondre sur soi. Dans tous les cas, il ap-
paraît comme l’inversion ou la subversion de sa propre culture. Les
hérétiques seront pris pour des dévoreurs d’enfants, comme aupara-
vant les premiers chrétiens, encore en position de couches dominées et
persécutées, ont été pris pour anthropophages. De même la plupart des
tribus indiennes du Nouveau Monde, et des tribus africaines, auront
été perçues comme cannibales. Mais la grande surprise des anthropo-
logues sur le terrain est d’apprendre que chaque tribu africaine, alors
même qu’elle regorge de récits de sorcellerie dans son propre sein, at-
tribue aux tribus d’à côté les pratiques d’anthropophagie. Et même,
très souvent, ces tribus imaginent les Blancs tous cannibales.
Pierre Clastres était également frappé de voir comment des tribus
indiennes voisines l’une de l’autre s’accusaient mutuellement de can-
nibalisme 249. À propos de la célèbre aventure du Capitaine Cook en
248
Jean Pouillon, “Manières de table, manières de lit, manières de langage”
in : Nouvelle Revue de psychanalyse, op. cit. p. 22.
249
P. Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, op. cit., p. 229 : “Pour les
Iroïangi, la chose ne faisait pas de doute : les Aché qui nomadisaient au
nord-est de leur propre territoire étaient des cannibales. Quant aux Aché
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 152

Hawaii, Marshal Sahlins [166] rapporte comment Anglais et Ha-


waiiens étaient tous “soucieux de déterminer si les “autres” man-
geaient de la chair humaine... Les Anglais, parce qu’ils craignaient
que les indigènes ne fussent de dangereux sauvages, et les Hawaiiens
parce qu’ils croyaient que les étrangers étaient des dieux tout-puis-
sants” 250. C’est qu’en fait, dès lors qu’un système culturel est dissem-
blable du sien, on est porté à le considérer comme une menace pour
son propre système, le sien étant toujours tout système possible. Pen-
ser sa propre culture, c’est de quelque façon penser la barbarie à la-
quelle sa culture s’oppose négativement pour se définir. Quelque part,
on suppose toujours un barbare. Mais est-il en soi ? En dehors de soi ?
Mode de séparation pour soi des frontières entre civilisation et bar-
barie, le cannibalisme est donc aussi un moyen de distinction entre
son système de valeurs et celui des “autres”. Celui qui pratique le can-
nibalisme (ou qui est supposé le pratiquer) l’attribue toujours aux
autres. Aussi s’expose-t-on facilement à la confusion des plans de
l’imaginaire et du réel chaque fois qu’on aborde le champ du canniba-
lisme. À la vérité, la psychanalyse et l’anthropologie sont encore au
début d’un inventaire rigoureux et exhaustif de l’ensemble de la litté-
rature sur le cannibalisme et ne peuvent avancer que des hypothèses
fort timides. Le thème, présent dans toutes les sociétés (au niveau des
mythes, des contes et des légendes, des arts, ou au niveau des pra-
tiques prescrites ou réprouvées, ou allouées aux “autres”), est suscep-
tible de couvrir diverses significations et apparaît en fait, comme le
montre André Green, “une matrice symbolique, inductrice et produc-
trice de fantasme” 251. Il ne nous est pas possible de reprendre ici [167]
tout le débat sur le cannibalisme en psychanalyse, tel qu’il est instauré
depuis le Totem et Tabou de Freud. Mais on retiendra les remarques
suggestives d’André Green.
Au-delà de la perspective évolutionniste de Freud, qui prenait le
repas totémique pour un fait historique réel situé dans la préhistoire
collective de l’humanité, Green soutient que le cannibalisme doit être
compris en relation avec “la théorie de l’appareil psychique fondée sur

Gatu, ils formulaient la même accusation à l’égard d’une autre tribu...”.


250
Voir Marshal Sahlins, “L’apothéose du capitaine Cook”, in La fonction
symbolique, op. cit., p. 324.
251
André Green, “Cannibalisme : réalité ou fantasme agi” in : Nouvelle Revue
de psychanalyse, op. cit., p. 42.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 153

le modèle oral et sa production fantasmatique” 252. Le fantasme canni-


balique est lié à la problématique de la perte de l’objet premier du dé-
sir. Mais il s’agit d’une perte irrémédiable, impossible à combler. Le
cannibalisme comme activité d’incorporation suppose un mouvement
de dénégation de cette perte. C’est l’illusion de la raturation d’un
manque, l’utopie de la conservation de l’identité ou de l’abolition des
différences. “Le fait premier, même si la préhistoire, l’anthropologie
en témoignent, n’est pas le cannibalisme réel. La réalité du canniba-
lisme, c’est la possibilité de faire passer dans le réel le fantasme qui le
sous-tend” 253. Cette liaison essentielle entre cannibalisme et fantasme
qui est indiquée ici interdit de faire du cannibalisme une pure régres-
sion à un état informe de nature ou de sauvagerie : bien au contraire,
elle situe le phénomène cannibalique dans sa position structurelle non
seulement chez l’individu, mais dans toute société humaine.
Cette épigenèse du cannibalisme telle que la psychanalyse tente de
la découvrir est instructive à plus d’un titre pour l’anthropologie et la
sociologie. D’ores et déjà, elle ouvre l’interrogation sur la cécité des
voyageurs et chroniqueurs face aux pratiques cannibaliques qu’ils
disent observer : ils commencent toujours par observer, si l’on peut
parler ainsi, leurs propres fantasmes, expulsés sur “les autres”. L’illu-
sion de l’identité est ainsi maintenue : mais [168] à quel prix ? Le fan-
tasme d’incorporation cannibalique se mue en fantasme d’excorpora-
tion : ce qu’on rejette, c’est encore soi-même, l’autre de soi. Mais
chaque société déploie ce même mouvement pour subsister dans le
“même”. C’est sans doute ce qui conduit Remo Guidieri à conclure
que tout cannibalisme est en dernière instance toujours de l’endo-can-
nibalisme 254, et l’on pourrait dire toujours le vœu d’une condition
d’autochtonie qui permet d’éviter d’affronter de manière directe le
problème du rapport à “l’autre” ou à l’étranger.
Il est donc probable que le cannibalisme comme fantasme soit à
appréhender au niveau d’une condition universelle : au sens où toute
culture est appelée à penser sa subversion ou son effondrement et

252
Ibid., p. 46.
253
Ibid., p. 44.
254
“Le cannibalisme consiste à manger chez soi, à manger le même et à nier
ainsi la règle qui veut qu’on mange ce qui n’est pas le même. Au fond, on
pourrait dire que tout cannibalisme n’est qu’endo-cannibalisme” écrit R.
Guidieri, “Pères et fils” in : Nouvelle Revue de Psychanalyse, op. cit. p. 109.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 154

donc à imaginer toujours quelque part un barbare, ou dans son passé


le plus lointain, ou rôdant à ses frontières, ou clandestin dans son
propre sein.
Mais on est encore loin de disposer avec la psychanalyse d’une clé
universelle d’explication du cannibalisme. Dans sa critique de la théo-
rie des pulsions cannibaliques infantiles, Georges Devereux parlait 255
de “scotomisations tant psychologiques que culturelles” qui marquent
encore les recherches. Les pulsions cannibaliques de l’adulte pa-
raissent, selon lui, plus importantes, plus envahissantes que celles de
l’enfant, et pourtant les moins prises en compte.
Quant à l’hypothèse d’une victime émissaire comme mécanisme
fondateur et toujours remis en œuvre dans toutes les sociétés hu-
maines, René Girard la développe comme la vérité dissimulée dans les
mythes, la littérature, les rituels [169] religieux dans lesquels s’ins-
crivent souvent les pratiques cannibaliques. Une telle généralisation
soulève encore des difficultés 256 car, pour Girard, l’existence d’un
meurtre réel en début de l’histoire n’est pas à mettre en doute et l’évo-
lutionnisme de Freud est la bonne hypothèse, même s’il faut abandon-
ner le complexe d’Oedipe.
En tous cas, il est clair que l’examen des récits sur le cannibalisme
des “autres” oblige à se tenir sur le front d’une interrogation face à
cette problématique de l’identité et de la différence, à ancrage pro-
fond : problématique de “cette inquiétante étrangeté” dont parle Freud
et dont on n’a pas fini de prendre la mesure dans l’histoire des rap-
ports entre les groupes, dans l’histoire des persécutions collectives,
des pogroms et des différentes manifestations de racisme et d’ethno-
cide. Car les récits qui se sont accumulés sur le cannibalisme, dans la
plupart des sociétés non-occidentales, restent liés à des stéréotypes et
des fantasmes fort anciens, mais que la volonté de conquête et l’action
coloniale dite civilisatrice ont su relancer et consolider pendant plus
de trois siècles. De la sorte, les figures de sorcier, de cannibale ou de
zombi nous arrivent aujourd’hui surdéterminées par la problématique
255
Georges Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard,
1972, p. 144.
256
René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, rech. avec
J. M. Oug-hourlian et G. Lefort, Paris, Grasset 1978 ; la violence et le sacré,
Paris, Grasset 1972 ; voir la critique de Luc de Heusch, “L’évangile selon
Saint Girard” in : Le Monde, 25 juin 1982.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 155

du rapport à “l’autre”, tel que la pensée occidentale l’a codifié à la fin


du Moyen-Age ou à partir de la Conquête du Nouveau Monde, et ins-
crit dans la pratique au sein même de l’Occident et hors de lui.

[170]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 156

[171]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VI
LES SORCIERS
DE LA LIBERTÉ

... “La fonction du récit n’est pas de “représenter”.


“La réalité” d’une séquence n’est pas dans la suite natu-
relle des actions qui la composent, mais dans la logique
qui s’y expose, s’y risque, et s’y satisfait”.

ROLAND BARTHES
“Introduction à l’analyse structurale des ré-
cits” in Communications, 1966, Ed. du
Seuil, 1981, p. 33.

[172]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 157

[173]

De la Traite des Noirs jusqu’au début du XXe siècle, il ne semble


pas qu’une interrogation réelle sur les cultures africaines ait pu voir le
jour. Le thème des Sauvages “sans foi ni loi et cruels”, appliqué aux
premiers Caraïbes se redéploie autour des Africains. Mais, déjà dans
la pensée de l’ordre du monde au Moyen-Age le Noir avait une
place 257 : comme fils de Cham, maudit et conduit à évoluer en dehors
du christianisme et à n’être qu’une espèce d’homme distincte des Eu-
ropéens (chrétiens et civilisés). Il était acquis, à l’inauguration de la
Traite, que l’Afrique noire vivait sous l’empire du diable. C’est l’ido-
lâtrie qui amène le Nègre à l’exercice de la cruauté et du despotisme
sur le Nègre lui-même, et ainsi au cannibalisme et à la sorcellerie,
deux pratiques toujours reliées entre elles dans les récits et discours
sur le vodou, et qui comportent les éléments suivants :

— sacrifices rituels d’enfants : dans certains cas, des vampires se


dédoublent la nuit pour aller boire le sang des enfants ou orga-
niser des bacchanales ;
[174]
— transformation d’hommes ou de femmes en bêtes ;
— sabbats nocturnes de bandes solidaires des démons ;
— repas cannibaliques rituels ;
— attaque par des moyens occultes, à distance, de biens privés
ou publics.

257
L’étude de William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le re-
gard des Blancs 1530-1880, tr. C. Garnier, Paris, Gallimard, 1980, surtout
pp. 40-47, rend fort bien compte de cette situation. De même Léon-François
Hoffmann, dans son remarquable travail sur Le Nègre romantique. Person-
nage littéraire et obsession collective, Paris, Payot 1973, souligne cette
même absence d’intérêt pour l’Afrique dans la littérature au XVIe siècle et
jusqu’au début du XVIIe siècle, p. 19-23. Sur la conception de l’Afrique
dans l’Occident médiéval, voir l’étude pionnière de François de Medeiros,
L’Occident et l’Afrique (XIIIe—XVe siècle), Paris, Karthala, 1985.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 158

Ces pratiques imputées au vodouisant sont, en gros, les mêmes que


celles attribuées aux sorciers de la fin du Moyen-Age, en Europe. Seul
le phénomène de la zombification semble représenter une originalité :
il ne se retrouve pas en effet dans la sorcellerie européenne. Mais le
zombi est quelqu’un qui a été mis ou maintenu en situation de semi-
dépérissement et dont le sorcier se nourrit quand même par le travail
excessif auquel il est censé le soumettre. De la sorte, seules des
nuances semblent exister entre les pratiques européennes et haïtiennes
de sorcellerie.
Pourtant, nous l’avons vu dans l’examen de la littérature étrangère
et haïtienne sur le vodou, la démonologie européenne, appliquée à
l’ensemble du champ vodou, visait à entraîner chez le vodouisant lui-
même une réprobation totale de ses pratiques et une focalisation sur
les valeurs culturelles européennes comme les seules valeurs. Or, on
n’assiste pas à une intériorisation de cette réprobation : le vodouisant
continue à développer ses pratiques tout en étant un fervent catho-
lique. Bien plus, il se trouve conforté dans sa propre aversion pour le
cannibalisme et la sorcellerie, et demande même à l’État comme à
l’Église de combattre avec lui ces pratiques. C’est que la démonologie
européenne est plutôt happée par le réseau-sorcellerie du vodou. De la
sorte, deux imaginaires (celui de la sorcellerie déjà à l’œuvre dans le
vodou, et celui de la sorcellerie européenne) viennent se rejoindre,
sans qu’on puisse désormais les distinguer l’un de l’autre.
[175]
Dans ce contexte, l’énonciateur d’un discours sur la sorcellerie en
Haïti s’expose à reprendre à son insu un langage déjà constitué. A vrai
dire, le phénomène se prête à un entremêlement constant entre le réel
et l’imaginaire. Une approche qui se voudrait objective de bout en
bout risque de passer à côté de la sorcellerie. L’aventure de Jeanne Fa-
vret dans le Bocage français, telle qu’elle en a rendu compte, vient de
donner une illustration exemplaire à cette difficulté de trouver le grain
dans la paille des discours sur la sorcellerie.
Quels sont donc les récits et légendes qui circulent en Haïti au mo-
ment où nous écrivons ? Le matériel dont nous disposons comprend à
la fois des récits de pratiques de sorcellerie, obtenus directement, soit
des oungan (prêtres-vodou), soit d’adeptes ou de croyants ; des comptes
rendus sur les rumeurs de sorcellerie, publiés dans les revues et jour-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 159

naux haïtiens. Les observations que nous avons pu faire en Haïti et


dans les communautés haïtiennes de la Caraïbe seront mises en pers-
pective avec ces récits. Pour la clarté de l’exposé, nous ordonnons ce
matériel autour de deux types de pratiques : la sorcellerie anthropo-
phagique comme telle, attribuée aux sociétés secrètes du vodou et à
certains individus, la production des zombis, sur base de sorcellerie.

1. Sociétés secrètes et sorciers

Retour à la table des matières

On commencera donc par procéder au repérage de la probléma-


tique du réel et de l’imaginaire dans les récits et légendes de sorcelle-
rie en Haïti. Sur les groupes ou bandes de sorciers appelés chanpwèl,
zobòp ou bizango, voici le récit d’une jeune haïtienne du village de la
Chapelle, 4ème section rurale de Gonaïves, qui porte l’étrange nom de
Bosu (lwa du panthéon vodou), dans l’Artibonite, une région qui est
aussi traditionnellement un épicentre des rumeurs sur la sorcellerie à
travers le pays.
[176]
“Il y a, en Haïti, des sociétés secrètes qu’on appelle zobòp, chanpwèl,
bizango. Les bizango sont les pires. Quand ils te prennent, ils te mangent
sur place.
Les chanpwèl sont méchants. Quand ils te rencontrent, ils cherchent
seulement à te rendre hébété. Ils ont une torche électrique, ils ne te
mangent pas, ils t’éblouissent ; et à ton arrivée chez toi, tu es moribond.
Si tu sais avec quelle bande tu as fait rencontre, tu peux le dire à tes
parents ; ils iront chez les bòkò pour te faire soigner. Si tu n’en connais pas
et que tu es encore vivant, tu endureras quand même des misères.
On trouve dans les sociétés secrètes n’importe qui, même des enfants.
Toute la famille d’un bòkò sort avec lui.
Les bandes de chanpwèl se réunissent autour d’un arbre : le figuier ou
le mapou. Ces arbres-là sont dangereux et donnent lieu à toutes sortes de
pratiques. On dit que le mapou a un maître. Il y a une cérémonie qu’on ac-
complit, et qui permet à toutes sortes d’idoles de se manifester, et le ma-
pou peut s’ouvrir.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 160

Plusieurs groupes viennent accomplir cette cérémonie ; ils boivent et


mangent ensemble. Quand ils font des choses comme ça, ce n’est pas dan-
gereux ; ils ont le droit d’inviter leurs amis.
Le mapou ne s’ouvre que de temps en temps : quand ils organisent
une réception. Parfois ils offrent au mapou du rhum, du miel et toutes
sortes de boissons ; parfois aussi un pigeon, une dinde, un mouton. Ce
n’est pas au cours de cette réception qu’on mange des gens. La réception a
pour but de créer une ambiance. Les participants boivent, mais aussi sous
certaines conditions. [177] Si j’ai un conflit avec quelqu’un, j’éviterai plu-
tôt de goûter aux boissons.
Mais la boisson en question, c’est le vin. Le vin, dit-on, c’est du sang.
Tu sais, à l’église, à la consécration, le pain devient le corps de Jésus-
Christ. Les catholiques voient ça d’une manière religieuse, les autres
voient ça à la manière des idoles. Si tu manges le pain, c’est ton corps que
tu donnes, tu peux te dessécher. C’est comme ça qu’on dit, je ne sais pas
très bien. Si tu bois du vin, c’est que tu as à voir avec le sang. Si ce n’est
pas toi qui mourras, ce sera ton enfant ou bien ta femme, ou quelqu’un des
tiens. Dans cette grande réception, il y a des conflits qui se règlent.
On dit que les chanpwèl savent manger des gens, on dit ça et cela se
fait vraiment. Quand j’habitais la ville de Verrettes, il y avait une mar-
chande de pain qui partait très tôt le matin pour aller vendre. Un jour, elle
a disparu. On ne sait pas si on l’a mangée, ni ce qu’on lui a fait. Mais on a
trouvé à un carrefour son panier de pain, ses vêtements, son chapeau.
C’est ce qui fait qu’on a pu l’identifier. Ce jour là, justement, il y avait une
bande de chanpwèl dans la rue. Toute la nuit ils faisaient du bruit, toutes
sortes de tapage.
S’ils savent que dans le quartier il y a un enfant ou une vieille femme
qui est malade, ils se mettent à crier, à faire du tapage. La personne qui
sort de son lit pour aller voir ce qui se passe dehors peut être prise. A ce
moment là, on ne trouvera plus que ses vêtements.
Parfois on te mange, on te transforme en bœuf. Ils ont un fouet, ils te
donnent entre 3 à 7 coups de fouet : soit que tu te transformes en cheval, et
ils te montent, soit que tu deviennes un bœuf, ou bien un cabri, ou en
toutes sortes d’animaux qu’on peut vendre.
[178]
Cela arrive souvent. Maintenant on voudrait supprimer ces sociétés.
Mais cela ne sert de rien. Quand elles sortent ostensiblement, tout le
monde les entend. Il suffit de prendre ses précautions pour ne pas sortir la
nuit.
On peut donc te prendre et te vendre. Parfois quelqu’un vient te vendre
un cabri, un bœuf, ou un cochon. Tu crois acheter une bête et quand tu la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 161

tues, elle se met à parler. Parfois tu trouves des dents en or dans ses mâ-
choires. Parfois aussi, la bête sait se mettre à parler : “je t’en supplie, j’ai
des enfants, je n’ai pas eu le temps de faire quelque chose pour eux ; ne
me tue pas”.
L’individu qui tue le bœuf peut faire un pacte secret avec toi, et te don-
ner de l’argent pour que tu ne racontes pas ce qui se passe. Il arrive donc
qu’on mange de la viande sans savoir ce qu’on mange. Tu manges des
gens comme toi. Il y a des gens qui savent que la viande n’est pas bonne,
ils ne la mangeront pas. Au vu même de sa couleur, ils le savent. Après
avoir lavé la viande, ils la mettent dans la chaudière, ils voient qu’elle pro-
duit de l’écume. Ils comprennent qu’il faut la jeter.
Au temps de Papadoc (Duvalier-père), les sociétés secrètes étaient plus
dangereuses, plus terribles : elles opéraient ouvertement.
On dit que les chanpwèl protègent des gens. Ce n’est pas vrai. Ils ne
peuvent te protéger, puisqu’il s’agit de quelque chose qui se passe la nuit.
Les chanpwèl ne sortent pas ouvertement pour que tout le monde les voie.
Il y a toujours des gens de la ville parmi les chanpwèl. Les malheureux
n’en font pas partie. Une société secrète est exigeante : si tu n’as pas d’ar-
gent, elle peut prendre ta vie en échange. On dit qu’il y a des gens [179]
qui donnent leurs bras, leurs jambes, ou un enfant. On dit ça, et cela se fait
vraiment. Je connais une voisine qui avait besoin d’argent et qui aimait al-
ler en consultation chez le bòkò. Un jour celui-ci lui dit : “prends la plus
belle poulette que tu trouves devant ta porte, et apporte-la moi”. Pendant
qu’elle était chez le bòkò et qu’elle terminait la cérémonie, à la maison, sa
fille ressentait peu à peu un malaise et mourait. C’était donc elle que sa
mère sacrifiait sans le savoir. A son arrivée à la maison, elle n’arrêtait pas
de pleurer, elle disait qu’elle cherchait la vie, mais que plutôt elle la dé-
truisait.
J’ai entendu ça et ça se fait vraiment. Le bòkò avait agi de telle manière
que tous les autres enfants de cette dame devaient mourir. Plus ses enfants
meurent, plus elle a de l’argent. Des amis lui avaient dit de ne plus faire
d’enfants, et de ne plus les allaiter au cas où elle en aurait. Le bòkò lui
avait donné quelque chose à boire, pour que tous les enfants qu’elle allai-
terait soient empoisonnés. Son dernier enfant avait été placé chez sa sœur
à Verrettes. Mais il ne devait plus prendre aucun contact avec sa mère,
même pas regarder sa photo. Un jour, la mère rencontre un groupe de ca-
tholiques qui font de l’apostolat. Elle déballe devant eux tout ce qu’elle sa-
vait faire chez le bòkò, toutes les drôles de choses. Elle fait ensuite cher-
cher le curé. Elle dit qu’elle ne veut plus faire du mal, elle achète de l’es-
sence et met le feu à tout ce qui évoquait le vodou chez elle”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 162

Ce récit ne prétend pas livrer des informations nouvelles sur les so-
ciétés secrètes en Haïti, il reste conforme aux discours et légendes dé-
jà en cours dans le pays, depuis le siècle dernier, et qui d’ailleurs ont
permis à nombre d’auteurs, depuis Spencer Saint John en particulier,
jusqu’aux partisans de l’occupation américaine, de laisser libre cours à
leur propre [180] imagination autour du phénomène. Notre interlocu-
trice distingue tout d’abord deux types de cérémonies autour de
l’arbre appelé mapou (ou fromager), qui est l’équivalent en Haïti du
baobab africain : la cérémonie vodou ordinaire, et la réunion de la so-
ciété de chanpwèl. Dans le premier cas, n’importe quel individu peut
participer à la cérémonie, désignée encore comme une “réception”,
une “ambiance”, où l’on vient fêter, boire et manger. Les offrandes
faites alors sont à la fois du rhum, du sirop, puis des volailles (pigeon,
dinde, poule), ou le mouton. Le même type de cérémonie peut avoir
lieu également autour de la croix du cimetière, dédiée à “l’esprit”,
maître de la mort (ou des morts), Baron-Samedi. Et l’on se tromperait
complètement si l’on donnait “au diable” qu’elle dit être le maître du
mapou, le sens que le christianisme donne au terme. Baron-Samedi est
ce maître du mapou, auquel un culte est offert. Certains vodouisants
appellent souvent les esprits : Iwa, anges, mystères ou diables, même
si, une fois convertis à des confessions protestantes, ils aboutissent à
englober tous les esprits du vodou sous le terme générique désormais
péjoratif de “diable”
Dans le deuxième cas, nous sommes en présence de la réunion de
la société secrète des chanpwèl. Tenus pour moins méchants que les
bizango, ils sont censés exercer une terreur sur la population locale.
Mais chanpwèl, bizango et zobòp sont du même parti, sont tous diri-
gés par des bòkò, c’est-à-dire des prêtres-vodou, spécialistes aussi de
magie et de sorcellerie. Ils sont appelés encore oungan dièg (dans cer-
taines régions), ou oungan deux mains servant à la fois pour le bien et
pour le mal. Un oungan ordinaire se nomme oungan-Guinnin, c’est-à-
dire spécialiste d’un culte qui se déroule dans le cadre du ounfo et qui
ne se mêle pas des pratiques de sorcellerie, comme celles auxquelles
sont censées se livrer les bandes de chanpwèl, hors des ounfo. La des-
cription proposée dans le récit mentionne les sorties de ces “bandes”,
certains jours, à certaines [181] heures de la nuit, en général vers mi-
nuit. Ils ont comme moyen de ralliement le lambi, instrument privilégié
des esclaves marrons pour annoncer les réunions et les soulèvements.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 163

Ils distribuent également un passeport qui permet d’identifier les


membres associés. Les cérémonies se déroulent dans les carrefours et
surtout autour du mapou. On a parlé de ces sociétés secrètes comme
de groupes particuliers de vodouisants qui rassemblaient autrefois des
esclaves d’une même tribu, comme les bizango, les mandingue. Mo-
reau de Saint Méry avait repris dans sa Description de l’île de Saint
Domingue 258, les rumeurs sur le cannibalisme pratiqué par la tribu des
mandingue. Selon Verschueren 259, par exemple, c’est ce même groupe
qui se serait signalé un siècle plus tard, sous la présidence de Geffrard,
en 1864, avec l’affaire “Jeanne Pelée”, la célèbre manbo (ou prêtresse-
vodou), prise en “flagrant délit”, disait-on, d’anthropophagie. Dans
tous les cas, l’imputation de cannibalisme faite aux sociétés secrètes
du vodou est chose courante et elle s’impose à l’imaginaire de
l’adepte lui-même. L’une des sources de la force de ces sociétés se-
crètes est précisément cette croyance qu’ils peuvent “manger” ceux
qui s’aventurent impunément sur leurs chemins à leurs heures de sor-
tie, ou les transformer en cabris, cochons ou bœufs. Michel Laguerre,
dans un article récent sur les “bizango” ne mentionne pas cet élément
qui reste central dans les pratiques attribuées aux sociétés secrètes du
vodou. Mais il déclare que “la société secrète des Bizango ne peut être
en aucun cas considérée comme une association criminelle” 260. Le
problème n’est cependant pas que l’association soit, dans la réalité,
criminelle ou non, mais bien qu’on lui impute des activités crimi-
nelles. “Là où le Bizango te prend, il te mange, [182] tu n’as pas le
temps de prendre la fuite”, telle est la croyance. C’est de cela qu’il
faudrait rendre compte.
Dans ce récit, la “méchanceté” est imputée aux chanpwèl comme un
fait irréfutable. Plusieurs autres Haïtiens parlent des activités crimi-
nelles de type anthropophagique auxquelles s’adonnent les bandes de
chanpwèl, et qui sont à la base de la peur qu’ils ont de ces “bandes”.
En premier lieu, ne fait pas partie de ces bandes n’importe qui : les
“malheureux” qui n’ont pas d’argent tentent de s’éloigner ; en re-
vanche, les bòkò et les dignitaires de leurs confréries, les privilégiés
258
Moreau de Saint Méry, Description de l’île de Saint Domingue, T.I. Phila-
delphie 1973, p. 53.
259
Verschueren, op. cit., T. III, p. 233.
260
Michel Laguerre, “Bizango : a voodou secret society in Haiti” in : Secrecy
— A cross-cultural perspective, Ed. Stanton K. Tefft, New-York, London,
Human Sciences Press, 1980, pp. 147-160.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 164

parmi les paysans, les notables de la ville ou du village, des chefs po-
liticiens, des tontons-macoutes (les tristement célèbres miliciens dé-
fenseurs de la dictature de Duvalier), tous ceux-là ont des ambitions,
et donnent des signes de plausibilité de leur pouvoir. Le chef de la
section rurale fait parfois partie de ces bandes et en tout cas doit don-
ner son autorisation à leur sortie, comme il fait d’ordinaire pour n’im-
porte quelle cérémonie vodou. La participation à ces groupes permet
soit de donner des assises à son pouvoir, soit d’exercer une vengeance
contre un ennemi, soit de réussir dans une entreprise quelconque ou
d’exercer un contrôle sur la communauté. Pour cela, la bande confère
des pouvoirs magiques, appelés pwen ou gad, c’est-à-dire des moyens
de protection et d’invulnérabilité vis-à-vis de la sorcellerie des autres.
Ces sociétés apparaissent comme des lieux où se livrent de véritables
guerres entre les “esprits”, c’est-à-dire entre les individus ou les
groupes qui posséderaient les “pwen” les plus forts comme d’ailleurs
le récit le laisse entendre. Ce serait donc un modèle d’exercice des
luttes sociales et des luttes de pouvoir au sein d’une même commu-
nauté ou d’un village. La parenté signalée par notre informatrice, avec
les bandes de rara (groupes paysans qui sortent pendant le carême en
dansant au rythme des tambours et de la vaccine — le bambou —, la
journée comme la nuit, aux environs des villes et dans les campagnes)
confirme bien la lecture que nous faisons [183] ici. Les bandes de
rara sont organisées selon une hiérarchie assez stricte, comme les
chanpwèl. Les informations recueillies par Rachel Beauvoir signalent
des grades divers dans l’organisation, allant des titres comme Empe-
reur, Président, Reine, Général, à ceux de brigadier, intendant, Préfet,
et de soldat ou sentinelle. Des promotions sont prévues, et chaque
membre travaille à gravir les échelons. Théâtralisation ou reconstruc-
tion de la société dominante ? Il semble clair que là où les bandes de
rara engagent entre elles des combats sur la base de produits ma-
giques, au sein des sociétés secrètes, la démonstration de force est
censée aller le plus loin possible : expérience des limites terrible,
cruelle, comme dit W. Apollon 261, qui ne fournit malheureusement pas
davantage d’autres précisions. Or, cette démonstration de force et de
pouvoir s’accompagne des rumeurs de repas anthropophagiques Com-
bien d’individus auraient été “mangés” par les chanpwèl ? Combien
d'ex-chanpwèl ou d’ex-bizango, convertis aux sectes et confessions

261
Willy Apollon. Le Vodou, un espace pour les voix, op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 165

protestantes, ou devenus plus fervents catholiques, ne servant plus que


pour le “bien” et non pour le “mal”, ne confessent-ils pas avoir “man-
gé” des gens, amis ou parents ? C’est là qu’un rapport obligatoire
s’instaure entre le réel et l’imaginaire dans ce débat sur les sociétés se-
crètes du vodou en Haïti.
Les séquences du récit se rapportant à des faits réels et à l’imagi-
naire sont tout d’abord situées sur le même plan. Que l’arbre-mapou
puisse s’ouvrir comme une maison, d’où sortent “les diables” qui s’y
logent, cela n’appartient même pas apparemment à l’ordre de la
croyance, c’est tenu pour un fait. De même, la marchande de pain qui
a rencontré sur son chemin une bande de chanpwèl est censée avoir
été réellement “mangée” par cette bande. On trouve ses vêtements
abandonnés sur les lieux par ses ravisseurs. Cet indice [184] est à lui
seul suffisant, étant donné les pratiques anthropo-phagiques imputées
d’ordinaire aux chanpwèl.
Il suffit d’ailleurs d’avoir vu la lumière d’une bande de chanpwèl
pour rentrer chez soi, malade ; les chanpwèl lancent en effet sur les
passants imprudents des kout poud (poudres magiques), qui peuvent
provoquer le dépérissement de l’individu jusqu’à sa mort. Le rituel
des chanpwèl donne lieu à de tels soupçons : un cercueil, appelé Ma-
doulè est transporté au cours de leur itinéraire ; il comporte, me si-
gnale un autre informateur, une tête de vache, animal qui symbolise le
Iwa Bosu, souvent révéré par les chanpwèl ; pour d’autres, il s’agit
d’une tête de mort.
Est-ce là, chez le vodouisant, une confusion des plans du réel et de
l’imaginaire ? On pourrait dire, par exemple, que la proposition sur
l’arbre mapou qui abrite des “diables” est parfaitement absurde ; ou, à
l’opposé, parfaitement rationnelle quand on la rapporte, sur la base
d’un relativisme culturel, à la conception du monde, spécifique au vo-
dou. Dans les deux cas, on ne fait que repousser le problème.
Il s’agit d’un certain nombre de croyances reçues en héritage et
partagées par la communauté à laquelle appartient notre informatrice :
“J’ai entendu cela, et cela se fait vraiment”, ou encore, répète-t-elle,
“on dit cela, et c’est vrai”.
Ainsi donc, “on dit” que les Mapou savent s’ouvrir pour montrer
les diables qu’ils abritent, et que les chanpwèl sont des bandes de sor-
ciers cannibales : ce sont là des énoncés qui renvoient à une tradition
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 166

orale devant laquelle on ne saurait se montrer sceptique, sous peine de


se couper de sa communauté. La vérification de cet “on dit” dans les
faits, dans le réel, ne modifierait guère le système de pensée de mon
informatrice, puisqu’au départ c’est le réel qui trouve sa fondation
dans la tradition orale. Son discours n’est pas un mélange hétéroclite
de réel et d’imaginaire, mais s’enracine [185] plutôt dans un imagi-
naire dont les effets dans le réel sont pour elle indéniables.
Peut-on soutenir qu’au moment de la conversion au christianisme,
toutes ces croyances basculent dans l’absurde, ou plus simplement
disparaissent ? Non point, et bien au contraire, c’est leur plus grande
résistance à la disparition qui se manifeste dans l’acte de la conver-
sion. Le converti déclare en effet, qu’il ne fera plus le “mal”, et
confesse ses anciennes pratiques de sorcellerie anthropophagique. On
dirait même que la conversion aux confessions protestantes ravive
chez le vodouisant, la croyance dans l’existence de chanpwèl canni-
bales, et le pousse à diaboliser tout le champ du vodou.
Ce n’est pas le cas de mon informatrice : elle est une catholique
pratiquante, qui a pu s’éloigner de sa famille dont tous les membres
sont restés de fervents adeptes du vodou. En règle générale, on
conçoit qu’un vodouisant puisse être en même temps catholique. Le
signe d’abandon réel du vodou serait la conversion à un culte protes-
tant. Mais un groupe de catholiques qui se montrent fanatiques et se
livrent à “l’apostolat” est, pour elle, assimilable aux protestants et peut
donc se tenir à son tour pour un groupe de “convertis’ distincts des
vodouisants. À la fin du récit, nous apprenons par exemple que la
mère qui “mangeait régulièrement ses enfants avait fini par tout “dé-
baller” au curé de la paroisse, “mettre le feu à tout”, et ainsi abandon-
ner les pratiques de sorcellerie. Toutefois, l’attitude du catholique
fervent ne recoupe pas entièrement celle du protestant face au vodou.
On s’en rend compte dans le récit : aucun anathème n’est jeté sur le
vodou, seule la sorcellerie est condamnée. La réunion des chanpwèl
est dite précédée d’une cérémonie-vodou ordinaire à laquelle on peut
participer sans crainte. Mais la tradition orale sur laquelle s’appuie
notre informatrice porte l’empreinte des récits que le christianisme,
depuis l’époque esclavagiste, met en circulation sur le vodou. Les
chanpwèl, nous dit-elle, “boivent du vin et mangent du pain” dans cer-
taines [186] réunions. Ils pratiqueraient ainsi un rite cannibalique ca-
mouflé. Un rite qui serait l’inversion de la messe catholique, et la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 167

preuve que le sorcier dispose des pouvoirs spirituels attribués aux


prêtres. Fantasme de la messe noire, que des colons et des mission-
naires ont rapporté de l’Europe du début de l’âge classique, vers la co-
lonie ? Dans tous les cas, puisqu’il est dit que les sorciers rendent un
culte au diable, ils ne peuvent que s’engager dans des activités ri-
tuelles opposées à celles des prêtres. L’activité sorcière consiste à
boire du sang et à manger la chair humaine : celui donc qui ose boire
du sang, laisse entrer en lui “le diable” qui ne peut, tôt ou tard que le
dévorer, lui et les siens. Le sang, comme dans de nombreuses tribus
d’Afrique noire, est pour le vodouisant le siège de l’esprit. La réfé-
rence aux croyances catholiques de transformation en corps et en sang
de Jésus- Christ du pain et du vin, n’est pas purement analogique : elle
vient renforcer tout le système de croyances dans les pratiques anthro-
pophagiques, tout le système de pouvoirs sorciers, qui consiste, par la
succion du sang, à dévorer l’âme de l’individu.

Logique de l’imaginaire et logique du pouvoir.

La croyance en la capacité de métamorphose des sorciers (indivi-


dus ou “bandes”) procède du pouvoir illimité qui leur est attribué :
ainsi les métamorphoses des chanpwèl en troupeau de cabris : “le plus
souvent, quand tu dois rencontrer ces bandes, tu regardes et tu vois de-
vant toi une bande de cabris, et puis c’est un groupe de gens qui
passent devant toi, ce sont des gens qui se transforment en animaux.
Ils deviennent ce qu’ils veulent”.
Il y a là à l’œuvre une logique de l’imaginaire, et une logique du
pouvoir. Celui qui va trouver le bòkò pour faire prospérer ses affaires
sait par avance qu’il veut monter dans l’échelle sociale, et donc en of-
frant une poule en sacrifice peut bien avoir offert sous cette espèce sa
fille, sa progéniture, son [187] propre sang. On peut ainsi dire qu’il a
“mangé” ou “vendu” sa propre fille, qu’il le sache ou non. Mais cette
pratique est signalée comme un fait réel, aussi peu discutable que celle
des chanpwèl qui, sous l’impulsion des “diables” entrés en eux ou in-
voqués par eux, se métamorphosent en bêtes pour opérer leurs forfaits
nocturnes et manifester leur pouvoir. On retrouve les mêmes confes-
sions de métamorphose en bêtes, de dévoration cannibalique, ou de
vente d’un membre de sa famille à des sorciers à Bregbo en Côte
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 168

d’ivoire dans le cadre du mouvement prophétique de Harris : “Je


transforme la chair humaine en escargots pour les vendre” ; ou en-
core : “c’est dans le ventre de ma mère que j’ai débuté ce travail car
au moment où a commencé sa grossesse, j’ai quitté diaboliquement
son ventre pour aller manger...” “Moi, j’ai donné mon gros orteil. Ils
s’en servent comme oignon diabolique pour donner une bonne odeur à
leur soupe” 262.
Se transformer en bêtes, ou transformer d’autres en bêtes, c’est le
libre pouvoir sorcier : celui de se nourrir de la force des autres,
comme l’a bien vu Jeanne Favret. Finalement, si les sorciers se multi-
plient, si ces “bandes” continuent à sortir ouvertement la nuit, on ne
pourra plus savoir ce qu’on mange, quand on mange de la viande : un
trafic de chair humaine s’établirait à travers tout le pays en sorte qu’il
devient difficile de distinguer désormais un cabri d’un vrai cabri, un
bœuf d’un vrai bœuf, à moins de disposer soi- même de pouvoirs ma-
giques : “Il y a des gens qui voient tout de suite si la viande qu’ils font
bouillir est la viande de l’homme”. On se doute que manger de la
viande de l’homme prête à conséquence : on ne saurait plus à quel
moment on entre dans le cercle de la sorcellerie.
Plusieurs Haïtiens de milieu populaire m’ont d’ailleurs signalé
qu’ils ont décidé une fois pour toutes de ne plus [188] manger de
viande de bœuf pour éviter tout contact avec la sorcellerie. Périodi-
quement en effet on raconte qu’on découvre des “dents en or” dans les
mâchoires de bœufs conduits à l’abattoir. Comme nous le rapporte
notre informatrice : “certains bœufs parviennent à se dégager et à
crier : “je vous en supplie, j’ai des enfants, je n’ai pas eu le temps de
faire quelque chose pour eux...”
Au moment où nous écrivons, nous lisons dans un journal de l’op-
position haïtienne contre Duvalier un court article mais dont le titre fi-
gure en gros plan sur la couverture : “Sept bouchers arrêtés pour avoir
débité de la chair humaine à Pétionville”. Voici quelques extraits de
cet article : “Affolé, le public a décidé de ne plus acheter de la viande,
en attendant que l’enquête révèle qui sont les promoteurs de cette
odieuse machination”. “Comme toujours, le Télédiol 263 accuse certains
262
Prophétisme et thérapeutique. Albert Atcho et la communauté de Bregbo,
Colette Piaut, etc... Paris, Hermann, 1975, pp. 147-148.
263
Télédiol : expression créole utilisée en Haïti pour désigner le mode de
transmission des nouvelles qui courent de bouche à oreille.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 169

oungan d’avoir sacrifié des victimes propitiatoires pour prolonger la


vie du régime”. Nous ne croyons pas à de telles fantaisies qui ne
servent qu’à détériorer l’image de marque du pays à l’étranger” 264.
Une semaine plus tôt, le même journal donnait plus de détails : “La
grande attraction est à Pétionville où les curieux vont voir les bou-
chers qui vendent de la chair humaine dans leur étals.... Il se dit que le
théâtre de ces étranges pratiquants du cannibalisme est la petite locali-
té de Deshermite à l’est de Pétionville où les têtes des victimes ont été
repérées par la police dans des “drums”. Les viscères sont vendus au
marché par des enfants de quinze à seize ans. Depuis combien de
temps ces pratiques ont-elles cours pendant les vingt-cinq ans de l’ère
duvaliérienne ? C’est la question que se posent les observateurs de
cette comédie et de ces comédiens dont Graham Greene a tracé une
peinture crue” 265.
[189]
La croyance dans les pratiques cannibaliques en Haïti est ferme-
ment ancrée dans la population, nous l’avons vu, depuis l’esclavage et
bien avant, à propos des Caraïbes. Que les esclaves marrons soient
censés manger la tête des colons blancs capturés, c’est aussi l’une des
terreurs des maîtres esclavagistes. Plus tard, lors des révoltes pay-
sannes en 1843, des sectes anthropophages, disait-on, circulent libre-
ment dans les rues de la ville de Jacmel. Dans tous les cas, pour la ma-
jorité des Haïtiens, il ne s’agit pas là de “fantaisies” mais de phéno-
mènes saisissables, qui entrent dans la quotidienneté et ne suscitent
guère de surprise. En revanche, à certaines périodes, ils se trans-
forment en psychose. C’est le cas que le journal, cité plus haut, vient
de rapporter. La conclusion de l’article donne tout à fait à penser à une
dénégation : “nous ne croyons pas à de telles fantaisies...”, mais le
reste du récit est produit sous la forme d’exposé de faits réels, ou de
pratiques répréhensibles dont le gouvernement actuel porterait toute la
responsabilité. Un tel article correspond parfaitement à l’attente des
lecteurs haïtiens dans leur majorité qui, d’ordinaire, interprètent le
pouvoir de Duvalier-Président comme un pouvoir lié à la sorcellerie.
Pour avoir cherché à annihiler toute opposition à son régime, François
Duvalier passe pour celui qui a “mangé” les crânes de leaders capturés

264
Nouvelle Haiti-Tribune, New-York, 18-25 janvier 1983, p. 3.
265
Ibid., 7-15 février 1983, p. 6.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 170

et assassinés par ses hommes de main, les tontons-macoutes. De


même, c’est sous son régime que les chanpwèl circulent ouvertement
la nuit, comme le signale le récit. Retenons aussi que de toute façon,
les mêmes qui attribuent de tels pouvoirs au Président en exercice, se
voient parfois obligés d’imaginer la confrontation de l’opposant avec
le régime de Duvalier sur la même base de la sorcellerie. Notre infor-
matrice nous a largement entretenu sur l’incroyable audace d’un ka-
mokin (tel est le nom donné par le régime à tous les opposants, qui par
le fait même de leur position d’opposant, n’ont plus droit à la vie, ni à
la nationalité haïtienne comme telle), qui n’a pu se tirer de la persécu-
tion des tontons-macoutes, que grâce [190] à ses capacités de se trans-
former en fumée, en vent, en animal, ou de se transporter d’un lieu à
l’autre, sans que personne ne puisse s’en apercevoir.
Le problème n’est pas, on le pressent bien, qu’on soit en présence
de “fantaisies” auxquelles s’adonnerait une population crédule et
ignorante. Imaginaire du pouvoir et pouvoir de l’imaginaire se
donnent plutôt d’un seul coup, en sorte que c’est le réel qui viendrait à
s’évanouir, là où cet imaginaire ferait défaut. Dans le discours de
notre informatrice, l’imaginaire n’est précisément pas une expression
distordue du réel.
Sans nul doute, un membre de la société des chanpwèl ne se recon-
naîtrait pas tout à fait dans le récit que nous venons de commenter. Se-
lon Rachel Beauvoir l’association se considère comme un groupe
d’initiés liés entre eux par un pacte secret et protecteurs des intérêts du
village : elle serait préposée à la lutte contre le vol, contre l’adultère,
et à la solution de différends entre les habitants du village ou entre les
membres chanpwèl, comme une sorte de tribunal. Toutefois, pour se
faire respecter et craindre, ils laissent courir des rumeurs sur leur pou-
voir de sorcellerie. Cependant, cette perspective ne rend pas encore
compte de la problématique de l’imaginaire telle qu’elle apparaît non
seulement dans le discours des vodouisants non-chanpwèl, mais aussi
avec la même force dans celui des membres de l’association. Le récit
de notre informatrice nous offre un mélange de croyances héritées de
l’Afrique et de la sorcellerie européenne appliquée par les colons et
les missionnaires au vodou. Messe noire, invocation du diable, repas
cannibaliques, métamorphoses en animaux, sont des pratiques qu’on
imputait aux sorciers et aux sorcières en Europe au Moyen-Age. Aussi
les bandes de chanpwèl représentent pour notre informatrice une asso-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 171

ciation de malfaiteurs dont le seul but est de semer la terreur dans le


[191] village. Pourtant, et c’est cela qui donne plus à penser, les
chanpwèl ne se trouvent point embarrassés à s’attribuer le pouvoir
d’invulnérabilité contre toute sorcellerie, et donc le pouvoir sorcier
proprement dit, comme celui de métamorphoser soi-même ou les
autres en animaux, de provoquer à distance des maladies ou des mal-
heurs divers (perte du travail, divorce, etc...). Les chanpwèl intériori-
seraient à leur tour l’imputation de sorcellerie qui leur est faite et
qu’ils se laissent faire. En outre, elles revendiquent le pouvoir de ré-
duire un individu à l’état de zombi. Il y aurait, m’a dit un oungan
chanpwèl, des spécialistes dont les noms sont tenus en secret et qui
sont préposés à “passer” un individu à la zombification. Certes, cette
pratique se donne pour une condamnation que les chanpwèl décident
après délibération entre eux lors de leurs séances nocturnes. Mais ils
signalent que cette condamnation extrême frappe ceux qui dénigrent
l’association et ceux qu’un membre chanpwèl vient “vendre” à l’asso-
ciation. L’on se rend compte que la figure du chanpwèl, demeure liée,
en Haïti, à un imaginaire, sans doute venu de l’héritage africain, mais
non moins enraciné dans le langage de la diabolisation du vodou (et
donc de la barbarisation du Noir), apparu dès les premiers moments de
la Traite, et qui ne cesse d’avoir des effets dans les pratiques et les
discours des vodouisants eux- mêmes. Il nous faut nous en expliquer
davantage, en replaçant la sorcellerie dans le champ des pratiques du
vodou en général. Mais auparavant, que se passe-t-il du côté des en-
sorcelés, et surtout de ceux du genre bien particulier qu’on appelle
zombis ?

2. Les zombis ou la puissance des récits

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“On dit qu’en Haïti on a l’habitude d’aller déterrer des gens pour les
transformer en zombis. Cela arrive. Si j’ai par exemple un problème avec
quelqu’un, je vais faire en sorte qu’il ne me tue pas. Mais s’il est [192]
plus fort que moi, il va me tuer. Pour cela, il va chez un bòkò. Celui-ci lui
remet une poudre à déposer par terre, sur mon chemin. Dès que tu marches
dessus, le temps d’arriver chez toi, tu es déjà mort.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 172

On dit que ton zombi se retrouve chez le bòkò. Il se peut que d’autres
gens aient bien envie d’avoir ce zombi-là. Mais puisqu’il est déjà entre les
mains du bòkò, nul ne pourra plus le prendre.
Le bòkò doit accomplir des rites particuliers au cimetière. On dit par
exemple qu’il doit appeler trois fois le zombi, et qu’une fois que l’individu
se lève, il n’est plus mort.
Quand l’individu meurt, on doit en effet venir lui retirer l’âme le
même jour. Si on attend trop longtemps, d’autres gens qui en ont besoin
peuvent aller le prendre. Si j’avais une querelle avec toi, au moment où tu
meurs j’aimerais bien prendre ton âme. C’est le meurtrier qui vient faire
cette opération au cimetière. Mais le cimetière est surveillé. Le bòkò doit
payer le gardien, puis il se dirige vers la tombe et commence par battre
l’individu qu’il doit prendre. Parfois il s’en va avec le cercueil. Le bòkò
réveille l’individu, le fait marcher devant lui, on dit qu’on a endormi,
étourdi cet individu.
Tous les oungan ont des zombis. Ils les mettent dans le ounfo. On ne
les voit pas, mais ils ont une place spéciale. Ils peuvent mettre le zombi
dans une cruche, dans un canari. Quand on le met dans la cruche, on ne le
voit pas, mais c’est vraiment l’âme de la personne qui est là.
Quand on prend l’individu, il ne demeure presque plus comme il était
auparavant. Parfois, on prend certaines parties de la personne, les ongles,
les yeux, [193] la tête, rien que la tête.
Quand on fait parler un zombi avec toi, c’est l’individu même qui te
parle. Le bòkò donne à manger aux zombis des aliments non salés. Autre-
ment, ils redeviendraient normaux. Il met certains d’entre eux à surveiller
la cour, d’autres les jardins. Si je viens voler, j’entendrai une voix me
dire : “Attends ton père”. Je sentirai alors les jambes lourdes et je serai
forcé d’attendre l’arrivée du propriétaire du jardin.
Les zombis de Rozanfè, par exemple, étaient tellement nombreux que
sa femme ne pouvait plus les supporter. Certains lui avaient été offerts
contre de l’argent. Un jour, la femme de Rozanfè avait fini par leur donner
du sel. Les uns se sont mis à réclamer leur famille, les autres leurs amis.
Ils se sont querellés avec la femme, et l’ont même battue. Elle les a
mis dans une voiture et a été les libérer. J’ai entendu ça à la radio natio-
nale.
J’ai parmi eux une tante qui est morte. Elle vivait avec quelqu’un de
Mirebalais. On dit que c’est lui qui l’a donnée pour de l’argent. Il est deve-
nu riche depuis que la femme est morte. On appelle donc les parents de
chaque zombi pour qu’ils viennent le reprendre. Les gens qui étaient morts
depuis très longtemps avaient du mal à reconnaître les membres de leur fa-
mille.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 173

Les zombis racontent tout ce qu’ils avaient vécu. Car ils n’étaient pas
morts pour de vrai.
Le bòkò qui a beaucoup de terres et tous les autres grands propriétaires
ont des zombis. Les gens nés coiffés peuvent voir facilement ces zombis.
On peut te dire : “Tiens, voici un zombi qui passe par là”, et toi, tu ne le
vois pas. Mon père avait sur sa plantation [194] des travailleurs qui
avaient leurs zombis, et pouvaient terminer en un quart d’heure une tâche
qui demanderait une journée. Il donnait à ces travailleurs leurs repas dans
des gamelles en calebasse. Mais ils les reversaient dans des paquets de
feuilles de bananier. Us frappaient des mains et les zombis venaient
prendre leur nourriture. L’un de ces travailleurs s’était converti et était
venu expliquer à mon père comment il faisait.
Il y a même des couturières qui ont des zombis : ceux-ci vont attirer
des clients pour elle, comme si elle avait un aimant.
Il y a un élève qui n’était pas très intelligent ; sa mère s’est arrangée
pour mettre quelques zombis au bout de sa plume à écrire.
Pour moi, tous les zombis sont pareils.
Tous les morts sont à la même enseigne. Le zombi qu’on n’a pas pris
n’est presque rien, le corps est dans le cimetière et son âme est allée au
ciel.
Un type de zombi différent des autres, c’est le mort qui avait trouvé la
mort par noyade, ou encore qui s’était pendu, ou qu’une voiture avait écra-
sé.
On peut expédier leur zombi sur quelqu’un : celui-là mourra, de la
même façon que la personne était morte. Il y a des morts dont on ne peut
pas prendre le corps. On se contente de leur prendre le zombi. Mais si une
partie du corps est là, on peut encore s’en servir.
Mais moi, je ne vois pas quelle importance à dire : tous les zombis ne
sont pas pareils”.

3. Deux catégories de zombis

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Ce récit nous invite d’abord à reconnaître l’existence de deux types


de zombi ; l’un c’est l’âme d’un individu décédé, [195] qui peut être
captée par un bòkò (prêtre-vodou) et déposée dans une cruche ou une
bouteille, à l’intérieur de cases précises (les badji) du ounfo (le temple
vodou). Cette âme, en fait, correspond à ce qu’on appelle le petit bon
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 174

ange, l’un des deux principes spirituels qui dirige la vie intellectuelle
et affective de la personne. Même avant de mourir, un individu peut
courir le risque qu’on lui “pique” son petit bon ange. Il y a de ces
poudres, nous dit notre interlocutrice, qui rentrent dans la catégorie
des wanga (ou paquets ficelés, porteurs de sorts) jetés sur le chemin et
qu’on ne saurait piétiner impunément. Par ce moyen, l’âme (donc le
petit bon ange) peut être subtilisée.
La lutte entre deux individus se fait souvent par l’intermédiaire de
wanga forts contre wanga plus forts. Le vainqueur est celui qui par-
vient le premier à capter l’âme de l’autre. Donc la production de
l’autre comme zombi est un enjeu majeur dans les rapports entre sor-
cellerie et contre-sorcellerie. Le propriétaire d’un zombi peut s’en
servir comme protection pour lui-même et ses biens : dans ce cas le
zombi devra l’avertir de certains dangers imminents. Le plus souvent,
on achète des zombis. Les bòkò sont supposés tous être de grands pro-
priétaires de zombis. Comme le récit le souligne, une couturière peut
disposer d’un zombi qui va chercher pour elle des clients et les attirer
comme un aimant. Un élève qui a des difficultés à l’école peut rece-
voir de ses parents un zombi qui alors sera logé au bout de sa plume
pour l’aider à réussir ses examens. Par-dessus tout, le besoin de zombi
se fait sentir pour les champs de canne ou le travail de la terre en gé-
néral/Un bòkò ne tient pas à être pris au dépourvu devant une augmen-
tation impromptue de la demande de zombis. Aussi travaille- t-il à un
stockage de zombis. Il est censé disposer de cases à zombis, parqués
ou bien cachetés dans les bouteilles ou les cruches « La possibilité de
devenir un zombi guette en fait, chaque individu. On sait en effet
qu’un mort ne part pas tout de suite, et qu’il faut une série de rites
(dits de “renvoi”) [196] pour le faire partir. C’est le sens accordé en
Haïti à la neuvaine de prières accomplies pour les morts. Le danger
qui guette la personne qui vient de décéder est la subtilisation de son
âme rôdant encore autour de son cadavre, de ses vêtements, de sa mai-
son ou du quartier/ Cependant, certains morts, de mort accidentelle,
deviennent des zombis errants, qui peuvent être captés et expédiés sur
des ennemis afin qu’ils meurent de la même mort d’où provient le
zombi. D’autres morts, de maladie tuberculeuse par exemple, servent
de zombis producteurs à leur tour de tuberculose. Il est donc toujours
bon à un bòkò de posséder la gamme la plus variée de zombis pour ré-
pondre aux demandes.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 175

Mais si le bòkò peut vendre des zombis, il peut tout aussi bien les
chasser, étant donné le principe que pour combattre la sorcellerie, il
faut de toute manière disposer des mêmes pouvoirs.

Je connais le cas d’une jeune femme haïtienne vivant aux Antilles,


dont un groupe de zombis s’est emparé. La jeune femme avait reçu un
coup de couteau au cours d’une altercation avec un voisin. Son propre
mari avait été attaqué par le même individu, et dut subir une intervention
chirurgicale. Mais après quelques semaines il guérit et ses blessures se
sont refermées. Pour la femme cependant, la guérison se faisait plus lente,
au point que son entourage commençait à exprimer une vive inquiétude.
Certains amis sont venus me dire que je dois, comme tout le monde,
rendre visite à la jeune femme. Quand je suis allé, j’ai été très surpris de
trouver sa maison investie d’au moins une quinzaine d’Haïtiens du quar-
tier. Les uns buvaient du rhum, d’autres pleuraient autour de la malade,
étendue raide, les yeux livides, sur un lit. Elle parlait [197] très peu et
poussait de temps en temps quelques cris. J’ai eu tellement peur que j’ai
fait chercher tout de suite un médecin. Après la consultation, il me dit
qu’en principe les blessures sont refermées et qu’en ce qui le concerne il
ne comprend pas tout à fait ce qui se passe. À la vérité, l’acceptation de la
visite du médecin n’était qu’un signe de politesse. J’apprends le lendemain
que la jeune femme se trouvait déjà en traitement. Un bòkò, membre de sa
famille, était venu d’Haïti pour chasser sept zombis qui avaient profité de
sa blessure pour s’infiltrer dans son corps. Chaque jour, des rites bien spé-
ciaux devaient expulser un ou deux zombis. Des amis me donnaient régu-
lièrement de ses nouvelles : aujourd’hui, elle a encore cinq zombis ; le len-
demain, trois. Finalement, une dizaine de jours plus tard, je trouvais la
jeune femme rayonnante de santé.

Des cas similaires ne manquent pas. Il peut arriver en revanche


qu’un individu malade refuse de reconnaître les zombis qui ont été ex-
pédiés sur lui. Un jeune haïtien atteint de tuberculose, déjà en traite-
ment dans un sanatorium en Guadeloupe, reçoit la lettre d’un bòkò qui
lui apprend que cinq zombis sont logés dans son corps et sont à la
source de sa maladie. “Pas question, me dit-il, de recevoir ces zombis,
parce que je n’ai pas assez d’argent pour payer le traitement par le
bòkò. Ici, dans cet hôpital, je suis déjà très bien pris en charge”. De
même, un “zombi” logé dans le corps d’un individu peut provoquer
chez lui un état de langueur, puis bientôt une véritable catatonie, au
cours de laquelle il se sent devenir le zombi lui-même.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 176

En nous penchant sur le deuxième type de zombi, dont nous parle


le récit, nous nous rendons compte des sources [198] de la méprise qui
existe sur le phénomène. Les cas que nous avons cités suggèrent déjà
l’importance et le poids de l’imaginaire dans le phénomène. Le récit
même nous y invite. Tout en distinguant deux types de zombi, il
conclut : “tous les zombis sont pareils”.
Le deuxième type de zombi en question est donc l’individu tenu
seulement dans un état léthargique et qui, inhumé, est repris du cime-
tière par un bòkò, pour être emmené dans un champ de canne, ou dans
un jardin, comme travailleur, domestique, totalement obéissant à son
maître.
À vrai dire, c’est ce type de zombi qui fait problème, l’autre ren-
trant dans l’ordre du normal, du quotidien. Pourtant l’individu trans-
formé en zombi, est censé l’être surtout par des moyens naturels (une
drogue, une plante, connues seulement du bòkò et dont le secret n’est
pas divulgué), même si des incantations s’y ajoutent comme l’appel
de l’individu par son nom, des coups de fouet, l’âme (ou le petit bon
ange) tirée d’une bouteille et mise sous le nez de l’individu pour le ré-
veiller de son état léthargique. On suppose d’habitude ! Que la condi-
tion de zombi provoque une grande souffrance, puisque la victime,
dans cet état second, est censée savoir tout ce qui se passe autour
d’elle, sa mise en bière, puis son inhumation, mais sans pouvoir ré-
agir. On redoute qu’un des siens, décédé, devienne zombi, et on se dé-
pêche de déposer entre ses mains dans le cercueil des produits qui ont
la vertu de dissuader le ravisseur éventuel de son corps. Parfois même,
on cache un poignard sous ses vêtements. Nous l’avons déjà vu, le
code pénal est net sur le sujet des zombis : il ne considère pas comme
un assassinat l’action de produire ainsi la mort apparente par des “sub-
stances” : cette action n’est qu’un “attentat” du point de vue du code ;
elle ne devient “assassinat” que “si par suite de l’état léthargique la
personne a été inhumée”.
Dans tous les cas, il reste que la grande peur est bien [199] la trans-
formation de soi ou des siens en zombi qui serait livré sans merci au
bon vouloir d’un propriétaire. Le zombi, en principe, perd jusqu’à sa
façon de parler : il prononce des cris nasillards, signifiant par là qu’il
vit aux confins de la mort, plus précisément dans un état mitoyen
entre la mort et la vie.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 177

Ayant perdu toute personnalité, c’est-à-dire ce qui lui confère sa


personnalité (le principe spirituel du petit bon ange), il obéit mécanique-
ment à son propriétaire. Sans être un robot, il n’est plus tout à fait un
esclave : il connaît sa condition sans disposer du pouvoir de la chan-
ger par lui-même. Il assiste impuissant à sa propre déchéance car il est
encore un être humain, mais dépourvu de son humanité/ Cette contra-
diction est beaucoup plus tragique que celle de l’esclave conscient de
son sort, mais aussi que celle du mort tout court, puisque le mort n’a
pas d’autre issue que de s’en aller définitivement du monde des vi-
vants. Le zombi, lui, vit une disjonction impossible. En cela, il est une
menace radicale de subversion de l’ordre humain, par sa position
d’être intermédiaire entre la nature et la culture. En définitive, la
condition de zombi est tellement dangereuse que même si d’aventure
il est délivré et retrouve sa personnalité affective et intellectuelle, il est
encore craint par les siens et par l’entourage.
Peut-on dire que le phénomène zombi en Haïti est une production
de l’imaginaire ? Pour le code pénal, la production de zombi ne fait
aucun doute. Pour les ethnologues et les psychiatres haïtiens, la plu-
part du temps, le débat est rapidement clos, quand ils disent : “Les
zombis existent, nous en avons rencontré”. Effectivement, on ren-
contre des zombis en Haïti, le phénomène est irrécusable, et en même
temps, jamais on n’aura vu à ce point, au cœur du phénomène, la puis-
sance de l’imaginaire en travail.

Réel et imaginaire dans les récits de zombi

On est tout d’abord frappé par le glissement continuel [200] tout au


long du récit d’un type de zombi à l’autre, sans que la contradiction ne
soit relevée. Dans trois séquences de l’information, le flou est patent.
On dépose en principe le zombi capturé dans une cruche, le bòkò peut
alors te faire écouter sa voix. C’est l’individu qui est dit enfermé dans
la cruche, même si on ne le voit pas. Est-ce de l’âme de l’individu ou
de lui-même corps et âme dont on parle ? On ne peut comprendre
cette question qu’en se référant à toute la théorie du corps dans le
champ du vodou et aux pratiques de manipulation des âmes. Nous y
reviendrons. Une deuxième séquence est celle qui porte sur la possibi-
lité donnée seulement à certaines personnes dites nées “coiffées” (la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 178

coiffe étant le voile, membrane amniotique qui entoure le nouveau-né,


comme une protection supplémentaire qui l’accompagnera toute sa vie
et lui accordera force et chance), de voir un zombi qui passe dans la
rue ou qui travaille dans un champ de canne. Deux personnes peuvent
se promener ensemble, l’une voit le zombi, l’autre ne le voit pas. L’on
peut le toucher et dire “le voici, il est là”, et puis tu ne le vois pas ! La
troisième séquence concerne le déjeuner des zombis qui travaillent
pour les employés du père de notre interlocutrice. Nul ne voit ces
zombis, mais ils mangent et travaillent. À vrai dire, cela correspond
bien à l’idée du zombi, âme capturée et servant de “garde”, c’est-à-
dire de force supplémentaire, comme les Iwa (ou esprits du vodou) qui
reçoivent des offrandes (volailles, boissons, etc...) en vue d’accomplir
mieux leur rôle de protecteurs. On peut acheter des Iwa, comme on
achète des zombis. Il y aurait donc un véritable marché de zombis en
Haïti, car dès qu’un grand propriétaire veut s’assurer une prospérité
rapide, il n’a qu’à se diriger chez le bòkò, producteur et non moins pro-
priétaire de zombis. Même des travailleurs agricoles tâchent de dispo-
ser de leurs propres zombis : “mon père avait des gens habitant les
mornes, dit notre informatrice, qui venaient travailler avec lui : ces
gens-là avaient des zombis”. Toute source d’enrichissement semble à
la limite provenir [201] d’une traite obscure de zombis : “Si tu as de la
terre, tu achètes des zombis”. Des couturières et des élèves s’en pro-
curent également. On dirait qu’une véritable inflation de zombis se
produit, mais qui renvoie à la pléthore actuelle des associés des
bandes de chanpwèl.
On reste donc frappé par cette tendance au glissement d un type de
zombi à l’autre, en sorte que l’imaginaire autour du phénomène zombi
ne cesse jamais de se montrer efficace.
Il serait trop facile de dire que les histoires de zombis sont toujours
à prendre cum grano salis. Non point qu’elles ne soient pas excessive-
ment sérieuses. Mais elles engagent cette liaison constante entre
l’imaginaire et le réel qui leur confère toute leur importance dans la
vie de l’individu comme de la collectivité. En 1918, on parle d’un cer-
tain Joseph qui propose à l’usine de la Hasco neuf zombis en guise de
coupeurs de canne. Par mégarde, la femme de Joseph leur donne de la
nourriture contenant du sel. Ils se réveillent tous aussitôt de leur état
léthargique, courent à travers les montagnes et rejoignent leur village.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 179

Identifiés par leurs parents, ils prennent encore la fuite, retrouvent


leurs tombes, grattent la terre, se font cette fois morts pour de vrai 266.
On reproche à des auteurs américains des années 1920, comme
Seabrook, friands d’histoires de zombis et de sorciers, d’en rajouter
dans les récits qu’ils ont livrés. Il est certain qu’ils en rajoutent, mais
tout laisse entendre que c’est sur la toile de fond des rumeurs déjà en
circulation sur les zombis. Celles-ci ont eu une telle efficacité, raconte
Seabrook, que de nombreuses personnes se sont réunies autour du pré-
sumé “malfaiteur”, lui ont demandé des explications et finalement
l’ont assassiné. Il n’y a donc pas lieu de ne pas prendre [202] au sé-
rieux les histoires de zombis, à cause même du poids bien réel de
l’imaginaire dans le réel. Les zombis, peut-on dire, sont aussi réels
que les troupeaux de cabris que je peux rencontrer à la croisée des
chemins à minuit, et qui, à la vérité, sont une bande de chanpwèl.
L’importance de l’imaginaire dans le phénomène zombi est cepen-
dant diversement appréciée. Louis Mars, dans une étude ethno-psyc-
hiatrique parue il y a à peu près trente ans, se montrait sceptique sur
l’existence des zombis, mais perspicace sur le rôle du schéma culturel,
et disait qu’on prenait souvent des malades mentaux pour des zombis.
Ce n’est pas aujourd’hui la position de E. Douyon, psychiatre haïtien
qui, à la faveur des rumeurs récentes sur les zombis, après celles sur la
prolifération des chanpwèl, dit travailler à la réhabilitation de zombis
amenés à sa clinique. Pour Douyon, le zombi est bien la victime d’un
sorcier bien précis, et le doute ne l’effleure pas quand il affirme que
cette pratique s’opère sur la base d’une substance toxique dont le seul
malfaiteur (en l’occurrence, le bòkò) a le secret. Le zombi est un indi-
vidu réduit à l’état cataleptique, puis enterré et ramené dans un jardin
ou dans un ounfo. Ce point de vue n’est autre, nous allons le voir, que
la réduplication des récits et légendes sur les zombis. L’article de
Douyon, “Les zombis dans le contexte vodou et haïtien”, paraît donc
dans l’hebdomadaire culturel, le Petit Samedi Soir, du 4-10 avril
1981, à un moment où le phénomène zombi occupe l’actualité et
connaît un éclat exceptionnel. Un an plus tôt, soit le 8 février 1980, le
même hebdomadaire présentait le cas de “Narcisse, le revenant”
comme l’événement national de la semaine. La radio nationale donne
la parole au revenant qui a pu faire connaître à la population haïtienne
tout entière sa descente aux enfers. Plus tard, au cours du mois de fé-
266
W.B. Seabrook, L’île Magique, op. cit., pp. 92-103.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 180

vrier 1982, un certain Obanis Pierre affirme être zombi, et la rumeur


de ses retrouvailles traverse le pays tout entier, au point que le Petit
Samedi Soir a été encore obligé de produire le récit de la zombifica-
tion [203] d’Obanis Pierre et de se demander si la justice ne devrait
pas se saisir de l’affaire. Enfin, le 1er août 1983, le quotidien Le Nou-
veau Monde, rapporte qu’“un troisième revenant” est apparu :

“Jean-Claude Pierre, un homme d’une trentaine d’années, était mort et


enterré, à en croire ses parents, en mars 1977, à Dessources, localité dé-
pendant de la première section rurale des Gonaïves ; le dimanche 17
juillet, vers midi, soit six années après son inhumation, il fut retrouvé par
ses parents dans le voisinage de la maison de ces derniers. Tout surpris et
effrayés, les frères du “Zombi” et les gens de la zone firent venir sur les
lieux le chef de la police rurale qui, après les formalités d’usage conduisit
le revenant aux casernes Toussaint-Louverture des Gonaïves. Signalons
qu’à l’interrogatoire, Jean-Claude Pierre, le revenant, laisse croire
qu’avant sa réapparition aux Gonaïves, il travaillait dans un champ appar-
tenant à un bòkò répondant au nom de Dubuisson qui habite à Cahos, dans
l’Artibonite.”

Ce qui nous frappe, c'est la reprise à la lettre des récits offerts par
ceux-là même qui revendiquent avoir été zombis, non seulement dans
les informations diffusées par la presse haïtienne, mais aussi dans les
tribunaux. Nous reproduisons ici in-extenso, la déclaration de Clervius
Narcisse, parue dans les minutes du Greffe du Tribunal de Paix de la
localité de l’Estère.
Voir document page suivante.

Un récit à lire comme un conte.

Tout d’abord, cette déclaration paraît tout à fait banale aux yeux du
pouvoir judiciaire, puisque, de toute façon, le
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 181

[204] [205]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 182

[206]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 183

[207]
code pénal reconnaît l’existence des pratiques de zombification,
comme traditionnelle dans le cadre du vodou. Ainsi le suppléant-juge
de Paix et le greffier peuvent, sans être troublés, recevoir la déclara-
tion de Clervius Narcisse “décédé le 3 mai 1962 et retourné en ce
monde le 18 janvier 1980”, puis procéder à ce qu’ils appellent “l’in-
terrogatoire du Revenant.”
Narcisse raconte qu’il meurt en 1962, à la suite d’une courte mala-
die à l’hôpital, mais que trois jours après son inhumation, il est ré-
veillé par le oungan, Joseph Jean, grâce à des potions magiques, puis
ligoté et emmené sur la propriété du oungan. Là, Narcisse trouve 251
zombis au travail, et il est désigné comme leur “contrôleur”. Deux ans
après, un zombi particulièrement maltraité se révolte et au cours de sa
querelle avec le oungan, finit par le tuer d’un coup de hache sur la
nuque. Cette révolte devient contagieuse, au point que la femme de
Joseph Jean décide de donner de la nourriture salée à tous les autres
zombis. Ceux-ci sont libérés ; mais pour eux c’est une longue errance
à travers tout le pays, qui commence. De son côté, Narcisse reconnaît
avoir été transporté par la police à l’Asile du Cap-Haïtien, où il a pu
recevoir des soins. Une fois guéri, il part vivre dans la commune de
Milot ; il se donne un nouveau nom et se marie.
Comparons maintenant le récit de Narcisse à celui d’un zombi au
nom d’Obanis, tel que le Petit Samedi soir du 19 février 1982 le rap-
porte. Censé être mort le 13 octobre 1977, Obanis est retrouvé, seule-
ment six ans après soit le 19 février 1982, à la suite d’une longue er-
rance. Il raconte que le jour il était transformé en bœuf par son pro-
priétaire et que, la nuit, il redevenait un être humain. Sa libération est
due, comme dans le cas de Narcisse, à l’intervention de la femme du
oungan. Celui-ci une fois mort, elle avait décidé de se débarrasser de
tous les zombis possédés par son mari. Faudra- t-il encore rapprocher
ces deux récits mentionnés plus haut [208] de l’histoire du célèbre
oungan à l’étrange nom de Rozanfè, passé pour un spécialiste en pro-
duction de zombis, et dont la mort a été l’occasion de la libération de
tous les zombis de son ounfò. Dans le récit de notre informatrice, c’est
à nouveau la femme du oungan qui choisit d’inviter les zombis à par-
tir rejoindre leurs familles.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 184

On le voit bien, les variations d’un récit à l’autre sont réduites au


minimum. Ces récits se développent en effet comme des contes, et
l’on ne peut qu’être surpris devant les mises au point du Docteur
Douyon sur les zombis.
Après avoir cependant reconnu, comme le système de croyances-
vodou le prévoit, l’existence de deux types de zombi (l’un, ou l’âme
d’un mort, captée et mise en bouteille ; l’autre, ou l’individu mort et
enterré, puis revenu en chair et en os), le docteur Douyon reprend à la
lettre le récit produit par l’individu fait zombi, sans le moins du
monde se laisser interroger par le “récit” comme tel. Or, l’on observe
un glissement continuel d’un type de zombi à l’autre, non seulement
dans le récit de notre informatrice, mais aussi dans les récits de zom-
bis que nous offrent Narcisse et Obanis. L’histoire de Narcisse est
peut-être celle dans laquelle l’imaginaire de la zombification apparaît
avec le plus grand éclat. Narcisse dit qu’il ignore son âge, que “parfois
en sommeil” il faisait “des visions”, puis qu’il se reconnaît mort le
lendemain de son arrivée à l’hôpital : “le lendemain, c’est-à-dire mer-
credi, je n’étais plus en ce monde” Mais il y a plus. Narcisse assiste à
ses propres funérailles, en étant à la fois dans le cercueil sous terre, et
au-dessus de la fosse. “Magistrat, je n’étais pas enterré sous terre.
Lorsqu’on avait enfermé le cercueil dans le trou, j’étais déjà sur le
cercueil, à chaque pelle de terre, je montais là-dessus jusqu’à me trou-
ver sur la fosse.” Ensuite, Narcisse soutient que pour le réveiller de la
tombe, le oungan disposait d’une bouteille enveloppée dans un mor-
ceau de toile bleu”, et qu’il lui soufflait le contenu au visage non sans
lui [209] avoir donné trois gifles. Devenu zombi, il a la tâche de
“contrôleur” sur 251 autres. Enfin, il rapporte que “le méchant” qui
l’avait “tué” avait demandé au oungan de le “transformer en bœuf”.
Tout cela est dit, sans que la moindre contradiction soit ressentie
par les interlocuteurs de Narcisse au Tribunal de Paix. De surcroît,
l’interrogatoire se développe sur le même mode que les procès de sor-
cellerie de la fin du Moyen-Age en Europe, car ce qui importe au juge
de paix c’est la confirmation de la croyance en l’existence des pra-
tiques de zombification.
Dans ce mélange de détails à la fois réalistes et fantastiques
qu’offre le récit de Narcisse, des stéréotypes bien connus des masses
haïtiennes se laissent repérer : la condamnation à l’état de zombi fait
suite à un différend entre membres d’une même famille : Narcisse est
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 185

“vendu” comme zombi par l’une de ses sœurs ; il est préposé au tra-
vail de la terre ; il doit être métamorphosé en bœuf. Son propriétaire
est tué par 1’un des zombis ; la femme du oungan libère ensuite tous les
zombis. Ces stéréotypes sont pratiquement des invariants dans tous les
récits de zombis 267 qui circulent en Haïti.
Il nous faut donc entrer dans les procédures du récit, car il est clair
tout d’abord que l’énonciateur n’est ni Narcisse ni le Juge de Paix,
mais un être collectif, en sorte que nous serions moins en présence
d’un interrogatoire réel que d’une narration comparable à la narration
mythique dont, en vain, on chercherait le sujet et qui poursuit inexora-
blement son développement. Entre le Juge de Paix et Narcisse, c’est à
un échange que nous assistons : un échange qui se déroule sous la
même voûte symbolique — non pas celle de l’appareil judiciaire, —
mais des croyances du vodou.
[210]
Quand le Juge de Paix interroge Narcisse sur la maladie “qui (lui) a
coûté la vie”, il prépare déjà un couloir étroit à la réponse de son “re-
venant” : “Lorsque mes frères et sœurs ont reconnu cette maladie... ils
m’ont conduit à l’hôpital, et le lendemain,... je n’étais plus en ce
monde (c’est nous qui soulignons)”. La suite du récit est alors inévi-
table. A la séquence de l’inhumation au cimetière : (cercueil posé dans
la fosse pendant trois jours, Narcisse demeurant conscient mais sans
volonté), s’oppose celle sur le réveil du zombi (application au visage
d’un liquide sorti d’une bouteille) ; allusion au petit bon ange de Nar-
cisse, capturé auparavant ; 3 gifles et des coups de fouet pour lever le
zombi qui, une fois enchaîné, devra suivre pas à pas son maître jus-
qu’à la propriété où il l’installera : ces détails sont repris dans toutes
les versions des récits de zombis qui circulent dans le pays mais qui
ne laissent plus de doute sur le nouvel état auquel est passé Narcisse.
Enfin la troisième séquence rapporte les conditions de vie quotidienne
du zombi : le travail dans l’agriculture, comme un esclave, au milieu
de beaucoup d’autres zombis, sa transformation en bête de somme, la
nourriture à laquelle il a droit. Dans le récit de notre informatrice, les
zombis ne mangent pas comme tout le monde : non seulement on
évite de leur donner des aliments salés (qui les ramèneraient à l’état de

267
Cf. Pierre Bonnafé, “Objet magique, sorcellerie et fétichisme”, in : Nou-
velle Revue de Psychanalyse, N° 2, Automne 1970, p. 170.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 186

vivant normal), mais on leur met la nourriture sur un paquet de


feuilles de bananier, (et non dans une gamelle de calebasse ou dans
une assiette), pour signifier que l’état de zombi participe à la fois des
vivants comme des morts, sans être vraiment d’aucun de ces ordres.
Ces trois séquences que nous venons de découper forment un tout
et constituent le premier contenu topique posé du récit qu’il s’agit
maintenant de renverser. Pour cela, il faudra l’épreuve de la mise à
mort du oungan (zombificateur), à la suite d’un excès : c’est pour
avoir été fouetté par le oungan qu’un des zombis finit par lui appli-
quer un coup de hache à la nuque. Dans le cas du récit sur Rozanfè, il
est dit qu’il [211] avait trop de zombis dans son ounfo. Une femme —
presque toujours une femme et celle du oungan — devra procéder à la
libération des zombis.
Symbolique d’une nouvelle naissance au monde humain, la dé-
zombification fait intervenir la femme, donneuse de vie, offrant cette
fois — en opposition au maître des zombis — une nourriture conte-
nant du sel qui donne accès au monde humain normal, à l’ordre de la
culture. Mais la femme ne libère jamais les zombis que contre son gré,
et toujours à la mort du mari. Dans certains récits, on rapporte qu’elle
s’est querellée avec les zombis, dont elle ne savait plus que faire. De
plus, comment des zombis pourraient-ils réintégrer la vie normale,
sans mettre en danger toute la société ? Le récit ne saurait se pour-
suivre en laissant suspendue cette contradiction. En effet, la dézombi-
fication est loin d’être une nouvelle naissance véritable. Un mimé-
tisme de l’initiation, ainsi apparaît - elle plutôt, puisque le zombi dé-
zombifié reste encore privé de son petit bon ange, donc de l’une des
composantes principales de sa personnalité individuelle, et tout autant
de la protection des “esprits” du vodou. Le temps d’une nouvelle er-
rance devra s’ouvrir à nouveau pour le zombi. D’où la séquence finale
(retour à l’Asile, nouveau changement de nom...) qui ramène au point
de départ du récit. L’énoncé final : “Je n’avais (pas) voulu être recon-
nu par personne”, renvoie à la condition de Narcisse, ignorant son âge,
“tourmenté” par des “visions” sur un lit d’hôpital. Narcisse restera un
“revenant” jusque dans ses déclarations au Juge de Paix.
Peut-on dire que ce récit vise le rétablissement d’un ordre social ?
Certes, Narcisse a été condamné injustement, comme il le dit, à la
zombification, à la suite d’un différend avec l’une de ses sœurs. Mais
la mise à mort du oungan n’est pas tout à fait la réparation de cette in-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 187

justice. Ni Narcisse, ni le Juge de Paix, ne semblent préoccupés de


poursuivre vraiment [212] les coupables : le oungan n’avait opéré
l’acte de zombification que contre son gré : “Il avait refusé, soutient
Narcisse, en déclarant que ma condamnation n’était pas juste”.
Comme si le seul tout du récit avait été non pas de porter un jugement
négatif sur le processus de zombification, mais de confirmer la repré-
sentation de la condition de zombi et par là l’ampleur des pouvoirs de
la sorcellerie en Haïti.
Traduire les propos de Narcisse sur “sa mort” dans le langage de la
médecine moderne (la victime est mise en “état léthargique” et non
réellement “tuée”, comme elle le dit ; ou bien soutenir que seul un
poison peut conduire à l’état de zombi), c’est laisser intact le fond du
problème, à savoir cet entrecroisement constant de l’imaginaire et du
réel dans les “récits du zombie 268.
Nous verrons en particulier comment l’explication du phénomène
de la zombification par le seul empoisonnement passe non seulement
à côté des récits des zombis rescapés, mais aussi finit par mettre entre
parenthèses à la fois les croyances à la sorcellerie et l’histoire de l’es-
clavage qui offre la toile de fond sur laquelle se détache le problème
de l’apparition des zombis.
À propos d’une population du Congo, les Kikuyu, qui croit qu’un
homme peut être à la fois “tué et pourtant non mort” 269, Pierre Bonna-
fé rapporte qu’il a beau chercher auprès des magiciens spécialistes des
précisions sur un tel phénomène, chaque fois, seuls des récits lui ont
été offerts en réponse.
Chez les Woyo du Congo, un individu peut être mort et, bien que
son cadavre demeure dans la tombe, on raconte qu’il est parti au loin
travailler comme une bête de somme [213] sur des plantations. Au dé-
but du XIXe siècle, la traite des Noirs se poursuivant encore, la
croyance aux zombis s’est déclarée en force. Il faudra donc plus loin
interroger cette apparition des zombis aux deux bouts de la chaîne de
la traite des esclaves.
268
Maximilien Laroche relève, dans L‘Image comme écho, Montréal, Ed. Nou-
velle Optique, 1978, (pp. 179-206) l’importance du personnage du zombi
comme mythe réemployé fréquemment dans la littérature haïtienne. Voir
Frankétienne, Les Affres d’un défi, Port-au-Prince, 1978.
269
Cf. Pierre Bonnafé, “Objet magique, sorcellerie et fétichisme”, in : Nou-
velle Revue de Psychanalyse, N° 2, Automne 1970, p. 170.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 188

Peine perdue de considérer les récits de zombis à la manière des


contes d’Edgar Poe. Les énoncés : “Je n’étais plus en ce monde”, et
“Pouvez-vous nous parler de la dernière maladie qui vous a coûte la
vie ?”, ne sont ni incroyables ni impossibles, une fois qu’on les re-
place dans le cadre des croyances du vodou. Non point que le zombi
ne soit effectivement, en tant même que zombi, une disjonction im-
possible entre mort et vie, et à ce titre un personnage effroyable. Mais
il demeure une catégorie d’êtres, produits par 1’ensorcellement, et
pensables à la fois dans le contexte du vodou (grâce à sa conception
propre de la personnalité individuelle, à sa théorie du corps, de la mort
et du mal), et dans l’histoire des rapports sociaux hérités de l’escla-
vage. Que la revendication de la condition de zombi soit donc pos-
sible, cela est tout aussi logique que la confession du sorcier, converti
au christianisme, qui prétend “avoir mangé” une centaine de parents
proches. Puisqu’il y a des zombis, je pourrais l’être, et chaque zombi
se voit contraint de se conformer au schéma déjà existant sur le com-
portement du zombi, sur lequel le consensus est déjà réalisé dans sa
famille, dans son groupe social ou dans son village. Mais le fantas-
tique serait la réintégration de Narcisse-le-zombi, à la vie quoti- di-
enne-normale.
Et les zombis amenés au psychiatre sont-ils bien des rescapés ? Il
semble plutôt que la réhabilitation sociale des zombis, dont les pa-
rents, mais aussi tout l’entourage, ne veulent plus, est fort probléma-
tique, du point de vue même du Dr Douyon : ayant goûté à la mort, les
zombis sont la subversion de l’ordre humain. Comme par hasard, les
zombis [214] ouvriers de l’usine de la Hasco dont parlait Seabrook en
1929, une fois réveillés de la zombification, partent d’eux-mêmes à la
recherche de leur fosse pour s’y reloger. Et combien d’autres, apparte-
nant à des oungan comme Rozanfè ou Joseph Jean, ne se sont-ils pas
volatilisés dans “la nature” ? Afin de mieux prouver la redoutable réa-
lité de l’imaginaire.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 189

[215]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VII
L’INTERVENTION
DES ESPRITS

“L’homme parle donc, mais c’est parce que le sym-


bole l’a fait homme.
Les symboles enveloppent en effet la vie de
l’homme d’un réseau si total... qu’ils apportent à sa
naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons
des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les
mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui
le suivront jusque-là même où il n’est pas encore et au-
delà de sa mort même... ”
Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil 1966,
p. 276 et 279.

Retour à la table des matières

[216]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 190

[217]

Au cours des voyages sur les négriers, l’univers religieux tradition-


nel de l’Africain fraîchement devenu esclave a dû basculer dans la
précarité : “les esprits” protecteurs perdent leur prestige devant le
monde de la mort que représente l’esclavage. La sorcellerie devient
obsédante et dominante pour au moins deux raisons. La première, les
“Blancs” sont tenus pour les nouveaux sorciers qui ont raison des “es-
prits” protecteurs traditionnels 270. On verra donc les Blancs comme
des cannibales dangereux auxquels on devra déjà, sur les négriers, par
les suicides en mer, échapper coûte que coûte. Guillaume Bosmar
dans son Voyage en Guinée, publié en 1705, rapporte que les Noirs
achetés et déportés au Nouveau-Monde s’imaginent qu’ils vont être
engraissés et servir de “bonne chère” aux Blancs. Le Père Labat, de
son côté, écrit qu’on a eu “toutes les peines du monde” à convaincre
les esclaves qu’ils ne seront pas consommés par les maîtres, “comme
il se pratique chez quelques nations anthropophages d’Afrique qui
tiennent boucherie de chair humaine” 271. La deuxième raison est le
mélange des ethnies sur le terrain de l’esclavage, alors que très sou-
vent il arrive qu’elles s’accusent mutuellement de pratiques canni-
bales. Durant les moments chauds de rébellion entre les maîtres, cer-
tains leaders étaient redoutés [218] pour leur puissance sorcière par
certains esclaves. En revanche, les communautés de marrons 272 per-
270
Voir I et J. L. Vissière, in La Traite des Noirs au siècle des Lumières. Té-
moignages de négriers, Ed. Métaillé, Paris, 1982, p. 39.
271
P. Labat, Nouveau voyage aux isles d’Amérique, cité par I. et J. L. Vissière,
ibid., p. 46.
272
Sur les communautés de marrons dans la Caraïbe à l’époque esclavagiste,
voir les travaux de Jean Fouchard, Les Marrons de la liberté, Paris, Ed. de
l’Ecole 1972 : G. Debien. Les Esclaves aux Antilles françaises aux XVII e et
XVIIIe siècles, op. cit. : Y. Debbasch. “Le marronage. Essai sur la désertion
de l’esclave antillais”, in L’année Sociologique, 1961 et 1962; et surtout
R.S. Price ed., Maroon Society, Doubleday, New-York 1973 H. Orlando
Patterson, The sociology of slavery, London, Gibbon and Gee, 1967: Leslie
Manigat, “The relationship between marronage and slave revolts and revolu-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 191

mettaient à des ethnies de se reconstituer tant bien que mal et de re-


trouver un quant-à-soi qui protège de la sorcellerie ambiante. Mais
l’ordre esclavagiste comme tel pouvait être tenu pour l’empire de la
sorcellerie, et toutes les forces de la tradition religieuse africaine se
rassemblaient pour se lancer aux assauts des maîtres blancs.
Après la déclaration de l’indépendance, grâce à la construction des
ounfò à la campagne et à la périphérie des villes, une vie de repli du
peuple sur ses propres valeurs et de marronnage vis-à-vis des autorités
semblait avoir repris ses droits. L’absence d’un appareil ecclésias-
tique, soudé au Vatican, donnait au vodou les possibilités de se dé-
ployer plus librement. Les prêtres qui circulaient dans l’île entre 1804
et 1860 étaient souvent des prêtres interdits par Rome ou en rupture de
ban. Ils se montraient plutôt laxistes en matière de distribution des sa-
crements, et ne se préoccupaient guère de combattre l’osmose déjà an-
cienne entre le catholicisme et le vodou. Une fois que l’appareil de
l’Église est rétabli avec toutes ses prérogatives grâce au Concordat si-
gné en 1860, la formation d’une élite “civilisée” est mise en place et la
tâche d’éradication du vodou se fait systématique. La sorcellerie
connaît alors de véritables flambées récurrentes en correspondance à
la fois aux campagnes de persécution et aux situations de déstabilisa-
tion politique ou de révoltes populaires. Là où il n’est pas question de
sacrifices humains, on parle [219] de sociétés secrètes cannibales qui
traversent les villages, et de pratiques de sorcellerie au sein même du
palais national. Pour l’observateur étranger comme pour le vodoui-
sant, la sorcellerie est installée à travers tout l’espace haïtien. De la
sorte, les grandes campagnes antisuperstitieuses” de 1896 puis de
1941 seront au moins en partie approuvées par le vodouisant. C’est
que les rumeurs de sorcellerie l’atteignent lui aussi, comme dans la
période esclavagiste. Ce qu’il attend donc de ces campagnes, c’est
moins la destruction du vodou comme tel, que celle de la sorcellerie
dont on lui dit qu’elle met en péril sa propre vie et sa dignité de per-
sonne “civilisée”. On reste en effet surpris de constater qu’après avoir
juré, dans toutes les paroisses catholiques, de ne plus servir à la fois
Dieu et Satan, les vodouisants reprennent en toute sérénité leurs pra-
tiques, même si les “esprits” encore égarés et soûlés par l’ouragan de

tion in St Domingue-Haïti, in: Annals of the New-York Academy of Sci-


ences, vol. 292, pp. 420-438, June 27, 1977.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 192

la persécution tardent parfois à se manifester de nouveau, dans toute


leur puissance.
On ne voit donc pas comment le vodou pourrait se constituer sans
reconnaître à la sorcellerie une place dans son propre système, à la
fois pour se défendre contre l’accusation de barbarie et pour se proté-
ger contre le risque de s’installer dans la situation dangereuse de pro-
miscuité avec les sorciers en liberté. Quelle est donc cette place qu’oc-
cupe la sorcellerie au sein du système vodou ? Répondre à cette ques-
tion, c’est en même temps remonter aux sources de la mythologie
zombi et des rumeurs sur les sociétés secrètes dites de cannibales et de
sorciers, c’est-à-dire aux sources mêmes de ce fantasme de barbarie
projeté sur la société haïtienne depuis l’esclavage, mais aussi intériori-
sé par une partie importante de cette société.

1. L’héritage des “esprits”


et les frontières de la sorcellerie.

Retour à la table des matières

On a coutume tout d’abord de relever dans le discours du vodoui-


sant une distinction nette entre le côté religion et [220] le côté magie/
sorcellerie de ses pratiques. Plus précisément, dans le cadre de l’orga-
nisation des “esprits” du culte et des divers rites, on semble opposer
les lwa-éritaj (“esprits” obtenus directement de la famille par héri-
tage) aux lwa-achté (Iwa achetés ou obtenus par contrat). Cette dis-
tinction ne va pourtant pas de soi.
Qu’un oungan ou qu’un simple vodouisant reconnaisse disposer
seulement de Iwa-éritaj c’est en même temps, pour lui, mettre en
place une défense contre les accusations éventuelles de sorcellerie. “Je
dispose de forces ou de “points” que mes parents m’ont légués, ou que
j’ai acquis par élection “d’esprits” de parents décédés il y a longtemps
et qui se rappellent de moi”. On entend souvent en effet de telles affir-
mations. Mais ce sont, dans le contexte de suspicion qui entoure le vo-
dou, des aveux d’innocence qui s’accompagnent, nous le verrons plus
loin, d’une position de paix armée : “Si mal il y a, ce n’est pas de moi
qu’il viendra ; je ne connais que de bons Iwa, des Iwa-éritaj”, dit-on
encore. Effectivement, tout porte à croire qu’avec ces Iwa, on se
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 193

trouve du côté de l’aspect religieux, honorable, propre, du vodou à op-


poser aux pratiques de magie et de sorcellerie.
En effet, les Iwa-éritaj reconnus et acceptés mettent l’individu
dans la lignée des ancêtres ; et sur cette base, il peut disposer d’une
place dans la société présente. Il n’est pas loisible à un individu de re-
fuser ses Iwa-éritaj : ils peuvent se transformer en puissance persécu-
trice, source de maladies et de malheurs pour lui et sa famille. Au ni-
veau symbolique, le lwa-éritaj reconnu est essentiel dans la constitu-
tion de la personnalité individuelle et dans l’attribution d’une position
sociale à l’individu. Conjointement à ce niveau symbolique, le lwa-
éritaj remplit une fonction économique fondamentale : il est en rap-
port avec l’héritage de la terre. Celle-ci appartient au lwa, et par sa
médiation, aux ancêtres. De là provient ce qu’on appelle en Haïti la
règle de l’indivision d’une [221] terre héritée. Au début du XIXe
siècle, en effet, sur les terres occupées (dans les montagnes principale-
ment) ou acquises par les anciens esclaves, un mode de production do-
mestique a pu se reconstituer, où les traditions africaines comme les
formes de travail collectif (coumbite, corvée, escouade, etc...), et les
formes d’organisation de l’espace et de l’habitat autour de la parenté
ont été remises en honneur ou remodelées. Le lakou (littéralement en
français : la cour) est le nom donné à une association de familles dont
les maisons sont souvent bâties en forme de fer à cheval et centrées
autour d’une maison principale, celle du patriarche, souvent poly-
game, car, en tant que représentant de l’ancêtre, il est à la fois chef de
famille et chef religieux. S’il vient à mourir, c’est l’aîné qui le rem-
place. Sur le lakou se situe le cimetière familial devant lequel est dres-
sée une grande croix qui est la résidence du lwa des morts, Baron-Sa-
medi ; on trouve également le démanbré, emplacement réservé aux
“esprits” (ou lwa) de l’ancêtre et le lieu de déroulement (ounfò) des
cérémonies-vodou présidées par le patriarche. Chaque année, soit le
24 décembre, soit le 6 janvier, l’ensemble des membres de la famille
se réunit pour un culte dit justement de démanbré. Des enfants éloi-
gnés du lakou, émigrés en ville ou à l’étranger, viennent participer à
ce culte, et en tout cas envoient sous une forme quelconque une coti-
sation pour manifester leur lien de solidarité. Il semble que même des
membres de la famille, convertis au protestantisme et qui donc pré-
tendent rejeter le vodou n’osent pas se dérober à ce devoir familial. Il
s’agit, en fait, à travers ce culte domestique du démanbré de maintenir
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 194

l’indivision de la terre et de la sauvegarder comme un héritage fami-


lial, à l’abri des convoitises des agents de l’État, des notables de la
ville et des usuriers. Sur le lakou, tous les descendants d’un même pa-
triarche viennent donc rendre un culte aux lwa-éritaj comme aux
morts de la famille.
Les héritiers d’une terre sont en effet les héritiers des Iwa des pa-
rents ou des ancêtres. Quand on veut donc abandonner [222] un héri-
tage, on cherche à le passer à un membre de la famille, mais rarement
à un “étranger” 273.
Il n’est pas question de tenir le facteur économique, à savoir la
possession de la terre comme le facteur absolument déterminant dans
le système de lwa-éritaj. C’est d’un seul coup et tout ensemble que le
rapport aux Iwa et à la terre se trouve donné. On sait que si on n’ha-
bite plus sur cette terre héritée, l’héritage du lwa n’est pas automati-
quement perdu : il se rappelle en songe ou par des maladies, à l’indivi-
du qui ne reconnaîtrait plus sa lignée ancestrale. Le rapport aux Iwa
n’est pas non plus, à l’inverse, le facteur déterminant. Nous sommes
plutôt en présence de la tentation de reconstruction d’un mode de pro-
duction domestique semblable à celui que les vodouisants avaient
connu en Afrique. Tentative de marronnage, qui a permis à certains
auteurs de parler d’une véritable “république paysanne” pendant les
premières décades de l’indépendance.
Il n’est pas nécessaire d’être formellement relié à un lakou pour
disposer de lwa-éritaj. Un vodouisant possède ordinairement ce qu’on
appelle un lwa-rasin (Iwa racine) c’est-à-dire un esprit qu’il reçoit à
la naissance directement de ses parents ou de ses ancêtres comme son
protecteur personnel et auquel il devra rendre un culte presque quoti-
dien dans sa propre maison. Un rogatoire est dressé à cet effet, à l’in-
térieur de la maison, de préférence dans la chambre à coucher. La pré-
sence de ce Iwa est symbolisée souvent par une bougie allumée, par

273
Sur le Lakou, voir la monographie de Rémy Bastien, Le Paysan Haïtien et
sa famille, Mexico, 1951, Ré éd. aux Ed. Karthala, Paris, 1985 ; plus récem-
ment l’étude remarquable par sa précision sur “Héritage foncier et indivision
en Haïti. Réflexions à partir de l’étude du lignage Cadet à Rey”, in : Re-
cherches Haïtiennes. Espace rural et société agraire en transformation, Ins-
titut Français d’Haïti, Port-au-Prince, N° 2, déc. 1980, pp. 15-16, de même,
les informations nouvelles sur “Démanbré et croyances populaires” dans le
Bulletin du Bureau d’Ethnologie, (1984) Port-au-Prince.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 195

une pierre polie posée sur ce rogatoire, ou par l’image du saint catho-
lique correspondant à ce Iwa. Des [223] offrandes lui sont présentées
de temps en temps. Les Iwa-rasin appartiennent à la catégorie des Iwa-
éritaj et se relient à un culte des ancêtres toujours préoccupés d’assu-
rer le bien-être et la sécurité de leurs descendants.
Mais peut-on reprendre telle quelle l’opposition rigide que le vo-
douisant semble opérer entre ces Iwa-éritaj et les lwa- achté (ou “es-
prits” protecteurs obtenus par contrat) ? Il convient tout d’abord
d’examiner les catégories de lwa qu’un individu peut recevoir en héri-
tage.
Dans certains villages, on hérite à la fois des Iwa-rada (iwa de rite
rada, qui se rapportent aux Fon et aux Yoruba), en majorité, et à côté
d’eux quelques échantillons de Iwa-Petro- Congo (Iwa de rite Petro et
de rite Congo, de provenance ban- toue en général).
Pour Jean Kerboull par exemple, seuls les Iwa-rada sont tenus
pour de bons Iwa, qui témoignent du “vodou authentique” et qui
placent l’individu dans un système de pratiques religieuses. Les Iwa
de type Petro-Congo plus violents, ne sont pas recherchés : ils seraient
capables de conduire l’individu à la magie et à la sorcellerie. Toute-
fois, il maintiendrait un culte à ces Iwa pour se défendre avec plus
d’efficacité, là où les lwa-rada se révèlent faibles et impuissants.
Cette thèse de la pollution d’un “vodou authentique” par la magie
et la sorcellerie, supposées par les Iwa-Petro-Congo 274, ne résiste pas
devant les données elles-mêmes qu’apporte Jean Kerboull. S’il est
vrai que l’ordre des familles d’esprits reproduit quelque peu l’ordre
d’opposition des tribus ou des “nations” africaines sur le terrain de
l’esclavage, il n’y a pas de raison de reprendre à son compte les oppo-
sitions tranchées entre les familles “d’esprits” qui affleurent parfois
dans le discours de certains vodouisants. L’héritage de Iwa-Petro-
Congo, faible dans les régions auprès desquelles [224] Kerboull a en-
quêté, se révèle plus fort ailleurs, dans d’autres sections rurales. Par-
dessus tout, cet héritage de Petro-Congo, même s’il est mal vu, n’est
pas moins un héritage. Rien donc n’autorise à l’exclure du “vodou au-
thentique”. Il n’est pas “l’infiltration” de la magie dans le vodou,
puisque celui-ci, pour se constituer, a dû chercher à délimiter un sys-
tème du bien et du mal, du normal et de l’anormal, de l’antisorcellerie
274
Jean Kerboull, Le Vodou : magie ou religion ? op. cit., p. 256-257.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 196

et de la sorcellerie : termes en complémentarité et en opposition struc-


turale. Curieusement, Kerboull reconnaît qu’un individu peut parfaite-
ment utiliser les lwa-éritaj pour tuer : il arrive en effet à des individus
“sans scrupules”, des gens “sans honte et sans aveu” d’invoquer les
lwa de leur héritage contre leurs proches — en principe couverts et
protégés par ceux-ci. Tel le frère de Diogène : “C’est mon frère qui
s’est adressé aux lwa, qui a tué maman, lui aussi qui a envoyé les lwa
de l’héritage pour tuer mon enfant” 275.
Que le lwa hérité soit de rite rada, qu’il soit de rite Petro ou Congo
ou Nago, il peut être utilisé pour des activités de magie et de sorcelle-
rie. Un lwa peut se convertir en force maléfique, si ce n’est pour soi-
même qui en hérite, du moins pour d’autres contre lesquels je pourrais
l’utiliser. En même temps, il peut m’arriver d’accueillir en héritage
des lwa déjà achetés par mes ancêtres et qui se révèlent insatiables en
m’obligeant à mon tour à de nouveaux contrats dangereux. Ces lwa
ouvrent la porte à la sorcellerie, mais pas dans tous les cas. Certains
vodouisants se contentent, en face de certains lwa tenus pour dange-
reux, et des lwa-achté, d’organiser consciencieusement les rites qui
leur conviennent sans trop les attirer.
Par exemple, le lwa de type Congo, appelé Marinette Bois Sec fait
l’objet d’un culte, dans la cour du ounfo, en dehors du péristyle où
d’ordinaire se déroulent les cérémonies-vodou. [225] Certains ethno-
logues haïtiens, comme Odette Menesson Rigaud et Lorimer Denis,
ont alors qualifié Marinette Bois Sec comme un “esprit du mal” 276.
Sans doute peut-on reprendre ici-4 l’opposition classique dans cer-
taines sociétés africaines entre esprits de brousse (liés à la magie et à
la sorcellerie) et “esprits” du village. Mais dans le panthéon-vodou, ce
lwa préside à la guerre ; il porte un sabre piqué dans le feu, quand il
fait son épiphanie, et parfois il donne lieu à des danses au- dessus du
feu. S’il passe aux yeux du fidèle pour dangereux — effectivement il
peut finir par tuer son cheval et plusieurs membres d’une famille là où
il est mal servi — il rentre dans la catégorie générale des lwa-gad
c’est-à-dire des lwa capables d’assurer avec sûreté la défense d’un in-
dividu ou d’une communauté. Ils ne sont donc pas des “esprits du
275
Ibid., p. 103.
276
Odette Menesson Rigaud et Lorimer Denis, “Cérémonie en l’honneur de
Marinette” in Bulletin du Bureau d’Ethnologie, Port-au-Prince, Série II,
N° 3, juillet 1947, pp. 13-21.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 197

mal”. On admet aujourd’hui que la cérémonie du Bois-Caïman, qui


avait été au départ de la lutte des esclaves pour l’indépendance, a été
une cérémonie en l’honneur, des lwa de rite Congo-Petro, de prove-
nance Bantou. Comme tous les autres lwa violents, Marinette Bois
Sec a besoin d’être borné ou fixé et doit recevoir de la part de son
adepte un culte avec précision et régularité pour se maintenir dans le
calme.
La pente vers la sorcellerie est plutôt une donnée avec laquelle le
vodouisant est acculé à compter, dans le rapport même à tout lwa,
quel qu’il soit. On ne peut donc placer la sorcellerie uniquement du
côté des lwa de rite Congo-Petro, ni du côté des lwa-achté. Certes, ces
derniers supposent plus explicitement des activités de magie. Mais là
encore, ils rentrent dans l’ordre d’une stratégie de défense contre la
sorcellerie des autres.
Si l’on se réfère en outre à la position qu’occupe un lwa comme
Legba dans le panthéon vodou, on se rend compte [226] qu’il peut re-
présenter aussi une infiltration de la magie et de la sorcellerie à l’inté-
rieur du culte. Au Dahomey, Legba est considéré comme un héros ci-
vilisateur qui donne accès aux moyens de transformation de la nature,
par un acte de violation d’interdits et qui rend possible diverses activi-
tés de magie 277. Dernier né de Mawu et de Lysa (dieux jumeaux qui
sont à l’origine du monde), Legba est aussi le premier magicien et le
chef de file de tous les autres dieux. En lui, le bénéfique et le malé-
fique sont réunis. Aussi présente-t-il des aspects contradictoires : force
et faiblesse, vie et mort, sérieux et dérision, pudeur et obscénité,
vieillesse et enfance. Son homologue Eshu chez les Yoruba a les
mêmes caractéristiques. Sans reprendre toute la mythologie de Legba,
le vodou parvient à lui conserver une position cardinale dans le pan-
théon. C’est en effet Legba qui met le fidèle en contact avec l’en-
semble des “esprits” du culte. Il est invoqué au début de chaque céré-
monie avant tous les autres “esprits”. Il est également assigné à la

277
Laura Levi Makarius, Le Sacré et la violation des interdits, Paris, Payot,
1974, p. 239- 243. Sur le rôle de Legba en général, voir aussi Léo Frobénius,
Mythologie de l’Atlantide, Paris, 1949 ; M.J. Herskovitz, Dahomey, an an-
cient West African Kingdom, 2 vol., op. cit. ; et surtout Roger Bastide, Le
Candomblé de Bahia (Rite Nago), La Haye, Mouton, 1958, p. 148 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 198

croisée des chemins, à tous les carrefours des villages, aux portails des
ounfò et des habitations rurales, comme le legba des Dahoméens 278.
Dans son enquête sur les métamorphoses de Legba et d’Eshu dans
les Amériques noires, Roger Bastide découvre que pour l’essentiel
l’identité de ces “esprits” est sauvegardée. Au Brésil par exemple,
Eshu est encore lié à la divination, en tant qu’interprète de la volonté
des orixa et des vodou. À Cuba, il est mis, comme en Haïti, en corres-
pondance avec Saint Pierre, et est gardien de la barrière qui sépare le
monde des humains de celui des “esprits”. Les liens entre Legba et les
pratiques de magie et de sorcellerie sont tellement forts [227] qu’on
tend parfois au Brésil à identifier Legba avec le diable. En fait, sou-
ligne R. Bastide, ce dualisme n’a pas prévalu, car les membres des
candomblés le contestent. L’influence du christianisme qui a répandu
l’idée d’Eshu essentiellement diabolique a quand même conduit cer-
tains adeptes à redouter le contact avec lui 279. Dans le cadre du vodou
haïtien, Legba n’a pas cependant un tel sort. Mais comme maître des
carrefours qui traditionnellement sont des hauts lieux de pratiques de
magie et sorcellerie, Legba doit donner au préalable son autorisation à
ces pratiques pour qu’elles opèrent avec efficacité...
Ce même rôle est rempli par le lwa qui s’appelle Baron- Samedi,
chef de file de la famille des Gédé (“esprits” des morts) vénéré par
tout vodouisant pour se défendre contre les mauvais sorts ou pour se
venger d’un ennemi. Les croix situées à l’entrée des cimetières sont
les résidences de Baron-Samedi.
Il y aurait donc des forces dangereuses prêtes à s’introduire dans le
vodou mais que le vodou tenterait continuellement de repousser vers
ses frontières.
Ni excroissance du vodou, ni abâtardissement du religieux sous
l’effet des angoisses et des peurs devant l’inconnu et l’inexplicable, la
sorcellerie est plutôt inscrite dans l’ordre symbolique — vodou
278
Honorat Agessy, “La divinité Legba et la dynamique du panthéon vodou au
Dan-Homé, in : Cahiers des religions africaines, 4, pp. 89-96, 1970.
279
Roger Bastide, Le Prochain et le lointain, Paris, Ed. Cujas, 1970, p. 222 :
“Comme le nom catholique n’est qu’un masque, Exu pourrait aussi rester
dans le culte et dans la mythologie traditionnelle des candomblés avec ses
caractères africains. Mais la liaison d’Exu avec le Diable a eu des effets
désagrégateurs... Les Babalorixa protestent énergiquement contre l’idée
qu’Exu est mauvais par nature.”
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 199

comme un pôle négatif dont le fidèle doit s’éloigner sans cesse. La


sorcellerie n’est pas non plus une théorie qui offre après coup à l’indi-
vidu et à la communauté une grille de lecture de leurs expériences.
Pour reprendre l’expression de Marc Augé, elle “ordonne un réel
qu’elle définit et constitue d’un même mouvement” 280.
[228]
Il faut donc rechercher la position structurale de la sorcellerie dans
le système des Iwa du vodou. On commencera par une interrogation
sur l’identité individuelle telle que le vodou la conçoit, puisque l’ordre
symbolique des Iwa est censé non seulement entraîner l’individu vers
une quête mystique, mais aussi le protéger contre la sorcellerie.

2. Une théorie particulière


de la personnalité

Retour à la table des matières

Puissances invisibles capables d’intervenir dans la vie quotidienne


d’un individu, les lwa constituent un ordre symbolique au sens où ils
viennent s’interposer entre le réel et l’individu, comme ce qui lui per-
met de passer de l’ordre de la nature à celui de la culture. Il n’est pas
loisible à un vodouisant de rendre ou non un culte aux lwa. Seul ce
culte fait accéder au langage. Peine perdue de considérer chaque Iwa
comme une entité en référence directe à un objet (le monde naturel)
ou à une activité humaine. Un lwa n’a de valeur que différentielle et
corrélative des autres lwa. Un ensemble de signifiants qui se rap-
portent donc les uns aux autres, par les correspondances qu’ils éta-
blissent entre différents éléments de la nature (eau, air, feu), les es-
pèces végétales et animales, et les activités humaines, ainsi apparaît
l’ordre des lwa. Ce qui existe vraiment ce sont les familles de lwa si-
tuées en opposition et en complémentarité les unes par rapport aux
autres. Ainsi, perdre le langage des lwa c’est s’exposer à vivre sous
l’empire de son propre imaginaire 281, c’est-à-dire s’enliser dans une
280
Marc Augé, Théorie des pouvoirs et idéologie, op. cit., p. 104.
281
Nous empruntons ici à Lacan sa définition du symbole et de l’imaginaire,
dans ses Ecrits, Paris, Seuil, 1967 ; pour plus d’éclaircissements, voir sur-
tout Edmond Ortigues, Le discours et le symbole, Paris, Aubier, 1962, pp.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 200

relation duelle de soi à soi-même, et donc perdre le langage tout court.


Il faudra qu’un certain nombre d’opérations rituelles viennent intro-
duire l’individu dans l’ordre symbolique en créant une discontinuité
entre lui et la nature.
[229]
Ce rapport obligatoire à l’ordre symbolique qui confère à l’indivi-
du une marge étroite de liberté s’expérimente en premier lieu dans
l’organisation familiale, mais aussi au sein de la communauté tout en-
tière. Entre le symbolique et le politique une articulation s’établit qui
demeure une source continuelle d’interrogations. Déjà Aristote parais-
sait intrigué par ce problème quand il proposait la distinction célèbre
entre la themis et la dikè, et entre l’oikonomia et la politeia. D’un côté,
la themis concerne le système familial et le pouvoir dans la famille, et
l’oikonomia renvoie à la famille élargie ; de l’autre, la dikè c’est la loi
de la cité, de la communauté politique proprement dite ; c’est elle qui
dispose du logos pour réaliser le bien et la justice. Hors de la dikè, la
themis de la famille se mue en arbitraire et débouche sur la barbarie, et
donc l’anthropophagie. Jean Louis Tristani a cru bon de tirer, après
Benvéniste, à partir de cette théorie d’Aristote, la conclusion d’une
antécédence de la société sur la famille, et d’une détermination des re-
lations familiales par le pouvoir politique 282.
Il semble plutôt que le dessein d’Aristote a été la constitution
d’une métaphysique qui soustrayait la justice à la volonté humaine, et
la pensée d’un ordre hétéronome à l’individu. Le problème reste en-
core entier : on ne voit toujours pas en effet comment l’individu pour-
rait accéder à l’ordre du langage, si la réalité et les autres avaient en
eux-mêmes leur propre fondement. Il a fallu que celui-ci soit référé à
un tiers, à l’autre en général, à partir de quoi une reconnaissance de la
place de chacun dans le monde et dans la société est possible. Ainsi
donc, qu’il y ait ou non antécédence de la famille, la prééminence du
symbolique dans toute société humaine est irrécusable.
Une réflexion radicale sur ce problème de la relation [230] incon-
tournable à l’ordre symbolique a été menée par Meyer Fortes, dans
son ouvrage : Oedipe et Job dans les religions ouest-africaines. Il sug-

188-217.
282
Jean-Louis Tristani, Le Stade du respir, Paris, Ed. de Minuit, p. 110 ss., et
surtout pp. 147-151.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 201

gère, à partir d’une recherche ethnologique sur les Tallensi, de compa-


rer la conception de la vie individuelle comme toujours soumise à
l’ordre des ancêtres, avec l’histoire de Job. Là où Oedipe reste banni
de la communauté pour n’avoir pas respecté la relation filiale, Job sort
grandi de l’épreuve du châtiment et finalement, dans sa soumission à
Dieu, reçoit le salut, retrouve la santé et son statut social. Bon ou mau-
vais, le destin est accepté dans le cas de Job ; aussi les possibilités de
“convertir son destin néfaste en une destinée bienveillante” 283
donnent-elles à voir un certain pathétique dans la condition de Job, à
l’opposé du destin tragique d’Oedipe. Sans entrer dans les difficultés
que comporte l’interprétation du “mythe” d’Oedipe dans ce travail de
Meyer Fortes, nous pouvons y reconnaître un essai de compréhension
en profondeur du système symbolique, comme condition a priori de
possibilité pour l’individu d’entrer dans un ordre social, sous peine
d’être voué à la folie.
Devra-t-on dire pour autant que la relation à l’ordre symbolique est
une relation absolue ? Non, car la logique du symbolique social n’est
pas une logique pure. Sa puissance de détermination n’est pas un en-
fermement total de l’individu dans un ordre pré-construit, car le rap-
port à l’ordre symbolique comme fondateur de la personnalité indivi-
duelle n’assure pas une garantie définitive contre toute déchéance.
Ainsi, dans le vodou, l’héritage du lwa bien accueilli ne met pas
automatiquement le fidèle à l’abri du “mal” et des “malheurs”. Il peut
être attaqué par des Iwa qui se révèlent brusquement insatisfaits ; il
peut être privé pour des raisons diverses de leur protection ; il peut
être la cible de Iwa manipulés par des ennemis et expédiés contre lui.
C’est que [231] la sorcellerie peut s’infiltrer constamment dans le rap-
port à l’ordre symbolique des Iwa.
Une approche qui ne serait pas seulement descriptive des compo-
santes de la personnalité individuelle est capable, à notre avis, de
montrer combien complexe est la condition du vodouisant dans ses re-
lations aux Iwa.
On ne saurait trouver dans le vodou une conception aussi sophisti-
quée de la personne que celles qui ont cours dans de nombreuses so-
ciétés ouest-africaines. Mais les éléménts essentiels des conceptions
283
Meyer Fortes, Oedipe et Job dans les religions ouest-africaines, Tr. R. Re-
naud, Paris, Mime, 1974, p. 116.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 202

Fon et Yoruba 284 dont l’influence sur le vodou est indéniable ont pu


être sauvegardés. Dans la théorie (Fon) dahoméenne de la personnalité
individuelle, chaque être humain possède au moins quatre âmes : le ye
qui se détache du corps à la mort de l’individu ; le wesagu ou l’ombre
la plus proche du corps, qui peut encore demeurer dans la tombe après
la mort et qui finira par rejoindre l’Etre suprême : le lidu, âme invi-
sible que magiciens et sorciers peuvent accaparer quand ils veulent
tuer quelqu’un ; enfin le se, esprit tutélaire et conscience morale de
l’individu.
Chez les Yoruba, Yémi est, d’après Pierre Verger 285, un principe vi-
tal qui distingue le corps vivant du cadavre. Après la mort, Yémi rede-
vient l’ombre d’un nouveau-né ; il ne se sépare du corps que le neu-
vième jour du décès. Le second principe spirituel s’appelle ipuri : il
est en liaison avec l’origine et le destin de l’individu, et indique son
rapport aux ancêtres.
Pour le vodouisant, trois éléments principaux concourent à la for-
mation de la personnalité individuelle :
Le gros bon ange est le premier principe spirituel qui [232] est en
liaison directe avec le corps et qui se laisse apercevoir pendant la jour-
née par l’ombre projetée par le corps. Celle- ci n’est pas à confondre
avec l’ombre qui forme ce qu’on appelle le kadav-kò, ou corps maté-
riel. La dissolution de celui- ci, à la mort, entraîne aussi celle de son
ombre. Perdre le gros bon ange c’est tout simplement mourir. Le petit bon
ange apparaît comme un second principe assez mobile s’échappant de
l’individu à certaines heures, dans certaines circonstances. Il l’aban-
donne pendant le sommeil et c’est lui qui est sujet à l’expérience du
rêve. Cette mobilité du petit bon ange le rend vulnérable : il peut être
subtilisé par un ennemi, un sorcier, et l’individu se transforme alors en
zombi ou, à tout le moins, devient réceptif aux mauvais sorts. Le petit
bon ange est en effet plus ou moins fort à la naissance de l’individu, et
est lié à la tête, au sang, au cœur, au foie et au cerveau. Mais il faut le
considérer, me dit un oungan, comme une plante qui a constamment
besoin de soins.
284
Pour plus de détails, voir Bernard Maupoil, La Géomanie à l’ancienne Côte
des esclaves, Paris, Institut d’Ethnologie, 1981, p. 378 ss.
285
Pierre Verger, “Notion de personne et lignée familiale chez les Yoruba”, in
La Notion de personne en Afrique Noire, coll. interne du C.N.R.S., Paris
1971, Ed. du C.N.R.S., 1973, p. 66.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 203

Le petit bon ange correspond en fait à l’affectivité, à la conscience


et à la vie intellectuelle de l’individu, et il peut, dit-on, de temps en
temps se détacher de lui. Cette contradiction n’est qu’apparente car le
petit bon ange a un destin déjà fixé ; c’est pour cela qu’un oungan
peut le convoquer dans certaines circonstances pour vérifier si le
client ment ou dit la vérité. Adler et Zempleni signalent à propos des
composantes de la personne chez les Moundang du Tchad qu’“il ne
faut pas entendre par pensée consciente la faculté générale d’exercer
sa raison, mais plutôt la capacité de volition et de réflexion mise au
service du discours et de l’action” 286. Ils précisent que c’est l’élément
spirituel appelé cêlâne, petite âme reçue de Dieu et des ancêtres, qui
est chargée d’exécuter une pensée. Nous retrouvons cette même
conception chez le vodouisant, quand il soutient que son bon ange (ou
plus exactement son petit bon ange) ne lui suggère pas tel ou tel
voyage,

286
Adler et Zempleni, Le Bâton de l’aveugle, Paris, Ed. Hermann.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 204

[233]

Les rapports du Petit bon ange au corps et au monde invisible

[234]
telle ou telle démarche.
La pluralité des identités spirituelles (Iwa, petit bon ange, gros bon
ange) qui sont liées au destin de l’individu, lui permet de pouvoir
vivre sous des noms divers. Ainsi, on peut à la naissance recevoir un
prénom secret qui ne sera pas impunément divulgué en dehors de la
famille. La pratique courante des surnoms en Haïti est à rattacher à ce
principe du secret. On comprend dans ces conditions, pourquoi on
garde une certaine liberté par rapport aux actes d’état-civil (naissance,
mariage) : ceux-ci sont destinés à l’extérieur, c’est-à-dire à “l’étran-
ger”, et on peut alors assumer n’importe quel prénom. L’identité véri-
table doit rester secrète, car connaître le prénom de l’individu, c’est en
même temps pouvoir exercer un maléfice contre lui. C’est que le pré-
nom secret est en relation étroite avec le petit bon ange.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 205

De même, une certaine prudence est de rigueur dans les conversa-


tions ordinaires : la parole qui s’échappe de soi peut être une source
de dangers ; c’est un peu son double, le double de la personnalité
consciente, intellectuelle et affective qui représente le petit bon ange.
La parole qu’on reçoit est non moins dangereuse. On peut dire que
la parole s’établit entre soi et les autres comme un être doué de son
pouvoir propre, et dont on ne connaît pas à l’avance toute l’efficacité.
Un ami qui me racontait, un soir, des histoires de sorcellerie en Haïti
m’obligeait, à la fin de nos conversations, à l’accompagner chez lui,
par peur que les mauvais “esprits” évoqués durant la soirée ne se
mettent au travers de sa route. Nommer un Iwa, c’est déclencher sa
présence. On sait que même ce qu’on appelle les “passe-magiques”
consiste souvent à proférer certaines formules capables de protéger
automatiquement de la sorcellerie, comme de porter “le mal” aux
autres.
Cette importance accordée à la parole dans de nombreuses sociétés
africaines a été suffisamment mise en lumière, [235] en particulier par
Germaine Dieterlen et Geneviève Calame- Griaule, pour qu’on soit
dispensé d’y insister ici. Retenons cependant que la vulnérabilité de
l’individu à la sorcellerie apparaît d’autant plus forte que son petit bon
ange est faible. Dans l’initiation, on s’efforce d’habitude d’attacher le
petit bon ange au lwa, et ce rite confère une immunité contre la sorcel-
lerie. Dans d’autres cas, on se contente de le détacher de l’individu, de
l’encercler ou de le mettre en bouteille dans un ounfò à l’abri de tous
les maléfices, du moins pendant un certain temps. À la mort de l’indi-
vidu, le petit bon ange ne disparaît pas. Avant de commencer une nou-
velle vie, il connaît une situation instable.
Au baigneur de mort revient justement la tâche dangereuse d’em-
pêcher que le petit bon ange, rôdant encore autour du cadavre, n’aille
se fixer n’importe où, et donc ne finisse par se mettre en condition
d’être subtilisé. Le baigneur de mort en effet doit arrêter le petit bon
ange grâce à un fil de sept nœuds, appelé “arrestation”, et utiliser pour
le bain du cadavre des plantes et des feuilles aromatiques servant à
prévenir tout risque de zombification, puisque la mort est tenue pour
le moment dangereux, de dispersion des différentes composantes de la
personnalité. C’est pour cela que la position du baigneur de mort est
tout à fait symétrique à celle de la fam-saj (femme sage), investie de
pouvoirs spirituels et chargée de veiller à ce que l’enfant à sa nais-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 206

sance ne soit pas vulnérable aux mauvais sorts et aux loups-garous.


L’eau des bains donnés à l’enfant pendant les premiers jours qui
suivent la naissance, est remplie, comme l’eau qui a servi à baigner le
mort, de forces spirituelles que les sorciers recherchent avec avidité. Il
est conseillé d’ailleurs de “gâter le sang” de l’enfant, de le rendre
amer afin de dégoûter les loups-garous. Toutefois, il arrive qu’un en-
fant naisse le sang déjà amer et soit ainsi automatiquement en sécurité.
Les éléments spirituels, petit bon ange et gros bon ange, [236]
ayant été fort bien à leur aise dans le liquide amniotique, connaissent
un moment d’égarement à la naissance de l’enfant. Selon les informa-
tions recueillies par Alex-Louise Tessonneau 287, ils s’accrochent en-
core au cordon ombilical et au placenta, et il convient d’enterrer ceux-
ci à proximité de la maison : comme chemin de passage du petit bon
ange, ils le sont aussi du Iwa-rasin (Iwa reçu à la naissance, comme
héritage de la famille). C’est précisément le petit bon ange qui est
tenu pour le support du lwa, celui qui l’accueille au moment de la pos-
session. En dansant dans la tête d’un individu, un Iwa vient prendre en
fait la place du petit bon ange. Parfois, celui-ci se cabre, puis se dé-
place et revient brusquement. Dans tous les cas, il vit d’ordinaire dans
une contiguïté avec le lwa, mais dispose aussi d’une grande mobilité.
Les vagabondages du petit bon ange ne sont jamais tout à fait inno-
cents : il peut rapporter maintes informations judicieuses de ses
contacts divers avec le monde invisible, les âmes des parents décédés
ou les Iwa eux-mêmes. Il est à l’origine des dons que peut acquérir un
individu ; les fam-saj (femme sage), les doktè-fèy, (“docteurs-
feuilles”, qui connaissent les vertus curatives des feuilles et des
plantes), les baigneurs de morts, les artisans (en particulier les potiers
qui fabriquent jarres, cruches, plats, c’est-à-dire les récipients des
forces spirituelles) et nombre de oungan et de bòkò réfèrent leurs
connaissances à des dons reçus en songe par leur petit bon ange.
Pour le vodouisant, chaque rêve dispose à l’avance de son interpré-
tation, mais chaque rêve est aussi une faveur spirituelle qui n’est pas
donnée à tous. Toutefois les activités du petit bon ange portent tou-
jours la marque d’une certaine témérité : il peut faire de mauvaises
rencontres, soit avec des “esprits” mauvais, soit avec des forces expé-
287
Alex-Louise Tessonneau, “Le don reçu en songe. La transmission du savoir
dans les métiers traditionnels en Haïti”, in L'ethnographie, T. LXXIX, 1983
—1, pp. 69-82.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 207

diées par des sorciers. [237] À la fin de ses fréquentes aventures, il


peut lui arriver de musarder sur le chemin du retour. Cette versatilité
du petit bon ange est aussi le point de vulnérabilité de l’individu. Que
ce soit donc à la naissance ou du vivant de l’individu, que ce soit au
moment du décès, on multiplie les activités de protection du petit bon
ange, contre sa capture éventuelle par des “sorciers”.
Une articulation entre différents principes spirituels qui suppose
bien un destin fixé à l’avance pour l’individu mais aussi la possibilité
d’acquisition de forces pour affronter les événements heureux ou mal-
heureux, ainsi se présente la théorie de la personnalité dans le vodou.
S’il n’est pas possible de modifier le destin comme tel, la connais-
sance de celui- ci est donnée comme une tâche, une quête mystique à
proprement parler et met à l’abri du plus grand malheur qui soit : celui
d’être une entité à la dérive, pur jouet de forces inconnues.
On ne peut donc se contenter d’appliquer les strictes oppositions en
cours dans la tradition philosophique occidentale entre réel/ imagi-
naire, sujet/ objet, nature/ surnature, individu/ collectivité. L’ordre des
puissances (de nature symbolique) tantôt bonnes, tantôt mauvaises, re-
présente une part du réel lui-même, et non une interprétation idéolo-
gique après coup et l’individu ne se comprend pas comme entité sépa-
rée et en opposition à la collectivité.
Chacun des principes spirituels correspond à une valeur de position
de l’individu dans la société. Ainsi, par exemple, c’est le lwa-rasin
(c’est-à-dire le lwa hérité de la famille) ou le lwa-met-tèt (le lwa atta-
ché à la direction de la vie entière, grâce à l’initiation) qui double le
petit bon ange et lui assure une protection. Cela signifie tout d’abord
que le petit bon ange est un principe spirituel qui n’a rien d’un ange
gardien.
[238]
Il a toute l’apparence d’être ce que l’individu a de “propre”. Mais
précisément, ce “propre” appartient si peu à l’individu qu’il peut s’en
passer ; dans certaines occasions, le petit bon ange est extrait de l’in-
dividu et déposé, pour protection, dans des bouteilles, ou des pots, à
l’intérieur d’un ounfo. De même, pendant l’épiphanie d’un lwa, le pe-
tit bon ange s’efface et lui laisse la place. À la mort de l’individu, le
petit bon ange rejoint le monde des “esprits” sous les eaux, et l'idéal
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 208

pour l’individu est la transformation du petit bon ange, un peu plus


tard, en génie tutélaire à son tour 288.
Quant au gros bon ange, il fait partie, me dit un oungan, des “ac-
cessoires” qui maintiennent l’individu en vie. Certes, perdre le gros
bon ange c’est mourir. Mais cette mort est moins redoutée que la cap-
ture du petit bon ange qui conduirait l’individu à l’errance ou à une
vie dépourvue de significations, c’est-à-dire dégagée des liens sociaux
qu’assurent les lwa. Plus exactement, l’individu est toujours d’entrée
de jeu, subsumé sous son statut social. E. Ortigues a raison de souli-
gner que c’est là une conception théâtrale de la personnalité, car elle
“inscrit les impératifs sociaux dans le vocatif (le nom et le destin) de
chaque individu en effectuant la mise en scène juridico-rituelle de sa
présence dans la communauté” 289.
Attribuer une attitude nécessairement fataliste au vodouisant face
au lwa, ou tenir à priori tel lwa pour plus révolutionnaire que d’autres,
ce serait se laisser aller à son propre imaginaire sur le vodou, c’est-à-
dire interpréter le système de lwa comme un ordre purement idéolo-
gique. Les [239] lwa constituent un système symbolique jamais clos
sur lui- même et toujours en transformation, avec lequel le vodouisant
établit les stratégies les plus diverses : il choisit tantôt le fatalisme,
tantôt la contestation, ou le doute, et même la provocation des lwa par
le rire. Il choisit aussi l’initiation mystique à la sagesse des lwa. Des
modifications et des ajustements continuels se manifestent dans le
panthéon vodou comme dans les attitudes rituelles. L’exigence de
créativité continuelle est toujours à l’œuvre. Mais l’ordre symbolique
des lwa dépossède l’individu de lui-même en se présentant comme le
seul garant de son existence. Autrement dit, toute dérogation au rap-
port avec les lwa voue l’individu à l’individualité comme telle, c’est-
à-dire le rend vulnérable à une persécution en retour par les lwa ou par
“les autres”, les sorciers. À l’avance, en quelque sorte, c’est le mal qui
est compris comme émergence de l’individu hors de la position qui lui
est assignée dans le monde et dans le social par l’ordre symbolique.

288
“Il y a une contradiction douloureuse, écrit Luc de Heusch, entre la perma-
nence relative de l’être social et la fragilité irrémédiable de l’être individuel,
celui-ci s’efforçant désespérément de ressembler à celui-là. D’où l’idée fré-
quente de la réintégration d’une partie de la personnalité dans le dan éternel,
ici, là-bas ou au-delà”, Pourquoi l’épouser ? et autres essais, op. cit. p. 250.
289
C. et E. Ortigues, Oedipe Africain, op. cit., p. 74.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 209

La question ou plus exactement la théorie de la sorcellerie est inscrite


au cœur du mode de constitution de la personnalité individuelle dans
le vodou. La protection des lwa n’étant pas assurée une fois pour
toutes, il faudra prendre une infinité de précautions en venant au
monde et en évoluant dans le monde.
Une interrogation sur les perturbations de la personnalité indivi-
duelle liées aux différentes interventions des lwa (mariage mystique,
possession et rituels d’initiation) devrait maintenant nous conduire un
peu plus près des racines des croyances en la sorcellerie des sociétés
secrètes et en la transformation possible d’un être humain en zombi.

3. Les perturbations de la personnalité


liées aux interventions des “esprits”.

Retour à la table des matières

Les pratiques, telles que la possession par les lwa, l’initiation et le


mariage mystique ont déjà fait l’objet de descriptions [240] minu-
tieuses. Mais rarement elles sont mises en perspective avec la théorie
particulière de la personnalité individuelle dont pourtant elles dé-
coulent et qui laissent apparaître avec plus de clarté les lieux où se
joue le drame de l’individu face à la sorcellerie.
Diverses analyses ont été proposées pour rendre compte surtout du
caractère spectaculaire de la possession par les “esprits” dans le vo-
dou. Considérée au départ comme intervention diabolique puis
comme crise d’hystérie, la possession s’est vue attribuer une fonction
structurante dans la personnalité du vodouisant. Reconnaître qu’elle
suppose une conception du corps différente de celle dominante en Oc-
cident, ce n’est pas encore saisir ses significations dans le cadre géné-
ral des croyances et pratiques du vodou.
On sait qu’on ne peut restreindre la possession au seul moment de
la crise proprement dite ou de la transe que vit le vodouisant lors des
cérémonies. La possession suppose en effet un rapport constant aux
lwa qui se manifestent à l’individu de diverses manières : par les
rêves, les maladies, les malheurs (accidents, échecs dans le travail et
dans les relations matrimoniales, etc...). Un “esprit” peut avoir une
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 210

présence trop faible (il est par exemple souvent distrait et n’apporte
pas son concours à temps), ou trop envahissante (il est insatiable, il ré-
clame trop de sacrifices et tarde à repartir quand il s’installe sur un in-
dividu). En aucun cas, la possession n’apparaît comme un phénomène
automatiquement bénéfique. Fuie ou recherchée, la possession est tou-
jours un événement dangereux. Un lwa qui intervient dans une céré-
monie-vodou est en règle générale porteur de messages : c’est déjà là
une source d’angoisses pour le vodouisant, puisqu’il ne connaît pas à
l’avance ces messages. De même un lwa qui apparaît impromptu, dans
n’importe quelle circonstance est considéré comme persécuteur. Dans
le cadre du vodou, on désigne justement comme lwa-bosal, le Iwa qui
[241] intervient sauvagement et qui n’est pas encore suffisamment
fixé sur la tête de l’individu. À l’époque esclavagiste, on appelait les
Noirs récemment arrivés dans l’île les nègres-bosal pour les distin-
guer des nègres créoles déjà baptisés (catholiques) ou nés sur place et
déjà initiés à la vie quotidienne de la société esclavagiste. C’est prati-
quement l’opposition entre barbare et civilisé que les esclaves appli-
quaient ainsi à eux-mêmes. Par extension, le lwa-bosal serait donc un
lwa dépourvu de bonnes manières, sans retenue et agissant à sa guise.
Alfred Métraux disait à propos du caractère des lwa : “Ils sont ca-
pricieux et on ne saurait compter sur leur bon vouloir”. Cette notation
psychologique ne donne qu’une vue superficielle sur le problème de la
relation de l’individu aux lwa. À la vérité, c’est toute la vie du vodoui-
sant qui oscille continuellement entre deux positions : la soumission
aux lwa et la maîtrise des lwa.
Quand un vodouisant parle lui-même du caractère capricieux d’un
lwa, il ne s’agit que d’un euphémisme. Un lwa ne peut en aucun cas
être laissé libre d’agir à sa guise. Le serait-il, la vie du fidèle courrait
le plus grand risque. Un lwa doit être littéralement arrimé à l’individu,
c’est-à-dire fixé, borné, attaché, canalisé. Le concept de “codage des
flux”, dont parlent G. Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe 290, est ici
adéquat. Si effectivement les forces que sont les Iwa viennent à s’em-
parer de l’individu, elles peuvent l’emporter avec elles, produire sa
dissolution, plutôt que de lui servir de garant et de support. Comment
concrètement la possession est-elle rendue possible ? D’abord grâce à
l’effacement momentané du petit bon ange auquel le lwa se substitue.
290
G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Anti-Œdipe, Paris,
Ed. de Minuit, 1984.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 211

L’individu est alors désigné comme le cheval du lwa : littéralement,


le lwa le “monte”, et devient son cavalier. Pour que cette nouvelle
[242] identification acquise par l’individu corresponde à une alliance
avec “l’esprit” (ou les ancêtres) et signifie l’accès à un régime de sym-
bolisation, il faut que le flux du lwa soit codé, car ce flux constitue
une violence faite à l’individu qui commence ainsi par subir un véri-
table effondrement. L’inauguration d’une crise de possession est en
effet toujours chaotique. C’est une fusion qu’elle entraîne tout d’abord
avec le lwa ; l’individu s’efface pour devenir pur lieu de passage, pure
altération. Luc de Heusch souligne dans une étude sur “la folie des
dieux et la raison des hommes” 291, comment finalement un nombre
impressionnant de cultures africaines “refusent la possession” ; c’est
qu’elle constitue effectivement toujours un danger. Danger d’avale-
ment, d’engloutissement par “l’esprit”, s’il est non maîtrisé. En défini-
tive, nulle part, la possession comme telle n’est laissée à elle-même. Il
faut lui mettre des bordures, lui assigner des limites, la contrôler.
Nous nous demandons même si elle ne s’apparente pas à la sorcelle-
rie, dans la mesure où celle-ci serait toujours un processus de dévora-
tion indéfinie, indiscriminée, qui ne provient pas de soi, mais d’un
autre : “de l’autre” en soi : l’altération impossible, ou la circulation
entre soi et soi-même ? La conception de la maladie prévalente au sein
du vodou semble confirmer cette hypothèse.

La maladie et la force du symbole.

En premier lieu, la maladie pour le vodouisant apparaît toujours


comme un élément dans un ensemble qui inclut à la fois toute sa fa-
mille en tant que grand corps (comprenant les vivants et les morts) au-
quel appartient l’individu, l’espace possédé (terre et bétail), les diffé-
rents rapports de l’individu au voisinage, au travail, etc... Le problème
posé par la maladie atteint tout cet ensemble de relations. Sur cette
[243] base, il est possible de comprendre que la maladie est un
désordre à la fois individuel et social, mais dont la nature est toujours
psychique en dernière instance. Non point que la dimension organique
soit évacuée ou niée, mais la tendance, comme le dit Georges Deve-
reux, est d’imputer une dimension psychique aux maladies orga-
291
Luc de Heusch, Pourquoi l’épouser ?.. op. cit., p. 268.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 212

niques 292. Le vodouisant ne répugne jamais à consulter un médecin


(quand il en a la possibilité) et, en même temps, il attribue la guérison
d’une maladie aux forces spirituelles qui le protègent plutôt qu’aux
médicaments prescrits par le médecin. La conception du corps qui
prévaut dans le système vodou rend compte aisément de cette ten-
dance. Le vodouisant distingue deux grandes catégories de maladies :
maladie dite naturelle (ou maladie Bon-Dieu), devant laquelle toute
intervention humaine est impuissante ; maladie tantôt provoquée par
les esprits (lwa qui manifestent leur désir de se lier à l’individu, donc
maladie comme signe d’élection ; tantôt provoquée par les actions de
magie et sorcellerie. Dans les deux cas, le niveau psychique est déter-
minant, et pourtant le sens commun est enclin à imaginer le corps au
centre des préoccupations de l’individu dans les sociétés non occiden-
tales. C’est qu’à la vérité, pour le vodouisant seuls les esprits protec-
teurs garantissent le corps contre sa détérioration, car il ne peut que
dépérir même là où il est accompagné du petit bon ange. C’est ce dé-
périssement qui serait vécu comme une dévoration de soi. La maladie,
écrit avec justesse Luc de Heusch, “renvoie à un signifiant visible (les
symptômes)... et à un signifié surnaturel invisible. La divination a gé-
néralement pour fonction de dévoiler celui-ci” 293. Il faut toutefois pré-
ciser que le signifié surnaturel invisible est pathogène, seulement là où
il reste au niveau de l’imaginaire, c’est-à-dire comme terme pris en
lui-même ; la guérison ne s’opère qu’à partir du moment où il devient
[244] à son tour un signifiant, c’est-à-dire où il rentre dans une suite,
une série, une chaîne de signifiants, un réseau symbolique plus exacte-
ment. Qu’il s’agisse d’élection de l’individu par un Iwa, la maladie est
ressentie au départ comme processus de dévoration de son corps 294,
travail de l’imaginaire encore bloqué sur lui-même, moment de transi-
tion encore indécidable entre la vie et la mort, où les forces spiri-
tuelles qui contribuent à la formation de la personnalité individuelle,
sont mal articulées entre elles et au corps. D’ores et déjà, on peut dire
292
Georges Devereux, Essais d‘Ethnopsychiatrie générale, op. cit. p. 295.
293
Luc de Heusch, Pourquoi l’épouser ?..., op. cit. p. 252.
294
Voir par exemple les analyses de Ch. de Preneuf et H. Baro, dans leur ar-
ticle, “L’homme qui fait pleurer les arbres”, in : Psychopathologie africaine,
Vol. V, N° 3, 1969 : ils parlent du “circuit de donner et de recevoir, de man-
ger et d’être mangé, qui sous-tend tout le système éliopathogémique et thé-
rapeutique d’Ousmane (thérapeute peulh)” ; “être malade, c’est générale-
ment, selon Ousmane et nombre de ses confrères et clients, être mangé” p.
450.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 213

que la problématique du cannibalisme est là, mais au niveau de l’ima-


ginaire, comme fantasme.
Plusieurs essais d’approche structurale de la possession et de la
sorcellerie ont été entrepris à propos de l’expérience de la maladie
dans le cadre des sociétés africaines. Mais rarement la problématique
du fantasme cannibalisme a été au centre des préoccupations. I.M. Le-
wis soutient par exemple qu’il existe toujours un type de possession
par des “esprits mauvais capricieux”, qui visent à provoquer la mala-
die et l’affliction. Il propose de le désigner par le concept de “posses-
sion périphérique” (“peripheral possession”) 295. De tels “esprits” ne
sont pas reconnus, dit-il, comme gardiens de la morale traditionnelle ;
ils sont, en règle générale, d’origine étrangère et s’opposent aux “es-
prits” bénéfiques, ancestraux. Quand “la possession périphérique” se
manifeste, elle reflète des tensions et des conflits au sein de la com-
munauté, de la même manière que la sorcellerie. En même temps, ce
sont les “esprits” de “la possession périphérique” 296 qui sont à [245] la
source de la sorcellerie et de la divination antisorcellerie, car le devin
est souvent suspect de sorcellerie dans la manipulation et le contrôle
de ces “esprits”. L’intérêt de cette perspective semble résider dans
l’effort pour relier le phénomène de la sorcellerie à l’ensemble du sys-
tème religieux, et donc pour cesser de voir la sorcellerie comme une
aberration, une excroissance monstrueuse du système. Mais l’analyse
s’arrête en chemin : on ne comprend pas par exemple pourquoi seule
la possession par les “esprits” étrangers au lignage est prise en consi-
dération. En effet, les “esprits” ancestraux sont également source de
maladie, — on ne le sait que trop bien aujourd’hui — et constituent
une violence qui s’abat sur l’individu qu’ils veulent élire comme leur
allié. Nous l’avons vu, tant que le passage de l’imaginaire au symbo-
lique ne s’opère pas, une expérience de dévoration est ressentie.
Dans son approche structurale de la possession et de la sorcellerie,
Luc de Heusch est allé plus loin en indiquant que la possession appa-
raît toujours d’abord comme une agression des dieux qu’il convient de
maîtriser, soit par une meilleure fixation (positive) des dieux sur la

295
I. M. Lewis, “Structural approch of witchcraft and spirit possession” in :
Witchcraft, Confession and Accusations, Mary Douglas ed., London, Tavist-
cok, 1970, p. 294.
296
Ibid., pp. 305-306. Presque partout d’ailleurs, le devin est tenu pour suspect
de sorcellerie.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 214

tête de l’individu, soit par l’exorcisme. Sur cette base, il propose de


comparer la maladie et la prohibition de l’inceste : la maladie, tou-
jours causée par une agression surnaturelle, est interprétée comme
violence naturelle inexorable ; elle est le rappel d’une proximité avec
la nature, mais cette proximité est vécue comme scandaleuse 297. En
prolongeant cette idée, nous dirions que l’expérience de la maladie
donne déjà le premier signal d’un mouvement, toujours déjà pressenti
comme inexorable, qui mène à la dévoration totale de soi. Mais à
l’avance en quelque sorte, le système prétend surmonter le problème,
en mettant à l’œuvre un dispositif de réduction continuelle de l’identi-
té individuelle, autrement dit en permettant de fantasmer l’identité.
[246] Dévoration de soi par l’autre ou de l’autre par soi, la maladie est
une altération de soi, vite déniée et repoussée.
Si on peut parler de blessure narcissique qui se donne à voir dans
la compréhension de soi comme “bon à manger”, à laquelle donne lieu
l’expérience de la maladie, il faut aussitôt ajouter que la blessure vient
déjà elle-même, avec son “antidote” 298 : le malade n’est jamais que
victime. Le cannibalisme est un langage assumé ici par le système, il
est ce à quoi il faut s’opposer, qu’il vienne de l’intérieur (c’est- à-dire
de soi, dans le cadre des rapports de filiation), ou de l’extérieur (des
“autres”). Problématique du même et de l’autre, qui offre une marge
étroite d’évolution pour l’individu, entre la double possibilité perma-
nente d’être en position de mangeur ou de mangé.

297
Luc de Heusch, Pourquoi l’épouser ?..., op. cit., pp. 250-253, sur la mala-
die comme “signe de l’action intempestive des dieux”.
298
Ch. Preneuf et H. Baro : “L’homme qui fait pleurer les arbres”, art. cit., p.
450.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 215

Possession, mariage mystique


et initiation ou la maîtrise des Iwa.

Le danger que représentent les Iwa est si grand que le vodouisant a


souvent besoin du oungan pour une interprétation sûre de leur volon-
té. Là où la maladie est ressentie comme une dévoration de soi, par
suite de l’élection d’un Iwa qui attend encore d’être pleinement recon-
nu, la possession se présente souvent dans un premier temps comme
une violence faite à l’individu. Les cérémonies en l’honneur des Iwa
appelées manjé-lwa (manger des Iwa) visent à obtenir un contrat avec
eux ou à apaiser leur colère. Il s’agit de faire des offrandes aux Iwa,
pour qu’une fois rassasiés, ils puissent communiquer leurs forces aux
adeptes et cesser contre eux toute persécution.
Dans ces cérémonies ordinaires de manjé-lwa, dont l’un des mo-
ments importants est la crise de possession, le oungan a la charge de
maîtriser les Iwa. Différentes procédures sont [247] prévues, d’abord
avec les représentations matérielles des Iwa comme les vèvè ou dessins
tracés par terre avec la poudre de farine de maïs ou de blé, ou de la
cendre, autour du poteau- mitan, qui se trouve au centre de l’espace
réservé à la cérémonie. Pivot des danses rituelles, le poteau-mitan est
en même temps le chemin des “esprits”. Ensuite les objets symbo-
liques du lwa (par exemple pierre polie, sabre, machette ou bateau,
puis vêtements aux couleurs appropriées) doivent être prêts à être pré-
sentés à son cheval ; enfin, les rythmes de tambour et les chants tout
autant que les mets correspondant aux Iwa servent comme dispositif
d’accueil de son intervention. Ce qu’on peut appeler la nomination du
lwa (ou son passage de puissance anonyme à une puissance reconnue)
peut être étendu à l’ensemble des procédures qui consistent à “amar-
rer”, “attacher” un lwa. Le oungan dispose en principe du pouvoir de
retarder son épiphanie, comme d’organiser son départ. La pire
épreuve pour un individu c’est la longue installation d’un lwa sur sa
tête, ou dans sa maison. Un informateur oungan se disait embarrassé
par deux lwa qui refusaient de partir, après une cérémonie. Il m’assu-
rait qu’il était victime de la revanche de ces lwa qui estimaient n’avoir
pas reçu suffisamment d’honneurs, et donc qui le tourmentaient, pro-
voquant un affaiblissement continuel de son corps. Certains fidèles
préfèrent même se passer de cérémonies et se contenter de faire inter-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 216

roger leur lwa par des oungan expérimentés. C’est qu’au fond un lwa
peut toujours développer un appétit insatiable, produire des demandes
indiscriminées, jusqu’à finir par emporter son “cheval”. C’est ici que
toute la problématique du sacrifice, désignée par l’expression ‘’man-
jé-lwa” (en quoi consiste la cérémonie-vodou) trouve sa place prépon-
dérante dans le système vodou. Il faut “satisfaire” le lwa, afin qu’il ne
s’accapare pas de toutes choses, y compris du corps du fidèle. Peut-
être même que le sacrifice vise souvent en dernière instance la dis-
jonction de l’individu avec l’ordre des “esprits”.
[248]
Pour Andréas Zempléni, le processus mortifère qu’entraîne la pré-
sence du lwa dans le corps de l’individu permettrait de voir une lo-
gique sacrificielle dans le phénomène de la possession 299. Les liens
évidents créés entre les animaux (volailles, moutons, ou taureaux, se-
lon les lwa) et les possédés — comme l’étreinte qui précède l’acte sa-
crificiel — appuieraient cette hypothèse.
A. Zempleni souligne en particulier que dans l’initiation, le rite du
prélèvement des parts (cheveux, poils, ongles) sur le corps du néo-
phyte au profit du dieu, serait de type sacrificiel. Au moment où le Iwa
fait son épiphanie, le fidèle éprouve le sentiment d’un vide total, il de-
vient non seulement le réceptacle du dieu, mais son instrument, “son
support sacramentel”. Cette perspective est développée à partir des in-
formations recueillies par Métraux sur les pratiques de manipulation
des âmes dans le vodou ; malheureusement ces informations ont été
insuffisantes. Il n’y a pas en effet de prélèvement d’âmes, réalisé de
manière indistincte dans le cadre de l’initiation. Les parts prélevées
sont les sièges ordinaires du petit bon ange qui doivent être mises en
contact avec le lwa dans l’initiation. D’un autre côté, la possession
comme telle, suppose l’effacement momentané d’un seul principe spi-
rituel : le petit bon ange de l’individu. Mais il lui reste le gros bon
ange qui anime le corps. Ce n’est pas un corps-cadavre que “l’esprit”
vient chevaucher. Nous reviendrons plus loin sur les détails des pra-
tiques de l’initiation. Retenons pour le moment que l’ensemble des
opérations qui consistent à nommer et à fixer le lwa et donc à l’ins-
crire dans un ordre de signifiants, introduit plutôt une distance entre

299
Andréas Zempleni, “Possession ou Sacrifice" in Le Temps de la réflexion,
Paris, Gallimard, 1984, p. 348.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 217

lui et le fidèle. Etre dans la contiguïté avec le lwa, c’est s’exposer à


une condition dangereuse, tout compte fait, comparable à celle de l’in-
ceste. Le lwa non encore reconnu provoque la maladie, [249] le dépé-
rissement progressif de l’individu, sans doute est-ce là le paradoxe de
la relation aux Iwa : sans lui, l’individu perd tout fondement à son
existence ; avec lui, il s’engage dans un risque qui peut entraîner la
perte de toute identité.
Peut-on dire que le mariage mystique (avec le lwa) et l’initiation 300
(qui fait de l’individu le serviteur fidèle d’un lwa) sont en contradic-
tion avec la perception de la possession comme phénomène dange-
reux ? La réponse à cette question est déjà contenue dans les analyses
que nous venons de proposer sur la possession.
On va d’habitude jusqu’à interpréter certaines maladies récur-
rentes, et même les possessions sauvages et violentes comme le désir
du lwa de “contracter mariage avec le fidèle”. Dans certains cas, le
lwa est tenu pour un génie tellement jaloux qu’il peut décider de per-
sécuter un serviteur qui se marie sans son consentement préalable.
L’alliance avec le lwa est donc plus importante que les relations ma-
trimoniales. Mais cela n’a rigoureusement rien à voir avec un “certain
pouvoir de jouissance” ou “une certaine jouissance du pouvoir”,
comme le voudrait W. Apollon qui interprète les épousailles mys-
tiques et l’initiation comme la mise en scène “d’une mutiplicité inhé-
rente à la sexualité dans son apport à la jouissance, par opposition à la
singularité culturellement définie pour toute situation de reproduction
où cette même sexualité se trouve prisonnière” 301. Cet “espace pluriel
d’investissement” qu’offrirait l’initiation à la “multiplicité pulsion-
nelle” semble être un pur vœu quand, de toute évidence, l’individu ac-
cepte l’alliance avec le lwa, d’abord pour parer à sa violence et pour
l’apprivoiser. Cette alliance vise bien à assurer définitivement une
protection à l’individu dans [250] les situations les plus dangereuses.
Mais, pour cela, le Iwa est en même temps pris dans un couloir de pra-
tiques : il cesse de persécuter l’individu et contracte l’obligation de lui
accorder un certain nombre de faveurs matérielles.

300
Sur l’initiation en Afrique noire, voir la synthèse de L.V. Thomas, “Société
africaine et société mentale”, in Psychopathologie africaine, vol. Vol. N° 3,
1969, p. 373 ss. ; et dans son Anthropologie de la mort, op. cit., p. 444 ss.
301
W. Apollon, Le Vodou : espace pour les "voix”, op. cit.. p. 231.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 218

Cette cérémonie de mariage mystique est célébrée comme n’im-


porte quel mariage ordinaire, sauf que l’un des partenaires est un Iwa.
Elle se déroule en présence du oungan et d’un pè-savann (ou père-sa-
vanne, personnage apparu sans doute dès l’époque esclavagiste, et qui
a pour rôle de mimer les fonctions du prêtre catholique à l’intérieur
des pratiques du vodou). Après les prières tirées de la liturgie du ma-
riage dans les églises catholiques, et les rites orientés à préparer l’ap-
parition du lwa dans le corps de son partenaire, le oungan remet au
nouveau marié un acte d’état civil dans lequel il est précisé que le
lwa, après avoir donné son consentement au mariage, est redevable
envers son nouvel époux (ou sa nouvelle épouse). Ces pratiques sont
tout à fait logiques dans le cadre des relations du vodouisant aux lwa,
qui sont toujours conçues comme épousailles mystiques.
La possession, comme le mariage mystique, révèlent la fragilité de
la personnalité individuelle hors de son garant symbolique que repré-
sente le Iwa. Le moment de la possession, avons-nous vu, est une
désappropriation de ce qui peut être tenu pour le propre de l’individu,
c’est-à-dire du petit bon ange, hérité des ancêtres et qui renvoie à l’af-
fectivité et à la conscience. Cet élément spirituel n’est pas censé avoir
en lui-même son fondement. Seul le lwa offre ce fondement, et c’est
pourquoi dès la naissance de l’individu, ou de son vivant, on peut lui
soustraire son petit bon ange pour le mettre à l’abri, le lwa pouvant
s’occuper lui-même du destin de l’individu. La première action du
lwa, lors de la possession c’est d’opérer une disjonction du petit bon
ange d’avec le corps de son possesseur. Mais un état de soumission
totale au lwa n’est pas admissible pour autant : le oungan doit supervi-
ser son [251] épiphanie.
Cette activité de contrôle et de manipulation des lwa et du petit
bon ange sont des opérations extrêmement délicates. Les rites d’initia-
tion et les rites mortuaires laissent encore mieux surprendre cette acti-
vité et ses enjeux dans la problématique de la sorcellerie.
Peu d’auteurs ont approfondi ce problème. Alfred Métraux l’a
seulement entrevu, mais sans lui attacher une importance quelconque.
Il déclare à propos des rites mortuaires qu’“il ne faut pas s’attendre à
trouver la moindre cohérence dans les notions vagues et contradic-
toires concernant le destin de l’âme après la mort. Bien que tout indi-
vidu porte en lui deux âmes, le “bon” et le “Ti-bon-ange” qui ont cha-
cune un sort différent, en fait on oublie cette distinction. On parle du
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 219

mort comme s’il se survivait à lui-même sous forme d’une âme désin-
carnée” 302. Plus loin, il ajoute que la plupart des rites mortuaires se-
raient seulement “à proprement parler des mesures de précaution qui
ne font pas partie du vodou en tant que système religieux” 303. Or tout
laisse croire que ces mesures de précaution portent sur le destin du pe-
tit bon ange, principe vulnérable dès la naissance et auquel l’individu
attache une importance capitale, tout au cours de la vie et surtout
après la mort. Les rites d’initiation comme les rites dits de désounen,
c’est-à-dire de dépossession, effectués à la mort d’un initié, ne s’ex-
pliquent précisément que par la vulnérabilité du petit bon ange.
Luc de Heusch a attiré l’attention sur ce problème dès 1962 quand
il proposait de mettre en rapport l’initiation avec la mythologie des
zombis 304. Dans l’initiation en effet, telle que du moins elle se pratique
en Dahomey, l’individu commence [252] par être terrassé, “tué” sym-
boliquement, réduit jusqu’à l’état de cadavre, par “l’esprit” auquel il
va dévouer toute sa vie. Il serait donc un zombi, dont le petit bon ange
serait entre les mains du prêtre-vodou. Le temps de l’initiation qui
dure aujourd’hui sept à quinze jours selon les temples, c’est en fait le
temps de fixation/codage de l“esprit” sur la tête du néophyte, et pen-
dant lequel il fait l’apprentissage des mœurs de l“esprit”. Des com-
presses de feuilles sont placées sur la tête de l’individu pour adapter
“l’esprit” à sa tête. Le petit bon ange doit être aussi mis en contact
avec cet “esprit”, mais afin de pouvoir facilement le reconnaître.
On se fait initier en Haïti soit pour répondre à l’appel insistant d’un
Iwa, soit pour s’engager dans une grande quête mystique, soit pour
obtenir une protection supplémentaire contre les mauvais sorts ou
pour guérir de ce qu’on appelle une “longue maladie”. Comme au Da-
homey, c‘est sous le strict contrôle du prêtre-vodou que l’initiation
s’effectue. L’un de ses rites les plus importants est le lavé-tèt qui
consiste à fixer le lwa sur la tête du néophyte. Ce lwa est destiné à de-
venir le lwa-mèt-tèt (lwa maître de la tête) qui va guider l’individu
pendant toute sa vie et lui assurer le maximum de protection. Les par-
ties du corps (cheveux, poils, ongles) que le oungan prélève sur l’ini-
tié, sont justement métaphoriques du petit bon ange qui est déposé
302
Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, op. cit., pp. 228-229.
303
Ibid., p. 216.
304
Luc de Heusch, “Cultes de possession et religions initiatiques en Afrique”,
in Religion de salut, Univ. Libre de Bruxelles, 1962, p. 155.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 220

dans un pot, appelé po-tèt. Il s’agit de mettre à l’abri le petit bon ange
pendant que de son côté le lwa se lie de façon permanente à la tête du
néophyte qui va se transformer peu à peu en ounsi c’est-à-dire littéra-
lement en l’épouse du lwa.
Une cérémonie dite du boulé-zin, qui parfois précède la fin de l’ini-
tiation, a pour but de passer le néophyte par l’épreuve du feu. Il devra
tremper la main gauche ou le pied gauche dans les flammes qui
sortent de pots enduits d’huile, servant à réchauffer les lwa et à aug-
menter leur force.
On retrouve dans le rituel de l’initiation la pratique
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 221

[253]

Les différentes positions du petit bon ange, du gros bon ange et des IWA.

[254]
extrêmement délicate qui consiste à déplacer le petit bon ange et à le
confier à la garde du oungan qui ainsi obtient un pouvoir sans limite
sur le corps de son novice. La proximité de celui-ci avec la condition
du zombi, du moins pendant les premiers jours de la réclusion est sans
nul doute plus évidente. Car on devient zombi quand on est dépourvu
de la protection des Iwa et du petit bon ange. Le rite symétrique et in-
verse de l’initiation s’appelle, on se souvient, désounen : il revient à
déposséder l’initié du Iwa lié à sa tête (par le lavé-tèt) et à son petit
bon ange, pour que ce dernier puisse suivre un itinéraire sûr qui le
conduise à devenir plus tard, par-delà la mort, un génie tutélaire au
service de ses descendants. A vrai dire, tout vodouisant est préoccupé
de ce destin post-mortem du petit bon ange. Il lui faut pour cela être
assuré qu’à aucun moment de sa vie, le petit bon ange ne soit livré au
pouvoir d’un “malfaiteur” quelconque, donc d’un sorcier. Au moment
de la mort, le petit bon ange connaît une excessive fragilité : il
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 222

cherche, une fois séparé du corps, à se fixer n’importe où, le plus tôt
possible. Il est censé rôder encore autour de la maison, sorciers ou
oungan pouvant le capturer soit pour en faire un zombi, “esprit” pou-
vant être expédié dans le corps de quelqu’un d’autre (c’est le premier
type de zombi dont faisait état le récit commenté au chapitre 6), soit
pour transformer le mort lui-même en mort-vivant en chair et en os,
c’est-à-dire en zombi pouvant être soumis au travail comme esclave
sur des plantations. Dans le second cas, le malfaiteur va au cimetière
déterrer le cadavre juste après l’inhumation, puis le réveiller en le fai-
sant suivre de son petit bon ange ou plus exactement en le téléguidant
par la bouteille dans laquelle préalablement le petit bon ange a été dé-
posé. Il existe différentes méthodes pour soustraire le mort à un tel
sort : par exemple coudre sa bouche pour qu’il ne réponde pas à l’ap-
pel du “malfaiteur” qui l’attire par son petit bon ange, ou tuer pour de
vrai l’individu dont la mort est supposée apparente. Dans tous les cas,
une bonne partie des rites mortuaires consiste [255] en général à pro-
duire une seconde mort au mort, afin que la séparation des éléments
de la personnalité individuelle se produise en bon ordre et qu’en parti-
culier le petit bon ange finisse par partir de la maison.
Ainsi donc, dans l’initiation comme dans la possession et le ma-
riage mystique, l’action du lwa revient à se substituer au petit bon
ange qui doit alors s’écarter de la tête de l’individu. Cette mobilité du
petit bon ange est aussi sa fragilité. Toute opération de sorcellerie vi-
sera à voler le petit bon ange (par quoi l’individu peut être transformé
en zombi ou en mort-vivant), ou à l’expulser en introduisant dans le
corps de la victime d’autres “esprits” : des âmes de morts ou des Iwa
particulièrement méchants, capables d’entraîner son dépérissement
progressif. En revanche, avoir son petit bon ange à l’état incontrôlé et
incontrôlable, ce serait l’exposer soit à des rencontres dangereuses
avec n’importe quel Iwa aux appétits insatiables, soit à une quête
continuelle de fixation sur n’importe quel autre individu.
Tout semble se passer comme si l’aventure du vodouisant s’inscri-
vait entre la possibilité d’être en position de mangeur (au sens où il
peut être lui-même sorcier, donc dévorateur des autres au cas où il
n’accomplit pas la procédure de soumission (reconnaissance) au Iwa
garant du petit bon ange, et en position de mangé (au sens où il peut
être victime soit du Iwa aux appétits insatiables, soit d’un sorcier qui
pourrait subtiliser son petit bon ange non protégé ou y introduire un
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 223

mauvais “esprit”). Entre ces deux possibilités, toute une gamme de


pratiques s’intercale qui va des premiers soubresauts de la maladie, à
la mort, à la métamorphose de l’individu en animal, sa réduction à
l’état de zombi, et à sa consommation totale.
[256]
Les sources des maladies dans le vodou
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 224

[257]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre VIII
LE DÉPLOIEMENT
DE LA SORCELLERIE
OU LE RETOUR DU MAÎTRE

“Mes associés ont transformé la chair humaine en igname.


Le sang nous sert à préparer nos aliments à la place de l’huile de palme.
Moi j’ai donné mon gros orteil. Ils s’en servent comme oignon diabolique
pour donner une bonne odeur à leur soupe.”

Confession de sorcellerie à
Bregbo — Côte d’ivoire —
dans Prophétisme et Thérapeutique
(Paris, Ed. Hermann, 1975, p. 148)
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 225

[258]

Place de la sorcellerie dans le vodou


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 226

[259]

1. De la magie à la sorcellerie :
une seule matrice

Retour à la table des matières

En dehors des activités ordinaires prévues par le calendrier litur-


gique vodou, comme les fêtes manjé-lwa en l’honneur des Iwa de la
famille et la fête des morts (les Gédé) plusieurs Haïtiens disent recou-
rir aux services des oungan en vue de se prémunir contre certains en-
nemis, ou d’exercer une action limitée (de prévention) contre ceux-là.
Les circonstances de ces pratiques sont en règle générale : la protec-
tion de la maison par les actions de purification, le resserrement des
liens matrimoniaux (l’un des partenaires essaie d’éviter que l’autre
casse le ménage), l’utilisation de méthodes pour la fertilité de la terre,
la réussite dans des affaires commerciales, les voyages, le succès sco-
laire des enfants et enfin la protection contre la stérilité ou l’impuis-
sance. Dans chaque cas, l’opération mise en œuvre consiste essentiel-
lement à renforcer ou à multiplier les forces spirituelles (des Iwa, ou
des “esprits” des morts, mais de “bons” morts) sur son petit bon ange.
En revanche, dans la magie offensive (de prévention), on travaille à
manipuler d’une manière ou d’une autre le petit bon ange de l’autre.
Un mari peut, par exemple, exercer de l’action à petites doses sur le
petit bon ange de sa femme qui a choisi de se séparer de lui, afin
qu’elle revienne. Dans tous les cas, il s’agit de combat réglé entre
forces spirituelles : les médiations utilisées (paquets ficelés, talismans,
amulettes, [260] bains de feuilles, poudre, offrandes aux morts dans
les carrefours, etc...), sont des objets munis de forces spirituelles plus
ou moins puissantes. On les appelle : wanga ; faire un wanga, c’est,
dans le cadre du vodou, s’engager dans une activité de magie propre-
ment dite, qu’elle soit offensive ou défensive, maléfique ou bénéfique.
Le wanga pourrait être rangé dans la catégorie de fétiche, à la condi-
tion qu’on se démarque de l’interprétation péjorative que les mission-
naires lui ont donné en Haïti, en l’identifiant au vodou. Le wanga ne
représente que le registre de la magie en général. Est-ce un objet fabri-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 227

qué, doué d’une puissance autonome ? Sans entrer dans un débat sur
la nature du “fétiche”, on peut, en suivant la logique du vodou, définir
le wanga comme un concentré de forces spirituelles préparé par un
bòkò ou un oungan. Les wanga utilisés pour soi-même servent de bar-
rage contre les agressions. Dirigés contre un ennemi, ils ne vont pas
jusqu’à provoquer la mort et le rapt définitif du petit bon ange. Mais
des accidents, des erreurs sont possibles. Il faut savoir doser les forces
spirituelles pour ne pas manquer l’ennemi visé, pour ne pas être, non
plus, victime des forces qu’on manipule. En revanche, être victime de
wanga, c’est laisser entrer dans son corps le “mauvais esprit” dont le
wanga est chargé. En règle générale, les wanga font partie de la lutte
quotidienne dans un monde déjà parsemé de pièges.

L’opposition wanga/baka

Cependant, les vodouisants font une nette distinction entre l’utili-


sation des wanga et celle d’entités spirituelles considérées toujours
comme mauvaises, appelées baka. Elles sont vendues sous forme de
nains ou d’animaux (des petits cochons par exemple). Les baka
peuvent être même emportés par l’acheteur sous forme d’un œuf qui,
une fois cassé, laisse sortir le petit baka. Certains oungan, et plus sou-
vent les bòkò, sont censés posséder des baka. Mais celui qui devient
acquéreur [261] d’un baka doit le nourrir, exactement comme son pre-
mier propriétaire avait l’habitude de le faire.
Les baka qui régulièrement, dit-on, mangent de la chair humaine,
peuvent, quand ils sont affamés, s’emparer d’un des enfants de la fa-
mille de son propriétaire. Le baka est en dernière instance un wanga
d’une intensité supérieure : il est le mauvais esprit lui-même en direct,
sans médiation, attaché au service de son propriétaire, et donc capable
de le protéger en mangeant les ennemis qui s’approchent, capable aus-
si de “manger” son propre propriétaire. L’utilisation du baka corres-
pond à un risque plus grand pris par un individu préoccupé de se pro-
téger, ou de réussir infailliblement dans ses affaires. Mais l’efficacité
du baka, nous précise un informateur qui professe le métier de oun-
gan, provient de sa propension à se nourrir du sang de l’individu qu’il
veut persécuter, c’est-à-dire d’une activité de type spirituel : c’est en
effet le petit bon ange de l’individu qui est en rapport avec son sang.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 228

Avec la problématique du baka, nous sommes déjà dans la sorcellerie


proprement dite. Sa différence avec le wanga est de l’ordre d’une in-
tensité plus ou moins puissante. Dans le cas de la sorcellerie, la pa-
nique est plus radicale : le sentiment d’une situation presque irréver-
sible s’empare de l’individu. En effet, la croyance qu’on est victime
d’une opération de sorcellerie (proprement dite) commence avec la
prise de conscience d’une série de malheurs à répétition 305 : d’abord
un enfant tombe malade, puis un deuxième ; enfin des difficultés sur-
gissent dans le travail, et on est victime d’accidents divers. Un lan-
gage plus cru est alors employé : “gen oun moun kap manjé-m”
(“Quelqu’un est en train de me dévorer”) dit-on. Mais entre ces
formes de magie (offensive et défensive) et la sorcellerie, on a souvent
voulu mettre une différence abrupte : la spécificité de la sorcellerie se-
rait le fantasme [262] de la dévoration sans médiations extérieures,
celle de la magie, des actions bénignes de protection ou de défense.
Certes, on reprend ainsi le discours des pratiquants qui sont, comme
nous l’avons vu, préoccupés de se distinguer des “malfaiteurs” et de
se défendre à l’avance de l’accusation de sorcellerie. Magie et sorcel-
lerie déroulent toutes les deux leur action autour du petit bon ange. Un
oungan me l’ardu reste, précisé : “Se sou bon anj-la ou aji, ou tra-
vay”. (C’est sur le bon ange que tu agis et que tu travailles”). Ainsi,
pour la victime d’un wanga (cas de magie), l’action entreprise par le
oungan consiste à chasser le “mauvais esprit” ou la force spirituelle
introduite dans le corps de son client. Mais ce rite d’exorcisme n’est
pas suffisant. Il faut encore renforcer la protection du petit bon ange
(par un adorcisme), le wanga ayant eu pour effet d’affaiblir ce prin-
cipe spirituel, jusqu’à provoquer chez l’individu une sensation de dé-
périssement progressif. Pour la victime d’une opération de sorcellerie
proprement dite, le oungan doit se mettre en quête du petit bon ange
de l’individu, subtilisé par le sorcier.
Luc de Heusch a tenté, dans un article suggestif, de porter un nou-
vel éclairage au problème de la distinction entre bonne et mauvaise
magie, qui, dit-il, soulève “des difficultés d’interprétation pour les es-
prits occidentaux formés à la dialectique chrétienne du bien et du
mal” 306. Ce qui effectivement paraît clair dans le vodou, c’est le carac-
tère meurtrier de la magie, qu’elle soit offensive ou défensive. L’une
305
Aspect de la sorcellerie bien mis en relief par Jeanne Favret dans Les mots,
la mort, les sorts, op. cit., p. 39.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 229

est interdite, l’autre permise. De Heusch soutient que pour les Azandé
décrits par Evans-Pritchard, celle-ci rentrerait dans la ligne du système
éthico-juridique. Cette hypothèse s’applique également au vodou,
dans lequel on découvre une magie destructrice (comme la sorcellerie)
mais dite légitime. Le oungan, [263] devin et exorciste, est censé réta-
blir la justice en travaillant à détecter et à punir l’ensorceleur, et en
tout cas, à lui “ré-expédier le mal”.
La witchcraft dont parle Evans-Pritchard renvoie le plus souvent à
une sorcellerie héréditaire qu’on retrouve en Haïti, tandis que le sor-
cerer serait le magicien capable de fabriquer des wanga, à visée malé-
fique. Mais on sait que le sorcier présumé tel tombe rarement sous la
main : il est plutôt l’être dont parlent ensorcelés et désenvoûteurs,
comme l’a bien montré Jeanne Favret dans sa fine analyse de la sor-
cellerie dans le Bocage français.
Trois possibilités existent en fait, pour la victime d’un sorcier.

1) L’ensorcellement provient d’un autre oungan, le sorceleur peut


toujours s’entendre avec lui. Un marchandage s’opère pour dé-
livrer la victime, c’est-à-dire pour lui récupérer son petit bon
ange. Si le marchandage échoue, on entreprend alors une action
d’annulation de la force du sorcier.
2) L’action de sorcellerie provient de “mauvais” Iwa décidés à
“bouffer” un à un tous les membres d’une famille. Le désorce-
leur met en œuvre ses propres forces, le combat s’engage, mais
l’issue n’est pas connue à l’avance. Un oungan m’a d’ailleurs
confié qu’il est résigné à être mangé un jour par les Iwa qu’il
sert.
3) L’action de sorcellerie provient de sorciers qui le sont de nais-
sance ou le sont devenus par contrat avec des Iwa dits mauvais,
et qui ne peuvent pas s’empêcher de “manger des gens”. Cet
appétit insatiable, nul ne peut y mettre fin. Les pratiques de di-
vination comme l’utilisation des coquillages, la cartomancie, les

306
Luc de Heusch, “Pouvoir de sorcellerie, sorcellerie du pouvoir”, in Magie,
sorcellerie, parapsychologie, d.s. H. Hasquin, Edition de l’Université de
Bruxelles, 1984, p. 141.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 230

rêves, et “l’ange conducteur” sont le plus souvent employées


pour détecter le sorcier.

[264]
Il arrive qu’avant même de consulter un oungan, on repère déjà le
sorcier. On lui remet alors directement le malade qu’on dit ensorcelé,
et le présumé sorcier est mis en demeure de le guérir.

Soupçonnés et accusés de sorcellerie

Mais qui peut être accusé de sorcellerie dans le cadre des


croyances du vodou en Haïti ? En acceptant ici la formule de Marc
Augé, à savoir qu’il y a “toujours plus de soupçonnés que d’accusés”,
je montrerai en même temps les difficultés que soulève une interpréta-
tion de la sorcellerie dans les seuls termes d’une idéologie de repro-
duction du pouvoir politique.
On commence souvent par porter le soupçon sur la mère, quand il
s’agit d’un enfant en bas âge, présumé victime de sorcellerie. Dans le
récit que nous avons commenté au chapitre 6, une mère était censée
“manger” tous ses enfants l’un après l’autre, au point que les membres
de sa famille ont dû lui retirer la garde du dernier enfant. Les belles-
mères, mais aussi les femmes vieilles et célibataires, vivant seules
dans leur maison sont facilement aussi tenues pour des loups-garous.
C’est sans doute le soupçon jeté sur la mère qui conduit le oungan à
orienter ses investigations en faveur d’un ensorcelé d’abord sur les
proches, assimilés à la famille élargie, et sur les membres de la famille
maternelle. Les problèmes d’héritage, de jalousie, d’empiétement de
“l’autre” sur son propre espace sont parfois des occasions qui ré-
veillent le soupçon de sorcellerie au sein de la famille et dans le voisi-
nage immédiat. L’affection qu’une femme du voisinage peut manifes-
ter envers un enfant ne doit jamais paraître excessive, la règle de bien-
séance veut qu’on ne dit pas d’un enfant nouveau-né qu’il est très
beau : un loup-garou est censé toujours se montrer excessivement af-
fectueux. Mais très souvent, on croit que seule la mère de l’enfant dit
ensorcelé “ouvre [265] le passage” au loup-garou en lui opposant une
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 231

trop faible résistance 307. La certitude que la mère ne livrera pas son en-
fant au loup-garou est obtenue parfois dans un rite qui consiste en un
dialogue entre la mère et la femme-sage, juste après l’accouchement,
au moment des bains de protection reçus par l’enfant. “Qui veut ce pe-
tit” ? dit la sage-femme. Et la mère doit répondre : “c’est moi”. Sans
doute, peut-on voir ici un raccourci du rite du markiagu, accompli par
les Gourmantché de Haute Volta et que Michel Cartry a si bien dé-
crit 308. Au cours de ce rite, la sage-femme, représentant du lignage de
l’enfant, renonce à regarder le placenta avant que le père pose son
propre regard et dise le sexe de l’enfant. Autrement, celui-ci pourrait
être plus tard frappé de cécité : il serait victime d’une capture par la
mère, puisqu’aucune médiation n’existerait entre elle et l’enfant.
En Haïti, le petit bon ange du nouveau-né, on s’en souvient,
connaît une situation instable, et s’accroche au placenta jusqu’à ce que
celui-ci soit enterré ; mais, qui plus est, le petit bon ange attend de re-
cevoir la protection des Iwa, seuls capables de garantir à l’enfant la
condition d’un être humain à part entière. C’est donc pour cela que le
nouveau-né s’expose à la dévoration par la mère, dès lors que les Iwa
viennent à faire défaut comme termes séparateurs entre eux.
Le modèle du loup-garou étant la mère, on peut se demander si la
logique du rapport primordial à la mère n’est pas à l’œuvre dans le re-
gard tendre et affectueux, mais fascinant, que le loup-garou est censé
poser sur l’enfant. Beaucoup d’Haïtiens attribuent souvent au regard
des adultes sur les enfants un pouvoir dévorateur, et en sens inverse
aux enfants nés coiffés du pouvoir de détecter à l’avance les actes de
sorcellerie.
[266]
Pourquoi, cependant, est-ce fréquemment la femme, la première, à
laquelle on est enclin à attribuer le pouvoir de sorcellerie ? Sans
doute, peut-on rapporter à la phase de la relation pré-génitale orale de
la relation mère-enfant le fantasme de dévoration propre à la sorcelle-
rie, l’enfant dévorateur de la mère se voyant à son tour dévoré par
elle. Comme si l’activité de sorcellerie décollait souvent à partir d’un
désir de se manger entre soi. Mais le problème sociologique de l’accu-
307
Alfred Métraux rapporte cette information dans Le Vodou haïtien, op. cit.,
p. 268.
308
Michel Cartry, “Les yeux captifs”, in Systèmes de signes, op. cit., 79-110.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 232

sation n’est pas posé pour autant, car la sorcellerie provient aussi des
autres, et les sorciers comme leurs victimes sont à l’avance connus de
tous et triés par la collectivité. Dans les provinces et dans les villages
en Haïti, presque chaque quartier dispose de ses sorciers et sorcières,
sauf que tous ne font pas l’objet d’accusation.
Une distinction s’impose entre le soupçon et l’accusation de sor-
cellerie. L’individu qui se met à s’enrichir de manière rapide et spec-
taculaire, a dû sortir des règles du jeu et chercher des pwen forts, c’est-
à-dire acheter des forces spirituelles, des mauvais Iwa, ou des baka pour
s’accaparer du potentiel vital du voisin ou d’un membre de sa propre
famille. En revanche, de grands commerçants, de grands spéculateurs
usuriers, des notables et des chefs politiques sont tous connus comme
disposant de forces suspectes, garantes de leurs richesses et de leur
pouvoir, et ils demeurent en-dehors du champ d’accusation.
Le soupçon couvrirait deux réseaux situés aux deux pôles de
l’échelle sociale : d’un côté les riches et les chefs politiques, de
l’autre, les pauvres et les faibles. La restriction du champ de l’accusa-
tion au seul réseau des pauvres et des faibles conduit le plus souvent à
qualifier la croyance en la sorcellerie comme un support au conserva-
tisme social. Maïs la réalité est plus complexe, car la théorie de la sor-
cellerie présuppose l’ordre social qu’elle contribue paradoxalement à
fonder. Elle ne vient pas, comme une idéologie, justifier après-coup
[267] cet ordre. Egaler ceux qui sont déjà forts implique l’utilisation
des mêmes armes qu’eux, c’est-à-dire de la sorcellerie. Tous les
membres d’une société ne sauraient prendre le risque de la sorcellerie.
En revanche, le pouvoir s’établirait toujours à partir d’une violation
d’interdits, d’une manipulation de forces dangereuses qui peuvent se
retourner contre lui. On ne s’y risque que par excès d’individualité.
On ne s’y installe que par goût de la folie. Celui qui s’aventure au- de-
là des lignes interdites est censé également acquérir un pouvoir sur
l’ordre naturel dont toute la société devrait bénéficier. Des rôles de
violateurs d’interdits seraient donc à l’avance prévus. Il n’est pas né-
cessaire que pouvoir mystique (sur l’ordre naturel) et pouvoir tempo-
rel (sur l’ordre social) se rejoignent dans le même individu, comme
l’ont montré Luc de Heusch et Alfred Adler, en proposant un appro-
fondissement des hypothèses de Frazer dans le Rameau d’or, sur la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 233

royauté sacrée en Afrique 309. En particulier, Luc de Heusch souligne


que le pouvoir magique rituel est fondé sur la sorcellerie. Ce sont
donc les deux types de pouvoir qui rentrent dans le champ de la sor-
cellerie. Les individus qui l’exercent sont dans certains cas, c’est-à-
dire en temps de crise, passibles de meurtres rituels, et les interdits en
sortent renforcés.
Les soupçonnés qui ne sont pas accusés, ne sont pas censés faire
partie de mon groupe social ; ils représentent un monde séparé, avec
lequel seules des stratégies de compromis sont possibles.
En temps ordinaire (à opposer au temps de crise), les sorciers pré-
sumés tels, et de fait accusés, seront toujours des faibles : ceux qui ont
toutes les raisons d’être des envieux. [268] À ce niveau, les positions
de sorcier et d’ensorcelé semblent être réversibles. À la limite, je me
dépêche d’être l’ensorcelé pour ne pas être soupçonné d’être l’ensor-
celeur.
Mais en dehors du soupçon et de l’accusation, il y a aussi l’auto-
accusation qui demeure un paradoxe dans le champ de la sorcellerie.
En Côte d’ivoire par exemple, on voit se développer des mouvements
antisorcellerie et des autoaccusations de sorcellerie. Le sorcier vien-
drait presque de lui- même confesser en plein jour les forfaits qu’il est
censé avoir commis dans le secret de la nuit. Dans la réalité, il est en-
couragé à ses aveux par les mouvements antisorcellerie déclarés,
comme celui du prophète Atcho, étudié par Marc Augé.
En Haïti, on ne connaît pas de tels mouvements, du moins pendant
la période duvaliériste, mais les confessions protestantes constituent,
comme me l’a souligné un oungan, un “rejeté” permanent, c’est-à-dire
une campagne “antisuperstitieuse’ ’ ou anti-vodou permanente, et
elles sont la plupart du temps des lieux de confession de sorcellerie
pour les nouveaux convertis. En outre, les chanpwèl ayant pignon sur
rue, un mouvement antisorcellerie déclaré aurait automatiquement des
consonances politiques.
Essayons maintenant de récapituler.
309
Alfred Adler : “Le pouvoir et l’interdit. Aspects de la royauté sacrée chez
les Moundang du Tchad”, in Système de signes, op. cit., p. 39 ; Luc de
Heusch, “Pouvoir de la sorcellerie, sorcellerie du pouvoir”, art. cit., pp. 145-
146 ; de Heusch développe cette hypothèse dans plusieurs autres articles et
ouvrages, dont Le Roi ivre, ou l’origine de l’État, Gallimard, Paris 1972.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 234

a) Je m’arroge le pouvoir qui est associé à la sorcellerie, en faisant


partie ouvertement d’une bande de Chanpwèl. Un oungan qui
affirmerait ne pas disposer de bandes de chanpwèl se sentirait
vulnérable. De même un notable de village qui ne laisserait pas
courir le soupçon qu’il est membre de chanpwèl. Bien entendu,
certaines personnes avouent avoir été contraintes de devenir
chanpwèl, pour se protéger contre la sorcellerie. D’autres disent
y adhérer librement. Mais il s’agit d’une recherche de protec-
tion qui consiste encore à aller à la fois au-devant de l’accusa-
tion et au-devant de la condition de victime. La participation
moins discrète de tontons-macoutes [269] et des défenseurs du
pouvoir de Duvalier dans des groupes de chanpwèl, laisse en-
tendre qu’un rapport plus étroit s’est noué entre le gouverne-
ment et certaines sociétés secrètes. Quelle est la nature de ce
rapport ? Comment expliquer cette conjonction entre ceux qui,
en quête d’ascension sociale et de pouvoir, adhèrent à ces socié-
tés, et ceux qui sont déjà forts politiquement ? Sur cette intégra-
tion du pouvoir duvaliériste dans le champ imaginaire de la sor-
cellerie, on reviendra un peu plus loin.
b) Je deviens un sorcier repenti, en m’accusant de l’avoir été.
Beaucoup de sectes religieuses et de confessions protestantes ne
doivent leur succès aujourd’hui qu’en se constituant comme
lieu de confession de sorcellerie. La conversion à la secte se
donne alors comme exorcisme bénéfique, pour reprendre l’ex-
pression de Luc de Heusch. L’ordre entier du vodou apparaît
comme pure sorcellerie. Les Iwa sont massivement disqualifiés
et sont tenus comme pathologie pure, par incapacité à protéger
suffisamment le petit bon ange de l’individu, contre les agres-
sions qui se multiplient. Car face à celles-ci, je n’ai qu’une pos-
sibilité : invoquer ou acheter des mauvais Iwa. Cette envie, je
l’ai eue finalement, et je n’ai plus qu’à m’accuser de sorcellerie.
Mais au moment où je m’accuse, je cesse par là même d’être
sorcier, et je fais coup double, puisque je me délivre de la possi-
bilité d’être accusé par les autres. Il est remarquable que l’es-
pace social occupé aujourd’hui par plus de 300 sectes reli-
gieuses en Haïti soit les quartiers populaires des villes de pro-
vince et les bidonvilles de la capitale. Même les campagnes
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 235

commencent à être fascinées par l’action des sectes. C’est qu’il


y a un caractère pathétique de l’accusation de sorcellerie qui
doit d’abord choisir ses victimes parmi les pauvres et les
faibles, c’est-à-dire tous ceux qui ont des raisons objectives
[270] de se mettre en quête d’une mobilité sociale, mais qui
sont voués à l’avance à un échec dans la structure sociale ac-
tuelle.
c) Je deviens moi-même zombi. Position inverse et symétrique des
deux positions précédentes. C’est moi, la victime. Mon petit
bon ange est subtilisé ou couvert par une force puissante exté-
rieure qui fait de moi ce qu’on lui dicte. Les plus forts que moi
sont partout :

- Je suis victime des zombis infiltrés dans mon corps : c’est-à-


dire des “âmes de morts” égarées, ou expédiées sur moi.
Une blessure qui tarde à se refermer peut les laisser s’intro-
duire en moi. Un traitement est alors possible. C’est encore
un cas d’exorcisme bénéfique, puisque l’individu devra, lors
de sa guérison, recevoir un surcroît de protection par les
Iwa.
- Je suis pris tout entier comme zombi. Un ennemi m’a jeté un
sort, j’ai été atteint, et je suis enterré pour mort, après avoir
été en fait réduit à l’état cataleptique. C’est le cas du zombi,
sorti du cimetière, et préposé au travail forcé dans un jardin
ou dans un ounfò pour le compte de son propriétaire. Des
zombis rescapés se multiplient, mais, comme par hasard, en
même temps que prolifèrent les chanpwèl et les sorciers re-
pentis. On se souvient en effet que les chanpwèl assument la
responsabilité de condamner certains individus (qu’on vien-
drait leur “vendre”) à l’état de zombi, et reconnaissent dis-
poser de spécialistes en zombification.
- Ou encore, je suis pris comme corps livré à lui- même, donc
susceptible d’être métamorphosé en cochon, cabri ou bœuf.
En effet, sans les forces spirituelles qui me protègent, ou
sans mon petit bon ange, je ne sais plus ce qui me distingue
d’un animal à vendre, à dépecer et à cuisiner. Du coup, la
possibilité d’être produit tel est donc projetée au-dehors ; et
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 236

l’on peut faire [271] état dans les journaux de vente de chair
humaine dans les boucheries, et de troupeaux de bœufs
constitués de vrais et de faux bœufs.

En définitive, on aura remarqué que les quatre positions : faible


accusé, chanpwèl, sorcier repenti, zombi, constituent une même
chaîne paradigmatique ; si sorciers repentis, zombis, faibles accusés
disent une agression vaincue, les chanpwèl ne sont pas si éloignés
d’eux. En effet, les chanpwèl ne font que se mettre en sursis de la po-
sition de victime. Il faut vendre, dit-on, l’un des siens c’est-à-dire le
livrer en échange à la dévoration cannibalique pour être chanpwèl. Ef-
fectivement, un chanpwèl peut croire être celui qui “a mangé” son fils
ou un parent décédé récemment : ce parent aurait été offert “en repas”
à la bande de chanpwèl. En revanche on croit que les “esprits” qui
confèrent au chanpwèl son pouvoir l’engloutiront à son tour. Au sein
de l’association des chanpwèl, l’ordre de l’échange est seulement mi-
mé, jamais effectivement réalisé, puisque pour devenir fort comme un
sorcier, il faut se situer au-delà des interdits, et par conséquent dans un
espace de réversibilité générale des valeurs, où la dette contractée n’a
jamais fini d’être honorée.
Nous sommes bien ici en présence d’une interprétation de l’aven-
ture individuelle comme de l’aventure collective, qui s’enracine dans
le système symbolique-vodou. L’aventure individuelle se donne à
l’avance inscrite dans un spectre de pratiques qui vont d’intensités en
intensités, de la maladie provoquée par les Iwa, comme premier mo-
ment possible d’une dévoration de soi, jusqu’à la possibilité de
consommation totale par les mauvais “esprits” reçus en héritage ou
expédiés dans son corps et capables de faire de soi un zombi bon à tra-
vailler ou un animal bon à manger. Dès que la crise sociale devient
plus aiguë, cette interprétation fait rage. Mais par là, elle vise à se sau-
vegarder comme telle : elle seule est logique pour l’individu qui ne
connaît pas d’autre [272] système culturel.
Comprendre cela, c’est comprendre en même temps que le vodoui-
sant serait complètement désemparé devant le monde et la société ac-
tuelle si le langage de la magie et de la sorcellerie venait à lui man-
quer. Sous ce rapport, l’intuition de Lévi-Strauss s’avère juste : le
choix de l’individu se trouve entre la magie et pas de système du tout.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 237

Mais le langage de la dévoration cannibalique qu’offre la sorcellerie


demeure congruent au système puisqu’il est fondé sur une théorie de
l’appareil psychique qui pense la réduction de l’individualité comme
telle : le petit bon ange, élément spirituel qui constitue le soi en
propre, est insuffisant pour garantir la sécurité de l’individu : seul le
lwa est son garant. Cette situation exprime une fragilité essentielle :
l’angle d’écartement du petit bon ange par rapport au corps est la fis-
sure. Voler, annihiler, couvrir le petit bon ange, ou encore profiter de
sa distraction pour introduire d’autres forces spirituelles dans le corps
de l’individu, c’est là une activité psychique. La théorie de la sorcelle-
rie, écrit Marc Augé, à propos des populations lagunaires de la Basse-
Côte d’ivoire, suggère que “le chemin de l’atteinte physique passe par
l’ébranlement de la résistance psychique” 310. Alfred Métraux ne
semble pas avoir compris la logique de la sorcellerie dans le vodou,
quand il parle de “forme aberrante” 311 prise par certaines pratiques,
comme les incantations pour “attirer dans un baquet d’eau” celui
qu’on cherche à tuer.
À partir de l’analyse que nous avons faite dans les pages précé-
dentes, l’activité de sorcellerie paraît toujours dirigée sur le petit bon
ange dont l’ombre a pu être captée par exemple dans un baquet d’eau,
mais sur la base d’un procédé métonymique qui consiste à prendre un
élément lié à la personne [273] comme les cheveux, les vêtements ou
tout autre objet lui appartenant. L’héritage du petit bon ange s’obtient
du côté des ancêtres paternels, eux-mêmes transmetteurs du sang de
l’individu. Le rapport entre le petit bon ange et le sang est donc tel
que toute opération sur le petit bon ange atteint métaphoriquement le
sang lui-même.
Ce dispositif de la sorcellerie dans le vodou commande aussi la
distribution des sorciers en fonction des deux réseaux situés aux deux
pôles de l’échelle sociale. L’émergence de l’individu comme tel, étant
toujours sanctionnée comme un trait fondamental de la sorcellerie, il
faut bien qu’une carte des sorciers soit à l’avance projetée pour rendre
compte du mal, des malheurs et des désordres en général qui advien-
nent dans le monde et dans la société. Tous ne seront pas sorciers ;
tous les sorciers ne seront pas accusés. Seules les victimes — ensorce-
310
Marc Augé, “Les métamorphoses du vampire”, in Nouvelle Revue de Psy-
chanalyse, Destin du cannibalisme, op. cit., p. 145.
311
Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, op. cit., p. 241.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 238

lés et accusés d’ensorcellement des autres — se donnent en spectacle,


afin que le système symbolique soit sauvegardé. Reconnaître que les
faibles sont les accusés de choix ne conduit pas automatiquement à
voir dans la sorcellerie un instrument de conservatisme social. Pour
reprendre l’argument de Luc de Heusch, on laisserait complètement
inexpliqué le fait que le soupçon se porte facilement sur les devins et
désorceleurs (donc antisorciers) et surtout on mettrait ceux-là sur le
même pied que les riches et les chefs politiques. Certes, quand les vic-
times des sorciers sont du genre bien spécial qu’on désigne par le
terme de zombis, ces ensorcelés préposés à des tâches d’esclaves,
l’imaginaire de la sorcellerie s’articule clairement à une économie po-
litique, mais sans se confondre pour autant avec elle.
[274]

2. Économie politique et imaginaire


de la sorcellerie en Haïti

Les sociétés secrètes


comme sociétés d’initiés.

Retour à la table des matières

Les analyses que nous avons développées jusqu’ici tendent à mon-


trer la puissance de l’imaginaire en travail et du côté de l’observateur
et du côté du croyant dans les pratiques de sorcellerie. Lorsque Nor-
man Cohn nie sans appel l’existence réelle de sociétés secrètes de sor-
ciers, mangeurs d’êtres humains et surtout d’enfants, à la fin du
Moyen-Age en Europe, sous un certain rapport nous partageons sa
conclusion : “On ne doit pas admettre, écrit-il, comme preuve d’évé-
nements réels, des histoires qui contiennent des éléments d’une im-
possibilité manifeste...”. “Les anthropologues s’accordent pour penser
que ces bandes n’existent qu’en imagination : personne n’est jamais
tombé dans la réalité sur une société de sorciers. Et c’est vraiment là
l’essentiel, la tradition que nous avons considérée a souffert du même
défaut : elle a grossièrement sous-estimé les capacités de l’imagina-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 239

tion humaine” 312. Mais encore faut-il bien saisir l’effet en retour sur
les classes populaires des discours et récits sur la sorcellerie, dans les-
quels l’imagination est galopante.
Il y a une première logique dans l’accusation de sorcellerie ou
l’imputation de cannibalisme : c’est celle de l’intérêt. Les sociétés de
sorciers au Moyen-âge, comme fruit de l’imagination de prêtres, de
juges et des autorités en général, sont de même nature que les préten-
dues rumeurs sur des associations secrètes de juifs, répandues par les
nazis. De même, au XVIIe siècle, dès les premières mentions de son
existence par les voyageurs-chroniqueurs, le vodou a été considéré
tout entier comme une secte secrète de sorcellerie. En [275] tant que
tel, il devait être objet de persécution. Deux siècles plus tard, les colo-
nisateurs français et britanniques interdisent solennellement les asso-
ciations secrètes de sorciers en Afrique, considérées en bloc comme
des bandes adonnées aux pratiques cannibaliques. Les “Mau-Mau” au
Kenya connaissent un destin semblable sous la plume des colonisa-
teurs britanniques qui leur faisaient la guerre. Là où l’État ou la “rai-
son” (d’État) veut s’établir, il commence par produire ses marges :
celles de l’irrationnalité, de l’imaginaire, de la barbarie. On a beau ne
pas pouvoir prendre le sorcier cannibale la main dans le sac, on ne
cesse pour autant de lui prêter une existence réelle. Norman Cohn a
donc raison, mais seulement là où les associations secrètes sont défi-
nies comme associations de cannibales réels. La difficulté de prouver
l’existence, à la fin du Moyen-Age, de sociétés secrètes qui se
réunissent à l’abri du regard des autorités n’est pas applicable tout à
fait à l’Afrique Noire et à Haïti, où la tradition de groupes d’initiés,
dédiés à des pratiques de magie ou à la transmission de certaines
connaissances médicinales est bel et bien attestée. C’est sans doute sur
la base de cette pratique que l’imagination des colonisateurs a pu dé-
coller, rejoignant ainsi celle qui a eu cours en Europe, à la fin du
Moyen-Age. Moins on connaissait la nature de ces associations, plus
on fantasmait, et les pistes de recherches sont d’autant plus brouillées
que des Africains eux-mêmes, comme des Haïtiens, non- membres de
ces associations leur attribuent des pouvoirs extraordinaires.
À la fin de son ouvrage sur Sorcellerie, oracles et magie chez les
Azandés, Evans-Pritchard décrit une “association pour l’exercice de la
312
Norman Cohn, Démonologie et sorcellerie au Moyen-Age, op. cit., pp. 150-
157.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 240

magie” 313, l’association Mani, que les Azandés eux-mêmes et les Euro-


péens colonisateurs ont tenue pour subversive. Les caractéristiques de
cette société secrète sont [276] à peu près les mêmes que celles des
bandes de chanpwèl ou de bizango. Elles tiennent leurs réunions la
nuit, de préférence dans la brousse ou dans des zones proches de la
brousse. Elles gardent le secret de leurs rites, et sur chacun de leurs
membres. L’entrée dans le groupe est comparable à une initiation :
différents grades existent qui donnent droit progressivement à des
pouvoirs croissants. Un repas est censé unir les membres entre eux au
cours de ces réunions. L’individu- membre est censé disposer d’une
certaine immunité contre la sorcellerie. Mais dans le cas des Azandés,
l’objectif principal de l’association Mani est l’achat de médecines ré-
putées infaillibles ou l’apprentissage de plantes et d’arbres magiques.
Bien entendu, les rumeurs populaires parlent de l’ambivalence des
pouvoirs de cette société : il existerait une guérison semblable à une
mort par la “magie Mani”, qui exercerait une grande influence sur la
cour royale.
Les témoignages dont nous disposons sur les chanpwèl sont un
mélange saisissant de pratiques tout à fait régulières dans le cadre du
rituel vodou et de rumeurs relatives aux croyances en la sorcellerie.
Les cérémonies organisées par les chanpwèl ont lieu souvent en de-
hors des ounfò, sous les mapou (arbres de résidence en particulier des
Iwa gédé, esprits des morts) et dans les carrefours.
Le passeport-gédé distribué aux membres est censé leur permettre
de circuler la nuit et de ne pas être pris à partie par la bande. De
même, des formules secrètes s’échangent entre les membres. Aucun
indice ne permet de voir dans ces associations des bandes criminelles
qui se réunissent pour exécuter — peu sommairement — des indivi-
dus, les cuisiner et les manger. Mais, nous l’avons vu, il est difficile
d’obtenir sur les activités des chanpwèl un récit qui ne fasse mention
de ces repas cannibaliques. Or le chanpwèl laisse courir, à propos de
ses activités, le soupçon de sorcellerie, et reprend à son compte tous
les fantasmes ordinaires en vigueur sur la [277] sorcellerie. Ainsi la
métamorphose en animal : cabri, cochon, chien, chat, cheval. Ensuite
le déplacement libre d’un point à un autre et la capture des imprudents
qui les surprennent la nuit. Le chanpwèl dispose d’une lumière qui a
313
Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, op. cit., p.
577.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 241

la vertu de convoquer le petit bon ange de l’individu. C’est le kout-


lanp (éblouissement de l’individu par une lampe électrique ou lampe à
gaz) : celui qui en est atteint tombe malade, une fois arrivé chez lui.
Un oungan a pu me dire que le koutlè ou coup de poudre magique a
une telle efficacité qu’il peut capturer même un petit bon ange déjà
mis à l’abri. Les récits sur les chanpwèl qui vont se repaître de leurs
victimes sous l’arbre-ma/wu ou à l’intérieur même de l’arbre livrent
bien en même temps leur code d’interprétation : l’activité de sorcelle-
rie y est comprise essentiellement comme la capture et la dévoration
du petit bon ange.

Les sociétés secrètes comme lieu de protection


du vodou et de lutte antisorcellerie.

Héritage des sociétés secrètes africaines, les groupes de chanpwèl,


de zobòp, ou de bizango sont des associations d’initiés 314 qui ont la ré-
putation de disposer de pwen forts, capables de les rendre invulné-
rables aux attaques de sorcellerie. Leurs pratiques s’enracinent dans le
dispositif des croyances en la sorcellerie. Mais il s’agit pour eux de se
faire craindre sans se laisser accuser, et peut-être même au bout du
compte, de se réserver le monopole de la lutte antisorcellerie dans une
région donnée. Comment cela est-il possible ? Que des chanpwèl se
disent protecteurs des intérêts d’une région, ou de la moralité d’une
population, semble être de prime abord en contradiction avec les ru-
meurs qu’ils laissent répandre sur [278] leurs activités. Car il ne fait
guère de doute pour les non-adeptes de ces sociétés secrètes qu’elles
se livrent à des repas cannibaliques, qu’elles produisent mort, maladie,
accidents divers, et qu’elles possèdent le terrible pouvoir de transfor-
mer des individus en zombis. Or, c’est par la médiation de telles ru-
meurs que les chanpwèl exercent un contrôle social et politique dans
une région donnée. L’adhésion à la société secrète est motivée, nous
l’avons vu, par la quête d’ascension sociale et de pouvoir et donc sup-
314
R. Bastide signale que dans le cadre du caudomblé au Brésil, il existe une
société secrète qui s’appelle “la soirée des Egun” où l’on demeure prison-
nier de la loi du secret une fois que l’on devient adepte. Des assassinats sont
parfois attribués à la secte. Bastide a pu “vérifier que la peur des Egun est
extraordinairement forte, même en dehors des adeptes”, Le candomblé de
Bahia, op. cit., p. 121.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 242

pose un risque d’être accusé de sorcellerie. Mais, par ma seule condi-


tion de chanpwèl, je suis dans le camp des soupçonnés, mis sous
contrôle, puisque je ne peux dorénavant exécuter mes desseins de sor-
cellerie que dans le cadre de la nouvelle société strictement réglemen-
tée. Une société de la nuit, à vrai dire, redoublant celle du jour, et vé-
cue comme sa théâtralisation dans l’imaginaire, avec une nouvelle ad-
ministration, une nouvelle hiérarchie sociale et politique. Ma propre
sorcellerie, rejoignant donc celle des déjà-forts, s’annule, et, à tout le
moins, connaît une certaine régulation. Seul le groupe des associés, en
tant que groupe, est habilité à revendiquer un acte de sorcellerie, et en
retour, à recevoir des plaintes de la part des victimes. Les oungan et
les bòkò, membres chanpwèl, s’arrangent, dit-on, pour recevoir en
consultation des malades qu’ils revendiquent avoir au départ ensorce-
lés. Moins une bande de chanpwèl est discrète, plus elle annonce une
recrudescence nouvelle de la sorcellerie et en même temps une néces-
sité de la réguler.

Rumeurs de sorcellerie et crise sociale.

Les rumeurs sur la circulation, de nuit, de multiples bandes de sor-


ciers, se répandent surtout à des périodes de crise sociale et politique.
Evans-Pritchard établit une corrélation entre la multiplication des as-
sociations secrètes chez les Azandés, la conquête européenne et la
crise de la tradition 315. La même analyse peut être produite pour les
[279] bandes de “gueux et des sectes anthropophages”, qui circulaient
dans les rues de Jacmel, lors des révoltes paysannes de 1843, les
sectes dites “zib-zib”, ou sectes des “jérouj” (les yeux rouges) à la fin
du siècle dernier, auxquelles on attribuait le pouvoir de capturer les
promeneurs imprudents pour se régaler de leur chair. Nous avons déjà
signalé le caractère récurrent de ces rumeurs sur les bandes de sor-
ciers, dans les périodes de crise. Mais il faut préciser l’ampleur ac-
tuelle de cette crise.
Des travaux récents sur la paysannerie haïtienne ont enfin permis
de saisir avec plus de précision la profondeur des transformations qui
se sont opérées dans les campagnes haïtiennes depuis le début de ce
315
Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandés, op. cit., pp.
578-589.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 243

siècle. Il serait pour le moins surprenant que ces transformations n’at-


teignent pas de fond en comble tout le système symbolique du vodou.
On se souvient que la vigueur du vodou en Haïti est due au rétablisse-
ment, dès la proclamation de l’indépendance, d’un mode de produc-
tion domestique, dont l’existence est attestée jusqu’à nos jours par le
lakou. Regroupement de plusieurs familles sur une même terre qui
avait été soit concédée par les nouveaux pouvoirs, soit occupée par les
anciens esclaves, le lakou offrait la possibilité de renouer avec les tra-
ditions religieuses africaines : la terre appartient aux ancêtres auxquels
chaque année un culte est rendu, et pour cela doit demeurer indivise.
Les conditions du lakou sont bien mises en lumière par Georges An-
glade : “le lakou est une modalité d’organisation née de la régionalisa-
tion” 316. La difficulté d’une centralisation totale au XIX e siècle rend
compte de la durée du système lakou, où la culture des vivres (pour la
consommation locale) est prépondérante sur la production des denrées
(pour l’exportation), à laquelle l’État contraint les paysans. Une éco-
nomie de traite, en vigueur jusqu’à nos [280] jours, laisse la paysanne-
rie livrée à elle-même au plan économique, et maintenue, comme à
l’époque esclavagiste, sous le contrôle politique serré du chef de la
section rurale, nouveau commandeur, qui cumule les pouvoirs judi-
ciaire, administratif et militaire. 317
Aujourd’hui, une masse d’environ deux millions d’habitants, tota-
lisant près de 80% de la population totale du pays, est tenue encore
pour des barbares dont les citadins apprennent à se démarquer. Les
paysans haïtiens sont créolophones unilingues, mais jusqu’à la Consti-
tution approuvée le 29 mars 1987, la langue officielle du pays est le
français, les actes administratifs sont en français, les Constitutions
n’avaient jamais été traduites en créole. Le système éducatif est orien-
té — pour près de 70% de son budget — vers les villes ; au sens strict,
il ne concerne pas le monde rural auquel seules des bonnes œuvres
sont allouées. Or, dans un même moment, les ressources de l’État,
pour l’essentiel, la richesse des gros commerçants des bords de mer,
les moyens d’éducation des couches urbaines s’appuient sur la dépos-
316
Georges Anglade, Atlas critique d’Haïti, Centre de recherches caraïbes de
l’Université de Montréal, Québec 1982, p. 38.
317
Voir l’article de Pnina Lahav, “The chef de section : Structure and Fonc-
tions of Haiti’s Basic Administrative Institution", in Working Papas in hai-
tian Society and Culture, Ed. S. Mintz, Antilles research program, Yale Uni-
versity, 1975, pp. 51-83.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 244

session continuelle des paysans 318 (petits propriétaires et salariés agri-


coles) qui produisent les denrées principales d’exportation (le bois de
campèche, puis le café au XIXe siècle). Jusqu’au début du siècle, cette
paysannerie parvient, tant bien que mal, non pas à faire entendre sa
voix, mais à survivre. À partir de 1915, c’est-à-dire avec l’occupation
américaine, l’espace se centralise, les pratiques d’expropriation et de
contrainte à la corvée sont devenues plus violentes, en vue d’une ca-
nalisation totale du commerce extérieur vers les États-Unis. Les villes
périclitent, le lakou [281] subit un émiettement progressif, et la pres-
sion démographique aidant, l’exode rural s’inaugure. La capitale
s’emplit de centaines de milliers d’errants, sans abri et sans travail.
Quelques débouchés s’offrent : ce sont, vers les années 1930, les
grandes plantations de canne à sucre en République Dominicaine et à
Cuba, où les paysans sont conduits comme de nouveaux esclaves.
L’on découvre enfin que plus d’un million et demi de paysans ne re-
çoivent que 7% de terre cultivables. Une parcellisation extrême de la
propriété amène à un système de subsistance. Des noyaux de résis-
tance, comme des bourgs-jardins 319, les compagnonnages, les circuits
de vente-production vivrière préférentiels, des marchés de trottoirs,
s’établissent. Mais ils n’évitent pas la famine. La tragédie des boat-
people en route pour les îles voisines dans l’espoir d’atteindre la Flo-
ride atteste qu’un point de non-retour est atteint dans la crise de la
paysannerie haïtienne 320.
L’ensemble des contrôles tissés autour de la paysannerie depuis
deux siècles, en continuité avec le système esclavagiste, rend compte
de sa difficulté d’intervenir dans les affaires publiques. Les codes ru-
raux eux-mêmes, du gouvernement de Boyer (1826) à Duvalier
(1962), produits d’une économie de traite, tendent tous à faire de la

318
Pour une analyse du système d'exploitation des paysans, voir C. Girault, Le
commerce du café..., op. cit., et plus récemment le diagnostic sans conces-
sion de Jacques Barros sur l’évolution économique et sociale du pays, dans
Haiti, de 1804 à nos jours, T. I et II, Ed. L’Harmattan, Paris, 1984.
319
Georges Anglade, Atlas critique d’Haïti, op. cit. : “Une relecture de l’habi-
tat : les bourgs-jardins”, pp. 38-41 ; de même, son article “Sur la pertinence
de l’échelle de la régionalisation : le cas d’Haïti, in The Canadian Journal
of Regional Science, vol. VIII, été, 1985, pp. 135-154.
320
Voir les conclusions pessimistes de Mats Lundhal dans Peasants and Po-
verty  : a study of Haiti, op. cit., pp. 616-618 ; voir aussi notre article “La
fuite du peuple haïtien”, in Les Temps Modernes, sept. 1982.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 245

paysannerie un monde à part, un corps “étranger” 321 au pays qui, lui,


est identifié par ailleurs à une oligarchie politique, une bourgeoisie
commerciale, une petite-bourgeoisie des villes plutôt parasitaire. C’est
bien cette [282] position “d’étrange étranger” que les rumeurs sur le
cannibalisme en Haïti et sur la barbarie à l’œuvre dans la production
de zombis, viennent conforter.
L’explosion des rumeurs de sorcellerie, pourrait-on dire, est le lan-
gage d’une dérive, à l’image de celle des boat- people dans la mer des
Caraïbes. Le système qui produit des errants dans les bidonvilles et
sur les mers est celui-là qui produit aussi les chanpwèl et les zombis
en surnombre. “L’économie politique de la dégradation”, pour re-
prendre la formule du géographe Georges Anglade, renvoie à une éco-
nomie politique de la sorcellerie. Mais celle-ci, loin d’être une dégra-
dation du vodou, semble être un recueillement autour de lui-même,
une implosion et une incandescence, au moment même où il vient à la
défaillance. Ainsi les lwa sont devenus d’autant plus insatiables qu’on
peut leur offrir moins de sacrifices, c’est-à-dire moins à manger. Les
achats de mauvais lwa se font plus courants, et nul ne sait plus quand
il est lui-même ensorceleur ou ensorcelé. Là où la paysannerie savait
encore se créer une marge d’autonomie et pratiquer le vodou comme
un espace de survie et de marronnage, avec le régime duvaliériste
l’État vise à l’envahissement de tout cet espace. Concrètement, aux
bandes de chanpwèl opérant dans l’imaginaire s’adjoignent des mil-
liers de tontons-macoutes réels lâchés par le dictateur à travers tout le
pays et surtout les campagnes, avec pouvoir de vie et de mort sur tout
opposant. Duvalier est alors désigné comme celui qui concentre au-
tour de son palais la somme des pouvoirs de la sorcellerie : il est censé
boire le sang des opposants et se préparer des bouillons avec la cer-
velle des leaders capturés.
L’on doit comprendre, en effet, que les déjà-forts (hommes au pou-
voir politique réel) adhèrent à l’association des chanpwèl non pas pour
augmenter leur force politique et matérielle, mais pour la fonder sym-
boliquement et dissuader les autres de toute convoitise. La force mys-
tique sert à rendre [283] compte de la force politique et matérielle,
mais les groupes de chanpwèl ne constituent pas pour autant un
321
C. Girault, Le Commerce du café en Haïti, op. cit., définit l’aliénation du
paysan haïtien à partir de sa “position d’étranger dans une société globale où
il est largement majoritaire”, p. 248.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 246

groupe politique : leur action se situe dans l’imaginaire de la sorcelle-


rie et sert davantage — paradoxalement à limiter la sorcellerie en la
monopolisant dans une région donnée. En revanche, avec le régime de
Duvalier, un emploi idéologique de la société secrète est à l’œuvre.
Entre l’imaginaire de la sorcellerie et l’ordre politique, plus aucune
distance n’est perçue. Sur le peuple une longue nuit s’étend qui n’est
plus cernée par le jour. Fuir le pays, même dans la débandade, appa-
raît comme l’unique chemin de salut. Mais il a fallu pour cela que
l’espace haïtien soit enfin livré entièrement au despote qui, en s’iden-
tifiant rigoureusement à l’État et à la nation, s'autoproclamé le seul hé-
ritier du maître-esclavagiste, donc le seul symbole de la civilisation et
le seul propriétaire légitime du pays. C’est à ce titre qu’il a pu réaliser
ce qu’aucun autre n’a fait avant lui : une présidence héréditaire. Une
économie politique s’articule donc à l’imaginaire de la sorcellerie. Il
nous faut alors réexaminer à de nouveaux frais l’avatar de cette éco-
nomie politique que représente la figure du zombi.

Dans certaines recherches entreprises récemment — comme celle


de Douyon (dans une clinique psychiatrique de Port-au-Prince), ou
celle d’universitaires américains (ethnopharmacologues, neurophysio-
logistes) — la problématique dominante autour de la figure du zombi
est celle de l’emploi d’un produit toxique comme agent de la zombifi-
cation. La presse étrangère, américaine en particulier, mais aussi la
presse haïtienne, fait état d’un poison dont seuls des oungan
connaissent la composition et la dose à administrer. De génération en
génération, le secret aurait été fermement maintenu. Jusqu’à ce qu’en-
fin des chercheurs américains croient finir aujourd’hui par le décou-
vrir. Haïti, ancienne île d’esclaves, devient la république des zombis,
et plus [284] exactement le pays où les anciens esclaves ont l’étrange
pouvoir de se reproduire en morts-vivants.

Réel et imaginaire
dans la production des zombis.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 247

Cette question d’une substance toxique, inductrice de zombifica-


tion pourrait, en fait, paraître complètement anachronique face au pro-
grès actuel de l’anthropologie. Mais elle ne l’est pas davantage que
celle de l’existence réelle des sabbats nocturnes de sorciers à la fin du
Moyen-Age, sur laquelle des historiens se croient encore obligés de
débattre.
Que, dans certains villages, on puisse déclarer reconnaître tel ou tel
individu déjà mort et enterré, et dont on peut, en outre, exhiber le cer-
tificat de décès en bonne et due forme, voilà qui semble suffire à ba-
layer tout scepticisme devant la réalité du phénomène zombi. Or pré-
cisément, plus on scrute le fait, plus on découvre des récits. Des récits
vieux de plusieurs siècles, mais dont les effets sont irrécusables, au
point d’aveugler tout observateur extérieur. Voir des zombis en chair
et en os dispenserait de prendre au sérieux leurs récits. Autrement dit,
de ces récits, on en prend et on en laisse, on fait un tri entre l’imagi-
naire et le réel afin que la vérité se mette à briller. Pourtant, on le sa-
vait, sorciers et sorcières de la fin du Moyen-Age avouaient leurs for-
faits nocturnes après avoir subi un certain nombre de contraintes et
surtout la panoplie de tortures physiques inventées par l’inquisition.
Cela ne suffisait pas encore à rendre leurs aveux suspects aux yeux de
nombreux historiens. Il devait exister, croyait-on, un culte secret, noc-
turne, auquel des femmes, en particulier, participaient. Norman Cohn
souligne par exemple comment Margaret Murray, dans son ouvrage
sur le culte de la sorcellerie en Europe, retranche des récits des sor-
ciers tous les éléments relevant de l’imaginaire comme la métamor-
phose de la sorcière en chat, chouca, lièvre ou corneille, ou les rap-
ports sexuels avec le diable présenté sous forme de génisse, [285] tau-
reau, cerf ou chevreuil 322. Le même procédé est à l’œuvre dans des
textes sur la zombification qui laissent, au demeurant, percevoir le tra-
vail du fantasme. “Des milliers de zombis, drogués journellement,
écrivent certains, ... travaillent comme esclaves dans les plantations
des prêtres- vodou”. Pour Douyon, psychiatre à Port-au-Prince, on
doit faire la différence entre le schizophrène catatonique et le zombi,
celui-ci est bien un individu drogué par une substance toxique qui ré-
duit le métabolisme au point d’entraîner la mort apparente. Les zom-
bis, ajoute-t-il, “sont des personnes bien connues dans la communau-
322
Norman Cohn, Démonologie et sorcellerie au Moyen Age, op. cit., p. 138-
147.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 248

té... Elles ont été alors enterrées et nous avons toutes les pièces...” 323
De son côté, Gérard Saint Yves déclare que la zombification se pro-
duit sous l’égide du régime duvaliériste au mépris du Code Pénal haï-
tien, et devient même “l’institution haïtienne la plus puissante” 324.
On pressent les conséquences de telles interprétations du phéno-
mène-zombi : les oungan désorceleurs sont transformés en ensorce-
leurs, et comme tels sont passibles des peines prévues par le Code pé-
nal. L’appel aux pratiques inquisitoriales contre le vodou se donne ici
comme témoignage de progressisme, en relançant les préjugés diffu-
sés au XIXe siècle par les récits des voyageurs européens et américains
sur les rapports essentiels entre vodou, sauvagerie, cruauté et despo-
tisme : le duvaliérisme, dictature sanguinaire, serait là, avant la lettre,
dans l’être même du vodouisant. Plus exactement, le vodou demeure-
rait à la source du despotisme duvaliériste comme de la production
des zombis, parce qu’il abrite une population “bloquée, dit Gérard
Saint Yves, dans [286] un stade animiste” 325. Crédulité, délire, folie
caractérisent alors le vodou qui devient la porte ouverte à toutes les bi-
zarreries et à toutes les cruautés. Nature ou pure proximité à la nature
d’où la raison n’a pas encore émergé, le vodou devait être aussi
l’ordre cannibale et zombificateur. De là on déclarera que sa pratique,
par simple goût de la cruauté, draine un immense trafic de zombis du
Nord au Sud de l’île. Des journalistes affirment l’avoir “établi par en-
quête”. Il a fallu pour cela être aveugle à la puissance de l’imaginaire
en travail dans la production des zombis, et se rendre sourd aux récits
offerts par les zombis en chair et en os. Mais l’imaginaire chassé par
une porte reparaît par une autre pour attribuer aux oungan les connais-
sances les plus sophistiquées, dont celle de la dose exacte du poison à
administrer à la victime et du contrepoison qui la réveillera. De même,
on admettra que les zombis devront travailler 12 à 14 heures par jour
pendant de longues années, sur de vastes plantations, sans une seule
fois recevoir un aliment salé. Une pincée de sel les réveillerait. Ce
n’est pas le moindre exploit qu’on attribue aux oungan : pour se faire

323
Dr Lamarque Douyon dans un interview à Tropic Magazine, N° 7, Fort de
France 1983.
324
Gérard Saint Yves, “La zombification à travers le temps et l’espace. Sous-
développement et maladies mentales”, in Afro-Caribean Tropic Magazine,
N° 7, 1983.
325
Ibid.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 249

obéir mécaniquement, ils parviennent à maintenir leurs victimes dans


un état conscient, disjoint de la volonté.
Mais surtout, que faire du mélange inextricable de réel et d’imagi-
naire apparu dans les récits des zombis ? Opérer un choix entre schi-
zophrènes catatoniques et zombis réels ? La statistique elle-même est
handicapée. Les 250 zombis libérés en même temps que Narcisse, se
volatilisent sans laisser de traces. Il en était ainsi en 1941, lors de la
campagne antisuperstitieuse : de nombreux zombis, disait-on, se sont
échappés des cases des ounfò, saccagées par les gendarmes et les
prêtres catholiques. On pouvait effectivement voir des zombis en chair
et en os, d’autant plus que les ounfò servent [287] souvent d hôpitaux
pour des malades jugés souvent incurables, et pratiquement tenus pour
morts ou disparus. C’est pour cela qu’un zombi n’a aucune objection à
se laisser revendiquer par n’importe quelle famille. Le cas du zombi
Obanis Pierre est on ne peut plus éloquent. D’abord on découvre qu’il
s’appelle également André Val, la famille Val ayant déclaré qu’il a été
mis à l’asile à cause de ses l‘troubles mentaux”, puis qu’il a disparu.
Obanis Pierre devenu André Val “donne l’air d’avoir retrouvée 326
frères et sœurs du nom Sur ces entrefaites arrive la famille Pierre,
avec les mêmes prétentions sur le zombi comme étant l’un des siens,
décède et inhume dans la localité de Thomazeau située près de la capi-
tale. L’affaire de sorcellerie devait finalement rebondir entre les deux
familles, l’une soupçonnant l’autre d être l’auteur de ce cas de zombi-
fication.

Les drogues zombifères :


une obsession américaine.

Revenons cependant à la thèse péremptoire de “la mort apparente


par drogues”. Dès le départ, on se rend compte que cette thèse gomme
d’un seul coup toute la tradition du vodou, selon laquelle la zombifi-
cation est un acte de sorcellerie. Comme tel, il consiste à capter le pe-
tit bon ange d’un mort, soit pour l’expédier dans le corps d’un enne-
mi, soit pour le mettre dans une bouteille et disposer par la suite de
l’individu comme esclave, avec la possibilité de le métamorphoser en
326
Voir le récit du Petit Samedi Soir, N° 44, Port-au-Prince 13-19 février
1982, p. 9 : “Obanis Pierre est-il un zombi ?”
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 250

animal, le faire disparaître de la vue, etc..., toutes choses qui sup-


posent une activité psychique, une opération symbolique. Les récits
mêmes des zombis le laissent clairement entendre : les zombis disent
assister à leurs funérailles, se tenir au-dessus de la tombe et regarder
leur cadavre dans le cercueil ; ils reconnaissent avoir été “tués”, puis
réveillés magiquement de la tombe pour être utilisés comme esclaves ;
ils soutiennent qu’ils sont transformés le jour en bœufs, la nuit en
êtres humains. Même l’épreuve du poison, utilisée [288] en Afrique
dans les ordalies 327, donne à définir la sorcellerie comme une force
spirituelle censée loger dans le ventre du sorcier, et responsable de son
appétit de dévoration des “doubles” des autres êtres humains. Mais un
regard positiviste a plutôt tendance à renvoyer ces théories locales sur
le registre d’une crédulité infantile. Ainsi, en 1942, certains psy-
chiatres américains avaient tenté d’examiner l’hypothèse de l’utilisa-
tion d’un produit toxique dans le cas de maladie ou de mort par sor-
cellerie. Walter B. Cannon dans un article intitulé “Voodoo Death”, se
demandait si l’on pouvait mourir par autosuggestion et déclarait que
cette expérience était étrangère aux “peuples civilisés”. “Les magi-
ciens, écrit- il, n’utilisent-ils pas en même temps que la réputation de
pouvoir surnaturel, un poison ?” 328 Les recherches n’ont pu aboutir
qu’à l’idée d’un “shocking emotional stress”, conduisant l’individu à
la mort. Quarante ans plus tard, soit en 1982, la même question est re-
lancée dans American Anthropologist sur le même “Voodoo Death”,
mais cette fois la référence à Haïti est oubliée. Le “Voodoo Death” est
devenu un paradigme de toutes les morts par action de sorcellerie.
Harry D. Easwell 329, espérant clore le débat, reprend les données clas-
siques de l’anthropologie sur la mort vécue dans certaines sociétés
non-occidentales comme un rite de passage par l’individu, qui est
convaincu que sa maladie et ses malheurs proviennent d’une “cause
psychique”. Mais le débat rebondira sans cesse, tant qu’on continue à
sous-estimer la puissance du symbolique et de l’imaginaire dans les

327
A. Retel-Laurentin, Sorcellerie et ordalie en Afrique noire, op. cit., p. 149.
328
Walter B. Cannon, “Voodoo death”, in American Anthropologist, vol. 44,
ap.-jun. 1942, N° 2, p. 171.
329
Harry D. Easwell, “Voodoo death and the mechanism for dispatch of the
Dying in East Arhem, Australia”, in American Anthropologist, vol. 84, N°
March 1982, pp. 5-18 ; auparavant, Barbara Wilex, “Voodoo Death : new
thoughts on an old explanation”, in American Anthropologist, vol. 76, June
1974, pp. 818-823.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 251

rapports de l’individu à son propre corps, à l’autre et au monde. Le


oungan, lui, comprend et soutient qu’un wanga, ou sortilège, est un pa-
quet fait d’éléments naturels (feuilles, plantes, poudres, etc...) dans
lesquels des “forces surnaturelles” sont déposées. Une guerre de wan-
ga, c’est une guerre entre des [289] “forces surnaturelles” capables de
s’introduire dans le corps d’un individu, pour le rendre malade, fou,
mort ou zombi. Aucune drogue n’est indispensable pour produire un
individu malade, mort ou zombi : dès qu’un individu se sait ensorce-
ler, il entre dans la maladie. Celui qui croit avoir reçu d’une bande de
chanpwèl un koutlè (lumière qui atteindrait l’individu) tombe malade,
disions-nous, une fois arrivé chez lui. Son petit bon ange est capturé,
il est candidat à la zombification. Telle est la croyance. Mais il y a
plus : un chanpwèl peut avouer, d’un autre côté, être sorti, telle nuit de
la semaine, et avoir mangé telle personne, alors qu’il dormait tran-
quillement chez lui. Tout bon loup-garou travaille en effet en rêve : le
petit bon ange de chaque individu a le rêve comme lieu d’élection : au
cours de ses voyages dans le sommeil, toutes les expériences sont pos-
sibles. De même tout bon zombi sait que son propriétaire peut le faire
disparaître dans une bouteille ou dans un pot, et le ramener ensuite en
chair et en os, par des paroles magiques. C’est également toujours par
des paroles magiques versées sur le wanga qu’il sera produit malade,
puis mort apparemment, et qu’il sera ramené à nouveau de la tombe à
la vie. Carlo Ginzburg signale comment les rites des Benedanti du
Frioul, dans l’Italie du sud au XVIe siècle, exécutés comme un combat
onirique contre la sorcellerie, ont été identifiés par les juges et les
théologiens à un sabbat réel 330. Les Benedanti ont beau déclarer qu’ils
opèrent par dédoublement du corps et de l’esprit, tout en restant la
nuit rivés à leur lit, l’inquisition persiste à les prendre pour une société
secrète de sorciers opérant réellement la nuit et responsables de la
mort, des maladies, des sécheresses et des malheurs divers dans leurs
villages. À vrai dire cette thèse sur le sabbat réel des sorciers est mise
en place à travers presque toute l’Europe de la fin du XVI e siècle,
après de longues [290] discussions sur la réalité des pratiques de ma-
gie et de sorcellerie. Julio Caro Baroja signale qu’encore au début du
XIe siècle, l’Église sanctionnait ceux qui croyaient en la réalité des

330
Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires aux
XVIe et XVIIe siècles, Tr. G. Charuty, Flammarion, Paris, 1980, surtout pp.
161-215.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 252

chevauchées nocturnes des sorcières 331. Diabolisation et réalité des


actes magiques constituent une interprétation tardive que l’Église fait
du “paganisme”, au fur et à mesure même qu’elle cesse tout dialogue
avec lui. Sous ce rapport, on peut se rappeler comment le processus
persécutif antivodou a été déclenché en Haïti en 1864, puis en 1896 et
plus tard par l’occupant américain, sous le prétexte que le vodou est
un culte qui abrite des cannibales réels. La thèse de la zombification
par la seule administration d’un poison ne peut que reconduire le ré-
gime de la persécution antivodou. Certes quelques recettes sont
connues 332.
Et il n’a guère été difficile à des chercheurs en ethno- pharmacolo-
gie de reprendre la vieille problématique du Voodoo death par poison
et de se faire livrer le secret de la substance inductrice de zombifica-
tion. Ainsi E. Wade Davis 333 a pu présenter récemment la composition
des poisons utilisés par les oungan pour créer des zombis. La descrip-
tion des propriétés hallucinogènes de certaines plantes comme le ko-
konm- zombi (Datura Metell et Datura Stramonium) ou le pwa-grate
(mucuma pluriens), ou le tcha-tcha (Albizia Lebeck), peut difficile-
ment passer pour la découverte d’un secret. On ne voit pas non plus
pourquoi la tetrodotoxine que contiennent certains poissons comme :
le fou-fou (Diodon hystrix), auquel on ajoute le crapaud de mer
(Sphoeroides testudinens), des osselets de serpent, des ossements hu-
mains broyés, ingrédients principaux utilisés par le oungan, ne serait
pas d’un usage plus massif dans les villages.
Ce n’est pas là jeter le soupçon sur toute étude ethno-pharmacolo-
gique [291] des pratiques de magie et de sorcellerie- vodou, mais pré-
ciser que ses résultats ne peuvent que laisser intact le problème de
l’efficacité symbolique. Que le oungan affirme disposer d’un poison
dont lui seul connaît la composition et les modes de préparation, cela
est encore lié, pour lui, à la nécessité de prouver sa force, et de sauve-
garder son prestige. Tout acte magique suppose un savoir et une tech-
nique. Et les objets magiques les plus efficaces ne sont livrés par le

331
Julio Caro Baroja, Les Sorcières et leur monde, op. cit., p. 131 ss.
332
Voir le récit de Francis Huxley sur le vodou, The Invisibles, London, Ru-
pest Hart-Davie, 1966, p.77.
333
E. Wade Davis, “The ethnobiology of the haitian zombi”, in Journal of
Ethnopharmacology, 9 (1983), 85-104 : cette thèse est développée plus am-
plement dans le récit qu’il a publié : “The Snake and the Rainbow”, op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 253

oungan qu’après une minutieuse recherche des ingrédients qui sont


choisis à la fois pour leurs propriétés naturelles et pour leurs liaisons
symboliques avec le monde des “esprits”. Au sens strict, il n’y a au-
cune contradiction pour un oungan ou un simple pratiquant du vodou
à déclarer que la zombification est produite par une substance toxique
ou qu’elle l’est par un acte de capture du petit bon ange. Du reste, en
conclusion de son article sur l’ethno-pharmacologie du vodou, E.
Wade Davis prend soin de souligner que “la formule du poison ex-
plique très peu de chose dans le processus de zombification dans la
société haïtienne” 334.
Elle l’explique en effet d’autant moins que le zombi a son contre-
fantasme dans le personnage invulnérable au poison. Makandal est
justement le nom de l’esclave célèbre qui, en 1757, passait pour un
grand empoisonneur, mais qui, en revanche, pouvait être brûlé vif et
reparaître vivant quelques années plus tard. Ses capacités de métamor-
phose en toutes sortes d’animaux étaient légendaires. On attribue au-
jourd’hui encore facilement à certains initiés du vodou, même des ca-
pacités d’échapper aux balles de revolver.
Mais par-dessus tout, dans le cadre des croyances du vodou, un in-
dividu passe par de multiples morts, ou plus exactement la mort est
toujours un processus plutôt long et compliqué. On sait difficilement à
l’avance à quel moment un mort est enfin mort pour de vrai. Les actes
de disjonction du petit bon ange d’avec le corps, puis d’avec le lwa
une fois accomplis, il reste l’itinéraire du petit bon ange sous les eaux,
[292] ses escales diverses, ses rencontres avec les ancêtres et sa trans-
formation possible en nouveau génie tutélaire. Autant d’éléments de
l’imaginaire-vodou relatifs à la mort différée, qui servent d’emblée
d’appui à la croyance en la zombification. On comprend ainsi pour-
quoi les pratiques de magie et de sorcellerie se déploient la plupart du
temps autour des cimetières, autour des cadavres. C’est d’ailleurs sous
les auspices de Baron-Samedi, lwa des morts, gardien des cimetières,
que toute pratique de magie et de sorcellerie peut s’opérer. Mais que
se passe-t-il quand les ensorceleurs ne frappent que les individus déjà
tenus pour faibles ? Des paysans pauvres et surtout des pauvres sans
terre, errant de village en village, de plantation en plantation, ou de bi-
donville en bidonville, sont en effet les candidats de choix à la zombi-

334
Ibid., p. 98.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 254

fication. Il est temps d’interroger l’avènement de cette problématique


de zombification dans les cadres des rapports sociaux en Haïti.

3. Le zombi
et l’idéal du maître-esclavagiste.

Retour à la table des matières

Tout d’abord, cette croyance en la zombification n’a rien d’un phé-


nomène spécifiquement haïtien : elle est un héritage direct des
croyances africaines en général. La croyance selon laquelle des indivi-
dus apparemment morts peuvent être inhumés puis déterrés existe en
Afrique centrale. Chez les Bakweri du Cameroun Ouest 335, Edwin Ar-
dener relate la réapparition du thème du zombi au siècle passé, avant
les années 1840, soit avant la cessation du trafic des esclaves vers la
Caraïbe. Les croyances à l’utilisation de somba ou sombi, dans le
même sens qu’en Haïti, sur des plantations de bananes, sont attestées
dans le Cameroun Ouest.
Chez les Douala, on parle encore de faux morts vendus qui tra-
vaillent nuit et jour pour leurs propriétaires dans les régions monta-
gneuses. La description de ces faux-morts esclaves 336 recoupe parfaite-
ment celle des zombis d’Haïti.
[293]
Un individu est séparé de son ombre ou de son double, il tombe
malade et prend l’apparence d’un cadavre ; il est enterré ; un sorcier
vient le réveiller pour le mettre au travail comme esclave sur des plan-
tations. Pour Eric de Rosny, c’est sur toute la côte sud du Cameroun
qu’on rencontre la croyance dans le rapt possible du double d’un indi-
vidu pour le vendre ensuite à des sorciers 337. Les corps des victimes
restent encore dans leur lit, explique-t-il, elles sont apparemment
mortes, et la famille les enterre. Le sorcier ou gangan — on peut re-
335
E. Ardener, “Witchcraft, Économies and the continuity of Belief ", in “Wit-
chcraft, confessions and accusations”, op. cit., pp. 148-149.
336
Meinrad P. Hebga, Sorcellerie, chimère dangereuse ?, Abidjan, Inades Ed.,
pp. 78-79 ; P. Alexandre et J. Binet, Le Groupe dit Pahouin, Paris, P.U.F.,
1958, p. 105.
337
Eric de Rosny, Les Yeux de ma chèvre, Plon, Paris 1981, pp. 89-101.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 255

marquer la parenté linguistique avec le oungan ou gangan d’Haïti —


ramène la victime de la tombe à l’aide de gris-gris, puis le destine au
travail sur des plantations. Une société secrète de sorciers appelée
Ekong, dans laquelle on retrouvait des commerçants, des notables, se
livrait autrefois à cette pratique. Mais elle avait encore une forme mo-
dérée. Aujourd’hui, dit-on, un plus grand nombre de petites gens re-
joint, cette société, et la rumeur de l’Ekong se répand avec une force
inhabituelle, au point qu’il devient difficile de compter le nombre des
victimes. Elles sont rassemblées sur une montagne, mais ne peuvent
les voir que les personnes nées coiffées et donc disposant d’une
double vue. Il arrive de temps en temps que l’une d’entre elles réus-
sisse à s’échapper. Eric de Rosny a pu voir un de ces revenants de la
montagne dont l’histoire nous ramène au cœur des récits de zombis
haïtiens, présumés rescapés des plantations 338. Le revenant en question
est censé être mort et enterré, il y a trente ans. Douala vendu à des
commerçants Haoussa, il tient aujourd’hui une petite boutique dans
leur marché. Interrogé par Eric de Rosny, il soutient qu’on raconte des
histoires à son sujet, mais que dès l’âge de sept ans, il était parti à
l’étranger, devenait musulman et voyageait de ville en ville. Pourtant
les amis Douala préféraient s’accrocher à la version du rapt par les
commerçants Haoussa. Mais non sans de profondes raisons, dont pré-
cisément le légitime soupçon porté sur l’enrichissement rapide de
quelques-uns au milieu d’une [294] population réduite chaque jour da-
vantage à la misère. L’hypothèse que soutient Eric de Rosny, d’une
parenté entre la traite des esclaves et l’actualité de la croyance à
l’Ekong reçoit un appui supplémentaire dans le cadre des rapports so-
ciaux en Haïti, où les marques de l’esclavage sont encore toutes brû-
lantes. L’économie de la dégradation dont nous parlions plus haut se
donne à voir dans le réel quotidien sous des traits déjà macabres. Pra-
tiquement, pourrait-on dire, la figure du zombi apparaît en filigrane
derrière la foule de domestiques, enfants donnés ou abandonnés à
toutes les familles urbaines pauvres ou riches, comme à l’époque es-
clavagiste : bons à tout faire, ils n’ont d’autre recours face aux mau-
vais traitements que leurs fugues répétées jusqu’à leur disparition
comme mendiants errants de ville en ville. Quant aux 30.000 sans abri
de la capitale, ils ne peuvent se retrouver ni dans les hôpitaux où il
n’existe que 0,9 lit par 1.000 habitants, ni au cimetière construit pour

338
Ibid., pp. 415-417.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 256

une ville de 100.000 personnes, qui en compte aujourd’hui plus d’un


million. De plus, une vente annuelle de 15.000 paysans comme cou-
peurs de canne en République Dominicaine, à raison de $10 par tête
pour le Président de la République, est dénoncée par la société anti-es-
clavagiste de Londres comme une nouvelle traite. Mais les paysans
eux-mêmes se battent pour être embauchés dans ce trafic : 90.000 se
présentent, comme si plus rien ne pouvait égaler le désespoir ressenti
vis-à-vis d’Haïti 339. Enfin, là où les tontons-macoutes tuent, mas-
sacrent ou organisent la disparition d’opposants réels ou présumés, le
deuil qui est pourtant une tradition sacrée dans les familles haïtiennes,
demeure interdit. Des morts qui n’en finissent pas de mourir, s’accu-
mulent et ne peuvent que resurgir ici et là, dans les villes et les vil-
lages.
Une telle situation n’est pourtant pas spécifique à Haïti. Elle se re-
trouve avec une intensité plus ou moins grande en particulier dans de
nombreux pays de l’Afrique Noire. [295] Mais elle donne lieu la aus-
si, a une réactualisation des croyances en la sorcellerie. C est que la
crise sociale et économique vient se réfracter dans le système symbo-
lique traditionnel qui, pourtant, sert encore comme la seule planche de
salut. Dans cette perspective, loin d’être une cause de la misère gran-
dissante et de l’assujettissement au pouvoir politique, la recrudescence
de la sorcellerie apparaît comme l’effet d’une crise qui affecte l’en-
semble des rapports sociaux et idéologiques. Le déploiement specta-
culaire des sectes religieuses de toutes origines, et des mouvements
charismatiques, semble cependant apporter une réelle sérénité à tous
ceux qui cherchent un abri vis-à-vis de la sorcellerie. Mais ils n’y
trouvent encore qu’un langage provisoire dans lequel l’interprétation
traditionnelle du mal, de la pauvreté et de la mort, loin d’être liquidée,
est renforcée. L’empire du diable serait aujourd’hui l’espace des
peuples pauvres. Retour subreptice au temps de la conquête ? En tout
cas, l’imaginaire de la barbarie reprend une étrange vitalité dans les
séances d’exorcisme ouvertes par les sectes, dans lesquelles les vic-
times d’un système social apprennent à se proclamer les responsables
de leurs propres “malheurs”.
Mais dans la mesure où la croyance en la sorcellerie suppose une
lutte constante contre l’avènement de trop grandes inégalités sociales
339
Voir pour plus d’informations Jacques Barras, Haïti, de 1804 à nos jours,
T.I, op. cit., p. 89 ss : “Les effets de la précarité : un peuple en détresse".
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 257

et un soupçon continuellement porté sur le pouvoir, elle donne à voir


la société traditionnelle pour un ordre où la raison utilitaire n’est pas
encore tout à fait prédominante 340. Les accusations de sorcellerie
comme les revendications de la condition de victime ne peuvent que
se multiplier dans un monde chaque jour plus concurrentiel. Le sys-
tème symbolique traditionnel, devenu alors impuissant, tente de rallu-
mer tous ses feux. C’est pour cela qu’on aura beau chercher la drogue
utilisée par les oungan, la victime se proclame telle avant même
qu’elle ne goûte à la drogue. Et cela, sans doute bien plus longtemps
avant que “l’épidémie” des zombis s annonce : avec l’avènement de
l’esclavage, puis [296] que pour réaliser le statut d’esclave il faut pas-
ser par une amnésie culturelle. Le maître n’a jamais voulu voir en
l’esclave qu’un corps totalement soumis à ses ordres. Et dans le cadre
des croyances du vodou, l’ordre de l’esclavage devait se confondre
avec le règne de la sorcellerie où l’individu, rivé à son corps, dépour-
vu de ses forces protectrices ordinaires dont le petit bon ange et les
Iwa, pouvait être associé au bétail, aux biens-meubles du maître escla-
vagiste, et donc mis en situation permanente “d’être mangé”. Le fan-
tasme du zombi est donc là, dès l’esclavage, et son apparition au
grand jour, au siècle passé comme de nos jours, ne fait qu’attester
l’achèvement d’un système qui attend de la victime l’intériorisation de
sa condition. Si l’esclavage n’est plus là, le fantasme de l’esclave, lui,
a survécu, non moins que celui du maître, hors d’Haïti et à l’intérieur
d’Haïti. Les fouets qui claquent derrière le zombi qu’on vient de ré-
veiller de la tombe retentissent comme ceux du commandeur. Les ru-
meurs sur les zombis, mais aussi les récits des zombis qui reven-
diquent avoir été ensorcelés, ne sont que la métaphore bien pâle d’une
situation générale de crise dans laquelle Haïti s’est installée avec ses
milliers de mendiants errants, sans identité, sans abri, sans hôpitaux
où mourir, et sans cimetière pour les accueillir. Ceux qui ont des yeux
pour ne pas voir cherchent et trouvent des drogues et des produits
toxiques. Le sorcier-cannibale semble bien être à l’œuvre dans la
structure même des rapports sociaux issus de l’esclavage ou de l’éco-
nomie de traite en Haïti : comme fantasme de la barbarie projetée par
le maître sur l’esclave, et dont le “maître” recueille aujourd’hui tous
les bénéfices à la fois dans les revendications et confessions de sorcel-
lerie et dans les récits de zombis.

340
J.P. Terrail, “La pratique sorcière...”, art. cit., p. 33.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 258

[297]

Le barbare imaginaire.
CONCLUSION
L’ALTERITÉ
ET LE PARADIGME DU LOGOS

“Christophe se mit à marcher dans son palais s’ai-


dant des balustrades, des rideaux, des dossiers de
chaises. L’absence de courtisans, de valets, de gardes,
rendait terriblement vides les couloirs et les pièces. Les
murs semblaient plus hauts, les dalles plus larges. Le
salon des Miroirs ne refléta que la seule silhouette du
roi dont l’image était renvoyée à l’infini jusqu’aux
glaces les plus lointaines”.
ALEJO CARPENTIER,
Le Royaume de ce monde. 341

Retour à la table des matières

[298]

341
Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde, tr. R.L.- F. Durand, Ed. Galli-
mard, 1954, p. 142.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 259

[299]

Seul, abandonné de tous ses sujets, le roi Christophe, frappé de pa-


ralysie le jour de la fête de l’Assomption, voit s’écrouler avec lui, ce
royaume qu’il avait érigé comme le symbole de l’intronisation du
Noir dans la civilisation. Voici que d’un seul coup, le temps rebrousse
chemin et que les esprits de l’Afrique, fous et déchaînés, font irruption
dans son palais. La tragédie du Roi Christophe qui s’inaugure avec la
montée d’un délire et le crépuscule d’un rêve ne trouve pas encore son
dénouement par le juste retour d’un refoulé. Dans son roman, Le
Royaume de ce monde, Alejo Carpentier nous donne plutôt à entendre,
au cœur de la citadelle, cette “œuvre invraisemblable”, la longue
plainte des anciennes masses d’esclaves révoltées, mais soûlées par le
désespoir devant l’éternel retour du maître. Cette citadelle n’était-elle
pas bâtie en effet, derechef, sur le fouet, la torture et le sang ?

“Tandis qu’ici la mort d’un nègre ne coûtait rien au trésor public  :


tant qu’il y aurait des nègres pour faire des enfants — il y en avait, il y en
aurait toujours —, il ne manquerait pas de travailleurs pour apporter des
briques sur le sommet du Bonnet-de-l’Évêque” 342.

La tragédie, ici, est celle de l’ancien esclave, Ti-Noël, méditant sur


le sens de la révolution anti-esclavagiste à laquelle il avait participé :

“Ti-Noël avait beau réfléchir, il ne voyait pas la manière d’aider ses


sujets courbés de nouveau sous le fouet. Le vieillard commençait à se
désespérer [300] devant ces chaînes et ces fers sans cesse reforgés, cette
prolifération de misères, que les plus résignés finissaient par accepter
comme une preuve de l’inutilité de toute révolte” 343.

342
Ibid., p. 121.
343
Ibid., pp. 175-176.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 260

Finalement, Ti-Noël devait décider de se métamorphoser, comme


autrefois pendant l’esclavage, en toutes sortes d’animaux (oiseau,
fourmi, guêpe, etc...) pour se débarrasser de “la forme humaine” elle-
même qui “engendrait tant de malheurs” 344. Mais de quelque côté qu’il
se trouve, il voit, sous le défilé de ses métamorphoses, revenir le
spectre des rapports entre le maître et l’esclave.
C’est que tout recours à un monde d’en deçà de la conquête et de
l’esclavage, comme monde originaire de fraîcheur et d’innocence
n’est pas moins suspect. Car il consiste à reproduire la barbarie
comme pure extériorité par rapport à soi ou à son système culturel et
donc à reprendre à son insu le langage de l’ancien maître, ce langage
lourd de conséquences, axé autour de l’opposition civilisé/barbare.
Pour avoir voulu prouver la non-barbarie du Noir, les théoriciens haï-
tiens du XIXe siècle et jusqu’à Duvalier ont gardé intact le même dis-
positif de pensée, qui présidait à la conquête et à l’esclavage. Une in-
version pure et simple des rapports entre civilisé/barbare, sous la di-
rection d’une théorie de l’aliénation est encore une réhabilitation de
ces rapports. Comme si dans le barbare résidait désormais l’essence
de la vraie humanité — refoulée — à récupérer. Ombre sur laquelle se
découpe et s’édifie l’ordre de la civilisation, le barbare demeure en-
core logé au cœur de la civilisation comme son fantasme. Aucune al-
térité réelle, effective, ne lui était reconnue. Car aussitôt convoqué ou
invoqué, il entre dans une déhiscence. C’est plutôt au piège d’une bar-
barie tout imaginaire que le barbarisé se laisse prendre, quand il pro-
teste [301] éperdument de sa non-barbarie. Il comble une attente en
rabattant et en réalisant sur soi-même ce qui n’avait jamais été que le
fantasme de l’autre.
Précisément dans le mouvement par lequel tout le système vodou a
été projeté comme signifiant de la barbarie — mouvement repérable
donc dans la diabolisation du vodou dès l’esclavage —, c’est une
tâche de maîtrise de l’altérité, de sa réduction au même qui a été à
l’œuvre. De la sorte, les figures du cannibale et du sorcier ne sont que
les représentants d’une non-humanité (nature, sauvagerie ou barbarie),
qui, maintenue dans l’indicible auraient laissé l’ordre civilisé sans as-
sises fermes et donc sous la menace permanente de l’effondrement.
Aussi a-t-il fallu les produire comme altérité et les raturer en même
temps. La civilisation se représente ainsi comme la seule réalité, la
344
Ibid., p 174.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 261

seule vérité, dans l’illusion d’un auto-engendrement qui se soutient de


l’extermination potentielle ou effective de toute altérité.
Pour nous, retrouver le parcours de l’opposition barbare/civilisé, ce
n’est donc pas le restaurer, mais interroger — en restant seulement à
la lisière de cette opposition — son obsolescence actuelle dans l’an-
thropologie. Dès lors qu’on se penche sur les figures du cannibale, du
sorcier ou du zombi, on s’aperçoit que ce langage n’est guère ruiné.
Le cas exemplaire d’Haïti montre justement à l’œuvre encore dans
tout son éclat l’héritage du paradigme barbare/civilisé. Les théories
s’accumulent en effet sur le cannibalisme sans qu’on interroge la
charge imaginaire qu’il recèle en particulier depuis le XVI e siècle. Or
la plupart des tribus de l’Afrique Noire et du monde amérindien n’ont
été dites cannibales par de nombreux missionnaires, voyageurs, admi-
nistrateurs coloniaux, et par des anthropologues, de 1850 jusqu’au dé-
but du XXe siècle, que pour avérer le paradigme de l’opposition entre
barbare et civilisé.
Par un retournement complet de cette perspective, il [302] semble
qu’il fait aujourd’hui presque bon d’être cannibale ou sorcier. Non pas
parce qu’enfin on aurait découvert la cohérence et le secret des pra-
tiques des sociétés réputées autrefois barbares, mais parce qu’on ne
devrait plus chercher à les expliquer scientifiquement. Une nouvelle
herméneutique tend à privilégier un rapport de participation (physique
et spirituelle) à ces sociétés, comme seule possibilité d’une reconnais-
sance véritable de leur altérité. Répudiant le penchant positiviste de
l’anthropologie, mais aussi toute la tradition de la Bildung et de l’école
historique allemande allant de Goethe à Cassirer, cette herméneutique
prétend être la première à enfin sortir du paradigme barbare/civilisé.
Hans-Peter Duerr, l’un des défenseurs le plus en vue de ce courant en
Allemagne, concentre sa réflexion justement sur le phénomène de la
sorcellerie 345. Toute l’anthropologie, déclare-t-il, a été jusqu’ici une
trahison de la réalité vécue par les individus qui font l’expérience de
la magie et de la sorcellerie. À la source de cette trahison, le péché
originel d’une mythologie scientifique qui consiste à chercher une
compatibilité entre les catégories de pensée occidentales (et mo-
345
Hans-Peter Duerr, “Uber die Grenzen einer seriösen Völkerkunde — oder :
können Hexen fliegen”, in Grundfragen der Ethnologie, Beiträge zur ge-
genwärtigen Theorie Diskussion, Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 1980, pp.
323-334.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 262

dernes) et les pratiques et croyances des sauvages. Culte exagéré de la


science, vaine prétention de tout savoir, finalement neutralisation de
l’altérité, tel serait le sens de l’unité de l’homme postulée par l’ethno-
logie. Comprendre la sorcellerie ne peut être, pour l’ethnologue, que
“le résultat d’une initiation dans une forme de vie étrangère” 346, par
quoi il cessera d’opérer un tri entre l’imaginaire et le réel dans les dis-
cours des sorciers sur leurs vols dans les airs, leurs métamorphoses en
animaux et leurs sabbats nocturnes. Duerr choisit ses exemples non
seulement dans le chamanisme, la magie indienne, mais aussi dans la
[303] sorcellerie du Moyen-Age et la possession-vodou. Il y aurait,
dit-il, des expériences vécues de relation à des “esprits” et l’ethno-
logue ne saurait décider si ces “esprits” existent ou non dans la réalité.
Ce combat pour le respect de l’altérité des cultures non-occiden-
tales prétend se fonder sur les critiques du scientisme élaborées par
Wittgenstein et Feyerabend, mais non sans une extrapolation qui res-
semble étrangement à une régression. Des formes de vie différentes
conduisent à des perceptions différentes de la réalité : qu’entre elles
une incommensurabilité persistera toujours, voilà qui devrait, selon
Duerr, rendre aporétique tout effort de reconnaissance de l’altérité de
“l’autre” à partir d’une méthodologie. Pour Castaneda, au début de
son initiation, le vol de son sorcier n’est qu’une hallucination, mais
pour le sorcier, il s’agit d’une réalité (Wirklichkeit 347. L’expérience
initiatique à la forme de vie étrangère maintiendrait l’ethnologue dans
une indécidabilité vis-à-vis de la croyance en la sorcellerie. On peut se
demander si Duerr ne relance pas, de manière beaucoup plus insi-
dieuse, le grand partage entre la raison attribuable à l’Occident
comme son patrimoine spécifique, et l’irrationnel ou le non-rationnel
comme l’espace véritable des sociétés non-occidentales. L’incommu-
nicable n’est pas seulement défini comme marque essentielle de l'alté-
rité 348 : il est érigé en principe d’une attitude pré-critique vis-à-vis des
mécanismes par lesquels le sauvage ou le barbare a été produit comme
tel. L’invocation de l’altérité se mue alors en incantation.

346
Ibid., p. 326.
347
Ibid., p. 330.
348
Dans son article “Die Beschreibung des Fremden in der Wissenschaft”, in
Der Wissenschaftler und dos Irrational, T.I, Beiträge aus Ethnologie und
Anthropologie, hrsg. von Hans-Peter Duerr, Frankfurt, 1982, p. 273-290,
Justin Stagl esquisse une critique de ce nouveau courant de l’ethnologie.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 263

À l’opposé de cette tendance, Jack Goody soutient qu’on peut en


finir avec le “partage grossier de l’ensemble [304] des sociétés en pri-
mitives et civilisées” 349. La raison graphique rendrait compte des dif-
férences réelles, mais ne constitue pas un dispositif de hiérarchisation
des sociétés. L’écriture et le livre exerceraient une influence considé-
rable sur les processus cognitifs, l’accumulation du sens critique et le
progrès de la connaissance. Toutefois, les peuples sans écriture ne
sont pas dépourvus en soi de sens critique, de pensée réflexive ni de
créativité. Le gain d’une telle enquête est énorme : elle ruine le relati-
visme culturel et tout autant les théories dichotomistes entre société
moderne/traditionnelle, pensée abstrait e/intuition sensible,
historique/intemporelle, qui seraient toutes fondées sur la notion
vague de changement historique. Mais en même temps, l’auteur de La
raison graphique n’a pu s’empêcher d’avouer qu’à son tour il a ten-
dance à se “laisser enfermer dans une autre dichotomie en opposant
l’énoncé verbal au texte, l’oral à l’écrit” 350.
C’est qu’en définitive on ne saurait échapper à une interrogation
sur ce qui, dans l’écriture elle-même et l’activité scientifique, a pu
soutenir la représentation de la dichotomie péjorative entre civilisé et
barbare. On a beau démystifier l’écriture et ne plus en faire la base
d’une disposition hiérarchique des sociétés humaines, elle reparaît
quelque part comme une force matérielle supplémentaire dont dispo-
serait en priorité l’Occident et qui viendrait à manquer aux autres so-
ciétés. Sans doute, le paradigme d’un logos arraché en Grèce pour la
première fois et une fois pour toutes, au mythe dont une tradition orale
serait la nourrice 351, ne cesse de hanter l’opposition entre civilisé et
barbare. Le succès durable de ce paradigme est inquiétant, s’il est vrai
que l’écriture [305] alphabétique n’a pas été une source de change-
ments immédiats en Grèce, qu’elle n’a pas donné lieu — du moins
avant le Ve siècle — à une collusion avec le pouvoir et qu'enfin chez
Platon, la philosophie ne se déploie pas sur les ruines de la mytholo-
gie. Je me demande maintenant si les interprétations successives aux-
349
Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage,
tr. Ed. de Minuit, 1979, p. 248.
350
Dans la conclusion de son enquête, J. Goody reconnaît ses propres difficul-
tés : “J’ai conscience d’avoir eu trop tendance, dans les pages qui précèdent,
à me laisser enfermer dans une autre dichotomie en opposant l’énoncé ver-
bal au texte, l’oral à l’écrit”. Ibid., p. 252.
351
Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, op. cit., p. 72.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 264

quelles le Logos a été soumis dans la tradition philosophique et dans


l’anthropologie occidentale, n’ont pas conduit peu à peu et presque
inexorablement à la conception actuelle de l’écriture. Chez les Grecs
en effet, le barbare pouvait encore conserver la condition d’un étran-
ger, à la fois fascinant et inquiétant, mais rivé à son être de barbare,
c’est-à-dire de non-Grec. Autrement dit, si l’ethnocentrisme est à
l’œuvre, il n’est pas encore converti en mouvement de dissolution de
l’autre. En revanche, la perspective d’Aristote avec des hiérarchies
fondées dans la nature (physis) : pouvoir du mari sur la femme, du
père sur les enfants, du maître sur l’esclave, sera reprise par les théo-
logiens du Moyen-Age et surtout par Saint Thomas d’Aquin, avec
toutes les répercussions que l’on connaît sur la justification de l’escla-
vage au Nouveau-Monde, et sur l’attribution d’une infériorité natu-
relle à la femme 352. Et bien entendu, les Inquisiteurs achèveront de
souder la représentation de la femme à l’ordre diabolique en tant que
tel, de créer une connivence essentielle entre Satan et la femme 353. On
peut bien parler d’un handicap particulier de l’Occident, pour penser
l’altérité. Mais cet handicap ne se fonde pas sur le seul recours au pa-
radigme grec du Logos.
À partir du XVIe siècle en effet, la notion de barbare se charge en-
core de nouvelles significations. Face à la découverte des mythologies
des sauvages, nouveaux barbares pour l’ancien Monde, il fallait re-
penser peu à peu les rapports entre [306] le mythe grec et le logos.
L’oralité, monde de l’enfance dont les Grecs, eux, se sont délivrés et
qui n’est plus pour l’Occident que nostalgie, demeure le vrai territoire
du barbare. D’un barbare en sursis de sa barbarie et dont le destin est
déjà fixé sur la plage de l’écriture. Jean de Léry est le témoin sûr de ce
régime durable sous lequel le barbare est désormais appréhendé. De
Bossuet à Voltaire et à Chateaubriand, le barbare n’est pas le même
que celui de Thucydide ou d’Aristote, encore moins celui d’Hérodote.
Dans la mesure où la civilisation suppose la résorption en elle de
l’universalisme chrétien, elle se définit comme tâche de débarbarisa-
tion du barbare et d’élimination de toute extériorité réelle par rapport
à elle-même.
352
Voir le ch. “Barbares” de l’essai de Christian Delacampagne, L'invention
du racisme, op. cit., p. 205, et son commentaire critique des hiérarchies
d’Aristote.
353
Connivence bien mise en relief par Jean Delumeau, dans La Peur en Occi-
dent, Paris, Fayard, ch. 10, “Les agents de satan — la femme”, pp. 305-345.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 265

Pourtant, dira-t-on, c’est en Occident que l’humanisme est apparu,


que les droits de l’homme ont été proclamés, que la pensée de la dé-
mocratie tient une place centrale. Certes, cette constatation soutient
facilement en contrepoint l’idée que les autres sociétés dites “primi-
tives” sont livrées irrémédiablement au despotisme (donc à la barba-
rie) hors de l’intervention coloniale. Mais il y a bien, à notre avis, une
émergence de l’humanisme également à partir d’une réinterprétation
de la conception gréco-romaine du barbare, et l’on ne saurait le consi-
dérer ni comme une propriété exclusive de l’Occident, ni comme un
pur décor idéologique pour une politique de conquête et d’exploita-
tion. Cet humanisme est tout autant incontournable que le problème
de la naissance de la philosophie en Grèce. Ils sont frères jumeaux,
pourrait-on dire. Force est de constater que la pensée des droits de
l’Homme n’appartient pas finalement à l’Occident en tant que telle,
mais rentre dans une histoire du droit encore ouverte, centrifuge et qui
se dérobe à toute volonté de capture par un seul peuple ou un groupe
particulier de peuples.
Dans sa lettre sur l’humanisme, Heidegger établit avec rigueur
cette problématique, en montrant le lien essentiel [307] entre toutes
les formes d’humanisme quelles qu’elles soient et la tradition de pen-
sée gréco-romaine sur le barbare. Quoi qu’on fasse, tout humanisme
est pris dans les filets de l’étant (das Seiende), puisque c’est toujours à
partir d’une “interprétation fixe... de l’histoire”, c’est-à-dire déjà don-
née, que cet humanisme se réfléchit, et donc toujours dans l’oubli de
l’être (das Sein). Toute vérité en soi de l’humanisme se trouve ainsi
ruinée. Un langage déjà-là produit ce que Heidegger appelle encore
“l’obnubilation ontique”, qui barre la route précisément à une ap-
proche ou à une appropriation de l’être véritable de l’homme. C’est ce
langage qu’on aurait vu à l’œuvre dans l’humanisme italien des XIV e
et XVe siècles, qui reprend à son compte l’opposition entre l’homo ro-
manus et l’homo barbarus. La critique que Claude Lefort 354 a propo-
sée de La lettre sur l’humanisme constitue un apport considérable à la
compréhension de l’opposition civilisé/barbare, car pour une fois ne
sont invoqués ni l’européocentrisme, ni le nihilisme, pour une réfuta-
tion sans examen de la thèse de Heidegger. Claude Lefort relève plu-
tôt la confusion opérée par La lettre sur l’humanisme entre l’huma-
354
Claude Lefort, Les Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique,
Paris, Gallimard, 1978, pp. 271-277.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 266

nisme et sa représentation. Nulle part l’humanisme ne répond effecti-


vement à l’invocation de son nom, et la tâche à laquelle on devrait se
livrer est de “reconnaître ce qui, en son indétermination, advenait sous
le nom de l’humanisme” 355. Je retiendrai seulement l’interrogation
nouvelle portée ici sur l’homo barbarus (comme représentation)
conçu par les Romains à partir de la paideia grecque. Que l’homo
barbants soit d’abord le non-Romain, et que la Romanitas condense
en elle-même l’humanité de l’homme, cela est dû avant tout à un ima-
ginaire qui implique une indivision dans la société. Pour établir l’iden-
tification entre l’humanité et la romanité, il a fallu passer par une dé-
négation de la position [308] de la masse des esclaves (non-romains)
et des plébéiens, eux, romains, mais dépourvus de pouvoir. Cet imagi-
naire de l’indivision de la société va de pair avec celui d’une indivi-
sion entre le réel et le savoir sur le réel. Il est la dénégation de toute
altération de la société et conduit à la production d’un barbare comme
l’autre de soi, inassumable comme autre, et en même temps posé
comme soutien à la pensée de l’identité. Ainsi donc, plongeant ses ra-
cines dans l’antiquité gréco-romaine, l’opposition barbare/civilisé
nous arrive aujourd’hui à travers un certain nombre d’interprétations
successives qui forment un langage sédimenté auquel on ne peut se
soustraire à peu de frais. Cette perspective entraîne deux consé-
quences :

1.— Tout d’abord, au moment où l’on tente un dépassement de


l’opposition barbare/civilisé, on est soi-même installé quelque peu
dans ce langage. Et, dans le même moment, les autres oppositions
(écriture/oralité ; science/magie) qu’elle inclut, supposent que l’intel-
lectuel non- occidental n’est déjà plus de plain-pied dans sa propre
culture. L’acte d’écrire sur sa culture, implique une coupure par rap-
port à ce qu’on détermine ainsi comme une tradition, un passé. Tout
acte d’écrire s’effectue toujours, ainsi que l’a montré M. de Certeau,
sur une séparation 356. Tout semble finalement se passer comme si la
critique de l’opposition barbare/civilisé advenait au sein d’une dou-
loureuse contradiction : celle de la sortie nécessaire de la Grèce et de
la tradition philosophique occidentale (qui présuppose une contamina-
tion préalable par cette tradition), et celle d’un écart par rapport à sa
355
Ibid., p. 273.
356
M. de Certeau, Faire de l’histoire, op. cit., p. 10.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 267

propre culture (écart attesté dans la mise en question elle-même de


l’universalisme occidental). Non point que cette contradiction soit in-
surmontable. Mais c’est elle qui, en quelque sorte, nous somme
d’écrire. À occulter les conditions de l’énonciation de son propre dis-
cours sur sa culture, [309] on aboutit à dénier le fait des divisions so-
ciales et culturelles, d’où l’on reçoit sa position et son statut comme
intellectuel.
Là où précisément l’anthropologie inaugurée au XIX e siècle par
Louis-Joseph Janvier, Anténor Firmin, pour la défense de la “race
noire” perçoit la société haïtienne comme une totalité opposable à
l’Occident, elle reste prise dans les filets d’une représentation reçue,
héritée de l’Occident lui- même. En reportant à ses rebords le non-hu-
main ou le barbare, l’Occident entreprenait en fait un mouvement de
dénégation de ses propres divisions internes sur la base du déploie-
ment indéfini d’une rationalité instrumentale qui entend tout niveler
sur son passage. La société haïtienne pensée par cette anthropologie
défensive est celle qui est issue d’une représentation homogénéisante
de la civilisation. Représentation qui conduit à s’engouffrer dans le
piège de l’État, de l’écriture et de la science comme ce qui délivrerait
Haïti de la barbarie. C’est ainsi qu’il fallait soit expurger du vodou
tout cannibalisme et toute sorcellerie, soit procéder à sa négation en
bloc. Le problème devait demeurer intact avec une reconnaissance pu-
rement abstraite du vodou comme étant désormais source de dignité
culturelle à brandir face à l’étranger afin d’obtenir de celui-ci une
quelconque absolution. Car le vodou n’avait jamais été dans les dis-
cours et récits des Européens et Américains de l’époque esclavagiste
jusqu’au milieu du XXe siècle qu’un signifiant de la barbarie, et le
support d’une représentation de la société haïtienne à laquelle l’État,
l’écriture et la science viendraient à manquer. Une critique véritable
de cette perspective, et donc l’abandon de la répétition des schémas de
pensée occidentaux négateurs de l’altérité (culturelle) du vodou, ne
sont possibles pour l’intellectuel non-occidental (et en fin de compte
pour l’intellectuel tout court) que dans la reconnaissance d’un conflit
lié à la distance qui existe de fait entre lui et les classes populaires de
son pays. Et cette distance n’est pas comblée par la seule vertu ma-
gique de l’écriture pour ou en faveur de ce peuple : [310] le travail de
la représentation continuerait à s’effectuer en entraînant un report in-
défini de l’opposition barbare/civilisé qu’on voudrait cependant dé-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 268

passer. Seule la reconnaissance du conflit vécu dans l’acte même


d’écrire, mais déterminé de l’extérieur depuis les divisions sociales et
culturelles réelles, ouvre la voie à une activité critique instauratrice de
nouveaux rapports sociaux et en décalage vis-à-vis du projet de maî-
trise c’est-à-dire du désir d’être semblable à l’ancien maître esclava-
giste ou d’occuper la même place et le même rôle : cette attitude est
homogène à ce qu’on prétend critiquer et elle est une pure réduplica-
tion de l’opposition barbare/civilisé.
Congédier par exemple l’humanisme et le plaidoyer pour les droits
de l’homme sous le prétexte qu’ils ont pris naissance dans un Occi-
dent esclavagiste et colonisateur reviendrait encore à reconduire l’op-
position barbare/civilisé. Certes, ni l’humanisme ni les droits de
l’homme n’ont intégré les systèmes culturels non-occidentaux dans
leurs perspectives qui demeurent sous-tendues par une définition de
l’homme dans laquelle on reconnaît celle de l’homme occidental.
Mais parce que précisément l’humanisme ne répond pas à son nom, il
est source de contradictions puissantes et constitue un aiguillon pour
une véritable rencontre (et non une simple juxtaposition ni une hiérar-
chisation) des cultures dans la reconnaissance et le respect de leur al-
térité. Chaque fois qu’un humanisme se lève face à un régime d’escla-
vage, de conquête ou de dictature, il constitue une force de subversion
de ce régime et interdit la représentation homogénéisante d’un Occi-
dent purement barbare ou purement civilisé, et non moins celle de
cultures primitives comme un idéal à restaurer dans leur pureté.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 269

2. — D’un autre côté, prendre au sérieux le parcours souterrain de


cette opposition dans la tradition philosophique occidentale revient à
saisir qu’il est à la base de l’acceptabilité d’un certain nombre de phé-
nomènes comme le [311] racisme, l’esclavage, la conquête coloniale
et, sous nos yeux, le partage du monde entre grandes puissances. Que
par exemple on prenne l’attitude de Colomb et des Européens face
aux populations Caribes du Nouveau Monde, cannibales à exterminer
ou à esclavagiser, ou que quatre siècles plus tard l’événement d’Au-
schwitz se produise, il apparaît qu’un langage déjà sédimenté, acca-
blant “l’autre” à exterminer de toutes les tares de “monstre” ou de
“barbares”, travaille silencieusement comme allant de soi. Pour re-
prendre le cas de l’occupation américaine en Haïti, dans les années
1915 - 1934, on a vu que les figures de cannibale ou de sorcier jointes
à celles de “bandits et subversifs” sont érigées grâce à une littérature
fantastique accumulée depuis la deuxième moitié du XIXe siècle pour
la justification d’une œuvre “civilisatrice”. L’obsolescence actuelle du
couple barbare/civilisé ne peut donc reposer que sur une occultation,
car les effets de ce couple retentissent encore de manière évidente non
seulement dans les couches intellectuelles, mais aussi dans les classes
populaires elles-mêmes des sociétés effectivement vues comme primi-
tives il n’y a pas si longtemps. On peut aujourd’hui masquer ces effets
de deux manières : d’abord par la perspective relativiste, qui fonc-
tionne sous la fiction de “chacun chez soi” et d’une égale valeur des
cultures, et par là la domination suit plus tranquillement sa course ;
ensuite par le recours à une nature humaine qui partout où elle se
trouve a une tendance inhérente à la fétichisation du rapport de soi à
l’autre. Procédé qui consiste à tenir l’autre pour séparer de soi en
même temps qu’on le charge de pouvoirs exorbitants. Pas de féti-
chisme, dit Freud, sans une crédulité à fleur de peau qui garantit de
cette menace d’effondrement devant l’expérience de la séparation de
soi avec l’autre. Celui-ci est alors marqué, étiqueté, découpé en lam-
beaux, mais toujours investi de sa propre toute-puissance imaginaire.
L’ordre fétichiste est toujours ainsi l’ordre du désaveu : plus l’autre
est posé, plus il est méconnu. Or effectivement c’est une telle [312]
logique que nous avons vue à l’œuvre dans la production des figures
du cannibale, du sorcier ou du zombi. L’interpellation de Freud de-
meure bien incontournable. Mais, nous l’avons vu, se contenter d’une
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 270

telle argumentation, c’est télescoper l’histoire du langage axé autour


du couple barbare/civilisé.
La force des énoncés forgés sur le Nègre esclave ou colonisé
s’exerce avec d’autant plus d’efficacité qu’elle est appuyée sur des
institutions (juridiques, militaires, religieuses), et qu’elle a commencé
par le contraindre à abandonner ses propres pratiques culturelles. On
se souvient justement que nombre de vodouisants, sous la persécution
de leurs pratiques et dans leur reprise clandestine, intériorisaient le
langage de la diabolisation du champ entier du vodou. Qu’en 1864 la
population de Port-au-Prince applaudisse à l’exécution publique de six
adeptes du vodou accusés de cannibalisme, il est clair que de quelque
façon, une contamination des masses par le fantasme de “civilisation”
s’est effectuée. Et même la revendication de la condition de zombi
correspond à un processus de conformation de soi à un schéma déjà
tracé par une double démarche de l’imaginaire : celle qui est propre au
vodou et celle qui provient du fantasme d’un maître encore présent
dans les rapports sociaux en vigueur à Haïti. L’imaginaire européen
du cannibalisme et de la sorcellerie qui a été apposé à celui du vodou
a été en partie intériorisé par le vodouisant. Cette constellation de
forces (institutions, langage, fantasmes) ne permet pas d’attendre du
seul vodou le sursaut contre l’exploitation à laquelle les classes popu-
laires sont aujourd’hui soumises. C’est plus comme signifiant, inclus
lui-même dans une chaîne de significations, qu’il se laisse le plus sou-
vent repérer ; sinon on risque de reconduire la vision homogénéisante
d’un vodou qui réfléchirait l’essence culturelle haïtienne ou l’authen-
tique haïtianité. Hors de l’histoire politique, culturelle et religieuse
d’Haïti, histoire tout entière dominée par le langage axé autour de
l’opposition [313] barbare/civilisé, on dirait que le vodou perd sa sin-
gularité. Si l’on peut, par exemple, autonomiser le système symbo-
lique-vodou, on ne saurait interpréter le phénomène des sociétés se-
crètes et de leurs prétendues victimes (les zombis) sans tenir compte
des discours et récits en circulation sur le vodou, visant à le diaboliser
ou à le réduire à un champ clos de barbarie, Ainsi, nous assistons au-
jourd’hui encore en Haïti à un report des barrières strictes et violentes
créées par le Code Noir en 1685 entre blanc et noir, maître et esclave,
affranchi et esclave, et dont les fondements se lisaient dans l’opposi-
tion entre christianisme et sorcellerie, entre Dieu et Satan, entre civili-
sation et barbarie. Comme si la révolution haïtienne anti-esclavagiste
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 271

s’était épuisée dans l’éclat du premier matin de l’indépendance. Les


oppositions structurales et hiérarchisées lettrés/analphabètes, langue
française/ langue créole, écriture/oralité, villes/campagnes, maîtres/
domestiques, qui régissent l’ensemble des pratiques sociales et cultu-
relles ont comme armature le même paradigme barbare/civilisé de la
période esclavagiste. Mais croire que le peuple est enfermé à double
tour dans ce paradigme, c’est continuer à imaginer deux mondes op-
posables l’un à l’autre : celui de l’activité critique scientifique, celui
de l’assujettissement irrémédiable. La disposition à l’activité critique
est à l’œuvre dans toute société et dans tout groupe social. C’est le
conflit qui l’aiguise. Encore faut-il admettre que de même qu’il n’y a
pas d’homme de la magie pure, du mythe pur, de l’oralité pure, de
même il n’y a pas d’homme de la science pure, de la rationalité pure.
La soumission à l’ordre des “esprits” n’implique pas la fermeture à
tout sens critique, à tout changement, et au développement. Quand un
“esprit” n’est plus apte à fournir les réponses aux demandes qui lui
sont faites, il peut être critiqué et rejeté. Une tâche permanente de ré-
interprétation de l’ordre des “esprits” se poursuit, en sorte que le
monde vodouisant ne paraît jamais un monde clos sur lui- même, sans
fissures et sans contradictions internes. Les conflits [314] surgis à par-
tir des persécutions de l’esclavage et de la continuation de ce même
système esclavagiste sous d’autres formes avec l’État “indépendant”,
poussent le vodouisant à une créativité sans pareille. Ainsi à l’instar
du jazz, du calypso ou de la peinture naïve, le vodou s’est constitué
comme un ordre culturel qui jamais n’avoue sa ruine et qui, jusque
sous l’empire de la misère et de la dictature, ose rallumer tous ses
feux.
Dans le cadre du système symbolique des Iwa, le fantasme canni-
balique et la sorcellerie sont fort bien désignés comme “l’inquiétante
étrangeté” (Freud) interne à la culture- vodou. En chaque être humain
se cache la possibilité de la sorcellerie 357, mais celle-ci est à l’avance
soumise à la critique dans le processus de réduction de l’individualité
que supposent les pratiques rituelles. Plus exactement, la topologie
des différentes composantes de la personnalité individuelle en fonc-
tion de l’intervention des Iwa donne à voir que la sorcellerie se situe à

357
Voir les réflexions de Philippe Laburthe-Toba sur la sorcellerie, dans son
ouvrage Initiations et sociétés secrétes au Cameroun, Essai sur la religion
Beti. Paris, Karthala, 1985, surtout les pp. 59-121.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 272

l’horizon de l’imaginaire-vodou et qu’un effort permanent se déploie


pour la repousser hors des frontières du système symbolique. C’est
dire que l’interprétation du pouvoir politique en termes de sorcellerie
est encore un soupçon porté sur tout pouvoir comme relevant d’un
“ailleurs monstrueux” (Luc de Heusch). Que les sociétés secrètes de
chanpwèl aient été investies par des chefs politiques, cela ne fait que
désigner une volonté de capture de l’imaginaire de la sorcellerie pour
fonder un pouvoir despotique. C’est dans un tel contexte que les ru-
meurs sur la multiplication des sorciers anthropophages et de leurs
victimes (les zombis) se répandent avec plus de force. Serait-ce le
signe d’un assèchement total de la symbolique vodou et de son infir-
mité désormais irrémédiable ? Non point, car le vodou énonce un
[315] dualisme interne à la société haïtienne, et demeure encore peut-
être l’une de ses ressources les plus inaliénables. On aura beau le pla-
cer sous la haute surveillance des églises, ou le soumettre à une mani-
pulation politique clandestine ou ouverte, il refait surface, tel un reve-
nant, logé désormais au coeur même de la cité fortifiée.
Dans le Royaume de ce monde, le roi Christophe, seul dans la salle
des miroirs, est traqué par ses propres reflets et vit de plus belle sous
l’empire de “l’autre”. Devenu Souverain comme les Souverains d’Eu-
rope, Christophe atteint la condition de civilisé, mais, travaillé par le
vodou, il déchoit dans la condition de barbare. Le vodou auquel il re-
court ne le sauve plus de lui-même. Il est hésitant entre deux mondes,
tel l’État haïtien dans sa chasse au barbare et sa quête de manipulation
dû vodou. C’est sa propre image que Christophe cherche dans les cou-
loirs vides du palais, après s’être identifié au pays tout entier. Mais
cette image ne pouvait qu’être “renvoyée à l’infini jusqu’aux glaces
les plus lointaines”. Enfermement dans un univers d’où nulle surprise
ne peut advenir, et qu’aucune parole populaire ne vient altérer. Celui
qui se prend pour “le maître” s’écrase à présent contre les miroirs du
palais.

[316]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 273

[317]

Le barbare imaginaire.
GLOSSAIRE

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Baka "esprit mauvais" qui sert à protéger une propriété ou qui


peut être envoyé contre un ennemi. Le baka se présente
sous la forme d'un animal.

Bizango Nom d'une société secrète

Bòkò magicien et guérisseur, servent pour le bien comme pour


le mal; le même terme est souvent employé pour le prêtre-
vodou, le oungan.

Bosal s'applique aux Noirs qui arrivaient pour la première fois


aux Antilles et qui n'étaient pas encore baptisés et intégrés
dans la société esclavagiste. S'applique également aux "es-
prits" non encore maîtrisés.

Chanpwèl Probablement "cochon sans poils"; membre d'une société


secrète, parfois appelé Sanpwèl.

Desounen rite de dépossession qu'on fait à un initié, après sa mort (et


parfois avant), pour le séparer de "l'esprit" auquel il était
attaché.

Govi cruche contenant des "esprits"

Gros-bon ange un des deux principes spirituels de l'individu

Lwa "esprit" du culte du vodou

Manbo prêtresse du vodou,

Manjé-lwa cérémonie en l'honneur des "esprits"

Ounfò temple du vodou


Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 274

Oungan prêtre du vodou

Ounsi initié du vodou, et littéralement épouse d'un "esprit"

Péristyle hangar ouvert dans le temple-vodou et où se déroulent les


cérémonies

Petit-bon ange un des principes spirituels qui composent la personnalité


individuelle.

Potèt (pots de tête) pot contenant cheveux, poils, ongles d'un initié

Poteau-mitan pilier situé au centre du péristyle et qui est le chemin par


excellence des esprits.

Pwen ou (point) désigne la puissance surnaturelle ou la force magique qui


protège contre les attaques d'autrui.

Vèvè dessin symbolique des lwa tracé autour du poteau-mitan


au cours d'une cérémonie-vodou.

Wanga l'arme magique ordinaire en Haïti

zobòp société secrète.

[318]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 275

[319]

Le barbare imaginaire.
INDEX GÉNÉRAL

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A Bastide, R. : 226, 227, 277.


Abolitionnisme : 134-138. Bastien, R. : 64, 222.
Adler, A. : 232, 237. Beauregard, P. : 157.
Adorcisme : 262.
Adorno, Th. : 27. Beauvoir, R. : 183, 190.
Aguessy, H. : 226. Bellegarde, D. : 104.
Alaux, G. : 55, 95. Bellegarde-Smith, P. : 63.
Althabe, G. : 14. Bedford-John, H. : 102.
Alexandre, P. : 292. Benveniste, E. : 37.
Ames (manipulation des) : 231, 236, Berenkassa, G., : 35, 38.
251, 254, 270. Bildung : 14, 26, 46, 302.
Ancêtres  : 230, 245, 279. Binet, J. : 292
Aninisme : 10, 26. Boas, F. : 48.
Anglade, G. : 279, 281-282. Bonnafé, P. : 209.
Apollon, W. : 106, 183, 246. Bossuet : 35, 36.
Arens, W. : 153-154, 158. Bonveresse, J. : 22.
Ardener, E. : 292. Bossmar, G. : 217.
Aristote : 32, 224, 305-306. Braudel, F. : 22.
Aubourg, M. : 105. Breton, R. : 152-153.
Audin, J.J. : 104. Bry (de), Th. : 151.
Augé, M. : 227. Bûcher, B. : 151.
Augustin, St : 33, 36. Buijtenhuijs, R. : 161
Burt, A. : 69.
B
Baczko, B. : 38, 39 C
Badillo, J.S. : 151 Cabon, P. : 90, 93.
Banditisme : 98 ss, 301 Calame-Griaule, G. : 235.
Baro, H. : 244, 246. Campagne anti-superstitieuse : 103,
Baroja, C. : 149, 290. 118-119, 126, 219, 268
Barros, J. : 280, 284.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 276

Cannibalisme : 92, 97, 98 ss, 116, Dévoration : 243, 246, 265, 271, 272,
147, 152, 226, 272, 274-275, 288.
290, 301, 312. Dhormoys, P. : 96.
Caraïbes : 6, 150. Diable : 82, 85, 94, 149, 227, 240,
Candler, J. : 93. 290, 295.
Cartry, M. : 265. Dictature : 25
Carpentier, A. : 297. Diederich, B.: 69.
Casgha, J.H. : 7. Divination : 263.
Certeau (de) M. : 21, 26, 135, 155, Dieterlen, G. : 235.
308. Dorsainvil, J.C. : 92, 104.
Douillon, L. : 202, 283, 285.
[320]
Dupont-Bouchat, M.S. : 149.
Césaire, A. : 10, 27.
Chateaubriand, R. : 40ss Dutertre, P. : 33, 85, 153.
Classes sociales : 104, 142, 280. Duvalier, F. : 69, 70, 178, 189, 281
Clastres, P. : 132, 156, 165. Comar- Duchet, M. : 38, 54.
mond, P. : 54. Duffaut, P. : 4, 17.
Cohn, N. : 48, 149, 274, 275, 285.
Cohen, W. : 54, 66, 94, 173. E
Colomb, C. : 151. Easwell, H.D.: 288.
Constant, B. : 43. Ecriture: 31, 72, 74, 304, 406—307.
Code - pénal  : 83, 112ss, 285 rural : Enriquez, E. : 25.
111ss, 281. État : 6, 68-69, 117, 127ss, 279, 280,
Craige, J.H. : 102. 283, 315.
Créole (langue) : 59, 71, 280. Ethnopharmacologie : 283, 290-191.
Evolutionnisme : 26, 47-48, 63, 68.
D Evans-Pritchard, E. : 262, 275, 278.
Davis, D.B. : 7, 54, 133-134, 136-137. Exorcisme : 245, 295.
Davis, W. : I, 290.
Debray, R. : 15. F
Debien, G. : 218. Famille : 221, 229, 234, 264, 279.
Dépeignes, J. : 130. Fantasme : 163ss, 285.
Debbasch, Y. : 218. Favret, J. : 81, 175, 261.
Delacampagne, F. : 30, 305. Febvre, L. : 22 :
Deleuze, G. : 241. Fétiche : 10, 311.
Delorme, D. : 60. Feyerabend ; P. : 303.
Delumeau, J. : 149, 305. Finley, M.I. : 139.
Denis, L. : 225. Firmin, A. : 48, 55-59, 64, 65, 309
Dépestre, R. : 65. Fleischmann, V. : 71.
Descamps, P. : 157. Folie : 142, 242.
Dévereux, G. : 148, 243. Fortes, M. : 230.
Detienne, M. : 46, 304. Foucault, M. : 66.
Délinquance : 88, 93, 107. FouchardJ. : 88, 218.
Despotisme  : 10, 38, 42, 43, 54, 173. Frankétienne : 212.
Franklin. J.: 93.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 277

Frobenius, L.: 226. Huber, M.: 22.


Freud, S.: 23-26, 311. Hyppolite, J.: 46.

G I
Gadjduseck, C. : 159, 160. Individu : 227-246, 271-272, 296.
Gauchet, M. : 132. Initiation : 239, 246ss, 303.
Genovese, E.: 134. Inquisition : 32, 162, 284, 289.
Ginsburg, C.: 283. Interdit : 226, 267, 271.
Girard, R.: 168, 169.
Gisler, A.: 87, 134. J
Girault, C.: 280, 281. Janvier, L.J. : 55, 59-60, 62, 88, 309.

[321] Jay, M. : 27.


Gobineau: 64, 65, 70. Joachim, B.: 63.
Goody, J.: 304. K
Green, A.: 39. Kerboull, J.: 80, 223-224.
Guidieri, R.: 168. Kersuzan, Mgr: 118.
Guillaumin, C.: 54 Küser, J.D.: 123.
Gusdorf, G.: 36.
L
H Labat, P. 85-86.
Haguessy, H.: 226. Labelle, M. : 71.
Hartog, F.: 31. Lacan, J. : 228.
Harvey, W.: 94. Laroche, M. : 72.
Hebga, M.P.: 292. Laguerre, M. : 181.
Héritage—des “esprits”. 220, 223, Lahav, P. : 113, 128, 280.
230. —de la terre : 279. Laurentin, A.R. : 238.
Hérétique : 149. La Selve, E. : 96.
Herskovits, M.J. : 106, 226. Léon, A. : 104.
Hector, C. : 71. Le Goff, J. : 150.
Hegel: 46-48, 137. Leakey : 162.
Hérodote: 31, 32, 306. Legendre, P.: 134.
Heidegger, M.: 307. Lefort, C.: 139, 307.
Heusch (de), L.: 141,238, 242-245, Lévi-Strauss, C. : 14, 28, 29.
251, 262, 267. Lévy-Brühl : 28.
Hillion, Mgr.: 97. Lescot, E. : 126.
Hilaire, J.: 71. Lestringant, F. : 155.
Hogg, G.: 161. Lewis, G. : 22, 244.
Hoffmann, L.F.: 59, 66, 73. Lhérisson, J. : 75.
Hobbes: 35, 36 Logos : 305ss
Horkheimer, M.: 27. Lumières : 26-29, 38-39, 54, 63, 64.
Hugo, V.: 66. Lundhal, M. : 69, 281.
Humanisme: 306ss.
Husserl, E.: 23. M
Huxley, F.: 290. Madiou Th.: 88-91, 112.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 278

Madjaran, G.: 136. Olliver, E.: 7


Makarius, L.: 226. Ortigues, E. : 12, 228, 338.
Malinowski, B. : 48.
Malo, Ch. : 93. P
Malraux, A. : 3. Pastor, B. : 9.
Manent, P. : 136. Patterson, H.O. : 218.
Manigat, L. : 218. Paul, E. : 55.
Mars, L. : 202. Paul, E.C. : 105.
Martinez, G. : 63.
[322] Personnalité (composantes de la) :
Maladie surnaturelle : 240, 243, 245. 231ss.
Mariage-mystique : 239, 243ss. Peytraud, L. : 111.
Marrons : 87ss, 282. Philippe, J. : 142.
Maupoil, B. : 231. Piault, C. : 187.
Mauss, M. : 28. Piolet, J.B. : 93.
Menesson-Rigaud, O. : 225. Platon : 305.
Merbs, Ch.F: 159. Polythéisme : 42.
Métamorphose — en animal : 186, Polygamie : 34, 150, 221.
187, 188, 270, 277, 284, 291, Possession : 248-250.
302. Pontalis, J B. : 251.
Métraux, A. : 126, 248, 251, 265, 272. Poliakov, L. : 47, 54, 134.
Métellus, J. : 3. Pouillon, J. : 165.
Michel, P. : 13, 21. Pouvoir-politique : 10, 141, 281—283.
Michelet, J. : 21. Pradel, J.: 7.
Millet, K.: 121. Préneuf, Ch.: 244, 246.
Millspaugh, C.: 121. Price-Mars, J.: 68.
Mintz, S.: 136. Price, H.: 55, 61, 116.
Mirabeau : 29. Price, R.: 218.
Moïse, C. : 71. Pritchard, H.: 99.
Montaigne : 152. Primitif : 45, 47.
Montesquieu : 38. Protestantisme : 269.
Monter, Y.: 149.
Muchembled, R.: 149. R
Murray, M.: 284. Race
Myers, R.A. : 153. — racisme : 54ss, 70-72, 309.
— préjugé (de) : 48, 55ss.
N — classification (des) : 47, 65.
Nau, L. : 113. Rau, E. : 162.
Naissance : 232, 235-236, 265. Reboul, P. : 45.
Négritude : 69, 105. Renan, E. : 10.
Nicholls, D. : 71. Récit : 148ss, 191ss, 284, 287.
Nomigliano, A. : 8, 31. Retamar, F. : 10.
Rêve  : 232, 239.
O Revenant : 207, 210.
O’Gorman, E.: 8. Riberioux, M. : 54.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 279

Ricceur, P. : 25. T


Romantisme : 45. Tannahill, R. : 158.
Romain, J.B. : 105. Tessonneau, A.L. : 236.
Rosny (de), E. : 293. Terrail, J.P. : 295.
Rousseau, J.J. : 39. Thévet, P. : 32, 54, 155.
Thomas, L.V.: 22, 249.
S Thuau, E.: 135.
Sabbat : 174, 289. Thucydide : 306.
Sacrifice : 247-248. Tinland, F.: 32-33.
Todorov, Z.: 9,151,
[323] Tonton-macoute : II, 129, 182, 189-
Sang ; 160, 162, 186, 235. 190, 269, 252, 282, 294.
Salas, J.C. : 151. Turbet-Delof, G. : 33-34.
Sahlins, M. : 165-166. Turnier, A.: 70.
Sarmiento, F. : 10. Tylor: 56.
Schoelcher, W.: 66, 134, 136. Valéry, P.: 23
Schmidt, W.: 44.
Seabrook, W-B. : 100-103, 201, 214 Vaval, D. : 73.
Segalen, V.:4. Verger, P. : 231.
Shankman, P.: 154. Verschueren, J. : 92-93, 97, 147, 181.
Shakespeare, F.: 11 Villeneuve, R. : 157.
Société secrète : 175ss, 226, 271, 274 Vincent, S. : 125.
Souquet-Basiège : 55. Vissière, J L. : 217.
Spengler, O.: 22-24. Volhard, E.: 157.
Saint John, S.: 55, 96-99, 113, 158, Voltaire : 37, 48, 150, 306.
179.
Saint Méry, M.: 86-88, 101, 113, 158, W
179. Wachel, N.: 13.
Saint Yves, G.: 285. Wallerstein, I.: 132-133.
Staden, H.: 154-155. Weber, M.: 27, 134.
Steadman, L.B.: 159. Williams, J.N.: 103.
Stagl, J. : 303. Wirkus, F.: 100-101.
Starobinski, J. : 22, 29. Wittgenstein, L. : 303.
Symbolique
— ordre : 228-229, 237-239, 242-244, Z
273, 314. Zempleni, A. : 232, 248.

[324]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 280

[325]

TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos[i]
Introduction : La conquête des Amériques et la production de la barbarie [1]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I. Genèse de la barbarie [19]


1. Obsolescence du paradigme barbare/civilisé [21]
2. Le génie du christianisme ou le barbare enchanté [39]

Chapitre II. L’héritage de la barbarie [51]


1. La défense de la race noire [53]
2. Face à l’État et au pouvoir politique [67]
3. Face à l’écriture [71]

Chapitre III. Les visages du barbare [77]


1. L’esclave sorcier [84]
2. Le paysan délinquant [88]
3. Le bandit cannibale [98]

Chapitre IV. La chasse au barbare [109]


1. De la lettre à la pratique [111]
2. L’incertitude du régime de la pénalisation [127]
3. L’État moderne, l’esclavage et la représentation de la civilisation [131]

DEUXIÈME PARTIE []

Chapitre V. Du fantasme au festin : le récit cannibale [145]


1. Sorcier et/ou cannibale : une circulation de récits [148]
2. Le cannibalisme et le fantasme de la barbarie [163]

Chapitre VI. Les sorciers en liberté [171]


1. Sociétés secrètes et sorciers [175]
2. Les zombis ou la puissance des récits [191]
3. Deux catégories de zombis [194]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 281

Chapitre VII. L’intervention des esprits [215]


1. L’héritage des “esprits” et les frontières de la sorcellerie [219]
2. Une théorie particulière de la personnalité [228]
3. Les perturbations de la personnalité liées aux interventions des “esprits” [239]

Chapitre VIII. Le déploiement de la sorcellerie ou le retour du maître [257]


1. De la magie à la sorcellerie : une seule matrice [259]
2. Économie politique et imaginaire de la sorcellerie en Haïti [273]
3. Le zombi et l'idéal du maître esclavagiste [292]

Conclusion : L'altérité et le paradigme du logos [297]


Glossaire [317]
Index général [319]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 282

[327]

Sciences humaines
et religions
COLLECTION DIRIGÉE PAR DANIÈLE HERVIEU-LÈGER

Marie-Thérèse Accard Couchoud : Kierkegaard ou l’instant para-


doxal. Recherches sur l’instant psychotique.
Centre de sociologie du protestantisme de Strasbourg : Prêtres,
pasteurs et rabbins dans la société contemporaine.
Henri Desroche : L’Homme et ses religions.
Jean-Paul Flipo : Le Marketing et l’Église.
Danièle Hervieu-Léger : De la mission à la protestation. L’évolu-
tion des étudiants chrétiens.
Daniele Menozzi : Les interprétations politiques de Jésus de l’An-
cien Régime à la Révolution.
Marcio Moreira-Alvès : L’Église et la politique au Brésil.
Charles-Henri Nodet : Psychanalyse et expérience humaine.
Jacques Palard : Pouvoir religieux et espace social. Le diocèse de
Bordeaux comme organisation.
Jean Sainsaulieu : Les Ermites français.
Jean Séguy : Les Conflits du dialogue.
Jean Séguy : Christianisme et Société.
_____, Introduction à la sociologie de Ernst Troeltsch.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 283

[328]

Nouvelle série

Yves Lambert : Dieu change en Bretagne.


_____, La religion à Limerzel de 1900 à nos jours.
Jean Baubérot : Le retour des Huguenots.
_____, La vitalité protestante (XIXe-XXe siècle).
Claude Blanckaert : Naissance de l’ethnologie ?
_____, Anthropologie et missions en Amérique (XVIe-XVIIIe
siècle).
Jean-François Mayer : Sectes nouvelles.
_____, Un regard neuf. Préface d’Émile Poulat.
Danièle Hervieu-Léger avec la collaboration de Françoise Cham-
pion : Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie
du christianisme occidental.
Émile Poulat : L’Église, c’est un monde.
_____, L’Ecclésiosphère.
Agnès Rochefort-Turquin : Front populaire : socialistes parce que
chrétiens. Préface de Paul Ricœur.
Éric Jauffret : Révolution et sacrifice au Mexique.
_____, Naissance d’une nation (1910-1917).
Brigitte Vassort-Rousset : Les Évêques de France en politique.
Jean Baubérot éd. : Cent ans de sciences religieuses en France.
Jacques Gutwirth : Les Judéo-Chrétiens d’aujourd’hui.

Fin du texte

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