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(1988)
LE BARBARE
IMAGINAIRE
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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-
versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 3
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siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif
composé exclusivement de bénévoles.
à partir de :
Laënnec HURBON
LE BARBARE IMAGINAIRE.
Paris : Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection : “Sciences hu-
maines et religion”.
[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 19 mai 2009 de diffuser ses publi-
cations dans Les Classiques des sciences sociales.]
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taire œuvrant à la diffusion en
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Courriels :
Laënnec HURBON
docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince Doyen
LE BARBARE IMAGINAIRE.
Paris : Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection : “Sciences hu-
maines et religion”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 7
Le barbare imaginaire.
Quatrième de couverture
Sorciers, zombis
et cannibales en Haïti
COUVERTURE :
VILLE IMAGINAIRE
PRÉFÈTE DUFFAUT
COLLECTION MUSÉE D'ART HAÏTIEN
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 9
OUVRAGES
DU MÊME AUTEUR
À PARAITRE
LAËNNEC HURBON
LE BARBARE
IMAGINAIRE
[325]
Le barbare imaginaire.
Table des matières
Avant-Propos [i]
Introduction : La conquête des Amériques et la production de la barbarie [1]
[i]
Le barbare imaginaire.
AVANT-PROPOS
Le travail que je livre ici ne prétend pas être une incursion fantas-
matique dans la “magie-vodou” 1. J’ai choisi d’explorer les racines des
discours sur la sorcellerie en Haïti. L’anthropologie, l’histoire et la so-
ciologie ont été ici mises à contribution dans la tentative de com-
prendre le poids de l’imaginaire dans la production des “réalités” so-
ciales et historiques. Dans cet ouvrage, plusieurs évidences qui par-
courent la société haïtienne sont mises en doute, ou replacées dans un
contexte beaucoup plus vaste et plus vieux, qui ne permette plus de les
répéter sans une vigilance critique. Ces évidences, ce sont les opposi-
tions simples : noir/blanc, noir/mulâtre, science/magie, oralité/écri-
ture, ou les équations : vodou = satan, ou vodou = magie et sorcelle-
rie, ou noir = despote, démocratie = occident, langue créole = régres-
sion.
Retrouver la trace de l’imaginaire dans ces schémas pervers, ou
tenter de les critiquer, ce n’est pas leur opposer une réalité qui, elle,
brillera comme la vérité ; mais travailler sur un langage qui nous pré-
cède et nous conditionne et dont il convient de reconnaître la force en-
core opérante dans les troubles sociaux et politiques.
Nous en avons l’illustration dans les événements que nous vivons
en Haïti depuis la chute de la dictature, le 7 février 1986. Les opéra-
tions dites de déchouquage se sont d’abord focalisées sur les Tontons
1
Comme on le voit dans le livre récent de Wade Davis, intitulé curieusement
Vaudou ? avec le sous-titre alléchant pour les amateurs d’exotisme : “Un
chercheur américain dévoile les secrets des faiseurs de zombis” — tr. H.
Gueydin, Paris, Presses de la Cité, 1987.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 16
macoutes, mais pour se jeter ensuite avec rage sur des [ii] personnes
déclarées ou présumées loups-garous. Je ne pouvais pas fournir un
traitement de ce phénomène, la rédaction de cet ouvrage est en effet
terminée depuis deux ans. Mais toute la recherche développée ici te-
nait à son horizon cette possibilité d’une explosion de l’imaginaire,
dans la tentative de sortir de la longue nuit duvaliériste. C’est dire que
je crois avoir éclairé, entre autres choses, même sans l’aborder direc-
tement, les bases du déchouquage de prétendus loups-garous.
En effet, l’ambition de ce livre est de reprendre les phénomènes en
apparence séparés — que sont loups-garous, cannibales et zombis —
et de provoquer la recherche sur l’hypothèse centrale du lien essentiel
entre les réseaux de l’imaginaire et les réseaux des pratiques sociales
et culturelles, pour expliquer l’apparition de ces personnages. Le dé-
chouquage en général suppose la survie des réseaux de l’imaginaire
dans une société dont les bases matérielles sont lézardées, sinon en
voie de destruction. Un désir de recréation du monde, ou de revenir à
l’année zéro de l’Histoire serait à l’œuvre, mais dans un même temps
on ne fait que porter à l’incandescence ce qu’on veut par tous les
moyens abolir.
Il faut, par exemple, être vodouisant pour se laisser chevaucher par
la passion anti-sorcellerie. Sous ce rapport, le vrai suspect de sorcelle-
rie n’est pas d’abord celui qu’on vient de lyncher, de lapider ou de
brûler, mais la foule elle-même, qui, ivre de ses croyances, danse au-
tour du cadavre qu’elle vient de se donner. Elle pourfendrait sa propre
image dans celle des sorciers, accusés tels (les dominés, les pauvres,
et, bien entendu, les femmes). Effet terrible du langage de la diaboli-
sation et de la barbarisation du champ entier du vodou, dont nombre
de sectes religieuses se proclament les champions et dont l’Église ca-
tholique, pendant près de quatre siècles, porte également la responsa-
bilité.
Il est certain que la chute de la dictature duvaliériste n’aurait pas
été possible sans une participation du vodou (à côté des églises) à la
lutte populaire ou, à tout le moins, sans une disjonction entre les so-
ciétés secrètes du vodou et le macoutisme. Qu’on ait eu besoin de s’at-
taquer à des prétendus loups-garous à la faveur de la lutte antima-
coute, et qu’on ait eu tendance dans certaines localités à prendre tout
oungan automatiquement pour un macoute et un sorcier, cela rend
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 17
[iv]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 18
[1]
Le barbare imaginaire.
INTRODUCTION
LA CONQUÊTE DES AMÉRIQUES
ET LA PRODUCTION DE LA BARBARIE
[2]
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[3]
mer des Caraïbes entraîne toutes choses, même les paysages les plus
coutumiers de la vie quotidienne (la mer, les montagnes, les arbres, les
marchés, les édifices publics) dans une métamorphose incessante,
sous la seule intensité des couleurs. Et loin d’énoncer une identité re-
trouvée, elle ouvre un abîme au cœur même de la société haïtienne par
la tentative de replacer et de réinscrire dans tous ses interstices ce que
cette société ne cesse en même temps de repousser et d’exorciser.
Nous voulons parler des dieux du vodou, ces forces de vie qui tra-
versent tous les êtres, les relient entre eux et les mettent en mouve-
ment. Le peintre les assume non pas comme l’objet de sa peinture,
mais comme les gardiens invisibles et les seuls voyants véritables de
son œuvre.
On peut se demander si la peinture naïve ne se détache pas en réa-
lité sur le fond d’une amnésie, d’une perte irrémédiable. Quatre
siècles se sont écoulés depuis la conquête du Nouveau-Monde. On di-
rait qu’il a fallu que le peintre, à l’instar de Térii, le récitant des par-
lers originels Maori, que présente Victor Segalen dans Les Immémo-
riaux 4, entreprenne un long voyage vers l’île natale, s’engage dans
une nouvelle initiation au cours de laquelle il se remet à l’écoute
d’une parole fondatrice, épurée des narrations accumulées sur elle par
le Conquérant, et revient peu à peu à la nudité. Mais, par là même, le
peintre naïf ne s’avoue-t-il pas inondé, traqué par le regard de
“l’autre” ? L’œuvre naïve comme utopie d’un recommencement du
[5] monde par-delà la Conquête des Amériques est sans doute une ten-
tative pour dépasser l’opposition du même et de l'autre. En vain cher-
cherait-on le côté transgressif ou subversif de cette peinture qui ne
livre que les traces d’un cheminement initiatique. Mais le peintre naïf
haïtien creuse en nous l’inquiétude et le trouble pour avoir disparu et
du cœur de la ville et des frontières. Car, dans la Ville imaginaire, il
n’y a plus ni Barbares ni Civilisés. Voulant se donner pour le seul
monde authentique, réel, le seul qui vaille la peine d’être édifié, la
Ville Imaginaire et, avec elle, la Vision vodou et la Scène du jugement
dernier qui toutes se déploient dans l’espace caraïbéen, ne nous
livrent pas un nouvel ordre du monde inversé, mais nous renvoient
plutôt à l’opposition partout opérante dans la vie sociale, culturelle et
politique entre civilisé et barbare. Une opposition enracinée dans un
4
Victor Segalen, Les Immémoriaux, paru pour la première fois en 1907, et
rééd. aux Editions du Seuil, Coll. Points, Paris, 1983.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 21
5
Cf. Jacques Pradel et Jean-Yves Casgha, Haiti — La République des morts-
vivants, Monaco, Ed. du Rocher, 1985.
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14
Culture et dictature en Haïti : l’imaginaire sous contrôle, Paris, Ed. L’Har-
mattan, 1979.
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17
Instructives, sous ce rapport, les enquêtes de Nathan Wachel, La Vision des
vaincus, Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, 1530-1570,
Gallimard, Paris, 1971; et de Gérard Althabe, Oppression et libération dans
l’imaginaire. Les Communautés villageoises de la Côte Orientale de Mada-
gascar, Paris, Maspéro, 1969, et surtout Les Fleurs du Congo, Paris, Mas-
péro, 1972.
18
Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 50.
19
Ibid., p. 52.
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[18]
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[19]
Le barbare imaginaire.
Première partie
[20]
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[21]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre I
GENÈSE DE LA BARBARIE
1. L’obsolescence du paradigme
barbare/civilisé
21
Voir en particulier J. Michelet, Le Peuple, 1846, Ed. Flammarion, 1974, p.
194 : “Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour la plus grande part)
ils ont cette misère commune, que leur instinct est méconnu, qu’eux-mêmes
ne savent point nous le faire comprendre”. On peut dire que le mythe bar-
bare est exploité jusque dans ses dernières ressources au XIX e siècle comme
“mythe coextensif au moi et au monde, à l’Histoire et à la Nature”, comme
le dit Pierre Michel dans Un Mythe romantique. Les Barbares 1789-1848,
Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 521. Sur la place véritable de
“l’autre”, du Barbare, qui trouve accueil dans l’écriture de Michelet, on se
reportera aux pages introductives de L’écriture de l’histoire de Michel de
Certeau, Paris, Gallimard, 1975, p. 7 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 35
nité toute entière. Impérialisme, dictature et guerre, tels sont les fleu-
rons des idéaux de la démocratie, du progrès et de la raison 28.
Sommes-nous ici, comme on l’a souvent cru, en présence d’un
nietzschéisme de droite ou d’un pressentiment du triomphe du na-
zisme ? Le déclin de l’Occident exprime plutôt une mélancolie au
sens où Freud dit qu’elle est “une maladie du narcissisme”. Spengler
prend acte en effet d’un consensus de plus en plus unanime sur l’irré-
versibilité de l’expansion de 1’Occident, et sur la fin de sa course :
sans barbares à l’horizon. Même le socialisme soviétique ne joue pas
le rôle d un substitut des barbares : “Nous sommes tous socialistes,
dit-il, que nous le sachions et le voulions ou non. Même la résistance
qu’on oppose au socialisme porte sa forme” 29. C’est-à-dire l’impéria-
lisme. La boucle est donc bouclée. Un tel diagnostic continue à être
opérant jusqu’à nos jours, car le déclin de l’Occident annonce cette fin
des utopies qui nourrit le désarroi actuel.
Il semble que même Freud, en dépit de l’entaille décisive qu’il fait
aux mythes qui président à la conscience de supériorité de l’Occident,
n’a pas échappé au pessimisme radical devant l’avenir que revendique
Spengler face au déclin de l’Occident. Dans Malaise dans la Civilisa-
tion, écrit justement en réponse à la question de Einstein, “Pourquoi la
guerre ?”, Freud n’éprouve pas le besoin d’examiner la genèse de
l’idée de civilisation. Il partage avec ses contemporains le sentiment d
un échec universel inscrit dans l’échec de la civilisation occidentale :
“Les hommes d’aujourd’hui, écrit-il, ont poussé si loin la maîtrise des
forces de la nature qu’avec leur aide, [25] il leur est devenu facile de
s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier” 30.
28
Ibid., p. 51.
29
Ibid., pp. 462-463.
30
S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 107. Dans son ouvrage De
la horde à l’État, Essai de psychanalyse du lien social (Gallimard. Paris,
1983), Eugène Enriquez n’interroge pas l’utilisation par Freud de la notion
de civilisation. La définition célèbre que Freud a proposée de la civilisation
comme “processus particulier se déroulant au-dessus de l’humanité” irait
donc déjà de soi, avec ses exigences incontournables, en sorte que le divorce
avec son antonyme “le barbare” serait consommé. J.B. Pontalis, dans son ar-
ticle sur “La permanence du malaise”, in Le temps de la réflexion, op. cit., p.
49-423, pose avec netteté le problème qui nous intrigue ici, quand il évoque
le relativisme culturel qui s’appuie sur Freud et valorise le “quant à soi”, et
surtout quand il s’interroge sur “l’opposition, finalement rassurante... entre
les forces pulsionnelles sauvages et les exigences civilisatrices...” p. 422.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 38
Il est vrai que Freud applique à toute société humaine ce qu’il dé-
couvre chez l’individu. Il est vrai aussi que la suspicion généralisée
sur les projets de transformation du monde demeure légitime : on sait,
par exemple, que de l’holocauste d’Auschwitz aux Goulags et aux
bains de sang qui ont atteint un niveau de banalité dans des dictatures
— plutôt nombreuses — dans les États du Tiers-Monde, une même
barbarie est à l’œuvre. Mais, dans ce relativisme universel, où il n’y a
plus ni civilisés ni barbares, où tous sont barbares, on dirait que perd
toute pertinence l’histoire de la domination de l’Occident sur les
autres peuples, et l’histoire de la barbarisation de ces peuples. L’Occi-
dent à son déclin représenterait encore un sommet d’où toute l’histoire
se laisse appréhender et juger. En soulignant dans Malaise dans la ci-
vilisation la grande opposition entre Eros et Thanatos, Freud voit la ci-
vilisation se développer sur la base du sentiment de culpabilité et donc
d’une intériorisation de l’agressivité 31. Désormais, la civilisation n’a
plus de barbares à ses frontières : elle doit [26] se consumer elle-
même de l’intérieur 32. Une “inquiétante étrangeté” (“das unheimlich”)
l’habite, la dévore et conduit à une angoisse dont aucune thérapeu-
tique ne peut venir à bout. Mais on le sait, ce que Freud présente ici
comme caractéristique fondamentale de la civilisation en général vise
essentiellement l’Occident. Brouillant les distinctions entre civilisa-
tion et culture, encore courantes en son temps, comme dans toute la
seconde moitié du XIXe siècle sous l’influence de Hegel et de la Bil-
dung, Freud s’attache, bien entendu, aux investissements libidinaux à
l’œuvre dans toute société. Mais l’application du mode de développe-
ment de l’individu à celui de la civilisation présuppose elle-même
l’avènement de l’individu comme tel, et la perte de ce qu’il appelle
“l’ancienne conception du monde”, dite “animisme”. C’est “l’âge pri-
31
“Désormais, écrit Freud, la signification de l’évolution de la civilisation
cesse à mon vis d’être obscure : elle doit nous montrer la lutte entre l’Eros et
la Mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction, telle qu’elle se dé-
roule dans l’espèce humaine. Cette lutte est, somme toute, le contenu essen-
tiel de la vie”. Malaise dans la civilisation, op. cit. Voir le commentaire de
Paul Ricœur dans Le conflit des interprétations, essais d’herméneutique, Pa-
ris, Seuil, 1969, p. 129.
32
La civilisation, écrit encore Freud, domine donc la dangereuse ardeur agres-
sive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant
surveiller par l’entremise d’une instance instaurée en lui-même, telle une
garnison placée dans une ville conquise”. Malaise dans la civilisation, op.
cit., pp. 58-59.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 39
36
Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, II, Paris, Plon, 1973, p. 44.
37
J. Starobinski, dans son article sur “Le mot civilisation”, op. cit., cite le ma-
nuscrit de Mirabeau, “L’Ami des femmes ou Traité de la Civilisation”
(1768), date vraisemblable) : “Si je demandais à la plupart en quoi faites-
vous consister la civilisation, on me répondrait, la civilisation d’un peuple
est l’adoucissement de ses mœurs, l’urbanité, la politesse... tout cela ne me
représente que le masque de la vertu et non son visage...”. Ainsi, souligne
Starobinski, “Le mot civilisation, sitôt écrit, est donc considéré comme pou-
vant faire l’objet d’un malentendu”, p. 20.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 42
ce sont les Indes elles-mêmes que Ctésias était censé décrire. La cri-
tique de cette vision de l’Indien par le voyageur André Thévet (1558)
ou par Duplessis-Mornay (1581) ne fait que souligner combien elle
était répandue au XVIe siècle 44. Du reste, Thévet lui-même devait re-
connaître que “les monstres” existaient bel et bien, non pas aux Indes
occidentales, mais en Afrique. De son côté, Christophe Colomb pen-
sait que les habitants du Cibao “naissent tous avec une queue”. Diego
Velasquez, gouverneur.de Cuba à la même époque, croit qu’il existe
chez les Aztèques des “hommes à tête de chien”.
À la vérité, ces représentations continuaient à faire leur chemin
jusque vers la fin du XVIIe siècle, puisque le Père Jean-Baptiste Du-
tertre se croit obligé, en 1666, d’apporter [33] des rectifications aux
idées en vigueur sur les Sauvages en général. “À ce seul mot de Sau-
vage, écrit-il, la plupart du monde se figure dans leurs esprits une
sorte d’hommes barbares, cruels, inhumains, sans raison, contrefaits,
grands comme des géants, velus comme des ours : enfin plutôt des
monstres que des hommes raisonnables... ” 45.
Mais auparavant, ces êtres multiformes avaient été transformés en
démons pendant le Moyen Age. La Cité de Dieu de saint Augustin
avait en effet contribué à renforcer la croyance en l’existence de ces
êtres, tous créés par Dieu et provenant de la même souche (monogé-
niste) d’Adam 46. De la sorte Faunes, Pans, Sylvains, Aegipans, Si-
lènes, Centaures, Pygmées, Cyclopes de la mythologie hellénique se
joignent aux Succubes et Incubes dont parlait saint Augustin et que
l’Inquisition plaçait en compagnie des sorciers et sorcières, pour peu-
pler le Nouveau-Monde des Conquistadores. Le procès de barbarisa-
tion de l’Indien s’inaugure donc avec la déportation au Nouveau-
Monde de la démonologie médiévale. Idolâtre et proche de l’animal,
donc monstre ou barbare, “l’homme sauvage”, comme on appelle
alors l’Indien, gardera encore quelque temps un aspect fascinant : il
44
Franck Tinland, dans L’Homme sauvage. Homo Ferus et Homo Sylvestris.
De l’animal à l’homme, Paris, Payot, 1968, rappelle l’importance de ces re-
présentations de l’antiquité gréco-romaine chez les premiers conquistadores.
Bien entendu, 1a thématique du “monstre” recoupe celle du cannibale.
45
J.B. Dutertre, Histoire générale des Antilles..., 1666, T. II, Traité VII, p.
356.
46
Saint Augustin, Cité de Dieu, XV-23, XVI-8, voir aussi les remarques de F.
Tinland sur les célèbres visions de saint Antoine, L’homme sauvage, op. cit.,
p. 37.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 45
sait suivre ses désirs et il vit selon la nature dans la simplicité. Mais
très vite, il sera reconnu comme un être dégradé, corrompu et déchu,
qui a besoin de l’Occident pour réaliser son salut.
C’est également à partir du XVIe siècle et surtout du XVIIe siècle
que l’on assiste à la réactivation des connotations péjoratives, héritées
de l’Antiquité, du mot barbare sur l’Afrique dite précisément barba-
resque. Dans son enquête minutieuse sur la lexicographie et la séman-
tique du mot barbarie, Guy Turbet-Delof évoque d’abord les hésita-
tions et les incertitudes du XVIe siècle : Barbare avait encore le sens
[34] géographique d’habitant de “La Barbarie”, c’est-à-dire tantôt la
Tunisie, le Maroc, l’Algérie ou la Tripolitaine, ou le sens de “popula-
tions berbères... ou arabes (nomades donc, dans ce dernier cas), par
opposition aux habitants des villes, Maures, Juifs, Turcs” 47. Mais un
glissement sémantique s’opère au XVIIe siècle vers la définition des
barbares comme peuples brutaux, cruels, sauvages et infidèles. De là
prend naissance une vaste littérature autour des représentations d’une
“Barbarie” où les habitants sont “à l’école de Satan” 48 et nouent des
pactes secrets avec lui, ou vivent en compagnie des monstres de toutes
sortes, produits de l’accouplement de différentes espèces, ou encore
“comme des démons, ne font autre profession que de tourmenter le
Christ”, et deviennent “abominables en leur lubricité” par leur polyga-
mie et leurs “amours bâtardes” 49. Autant de clichés durables, large-
ment répandus dans la littérature française, dans les récits de voyage
et l’historiographie du XVIIe siècle, et qui devront peu à peu conduire
l’Occident à l’acceptabilité du colonialisme civilisateur.
Comme pour le Nouveau-Monde, tout l’imaginaire gréco-romain
du barbare et les stéréotypes du Moyen-Age sont mobilisés autour de
l’Afrique barbaresque, en sorte que la vision du sauvage peu fascinant
se confonde de plus en plus avec celle du “barbare” tout court. Le
Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, achèvera de fixer la fi-
gure du Barbare, telle que nous la connaissons aujourd’hui, en dépit
des métamorphoses les plus ambiguës et les plus contradictoires
qu’elle subira par la suite dans la littérature comme dans la politique
du XVIIIe siècle à nos jours. Ce qu’en effet Bossuet réussit à imposer,
47
Cf. Guy Turbet-Delof, L'Afrique barbaresque dans la littérature française
aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 29.
48
Ibid., p. 75.
49
Ibid., p. 73 et p. 93.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 46
50
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, 1681, in Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, 1961, p. 263.
51
Voir les analyses de Georges Benrekassa, La politique et sa mémoire. Le
politique et l’historique dans la pensée des Lumières, Paris, Payot, 1983, p.
286-287.
52
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, op. cit., p. 263.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 47
53
G. Gusdorf, dans Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, Payot,
1972, pp. 112-115, “L’interprétation d’Augustin (des cultes païens comme
aberration du culte en esprit et en vérité) se maintiendra dans la tradition
chrétienne, assurant le raccord entre l’histoire de l’Église et l’histoire du pa-
ganisme ; c’est cette interprétation que reprend à son tour Bossuet, lorsqu’il
présente le devenir de la vérité dans le développement des sociétés hu-
maines”, p. 116.
54
E. Benveniste, “Civilisation. Contribution à l’histoire du mot”, dans Pro-
blèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, pp. 340-341 : “De
la barbarie originelle à la condition présente de l’homme en société, on dé-
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 48
2. Le génie du christianisme
ou le barbare enchanté.
63
Chateaubriand, Le Génie du christianisme, Ed. Garnier-Flammarion, 1966,
T.II, p. 248.
64
Ibid., p. 247.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 51
65
Ibid., p. 192.
66
Ibid., p. 159.
67
Ibid., p. 158.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 52
72
Ibid., p. 219.
73
Ibid., p. 138 et p. 139.
74
Ibid., p. 151.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 54
75
Pierre Reboul, “Introduction” au Génie du christianisme, T.I, op. cit., p. 13.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 55
76
Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p.
27.
77
G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, tr. J. Hyppolite, Aubier,
1941, p. 164, note 28, et surtout le T.II, p. 54.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 56
[50]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 59
[51]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre II
L’HÉRITAGE
DE LA BARBARIE
[52]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 60
[53]
85
Anténor Firmin, De l’égalité..., op. cit., p. XIII.
86
Ibid., p. 496.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 64
87
Ibid.
88
Ibid., p. 438.
89
Ibid.
90
Ibid., p. 277.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 65
91
L.J. Janvier, Les détracteurs..., op. cit., p. 24.
92
Ibid., p. 47.
93
Dans son article sur “l’Afrique et les Africains dans l’imagination collective
haïtienne — entre l’indépendance et l’occupation américaine (1804-1915)”
dans la revue Caraïbes..., 1984, p. 47-55, Léon-François Hoffmann présente
un certain nombre de textes tirés de journaux et de bulletins parus à Port-au-
Prince comme l’Œil, l’Union, Le Nouvelliste, Le Libéral, etc... à côté des
ouvrages que nous avons signalés et qui tous reprennent l’image de
l’Afrique que se faisaient les Européens à cette époque.
94
L.J. Janvier, L’Egalité des races, op. cit., p. 24.
95
L.J. Janvier, Les Détracteurs..., op. cit., p. 27.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 66
n’est plus pour l’ouvrier qu’un trop fatiguant et coûteux plaisir dont il
cherche de plus en plus à s’abstenir” 96.
Ce ne sont pas là chez Janvier des idées originales. Presque tous
les intellectuels haïtiens de cette époque, de quelque tendance qu’ils
soient, s’entendent pour voir dans le vodou, la langue créole, des pra-
tiques “rétrogrades” dont Haïti ne peut pas se vanter aux yeux de
“l’étranger”, c’est-à-dire de l’Occident. Ainsi Démesvar Delorme,
dans son ouvrage Les Théoriciens au pouvoir (1870), soutient que
“certainement ces pratiques sont mauvaises, puisqu’elles n’ont rien de
moral”, “que l’esprit public, éclairé de plus en plus chaque jour par les
lumières du siècle même au milieu des campagnes les plus retirées, re-
pousse ces mystères qui ne sont propres qu’à fausser l’esprit” 97. Un
“polythéisme universel”, ce serait la définition du vodou qui renvoie
en dernière instance à “la naissance de toutes les civilisations”.
“Restes d’erreurs” qui ne seraient rien d’autre que les traces encore vi-
vantes de l’africanité de l’Haïtien. Beaubrun Ardouin, historien haï-
tien, disait plus clairement de ces pratiques superstitieuses venues
d’Afrique dans la colonie” qu’elles ne pouvaient que “perpétuer la
barbarie dans la population noire... Un chef s’honore aux yeux de la
postérité, quand il protège son pays contre l’invasion de la barbarie,
qui abrutit les âmes” 98.
Dans De la réhabilitation de la race noire..., Hannibal Price a beau
vouloir de son côté présenter Haïti comme “la [61] Mecque, la Judée
de la race noire”, comme un lieu de pèlerinage pour “tout homme
ayant du sang africain dans les artères” 99, il ne voit dans le vodou
qu’un culte d’abrutis et de charlatans, survivance de la sauvagerie
africaine. Et finalement, Haïti réhabilite la race noire, non seulement
pour avoir victorieusement acquis l’indépendance mais aussi pour
avoir fait disparaître le vodou.
Même “la danse du tambour en général, soutient Hannibal Price,
est morte en Haïti ; elle est morte, tuée par le développement du goût
de la toilette chez les femmes...” Si d’aventure elle survit dans le pays,
elle “n’est plus qu’une forme de la mendicité pour des gens de la der-
nière dégradation morale appartenant ... au dernier dessous de la po-
96
L.J. Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs, Paris, 1883, p. 94.
97
Démesvar Delorme, Les Théoriciens au pouvoir, op. cit., p. 598.
98
Beaubrun Ardouin, Etudes sur l’histoire d’Haïti, vol. 4, 1860, p. 155.
99
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire..., op. cit., p. VII.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 67
le seul qui, à la fin du XIXe siècle, ait été écrit comme réponse scienti-
fique directe aux différents arguments des anthropologues racistes, et
en particulier aux thèses de Gobineau. Firmin a pu montrer que tous
les essais de classification des races (ceux de Blumenbach, de Cuvier,
de Quatrefages), sont dépourvus de fondement scientifique, et surtout
que l’idée de race elle-même est “trompeuse, fantaisiste, obscure” 110.
Choisir la langue, ou la crâniologie comme base de classification,
c’est encore, dit-il, construire des “théories extravagantes”. Quant à la
hiérarchisation proposée par Gobineau, elle n’a de sens qu’en vue de
justifier l’esclavage 111.
Peine perdue de voir en filigrane dans l’œuvre de Firmin quelques
théories sur l’âme noire ou l’essence noire : il n’admettait même pas
l’idée de race, et il a eu le mérite d’avoir détecté les sources idéolo-
giques du racisme dit scientifique qui s’élaborait au XIX e siècle.
Quoique peu compris en Haïti même comme en Europe, il était, parmi
les théoriciens haïtiens du XIXe siècle, le seul à avoir tenté de mener
une critique de l’élitisme que cependant il partageait, du libéralisme
qu’il prétendait corriger par un certain socialisme et une solidarité so-
ciale, également une critique des scientifiques dont il contestait les
préjugés. René Dépestre reconnaît avec justesse en Firmin celui qui
aurait été le plus loin dans l’élaboration d’une défense de l’honneur
national à la fin du XIXe siècle 112. Mais cela suppose qu’on le replace
en son [66] époque, qu’on produise une lecture critique de son œuvre,
en relevant ses contradictions et en repérant les pièges qu’il n’a pas su
éviter. Il est clair que le projet d’une anthropologie haïtienne, en fait
défensive, aura échoué, d’abord pour avoir voulu rester sur le terrain
même de l’anthropologie naissante. Les auteurs haïtiens ont repris les
obsessions de cette anthropologie. L’évolutionnisme social comme
base d’explication scientifique n’est guère soumis à la critique, alors
qu’il sert à justifier la position actuelle des colonisés dans l’échelle
des nations. Le présupposé qu’il existe une connexion entre le change-
ment physique et le changement moral chez l’homme est partagé au-
110
Ibid., pp. 213-214.
111
Ibid., p. 211.
112
René Dépestre, Bonjour et adieu à la négritude. Paris, Robert Laffont,
1980, pp. 114-115 ; et à la p. 192 : “Un grand esprit comme Firmin, sans
doute l’intellectuel haïtien le plus avancé du XIXe siècle, par son livre De
l’égalité des races humaines, annonçait l'effort de valorisation et d’identifi-
cation qui en ce siècle prendra le nom de négritude”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 71
tant par les intellectuels haïtiens que par les intellectuels européens.
Même Schoelcher, ardent défenseur de l’abolitionnisme, parlait d’un
“prognatisme moins prononcé” des Antillais au contact de la civilisa-
tion française. Pas même les utopistes (Fourrier, Saint-Simon) ni
même Hugo ou Michelet n’échappaient à la croyance que le progrès et
la civilisation appartenaient d’abord et de droit au monde “blanc” 113.
C’est dire que massivement les thèses sur l’inégalité raciale sont do-
minantes en Europe. Firmin s’étonne de ne point trouver chez les an-
thropologues une mise en question de ces thèses. C’est qu’on est en
plein dans le culte de la science et la mythification de la raison, et dès
lors toute production savante se veut délivrée de toute marque morale,
de toute idée religieuse, de tout humanisme. En se mettant à l’abri du
combat antiraciste, l’anthropologie s’intéressait moins à l’homme
comme tel qu’aux différentes positivités que représentent le travail, la
vie, le langage, ainsi que l’a démontré M. Foucault 114. Mais, dans un
même mouvement, seule la préoccupation d’une maîtrise du monde et
de l’histoire apparaît, par quoi tout ce qui se donne comme altérité de-
vra être rigoureusement dissous.
[67]
Ce même projet de maîtrise sera à l’œuvre dans l’anthropologie de
Firmin comme dans les œuvres plus directement politiques de Janvier
ou de Delorme. Présenter l’intellectuel noir comme un échantillon de
‘‘la race” appelé à porter “la civilisation”, c’est-à-dire les Lumières,
aux masses noires, c’est s’engager dans la problématique du pouvoir
politique. La tâche de l’intellectuel noir se transforme en tâche de ra-
chat, de réhabilitation des masses, encore plongées dans l’obscurité
des superstitions. Bien entendu, il a bien fallu que les théoriciens haï-
tiens du XIXe siècle soulignent les répercussions bénéfiques de la ré-
volution haïtienne sur l’ensemble du monde noir et des peuples colo-
nisés, et démontrent que la grande geste de Toussaint et de Dessalines
à la tête des masses esclaves appartient désormais à l’histoire univer-
selle. Mais la position conférée par ces auteurs à l’intellectuel noir re-
vient la plupart du temps à l’instauration d’une distance vis-à-vis de la
culture des masses : distance conçue comme un pur rapport d’extério-
rité, puisque cette culture, dans sa particularité, est inassumable
113
Voir W.B. Cohen, Français et Africains..., op. cit., p. 308 ; également Le
Nègre Romantique, Paris, Payot, 1972, de Léon-François Hoffmann.
114
Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1944, p. 318, sq.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 72
comme telle. Il nous faut donc porter l’interrogation sur les signi-
fiants-clés de ce fantasme de civilisation que représentent par exemple
l’État et le pouvoir politique, la science et l’écriture, au regard de
l’élite haïtienne.
de l’État se prend alors pour le seul lieu de la loi, le seul lieu de la vé-
rité, le seul lieu d’engendrement de la société tout entière 117.
[70]
Précisément, après avoir repris à son compte tous les discours des
théoriciens politiques haïtiens du XIXe siècle sur la réhabilitation de
“la race noire”, Duvalier, le plus récent despote du pays (1957-1971)
n’a pu instaurer la présidence à vie héréditaire (1971 au 7 février
1986) que sur la base d’une négation imaginaire des divisions sociales
et culturelles 118.
En lui, comme chef d’État, se réaliserait l’essence de l’intellectuel
et/ou du politicien haïtien : offrir en spectacle à l’étranger “blanc” le
Nègre devenu enfin rigoureusement maître. Propriétaire et producteur
de la nation haïtienne, ainsi se présente-t-il, avec “la toute-puissance”
et “l’omniscience” dont le maître s’auréolait face à l’esclave. Mais
dans un même mouvement, il se trouve que se convertit en réel l’ima-
ginaire de barbarie que le maître nourrissait et déployait autour de la
figure de l’esclave. Lorsqu’en 1957, Duvalier accède au pouvoir, il ne
fera qu’appliquer avec rigueur les thèses mêmes de l’idéologie raciale
et nazie à la société haïtienne. “Le Comte de Gobineau, écrivait-il déjà
en 1936, a posé certains principes qui demeurent. Il a catégorisé la fa-
mille humaine en trois types : le Blanc, le Noir et le Mongolique. Et
chacun d’eux avec leurs caractéristiques spécifiques : le Noir repré-
sentant la passion, la sensibilité ; le Jaune, le sens pratique ; le Blanc,
117
Un porte-parole du régime duvaliériste, s’adressait en ces termes aux oppo-
sants, en 1962 : “Nous ferons un Himalaya de cadavres si l’on vient à atta-
quer Duvalier, le sang coulera en Haïti comme jamais il n’a coulé”, cit. par
Bernard Diederich et A. Burt, dans Papadoc et les Tontonmacoutes, trad.
Paris, Albin Michel, 1971, p. 203. Comparer ce passage aux propos du Pré-
sident Salomon, en 1884 : “Dans le travail que j entreprends pour consolider
le pouvoir de ma race (c’est nous qui soulignons), si je venais à en être dis-
trait par une insurrection quelconque, le pays deviendrait le théâtre de la
plus horrible tragédie que l’esprit humain puisse imaginer et dont vous serez
les seuls acteurs. Ma prévoyance me dit qu’il faut un siècle d’hécatombes
pour laver le crime du Pont-Rouge” cit. par Alain Turnier, Avec Merisier
Jeannis, Une Tranche de vie jacmélienne et nationale, Port-au-Prince, Impr
Le Natal, 1982 pp. 159-160.
118
Pour une analyse du discours duvaliériste, voir notre ouvr. Culture et dicta-
ture en Haïti ..., op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 75
119
François Duvalier, “En quoi l’état d’âme du Noir se différencie-t-il de celui
du Blanc", in Le Nouvelliste, 30 décembre 1935, 3 janvier 1936, repris dans
Eléments d’une doctrine T.I. 3e éd., coll. Œuvres essentielles, Port-au-
Prince, 1968, p. 49.
120
Pour de plus amples informations sur l’importance du thème de leader noir
dans les débats politiques en Haïti, voir 1946-1976. Trente ans de pouvoir
noir en Haïti. L'explosion de 1946, de C. Hector, C. Moise et E. Ollivier,
Montréal, Ed. Collectif Paroles, 1976 ; également Micheline Labelle, Idéo-
logie de couleur et classes en Haïti, Presses de l’Université de Montréal,
1978 ; David Nicholls, From Dessalines to Duvalier : Race, Color and Na-
tional Indépendance in Haiti, Cambridge Univ. Press, 1979.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 76
123
Maximilien Laroche, dans La Littérature Haïtienne, Identité langue — réa-
lité, Ottawa. Ed. Liméac, 1981, “souligne que le véritable problème de la lit-
térature en Haïti n’est pas dans la contradiction de l’écriture en français et de
l’écriture en haïtien mais dans celui de l’oraliture et de l’écriture”, p. 110.
124
Duraciné Vaval, Histoire de la littérature haïtienne en l’âme noire, Port-au-
Prince, 1933, p. 476-477.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 78
125
Ibid., p. 284.
126
Les analyses de Léon-François Hoffmann, dans Le Roman haïtien, Idéolo-
gie et structure, Québec, Ed. Naaman, 1982, soulignent bien ce rapport, p.
48-81.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 79
beaux livres, son bagage intellectuel n’était que fort léger. En gram-
maire, il avait retenu, entre autres règles, celles concernant Amour,
Délice et Orgue, et [75] le participe entre deux “que” ...” 127. Eliézer
accumule donc les livres comme autant de signes et d’insignes, puis se
met à parler français, la langue-symbole de civilisation, sans aucune
considération pour le contenu de ses discours. Par là, il se conforme
aux pratiques sociales ordinaires, et à l’image ordinaire du politicien,
parlant français devant un peuple créolophone unilingue. On semble
reprocher à Eliézer de se contenter “d’imiter l’élite”, mais on oublie
qu’il imite ceux qui, de leur côté, imitent déjà en s’emparant des em-
blèmes de la civilisation.
L’identité haïtienne est ainsi toujours vécue sous le régime de
“l’autre”, présent sous les espèces de l’élite intellectuelle. Entre celle-
ci et l’Occidental, l’écriture servirait de passerelle, c’est-à-dire de si-
gnifiant de la civilisation. On peut comprendre les raisons cachées, in-
avouables, de l’expulsion des questions relatives au cannibalisme, à la
sorcellerie ou au despotisme. Il faudra qu’un voile pudique soit jeté
sur ces phénomènes. Au XIXe siècle, la dénégation de l’existence
même du vodou dans le pays permet à l’avance une réfutation des dé-
tracteurs de la race noire. Avec la rupture annoncée par la négritude,
au début de ce siècle, le vodou peut être reconnu, mais il est purifié de
tous les signes de la barbarie que sont le cannibalisme et la sorcellerie.
Monde de l’oralité, de l’analphabétisme, il apparaît dans une liaison
essentielle avec un bas niveau de civilisation, une sorte de stade primi-
tif, appelé à être dépassé. Il nous faut donc chercher les visages suc-
cessifs que prend le barbare de l’esclavage à nos jours à travers dis-
cours et récits sur le cannibalisme, la sorcellerie et la zombification,
cet étrange halo constitué autour du vodou et que l’élite haïtienne s’est
évertuée sans fin à exorciser.
[76]
127
Justin Lhérisson, La Famille des pitite-caille, Port-au-Prince, Imp. Héraux,
1905, 3e Ed., 1963.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 80
[77]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre III
LES VISAGES
DE LA BARBARIE
[78]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 81
[79]
Un vocabulaire flou
1. L’esclave sorcier
vie dans les ténèbres [85] et dont le Diable abusait 130. Les obstacles à
la conversion chrétienne ne devaient donc pas manquer. Ils prove-
naient non seulement de ces “ténèbres épaisses” qui remplissent “l’en-
tendement” des sauvages, mais aussi de leur “nature corrompue”, et
des “fourbes et impostures des démons et de leurs suppôts qui s’em-
parent d’eux et s’attestent dans leurs pratiques superstitieuses” 131. En
1694, le Père Labat reprend pour l’essentiel la même théorie, tout en
portant plus d’attention aux nègres récidivistes de sorcellerie,
“quelque promesse qu’ils fassent”. “Il faut différer leur baptême..., dé-
clare-t-il, jusqu’à ce qu’on soit assuré... qu’ils ont abandonné tout à
fait les pratiques qu’ils avaient avec le diable 132. Tout en reprenant les
incertitudes de la raison qui cherche à établir son empire, colons, mis-
sionnaires, administrateurs et magistrats aux Antilles préfèrent encore
tenir toutes les pratiques dites superstitieuses pour diaboliques. Plus
les esclaves deviennent majoritaires, plus on se méfie du développe-
ment des pratiques religieuses africaines. “Leurs sorts et leurs malé-
fices, disait encore le P. Labat, sont moins à craindre quand ils sont
païens que lorsqu’ils sont chrétiens”. Dans l’île de Saint Christophe
par exemple, un arrêt du conseil supérieur, à la suite du compte rendu
d’un Jésuite, le Père Moreau, souligne avec un luxe de détails des pra-
tiques à prohiber coûte que coûte, à cause de leurs connivences avec
le démon. L’arrêt parle de “nègres sorciers”, “soi-disant médecins”,
qui simulent de guérir les malades par des “sortilèges et drogues”, par
“communication avec le démon”, ou par “coopération” avec lui 133.
Une amende est prévue par cet arrêt de novembre 1686, ainsi que la
punition corporelle pour tous ceux qui sont pris en flagrant délit de ré-
cidive. [86] Mais à la fin du XVIIe siècle, on ne semble pas s’inquiéter
outre mesure des délits de sorcellerie.
Toutefois, peu à peu, le soupçon grandit à propos de nègres charla-
tans, ou de simples nègres qui disposent d’un savoir sur les plantes et
les remèdes naturels. Les nègres, dit- on, se procurent des “garde-
corps”, des fétiches ou figures représentant des hommes ou des ani-
maux aux pouvoirs surnaturels, capables d’efficacité, car “il est un
130
P. Jean-Baptiste Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les
Français Paris 1966, T. II, pp. 364-369.
131
Ibid., p. 431.
132
P. Labat, Voyage aux Iles d’Amérique, 1693-1705, Paris, Ed. Duchartre, p.
325.
133
Archives des colonies, 53, arrêt du 23 novembre 1686.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 87
134
Moreau de Saint Méry, Description topographique... de la partie française
de Vile de Saint Domingue. Philadelphia, 1797, T. I, p. 36.
135
Labat, op. cit., T. II, pp. 54-55.
136
Paris, Archives des Colonies, Code Guadeloupe, F 50, p. 430.
137
Moreau de Saint Méry, Description de l’école..., op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 88
2. Le paysan délinquant
142
Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, op. cit.
143
B. Ardouin op. cit., T. III, Ch. I, p. 111.
144
P. Antoine Cabon, Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti. De la Révolution
au Concordat 1789-1860. Port-au-Prince, 1936, p. 390.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 91
145
Thomas Madiou, op. cit., p. 91.
146
Ibid., p. 391.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 92
sonnes ont avoué, ou du moins ont été amenées à avouer, leur partici-
pation à ces sacrifices et à ces festins cannibaliques 147.
Plus tard, entre 1864 et 1915, rares sont les chefs d’État qui ont
échappé à un rapport direct avec le vodou. Salnave, Hyppolite, Nord
Alexis, Antoine Simon 148 auraient tous eu des Oungan comme
conseillers, pour pouvoir lutter contre leurs ennemis qui, eux, ne man-
queraient pas d’utiliser les ressources de la sorcellerie. On parle de sa-
crifices humains commandés au Palais par Nord Alexis et sa femme,
ou par la propre fille du Président Antoine Simon qui, elle, recherchait
surtout des cœurs humains tout frais.
Sans attendre le débat théorique qui sera amorcé ultérieurement,
une première observation s’impose déjà : c’est la représentation du
vodou comme sorcellerie, et sa distribution autour de deux pôles de la
société haïtienne : le pouvoir politique (le palais national étant tenu
pour le haut lieu des papa-lwa ou oungan réputés forts), les classes
populaires (paysans et gueux des villes). L’ordre de la révolte et
l’ordre du pouvoir établi se rejoindraient ainsi. Pour ce dernier, le vo-
dou ne peut être qu’un lieu de consensus inavouable. La tolérance du
vodou se donne alors comme nécessaire au fonctionnement général de
la société. Mais sa pénalisation, non moins. Serait-ce là une contradic-
tion ? Il semble plutôt que cette pénalisation a un double objectif : dé-
livrer le pays de pouvoirs parallèles incontrôlables, et réduire à l’état
de délinquants ou de marginaux les groupes sociaux les plus exploités.
[93] À l’avance, pourrait-on dire, ces derniers portent la marque des
pratiques de la sorcellerie. Sorcellerie des pauvres contre celle des
puissants ? En tous cas, au moment de la lutte pour l’indépendance, la
sorcellerie rentrait dans le cadre de la révolte légitime ; au XIXe siècle,
cette révolte étant devenue illégitime, il n’y a plus que des délin-
quants. Tout sorcier est un délinquant. C’est bien là un vœu qui ren-
contre précisément comme obstacle pour se réaliser cette connivence
avérée du pouvoir avec le vodou. Mais arrêtons là pour le moment ces
premières remarques. Il faut encore poursuivre les investigations sur
147
Les manuels d’histoire d’Haïti en font le récit, voir par exemple Dorsainvil,
J.C. et Frères de l’Instruction Chrétienne, Manuel d’Histoire d’Haïti, Port-
au-Prince, 1949.
148
J. Verschueren, Panorama d’Haïti, T. III, Le Culte du vaudou en Haïti.
Ophiolatrie et animisme, Paris, Lethielleux, 1948, donne des détails sur les
rapports entre les chefs d'État haïtiens et le vodou.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 93
les discours des auteurs européens de la fin du siècle dernier, sur les
rumeurs de sorcellerie (anthropophagique) en Haïti.
De 1804 à 1850, les Européens portent peu d’intérêt à la question
du vodou, alors peu connu. L’effort poursuivi pour isoler Haïti, mau-
vais exemple pour les autres colonies, est prédominant. La présence
de prêtres, dits schismatiques, tolérés par les gouvernements, ainsi que
le mélange entre catholicisme et pratiques “superstitieuses” de “la
race africaine” (21) retiennent l’attention. James Franklin, par exemple,
dans un ouvrage intitulé The present State of Haïti (1826) 149, parle de
“l’état désorganisé de l’Église Catholique”, des cérémonies comme
occasion de “parade” et “d’amusement public”, et de “la persévérance
dans tous les vices primitifs de la race africaine”. Dans le même sens,
W. Harvey mentionne dans Sketches of Hayiti (1827) “l’absence de
moralité” des chefs dans un pays où le mariage n’est pas reconnu, et
où le mélange entre superstitions africaines et culte [94] catholique 150
est courant. Il faut attendre l’avènement de Soulouque (1849), pour
voir se répandre en Europe, avec une étonnante facilité, une série
d’énoncés sur une Haïti tout entière plongée dans la sauvagerie, le
despotisme et le cannibalisme. Nous sommes précisément dans une
Europe qui a la claire conscience d’être le centre d’épanouissement de
la civilisation. Dans la perspective de la colonisation de toute
l’Afrique, de nombreux anthropologues tentent de prouver à tous les
niveaux (langue, religion, coutumes matrimoniales) l’infériorité ra-
ciale des peuples noirs. Le cannibalisme était tenu pour un paradigme
qui s’appliquait à la plupart des cultures africaines. Du côté des mis-
sions chrétiennes qui ont connu leur plus grand essor à partir de la
deuxième moitié du XIXe siècle, divers récits de pratiques canniba-
liques sont rapportés comme preuves de l’emprise du Diable sur le
monde africain. Aux yeux des voyageurs et colonisateurs, ce n’étaient
149
James Franklin, The Present State of Hayti, London, 1826, p. 393 ss. Sur la
situation de l’Église en Haïti, pendant la première moitié du XIXe siècle,
voir surtout: Cabon, Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti, op. cit.; Charles
Malo, Histoire d’Haïti depuis sa découverte jusqu’en 1824, Paris, 1825;
John Candler, Brief Notices of Hayti, London, 1842; J. B. Piolet, La France
au dehors. Les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, Armand Co-
lin, 1901-1903, voir T. VI, sur Haïti.
150
W. Harvey, Sketches of Haiti: from the expulsion of the French to the
Death of Christophe, London, 1827, p. 309 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 94
151
William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des
Blancs 1530-1880, op. Cit., en donne quelques-uns, pp. 356-359.
152
Gustave d’Alaux, L’Empereur Soulouque et son empire, Paris, 1856, p. 1.
153
Ibid., p. 26.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 95
157
Spencer Saint John, Hayti or the Black Republic, London, 1884, p. XIII.
158
Ibid., p. 182.
159
Cité par Verschueren, Panorama de la République d'Haiti, op. cit., T. III,
pp. 233-234.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 97
3. Le bandit cannibale
scène, et l’auteur nous promène, avec lui, dans diverses régions d’Haï-
ti, toutes livrées au culte du serpent, cette “superstition dégradante et
grotesque” 160 des Noirs originaires d’Afrique. Ce culte, explique-t-il,
comporte deux types de sacrifices : celui des volailles et celui des hu-
mains ou “cabrits sans cornes”. Mais d’un côté “l’idée des masses ne
s’élève pas au-dessus du serpent qui représente pour elles leur dieu”,
de l’autre, le nègre haïtien est un sauvage qui se croit obligé d’honorer
son dieu en lui offrant des sacrifices humains, et en mangeant lui-
même de la chair humaine : “Haïti est le seul pays... où une supersti-
tion contaminée par de telles horreurs existe”. Aussi, le nègre ne peut
pas gouverner son propre frère noir avec succès sans tyrannie... ” 161.
Cette thèse toute simple — à savoir que le vodou est un haut lieu
de pratiques cannibaliques, donc de la sauvagerie et de la tyrannie des
Noirs livrés à eux-mêmes — résume les divers discours que des au-
teurs américains ont diffusés en Haïti, à la veille de l’occupation amé-
ricaine. Bien entendu, si ces ouvrages livrent en dernière instance plus
de renseignements sur les auteurs que sur la société haïtienne elle-
même, [100] il reste que les énoncés ne sont pas dépourvus d’effet
dans la pratique politique que les occupants vont bientôt instaurer
dans le pays. Prichard voyait Port-au-Prince comme une “étrange
greffe de parisianisme et de sauvagerie” où le “Blanc n’a pas de
droit” 162, mais où, désormais, avec l’occupation, il est couronné Roi.
Et c’est le titre — qui vient attester le travail du fantasme américain
sur le vodou et/ou le cannibalisme haïtien — que choisit un “marine”
américain pour raconter son expérience de commandant de district
sous l’occupation : Le Roi Blanc de la Gonâve, avec le sous- titre, Le
culte du vaudou en Haïti, 1915-1929, par le lieutenant Faustin Wir-
160
Hesketh Prichard, Where Black rules white. A joumey across and about
Hayti, London et New-York, 1910, p. 79.
161
Ibid., p. 102.
162
Ibid., p. 49 et 50 ; Voir aussi p. 107 : “Vaudoux is cannibalism in the se-
cond stage. In the first instance a savage eats human flesh as an extreme
form of triumph over an enemy. So the appetite grows until this good is
prefered to any other. The next stage follows naturally. The man, wishing to
propitiate his good, offers him that which he himself most prizes. Add to
this sacrifices the mysteries and traditions of the ages, you have the
Vaudoux of today”. De même, p. 110 “It would seem that the perpetuation
of a cult so degrading must have its source deep in the character of the race.
Yet you find that these undoubted cannibals can on occasion be both kind-
hearted and hospitable. Perhaps the root of ail lies in the ignorance”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 99
171
Joseph W. Williams, Voodoo and Obeahs. Phases of West Indian Witch-
craft, New York, 1933, 4e ed., p. 106 : “in course of time it becomes the cult
of blood par excellence and find its climax, at least on rare occasions, m hu-
man sacrifices and cannibalistic orgies”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 102
172
Dantès Bellegarde, La Nation haïtienne, Port-au-Prince, 1929, p. 104.
173
Dorsainvil J.C. Vodou et névrose, Port-au-Prince, 1931 ; Psychologie haï-
tienne. Vodou et magie, Port-au-Prince, 1937 ; Audain Léon, Le mal d’Haï-
ti, Port-au-Prince, 1908.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 103
intellectuels. Non point que le nationalisme ait été faible, mais tout se
passe comme s’il allait de soi que la paysannerie forme un monde sé-
paré. C’est dans cette perspective qu’il conviendra de saisir le pro-
blème de la pénalisation du vodou, conçu comme sorcellerie (anthro-
pophagie ou production de zombis).
Cependant, après les ouvrages de Melville Herskovits, Life in a
Haitian valley (1937), et de Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien
(1958), il ne semble pas qu’il y ait eu de progrès dans l’approche du
problème des sorciers et zombis en Haïti. Les travaux de l’école eth-
nologique de Port-au-Prince 174 ont présenté des données précieuses sur
le système de croyance en général, mais rien de spécial sur la sorcelle-
rie. L’ouvrage de Métraux fait le point sur l’ensemble des [106] pra-
tiques, des récits et légendes qui forment le monde de la sorcellerie,
mais ne dépasse pas au niveau théorique l’œuvre de Melville Hersko-
vits. Pour la première fois, contestant, avec Jean Price-Mars, les
études fantaisistes et à base raciste des auteurs américains, Herskovits
réinscrit dans le cadre du vodou les pratiques et croyances de la sor-
cellerie, et souligne le caractère flou de la distinction entre magie et
religion, entre magie noire et magie blanche. Il rappelle enfin com-
ment l’image du diable 175 n’est jamais totalement négative dans la
culture africaine et négro-américaine, et ainsi montre à l’œuvre une
logique culturelle spécifique.
Chez la plupart des auteurs haïtiens, en revanche, le problème des
sorciers et zombis semble être réglé d’avance : il n’aurait été une ob-
session que pour des étrangers, et ce serait renforcer les préjugés sur
le vodou que de porter une trop grande attention à la sorcellerie.
L’étude récente de W. Apollon, Le vodou : un espace pour les
“voix”, est la seule qui prétend jeter une lumière crue sur la sorcelle-
rie et qui l’affronte directement, dans ses dimensions psychanaly-
tiques, sociales et politiques à la fois. Les suggestions sont assurément
excitantes. Rappelons brièvement les apports positifs de ce travail. Le
174
Emmanuel C. Paul, Panorama du folklore haïtien, Port-au-Prince, Imp. de
l’État, 1962 ; J B. Romain, Quelques mœurs et coutumes des paysans haï-
tiens, Port-au-Prince, 1958 ; Milo Rigaud, Mythologie vodou, 2 vol., Port-
au-Prince, 1950 ; Oriol, J. Viaud, M. Aubourg, “Le mouvement folklorique
en Haïti”, dans Bulletin du Bureau d’Ethnologie de la République d’Haïti,
Série II, N. 9, avril 1952.
175
M. J. Herskovits, Lift in a Haitian Valley, New York, A. Knopf 1837, p.
247 : “Good and evil are two brothers : Life and death are two brothers”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 104
vodou, dit-il, est “folie de notre raison sociale” ; il représente “une al-
térité” qui est renvoyée au “démoniaque”. C’est toute la société haï-
tienne dans ses fondements comme dans ses marges qui se trouve
questionnée, lézardée par le vodou comme tel, et par les sociétés se-
crètes de sorciers qui témoignent, selon Apollon, “d’une histoire
autre”, “de quelque chose de structural dans la formation sociale haï-
tienne”. 176 En particulier, cette dernière hypothèse représente l’ap-
proche la plus nouvelle, la plus originale, en ce qui concerne la sorcel-
lerie en Haïti. Malheureusement, [107] les concepts de “pulsion”, de
“valse incontestable de peuplades de pulsions” (p. 196), de “multipli-
cités désirantes” (p. 256), de “nomadisme pulsionnel” (p. 273), pour
suggestifs qu’ils soient, font parfois oublier les pratiques sociales
concrètes, On reste également peu informé dans cet ouvrage sur les
termes mêmes de la pénalisation du vodou et/ou de la sorcellerie, qui
permettraient de comprendre sur quel registre précis se trouve renvoyé
le phénomène. Le vodou est-il signe d’ignorance primitive ? De fo-
lie ? Ou encore est-il source de crime ou de délinquance ? Et sur le
fantasme cannibalique comme tel, l’ouvrage n’ouvre pas assez l’appé-
tit. Comment comprendre les activités (réelles ou imaginaires) de so-
ciétés secrètes ? Comment comprendre les rumeurs sur la production
de zombis ? Les notions “d’exactions’, de “méfaits”, “de crimes”,
“d’interventions mortelles et terrifiantes” (p. 193), et de “démesure du
pulsionnel”, de “sans-nom de la cruauté” (p. 196), nous laissent aussi
sur notre faim.
Nous avons tenté dans la première partie de cette étude de faire le
point sur la problématique de la sorcellerie, dans les textes d’auteurs
étrangers et haïtiens, et de découvrir le regard anthropologique pré-
supposé par ces textes, aux différents moments de l’histoire du pays.
Un même barbare apparaît sous des teintes différentes selon le
contexte des luttes sociales internes et des visées des métropoles occi-
dentales. La chasse au barbare devait donc conduire l’État haïtien à
placer “la sorcellerie-vodou” sous un régime de pénalisation, dont il
nous faut cerner maintenant les enjeux véritables.
[108]
176
W. Apollon. Le Vodou un espace pour les "voix”, Paris, Ed. Galilée, 1976,
p. 89.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 105
[109]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre IV
LA CHASSE AU BARBARE
[110]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 106
[111]
1. De la lettre à la pratique
L’Article 406 :
L’Article 407 :
L’Article 406 est, bien entendu, tiré du Code Pénal français, et l’on
voit les difficultés qu’il y aurait en Haïti à employer ces “individus
condamnés” dans des “prisons maritimes” [115] ou dans des “travaux
de la marine”. Mais ce qui retient l’attention, c’est la condamnation
massive qui est portée contre toutes les pratiques du vodou, défini
comme lieu de production des sortilèges, et d’entretien de la popula-
tion dans l’esprit de fétichisme et de superstition”.
Il ne suffit pas de dire que ces articles visent la sauvegarde d une
façade de “civilisation”, pour éviter le “dénigrement” d’Haïti aux
yeux de l’étranger, ni que de toute façon le vodou a toujours été plus
ou moins toléré par les hommes politiques qui recherchent leur propre
protection contre les “faiseurs de sortilèges”. Il s’agit avant tout, à la
fois d’éloigner le monde paysan du monde urbain-civilisé, et de ren-
voyer le vodou tout entier sur le registre de la sorcellerie, déjà redou-
tée par le paysan. Plus celui-ci envahit la scène urbaine, plus les ru-
meurs de sorcellerie augmentent. Il en a été ainsi en 1843 avec les ré-
voltes paysannes, et plus rien ne pourra désormais mettre fin à ces ru-
meurs. Le vodou tout entier réduit a la sorcellerie, c’est le paysan ren-
voyé à ses propres terreurs et tenu seul responsable de ses “malheurs”.
Quelques années plus tard, Faustin Soulouque, Empereur d’Haïti,
passera pour l’un des grands adeptes du vodou, mais lui non plus ne
pourra s’empêcher de pénaliser les pratiques trop ostensibles du vo-
dou dans les villes. Il faut attendre l’accession à la Présidence de
Fabre Geffrard en 1860 pour voir se développer, avec toute l’obses-
sion qu’on reconnaît aux inquisiteurs, des campagnes explicites de
lutte contre le vodou. L’Église concordataire reçoit comme tâche non
seulement 1 organisation de l’instruction et de l’éducation, mais sur-
tout la lutte pour le déracinement des “superstitions”.
181
Code d’instruction criminelle, op. cit., pp. 329-324.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 110
de laïcs notables des villes, sont créées contre le vodou avec la charge
d’organiser partout des conférences, de couper les arbres- reposoirs
des esprits du vodou, de chasser “les démons” des corps des vodoui-
sants en transe ou possédés, de saccager les temples et de brûler les
objets du culte. Ces pratiques de l’Église vont aller en s’accentuant de
1896 à 1900. Il suffira aux yeux de l’élite et des gouvernements, que
la chasse au vodouisant frappe d’abord et essentiellement le monde
des campagnes et des milieux populaires à peine déruralisés. Des
évêques comme Mgr Kersuzan rapportent à cette époque, de leurs
tournées pastorales, comme un trophée, des récits [119] de sorcellerie
anthropophagique qui viennent légitimer de nouveau aux yeux des ci-
tadins civilisés les campagnes “antisuperstitieuses”. À vrai dire, ces
campagnes, appelées encore “croisades”, se répandent peu à peu à
l’échelle de tous les départements, de 1896 à 1900, en partant du dio-
cèse du Cap. Le journal La Croix est fondé à cet effet ; il annonce à sa
première parution, le 14 mars 1896, “que l’existence du vodou est un
déshonneur” pour tous les Haïtiens, qu’ils soient ou non serviteurs du
vodou. Les étrangers, précise-t-il, prennent Haïti pour une tribu où se
pratiquent encore “des sacrifices barbares et sanglants” ; la lutte
contre le vodou devra “prouver que nous sommes un peuple civili-
sé” 183. Pendant trois mois, le journal consacre de longs articles sur la
nécessité de dénoncer les oungan et les bòkò, et dresse la liste de ceux
qui ont été arrêtés et emprisonnés en fonction de l’article 405 du Code
Pénal. Des conférences ont lieu dans les marchés publics. Des comités
d’action se forment pour réclamer une plus grande fermeté de la po-
lice contre les grands sanctuaires comme Nan-Campêche dans la
plaine du nord, et pour indiquer aux autorités religieuses et militaires
les noms des oungan et des pratiquants du vodou. Face à la montée de
cette croisade, le gouvernement relance des circulaires et toutes les
autorités judiciaires, administratives et politiques des provinces
offrent leur appui. Les intellectuels se croient tous obligés de se pro-
noncer par des polémiques dans la presse. Mais plus le combat se fait
ardent, plus les suspicions se lèvent. Les dénonciations publiques
d’adeptes du vodou font peur à “l’élite” et aux couches sociales ur-
baines en général. Au sud comme au nord du pays, on découvre peu à
peu que trop de citadins, et que même des hommes politiques connus
183
On trouvera des détails sur la lutte contre le vodou à la fin du XIX e siècle
dans l’ouvrage de Marc Péan, L’illusion héroïque, T.I., 1890-1902, Imp.
Deschamps, Port-au-Prince, 1977, pp. 123-143.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 113
Au moment où cette circulaire est émise, le pays tout entier est ra-
vagé par des conflits multiples entre intellectuels politiciens et vieux
généraux, entre clans divers ; tous se disputent la légitimité de la di-
rection politique du pays. Des massacres avaient eu lieu dans les pro-
vinces, en signe de représailles, entre partisans du Président montant
et partisans du Président sortant. Des groupes de paysans, liés à des
factions diverses, envahissent sporadiquement les villes. Ce spectacle
désolant offert par Haïti en cette fin de siècle, semblait combler le dé-
sir des nations impérialistes (en particulier allemande et américaine).
On dirait que la tâche de “défense et illustration” que se donnaient les
intellectuels glissait de plus en plus vers l’impuissance. Les rumeurs
de “recrudescence inaccoutumée” du vodou sont bien encore celles de
sorcellerie [121] anthropophagique, puisque de nouveaux cas sont
portés devant les tribunaux, à cette date. Mais la circulaire paraît da-
vantage dire une impuissance qu’annoncer une répression. Du reste
les articles du Code Pénal sont encore en vigueur. “La pratique ré-
prouvée” a besoin d’être à nouveau réprimée, devant “le relâchement
dans l’exécution des mesures de répression”. Il y va de “la morale pu-
blique”, car “les délinquants” opèrent en toute impunité. Pour que la
circulaire trouve toute son efficacité, il aura bien fallu que les agents
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 114
prennent avec exactitude les mêmes réflexes des colons blancs escla-
vagistes, face au marronnage et au vodou. Mais il faut avouer en
même temps qu’ils trouvent un terrain déjà balisé. On sait par
exemple que les Américains ont dû invoquer les articles 52 à 65 du
Code Rural pour contraindre les paysans à la corvée. Qu’il nous suf-
fise de citer les passages d’un ouvrage, encore écrit par un défenseur
de l’occupation américaine, pour nous rendre compte de la tâche de
pénalisation du vodou à laquelle se voue l’occupant. L’ouvrage an-
nonce d’ailleurs par son titre même ses objectifs de défense du bien-
fondé civilisateur de l’occupation : Haïti, its dawn of Progress after
years in a night of revolution (1921) (Haïti, son début de Progrès
après des années dans une nuit de révolution). Après avoir expliqué
comment les cacos sont des hordes de “bandits” (pp. 24, 29, 32, 37),
l’auteur en vient à souligner l’action menée légalement contre le vo-
dou, et le sens de cette action. Il est maintenant impossible pour les
vodouisants de tenir ouvertement leurs réunions près des villes, et ils
sont contraints de se donner rendez-vous le plus loin possible au mi-
lieu des collines. “L’élimination du vodou, déclare-t-il, repose presque
entièrement sur les [123] épaules des Américains. Et cette élimination
est impérative, car le vodou est non pas tant un mal religieux, qu’un
facteur d’immoralité et de non-civilisation. C’est le vodou, aussi, qui
rend plus difficile la lutte contre les cacos... Probablement tous les
chefs cacos sont des prêtres-vodou” 185.
Mais ce qui frappait les Américains, c’était la peur du sortilège du
vodou chez les aide-officiers et gendarmes haïtiens qu’ils envoyaient
à la chasse aux vodouisants et au saccage des temples. Cette nécessité
pour les Américains de renforcer la pénalisation du vodou renvoie
également à leur propre impuissance devant le phénomène, puisque,
constatent- ils, des citadins sympathisent sournoisement avec les cacos.
Jeter le soupçon sur tout Haïtien, voir en tout Haïtien un coco, avait
fini par conduire l’occupant à reconnaître au moins sous un certain
rapport l’échec partiel de la lutte antivodou. Et au moment où l’Amé-
ricain plie bagage, il se rend compte jusqu’à quel point le vodou fait
partie de la vie quotidienne en Haïti. L’adoucissement des mesures de
répression avait été souhaité par des intellectuels haïtiens : une école
d’ethnologie était fondée vers les années 1932-34. Mais c’était encore
185
J. Dryden Kuser, Haiti, its dawn of Progress after Years in a Night of Re-
volution, Boston, 1921, pp. 56-57.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 116
une méprise que d’imaginer la fin des préjugés accumulés sur le dos
des paysans, “ces sauvages de l’intérieur”.
Au départ des Américains, Sténio Vincent, président, rappelle
qu’ils avaient exagéré dans l’application des articles du Code Pénal
contre le vodou, et que les paysans ont tout de même droit à leurs
danses traditionnelles, mais dans le même moment, il se hâte de pro-
mulguer une “loi sur les pratiques superstitieuses”, le 5 septembre
1935 :
Ce sont les propos du sens commun, répandus dans une large partie
de la petite-bourgeoisie des villes, qui sont ici repris. Cet “homme
paysan”, aux “instincts mauvais de sa nature”, a donc besoin de passer
par une œuvre de civilisation. Il symbolise tout le mal du pays. La
grande campagne antisuperstitieuse de 1941 peut donc être déclen-
chée. Selon certains missionnaires, la demande a dû provenir du
peuple lui-même. Tout prouve plutôt que cette campagne n’aurait pas
été possible sans la pénalisation traditionnelle du vodou et la diaboli-
sation de ce culte. Le procès même de pénalisation se soutient de cette
diabolisation. Mais que les [126] “esprits” du vodou soient définis
comme “démons”, que les rites soient désignés comme service de Sa-
tan dans les catéchismes en vigueur, dans les cantiques et les prédica-
tions des églises, cela fait partie du discours traditionnel du christia-
nisme en Haïti, d’un discours aussi vieux que l’esclavage, et qui pré-
suppose une barbarie inhérente à l’être de l’homme paysan haïtien,
chez qui les traces de l’Afrique sont encore toutes visibles. Ce dis-
cours ne paraît guère susciter d’inquiétude particulière, quand il
s’adresse seulement au monde paysan et aux classes populaires des
186
Sténio Vincent, Efforts et résultats, Imp. de l’État, Port-au-Prince, 1938, p.
149.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 118
2. L’incertitude du régime
de la pénalisation
187
Elie Lescot, Ancien Président de la République d’Haïti : Avant l'oubli,
christianisme et paganisme en Haïti et autres lieux, Port-au-Prince, 1974,
surtout p. 360. Voir aussi, sur la campagne des Rejetés, C.E. Peters, La
croix contre l’asson, Port-au-Prince, 1942, et surtout A. Métraux, Le Vau-
dou haïtien, op. cit., pp. 298-311.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 119
188
Cf. Lahav, “The chef de section...”, art. cit., p. 67.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 121
191
Ibid., p. 38.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 123
[132]
Une fois qu’on a rangé l’esclavage au Nouveau- Monde sous la ru-
brique de l’accumulation primitive, on le voit ordinairement détaché
de tout rapport avec la construction de l’État moderne. Celle-ci s’opé-
rerait d’abord en Occident, puis se projetterait ailleurs. Or la pensée
de l’État, au moment de la conquête du monde par l’Occident, c’est la
pensée que rien ne peut exister en dehors de lui. L’État tiendrait là sa
force d’attraction auprès de celui qui tenterait de se dérober à son em-
prise. C’est que, du moins tel que la théorie hégélienne le concevait,
l’État apparaissait comme rédemption véritable pour le maître comme
pour l’esclave, la raison d’être de leur lutte, et la raison tout court. Il
semble, en fait, que dès le XVIIe siècle l’État moderne se donne, de
manière enfin nette, pour la marque de civilisation, pour ce qui permet
à l’homme de sortir de la nature et de l’animalité. On sait que cette
perspective a eu un si grand succès que nombre d’anthropologues se
sentaient, il n’y a pas si longtemps, obligés de montrer que les peuples
non-occidentaux disposaient, avec le monothéisme, d’un système éta-
tique quelconque, ou à tout le moins aspiraient à l’État 193. Ce qui
semble fonctionner ici, c’est l’évidence que désormais nulle part on ne
peut se passer de l’État. Or, si l’État implique aujourd’hui à l’échelle
mondiale une nouvelle signification du rapport à “l’autre”, cela se
donne à voir en gros plan au XVII e siècle, dans le cadre même de l’es-
clavage.
192
Nous reprenons ici quelques extraits de l’article que nous avons écrit sur
État et religion au XVIIe siècle face à l’esclavage au Nouveau-Monde” dans
Peuples iterranéens, N° 27-28, 1984, pp. 39-56.
193
Problématique critiquée récemment par Pierre Clastres, La Société contre
l’État, Paris, Ed. de Minuit, 1974 ; Voir aussi l’art, de Marcel Gauchet, “La
dette du sens et les racines de l’État-Politique de la religion primitive” dans
la revue LIBRE, petite bibl. Payot, 77-2, p. 27 “Il n’y a pas l’État dans les
sociétés primitives. Mais il y a sa possibilité, que la société s’emploie préci-
sément à conjurer”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 124
194
Immanuel Wallerstein, Capitalisme et Économie-Monde 1450-1640, Paris,
Flammarion, 1980.
195
Ibid., p. 281, Voir la conclusion Çh. VII, “Reprise théorique” p. 311 ss ; et
p 124 : “Le point de vue que nous défendons ici est que le développement
d’États puissants dans les zones centrales du monde européen est un élément
essentiel du capitalisme moderne”.
196
Ibid., p. 84.
197
David B. Davis présente une longue et rigoureuse démonstration sur l’aban-
don de la loi naturelle ou divine dans les recherches de justification de l’es-
clavage au XVIIe siècle, voir en part, dans l’ouvrage de 1966, The problem
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 125
dans la presse sur “les tares raciales africaines” qui n’ont pas eu le
temps de disparaître, malgré deux siècles d’esclavage. En outre,
chaque État colonisateur, à la fin du siècle dernier, ne s’est-il pas cru
obligé de justifier sa présence dans les sociétés non-occidentales à
partir de la nécessité sacrée de répandre les bienfaits de la civilisa-
tion ? C’est que, dans la pensée dominante en Occident, une opposi-
tion structurale s’était établie entre un état dit de nature dans lequel se
trouveraient des peuples “sauvages et primitifs”, et la nature de l’État
moderne comme moyen d’échapper à la barbarie.
Précisément, le Léviathan de Hobbes 203, considéré comme une
œuvre diabolique et donc réprouvé par la plupart [137] des écrivains
du XVIIe siècle, n’a fait que prendre la mesure de l’événement que re-
présente l’avènement de l’État moderne. Hobbes situe le débat exacte-
ment au point qui nous intéresse ici : à la jonction de l’esclavage et de
la naissance de l’État moderne comme pur arbitraire, qui ne doit sa
nécessité qu’à lui-même et en lui-même. Le caractère absolu de la do-
mination du maître sur l’esclave débouche pour Hobbes sur le carac-
tère absolu de l’État, en sorte que défendre l’esclavage et défendre
l’État deviennent une seule et même chose. On aurait tort de considé-
rer la pensée de Hobbes comme complètement insolite en son temps
pour avoir présenté l’État sous un jour aussi violent. À la vérité
d’autres auteurs partageaient pour l’essentiel la même représentation
de l’État, dès lors qu’ils admettaient à la fois la soumission de la reli-
gion à l’État et la coupure entre la loi divine et le droit positif. Pufen-
203
Leviathan or the Matter, forme and Power of Commonwealth Ecclesiasti-
call and civil, Ed. par Michaël Dakeshott, Basil Blackwell, Oxford, 1946;
David B. Davis souligne aussi le poids de la théorie politique de Hobbes
dans la défense de l’esclavage en rapport avec la défense de l’État absolu-
tiste, The problem of slavery in the Western culture, op. cit. en part. pp 116-
121. Sur Hobbes voir aussi Pierre Manent, Naissance de la politique mo-
derne — Machiavel, Hobbes, Rousseau, Payot, 1979; Samul I. Mintz, The
Hunting of Leviathan, Cambridge Univ. Press, 1962; l’article récent de Gré-
goire Madjaran, “Hobbes et la société marchande”, dans Temps modernes,
N. 434, sept. 1982, p. 550-563; enfin l'article récent de Pierre Guenancia,
“Puissance et arbitraire (sur Hobbes)”, dans la Revue Philosophie, N. 1, jan-
vier 1984, Ed. de Minuit, p. 34, présente bien la philosophie de Hobbes
comme “la première philosophie politique”, qui s’adresse directement au
peuple pour qu’il soit lui-même celui qui s’en remet au “souverain”. C’est
“la mythologie moderne du pouvoir”, explique Guenancia, qui prend nais-
sance avec le Léviathan.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 128
vailler dans les mêmes conditions que les esclaves. Certes, l’esclave
est à vie et sa progéniture est liée au même sort que lui. Sur cette base,
on a pu calculer qu’il coûtait moins cher qu’un “engagé”. Encore que
le maître ait à sa charge les frais de nourriture, d’entretien et de loge-
ment de l’esclave. Mais ce raisonnement tourne court dès qu’il s’agit
de donner une justification idéologique et un encadrement juridique à
la pratique. Moses Finley constate qu’on trouve rarement une société
“qui ait toléré [139] l’asservissement, sur place, de sa propre popula-
tion 205. Cela est instructif précisément sur la problématique du rapport
à “l’autre”, à “l’étranger”, telle qu’elle est incontournable pour toute
société.
De même qu’il a été bon pour sorciers, mendiants, voleurs, vaga-
bonds, oisifs et fous d’être soumis au grand renfermement afin que la
raison et la raison de l’État s’établissent, de même il a été bon pour
l’esclave noir d’être soumis à la loi du travail et du maître pour s’arra-
cher à la nature et se sauver de la mort. La conquête du monde (ou le
développement de l’économie-monde), c’est l’entrée de chaque
peuple et de chacun dans l’État, c’est la mise de toutes les potentiali-
tés humaines au service de l’État. L’État moderne tendra par lui-
même, comme l’a souligné Claude Lefort, à supprimer toute distance
entre lui et la société civile et dans un même mouvement toute exté-
riorité par rapport à lui 206.
Or c’est l’héritage d’une telle vision de l’État que recueillent les
Chefs d’État haïtiens au lendemain de l’Indépendance. Le “soft State”
dont parlent encore les économistes modernes à propos d’Haïti n’est
irrationnel qu’en apparence. Il est avant tout un mimétisme de l’État
moderne, l’expression d’une impossibilité de réaliser une homogénéi-
té de la nation haïtienne et son renvoi au niveau le plus fantasmatique.
Sans doute est-ce un imaginaire de l’État, reçu tout droit du contexte
esclavagiste, qui domine en Haïti de son indépendance à nos jours ?
Pourtant tout conspire apparemment à montrer que le modèle qui a
prévalu dans la création de l’État haïtien indépendant est celui de la
205
Moses I. Finley, Mythe, Mémoire, Histoire, Flammarion, Paris. 1981, p. 57.
206
Cf. Claude Lefort, “L’image du corps et le totalitarisme”, dans Confronta-
tion : L‘État cellulaire, Cahiers 2, Aubier automne 1979, pp. 9-20; et sur-
tout les ouvrages dans lesquels il développe ces mêmes analyses : Les
formes de l’histoire, Gallimard; Un homme en trop, Réflexions sur "Archi-
pel du Goulag", Seuil, 1976; L’invention démocratique, les limites de la do-
mination totalitaire. Fayard, 1981.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 130
[144]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 134
[145]
Le barbare imaginaire.
Deuxième partie
[145]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre V
DU FANTASME AU FESTIN :
LE RÉCIT CANNIBALE
[146]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 136
[147]
fumée qui ne devait pas rester sans feu 211. Il nous faut donc examiner
les sources de ces rumeurs sur le cannibalisme qui ont encore de nos
jours tant de succès dès qu’on évoque les sociétés secrètes du vodou
en Haïti. Mais mon propos ne visera pas d’abord à démarquer le réel
de l’imaginaire, le vrai du faux dans ces rumeurs. Je souhaite seule-
ment attirer l’attention sur le fantasme de barbarie lié à ce que j’appel-
lerais cette promptitude à imputer le cannibalisme à un certain nombre
de peuples.
213
Voir Norman Cohn, op. cit., les chapitres II et III sur “La diabolisation des
hérétiques médiévaux” et “Quelques aperçus sur l’idée du diable et de ses
pouvoirs”, pp. 53-100.
214
Voir l’avant-propos de Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas, op. cit., de
Robert Muchembled : “Satan ou les Hommes ? La chasse aux sorcières et
ses causes”, pp. 15-39, excellent résumé des débats en cours sur la sorcelle-
rie à la fin du Moyen-Age ; sur les mêmes hypothèses, voir aussi J. Delu-
meau, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, Nouvelle Clio, 1971 ;
et La Peur en Occident. XIVe — XVIIIe siècles, Paris, Fayard 1978.
215
Jacques le Goff, dans son récent ouvrage, La Naissance du purgatoire, Pa-
ris, Gallimard 1981, écrit justement : ‘‘Dans le domaine dogmatique et théo-
logique, c’est aussi entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIe siècle
que le purgatoire est définitivement intronisé dans la doctrine de l’Église
Catholique, contre les Grecs au concile de Florence (1439), contre les pro-
testants au concile de Trente (1562)”, p. 483.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 139
sait très peu de chose. Tout conspire à prouver qu’il n’apparaît qu’à
l’intérieur du triple rapport noué autour de sa figure : l’imaginaire du
paysan lui-même, les innombrables représentations des églises et les
rumeurs, les discours des juges et inquisiteurs, et la démonologie
construite par les théologiens.
C’est cette démonologie exubérante qui a été peu à peu déportée,
repoussée vers le Nouveau-Monde. L’ignorance du christianisme chez
les Américains et les Caraïbes s’accompagne de trois grands stig-
mates : le cannibalisme, la polygamie et la sorcellerie. À vrai dire,
l’un d’entre eux semble commencer par servir de commun dénomina-
teur aux autres : le cannibalisme. L’absence de toutes règles, de toutes
lois, que signifie la polygamie à cette époque pour les conquistadores,
est censée entraîner de soi l’excès que représente le cannibalisme. Et
celui-ci semble se donner pour une structure à partir de laquelle toutes
les pratiques sociales de ces sociétés sont appréhendées et interprétées
au début de la Conquête. Dans la compréhension des Indiens-Caraïbes
chez Christophe Colomb, Cannibal ou Caribal se dit justement des
Caraïbes, définis ainsi comme ceux qui mangent de l’homme. Pour
[151] Colomb, en effet, dès son débarquement dans les îles, les In-
diens apparaissent nus, dépourvus de lois, de religion 216 ; il n’est point
étonnant qu’ils soient à la fois proches des animaux, et cannibales.
Les découvertes de restes humains dans les huttes des Indiens, de
crânes suspendus sur des poutres, d’ossements desséchés, ont suffi
comme indices d’un cannibalisme présumé largement coutumier. Plu-
sieurs rapports 217, adressés à la Cour Royale, vont achever de répandre
pour longtemps cette fable du cannibalisme des Caraïbes, inaugurée
par Colomb. De récits en récits, le témoignage prétend chaque fois
être oculaire, dans la mesure même où l’évidence du cannibalisme est
soustraite à l’examen. Dans l’argument de Sepulveda 218 contre Las
Casas, le cannibalisme est une donnée première, qui fait partie des
“preuves” de la “vie sauvage” des Indiens.
216
Sur Colomb et les Indiens, voir le commentaire de Tzvetan Todorov, La
conquête de l’Amérique. La question de l’autre, op. cit., p. 40 ss.
217
Voir Julio C. Sales, Etnografia americana. Los Indios Caribes. Estudio
sobre el origen del mito de la antropofagia, Barcelona, 1921 ; plus récem-
ment, Jalil Sued Badillo, Los Caribes : revalidât o fabula, Editorial Antilla-
na, Puerto-Rico, 1978.
218
Voir Todorov, La Conquête de l’Amérique, op. cit. p. 162.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 140
219
La collection de Théodore de Bry va de 1590 à 1634 : puis Hiejonyme Ben-
zoni, Histoire du Nouveau Monde, Genève, Vignon, 1579 ; Jean de Léry,
Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, La Rochelle, Antoine Chup-
pin, 1578.
220
Bernadette Bücher, La Sauvage aux seins pendants, Paris, Hernamm, 1977,
p. IX.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 141
çais, les PP. Bouton, Dutertre, Labat 221, reprendront tels quels tous les
schémas qui circulent sur les Indiens Caraïbes. En règle générale, on
ne s’embarrasse guère de la confusion entre le témoignage visuel et le
ouï-dire. C’est du [153] moins les conclusions auxquelles certains au-
teurs 222 aboutissent aujourd’hui, après examen des sources de la lé-
gende de l’Indien cannibale. Pour Robert Myers, il n’y a pas de don-
nées ethnographiques, archéologiques et linguistiques, qui viennent
appuyer l’évidence de la pratique du cannibalisme chez les Caraïbes.
Il rapporte par exemple le cas de Giovanni Verrazzano, connu pour
avoir été, disait-on, mangé par les Caraïbes lors de son troisième
voyage au Nouveau-Monde, en 1528. Or on sait aujourd’hui qu’on ne
dispose même pas des preuves du voyage de ce navigateur à cette date
et que seulement 23 ans plus tard le premier récit sur sa mort a été
produit, mais sans aucune précision sur les lieux et le contexte. Qu’on
ait pris au moins trois siècles pour commencer à mettre en doute les
récits et légendes sur le cannibalisme des Caraïbes, cela seul devrait
déjà donner à penser. Williams Arens 223 finit par déclarer que c’est
même toute l’anthropologie qui, depuis sa plus lointaine origine jus-
qu’à son développement au XIXe siècle, a partie liée avec le mythe de
221
Père Raymond Breton, Relations de l’ile de la Guadeloupe, T.I (paru en
1647), Basse- Terre, Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1978, écrit par
exemple : “Nos Caraïbes disent par une tradition certaine parmi eux, qu’ils
sont les premiers habitants des Iles et que ceux qui sont dans les montagnes
sont de leurs esclaves qui s’en sont fuis dans les montagnes et y ont peuplé
ce qui fait que maintenant ils ne pardonnent plus que rarement aux esclaves
mâles, mais les tuent et les mangent”, p. 5 P. Dutertre, Histoire générale des
Antilles habitées par les français, T. II, Paris 1966 ; voir le chap. 1 du Traité
VII sur “Les sauvages en général”, se base sur la documentation du P. Bre-
ton pour déclarer cannibales tous les Caraïbes. Le Père Labat dans Voyage
aux îles d’Amérique, 1693-1705, Paris, Ed. Duchartre, reconnaît ne pas
avoir observé de pratiques cannibales chez les Caraïbes, mais se croit obligé
de reprendre la tradition déjà établie qui veut que les Caraïbes ont mangé les
premiers arrivants parmi les Anglais et les Français.
222
Robert Myers, ‘‘Island Carib Cannibalism”, in New West Indian Guide,
Vol. 58, N° 3-4, 1984, Utrecht, pp. 147-184.
223
William Arens, The man-eating myth. Anthropology and anthropophagy,
New-York, Daford University Press 1979, qui a suscité de nombreuses
polémiques. Ivan Brandy, dans “The myth-eating-man” in American An-
thropologist, vol. 84, N° 3, sept. 1982, pp. 595-611, reproche à Arens son
positivisme et son obsession de l’évidence physique. Je prétends pour ma
part que les interrogations de Arens demeurent légitimes, mais qu’il n’y a
pas lieu de penser que le cannibalisme n’a jamais été pratiqué nulle part.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 142
224
Ainsi par exemple, Paul Shankman, dans son article “le rôti et le bouilli :
Lévi-Strauss”, “Theory of cannibalism”, American Anthropologiste vol. 71,
N° 1, fév. 1969, p 54-69, reconnaît que les données sur le cannibalisme sont
peu sûres, mais que cela n’empêche pas de faire la critique des théories, une
fois que les précautions sont prises. Là-dessus, l’auteur a pu présenter un ta-
bleau de 60 cas de cannibalisme, tous choisis comme par hasard dans le Pa-
cifique, l’Australie, l’Afrique et dans le monde amérindien.
225
W. Arens, The man-eating myth. , op. cit., p. 28.
226
Robert A. Myers, “Island Carib cannibalism”, op. cit., pp. 161-164.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 143
230
Ibid., p 229
231
Cette littérature est vaste. Il est impossible ici d’en faire état. Toutefois si-
gnalons quelques titres récurrents pour donner une idée de l’obsession du
cannibalisme dans l’anthropologie durant la 2e moitié du XIXe siècle : C.
Vogt, “Anthropophagie et sacrifices humains” (Congrès international d’an-
thropologie, Paris 1873) ; Girard de Rialle “De l’anthropophagie. Etude
d’ethnologie comparée” “Association française pour l’avancement des
sciences, séance du 26 août 1874) ; Letourneau, “Sur l’anthropophagie en
Amérique” (Société d’anthropologie de Paris, séance du 15 décembre
1887) ; Ollivier Beauregard : “L’anthropophagie à Madagascar” in Bulletin
de la Société d’anthropologie de Paris, séance du 15 mars 1888 etc...
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 145
éléments nutritifs dont ils ont besoin” 232. Plus tard, en 1939, et ce sera
sans doute, si l’on peut parler ainsi, la fin de la période “cannibalis-
tique” de l’anthropologie : le compendium d’un Allemand, Ewald
Volhard, Kannibalismus, propose de référer le phénomène à la vision
culturelle propre à la société en question 233. En même temps, toute la
géographie du cannibalisme est fixée dans cet ouvrage : aucun peuple
colonisé ne pourra plus y échapper. On sait que les recherches sur la
magie et la sorcellerie prendront le relais de la thématique du canniba-
lisme. Mais on n’estime pas nécessaire de revenir sur la critique des
récits et discours sur un phénomène qu’on croyait si répandu chez les
“féticheurs” et dans les sociétés secrètes de sorciers. Périodiquement,
le cannibalisme reviendra donc hanter un secteur de la littérature an-
thropologique. Ainsi, en 1965, Roland Villeneuve rafraîchit la mé-
moire des Européens sur l’histoire du cannibalisme. En recul “chez les
évolués et les sédentaires” 234, le [158] cannibalisme, dit-il, sévit en-
core en Afrique équatoriale, dans le Bassin de l’Amazone, à Bornéo,
en Papouasie, aux Philippines qui ont “leurs amateurs de chair hu-
maine, leurs meurtriers rituels et leurs chasseurs de crânes”. Ca-
naques, Papous, anciens habitants de la Nouvelle-Zélande “ne peuvent
résister à la vue d’un morceau de chair et d’os...” 235. Sur les marchés
de l’Afrique centrale, on offrait à la fin du XIX e siècle “des noirs au
corps zébré à coups de craies de couleurs et aux membres liés par des
bandes d’herbes ou de lianes” 236. Dix ans plus tard, en 1976, Ray Tan-
nahill soutient la théorie d’un complexe-cannibale qui dépend du dé-
veloppement des lois et de la religion 237 dans une société. Pour lui,
Juifs et Chrétiens sont exempts d’une telle pratique. Mais ni les Abori-
gènes d’Australie, ni les Maoris de Nouvelle- Zélande, ni les Hurons
et les Iroquois, ni les Ashanti d’Afrique ne connaissent ce tabou. Là
où le cannibalisme a disparu dans les Amériques, les esclaves afri-
232
Paul Descamps : “le cannibalisme, ses causes et ses modalités”, in : Revue
d’Anthropologie, T. XXXV, 1925, p. 332.
233
Ewald Volhard, Kannibalismus, Stuttgart, Streckerund Schrôder Verlag, p.
XIII.
234
Roland Villeneuve, Histoire du cannibalisme, Paris, le livre du dub du Li-
braire, 1965, p. 8.
235
Ibid., p. 216.
236
Ibid., p. 47.
237
Ray Tannahill: A History of the cannibal complex. Flesh and blood, Lon-
don, Abacus Ed. 1976, p. 18.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 146
238
Ibid., p. 156.
239
W. Arens, The man-eating myth, op. cit. p. 98-116, se livre à un réexamen
critique de l’hypothèse du cannibalisme chez les Fore.
240
Sur le cannibalisme en général chez les Fore, voir aussi Robert Glasse :
“Cannibalisme et kuru chez les Fore de la Nouvelle-Guinée” in : L’Homme,
VIII, 3, 1968 ; Lyle B. Steadman et Charles F. Merbs : “Kuru and canniba-
lism” in : American Anthropologist, vol. 84, N° 3, sept. 1982, pp. 61 -627 :
les manifestations du kuru comme le tremblement des pieds, de la tête, du
tronc, le langage inintelligible, le refus de manger, d’uriner, de déféquer,
semblent indiquer le rôle du schéma de l’ensorcellement chez les Fore. Dès
1971, différents médecins et anthropologues soutenaient de plus en plus le
caractère secondaire du cannibalisme dans la transmission du kuru. Dans
tous les cas, le débat se poursuit sur la nature réelle du kuru, d’après les au-
teurs de cet article. Mais en 1969, Gadjdusek et ses collaborateurs admet-
taient bien le schéma d’un cannibalisme largement pratiqué chez les Fore
avant l’arrivée des missionnaires, voir l’art, de E. Richard and Dr Carie- ton
Gadjdusek : “Nutrition in the Kuru région”, in : Acta Tropica, vol. 26, 4
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 147
tion américaine dans les années 1920-1930. Les descriptions des ad-
ministrateurs coloniaux sur les Mau-Mau recoupent, presque points
par points, à deux siècles de distance, et les récits des colons français
pendant la guerre de l’indépendance haïtienne sur la cruauté des
“Nègres révoltés”, et les récits des Américains sur le cannibalisme des
Cacos. Il y a, pour le moins, matière à soupçon dans la documentation
sur le cannibalisme. Récemment, en 1976, alors que les travaux afri-
canistes sont fort nombreux et répandus, un nouvel ouvrage prétend
faire état des pratiques cannibaliques bien “réelles” auxquelles se li-
vreraient toutes les tribus de l’Afrique Noire. Pour avoir vécu dans
certains pays d’Afrique, l’auteur soutient qu’il présente un témoi-
gnage “authentique” et des “faits authentiques tirés de documents for-
mels”. Pour lui, les sociétés d’hommes-panthères, d’hommes-léo-
pards, sont bien des groupes qui ont pour activité essentielle réelle de
dévorer des êtres humains, au cours de réunions nocturnes 245. Les
bandes de “sorciers animaux”, dit-il, ne connaissent qu’une loi : “se
procurer de la chair et du sang humain ; elles agissent sous le couvert
d’un animal : le fétiche (qui) est, partout, invariablement, une divinité
tyrannique qu’il convient d’alimenter périodiquement en chair et en
sang humains...”. “Ces [163] fameux “faits”, nous avertit l’auteur, dé-
passent parfois en horreur les limites les plus reculées de la barba-
rie” 246. Il faudrait, ajoute-t-il, laisser le travail du temps s’opérer en
Afrique : ils ne sont entrés que “hier dans l’orbite d’une civilisation
imprégnée de vingt siècles de préceptes chrétiens”.
2. Le cannibalisme
et le fantasme de la barbarie
Il se pourrait fort bien finalement qu’on ait beau mettre les pieds
dans le plat des cannibales, et que celui-ci soit vide. Mais je ne crois
pas qu’il le soit tout à fait, car dans le débat sur le cannibalisme, si
l’on reste souvent sur sa faim, il a fallu, d’une manière ou d’une autre,
être mis en appétit. D’abord par ses propres fantasmes, car c’est bien à
245
Eric Rau, le Juge et le sorcier, Paris, R. Lafont, 1976, pp. 220-221.
246
Ibid., p. 222.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 150
252
Ibid., p. 46.
253
Ibid., p. 44.
254
“Le cannibalisme consiste à manger chez soi, à manger le même et à nier
ainsi la règle qui veut qu’on mange ce qui n’est pas le même. Au fond, on
pourrait dire que tout cannibalisme n’est qu’endo-cannibalisme” écrit R.
Guidieri, “Pères et fils” in : Nouvelle Revue de Psychanalyse, op. cit. p. 109.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 154
[170]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 156
[171]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre VI
LES SORCIERS
DE LA LIBERTÉ
ROLAND BARTHES
“Introduction à l’analyse structurale des ré-
cits” in Communications, 1966, Ed. du
Seuil, 1981, p. 33.
[172]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 157
[173]
257
L’étude de William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le re-
gard des Blancs 1530-1880, tr. C. Garnier, Paris, Gallimard, 1980, surtout
pp. 40-47, rend fort bien compte de cette situation. De même Léon-François
Hoffmann, dans son remarquable travail sur Le Nègre romantique. Person-
nage littéraire et obsession collective, Paris, Payot 1973, souligne cette
même absence d’intérêt pour l’Afrique dans la littérature au XVIe siècle et
jusqu’au début du XVIIe siècle, p. 19-23. Sur la conception de l’Afrique
dans l’Occident médiéval, voir l’étude pionnière de François de Medeiros,
L’Occident et l’Afrique (XIIIe—XVe siècle), Paris, Karthala, 1985.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 158
tues, elle se met à parler. Parfois tu trouves des dents en or dans ses mâ-
choires. Parfois aussi, la bête sait se mettre à parler : “je t’en supplie, j’ai
des enfants, je n’ai pas eu le temps de faire quelque chose pour eux ; ne
me tue pas”.
L’individu qui tue le bœuf peut faire un pacte secret avec toi, et te don-
ner de l’argent pour que tu ne racontes pas ce qui se passe. Il arrive donc
qu’on mange de la viande sans savoir ce qu’on mange. Tu manges des
gens comme toi. Il y a des gens qui savent que la viande n’est pas bonne,
ils ne la mangeront pas. Au vu même de sa couleur, ils le savent. Après
avoir lavé la viande, ils la mettent dans la chaudière, ils voient qu’elle pro-
duit de l’écume. Ils comprennent qu’il faut la jeter.
Au temps de Papadoc (Duvalier-père), les sociétés secrètes étaient plus
dangereuses, plus terribles : elles opéraient ouvertement.
On dit que les chanpwèl protègent des gens. Ce n’est pas vrai. Ils ne
peuvent te protéger, puisqu’il s’agit de quelque chose qui se passe la nuit.
Les chanpwèl ne sortent pas ouvertement pour que tout le monde les voie.
Il y a toujours des gens de la ville parmi les chanpwèl. Les malheureux
n’en font pas partie. Une société secrète est exigeante : si tu n’as pas d’ar-
gent, elle peut prendre ta vie en échange. On dit qu’il y a des gens [179]
qui donnent leurs bras, leurs jambes, ou un enfant. On dit ça, et cela se fait
vraiment. Je connais une voisine qui avait besoin d’argent et qui aimait al-
ler en consultation chez le bòkò. Un jour celui-ci lui dit : “prends la plus
belle poulette que tu trouves devant ta porte, et apporte-la moi”. Pendant
qu’elle était chez le bòkò et qu’elle terminait la cérémonie, à la maison, sa
fille ressentait peu à peu un malaise et mourait. C’était donc elle que sa
mère sacrifiait sans le savoir. A son arrivée à la maison, elle n’arrêtait pas
de pleurer, elle disait qu’elle cherchait la vie, mais que plutôt elle la dé-
truisait.
J’ai entendu ça et ça se fait vraiment. Le bòkò avait agi de telle manière
que tous les autres enfants de cette dame devaient mourir. Plus ses enfants
meurent, plus elle a de l’argent. Des amis lui avaient dit de ne plus faire
d’enfants, et de ne plus les allaiter au cas où elle en aurait. Le bòkò lui
avait donné quelque chose à boire, pour que tous les enfants qu’elle allai-
terait soient empoisonnés. Son dernier enfant avait été placé chez sa sœur
à Verrettes. Mais il ne devait plus prendre aucun contact avec sa mère,
même pas regarder sa photo. Un jour, la mère rencontre un groupe de ca-
tholiques qui font de l’apostolat. Elle déballe devant eux tout ce qu’elle sa-
vait faire chez le bòkò, toutes les drôles de choses. Elle fait ensuite cher-
cher le curé. Elle dit qu’elle ne veut plus faire du mal, elle achète de l’es-
sence et met le feu à tout ce qui évoquait le vodou chez elle”.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 162
Ce récit ne prétend pas livrer des informations nouvelles sur les so-
ciétés secrètes en Haïti, il reste conforme aux discours et légendes dé-
jà en cours dans le pays, depuis le siècle dernier, et qui d’ailleurs ont
permis à nombre d’auteurs, depuis Spencer Saint John en particulier,
jusqu’aux partisans de l’occupation américaine, de laisser libre cours à
leur propre [180] imagination autour du phénomène. Notre interlocu-
trice distingue tout d’abord deux types de cérémonies autour de
l’arbre appelé mapou (ou fromager), qui est l’équivalent en Haïti du
baobab africain : la cérémonie vodou ordinaire, et la réunion de la so-
ciété de chanpwèl. Dans le premier cas, n’importe quel individu peut
participer à la cérémonie, désignée encore comme une “réception”,
une “ambiance”, où l’on vient fêter, boire et manger. Les offrandes
faites alors sont à la fois du rhum, du sirop, puis des volailles (pigeon,
dinde, poule), ou le mouton. Le même type de cérémonie peut avoir
lieu également autour de la croix du cimetière, dédiée à “l’esprit”,
maître de la mort (ou des morts), Baron-Samedi. Et l’on se tromperait
complètement si l’on donnait “au diable” qu’elle dit être le maître du
mapou, le sens que le christianisme donne au terme. Baron-Samedi est
ce maître du mapou, auquel un culte est offert. Certains vodouisants
appellent souvent les esprits : Iwa, anges, mystères ou diables, même
si, une fois convertis à des confessions protestantes, ils aboutissent à
englober tous les esprits du vodou sous le terme générique désormais
péjoratif de “diable”
Dans le deuxième cas, nous sommes en présence de la réunion de
la société secrète des chanpwèl. Tenus pour moins méchants que les
bizango, ils sont censés exercer une terreur sur la population locale.
Mais chanpwèl, bizango et zobòp sont du même parti, sont tous diri-
gés par des bòkò, c’est-à-dire des prêtres-vodou, spécialistes aussi de
magie et de sorcellerie. Ils sont appelés encore oungan dièg (dans cer-
taines régions), ou oungan deux mains servant à la fois pour le bien et
pour le mal. Un oungan ordinaire se nomme oungan-Guinnin, c’est-à-
dire spécialiste d’un culte qui se déroule dans le cadre du ounfo et qui
ne se mêle pas des pratiques de sorcellerie, comme celles auxquelles
sont censées se livrer les bandes de chanpwèl, hors des ounfo. La des-
cription proposée dans le récit mentionne les sorties de ces “bandes”,
certains jours, à certaines [181] heures de la nuit, en général vers mi-
nuit. Ils ont comme moyen de ralliement le lambi, instrument privilégié
des esclaves marrons pour annoncer les réunions et les soulèvements.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 163
parmi les paysans, les notables de la ville ou du village, des chefs po-
liticiens, des tontons-macoutes (les tristement célèbres miliciens dé-
fenseurs de la dictature de Duvalier), tous ceux-là ont des ambitions,
et donnent des signes de plausibilité de leur pouvoir. Le chef de la
section rurale fait parfois partie de ces bandes et en tout cas doit don-
ner son autorisation à leur sortie, comme il fait d’ordinaire pour n’im-
porte quelle cérémonie vodou. La participation à ces groupes permet
soit de donner des assises à son pouvoir, soit d’exercer une vengeance
contre un ennemi, soit de réussir dans une entreprise quelconque ou
d’exercer un contrôle sur la communauté. Pour cela, la bande confère
des pouvoirs magiques, appelés pwen ou gad, c’est-à-dire des moyens
de protection et d’invulnérabilité vis-à-vis de la sorcellerie des autres.
Ces sociétés apparaissent comme des lieux où se livrent de véritables
guerres entre les “esprits”, c’est-à-dire entre les individus ou les
groupes qui posséderaient les “pwen” les plus forts comme d’ailleurs
le récit le laisse entendre. Ce serait donc un modèle d’exercice des
luttes sociales et des luttes de pouvoir au sein d’une même commu-
nauté ou d’un village. La parenté signalée par notre informatrice, avec
les bandes de rara (groupes paysans qui sortent pendant le carême en
dansant au rythme des tambours et de la vaccine — le bambou —, la
journée comme la nuit, aux environs des villes et dans les campagnes)
confirme bien la lecture que nous faisons [183] ici. Les bandes de
rara sont organisées selon une hiérarchie assez stricte, comme les
chanpwèl. Les informations recueillies par Rachel Beauvoir signalent
des grades divers dans l’organisation, allant des titres comme Empe-
reur, Président, Reine, Général, à ceux de brigadier, intendant, Préfet,
et de soldat ou sentinelle. Des promotions sont prévues, et chaque
membre travaille à gravir les échelons. Théâtralisation ou reconstruc-
tion de la société dominante ? Il semble clair que là où les bandes de
rara engagent entre elles des combats sur la base de produits ma-
giques, au sein des sociétés secrètes, la démonstration de force est
censée aller le plus loin possible : expérience des limites terrible,
cruelle, comme dit W. Apollon 261, qui ne fournit malheureusement pas
davantage d’autres précisions. Or, cette démonstration de force et de
pouvoir s’accompagne des rumeurs de repas anthropophagiques Com-
bien d’individus auraient été “mangés” par les chanpwèl ? Combien
d'ex-chanpwèl ou d’ex-bizango, convertis aux sectes et confessions
261
Willy Apollon. Le Vodou, un espace pour les voix, op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 165
264
Nouvelle Haiti-Tribune, New-York, 18-25 janvier 1983, p. 3.
265
Ibid., 7-15 février 1983, p. 6.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 170
On dit que ton zombi se retrouve chez le bòkò. Il se peut que d’autres
gens aient bien envie d’avoir ce zombi-là. Mais puisqu’il est déjà entre les
mains du bòkò, nul ne pourra plus le prendre.
Le bòkò doit accomplir des rites particuliers au cimetière. On dit par
exemple qu’il doit appeler trois fois le zombi, et qu’une fois que l’individu
se lève, il n’est plus mort.
Quand l’individu meurt, on doit en effet venir lui retirer l’âme le
même jour. Si on attend trop longtemps, d’autres gens qui en ont besoin
peuvent aller le prendre. Si j’avais une querelle avec toi, au moment où tu
meurs j’aimerais bien prendre ton âme. C’est le meurtrier qui vient faire
cette opération au cimetière. Mais le cimetière est surveillé. Le bòkò doit
payer le gardien, puis il se dirige vers la tombe et commence par battre
l’individu qu’il doit prendre. Parfois il s’en va avec le cercueil. Le bòkò
réveille l’individu, le fait marcher devant lui, on dit qu’on a endormi,
étourdi cet individu.
Tous les oungan ont des zombis. Ils les mettent dans le ounfo. On ne
les voit pas, mais ils ont une place spéciale. Ils peuvent mettre le zombi
dans une cruche, dans un canari. Quand on le met dans la cruche, on ne le
voit pas, mais c’est vraiment l’âme de la personne qui est là.
Quand on prend l’individu, il ne demeure presque plus comme il était
auparavant. Parfois, on prend certaines parties de la personne, les ongles,
les yeux, [193] la tête, rien que la tête.
Quand on fait parler un zombi avec toi, c’est l’individu même qui te
parle. Le bòkò donne à manger aux zombis des aliments non salés. Autre-
ment, ils redeviendraient normaux. Il met certains d’entre eux à surveiller
la cour, d’autres les jardins. Si je viens voler, j’entendrai une voix me
dire : “Attends ton père”. Je sentirai alors les jambes lourdes et je serai
forcé d’attendre l’arrivée du propriétaire du jardin.
Les zombis de Rozanfè, par exemple, étaient tellement nombreux que
sa femme ne pouvait plus les supporter. Certains lui avaient été offerts
contre de l’argent. Un jour, la femme de Rozanfè avait fini par leur donner
du sel. Les uns se sont mis à réclamer leur famille, les autres leurs amis.
Ils se sont querellés avec la femme, et l’ont même battue. Elle les a
mis dans une voiture et a été les libérer. J’ai entendu ça à la radio natio-
nale.
J’ai parmi eux une tante qui est morte. Elle vivait avec quelqu’un de
Mirebalais. On dit que c’est lui qui l’a donnée pour de l’argent. Il est deve-
nu riche depuis que la femme est morte. On appelle donc les parents de
chaque zombi pour qu’ils viennent le reprendre. Les gens qui étaient morts
depuis très longtemps avaient du mal à reconnaître les membres de leur fa-
mille.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 173
Les zombis racontent tout ce qu’ils avaient vécu. Car ils n’étaient pas
morts pour de vrai.
Le bòkò qui a beaucoup de terres et tous les autres grands propriétaires
ont des zombis. Les gens nés coiffés peuvent voir facilement ces zombis.
On peut te dire : “Tiens, voici un zombi qui passe par là”, et toi, tu ne le
vois pas. Mon père avait sur sa plantation [194] des travailleurs qui
avaient leurs zombis, et pouvaient terminer en un quart d’heure une tâche
qui demanderait une journée. Il donnait à ces travailleurs leurs repas dans
des gamelles en calebasse. Mais ils les reversaient dans des paquets de
feuilles de bananier. Us frappaient des mains et les zombis venaient
prendre leur nourriture. L’un de ces travailleurs s’était converti et était
venu expliquer à mon père comment il faisait.
Il y a même des couturières qui ont des zombis : ceux-ci vont attirer
des clients pour elle, comme si elle avait un aimant.
Il y a un élève qui n’était pas très intelligent ; sa mère s’est arrangée
pour mettre quelques zombis au bout de sa plume à écrire.
Pour moi, tous les zombis sont pareils.
Tous les morts sont à la même enseigne. Le zombi qu’on n’a pas pris
n’est presque rien, le corps est dans le cimetière et son âme est allée au
ciel.
Un type de zombi différent des autres, c’est le mort qui avait trouvé la
mort par noyade, ou encore qui s’était pendu, ou qu’une voiture avait écra-
sé.
On peut expédier leur zombi sur quelqu’un : celui-là mourra, de la
même façon que la personne était morte. Il y a des morts dont on ne peut
pas prendre le corps. On se contente de leur prendre le zombi. Mais si une
partie du corps est là, on peut encore s’en servir.
Mais moi, je ne vois pas quelle importance à dire : tous les zombis ne
sont pas pareils”.
ange, l’un des deux principes spirituels qui dirige la vie intellectuelle
et affective de la personne. Même avant de mourir, un individu peut
courir le risque qu’on lui “pique” son petit bon ange. Il y a de ces
poudres, nous dit notre interlocutrice, qui rentrent dans la catégorie
des wanga (ou paquets ficelés, porteurs de sorts) jetés sur le chemin et
qu’on ne saurait piétiner impunément. Par ce moyen, l’âme (donc le
petit bon ange) peut être subtilisée.
La lutte entre deux individus se fait souvent par l’intermédiaire de
wanga forts contre wanga plus forts. Le vainqueur est celui qui par-
vient le premier à capter l’âme de l’autre. Donc la production de
l’autre comme zombi est un enjeu majeur dans les rapports entre sor-
cellerie et contre-sorcellerie. Le propriétaire d’un zombi peut s’en
servir comme protection pour lui-même et ses biens : dans ce cas le
zombi devra l’avertir de certains dangers imminents. Le plus souvent,
on achète des zombis. Les bòkò sont supposés tous être de grands pro-
priétaires de zombis. Comme le récit le souligne, une couturière peut
disposer d’un zombi qui va chercher pour elle des clients et les attirer
comme un aimant. Un élève qui a des difficultés à l’école peut rece-
voir de ses parents un zombi qui alors sera logé au bout de sa plume
pour l’aider à réussir ses examens. Par-dessus tout, le besoin de zombi
se fait sentir pour les champs de canne ou le travail de la terre en gé-
néral/Un bòkò ne tient pas à être pris au dépourvu devant une augmen-
tation impromptue de la demande de zombis. Aussi travaille- t-il à un
stockage de zombis. Il est censé disposer de cases à zombis, parqués
ou bien cachetés dans les bouteilles ou les cruches « La possibilité de
devenir un zombi guette en fait, chaque individu. On sait en effet
qu’un mort ne part pas tout de suite, et qu’il faut une série de rites
(dits de “renvoi”) [196] pour le faire partir. C’est le sens accordé en
Haïti à la neuvaine de prières accomplies pour les morts. Le danger
qui guette la personne qui vient de décéder est la subtilisation de son
âme rôdant encore autour de son cadavre, de ses vêtements, de sa mai-
son ou du quartier/ Cependant, certains morts, de mort accidentelle,
deviennent des zombis errants, qui peuvent être captés et expédiés sur
des ennemis afin qu’ils meurent de la même mort d’où provient le
zombi. D’autres morts, de maladie tuberculeuse par exemple, servent
de zombis producteurs à leur tour de tuberculose. Il est donc toujours
bon à un bòkò de posséder la gamme la plus variée de zombis pour ré-
pondre aux demandes.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 175
Mais si le bòkò peut vendre des zombis, il peut tout aussi bien les
chasser, étant donné le principe que pour combattre la sorcellerie, il
faut de toute manière disposer des mêmes pouvoirs.
Ce qui nous frappe, c'est la reprise à la lettre des récits offerts par
ceux-là même qui revendiquent avoir été zombis, non seulement dans
les informations diffusées par la presse haïtienne, mais aussi dans les
tribunaux. Nous reproduisons ici in-extenso, la déclaration de Clervius
Narcisse, parue dans les minutes du Greffe du Tribunal de Paix de la
localité de l’Estère.
Voir document page suivante.
Tout d’abord, cette déclaration paraît tout à fait banale aux yeux du
pouvoir judiciaire, puisque, de toute façon, le
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 181
[204] [205]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 182
[206]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 183
[207]
code pénal reconnaît l’existence des pratiques de zombification,
comme traditionnelle dans le cadre du vodou. Ainsi le suppléant-juge
de Paix et le greffier peuvent, sans être troublés, recevoir la déclara-
tion de Clervius Narcisse “décédé le 3 mai 1962 et retourné en ce
monde le 18 janvier 1980”, puis procéder à ce qu’ils appellent “l’in-
terrogatoire du Revenant.”
Narcisse raconte qu’il meurt en 1962, à la suite d’une courte mala-
die à l’hôpital, mais que trois jours après son inhumation, il est ré-
veillé par le oungan, Joseph Jean, grâce à des potions magiques, puis
ligoté et emmené sur la propriété du oungan. Là, Narcisse trouve 251
zombis au travail, et il est désigné comme leur “contrôleur”. Deux ans
après, un zombi particulièrement maltraité se révolte et au cours de sa
querelle avec le oungan, finit par le tuer d’un coup de hache sur la
nuque. Cette révolte devient contagieuse, au point que la femme de
Joseph Jean décide de donner de la nourriture salée à tous les autres
zombis. Ceux-ci sont libérés ; mais pour eux c’est une longue errance
à travers tout le pays, qui commence. De son côté, Narcisse reconnaît
avoir été transporté par la police à l’Asile du Cap-Haïtien, où il a pu
recevoir des soins. Une fois guéri, il part vivre dans la commune de
Milot ; il se donne un nouveau nom et se marie.
Comparons maintenant le récit de Narcisse à celui d’un zombi au
nom d’Obanis, tel que le Petit Samedi soir du 19 février 1982 le rap-
porte. Censé être mort le 13 octobre 1977, Obanis est retrouvé, seule-
ment six ans après soit le 19 février 1982, à la suite d’une longue er-
rance. Il raconte que le jour il était transformé en bœuf par son pro-
priétaire et que, la nuit, il redevenait un être humain. Sa libération est
due, comme dans le cas de Narcisse, à l’intervention de la femme du
oungan. Celui-ci une fois mort, elle avait décidé de se débarrasser de
tous les zombis possédés par son mari. Faudra- t-il encore rapprocher
ces deux récits mentionnés plus haut [208] de l’histoire du célèbre
oungan à l’étrange nom de Rozanfè, passé pour un spécialiste en pro-
duction de zombis, et dont la mort a été l’occasion de la libération de
tous les zombis de son ounfò. Dans le récit de notre informatrice, c’est
à nouveau la femme du oungan qui choisit d’inviter les zombis à par-
tir rejoindre leurs familles.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 184
“vendu” comme zombi par l’une de ses sœurs ; il est préposé au tra-
vail de la terre ; il doit être métamorphosé en bœuf. Son propriétaire
est tué par 1’un des zombis ; la femme du oungan libère ensuite tous les
zombis. Ces stéréotypes sont pratiquement des invariants dans tous les
récits de zombis 267 qui circulent en Haïti.
Il nous faut donc entrer dans les procédures du récit, car il est clair
tout d’abord que l’énonciateur n’est ni Narcisse ni le Juge de Paix,
mais un être collectif, en sorte que nous serions moins en présence
d’un interrogatoire réel que d’une narration comparable à la narration
mythique dont, en vain, on chercherait le sujet et qui poursuit inexora-
blement son développement. Entre le Juge de Paix et Narcisse, c’est à
un échange que nous assistons : un échange qui se déroule sous la
même voûte symbolique — non pas celle de l’appareil judiciaire, —
mais des croyances du vodou.
[210]
Quand le Juge de Paix interroge Narcisse sur la maladie “qui (lui) a
coûté la vie”, il prépare déjà un couloir étroit à la réponse de son “re-
venant” : “Lorsque mes frères et sœurs ont reconnu cette maladie... ils
m’ont conduit à l’hôpital, et le lendemain,... je n’étais plus en ce
monde (c’est nous qui soulignons)”. La suite du récit est alors inévi-
table. A la séquence de l’inhumation au cimetière : (cercueil posé dans
la fosse pendant trois jours, Narcisse demeurant conscient mais sans
volonté), s’oppose celle sur le réveil du zombi (application au visage
d’un liquide sorti d’une bouteille) ; allusion au petit bon ange de Nar-
cisse, capturé auparavant ; 3 gifles et des coups de fouet pour lever le
zombi qui, une fois enchaîné, devra suivre pas à pas son maître jus-
qu’à la propriété où il l’installera : ces détails sont repris dans toutes
les versions des récits de zombis qui circulent dans le pays mais qui
ne laissent plus de doute sur le nouvel état auquel est passé Narcisse.
Enfin la troisième séquence rapporte les conditions de vie quotidienne
du zombi : le travail dans l’agriculture, comme un esclave, au milieu
de beaucoup d’autres zombis, sa transformation en bête de somme, la
nourriture à laquelle il a droit. Dans le récit de notre informatrice, les
zombis ne mangent pas comme tout le monde : non seulement on
évite de leur donner des aliments salés (qui les ramèneraient à l’état de
267
Cf. Pierre Bonnafé, “Objet magique, sorcellerie et fétichisme”, in : Nou-
velle Revue de Psychanalyse, N° 2, Automne 1970, p. 170.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 186
[215]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre VII
L’INTERVENTION
DES ESPRITS
[216]
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 190
[217]
273
Sur le Lakou, voir la monographie de Rémy Bastien, Le Paysan Haïtien et
sa famille, Mexico, 1951, Ré éd. aux Ed. Karthala, Paris, 1985 ; plus récem-
ment l’étude remarquable par sa précision sur “Héritage foncier et indivision
en Haïti. Réflexions à partir de l’étude du lignage Cadet à Rey”, in : Re-
cherches Haïtiennes. Espace rural et société agraire en transformation, Ins-
titut Français d’Haïti, Port-au-Prince, N° 2, déc. 1980, pp. 15-16, de même,
les informations nouvelles sur “Démanbré et croyances populaires” dans le
Bulletin du Bureau d’Ethnologie, (1984) Port-au-Prince.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 195
une pierre polie posée sur ce rogatoire, ou par l’image du saint catho-
lique correspondant à ce Iwa. Des [223] offrandes lui sont présentées
de temps en temps. Les Iwa-rasin appartiennent à la catégorie des Iwa-
éritaj et se relient à un culte des ancêtres toujours préoccupés d’assu-
rer le bien-être et la sécurité de leurs descendants.
Mais peut-on reprendre telle quelle l’opposition rigide que le vo-
douisant semble opérer entre ces Iwa-éritaj et les lwa- achté (ou “es-
prits” protecteurs obtenus par contrat) ? Il convient tout d’abord
d’examiner les catégories de lwa qu’un individu peut recevoir en héri-
tage.
Dans certains villages, on hérite à la fois des Iwa-rada (iwa de rite
rada, qui se rapportent aux Fon et aux Yoruba), en majorité, et à côté
d’eux quelques échantillons de Iwa-Petro- Congo (Iwa de rite Petro et
de rite Congo, de provenance ban- toue en général).
Pour Jean Kerboull par exemple, seuls les Iwa-rada sont tenus
pour de bons Iwa, qui témoignent du “vodou authentique” et qui
placent l’individu dans un système de pratiques religieuses. Les Iwa
de type Petro-Congo plus violents, ne sont pas recherchés : ils seraient
capables de conduire l’individu à la magie et à la sorcellerie. Toute-
fois, il maintiendrait un culte à ces Iwa pour se défendre avec plus
d’efficacité, là où les lwa-rada se révèlent faibles et impuissants.
Cette thèse de la pollution d’un “vodou authentique” par la magie
et la sorcellerie, supposées par les Iwa-Petro-Congo 274, ne résiste pas
devant les données elles-mêmes qu’apporte Jean Kerboull. S’il est
vrai que l’ordre des familles d’esprits reproduit quelque peu l’ordre
d’opposition des tribus ou des “nations” africaines sur le terrain de
l’esclavage, il n’y a pas de raison de reprendre à son compte les oppo-
sitions tranchées entre les familles “d’esprits” qui affleurent parfois
dans le discours de certains vodouisants. L’héritage de Iwa-Petro-
Congo, faible dans les régions auprès desquelles [224] Kerboull a en-
quêté, se révèle plus fort ailleurs, dans d’autres sections rurales. Par-
dessus tout, cet héritage de Petro-Congo, même s’il est mal vu, n’est
pas moins un héritage. Rien donc n’autorise à l’exclure du “vodou au-
thentique”. Il n’est pas “l’infiltration” de la magie dans le vodou,
puisque celui-ci, pour se constituer, a dû chercher à délimiter un sys-
tème du bien et du mal, du normal et de l’anormal, de l’antisorcellerie
274
Jean Kerboull, Le Vodou : magie ou religion ? op. cit., p. 256-257.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 196
277
Laura Levi Makarius, Le Sacré et la violation des interdits, Paris, Payot,
1974, p. 239- 243. Sur le rôle de Legba en général, voir aussi Léo Frobénius,
Mythologie de l’Atlantide, Paris, 1949 ; M.J. Herskovitz, Dahomey, an an-
cient West African Kingdom, 2 vol., op. cit. ; et surtout Roger Bastide, Le
Candomblé de Bahia (Rite Nago), La Haye, Mouton, 1958, p. 148 ss.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 198
croisée des chemins, à tous les carrefours des villages, aux portails des
ounfò et des habitations rurales, comme le legba des Dahoméens 278.
Dans son enquête sur les métamorphoses de Legba et d’Eshu dans
les Amériques noires, Roger Bastide découvre que pour l’essentiel
l’identité de ces “esprits” est sauvegardée. Au Brésil par exemple,
Eshu est encore lié à la divination, en tant qu’interprète de la volonté
des orixa et des vodou. À Cuba, il est mis, comme en Haïti, en corres-
pondance avec Saint Pierre, et est gardien de la barrière qui sépare le
monde des humains de celui des “esprits”. Les liens entre Legba et les
pratiques de magie et de sorcellerie sont tellement forts [227] qu’on
tend parfois au Brésil à identifier Legba avec le diable. En fait, sou-
ligne R. Bastide, ce dualisme n’a pas prévalu, car les membres des
candomblés le contestent. L’influence du christianisme qui a répandu
l’idée d’Eshu essentiellement diabolique a quand même conduit cer-
tains adeptes à redouter le contact avec lui 279. Dans le cadre du vodou
haïtien, Legba n’a pas cependant un tel sort. Mais comme maître des
carrefours qui traditionnellement sont des hauts lieux de pratiques de
magie et sorcellerie, Legba doit donner au préalable son autorisation à
ces pratiques pour qu’elles opèrent avec efficacité...
Ce même rôle est rempli par le lwa qui s’appelle Baron- Samedi,
chef de file de la famille des Gédé (“esprits” des morts) vénéré par
tout vodouisant pour se défendre contre les mauvais sorts ou pour se
venger d’un ennemi. Les croix situées à l’entrée des cimetières sont
les résidences de Baron-Samedi.
Il y aurait donc des forces dangereuses prêtes à s’introduire dans le
vodou mais que le vodou tenterait continuellement de repousser vers
ses frontières.
Ni excroissance du vodou, ni abâtardissement du religieux sous
l’effet des angoisses et des peurs devant l’inconnu et l’inexplicable, la
sorcellerie est plutôt inscrite dans l’ordre symbolique — vodou
278
Honorat Agessy, “La divinité Legba et la dynamique du panthéon vodou au
Dan-Homé, in : Cahiers des religions africaines, 4, pp. 89-96, 1970.
279
Roger Bastide, Le Prochain et le lointain, Paris, Ed. Cujas, 1970, p. 222 :
“Comme le nom catholique n’est qu’un masque, Exu pourrait aussi rester
dans le culte et dans la mythologie traditionnelle des candomblés avec ses
caractères africains. Mais la liaison d’Exu avec le Diable a eu des effets
désagrégateurs... Les Babalorixa protestent énergiquement contre l’idée
qu’Exu est mauvais par nature.”
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 199
188-217.
282
Jean-Louis Tristani, Le Stade du respir, Paris, Ed. de Minuit, p. 110 ss., et
surtout pp. 147-151.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 201
286
Adler et Zempleni, Le Bâton de l’aveugle, Paris, Ed. Hermann.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 204
[233]
[234]
telle ou telle démarche.
La pluralité des identités spirituelles (Iwa, petit bon ange, gros bon
ange) qui sont liées au destin de l’individu, lui permet de pouvoir
vivre sous des noms divers. Ainsi, on peut à la naissance recevoir un
prénom secret qui ne sera pas impunément divulgué en dehors de la
famille. La pratique courante des surnoms en Haïti est à rattacher à ce
principe du secret. On comprend dans ces conditions, pourquoi on
garde une certaine liberté par rapport aux actes d’état-civil (naissance,
mariage) : ceux-ci sont destinés à l’extérieur, c’est-à-dire à “l’étran-
ger”, et on peut alors assumer n’importe quel prénom. L’identité véri-
table doit rester secrète, car connaître le prénom de l’individu, c’est en
même temps pouvoir exercer un maléfice contre lui. C’est que le pré-
nom secret est en relation étroite avec le petit bon ange.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 205
288
“Il y a une contradiction douloureuse, écrit Luc de Heusch, entre la perma-
nence relative de l’être social et la fragilité irrémédiable de l’être individuel,
celui-ci s’efforçant désespérément de ressembler à celui-là. D’où l’idée fré-
quente de la réintégration d’une partie de la personnalité dans le dan éternel,
ici, là-bas ou au-delà”, Pourquoi l’épouser ? et autres essais, op. cit. p. 250.
289
C. et E. Ortigues, Oedipe Africain, op. cit., p. 74.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 209
présence trop faible (il est par exemple souvent distrait et n’apporte
pas son concours à temps), ou trop envahissante (il est insatiable, il ré-
clame trop de sacrifices et tarde à repartir quand il s’installe sur un in-
dividu). En aucun cas, la possession n’apparaît comme un phénomène
automatiquement bénéfique. Fuie ou recherchée, la possession est tou-
jours un événement dangereux. Un lwa qui intervient dans une céré-
monie-vodou est en règle générale porteur de messages : c’est déjà là
une source d’angoisses pour le vodouisant, puisqu’il ne connaît pas à
l’avance ces messages. De même un lwa qui apparaît impromptu, dans
n’importe quelle circonstance est considéré comme persécuteur. Dans
le cadre du vodou, on désigne justement comme lwa-bosal, le Iwa qui
[241] intervient sauvagement et qui n’est pas encore suffisamment
fixé sur la tête de l’individu. À l’époque esclavagiste, on appelait les
Noirs récemment arrivés dans l’île les nègres-bosal pour les distin-
guer des nègres créoles déjà baptisés (catholiques) ou nés sur place et
déjà initiés à la vie quotidienne de la société esclavagiste. C’est prati-
quement l’opposition entre barbare et civilisé que les esclaves appli-
quaient ainsi à eux-mêmes. Par extension, le lwa-bosal serait donc un
lwa dépourvu de bonnes manières, sans retenue et agissant à sa guise.
Alfred Métraux disait à propos du caractère des lwa : “Ils sont ca-
pricieux et on ne saurait compter sur leur bon vouloir”. Cette notation
psychologique ne donne qu’une vue superficielle sur le problème de la
relation de l’individu aux lwa. À la vérité, c’est toute la vie du vodoui-
sant qui oscille continuellement entre deux positions : la soumission
aux lwa et la maîtrise des lwa.
Quand un vodouisant parle lui-même du caractère capricieux d’un
lwa, il ne s’agit que d’un euphémisme. Un lwa ne peut en aucun cas
être laissé libre d’agir à sa guise. Le serait-il, la vie du fidèle courrait
le plus grand risque. Un lwa doit être littéralement arrimé à l’individu,
c’est-à-dire fixé, borné, attaché, canalisé. Le concept de “codage des
flux”, dont parlent G. Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe 290, est ici
adéquat. Si effectivement les forces que sont les Iwa viennent à s’em-
parer de l’individu, elles peuvent l’emporter avec elles, produire sa
dissolution, plutôt que de lui servir de garant et de support. Comment
concrètement la possession est-elle rendue possible ? D’abord grâce à
l’effacement momentané du petit bon ange auquel le lwa se substitue.
290
G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Anti-Œdipe, Paris,
Ed. de Minuit, 1984.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 211
295
I. M. Lewis, “Structural approch of witchcraft and spirit possession” in :
Witchcraft, Confession and Accusations, Mary Douglas ed., London, Tavist-
cok, 1970, p. 294.
296
Ibid., pp. 305-306. Presque partout d’ailleurs, le devin est tenu pour suspect
de sorcellerie.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 214
297
Luc de Heusch, Pourquoi l’épouser ?..., op. cit., pp. 250-253, sur la mala-
die comme “signe de l’action intempestive des dieux”.
298
Ch. Preneuf et H. Baro : “L’homme qui fait pleurer les arbres”, art. cit., p.
450.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 215
roger leur lwa par des oungan expérimentés. C’est qu’au fond un lwa
peut toujours développer un appétit insatiable, produire des demandes
indiscriminées, jusqu’à finir par emporter son “cheval”. C’est ici que
toute la problématique du sacrifice, désignée par l’expression ‘’man-
jé-lwa” (en quoi consiste la cérémonie-vodou) trouve sa place prépon-
dérante dans le système vodou. Il faut “satisfaire” le lwa, afin qu’il ne
s’accapare pas de toutes choses, y compris du corps du fidèle. Peut-
être même que le sacrifice vise souvent en dernière instance la dis-
jonction de l’individu avec l’ordre des “esprits”.
[248]
Pour Andréas Zempléni, le processus mortifère qu’entraîne la pré-
sence du lwa dans le corps de l’individu permettrait de voir une lo-
gique sacrificielle dans le phénomène de la possession 299. Les liens
évidents créés entre les animaux (volailles, moutons, ou taureaux, se-
lon les lwa) et les possédés — comme l’étreinte qui précède l’acte sa-
crificiel — appuieraient cette hypothèse.
A. Zempleni souligne en particulier que dans l’initiation, le rite du
prélèvement des parts (cheveux, poils, ongles) sur le corps du néo-
phyte au profit du dieu, serait de type sacrificiel. Au moment où le Iwa
fait son épiphanie, le fidèle éprouve le sentiment d’un vide total, il de-
vient non seulement le réceptacle du dieu, mais son instrument, “son
support sacramentel”. Cette perspective est développée à partir des in-
formations recueillies par Métraux sur les pratiques de manipulation
des âmes dans le vodou ; malheureusement ces informations ont été
insuffisantes. Il n’y a pas en effet de prélèvement d’âmes, réalisé de
manière indistincte dans le cadre de l’initiation. Les parts prélevées
sont les sièges ordinaires du petit bon ange qui doivent être mises en
contact avec le lwa dans l’initiation. D’un autre côté, la possession
comme telle, suppose l’effacement momentané d’un seul principe spi-
rituel : le petit bon ange de l’individu. Mais il lui reste le gros bon
ange qui anime le corps. Ce n’est pas un corps-cadavre que “l’esprit”
vient chevaucher. Nous reviendrons plus loin sur les détails des pra-
tiques de l’initiation. Retenons pour le moment que l’ensemble des
opérations qui consistent à nommer et à fixer le lwa et donc à l’ins-
crire dans un ordre de signifiants, introduit plutôt une distance entre
299
Andréas Zempleni, “Possession ou Sacrifice" in Le Temps de la réflexion,
Paris, Gallimard, 1984, p. 348.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 217
300
Sur l’initiation en Afrique noire, voir la synthèse de L.V. Thomas, “Société
africaine et société mentale”, in Psychopathologie africaine, vol. Vol. N° 3,
1969, p. 373 ss. ; et dans son Anthropologie de la mort, op. cit., p. 444 ss.
301
W. Apollon, Le Vodou : espace pour les "voix”, op. cit.. p. 231.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 218
mort comme s’il se survivait à lui-même sous forme d’une âme désin-
carnée” 302. Plus loin, il ajoute que la plupart des rites mortuaires se-
raient seulement “à proprement parler des mesures de précaution qui
ne font pas partie du vodou en tant que système religieux” 303. Or tout
laisse croire que ces mesures de précaution portent sur le destin du pe-
tit bon ange, principe vulnérable dès la naissance et auquel l’individu
attache une importance capitale, tout au cours de la vie et surtout
après la mort. Les rites d’initiation comme les rites dits de désounen,
c’est-à-dire de dépossession, effectués à la mort d’un initié, ne s’ex-
pliquent précisément que par la vulnérabilité du petit bon ange.
Luc de Heusch a attiré l’attention sur ce problème dès 1962 quand
il proposait de mettre en rapport l’initiation avec la mythologie des
zombis 304. Dans l’initiation en effet, telle que du moins elle se pratique
en Dahomey, l’individu commence [252] par être terrassé, “tué” sym-
boliquement, réduit jusqu’à l’état de cadavre, par “l’esprit” auquel il
va dévouer toute sa vie. Il serait donc un zombi, dont le petit bon ange
serait entre les mains du prêtre-vodou. Le temps de l’initiation qui
dure aujourd’hui sept à quinze jours selon les temples, c’est en fait le
temps de fixation/codage de l“esprit” sur la tête du néophyte, et pen-
dant lequel il fait l’apprentissage des mœurs de l“esprit”. Des com-
presses de feuilles sont placées sur la tête de l’individu pour adapter
“l’esprit” à sa tête. Le petit bon ange doit être aussi mis en contact
avec cet “esprit”, mais afin de pouvoir facilement le reconnaître.
On se fait initier en Haïti soit pour répondre à l’appel insistant d’un
Iwa, soit pour s’engager dans une grande quête mystique, soit pour
obtenir une protection supplémentaire contre les mauvais sorts ou
pour guérir de ce qu’on appelle une “longue maladie”. Comme au Da-
homey, c‘est sous le strict contrôle du prêtre-vodou que l’initiation
s’effectue. L’un de ses rites les plus importants est le lavé-tèt qui
consiste à fixer le lwa sur la tête du néophyte. Ce lwa est destiné à de-
venir le lwa-mèt-tèt (lwa maître de la tête) qui va guider l’individu
pendant toute sa vie et lui assurer le maximum de protection. Les par-
ties du corps (cheveux, poils, ongles) que le oungan prélève sur l’ini-
tié, sont justement métaphoriques du petit bon ange qui est déposé
302
Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, op. cit., pp. 228-229.
303
Ibid., p. 216.
304
Luc de Heusch, “Cultes de possession et religions initiatiques en Afrique”,
in Religion de salut, Univ. Libre de Bruxelles, 1962, p. 155.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 220
dans un pot, appelé po-tèt. Il s’agit de mettre à l’abri le petit bon ange
pendant que de son côté le lwa se lie de façon permanente à la tête du
néophyte qui va se transformer peu à peu en ounsi c’est-à-dire littéra-
lement en l’épouse du lwa.
Une cérémonie dite du boulé-zin, qui parfois précède la fin de l’ini-
tiation, a pour but de passer le néophyte par l’épreuve du feu. Il devra
tremper la main gauche ou le pied gauche dans les flammes qui
sortent de pots enduits d’huile, servant à réchauffer les lwa et à aug-
menter leur force.
On retrouve dans le rituel de l’initiation la pratique
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 221
[253]
Les différentes positions du petit bon ange, du gros bon ange et des IWA.
[254]
extrêmement délicate qui consiste à déplacer le petit bon ange et à le
confier à la garde du oungan qui ainsi obtient un pouvoir sans limite
sur le corps de son novice. La proximité de celui-ci avec la condition
du zombi, du moins pendant les premiers jours de la réclusion est sans
nul doute plus évidente. Car on devient zombi quand on est dépourvu
de la protection des Iwa et du petit bon ange. Le rite symétrique et in-
verse de l’initiation s’appelle, on se souvient, désounen : il revient à
déposséder l’initié du Iwa lié à sa tête (par le lavé-tèt) et à son petit
bon ange, pour que ce dernier puisse suivre un itinéraire sûr qui le
conduise à devenir plus tard, par-delà la mort, un génie tutélaire au
service de ses descendants. A vrai dire, tout vodouisant est préoccupé
de ce destin post-mortem du petit bon ange. Il lui faut pour cela être
assuré qu’à aucun moment de sa vie, le petit bon ange ne soit livré au
pouvoir d’un “malfaiteur” quelconque, donc d’un sorcier. Au moment
de la mort, le petit bon ange connaît une excessive fragilité : il
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 222
cherche, une fois séparé du corps, à se fixer n’importe où, le plus tôt
possible. Il est censé rôder encore autour de la maison, sorciers ou
oungan pouvant le capturer soit pour en faire un zombi, “esprit” pou-
vant être expédié dans le corps de quelqu’un d’autre (c’est le premier
type de zombi dont faisait état le récit commenté au chapitre 6), soit
pour transformer le mort lui-même en mort-vivant en chair et en os,
c’est-à-dire en zombi pouvant être soumis au travail comme esclave
sur des plantations. Dans le second cas, le malfaiteur va au cimetière
déterrer le cadavre juste après l’inhumation, puis le réveiller en le fai-
sant suivre de son petit bon ange ou plus exactement en le téléguidant
par la bouteille dans laquelle préalablement le petit bon ange a été dé-
posé. Il existe différentes méthodes pour soustraire le mort à un tel
sort : par exemple coudre sa bouche pour qu’il ne réponde pas à l’ap-
pel du “malfaiteur” qui l’attire par son petit bon ange, ou tuer pour de
vrai l’individu dont la mort est supposée apparente. Dans tous les cas,
une bonne partie des rites mortuaires consiste [255] en général à pro-
duire une seconde mort au mort, afin que la séparation des éléments
de la personnalité individuelle se produise en bon ordre et qu’en parti-
culier le petit bon ange finisse par partir de la maison.
Ainsi donc, dans l’initiation comme dans la possession et le ma-
riage mystique, l’action du lwa revient à se substituer au petit bon
ange qui doit alors s’écarter de la tête de l’individu. Cette mobilité du
petit bon ange est aussi sa fragilité. Toute opération de sorcellerie vi-
sera à voler le petit bon ange (par quoi l’individu peut être transformé
en zombi ou en mort-vivant), ou à l’expulser en introduisant dans le
corps de la victime d’autres “esprits” : des âmes de morts ou des Iwa
particulièrement méchants, capables d’entraîner son dépérissement
progressif. En revanche, avoir son petit bon ange à l’état incontrôlé et
incontrôlable, ce serait l’exposer soit à des rencontres dangereuses
avec n’importe quel Iwa aux appétits insatiables, soit à une quête
continuelle de fixation sur n’importe quel autre individu.
Tout semble se passer comme si l’aventure du vodouisant s’inscri-
vait entre la possibilité d’être en position de mangeur (au sens où il
peut être lui-même sorcier, donc dévorateur des autres au cas où il
n’accomplit pas la procédure de soumission (reconnaissance) au Iwa
garant du petit bon ange, et en position de mangé (au sens où il peut
être victime soit du Iwa aux appétits insatiables, soit d’un sorcier qui
pourrait subtiliser son petit bon ange non protégé ou y introduire un
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 223
[257]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre VIII
LE DÉPLOIEMENT
DE LA SORCELLERIE
OU LE RETOUR DU MAÎTRE
Confession de sorcellerie à
Bregbo — Côte d’ivoire —
dans Prophétisme et Thérapeutique
(Paris, Ed. Hermann, 1975, p. 148)
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 225
[258]
[259]
1. De la magie à la sorcellerie :
une seule matrice
qué, doué d’une puissance autonome ? Sans entrer dans un débat sur
la nature du “fétiche”, on peut, en suivant la logique du vodou, définir
le wanga comme un concentré de forces spirituelles préparé par un
bòkò ou un oungan. Les wanga utilisés pour soi-même servent de bar-
rage contre les agressions. Dirigés contre un ennemi, ils ne vont pas
jusqu’à provoquer la mort et le rapt définitif du petit bon ange. Mais
des accidents, des erreurs sont possibles. Il faut savoir doser les forces
spirituelles pour ne pas manquer l’ennemi visé, pour ne pas être, non
plus, victime des forces qu’on manipule. En revanche, être victime de
wanga, c’est laisser entrer dans son corps le “mauvais esprit” dont le
wanga est chargé. En règle générale, les wanga font partie de la lutte
quotidienne dans un monde déjà parsemé de pièges.
L’opposition wanga/baka
est interdite, l’autre permise. De Heusch soutient que pour les Azandé
décrits par Evans-Pritchard, celle-ci rentrerait dans la ligne du système
éthico-juridique. Cette hypothèse s’applique également au vodou,
dans lequel on découvre une magie destructrice (comme la sorcellerie)
mais dite légitime. Le oungan, [263] devin et exorciste, est censé réta-
blir la justice en travaillant à détecter et à punir l’ensorceleur, et en
tout cas, à lui “ré-expédier le mal”.
La witchcraft dont parle Evans-Pritchard renvoie le plus souvent à
une sorcellerie héréditaire qu’on retrouve en Haïti, tandis que le sor-
cerer serait le magicien capable de fabriquer des wanga, à visée malé-
fique. Mais on sait que le sorcier présumé tel tombe rarement sous la
main : il est plutôt l’être dont parlent ensorcelés et désenvoûteurs,
comme l’a bien montré Jeanne Favret dans sa fine analyse de la sor-
cellerie dans le Bocage français.
Trois possibilités existent en fait, pour la victime d’un sorcier.
306
Luc de Heusch, “Pouvoir de sorcellerie, sorcellerie du pouvoir”, in Magie,
sorcellerie, parapsychologie, d.s. H. Hasquin, Edition de l’Université de
Bruxelles, 1984, p. 141.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 230
[264]
Il arrive qu’avant même de consulter un oungan, on repère déjà le
sorcier. On lui remet alors directement le malade qu’on dit ensorcelé,
et le présumé sorcier est mis en demeure de le guérir.
trop faible résistance 307. La certitude que la mère ne livrera pas son en-
fant au loup-garou est obtenue parfois dans un rite qui consiste en un
dialogue entre la mère et la femme-sage, juste après l’accouchement,
au moment des bains de protection reçus par l’enfant. “Qui veut ce pe-
tit” ? dit la sage-femme. Et la mère doit répondre : “c’est moi”. Sans
doute, peut-on voir ici un raccourci du rite du markiagu, accompli par
les Gourmantché de Haute Volta et que Michel Cartry a si bien dé-
crit 308. Au cours de ce rite, la sage-femme, représentant du lignage de
l’enfant, renonce à regarder le placenta avant que le père pose son
propre regard et dise le sexe de l’enfant. Autrement, celui-ci pourrait
être plus tard frappé de cécité : il serait victime d’une capture par la
mère, puisqu’aucune médiation n’existerait entre elle et l’enfant.
En Haïti, le petit bon ange du nouveau-né, on s’en souvient,
connaît une situation instable, et s’accroche au placenta jusqu’à ce que
celui-ci soit enterré ; mais, qui plus est, le petit bon ange attend de re-
cevoir la protection des Iwa, seuls capables de garantir à l’enfant la
condition d’un être humain à part entière. C’est donc pour cela que le
nouveau-né s’expose à la dévoration par la mère, dès lors que les Iwa
viennent à faire défaut comme termes séparateurs entre eux.
Le modèle du loup-garou étant la mère, on peut se demander si la
logique du rapport primordial à la mère n’est pas à l’œuvre dans le re-
gard tendre et affectueux, mais fascinant, que le loup-garou est censé
poser sur l’enfant. Beaucoup d’Haïtiens attribuent souvent au regard
des adultes sur les enfants un pouvoir dévorateur, et en sens inverse
aux enfants nés coiffés du pouvoir de détecter à l’avance les actes de
sorcellerie.
[266]
Pourquoi, cependant, est-ce fréquemment la femme, la première, à
laquelle on est enclin à attribuer le pouvoir de sorcellerie ? Sans
doute, peut-on rapporter à la phase de la relation pré-génitale orale de
la relation mère-enfant le fantasme de dévoration propre à la sorcelle-
rie, l’enfant dévorateur de la mère se voyant à son tour dévoré par
elle. Comme si l’activité de sorcellerie décollait souvent à partir d’un
désir de se manger entre soi. Mais le problème sociologique de l’accu-
307
Alfred Métraux rapporte cette information dans Le Vodou haïtien, op. cit.,
p. 268.
308
Michel Cartry, “Les yeux captifs”, in Systèmes de signes, op. cit., 79-110.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 232
sation n’est pas posé pour autant, car la sorcellerie provient aussi des
autres, et les sorciers comme leurs victimes sont à l’avance connus de
tous et triés par la collectivité. Dans les provinces et dans les villages
en Haïti, presque chaque quartier dispose de ses sorciers et sorcières,
sauf que tous ne font pas l’objet d’accusation.
Une distinction s’impose entre le soupçon et l’accusation de sor-
cellerie. L’individu qui se met à s’enrichir de manière rapide et spec-
taculaire, a dû sortir des règles du jeu et chercher des pwen forts, c’est-
à-dire acheter des forces spirituelles, des mauvais Iwa, ou des baka pour
s’accaparer du potentiel vital du voisin ou d’un membre de sa propre
famille. En revanche, de grands commerçants, de grands spéculateurs
usuriers, des notables et des chefs politiques sont tous connus comme
disposant de forces suspectes, garantes de leurs richesses et de leur
pouvoir, et ils demeurent en-dehors du champ d’accusation.
Le soupçon couvrirait deux réseaux situés aux deux pôles de
l’échelle sociale : d’un côté les riches et les chefs politiques, de
l’autre, les pauvres et les faibles. La restriction du champ de l’accusa-
tion au seul réseau des pauvres et des faibles conduit le plus souvent à
qualifier la croyance en la sorcellerie comme un support au conserva-
tisme social. Maïs la réalité est plus complexe, car la théorie de la sor-
cellerie présuppose l’ordre social qu’elle contribue paradoxalement à
fonder. Elle ne vient pas, comme une idéologie, justifier après-coup
[267] cet ordre. Egaler ceux qui sont déjà forts implique l’utilisation
des mêmes armes qu’eux, c’est-à-dire de la sorcellerie. Tous les
membres d’une société ne sauraient prendre le risque de la sorcellerie.
En revanche, le pouvoir s’établirait toujours à partir d’une violation
d’interdits, d’une manipulation de forces dangereuses qui peuvent se
retourner contre lui. On ne s’y risque que par excès d’individualité.
On ne s’y installe que par goût de la folie. Celui qui s’aventure au- de-
là des lignes interdites est censé également acquérir un pouvoir sur
l’ordre naturel dont toute la société devrait bénéficier. Des rôles de
violateurs d’interdits seraient donc à l’avance prévus. Il n’est pas né-
cessaire que pouvoir mystique (sur l’ordre naturel) et pouvoir tempo-
rel (sur l’ordre social) se rejoignent dans le même individu, comme
l’ont montré Luc de Heusch et Alfred Adler, en proposant un appro-
fondissement des hypothèses de Frazer dans le Rameau d’or, sur la
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 233
l’on peut faire [271] état dans les journaux de vente de chair
humaine dans les boucheries, et de troupeaux de bœufs
constitués de vrais et de faux bœufs.
tion humaine” 312. Mais encore faut-il bien saisir l’effet en retour sur
les classes populaires des discours et récits sur la sorcellerie, dans les-
quels l’imagination est galopante.
Il y a une première logique dans l’accusation de sorcellerie ou
l’imputation de cannibalisme : c’est celle de l’intérêt. Les sociétés de
sorciers au Moyen-âge, comme fruit de l’imagination de prêtres, de
juges et des autorités en général, sont de même nature que les préten-
dues rumeurs sur des associations secrètes de juifs, répandues par les
nazis. De même, au XVIIe siècle, dès les premières mentions de son
existence par les voyageurs-chroniqueurs, le vodou a été considéré
tout entier comme une secte secrète de sorcellerie. En [275] tant que
tel, il devait être objet de persécution. Deux siècles plus tard, les colo-
nisateurs français et britanniques interdisent solennellement les asso-
ciations secrètes de sorciers en Afrique, considérées en bloc comme
des bandes adonnées aux pratiques cannibaliques. Les “Mau-Mau” au
Kenya connaissent un destin semblable sous la plume des colonisa-
teurs britanniques qui leur faisaient la guerre. Là où l’État ou la “rai-
son” (d’État) veut s’établir, il commence par produire ses marges :
celles de l’irrationnalité, de l’imaginaire, de la barbarie. On a beau ne
pas pouvoir prendre le sorcier cannibale la main dans le sac, on ne
cesse pour autant de lui prêter une existence réelle. Norman Cohn a
donc raison, mais seulement là où les associations secrètes sont défi-
nies comme associations de cannibales réels. La difficulté de prouver
l’existence, à la fin du Moyen-Age, de sociétés secrètes qui se
réunissent à l’abri du regard des autorités n’est pas applicable tout à
fait à l’Afrique Noire et à Haïti, où la tradition de groupes d’initiés,
dédiés à des pratiques de magie ou à la transmission de certaines
connaissances médicinales est bel et bien attestée. C’est sans doute sur
la base de cette pratique que l’imagination des colonisateurs a pu dé-
coller, rejoignant ainsi celle qui a eu cours en Europe, à la fin du
Moyen-Age. Moins on connaissait la nature de ces associations, plus
on fantasmait, et les pistes de recherches sont d’autant plus brouillées
que des Africains eux-mêmes, comme des Haïtiens, non- membres de
ces associations leur attribuent des pouvoirs extraordinaires.
À la fin de son ouvrage sur Sorcellerie, oracles et magie chez les
Azandés, Evans-Pritchard décrit une “association pour l’exercice de la
312
Norman Cohn, Démonologie et sorcellerie au Moyen-Age, op. cit., pp. 150-
157.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 240
318
Pour une analyse du système d'exploitation des paysans, voir C. Girault, Le
commerce du café..., op. cit., et plus récemment le diagnostic sans conces-
sion de Jacques Barros sur l’évolution économique et sociale du pays, dans
Haiti, de 1804 à nos jours, T. I et II, Ed. L’Harmattan, Paris, 1984.
319
Georges Anglade, Atlas critique d’Haïti, op. cit. : “Une relecture de l’habi-
tat : les bourgs-jardins”, pp. 38-41 ; de même, son article “Sur la pertinence
de l’échelle de la régionalisation : le cas d’Haïti, in The Canadian Journal
of Regional Science, vol. VIII, été, 1985, pp. 135-154.
320
Voir les conclusions pessimistes de Mats Lundhal dans Peasants and Po-
verty : a study of Haiti, op. cit., pp. 616-618 ; voir aussi notre article “La
fuite du peuple haïtien”, in Les Temps Modernes, sept. 1982.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 245
Réel et imaginaire
dans la production des zombis.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 247
té... Elles ont été alors enterrées et nous avons toutes les pièces...” 323
De son côté, Gérard Saint Yves déclare que la zombification se pro-
duit sous l’égide du régime duvaliériste au mépris du Code Pénal haï-
tien, et devient même “l’institution haïtienne la plus puissante” 324.
On pressent les conséquences de telles interprétations du phéno-
mène-zombi : les oungan désorceleurs sont transformés en ensorce-
leurs, et comme tels sont passibles des peines prévues par le Code pé-
nal. L’appel aux pratiques inquisitoriales contre le vodou se donne ici
comme témoignage de progressisme, en relançant les préjugés diffu-
sés au XIXe siècle par les récits des voyageurs européens et américains
sur les rapports essentiels entre vodou, sauvagerie, cruauté et despo-
tisme : le duvaliérisme, dictature sanguinaire, serait là, avant la lettre,
dans l’être même du vodouisant. Plus exactement, le vodou demeure-
rait à la source du despotisme duvaliériste comme de la production
des zombis, parce qu’il abrite une population “bloquée, dit Gérard
Saint Yves, dans [286] un stade animiste” 325. Crédulité, délire, folie
caractérisent alors le vodou qui devient la porte ouverte à toutes les bi-
zarreries et à toutes les cruautés. Nature ou pure proximité à la nature
d’où la raison n’a pas encore émergé, le vodou devait être aussi
l’ordre cannibale et zombificateur. De là on déclarera que sa pratique,
par simple goût de la cruauté, draine un immense trafic de zombis du
Nord au Sud de l’île. Des journalistes affirment l’avoir “établi par en-
quête”. Il a fallu pour cela être aveugle à la puissance de l’imaginaire
en travail dans la production des zombis, et se rendre sourd aux récits
offerts par les zombis en chair et en os. Mais l’imaginaire chassé par
une porte reparaît par une autre pour attribuer aux oungan les connais-
sances les plus sophistiquées, dont celle de la dose exacte du poison à
administrer à la victime et du contrepoison qui la réveillera. De même,
on admettra que les zombis devront travailler 12 à 14 heures par jour
pendant de longues années, sur de vastes plantations, sans une seule
fois recevoir un aliment salé. Une pincée de sel les réveillerait. Ce
n’est pas le moindre exploit qu’on attribue aux oungan : pour se faire
323
Dr Lamarque Douyon dans un interview à Tropic Magazine, N° 7, Fort de
France 1983.
324
Gérard Saint Yves, “La zombification à travers le temps et l’espace. Sous-
développement et maladies mentales”, in Afro-Caribean Tropic Magazine,
N° 7, 1983.
325
Ibid.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 249
327
A. Retel-Laurentin, Sorcellerie et ordalie en Afrique noire, op. cit., p. 149.
328
Walter B. Cannon, “Voodoo death”, in American Anthropologist, vol. 44,
ap.-jun. 1942, N° 2, p. 171.
329
Harry D. Easwell, “Voodoo death and the mechanism for dispatch of the
Dying in East Arhem, Australia”, in American Anthropologist, vol. 84, N°
March 1982, pp. 5-18 ; auparavant, Barbara Wilex, “Voodoo Death : new
thoughts on an old explanation”, in American Anthropologist, vol. 76, June
1974, pp. 818-823.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 251
330
Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires aux
XVIe et XVIIe siècles, Tr. G. Charuty, Flammarion, Paris, 1980, surtout pp.
161-215.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 252
331
Julio Caro Baroja, Les Sorcières et leur monde, op. cit., p. 131 ss.
332
Voir le récit de Francis Huxley sur le vodou, The Invisibles, London, Ru-
pest Hart-Davie, 1966, p.77.
333
E. Wade Davis, “The ethnobiology of the haitian zombi”, in Journal of
Ethnopharmacology, 9 (1983), 85-104 : cette thèse est développée plus am-
plement dans le récit qu’il a publié : “The Snake and the Rainbow”, op. cit.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 253
334
Ibid., p. 98.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 254
3. Le zombi
et l’idéal du maître-esclavagiste.
338
Ibid., pp. 415-417.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 256
340
J.P. Terrail, “La pratique sorcière...”, art. cit., p. 33.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 258
[297]
Le barbare imaginaire.
CONCLUSION
L’ALTERITÉ
ET LE PARADIGME DU LOGOS
[298]
341
Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde, tr. R.L.- F. Durand, Ed. Galli-
mard, 1954, p. 142.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 259
[299]
342
Ibid., p. 121.
343
Ibid., pp. 175-176.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 260
346
Ibid., p. 326.
347
Ibid., p. 330.
348
Dans son article “Die Beschreibung des Fremden in der Wissenschaft”, in
Der Wissenschaftler und dos Irrational, T.I, Beiträge aus Ethnologie und
Anthropologie, hrsg. von Hans-Peter Duerr, Frankfurt, 1982, p. 273-290,
Justin Stagl esquisse une critique de ce nouveau courant de l’ethnologie.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 263
357
Voir les réflexions de Philippe Laburthe-Toba sur la sorcellerie, dans son
ouvrage Initiations et sociétés secrétes au Cameroun, Essai sur la religion
Beti. Paris, Karthala, 1985, surtout les pp. 59-121.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 272
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Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 273
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Le barbare imaginaire.
GLOSSAIRE
Potèt (pots de tête) pot contenant cheveux, poils, ongles d'un initié
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Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 275
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Le barbare imaginaire.
INDEX GÉNÉRAL
Cannibalisme : 92, 97, 98 ss, 116, Dévoration : 243, 246, 265, 271, 272,
147, 152, 226, 272, 274-275, 288.
290, 301, 312. Dhormoys, P. : 96.
Caraïbes : 6, 150. Diable : 82, 85, 94, 149, 227, 240,
Candler, J. : 93. 290, 295.
Cartry, M. : 265. Dictature : 25
Carpentier, A. : 297. Diederich, B.: 69.
Casgha, J.H. : 7. Divination : 263.
Certeau (de) M. : 21, 26, 135, 155, Dieterlen, G. : 235.
308. Dorsainvil, J.C. : 92, 104.
Douillon, L. : 202, 283, 285.
[320]
Dupont-Bouchat, M.S. : 149.
Césaire, A. : 10, 27.
Chateaubriand, R. : 40ss Dutertre, P. : 33, 85, 153.
Classes sociales : 104, 142, 280. Duvalier, F. : 69, 70, 178, 189, 281
Clastres, P. : 132, 156, 165. Comar- Duchet, M. : 38, 54.
mond, P. : 54. Duffaut, P. : 4, 17.
Cohn, N. : 48, 149, 274, 275, 285.
Cohen, W. : 54, 66, 94, 173. E
Colomb, C. : 151. Easwell, H.D.: 288.
Constant, B. : 43. Ecriture: 31, 72, 74, 304, 406—307.
Code - pénal : 83, 112ss, 285 rural : Enriquez, E. : 25.
111ss, 281. État : 6, 68-69, 117, 127ss, 279, 280,
Craige, J.H. : 102. 283, 315.
Créole (langue) : 59, 71, 280. Ethnopharmacologie : 283, 290-191.
Evolutionnisme : 26, 47-48, 63, 68.
D Evans-Pritchard, E. : 262, 275, 278.
Davis, D.B. : 7, 54, 133-134, 136-137. Exorcisme : 245, 295.
Davis, W. : I, 290.
Debray, R. : 15. F
Debien, G. : 218. Famille : 221, 229, 234, 264, 279.
Dépeignes, J. : 130. Fantasme : 163ss, 285.
Debbasch, Y. : 218. Favret, J. : 81, 175, 261.
Delacampagne, F. : 30, 305. Febvre, L. : 22 :
Deleuze, G. : 241. Fétiche : 10, 311.
Delorme, D. : 60. Feyerabend ; P. : 303.
Delumeau, J. : 149, 305. Finley, M.I. : 139.
Denis, L. : 225. Firmin, A. : 48, 55-59, 64, 65, 309
Dépestre, R. : 65. Fleischmann, V. : 71.
Descamps, P. : 157. Folie : 142, 242.
Dévereux, G. : 148, 243. Fortes, M. : 230.
Detienne, M. : 46, 304. Foucault, M. : 66.
Délinquance : 88, 93, 107. FouchardJ. : 88, 218.
Despotisme : 10, 38, 42, 43, 54, 173. Frankétienne : 212.
Franklin. J.: 93.
Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 277
G I
Gadjduseck, C. : 159, 160. Individu : 227-246, 271-272, 296.
Gauchet, M. : 132. Initiation : 239, 246ss, 303.
Genovese, E.: 134. Inquisition : 32, 162, 284, 289.
Ginsburg, C.: 283. Interdit : 226, 267, 271.
Girard, R.: 168, 169.
Gisler, A.: 87, 134. J
Girault, C.: 280, 281. Janvier, L.J. : 55, 59-60, 62, 88, 309.
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Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire. (1988) 280
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Avant-Propos[i]
Introduction : La conquête des Amériques et la production de la barbarie [1]
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE []
[327]
Sciences humaines
et religions
COLLECTION DIRIGÉE PAR DANIÈLE HERVIEU-LÈGER
[328]
Nouvelle série
Fin du texte